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CHAPITRE 2

L’exercice du pouvoir dans les régimes


postcoloniaux
GAZIBO, Mamoudou (2010), Introduction à la politique africaine, Montréal: Presses de l’Université de
Montréal, 2010, pp. 89-116
Disponible sur Internet: <http://books.openedition.org/pum/6383>. ISBN: 9782821898097

La présentation des différents profond déficit de légitimité, une


types de régimes politiques ci- tendance à l’autoritarisme et la
dessus nous donne une bonne idée domination effective ou
des logiques institutionnelles ou potentielle des militaires.
idéologiques plurielles sur
lesquelles les gouvernements
africains ont été basés pendant la 1. Déficit de légitimité
période 1960-1990. Cependant, en Le problème de la légitimité a été
dépit de leur grande variété, et à une donnée constante dans les
l’exception des régimes pluralistes régimes politiques africains et le
et du cas particulier de l’apartheid, demeure encore en dépit des
on peut dégager, d’une part, des efforts de démocratisation. En
structures communes aux régimes effet, tel que le montre J. Lagroye,
de cette époque et, d’autre part, la légitimité est une question qui
des logiques fonctionnelles ne peut pas être réduite à la
transversales. C’est cette unicité légalité ou à la « légitimité
au-delà de la diversité des régimes formelle » des dirigeants et de
qui permet de comprendre leurs actes, mais suppose, entre
pourquoi, au début des années autres, l’acceptation des élites et
1990, ces régimes ont été de la population39. Guglielmo
indistinctement traversés par une Ferrero soutient la même idée en
vague commune de contestations montrant que la légitimité renvoie
pour la démocratie. à la question du droit de
commander et du devoir
Section 1. Les grandes d’obéissance que rien ne peut
caractéristiques communes justifier, sauf le consentement40. J.
pendant la période 1960-1990 Lagroye ajoute en outre que la
légitimité comprend en réalité
Chacun des régimes énumérés
quatre niveaux : la légitimité de la
présente ses spécificités, mais trois
relation de pouvoir elle-même ; la
grandes tendances de la politique
légitimité accordée à l’appareil
africaine les traversent tous : un
spécialisé exerçant la domination ;
1
la légitimité des règles et institutions – l’armée,
procédures de prise et d’exercice l’administration – et la société civile
du pouvoir ; la légitimité des et construisaient des institutions
individus qui exercent informelles parallèles fondées sur
effectivement le pouvoir41. une logique de loyauté personnelle
Si le principe du « droit des uns à au chef.
contraindre les autres » qui fonde 2. Tendances à l’autoritarisme
l’existence d’une relation de Les chercheurs ont forgé le terme
pouvoir ne pose pas de problème de « présidentialisme négro-
(en dehors peut-être de quelques africain » pour caractériser
sociétés acéphales comme celles l’hypertrophie des pouvoirs du
des pygmées), les autres niveaux chef, la situation de « surpouvoir »
de légitimité manquent aux et la personnalisation du pouvoir
régimes ci-dessus. Ce manque qui débouchent souvent sur un
provient en premier lieu de ce que culte de la personnalité, porté à
Gérard Conac a appelé une son paroxysme dans le cas du Togo
« déficience de légitimité d’Eyadéma (appelé le sauveur
institutionnelle42 ». En effet, à providentiel) par exemple43. C’est
partir du moment où ces régimes pourquoi, d’une certaine manière,
n’étaient pas basés sur des règles la plupart des régimes africains
et des procédures acceptées par des années 1960 à 1990 avaient, au-
les élites non liées au pouvoir et la delà de leurs différences, des
population, ni les appareils allures de dictatures personnelles.
spécialisés de domination (la C’est cette crise de légitimité qui
police, la justice, explique, selon les mots d’Achille
l’administration…) ni surtout les Mbembé, le fait que « des
dirigeants (président, ministres…) dictatures assoupies la veille au
ne pouvaient bénéficier d’une soir sous un flot de motions de
légitimité autre que formelle. soutien se réveillent le lendemain,
En l’absence de légitimité, les leurs vaux d’or fracassés et leurs
régimes africains de cette période tables de la loi renversées44 ».
se caractérisaient aussi par une 3. La domination effective ou
tendance à l’autoritarisme potentielle des militaires
puisqu’en l’absence de règles
acceptées, les dirigeants devaient De renversement en
user souvent de la force ; laquelle renversement, les militaires –
devenait une ressource en vue de troisième caractéristique répandue
se maintenir au pouvoir, comme dans ces systèmes – sont devenus
nous le verrons plus bas. Ils dominants dans la vie politique
affaiblissaient délibérément les africaine entre 1960 et 1989. Le

