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LE FONDEMENT IMAGINAIRE DU PERÇU CHEZ MERLEAU-PONTY ET

GRIMALDI

Christopher Lapierre

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2015/3 N° 87 | pages 353 à 376


ISSN 0035-1571
ISBN 9782130651284
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le fondement imaginaire du perçu


chez Merleau-Ponty et Grimaldi

RÉSUMÉ. — Le but de cet article est d'interroger le caractère fondamental de l'imagi-


naire chez Merleau-Ponty et Grimaldi. Si ces deux auteurs critiquent unanimement la
position sartrienne, leurs conceptions de l'imaginaire divergent en définitive. Cette diffé-
rence se mesure à la signification que chacun accorde à l'écart entre la subjectivité et le
monde, autrement dit au sens ultime qu'ils attribuent à la négativité. Nous devons à leurs
analyses respectives de l'expérience du langage de nous renseigner sur ce dernier point.
ABSTRACT. — This paper aims to compare the different points of views of Merleau-
Ponty and Grimaldi, two French philosophers, about the concept of imagination. Both of
them criticize Sartre's theory of imagination but they finally don't give the same inter-
pretation of this common experience because they don't understand negativy in the same
way. The distance between world and subject they try to describe finds its true expression
in the key-experience of language.
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Mots clés : Grimaldi-imagination-langage-Merleau-Ponty-négativité-ontologie-Sartre.
Keywords : Grimaldi-imagination-language-Merleau-Ponty-negativity-ontology-Sartre.

Les affirmations les plus radicales de Maurice Merleau-Ponty et de Nicolas


Grimaldi se rejoignent dans la remise en cause de l'opposition sartrienne entre
imagination et perception et la reconnaissance d'un certain primat de l'imagi-
naire par rapport au perçu.
Dans Le Visible et l'Invisible, Merleau-Ponty ne cesse de mettre en évidence la
continuité entre le réel et l'imaginaire en décrivant ce qu'il y a, non comme une
chose, mais comme une concrétion de visibilité qui comporte, dans le prolonge-
ment de son horizon de visibilité, une dimension imaginaire fondamentale :

À plus forte raison, la robe rouge tient-elle de toutes ses fibres au tissu du visible, et,
par lui, à un tissu d'être invisible. […] Et son rouge, à la lettre, n'est pas le même, selon
qu'il paraît dans une constellation ou dans l'autre, selon que précipite en lui la pure
essence de la Révolution de 1917, ou celle de l'éternel féminin, ou celle de l'accusateur
public, ou celle des Tziganes, vêtus à la hussarde, qui régnaient il y a vingt-cinq ans sur
une brasserie des Champs-Élysées. Un certain rouge, c'est aussi un fossile ramené du
fond des mondes imaginaires 1.

1. Maurice MERLEAU-PONTY, Le Visible et l'Invisible, Paris, Gallimard, 1964, pp. 172-173.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 3/2015


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Ainsi, le perçu, bien loin de s'opposer à l'imaginaire, comporterait une dimen-


sion onirique essentielle. Dans une note de novembre 1960, l'imaginaire est
même décrit comme le rapport primordial au monde dont l'observation ne repré-
sente qu'une certaine variante :

Comprendre l'imaginaire par l'imaginaire du corps – Et donc non comme néantisation


qui vaut pour observation mais comme la vraie Stiftung de l'Être dont l'observation et
le corps articulé sont variantes spéciales 2.

La perception conçue comme adéquation à l'objet ne serait qu'un cas très parti-
culier d'un rapport généralement onirique au monde. C'est peut-être dans L'Œil
et l'Esprit que l'on rencontre la formule qui exprime avec le plus de vigueur ce
caractère primordial de l'imaginaire. Merleau-Ponty y affirme que le tableau
offre à la vision « la texture imaginaire du réel 3 ». Grimaldi, dans le Traité de la
banalité, va également jusqu'à reconnaître le caractère englobant de l'imagina-
tion par rapport à la perception. La perception est conçue comme un cas particu-
lier d'imagination :

La perception [est] un cas particulier d'imagination, à savoir une interprétation plus


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attentive de ce qui nous affecte 4.

Ou plus radicalement encore : « La perception n'est qu'un précipité de l'imagi-


naire 5 ». Enfin, dans Préjugés et paradoxes, il soutient que « l'originaire, c'est
l'imagination, [qu']elle est primordiale, [que] rien ne commence que par elle 6 ».
À première vue, ces affirmations consonnent fortement. Le but de notre pro-
pos est de préciser quel sens revêt ce caractère primordial de l'imaginaire chez
les deux auteurs et de nous demander jusqu'à quel point on peut identifier leurs
positions respectives. Nous allons voir que si tous deux critiquent la position
sartrienne, leurs conceptions de l'imaginaire divergent en définitive. Cette diffé-
rence se mesure à la signification que chacun accorde à l'écart entre la subjecti-
vité et le monde, autrement dit au sens ultime qu'ils attribuent à la négativité.
Or, nous devons à leurs analyses respectives de l'expérience du langage de nous
renseigner sur ce dernier point. Le détour par cette question s'imposera donc
dans un deuxième temps.

2. Ibidem, notes de travail, novembre 1960, p. 310.


3. M. MERLEAU-PONTY, L'Œil et l'Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 24.
4. Nicolas GRIMALDI, Traité de la banalité, Paris, Puf, 2005, p. 177.
5. Ibidem, p. 146.
6. N. GRIMALDI, Préjugés et paradoxes, Paris, Puf, 2007, p. 81.
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LA CRITIQUE DE LA CONCEPTION SARTRIENNE


DE L'IMAGINATION

Chez Merleau-Ponty comme chez Grimaldi, la critique porte au départ contre


l'insuffisance du dispositif sartrien à rendre compte de la prégnance de l'imagi-
naire. Comment se fait-il que ce que j'imagine puisse en venir à compter pour
moi autant, voire plus, que ce que je perçois ? Comment rendre compte ontolo-
giquement des prestiges de l'imaginaire et, plus radicalement, du problème de
l'illusion ? Comme nous allons le voir, Merleau-Ponty et Grimaldi contestent
tous deux la conception sartrienne de la conscience, qui ne rend pas raison de
l'illusion véritable, et remettent en cause, à des degrés divers et variables au
cours de leur œuvre, la dichotomie réel/imaginaire établie par Sartre.
Présentons brièvement la position sartrienne incriminée.

La position sartrienne.

Selon Sartre, l'image n'est pas une chose ou une copie de chose dans la
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conscience mais une structure de la conscience, une certaine manière de se
rapporter au monde 7. Je peux percevoir et imaginer le même Pierre, cela signifie
que je me rapporte de manière différente à Pierre. Il y a donc une intentionnalité
spécifique de la conscience imageante qui la distingue de la conscience percep-
tive. Dans le premier cas, je me rapporte à Pierre comme à un être présent, dans
le second cas, je m'y rapporte comme à une certaine absence, un certain néant 8.
En outre, alors que l'objet se donne comme observable dans le cas de la percep-
tion, c'est‑à-dire que je puis en faire le tour et le découvrir peu à peu, dans le
cas d'une conscience imageante il y a seulement quasi-observation : c'est‑à-dire
que l'image se donne avec les qualités sensorielles du perçu mais je ne puis en
aucun cas en poursuivre l'exploration ni même en détailler la vision 9. Elle se
donne une fois pour toutes à la conscience, ce qui fait dire à Sartre qu'il y a une

7. Jean-Paul SARTRE, L'Imaginaire, Paris, Gallimard, 2005 (1940), p. 21 : « Le mot d'image ne


saurait donc désigner que le rapport de la conscience à l'objet ; autrement dit, c'est une certaine façon
qu'a l'objet de paraître à la conscience, ou, si l'on préfère, une certaine façon qu'a la conscience de se
donner un objet. »
8. Ibidem, p. 30 : « La conscience imageante pose son objet comme un néant. »
9. Ibidem, p. 25 : « Nous voyons dès à présent que l'image est un acte synthétique qui unit à des
éléments plus proprement représentatifs un savoir concret, non imaginé. Une image ne s'apprend pas :
elle est exactement organisée comme les objets qui s'apprennent, mais, en fait, elle se donne tout entière
pour ce qu'elle est, dès son apparition. »
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essentielle pauvreté de l'image : elle ne m'apprend rien et ne saurait, à ce titre,


me surprendre 10.
Or, cette distinction entre les caractéristiques du perçu et de l'imaginaire ne
peut en aucun cas, pour Sartre, faire l'objet d'une confusion de la part de la
conscience. L'imaginaire ne se donne pas à moi de la même manière que le perçu.
Autrement dit, l'imaginaire ne saurait, par principe, être pris pour le réel. Cette
thèse, qui se maintient intacte jusqu'au traité d'ontologie phénoménologique 11,
provient de sa conception générale de la conscience.
En effet, pour Sartre, qui emprunte une voie cartésienne, l'être de la conscience
s'identifie à son apparaître 12. Comme la conscience n'est rien d'autre que ce
qu'elle s'apparaît, je ne peux me faire conscience imageante de Pierre sans avoir
justement conscience que j'imagine. Autrement dit, la conscience imageante se
rapporte à son corrélat d'une manière qui lui est propre, et qui n'est donc pas
susceptible d'être confondue avec la relation perceptive. Ce savoir demeure irré-
fléchi, ce qui rend possible la fascination momentanée de la conscience pour son
objet, autrement dit le phénomène de croyance. Cependant, même la croyance
n'est pas interprétée par Sartre comme une confusion de l'imaginaire et du perçu,
mais comme une manière qu'a la liberté de se nouer elle-même, ce qui fait qu'en
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dernière instance je peux toujours, en droit, m'arracher à ma croyance, à mon
émotion, à mon rêve ou à ma rêverie 13.

