Vous êtes sur la page 1sur 13

FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 37

CRISTINA CERAMI

Le statut de la forme substantielle


et de l’universel comme toiov n de*

I NTRODUCTION

Dans le chapitre 6 du livre B de la Métaphysique, Aristote présente sous


forme d’aporie la question relative au statut des principes. L’aporie est ainsi
développée: A) Si les principes sont universels, ils ne peuvent être des
substances. Aucune « ␣ chose ␣ » commune ne saurait signifier un « ␣ ceci ␣ » (tov d e
ti), étant donné que ce qui est commun désigne plutôt un « ␣ tel ␣ » (toiov n de).
Seule la substance s’avère être un tov d e ti. Or à supposer même que ce qui est
prédiqué en commun soit, lui-aussi, un « ␣ ceci ␣ », il n’existerait point d’unité
dans l’individu, car ce dernier se réduirait à la multiplicité de ses prédicats.
Socrate, par exemple, serait simultanément l’homme universel et l’animal
universel qui sont prédiqués de lui. B) Si l’on admet inversement que les
principes sont individuels, les fondements de la science seraient sapés et les
principes demeureraient en eux-mêmes inconnaissables. Il n’y a de science,
comme Aristote l’affirme, que de l’universel.
Bien que l’aporie de Met. B, 6 ne concerne explicitement que les principes
en général, il faut néanmoins penser que ce sont la nature des principes de la
substance et celle de la substance tout-court qu’Aristote vise. En effet, étant
donné que les principes de la substance sont en eux-mêmes des substances,
lorsqu’on définit le statut des principes, on définira du même coup le statut
de la substance. Or s’il faut conclure de l’aporie sur les principes qu’il y a
identité d’une part entre ce qui est universel et ce qui est toiov n de, de l’autre
entre ce qui est substance et ce qui est tov d e ti, alors la forme, en tant que
principe substantiel et substance elle-même, ne pourra pas être désignée par
le terme toiov n de. Dans le corpus d’Aristote, pourtant, certains passages
semblent aller en sens inverse.
L’expression toiov n de, ainsi que celle de sens équivalent poiov n , est utilisée
par Aristote à maintes reprises. Notamment dans le chapitre 5 des Catégories 1

* Je tiens à exprimer toute ma gratitude à Jean-Baptiste Brenet et Concetta Luna pour leurs
conseils et corrections.
1
Les passages des Catégories cités sont tirés du texte édité par R. Bodéüs (cfr. A RISTOTE ,
Catégories, Texte établi et traduit par R. B ODÉÜS , Les Belles Lettres, Paris 2001).
38 CRISTINA CERAMI

où Aristote définit les ‘substances secondes’ comme des poiov n ; en Met., Z, 8 2 ;


dans le chapitre 13 du même livre lorsqu’Aristote fait usage de l’expression
pour désigner le kaqov l ou ␣ ; et dans le premier livre du De partibus animalium 3 .
Or si en Cat., 5 et en Met., Z, 13 Aristote semble désigner par le mot toiov n de
un même type de réalité, à savoir l’universel de Met., B, 6, en Met., Z, 8 et dans
le De part. anim. il semble en revanche désigner par la même expression le
principe formel du composé substantiel.
Des indications du traité des Catégories et de Met., Z, 13 on peut déduire
que le terme toiov n de/poiov n désigne quelque chose de postérieur à la substance;
l’expression signifie en effet quel type de chose cette substance est et non pas
le principe constitutif des substances. Néanmoins, contrairement à ce
qu’Aristote affirme dans les passages qu’on vient de mentionner, on lit dans
le premier livre du De part. anim. que la forme, en tant que principe physique
dont dépend la constitution de la substance, peut également se définir comme
toiov n de. L’ei\ d o~ est en effet un toiov n de dans la mesure où il coïncide avec
l’aspect formel de la substance sensible dont il est principe.
Le but de ce travail est alors moins de trancher en faveur de la particularité
ou de l’universalité des formes que de confronter les diverses occurrences du
terme toiov n de dans le corpus d’Aristote. Ainsi démontrerons-nous que l’on
peut désigner la forme substantielle comme un toiov n de sans devoir admettre
pour autant qu’elle est quelque chose d’universel ou un prédicat accidentel de
la matière. On conclura que la forme aussi bien que le kaqov l ou peuvent être
désignés par le terme toiov n de à condition qu’ils le soient en deux sens
différents. L’universel en effet est désigné comme toiov n de/poiov n car il n’est
qu’un simple accident de la substance individuelle. L’universel, pourtant,
bien qu’il existe en soi seulement par abstraction, désigne une certaine nature
réellement existante. Cette nature n’est autre chose que la forme qui, conçue
comme essence et partie constitutive de la substance sensible, n’est pas un
prédicat accidentel de la matière et ne se trouve pas non plus en elle comme
en un sujet. Elle est plutôt un prédicat per se de la substance sensible
considérée en tant que corps doué d’une certaine forme en puissance.
En conclusion affirmer que la substance sensible est un tov d e toiov n de,
comme Aristote le fait en Met., Z, 8, n’équivaut pas à affirmer que la forme est
un universel qui se prédique d’une matière subsistante en soi, mais tout
simplement que la substance sensible est un corps qualifié de telle ou telle
manière, et ce en vertu de la forme qu’il possède en puissance.

