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GRIMALDI
Christopher Lapierre
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À plus forte raison, la robe rouge tient-elle de toutes ses fibres au tissu du visible, et,
par lui, à un tissu d'être invisible. […] Et son rouge, à la lettre, n'est pas le même, selon
qu'il paraît dans une constellation ou dans l'autre, selon que précipite en lui la pure
essence de la Révolution de 1917, ou celle de l'éternel féminin, ou celle de l'accusateur
public, ou celle des Tziganes, vêtus à la hussarde, qui régnaient il y a vingt-cinq ans sur
une brasserie des Champs-Élysées. Un certain rouge, c'est aussi un fossile ramené du
fond des mondes imaginaires 1.
La perception conçue comme adéquation à l'objet ne serait qu'un cas très parti-
culier d'un rapport généralement onirique au monde. C'est peut-être dans L'Œil
et l'Esprit que l'on rencontre la formule qui exprime avec le plus de vigueur ce
caractère primordial de l'imaginaire. Merleau-Ponty y affirme que le tableau
offre à la vision « la texture imaginaire du réel 3 ». Grimaldi, dans le Traité de la
banalité, va également jusqu'à reconnaître le caractère englobant de l'imagina-
tion par rapport à la perception. La perception est conçue comme un cas particu-
lier d'imagination :
La position sartrienne.
Selon Sartre, l'image n'est pas une chose ou une copie de chose dans la
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Il faut que, si différente qu'elle soit d'une perception, l'hallucination puisse la supplan-
ter et exister pour le malade plus que ses propres perceptions. Cela n'est possible que si
hallucination et perception sont des modalités d'une seule fonction primordiale par
laquelle nous disposons autour de nous un milieu d'une structure définie, par laquelle
nous nous situons tantôt en plein monde, tantôt en marge du monde […]. L'enfant met
au compte du monde ses rêves comme ses perceptions, il croit que le rêve se passe dans
sa chambre, au pied de son lit, et simplement n'est visible que pour ceux qui dorment.
Le monde est encore le lieu vague de toutes les expériences. Il accueille pêle-mêle les
objets vrais et les fantasmes individuels et instantanés, – parce qu'il est un individu qui
embrasse tout et non pas un ensemble d'objets liés par des rapports de causalité. Avoir
des hallucinations et en général imaginer, c'est mettre à profit cette tolérance du monde
antéprédicatif et notre voisinage vertigineux avec l'être dans l'expérience syncré-
tique 17.
Au début de son livre, Sartre a fait entre les domaines de l'imaginaire et du réel une
distinction absolue. Mais nous voyons maintenant qu'elle ne peut être maintenue jus-
qu'au bout ; au cours de son ouvrage, il révise ses conceptions et en esquisse une
nouvelle […]. Pour que l'imaginaire vaille comme réalité, il faut qu'il y ait dans le
perçu une part de conjecture, d'ambiguïté. C'est cette ambiguïté commune qui permet
quelquefois que l'imaginaire se substitue au réel 19.
20. Ibidem, p. 413 : « Il faut donc corriger les formules de Sartre qui se réfèrent au premier Husserl,
et qui supposent un rapport de succession entre phénoménologie et psychologie. C'est ainsi que, dans
L'Imaginaire, Sartre définit d'abord le certain comme analyse phénoménologique de l'essence de
l'image, et, dans une seconde partie, le probable comme analyse inductive et expérimentale de l'image.
En réalité, les données de la première partie sont remises en question dans la deuxième, dans laquelle
l'essence de l'image, définie d'abord comme fausse présence du passé dans le présent (1ère partie) est
remise en question à l'occasion de certains états comme les illusions, où le perçu et l'imaginaire sont
indissolubles. » Ou encore : Parcours deux, Lagrasse, Verdier, 2000, pp. 95-97.
21. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 347 : « On a souvent dit que par
définition la conscience n'admet pas la séparation de l'apparence et de la réalité, et on l'entendait en ce
sens que, dans la connaissance de nous-même, l'apparence serait réalité : si je pense voir ou sentir, je
vois ou sens à n'en pas douter, quoi qu'il en soit de l'objet extérieur. Ici la réalité apparaît tout entière,
être réel et apparaître ne font qu'un, il n'y a pas d'autre réalité que l'apparition […]. La transparence de
la conscience entraîne l'immanence et l'absolue certitude de l'objet. Cependant c'est bien le propre de
l'illusion de ne pas se donner comme illusion, et il faut ici que je puisse, sinon percevoir un objet irréel,
du moins perdre de vue son irréalité ; il faut qu'il y ait au moins inconscience de l'imperception, que
l'illusion ne soit pas ce qu'elle paraît être et que pour une fois la réalité d'un acte de conscience soit au-
delà de son apparence. »
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d'une spontanéité débridée mais fait toujours écho à des événements du monde 22.
Une note de travail du Visible et l'Invisible, intitulée « Transcendance de la chose,
transcendance du fantasme », exprime clairement ce chassé-croisé que Merleau-
Ponty opère entre le réel et l'imaginaire dans sa dernière philosophie :
Quand on dit que – au contraire – le fantasme n'est pas observable, qu'il est vide, non-
être, le contraste n'est donc pas absolu avec le sensible. Les sens sont des appareils à
faire des concrétions avec de l'inépuisable, à faire des significations existantes – Mais
la chose n'est pas vraiment observable : il y a toujours enjambement dans toute obser-
vation, on n'est jamais à la chose même. Ce qu'on appelle le sensible, c'est seulement
que l'indéfini des Abschattungen précipite – Or, inversement, il y a une précipitation
ou cristallisation de l'imaginaire, des existentiaux, des matrices symboliques 23.
Nous bénéficions chez Grimaldi d'une discussion plus discrète des thèses sar-
triennes mais les motifs et arguments invoqués par Merleau-Ponty se retrouvent
dans son œuvre. Premièrement, l'auteur du Désir et le Temps place également
au centre de ses préoccupations le fait que nous passions notre temps à accorder
de la réalité à nos fantasmes. Deuxièmement, il critique la conception sartrienne
de la conscience qui rend impensable l'illusion véritable. Troisièmement, il opère
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Le propre du rêve est de vivre ses illogismes comme une logique de la veille. Le propre
de l'hallucination est d'être vécue comme une perception. Le propre de la folie est de
ne jamais manquer d'arguments pour fonder son délire, et même d'en avoir trop. Ainsi
s'impose à nous que la conscience est l'être pour qui l'être peut être vécu comme du
néant et le néant comme un être 24.
conscience peut être caractérisée par la confusion du néant avec l'être. Dans le
Traité de la banalité 26 et Une démence ordinaire 27, le grief à l'égard de Sartre est
nettement précisé : ce dernier ne conçoit d'imagination que représentative. Par là,
il se condamne à manquer un certain type d'imagination que Grimaldi qualifie de
« sans image » ou « mimétique », imagination qui s'enracine dans l'affectivité. Si
la critique concerne essentiellement la conception sartrienne de la conscience
imageante, elle atteint en vérité, comme celle de Merleau-Ponty, la vision géné-
rale de la conscience que l'on trouve chez Sartre. Si je ne puis, selon Sartre,
confondre le corrélat d'un acte imageant avec le corrélat d'une perception, c'est
bien en vertu du postulat général selon lequel l'être de la conscience s'identifie à
son apparaître. La possibilité de l'illusion suppose une réforme en profondeur de
la subjectivité sartrienne. Or, lorsque l'on soutient avec Grimaldi que la possibi-
lité de confusion entre réel et irréel est l'une des définitions majeures de la
conscience, on ne peut qu'en dégager une vision tout autre du sujet. En quoi
consiste cette « imagination sans image » dont nous entretient l'œuvre de Gri-
maldi ? En la réduisant indûment à sa dimension représentative, Sartre aurait
manqué qu'une grande partie de l'imagination ne se déploie pas au moyen d'actes
imageants. Qu'est-ce donc alors qu'imaginer pour Grimaldi ? Ce n'est pas la
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L'Être et le Néant, p. 470 : « le pour-soi [est] un être qui surgit comme néantisation de l'en-soi qu'il est
et négation interne de l'en-soi qu'il n'est pas […] ».
