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Manuscrit d’auteur

LA PUISSANCE POLITIQUE DU NASAB EN MAURITANIE


CONTEMPORAINE.
A PROPOS DU RÔLE D'INTERMÉDIATION POLITIQUE DE L'ÉLITE
DIRIGEANTE DES AHL SÎDI MAHMÛD DE L'ASSÂBA

Mariella Villasante-de Beauvais1


Nomadic Peoples, vol 2, 1-2, 1998 : 277-303

"Il y a les chefferies imposées par les autorités, que ça soit les colons ou les mauritaniens.
Mais il y a aussi les chefs choisis et imposés par les gens de la qabîla. C'est mon cas, c'est
pourquoi les autorités ne peuvent rien contre moi."
Muhammad Râdî wull Muhammad Mahmûd (Kiffa, octobre 1991)

"419— Dans quelles circonstances dirais-je qu'une tribu a un chef ? Il faut bien que le chef
de tribu ait conscience. Il ne saurait être sans conscience !"
(L. Wittgenstein, Investigations philosophiques)

Introduction

Dans cette fin du XXème siècle il peut sembler quelque peu paradoxal, voire
anachronique de parler du rôle d'intermédiation des élites dirigeantes issues de
l'ordre de la tradition de la société bidân, arabophone, de Mauritanie2. A partir d'une
perspective anthropologique, je tenterai de montrer dans cet article que le paradoxe
n'est qu'apparent et que dans certains cas ces élites continuent à remplir un rôle
majeur dans la restructuration du politique, notamment dans le milieu rural
mauritanien. Le terme "élite traditionnelle" renvoie ici au groupe familial formé par
les membres des lignages segmentaires consensuellement reconnus comme les plus
nobles au sein d'une qabîla donnée. Des groupes lignagers qui ont assumé, en se
fondant sur cette légitimité du nasab, un rôle politique de commandement et de
dominance hiérarchique reconnue collectivement comme telle. Du point de vue
structurel, cette situation explicite que dans la société segmentaire bidân, la parenté et
le politique sont étroitement imbriqués.

1Docteur en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS. Chercheur associé au GDR 1565-CNRS-LAS.


E-mail : /debeauvais@gps.jussieu.fr/. Je remercie Christophe de Beauvais et Jean-Noël Ferrié pour leurs
commentaires critiques à ce texte.
Le système de transcription ici employé considère seulement les voyelles longues de l'arabe parlé en Mauritanie,
le hassâniyya : /â/, /î, y/, /û, w/ et les consonnes : /‘ayn = /‘/, /shîn/ = /sh/; /khâ, spirante vélaire sourde/=
/kh/, et enfin /hâ, spirante pharyngale sourde/ = /hâ/. En outre, les noms propres sont transcrits soit en
suivant une transcription phonétique, soit en suivant leur transcription courante en français, par exemple :
/wull/, "fils de" /Ould/.
2Je parle ici de "société bidân" et non pas de "société maure" parce que le terme français d'origine gréco-latine
"maure" a une connotation coloniale, négative et imprécise. Le terme bidân est l'ethnonyme endogène qui est
couramment utilisé en Mauritanie pour désigner les arabophones. A ce premier sens, impliquant une frontière
linguistique et culturelle, s'ajoute un deuxième sens, d'usage plus restreint, que renvoie à un classement statutaire
désignant les personnes d'origine libre —en opposition aux personnes d'origine servile. Voir à ce sujet mon
article "Catégories de classement identitaires et discours politiques dans la société bidân de Mauritanie. Les
origines étymologiques des termes "maure" et "Mauritanie", sous presse, Annuaire de l'Afrique du Nord.
2

Il ne sera donc pas question ici d'analyser la situation des élites politiques
"modernes", ou officielles, formées par les hauts fonctionnaires de l'appareil d'Etat
mauritanien, ni celle des élites "nouvelle manière" issues des couches enrichies de la
population, ni enfin des élites "d'un jour" composées par des anciens fonctionnaires
déchus de leurs fonctions, ou par des dirigeants des partis politiques modernes. Il est
par ailleurs bien entendu qu'aucune aspiration de théorisation globalisante sur les
élites mauritaniennes n'anime ce texte, centré sur les données recueillies au sein des
Ahl Sîdi Mahmûd, qabîla ou plutôt confédération de l'Est mauritanien forte d'environ
40.000 membres. Au sein de cette confédération, l'élite dirigeante est composée par
les descendants du fondateur éponyme de cet ensemble supratribal —Lemrâbot Sîdi
Mahmûd wull Muhtar wull ‘Abdellahi wull Muhammad wull ‘Abdellahi wull Baba
Hemdi (m. 1786)—, des Idawbja, Awlâd el-Hâjj ‘Ali, des Idawalhâjj de Wadân.

Il est clair que l'on ne saurait comprendre la situation actuelle sans faire référence au
passé. Il ne s'agit pas cependant de considérer que les élites traditionnelles que nous
observons de nos jours fonctionnent de la même manière qu'il y a cinquante ou cent
ans. En analysant les pratiques politiques de Muhammad Râdî wull Muhammad
Mahmûd (1942-1992) —auquel a succédé son fils Muhammad Mahmûd wull
Muhammad Râdî, chef confédéral actuel—, je tenterai de montrer que les stratégies
politiques de la chefferie changent en fonction des nouveaux contextes politiques,
mais que d'une manière générale, le rôle d'intermédiation politique vis-à-vis du
pouvoir central reste fondamental dans le contexte régional de l'‘Assâba
mauritanien.

Mise en contexte

Le thème des élites politiques dans les sociétés bidân et twareg pose des problèmes
théoriques et méthodologiques de taille, directement marqués par les approches —
souvent différentes— adoptées par les chercheurs concernés. Sans prétendre entrer
dans les détails de ces clivages analytiques redevables de nos formations
académiques, il me semble pertinent d'expliciter, ne serait-ce que dans ses grandes
lignes, la perspective que j'ai choisi pour comprendre ce problème à partir du
matériel recueilli chez les Ahl Sîdi Mahmûd depuis 1987 (Villasante-de Beauvais
1995, 1998a).

Depuis quelques années une nouvelle approche d'analyse, venue outre-Atlantique,


est présente dans le milieu francophone. Ainsi, certains chercheurs considèrent que
l'installation de l'Etat moderne, l'ouverture du processus de démocratisation de la
société mauritanienne et surtout l'exercice autoritaire du pouvoir présidentiel dans le
pays rendent caduques les analyses anthropologiques des élites traditionnelles. Dans
cette vision des choses, ces élites ne seraient pas seulement un fait "inventé" par les
acteurs et affirmé par certains analystes, mais elles seraient également "manipulées
et instrumentalisées" sans cesse par les tenants du pouvoir central. En un mot, les
élites traditionnelles représenteraient une sorte de relique du passé politique et
social lointain régulièrement ressuscitée à des fins de politique politicienne. Cette
manière de voir —qui semble séduire un certain nombre de jeunes chercheurs
mauritaniens et étrangers, élevés dans le contexte de la négation des idéologies
3

globales et de la défense des idées post-modernes de déconstruction et de


relativisme universel—, me semble irrecevable pour deux raisons principales.

D'abord, il est indéniable qu'il existe un parti pris évident dans une analyse qui tout
en se voulant "objective" (terme qui pose toujours un problème méthodologique
profond dans les disciplines sociales), est en fait largement redevable d'une
idéologie, hautement intellectualiste, qui veut que les faits sociaux soient
"complexes", "flous" et "insaisissables" —voire indicibles? De fait, si ces faits sont
tellement complexes, si les variables à prendre en considération sont tellement
nombreuses et que, en conséquence, il devient quasiment impossible de dire des
choses sensées, en l'occurrence sur le thème des élites mauritaniennes, alors pour
reprendre le mot célèbre de Wittgenstein on pourrait conclure par un "ce dont on ne
peut pas parler, il faut le taire3." Or, ce type de discours de l'indicible, du non-
analysable, est devenu non seulement une nouvelle idéologie (pessimiste), mais de
plus il possède en son sein sa propre négation. Il devient une sorte de point de vue
interchangeable et aussi valable que tout autre discours dit d'analyse "objective"
d'une réalité sociale donnée. Il rend enfin difficile, voire impossible, l'approche des
faits sociaux.

Revenons à des problèmes plus concrets. Du point de vue de l'anthropologie sociale,


où je me place, les structures sociales sont identifiables, repérables, elles renvoient à
des faits sociaux récurrents dans le temps et dans l'espace. Récurrents, non pas
"fixes" ou "rigides" pour l'éternité car les structures sociales sont sujettes à des
modifications dans le temps; elles évoluent et se transforment selon les contextes
temporels précis et circonscrits. C'est dans ce cadre que nous parlons d'adaptations
des pratiques sociales et des mises en pratique des stratégies dans le but d'atteindre
des objectifs sociaux précis.

S'agissant du problème des élites politiques de la société bidân, il semble évident que
la perspective déconstructiviste post-moderne laisse entièrement de côté la réalité
sociale aisément repérable dans le contexte social mauritanien. Globalement, il s'agit
d'une société où les valeurs hiérarchiques, fondées prioritairement (mais non
seulement) sur la parenté, sont prédominantes. Dès lors, le nasab (ascendance,
parenté) possède une puissance indéniable dans les classements sociaux pratiques
(au sens de Bourdieu4) adoptés par les mauritaniens. Ces classements pratiques—les
seuls sur lesquels on puisse dire des choses car ils ont et ils font le sens dans la vie
sociale—, renvoient pour l'essentiel à des distinctions hiérarchiques établies entre
groupes ethniques —c'est-à-dire linguistiques—, différents, mais aussi à des
distinctions hiérarchiques fondées sur l'insertion segmentaire et statutaire5. A ces
distinctions qui représentent une source de classements issue du monde traditionnel
—au sens de monde ancien, légitimé historiquement, connu et reconnu avant la
colonisation française—, se juxtaposent sans heurts majeurs d'autres distinctions

3L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 7 (Vienne 1918), Paris, Gallimard 1961 : 107.
4La nécessité d'inventer des classements académiques, ou des euphémismes savants comme dit Bourdieu, n'est
pas nécessaire là où nous trouvons, déjà bien établis, des classements pratiques "toujours subordonnés à des
fonctions pratiques et orientées vers la production d'effets sociaux" (P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L'économie
des échanges linguistiques. Paris, Fayard, 1982 : 135).
5A ce sujet voir Villasante-de Beauvais, "Genèse de la hiérarchie sociale et du pouvoir politique bidân", Cahier
d'Etudes Africaines 147, XXXVII-3 : 587-633.
4

modernes fondées sur la richesse monétaire (à la base des nouvelles couches


sociales), et sur l'insertion régionale (à la base des régionalismes contemporains); des
distinctions qui ne contredisent en rien par ailleurs l'affirmation de l'appartenance
nationale (Villasante-de Beauvais 1989). Tout ceci ne veut pas dire que les
classements pratiques sont figés ou immuables. Une grande mobilité sociale a été
largement identifiée dans le pays au sein de plusieurs groupes de la population
mauritanienne (Ould Cheikh 1985, Bonte 1991, Villasante-de Beauvais 1995).

Quelques précisions s'imposent. En Mauritanie on décèle une majorité arabophone


(bidân) et une minorité d'origine noire-africaine (pulaar, soninké, bambara et wolof),
englobée sous la dénomination kwâr en hassâniyya (le parler arabe des bidân). Au sein
des groupes arabophones et non-arabophones qui composent la société
mauritanienne, on peut identifier des groupes statutaires, distinguant notamment les
personnes d'origine libre (nobles et non-nobles) de celles d'origine servile (affranchis
et esclaves). Du point de vue structurel, ces groupes sociaux sont organisés en
suivant les principes segmentaires : lignagers chez les kwar (non-arabophones) et
segmentaires "tribaux" chez les bidân. Tous les bidân reconnaissent leur appartenance
à une qabîla ("tribu", pl. qabâ‘il) donnée, et cela n'est guère une "invention" des
anthropologues —l'idée est courante dans les discours officiels qui rejoignent, sans le
savoir bien entendu, les défenseurs des idées post-modernes. Enfin, en suivant des
référents et des valeurs culturelles codifiées et forgées historiquement, les qabâ‘il se
différencient entre elles selon qu'elles adhérent aux valeurs guerrières et/ou aux
valeurs religieuses (les deux termes n'étant pas exclusifs, surtout dans l'Est
mauritanien).

Il est certain qu'après la grande déstructuration du monde nomade et pastoral, issue


de la crise climatique des années 1970 —qui provoqua l'expansion en milieu rural
des services de l'Etat et la généralisation des rapports marchands et capitalistes—, les
liens sociaux les plus importants entre les bidân, ceux fondés sur la parenté élargie, se
sont quelque peu distendus. Cela ne pouvait pas aller autrement. Ainsi, il est évident
que dans la situation actuelle de sédentarisation et d'urbanisation massives mais
surtout d'appauvrissement croissant d'une partie importante de cette société, de
nombreuses qabâ‘il se sont déstructurées notamment du point de vue politique. Les
élites politiques traditionnelles qui avaient le rôle d'administration, d'arbitrage des
conflits et du maintien de l'unité politique des qabâ‘il n'ont pas toutes survécu, si l'on
peut s'exprimer ainsi, à la modernisation désordonnée de l'Etat et aux effets néfastes
du libéralisme économique à outrance imposé par les organismes financiers
internationaux et adopté par les gouvernements mauritaniens depuis la fin des
années 1970 jusqu'à nos jours.

