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La Turquie contemporaine, un régime hybride ?

Diapo 2

Les régimes dits hybrides : ensemble de régimes que les classifications


traditionnelles peinent à appréhender, qui font coexister des élections relativement
concurrentielles et une réduction du pluralisme politique.

Dès 1995, le terme de régime hybride est utilisé, par Terry Lynn Karl, quand elle
étudie la vague de démocratisation en Amérique centrale et critique la tendance à
considérer que des élections compétitives suffisent à qualifier un régime de démocratie.
Elle explique alors que la domination militaire et le non respect des droits des l’homme
dans les régimes d’Amérique centrale « en fait des régimes hybrides, pas des
démocraties » ((Terry Lynn Karl, “The Hybrid Regimes of Central America,” Journal of
Democracy 6 (July 1995): 72–86)

Et Juan Linz, Seymour Martin Lipset et Diamond labelliseront peu après de


« semi-démocratiques » les régimes « où le pouvoir effectif des officiels élus est si
limité, ou la compétition partisane si restreinte, ou la liberté et la régularité des
élections si compromise et/ou les libertés civiles et politiques sont si limitées que
certaines orientations et certains intérêts ne peuvent être exprimés ».

Ces régimes sont donc « formellement pluralistes », « formellement compétitifs ».


Ils font coexister des éléments démocratiques et autoritaires, des élections relativement
concurrentielles et une réduction du pluralisme politique.

La catégorie regroupe, selon les classements produits, une quarantaine de pays


dans le monde et regroupe des Etats aussi divers que la Russie, la Thaïlande, le
Venezuela, la Bolivie, le Bénin, la Turquie, le Maroc, la Bosnie Herzégovine, Singapour, le
Pakistan, le Cambodge ou l’Arménie.

Plus d’une dizaine de termes ont été élaborés pour les caractériser : régimes
semi-démocratiques, post-démocraties, des démocraties électorales ou partielles ;
régimes autoritaires semi-consolidés, électoraux ou compétitifs, etc. Et puis le
problème, c’est que chacun y va de sa typologie, et ça produit une espèce de mise en
abime typologique assez illisible.

Ces régimes sont donc généralement pensés sur le mode de l’inachèvement,


de l’instabilité, de la transition. La littérature les analyse comme des étapes sur la voie
de la démocratisation, ou comme une forme corrompue de la démocratie, adoptée par
des pays qui se seraient égarés sur la voie de la démocratisation. Ces régimes sont donc

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toujours pensés en négatif, par rapport à des catégories (autoritarisme, démocratie)
essentialisées.

C’est une vision évolutionniste : on est censés aller vers la démocratie à


l’américaine, et on s’arrête en route. On ne tient pas du tout compte des ressorts
sociaux des pratiques de domination, ou d’accumulation. La corruption, par
exemple, est dénoncée comme dysfonctionnelle. Elle est vue comme une pratique
déviante caractéristique des régimes hybrides. Mais des travaux de sociologie comparée
ont montré qu’une notion comme celle de « corruption » est très chargée de sens.
Elle juge autant qu’elle explique. Elle a été construite dans un contexte de
judiciarisation du politique, à mesure que le droit s’est saisi de la politique, à
mesure que des pratiques ont été jugées comme déviantes dans le jeu politique
occidental. Il faudrait plutôt analyser l’économie morale des pratiques dites de
corruption, c’est une modalité de l’échange en politique, comme le clientèlisme. Ça a un
sens, ça crée des modes de subjectivation politique. Le vote buying, l’entretien de
clientèles électorales, le détournement de ressources étatiques ça existe partout, et
parfois c’est vécu sur le mode de la normalité.

On voit là la limite de la démarche classificatoire (la volonté de mettre des cas dans des
cases – démocratie, autoritarisme, totalitarisme), puisqu’on en vient à créer de nouvelles
cases, de nouvelles catégories à chaque nouveau cas étudié qui ne rentrerait pas dans
celles précédemment construites.

Il faut alors essayer de penser ces configurations sociopolitiques dans leur


positivité, en les analysant pour ce qu’elles sont et non en fonction de leur écart à
des modèles.

Diapo 3

Dans cette optique, 3 axes pourraient être privilégiés :

1/ Un premier axe pourrait avoir pour objet d’analyser les logiques d’autonomisation
ou de perte d’autonomie des institutions et des champs sociaux. Ceci relève
notamment d’une sociologie des arènes étatiques. Dans la littérature, les régimes
hybrides sont associés, soit à un trop plein d’Etat, soit à un manque d’Etat (à l’existence
d’un Etat fragile, failli). Bien souvent, ces travaux font l’économie d’une véritable
sociologie des institutions. Et nombreux sont les pays dans lesquels le contrôle de
l’Etat offre des possibilités de contrôle transversal de l’espace social : en Russie
par exemple, où le pouvoir parvient à dompter l’espace contestataire et à restructurer
le champ économique ; ou au Venezuela, où le pouvoir Chaviste profondément
transformé l’espace syndical, en modifiant la législation, afin de favoriser ses syndicats

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alliés. Dans cet axe, il y aurait lieu d’analyser la domination étatique à partir des
conditions sociales de la production des institutions et des réformes.

2/ Un deuxième axe pourrait déployer une série de questionnements relatifs à la


structuration et à la reproduction des champs du pouvoir. Il est possible de
s’interroger sur l’existence de types capitaux dominants au sein des systèmes sociaux
et politique. Il semble, par exemple, que le capital social soit prédominant dans les
régimes dits autoritaires, sous la forme d’une proximité entretenue avec les cadres du
régime (beaucoup plus que le capital économique ou culturel, qui sont de capitaux que
Bourdieu a identifié comme étant déterminant en Europe occidentale). C’est donc à la
question des modes d’accès aux positions de domination qu’il est possible de
s’intéresser ici. Il s’agit ainsi de dépasser la simple sociologie des élites pour mettre
en œuvre une sociologie comparée des modes de domination.
Une autre façon d’interroger la structuration des champs du pouvoir pourrait être
de passer par l’analyse de l’articulation entre les niveaux d’action publique. La
domination d’un groupe, d’un parti, d’une clique au niveau national ne garantie
absolument pas qu’il dispose des mêmes positions au niveau local. La question de
l’articulation entre champs du pouvoir local, national, et international me semble donc
fondamentale. En Turquie par exemple, c’est toujours par le local que l’hégémonie
des partis dominants a été contestée. C’est ainsi que le mouvement islamo-
conservateur s’est développé. Et aujourd’hui, c’est en investissant à la fois le local et
l’international que le mouvement kurde parvient à tenir tête au gouvernement.
C’est la même chose en Egypte avec les frères musulmans. Et puis, bien souvent, les
pouvoirs centraux doivent s’appuyer sur des relais locaux, doivent composer avec des
logiques spécifiques aux différents territoires. C’est dans l’articulation de ces échelles
que se dévoilent des possibilités de contestation, de contournement, ou de subversion
de l’ordre.
Il s’agira alors d’analyser les processus de pérennisation et d’effritement des
rapports de domination, en étudiant comment les caractéristiques sociales des
dominants contribuent à des modalités spécifiques de gouvernement.

3/ Le troisième axe pourrait être consacré à la question des modes de légitimation


des ordres politiques, ainsi qu’aux modalités de l’adhésion à l’ordre politique. Le
régime en question revêt-il un caractère hégémonique ? Les règles du jeu font-elles
l’objet d’un consensus ? Il est possible de travailler sur les modalités d’élaboration, de
diffusion et de réception des discours de légitimation, sur le rôle des intellectuels, des
organisations non gouvernementales, des institutions internationales (UE, FMI, ONU),
ou même des sciences sociales dans le maintien ou l’effondrement des régimes.

Cette séance va nous permettre de comprendre comment fonctionne ce que certains


appellent un « régime hybride » au concret. Cela nous permettra de voir comment on

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peut analyser une situation politique spécifique, à équidistance de la démocratie et de
l’autoritarisme, dans une démarche de sociologie politique comparée.

La thèse que nous allons défendre ici, c’est qu’il n’existe pas d’accord sur les règles du
jeu politique en Turquie. Ceci est dû à la façon dont les partis politiques
s’approprient les ressources et les positions étatiques. Cette appropriation va avoir
un effet très fort sur les possibilités et les modalités de l’alternance politique, ainsi
que sur la façon dont l’armée va peu à peu se mettre à faire de la politique (par les
coups d’Etat mais aussi de façon beaucoup plus banale, régulière, quotidienne).

Diapo 4 Plan

I. L’absence d’accord sur les règles du jeu politique

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A. La transition vers le multipartisme et l’alternance de 1950

C’est entre 1945 et 1950 que le pays passe d’un régime de parti unique à un régime
multipartite : le régime autorise la création de partis d’oppositions en 1945 et on a une
première alternance politique, gouvernementale en 1950, quand le Parti démocrate
l’emporte aux élections législatives.

