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Piscaglia Sabrina. Une émotion patrimoniale exemplaire : la destruction et la reconstruction du pavillon d’Art
contemporain de Milan. In: Culture & Musées, n°8, 2006. pp. 115-131 ;
doi : https://doi.org/10.3406/pumus.2006.1407
https://www.persee.fr/doc/pumus_1766-2923_2006_num_8_1_1407
Résumé
Le pavillon d’Art contemporain de Milan, oeuvre de l’architecte Ignazio Gardella, est détruit par
une bombe mafieuse la nuit du 29 juillet 1993. La perte du bâtiment qui, à la date de l’attentat,
existe depuis cinquante ans, suscite une réaction soudaine et inattendue. Les autorités, aussi bien
que les intellectuels et la population de la ville, s’engagent activement, dès le 30 juillet et jusqu’à
l’achèvement des travaux le 16 avril 1996, dans la reconstruction «à l’identique» du pavillon. Toute
la communauté, soutenue par un sentiment patrimonial aussi fort que surprenant, travaille pour
voir resurgir le PAC qui est devenu le symbole d’une ville qui ne se soumet pas à la violence et qui
peut démontrer qu’elle sait encore agir. Ce qui frappe est qu’un édifice si récent ait acquis une
telle valeur emblématique. Le PAC
n’est sûrement pas la seule architecture d’après-guerre qui fasse partie du patrimoine «génétique»
de certaines villes italiennes mais jamais auparavant les Italiens n’avaient manifesté un si grand
intérêt pour une construction contemporaine. Donner une explication satisfaisante à ces
événements n’est pas une tâche simple. Les réponses sont à chercher, d’une part, dans les
circonstances historiques qui ont donné naissance au pavillon et dans le contexte culturel de son
intégration à la vie milanaise et, d’autre part, dans le contexte culturel, social et politique de l’Italie
de 1993. L’histoire du PAC représente un cas paradigmatique dans la culture italienne, non pas
pour les modalités et pour les circonstances de sa reconstruction qui restent uniques, mais parce
qu’il dévoile à la fois la réalité de la ville de Milan et celle de l’Italie entière à l’époque des
événements. En tant que traumatisme révélateur de l’histoire récente du pays, dans sa portée
d’émotion collective, cet épisode permet de jeter un regard neuf sur les thèmes de l’identité, de
l’appartenance et du patrimoine.
Abstract
The night of the 29th July 1993, a mafia bomb destroyed Milan’s pavilion of Contemporary Art,
conceived by the Italian architect Ignazio Gardella in the late 40’ s. The event sprang the
commitment of many to the immediate reconstruction of the building that was eventually restored
to its original form. From the very first moment, to its opening on the 16th of April 1996 the
authorities, the intellectuals and the citizens, all took part in a demonstration of the city’s
determination to withstand violence and intimidation. But what may strike the most is how an only
40 years old building turned out to be such an important landmark for Milan and its citizens. The
PAC is surely not the only building that reshaped the many Italian cities’ landscape after world war
two, nonetheless Italians seldom showed any interest, not least affection, towards the products of
the post-war reconstruction and contemporary architecture in general. Understanding the manifold
cause of such a strong reaction doesn’t represent a simple task. From the post-war Italian boom,
to the shattered political scene of the 90’ s, the PAC managed to conquer and hold that very
special place into the lives and the hearts of the people. The history of the PAC not only outstands
as an emblematic episode in the Italian history because of the singular circumtances of its
reconstruction, but also as a catalyzer of a cultural turnover.
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Renato Crispo, chef du cabinet des Biens culturels, se rend sur
place avec l’architecte de la sovrintendenza Maria Grazia Ferretti.
Ils prennent la décision d’autoriser les travaux de reconstruction
du PAC tout en gardant les restes du mur néoclassique de la rue
Palestro. C’est la première victoire politique de Daverio.
Les bulldozers entrent en action le 24 août, moins d’un mois
après l’attentat. Entre-temps, Morganti, pour répondre à une polé-
mique sur la légitimité d’une reconstruction précipitée, affirme
que son offre n’est valable que si le PAC est reconstruit selon les
plans d’origine. Le constructeur n’est pas le seul à s’opposer aux
rares voix qui prônent la nécessité d’une réflexion approfondie
sur la légitimité de reproduire un édifice complètement détruit.