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rôle des militaires – et surtout du la durée des autoritarismes au
chef militaire au pouvoir – dans la cours de la même période.
vie politique africaine s’est accru au
point qu’on ne peut pas vraiment Section 2. Les stratégies
ériger une catégorie « régime d’exercice du pouvoir
militaire » séparée. Il s’agit plutôt Comme on le sait au moins depuis
d’une donnée diffuse, ce qu’on Machiavel, pour ne pas remonter
qualifierait de « régime militaire » aux Romains, aux Grecs ou aux
étant loin d’être une catégorie Égyptiens, la politique est orientée
homogène45. essentiellement vers l’élaboration
Ainsi que Samuel Decalo le relève, de stratégies de conquête et de
les coups d’État se sont multipliés conservation du pouvoir.
en Afrique dès les années 1960, de En démocratie, le pouvoir est
sorte que, dans les années 1990, idéalement conquis et exercé en
plus de la moitié des États et près vue d’appliquer un programme
de 60 % de la population africaine politique, mais on sait là aussi qu’il
vivaient sous un gouvernement n’en est pas toujours ainsi. Dans les
militaire46. Une simple analyse des régimes néopatrimoniaux africains,
différents types de régimes cités ci- l’activité politique est, peut-être
dessus montre la prépondérance plus qu’ailleurs, accaparée par le
des militaires et leur présence dans souci de demeurer au pouvoir en
tous les types de régimes. Par raison de l’ampleur du déficit de
exemple, le Burkina Faso et le légitimité. Les leaders doivent donc
Ghana, classés dans la catégorie penser constamment à élaborer
des régimes populistes, étaient des stratégies pour conserver le
tous deux dirigés par des militaires, pouvoir.
T. Sankara et J. Rawlings. De
même, deux des régimes Pour comprendre comment les
sultanistes (Ouganda et régimes africains ont tenu pendant
Centrafrique) étaient dirigés par trois décennies, le recours au
des militaires, tout comme les modèle d’analyse du politicien
régimes afro-marxistes (le Bénin, investisseur proposé par Jean-
l’Éthiopie et le Congo) ; ou le Patrice Lacam est utile.
régime de parti unique comme Lacam, suivant en cela Robert
celui de Mobutu… Dahl, propose d’appliquer les
Puisque nous avons dit que la notions d’accumulation et de
légitimité faisait défaut aux restructuration empruntées au
régimes africains postcoloniaux, il vocabulaire économique pour
nous faut expliquer le paradoxe de comprendre la manière dont les
hommes politiques gèrent les

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ressources nécessaires pour l’ampleur du profit politique à
acquérir et conserver le pouvoir. réaliser. Contentons-nous ici d’en
Dans son modèle, chaque homme exposer trois : la force, l’argent et
politique dispose d’un stock de le sens.
ressources qu’il gère selon une
1. Le recours aux
stratégie d’accumulation et de
restructuration permanente pour ressources coercitives
tenir compte, comme le ferait Les ressources coercitives, dont
l’investisseur en économie, de les principales sont l’armée, la
l’évolution du marché politique. police, les tribunaux, sont au
Par exemple, selon la conjoncture, fondement de la domination
il active certaines ressources puisque Max Weber a même fait de
rentables et déclasse celles la menace de recourir à la violence
devenues désuètes. Les et, ultimement, du recours à la
ressources, ou les moyens à la violence physique l’ultima ratio de
disposition du politicien (considéré l’État. Parmi la panoplie de
comme un entrepreneur politique), ressources coercitives utilisées
« comprennent donc l’argent, dans les régimes africains de
l’information, la distribution de l’époque, les plus courantes sont
nourriture, la menace de la force l’usage de la violence et
physique, les emplois, l’amitié, le l’instrumentalisation de la justice.
rang social, le droit de légiférer, le Comme le montre bien J. -F.
vote et toute une variété d’autres Médard, l’activation de cette
phénomènes47 ». ressource prend des intensités
Ils sont regroupés par nature, variables selon les trois types de
selon Lacam, en ressources régimes qu’il distingue : les
coercitives fondées sur la force, autoritarismes durs, les
rétributives fondées sur l’échange, autoritarismes modérés et les
et persuasives fondées sur le sultanismes. Selon Médard, « les
normatif ; cette dernière catégorie autoritarismes durs connaissent
étant en principe la seule admise un fort degré de violence et ils
dans les démocraties48. Les chefs reposent sur une peur
des régimes autoritaires africains permanente et insidieuse plus que
de cette époque (mais aussi sur la terreur49 ». Ils contrastent
d’aujourd’hui) avaient des matrices donc avec le caractère sanglant
de ressources qui pouvaient être des sultanismes, tel celui de Macias
activées simultanément ou Nguema en Guinée équatoriale. En
alternativement, et dont les revanche, les autoritarismes
combinaisons changeaient selon modérés, dont l’auteur dit qu’ils
les besoins du moment et selon ont été les cas les plus fréquents,