Là on a 2 spécificités :

- L’opposition est issue de l’ancien parti unique, donc le principal parti


d’opposition, le Parti Démocrate, est composé d’anciens cadres du CHP, d’anciens
hiérarques du régime kémaliste, qui ont été socialisés en son sein, qui ont une « façon
de faire » de la politique apprise sous le parti unique. Le leader du parti Démocrate,
qui devient président de la République entre 1950 et 1960, est Celal Bayar, qui a été
ministre de l’économie et 1er ministre de Mustafa Kemal.

- Ensuite, pendant cette période, le régime ne se transforme pas sur les bases d’un
consensus entre ces élites devenues antagonistes. A aucun moment, les nouvelles
règles du jeu politique deviennent incontestables pour l’ensemble des acteurs. Parce
que cette libéralisation, elle est encadrée par le CHP, qui est au pouvoir depuis 1923,
et qui veut l’instrumentaliser pour garder le pouvoir.

Ce processus est donc encadré par le parti au pouvoir.


Il n’existe aucun mouvement social d’ampleur réclamant l’organisation
d’élections libres et compétitives, pas de mobilisations collectives massives
débouchant sur le changement de régime.

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De fait, le processus n’est pas du tout négocié entre les différents
prétendants à l’accès au pouvoir. On ne voit aucune conférence nationale qui vient
sceller d’accord sur la forme que prend le régime après 1945, on ne voit aucun pacte se
conclure sur les nouvelles règles de la compétition politique.

En 1945, quand on autorise la création de partis d’opposition, le régime est face à deux
enjeux :
- un enjeu extérieur : contexte de fin de la 2de Guerre mondiale, l’URSS fait peur,
il s’agit de s’ancrer dans le camp occidental, d’intégrer l’ONU après la conférence
de Yalta en février. Donc il faut apparaître comme une démocratie. C’est le deal
qui se dessine, c’est le crédo du moment.
- Un enjeu interne : contexte de montée de l’opposition au sein du parti unique.
Les hommes forts du régime constatent que des opposants internes montent en
puissance. La discipline parlementaire ne fonctionne plus vraiment. Des hommes
forts du parti, qui ont été marginalisés, reprennent de l’influence. Donc c’est un
risque pour ceux qui parviennent toujours à tenir la machine de parti Etat, Inönü
et son entourage.

Pour les cadres du CHP, il s’agit donc d’ouvrir le jeu politique pour apparaître
comme démocrates, pour externaliser l’opposition interne (afin de mieux la
déligitimer, d’obtenir sa défaite électorale) tout en maintenant un fort contrôle
sur la machine étatique (un contrôle qui doit permettre de continuer à gagner les
élections).

L’alternance de 1950, elle représente donc un résultat non prévu par le


CHP, le fruit d’une mauvaise évaluation des cadres du CHP concernant 1) les
possibilités de mobilisation de l’appareil d’Etat, concernant 2) l’ampleur du
soutien qu’il peut espérer auprès des élites centrales et 3) les possibilités de
rétribution clientéliste dont il dispose.

Dès la création de ce nouveau parti, le Parti démocrate, on voit tous ceux qui ont été
marginalisés dans les arènes locales s’inscrire au parti, on voit des fonctionnaires
insatisfaits de leur traitement (parce que les salaires ne sont pas indexés à la très forte
inflation), ou des militaires, des officiers qui désirent prendre des positions
importantes dans l’armée contre les vieux généraux, se rapprocher du nouveau parti.

Mais dans un premier temps, l’ensemble des concurrents perçoit


clairement que les acteurs dominants ne cherchent nullement à mettre en place
une concurrence électorale libre et honnête, ni à désencastrer l’ancien parti
unique et l’Etat et c’est ça qui fait que le système politique turc ne se réforme pas
sur des bases consensuelles.

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Donc concrètement, des élections sont organisées en 1946.

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Mais la loi électorale prévoit un vote public et un dépouillement secret. La


gendarmerie, la police, les préfets, les maires, l’administration sont mobilisés pour
empêcher les partis d’opposition de faire campagne.
Par exemple, les candidats des partis d’opposition sont incarcérés le temps des
élections. Le jour des élections, les électeurs subissent des pressions pour voter
pour le CHP, les urnes dans lesquelles les bulletins favorables aux partis d’opposition
sont remplacées, jetées dans les rivières, détruites.

Les titres de presse d’opposition sont fermés par l’armée ou par la justice, qui
restent encore massivement acquises à l’ancien parti unique.

Et au lendemain de l’élection législative de 1946 (remportée par l’ancien parti


unique), Inönü choisit Recep Peker comme premier ministre, un ancien secrétaire
général du parti unique, ministre de l’intérieur, qui s’était fait remarquer en 1936 en
conseillant à Mustafa Kemal de mettre en place un régime fasciste.

C’est donc pour une solution de fermeté qu’opte İnönü en choisissant de s’appuyer
sur Peker afin de museler la presse et l’opposition. Dans les mois qui suivent l’élection
de juillet 1946, les cadres du CHP semblent bien avoir réussi à maintenir un statu quo
en organisant ce que tout le monde dénonce comme un simulacre de libéralisation
du régime.

Pour l’opposition, c’est donc l’incertitude qui prévaut, à la fois sur les échéances
électorales, le sort des candidats, la sécurité des votants et sur les procédures de
comptage des suffrages. En un sens, la seule certitude qui s’impose concerne le
résultat des élections, puisque dans ce contexte le CHP est assuré de se maintenir au
pouvoir et d’empêcher toute alternance.

Et ça ça pose problème parce qu’une démocratie, ça fonctionne sur la certitude, sur


la sécurité de l’ensemble des protagonistes du jeu politique. L’incertitude doit être
cantonnée au résultat des élections, le jeu doit baigner dans un « océan de
certitudes ». Et c’est exactement l’inverse qui se produit.

Petit à petit, on va voir des titres de presse, des journalistes, des juges, des
fonctionnaires s’émanciper du parti au pouvoir et jouer la carte du parti d’opposition.
Pourquoi ?

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Parce qu’ils réclament une autonomie de leur secteur, une libéralisation, et le parti
d’opposition le leur promet.

Aussi parce que les opposants sont d’anciens cadres du régime, ils ont gardé du
capital social. Le régime kémaliste ne purgeait pas physiquement, il n’éliminait pas
socialement, les liens forts noués pendant la guerre d’indépendance se maintiennent
entre ceux qui vont fonder le parti d’opposition et des membres de la classe dominante
(ce sont des compagnons d’arme).
Et puis tous les opposants, les marginalisés, les exilés, les frustrés, ceux qui n’ont pas
eu les postes qu’ils convoitaient depuis de nombreuses années se joignent à l’opposition,
qui doit se doter d’un personnel capable de gouverner.

On voit donc des membres du conseil d’Etat et de la cour de cassation s’opposer à cette
reprise en main de l’administration par le CHP. Certains deviennent candidats du
Parti démocrate. Et au final, au bout de 5 ans, le CHP perd le contrôle du processus
électoral : les juges nommés dans les commissions électorales provinciales
s’émancipent du parti.

Et si c’est possible, c’est enfin parce que dans l’armée, les mécontentements se
font aussi entendre. C’est ça qui donne le signal à l’ensemble des acteurs sociaux
qu’un changement est possible.
Contexte du rapprochement avec les USA, des officiers turcs vont se former aux USA, dès
les lendemains de la 2ème guerre mondiale, ils constatent que leur armée est en retard,
ils se rendent compte qu’une réforme est nécessaire, qu’ils faut se débarrasser des
vieux généraux qui contrôlent l’institution militaire depuis la guerre d’indépendance.

On a plein de témoignages qui montrent que parmi les officiers, et dans les écoles
militaires, on lit les publications du parti d’opposition, ça circule de façon cachée, on
soutient le nouveau parti. Et si les militaires ne peuvent pas voter, leur famille, leur
entourage peut le faire.

Et c’est ça qui permet l’alternance, c’est le fait que le CHP ne puisse plus s’appuyer
sur ce qui le faisait tenir au pouvoir, ses réseaux de légitimation au sein même de
l’appareil d’Etat, qui lui permettaient de fermer le jeu électoral, d’organiser la
fraude massive, d’instrumentaliser la police et la justice pour harceler les
militants et les candidats du parti d’opposition.

En 1950, quand le parti d’opposition gagne les élections, le président Inönü n’est même
pas sur qu’un coup d’Etat militaire puisse marcher. L’armée est alors trop clivée, le
risque c’est la guerre civile.

Pourquoi je vous explique tout ça ?

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Pour vous dire que la libéralisation du régime s’est déroulée sans le moindre consensus
entre les élites.

Il apparaît clairement que le CHP a cherché à garder le pouvoir par tous les moyens, et
notamment grâce à ses relais dans l’Etat, mais qu’il a échoué à le faire.