10. Ibidem, p. 26.


11. J.-P. SARTRE, L'Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 646 : « La perception, nous l'avons
démontré ailleurs, n'a rien de commun avec l'imagination : elle l'exclut rigoureusement au contraire, et
inversement. »
12. Par exemple, L'Imagination, Paris, Puf, 2003 (1936), p. 1 : « En aucun cas, ma conscience ne
saurait être une chose, parce que sa façon d'être en soi est précisément un être pour soi. Exister, pour
elle, c'est avoir conscience de son existence. » L'Imaginaire, p. 30 : « toute conscience est conscience
de part en part. Si la conscience imageante d'arbre, par exemple, n'était consciente qu'au titre d'objet de
la réflexion, il en résulterait qu'elle serait, à l'état irréfléchi, inconsciente d'elle-même, ce qui est une
contradiction ». L'Être et le Néant, p. 23 : « La conscience n'a rien de substantiel, c'est une pure
“apparence”, en ce sens qu'elle n'existe que dans la mesure où elle s'apparaît. »
13. Par exemple, L'Imaginaire, p. 337 : « Au contraire, le seul moyen dont dispose le dormeur pour
sortir d'un rêve, c'est la constatation réflexive : je rêve. Et pour faire cette constatation, il n'est besoin de
rien si ce n'est de produire une conscience réflexive. Seulement cette conscience réflexive, il est presque
impossible qu'elle se produise parce que les types de motivations qui la sollicitent d'ordinaire sont
précisément de ceux que la conscience “enchantée” du dormeur ne se permet plus de concevoir. » Cette
dernière phrase manifeste bien que l'idée d'une conscience qui se nouerait elle-même ne va pas sans
difficulté puisque le motif qui conduit à la fin du rêve n'est pas directement du ressort de la conscience
elle-même. L'émergence d'une émotion réelle, la réception brutale d'un stimulus externe ou une
nécessité interne au rêve sont, selon Sartre, les événements qui peuvent motiver une telle réflexion.
Toutefois, en droit, le motif de la réflexion qui met fin au rêve devrait pouvoir provenir directement de
la conscience elle-même. C'est ce que paraît imposer la distinction sartrienne radicale entre la
conscience et ses objets. L'éventualité d'une telle réflexion semble maintenue par la nuance contenue
dans l'expression : « il est presque impossible ». On retrouve la même ambiguïté d'une conscience prise
à son propre piège mais qui a cependant besoin d'un événement extérieur pour se dénouer dans le cas de
l'émotion. Voir Esquisse d'une théorie des émotions, Paris, Hermann, 1995 (1938).
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Merleau-Ponty et Grimaldi, critiques de l'imagination sartrienne.

Présentons la critique que Merleau-Ponty lui adresse. Dans la Phénoménologie


de la perception, même s'il n'affirme jamais, y compris dans le cas de l'halluci-
nation, que la conscience peut confondre le perçu et l'imaginaire, Merleau-Ponty
tient à souligner qu'il faut pouvoir rendre compte du fait que la conscience puisse
parfois accorder autant de réalité à ses fantasmes qu'à ce qu'elle perçoit 14. Com-
ment l'imaginaire peut-il en venir à valoir comme réalité ? Le postulat de trans-
parence de la conscience à elle-même entrave la compréhension d'un tel phéno-
mène. Ce n'est pas seulement le cas exceptionnel de l'hallucination qui exige une
telle réforme mais l'existence en général, en tant qu'elle comporte une dimension
affective fondamentale. Les espaces que Merleau-Ponty qualifie d'anthropolo-
giques, espaces ouverts par l'émotion, la conscience enfantine ou la conscience
mythique, révèlent une dimension onirique de l'espace qui en vient parfois à
compter davantage que ses caractéristiques objectives 15. En montrant, sur le cas
de l'affectivité, bastion de la subjectivité, que la conscience ne constitue pas une
sphère de certitude absolue, il porte la critique contre le postulat cartésien qui
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anime la philosophie sartrienne : il existe, par exemple, un amour illusoire qui
n'est ni un amour feint ni un véritable amour, et dont je découvre rétrospective-
ment l'inauthenticité 16. L'alternative sartrienne entre un amour de mauvaise foi
et un amour réel ne tient pas, et la conscience peut s'illusionner sur elle-même. Il
ne peut donc être question d'une distinction si tranchée entre conscience perce-
vante et conscience imageante. Elles correspondent plutôt à deux versions pos-
sibles d'une même adhésion fondamentale au monde qui se meut en deçà du
doute. La perception elle-même inclut ce principe de faiblesse puisqu'elle est
ouverte à une corroboration indéfinie, c'est‑à-dire jamais définitive :

Il faut que, si différente qu'elle soit d'une perception, l'hallucination puisse la supplan-
ter et exister pour le malade plus que ses propres perceptions. Cela n'est possible que si
hallucination et perception sont des modalités d'une seule fonction primordiale par
laquelle nous disposons autour de nous un milieu d'une structure définie, par laquelle

14. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 400 :


« L'hallucination n'est pas une perception, mais elle vaut comme réalité, elle compte seule pour
l'halluciné. »
15. Ibidem, p. 337 : « Il y a une détermination du haut et du bas et en général du lieu, qui précède la
“perception”. La vie et la sexualité hantent leur monde et leur espace. Les primitifs, pour autant qu'ils
vivent dans le mythe, ne dépassent pas cet espace existentiel, et c'est pourquoi les rêves comptent pour
eux autant que les perceptions. Il y a un espace mythique où les grandes directions sont déterminées par
la résidence des grandes entités affectives. »
16. Ibidem, pp. 436-441.
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nous nous situons tantôt en plein monde, tantôt en marge du monde […]. L'enfant met
au compte du monde ses rêves comme ses perceptions, il croit que le rêve se passe dans
sa chambre, au pied de son lit, et simplement n'est visible que pour ceux qui dorment.
Le monde est encore le lieu vague de toutes les expériences. Il accueille pêle-mêle les
objets vrais et les fantasmes individuels et instantanés, – parce qu'il est un individu qui
embrasse tout et non pas un ensemble d'objets liés par des rapports de causalité. Avoir
des hallucinations et en général imaginer, c'est mettre à profit cette tolérance du monde
antéprédicatif et notre voisinage vertigineux avec l'être dans l'expérience syncré-
tique 17.

Toutefois, tandis que l'imagination s'établit dans un geste de clôture, la percep-


tion s'ouvre à une confirmation possible :

La vraie distinction : réel et imaginaire sont deux consciences ambiguës. La conscience


réelle n'est jamais en pleine possession de ce qu'elle pose. Il n'existe pas de critère
permettant de reconnaître à coup sûr une image d'une perception. Mais :
- l'irrationnel de la perception est ouvert à une expérience qui le justifie ;
- l'irrationnel de l'imaginaire est fermé, non susceptible de vérification 18.

Dans les cours de Psychologie et pédagogie de l'enfant donnés à la Sorbonne,


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Merleau-Ponty, d'une part, juge ouvertement l'acquis de L'Imaginaire, d'autre
part, s'attaque au soubassement méthodologique, hérité d'une certaine lecture de
Husserl, qui sous-tend la position sartrienne. Tout d'abord, s'il reconnaît l'apport
de l'ouvrage de Sartre, notamment quand celui-ci met l'accent sur les conduites
imaginaires, en tant qu'elles mobilisent l'affectivité, la distinction radicale entre
imaginaire et réel ne le convainc pas :

Au début de son livre, Sartre a fait entre les domaines de l'imaginaire et du réel une
distinction absolue. Mais nous voyons maintenant qu'elle ne peut être maintenue jus-
qu'au bout ; au cours de son ouvrage, il révise ses conceptions et en esquisse une
nouvelle […]. Pour que l'imaginaire vaille comme réalité, il faut qu'il y ait dans le
perçu une part de conjecture, d'ambiguïté. C'est cette ambiguïté commune qui permet
quelquefois que l'imaginaire se substitue au réel 19.