Néanmoins, et probablement en raison de tout cela, la grande majorité des bidân


contemporains reste attachée, affectivement et concrètement, à leurs qabâ‘il d'origine.
Des différences de taille sont cependant observables entre la situation sociale et
politique des grandes villes du pays, Nouakchott et Nouadhibou, et les régions de
l'intérieur. Les solidarités segmentaires s'expriment de manière moins forte dans les
villes où le rôle des chefs traditionnels a été remplacé par celui des notables des
qabâ‘il, personnages toujours influents dans le contexte citadin. Par contre, à
l'intérieur du pays, les chefs et les notables, légitimés au premier chef du point de
5

vue généalogique, continuent à remplir leur rôle de défense des intérêts restreints de
leurs qabâ'il ou de leurs fractions (efhâd, sg. fahd). De fait, si ces élites politiques
traditionnelles continuent à jouer un rôle central dans la vie politique mauritanienne,
notamment en milieu rural, c'est avant tout parce qu'en l'absence totale d'un Etat de
droit, respectueux des droits des citoyens, redistributeur des richesses du pays et
protecteur des mauritaniens en général, elles restent la seule garantie ou le seul
espoir de bien-être collectif et individuel. Les collectivités et les individus comptent
sur "leurs" notables pour atteindre leurs objectifs sociaux d'amélioration des
conditions de vie. Si l'on reconnaît l'importance de ce fait alors l'idée de
l'instrumentalisation permanente de ces élites par l'Etat (par le Président devrions-
nous dire), paraît complétement déplacée. Cela équivaut à faire fi de l'existence
réelle des personnes et de leurs attentes sociales; ou à considérer que face au pouvoir
central il n'y a que des pantins sans intelligence. Nous pouvons reconnaître que les
tenants du pouvoir d'Etat essayent de tenir les élites traditionnelles à leur merci.
Mais il n'en reste pas moins que dans ce jeu politique, courant s'il en est, les élites
traditionnelles et les groupes et les individus qu'elles représentent —au sens premier
du terme—, trouvent un moyen puissant d'affirmer leur rôle politique
contemporain. Et de ce fait, on peut dire qu'elles utilisent à leur profit les moyens
offerts par le pouvoir central pour obtenir des avantages matériels et symboliques
bien réels (postes, argent, nourriture, prestige), destinées à être redistribuées parmi
les membres de leurs qabâ‘il ou de leurs fractions.

L'ouverture démocratique entreprise dans le pays à partir de 1986, menant aux


élections présidentielles de 1992, les premières à avoir adopté le suffrage universel, a
transformé dans une certaine mesure les manières de faire la politique en
Mauritanie. Non pas tant en raison d'un changement véritable des pratiques de
l'administration gouvernementale —qui sont restées pratiquement inchangées
depuis 1978, lors du premier coup d'Etat—, mais surtout à cause des référents
inédits introduits dans la vie sociale et politique, voire culturelle : l'émergence des
partis modernes et l'autorisation de libre expression qui a donné naissance à une
presse plus ou moins indépendante. Dans ce cadre, certains analystes ont parlé de
"renaissance des tribus", de "retour du tribalisme" ou de "démocratie autoritaire". Je
voudrais avancer pour ma part que les solidarités segmentaires n'ont jamais cessé
d'exister dans le pays et que la "démocratisation" n'a pas fait autre chose que de
rendre plus visible ce trait central de la structure sociale de la société bidân. Quant à
la démocratie mauritanienne, il faut peut-être expliciter qu'elle a un caractère
purement formel, sans aucune base réelle, car le pays reste gouverné par le
Président, ses conseillers et son parti (Parti Républicain, Démocratique et Social, PRDS).
Un parti qui est devenu rapidement, dès 1993, le seul dont l'existence soit
véritablement affirmée car le principal parti de l'opposition, l'Union des Forces
Démocratiques (UFD), ainsi que les autres partis plus ou moins proches du pouvoir
central, connaissent depuis lors de profondes luttes internes que je classe volontiers
comme des luttes factionnelles6. Factionnelles puisqu'en l'absence totale de
programmes véritablement politiques —qui caractérisent ailleurs les partis
politiques modernes—, ce sont des groupes factionnels qui s'affrontent et se divisent

6A ce sujet voir Villasante-de Beauvais, "Partis politiques “modernes“ et factions “néo-traditionnelles“", sous
presse, Quaderns de l'Institut Català d'Antropologia, Barcelona.
6

en fonction des enjeux de pouvoir politique et économique. Contrairement à une


idée courante, la formation des groupes factionnels ne doit rien aux appartenances
ethniques et/ou segmentaires (Bonte 1982). Aujourd'hui, comme jadis dans le
système politique pré-colonial, les factions réunissent des individus de toute origine
qui décident d'établir des alliances temporelles en fonction d'objectifs clairement
définis. On y reviendra. Dans ce contexte d'inexistence du pluralisme politique, de
monopartisme d'Etat —comme jadis le parti unique des gouvernements africains—,
et de prédominance du pouvoir présidentiel, le rôle d'intermédiation des chefs
politiques traditionnels et des notables reconnus comme tels par le peuple
mauritanien acquiert une importance indéniable.

De fait, la grande nouveauté des dernières années est l'adaptation remarquablement


rapide des pratiques politiques issues du monde traditionnel face à l'introduction
des partis politiques et de la presse mauritanienne. Plus précisément, comme on
aura l'occasion de le voir bientôt, certains chefs traditionnels mènent leurs luttes
factionnelles au sein même de ces partis politiques. Et même si la presse rend
compte de ces faits de manière souvent confuse —les journalistes et autres analystes
de Nouakchott ne connaissent que superficiellement les démêlés politiques du
milieu rural—, il reste surprenant de voir étalées dans les journaux des affaires qu'il
y a seulement une dizaine d'années —lorsque je commençai mes enquêtes et qu'il
n'existait qu'un journal officiel, Le Chaab—, étaient du ressort du secret politique;
secret qui est partie intégrante des jeux politiques de la société segmentaire bidân —
et de la société mauritanienne en général—, fait des nuances et de subtilités riches en
finesse.

Les Ahl Muhammad Mahmûd, qabîla de chefferie des Ahl Sîdi Mahmûd

Dans l'histoire des Ahl Sîdi Mahmûd, le rôle des chefs politiques a été déterminant
pour l'évolution du groupement collectif dans le contexte régional de l'‘Assâba. Ceci
n'a rien de surprenant et ne contredit en rien la mise en avant des valeurs collectives
fondées sur la défense de l'honneur et de l'‘asabiyya du groupe. Globalement, on peut
dire que les valeurs individuelles dans la société bidân vont de pair avec les valeurs
hiérarchiques et masculines de la structure sociale, tandis que les valeurs collectives
se rattachent aux valeurs d'égalité —de statut non pas d'égalité occidentale—, qui
renvoient également aux valeurs masculines (les valeurs féminines sont couramment
classées du côté de la hiérarchie en vertu de l'interdiction d'hypogamie féminine
dans les alliances matrimoniales).

Depuis la naissance de cet ensemble supratribal, à la fin du XVIIIème siècle, sept


chefs politiques se sont succédés au sein de la famille issue du fondateur éponyme
de la confédération, Lemrâbot Sîdi Mahmûd. En effet, les Ahl Sîdi Mahmûd
présentent cette particularité d'être organisés politiquement comme une
confédération (ittihâd) de qabâ‘il qui reconnaissent une qabîla de chefferie, les Ahl
Muhammad Mahmûd, dite aussi el-hella —terme qui désigne la tente de chefferie
dans les groupes dominants de l'Est mauritanien. Tout au long de leur histoire, ces
chefs politiques ont incarné et incarnent toujours l'unité politique confédérale, c'est-
à-dire l'‘asabiyya collective, et cela au-delà même des changements de rattachements
segmentaires de certains groupes et des tendances à l'autonomie politique que l'on
7

observe actuellement. De nos jours onze qabâ‘il forment les Ahl Sîdi Mahmûd : Ahl
Muhammad Mahmûd, Ahl Muhammad Râdî, Hellet Ahmed Taleb, Swâker, Ahl
Hamma Hattar, Zbeyrât de Kankossa, Zbeyrât de Sélibaby, Azeyzat, Hmaymîd,
Tajûnît et Lemjajta. En dehors de leurs propres chefs, elles ont toujours besoin d'un
"chef général" —selon la terminologie coloniale— et de leurs notables pour exister
politiquement.

Avant de présenter un bref aperçu du rôle joué par les cinq premiers chefs politiques
dans la naissance et l'évolution des Ahl Sîdi Mahmûd, je voudrais expliciter
quelques traits de structure et d'histoire qui aideront à mieux situer les propos
ultérieurs, portant sur la longue période de commandement (de 1942 à 1992) de
Muhammad Râdî wull Muhammad Mahmûd.

En dehors des contingences historiques, on peut observer la permanence d'un


élément de structure qui se retrouve au sein des pratiques contemporaines des Ahl
Sîdi Mahmûd : l'actualisation du factionnalisme politique, véritable moteur de la vie
politique dans le cadre segmentaire. Au sein de la qabîla de chefferie des Ahl Sîdi
Mahmûd, se trouvent ainsi en permanence deux factions opposées et/ou alliées : la
faction du chef confédéral en titre—qui possède la légitimité généalogique reconnue
consensuellement par les membres de la confédération—, et la faction de dissidence,
qui conteste la légitimité du pouvoir confédéral. Or cette réalité factionnelle est
fondamentale pour comprendre les réajustements adoptés par la chefferie dirigeante
depuis l'époque coloniale jusqu'à nos jours.

Le factionnalisme —on le disait précédemment—, renvoie à la formation des


groupes, unis ou non par la parenté, en fonction des objectifs politiques à court ou
moyen terme, et il fait partie intégrante de la structure segmentaire bidân. Dès lors, il
doit rester clair que les chefferies ne sont pas unies comme un seul bloc, mais
divisées couramment en deux factions, raison pour laquelle on parle de "dualisme
factionnel" (Bonte 1982, 1991; Villasante-de Beauvais 1995, 1998a).

Les administrateurs coloniaux avaient bien compris ce principe et, pour administrer
les populations, ils se servaient de ces divisions factionnelles en établissant des
alliances avec telle ou telle faction, et surtout en donnant leur propre légitimité à la
faction qui allait représenter l'ensemble segmentaire. Il est évident que cette stratégie
politique de "diviser pour régner" avait comme objectif fondamental le contrôle des
populations à travers le contrôle des élites traditionnelles qui étaient les seules à
avoir une véritable autorité. L'agrément administratif de tel ou tel chef était
couramment accompagné de la distribution de cadeaux, voire des salaires aux chefs
attitrés. Parallèlement, les interventions administratives étaient également destinées
à fixer la situation segmentaire des groupes bidân. L'on procédait ainsi à des
changements de rattachement de fractions et de qabâ‘il pour les besoins
administratifs et de contrôle politique des populations. Tout cela est historiquement
attesté dans les archives coloniales (de Mauritanie, du Sénégal et de France). Mais il
faut resituer à leur véritable place les conséquences que l'on peut tirer de ces faits.

Il serait simpliste en effet de considérer que les administrateurs ont créé de toutes
pièces un système politique sophistiqué comme le système bidân et qu'ils ont inventé
de surcroît des groupes segmentaires ex nihilo. La politique explicite —dans la
8

correspondance officielle— était celle de maintenir le système traditionnel en


cherchant des alliances politiques avec les chefferies légitimées dans le cadre
coutumier, c'est-à-dire les chefferies qui tiraient leur légitimité et leur autorité du
nasab. Il était impératif d'avoir des interlocuteurs pour gouverner un territoire deux
fois plus grand que la France avec un déficit d'effectifs permanent. Et ces
interlocuteurs ne pouvaient guère être des hommes de paille, mais bien au contraire
des personnalités respectées. Quant aux remaniements segmentaires, il paraît
évident qu'ils obéissaient d'abord aux stratégies politiques courantes de ce type de
société dans lequel les processus de fission et de fusion des groupes unis par la
parenté ou par l'alliance politique —comme dans le cas de la confédération des Ahl
Sîdi Mahmûd—, font partie intégrante du fonctionnement politique. On peut donc
considérer que la plupart du temps, les Français ne faisaient pas autre chose
qu'entériner des décisions de changement segmentaire prises par certains chefs bidân
qui souhaitaient acquérir plus d'autonomie politique. En revanche, il faut
reconnaître que la situation politique et segmentaire existante au moment de
l'installation coloniale rendit un peu plus fixes que par le passé les évolutions en
cours dans cette société —il en va de même pour la situation d'appropriation
foncière des terres utiles à l'agriculture.

Malgré la présence coloniale, somme toute assez réduite en effectifs civils et


militaires, les élites politiques bidân ont trouvé un moyen puissant de reproduction
politique, bien plus important de ce que pouvaient le croire les autorités coloniales.
En tentant de contrôler les bidân par le biais du contrôle des chefferies, les stratégies
coloniales ont contribué en réalité à la mise en place de stratégies locales de maintien
du pouvoir politique "coutumier". Une première réorganisation du rôle
d'intermédiation politique adopté par les chefs politiques bidân —entre le pouvoir
central et leurs groupes subordonnés— eut lieu au cours de cette période.