Les citoyens, mais aussi les intellectuels et les professionnels du
monde de l’art et de l’architecture, se réunissent pour rendre au
bâtiment du PAC sa place initiale. Gardella lui-même, pendant une
interview, déclare vouloir reconstruire le bâtiment en suivant son
projet des années 1950. Alessandra Mottola Molfino (à l’époque
directrice du musée Poldi Pezzoli et aujourd’hui adjointe à la
culture pour la Lombardie) partage sa position, elle écrit dans le
journal Il Sole – 24 ore un article au titre emblématique : Recons-
truire est le vrai défi. « Le pavillon de Gardella était un chef-
d’œuvre [écrit-elle], nous le réclamons de nouveau. » (Mottola
Molfino, 1993.)
LE TRIOMPHE DE
LA RECONSTRUCTION
« À L’IDENTIQUE »
APRÈS UN DÉBAT
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de la Villa) et culturellement car le pavillon est, encore aujour-
d’hui, le seul espace institutionnel de Milan dédié à l’art contem-
porain7. L’adjoint Daverio n’a, du reste, pas grand mal à rejeter
cette proposition de statu quo, soutenu en cela par Maria Teresa
Florio, directrice des Musées de la Ville, ainsi que par Alessandra
Mottola Molfino et Alfonso Morganti, désormais considéré comme
le porte-parole des Milanais (Mola, 1993 ; Mazzitelli, 1993). Il reste
que la prise de position du journaliste, qui s’oppose à une recons-
truction éclair, témoigne d’un malaise marginal mais réel.
Rossella Archinto, ex-présidente de la commission culturelle du
conseil municipal, participe à la discussion en soutenant une
position incompréhensible. D’un côté, elle affirme la nécessité de
reconstruire l’édifice mais de l’autre, elle propose de choisir un
autre site. Sûrement poussée par la volonté de concilier deux
points de vue opposés, elle n’arrive pas à prendre une position
claire : en effet elle propose une remise en l’état d’origine dans un
autre contexte, suscitant par là un double paradoxe. D’abord
Archinto propose la construction d’une copie et ce faisant elle
élude le nœud de l’affaire, c’est-à-dire la légitimité de reproduire
un bâtiment disparu. Ensuite elle suggère d’installer la réplique du
PAC dans un environnement différent de l’original sans com-
prendre qu’ôter le pavillon de son contexte d’origine équivaut à le
détruire. Déplacer l’édifice signifierait amoindrir le chef-d’œuvre
de Gardella qui, justement, trouve sa raison d’être dans le rapport
privilégié avec son contexte et dans sa capacité à créer un sens
nouveau à l’intérieur du complexe monumental de la Villa royale.
Les réflexions de Cesare Stevan8 dans le Corriere della Sera
puis dans un essai approfondi paru dans la revue ANAGKH sont
d’une toute autre envergure intellectuelle. Il suggère de recons-
truire le lieu consacré à l’art contemporain projeté par Gardella
(Stevan, 1993a : 21-27), mais en le repensant entièrement à la
lumière de l’actualité : « Nous ne pouvons pas nier, écrit-il, la
nécessité d’un site dédié à l’art contemporain [...]. Mais on peut
envisager de l’installer désormais dans un secteur défavorisé de
la ville, pour le revaloriser. Un exemple [...] nous est fourni par la
ville de Paris qui a décidé de reconstruire la Bibliothèque natio-
nale dans un quartier périphérique, mais très accessible grâce aux
infrastructures de transport disponibles. » (Stevan, 1993a.)
Fulvio Irace, professeur d’histoire de l’architecture au
Politecnico de Milan, renchérit avec une grande lucidité et analyse
le mécanisme de la reconstruction/reproduction : « La décision de
refaire le PAC s’inscrit dans la même logique que la réfection après
guerre du campanile de Saint-Marc à Venise, du pont de Santa
Trìnita à Florence et de la Scala de Milan. [...] Il est évident que le
principe du dov’era com’era se fonde sur le sentiment de la perte
douloureuse du monument. Mais [...] une œuvre repose toujours
sur un délicat équilibre spatial et constructif, à partir de solutions
techniques historiquement déterminées, de telle manière qu’elles
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sont presque toujours impossibles à reproduire dans leur spécifi-
cité et avec leurs matériaux d’origine. » (Irace, 1993.) Cependant la
fièvre de la reconstruction ne s’apaise pas et Corrado Levi 9, dans
un dernier effort pour conserver au moins les signes de l’Histoire,
propose de geler les ruines du pavillon sous la forme d’« un
mémento pour les nouvelles générations, à englober dans un
nouveau bâtiment ou à placer dans les jardins publics »
(Dell’Orso, 1993a). Daverio s’oppose encore à ce plaidoyer en
faveur de la mémoire – probablement en raison du caractère dra-
matique des événements –, il accuse Levi de sacrifier à une « pure
spéculation esthétique, typique de l’incapacité créatrice des avant-
gardes mourantes » (Locatelli, 1993a).