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laissent une certaine marge à la politicien investisseur qui peut
société civile et recourent plus d’autant l’activer qu’en tant que
modérément à la violence. Alors chef néopatrimonial, il gère l’État
que les autoritarismes durs comme une propriété personnelle.
instrumentalisent la justice et la Il use de la distribution d’argent,
police pour tuer, comme au Togo de postes dans l’administration, de
d’Eyadéma, les modérés l’utilisent nominations à l’étranger, bref, du
pour faire peur. Gonidec montre favoritisme et du prébendalisme
qu’« au Togo, après le complot de pour se constituer un réseau de
1969, les magistrats qui avaient clients et de protégés qui,
refusé de condamner les accusés, bénéficiant du régime, se
en l’absence de preuves transforment en ses défenseurs et
suffisantes, eurent un sort moins en assurent la pérennité52.
heureux. Jetés en prison, une Ce favoritisme mène à ce que
opportune crise cardiaque vint Médard appelle la « distribution
régler le sort de quatre d’entre particulariste », qui s’oppose à la
eux50. » Au contraire, dans les distribution universaliste qui, elle,
autoritarismes modérés – comme caractérise normalement un État
celui de la Côte d’Ivoire sous moderne. Ici, l’accès aux postes et
Houphouët-Boigny –, les aux richesses de l’État est octroyé
« condamnations à mort ne sont sélectivement aux clients du
pas toujours exécutées, car les régime. L’élite dissidente est
chefs d’État aiment à user de la souvent cooptée par des offres
clémence après avoir effrayé les alléchantes alors que l’élite autour
opposants et frappé l’opinion du chef peut subir régulièrement
publique. La faculté d’accorder le une rotation destinée, d’une part, à
pardon, et même de récompenser éviter qu’elle ne devienne
après avoir puni, fait partie de la suffisamment puissante pour
stratégie destinée à forger l’image concurrencer le chef, et, d’autre
de marque du chef51. » La force part, à assurer sa fidélité, car
n’est donc pas la seule ressource perdre son poste ou en retrouver
sur laquelle se fonde la un montre que les faveurs données
domination. peuvent être reprises…
2. Le recours aux 3. La production de sens
ressources matérielles
User de la force et de l’argent ne
La capacité à distribuer des suffit cependant pas à maintenir la
récompenses – usage des domination. Que ce soit en Afrique
ressources rétributives – fait partie ou ailleurs, la domination
des ressources à la disposition du fonctionne d’autant mieux qu’elle

