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Le problème de la justice distributive.

La justice distributive est une justice qu'on ne peut séparer des idées d'égalité et d'inégalité,
parce qu'elle concerne particulièrement la proportionnalité dans la distribution non seulement
des biens, mais aussi des honneurs ou des récompenses, en respectant chaque personne selon
ce qu'elle est ou ce qu'elle possède comme valeur. Cette notion de justice distributive est une
notion que l'on retrouve chez Aristote. Il la considère comme étant la détermination des
critères de la distribution des biens, pensée en lien avec l'égalité.

C'est dans le chapitre 4 du livre V de l'Ethique à Nicomaque47(*) qu'Aristote aborde cette


question de la justice distributive qui a trait à la distribution des honneurs, des richesses et
autres avantages. C'est une justice qui a pour objectif la poursuite de l'égalité dans la
distribution des biens. Elle repose sur une égalité de type proportionnel  et permet de tenir
compte du mérite de chaque personne. C'est ce qu'on appelle la proportion géométrique
aristotélicienne de la justice distributive. Celle-ci fait référence aux normes définissant la part
de ressources rares ou de gratifications que doivent recevoir les membres d'un groupe en
retour de leur participation à l'action commune. Par justice distributive, Aristote entend la
proportion géométrique à distribuer des honneurs, de la fortune et d'autres avantages qui
peuvent être partagés en fonction du mérite de la personne. Ce mérite est apprécié en fonction
de la participation de chaque citoyen à la mise en oeuvre mais aussi à la réalisation du bien
commun.

John Rawls rejoint le Stagirite dans cette conception de la justice distributive, mais ne reprend
pas l'idée de mérite( a l’opposé de mérite il met en exergue le principe de différence) . Au
contraire il introduit le principe de différence qui déborde le cadre du mérite et considère que
les inégalités sont bonnes à conditions qu'elles soient à l'avantage des plus défavorisés.

En quoi la justice distributive constitue-t-elle un problème dans la théorie rawlsienne de la


justice ? En réalité Rawls, ici, ne déconsidère pas la question de la justice distributive. Il la
reconsidère simplement en apportant des éclaircissements, notamment en soulignant la
différence d'avec la justice attributive qui est loin d'être un idéal de justice tel que l'envisage la
justice comme équité. C'est pourquoi il souligne que la question de la justice distributive
dans La Justice comme équité est la même que celle soulevée dans Théorie de la justice. Il
s'agit de la manière dont les institutions sont gérées en vue du maintien de la coopération
sociale, dans le temps48(*). Rawls oppose donc cette question de la justice distributive à la
question de la justice attributive.
La question de la justice distributive est la suivante : comment doivent-être réparties les
ressources ? À quel moment ou à quelles conditions est-il possible de parler de répartition
juste  ?

En ce qui concerne la justice attributive, comme l'indique l'adjectif attributive, cette forme de


justice s'intéresse à l'attribution des biens aux personnes, autrement dit, comment un ensemble
de biens doit t-il être distribué chez des individus différents à tous les niveaux, qui non
seulement n'ont pas participé à la production des biens, mais dont les besoins et désirs sont
reconnus et qui reçoivent leur bien par rapport à leurs besoins ?  Pour comprendre le sens de
« attributive », il paraît important de revenir à l'expression anglaise. Dans ses deux livres,
Rawls parle de « allocative justice », que les traducteurs traduisent par « justice attributive ».
Cette précision nous permet de comprendre que le vocable « attributive », chez Rawls se
comprend par rapport à l'idée d'allocation. Il s'agit donc, dans ce type de justice, d'allocation
ou d'assistance faite aux citoyens.

John Rawls estime que le premier problème de la justice distributive n'est pas d'allouer des
biens, car la justice attributive s'applique lorsqu'il s'agit de répartir une quantité donnée des
biens entre des individus définis, dont on connaît les désirs et les besoins. Avec la justice
attributive, répartir les biens, selon les désirs et les besoins est naturel, parce qu'il n'existe pas
au préalable des revendications sur les biens à distribuer. C'est pourquoi, en tant qu'elle
attribue des biens selon les désirs et les besoins, la justice attributive tend vers l'efficacité.
Partant de ce fait, Rawls pense que la conception attributive de la justice rejoint l'idée
fondamentale de l'utilitarisme qui assimile la justice à l'altruisme et promeut la plus grande
solde des satisfactions. Il apparaît clairement que cette vision utilitariste montre qu'il existe un
critère indépendant pour juger toutes les répartitions, à savoir si elles produisent le plus grand
bien pour le plus grand nombre. Les individus bénéficiaires de ces biens n'ont pas participé à
leur production et ils ne font pas partie de la coopération sociale.