Ensuite, Merleau-Ponty critique la transparence à soi de la conscience sartrienne,


transparence qui rend impossible l'illusion véritable. L'opposition entre sphère
de la conscience pure et sphère de la conscience incarnée, phénoménologie et

17. Ibidem, p. 401.


18. M. MERLEAU-PONTY, Psychologie et pédagogie de l'enfant, cours de Sorbonne 1949-1952,
Lagrasse, Verdier, 2001, p. 231.
19. Ibidem, p. 230.
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psychologie, transcendantal et empirique, empruntée à Husserl, déterminerait la


démarche et la conceptualité sartrienne. Si Sartre trace une ligne de démarcation
nette entre la première partie de L'Imaginaire reposant sur du « certain » et la
deuxième partie proposant seulement du « probable », c'est qu'il prétend que les
données de la conscience obtenues par la réflexion sont à l'abri du doute, alors
que tout le reste serait de l'ordre du conjectural 20. Or, pour Merleau-Ponty, cette
réflexion pure n'existe pas. La réflexion ayant toujours à réfléchir sur un irréflé-
chi, les certitudes que la conscience prétend découvrir sur elle-même ne sont pas
moins soumises à caution que sa perception du monde, ou ses explications du
réel 21. Par conséquent, la réflexion pure envisagée par Sartre, qui devrait, selon
lui, permettre de fixer les caractéristiques essentielles de chaque type de
conscience, est chimérique d'après Merleau-Ponty. L'illusion est donc, en prin-
cipe, toujours possible et la conscience peut s'égarer sur son propre compte. La
croyance ne tend qu'asymptotiquement à la certitude.
Le cours de 1954-1955, consacré à l'institution et la passivité, travaillant à
opérer une réforme de la subjectivité qui abandonne la problématique de la
« conscience », remet plus profondément en question encore les distinctions sar-
triennes du réel et de l'imaginaire sur l'exemple archétypal du rêve. Ce cas mani-
feste le plus haut pouvoir de persuasion de l'imaginaire dans la vie de l'individu
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normal. Merleau-Ponty conteste dans ce cours la double identité sartrienne :
conscience percevante = conscience pleine = conscience adéquate au monde/
conscience imageante = conscience vide = conscience inexacte. Selon lui, d'une
part, la perception comporte des lacunes et des lignes de fuite, d'autre part l'ima-
ginaire, lié au corps, reste ancré dans le monde et possède une consistance qui
explique son pouvoir d'envoûtement. Même dans le rêve, l'imagination n'a rien

20. Ibidem, p. 413 : « Il faut donc corriger les formules de Sartre qui se réfèrent au premier Husserl,
et qui supposent un rapport de succession entre phénoménologie et psychologie. C'est ainsi que, dans
L'Imaginaire, Sartre définit d'abord le certain comme analyse phénoménologique de l'essence de
l'image, et, dans une seconde partie, le probable comme analyse inductive et expérimentale de l'image.
En réalité, les données de la première partie sont remises en question dans la deuxième, dans laquelle
l'essence de l'image, définie d'abord comme fausse présence du passé dans le présent (1ère partie) est
remise en question à l'occasion de certains états comme les illusions, où le perçu et l'imaginaire sont
indissolubles. » Ou encore : Parcours deux, Lagrasse, Verdier, 2000, pp. 95-97.
21. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 347 : « On a souvent dit que par
définition la conscience n'admet pas la séparation de l'apparence et de la réalité, et on l'entendait en ce
sens que, dans la connaissance de nous-même, l'apparence serait réalité : si je pense voir ou sentir, je
vois ou sens à n'en pas douter, quoi qu'il en soit de l'objet extérieur. Ici la réalité apparaît tout entière,
être réel et apparaître ne font qu'un, il n'y a pas d'autre réalité que l'apparition […]. La transparence de
la conscience entraîne l'immanence et l'absolue certitude de l'objet. Cependant c'est bien le propre de
l'illusion de ne pas se donner comme illusion, et il faut ici que je puisse, sinon percevoir un objet irréel,
du moins perdre de vue son irréalité ; il faut qu'il y ait au moins inconscience de l'imperception, que
l'illusion ne soit pas ce qu'elle paraît être et que pour une fois la réalité d'un acte de conscience soit au-
delà de son apparence. »
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d'une spontanéité débridée mais fait toujours écho à des événements du monde 22.
Une note de travail du Visible et l'Invisible, intitulée « Transcendance de la chose,
transcendance du fantasme », exprime clairement ce chassé-croisé que Merleau-
Ponty opère entre le réel et l'imaginaire dans sa dernière philosophie :

Quand on dit que – au contraire – le fantasme n'est pas observable, qu'il est vide, non-
être, le contraste n'est donc pas absolu avec le sensible. Les sens sont des appareils à
faire des concrétions avec de l'inépuisable, à faire des significations existantes – Mais
la chose n'est pas vraiment observable : il y a toujours enjambement dans toute obser-
vation, on n'est jamais à la chose même. Ce qu'on appelle le sensible, c'est seulement
que l'indéfini des Abschattungen précipite – Or, inversement, il y a une précipitation
ou cristallisation de l'imaginaire, des existentiaux, des matrices symboliques 23.

Nous bénéficions chez Grimaldi d'une discussion plus discrète des thèses sar-
triennes mais les motifs et arguments invoqués par Merleau-Ponty se retrouvent
dans son œuvre. Premièrement, l'auteur du Désir et le Temps place également
au centre de ses préoccupations le fait que nous passions notre temps à accorder
de la réalité à nos fantasmes. Deuxièmement, il critique la conception sartrienne
de la conscience qui rend impensable l'illusion véritable. Troisièmement, il opère
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un rapprochement entre imagination et perception qui neutralise la radicalité
de l'opposition sartrienne. Quatrièmement, il insiste sur la dimension affective de
la relation au monde pour rendre compte de l'illusion.
Dès Le Désir et le Temps, la conscience est définie comme l'être qui peut
prendre le réel pour l'irréel ou l'irréel pour le réel :

Le propre du rêve est de vivre ses illogismes comme une logique de la veille. Le propre
de l'hallucination est d'être vécue comme une perception. Le propre de la folie est de
ne jamais manquer d'arguments pour fonder son délire, et même d'en avoir trop. Ainsi
s'impose à nous que la conscience est l'être pour qui l'être peut être vécu comme du
néant et le néant comme un être 24.

S'accordant avec Sartre pour reconnaître la conscience comme négation active de


son propre être ainsi que du monde 25, Grimaldi soutient contre lui que la

22. M. MERLEAU-PONTY, L'Institution, la passivité, notes de cours au Collège de France (1954-


1955), Belin, 2003, p. 200.
23. M. MERLEAU-PONTY, Le Visible et l'Invisible, notes de travail, « Transcendance de la chose et
transcendance du fantasme », mai 1959, p. 242.
24. N. GRIMALDI, Le Désir et le Temps, Paris, Vrin, 1971, réédition de 1992, pp. 76-77.
25. Ibidem, p. 102 : « Nous comprenons dès lors que toute conscience est aventureuse. Son désir lui
fait vivre en effet une double transcendance : à la fois celle de la réalité à venir qu'elle désire par rapport
à ce qu'elle est, et la transcendance de ce qu'elle est par rapport à la nature ; c'est‑à-dire la transcendance
de l'avenir par rapport à la conscience et celle de la conscience par rapport au présent ». J.-P. SARTRE,
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Le fondement imaginaire du perçu chez Merleau-Ponty et Grimaldi 361

conscience peut être caractérisée par la confusion du néant avec l'être. Dans le
Traité de la banalité 26 et Une démence ordinaire 27, le grief à l'égard de Sartre est
nettement précisé : ce dernier ne conçoit d'imagination que représentative. Par là,
il se condamne à manquer un certain type d'imagination que Grimaldi qualifie de
« sans image » ou « mimétique », imagination qui s'enracine dans l'affectivité. Si
la critique concerne essentiellement la conception sartrienne de la conscience
imageante, elle atteint en vérité, comme celle de Merleau-Ponty, la vision géné-
rale de la conscience que l'on trouve chez Sartre. Si je ne puis, selon Sartre,
confondre le corrélat d'un acte imageant avec le corrélat d'une perception, c'est
bien en vertu du postulat général selon lequel l'être de la conscience s'identifie à
son apparaître. La possibilité de l'illusion suppose une réforme en profondeur de
la subjectivité sartrienne. Or, lorsque l'on soutient avec Grimaldi que la possibi-
lité de confusion entre réel et irréel est l'une des définitions majeures de la
conscience, on ne peut qu'en dégager une vision tout autre du sujet. En quoi
consiste cette « imagination sans image » dont nous entretient l'œuvre de Gri-
maldi ? En la réduisant indûment à sa dimension représentative, Sartre aurait
manqué qu'une grande partie de l'imagination ne se déploie pas au moyen d'actes
imageants. Qu'est-ce donc alors qu'imaginer pour Grimaldi ? Ce n'est pas la
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plupart du temps se rapporter à un objet posé comme irréel mais mimer intérieure-
ment une signification jusqu'à sentir exister la présence de ce qu'elle désigne. La
conscience en vient alors à s'affecter elle-même et à vivre comme réel ce qu'elle
ne fait pourtant qu'imaginer 28. Tel est le ressort affectif de l'illusion.
Enfin, la contestation de l'opposition radicale entre perception et imagination
se retrouve également chez Grimaldi même si la critique n'emprunte pas la voie
phénoménologique d'une description plus attentive de la phénoménalité. Ayant
initialement défini la conscience par la possibilité qu'elle a de vivre ce qu'elle ne
fait pourtant qu'imaginer, Grimaldi radicalise la formulation de sa thèse en affir-