Et ça, ça va influencer les pratiques de gouvernement de ses successeurs, qui vont


craindre que l’administration ne reste acquise à l’ancien parti unique, et qui vont
reproduire ces pratiques d’appropriation de l’Etat.

Et je pense que ces rapports entre les partis et l’Etat deviennent une véritable clé de
lecture de la trajectoire politique du pays. C’est ce qu’on va voir maintenant.

B. Les rapports partis-Etat comme clés de lecture de la trajectoire


politique de la Turquie contemporaine

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Depuis cette première alternance, par quoi se caractérise la trajectoire politique du


pays ?

Tout d’abord, on voit que depuis son passage au multipartisme en 1945, la Turquie n’a
jamais connu d’alternance politique régulière après un gouvernement monopartisan
(même si les élections sont généralement libres). A chaque fois qu’un parti a pu former
seul un gouvernement majoritaire, il a réussi à remporter les élections suivantes et à se
maintenir sans subir l’usure du pouvoir. C’est le cas du Parti démocrate (Demokrat
Partisi, DP), qui forme un premier gouvernement en 1950 et remporte à nouveau les
élections législatives de 1954 et de 1957, du Parti de la justice (Adalet Partisi, AP) entre
1965 et 1969 et de l’AKP qui a remporté en 2018 sa sixième élection législative
consécutive avec 42,56% des suffrages (une petite baisse par rapport à 2011 et 2015,
mais il s’est présenté dans une coalition avec le parti d’extrême droite MHP (11,10%) et
la coalition a fait 53,6% des suffrages exprimés). Donc, première spécificité.
Dans ce contexte, seuls les coups d’Etat permettent à l’armée de mettre fin à cette
consolidation d’un parti au pouvoir. Le coup d’Etat du 27 mai 1960 met ainsi un terme à
dix ans de pouvoir Démocrate, celui du 12 mars 1971 oblige le gouvernement AP de
Süleyman Demirel à démissionner au terme de plus de cinq années passées au
gouvernement. Le 28 février 1997, l’armée exige la dissolution du gouvernement pour
briser l’élan électoral du Refah, le parti islamiste membre de la coalition au pouvoir. Et
depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002, différents projets de coups d’Etat ont été
dévoilés, qui ont abouti à la marginalisation de l’institution militaire dans le champ
politique. Donc deuxième spécificité, le rôle de l’armée comme productrice d’alternance,

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comme seule force sociale capable de produire de l’alternance quand un parti est seul au
gouvernement.
Enfin, troisième caractéristique, à ces périodes de renforcement d’un parti dominant,
succèdent des périodes de gouvernements de coalition, qui, elles, sont caractérisés par
une forte instabilité (les gouvernements durent 9 mois en moyenne), par des crises à
répétition (comme c’est le cas entre 1961-1965 ; entre 1974-1980 ; et entre 1991-2002).
D’ailleurs c’est devenu un argument électoral pour l’AKP : « votez pour nous sinon c’est
le chaos qui revient ».

Et je pense que pour comprendre à la fois ces périodes de renforcement de partis


dominants (donc la période contemporaine, depuis que l’AKP est au pouvoir en 2002),
de crises et d’instabilité ministérielles, et pour comprendre également ce qui pousse les
militaires à entrer dans le jeu politique, il faut s’intéresser aux relations
qu’entretiennent les partis et l’Etat en Turquie.

Parce que ce qu’on observe, tout d’abord, c’est une appropriation de l’Etat par les
partis au pouvoir, une captation des positions, des ressources publiques par les
partis de gouvernement.

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1) Quand un parti peut gouverner seul, il va pouvoir monopoliser les positions, les
ressources publiques, se les approprier de façon massive.
C’est le cas pendant la période du parti unique, jusque 1950, mais c’est quelque chose
d’assez compréhensible en régime de parti unique, l’Etat et le parti tendent à
s’indifférencier.
Ce qui est intéressant, c’est que lors de la première alternance, en 1950, le Parti
démocrate, qui arrive au gouvernement, reproduit ces pratiques d’appropriation de
l’Etat. Dans les mois qui suivent l’alternance les purges, les mutations et les mises au
placard se généralisent dans la fonction publique et au sein des entreprises d’Etat. Le DP
s’emploie ainsi à éliminer de la fonction publique les fonctionnaires kémalistes
susceptibles de perturber son action.
Pourquoi ? D’abord parce que les cadres du parti ont occupé des positions de
premier plan sous le régime de parti unique, et ils reproduisent des pratiques
d’appropriation de l’Etat.
Mais je pense aussi que c’est dû au manque de confiance entre les élites démocrates
et celles de l’ancien parti unique, à l’incertitude qui prévalait sur le comportement
qu’allait adopter la bureaucratie, qui avait soutenu l’ancien parti unique pendant
27 ans.
Bref, ce qui est important, c’est que la libéralisation politique ne s’est pas
accompagnée d’une autonomisation de l’Etat. Ni du champ politique d’ailleurs,
puisque les rapports de force politiques vont dépendre des positions occupées par

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les partis dans l’Etat. Le DP va donc pouvoir se renforcer au pouvoir jusqu’à son
renversement par l’armée en 1960.

Et c’est ce qu’on observe aussi avec l’AKP depuis 2002. Il a pu massivement investir
l’Etat, y faire nommer son personnel et ses soutiens. C’est un parti qui s’appuie sur ses
positions dans l’Etat pour se faire réélire et surmonter les périodes de crise.
L’investissement massif de l’Etat lui permet de réduire fortement les possibilités
d’alternance en utilisant les ressources spécifiques du gouvernement.
Je pense que ça c’est important : la possibilité que ça offre aux partis de
gouvernement à la fois de mettre l’Etat au service de ses propres affaires, et de
construire des coalitions sociales avec des forces sociales qui veulent accéder aux
ressources publiques (emplois, programmes de politiques publiques, accès aux
contrats publics, etc.) et qui doivent passer par l’intermédiaire du parti.

Depuis 2002, l’AKP mobilise toute une série de mécanismes législatifs et


administratifs pour construire des coalitions sociales, des clientèles électorales, pour
faciliter les affaires des groupes économiques, mais aussi des syndicats qui lui sont
affiliés.
Il apparaît par exemple clairement que l’AKP favorise la confédération syndicale
Hak-İş : en modifiant la législation syndicale à son avantage – ce qui permet à la
confédération d’intervenir dans les accords de branche, de signer des conventions
collectives – mais aussi en encourageant l’embauche de membres de la confédération
dans les entreprises bénéficiant de l’attribution des marchés publics.

Dans le champ économique, les privatisations, la délégation de services publics à des


groupes privés a permis au parti de privilégier leurs groupes économiques qui lui sont
proches. L’AKP peut alors mobiliser toute une série de passe-droits. On considère par
exemple que plus de la moitié des résultats des appels d’offres publics émis par les
municipalité n’ont pas été rendus publics, ce qui laisse entrevoir des modes de décision
discrétionnaires.

Et puis l’AKP a facilité le rachat de groupes médiatiques par des groupes proches du
parti.

La dimension européenne aussi est domestiquée, instrumentalisée par l’AKP, qui


détourne les ressources d’origine européenne au profit de ses alliés économiques, dans
les Agences de développement régional par exemple.

Donc on voit bien que les partis deviennent de véritables intermédiaires entre les
forces économiques et sociales et la bureaucratie.

Et c’est en se positionnant au cœur de ces coalitions sociales que le parti


dominant peut éviter l’usure du pouvoir, par la construction d’une domination qui n’est

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plus simplement politique, mais qui repose sur des collusions reliant Etat, parti,
syndicats, médias et groupes économiques.

Et ça, je pense que c’est quelque chose de compris par tous les challengers
politiques. La constitution d’un gouvernement monopartisan semble être vécue par
l’opposition comme une perte définitive d’accès à l’Etat, ce qui encourage les coalitions
entre les outsiders politiques et les militaires, qui sont considérés comme les seuls
capables de mettre fin à cette consolidation d’un parti au pouvoir (comme en 1960 –
kémalistes colonels –, ou en 2007 quand des mouvements de gauche étaient favorables à
la mise en garde de l’armée contre l’élection d’un président AKP).

Diapo 10

2) En période de gouvernements de coalition, en revanche, les choses sont tout à


fait différentes. L’accès aux institutions publiques est partagé et fait l’objet de
transactions entre les partis des coalitions gouvernementales.