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ne repose pas sur la nécessité de que ce jour-là n’était pas un
recourir à la contrainte ou à la jour comme les autres54.
corruption. Quiconque connaît l’anonymat
Rousseau a déjà montré dans Du dans lequel les chefs d’État
contrat social que « le plus fort africains sont généralement reçus
n’est jamais assez fort pour être en Europe sait qu’il n’en est rien.
toujours le maître s’il ne Mais, comme le remarque Achille
transforme sa force en droit et Mbembé, « en postcolonie, le
l’obéissance en devoir ». travail du pouvoir consiste aussi à
L’anthropologie politique et, avant rentrer en transe dans le but de
elle, les Romains, ont montré par produire des fables55 ». Il s’agit,
ailleurs que la domination étant pour le pouvoir, « de produire un
toujours exercée par la minorité, surcroît de prestige, de fiction et de
elle ne s’explique que parce qu’elle magie56 ». On soigne l’image du
repose sur la croyance et la pouvoir par ce qui apparaît comme
production de sens, idée qu’on une forme de socialisation
retrouve aussi chez Max Weber53. secondaire destinée à créer ce que
La Boétie ou Edelman ont déjà vu,
Cette recherche de ressources
à savoir une accoutumance de la
persuasives comme complément
population (ou des cibles, selon
aux ressources coercitives se
l’expression de Mbembé) à leur
manifeste en premier lieu par un
domination.
culte de la personnalité comme on
le voit dans ce commentaire du La recherche de ressources
journal d’État camerounais au sujet persuasives comme complément
d’une visite du président Paul Biya : aux ressources coercitives se
manifeste en second lieu par
Comblée. La Belgique qui ne
parvenait plus à cacher son l’instrumentalisation de l’invisible.
impatience et son Selon Chabal et Daloz, « il est ainsi
empressement à honorer le courant d’interpréter toute
couple présidentiel […] occurrence néfaste comme
avec une chaleur et un relevant de manœuvres
empressement auxquels, occultes57 ».
dit-on ici, l’on n’est pas
Dans ces conditions, « la sorcellerie
coutumier à pareille
peut représenter des possibilités
époque. Car la Belgique,
mais surtout Bruxelles, était d’instrumentalisation de la
si belle et si ensoleillée hier, tradition dans un cadre
qu’il semblait que l’astre du sociopolitique en cours de
jour avait délibérément transformation58 ». Le mythe de
choisi de rayonner de toute l’immortalité d’Eyadéma (il est bien
sa splendeur pour souligner mort néanmoins en 2005) qui
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aurait survécu à un accident côté les logiques sociales et,
d’avion et à une fusillade à bout notamment, elle ne nous dit pas ce
portant ; la présentation du roi du que devient la société face à ces
Maroc comme le commandeur des régimes et leurs pratiques
croyants et le descendant du politiques59.
prophète Mahomet ; la Si le néopatrimonialisme implique
participation du chef de l’État du une grande volonté de contrôle de
Niger à toutes les fêtes religieuses la société par le pouvoir, cette
aux côtés du principal guide entreprise n’est cependant jamais
musulman du pays ; toutes ces totalement effective. L’école du
actions participent de la tentative politique par le bas 60 et l’école
de production de symboles de interactionniste61 ont mis en
majesté permettant de évidence de nombreuses
« capturer » les populations. manifestations de la vitalité de la
Ces procédés ne sont pas société.
spécifiques aux régimes africains, il Parmi la diversité des
convient de le souligner fortement, manifestations possibles de cette
car ils sont aussi vieux que le vitalité, trois types ont été
pouvoir politique et se retrouvent particulièrement dominants : les
en tout lieu et en tout temps. phénomènes d’« escapisme », les
Cependant, en raison du phénomènes de résistance et la
néopatrimonialisme et de dérision politique. À ces types
l’autoritarisme, ils sont portés à s’ajoute un quatrième, la
leur paroxysme, ce qui n’est pas revendication démocratique, que
forcément efficace comme nous le nous laissons de côté toutefois
verrons avec le développement de pour le chapitre 7.
phénomènes de réaction politique
dans le camp des dominés. 3.1. L’« escapisme »
Section 3. La société face aux En ce qui concerne l’État et les
pouvoirs de l’Afrique régimes autoritaires, les
populations africaines ont très
postcoloniale
rapidement développé des
L’analyse en termes de phénomènes d’« escapisme »,
néopatrimonialisme et des régimes c’est-à-dire des stratégies
qu’il structure constitue une vue de destinées à échapper à l’ambition
la politique en Afrique par le haut, totalisante des pouvoirs. C’est
c’est-à-dire une approche qui met surtout au début des années 1980,
en exergue l’Afrique des au cours desquelles l’impasse
institutions, des élites et du politique et économique devient
pouvoir. Elle laisse quelque peu de
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évidente en Afrique, que les par un repli plutôt passif hors de
chercheurs ont commencé à l’atteinte de l’État. Les stratégies
remarquer ces phénomènes de d’opposition, par contre, ne fuient
repli des sociétés. Goran Hyden est pas l’affrontement avec l’État.
un des premiers à proposer le
concept de « paysans non 3.2 Les résistances
capturés » pour montrer les À la fin des années 1980,
stratégies de résistance des l’autoritarisme s’était généralisé en
paysans tanzaniens devant faire Afrique. Pour autant, des
face au collectivisme et aux résistances existaient, car les
politiques socialistes alors en travaux sur une diversité de
vigueur62. Il étend ensuite son régimes ont montré que même
analyse aux autres pays africains dans les régimes totalitaires, les
pour montrer comment « la grande individus gardent une certaine
masse des paysans se soumet avec marge de manœuvre66. Jean-
réticence aux objectifs François Bayart note ainsi que « les
économiques des autres situations de contrôle politique
classes63 ». À la fin des années accentué, qui dominent en Afrique
1980, d’autres auteurs remarquent noire sous les formes des régimes
qu’un équilibre précaire s’était de parti unique, des régimes dits
établi entre l’État et la société en “militaires” des dictatures civiles et
Afrique, car les individus et les des régimes ségrégationnistes
groupes développent des relations n’évacuent jamais complètement
tantôt d’indifférence, tantôt l’intervention des groupes sociaux
d’immersion par rapport à l’État64. subordonnés67 ».
Dans les campagnes, on s’ajuste à
un État dont on peut retirer des Cette intervention a pris des
profits, mais qu’on ne contrôle pas. formes différentes à divers
Dans les villes, l’économie moments de l’évolution des
informelle se développe régimes entre 1960 et 1990. La
rapidement et il se crée de grandes périodisation proposée par Chazan
distorsions entre les logiques et ses collègues à propos du
officielles des gouvernants et celles processus de construction de
des citoyens. En bref, partout, « les l’arène publique dans les États
sociétés africaines sont mises en postcoloniaux68 peut être utilisée
demeure d’inventer les modes ici pour concevoir trois moments
d’adaptation aux contraintes au cours desquels des formes de
d’une crise durable65 ». résistance émanent de la société.

