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Vie des affaires

GÉRER EN CHINE, ENTRE GUANXI ET BUREAUCRATIE CÉLESTE

Philippe d'Iribarne, Christian Herrault

Association des amis de l'école de Paris | « Le journal de l'école de Paris du


management »

2010/1 N°81 | pages 31 à 35


ISSN 1253-2711
DOI 10.3917/jepam.081.0031
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Vie des
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Gérer en Chine, entre guanxi


et bureaucratie céleste
Directeur de recherche au CNRS,
Philippe d’IRIBARNE Gestion et société

Christian HERRAULT Directeur général adjoint du groupe Lafarge


Président de la branche plâtre

Les entreprises étrangères qui investissent en Chine doivent-elles s’adapter à un


management chinois, reposant sur le poids des réseaux de relation (guanxi) ou plutôt
mettre en place un management occidental ? À cet égard, l’expérience de Lafarge en
Chine montre que les entreprises mondiales ne doivent ni imiter le management local, ni
exporter leurs manières de faire, mais construire patiemment des pratiques en cohérence
avec leurs propres valeurs et les références culturelles du pays d’accueil.
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Christian HERRAUT : Le groupe Lafarge s’est lancé Philippe d’IRIBARNE : notre enquête a été effectuée
dans une internationalisation à marche forcée depuis en Chine en 2007 dans trois sites de la division Ciment
les années 1990, notamment à travers l’acquisition de de Lafarge. Le premier correspondait à la plus ancienne
Redland et de Blue Circle. Après avoir développé ses implantation du Groupe en Chine, issue d’une entreprise
activités en Europe de l’Est, le Groupe s’est implanté publique. Lafarge y a fait ses premières armes et, après
à Pékin en 1994. Tous les cinq à sept ans ses principes quelques difficultés, est parvenue à un modus vivendi.
d’action sont actualisés et la question de leur univer- Le second site était une usine entièrement construite par
salité reposée. L’attention portée à l’homme y tient Lafarge. Le troisième résultait d’une acquisition, encore
une place centrale mais comment la traduire dans les en cours d’intégration, et dont les managers issus de l’éco-
différents pays ? En 2003, nous avons lancé le projet le chinoise traditionnelle considéraient Lafarge avec réti-
Leader for Tomorrow pour contribuer au développe- cences. Ces trois usines étaient dirigées par trois managers
ment d’une culture Lafarge dans l’ensemble des pays de profils et de styles complètement différents. Le premier
où le Groupe est présent. Philippe d’Iribarne a apporté portait une tenue de travail stricte et tenait un discours
son éclairage sur plusieurs d’entre eux dont la Chine. modeste. Le second (qui devait quitter Lafarge peu de
J’avais été très intéressé par la thèse de son ouvrage jours après notre rencontre) arborait une cravate brillante
Le tiers-monde qui réussit qui soulignait le potentiel de et se mettait en avant sans retenue. La troisième avait mis
modernité dans chaque culture. L’entreprise doit le en place une équipe de management féminine.
révéler plutôt que d’imposer sa culture. Son prochain Dans cette présentation, j’aborderai trois points
ouvrage, écrit à partir de l’expérience de Lafarge1, mon- principaux : la question du pouvoir en Chine, les réac-
trera comment une entreprise internationale ayant des tions des collaborateurs chinois face à Lafarge ainsi que
valeurs humanistes affirmées parvient à trouver de la la manière dont le management de Lafarge a pris sens
cohérence autour de ses valeurs par-delà la diversité dans le contexte chinois.
des cultures.
Le rapport au pouvoir
1. Philippe d’Iribarne, L’épreuve des différences. L’expérience d’une
entreprise mondiale (Seuil, 2009). Au premier abord, l’autorité apparaît monolithique