Telle qu'elle se présente, la justice attributive va à l'encontre de l'idéal rawlsien de la justice


qui conçoit la société comme système équitable de coopération au cours du temps. Dans la
mesure où, dans sa fonction, la justice attributive consiste à obtenir la satisfaction du plus
grand nombre, en additionnant les satisfactions présentes et futures, elle se limite à la
recherche du bien être pour les personnes dont les besoins et les désirs sont connus. Ce qui
compte, c'est le bonheur du plus grand nombre, même s'il faille sacrifier les individualités. Or
cette vision de la justice attributive adhère au principe d'utilité, tel qu'on le trouve chez
certains théoriciens de la doctrine utilitariste, notamment Bentham et Sidgwick. En outre,
comme le souligne Rawls dans l'introduction de Théorie de la justice, la théorie de la justice
comme équité est une réponse à l'utilitarisme dominant. Plus précisément la critique de Rawls
porte sur la conception utilitariste de la justice qui selon, lui, souffre d'une déficience majeure,
parce que cette façon de considérer la justice, même si elle vise l'égalité d'un côté, sacrifie
l'individu d'une part, puisqu'elle le considère, non plus comme une personne séparée dont les
droits seraient inviolables, mais comme une personne dont la liberté et les droits peuvent être
aliénés, pour le bien du plus grand nombre. Cette idée permet à Rawls de s'opposer à l'idée
d'une justice attributive, car, s'appuyant sur le principe kantien 49(*) selon lequel autrui ne peut
être utilisé comme simple moyen pour arriver à nos fins, il écrit :

Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien
être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison, la justice interdit
que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l'obtention par d'autres, d'un plus
grand bien. Elle n'admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être
compensés par l'augmentation dont jouit le plus grand nombre50(*).

Ainsi, selon John Rawls, la société ne peut se reposer sur une justice attributive, car cela irait
contre l'esprit d'équité qui doit réglementer toute justice sociale, parce que les individus
doivent tirer des avantages réciproques de leur coopération dans la structure de base. C'est
pourquoi la justice distributive, en tant qu'elle s'accorde avec le principe fondamental de la
liberté et parce qu'elle permet aux individus de vivre dans l'équité semble être la plus
appropriée.

Ce refus de Rawls de mettre ensemble justice attributive et justice distributive s'explique aussi
par le fait que, pour lui, « dans une société bien ordonnée, dans laquelle les libertés de base
égales et l'égalité équitable des chances sont garanties, la distribution du revenu et de la
richesse illustre ce que nous pouvons nommer la justice procédurale pure du contexte
social »51(*). Ce qui signifie que, dans la distribution des biens, tous les citoyens sont ou
doivent rester soumis aux règles de coopération qui ont été reconnues et acceptées par tous.
C'est ce caractère publique des règles qui valide la distribution des biens en la reconnaissant
comme étant juste et acceptable. Rien ne peut en effet être décidé en dehors des règles issues
de la procédure, en dehors du contexte institutionnel, car il n'y a pas possibilité de parler de
justice distributive, d'autant plus que tous les principes de la justice, dont la justice
distributive, relève d'une justice procédurale pure. Pour aider à comprendre cette idée, Rawls
la compare à deux formes de justice.
Premièrement, il parle de la justice procédurale parfaite qui s'illustre par un cas de partage
équitable. Prenant l'exemple d'un gâteau qui doit être partagé entre des personnes dont celui
qui est destiné à faire le partage est le dernier à se servir, Rawls souligne que ce dernier, en
tant qu'il doit se servir en dernier est obligé de faire un partage équitable, espérant lui aussi
obtenir une part égale à celle des autres. De cet exemple, Rawls tire la conclusion selon
laquelle on retrouve dans la justice procédurale parfaite la présence d'un critère indépendant
défini et existant avant la procédure ; de même il souligne dans ce cas d'espèce que la
procédure donne le résultat attendu. Toutefois cela présuppose que celui qui est destiné à
procéder au partage a une tendance à l'égalité, et qu'il désire la bonne part au point de la
vouloir aussi pour les autres.

Deuxièmement, il s'agit de la justice procédurale imparfaite que John Rawls fait coïncider
avec l'exemple d'un procès criminel. Selon Rawls, dans ce genre de cas, même lorsque la loi
est prise comme référence, l'erreur n'est pas à écarter, parce qu'il est souvent plus facile pour
un innocent d'être déclaré coupable que pour un meurtrier d'être déclaré coupable, surtout
lorsque tous les faits sont à l'avantage de ce dernier. Cette erreur n'est pas toujours du ressort
de l'humain, mais parfois elle est circonstancielle. C'est pourquoi, souligne Rawls, «  la
caractéristique d'une justice procédurale imparfaite est que, alors qu'il y a un critère
indépendant pour déterminer le résultat correct, il n'y a aucune procédure utilisable pour y
parvenir en toute sûreté »52(*).

Après avoir ainsi distingué les deux types de justice procédurale, Rawls marque donc
l'opposition qui existe entre eux et la justice procédurale pure qui est illustrée par la justice
distributive.