De fait, la décision de reconstruire est prise. Les travaux de
dégagement et d’enlèvement des ruines ont commencé pour se
prolonger jusqu’à la fin de l’été. Le 4 octobre, une commission
évalue la mise aux normes de sécurité et d’accessibilité du PAC. La
révision du projet est confiée à Jacopo Gardella qui, suivant les
plans de son père, modernise les équipements d’après les normes
en vigueur. Au début de l’année 1994, toutefois, le refus des fonds
du gouvernement semble mettre en péril le processus de recons-
truction ; la mairie se trouve un moment embarrassée, car elle ne
trouve pas les mécènes capables de financer les travaux. Ainsi,
Daverio, dans une énième interview, invite-t-il les citoyens à faire
preuve de générosité (Dall’Orso, 1994 ; Pagni, 1994). La confiance
de l’adjoint à la culture est fondée puisqu’un groupe de citoyens
crée dans l’année l’association des « Amis de la rue Palestro »
dont le but est d’aider la mairie à trouver les subventions néces-
saires. En même temps, des entreprises (la Mma et l’entreprise
Zanetti), suivant l’exemple de Morganti, mettent à disposition
matériaux et main-d’œuvre gratuitement. D’autres financements
arrivent des entreprises Nastrificio Gavazzi et Sanitaria Pozzi mais
c’est surtout grâce à la participation de Cariplo (aujourd’hui Banca
Intesa) et de la chaîne de supermarchés Esselunga (pour laquelle
Ignazio Gardella avait conçu plusieurs bâtiments ainsi que la charte
graphique de l’entreprise) que les travaux peuvent continuer
jusqu’à leur achèvement le 16 avril 1996, date à laquelle le PAC est
restitué à la ville10.
L’intervention des entreprises privées et la participation des
citoyens à cette œuvre de reconstruction démontrent que la des-
truction de ce petit musée (1 200 m2) a suscité un intense senti-
ment patrimonial. L’attitude résolue et la prise de position très
forte de la mairie ont sûrement sensibilisé la collectivité. Néan-
moins la ville entière s’est rassemblée autour des ruines du PAC
sans obéir à une orchestration politique précise. Les Milanais ont
voulu la réédification du pavillon de Gardella car ils y voyaient à
la fois un point de repère culturel très important et un symbole de
la ville même. Il est frappant de constater qu’un édifice aussi récent
ait pu acquérir une telle valeur emblématique. Le PAC n’est sûrement
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pas la seule architecture d’après guerre qui fait partie du patri-
moine « génétique » de certaines villes italiennes11, mais jamais
auparavant les Italiens n’avaient manifesté un si grand intérêt
pour une construction contemporaine.
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ARCHITECTURALE
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à Venise la Casa alle Zattere (1954-1958), à Gênes les quartiers San
Donato et San Silvestro (1972-1974), la faculté d’architecture (1975-
1982) et la restructuration du théâtre Carlo Felice14 (1981-1990),
à Milan le PAC (1947-1953) et enfin la gare de Lambrate (1983).
Gardella, qui a travaillé jusqu’à sa mort en 1999, est un des
architectes dont le travail a été abondamment commenté par les
revues comme Casabella et Domus, et le seul auquel Giulio Carlo
Argan ait consacré une monographie. Son œuvre ne cesse de sus-
citer l’intérêt des chercheurs. Mais cette abondante bibliographie
met rarement l’accent sur sa carrière de muséographe même si
Gardella s’est investi dans plusieurs aménagements d’espaces
muséaux et d’expositions, développant une poétique personnelle
de grand intérêt15. La volonté de faire interagir le contexte et les
objets à exposer, sans que ces derniers aient à souffrir d’une
excessive présence de l’architecture, le conduit à réfléchir à des
stratégies d’exposition toujours différentes. Exposer est pour
Gardella un acte critique qui requiert un environnement architec-
tural actif capable de conduire l’œil et de suggérer aux specta-
teurs des clés de lecture. C’est au PAC de Milan (considéré comme
l’un de ses chefs-d’œuvre) que l’architecte a le mieux exprimé sa
poétique de l’exposition.