Le Journal de l’École de Paris n°81 - Janvier / Février 2010


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en Chine. Ainsi, l’idée que l’on puisse mobiliser les France les indicateurs de performance sont considérés
principes d’action de Lafarge pour critiquer le mana- avec distance, ils sont, en Chine, pris très au sérieux
gement a suscité des réactions effarées. Une mana- par tous. Ils ont permis le passage du favoritisme à
ger, chez Lafarge depuis l’origine et remariée avec davantage de justice ; la gestion par les hommes est
un Français, a déclaré que l’idée même de discuter jugée inhumaine tandis que la gestion par un sys-
une chose dite par un supérieur lui a paru longtemps tème est jugée plus humaine ! Elle apporte l’ordre
impensable. Elle commençait seulement à entrevoir qui évite le chaos, et elle s’accompagne d’un soutien
que, quand un supérieur s’exprime, cela peut être pour tous ceux qui souhaitent réussir. À cet égard, les
une incitation à penser plutôt qu’un dernier mot. De collaborateurs chinois avaient retenu du discours de
son côté, l’interprète chinois, arrangeait les questions Bertrand Collomb, l’ancien président de Lafarge de
perçues comme agressives. En outre, ayant découvert passage en Chine, que l’entreprise était favorable au
le propos de saint Thomas d’Aquin selon lequel si développement personnel de chacun. C’est également
notre conscience dit une chose et le pape une autre, dans le cadre du développement personnel que sont
il convient de suivre notre conscience, il s’interro- interprétées les politiques de sécurité qui ont permis
geait sur la survie d’une société dans laquelle chacun de diviser par cinq le taux d’accidents.
suivrait ce principe. Une anecdote illustre un autre Lafarge suscite aussi des réactions moins positives,
aspect du style de l’autorité. Un responsable des res- notamment de la part du président de l’entité récem-
sources humaines qui venait de discourir sur l’impor- ment acquise ainsi que d’un directeur d’usine qui a
tance des rapports humains est sorti d’un bâtiment depuis quitté le Groupe. Selon eux, Lafarge est en
sans même jeter un regard à une garde qui s’était mise train de mettre en place une bureaucratie alors qu’il
au garde-à-vous. conviendrait de choisir des gens et de leur laisser les
Cependant, quelque ferme que soit l’autorité, elle mains libres. Ils pourraient tisser des liens avec des
n’est pas sans limite. Certes, il serait considéré comme responsables locaux et accroître les droits d’exploi-
agressif pour un subordonné d’exprimer directement tation de carrières. Lafarge n’a pas accès à certains
qu’il souhaite une promotion mais il peut le laisser marchés par manque de relations avec les clients.
entendre. Si le supérieur chinois ne peut être contre- Ainsi, il semble que si les opérateurs sont satisfaits,
dit, il est peu armé face à des subordonnés prêts à les commerciaux sont moins enthousiastes et la BU
quitter l’entreprise pour répondre à une proposition (Business Unit) de Chongqing résiste.
avantageuse. Le pouvoir doit être à l’écoute. De plus
il doit donner l’exemple, aller sur le terrain avec les L’interprétation chinoise
32 collaborateurs. du management de Lafarge
En d’autres termes, le pouvoir est pensé en
Occident à travers l’opposition autocratie/démocratie, L’image du bon pouvoir fait partie des références
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tandis qu’en Chine, à travers l’opposition affronte- chinoises classiques. Par exemple, Confucius prône
ments/harmonie ; on craint les risques d’engendrer l’autorité sans tyrannie. Cependant, ce modèle du
une situation qui dégénère. Tout ce qui se rapporte bon pouvoir, pas toujours appliqué dans le monde
à une confrontation ou une critique constructive est politique, n’est habituellement pas mobilisé dans le
évité au profit d’un rapport feutré entre supérieur monde de l’entreprise.
et subordonné. Les entreprises dites paternalistes sont mal vues en
Occident car elles nient les rapports sociaux conflic-
La perception de Lafarge en Chine tuels, mais leur vision correspond à des attentes for-
tes en Chine et ailleurs, là où l’on ne conteste pas le
Lafarge est perçu comme un bon pouvoir qui écoute pouvoir mais où il est attendu qu’il fasse de lui-même
et a le souci du développement de ses subordonnés. ce que nous tentons d’obtenir par les luttes sociales.
L’ensemble des personnes interrogées a insisté sur le L’enquête menée par Lafarge auprès de ses personnels
fait que le style de management de Lafarge n’est pas révèle une situation de confrontation en France et aux
répandu en Chine. D’une manière générale, les entre- États-Unis tandis qu’en Chine, Malaisie ou Jordanie,
prises publiques chinoises fonctionnent selon une existe une attente à l’égard de l’autorité qui s’accorde
logique de réseau (guanxi) qui exige de bien s’entendre mal avec notre vision de la démocratie.
avec les responsables. L’attention portée aux anciens Dès lors, il est clair que concevoir l’approche du
est grande mais on ne s’inquiète guère des nouvelles management de l’entreprise qui s’implante à l’étran-
recrues. Le chef commande et écoute peu. Au contraire, ger comme un choix entre la culture de l’entreprise
sont appréciés chez Lafarge, avant de changer de fonc- ou celle du pays d’accueil, n’a pas de sens. Les deux
tions, les procédures de concours et d’entretien, le cultures (nationale et d’entreprise) ne se situent pas au
système d’écoute et de récompense des suggestions, même plan. La culture d’un pays définit ce qu’est un
et le fait de pouvoir consulter le tableau des postes à bon pouvoir tandis que la culture de l’entreprise défi-
pourvoir. Lafarge apparaît comme un pouvoir fort nit quel usage, bon ou mauvais, est fait du pouvoir.
mais également juste et nourricier. On observe ici une Lafarge réussit en Chine sans imiter les entreprises
rencontre entre les attentes des collaborateurs et la chinoises mais en étant en harmonie avec une vision
culture de la performance de l’entreprise. Alors qu’en chinoise d’un bon pouvoir.