Dans ce contexte, les institutions deviennent des lieux de mobilisation et de concurrence


politique. D’ailleurs, ce qu’on voit, c’est qu’elles tendent à se diviser à deux niveaux.
D’abord (1), la répartition des portefeuilles ministériels entre les partenaires des
coalitions gouvernementales affecte directement la cohésion de l’action
gouvernementale. Les partis tentent de s’approprier des ministères pour y faire nommer
leurs personnels. On peut donc avoir des concurrences entre les institutions, des
phénomènes de multivocalisme.
C’est exactement ce qu’on observe dans les années 1970, quand le MHP participe à
plusieurs gouvernements de coalition. Il va chercher à s’approprier plusieurs ministères
stratégiques : les ministères des douanes et des monopoles, de l’intérieur, du commerce,
de l’éducation nationale sont des cibles privilégiées du parti. Ce sont des institutions
stratégiques parce que les relais dont il va disposer dans la police par exemple, vont lui
permettre de protéger ses activistes, qui attisent un climat de violence et d’insécurité.
Les positions occupées au ministère du commerce ou à celui des monopoles lui
permettent d’intervenir dans la nomination des directeurs des usines et coopératives
publiques, qui iront embaucher des militants. Et puis les universités sont des lieux de
recrutement très importants, il s’assure que ses organisations étudiantes pourront s’y
développer sans contrainte et recruter de nouveaux militants éduqués. Donc des
institutions publiques deviennent des bastions, des chasses gardées pour le parti qui
parvient à mettre la main sur le ministère qui leur est associé.

Ensuite (2), les institutions peuvent être investie par plusieurs acteurs politiques
simultanément et devenir des arènes de concurrence politiques. Par exemple, pendant
les années 1970, les fonctionnaires nommés par le MHP produisent des rapports
réguliers sur les fonctionnaires de police en activité dans les grandes villes du pays,

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évaluent l’influence du parti, repèrent les fonctionnaires qu’ils peuvent approcher, ou
qu’ils doivent placardiser.
On a donc des divisions en interne, ce qui paralyse l’action de l’Etat.

Donc pendant ces périodes de coalitions gouvernementales, comme il est


impossible, pour chacun des partis de mettre en œuvre un investissement massif de
l’Etat, on n’observe pas de monopolisation des positions publiques. Et les concurrences
entre partenaires gouvernementaux vont nourrir l’instabilité politique. On voit que
l’Etat n’est pas le lieu du monopole, mais une arène de concurrence où se poursuit la
lutte politique, avec des réseaux liant partis, fonctionnaires, et relais sociaux, qui se
constituent et tentent de s’imposer sur leurs concurrents.

II. Les effets sur le système politique

Diapo 11

Les effets de ces pratiques de captation sur le système politique.

A. La politisation des institutions

L’investissement de l’Etat par les partis produit une politisation des institutions.
Parce qu’on ne se contente pas de nommer des militants ou des sympathisants, on
exige d’eux qu’ils se comportent de façon à soutenir le parti qui les a nommés.

Par exemple, dans les années 1970, les policiers favorisent l’un ou l’autre des partis
qui leur ont permis d’accéder à leur poste. Dans certains commissariats où le MHP
(extrême droite nationaliste) est en position de force, il faut témoigner d’une
proximité avec l’association pro MHP pour obtenir un avancement de carrière. Si on
est vu avec un journal de gauche, on est visé par une procédure disciplinaire.
Les policiers s’insultent, en viennent parfois aux mains. Les actes d’insubordination ou
d’indiscipline se multiplient, ce qui perturbe le maintien de l’ordre.

Pendant les années 1970, pendant cette période d’hyperpolitisation de la fonction


publique, toutes les institutions sont peu ou prou touchées : Certains hôpitaux ne
prennent en charge que les malades témoignant d’une proximité politique avec le
personnel en poste. Même les membres des forces de l’ordre, quand ils sont blessés
en service, sont dirigés vers l’un ou l’autre des hôpitaux de la province, selon leur
propre orientation politique.

On peut même parler de désobjectivation des institutions, de la part de leurs


membres et des usagers. Les rapports sociaux qu’elles abritent et dans lesquels

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sont pris leurs participants ne se caractérisent aucunement par leur extériorité
ou leur impersonnalité, leur perception ne s’opère nullement sur le mode de « ce
qui va de soi ». On voit les fonctionnaires et les usagers adopter des signes distinctifs
d’appartenance à un mouvement politique ou religieux (la façon de porter la
moustache est par exemple un marqueur politique fort, tout comme le port du voile en
est un pour les femmes dans l’accueil du public).
L’Etat apparaît pour tous comme un espace de concurrence davantage que comme un
réseau consolidé d’institutions.

On remarque donc que l’imbrication des sphères étatiques et partisanes produit une
indifférenciation des logiques étatiques et partisanes.

Mais ces rapports partis-Etat ont aussi eu, historiquement, une autre conséquence, c’est
de provoquer l’entrée de l’armée dans le jeu politique. Ça c’est intéressant, parce qu’on
voit que l’armée, initialement exposée aux initiatives des partis politiques qui visaient à
se l’approprier, est parvenue à s’autonomiser, à multiplier ses points d’insertion sociale,
pour devenir un acteur politique majeur, capable de reconfigurer le jeu politique à son
avantage.

B. L’autonomisation de l’armée

Diapo 12

Une autre conséquence, c’est l’autonomisation de l’armée et le rôle politique de premier


plan qu’elle a joué pendant toute la seconde moitié du 20ème siècle en Turquie.

Depuis les années 1950, la place de l’armée dans le jeu politique prend des formes
multiples : coups d'Etat, gouvernance parallèle, financement d’associations et
d’organisations politiques.

Cette armée, elle est souvent décrite comme la protectrice d’un système politique
incapable de gérer des situations de crise : elle intervient quand le gouvernement
devient trop autoritaire (comme en 1960 ou lors de la tentative ratée de 2016), quand le
gouvernement ne parvient plus à faire face aux mouvements armés et radicaux (comme
en 1980), quand le risque islamiste se fait trop grand (comme en 1997 quand elle
intervient pour renverser un gouvernement où a pris place un parti islamo
conservateur).

D’ailleurs, les trois constitutions qu’a connues le pays (1924, 1961 et 1982) lui
confient la protection de l’Etat contre les menaces externes et internes. Et c’est une
clause qui a été mobilisée par plusieurs générations d’officiers afin de légitimer leurs

13
interventions. Elle serait la gardienne des valeurs kémalistes, en particulier du
processus d’occidentalisation et de la laïcité.

Dans un premier temps, il faut reconnaître que c’est vrai que les interventions
militaires sont d’abord une réponse aux initiatives partisanes qui visent à domestiquer
l’armée. Parce qu’elle subit, comme les autres institutions étatiques, l’influence des
logiques partisanes. Elle connaît également des processus de politisation de certains de
ses secteurs, qui sont exposés, et parfois opposés, aux initiatives politiques du
gouvernement.

Le coup d’Etat du 27 mai 1960, le premier qu’a connu le pays, est le fruit d’une
politisation de secteurs de l’armée mécontents des politiques menées par le parti au
pouvoir.
Le DP : Pour se protéger d’une réaction des officiers restés fidèles au CHP, le Parti
démocrate s’était appuyé sur l’état major, avait privilégié les généraux. Il renie donc ses
engagements de campagnes qui lui avaient permis d’obtenir le soutien d’une partie
significative des officiers, surtout les plus jeunes. En agissant de cette façon quand il est
au pouvoir, il encourage la mobilisation de colonels qui comprennent qu’ils ne
deviendront jamais généraux, et qui vont s’allier avec le principal parti d’opposition,
renverser le gouvernement, évincer les généraux et rédiger une nouvelle constitution.

Le coup du 12 mars 1971 peut également être analysé comme un sous-produit de la


politisation de l’institution, puisque c’est pour prévenir un putsch d’officiers radicaux
que l’Etat major suspend le jeu politique, prend le pouvoir et modifie la constitution.

Donc on voit que l’armée n’est pas épargnée par les tentatives de domestication des
partis au pouvoir. Ces initiatives partisanes produisent une politisation des officiers.

On constate que pendant les années 1950, 60 et 70, l’armée apparaît en tension interne
permanente entre des secteurs qui sont intégrés aux réseaux des partis de
gouvernement, et d’autres, pour qui le coup d’Etat représente un moyen de prendre le
contrôle sur l’institution tout en s’imposant sur les partis de gouvernement.

Donc l’armée a dû apprendre à se protéger des initiatives des gouvernements et des


risques d’éclatement.

Ce faisant, ils vont également travailler à autonomiser l’institution militaire, à sécuriser


ses financements, à mettre à place des mécanismes disciplinaires, de régulation interne
sur lesquels seul l’état major aura la main (et pas le ministre de la défense, qui devient,
au cours des années 1960 et 1970, un simple secrétaire du chef d’état major, qui discute
directement avec le président de la république, ou le premier ministre).

Diapo 13

14
Lors des coups d’Etat de 1960 et 1971, les militaires putschistes travaillent donc à
l’autonomisation organisationnelle, financière et judiciaire de l’armée. Ils élaborent de
nouvelles constitutions, ou amendent les constitutions existantes. Au final,
l’investissement dans le politique, par le coup d’Etat, permet à l’institution de se fermer
par rapport aux civils (notamment avec la création du Conseil suprême militaire qui
gère les carrières internes à l’écart des civils, avec la mise en place d’une justice militaire
totalement autonome de la justice civile, et en créant des entreprises.