Après 1960 et pendant un certain temps, l'administration mauritanienne ne changea


pas fondamentalement cet état de choses, notamment en milieu rural,
considérablement éloigné du nouveau centre du pouvoir installé à Nouakchott. Au-
delà des discours contre les chefferies, les "tribus" et autres "tribalismes", cette
administration —dont les cadres étaient couramment formés à l'école française—
continua à gouverner par l'intermédiaire des chefferies locales et des cercles de
notables. C'est ce que voulait dire Muhammad Râdî wull Muhammad Mahmûd (cf.
exergue), lorsqu'il affirmait que les autorités centrales pouvaient choisir les chefs,
mais que ce sont ceux qui étaient choisis par leurs propres qabâ‘il qui avaient le plus
d'autorité et de légitimité réelle et, en conséquence, plus de pouvoir politique.
J'aimerais d'ailleurs souligner que le pouvoir des chefferies bidân, ne concerne pas
seulement les "ressortissants" d'une même qabîla, mais aussi des groupes locaux,
ruraux ou citadins, affaiblis politiquement et en conséquence soumis aux jeux des
alliances locales au sein desquelles il existe toujours une qabîla et une faction
dominantes. Dans ce cadre, la chefferie des Ahl Sîdi Mahmûd exerce son pouvoir et
son influence politique dans toute la partie occidentale de la Région de l'‘Assâba, à
partir de la capitale de cette région, la ville de Kiffa (50.000 habitants), où leurs
ressortissants sont largement majoritaires.
9

L'ensemble des chefferies traditionnelles bidân —y compris celles des émirats— ne se


sont pas toutes reproduites au cours du temps comme celle des Ahl Sîdi Mahmûd.
Certains groupes qu'elles représentaient jadis se sont déstructurés progressivement
comme conséquence de la grande sécheresse sahélienne et saharienne. Néanmoins,
en l'absence de chefferies reconnues socialement, ce sont les notables traditionnels
qui remplissent le rôle de "protecteurs" du groupe, notamment pour des questions
relatives à la recherche d'emplois et des moyens de vie en général.

Depuis l'ouverture du pays à la démocratie, les autorités mauritaniennes jouent plus


ouvertement que par le passé la carte des chefferies traditionnelles, en établissant
notamment des alliances politiques directes avec les factions de chefferie et parfois
en imposant —comme au temps colonial— leurs propres candidats. Dans ces
circonstances, les jeux factionnels des qabâ‘il peuvent se trouver directement
influencés par les intérêts du groupe des (anciens) militaires au pouvoir. Il est en
effet difficile, dans les conditions actuelles du pays, de parler d'intérêts politiques de
l'Etat mauritanien; cette instance politique ne semble avoir qu'une existence formelle,
sans corrélation avec les pratiques observables. Les instances de gouvernement —
dont le Parlement—, ainsi que l'administration proprement dite —Ministres, haut
fonctionnaires—, n'ont aucune efficacité visible; mieux, le pays semble gouverné par
le seul pouvoir exécutif. Certains analystes considèrent que cette situation de
désordre politique global mène à l'arbitraire le plus flagrant dans les manières
d'administrer le pays. Et il y a sûrement une part de vérité dans cette proposition.
Cependant, il serait aussi absurde de considérer que, même dans le cas de l'exercice
d'un pouvoir politique arbitraire, les décisions prises (nominations des hauts
fonctionnaires, appui de telle ou telle faction de chefferie, etc.), n'ont pas des effets
réels sur la pratique sociale des groupes concernés. En effet, il est aisé de constater
que les factions de chefferie qui ont reçu l'appui politique du président —par le biais
de son parti, le PRDS—, utilisent à leur profit cette alliance politique pour affirmer
leur prééminence politique locale, voire régionale. La promotion contemporaine des
groupes et des individus, la défense des valeurs d'honneur et de solidarité collectifs,
se fait dans ce cadre là. Il n'y a donc rien d'étonnant à constater que les luttes
factionnelles dites "traditionnelles" se mènent de nos jours sous couvert des partis
politiques modernes7.

Ces considérations d'ordre général semblaient nécessaires pour contextualiser


l'analyse qui va suivre sur les chefs de la confédération des Ahl Sîdi Mahmûd. Il était
en particulier important de montrer, dans ses grandes lignes, le cadre dans lequel cet
ensemble supratribal a évolué dans la période contemporaine. Nous allons aborder
maintenant la période historique précoloniale au cours de laquelle les traits actuels
se sont forgés.

7L'emploi du terme "traditionnel" pour parler de factionnalisme ou des principes segmentaires en général mérite
une remarque. Il ne renvoie guère à une situation "ancienne et immuable", mais simplement aux référents
structurels ou plutôt aux représentations de la structure politique segmentaire qui, ayant été remodelées au cours
de ce siècle —sous l'emprise coloniale—, apparaissent aux yeux des intéressés comme relevant de "l'ancien
temps".
10

De Lemrâbot Sîdi Mahmûd à Muhammad Mahmûd wull Sîd al-Muhtar

La confédération des Ahl Sîdi Mahmûd groupant actuellement onze qabâ‘il et une
centaine de fahd ("fractions"), est née à la fin du XVIIIème siècle dans la région du
Tagânet, au nord de l'‘Assâba (voir la carte). A partir de cette époque, et tout au long
du XIXème siècle, divers groupes bidân —associés notamment aux Idaw‘ish—
établissent des alliances avec la famille de Lemrâbot Sîdi Mahmûd (m. 1786),
ressortissant d'une qabîla de l'Adrâr mauritanien, les Idawalhâjj de Wadân. J'ai
montré ailleurs (Villasante-de Beauvais 1996), que les liens de parenté agnatique ne
sont pas aux fondements de la naissance de ce nouvel ensemble bidân, mais que ce
sont plutôt les liens d'alliance politique et de protection qui sont à la base de
l'émergence et de la construction progressive d'une même solidarité globale
(‘asabiyya). Si au départ, la protection établie était de type religieux (Lemrâbot Sîdi
Mahmûd était un walî, faiseur de miracles), elle se transforma rapidement en
protection simplement politique, impliquant l'établissement de relations
hiérarchisées entre les groupes "demandeurs" (qui voulaient adopter une autre
‘asabiyya) et la famille de Lemrâbot Sîdi Mahmûd, les Idawbja des Awlâd el-Hâjj ‘Ali
des Idawalhâjj.

Cette première phase de formation peut être donc conçue comme une phase
d'élargissement des rangs des Idawbja —devenu le "noyau" tribal de référence—, en
suivant un mode de filiation par alliance politique assez courant chez les bidân et
d'autres groupes sahariens (Bonte 1991). Mode de filiation sur lequel Ibn Khaldûn a
écrit abondamment dans son célèbre ouvrage al-Muqaddima8.
Les choses auraient pu rester en là, c'est-à-dire dans le cadre de l'élargissement des
Idawbja par le biais du rattachement des groupes clients. Cependant, pour des
raisons probablement conjoncturelles —les conflits qui agitaient les émirats l'Adrâr
et du Tagânet à la fin du XVIIIème siècle, et les velléités d'indépendance des groupes
rattachés aux Idaw‘ish du Tagânet—, des qabâ‘il entières décidèrent d'abandonner
leurs rattachements segmentaires et politiques et de se placer sous la bannière de
Lemrâbot Sîdi Mahmûd. Elles devinrent ainsi partie intégrante des Ahl Sîdi
Mahmûd, nouvel ensemble segmentaire du Tagânet, qui reconnaît une même famille
de chefferie (ri‘âse) de rang supérieur, et elles adoptèrent l'‘asabiyya confédérale, tout
en conservant leurs propres ‘asabiyyât —ou solidarités restreintes, fondées sur les
liens agnatiques—, au sein de leurs propres qabâ‘il.

Les structures de la confédération (ittihâd) étaient donc nées sur des bases
éminemment hiérarchiques. En effet, les groupes rattachés, étrangers aux Idawalhâjj,
ne pouvaient pas prétendre à l'égalité de rang avec la famille de chefferie, les
Idawbja. Pour bien établir cette situation ils reçurent le nom de muhâjriyyîn (litt. les
émigrés). Désormais, les Ahl Sîdi Mahmûd furent distingués hiérarchiquement de la
manière suivante : les descendants de Lemrâbot Sîdi Mahmûd ou Idawbja,
représentant le noyau (ou coeur, galb) de la confédération; ensuite les groupes issus
des Idawalhâjj et enfin les muhâjriyyîn (issus pour la plupart des Teqda et des Sara,
anciennement rattachés aux Awlâd M‘bârek puis aux Idaw‘ish du Tagânet).

8Voir en particulier "La civilisation bédouine. Nations sauvages et tribus", al-Muqaddima, Discours sur l'histoire
universelle, traduction nouvelle par V. Monteil, Beyrouth, Thesaurus Simbad. Paris, Actes Sud 1997 : 187-236.
11

Si la hiérarchie prédomine du point de vue interne à la confédération, une même


égalité statutaire est néanmoins reconnue vers l'extérieur. Ainsi, les Ahl Sîdi
Mahmûd sont perçus comme ayant une même ‘asabiyya et une même insertion
statutaire lorsqu'ils sont confrontés aux groupes voisins, dont les Kunta, les
Idaw‘ish, Tajâkant, les Laglal, les Massuma, les Ideybussat et les Idaw‘ali —pour
citer les plus importants. Cette insertion statutaire est cependant particulière :
contrairement à la plupart des groupes bidân installés dans des régions où le système
politique émiral fut installé depuis le XVIIème siècle (le Trârza, le Brâkna et l'Adrâr),
les Ahl Sîdi Mahmûd revendiquent —avec d'autres groupes de l'est mauritanien—
un double statut tribal : guerrier et religieux à la fois. Cette fluidité statutaire,
remarquable dans le contexte bidân, est d'autant plus significative qu'ils ont changé
d'insertion statutaire au cours de leur histoire. Au départ plutôt classés comme
groupe religieux (tolba), ils deviennent guerriers (‘arab) reconnus en tant que tels
pendant plus d'un siècle, pour reprendre —du moins pour la famille de chefferie—
le statut religieux au cours de la période coloniale et jusqu'à nos jours.

Les périodes de chefferie d'‘Abdellahi wull Lemrâbot Sîdi Mahmûd (1786-1839) et de


son fils Muhammad Mahmûd (1839-1882) furent celles de l'expansion
démographique de la confédération, notamment par le biais de la guerre. En effet,
les triomphes militaires de ces chefs attirèrent dans les rangs des Ahl Sîdi Mahmûd
un nombre important de groupes régionaux affaiblis politiquement.

Après la mort du fondateur éponyme des Ahl Sîdi Mahmûd, en 1786, son fils
‘Abdellahi changa complétement de voie en choisisant la voie guerrière pour
atteindre l'objectif politique de prééminence collective dans le cadre régional du
Tagânet et de l'‘Assâba —région située au sud de la première, faisant frontière avec
le Mali actuel, déjà utilisée comme zone de nomadisation par les groupes
anciennement rattachés aux Idaw‘ish et qui faisaient partie des Ahl Sîdi Mahmûd.
Sous le commandement d'‘Abdellahi, la confédération prit part aux luttes
factionnelles des Idaw‘ish —aux côtés des Shratit et contre les Abakâk—, elle mena
également une guerre "interne" contre les Kunta. Mais c'est avec Muhammad
Mahmûd wull ‘Abdellahi (dit Nahah), que les Ahl Sîdi Mahmûd consolidèrent leur
place hégémonique dans le cadre régional. Pendant son commandement, la
puissance militaire de la confédération s'affirma considérablement, tant et si bien
que Muhammad Mahmûd est reconnu au niveau local comme étant l'amîr de
l'‘Assâba. Raison puissante, pour laquelle, après sa mort, la tente de chefferie (haymit
shyakha) de la confédération s'est fixée dans sa descendance, les Ahl Muhammad
Mahmûd des Idawbja.

Comme on pouvait s'y attendre, la mort de Muhammad Mahmûd ouvrit une


période de conflit intense chez les Ahl Sîdi Mahmûd qui connurent, pour la première
fois de leur histoire, des luttes factionnelles semblables à celles qui se développaient
dans les familles émirales bidân. Les rangs de la confédération se divisèrent entre les
partisans des deux fils de l'amîr, Sîd al-Muhtar et Sîdi Muhammad. D'après les
traditions recueillies, Sîdi Muhammad fut assassiné en 1902 par un ‘abd de son frère
rival. A sa mort, les rangs des Ahl Sîdi Mahmûd se réunifièrent sous le
commandement de Sîd al-Muhtar. Celui-ci prit une part active dans les luttes de
résistance contre les Français, établissant des alliances politiques avec toutes les
12

qabâ‘il de l'est (Meshdûf, Kunta, Laglal…), et avec les émirs en place, notamment de
l'Adrâr. Alors qu'il se trouvait dans cette région, Sîd al-Muhtar mourut de maladie
en 1907. Les rangs de la confédération se restructurent alors, non sans avoir connu
quelques mois difficiles, notamment en raison des velléités d'autonomie de quelques
chefs des Idawbja qui, voulant s'éloigner de la chefferie dirigeante, cherchèrent à
établir des alliances séparées avec le nouveau pouvoir colonial Français. Néanmoins,
un jeune fils de Sîd al-Muhtar, Muhammad Mahmûd (deuxième du nom), fut
nommé à la tête des Ahl Sîdi Mahmûd par le biais habituel du choix consensuel des
chefs de la confédération par les chefs des qabâ‘il et les notables.