26. N. GRIMALDI, Traité de la banalité, p. 177 : « Si on considère que le propre de l'imagination est
de poser l'irréalité de l'objet qu'elle nous représente, on ne parviendra jamais à comprendre que le jeu
puisse nous faire vivre comme réel ce qu'il nous fait imaginer […]. Mais la principale difficulté ne vient
pas d'avoir, comme Sartre, radicalement séparé le réel de l'irréel comme ce qui est perçu de ce qui est
imaginé. Elle vient d'avoir considéré l'imagination comme une faculté de représentation nous mettant
en relation avec les mêmes objets que la perception, mais d'une façon différente. »
27. N. GRIMALDI, Une démence ordinaire, n. 12, p. 193 : « Le postulat que Sartre ne remet jamais en
question est “que c'est une nécessité d'essence que l'objet irréel soit constitué comme irréel” […].
Autant je vois dans ces analyses l'effet d'une croyance, autant me paraissent-elles un déni de réalité. »
28. Par exemple, Traité de la banalité, pp. 148-149 : « Mais imaginer, ce n'est pas alors représenter
en image un objet semblable à celui que nous pourrions percevoir dans la réalité […]. Aussi bien le
dessin que la photographie sont toutefois autant d'invitations à jouer la présence de ce qu'ils évoquent.
Bien loin que notre imagination nous la représente, elle joue cette présence en la mimant intérieure-
ment. »
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Il faut que, d'une manière ou d'une autre, le mot et la parole cessent d'être une manière
de désigner l'objet ou la pensée, pour devenir la présence de cette pensée dans le
monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps 37.
34. Par exemple, Phénoménologie de la perception, p. 218 : « Le fait est que nous avons le pouvoir
de comprendre au-delà de ce que nous pensions spontanément […]. Il y a donc une reprise de la pensée
d'autrui à travers la parole, une réflexion en autrui, un pouvoir de penser d'après autrui qui enrichit nos
pensées propres. Il faut bien qu'ici le sens des mots soit finalement induit par les mots eux-mêmes, ou
plus exactement que leur signification conceptuelle se forme par prélèvement sur une signification
gestuelle, qui, elle, est immanente à la parole. »
35. Ibidem, p. 216.
36. Ibidem, pp. 223-224.
37. Ibidem, p. 222.
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mais les vit 38. Si toute pensée tend à l'expression 39, c'est parce que le sens n'est
pas tout à fait accompli sans son expression. La mise en signes ne constitue donc
pas la traduction d'un sens possédé préalablement.
L'origine du véritable acte d'expression, qui ne se contente pas de reprendre
sans aucun bougé les significations disponibles, mais inaugure de nouvelles
significations 40, est à rechercher, en dernière instance, du coté du « sens émo-
tionnel du mot 41 » : « Il faudrait donc chercher les premières ébauches du langage
dans la gesticulation émotionnelle par laquelle l'homme superpose au monde
donné le monde selon l'homme 42. » Merleau-Ponty avertit qu'« [il] n'y a rien ici
de semblable aux célèbres conceptions naturalistes qui ramènent le signe artifi-
ciel au signe naturel et tentent de réduire le langage à l'expression des émotions »
et en veut pour preuve que les émotions elles-mêmes sont en réalité étroitement
dépendantes des contextes culturels dans lesquels elles se manifestent :
Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même
ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité
des institutions. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de
comportements que l'on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel
fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra
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Que les mots puissent par eux-mêmes transcender leur pure matérialité, on peut le
concevoir. Toutefois, d'où provient alors la réserve de sens que la parole authen-
tique fait advenir avec elle ? On peut douter qu'une telle conclusion apporte une
réelle réponse. À bien y regarder, l'analyse développée dans la Phénoménologie
de la perception souffre de deux défauts corrélatifs. D'une part, l'approche de la
parole se fait essentiellement à travers la ponctualité du mot. Certes, bien des
développements font dépendre le sens du mot de son contexte et paraissent y
référer cette réserve de sens dont il s'agit de rendre compte :
38. Le chapitre consacré au « corps comme être sexué » l'a établi. Ibidem, p. 199 : « Mais si le corps
exprime à chaque instant les modalités de l'existence, on va voir que ce n'est pas comme les galons
signifient le grade ou comme un numéro désigne une maison : le signe ici n'indique pas seulement sa
signification, il est habité par elle, il est d'une certaine manière ce qu'il signifie […]. »
39. Ibidem, p. 216 : « Si la parole présupposait la pensée, si parler c'était d'abord se joindre à l'objet
par une intention de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée
tend vers l'expression comme vers son achèvement […]. »
40. Pour cette distinction et la relation entre parole constituée et parole constituante, voir ibidem,
p. 224 : « Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu'elle se joue dans la vie quotidienne,
suppose accompli le pas décisif de l'expression. »