Ça c’est important aussi, les militaires comprennent qu’il leur faut diversifier leurs
ressources : les constitutions qu’ils font rédiger lors des coups d’Etat, ou les lois qu’ils
font voter organisent des modes de financement extrabudgétaires (taxes sur le pétrole,
les cigarettes, le loto) et mettent en place le fond de pension militaire OYAK. Par
l’intermédiaire de ce fond de pension, les militaires vont diversifier leurs positions dans
le champ économiques et devenir un acteur majeur de l’économie turque

Pendant les années 1960 et 1970, l’armée apprend donc à contrôler ses propres
ressources.

Et à partir du début des années 1980, l’autonomie acquise par l’institution rend possible
un investissement dans le champ politique, qui passe cette fois-ci par la formation de
coalitions sociales, par le contrôle de secteurs administratifs et par la production d’un
discours spécifique de légitimation.

Le 12 septembre 1980, l’armée prend le pouvoir pour la 3ème fois en 20 ans. Cette fois-ci
elle le garde pendant 3 ans (1 an en 1960, quelques mois en 1971), elle met en place une
nouvelle constitution et elle s’assure des positions à long terme dans l’Etat et dans la
société :

- des positions institutionnelles : le MGK qui est un gouvernement bis (le 1er
ministre y rend des comptes régulièrement jusqu’au début des années 2000), le
conseil supérieur de l’enseignement qui contrôle les universités, le conseil
supérieur de la radio et de la télévision qui est un organe de censure
- la constitution de coalitions sociales : les militaires s’installent dans la société
civile et politique. Ils financent des partis politiques, des associations
nationalistes, de défense des valeurs laïques, contre le conservatisme, etc.
- la maitrise du discours sécuritaire : l’armée dispose alors de la possibilité de
déterminer les menaces qui pèsent sur le pays, d’identifier les ennemis de
l’intérieur qu’il faut bannir, s’il le faut par une nouvelle intervention. Les
groupements politiques (les kurdes, les islamos, la gauche) qui sont susceptibles
de nuire aux positions acquises par les militaires vont alors faire l’objet d’une
chasse aux sorcières. Les titres de presse financés par les militaires vont lancer

15
des campagnes de dénonciation, les associations et partis politiques vont lancer
des mouvements sociaux contre lesdits ennemis, les institutions publiques vont
censurer, purger l’appareil d’Etat de ceux qui sont suspectés de faire alliance avec
ces ennemis de l’intérieur.

De cette façon, à partir de 1980 et jusqu’au début des années 2000, l’armée est le
principal acteur politique en Turquie.

Elle fonctionne comme le pivot de coalitions sociales hégémoniques : avec les


forces politiques et sociales conservatrices afin d’éliminer la gauche au début des années
1980 ; ou avec les forces laïques et souverainistes à partir des années 1990, pour
éradiquer les partis islamo-conservateurs.

De cette façon, l’armée acquiert à la fois une influence régulière dans le jeu
politique et la possibilité de déclencher des crises politiques, dans lesquelles elle se
présente en recours, quand ses positions sont contestées.

Et c’est ce qui se passe en 1997 lors du coup d’Etat que les observateurs ont
unanimement qualifié de « post-moderne » : l’état major publie un message dans lequel
il s’inquiète pour la laïcité du pays, en réaction, des juges ouvrent des procès contre le
parti islamiste au gouvernement, et des manifestations monstres sont organisées par
des associations de défense de la laïcité.

C’est donc la mobilisation d’un discours sécuritaire, l’activation des positions


institutionnelles dont bénéficient les militaires (au sein des institutions judiciaires et de
sécurité notamment) et les relais dont ils disposent au sein des associations et des partis
laïcs et souverainistes, qui leur permettent d’obtenir la démission du gouvernement et
l’interdiction du parti islamo-conservateur alors en passe de devenir dominant dans le
jeu politique.

Et ce qui est caractéristique de la période pendant laquelle l’AKP est au pouvoir, c’est la
capacité qu’a eu le parti à marginaliser l’armée, à obtenir des militaires qu’ils restent
dans leurs casernes (ou qu’ils y retournent, comme en 2016 lors du coup d’Etat raté du
16 juillet).

Donc au final : l’armée est l’institution, en Turquie, qui parvient à définir ce qu’est une
crise et qui dispose des moyens de la faire exister pour de vrai. A chaque fois les dangers
changent : le conservatisme, les islamistes en 1997, la gauche en 1980, les kurdes en
1970, l’AKP en 2016. En disposant des moyens et des relais pour diffuser un discours
sécuritaire, pour identifier une menace, elle devient presque légitime à agir.

16
Pourtant, contrairement à l’image d’une armée qui intervient régulièrement
comme une gardienne de l’Etat, pour stabiliser le système, on peut considérer que
l’armée est elle-même productrice de crises.

III. La transformation du régime sous l’AKP : de l’ouverture à la dé-


démocratisation

Diapo 14

A. L’AKP au pouvoir : essai de périodisation

2002-2008 : la normalisation politique au nom de l’Etat de droit

AKP : parti formé en 2001. Des seconds couteaux d’anciens partis islamistes poursuivis
par la justice, par l’armée, qui sont régulièrement fermés. Les fondateurs de l’AKP, plutôt
jeunes (la quarantaine), désirent proposer une offre politique plus consensuelle.
Rompre avec l’islamisme à tout crin de leurs prédécesseurs.
Le parti occupe alors le centre de l’échiquier politique.

Erdogan désire faire de son parti un parti « conservateur démocrate ». Il rompt donc
avec l’islamisme de ses prédecesseurs. L’idée, c’est d’avoir ce courant au pouvoir et,
dans l’opposition, un parti social démocrate.

Mais finalement, son programme consiste surtout en l’application de recettes


néolibérales, accompagnées d’un conservatisme fondé sur la famille et les valeurs
propres à la Turquie, c’est à dire l’islam.

Ce conservatisme, il acquiert donc une double connotation : néolibéralisme


économique et néoconservatisme culturel.

Le premier gouvernement AKP est formé le 18 novembre 2002. Au bout d’à peine un
ans, ce nouveau parti s’impose haut la main face aux autres partis, qui s’effondrent tous
(car crise économique et corruption généralisée qui est connue des électeurs par les
scandales de collusions politico mafieuses, un personnel politique qui a mené la guerre
contre le pkk depuis le début des années 1980 et qui en sort usé).

Ses premières réformes sont alors assez consensuelles : il s’engage à réformer les
procédures d’attribution des marchés publics, pour les rendre conformes aux

17
règles européennes, et à renforcer la transparence dans le fonctionnement des
institutions publiques.

Il annonce également une réforme du service public de santé, qui va décloisonner


les hôpitaux publics selon le statut de l’assuré.
Jusqu’alors, un nombre important d’hopitaux publics étaient réservés aux
fonctionnaires. Ce ne sera plus le cas.
Parallèlement, on a une augmentation substantielle des prestations sociales, ce qui
aura un impact important sur le soutien des classes populaires à l’AKP dans les
années suivantes.

Aux élections locales de mars 2004, l’AKP recueille 42% des voix. C’est la confirmation
de son implantation comme parti dominant. Fort de ce résultat, Erdogan va accélérer les
réformes. Les « lots d’harmonisation législative européenne » se succèdent.

Le Conseil national de Sécurité, qui est le lieu du cogouvernement entre les civils et les
militaires, est civilianisé, ainsi que la plupart des hautes autorités (l’enseignement
supérieur, les médias, les communications).

Le gouvernement obtient la reconnaissance de la supériorité des accords internationaux


sur le droit interne en matière de droits fondamentaux, ce qui est un nouveau coup
porté aux militaires.

Il donne des signes d’ouverture, notamment en direction des kurdes : les cours de sûreté
de l’Etat sont dissoutes, l’utilisation des « langues et dialectes régionaux » est autorisée à
la radio et à la télévision.

L’AKP va ainsi adopter une stratégie de sortie à petits pas du régime sécuritaire institué
par les militaires en 1980.

Alors que dans son programme, il avait remis en cause les principes d’un Etat centralisé,
il ne touchera pas aux dispositifs institutionnels de l’Etat hypercentralisé, ce qui
permettra au parti de les utiliser pour accentuer sa position hégémonique.

Parallèlement, la forte croissance économique, ainsi que la désinflation rapide,


permettent à l’économie turque de rétablir la confiance des acteurs économiques.

L’économie turque dispose structurellement d’un faible niveau d’épargne intérieur, du


coup la croissance dépend de l’apport en capitaux extérieurs.
Jusqu’en 2002, les flux annuels des investissements étrangers en Turquie restent
modestes, de l’ordre du milliard de dollars par an. Mais à partir de 2003, les IDE font un
bond spectaculaire, pour atteindre un flux de 20 milliards de dollars en 2007. Ils

18
viennent dans leur majorité de l’UE, et sont attirés par la multiplication des
privatisations dans le pays.