Dans sa définition de la justice procédurale pure, Rawls écarte la dimension des critères
indépendants présents dans les premières formes de justice procédurale. Les critères
indépendants ne sont pas importants pour l'action publique, parce qu'ils glissent facilement
dans le relativisme. À travers l'idée de justice procédurale pure, il montre la possibilité de
trouver des critères objectifs pour guider la justice distributive. C'est ce qu'il souligne en ces
termes : «  la justice procédurale pure s'exerce quand il n'y a pas de critère indépendant pour
déterminer le résultat correct ; au lieu de cela, c'est une procédure correcte ou équitable qui
détermine si un résultat est également correct ou équitable, quel qu'en soit le contenu, pourvu
que la procédure ait été correctement appliquée »53(*).
Ainsi la justice procédurale pure qui ne fait pas appel à des critères indépendants, introduit
l'idée de justice comme équité, parce qu'elle a, à son actif, l'assentiment des membres d'une
société démocratique. Elle concerne les institutions de la structure de base, non pas les
situations particulières de chaque membre, c'est pourquoi les distributions qui émanent d'elle
sont considérées comme justes. Cette référence aux institutions signifie, pour John Rawls,
qu'« il n'existe pas de critère de distribution en dehors du contexte institutionnel et des titres
qui naissent du fonctionnement effectif de la procédure »54(*), car c'est le contexte
institutionnel qui forme le « cadre de la coopération équitable », celui-ci étant issu lui-même
d'un contrat équitable et, compatible avec l'idée de liberté, d'égalité, et de justification
publique et qu'« elle s'adresse à la raison de chacun en garantissant les intérêts supérieurs de
chacun aussi longtemps qu'ils sont compatible avec un respect égal pour autrui »55(*). Ce qui
voudrait dire que la distribution ou répartition ne peut pas être pensé dans les institutions
particulières où ce sont des situations singulières qui sont mise en avant. Ceci est l'apanage
des institutions sociales qui assignent des droits et des devoirs fondamentaux en structurant la
répartition des avantages et des charges qui découlent de la coopération sociale. D'où
l'importance de tenir compte des trois piliers formant la procédure équitable : l'impartialité, la
réciprocité et l'avantage mutuel. L'équité caractérise, donc, la procédure qui est appelée à
conduire aux choix des principes, de façon unanime.

Rawls fait remarquer que l'expression « contexte institutionnel »56(*)  est introduit pour la
première fois dans La justice comme équité. On ne le trouve nulle part dans Théorie de la
justice. Cette expression, souligne Rawls, a pour fonction « d'indiquer que certaines règles
doivent être intégrées dans la structure de base conçue comme un système de coopération
sociale de manière à ce qu'il reste équitable au cours du temps, d'une génération à la
suivante »57(*). Insistant sur la dimension du temps, Rawls y revient très souvent lorsqu'il
avance que les principes de la justice ne sont pas choisis pour une période déterminée, mais
pour toute la vie, car l'homme entre dans la société, par la naissance et n'y sort que par la
mort; c'est pourquoi ces principes sont valables « d'une génération à la suivante »58(*). Le
contexte institutionnel doit tenir compte de cette idée de l'avenir, parce que dans sa manière
de fonctionner, il doit faire en sorte que les biens soient toujours à la disposition de tous les
citoyens, et même des générations futures. Ce qui n'est possible que « grâce à des lois qui
régissent le legs et l'héritage de propriété, et par d'autres procédés comme les impôts, de
manière à empêcher les concentrations excessives de pouvoir privé »59(*). Cette idée souligne
l'importance de décentraliser le pouvoir et de favoriser la coopération, parce que la
concentration du pouvoir dans les mains d'une seule personne favorise la tyrannie.

Cette critique de la théorie de Rawls par lui-même, demeurant ouvert aux citriques qui lui ont
été adressés, n'est-elle pas toutefois porteur, d'une évolution dans sa philosophie ? Question
délicate, sur laquelle nous reviendrons dans la deuxième partie de ce mémoire, mais dont une
prise de considération rigoureuse requiert qu'ait déjà pu être souligné quelques critiques
externes venant d'autres auteurs.

* 47 Aristote, Ethique à Nicomaque, Richard Bodeüs (trad.), Paris, Editions Flammarion,


1994, Chapitre 4, Livre V.

* 48 Souligné par nous.

* 49 « Agis donc de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la
personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme
un moyen », Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, Paris, Gallimard,
Pléiade, « OEuvres philosophiques », tome 1, 1985, p. 295.

* 50 John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., pp. 29-30.

* 51 Ibid., p. 79.

* 52 Ibid., pp. 117-118.

* 53 Ibid., p. 118.

* 54 John Rawls, La justice comme équité, op. cit., p. 79.

* 55 Catherine Audard, Qu'est-ce que le Libéralisme, op. cit., p. 434.

* 56 L'expression authentique est background qui signifie, en français, « milieu, contexte ou


origine  ».

* 57 John Rawls, La justice comme équité, op .cit., p. 80.

* 58 Ibid., p. 80.

* 59John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., pp. 317-318.

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