Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Le Statut de La Forme Substantielle Et
Le Statut de La Forme Substantielle Et
CRISTINA CERAMI
I NTRODUCTION
* Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Jean-Baptiste Brenet et Concetta Luna pour leurs
conseils et corrections.
1
Les passages des Catégories cités sont tirés du texte édité par R. Bodéüs (cfr. A RISTOTE ,
Catégories, Texte établi et traduit par R. B ODÉÜS , Les Belles Lettres, Paris 2001).
38 CRISTINA CERAMI
2
Pour la Métaphysique, j’utilise l’édition de W. D. Ross (cfr. ARISTOTLE , Metaphysics, A revised
text with introduction and commentary by W. D. R OSS, 2 vols., Clarendon Press, Oxford 1924).
3
Les passages du De Partibus Animalium sont tirés de l’édition de P. Louis (cfr. A RISTOTE , Les
parties des animaux, Texte établi et traduit par P. L OUIS , Les Belles Lettres, Paris 1993).
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 39
Comme on vient de le dire, l’aporie de Met., B sur les principes nous amène
à nous interroger sur le statut de la forme substantielle. Si l’on suit les
indications d’Aristote, on devrait se trouver face à une alternative: soit la
forme est un tov d e ti, et elle est alors quelque chose d’individuel; soit elle est
un toiov n de, et elle a alors une nature universelle. Or la conclusion de notre
analyse consistera à montrer qu’aucune des deux déductions n’est vraie. Le
simple fait de désigner la forme par l’expression tov d e ti ou toiov n de ne nous
autorise à conclure ni que la forme est une réalité individuelle ni qu’elle est
une réalité universelle.
Avant de parvenir au centre de la présente réflexion, il convient de
considérer brièvement les arguments formulés par les interprètes en faveur
de l’universalité ou de l’individualité des formes, ainsi que les conséquences
de leurs interprétations.
La querelle concernant le statut de la forme substantielle est d’autant plus
complexe que la bibliographie sur ce sujet est imposante, à tel point qu’il
devient difficile de classer les diverses hypothèses selon des critères cohérents4 .
La question du statut de la forme est en outre compliquée par le fait qu’elle
est solidaire de la question relative au rapport ontologique entre le principe
formel et la matière. Comme on va le voir, ceux qui attribuent à la forme une
nature universelle sont enclins à expliquer la relation qui subsiste entre elle
et la matière dans les termes d’une prédication accidentelle. Ceux qui affirment,
en revanche, que la forme est une réalité individuelle refusent radicalement
que l’union de la forme et de la matière repose sur une relation de type
accidentel.
En dépit de la grande variété des hypothèses, il est possible de distinguer
deux lignes générales d’interprétation 5 . La première ligne consiste à affirmer
que les formes sont individuelles du fait qu’elles sont uniques et non
partageables. Pour cette raison, en effet, elles ne sont pas des toiov n de mais
plutôt de véritables sujets de prédication et des tov d e ti. Si Aristote utilise
l’expression tov d e toiov n de, comme il le fait en Met. Z 8, 1033b23-24, c’est donc
pour désigner la substance individuelle en tant que membre d’une certaine
espèce. Le pronom tov d e désignerait l’individu en tant que membre d’un
ensemble et l’adjectif toiov n de désignerait non pas la forme, mais la
4
Je me rallie à ce compte à la reconstruction proposée par G. Galluzzo dans son récent
travail: G. G ALLUZZO , M. M ARIANI , Aristotle's Metaphysics Book Zeta: The Contemporary Debate,
Scuola Normale Superiore, Pisa 2006.
5
Dans le présent travail je ne prendrai en compte que certaines versions des deux thèses en
précisant à chaque fois quelle variante est prise en considération.
40 CRISTINA CERAMI
6
Cfr. M. J. LOUX, Primary Ousia. An Essay on Aristotle’s Metaphysics Z and H, Cornell
University Press, Ithaca-London 1991, et tous ceux qui ont repris la thèse de J. D RISCOLL (cfr. J.
D RISCOLL , EIDH in Aristotle’s Earlier and Later Theories of Substance, in D. O’M EARA ed., Studies in
Aristotle, The Catholic University of America Press, Washington 1981, pp. 129-159), d’après
laquelle les formes ne sont pas des universaux de la même façon que les espèces. Ces dernières
contiendraient en effet une sorte de matière générale dont les premières seraient dépourvues.