La période de chefferie de Muhammad Mahmûd (1907-1942) représente une étape


de transition et de redéfinition des stratégies politiques connues et pratiquées jusque
là par les membres de l'élite dirigeante des Ahl Sîdi Mahmûd. D'abord, le
resserrement des rangs de la confédération est clairement affirmé comme l'objectif
politique collectif. Pour ce faire les alliances politiques entre l'élite Idawbja et les
chefs des qabâ‘il confédérales furent réactivées et approfondies. Cette nouvelle
politique se reflétait aussi sur le plan matrimonial, Muhammad Mahmûd fut le
premier chef confédéral à établir vingt deux alliances matrimoniales, dont dix huit
mariages proches —avec des femmes issues des groupes confédérés, de statut libre
ou d'origine servile— et quatre mariages lointains. Ces derniers avaient, bien
évidemment, comme objectif l'élargissement des appuis extérieurs aux Ahl Sîdi
Mahmûd, plus nécessaires que jamais dans le nouveau contexte colonial. Parmi ces
mariages extérieurs deux sont considérés aujourd'hui comme "principaux", celui
contracté avec Fatma mint Zneyba, des Awlâd ‘Abd al-Karim de la puissante qabîla
des Awlâd an-Naser —mère du futur chef confédéral—, et celui établi avec Lalla
mint Taleb des Laglal, anciens alliés des Ahl Sîdi Mahmûd. De ces unions naquirent
vingt cinq fils et quatre filles ; progéniture importante et inédite dans la lignée des
chefs des Ahl Sîdi Mahmûd. Comme on pouvait s'y attendre, plusieurs fils de
Muhammad Mahmûd eurent à jouer des rôles politiques importants dans la
réorganisation des factions confédérales qui suivit son décès.

La multiplication des alliances matrimoniales et politiques adoptée par le premier


chef confédéral vivant sous les règles coloniales faisait partie d'une stratégie
politique nouvelle et nécessaire dans ces temps de changement. Comme d'autres
chefs bidân, Muhammad Mahmûd s'était aperçu que les administrateurs favorisaient
les groupes "religieux", censés représenter une sorte de groupe "victime des
guerriers" sans foi ni loi. Ainsi, après avoir été classés comme de "redoutables
guerriers" —depuis la fin du XIXème siècle et tout au long des luttes militaires de
résistance à la colonisation—, le nouveau chef entama avec succès un changement
radical de l'image publique des Ahl Sîdi Mahmûd, qui devinrent, dans la nouvelle
perception coloniale, d'abord des "marabouts-guerriers" et plus tard des "marabouts"
tout court. De fait, la mise en avant du statut religieux était une stratégie politique
destinée à consolider l'alliance politique contractée entre la chefferie dirigeante et les
nouveaux maîtres du pays. Mais il n'en reste pas moins que la stratégie eut aussi un
certain ancrage dans les pratiques; il faut en effet comprendre que le mouvement de
redéfinition statutaire ne concernait pas de la même manière tous les groupes
confédérés, mais qu'il y avait, tout comme aujourd'hui, des distinctions en suivant le
rang collectif des groupes. En suivant la qabîla de chefferie de la confédération (Ahl
13

Muhammad Mahmûd), les familles de chefferie issues des Idawbja (les Ahl
Muhammad Râdî wull Owa, les Hellet Ahmed Taleb et les et les Ahl Hamma
Hattar), devinrent plus "religieuses" dans leur mode de vie pratique que par le passé.
Alors que la plupart des groupes rattachés, englobés sous la dénomination
muhâjriyyîn, continuaient à suivre les coutumes des guerriers. C'est en raison de ces
pratiques concrètes que les Ahl Sîdi Mahmûd conservèrent, dans leur région, leur
double statut guerrier et religieux. Néanmoins, sous l'influence du classement
colonial et probablement aussi parce que la famille de chefferie était d'origine
Idawalhâjj, une qabîla censée être religieuse, nombre de bidân des autres régions du
pays, classèrent les Ahl Sîdi Mahmûd sous le seul statut religieux.

Une restructuration importante du fonctionnement interne de la chefferie fut


également menée par Muhammad Mahmûd wull Sîd al-Muhtar. La prise de
décisions et l'arbitrage des conflits sociaux et individuels, jadis du ressort presque
exclusif du chef confédéral, s'élargirent aux autres chefs et notables réunis au sein de
la jamâ‘a. Le rôle de cette dernière tendait ainsi à devenir aussi important qu'au sein
des groupes religieux bidân. Néanmoins contrairement à ces derniers qui avaient
tendance à reconnaître une certaine égalité de rang entre les membres de la jamâ‘a,
chez les Ahl Sîdi Mahmûd, les chefs confédéraux et la famille de chefferie —les Ahl
Muhammad Mahmûd—, ainsi que les notables issus des Idawbja conservaient
toujours un rang plus élevé au sein de la confédération.

Muhammad Mahmûd innova dans trois autres plans tout à fait importants pour la
reproduction du pouvoir politique des chefs de la confédération. D'une part, il se
servit de la politique de "décentralisation" des colonisateurs pour consolider son
influence au niveau local et régional. Dès 1907, les administrateurs avaient en effet
entrepris de diviser les rangs de la confédération en créant de toutes pièces trois
regroupements à base géographique : les Ahl Sîdi Mahmûd du Nord (dont le centre
était Kiffa), du Sud (dont le centre était Kayes) et de l'Est (avec pour centre Tentan et
‘Aiûn-el-Atrûs). Cependant, étant donné que Muhammad Mahmûd était reconnu
par les coloniaux comme "chef général" des Ahl Sîdi Mahmûd et qu'il était considéré
comme "un allié sûr", on lui permettait de nommer les chefs des fractions et des
qabâ‘il de la confédération. Les autorités ne faisaient ensuite que confirmer ces choix
personnels, considérant que c'était cette reconnaissance qui était la plus importante
pour les bidân… Mais rien n'était moins sûr. En faisant preuve d'une naïveté
politique remarquable, les administrateurs croyaient que le rapprochement politique
de Muhammad Mahmûd, ses liens personnels avec tous les commandants de Cercle
(division administrative des régions), nommés dans l'‘Assâba, étaient des preuves
irréfutables de sa "fidélité". Ils croyaient le manipuler. Sans se douter que c'était
Muhammad Mahmûd qui se servait de cette nouvelle alliance à ses propres fins
pour asseoir la pérennité du pouvoir politique des Ahl Sîdi Mahmûd.

Cette pérennité ne pouvait se consolider en dehors d'un cadre physique de


concrétisation. La deuxième stratégie qui doit être soulignée est celle de
l'enregistrement systématique des terrains de culture, des points d'eau et des zones
de pâturage entreprise par tous les groupes confédérés en suivant les directives de
leur chef. La légalisation (coloniale) de la tenure foncière, accompagnée par ailleurs
du développement des activités commerciales, consolida davantage la nouvelle
14

image des Ahl Sîdi Mahmûd comme groupe "religieux" —censés organiser les
activités agricoles et le commerce en pays bidân. Mieux, les terres et le territoire
effectivement contrôlés depuis les années 1830, s'élargit considérablement sous la
colonisation. Il concerna désormais —et jusqu'à nos jours— d'ouest en est : la partie
occidentale de l'‘Assâba jusqu'à l'Affolé dans le Hawd ; et le début du Tagânet au
nord jusque le nord de Kayes (Mali) au sud.

Si avant 1930, l'agriculture n'était qu'une ressource secondaire par rapport au


nomadisme pastoral, après les années de crise économique et climatique de 1940 une
grande partie des groupes commença à exploiter les terres utiles à l'agriculture des
grâyr (sous pluies) et à créer quelques palmeraies pour faire face aux besoins
alimentaires. L'entreprise était largement facilité du fait que les Ahl Sîdi Mahmûd
disposaient d'une main d'oeuvre d'origine servile très importante. En effet, dès
l'installation coloniale, Muhammad Mahmûd avait développé la stratégie
d'élargissement des rangs de la confédération par le biais de la protection accordée
aux affranchis et aux esclaves en fuite. En fait, alors que ces derniers se rendaient au
poste militaire de Kiffa pour demander la protection des Français, c'était
Muhammad Mahmûd qui la leur offrait, avec l'accord soulagé des autorités —qui se
sont toujours montré très tolérantes face aux "coutumes" locales9. Les anciens
esclaves étaient ensuite dûment enregistrées comme membres libres des Ahl Sîdi
Mahmûd, en particulier des groupes rattachés à la chefferie dirigeante; une partie
alla s'installer en milieu rural, mais une autre préféra rester à Kiffa. Ainsi, le quartier
le plus ancien de cette ville —devenue capitale régionale—, la Kadima, est un lieu
fondé par et pour les groupes d'origine servile des Ahl Sîdi Mahmûd, qui y restent
majoritaires jusqu'à présent.

Muhammad Mahmûd développa une troisième stratégie destinée à mieux


transmettre son pouvoir politique dans le nouveau contexte colonisateur. Il fit faire
faire des sortes de "stages" de commandement à chacun de ses fils, pendant une
année en moyenne, et sous son oeil vigilant bien entendu. D'après Zeynabû mint
Sideyni10 —remarquable femme politique de Kiffa issue de la descendance de
Lemrâbot Sîdi Mahmûd—, "c'étaient eux qui voyageaient dans le territoire pour
régler le conflits entre les campements et c'étaient eux qui se chargeaient d'arranger
les problèmes avec les autorités et avec les gens en son nom." Cette nouvelle
politique de décentralisation et de délégation du pouvoir confédéral, était conçue
comme un moyen pratique d'apprentissage de la chose politique qui devait rendre
plus efficace le rôle des jeunes de la famille de chefferie dans le nouveau contexte
colonial. Le temps passant, la nouvelle stratégie s'avéra source de dissension entre
les fils, candidats potentiels au poste de chefferie de la confédération. Des problèmes
factionnels au cours desquels les autorités coloniales furent directement mêlées
apparaissent ainsi au grand jour entre 1938-1940. Deux fils de Muhammad Mahmûd,
‘Abdellahi et Mohamedû firent alliance avec les administrateurs pour tenter de
devenir, tour à tour, chefs des Ahl Sîdi Mahmûd. A cette époque la région orientale

9A ce sujet voir B. Acloque, Colonisation et esclavage en Mauritanie. Politique et discours de l'administration entre 1848
et 1910, Mémoire de DEA, École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1998. Par ailleurs, je prépare
actuellement un ouvrage collectif qui tentera de présenter un premier état des lieux sur la question en
Mauritanie, Les hrâtîn et les ‘abîd, groupes serviles de la société bidân de Mauritanie, Paris, L'Harmattan.
10Entretien, Kiffa le 1er novembre 1991, Villasante-de Beauvais 1998a : 91.
15

de la colonie mauritanienne était agitée par l'affaire dite "Nioro-Assaba", où des


résistances anti-coloniales s'exprimaient sous couvert de lutte religieuse
confrérique11. Sachant sa fin proche, Muhammad Mahmûd décida de contrer les
intrigues factionnelles de ses fils et de leurs alliés Français et nomma comme
successeur légitime son jeune fils Muhammad Râdî. Il possédait, à ses yeux, toutes
les qualités requises pour ce poste politique; dont le sens de l'honneur, le courage et
le charisme personnel. Selon les entretiens effectués, à cette époque Muhammad
Râdî n'avait guère qu'une vingtaine d'années, cependant il était déjà père; à quinze
ans il avait épousé une fille de haute lignée, Fatimetû mint Zneyba des Awlâd an-
Naser, qabîla guerrière du Hawd, qui lui avait donné un fils, Muhammad Mahmûd
—l'actuel chef confédéral.

La chefferie de Muhammad Râdî wull Muhammad Mahmûd : 1942-1992

Muhammad Râdî fut désigné comme nouveau chef confédéral du vivant même de
son père, Muhammad Mahmûd wull Sîd al-Muhtar, cependant cette nomination
devait être affirmée, consolidée, par lui-même dans un contexte politique assez
complexe. Au début des années 1940, l'administration coloniale était déjà bien
installée et déployait une politique destinée à mieux contrôler les successions des
chefferies traditionnelles. Du point de vue politique interne, la qabîla de chefferie des
Ahl Sîdi Mahmûd, les Ahl Muhammad Mahmûd, se trouvait (d'abord) divisée en
deux groupes factionnels à la tête desquels se plaçaient deux frères aînés de
Muhammad Râdî12. Ils arguaient que ce dernier était trop jeune, sans aucune
expérience en matière de commandement, pour assumer la chefferie des Ahl Sîdi
Mahmûd. Si ce dernier argument correspondait à une réalité indéniable, en fait le
choix de leur père explicitait que le facteur d'âge, voire d'aînesse, n'était pas -et n'est
toujours pas— significatif dans le contexte politique des bidân. Les clivages
factionnels se restructurèrent de manière significative lorsque Muhammad Râdî
exprima publiquement son souhait d'accepter l'héritage politique de son père. L'un
des prétendants à la succession décida alors de partir en exil en Arabie —où se
trouvaient déjà quelques descendants du fondateur éponyme de la confédération,
installés dans ce pays depuis l'époque du pèlerinage d'‘Abdellahi wull Lemrâbot
Sîdi Mahmûd Sîdi Mahmûd à la Mekke, au début du XXème siècle. Parallèlement,
l'autre frère qui briguait la succession prit, officiellement si l'on peut dire, la tête du
pôle d'opposition à la chefferie de Muhammad Râdî. Dans ce cadre factionnel duel,
l'ensemble des frères prirent position pour l'un ou l'autre des "candidats" à la
chefferie qui avaient, tous deux, la légitimité puissante du nasab. Il est intéressant de
noter que seuls cinq frères soutenaient Muhammad Râdî considérant qu'il fallait
respecter la décision de leur père; tandis que les quatorze autres frères soutenaient le
candidat plus âgé.