LA MUSÉOGRAPHIE
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efficacité : il s’agit de l’installation d’un vitrage tout le long du mur
sur le parc. Ainsi Gardella donne au musée une source de
lumière naturelle (à l’époque considérée comme essentielle pour
apprécier les sculptures) en même temps qu’il met en rapport
l’intérieur et l’extérieur du pavillon, créant une zone de contact,
une frontière immatérielle entre des espaces physiques et concep-
tuels normalement séparés.
Pour comprendre pleinement l’opération gardellienne, il faut
rappeler que Leopoldo Pollack, l’architecte autrichien qui dessina
la Villa en 1790, avait placé la façade principale sur le jardin et non
pas sur la rue. En effet le parc, dessiné par Pollack lui-même et par
Ettore Silva, est le seul exemple de jardin à l’anglaise de l’époque
(avec celui de la Villa Borghese). Dotée de nombreuses cascades, de
temples et de statues, cette oasis est un lieu d’exposition, une partie
d’un appareil scénographique complexe que Pollack orchestra aussi
bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Villa (Beltrami, 1981 : 33 ;
Mezanotte et Bescapé, 1948 : 1). À l’image de Pollack avant lui,
Gardella installe la façade principale de son musée au jardin et
suscite une série de rappels historiques et d’allusions visuelles qui
redonnent corps et vigueur à l’idée originelle du parc comme lieu
suprême de l’art et de la contemplation. Comme la Villa royale
accueille depuis 1930 une partie des collections d’art de la mairie,
et plus spécifiquement la collection d’art moderne, le pavillon s’in-
sère enfin dans une logique générale d’exposition. Le choix de
mettre en communications visuelle et conceptuelle deux bâtiments
historiques qui font partie d’un même complexe monumental et qui
hébergent deux musées, l’un d’Art moderne l’autre d’Art contem-
porain, apparaît ainsi particulièrement pertinent.
Après l’inauguration des locaux avec une exposition tempo-
raire, la collection fut installée dans le pavillon, mais la superficie
du musée était largement insuffisante pour héberger toutes les
œuvres de la collection municipale. Le pavillon ne pouvait en
montrer qu’une partie, en alternance avec des expositions d’un
intérêt souvent faible. La fréquentation du public diminua au fil
du temps, tant et si bien que le PAC fut fermé en 1973. Mais après
une restauration, le pavillon devint à partir de 1979 le siège d’ex-
positions temporaires de grande qualité, sous la direction de
Mercedes Precerutti Garberi. Sa gestion dynamique le transforma
en un centre de recherches pour l’art contemporain particulière-
ment actif. Elle expérimenta de nouvelles stratégies muséales et
proposa parfois plusieurs expositions à la fois dans le même
espace, car pour elle l’exposition était « un outil scientifique
– spécialisé en art – qui cherche à susciter de nouvelles lectures
des artistes et des mouvements culturels » (Garberi et al., 1979 : 39).
À l’époque il n’existait pas, en Italie, d’autre structure institution-
nelle dédiée aux expositions temporaires d’art contemporain. Le
PAC représente donc un précédent fondamental pour la culture
italienne : il signe le début du rôle de l’institution publique.
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UNE ENTREPRISE
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gouaches, esquisses et dessins – comme celle, extraordinaire,
de 1986 consacrée à Alberto Savinio. L’activité de Garberi permet
d’entreprendre une campagne d’acquisitions intelligente, visant à
combler les lacunes des collections publiques, et encourage la
création du CIMAC, le musée d’Art moderne et contemporain du
Palais royal – aujourd’hui en restructuration. Ce travail constant et
l’enchaînement presque frénétique des expositions ont témoigné
d’une volonté culturelle a priori inattendue qui a trouvé son apo-
théose dans le pavillon.