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 41
Au debut du traité des Catégories, Aristote affirme qu’il faut compter les
espèces et les genres au nombre des réalités qui se disent d’un sujet, mais qui
ne sont inhérentes à aucun sujet. Ces réalités sont en effet, comme Aristote le
précise, prédicables des individus comme d’un sujet (kaq’uJ p okeimev n ou), car
tout ce qui se dit d’elles doit aussi se dire du sujet dont elles sont prédiquées,
leur nom aussi bien que leur formule. En d’autres termes, l’individu, en soi
indéfinissable, porte le nom et répond à la définition de son espèce, qui à son
tour se définit par le genre. Or cette relation entre les réalités individuelles et
leurs espèces paraît exister dans chaque catégorie. Quant aux espèces et aux
genres des individus de la substance, ils sont les seules réalités hormis les
individus à mériter le nom de substance, bien qu’à titre second. Car, affirme
Aristote, ils sont les seuls prédicats qui «␣ montrent␣ », «␣ révèlent␣ » (dhloi` ) les
substances premières. Si, en effet, on se demande ce qu’est une substance
première, on en fournit une explication appropriée et une meilleure
connaissance en déterminant son espèce ou son genre qu’en indiquant l’un
quelconque de ses attributs.
Aussi, poursuit Aristote, toute substance passe pour indiquer quelque
chose de déterminé 7 . Mais si cela est incontestable dans le cas des substances
premières, car elles sont individuelles (a[ t omon) et numériquement unes (e] n
kaq’auJ t ov ) , il n’en va pas de même des substances secondes. Celles-ci indiquent
quelque chose de déterminé seulement du fait de leur appellation 8 . En réalité,
elles ne sont pas quelque chose d’un, car, précise Aristote, elles se disent d’une
multiplicité. C’est pourquoi elles signifient plutôt une certaine qualité (poiov n
ti shmaiv n ei). Il ne faut pas néanmoins en conclure que les espèces et les genres
désignent une simple qualité, comme ‘blanc’ ou ‘cultivé’. Car ‘blanc’, par
exemple, ne désigne absolument rien d’autre qu’une qualité, tandis que les
espèces et les genres «␣ déterminent la qualité que met en jeu la substance␣ » 9
(trad. Bodéüs). Ils signifient en effet une substance d’une certaine qualité
(poia; n gav r tina ouj s iv a n shmaiv n ei).
L’idée d’Aristote est donc que les substances secondes ne sont pas en elles-
mêmes une chose déterminée et qu’elles n’existent qu’en tant qu’elles disent
ce qu’est une substance première. Elles établissent simplement les critères
selon lesquels un individu appartient à telle ou telle classe et c’est pour cela
qu’elles ne désignent pas un tov d e ti, mais un poiov n ti, c’est-à-dire une classe
d’appartenance. Il est donc évident que, s’il en est ainsi, les substances
7
Cfr. Cat., 5, 3b10 : pa≠` s a de; ouj s iv a dokei` tov d e ti shmaiv n ein.
8
Cfr. Cat., 5, 3b14 : tw` / schv m ati th` ~ proshgoriv a ~ tov d e ti shmaiv n ein.
9
Cfr. Cat., 5, 3b20: peri; ouj s iv a n to; poio; n aj f oriv z ei.
42 CRISTINA CERAMI
10
Cfr. Met., Z, 13, 1039a1-2: ouj d e; n shmaiv n ei tw` n koinh` / kathgoroumev n wn tov d e ti, aj l la; toiov n de.
11
La seule occurence que nous avons repérée, outre celle de Met., Z, 8, se trouve aux lignes
A, 1, 640b26-27 du De Partibus Animalium. Le Tesaurus Linguae Grecae ne cite que Met., Z, 8.
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 43
«Y a-t-il donc quelque sphère au-delà des sphères sensibles ou une maison au-
delà des briques␣ ? Mais un ceci ne serait jamais venu à l’être, s’il en était ainsi.
En réalité <la forme> signifie le tel et elle n’est pas un ceci et quelque chose de
déterminé␣ ; mais on produit et on engendre un tel à partir de ceci, de sorte que,
quand il y a eu génération, il soit un ceci de telle qualité» (nous traduisons) 12 .