Les choses étant arrivées là, c'est-à-dire bien au-delà d'une simple affaire de famille
de chefferie pour devenir une affaire politique qui concernait l'ensemble supratribal,

11Il s'agit du mouvement de Shaykh Hamahullâh chef de la confrérie Tijâniyya "onze grains", voir Villasante-de
Beauvais 1998a : 97-106.
12Pour des raisons de politique interne, je ne citerai guère les noms des personnes qui ont participé, ou qui
participent encore, à la vie politique des Ahl Sîdi Mahmûd depuis 1942. C'est pour une raison similaire que mon
analyse s'arrêtera à la succession politique de Muhammad Râdî, en 1992.
16

toutes les qabâ‘il rattachées aux Ahl Sîdi Mahmûd prirent position pour l'une ou
l'autre des factions. Selon les témoignages de la tradition orale que j'ai recueilli, si les
frères de Muhammad Râdî qui étaient dans son camp étaient peu nombreux, c'était
la majorité des groupes affiliés aux Ahl Sîdi Mahmûd qui l'appuyait. Pour
comprendre cette situation il faut prendre en considération le contexte politique
extérieur représenté par l'administration coloniale. En effet, je le disais
précédemment, l'administration voulait jouer un rôle plus actif dans les successions
politiques coutumières. Or dans le Cercle de l'Assaba, les autorités avaient jeté leur
dévolu sur le candidat qui était devenu le chef du pôle d'opposition et qui se
trouvait être le dernier des fils de Muhammad Mahmûd à avoir occupé le "poste" de
chef confédéral dans le cadre des "stages" organisés par le chef en titre. Il s'agissait,
selon nombreux récits, d'un personnage qui exprimait ouvertement ses ambitions
d'assumer la chefferie confédérale. Mieux, pendant son "stage" de chefferie, il s'était
préoccupé de développer des relations politiques très étroites avec les autorités
coloniales qui voyaient sûrement d'un très bon oeil cette "allégeance" spontanée. Il
était habile en effet de tenter de chercher des alliances politiques extérieures, avec les
autorités étrangères qui contrôlaient le pays, pour affirmer des aspirations politiques
individuelles. Cependant, du point de vue de la coutume, il n'était pas —et n'est
toujours pas— bien vu, accepté et admis, de voir s'exprimer haut et fort des
ambitions de pouvoir. Pour les bidân issus des vieilles familles, les bonnes manières
exigent qu'un candidat à la succession refuse —autant qu'il le peut— d'accepter ce
poste de pouvoir, surtout s'il s'agit de la succession à une chefferie aussi importante
que celle des Ahl Sîdi Mahmûd, qui groupait plusieurs milliers de personnes, qui
exerçaient leur dominance spatiale et foncière sur un territoire s'étendant sur
l'ensemble du versant oriental de la chaîne de l'‘Assâba.

Plusieurs mois furent nécessaires pour régler le problème de la succession politique


et en fin de compte, Muhammad Râdî fut unanimement accepté comme le nouveau
chef des Ahl Sîdi Mahmûd. Face au risque de la fission des groupes unis par
l'alliance politique depuis la fin du XVIIIème siècle, les chefs des qabâ‘il dissidentes
décidèrent d'apporter leur soutien à Muhammad Râdî. L'alliance supratribale devait
être maintenue à tout prix. De plus, les autorités coloniales se rendirent à l'évidence :
elles ne pouvaient aller à l'encontre des décisions prises dans un cadre coutumier,
elles recevaient par ailleurs des consignes explicites allant dans ce sens13.
Muhammad Râdî reçut donc l'agrément des Français qui le reconnurent désormais
comme "Chef Général" des Ahl Sîdi Mahmûd. Le 25 juillet 1958, il fut d'ailleurs
promu, par le Général de Gaulle, Chevalier de l'Ordre du Nichan el-Anouar. La
reconnaissance de son rôle politique "traditionnel" sera confirmée plus tard, par le
premier Président mauritanien, Muhtar wull Daddah, qui lui conféra —au titre de
chef général des Ahl Sîdi Mahmûd—, l'Ordre du Mérite National le 28 novembre 1969.

Au cours de la première décennie suivant sa nomination, et en suivant la stratégie


politique inaugurée par son père, Muhammad Râdî s'attacha à développer de bons
rapports de pouvoir avec l'administration coloniale. Dans le but évident de renforcer
son rôle d'intermédiation entre les administrateurs et les groupes qui dépendaient de
sa chefferie coutumière, il accepta sa propre nomination comme Officier de la Police

13Voir à ce sujet P. Marty, Tribus maures du Sahel et du Hodh, Etudes sur l'Islam et les tribus du Soudan, Paris, Léroux,
vol. 3, 1921 : 466-467.
17

Judiciaire. D'après un récit recueilli à Kiffa en novembre 1994, à ce titre il représentait


"l'autorité coloniale dans les lieux où elle n'existait pas. Il pouvait ainsi arrêter les
voleurs, les malfaiteurs, pour les remettre aux autorités administratives. En jouant ce
rôle, il agissait comme un officier de l'administration coloniale, recevant une
contribution forfaitaire annuelle pour ces services." Cependant, l'ensemble des
affaires litigieuses n'était pas soumis à l'arbitrage colonial, loin de là. Plusieurs
indices montrent à l'évidence que seuls les cas délictueux, de connaissance publique,
étaient rapportés au Commandant du Cercle de l'Assaba. Alors que les conflits
segmentaires, débouchant couramment sur des conflits fonciers, des conflits entre
familles ou entre membres des Ahl Sîdi Mahmûd restaient du ressort exclusif de la
chefferie dirigeante. Dès lors, on peut dire que Muhammad Râdî jouait son rôle
politique avant tout sur le plan coutumier et que ses activités parallèles, en relation
avec les autorités coloniales, servaient avant tout à consolider l'alliance tactique et
stratégique établie avec les occupants du pays.

Cette alliance politique avait également des effets sociaux tout à fait pratiques.
D'abord, on peut imaginer que les rétributions monétaires pour les services rendus à
la France avaient une certaine importance pour la chefferie dirigeante de la
confédération. Cependant, dans le cas particulier de Muhammad Râdî cette
importance était surtout symbolique. La famille de chefferie des Ahl Sîdi Mahmûd
avait —et a toujours— des moyens économiques propres largement suffisants pour
le maintien de son autonomie financière et en conséquence politique. On ne peut pas
oublier en effet la valeur de la redistribution des biens matériels parmi les groupes
bidân, qui assure et garantit le rôle de protection inhérent à la fonction du pouvoir
politique. La protection des "faibles" fut par ailleurs le point de départ de l'expansion
démographique de cette qabîla particulière.

En réalité, les effets pratiques les plus importants de l'alliance politique établie avec
les colonisateurs étaient les facilités offertes par l'administration pour
l'enregistrement des terres de culture et pour la légalisation des titres de propriété
des zones de pâturage aux groupes censés avoir, comme les Ahl Sîdi Mahmûd, un
statut religieux. Le sujet mériterait un long développement, je me contenterai de
rappeler ici que, dès le début de l'installation coloniale, les Français favorisaient les
groupes religieux au détriment des groupes guerriers, leur rivaux militaires.

Dans le cas des Ahl Sîdi Mahmûd la situation statutaire était bien plus complexe.
Comme on l'a vu précédemment, pendant plus d'un siècle, entre le début du XIXème
siècle et 1907, —depuis la période de commandement d‘Abdellahi wull Lemrâbot
Sîdi Mahmûd, jusqu'à celle de son descendant Muhammad Mahmûd wull Sîdi al-
Muhtar—, les Ahl Sîdi Mahmûd avaient adopté formellement un double statut
collectif, religieux (tolba) et guerrier (‘arab), néanmoins dans leurs pratiques
courantes, et même dans les comportements des élites dirigeantes, ils étaient plutôt
guerriers. Un certain retour au modèle religieux s'amorça avec la défaite militaire du
début du XXème siècle et la signature des accords de paix de Muhammad Mahmûd
wull Sîdi al-Muhtar, père de Muhammad Râdî. Enfin, les coutumes des tolba se
généralisèrent, du moins pour les groupes issus des Idawalhâjj et de la chefferie
dirigeante, au cours de la période de chefferie de Muhammad Râdî. C'est dans ce
cadre que nous devons placer les enregistrements des terres de culture car les
18

activités économiques concernant de l'agriculture —qui nécessite une forte main


d'oeuvre—, font partie des coutumes pratiquées par les groupes tolba. Pendant la
période coloniale, les Ahl Sîdi Mahmûd enregistrèrent un total de 86 terrains de
culture, dont 53 au nom des Ahl Muhammad Mahmûd el-hella. Alors qu'entre 1960
et 1991 seuls 12 terrains furent enregistrés dans la Préfecture de Kiffa, capitale de
l'Assaba (Villasante-de Beauvais 1995 : 872 et sq.). L'appropriation légale des terres
utiles à l'agriculture, si décisive dans le contexte contemporain, fut ainsi assurée par
les liens privilégiés que la chefferie de Muhammad Râdî établit avec les
colonisateurs. Pour le futur des groupes confédérés il était en effet fondamental de
consolider, dans le nouveau cadre politique, le contrôle et l'accès aux terres qui, on
s'en doute, recoupent en grande partie l'ancien territoire politique des Ahl Sîdi
Mahmûd.

D'une manière générale, Muhammad Râdî conserva d'excellents rapports avec les
colonisateurs, avec les objectifs politiques évidents de mieux asseoir sa propre
autorité au sein des Ahl Sîdi Mahmûd et des groupes voisins soumis à sa protection.
Néanmoins, au début des années 1950, il eut à affronter un conflit politique de
quelque importance avec un administrateur du Cercle de l'Assaba, le commandant
Gabriel Féral (m. 1995). Cet épisode historique, connu sous le nom de "Affaire Féral
contre Mohammad Radhy", doit être placé dans le cadre des tentatives de certains
administrateurs de s'immiscer directement dans les affaires politiques des bidân. Il
illustre ainsi la collusion entre pouvoir coutumier et pouvoir central et le fait
hautement significatif que les groupes locaux pouvaient se servir des autorités pour
régler leurs conflits politiques internes. Je présente maintenant un bref aperçu de son
développement et de son dénouement qui confortèrent Muhammad Râdî à sa place
de chef des Ahl Sîdi Mahmûd14.

Au commencement une grande amitié liait Muhammad Râdî et Gabriel Féral,


nommé commandant du Cercle de l'Assaba entre 1946 et 1953. Selon certaines
versions, ce fut Féral lui-même qui mobilisa la faction de dissidence à la chefferie
pour affronter Muhammad Râdî, devenu trop puissant à son goût dans le territoire
qu'il était censé administrer. D'autres versions indiquent au contraire que ce furent
les frères ennemis de Muhammad Râdî qui brisèrent l'amitié entre les deux
personnages les plus haut placés dans la région de l'‘Assâba. Pour ce faire, ils
colportèrent des accusations présentant Muhammad Râdî comme un chef indigne de
son rang. En tout état de cause, deux faits sont historiquement établis. D'abord, le
fait que Féral accord foi aux accusations portées contre Muhammad Râdî par
certains de ses frères; ceci est confirmé non seulement par les traditions orales que
j'ai recueilli, mais aussi par Gabriel Féral lui-même dans son livre Le Tambour des
sables15. Mieux, sans effectuer aucune enquête officielle, Féral entreprit une
procédure de destitution du chef des Ahl Sîdi Mahmûd auprès de sa hiérarchie
administrative, représentée en l'occurrence par le Gouverneur de l'Afrique
Occidental Française (AOF), M. Rogue, installé à Saint Louis. Au courant de cette
action, Muhammad Râdî effectua un voyage à Saint Louis pour s'entretenir avec le
Gouverneur. Ce dernier reçut Féral peu après qui arriva avec des témoignages à

14Pour plus de détails sur cette question voir Villasante-de Beauvais 1998a : 106-124.
15Paris, Editions France-Empire 1983 : 221-223.
19

charge. Le Procureur saisi de l'affaire, deux procès eurent lieu, l'un à Saint-Louis et
l'autre à ‘Aiûn el-Atrûs (Hawd). Les accusations portées par Féral ne furent
soutenues et Muhammad Râdî fut réconforté dans son poste de chef des Ahl Sîdi
Mahmûd. Quelque temps après, Féral quittait définitivement son poste en
Mauritanie.