Le PAC fait donc figure de centre culturel auquel la ville ne peut
renoncer : c’est très probablement ce qui a convaincu la mafia de
s’y attaquer. Dans une Italie où très souvent on n’accorde de
valeur artistique et historique qu’aux seules œuvres du passé, ce
petit musée, grâce à son activité, à sa recherche d’avant-garde,
comme à la mondanité de ses vernissages, à sa volonté d’élargir
les horizons culturels vers l’Europe, suscite non seulement l’affec-
tion mais appelle un processus d’identification urbaine. Tant « les
lieux de l’art » comme l’écrit Angela Vettese « sont des temples
dans lesquels plus ou moins consciemment, une communauté
entière se reconnaît » (Vettese, 1993).
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d’une nouvelle société. À Milan, la reconstruction des musées
trace, tout particulièrement, le chemin d’une renaissance. Selon
les mots d’Alessandra Mottola Molfino, les institutions culturelles,
« toutes détruites [...] en août 1943, [furent] toutes rouvertes en
quelques années. Cette reconstruction marqua également la re-
construction spirituelle et civile de la ville » (Mottola Molfino,
1993).
Ainsi, ce n’est pas par hasard qu’Alessandra Molfino, aussi bien
qu’Angela Vettese et Philippe Daverio, se réfèrent, à plusieurs
reprises, à la vertu éthique de l’architecture d’après-guerre.
En 1993, toutes les valeurs qui avaient forgé la République sem-
blent détruites par la politique italienne en cours. Dès 1992, au
processus international de restructuration des partis politiques
déclenché par la chute du mur de Berlin, s’ajoute, en Italie, une
crise nationale à la suite de l’enquête judiciaire Mani pulite18.
Menée, dans sa phase initiale, par le Parquet de Milan et étendue
ensuite à l’ensemble du territoire national, l’enquête dévoile la
corruption du système des partis qui a gouverné l’Italie pendant
des décennies. Un énorme scandale, qui prend le nom de Tangen-
topoli19, touche plus de cinq mille personnes, entrepreneurs et
hommes politiques, dont plus de mille deux cents sont renvoyés
en jugement.
Aux élections du 5 avril 1992, tous les partis traditionnels sont
fortement pénalisés par les électeurs, en quête d’un renouvelle-
ment de la politique. Un processus a commencé qui touche aussi
bien la droite que la gauche : le Parti communiste italien devient
le Parti démocratique de gauche, la Ligue du Nord commence à
recevoir un fort appui populaire, la Démocratie chrétienne
– jusque-là le parti le plus important – lutte pour sa survie et
reprend son ancien nom de Parti populaire, le Parti socialiste ita-
lien disparaît, le Mouvement social italien devient l’Alliance natio-
nale. Ce bouleversement profond donne naissance à la deuxième
République. Entre-temps, au trouble provoqué par l’incertitude
politique s’ajoutent la rage et l’impuissance devant le pouvoir de
la mafia qui en 1992, en Sicile, tue les magistrats Giovanni Fal-
cone20 et Paolo Borsellino21 engagés depuis toujours dans la lutte
contre le crime organisé. Au cours de ces mêmes années, la mafia
dirige sa violence contre le patrimoine artistique de l’État qui
représente « la seule matière première de l’Italie, mais aussi un
lieu de rédemption des valeurs civiques » (Vettese, 1993).
La reconstruction du PAC est le signe le plus évident du besoin
des citoyens de réaffirmer l’enjeu de valeurs trahies, et de réagir
à l’agression et à la violence du crime organisé, cet État dans l’État
qui a fondé une partie de son pouvoir sur la cécité, et parfois la
collaboration, du gouvernement italien. La renaissance du PAC
est un acte symbolique de lutte et d’espoir. C’est aussi une action
militante contre le système des tangenti qui à Milan (mais aussi
ailleurs) entraîna la suspension de « tous les projets [...] comme
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celui du musée d’Art moderne, du musée du Design et de l’audi-
torium » (Marcoaldi, 1993 : 34). En reprenant les mots de Daverio,
on peut affirmer que la volonté de reconstruire immédiatement
le pavillon « est l’emblème de la volonté de reconstruire la démo-
cratie » (Locatelli, 1993a : 21). L’entreprise entend favoriser un
renouveau moral fondé sur les valeurs éthiques du passé. Certes
le choix de reconstruire tel quel l’édifice implique une attitude
réactionnaire : il ne s’accorde guère, même idéologiquement, à
l’idée de renouvellement. Cependant cette contradiction ne remet
pas en cause le caractère crucial de l’engagement des Milanais
pendant une période de doutes, de peurs et de frustrations parta-
gée par tous les Italiens.
