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Le Liban est sans doute le cas le plus typique de cette communautarisation de la

vie politique. On dénombre dans ce pays dix-huit communautés réparties entre


chrétiennes et musulmanes. Issu du système de représentation des communautés
par leurs chefs religieux, système dit des « Millet » ou nations, le régime
politique libanais prend en compte la nécessité de distribuer de manière subtile
les charges publiques entre les communautés et ce, du président de la
République à la fixation à égalité des fêtes chômées en passant par le nombre de
députés, de hauts fonctionnaires ou de ministres. Le régime politique y est
confessionnel. La responsabilité des autorités religieuses est d’autant plus
grande que le statut matrimonial (mariage, divorce, héritage) relève en grande
partie – en totalité pour les communautés musulmanes – des tribunaux religieux.
Le mode de fonctionnement du régime politique exige le consensus pour les
décisions importantes et des procédures fastidieuses de négociation. Il faut donc
aller de compromis en compromis. La démocratie communautaire y est dite «
consociative » car elle requiert le plus large assentiment. Quand le compromis
n’est pas trouvé, que les revendications communautaires s’exacerbent ou lorsque
l’environnement se fait turbulent, tout peut basculer. La rupture du pacte
national de vie en commun guette et parfois, comme de 1975 à 1990, la guerre
s’installe. Le poids, puissant et réel des communautés ainsi que l’implication des
autorités religieuses dans les affaires politiques font que la religion ne se laisse
pas séparer des affaires civiles. Est-ce à dire pour autant que le conflit devient
alors religieux ?

Le cas du Liban permet de souligner que ce qui est en jeu dans les pays où la
population se compose de communautés religieuses n’est pas tant la religion en
tant que système de croyances et de convictions que la religion comme système
de classement et d’appartenance des individus à des traditions sociales
différenciées. Le lien communautaire est aussi un principe de solidarité sociale.
En d’autres termes, ce qui est en cause n’est pas la foi : les guerres
confessionnelles ne se présentent pas comme des guerres pour la religion ou
pour contraindre au changement de religion. Bien plutôt, la religion sert à définir
le groupe et à manifester ses valeurs. Elle apparaît ainsi comme un critère de
regroupement et de solidarité. Le paradoxe le plus frappant est que le critère
religieux en vient à ranger, au Liban, en Irlande ou ailleurs, les individus dans
les communautés indépendamment d’une foi qu’ils peuvent avoir perdue ou
dont ils rejettent l’instrumentalisation politique mais qui, néanmoins, continuera
à les identifier en fonction de leur appartenance d’origine à des ensembles
communautaires.
Les exemples fournis par les conflits permettent de saisir les fonctions que la
religion peut remplir quand elle est prise dans la tourmente politique.

La religion sert, très souvent, notamment dans les pays où elle a été associée à
l’histoire nationale, comme une identité de substitution à des identités politiques
en crise ou en faillite. Elle remplace alors une identité nationale défaillante et
devient l’élément fédérateur, à la fois sacré mais combien aussi profane, de la
solidarité politique quand la communauté nationale a éclaté.

Dans les conflits, la religion est également utilisée comme un vecteur de


légitimation de la violence. C’est là son rôle le plus dangereux : sanctifier un
combat « pour » Dieu, comme dans l’appel au jihad, ou pour la défense d’un
territoire perçu comme sacré du fait de sa valeur symbolique, à l’instar du
Kosovo, « berceau » de l’orthodoxie serbe, ou encore pour l’expropriation et la
colonisation d’espaces qui font partie d’une terre sacrée, comme dans les
idéologies extrêmes des colons religieux d’Israël.

Enfin, dans les conflits, la religion se transforme en facteur de mobilisation.


C’est en son nom qu’on mobilisera, embrigadera, et galvanisera le groupe. C’est
en invoquant sa défense que l’on sensibilisera les opinions, qu’on appellera à
former des milices. Les autorités religieuses elles-mêmes pourront directement
s’impliquer dans cette mobilisation et la conduire, comme on l’a vu dans
nombre de conflits récents.

Mais, alors, trois dangers guettent. Lorsque la religion finit par se confondre
avec un groupe, ses valeurs et son combat, quand elle assure immédiatement une
fonction politique, elle devient ethnique : une religion de groupe. Elle occulte,
de ce fait, sa dimension d’universalité et oublie que ses valeurs, notamment pour
les trois religions monothéistes, sont proposées en partage et en ouverture à
l’humanité. De l’ethos, on est passé à l’ethnos.

Deuxième danger : la religion instrumentalisée est un outil de pouvoir. Elle est


appelée à se confondre avec un système de régulation sociale et d’aménagement
de l’autorité politique. Elle en vient à légitimer des actes de gouvernement ainsi
que des pratiques où l’urgence le dispute à une légitime défense interprétée le
plus souvent de manière extensive et pernicieuse. Quand elle n’est pas invoquée
comme pur prétexte...

Le troisième danger est que ne se perde dans cette instrumentalisation toute


possibilité de discernement. L’appel à discerner a du mal à se faire entendre
quand la violence devient la loi massive et exclusive du groupe. Négocier,
maintenir le dialogue, ouvrir des pistes de paix sont considérés comme des
signes de faiblesse sinon de trahison. Le risque est alors que la religion soit elle
aussi phagocytée par la menace et la peur et qu’elle ne puisse plus se mettre à
distance d’une violence souveraine.

Ces perspectives demandent bien évidemment à être nuancées. Elles doivent


tenir compte aussi des contextes de crise, de la menace et par endroits de la
persécution religieuse qui pèse sur les personnes. De même qu’elles doivent
prendre en considération l’état de la doctrine et de la réflexion sur la violence,
état variable selon les religions. Mais la question concerne également tout
croyant qui doit s’interroger sur le sens que peut avoir sa religion quand elle est
réduite à un ordre de légitimation au regard duquel tout rapport à « l’autre »
autrement que sur le mode de l’hostilité serait dénié.

Religion et conflits, Joseph Maila, Revue Projet

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