L’« escapisme » diffère de Durant la période suivant


l’opposition, car il se caractérise immédiatement l’indépendance,

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les gouvernants commencent à enfin, est celle de la crise de l’État.
concentrer le pouvoir entre leurs Elle concerne la fin des années
mains. Cette première phase lance 1970 et le début des années 1980,
le processus autoritaire et considérées comme « la décennie
rencontre des résistances perdue » en raison du déclin de
politiques, armées et des l’État durant cette période. L’État
contestations de la part de la fait face à des pressions,
société civile formellement notamment les programmes
pluraliste léguée par le d’ajustement structurel externes,
colonisateur. Les instances de et à la montée des contestations
participation sont supprimées et internes. Dès 1988, Anyang
les opposants réduits au silence. Nyong’o évoque des révoltes
Cette phase voit des résistances populaires71 et, avant lui, dès le
politiques jusqu’à ce que les partis début des années 1980, la
d’opposition soient supprimés, les revue Politique
leaders jetés en prison ou tués africaine introduisait les thèmes du
lorsqu’ils prennent les armes. C’est politique par le bas, de la dérision
ainsi qu’en Côte d’Ivoire, où et des modes populaires d’action
l’autoritarisme pourtant est politique.
considéré comme modéré, éclate :
3.3 La dérision politique
Le même sort a frappé Ruben Um
Nyobé au Cameroun en 1958, peu La dérision politique est une
avant l’indépendance du pays. manifestation de la manière dont
Comme la société politique, la le commun des Africains
société civile est alors mise au pas « participait » au politique
durant cette première phase. clandestinement, à défaut de
La deuxième phase qui concerne pouvoir le faire ouvertement en
les années 1960 et 1970 est celle de raison du contexte autoritaire de
l’élaboration du pouvoir d’État. Elle l’époque. La dérision consiste à
voit les gouvernants conforter leur rire du pouvoir, à tourner en
emprise sur la société par ridicule les slogans officiels
l’expansion considérable des destinés à produire du sens
fonctions de l’État, qui devient comme on l’a vu plus haut ; à
l’acteur central de la vie politique démystifier les chefs d’État, en
et économique. On voit leur collant des sobriquets… bref,
notamment un appareil coercitif C. Toulabor montre que la dérision
prendre de l’ampleur, y compris les est une forme de « braconnage
milices loyales au pouvoir70 afin politique » et qu’elle joue, entre
d’asseoir la domination et mater autres, sur l’équivoque. Ainsi, alors
les résistances. La troisième phase, que le président Eyadéma du Togo

