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Les catégories socioprofessionnelles

!  Alain Desrosières*
La nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) est utilisée en France depuis plus d’un
demi-siècle pour étudier les milieux sociaux et décrire les emplois. Elle combine le statut, le métier et la qualification.
Malgré les critiques dont elle fait l’objet de divers points de vue, elle reste un outil irremplaçable d’analyse de la société
française.

D epuis les années 1950, les cher-


cheurs en sciences sociales
comme les instituts privés spéciali-
sés dans l’étude de l’opinion publique
utilisent largement une nomencla-
ture des groupes sociaux créée par
l’Insee, les Professions et Catégories
Socioprofessionnelles (PCS). Ce
découpage a été conçu à une époque
où la société française était structu-
rée en groupes sociaux consistants,
souvent dotés d’une forte conscience
d’eux-mêmes et d’organisations
Source : Wikipédia

représentatives puissantes (les agri-


culteurs, les ouvriers, les patrons, les
cadres). Ces catégories empiriques
utilisées par les statisticiens et les
sociologues étaient vues comme des Travail en usine, tableau de Adolph von Menzel (1872-1875)
approximations des «  classes socia-
les  » mises en avant par la tradition
sociologique et politique. Depuis les La nomenclature imaginée par Jean spécialisé, ouvrier qualifié, contremaî-
années 1980, il est devenu classi- Porte à l’Insee en 1951 combinait trois tre, employé, technicien, cadre.
que d’observer que ces groupes ont logiques distinctes. Les deux premiè-
perdu de leur force en tant que grou- res (le statut et le métier) remontaient La combinaison complexe de ces trois
pes «  pour soi  », que les statuts ou au 19ème siècle, tandis que la troi- principes taxinomiques faisait l’origi-
quasi-statuts qui les sous-tendaient sième (la qualification convention- nalité de la nomenclature sociopro-
se sont effrités, notamment sous nelle) était alors toute récente. Le fessionnelle, mais, en même temps,
l’effet de la crise économique, des statut distingue les salariés et les suscitait déjà des critiques depuis
transformations du marché du travail non-salariés (patrons, artisans, com- des horizons variés. Les marxistes,
et de la baisse de la syndicalisation. alors influents, n’y retrouvaient pas
merçants, agriculteurs). Le métier,
Par ailleurs, certains économistes, les «  critères de classes  » de leur
héritier de l’antique vocabulaire des
qui préfèrent souvent des critères théorie. Mais les économistes néo-
corporations, correspond à une épo-
pour eux plus faciles à enregistrer classiques n’y trouvaient pas non
que où les activités « individuelles » et
et à coder, comme le revenu et le plus un critère unidimensionnel, facile
« collectives » étaient peu distinguées,
diplôme, voient dans l’usage persis- à intégrer dans un modèle économé-
et caractérisées par un savoir spéci- trique, comme le serait par exemple le
tant de cette nomenclature une sorte
d’anachronisme ayant perdu toute fique : boulanger-boulangerie, méde- revenu. Cette double critique, de gau-
pertinence. Vingt ans après la publi- cin-médecine. Enfin, la qualification, che et de droite, n’empêcha pas cet
cation d’un petit volume consacré propre à l’univers du salariat indus-
aux recherches menées lors d’une triel, était définie à partir des conven-
refonte de cette nomenclature enga- tions collectives négociées dans les *  Alain Desrosières est administrateur de l’Insee
gée à l’occasion du recensement années 1940 et 1950. Celles-ci met- et membre du Centre Alexandre Koyré d’histoire
des sciences. Il a notamment publié « La politi-
de 1982 (Desrosières et Thévenot, taient en place un système de caté- que des grands nombres. Histoire de la raison
1988/2002), comment expliquer que, gories hiérarchisées  (dites «  catégo- statistique  », La Découverte / poche, 2000. Le
présent article est un projet de contribution
malgré ces critiques fortes, elle reste ries Parodi  », du nom du ministre pour le Dictionnaire des sciences humaines des
toujours largement utilisée ? qui les organisa) : manœuvre, ouvrier Presses Universitaires de France.