Le passage n’est pas clair et les commentateurs sont partagés sur la façon
dont il faut l’interpréter. Il est en effet difficile de comprendre si, par le terme
toiov n de, Aristote désigne l’idée platonicienne ou sa propre forme. Ceux qui
estiment que c’est sa propre forme qu’Aristote désigne considèrent le passage
comme un argument en faveur de l’universalité des formes 13 . En revanche,
ceux qui affirment que la forme aristotélicienne ne peut être un toiov n de, étant
donné qu’elle est une réalité individuelle, affirment qu’Aristote désigne ici
l’idée platonicienne 14 .
D’après M. Loux, parmi les tenants des formes universelles, Aristote serait
donc en train de critiquer les platoniciens pour avoir considéré le principe
formel comme une réalité individuelle␣ ; la forme, retorquerait Aristote, est
toujours un toiov n de, c’est-à-dire quelque chose d’universel commun à tous les
individus d’une certaine espèce. Elle est en effet une propriété, quoique d’un
type particulier, qui se prédique de la matière de la substance composée. C’est
pourquoi la substance composée est un tov d e toiov n de, car la forme est prediquée
12
Cfr. Met., Z, 8, 1033b19-24. pov t eron ou\ n e[ s ti ti~ sfai` r a para; tav s de h] oij k iv a para; ta; ~ pliv n qou~…
h] ouj d ’a[ n pote ej g iv g neto, eij ou{ t w~ h\ n , tov d e ti, aj l la; to; toiov n de shmaiv n ei, tov d e de; kai; wJ r ismev n on ouj k
e[ s tin, aj l la; poiei` kai; genna/ ` ej k tou` d e toiov n de, kai; o{ t an gennhqh` / , e[ s ti tov d e toiov n de.
13
Cfr. Loux, Primary Ousia cit., pp. 109 et ss.
14
Cfr. M. F REDE , G. P ATZIG , Aristoteles, ‘Metaphysik Z’. Text, Übersetzung und Kommentar,
2 vols., Verlag C. H. Beck, München 1988, vol. II, pp. 142-143
44 CRISTINA CERAMI
de la matière subsistante comme une propriété est prédiquée d’un sujet. Pour
cette raison, dans l’expression tov d e toiov n de, le pronom tov d e désigne non pas le
composé, mais la matière, alors que l’adjectif toiov n de désigne la forme prédiquée
d’elle. Or, d’après cette hypothèse, comme on vient de le préciser, affirmer que
le substrat matériel est un tov d e revient à dire que ce substrat est quelque chose
d’essentiellement indépendant de la forme qui en est prédiquée kata; sumbebhkov ~ .
Selon la seconde interprétation, proposée par M. Frede et G. Patzig dans
leur commentaire à Met. Z, l’expression toiov n de ne désignerait pas la forme
d’Aristote, mais l’Idée platonicienne. Aristote accuserait alors les platoniciens
d’avoir fait d’une abstraction produite à partir des individus sensibles, un
principe individuel, déterminé et séparé. L’Idée, selon Aristote, n’est qu’un
toiov n de, c’est-à-dire un prédicat linguistique qui désigne les caractères propres
à une pluralité d’individus et non pas, comme le pensent les platoniciens, un
tov d e ti kat’auj t o; . Aristote, en définitive, serait en train d’adresser à la théorie
platonicienne une critique équivalente à celle de Met., Z, 13. Ainsi la substance
sensible est-elle, d’après cette exégèse, un tov d e toiov n de du fait qu’elle est un
individu appartenant à une certaine espèce. De ce point de vue, puisque le
processus d’abstraction qui nous conduit au concept universel est opéré sur
l’individu déjà constitué, le tov d e dont on prédique le toiov n de est cet individu
lui-même, et non pas sa matière.
Pour terminer, on peut remarquer que, compte tenu des différentes
conclusions, les deux lignes interprétatives prises en considération partagent
une même thèse␣ : le terme toiov n de désigne une réalité universelle␣ ; si la forme
est désignée par ce terme, elle est nécessairement un universel. Or l’hypothèse
que nous allons proposer repose, en un certain sens, sur l’argument contraire.
Le fait que la forme soit désignée par le terme toiov n de ne conduit pas
nécessairement à la conclusion qu’elle est un principe universel.