L'Être et le Néant, p. 470 : « le pour-soi [est] un être qui surgit comme néantisation de l'en-soi qu'il est
et négation interne de l'en-soi qu'il n'est pas […] ».
26. N. GRIMALDI, Traité de la banalité, p. 177 : « Si on considère que le propre de l'imagination est
de poser l'irréalité de l'objet qu'elle nous représente, on ne parviendra jamais à comprendre que le jeu
puisse nous faire vivre comme réel ce qu'il nous fait imaginer […]. Mais la principale difficulté ne vient
pas d'avoir, comme Sartre, radicalement séparé le réel de l'irréel comme ce qui est perçu de ce qui est
imaginé. Elle vient d'avoir considéré l'imagination comme une faculté de représentation nous mettant
en relation avec les mêmes objets que la perception, mais d'une façon différente. »
27. N. GRIMALDI, Une démence ordinaire, n. 12, p. 193 : « Le postulat que Sartre ne remet jamais en
question est “que c'est une nécessité d'essence que l'objet irréel soit constitué comme irréel” […].
Autant je vois dans ces analyses l'effet d'une croyance, autant me paraissent-elles un déni de réalité. »
28. Par exemple, Traité de la banalité, pp. 148-149 : « Mais imaginer, ce n'est pas alors représenter
en image un objet semblable à celui que nous pourrions percevoir dans la réalité […]. Aussi bien le
dessin que la photographie sont toutefois autant d'invitations à jouer la présence de ce qu'ils évoquent.
Bien loin que notre imagination nous la représente, elle joue cette présence en la mimant intérieure-
ment. »
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362 Christopher Lapierre

mant le caractère primordial et englobant de l'imagination à l'égard de la percep-


tion : dans le Traité de la banalité, Préjugés et paradoxes ou Une démence ordi-
naire, la perception est décrite comme taillée dans l'imagination et comme une
interprétation parmi d'autres, à savoir la plus cohérente, de ce qui se donne à
nous 29. Le Désir et le Temps, déjà, indiquait que je ne perçois le réel qu'en
fonction de ce que j'attends et imagine 30.
Ainsi, cette commune critique de Sartre rapproche de toute évidence Gri-
maldi et Merleau-Ponty du point de vue de leur pensée de l'imaginaire. Il nous
faut désormais tenter de préciser ce qui les distingue de manière cruciale. Or,
nous trouvons dans leurs interprétations divergentes de l'expérience du langage
matière à nourrir des conceptions in fine différentes de l'imaginaire.

LANGAGE ET NÉGATIVITÉ : AUX RACINES


D'UN DIFFÉREND ONTOLOGIQUE

Chez Merleau-Ponty comme chez Grimaldi, la problématique de l'imaginaire


est intrinsèquement liée, d'un point de vue ontologique, à celle de la négativité.
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Analyser et décrire l'exacte distance entre l'homme et le monde, c'est proposer
une certaine manière de comprendre le statut des différents types de présence,
que ce soit celle du « réel » ou de ce que l'on appelle « image ». Chez ces deux
auteurs, la mesure de l'écart entre l'homme et le monde, le sens rigoureux de la
négativité, se révèlent au plus haut point à l'occasion d'une analyse de l'expé-
rience du langage. De leurs descriptions fort différentes de cette expérience
s'ensuit une compréhension diverse, et de la négativité, et du problème de l'ima-
ginaire qui en découle. Pour mesurer l'écart entre les conceptions merleau-
pontienne et grimaldienne de l'imagination, il convient donc de faire un détour
par la question du langage qui conduit chacun d'eux au verdict qui est le sien.
Merleau-Ponty parvient par là à une description convaincante de cette forme
particulière de présence autour de laquelle il tourne depuis la Phénoménologie de
la perception. Grimaldi, quant à lui, déploie à la fin de son premier traité d'onto-
logie des analyses du langage sur lesquelles il ne juge pas nécessaire de revenir
dans la suite de son œuvre car il les juge déterminantes 31, et nous pouvons lire

29. N. GRIMALDI, Traité de la banalité, p. 146.


30. N. GRIMALDI, Le Désir et le Temps, op. cit., p. 80.
31. Ibidem, « Avant-propos de la seconde édition », p. III : « Il me restait à rendre compte du
platonisme spontané de toute conscience et de cette toute naturelle psychologie des hypostases. C'est
de la nature et des pouvoirs mêmes du langage que j'en ai alors attendu l'élucidation. Si je n'ai, depuis,
jamais repris ces analyses, c'est parce que je n'en dirais rien de plus aujourd'hui que ce que j'en avais
alors montré. »
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ses développements ultérieurs concernant l'imagination comme des consé-


quences de cette première mise au point.
Commençons par souligner que la question du langage n'a pas le même enjeu
chez l'un et chez l'autre. Chez Merleau-Ponty, l'analyse du langage ouvre la
voie à une philosophie générale de l'expression. Dans son article consacré à
la phénoménologie du langage 32, Merleau-Ponty dégage pour la première fois
nettement, sans céder au dualisme, la modalité d'émergence du sens à partir du
matériau signifiant. Toutefois, la primauté du niveau proprement perceptif est
constamment réaffirmée dans son œuvre. Pour Grimaldi, l'enjeu est autre. Si la
parole proprement dite constitue bien le langage au sens strict, l'auteur du Désir
et le Temps considère que toute l'expérience est déjà vécue comme un langage.
Son objectif est moins de traiter la question de l'émergence du sens à partir
du signifiant, et donc la question traditionnelle des rapports langage/pensée, que
de montrer comment, par le pouvoir hypostasiant du langage, la conscience en
vient à vivre comme une réalité ce qui est seulement de l'ordre de la pensée. La
perception en général est comprise comme le résultat d'une interprétation de
l'imagination par laquelle la conscience se porte au-delà de ce qui est donné.
Quant à la parole, entendue comme langage au sens strict, en nous faisant vivre
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la présence du signifié dans le signifiant, elle permet à la conscience de résoudre
symboliquement, c'est‑à-dire imaginairement, les contradictions vécues du
temps. Cette perspective, celle d'une ontologie métaphysique qui fait du temps
la substance contradictoire, est éloignée du propos merleau-pontien qui vise à
comprendre, en scrutant la phénoménalité, comment le sens émerge du Sensible.
Ces différences admises, il n'empêche que le passage par une interrogation sur
le langage a chez l'un et l'autre un rôle décisif dans la manière dont il faut
concevoir les relations entre le réel et l'imaginaire. Détaillons désormais l'ana-
lyse merleau-pontienne du langage et la conception de la négativité qui s'en
dégage.
La conception du langage constamment battue en brèche par Merleau-Ponty
est clairement exprimée au début de l'article « Le langage indirect et les voix du
silence 33 » : traditionnellement, la signification est à la fois considérée comme
transcendante au signifiant et immanente à lui. D'une part, le signifiant serait
l'occasion pour l'individu de se reporter à un univers de pensées disponibles par
ailleurs. D'autre part, chaque signifiant renverrait, dans une relation d'imma-
nence, à sa signification propre. Le grief récurrent, qui se maintient d'un bout à
l'autre de son œuvre, consiste à soutenir qu'une telle conception du langage ne

32. M. MERLEAU-PONTY, Signes, Paris, Gallimard, 2003 (1960), « Sur la phénoménologie du


langage ».
33. Ibidem, « Le langage indirect et les voix du silence ».
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364 Christopher Lapierre

permet pas de rendre compte de l'enrichissement progressif du sens et du fait que


la littérature, au plus haut point, nous confronte à la compréhension d'une signifi-
cation originale qui ne préexistait pas à sa formulation. Sous un tel régime, nous
ne pourrions comprendre que ce que nous comprenons déjà et n'apprendrions
jamais rien de fondamentalement nouveau 34. Toutefois, si la contestation de cette
conception idéaliste fait le cœur de la pensée merleau-pontienne du langage, le
propos s'infléchit après la Phénoménologie de la perception. Il est nécessaire de
revenir à sa conception des rapports entre signifiant et sens dans cet ouvrage afin
d'évoquer ensuite quelles sont les limites d'une telle conception et comment
s'opère son dépassement après 1945.
Dans son effort pour dégager une sphère irréductible au fait comme
à l'essence, Merleau-Ponty procède, dans la Phénoménologie de la perception, à
une étude du langage à travers l'expérience de la parole. S'il est vrai que le mot
n'est pas réductible à un signal agissant comme une cause sur les agents de
l'acte locutoire, il ne faudrait pas davantage en conclure que le mot leur sert
seulement d'indice pour rejoindre un univers de pures pensées dont ils dispose-
raient par-devers eux. Empiristes comme intellectualistes oublient que « le mot a
un sens 35 ». Si la position empiriste est rapidement écartée, Merleau-Ponty se
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concentre sur la réfutation de la position intellectualiste en réinscrivant la parole
dans la continuité des conduites du corps propre. Par là, il est conduit à conce-
voir la parole comme « expression », c'est‑à-dire comme geste signifiant : « La
parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient
le sien 36. » Que le mot ait par lui-même un sens signifie que le sens n'est pas
possédé par la pensée pure qui se servirait de mots seulement pour le matériali-
ser. Il n'y a pas de pure pensée hors des mots :

Il faut que, d'une manière ou d'une autre, le mot et la parole cessent d'être une manière
de désigner l'objet ou la pensée, pour devenir la présence de cette pensée dans le
monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps 37.