41. Ibidem, pp. 227-228.
42. Ibidem, p. 229.
43. Idem.
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Et comme, en pays étranger, je commence à comprendre le sens des mots par leur place
dans un contexte d'action et en participant à la vie commune, – de même un texte
philosophique encore mal compris me révèle au moins un certain « style », – soit un
style spinoziste, criticiste ou phénoménologique, – qui est la première esquisse de son
sens, je commence à comprendre une philosophie en me glissant dans la manière d'exis-
ter de cette pensée, en reproduisant le ton, l'accent du philosophe 44 […].
Néanmoins, cet élargissement du mot à l'ensemble dans lequel il est pris n'est pas
explicitement thématisé. Tout se passe comme si le sens reposait en dernière
instance sur la positivité du mot. D'autre part, cette approche statique est subor-
donnée à l'effort de Merleau-Ponty pour contrer principalement l'intellectua-
lisme, mais à partir des catégories qu'il partage avec l'empirisme. Ainsi, dans la
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty insiste surtout sur l'inhérence
du sens au sensible, c'est‑à-dire à la parole comprise positivement comme réser-
voir de mots. Contre l'intellectualisme, il soutient alors que le sens adhère au mot.
En définitive, comme il admet le vocabulaire dualiste, il part de la dualité signi-
fiant/signifié et tout son effort consiste à les rabattre l'un sur l'autre, à les faire
coïncider. Il croit ainsi contester l'intellectualisme alors qu'il est encore guidé par
son postulat. Mais en allant chercher la première esquisse du sens à même le mot,
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Ce que nous avons appris dans Saussure, c'est que les signes un à un ne signifient
rien, que chacun d'eux exprime moins un sens qu'il ne marque un écart de sens entre
lui-même et les autres. Comme on peut en dire autant de ceux-ci, la langue est faite de
différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que
par les différences qui apparaissent entre eux 45.
Cela suffit à reconnaître que le sens est moins contenu dans les mots qu'il
n'existe entre eux 46. L'inachèvement du sens et, par là, la capacité à faire émer-
ger de nouvelles significations à partir des signes déjà existants trouvent une
première assise dans le caractère diacritique du signe 47 :
Si finalement [la langue] veut dire et dit quelque chose, ce n'est pas que chaque signe
véhicule une signification qui lui appartiendrait, c'est qu'ils font tous ensemble allu-
sion à une signification toujours en sursis, quand on les considère un à un, et vers
laquelle je les dépasse sans qu'ils la contiennent jamais 48.
Le monde présent ne serait que l'expression d'autre chose que lui-même, qui serait
absent et qui en serait le sens […]. La présence du monde ne serait qu'une présence
symbolique. Le réel ne serait que le système de signes dont l'irréel systématiserait le
sens. Le rapport du signe à la signification serait donc celui de la présence à l'absence,
du perçu à l'imaginaire, de l'être au néant, de l'immanence à la transcendance 54.