Le deuxième fait établi est qu'entre 1946 et le début des années 1950, les luttes
factionnelles des Ahl Sîdi Mahmûd s'étaient restructurées dans le contexte des
premières élections politiques en AOF. En effet, comme le rappelait Muhammad
Râdî en 1988, l'affaire litigieuse qui l'opposa à Féral avait comme toile de fond les
élections des représentants locaux auprès de l'Assemblée Nationale Française. Dans
le cadre de ce système démocratique, dit des grands électeurs —les chefs coutumiers,
les notables et les titulaires des permis de port d'armes—, les premières élections
législatives du 10 novembre 1946, désignèrent comme député pour la Mauritanie
Horma wull Babana, interprète de l'administration à Tijîkja (Tagânet). Le candidat
des coloniaux, Yvon Razac, perdit contre toute attente. A partir de ce moment,
l'ensemble des groupes bidân se divisèrent en deux, celui qui appuyait les candidats
de l'administration et celui qui tentait de s'y opposer pour acquérir une parcelle
autonome de pouvoir. Etant bien entendu que ce n'étaient pas les candidats eux-
mêmes qui étaient en cause, mais les luttes factionnelles internes dans chaque qabîla.
Lors des deuxièmes élections législatives, en 1951, Horma wull Babana —à la tête du
parti de l'Entente mauritanienne—, fut battu par le candidat appuyé par
l'administration, Muhtar N'Diaye, un ami proche de Muhammad Râdî. C'est dans ce
contexte précis que se déroula l'affaire qui nous occupe. Selon les versions de la
tradition orale que j'ai recueilli, Féral voulait que Muhammad Râdî apporte son
soutien à Horma, et il se heurta à son refus car ce dernier avait déjà engagé sa parole
pour soutenir son ami N'Diaye (de l'Union Progressiste Mauritanienne). Encore une
fois, il existe deux versions des faits. Selon celle qui attribue un rôle important à
Féral dans cette affaire, ce dernier ne pouvant pas s'attaquer directement à
Muhammad Râdî, il décida d'établir une alliance avec la faction dissidente de sa
chefferie. D'après l'autre version, qui attribue un rôle dominant aux membres de la
faction dissidente, ces derniers seraient allés chercher l'aide de Féral pour affirmer
leur opposition politique à Muhammad Râdî.

Quoiqu'il en soit —quelque soit le rôle que joua soit Féral, soit les membres de la
faction dissidente—, on peut tirer quelques idées claires de cet épisode. Sur un plan
global d'abord, dans la nouvelle configuration du politique introduite en 1946, les
factions des chefferies bidân s'affrontent sous couvert des partis politiques modernes.
Les précédents de la situation politique qui s'ouvre entre 1986 et 1992 en Mauritanie
indépendante se situent à cette époque. Deuxièmement, il y eut un conflit de
personnalités évident entre les deux personnages qui occupaient, dans des systèmes
différents il est vrai, des postes de pouvoir dans la région de l'Assaba. Le facteur
factionnel intervint dans ce cadre de rivalités personnelles pour catalyser le conflit et
l'utiliser à des fins politiques. Au-delà des interprétations actuelles au sein des Ahl
Muhammad Mahmûd qui tentent de faire porter l'essentiel de la responsabilité du
conflit sur Féral (dans cette optique les conflits viendraient toujours de l'extérieur), je
pense qu'en fait, à travers les accusations graves portées contre l'honneur de
Muhammad Râdî, la faction dissidente se servit de Féral pour affaiblir son pouvoir
20

politique, voire pour obtenir son éviction de la chefferie. Or il n'en fut rien. Bien au
contraire, à l'occasion des procès de Saint Louis et d'‘Aiûn el-Atrûs, Muhammad
Râdî reçut le soutien inconditionnel de nombreux chefs coutumiers bidân; ce qui ne
fut pas sans susciter quelques inquiétudes de la part des administrateurs coloniaux
qui pouvaient craindre, non à tort, un nouveau mouvement de dissidence en
Mauritanie. Dans ces circonstances, il n'est pas étonnant de constater que le
Gouverneur de l'AOF prit résolument parti pour le chef des Ahl Sîdi Mahmûd : pour
l'administration il était impératif de garder de bonnes relations avec les élites
traditionnelles.

A la suite de cette affaire, le prestige de Muhammad Râdî augmenta de manière


considérable dans la région de l'Est mauritanien; il avait montré qu'il pouvait
mobiliser des alliances parentales et politiques puissantes dans une situation de
conflit ouvert. Parallèlement, la faction d'opposition à sa chefferie se renforça
pendant les dernières années de la colonisation et, bien que restructurée après le
décès de Muhammad Râdî (en 1992), elle n'a pas complètement disparu de nos jours.
Son existence n'est pas, cependant, publiquement reconnue dans la période actuelle
de resserrement des rangs de la confédération.

S'il fallait synthétiser la situation politique de l'élite traditionnelle des Ahl Sîdi
Mahmûd à la fin de la colonisation, on pourrait dire qu'elle fut confortée dans son
rôle d'intermédiation politique entre les populations locales et l'administration. Cette
situation resta pratiquement inchangée pendant toute la première décennie de
l'indépendance mauritanienne, notamment en raison de la distance entre le pouvoir
central et les pouvoirs locaux de l'intérieur du pays. Cette distance restait
subordonnée au maintien des référents politiques coutumiers dans un contexte
global toujours marqué par les pratiques du nomadisme pastoral et, en moindre
mesure, de l'agriculture sous pluies et du petit commerce local.

Les changements politiques induits par la sécheresse en Mauritanie indépendante

La grande sécheresse qui s'installe dans les régions sahéliennes à partir des années
1970 représente le facteur majeur de transformation des relations politiques,
économiques et sociales dans le pays (Villasante-de Beauvais 1995). De fait,
contrairement à une certaine vision qui attribue un rôle important à l'installation de
l'Etat dans les changements que connut la Mauritanie au lendemain de la
décolonisation (1960), je considère pour ma part que l'installation d'une
administration mauritanienne —plutôt que d'un Etat au sens occidental du terme—
ne changea pas fondamentalement les pratiques politiques des bidân : non seulement
les administrateurs mauritaniens étaient issus de l'administration coloniale, mais, de
plus, la grande majorité de la population (environ 80%) restait nomade et habitait en
milieu rural. La classe politique moderne était pour le moins réduite.

Certes, dans les nouveaux discours politique tenus par l'administration du Président
Muhtar wull Daddah (1960-1978), les "tribus" et les "tribalismes" sont présentés
comme des stades de civilisation qu'il faut dépasser pour atteindre le progrès social.
On reconnaîtra facilement ici le modèle politique forgé et transmis en Occident.
Néanmoins, les pratiques politiques, parallèles aux discours modernistes, étaient fort
différentes. Pour administrer le pays, le Président continua à s'appuyer sur les
21

chefferies et les notables issus du monde coutumier bidân et kwar. C'est pourquoi de
nombreux membres de la confédération des Ahl Sîdi Mahmûd affirment aujourd'hui
que "dans le temps de wull Daddah tout était à sa place en Mauritanie". A sa place,
c'est-à-dire que les hiérarchies statutaires et la dominance des chefferies bidân étaient
toujours actualisées; non pas "depuis des temps immémoriaux" mais tel qu'elles
s'étaient restructurées depuis le début du XXème siècle, lors de l'occupation du pays
par les Français.

Muhammad Râdî, on le notait précédemment, reçut des mains du Président un


diplôme le reconnaissant comme "chef général" des Ahl Sîdi Mahmûd. Comme dans
le passé colonial, il obtint une rétribution forfaitaire annuelle pour services rendus
auprès de l'administration mauritanienne, notamment dans le cadre du parti créé
par le Président, le Parti du Peuple Mauritanien (PPM). Ce parti, qui tout en se voulant
un instrument de changement des idées politiques modernes, associées à la
démocratie occidentale, remplissait en tant que parti unique —comme dans
plusieurs autres Etats africains— un rôle fondamental de contrôle des populations
qui, selon les discours officiels, "n'étaient pas préparées à assumer la démocratie".

Ceci étant posé, après 1960, on peut déceler l'introduction de quelques éléments
politiques nouveaux dont l'extension des services publics de l'Etat —dans certaines
régions complétement inexistants—, tels les écoles, les hôpitaux, les préfectures et les
postes de police. Pour Muhammad Râdî ces innovations étaient perçues comme une
atteinte à la vie traditionnelle car il s'agissait de services censés véhiculer les idées et
les pratiques du monde moderne. Les instances de pouvoir régional (Gouvernance,
Préfecture), de justice et de contrôle coercitif des populations en particulier (police,
gendarmerie, armée), représentaient pour lui une forme d'ingérence dans ses
fonctions de chef coutumier; et probablement aussi une menace pour l'autonomie
politique des Ahl Sîdi Mahmûd. Il affirmait ainsi que "les choses étaient plus claires,
les rapports politiques et sociaux étaient plus sérieux… lorsqu'il n'y avait pas d'Etat.
Même dans le temps des Français, il y avait dans cette région un seul Commandant
de Cercle et un seul qâdi, c'est-à-dire peu d'autorités. Maintenant il existe une infinité
d'autorités… et tout cela est très compliqué." (Villasante-de Beauvais 1998 : 164). De
fait, ce qui est souligné n'est pas autre chose que la mise en danger de son rôle
d'intermédiation politique par la prolifération des interlocuteurs, proposant des
services ouverts à tous, au nom d'une instance anonyme —l'Etat— et destinés —du
moins en théorie— à la généralisation du bien public.

Face à cette situation, qui était en partie une continuation des pratiques précédentes
et en partie nouvelle, Muhammad Râdî adopta la stratégie de discuter plus souvent
que jadis avec les autorités régionales, notamment avec ceux qui à ses yeux avaient
le plus de pouvoir (Gouverneur, Préfet). Les autorités en question étaient par ailleurs
demandeuses de ses avis sur des problèmes qui concernaient au premier chef les Ahl
Sîdi Mahmûd, mais aussi les groupes alliés installés dans la ville de Kiffa et dans les
villages de l'‘Assâba oriental.

La tendance vers une certaine modernisation du politique —qui faisait des chefs
traditionnels des partenaires obligés des autorités étatiques— fut brutalement
changée par la grande sécheresse sahélienne. Après un premier temps de flottement
22

dans la prise des décisions, dû en grande partie au fait que le pays était plongé dans
la guerre contre les saharaouis du Front Polisario, le Président organisa les secours
d'urgence aux populations à partir de 1973. L'aide alimentaire mondiale commença à
arriver en Mauritanie et pour distribuer cette aide, l'administration n'eut pas d'autre
alternative que de faire appel aux notables et aux chefferies coutumières. Le rôle
d'intermédiation des chefs comme Muhammad Râdî se trouva largement consolidé,
voire réactivé par le biais de la redistribution de nourriture et d'aide sanitaire aux
groupes qui avaient perdu l'essentiel de leurs moyens de subsistance. Ce furent donc
des conditions climatiques objectives qui ont contribué à la restructuration globale
des réseaux politiques traditionnels, du moins dans les régions orientales les moins
touchées par la sécheresse (l'‘Assâba, les deux Hawd), car dans les régions
occidentales (le Trârza, le Brâkna, l'Adrâr) l'exode rural massif vers Nouakchott
s'imposa de lui-même.

De manière parallèle à la formation et à l'expansion des réseaux clientélaires


contrôlés par les chefferies coutumières légitimées par le nasab, d'autres réseaux de
protection se mirent en place sans qu'au sein de ces derniers le critère de noblesse
héritée ait un quelconque poids. En effet, l'émergence de nouveaux notables citadins
et ruraux et du notabilisme nouvelle manière apparaît comme une conséquence
directe de l'aide alimentaire. Ainsi, des "cadres" régionaux du régime en quête de
parcelles de pouvoir et surtout des biens matériels et symboliques associés à ce
dernier —mais qui n'avaient que rarement de légitimité dans le cadre traditionnel—,
devinrent en quelques années les nouveaux "patrons" aussi bien en milieu rural
citadin que dans la capitale elle-même. Ici comme ailleurs, la crise climatique,
doublée par les effets désastreux de la guerre saharienne dans l'économie et dans la
politique mauritanienne, fut à la source aussi bien de la paupérisation massive des
mauritaniens, toutes communautés confondues, que de l'enrichissement rapide de
certains individus qui se désignaient eux-mêmes comme les représentants de la
modernité économique et politique.