La parole constitue le corps de la pensée au sens où le corps propre lui-même ne


mime jamais de pures significations par ailleurs possédées par la pensée pure,

34. Par exemple, Phénoménologie de la perception, p. 218 : « Le fait est que nous avons le pouvoir
de comprendre au-delà de ce que nous pensions spontanément […]. Il y a donc une reprise de la pensée
d'autrui à travers la parole, une réflexion en autrui, un pouvoir de penser d'après autrui qui enrichit nos
pensées propres. Il faut bien qu'ici le sens des mots soit finalement induit par les mots eux-mêmes, ou
plus exactement que leur signification conceptuelle se forme par prélèvement sur une signification
gestuelle, qui, elle, est immanente à la parole. »
35. Ibidem, p. 216.
36. Ibidem, pp. 223-224.
37. Ibidem, p. 222.
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mais les vit 38. Si toute pensée tend à l'expression 39, c'est parce que le sens n'est
pas tout à fait accompli sans son expression. La mise en signes ne constitue donc
pas la traduction d'un sens possédé préalablement.
L'origine du véritable acte d'expression, qui ne se contente pas de reprendre
sans aucun bougé les significations disponibles, mais inaugure de nouvelles
significations 40, est à rechercher, en dernière instance, du coté du « sens émo-
tionnel du mot 41 » : « Il faudrait donc chercher les premières ébauches du langage
dans la gesticulation émotionnelle par laquelle l'homme superpose au monde
donné le monde selon l'homme 42. » Merleau-Ponty avertit qu'« [il] n'y a rien ici
de semblable aux célèbres conceptions naturalistes qui ramènent le signe artifi-
ciel au signe naturel et tentent de réduire le langage à l'expression des émotions »
et en veut pour preuve que les émotions elles-mêmes sont en réalité étroitement
dépendantes des contextes culturels dans lesquels elles se manifestent :

Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même
ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité
des institutions. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de
comportements que l'on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel
fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra
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dire 43 […].

Que les mots puissent par eux-mêmes transcender leur pure matérialité, on peut le
concevoir. Toutefois, d'où provient alors la réserve de sens que la parole authen-
tique fait advenir avec elle ? On peut douter qu'une telle conclusion apporte une
réelle réponse. À bien y regarder, l'analyse développée dans la Phénoménologie
de la perception souffre de deux défauts corrélatifs. D'une part, l'approche de la
parole se fait essentiellement à travers la ponctualité du mot. Certes, bien des
développements font dépendre le sens du mot de son contexte et paraissent y
référer cette réserve de sens dont il s'agit de rendre compte :

38. Le chapitre consacré au « corps comme être sexué » l'a établi. Ibidem, p. 199 : « Mais si le corps
exprime à chaque instant les modalités de l'existence, on va voir que ce n'est pas comme les galons
signifient le grade ou comme un numéro désigne une maison : le signe ici n'indique pas seulement sa
signification, il est habité par elle, il est d'une certaine manière ce qu'il signifie […]. »
39. Ibidem, p. 216 : « Si la parole présupposait la pensée, si parler c'était d'abord se joindre à l'objet
par une intention de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée
tend vers l'expression comme vers son achèvement […]. »
40. Pour cette distinction et la relation entre parole constituée et parole constituante, voir ibidem,
p. 224 : « Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu'elle se joue dans la vie quotidienne,
suppose accompli le pas décisif de l'expression. »
41. Ibidem, pp. 227-228.
42. Ibidem, p. 229.
43. Idem.
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366 Christopher Lapierre

Et comme, en pays étranger, je commence à comprendre le sens des mots par leur place
dans un contexte d'action et en participant à la vie commune, – de même un texte
philosophique encore mal compris me révèle au moins un certain « style », – soit un
style spinoziste, criticiste ou phénoménologique, – qui est la première esquisse de son
sens, je commence à comprendre une philosophie en me glissant dans la manière d'exis-
ter de cette pensée, en reproduisant le ton, l'accent du philosophe 44 […].

Néanmoins, cet élargissement du mot à l'ensemble dans lequel il est pris n'est pas
explicitement thématisé. Tout se passe comme si le sens reposait en dernière
instance sur la positivité du mot. D'autre part, cette approche statique est subor-
donnée à l'effort de Merleau-Ponty pour contrer principalement l'intellectua-
lisme, mais à partir des catégories qu'il partage avec l'empirisme. Ainsi, dans la
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty insiste surtout sur l'inhérence
du sens au sensible, c'est‑à-dire à la parole comprise positivement comme réser-
voir de mots. Contre l'intellectualisme, il soutient alors que le sens adhère au mot.
En définitive, comme il admet le vocabulaire dualiste, il part de la dualité signi-
fiant/signifié et tout son effort consiste à les rabattre l'un sur l'autre, à les faire
coïncider. Il croit ainsi contester l'intellectualisme alors qu'il est encore guidé par
son postulat. Mais en allant chercher la première esquisse du sens à même le mot,
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Merleau-Ponty ne rend pas plus compréhensible l'émergence de nouvelles signi-
fications puisqu'il la cherche dans la plénitude des signes disponibles.
Dans les articles « Le langage indirect et les voix du silence », et surtout « Sur
la phénoménologie du langage », cette coïncidence entre signifiant et signifié
est dépassée. La relecture de Saussure achemine Merleau-Ponty vers une com-
préhension spécifique de la non-coïncidence comme empiètement réciproque du
signifiant et du signifié. La première raison de ce bouleversement est la prise en
compte du caractère diacritique du signe :

Ce que nous avons appris dans Saussure, c'est que les signes un à un ne signifient
rien, que chacun d'eux exprime moins un sens qu'il ne marque un écart de sens entre
lui-même et les autres. Comme on peut en dire autant de ceux-ci, la langue est faite de
différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que
par les différences qui apparaissent entre eux 45.

Cela suffit à reconnaître que le sens est moins contenu dans les mots qu'il
n'existe entre eux 46. L'inachèvement du sens et, par là, la capacité à faire émer-

44. Ibidem, p. 219.


45. M. MERLEAU-PONTY, Signes, « Le langage indirect et les voix du silence », p. 63.
46. Ibidem, p. 68 : « En ce qui concerne le langage, si c'est le rapport latéral du signe au signe qui
rend chacun d'eux signifiant, le sens n'apparaît donc qu'à l'intersection et comme dans l'intervalle des
mots. »
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Le fondement imaginaire du perçu chez Merleau-Ponty et Grimaldi 367

ger de nouvelles significations à partir des signes déjà existants trouvent une
première assise dans le caractère diacritique du signe 47 :

Si finalement [la langue] veut dire et dit quelque chose, ce n'est pas que chaque signe
véhicule une signification qui lui appartiendrait, c'est qu'ils font tous ensemble allu-
sion à une signification toujours en sursis, quand on les considère un à un, et vers
laquelle je les dépasse sans qu'ils la contiennent jamais 48.

Dans l'article intitulé « Sur la phénoménologie du langage », faisant retour à l'expé-


rience de la parole, Merleau-Ponty dépasse l'opposition entre le point de vue syn-
chronique et le point de vue diachronique sur le langage, distingués par Saussure, et
renforce ainsi cet inachèvement. C'est en réalité un enveloppement réciproque 49 qui
rapporte l'une à l'autre les deux dimensions du langage. Le point de vue synchro-
nique s'articule à une diachronie. Autrement dit, cette vue sur le système, quoiqu'elle
le prétende, ne peut faire l'économie du temps. Le point de vue synchronique n'est
qu'une coupe d'ordre méthodologique sur l'histoire du langage. En vérité, « la
contingence du passé linguistique envahit jusqu'au système synchronique 50 ».
Autrement dit, le système est en devenir, soumis à un perpétuel changement qui
empêche toute fermeture. La prise en compte, non plus du seul synchronique, mais
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de l'articulation du synchronique au diachronique manifeste alors un double enve-
loppement ; la valeur expressive de la parole apparaît encore moins comme la
somme des éléments de la chaîne verbale. Le système ne correspond pas à un
ensemble défini par avance de significations possibles. Chaque acte de parole est
susceptible de le modifier en lui-même, de faire apparaître des significations qui n'y
étaient pas préalablement. La perspective diachronique introduit le point de fuite
nécessaire pour penser un rigoureux inachèvement du phénomène du sens.
Il ne suffit donc pas d'évoquer, dans le phénomène de l'expression, l'inhérence
du sens au sensible, comme c'était surtout le cas dans Phénoménologie de la
perception. Il faut ajouter que cette inhérence n'est pas coïncidence, ce qui laisse
augurer de la découverte d'une nouvelle conceptualisation du négatif à partir de
l'étude du langage : « si la signification est absolument contemporaine des signes
par où elle s'atteste – elle n'existe pas sans eux –, elle n'est pas contenue en eux,
puisqu'elle ne paraît qu'entre eux 51 ».