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se faisait acclamer aux cris précisément qu’elle était une
d’Avafiagan ! (le grand homme), forme de revendication
l’homme du commun qui crie et démocratique avant l’heure ?
applaudit sur son passage dit en Plusieurs thèses sont en présence.
réalité Avanfiagan (soit « l’homme Pour C. Young, elle aidait à rendre
au gros phallus »), ce qui soulève les excès du pouvoir plus
l’hilarité générale alors que le supportables alors que Comi
dictateur croit que c’est sa Toulabor penche davantage vers
personne qui suscite autant l’idée de résistance car, selon lui,
d’enthousiasme… « on peut supposer que plus un
De même, Young montre qu’au État s’affiche unanimiste et
Zaïre, « l’office des routes » devient intégrationniste, plus il y a des
« l’office des trous » dans la bouche probabilités que se développe chez
des gens ordinaires exaspérés par les gouvernés un “anti-
l’état du réseau alors qu’au Nigeria, discours”74 ». Plus sceptique,
la Nigerian Electric Power Achille Mbembé voit non pas tant
Authority est transformée en « No « des parodies qui sapent le
Electric Power Again » par l’homme discours officiel » que :
ordinaire habitué aux pannes une tension conviviale entre
d’électricité72… La dérision met le commandement et ses
donc face à face, d’une part, le cibles. C’est précisément
politicien investisseur ou « le cette logique de la
potentat postcolonial [qui] familiarité et de la
domesticité qui a, pour
fabrique politiquement un monde
conséquence inattendue,
de significations qui est le sien,
pas forcément la résistance,
mais qui se veut tellement central l’accommodation, le
qu’il aspire à conditionner la « désengagement », le refus
constitution de toute autre d’être capturé ou
signification au sein de ces l’antagonisme entre les faits
sociétés73 » ; et, d’autre part, « les et gestes publics et les
acteurs sociaux subordonnés, et autres « sous-maquis »,
plus spécifiquement des jeunes mais la « zombification
lettrés » qui s’activent à mutuelle » des dominants
déconstruire ce monde de et de ceux qu’ils sont
signification, sapant ainsi la quête supposés dominer75.
de sens, une des stratégies du L’analyse la plus neutre est celle de
politicien investisseur africain que Jean-François Bayart qui montre la
nous avons mentionnée plus haut. pluralité de possibilités selon que
Est-ce à dire que la dérision était un ces modes d’action sont ou non
instrument d’opposition, plus politisés. Or, ils peuvent ne jamais

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l’être parce que les acteurs sont
impuissants, ou ne conçoivent
même pas une telle possibilité,
comme dans le cas des paysans.
Néanmoins, il conclut à propos de
la domination étatique et
internationale que « le courage, la
persévérance, l’humour et bien
souvent la sagesse politique de
foules anonymes nous disent
pourtant chaque jour qu’elles ne
sont peut-être point
inexorables76 ».
Comme mentionné plus haut, les
débats sur les réactions de la
société face à l’État ont émergé
dans un contexte marqué par la
généralisation des autoritarismes
que nous avons expliqués ici sans
tomber dans le piège des clichés. À
partir de 1989, soit quelques
années seulement après le
lancement de ces débats, plusieurs
pays connaissaient une vague de
contestations menées surtout par
les couches urbaines et scolarisées
que Toulabor identifiait comme les
moteurs des phénomènes de
dérision politique. Des 48 pays
dirigés selon l’un ou l’autre des
autoritarismes (rappelons que
seuls cinq pays étaient pluralistes
en 1989), presque aucun n’a résisté
à cette forme ouverte de
résistance prônant leur
renversement.

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