Or, Grimaldi tient encore à affiner cette relation en précisant, d'une part, comme
Merleau-Ponty, que cette transcendance exclut une correspondance unilatérale et
toute mécanique du signe vers sa signification :
[…] la compréhension d'un texte n'est pas la substitution mécanique d'une significa-
tion à un signe comme dans un rudimentaire lexique bilingue. Car le sens joue entre
Tout signe est éprouvé comme signifiant. Toute signification est éprouvée comme aussi
inhérente au signe que la beauté nous apparaît inhérente au visage qui nous fascine. Le
propre du langage est précisément de nous faire éprouver la signification dans le signe,
en sorte que la présence du signe est vécue par nous comme si elle était la présence de
la signification. Dans le langage, l'absence est donc vécue comme présente, l'irréel
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donc un achèvement de la parole, n'a plus droit de cité dans une telle conception.
Or, Grimaldi confère à la conscience ce pouvoir, contestant explicitement la posi-
tion merleau-pontienne sur ce point 59. Il formule la question en ces termes :
Il ne fait pas de doute pour lui que c'est la conscience qui prête des intentions
aux choses :
Lorsque nous parlons du langage des choses ou du livre du monde il nous faut donc bien
retenir que les choses et le monde peuvent être un langage mais n'ont pas de langage.
Alors que dans un livre un auteur veut dire quelque chose, les choses ne veulent rien dire 61.
Par conséquent, la conscience pour qui les différentes attitudes du corps d'autrui sont
autant de signes loquaces est en fait abusée par sa propre fantaisie et sa propre inquié-
tude. En effet, en dépit de l'intention signifiante qui de part en part traverse le corps
d'autrui, cependant la signification n'est jamais inhérente au signe. Plutôt que comme
un idéogramme le langage des gestes est comme la succession des notes sur une parti-
tion qui ne porterait aucune indication d'expression : on peut lui faire signifier tout ce
qu'on veut ; tout dépend de l'interprétation 62.
59. N. GRIMALDI, Le Désir et le Temps, op. cit., p. 398 : « Merleau-Ponty assure que “je lis la colère
dans le geste” […]. Cependant, cette glose est difficile. En ce langage des gestes, la sémantique est
obscure et la morphologie mal établie. C'est ce qui explique les malentendus […]. Le malentendu vient
donc de ce que nous avons pris pour un réalisme du langage des gestes ce qui n'est qu'un
nominalisme. »
60. Ibidem, p. 396.
61. Ibidem, pp. 396-397.
62. Ibidem, p. 399.
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alors que le problème de l'imaginaire est celui d'un certain type de présence
présentant une dimension d'absence, qu'il reste à caractériser. En témoigne
notamment la sélection rigoureuse opérée au sein du vocabulaire sartrien dans la
Phénoménologie de la perception pour décrire ce que Merleau-Ponty interprète
comme une véritable hantise de l'imaginaire. Il retient ainsi le terme de « quasi-
présence », accentuant le caractère de présence de l'imaginaire, et passe sous
silence la radicale dimension d'absence qu'il présuppose chez Sartre 65. Un texte
de L'Œil et l'Esprit permet de cerner au mieux le dépassement définitif de la
pensée sartrienne de l'imaginaire et de mesurer la distance avec la pensée grimal-
dienne. S'interrogeant sur le lieu de l'œuvre d'art, Merleau-Ponty nous invite à la
penser à la fois plus proche et plus éloignée de nous qu'on ne le fait ordinaire-
ment. Elle n'est ni ailleurs, ni ici à la manière de la chose. Elle n'est donc ni pleine
présence ni pleine absence 66. Mais les tableaux ou la mimique du comédien ne
sont pas non plus « des auxiliaires que j'emprunterais au monde vrai pour viser à
travers eux des choses prosaïques en leur absence 67 ». Autrement dit, le dispositif
sartrien qui articule la présence et l'absence ne rend pas compte non plus de
l'expérience de l'imaginaire. Poser correctement le problème de l'imagination,
c'est donc essayer de penser une forme particulière de présence et donc dépasser
l'articulation présence/absence qui fait le cœur de la pensée sartrienne. Or, Gri-
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peut trouver que Sartre juge sévèrement la distinction de matière et forme dans l'image, quand il la
trouve chez certains psychologues, et accorde trop vite à Husserl sa distinction de hylé et morphé, – un
des points de sa doctrine qui ont été contestés en Allemagne même et offrent en fait le plus de
difficultés. »
65. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 199.