47. Ibidem, p. 67 : « La culture ne nous donne jamais de significations absolument transparentes, la


genèse du sens n'est jamais achevée. »
48. M. MERLEAU-PONTY, Signes, « Sur la phénoménologie du langage », p. 143.
49. Ibidem, p. 140 : « D'abord le point de vue “subjectif” enveloppe le point de vue “objectif” ; la
synchronie enveloppe la diachronie. […] / Sous un autre rapport, la diachronie enveloppe la synchronie. »
50. Ibidem, p. 142.
51. Florence CAEYMAEX, Sartre, Bergson, Merleau-Ponty : les phénoménologies existentialistes et
leur héritage bergsonien, Hildesheim, G. Olms, 2005, p. 277.
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368 Christopher Lapierre

À considérer la langue dans sa dimension historique, on peut la comprendre


comme un réservoir de significations sédimentées. Or, l'intention de signifier,
lorsqu'elle est véritable, opère un réagencement des significations disponibles et
vient s'inscrire dans l'espace laissé libre entre elles. D'une part, la signification
nouvelle ne préexistait pas à la mise en mots, mais d'autre part, elle n'était pas
non plus contenue dans les signes ; on peut donc conclure que le phénomène du
sens est marqué par un inachèvement essentiel. La logique de l'expression doit
alors être décrite comme une logique allusive dans la mesure où la signification
n'est jamais atteinte de front mais toujours par le biais nécessaire des signes qui
ne la contiennent pas par avance.

Si l'étude phénoménologique du langage n'est pour Merleau-Ponty qu'une


étape à même d'ouvrir la voie d'une compréhension adéquate de l'expression à
l'œuvre dans la perception, chez Grimaldi la relation au monde est directement
comprise comme expérience d'un langage : « la conscience tend à transmuer
toute expérience en langage 52 ».
Commençant par analyser l'expérience en général comme langage en la com-
parant au sens d'un texte, Grimaldi remarque que le monde est spontanément
vécu comme une présence loquace : « Tout fait signe. Tout parle. Tout mur-
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mure. Tout exprime. Tout évoque 53. » Toute chose, en effet, renvoie à un au-
delà d'elle-même et est vécue comme un signe dont la signification est à inter-
préter. Cela revient à considérer que notre appréhension de la réalité transcende
toujours le simple donné. La conscience transcende le pur donné comme signe
vers la transcendance de la signification :

Le monde présent ne serait que l'expression d'autre chose que lui-même, qui serait
absent et qui en serait le sens […]. La présence du monde ne serait qu'une présence
symbolique. Le réel ne serait que le système de signes dont l'irréel systématiserait le
sens. Le rapport du signe à la signification serait donc celui de la présence à l'absence,
du perçu à l'imaginaire, de l'être au néant, de l'immanence à la transcendance 54.

Or, Grimaldi tient encore à affiner cette relation en précisant, d'une part, comme
Merleau-Ponty, que cette transcendance exclut une correspondance unilatérale et
toute mécanique du signe vers sa signification :

[…] la compréhension d'un texte n'est pas la substitution mécanique d'une significa-
tion à un signe comme dans un rudimentaire lexique bilingue. Car le sens joue entre

52. N. GRIMALDI, Le Désir et le Temps, op. cit., p. 384.


53. Ibidem, p. 384.
54. Ibidem, p. 386.
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les signes. L'immuable matérialité du signe ne garantit pas l'immuable idéalité de la


signification. En se pressant les uns contre les autres, les mots décolorent leur signifi-
cation les uns sur les autres, les différentes parties d'un texte se portent les unes aux
autres différents éclairages, en sorte que la signification s'irise dans les signes. C'est
pourquoi le texte a à être interprété. Il ne suffit pas de lire la signification des signes,
il faut encore capter le sens du sens. Que le monde soit comme un texte et qu'il ait
à être interprété, c'est dire que la signification excède les signes, que la transcendance
de l'une ne cesse de se rénover dans l'immuable immanence des autres. Parce que le
sens du texte est toujours au-delà de la matérialité du signe, on peut éprouver que
le sens ultime d'un texte est toujours à venir 55.

Il y a donc transcendance authentique de la signification à l'égard du signe.


D'autre part, cette transcendance véritable n'exclut pas l'immanence vécue de la
signification au signe :

Tout signe est éprouvé comme signifiant. Toute signification est éprouvée comme aussi
inhérente au signe que la beauté nous apparaît inhérente au visage qui nous fascine. Le
propre du langage est précisément de nous faire éprouver la signification dans le signe,
en sorte que la présence du signe est vécue par nous comme si elle était la présence de
la signification. Dans le langage, l'absence est donc vécue comme présente, l'irréel
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comme réel, la transcendance comme prisonnière de l'immanence […]. De la sorte,
l'existence est transfigurée par la transcendance qu'elle exprime, comme le signe par la
signification. Du même coup, la conscience vient à éprouver dans la placidité du réel
l'intimité du signifié qu'elle imagine 56.

Cette transcendance authentique du sens et cette « nature hypostasiante du lan-


gage 57 » qu'évoque Grimaldi n'ont, bien évidemment, pas échappé à Merleau-
Ponty 58. Toute la question est de savoir à quelle instance l'auteur du Désir et le
Temps attribue ce pouvoir de transcendance. Pour Merleau-Ponty, comme on l'a
vu, la transcendance naît de la chaîne du langage elle-même en tant que la parole qui
l'anime véhicule l'histoire des accidents d'une langue. La notion de « conscience »
en tant qu'elle suppose un univers clos de significations transparentes, et postule

55. Ibidem, p. 387.


56. Ibidem, pp. 387-388.
57. Ibidem, pp. 382-383.
58. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 199 : « Mais si le corps exprime à
chaque moment les modalités de l'existence, on va voir que ce n'est pas comme les galons signifient le
grade ou comme un numéro désigne une maison : le signe ici n'indique pas seulement sa signification, il
est habité par elle, il est d'une certaine manière ce qu'il signifie […]. » Le corps vit donc la signification
plus qu'il ne la pense. Nous avons affaire à des significations incarnées ou, dans le vocabulaire
grimaldien, hypostasiées. Certes, la citation ne porte pas sur le langage pris au sens strict mais
l'argumentaire grimaldien non plus ne concerne pas ici le langage entendu comme seule parole
puisqu'il vise à montrer que toute l'expérience est abordée comme un langage. C'est ce point crucial
qui nous intéresse ici.
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370 Christopher Lapierre

donc un achèvement de la parole, n'a plus droit de cité dans une telle conception.
Or, Grimaldi confère à la conscience ce pouvoir, contestant explicitement la posi-
tion merleau-pontienne sur ce point 59. Il formule la question en ces termes :

Cette assimilation des différentes présences loquaces du monde et de l'éloquente


présence du corps humain exige cependant que nous nous demandions si les significa-
tions sont de part et d'autre inhérentes à la corporéité du signifiant ou si elle résultent
de l'imagination interprétative de la conscience : la loquacité signifiante aussi bien des
choses que du corps humain résulte-t‑elle d'une sémantique propre à l'objet ou d'une
herméneutique propre au sujet 60 ?

Il ne fait pas de doute pour lui que c'est la conscience qui prête des intentions
aux choses :

Lorsque nous parlons du langage des choses ou du livre du monde il nous faut donc bien
retenir que les choses et le monde peuvent être un langage mais n'ont pas de langage.
Alors que dans un livre un auteur veut dire quelque chose, les choses ne veulent rien dire 61.

De même, le langage des autres corps humains a la même structure linguistique


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que celle du monde, ce que prouve l'existence de malentendus : c'est la
conscience qui projette ses interprétations sur le corps d'autrui et qui, à ce titre,
peut interpréter à tort un geste comme un geste de colère ou de lassitude :

Par conséquent, la conscience pour qui les différentes attitudes du corps d'autrui sont
autant de signes loquaces est en fait abusée par sa propre fantaisie et sa propre inquié-
tude. En effet, en dépit de l'intention signifiante qui de part en part traverse le corps
d'autrui, cependant la signification n'est jamais inhérente au signe. Plutôt que comme
un idéogramme le langage des gestes est comme la succession des notes sur une parti-
tion qui ne porterait aucune indication d'expression : on peut lui faire signifier tout ce
qu'on veut ; tout dépend de l'interprétation 62.