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débat en chaque lieu de sorte que les col- chinois avec interprète, un tiers en
laborateurs se mobilisent pleinement anglais. Cela amène, au cours du
pour l’entreprise. travail d’analyse, à revenir sur la tra-
Un intervenant : Voici quelque temps, duction de certains mots chinois, par
je suis allé en Chine pour une conférence Int. : Marx a insisté sur les liens étroits exemple “consulter”.
dans laquelle j’ai prôné la distance avec entre les rapports de production et les
le rationalisme, la valorisation de la rapports d’autorité. La proximité entre Int. : Si certaines caractéristiques rap-
controverse et le fait que copier le modèle Lafarge et le monde chinois ne serait-elle prochent la France et la Chine, je ne
américain est idiot ! Je comprends mieux pas issue de la relative lenteur des évé- vois pas en Chine les rebelles, la ruse
aujourd’hui l’accueil réservé que j’ai reçu nements de production dans cette indus- avec la règle et le pouvoir, ni les râleurs,
en vantant des éléments aux antipodes trie, ce qui n’est pas le cas pour Danone en bref, la lutte contre les méchants qui
de la culture chinoise. ou Carrefour ? détiennent le pouvoir.

Un long processus Philippe d’Iribarne : Dans l’univers P. d’I. : On rencontre des exemples
d’adaptation du commerce, où le rythme des événe- de ruse avec le pouvoir. Un manager
ments n’est pas spécialement lent, on chinois a fait une lettre aux autorités
Int. : Comment s’est construite la cohé- trouve aussi des marchés opaques régis qui se terminait par une formule
rence entre le mode de management de par le fonctionnement de réseaux, et de politesse demandant de l’aide.
Lafarge et le contexte chinois ? des marchés très régulés, avec des Le supérieur expatrié a demandé de
appels d’offres. supprimer cette formule. Cela a été
Christian Herrault : Il existe des affi- fait, sauf dans la version chinoise,
nités entre les cultures française et C. H. : Le groupe Lafarge s’est toujours effectivement envoyée… Tandis que
chinoise : la valeur des diplômes, des inscrit dans la durée. L’entreprise a dès les Français tendent à lire la situation
études intellectuelles, la méritocra- l’origine fait du développement durable en termes de soumission ou pas au
tie… Cependant, il ne faudrait pas même si cela n’en portait pas encore le pouvoir, les Chinois voient la néces-
idéaliser la rencontre entre les prin- nom. Notre activité nous impose d’en- sité d’assurer l’harmonie tant avec les
cipes d’action et les idéaux chinois ; tretenir de bonnes relations avec le village supérieurs qu’avec les autorités. S’il
il existe un fossé à réduire. Un élé- voisin de la carrière. Nous avons tou- est légitime de chercher à abattre un
ment du succès de Lafarge en Chine jours trouvé des formules de bon voisi- mauvais pouvoir, face au bon pouvoir,
a été un dirigeant autocratique. Cet nage conformément à nos valeurs mais on est tenté de ruser… 33
homme de la transition a été formé aussi à la nécessité de notre business.