La forme, qu’elle soit individuelle ou universelle, en tant qu’elle existe
dans le sensible, peut être considerée comme la configuration d’une certaine
matière, son aspect formel en vertu duquel elle est une substance d’une
certaine espèce. En d’autres termes, l’expression tov d e toiov n de désignerait la
substance sensible en tant qu’elle est soumise à la génération et à la corruption,
c’est-à-dire en tant qu’elle est le composé unitaire d’une matière organisée
d’une certaine façon. Ainsi, contre la théorie des formes universelles qu’on
vient d’analyser, il faut admettre que la matière dont la forme est prédiquée
n’est pas une matière qui subsiste indépendamment de cette forme. Car le
pronom tov d e dans l’expression tov d e toiov n de ne désigne que la substance
sensible elle-même considerée du point de vue de sa matière (kata; th; n u{ l hn).
On peut donc conclure que si l’on considère le texte d’Aristote de ce point
de vue, on n’est pas obligé d’admettre que si la forme est appelée toiov n de, elle
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 45
«Le ‘ceci’ dans son entier, Callias ou Socrate, est analogue à telle sphère de
bronze particulière, tandis que l’homme et l’animal sont comme la sphère de
bronze en général» 15 .
15
Cfr. Met., Z, 8, 1033b24-26␣ : to; de; a{ p an tov d e, Kalliv a ~ h] Swkrav t h~, ej s ti; n w{ s per hJ spai` r a hJ
calkh` hJ d iv , oJ d’a[ n qrwpo~ kai; to; zw` / o n w{ s per spai` r a calkh` o{ l w~.
16
Cfr. A. J AULIN , Eidos et Ousia. De l’unité théorique de la ‘Métaphysique’ d’Aristote,
Klincksieck, Paris 1999.
17
Cfr. D. M. B ALME , GENOS and EIDOS in Aristotle’s Biology, «␣ Classical Quarterly␣ », 12, 1962,
pp. 81-98.
46 CRISTINA CERAMI
«Il semble qu’il faut commencer, comme nous l’avons dit précédemment, c’est-
à-dire par recueillir les faits relatifs à chaque genre, pour ensuite en exposer les
causes et parler de leur génération. Cet ordre, en effet, se retrouve plus
spécialement dans l’art même de bâtir: du fait que la forme de la maison est telle,
ou que la maison est telle, sa génération se produit de telle façon» (trad. Louis)21 .
18
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 639b11-16.
19
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 639b21-640a8.
20
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 639b26-27.
21
De Part. Anim., A, 1, 640a13-26: [ E oike d’ej n teu` q en aj r ktev o n ei\ n ai, kaqav p er kai; prov t eron
ei[ p omen, o{ t i prw` t on ta; fainov m ena lhptev o n peri; e{ k aston gev n o~, ei\ q ’ou{ t w ta; ~ aij t iv a ~ touv t wn lektev o n,
kai; peri; genev s ew~: ma` l lon ga; r tav d e sumbaiv n ei kai; peri; oij k odov m hsin, ej p ei; toiov n d’ej s ti; to; ei\ d o~ th` ~
oij k iv a ~, h] toiv n d’ej s ti; n hJ oij k iv a , o{ t i giv n etai ou{ t w~.
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 47
«Il ne suffit pas, en effet, de dire de quels éléments <les parties des animaux>
sont formées (de feu ou de terre, par exemple); de même que si nous parlions
d’un lit ou d’un objet de ce genre, nous chercherions à en déterminer la forme
plutôt que la matière (bronze ou bois); ou autrement nous n’<indiquerions>
tout au plus que la <matière> de l’ensemble (tou≠` sunov l ou). Car un lit, c’est telle
chose en telle autre (tov d e ej n tw/ ` d e), ou telle chose avec tel caractère (tov d e
toiov n de), en sorte qu’il faudrait bien parler de sa configuration et dire quelle est
sa forme. En effet la nature selon la forme (kata; th; n morfh; n ) a plus d’importance
que la nature matérielle» 23.
22
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 640b4-17.
23
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 640b22-29: Ouj ga; r iJ k ano; n to; ej k tiv n wn ej s tiv n , oi| o n puro; ~ h] gh` ~ , w{ s per
ka] n eij peri; kliv n h~ ej l e‰ g omen h[ tinoi a[ l lou tw` n toiouv t wn, ej p eirwv m eqa ma` l lon a] n dioriv z ein to; ei\ d o~
auj t h` ~ h] th; n u{ l hn, oi| o n to; n calko; n h] to; xuv l on: eij d; e ; mhv , thv n ge tou` sunov l ou: kliv n h ga; r tov d e ej n tw` / d e
h] tov d e toiov n de, w{ s te ka] n peri; tou` schv m ato~ ei[ h lektev o n, kai; poi` o n th; n ij d ev a n. J H ga; r kata; th; n morfh; n
fuv s i~ kuriwtev r a th` ~ uJ l ikh` ~ fuv s ew~.