Ainsi, d'une part, Grimaldi attribue à la conscience la transcendance de la signifi-


cation à l'égard du signe et admet par conséquent un écart maximal entre le
donné et ses multiples et foisonnantes significations. L'imagination est conçue

59. N. GRIMALDI, Le Désir et le Temps, op. cit., p. 398 : « Merleau-Ponty assure que “je lis la colère
dans le geste” […]. Cependant, cette glose est difficile. En ce langage des gestes, la sémantique est
obscure et la morphologie mal établie. C'est ce qui explique les malentendus […]. Le malentendu vient
donc de ce que nous avons pris pour un réalisme du langage des gestes ce qui n'est qu'un
nominalisme. »
60. Ibidem, p. 396.
61. Ibidem, pp. 396-397.
62. Ibidem, p. 399.
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Le fondement imaginaire du perçu chez Merleau-Ponty et Grimaldi 371

comme activité interprétative. L'interprétation variant avec l'interprète, toute


signification dépend donc de l'imagination qui l'institue. D'autre part, Grimaldi
comprend l'immanence de la signification aux signes comme le fait, pour la
conscience, de vivre comme réel ce qu'elle ne fait cependant qu'imaginer et il
l'analyse comme une illusion ordinaire et caractéristique de la conscience. La
conscience passe son temps à vivre à travers le signe la présence d'une significa-
tion qui est absente. Au pouvoir de libre interprétation des signes, Grimaldi
articule une puissance d'illusion consubstantielle au langage. Or, pour Merleau-
Ponty, ce redoublement d'un pouvoir par une impuissance procéderait d'un
dédoublement inadéquat par rapport à l'expérience et, pour cette raison, abstrait.
Le langage, en tant qu'il est une couche du Sensible, est capable à lui seul de se
transcender, et ne présuppose aucune subjectivité consciente. Ainsi, l'expérience
du langage manifeste un « ailleurs » radical de la signification par rapport au
signifiant chez Grimaldi, même si la conscience, s'illusionnant, vit l'écrasement
de l'une sur l'autre. L'imagination est donc pensée comme un pouvoir de déport
à l'égard du donné. La négativité de la conscience, son écart par rapport au
donné, est ici conçue comme maximale. Pour Merleau-Ponty, au contraire, il n'y
a pas d'« ailleurs » de la signification : si elle n'est pas dans les signes, elle
demeure entre eux. La négativité, conçue comme interne à l'Être, ne peut, par la
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suite, autoriser une conception de l'imagination comme activité, et de l'imagi-
naire comme enrichissement subjectif du donné.
Qu'en déduire quant au statut dernier de l'imaginaire chez ces deux penseurs ? La
pensée sartrienne de l'imagination est-elle définitivement dépassée chez Grimaldi ?

L'IMAGINAIRE : AUTO-ILLUSION DE LA CONSCIENCE


OU DIMENSION DE L'ÊTRE ?

Pour le lecteur attentif, le problème de l'imaginaire chez Merleau-Ponty coïn-


cide très tôt avec la description de ce « milieu entre la présence et l'absence 63 »
dans lequel s'enracinent les phénomènes perceptifs. Dès sa note de lecture de
L'Imagination de Sartre, on pressent que la solution sartrienne ne le satisfait pas
car elle articule la présence à l'absence en maintenant le dispositif husserlien 64,

63. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 109. Merleau-Ponty appelle de ces


vœux ce « milieu entre la présence et l'absence » pour comprendre le phénomène de membre fantôme et
d'anosognosie dont les explications de type idéalistes et empiristes ne parviennent pas à rendre compte.
Les catégories du monde objectif que ces deux types d'explications partagent en définitive sont
insuffisantes pour rendre compte de la relation vécue au corps. Il est tout à fait révélateur que
Merleau-Ponty mette en relation dans ce chapitre le phénomène de membre fantôme et la dimension
affective et imaginaire de l'existence, voir pp. 115-116.
64. M. MERLEAU-PONTY, Parcours 1935-1951, Lagrasse, Verdier, 1997, pp. 52-53 : « De même, on
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372 Christopher Lapierre

alors que le problème de l'imaginaire est celui d'un certain type de présence
présentant une dimension d'absence, qu'il reste à caractériser. En témoigne
notamment la sélection rigoureuse opérée au sein du vocabulaire sartrien dans la
Phénoménologie de la perception pour décrire ce que Merleau-Ponty interprète
comme une véritable hantise de l'imaginaire. Il retient ainsi le terme de « quasi-
présence », accentuant le caractère de présence de l'imaginaire, et passe sous
silence la radicale dimension d'absence qu'il présuppose chez Sartre 65. Un texte
de L'Œil et l'Esprit permet de cerner au mieux le dépassement définitif de la
pensée sartrienne de l'imaginaire et de mesurer la distance avec la pensée grimal-
dienne. S'interrogeant sur le lieu de l'œuvre d'art, Merleau-Ponty nous invite à la
penser à la fois plus proche et plus éloignée de nous qu'on ne le fait ordinaire-
ment. Elle n'est ni ailleurs, ni ici à la manière de la chose. Elle n'est donc ni pleine
présence ni pleine absence 66. Mais les tableaux ou la mimique du comédien ne
sont pas non plus « des auxiliaires que j'emprunterais au monde vrai pour viser à
travers eux des choses prosaïques en leur absence 67 ». Autrement dit, le dispositif
sartrien qui articule la présence et l'absence ne rend pas compte non plus de
l'expérience de l'imaginaire. Poser correctement le problème de l'imagination,
c'est donc essayer de penser une forme particulière de présence et donc dépasser
l'articulation présence/absence qui fait le cœur de la pensée sartrienne. Or, Gri-
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maldi, en restaurant un écart entre la conscience et le monde comparable à celui
de Sartre, maintient dans le fond son modèle. Certes, cet écart n'empêche pas que
la conscience puisse, le plus souvent, vivre comme réel ce qu'elle ne fait pourtant
qu'imaginer, mais Grimaldi interroge moins un mode de présence propre à l'ima-
ginaire qu'il n'articule une présence à une absence en soulignant la consistance
de la dualité signifiant/signifié. Là où Sartre minimise le caractère de présence
en soutenant que je ne peux jamais perdre de vue la donation distinctive du réel et
de l'imaginaire 68, Le Désir et le Temps maintient de front, et l'immanence vécue
de la signification au signe, et la transcendance réelle de la signification par

peut trouver que Sartre juge sévèrement la distinction de matière et forme dans l'image, quand il la
trouve chez certains psychologues, et accorde trop vite à Husserl sa distinction de hylé et morphé, – un
des points de sa doctrine qui ont été contestés en Allemagne même et offrent en fait le plus de
difficultés. »
65. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 199.
66. M. MERLEAU-PONTY, L'Œil et l'Esprit, pp. 22-23 : « Les animaux peints sur la paroi de Lascaux
n'y sont pas comme y est la fente ou la boursouflure de calcaire. Ils ne sont pas davantage ailleurs. Un
peu en avant, un peu en arrière, soutenus par sa masse dont ils se servent adroitement, ils rayonnent
autour d'elles sans jamais rompre leur insaisissable amarre. Je serais bien en peine de dire où est le
tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu,
mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l'Être […]. »
67. Ibidem, pp. 23-24.
68. La Critique de la raison dialectique, en forgeant un autre type de lien entre activité et passivité,
et L'Idiot de la famille, en envisageant le projet symbolique d'irréalisation de Flaubert, offriraient
certainement matière à revenir sur le point de vue tranché de la critique émise dans cet article.
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Le fondement imaginaire du perçu chez Merleau-Ponty et Grimaldi 373

rapport au signe. À y regarder de près, on ne trouve pas, chez lui, l'effort tout
merleau-pontien pour contester les caractérisations de l'imagination et de la per-
ception que l'on trouve chez Sartre. Son vocabulaire maintient d'ailleurs réaliste-
ment l'opposition entre les termes « réel » et « irréel » plus qu'il ne la conteste 69.
La perception conçue comme une interprétation reste une activité d'imagination.
Et s'il peut conclure au caractère primordial de l'imaginaire, c'est, semble-t‑il,
sans discuter la réalité brute d'un donné que la conscience charge, comme dans
un second temps, de ses interprétations et fantasmes 70.
En définitive, Merleau-Ponty et Grimaldi laissent tous deux entendre que la
perception n'est jamais définitivement accréditée et reste toujours ouverte à une
contestation possible. Toutefois, cette affirmation autorise deux compréhensions
différentes. Grimaldi maintient l'imagination comme activité de conscience, ce
qui démultiplie nettement la notion d'imaginaire – autant d'interprétations que
de subjectivités – et lui laisse un champ temporel illimité : de nouvelles interpré-
tations peuvent toujours venir prendre la place de la précédente et c'est unique-
ment parce qu'elle est la plus cohérente que l'une de ces interprétations sera
admise comme perception 71. La perception est bien découpée dans le tissu de
l'imaginaire chez Grimaldi, mais au sens où elle varie selon ce que la subjecti-
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vité projette et interprète. Chez Merleau-Ponty, l'imaginaire correspond à l'une
des modalités de l'invisible, à l'un des aspects de cette réserve de sens inhérente
au visible. L'imaginaire n'est pas un ailleurs radical projeté par le sujet mais une
possibilité inscrite dans l'Être, un des prolongements possibles de la percep-
tion 72 ou une dimension qui, secrètement, l'organise 73. La perception n'est
jamais définitivement accréditée, non parce qu'elle est le résultat d'une interpré-
tation variable, mais parce qu'elle est, par nature, ouverte au possible. Telle est
la célèbre leçon husserlienne de l'analyse de l'esquisse. L'imaginaire est conçu