au mode de management Lafarge, Int. : Quelle est la part de ruse dans les
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pour que son “despotisme autocrati- Int. : Pourquoi une telle adaptation ne propos tenus ? Quel a été votre position-
que” soit éclairé d’autres lumières… réussit pas plus souvent ? nement sur le terrain ?
L’histoire s’écrit toujours. Le temps
joue un rôle important. Nous avons C. H. : Dès que l’on s’écarte du mana- P. d’I. : Les interlocuteurs savaient que
longtemps tâtonné avant que nos gement mécanique par les indicateurs les propos seraient restitués globale-
valeurs humanistes ne rencontrent le chiffrés, « seule l’erreur s’enseigne » pour ment, dès lors j’ai été perçu comme
“bon pouvoir chinois” pour reprendre reprendre un proverbe chinois… La quelqu’un par qui les messages peuvent
l’expression de Philippe d’Iribarne. La principale difficulté est de parvenir à remonter dans l’entreprise.
relation avec la hiérarchie est toujours ce que les gens prennent conscience de
très compliquée mais pas seulement l’impact qu’ils ont par leur compor- Int. : Les personnes interrogées n’expriment-
en Chine. Aux États-Unis, lorsque tement. Il ne s’agit pas de se déguiser elles pas leur satisfaction sur un mode
nous avons introduit un processus mais de créer du lien. Une des forces convenu ? Y a-t-il des indicateurs de l’effi-
formel de feed-back des subordonnés de Lafarge est de mettre les managers cacité du management de Lafarge comme
vers leur supérieur, beaucoup nous ont dans des situations variées pour qu’ils le taux de rotation en baisse ? Le modèle
dit qu’ils n’allaient pas dire à leur chef comprennent bien l’impact de leur Lafarge est-il connu à l’extérieur ?
ce qu’ils pensaient de lui alors que ce comportement dans différents envi-
dernier décidait de leur bonus ! ronnements et qu’ils soient ainsi en C. H. : À l’approche sociologique s’est
Trois éléments apparaissent uni- position de pouvoir créer ce lien avec ajoutée une vaste enquête conduite en
versels : la reconnaissance du travail différentes cultures. 2005-2006 dans tous les pays où nous
effectué, le fait d’appartenir à une sommes présents. Nous avons eu un
organisation juste et dont on comprend Véritable réussite taux de retour exceptionnel de plus de
les règles du jeu et enfin, la partici- ou propos complaisants ? 80 %. Les derniers convertis étaient les
pation à quelque chose qui dépasse meilleurs zélotes du mode de manage-
l’entreprise (ce qui renvoie à l’huma- Int. : Dans quelle langue se sont déroulés ment Lafarge et la France était le pays
nisme). L’intérêt du travail de Philippe les entretiens ? le plus critique sur certaines questions.
d’Iribarne est de montrer comment Quand le taux de rotation est supé-
ces trois éléments peuvent s’articuler P.  d’I.  : Deux tiers ont eu lieu en rieur à 10 ou 15 %, nous sommes très

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débat présence de la hiérarchie. Chacun est matière de bakchich, le système doit