Entre 2002 et 2010, l’économie turque se privatise à hauteur de 30 milliards de dollars


(10 milliards entre 1986 et 2002). Ces apports financiers, couplés à la croissance rapide,
vont permettre de réduire le poids de la dette dans le budget de l’état. Du coup le
gouvernement parvient à dégager des fonds pour les politiques sociales (l’éducation, la
santé) et pour les investissements d’infrastructures.

A partir de 2003 ce sont les dépenses d’éducation qui occupent la première place des
dépenses de l’état (avant c’était les dépenses militaires).

La présidence des affaires religieuses connaît elle aussi une progression soutenue (on
voit fleurir des mosquées un peu partout).

Du coup, la croissance de l’économie turque sera très soutenue jusqu’aux débuts de la


crise financière de 2008. Entre 2002 et 2007 on a une croissance annuelle moyenne de
8%, ce qui est énorme, parce que ça représente 40% de croissance de l’économie turque
en 5 ans (en réel).

Les taux d’inflation, qui fluctuaient entre 50 et 100% dans la décennie 1990, chutent à
partir de 2002.

Du coup, la part des turcs ayant un revenu quotidien de moins de 4,30 dollars passe de
30% à 7% de la population entre 2002 et 2008.

On a une nouvelle classe moyenne. Le nombre d’universités explose, passant de 70 en


2003 à 178 en 2013 (dont 108 publiques).

L’AKP s’assure donc du soutien des classes moyennes par la croissance et les politiques
sociales, celui de la population pratiquante par l’augmentation du nombre de mosquées,
et celui des entrepreneurs conservateurs par un soutien massif au secteur de la
construction.

Là on a un indice supplémentaire pour comprendre la durabilité de l’AKP au pouvoir. En


accédant seul au pouvoir (le premier parti depuis 1990), il peut massivement investir
l’Etat, et s’en servir pour élargir ses clientèles électorales.

2008-2013 : hégémonie politique et mise en ordre de l’Etat

Diapo 15

19
Jusqu’en 2008, on peut considérer qu’on est dans un cycle vertueux : l’économie
marche bien, politiquement l’AKP normalise la Turquie (en marginalisant peu à peu
les militaires), les intellectuels libéraux se mettent à soutenir ce parti (alors qu’il
faisait peur en étant différent du modèle kémaliste initial).

Les choses vont se corser doucement à partir de 2008, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, l’AKP doit faire face à une tentative, très claire, de l’establishment
kémaliste et de réseaux militaires, qui forment une coalition pour obtenir son
interdiction.

Tout commence en 2007, quand il faut élire le nouveau président de la république. Le


PR, en Turquie, n’a pas qu’un poste honorifique : il a un droit de véto sur les décisions
législatives, il nomme les juges constitutionnels, les membres de la cour de cassation, du
conseil des universités, il peut s’opposer aux nominations dans la haute fonction
publique.

Jusque 2007, c’est une institution encore sous contrôle des réseaux laïcs, kémalistes,
opposés à l’AKP.

Donc c’est un poste vraiment important, stratégique. Et en 2007, il faut le renouveler.


Et Recep Tayyip Erdogan désire être le candidat de l’AKP.

Le 12 avril 2007, 2 semaines avant l’élection, le chef d’état major des armées déclare que
le « PR doit être attaché aux principes atatürkistes, non pas en apparence, mais dans leur
essence ».
Le lendemain, le premier meeting républicain est organisé, à l’initiative d’organisation
kémalistes souverainistes.
Erdogan doit abandonner l’idée de se présenter. Abdullah Gül, son bras droit, y va. Mais
les partis d’opposition ne participent pas au scrutin et le quorum n’est pas atteint.
L’élection est annulée.

Du coup, on organise de nouvelles élections législatives en juillet 2007, et c’est la douche


froide pour le camp laïc : l’AKP les remporte avec 46,8% des suffrages.

Dans la foulée, Abdullah Gül est élu président de la république par l’assemblée nationale.

C’est une défaite pour le camp laïc, mais il n’a pas perdu l’espoir de faire interdire l’AKP.

Le 10 février 2008, l’AKP fait passer une loi autorisant le port du voile dans les
universités.

20
Un mois plus tard, le procureur général demande la dissolution de l’AKP et l’interdiction
de politique pour 71 de ses dirigeants, en accusant le parti d’être le « foyer des activités
antilaïques ». C’est la cour constitutionnelle qui doit statuer. La majorité des juges
constitutionnels vote l’interdiction mais la majorité qualifiée requise n’est pas atteinte, à
une voix prés.

Ces deux épisodes : l’élection du PR et l’interdiction de l’AKP, vont décider le parti à


lancer une grande offensive contre les milieux kémalistes souverainistes et leurs relais
militaires.

C’est le début des procès contre les militaires, pour tentatives de coups d’Etat (affaires
Ergenekon, Balyoz). Les vagues d’arrestation touchent aussi des civils, des associations
laïques, des journalistes, des universitaires, des avocats, etc.

Tout le monde commence à se rendre compte que ces affaires donnent lieu à des abus.

Et puis on est à une période où l’économie donne des signes de faiblesse, c’est la crise
économique de 2008. La croissance turque tombe à 1% en 2008 (alors qu’elle était de
8% précédemment). En 2009, le PIB recule de 4,7% Les exportations chutent, le
chômage augmente et la hausse des prix reprend.

En mars 2009, l’AKP perd 8 points aux élections municipales (par rapport à 2007).

Face à ce risque d’affaiblissement politique, l’AKP réagit :

En économie : L’AKP met alors en place des dispositions d’exception qui excluent les
entreprises étrangères des marchés publics, et relance la dépense publique, notamment
dans les infrastructures, ce qui permet à des entrepreneurs anatolien choisis de se
développer. On a un nouveau cercle d’entreprises porches de l’AKP. Dès 2009,
l’économie repart à la hausse.

Par ailleurs, on observe les premières mesures visant à restreindre la liberté de la


presse et des média : Le groupe Dogan, qui avait contribué à animer la campagne pour la
fermeture de l’AKP en 2008, est le premier ciblé. Il subit un redressement fiscal de 4
milliards de dollars. Le groupe doit vendre 2 de ses plus grands titres à une holding
appartenant à un homme d’affaire proche d’Erdogan.

Le premier ministre contraint des entrepreneurs proches du parti à se regrouper pour


racheter des titres fragilisés par des attaques judiciaires. Ça devient une habitude, ils
doivent former « un pot commun », du coup, aujourd’hui, l’expressions « media du pot
commun » existe pour désigner ces média rachetés par des proches de l’AKP.

21
Enfin, la réforme de la constitution de 2010 permet au parti de mettre en ordre la justice
pour mener les croisades judiciaires qu’il compte initier : Au printemps 2010, le
gouvernement présente son projet de réforme de la constitution, qui sera approuvé par
référendum, avec 58% d’opinions favorable. La réforme, elle porte surtout sur les
conditions de nomination des membres du Conseil supérieur des juges et des
procureurs, et des membres du Conseil constitutionnel.

En fait, les membres du conseil supérieur des juges et des procureurs seront élus par les
magistrats, ce qui doit met fin au système de cooptation par la cour de cassation et le
conseil d’Etat, qui sont des bastions de l’establishment kémaliste.

Avec cette réforme, l’AKP a les mains libres pour influencer le corps des magistrats, et
téléguider des enquêtes judiciaires contre ses opposants.

2013- aujourd’hui : l’autoritarisme assumé

Diapo 16

En 2013, l’AKP est au faîte de son pouvoir. L’opposition est impuissante face au rouleau
compresseur AKP. IL n’y a plus de contre pouvoirs institutionnels effectifs, les
dernières poches de résistance sont nettoyées. L’armée turque ne présente plus de
danger, elle est sonnée par les vagues d’arrestation et de procès qui se succèdent
depuis 2008.

Et puis le gouvernement contrôle la police, les services secrets, la justice, une large
palette de journaux et de chaînes de télévision.

Avec le PKK, les kurdes, un processus de paix est lancé dès le début de l’année 2013
avec Abdullah Öcalan, le leader du PKK emprisonné. On a un cessez le feu. Il n’y a plus
de soldats tués. L’identité kurde est reconnue de fait.

Donc en 2013, toutes les conditions sont réunies pour qu’Erdogan pense pouvoir
diriger la Turquie jusqu’en 2023, le 100ème anniversaire de la république de Turquie.

Bon, et là Gezi : mais l’AKP parvient à surmonter Gezi en mobilisant ses soutiens, ses
positions.