Ceci étant, cette situation concernait plutôt le milieu citadin et beaucoup moins le
milieu rural tel l'‘Assâba. Certes, ici aussi on observe l'émergence de quelques
nouveaux "patrons" en rupture avec leurs qabâ‘il d'origine. Mais dans la région de
Kiffa et de l'ar-Rgayba, Muhammad Râdî réussit à conserver son rôle d'intermédiaire
obligé des autorités nationales. D'ailleurs, les réunions des chefs des Ahl Sîdi
Mahmûd, en vue d'organiser la redistribution de l'aide alimentaire, se tenaient plus
souvent que par le passé; ce qui contribua sans nul doute —et au-delà des ré-
interprétations actuelles— au renouveau du pouvoir politique de la chefferie
dirigeante. Des alliances clientélaires furent également établies avec les nouveaux
"patrons" locaux, parfois issus de la communauté pulaarophone de la ville,
représentants du Commissariat à la Sécurité Alimentaire (CSA) et du Croissant Rouge
Mauritanien; ainsi que des représentants des organismes internationaux tels la
Fédération Luthérienne Mondiale, World Vision, Oxfam et Caritas. Au cours de cette
période, d'autres "patrons" firent leur apparition. Il s'agissait de grands commerçants
et transporteurs, étrangers à l'‘Assâba, pour qui la pénurie alimentaire était une
aubaine et une source inépuisable d'enrichissement qui, pour être "payant"
politiquement, devait passer par une redistribution des biens —du moins partielle—
aux familles démunies.
23

Dès lors, les luttes factionnelles au sein des groupes bidân furent influencées par
l'éclatement des lieux de pouvoir politique et économique, perçu globalement
comme facteur de désordre social important. A côté des chefs coutumiers reconnus
par consensus collectif, on trouvait des "cadres" enrichis du gouvernement, des
"chefs des organismes" nationaux et internationaux et enfin des "grands
commerçants"; étant bien entendu que ces personnes, n'avaient pour la plupart
aucune légitimité coutumière mais représentait, peut-être, le noyau initial de l'élite
politique moderne —souvent "détribalisée", fortunée, adepte du libéralisme et des
valeurs individualistes. Chez les Ahl Sîdi Mahmûd cependant, la situation
factionnelle fut peu influencée par cette évolution des choses. La faction d'opposition
à la chefferie avait pu se placer sur l'échiquier national —un membre éminent était
devenu député pour l'‘Assâba—, raison qui explique, du moins en partie, son relatif
immobilisme politique tout au long des années 1970. Sur le terrain, c'était la chefferie
qui remplissait toujours le rôle qui était le sien.

L'ensemble du processus de transformation des pratiques politiques locales et


régionales que je viens d'esquisser s'approfondit au cours de l'installation des
régimes militaires dans le pays, entre 1978 et 1992. Plus précisément, jusqu'à la veille
de l'ouverture du processus "démocratique", en 1986, les discours contre les
solidarités restreintes, dites "tribalistes", "régionalistes" ou "ethnicistes", étaient plus
affirmés que par le passé. Les régimes militaires s'attachaient en effet à condamner
publiquement ce type de solidarités qui, selon les discours officiels, s'opposaient à
l'installation véritable de l'Etat et de la nation mauritanienne. Comme d'habitude
cependant, le pays vivait sous deux systèmes de gouvernement parallèles et en
apparence contradictoires. D'une part, il y avait l'imposition d'un système politique
autoritaire qui limitait drastiquement les droits civiques et constitutionnels
préalablement instaurés, et par cela même le droit aux réunions, le droit à la libre
expression —il existait un seul journal officiel—, et le droit à la libre association
politique —les partis étaient interdits et les syndicats mis sous contrôle du régime.
D'autre part, l'administration continuait à faire appel aux chefferies traditionnelles et
aux notables de l'intérieur du pays notamment pour redistribuer l'aide alimentaire
dans le nouveau cadre des Structures d'éducation des Masses (SEM), qui avaient
remplacé l'ancienne instance d'encadrement des populations du Parti du Peuple
Mauritanien (PPM). Comme d'autres élites coutumières, la chefferie traditionnelle
des Ahl Sîdi Mahmûd conserva son alliance avec le pouvoir central en vue d'assurer
sa reproduction politique et sociale. En tant que "cadre" des SEM au niveau régional,
Muhammad Râdî continua à déployer son rôle d'intermédiation pour obtenir les
avantages matérielles et symboliques attendues de l'alliance avec les (nouveaux)
maîtres du pays. Ceci d'autant plus que dans les perceptions courantes des membres
de la confédération, la "légitimité" de l'autorité des militaires reposait
essentiellement sur la force des armes et, de ce fait, ne pouvait être contestée

De la reproduction des élites traditionnelles

Tout au long de cette période contemporaine, Muhammad Râdî, ainsi que les autres
chefs des qabâ‘il issues des Idawalhâjj —les plus nobles dans la hiérarchie interne des
Ahl Sîdi Mahmûd—, continuèrent à organiser comme leurs ancêtres la reproduction
de l'élite traditionnelle sur plusieurs plans. Et ceci dans le but évident de marquer
24

leur distinction, leur hiérarchie, dans le cadre confédéral (Villasante-de Beauvais


1995 : 638 et sq.).

Sur le plan de l'éducation des jeunes issus de ces grandes familles, il est intéressant
de noter que le "retour" aux coutumes religieuses s'affirme par l'importance accordée
à l'enseignement coranique. Cependant, de manière parallèle, les jeunes garçons
reçoivent également une éducation spéciale destinée à maintenir les valeurs
guerrières de jadis. Vers l'âge de 13-15 ans, ils effectuent leurs premiers longs séjours
dans le désert, où ils sont envoyés en compagnie d'un parent plus âgé et de bergers
dans le but de s'exercer au maniement des armes, à la connaissance du milieu
désertique et aux pratiques propres à l'élevage des troupeaux (des vaches au sud de
l'‘Assâba, des dromadaires au nord). Sur le plan des alliances matrimoniales,
l'analyse des mariages dans la famille des Ahl Muhammad Mahmûd montre que la
tendance amorcée depuis le début du XXème siècle perdure encore de nos jours
pour le maintien des mariages proches —entre cousins parallèles patrilatéraux. Ceci
notamment pour les filles mais également pour le premier mariage des garçons, qui
est considéré comme le plus important pour assurer une descendance "à l'intérieur"
de la famille. Les garçons sont ainsi ouvertement encouragés à épouser une de leurs
cousines (mint el-‘amm) et à avoir des enfants qui, dans le cas courant de divorce
ultérieur, resteront au sein de la famille pour qu'ils soient élevés, comme leurs
parents, dans le respect des valeurs familiales. Pour les mariages "secondaires" les
garçons disposent d'une liberté plus importante dans le choix des épouses, qui
peuvent même appartenir à une autre qabîla mais doivent toujours avoir un rang
statutaire au moins égal à celui de l'époux, en suivant la seule règle matrimoniale
chez les bidân du respect de l'hypergamie féminine. Néanmoins, pour des raisons de
prépondérance de la domination masculine, pour les mariages "secondaires" les filles
issues de l'élite traditionnelle seront toujours pressées d'épouser des cousins
proches, appartenant aux Idawalhâjj.

La modernisation relative du politique, y compris dans le nouveau cadre


démocratique, et les changements provoqués par la sécheresse n'ont pas transformé
de manière significative ces pratiques destinées à assurer, très concrètement, la
pérennité de l'élite traditionnelle des Ahl Sîdi Mahmûd. Le fait est, sans nul doute,
hautement significatif pour comprendre le rôle politique de cette élite dans le
contexte actuel.

Une ouverture démocratique surveillée, 1986-1992

Depuis l'installation aux plus hautes fonctions de l'Etat du colonel Maauya wull
Sid'Ahmed Taya, en 1984, les pressions internes et externes conduisirent à
l'ouverture du pays à un système démocratique, du moins formellement. A la fin
1985, fut annoncé le calendrier des élections municipales de 1986, qui devait mener
aux élections présidentielles de 1992. Pendant ces années le pays connut, pour la
première fois de son histoire moderne, l'effervescence de la création de nouveaux
groupes politiques, la réactivation des alliances politiques entre divers secteurs,
traditionnels et modernes, de la population, et surtout une liberté —surveillée il est
vrai mais non moins réelle— de parole et de réunion quasiment oubliée depuis 1978.
Certains auteurs pensent que dans ce processus, qui marque toujours la conjoncture
25

actuelle, les élites traditionnelles furent —encore une fois— instrumentalisées par
l'administration mauritanienne. C'est méconnaître le fonctionnement concret et
pragmatique de l'administration qui s'appuie sur ces élites pour administrer le pays
profond, et surtout c'est oublier le poids de la volonté politique des groupes —qui
reconnaissent ces élites comme siennes— de faire entendre leurs voix et leurs
revendications sur le plan régional et national.

Entre 1986 et 1992, Muhammad Râdî devint le personnage politique le plus


important de la ville de Kiffa et de l'‘Assâba oriental (Villasante-de Beauvais 1998b).
Dans le cadre des élections municipales d'abord, et en suivant des stratégies qui
avaient montré leur efficacité, il réussit à obtenir un consensus autour de sa
personne pour se placer à la tête d'un groupe politique factionnel local, nommé el-hilf
(litt. l'alliance), réunissant les chefs des Ahl Sîdi Mahmûd, les notables des autres
qabâ‘il et les représentants des communautés noires et hratîn de la ville de Kiffa. La
faction el-hilf présenta comme candidat à la Mairie Michel Vergès, des Jâ‘afra-Ahl
Sîdi Mahmûd par sa mère. De manière quelque peu surprenante au regard des
alliances passées jusque là avec les régimes en place, le gouvernement mauritanien
refusa son appui à Muhammad Râdî et au groupement qu'il avait créé pour
l'accorder à un groupe rival, qui n'était pas vraiment représentatif des populations
de la ville. Ce groupe, ou plutôt cette faction, s'était créé à la suite d'une alliance
établie entre deux "chefs" des pôles d'opposition à la chefferie des Ahl Sîdi Mahmûd
et à celle des Shratit, qabîla alliée de la confédération depuis les années 1820 (dans le
contexte du déclin politique de l'émirat des Idaw‘ish du Tagânet). A cette occasion,
et pour la première fois depuis les années 1950, un frère de Muhammad Râdî
assumait publiquement la direction de la faction dissidente à la chefferie. C'est donc
dans un cadre typiquement factionnel, si l'on peut s'exprimer ainsi, que ce
personnage —qui occupait des hautes fonctions dans le gouvernement—, conclut
une alliance tactique avec Muhtar wull Busayf, également proche des cercles du
pouvoir (il était frère d'un ancien Président militaire, Ahmed wull Busayf, décédé en
1979). C'est cette proximité des deux hommes du pouvoir étatique qui explique,
pour une large partie, l'appui du régime. Pour celui-ci, il était probablement
dangereux d'appuyer les alliés de jadis —Muhammad Râdî notamment—, qui
pouvaient échapper à son contrôle.

Pour ne rien simplifier, le factionnalisme duel "traditionnel" fut quelque peu


embrouillé par la venue d'un troisième personnage qui tout en ayant la légitimité
généalogique nécessaire pour être un chef de file d'une faction d'opposition, ne
s'était jamais intéressé à la question. Il s'agissait du fils aîné de Muhammad Râdî,
Muhammad Mahmûd, dirigeant syndicaliste et homme politique connu sur le plan
national depuis une vingtaine d'années. Après une période de flottement, pendant
laquelle de nombreux membres de la confédération croyaient voir en Muhammad
Mahmûd le nouveau chef de l'opposition à la chefferie en place, le dualisme
factionnel fut reconstitué. Muhammad Mahmûd conclut une alliance avec
Muhammad Râdî pour s'opposer la faction formée par l'un de ces oncles paternels,
allié au candidat à la Mairie, Muhtar wull Busayf. Par ailleurs, pour garder les
"formes démocratiques", les deux groupes politiques furent présentés dans le cadre
des "Listes non-politiques" (selon la terminologie du gouvernement), distinguées par
la couleur. Mais en fait, la majorité de la population de Kiffa ne comprenait pas le
26

sens de ces distinctions et vota en se guidant uniquement sur les repères factionnels
courants. Contre toute attente (du gouvernement), ces premières élections
municipales de 1986 furent remportées par Michel Vergès, homme très populaire
dans cette ville où il avait passé son enfance et où il est décédé en 1995.

Lors des nouvelles élections municipales de 1990, un renversement d'alliances —qui


traduit bien la nature éphémère du factionnalisme—, fut concrétisé. Pendant la
période du mandat de Michel Vergès, Muhammad Râdî s'aperçut que le prix de
l'autonomie des Ahl Sîdi Mahmûd dans la région de l'‘Assâba était peut-être trop
haut. L'éloignement vis-à-vis du régime ne pouvait pas durer longtemps. Une
nouvelle alliance avec celui-ci devait donc passer par une réconciliation avec la
faction d'opposition "traditionnelle" dirigée par son frère et qui restait soutenue par
le gouvernement. Sur le plan pratique, cette nouvelle configuration politique se
concrétisa par l'établissement d'une grande alliance entre les factions de chefferie et
les factions d'opposition, aussi bien chez les Ahl Sîdi Mahmûd que chez les Shratit.
Alliance politique factionnelle entre quatre factions de deux qaba‘il qui partagent une
même histoire politique, et non pas "alliance tribale entre deux tribus ennemies",
comme le pensaient à l'époque certains journalistes nouakchottois.