L’histoire du PAC représente un cas paradigmatique dans la
culture italienne, non pas tant pour les modalités et pour les cir-
constances de sa reconstruction qui restent uniques, mais parce
que cet épisode déclenche des enjeux politiques, sociaux et cul-
turels typiques de l’Italie contemporaine. En tant que traumatisme
révélateur de l’histoire récente du pays, dans sa portée d’émotion
collective, cet événement permet de jeter un regard neuf sur les
thèmes de l’identité, de l’appartenance et du patrimoine. L’accu-
sation d’immobilisme dont on accable très souvent la culture ita-
lienne se fonde sur un certain conservatisme du gouvernement et
sur un attachement plus formel que réel aux valeurs du passé. Mais
l’identification d’une communauté à un monument peut découler
d’événements traumatisants, et un tel attachement peut être le
moyen de réagir, le moyen de déclarer son appartenance à une
communauté pas seulement territoriale mais aussi morale. En cela
l’épisode milanais prouve combien le patrimoine est une entité
en formation, une notion identitaire et citoyenne jamais achevée,
profondément liée à l’histoire nationale, capable d’intégrer aussi
bien les réalisations les plus récentes que les monuments anciens.
S. P.
Université de Bologne
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NOTES aussi bien que la discipline elle-
même : l’étudiant, futur architecte
1. Pour des approfondissements sur de la reconstruction d’après-guerre,
l’œuvre d’Ignazio Gardella et pour devait se former avec de nouveaux
une bibliographie complète nous programmes et de nouveaux pro-
renvoyons à l’indispensable volume fesseurs capables d’éduquer à une
de Stefano Guidarini (2002). architecture plus proche des exi-
2. Terme utilisé pour définir des mem- gences humaines. Selon Samonà,
bres de la mafia qui ont dénoncé il était nécessaire de dépasser les
leur clan. schématismes abstraits du rationa-
3. L’ordonnance est fixée le 29 juillet lisme pour se mesurer à des pro-
et la publication sur la Gazzetta Uffi- blèmes réels. Grâce au travail de
ciale est du 2 août. Samonà, l’université de Venise devint
4. L’explosion causa cinq morts dont le meilleur institut d’Italie, comptant
trois pompiers. parmi les professeurs des archi-
5. Littéralement : où il était comme il tectes et des intellectuels comme
était. Franco Albini, Ludovico Belgiojoso,
6. Bureau détaché du ministère des Giancarlo de Carlo, Bruno Zevi et
Biens culturels, environnementaux précisément Ignazio Gardella.
ou architecturaux qui travaille à la 13. On doit cette définition à Stefano
sauvegarde du patrimoine monu- Guidarini, auteur d’une récente mo-
mental, artistique et archéologique nographie dédiée à Gardella, cf. Ste-
d’une région ou d’une zone déter- fano Guidarini, op. cit., p. 13.
minée. 14. Ce dernier en collaboration avec
7. Les projets pour la réalisation d’un Aldo Rossi.
musée du Novecento au Arengario 15. Parmi ses réalisations on rappellera
et d’un musée d’art du présent à l’exposition de la chaise italienne à
Bovisa sont en phase de réalisation. la XIe Triennale de Milan en 1951, le
8. Il est président de la faculté d’ar- réaménagement des galeries de la
chitecture du Politecnico de Milan, peinture ancienne aux Offices avec
professeur d’architecture sociale et Carlo Scarpa et Giovanni Michelucci
directeur de la revue ANAGKH. en 1956, l’aménagement de la collec-
9. Artiste, professeur de composition tion Grassi à la Villa royale à Milan
artistique à la faculté d’architecture en 1956, l’exposition d’histoire de la
de Milan, essayiste, commissaire de science italienne au Palais royal à
nombreuses expositions. Milan en 1958 avec Ludovico Bel-
10. Le pavillon est inauguré à cette giojoso, Emilio Borgazzi et Enzo Mari,
date mais l’activité du musée re- l’aménagement de la collection Jesi
prend seulement le 15 juillet 1996 Jucker à la Brera en 1981.