Courrier des statistiques n° 125, novembre-décembre 2008 13


Alain Desrosières

outil empirique proposé par l’Insee petits agriculteurs). Mais un autre par le fait qu’elles traitent toutes deux
dans les années 1950, d’être ensuite axe, transversal au premier, oppose le même matériau de base  : des
massivement utilisé. En effet, l’enche- les catégories dotées surtout de res- déclarations de professions. Mais il
vêtrement de ces trois logiques crité- sources scolaires et culturelles (ensei- se trouve que les critères de qualifica-
rielles reflétait une structure sociale gnants, salariés du public) à d’autres tion retenus pour définir les « catégo-
complexe, elle-même faite de l’accu- plutôt mieux dotées en ressources ries Parodi », fondés sur la formation
mulation historique de ces principes économiques (commerçants et arti- codifiée nécessaire pour occuper un
de classement. Il épousait mieux la sans, salariés d’entreprises privées). emploi, ont été remis en cause, à
diversité et la richesse des autore- L’espace ainsi structuré rend bien partir des années 1970, par la logique
présentations des groupes sociaux compte de maints comportements, dite «  des compétences  », fondée
que ne le faisaient les critères théori- de consommation, de logement, sur des caractéristiques des person-
ques des marxistes ou des néo-clas- de mariage, de pratiques culturel- nes, et supposées mieux à même
siques. Si cette nomenclature a été les, de votes. Sa relative stabilité de faciliter leur mobilité éventuelle.
partiellement remaniée à l’occasion dans le temps montre que les affir- Cette évolution a été inégalement
du recensement de 1982, sa logique mations selon lesquelles les clas- poussée selon les branches, mais
de base combinant ces trois critères, ses sociales n’existeraient plus, et elle a entrainé une transformation
est restée la même, même si sa struc- que seuls subsisteraient des indivi- du vocabulaire utilisé par les acteurs
ture et son vocabulaire ont été alors dus atomisés, doivent être, à tout le eux-mêmes (salariés et employeurs),
un peu modifiés. Ainsi les anciens moins, fortement nuancées. ce qui rend souvent plus difficile le
«  cadres moyens  » (instituteurs, infir- codage des PCS. Le travail de mise
mières, techniciens, comptables…) en équivalence nécessaire au codage
sont devenus les «  professions inter- CAPITALISM
statistique a été opéré successive-
médiaires », et le terme « cadre » a été ment par le vocabulaire traditionnel
des métiers, puis par le droit du travail
réservé aux anciens «  cadres supé- WE MULE YOU

(pour définir le salariat) et enfin par les


rieurs  ». Les contremaîtres, aupa-
conventions collectives type Parodi.
ravant classés avec les ouvriers, le
Cet édifice est remis en cause à la
sont désormais avec les professions WE ROOL YOU

fois par l’affaiblissement du droit du


intermédiaires. L’idée générale est de
travail (avec l’émergence de statuts
se rapprocher autant que possible WE SNOOT AT YOU
intermédiaires entre salariat et non-
des conventions et du vocabulaire
salariat, tels que les intérimaires ou
coutumier en usage, notamment dans
les intermittents du spectacle), et
le monde des entreprises.
par le développement de modes de
gestion de la main d’œuvre mettant
Par comparaison avec des nomencla-
l’accent sur la flexibilité et la mobilité,
Source : Wikipédia

tures anglo-américaines analogues,


dont le vocabulaire des compétences
une particularité du système français
est une pièce importante.
des PCS est de ne pas présenter
WE FEEDALL
WE WORK FOR ALL

la forme d’une simple échelle uni-


dimensionnelle, telle que celles qui, Une représentation humoristique de la hiérarchie
sociale dans la société capitaliste
aux États-Unis, distinguent les upper
classes, les middle classes et les
lower classes. Ceci est voulu, préci- Une autre originalité du système fran-
sément pour faire ressortir la diver- çais des PCS est de réunir en un
sité critérielle déjà mentionnée. Cette seul outil deux nomenclatures ailleurs
multidimensionnalité a été utilisée distinctes, en général  : d’une part,
par certains sociologues, comme par celle des «  milieux sociaux  » utilisée
exemple Pierre Bourdieu (1979) dans par les sociologues et les spécialistes
La distinction. Dans ces travaux, un des études de marché et d’opinion, et
espace social à deux dimensions est d’autre part, celle des « emplois », uti-
construit et analysé, à partir d’analy- lisée par les économistes du marché
ses factorielles des correspondances du travail. La première peut classer
mettant en œuvre la nomenclature des des individus, mais aussi et surtout
PCS. Le « grand axe » de cet espace, des «  ménages  », répartis naguère
celui qui ressemble le plus aux échel-
Source : Wikipédia

selon la PCS du « chef de ménage »,


les unidimensionnelles anglo-améri- qualifié désormais de «  personne de
caines, oppose les catégories les référence ». La seconde en revanche
plus favorisées (cadres, professions ne prend en compte que des indivi-
libérales, grands et moyens patrons) dus ayant un emploi. Cette réunion La distinction, critique sociale du jugement
aux catégories populaires (ouvriers, des deux nomenclatures est justifiée de Pierre Bourdieu