Le nouveau groupement factionnel, soutenu par le gouvernement, présenta comme


candidat à la Mairie Muhtar wull Busayf, des Shratit. Néanmoins, la grande majorité
des membres de la confédération ne compris pas le sens politique de cette alliance
qui allait, de l'avis général, à l'encontre des intérêts des Ahl Sîdi Mahmûd. Dans ces
circonstances, Muhammad Mahmûd wull Muhammad Râdî décida de s'opposer,
pour des raisons de politique nationale, aux décisions prises par son père et apporta
son soutien à la candidature de Michel Vergès, le Maire en place. Pour comprendre
ces faits il faut expliquer que Muhammad Mahmûd faisait partie d'un groupement
politique national qui revendiquait l'instauration d'un Etat de droit et de valeurs
égalitaristes en Mauritanie. C'était à ce titre qu'il s'opposait aux décisions politiques
locales de rapprochement d'avec le régime. Cependant, pour les membres des Ahl
Sîdi Mahmûd et pour la population de Kiffa en général, cette action fut placée
immédiatement sous le signe de la politique factionnelle coutumière. C'est-à-dire
que l'on considéra simplement que Muhammad Mahmûd avait décidé, enfin,
d'assumer son rôle de chef du pôle d'opposition à la chefferie de son père. Rôle qu'il
pouvait revendiquer légitimement compte tenu de la puissance généalogique, et en
conséquence politique, de son nasab. La situation s'étant organisée de cette manière,
les élections -truquées selon l'avis de la population citadine— se soldèrent par le
triomphe de la faction appuyée par le gouvernement.

En ‘Assâba, les préparatifs de la campagne électorale de 1991-1992, pour l'élection


d'un Président et d'un Parlement mauritanien eurent lieu dans ce cadre politique, en
grande partie factionnel et en moindre mesure influencé par les programmes
politiques modernes qui faisaient leur apparition. Dans le but ouvertement exprimé
de renforcer le rôle politique des Ahl Sîdi Mahmûd dans la région et l'autonomie
politique régionale, Muhammad Râdî décida de réaffirmer son alliance avec le
gouvernement. L'ensemble des groupes de la confédération ainsi que les notables
des groupes locaux alliés, y compris les Shratit, accepta cette décision. Les chefs des
qabâ‘il et les notables adhèrent alors massivement au nouvel parti du gouvernement,
27

le Parti Républicain, Démocratique et Social (PRDS). Muhammad Mahmûd wull


Muhammad Râdî devient quant à lui un cadre important du parti de l'opposition
nationale au gouvernement, l'Union des Forces Démocratiques (UFD), à la tête duquel
se trouve encore Ahmed wull Daddah, un frère du premier Président mauritanien.
Ces adhésions aux partis politiques modernes restaient cependant quelque peu
mystérieuses pour la population citadine et surtout pour les populations rurales qui
interprétaient toujours ces faits dans le cadre coutumier d'oppositions factionnelles
duelles. Muhammad Râdî et Muhammad Mahmûd étaient donc perçus
respectivement comme des chefs de la faction de chefferie et du pôle de dissidence.
Après le triomphe du PRDS, en janvier 1992, qui ratifia par la voie des urnes le
colonel wull Sid'Ahmed Taya à la Présidence du pays, Muhammad Mahmûd
s'éloigna de la politique régionale, quoique pour une période très courte.

Le décès de Muhammad Râdî et sa succession politique, 1992

En effet, en mars 1992, après cinquante années de chefferie, Muhammad Râdî wull
Muhammad Mahmûd wull Sîd al-Muhtar wull Muhammad Mahmûd wull
‘Abdellahi wull Lemrâbot Sîdi Mahmûd, décédait brusquement à Nouakchott, dans
son sommeil. Sa disparition jeta dans le plus grand désarroi non seulement les
membres des Ahl Sîdi Mahmûd, mais aussi tous les groupes de l'‘Assâba auprès
desquels il jouissait d'un respect et d'une affection profond. Lors des funérailles,
organisés à Disag, village qu'il avait fondé dans les années 1950, les Ahl Muhammad
Mahmûd reçurent les condoléances des notables et des chefs de toutes les régions de
la Mauritanie, le Président lui-même, ainsi que Ahmed wull Daddah, envoyèrent
également leurs délégations.

Se posait alors le grave problème de la succession. Le consensus fut rapidement


établi —parmi les chefs des Ahl Muhammad Mahmûd et des principaux groupes de
la confédération— pour la nomination de Muhammad Mahmûd wull Muhammad
Râdî. Il possédait, aux yeux de tous, les qualités personnelles attendues des chefs la
confédération, notamment le charisme, le courage et l'honnêteté. Etant perçu comme
un personnage proche de la modernité, connu dans l'ensemble du pays, on
considérait également que Muhammad Mahmûd pouvait contribuer de manière
décisive au replacement des Ahl Sîdi Mahmûd dans le nouvel contexte politique
régional et national. Néanmoins, il refusa pendant plusieurs mois d'accepter une
charge qui était assez éloignée de ses idées politiques. En juillet 1992 il décida enfin
d'assumer la chefferie de la confédération et de devenir "le nouveau porte-parole des
Ahl Sîdi Mahmûd" —comme il me le disait à Kiffa en 1995.

Dans ce nouveau rôle politique de représentant d'un groupement qui se considère


uni par la parenté et par l'alliance, Muhammad Mahmûd devait abandonner ses
intérêts politiques individuels. C'était —et cela reste— impératif pour assurer la
continuation du rôle d'intermédiation politique assumé par les chefs de la
confédération depuis le début du siècle. Malheureusement, nombreux sont ceux qui,
analysant ces faits récents dans le cadre des modèles politiques occidentaux, ne
peuvent pas comprendre, saisir et accepter que, dans les conditions politiques
mauritaniennes actuelles, ce type de choix politique est cohérent et non pas
contradictoire. Cohérent avec le modèle du politique en cours dans cette société,
28

cohérent avec l'histoire politique des Ahl Sîdi Mahmûd, et cohérent enfin avec les
attentes des populations rurales qui reconnaissent l'importance de l'identité
segmentaire et qui savent qu'elles ne peuvent pas compter sur un Etat de droit pour
satisfaire leurs besoins concrets et leurs espoirs d'amélioration de leurs conditions de
vie. Vu sous cet angle, et en dernière analyse, le choix de Muhammad Mahmûd ne
contredit en rien ses idéaux d'égalitarisme et de développement social non
seulement pour les Ahl Sîdi Mahmûd mais également pour les populations rurales
de l'‘Assâba. Cette vision des choses, qui attribue une place importante au "bien
public", rend d'ailleurs plus tangible la modernisation actuelle de la chefferie de la
confédération. Désormais, les intérêts restreints des Ahl Sîdi Mahmûd se placent
dans le contexte plus large des intérêts régionaux, voire nationaux.

Le triomphe de Muhammad Mahmûd wull Muhammad Râdî aux élections


municipales de Kiffa, en 1994, doit être placé dans ce contexte de restructuration
générale des relations politiques en ‘Assâba. A cette occasion, une grande alliance fut
conclue entre les membres de la faction "traditionnelle", el-hilf, créée par Muhammad
Râdî en 1986, et le parti politique moderne d'opposition au régime. Ce dernier avait
en effet refusé —comme précédemment, lors des élections de 1986—, de soutenir la
chefferie des Ahl Sîdi Mahmûd; raison pour laquelle Muhammad Mahmûd se
présenta dans le cadre d'une "Liste indépendante" groupant l'ensemble des notables
de la ville.

Depuis lors, Muhammad Mahmûd concentre deux postes de pouvoir politique, l'un
traditionnel à la tête des Ahl Sîdi Mahmûd, et l'autre moderne, comme Maire de la
ville de Kiffa, forte d'environ 50.000 habitants. Le fait n'est pas anodin dans le pays.
Ce sujet qui mérite une longue argumentation, a été traité ailleurs (Villasante-de
Beauvais 1998b), aussi je me limiterai ici à souligner que le rôle des pouvoirs locaux,
des Mairies, ne peut pas être négligé ou rabaissé dans l'examen du politique en
Mauritanie. Face aux interprétations post-modernes qui considèrent que les Maires
sont —eux aussi !—, sujets à l'instrumentalisation de l'Etat, il faut se rendre à
l'évidence que les pouvoirs municipaux représentent des véritables lieux de pouvoir
local, relativement autonomes face aux autorités centrales. Relativement seulement
car le processus d'ouverture démocratique en Mauritanie est toujours surveillé.
Néanmoins, cela n'implique pas l'exercice d'un contrôle total et permanent des
groupes citadins ou simplement sédentaires.

Dans ce sens, il faut peut-être expliciter que la pratique de ce qu'on appelle


"démocratie" en Mauritanie n'a rien à voir avec l'idée et la pratique de ce système
politique dans les pays "développés" du Nord. La "démocratie" de style mauritanien
(chaque pays du Sud ayant son propre style), se concrétise dans le contexte
coutumier et actuel des négociations permanentes, des alliances politiques conclues
entre d'une part les chefs coutumiers, les chefs des factions, les Maires, les notables
(légitimés par le nasab), et d'autre part, d'avec les délégués du Président (notables du
régime, hommes d'affaires, cadres du Parti Républicain, Démocratique et Social, et
cadres des autres partis). C'est peut-être pour cette raison que les élections de tout
ordre se déploient, du moins en général, sans surprises majeures. Les candidatures
et les soutiens étant connus d'avance, les élections ne sont que des actes de magie
social (pour reprendre le mot de Bourdieu), par lesquels les décisions préalablement
29

négociées sont affirmées, légalisées, publiquement. Parallèlement, elles catalysent les


restructurations factionnelles des groupes en présence. Ceci implique que c'est dans
le processus de négociation et d'établissement des alliances conjoncturelles (le long
terme étant une idée abstraite en Mauritanie), que les représentants des populations
locales, tels les Maires, concrétisent un certain modèle démocratique qui renforce
leur autonomie politique. Si cette autonomie locale et régionale n'avait aucune
consistance, on peut se demander pourquoi le gouvernement attribue une si grande
importance aux consultations, aux réunions et aux "Congrès du parti" et autres
procédures de "Réimplantation du PRDS", qui précédent toutes les élections
mauritaniennes, et dans lesquels tous les notables et les chefs traditionnels et
modernes du milieu rural sont invités. Il serait en effet trop simpliste de considérer
ces événements comme la répétition ad nauseam de purs actes d'allégeance auprès de
celui qui est appelé par certains analystes, le sultân mauritanien.

Épilogue

J'espère avoir pu montrer au long de ces pages que le rôle d'intermédiation des chefs
traditionnels des Ahl Sîdi Mahmûd n'est pas une vue d'esprit de certains
anthropologues, mais une réalité politique qui garde tout son sens lorsqu'on
examine l'histoire politique contemporaine de la Mauritanie. Des conditions
objectives —comme celle du moindre impact des effets de la sécheresse dans la
région habitée par les groupes de cette confédération, et même le fait de la sous-
administration de l'‘Assâba qui a perduré depuis l'époque coloniale—, ont contribué
sans doute à la reproduction du pouvoir politique de cette famille de chefferie de
l'Est mauritanien. Néanmoins, il me paraît indéniable qu'il a également existé,
depuis le temps de l'émergence des Ahl Sîdi Mahmûd, une volonté politique
marquée pour affirmer et consolider un pouvoir politique régional qui s'est adapté
remarquablement aux transformations globales de la société bidân.

Depuis la fin du XVIIIème siècle, les chefs des Ahl Sîdi Mahmûd, ont fait preuve
d'une conscience réelle de leur rôle de chefferie et d'une volonté politique forte de
perpétuation de leur héritage politique non point pour leur seul prestige personnel,
mais surtout en fonction de leur rôle de représentants, de défenseurs, des groupes
attachés à eux par le sang ou par l'alliance politique. C'est dans ce cadre que l'on doit
placer le fait apparemment anachronique de la succession de Muhammad Râdî wull
Muhammad Mahmûd en mars 1992. Quant à la question de savoir pourquoi une
succession à la chefferie légitimée par le nasab est importante en cette fin du XXème
siècle, je voudrais avancer que son importance repose, d'abord, sur la nécessité des
groupes identitairement attachés à cette famille, toujours respectée, de la voir
incarner l'unité politique confédérale. Il y va de leur prestige identitaire, ainsi que de
la pérennité de leur existence sociale et politique en tant que groupe. Parallèlement,
l'actualisation de cette succession est indissolublement liée à la configuration actuelle
de l'Etat mauritanien qui —étant pauvre en ressources humaines et matérielles—, ne
peut faire autrement que de continuer à administrer le pays en alliance avec les
structures politiques anciennes, modernisées à partir des modèles politiques
coutumiers, c'est-à-dire factionnels. Dans ce contexte, je ne pense pas qu'il y ait des
raisons véritables pour considérer que la démocratisation de "style mauritanien",
entamée seulement il y a une dizaine d'années, puisse impliquer —en un laps de
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temps si court !— un changement structurel des idéologies et des pratiques


politiques préexistantes, fondées sur la prépondérance de la parenté et sur la
puissance politique du nasab.

Références bibliographiques

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en anthropologie sociale. Paris, EHESS, 4 vols.
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- 1997. "Genèse de la hiérarchie sociale et du pouvoir politique bidân", Cahier
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- 1998b. "La démocratie tribale en Mauritanie. Solidarité et factionnalisme
politique dans la ville de Kiffa", Fascicule de recherches d'URBAMA n°33, Tours :
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- Sous presse. "Partis politiques “modernes" et factions “néo-traditionnelles“ en
‘Assâba mauritanien", Qaderns de l'Institut Català d'Antropologia.
- Sous presse. "Catégories de classement identitaires et discours politiques dans
la société bidân de la Mauritanie. Les origines étymologiques des termes
“maure“ et “Mauritanie“", Annuaire de l'Afrique du Nord.
WITTGENSTEIN, Ludwig (Vienne 1918). 1961. Tractatus logico-philosophicus, suivi de
Investigations philosophiques. Paris, Gallimard.

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