Puis accusation de corruption le 17 décembre 2013 contre les plus proches de Erdogan
(dont son fils). Tout ceci montre bien que l’appareil d’Etat n’est pas encore
complètement mis en ordre. C’est par les purges et les procès que cela va se régler :

22
- Reprise en main de la police et de la justice, avec des purges massives, qui commencent
dès 2013. Des milliers de fonctionnaires de police perdent leur poste.

- La presse et les partis d’opposition sont poursuivis par la justice.

- Et en 2015, on relance la guerre contre le PKK, ce qui permet de mettre en place une
juridiction d’exception, un état d’urgence, de limiter les droits de l’opposition, d’accuser
de soutien au terrorisme tous les intellectuels qui s’opposent aux massacres de l’armée
dans le Sud-Est. Ca permet aussi à l’AKP d’investir un référentiel nationaliste pour
apparaître comme le meilleur défenseur de la cause turque face aux kurdes, mais aussi
face l’EI, à Bachar el-Assad, puis face l’UE qui condamne les exactions au Kurdistan.

S’enclenche également la présidentialisation du régime : pour le première fois en 2014


(le 10 août), le président est élu au suffrage universel direct. Erdogan remporte
l’élection avec 51,8% des voix au premier tour. Il enclenche alors le processus de
révision constitutionnelle, qu’on analysera un peu plus tard.

Il est réélu en 2018


Série de diapos sur les élections

Diapos 17 à 31

B. La mise au pas de l’armée

Diapo 32

En effet, depuis 2002 et la constitution du premier gouvernement AKP, ce régime


sécuritaire mis en place par les militaires au lendemain du coup d’État du 12 septembre
1980 s’est peu à peu effondré. La vague de réformes liées à la candidature
européenne du pays, ainsi que les exigences des bailleurs de fonds internationaux
et du Fonds Monétaire International ont fortement contribué à la marginalisation
des militaires dans le système politique.

Elles ont encouragé le patronat à prendre ses distances avec l’armée pour
soutenir les initiatives réformistes de l’AKP. Par ailleurs, en contexte
d’internationalisation de l’économie turque et d’accroissement de l’influence de
l’Union européenne et des organisations financières supranationales depuis les années
1990, les coups d’État représentent des solutions plus coûteuses. Le contrôle des
institutions publiques par l’armée, critiqué par les alliés de la Turquie, est ainsi
devenu contreproductif pour les entrepreneurs désireux d’accéder aux marchés
extérieurs. Une partie importante des milieux économiques lui ont ainsi retiré leur
soutien au début des années 2000 au profit du nouveau parti dominant, qui militait pour
un rapprochement avec l’UE.

23
L’AKP s’est donc appuyé sur des institutions judiciaires acquises, et sur les
demandes de la commission européenne, pour marginaliser l’armée, obtenir
l’ouverture de gigantesques procès, et la condamnation de centaines d’officiers.

En octobre 2008 – quelques mois après une tentative infructueuse du procureur


général visant à obtenir la fermeture de l’AKP et l’interdiction d’activité politique pour 71
de ses dirigeants – les premiers procès contre les militaires sont ouverts. Ils visent
notamment les membres d’Ergenekon, une organisation infiltrée dans l’État
accusée de perpétrer des activités criminelles en vue de la préparation d’un coup
d’État.

Ces procès Ergenekon vont concerner à la fois le haut commandement


militaire – un dixième des généraux en activité ont été détenus – et des officiers
moins gradés, mais également de nombreux membres d’associations national-
souverainistes et des personnalités de la société civile connus pour leur
opposition au parti au pouvoir (journalistes, universitaires, avocats, etc.).

En parvenant à domestiquer l’armée, en instrumentalisant les critères de l’Union


européenne, puis en orchestrant de larges croisades judiciaires contre les secteurs de
l’appareil militaire qui lui étaient le plus hostiles, l’AKP s’est donc donné les marges de
manœuvre nécessaires pour assurer sa réélection.

Diapo 33

Et depuis le coup d’État de l’été 2016, l’armée turque traverse la période la plus
critique de son histoire.
En plus des purges, différentes réformes de l’armée ont redéfini les relations entre civil
et militaire.

Les nombreux limogeages ont entraîné une baisse des effectifs militaires sans
précédent dans l’histoire récente de la Turquie.

Tableau 1 : Effectifs des forces armées turques (terre, mer et air) avant et après la
tentative de coup d’État du 15 juillet 2016

Personnel de l’armée/Grade Mai 2016 Janvier 2017 Baisse en %


Généraux et amiraux 358 203 43 %
Officiers 39353 26278 33 %
Sous-officiers 96593 64999 33 %
Sergents-chef et soldats du rang 73716 63719 14 %

L’état d’urgence permet d’effectuer des purges en recourant simplement à des décrets-

24
lois, sans aucune décision de justice.

Au total, entre 2016 et les premiers mois de l’année 2018, ce sont plus de 40 000
militaires qui furent démis de leurs fonction, alors même que d’autres vagues de purges
ont eu lieu depuis.

Ajoutons qu’en plus de perdre leur statut de fonctionnaire, les militaires limogés se
sont vus interdits de travailler dans le secteur privé et ont dû quitter les logements
militaires qu’ils occupaient avec leur famille. Au-delà d’une exclusion de la vie militaire,
les limogeages entraînent une mort civile et sociale de la personne et de sa famille.

Ce tableau ne tient pas compte des autres membres des forces armées turques,
comme les fonctionnaires civils et les conscrits.
(Au 2 janvier 2017, le nombre total de personnel militaire était de 359 273).

Ces purges massives ont eu plusieurs conséquences. Elles ont d’abord conduit à
une profonde modification de la composition sociale et politique de l’institution militaire
en provoquant la liquidation d’une bonne partie des militaires proches du mouvement
confrérique de l’imam Fethullah Gülen (accusé d’avoir fomenté la tentative de coup
d’Etat) mais également des éléments kémalistes pour lesquels l’armée constituait un
sanctuaire depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002. Elles ont ensuite contraint
l’armée à se passer de nombre de ses plus compétents éléments, à l’heure où le pays est
engagé à la fois dans une guerre interne contre le PKK dans le sud-est du pays et à
l’extérieur de ses frontières dans le conflit syrien.

Diverses solutions ont été adoptées pour remédier à ce manque, notamment le retour
de pilotes partis travailler dans le secteur privé, la possibilité d’intégrer des
étudiants en aviation civile en les formant comme pilotes de chasse et la
prolongation de l’obligation de servir l’armée en tant que pilote, passée de 10 ans à
18 ans. La marine a été la branche la moins concernée par les limogeages.

Malgré cette importante baisse des effectifs, des militaires turcs ont été envoyés en
Syrie le 24 août 2016 dans le cadre de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » (Fırat
Kalkanı). L’implication de la Turquie dans différents conflits à l’intérieur et à l’extérieur
de ses frontières alors même que son armée a été déstabilisée par la tentative de coup
d’État redonnerait le moral aux militaires. Mais cela est aussi une manière de les
éloigner des grands centres urbains.

Diapo 34

25
Réforme de la chaîne de commandement :

Les décrets promulgués depuis juillet 2016 ont ensuite mis un terme à
l’autonomie que pouvait encore revendiquer l’état major, en renforçant les capacités de
contrôle de l’exécutif sur l’armée :
- La gendarmerie et le corps des garde-côtes ont d’abord été intégrés au ministère
de l’Intérieur. De cette façon, ce sont plus de 160 000 officiers qui ont ainsi été soustrait
du commandement du chef d’état-major.
- Le commandement des armées de terre, de l’air et de la marine a ensuite été
transféré au ministère de la Défense nationale, l’état-major ne jouant plus qu’un rôle de
coordination.
- Le système de promotion interne a lui aussi été placé sous le contrôle du
gouvernement.
- Par ailleurs, un décret présidentiel publié au journal officiel le 15 juillet 2018
confie au président de la République la compétence de nomination des généraux et des
amiraux, sans que le Conseil puisse intervenir. On peut ainsi considérer que depuis
2016, l’institution militaire a perdu le contrôle de sa composition interne et que le chef
d’état-major des forces armées a subi une forte dévalorisation de sa fonction.

- Suite au décret présidentiel du 15 juillet 2018, celui-ci est dorénavant


responsable devant le ministre de la Défense nationale.
- Le décret a en outre élargi les pouvoirs de la Cour de contrôle de l’Etat. Cette
institution, mise en place en 1982 par les militaires après leur prise de pouvoir afin de
s’assurer un contrôle sur l’appareil d’Etat, dispose désormais d’une compétence
d’investigation et d’audition dans tout dossier concernant le chef de l’état-major, les
commandements d’armées, les fondations et associations composées de membres de
l’institution militaire, ainsi que l’Université de la défense nationale et toutes les écoles
militaires.
- Le contrôle de l’institution militaire par le gouvernement s’incarne ensuite dans
les importantes réformes qui ont remis à plat le système de formation des officiers. Les
écoles de formation des officiers, supervisées par l’état major, ont ainsi été fermées et
remplacées par un établissement civil, l’Université de la défense nationale, attachée au
ministère de la Défense.
- Enfin, les courts militaires ont été dissoutes, la gestion des hôpitaux militaires
transférée au ministère de la Santé, et de nombreuses entreprises, dirigées par des
militaires où dont les conseils d’administration comptaient des militaires en fonction ou
retraités, ont été fermées.