à une place qu’il ne conteste pas. Le être transparent, chacun doit parler à
problème des entreprises dans ces condi- son supérieur des problèmes d’éthique
attentifs. Il augmente en l’absence de tions est de faire une réunion vraiment rencontrés. Quant aux sanctions, la
perspectives de développement ; ce productive… question est toujours d’actualité mais
taux a atteint 15 % chez Chinefarge. pas seulement en Chine. On s’inter-
Après un nouveau projet de dévelop- P. d’I. : Certains propos tenus mon- roge sur le nombre raisonnable d’aver-
pement, le taux est redescendu à 5 %. trent que, chez Lafarge, on a trouvé tissements avant une sanction. Il faut
Nous considérons les cas des anciens des moyens de faire des choses inha- également s’assurer que la personne
salariés qui voudraient revenir selon bituelles tout en préservant la face de connaissait bien la règle pour que la
les conditions dans lesquelles ils ont ceux qui sont mis en cause. Ce qui est sanction soit perçue comme “juste”.
quitté l’entreprise. Ajoutons que nous susceptible d’être lu dans le registre de
avons été aussi protégés des taux élevés la face peut l’être également en termes Int. : Faites-vous une gestion prévision-
de rotation en Chine parce que nous d’apprentissage, ce qui lui donne un nelle des cadres clés ?
sommes implantés à l’intérieur du sens beaucoup plus positif. Ainsi,
pays. Quant à notre reconnaissance, une manager devant qui j’ai évoqué C. H. : Nous gérons des populations
notre image est bonne et nous avons un comportement discutable d’un plutôt que des postes ou des indi-
reçu le Dual love Award du gouverne- autre manager a d’abord répondu : vidus. Il est difficile de prévoir des
ment chinois, trophée qui récompense « Chez nous, nous avons l’habitude de affectations précises quelques années
l’entreprise qui aime ses salariés et que parler des choses positives », réagissant à l’avance. Par exemple, nous pen-
les salariés aiment. ainsi dans le registre de la face. Mais le sions envoyer quelqu’un dans un de
lendemain, elle est venue me remercier nos sites chinois mais, ayant lu sur
Int. : Les gratifications aux plus méritants pour le feed-back utile que constituait l’internet que la ville semblait polluée
en Chine sont-elles différentes de celles cette remarque. Confucius affirme et qu’il n’y avait pas d’école française,
des autres pays ? que, tout en étant difficile à recevoir, il a refusé. Nous pratiquons une
la critique permet de progresser et qu’il gestion centralisée de populations
C. H. : La reconnaissance passe par faut donc trouver des procédures pour représentant environ 350 personnes
l’ordre symbolique et matériel. Aux permettre de critiquer. sans compter la gestion des personnels
niveaux les plus élevés, la rémunéra- techniques.
34 tion est normalisée dans le Groupe Int. : J’ai une expérience de responsable
mais en dessous, chaque pays décide de formation en Chine. J’avais l’idée Les différences
de ses pratiques. La Chine est le pre- que l’autoritarisme était de mise, or le entre Chinois
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mier pays à avoir introduit des bonus travail de groupe est intense même si la
jusqu’en bas de l’échelle des salaires. restitution s’opère par la hiérarchie. De Int. : Les nouvelles générations ne présentent-
Ainsi en Chine tout le monde a une même, on aurait pu penser que les jeux elles pas des différences considérables de
part variable. de rôle menaceraient la face. Pourtant, comportements, notamment du fait de
cela se passe sans difficulté dès lors que leur situation d’enfant unique ? Ne se
Hiérarchie, face et ordre l’on a trouvé des personnes pour se prêter rapprochent-elles pas davantage de nos
à l’exercice. Le respect de l’ordre et l’in- jeunes que des Chinois traditionnels ?
Chloé Ascencio (consultante, auteur discipline voisinent. Cela remet en cause
de Manager en Chine) : Le paternalisme nos préjugés. P. d’I. : Sur la question de la démo-
constitue l’une des clés de compréhension cratie, la position des nouvelles géné-
de la Chine. Il s’appuie sur la piété P. d’I. : L’importance donnée à l’ordre rations ne paraît pas différente de celle
filiale et le fait que la famille prime sur se justifie précisément par la tendance de leurs aînés. L’interprète, qui avait
la loi. Le dirigeant incarne la figure du à l’indiscipline ! environ 30 ans et avait fait un doctorat
père selon Confucius. Ce qu’on appelle en France, trouvait la France remar-
l’humanisme chinois ne renvoie pas à Int. : Comment traitez-vous les problèmes quable par le fait qu’on sait y répri-
l’individualisme mais à un paternalisme d’alcool, notamment dans les réunions, mer les manifestations sans morts !
bienveillant. Les Chinois de l’après ainsi que de corruption et de sanction ? Il était choqué qu’un programme de
Révolution culturelle attendent deux coopération entre les polices française
choses : de la reconnaissance à travers la C. H. : Pour l’alcool comme pour la et chinoise destiné au transfert de ce
lisibilité des critères qui permet de s’af- sécurité, nous avons établi des règles : savoir-faire ait été interrompu après
franchir du fait du prince et la qualité l’alcool est interdit sur les sites. Il est les évènements du Tibet.
des relations avec le manager direct. À la difficile de contrôler à l’extérieur, mais
différence des Japonais, les Chinois tra- à notre connaissance, aucun problème C. H. : Il faut également distinguer
vaillent pour eux-mêmes, jamais pour n’est remonté du terrain. En matière Pékin, l’intérieur de la Chine et les
une entreprise. Enfin, le souci de la face de sécurité, nous avons bien progressé, Chinois de Shanghaï. Certes, la jeu-
fait qu’aucun conflit ne remonte et qu’on les gens finissent par adhérer et s’oc- nesse n’a pas connu la Révolution
ne s’engage pas dans la contradiction en cuper de la sécurité des autres. En culturelle mais il existe des pesanteurs