24
Pour la notion de matière fonctionelle, voir J. W HITING , Form and Individuation in
Aristotle, «␣ History of Philosophy Quaterly␣ », 3, 1986, pp. 359-377 ␣ ; EAD ., Living Bodies, dans M.
N USSBAUM , A. R ORTY éds., Essays on Aristotle’s De Anima, Oxford University Press, Oxford 1992,
pp. 75-91 ␣ ; M. L. G ILL , Aristotle on Substance. The Paradox of Unity, Princeton University Press,
Princeton 1989.
25
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 640b33-35.
48 CRISTINA CERAMI
par le menuisier est une main seulement par homonymie, étant donné qu’elle
n’est pas capable d’accomplir la fonction qui définit ce qu’est une main.
Ce qu’Aristote démontre, c’est donc que le physicien doit définir la substance
sensible en mentionnant aussi bien sa matière que sa forme, ce qui explique
l’idée selon laquelle la substance sensible est désignée par l’expression tov d e
toiov n de. Selon ce paradigme ou modèle de définition, la forme peut
légitimement être désignée par le terme toiov n de, sans pour autant devoir être
considérée comme un prédicat accidentel d’une matière autonome. Le corps
humain, comme les outils des artisans, est dans son entier un instrument qui
doit nécessairement être fait « ␣ ainsi ␣ » (toiondiv ) et être constitué de choses
« ␣ telles ␣ » (ej k toiwndiv ) 26 .
Nous suggérons ainsi que l’expression to‰ d e toio‰ n de est utilisée en Met., Z,
8 dans le même sens et dans le même but qu’ici, à savoir dans le but de
présenter la substance sensible du point de vue du physicien. Or, cette
hypothèse ne permet pas de conclure que la forme est un prédicat universel
ni qu’elle est concevable exclusivement comme un toiov n de. En suivant
l’affirmation conclusive de Met., Z, 8, 1034a8, la forme est véritablement un
tov d e ti, mais seulement en tant qu’elle est a[ t omon, c’est-à-dire un principe non
ultérieurement déterminable 27 . La matière dont la forme est toiov n de doit déjà
être un sujet qualifié par la forme elle-même; elle coïncide en d’autres termes
avec la substance sensible considérée sous son aspect matériel.
C ONCLUSION
26
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 642a9-13.
27
Pour une distinction des deux sens de tov d e ti, l’un qui indique ce qui est numériquement
un et séparé, c’est-à-dire l’individu sensible, l’autre qui indique ce qui exprime une nature
absolument déterminée, c’est-à-dire la forme, voir G ILL , Aristotle on Substance cit., pp. 31-38.
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 49
le principe constitutif, même si à aucun titre elle ne peut être dite s’y trouver
comme dans un substrat (wJ ~ ej n uJ p okeimev n w/ ) . La forme est la cause du fait que
la matière est en acte et qu’elle est un certain substrat. Celle-ci n’a pas
d’existence réelle indépendamment de sa forme, pas plus que la forme n’a
d’existence indépendamment de la matière. C’est pourquoi la forme ne peut
se trouver dans la matière comme dans un substrat.
En paraphrasant l’affirmation du deuxième livre du De Anima 28 , on peut
dire que l’âme ne peut se trouver dans un corps qui ne possède déjà une âme;
ce corps dans son entier et l’ensemble de ses parties n’existaient pas avant
l’apparition de la forme qui les organise et n’existeront plus une fois que
l’être animé sera corrompu. La matière dont la forme est la configuration
n’est pas, en d’autres termes, une matière autonome dont la forme se
prédiquerait accidentellement, elle est un corps qui est déjà informé et
organisé en vue d’une certaine fin. C’est donc en ce sens qu’on peut concevoir
la forme comme la partie costitutive et la configuration formelle de la
matière sans pour cela admettre qu’elle est un prédicat accidentel de la
matière. De ce point de vue, la substance sensible est un tov d e toiov n de, mais
elle n’est pas le produit d’une prédication accidentelle d’une forme et d’une
matière, mais un corps ‘tel’, c’est-à-dire qualifié d’une certaine façon en
vertu de la forme qu’il possède en puissance.
28
Cfr. De Anim., B, 1, 412b25-26.