Il apparaît donc que l’institution militaire, neutralisée politiquement et


domestiquée par l’AKP, n’est plus en mesure de mettre un terme au renforcement du
parti au pouvoir.

26
C. Présidentialisation du régime et concentration des pouvoirs

Diapo 35

Il s’agit maintenant d’évoquer la réforme constitutionnelle de 2017 et le renforcement


des pouvoirs du chef de l’Etat

Le 21 janvier 2017, le parlement adopte un amendement ouvrant la voie à la réforme de


la constitution visant à abandonner le régime parlementaire pour mettre en place un
régime présidentiel.
Lors du référendum du 16 avril 2017, les amendements constitutionnels sont approuvés
par les Turcs avec 51,41% des suffrages exprimés.

Une mission d’observateurs de l’OSCE et du Conseil de l’Europe dénonce les irrégularités


observées pendant la campagne et le scrutin : meetings en faveur du « non » interdits,
engagement de l’administration en faveur du « oui », stigmatisation des opposants à la
réforme accusés de soutenir les organisations terroristes et les militaires putchistes.

Alors que l’opposition dénonce les fraudes et demande un recomptage des suffrages, le
Haut conseil électoral refuse et valide les résultats du référendum.

L’article 77 de la constitution se voit ainsi amendé afin d’organiser les élections


présidentielles et législatives à la même date tous les 5 ans. Les élections ont eu lieu en
2018 et le Président pouvant être élu pour 2 mandats consécutifs de 5 ans, Recep Tayyip
Erdoğan dispose dorénavant des dispositions constitutionnelles lui permettant de rester
à la tête de l’Etat jusque 2028.

Pour ce faire, d’autres dispositions ont été intégrées à la réforme.

La Grande assemblée nationale de Turquie, dont le nombre de membres passe de 550 à


600, se voit privée du pouvoir de contrôle sur le pouvoir exécutif et le conseil des
ministres. Le poste de Premier ministre est supprimé. Plusieurs vice-Président(s)
peuvent être nommés par le chef de l’Etat, qui devient le seul chef de l’exécutif et dispose
d’une pleine liberté pour nommer ses ministres.

La Turquie entre ainsi théoriquement dans un système présidentiel, où le législatif et


l’exécutif cohabitent en pleine indépendance. Ceci dit, les pouvoirs du Président sur le
Parlement contribuent à biaiser le système. Le chef de l’Etat conserve son droit de véto.
Il peut également gouverner par décret dans de nombreux domaines relevant de sa
compétence propre. Le domaine de la loi se voit ainsi restreint au profit du pouvoir
réglementaire.

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Par ailleurs, alors que le Président ne pouvait conserver de fonction au sein de son parti
politique, il peut aujourd’hui en prendre les rennes (ce qu’a fait Erdoğan dans les mois
qui ont suivi l’adoption de la réforme), afin notamment de sélectionner les candidats du
parti aux élections législatives, une façon supplémentaire de s’assurer de la docilité du
Parlement.

Alors qu’en théorie, le régime présidentiel instaure des pouvoirs législatifs et exécutifs
autonomes, la solution institutionnelle adoptée en Turquie avalise davantage une
asymétrie marquée au profit du Président.

La liberté conférée aux contre pouvoirs et aux organes judiciaires se trouve également
fortement réduire. Le Président peut dorénavant nommer douze des quinze membres
du Conseil constitutionnel et six des treize membres du Conseil supérieur des juges et
des procureurs (HSYK).

Par ailleurs, Erdoğan a obtenu la réforme du Conseil supérieur des universités


(YÖK) qu’il appelait de ses vœux. Ce conseil, qui représentait déjà le symbole de la
centralisation et du contrôle du champ universitaire – par sa compétence dans la
nomination des professeurs et des cadres des institutions de l’enseignement supérieur
public – vient de se voir doter du pouvoir de fermer les universités privées si leurs
administrations « mettent en œuvre ou soutiennent des activités menées contre
l’intégrité indivisible de l’État ». Il s’agit donc d’une manœuvre visant à éliminer les
éléments politiquement dissidents de l’enseignement supérieur. Sur les 190 universités
que compte le pays, 76 sont privées. Les premières visées (au nombre de 16) sont une
fois de plus celles suspectées d’accointance avec le mouvement Gülen. Mais les attaques
contre le monde universitaire ne se limitent pas à la guerre ouverte entre l’imam et le
président.

En janvier 2016, plus de 1100 universitaires ont signé une pétition pour
dénoncer les violations des droits de l'homme dans le sud-est du pays et appeler à une
reprise des négociations de paix. Dans les jours qui ont suivi la publication de la pétition,
Erdoğan a réagit, en affirmant qu’ « un groupe prétendument composé d‘universitaires a
émergé et a craché sa haine contre l’État et la nation en prenant publiquement partie
pour l’organisation terroriste du PKK » (14 janvier). Dans la foulée, le Conseil supérieur
des Université a annoncé qu'il ferait le nécessaire contre les signataires de cette
« pétition soutenant le terrorisme ». Les procureurs de plusieurs villes ont déjà ouvert
des enquêtes contre des signataires pour propagande en faveur d'une organisation
terroriste et « insulte à l'État et aux institutions turques » (art. 301 du code pénal).
Certains sont déjà sous les barreaux, tous sont convoqués par des procureurs et
beaucoup ont déjà été licenciés de leurs universités privées ou poussés à la démission
dans les universités publiques.

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La presse est également directement visée. Plusieurs journalistes et éditorialistes
du quotidien Cumhuriyet ont été jugés et sont emprisonnés pour avoir publié des
documents attestant de la livraison d’armes en Syrie depuis la Turquie. Ils sont accusés
d’avoir collecté et diffusé des documents secrets en vue de soutenir une organisation
terroriste (qui sans surprise renvoie à l’ « Organisation terroriste de Fethullah Gülen »).
Depuis 2016, ce sont des centaines de titres de presse nationaux et locaux qui ont
été fermés, de milliers de sites internet et de blogs d’information. Youtube et twitter
sont régulièrement inaccessibles.

Erdoğan semble aujourd’hui, et encore plus depuis le passage au régime


présidentiel, en mesure d’obtenir des institutions d’État qu’elles s’abattent sur toute
forme de dissidence politique.

Conclusion

Donc, pour reprendre les 3 points développés :

- Une faible autonomie des champs sociaux. Pas d’autonomie de l’Etat, avec une
forte politisation. Et en contrôlant l’Etat, on contrôle les champs sociaux, on
façonne le social.
- Les capitaux qui comptent : c’est toujours le capital social
- Les modalités de légitimation : Une légitimité qui repose sur l’élection (même
quand les militaires prennent le pouvoir, ils maintiennent un semblant de vie
politique, avec des partis, etc.), mais qui reste partielle, qui n’acquiert jamais de
caractère hégémonique. L’absence d’accord sur les règles du jeu politique, entre
les compétiteurs et entre les militaires et les membres du champ politique,
interdit la stabilisation. Cela encourage un recours régulier à la violence pour
pérenniser les positions de domination. Dans ce système, les risques sont trop
importants : pour l’opposition qui ne peut s’opposer sans risquer la prison, et
pour les dominants, qui risquent de tout perdre s’ils quittent le pouvoir.

Plutôt que de penser les configurations politiques qu’on observe sur son terrain à partir de
catégories instituées de régimes (autoritarisme, démocratie, régimes hybrides) et d’en déduire
des pratiques de pouvoir typiques, il y a bien lieu d’observer nos terrains pour ce qu’ils sont.
La catégorie de « régimes hybrides » ne dit rien des pratiques concrètes des acteurs, elle
n’aide en rien à comprendre ce qui fait la spécificité des pratiques observées. La démarche
classificatoire apparaît alors très limitée, puisqu’elle implique de « mettre dans des cases »
préconstruites les cas que nous étudions, quitte à tordre un peu les choses pour les faire entrer
dans ladite case, ou à inventer une nouvelle case pour chaque cas observé (ce qui va à
l’encontre de la démarche classificatoire).

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Observer les modalités de structuration des champs du pouvoir, les modalités de la
légitimation des dominants ou de leur contestation, ainsi que les formes d’interaction entre
secteurs (ou champs) sociaux (le partisan et l’étatique, le criminel et l’étatique, le militaire et
le politique, le religieux et les politique, etc.) semble alors être une voie utile pour avancer
dans la compréhension des configurations politiques de façon comparée.

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