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débat n’est pas encore représentée mais avoir de la confrérie au Maroc. L’entreprise
été expatrié est déjà une condition peut introduire en son sein des formes
sine qua non pour être patron de BU. de fonctionnement inspirées par une
de la culture qui transcendent les Aujourd’hui, nous mettons davan- telle image. Le problème du manage-
générations ; les idéaux restent. tage l’accent sur les nominations dans ment international est de concilier des
les pays difficiles comme le Moyen- conceptions concrètes très différentes
Int.  : Les comportements que vous Orient, l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique de valeurs ou de pratiques que l’on
décrivez semblent bien différents de ceux latine. Une double expérience d’ex- rencontre partout.
des Chinois en France. patriation et de management de BU
est souvent requise avant d’aller dans C. H. : Les qualités premières à l’in-
P. d’I. : La société chinoise est très indi- des pays difficiles. La tension entre le ternational sont la capacité d’aller sur
vidualiste, mais le pouvoir exerce une court terme et le travail à accomplir le terrain et de créer des liens. Autre
forte pression sur les personnes. Quand sur le long terme doit évidemment proverbe chinois : « Si tu ne sais pas
cette pression se relâche, les personnes être gérée en permanence. sourire, n’ouvre pas boutique. » Il s’agit
changent de comportements… de sélectionner des personnes sensibles
Int. : Le management de Lafarge s’est- à ces questions. Les Américains croient
Une direction il modifié après l’expérience en Chine ? souvent que leur modèle est universel
internationale Comment faire émerger des choses puisque les États-Unis se définissent
qui s’inspirent du génie local  ? La comme un melting-pot… J’ai animé
Int. : En tant qu’expatrié, dès lors que Chine apportera-t-elle des principes de avec les trente dirigeants du Groupe
l’on parle, même mal, la langue, il est management alternatifs aux principes une session de travail sur le problème
plus facile de comprendre les gens loca- américains ? de la délégation et du contrôle. Les
lement que de faire passer une idée au Américains ne voient pas le problème,
siège. Si les sièges des grands groupes C. H. : La Chine est assez proche de la logique du contrat formel domine,
français veulent s’améliorer, il leur faut la France, ce n’est pas le pays le plus mais ailleurs c’est plus complexe. Les
nommer des expatriés ou des étrangers étrange. Environ 10 000 personnes Chinois sont d’accord pour la déléga-
à leur direction. travaillent pour Lafarge en Chine mais tion mais ils se sentent agressés par le
ce n’est pas le cœur du Groupe. À la contrôle. Il faudra un certain temps
C. H. : Vous avez raison et le siège différence d’autres acquisitions, il n’y pour traduire paisiblement la déléga-
parisien de Lafarge est effectivement a pas eu de transfert d’outils de mana- tion et le contrôle dans les pratiques 35
un melting-pot ; c’est la politique du gement depuis les nouvelles entités chinoises.
Groupe. La difficulté est d’aller vite et vers le reste du Groupe.
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en même temps de respecter le temps
de parcours chez Lafarge qui permette P. d’I. : En matières de pratiques de
cette ouverture à d’autres cultures. management, il faut distinguer les
Aujourd’hui nos opérations cimen- principes universels comme le désir
tières en Chine sont dirigées par un de justice et les manières concrètes,
Coréen formé aux États-Unis qui avait très différentes d’une société à l’autre,
dirigé nos opérations Plâtre en Asie de les incarner (d’être juste par exem-
avant d’être nommé au Ciment. Le ple). Dans de nombreux pays, il existe
comité exécutif du Groupe comprend dans la société, hors de l’entreprise,
dix personnes dont deux Américains, une représentation de ce qu’est un
un Espagnol et une Italienne. L’Asie bon pouvoir, à l’image par exemple Sylvie Chevrier

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