avec une exposition sur le galeriste 16. Entre 1954 et 1955, dix-huit maga-
new-yorkais Leo Castelli. zines d’architecture traitent du projet
11. Nous nous référons davantage au de Gardella, entre autres Casabella-
gratte-ciel Pirelli de Gio Ponti et continuità, Domus, Comunità, Vi-
Pierluigi Nervi, à la tour Velasca des trum, Architecture d’aujourd’hui,
BBPR toujours à Milan, mais aussi au Werk, Architectural Design, Forum.
musée de Castelvecchio de Scarpa à 17. Le cas des BBPR est emblématique :
Vérone ou au musée du Trésor de Gian Luigi Banfi mourait à Mauthau-
San Lorenzo à Gênes. sen en 1945, Lodovico Barbiano di
12. Il obtiendra sa maîtrise en architec- Belgioioso avait également été dé-
ture en 1949 à l’université de Venise porté à Mauthausen, Ernesto Nathan
qui, à l’époque, était dirigée par Rogers s’était enfui en Suisse pour
Giuseppe Samonà. Ce dernier était échapper aux persécutions fascistes
convaincu de la nécessité de réfor- contre les dissidents politiques et
mer l’enseignement de l’architecture Enrico Peressutti avait fait partie du
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CULTURE & MUSÉES N° 8
mouvement de résistance des parti- RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
sans.
18. Enquête sur la corruption politique Argan (Giulio Carlo). 1959. Ignazio
et financière italienne commencée à Gardella. Milan : Comunità.
Milan le 17 février avec l’arrestation Argan (Giulio Carlo). 1954. « L’Archi-
de Mario Chiesa et officiellement tettura del museo ». Casabella-con-
terminée en 1999, après la décou- tinuità, 202, août/sept. 1954, p. V.
verte d’un ensemble de fraudes fis- Beltrami (Luca). 1981. Lo Stile e l’edili-
cales de 1 500 milliards d’euros. zia in Milano Capitale della Repu-
19. Tangentopoli dérive du nom tan- bblica del Regno italico. Milan :
gente, une somme d’argent obtenue Illustrazione italiana. p. 33.
au moyen de menaces ou de pro- Caroli (Flavio). 1993. « La mano crimi-
messes de privilèges illégaux. nale attacca l’arte ». Il Sole-24 ore,
20. Falcone a été tué avec sa femme et 29 juill. 1993, p. 4.
trois policiers à Capaci le 23 mai Dell’Orso (Silvia). 1993a. « E al PAC
1992 pendant un déplacement en entrano le ruspe : Entretien avec
voiture de l’aéroport de Palerme au Corrado Levi ». La Repubblica,
centre de la ville, par une bombe 22 juill. 1993, p. II.
placée au-dessus de la rue. Dell’Orso (Silvia). 1993b. « Musei, voci
21. Paolo Borsellino, qui avec Falcone dello sfascio : Dateci l’autonomia ».
et Barrile faisait partie du pôle anti- La Repubblica, 21 nov. 1993, p. II.
mafia, dirigé d’abord par Rocco Chin- Dell’Orso (Silvia). 1993. « Arte e Musei :
nici (mort le 4 août 1983 lui aussi Autorità unica per la gestione ». La
victime d’une bombe mafieuse) et Repubblica, 5 déc. 1993, p. II.
ensuite par Caponnetto, est tué avec
Dell’Orso (Silvia). 1994. « I promessi spon-
son escorte par une bombe le
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CULTURE & MUSÉES N° 8
RÉSUMÉS
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UNE ÉMOTION PATRIMONIALE EXEMPLAIRE…
CULTURE & MUSÉES N° 8
the many Italian cities’ landscape after world war two, nonetheless
Italians seldom showed any interest, not least affection, towards
the products of the post-war reconstruction and contemporary
architecture in general.
Understanding the manifold cause of such a strong reaction
doesn’t represent a simple task.
From the post-war Italian boom, to the shattered political scene
of the 90’s, the PAC managed to conquer and hold that very special
place into the lives and the hearts of the people.
The history of the PAC not only outstands as an emblematic
episode in the Italian history because of the singular circumtances
of its reconstruction, but also as a catalyzer of a cultural turnover.
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