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Les catégories socioprofessionnelles

Encadré : le rapport sur l’évaluation de la pertinence des catégories


socioprofessionnelles (CSP)

Rapport n°49/B005 du 23 mars 1999, de direction de l’Insee a souhaité que


Insee. ce travail soit complété par une éva-
luation de la pertinence actuelle des
La nomenclature des catégories socio- grandes catégories sociales pour les
professionnelles des personnes du différents types d’usages. De façon
système statistique public français est complémentaire il était demandé à
une pièce centrale pour l’étude de la ce que l’évaluation soit attentive aux
société française. Elle est utilisée par besoins éventuels d’autres catégori-
de nombreux acteurs économiques sations sociales que les CSP ainsi
et sociaux, pour l’étude de sujets très qu’aux réflexions en cours à Eurostat
variés  : les opinions politiques, les sur ce problème. Cette évaluation a
pratiques culturelles, éducatives, les été confiée à Hedda Faucheux et Guy
hiérarchies salariales, patrimoniales, Neyret, membres de l’Inspection géné-
la démographie, la santé, les condi- rale de l’Insee. [...] Une soixantaine
tions de travail, la mobilité sociale, d’entretiens ont été menés (et plus
Source : Insee

l’accès à l’emploi, parmi les exemples d’une centaine de personnes rencon-


cités. Constatant le vieillissement de trées), dans les milieux qui semblaient
cette nomenclature, créé au début des le plus s’appuyer sur une conceptua-
Nomenclatures des professions et catégories
années 1950 et rénovée en 1982, un lisation de groupes sociaux, afin de
socioprofessionnelles 2003 travail détaillé a été entrepris en liaison comprendre les usages, de recueillir
avec le Cnis pour actualiser les métiers des avis et suggestions, et aussi des
précis, au niveau des 3ème et 4ème réflexions sur les évolutions en cours
chiffre de la nomenclature. Le Comité ou à venir. [...]
Malgré ces évolutions, les PCS res-
tent un outil statistique précieux. Les principales recommandations :
Les régularités observées dans les 1.  Ne pas bouleverser le niveau agrégé à un chiffre
années 1980 le sont toujours, malgré 2.  Elaborer et promouvoir activement un nouveau niveau intermédiaire
ces différentes formes de brouillage. 3.  Des investissements renouvelés sont à engager
Cependant, dans le travail statistique 4.  Etre plus proche des usagers
courant, elles sont souvent interpré- 5.  Quelques modifications pourraient être mises en œuvre à bref délai
6.  Formaliser certaines nomenclatures complémentaires
tées en restant à l’intérieur de l’es-
pace des variables figurant dans le
fichier analysé. Des techniques de
plus en plus autonomes, comme cel- complexité sociologique, à approfon- que, selon des oppositions rituelles
les dérivant de l’analyse de variance dir l’étude de l’articulation entre des S’interroger sur le statut des PCS
ou de l’économétrie, sont utilisées, modes de connaissances différents, est une façon de s’interroger sur le
dans lesquelles le chercheur risque plutôt qu’à se contenter d’une seule statut de l’observation empirique et
de s’enfermer. Cependant, le plus façon de décrire, qualitative ou quan- de la description dans les sciences
souvent, l’utilisateur de l’outil tente, titative, monographique ou statisti- sociales. n
en bout de course, de raccorder
les résultats des procédures statis-
tiques à des connaissances de sens
commun, c’est-à-dire empruntant à Bibliographie
l’exemple concret. Plus que ne le sont
d’autres critères réputés « simples », Bourdieu P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
Desrosières A. & Thévenot L., Les catégories socioprofessionnelles, Paris, La
les catégories socioprofessionnelles
Découverte/Repères, première édition : 1988, cinquième édition : 2002.
sont, en tant que produit de décen- Insee, Nomenclatures des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS
nies de transformations des repré- 2003), Paris, INSEE, 2003.
sentations que la société se donne Porte J., « Les catégories socioprofessionnelles », in Friedmann J. & Naville P.
d’elle-même, de l’histoire accumulée. (éds) Traité de sociologie du travail, Paris, Armand Colin, 1961.
Leur usage incite, en raison de leur

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