66. M. MERLEAU-PONTY, L'Œil et l'Esprit, pp. 22-23 : « Les animaux peints sur la paroi de Lascaux
n'y sont pas comme y est la fente ou la boursouflure de calcaire. Ils ne sont pas davantage ailleurs. Un
peu en avant, un peu en arrière, soutenus par sa masse dont ils se servent adroitement, ils rayonnent
autour d'elles sans jamais rompre leur insaisissable amarre. Je serais bien en peine de dire où est le
tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu,
mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l'Être […]. »
67. Ibidem, pp. 23-24.
68. La Critique de la raison dialectique, en forgeant un autre type de lien entre activité et passivité,
et L'Idiot de la famille, en envisageant le projet symbolique d'irréalisation de Flaubert, offriraient
certainement matière à revenir sur le point de vue tranché de la critique émise dans cet article.
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rapport au signe. À y regarder de près, on ne trouve pas, chez lui, l'effort tout
merleau-pontien pour contester les caractérisations de l'imagination et de la per-
ception que l'on trouve chez Sartre. Son vocabulaire maintient d'ailleurs réaliste-
ment l'opposition entre les termes « réel » et « irréel » plus qu'il ne la conteste 69.
La perception conçue comme une interprétation reste une activité d'imagination.
Et s'il peut conclure au caractère primordial de l'imaginaire, c'est, semble-t‑il,
sans discuter la réalité brute d'un donné que la conscience charge, comme dans
un second temps, de ses interprétations et fantasmes 70.
En définitive, Merleau-Ponty et Grimaldi laissent tous deux entendre que la
perception n'est jamais définitivement accréditée et reste toujours ouverte à une
contestation possible. Toutefois, cette affirmation autorise deux compréhensions
différentes. Grimaldi maintient l'imagination comme activité de conscience, ce
qui démultiplie nettement la notion d'imaginaire – autant d'interprétations que
de subjectivités – et lui laisse un champ temporel illimité : de nouvelles interpré-
tations peuvent toujours venir prendre la place de la précédente et c'est unique-
ment parce qu'elle est la plus cohérente que l'une de ces interprétations sera
admise comme perception 71. La perception est bien découpée dans le tissu de
l'imaginaire chez Grimaldi, mais au sens où elle varie selon ce que la subjecti-
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69. Par exemple, Préjugés et paradoxes, p. 83 : « Le quatrième paradoxe de l'imaginaire est qu'il
puisse nous faire éprouver l'irréel plus intense que le réel. »
70. Ibidem, p. 99 : « Qu'est-ce alors que percevoir, si ce n'est déchiffrer ou interpréter en leur
donnant un sens la diversité des informations que nous recevons de chaque situation ? » Nous
soulignons.
71. N. GRIMALDI, Traité de la banalité, p. 146.
72. M. MERLEAU-PONTY, Le Visible et l'Invisible, notes de travail, mai 1960, « Visible et invisible »,
p. 305 : « L'invisible est : 1) ce qui n'est pas actuellement visible, mais pourrait l'être (aspects cachés ou
inactuels de la chose, – choses cachées, situées “ailleurs” – “Ici” et “ailleurs”) […]. »
73. Ibidem, notes de travail, février 1959 à propos des « existentiaux » ou « matrices symboliques »,
p. 231 : « Cet inconscient à chercher, non pas au fond de nous, derrière le dos de notre “conscience”,
mais devant nous, comme articulations de notre champ. Il est “inconscient” par ce qu'il n'est pas objet,
mais il est ce par quoi des objets sont possibles, c'est la constellation où se lit notre avenir […]. Ces
existentiaux, ce sont eux qui font le sens (substituable) de ce que nous disons et de ce que nous
entendons. Ils sont l'armature de ce “monde invisible” qui, avec la parole, commence d'imprégner
toutes les choses que nous voyons, – comme l'“autre” espace, chez le schizophrène, prend possession
de l'espace sensoriel et visible. »
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comme une dimension du monde et, à ce titre, même s'il a besoin d'un voyant
pour paraître, il prend ses racines dans une ouverture plus impersonnelle que la
conscience grimaldienne. À comparer les analyses que Merleau-Ponty et Gri-
maldi consacrent à l'ancrage imaginaire de la subjectivité dans Le Visible et
l'Invisible et le Traité des solitudes, on ne peut qu'être frappé par l'accent mis
par le premier sur la dimension passée du temps alors que le second fait plus
notablement dépendre la construction imaginaire de soi de la relation à l'ave-
nir 74. Tel est probablement le corrélat temporel d'analyses de l'imaginaire qui
comprennent différemment la subjectivité, la version merleau-pontienne insis-
tant sur son caractère de généralité et de passivité là où Grimaldi maintient l'idée
sartrienne d'un choix originaire de soi 75.