69. Par exemple, Préjugés et paradoxes, p. 83 : « Le quatrième paradoxe de l'imaginaire est qu'il
puisse nous faire éprouver l'irréel plus intense que le réel. »
70. Ibidem, p. 99 : « Qu'est-ce alors que percevoir, si ce n'est déchiffrer ou interpréter en leur
donnant un sens la diversité des informations que nous recevons de chaque situation ? » Nous
soulignons.
71. N. GRIMALDI, Traité de la banalité, p. 146.
72. M. MERLEAU-PONTY, Le Visible et l'Invisible, notes de travail, mai 1960, « Visible et invisible »,
p. 305 : « L'invisible est : 1) ce qui n'est pas actuellement visible, mais pourrait l'être (aspects cachés ou
inactuels de la chose, – choses cachées, situées “ailleurs” – “Ici” et “ailleurs”) […]. »
73. Ibidem, notes de travail, février 1959 à propos des « existentiaux » ou « matrices symboliques »,
p. 231 : « Cet inconscient à chercher, non pas au fond de nous, derrière le dos de notre “conscience”,
mais devant nous, comme articulations de notre champ. Il est “inconscient” par ce qu'il n'est pas objet,
mais il est ce par quoi des objets sont possibles, c'est la constellation où se lit notre avenir […]. Ces
existentiaux, ce sont eux qui font le sens (substituable) de ce que nous disons et de ce que nous
entendons. Ils sont l'armature de ce “monde invisible” qui, avec la parole, commence d'imprégner
toutes les choses que nous voyons, – comme l'“autre” espace, chez le schizophrène, prend possession
de l'espace sensoriel et visible. »
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comme une dimension du monde et, à ce titre, même s'il a besoin d'un voyant
pour paraître, il prend ses racines dans une ouverture plus impersonnelle que la
conscience grimaldienne. À comparer les analyses que Merleau-Ponty et Gri-
maldi consacrent à l'ancrage imaginaire de la subjectivité dans Le Visible et
l'Invisible et le Traité des solitudes, on ne peut qu'être frappé par l'accent mis
par le premier sur la dimension passée du temps alors que le second fait plus
notablement dépendre la construction imaginaire de soi de la relation à l'ave-
nir 74. Tel est probablement le corrélat temporel d'analyses de l'imaginaire qui
comprennent différemment la subjectivité, la version merleau-pontienne insis-
tant sur son caractère de généralité et de passivité là où Grimaldi maintient l'idée
sartrienne d'un choix originaire de soi 75.

CONCLUSION

La commune critique de l'imagination sartrienne rencontrée chez Merleau-


Ponty et Grimaldi ne doit pas masquer les voies singulières empruntées par cha-
cun de ces deux auteurs pour rendre compte des relations entre le réel et l'imagi-
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naire. Si l'un et l'autre exhibent un fondement imaginaire du perçu, l'abandon
définitif du dualisme signifiant/signifié chez Merleau-Ponty aboutit à une récusa-
tion de la conscience comme modèle adéquat pour penser la subjectivité. L'ima-
ginaire que conçoit Merleau-Ponty, étant par-delà l'activité comme la passivité,
ne peut être conçu comme interprétation, y compris comme interprétation qui se
perd de vue. L'imaginaire est bien une dimension de l'Être lui-même. La pensée
de Grimaldi, au contraire, comme nous l'a enseignée son analyse générale du
langage, maintient la dualité signifiant/signifié. Comme il comprend en termes
d'« imagination » l'opération par laquelle la conscience prend l'un pour l'autre, il
réintroduit dans sa conception, d'une part, l'hypothèse d'un donné brut, un réel

74. Par exemple, Le Visible et l'Invisible, notes de travail, décembre 1960, p. 317: « Corps et
chair – Éros – Philosophie du Freudisme ». Merleau-Ponty conteste, certes, une compréhension
mécaniste et causale du freudisme, mais tout autant l'idée d'un choix de soi-même. N. GRIMALDI,
Traité des solitudes, Paris, Puf, 2003, pp. 93-94 : « Et en effet, il n'y a rien de si intime, de si particulier,
de si propre – notre moi –, que nous n'ayons dû rêver, fantasmer, construire et nous représenter
imaginairement avant de le poursuivre comme un but, de nous y efforcer comme à une tâche, et de nous
y identifier comme à notre destin […]. Car ce moi que nous projetons, nous l'imaginons à partir des
rôles que notre milieu social nous présente. Nous le composons en empruntant ses traits à quelques
personnages que nous admirons, ou plus souvent à ceux que l'histoire, la littérature, ou les diverses
mythologies nous font imaginer. »
75. N. GRIMALDI, Traité des solitudes, Paris, Puf, 2003, p. 192 : « chaque moi s'identifie en se
spécifiant et se spécifie par le sens qu'il donne à l'humanité en lui. Chaque individu, à cet égard, se
construit selon une norme tout imaginaire dont il se fait l'unique témoin, et quasiment l'apôtre. »
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en soi, peut-être inaccessible, d'autre part, l'activité d'une conscience qui passe-
rait son temps à interpréter ce donné selon sa fantaisie. L'immanence vécue de la
signification au signe est couplée chez lui à la transcendance réelle de la significa-
tion à l'égard du signe. Nous pouvons ainsi comprendre l'imaginaire grimaldien
comme auto-illusion de la conscience.
Nous ne pouvons guère, cependant, passer sous silence le fait qu'un examen
plus approfondi de la métaphysique grimaldienne conduirait probablement à
relativiser l'opposition que nous esquissons ici entre l'imaginaire conçu comme
auto-illusion de la conscience et l'imaginaire conçu comme dimension de l'Être.
Contentons-nous, pour finir, d'ouvrir quelques pistes susceptibles de nuancer la
ligne générale de notre propos.
De fait, Grimaldi place au centre de son ontologie une substance à l'essence
originairement contradictoire, à savoir le temps. La temporalité, parce qu'elle est
secrètement animée par la négativité, se modalise progressivement. La disten-
sion temporelle, c'est‑à-dire l'arrachement du temps à lui-même, se fait d'autant
plus importante à mesure que les formes d'existences évoluent. De la matière à
la vie, et de la vie à l'esprit ou conscience, le déploiement d'une même substance
conduit à des existants toujours plus dissociés d'eux-mêmes et du reste du réel,
des existants toujours plus hantés par le passé et l'avenir, s'appuyant toujours
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davantage sur la mémoire pour faire advenir toujours plus de nouveauté. Tout au
long de l'histoire des espèces, la temporalité se temporalise toujours davantage,
c'est‑à-dire que la négativité ne cesse de s'accentuer dans l'être 76. Mais si la
négativité est effectivement interne à l'être, cela signifie qu'elle ne concerne pas
la seule conscience comme chez Sartre. Nous pouvons alors faire l'hypothèse
que, comme pour Merleau-Ponty mais contrairement à Sartre, l'être a par lui-
même un sens qui provient de cette transcendance interne : « Qu'il y ait toujours
à attendre l'absence d'un sens à la présence d'un texte, c'est que le texte vit. Par
conséquent, si le monde est comme un texte, c'est en tant que le monde est
vivant 77. »
Ainsi, il n'y aurait nul besoin de conscience pour faire émerger l'écart néces-
saire à l'apparition d'un sens. Le monde, secrètement animé par la négativité,
s'en chargerait. Si l'être a par lui-même déjà un sens, nous pouvons alors suppo-
ser que la conscience, en tant qu'elle est l'instance d'une négativité plus pronon-
cée au sein de l'être, se contente d'imposer des significations à partir d'une
ouverture de sens qu'elle ne crée pas, et qui la limite. Il y aurait donc une couche
de sens sous-jacente à la disjonction entre signifiant et signification dont nous
entretient Le Désir et le Temps dans la partie consacrée à la nature hypostasiante

76. N. GRIMALDI, Le Désir et le Temps, op. cit., p. 236.


77. Ibidem, p. 387.
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Date : 17/7/2015 15h20 Page 376/144

376 Christopher Lapierre

du langage et à l'idéalisme spontané de la conscience 78. Qu'en déduire pour


l'imagination ? L'ontologie grimaldienne laisse alors miroiter, comme celle de
Merleau-Ponty, la perspective d'un imaginaire comme dimension de l'être même
si cette vue se maintient ici avec celle de l'activité imaginative de la conscience.
Cet imaginaire, non réductible à ce qu'en fait l'activité imaginative de la
conscience, mais contraignante à son égard, réhabiliterait la notion de « possibi-
lité » comme inhérente au réel lui-même. Que l'être, même sans l'homme, soit
puissance de rêver : telle serait la traduction poétique de ce pouvoir de novation
caractéristique de l'être aux yeux de Grimaldi.

Christopher LAPIERRE
Centre de Recherches Georges Chevrier,
UMR 7366

78. Voir à ce sujet le pénétrant commentaire de D. Cartier dans le chapitre IX de son ouvrage La Vie
ou le Sens de l'inaccompli chez Nicolas Grimaldi (Paris, L'Harmattan, 2008).
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 21/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 151.95.195.119)

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