CONCLUSION
74. Par exemple, Le Visible et l'Invisible, notes de travail, décembre 1960, p. 317: « Corps et
chair – Éros – Philosophie du Freudisme ». Merleau-Ponty conteste, certes, une compréhension
mécaniste et causale du freudisme, mais tout autant l'idée d'un choix de soi-même. N. GRIMALDI,
Traité des solitudes, Paris, Puf, 2003, pp. 93-94 : « Et en effet, il n'y a rien de si intime, de si particulier,
de si propre – notre moi –, que nous n'ayons dû rêver, fantasmer, construire et nous représenter
imaginairement avant de le poursuivre comme un but, de nous y efforcer comme à une tâche, et de nous
y identifier comme à notre destin […]. Car ce moi que nous projetons, nous l'imaginons à partir des
rôles que notre milieu social nous présente. Nous le composons en empruntant ses traits à quelques
personnages que nous admirons, ou plus souvent à ceux que l'histoire, la littérature, ou les diverses
mythologies nous font imaginer. »
75. N. GRIMALDI, Traité des solitudes, Paris, Puf, 2003, p. 192 : « chaque moi s'identifie en se
spécifiant et se spécifie par le sens qu'il donne à l'humanité en lui. Chaque individu, à cet égard, se
construit selon une norme tout imaginaire dont il se fait l'unique témoin, et quasiment l'apôtre. »
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Date : 17/7/2015 15h20 Page 375/144
en soi, peut-être inaccessible, d'autre part, l'activité d'une conscience qui passe-
rait son temps à interpréter ce donné selon sa fantaisie. L'immanence vécue de la
signification au signe est couplée chez lui à la transcendance réelle de la significa-
tion à l'égard du signe. Nous pouvons ainsi comprendre l'imaginaire grimaldien
comme auto-illusion de la conscience.
Nous ne pouvons guère, cependant, passer sous silence le fait qu'un examen
plus approfondi de la métaphysique grimaldienne conduirait probablement à
relativiser l'opposition que nous esquissons ici entre l'imaginaire conçu comme
auto-illusion de la conscience et l'imaginaire conçu comme dimension de l'Être.
Contentons-nous, pour finir, d'ouvrir quelques pistes susceptibles de nuancer la
ligne générale de notre propos.
De fait, Grimaldi place au centre de son ontologie une substance à l'essence
originairement contradictoire, à savoir le temps. La temporalité, parce qu'elle est
secrètement animée par la négativité, se modalise progressivement. La disten-
sion temporelle, c'est‑à-dire l'arrachement du temps à lui-même, se fait d'autant
plus importante à mesure que les formes d'existences évoluent. De la matière à
la vie, et de la vie à l'esprit ou conscience, le déploiement d'une même substance
conduit à des existants toujours plus dissociés d'eux-mêmes et du reste du réel,
des existants toujours plus hantés par le passé et l'avenir, s'appuyant toujours
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Christopher LAPIERRE
Centre de Recherches Georges Chevrier,
UMR 7366
78. Voir à ce sujet le pénétrant commentaire de D. Cartier dans le chapitre IX de son ouvrage La Vie
ou le Sens de l'inaccompli chez Nicolas Grimaldi (Paris, L'Harmattan, 2008).
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