2
Pour la Métaphysique, j’utilise l’édition de W. D. Ross (cfr. ARISTOTLE , Metaphysics, A revised
text with introduction and commentary by W. D. R OSS, 2 vols., Clarendon Press, Oxford 1924).
3
Les passages du De Partibus Animalium sont tirés de l’édition de P. Louis (cfr. A RISTOTE , Les
parties des animaux, Texte établi et traduit par P. L OUIS , Les Belles Lettres, Paris 1993).
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 39

I. F ORMES UNIVERSELLES ET FORMES PARTICULI È RES

Comme on vient de le dire, l’aporie de Met., B sur les principes nous amène
à nous interroger sur le statut de la forme substantielle. Si l’on suit les
indications d’Aristote, on devrait se trouver face à une alternative: soit la
forme est un tov d e ti, et elle est alors quelque chose d’individuel; soit elle est
un toiov n de, et elle a alors une nature universelle. Or la conclusion de notre
analyse consistera à montrer qu’aucune des deux déductions n’est vraie. Le
simple fait de désigner la forme par l’expression tov d e ti ou toiov n de ne nous
autorise à conclure ni que la forme est une réalité individuelle ni qu’elle est
une réalité universelle.
Avant de parvenir au centre de la présente réflexion, il convient de
considérer brièvement les arguments formulés par les interprètes en faveur
de l’universalité ou de l’individualité des formes, ainsi que les conséquences
de leurs interprétations.
La querelle concernant le statut de la forme substantielle est d’autant plus
complexe que la bibliographie sur ce sujet est imposante, à tel point qu’il
devient difficile de classer les diverses hypothèses selon des critères cohérents4 .
La question du statut de la forme est en outre compliquée par le fait qu’elle
est solidaire de la question relative au rapport ontologique entre le principe
formel et la matière. Comme on va le voir, ceux qui attribuent à la forme une
nature universelle sont enclins à expliquer la relation qui subsiste entre elle
et la matière dans les termes d’une prédication accidentelle. Ceux qui affirment,
en revanche, que la forme est une réalité individuelle refusent radicalement
que l’union de la forme et de la matière repose sur une relation de type
accidentel.
En dépit de la grande variété des hypothèses, il est possible de distinguer
deux lignes générales d’interprétation 5 . La première ligne consiste à affirmer
que les formes sont individuelles du fait qu’elles sont uniques et non
partageables. Pour cette raison, en effet, elles ne sont pas des toiov n de mais
plutôt de véritables sujets de prédication et des tov d e ti. Si Aristote utilise
l’expression tov d e toiov n de, comme il le fait en Met. Z 8, 1033b23-24, c’est donc
pour désigner la substance individuelle en tant que membre d’une certaine
espèce. Le pronom tov d e désignerait l’individu en tant que membre d’un
ensemble et l’adjectif toiov n de désignerait non pas la forme, mais la

4
Je me rallie à ce compte à la reconstruction proposée par G. Galluzzo dans son récent
travail: G. G ALLUZZO , M. M ARIANI , Aristotle's Metaphysics Book Zeta: The Contemporary Debate,
Scuola Normale Superiore, Pisa 2006.
5
Dans le présent travail je ne prendrai en compte que certaines versions des deux thèses en
précisant à chaque fois quelle variante est prise en considération.
40 CRISTINA CERAMI

caractéristique qui détermine la classe d’appartenance de l’individu en


question. La forme en revanche serait, d’après cette hypothèse, le principe qui
explique la nature individuelle d’une substance sensible; pour cette raison,
elle ne saurait se réduire à une propriété, quoique essentielle, du composé
sensible ou encore moins à un accident de la matière. En effet, une fois que
l’on considère la forme comme un prédicat accidentel de la matière, on est
obligé, d’après les tenants des formes individuelles, d’admettre que la substance
individuelle n’est qu’un simple composé accidentel.
À cette opinion s’opposent ceux qui soutiennent l’universalité des formes
sur la base de la consideration contraire: si les formes sont des universaux,
c’est parce qu’elles peuvent se répéter dans les différents individus d’une
même espèce. La forme serait, d’après cette hypothèse, un prédicat accidentel
de la matière, car elle ne déterminerait pas ‘ce qu’est’ la matière, mais
‘comment’ elle est. Si la forme est un toiov n de, c’est parce qu’elle est une
détermination qualitative de son substrat. L’individualité des substances
concrètes ne relève pas de la particularité des formes, mais de celle de leur
matière. Ainsi, d’après les universalistes 6 , on ne serait pas contraint d’admettre
que les formes d’Aristote sont des universaux à l’instar des formes
platoniciennes; si elles sont universelles, c’est dans la mesure où elles
reviennent dans une matière toujours différente qui les individualise. Selon
cette hypothèse, rien n’empeche d’admettre que la forme est un prédicat
‘qualitatif’, désigné par l’adjectif toiov n de, attribué à un substrat matériel
autonome désigné, lui, par le pronom tov d e.
Ces deux lignes d’analyse semblent chacune prêter le flanc à certaines
critiques. D’une part, ceux qui soutiennent la particularité des formes peinent
à expliquer que les formes puissent demeurer l’objet primaire de la
connaissance, s’il est vrai qu’il n’y a de science que de l’universel. Les
partisans des formes universelles, quant à eux, se heurtent à la difficulté de
trouver une interprétation de Met., Z, 13 qui puisse soustraire leurs formes à
la réfutation de la substantialité des universaux. Sans vouloir argumenter en
faveur de l’une ou de l’autre hypothèse, il suffit de remarquer ici que les
partisans des deux interprétations se trouvent partager la même prémisse, à
savoir que ce qui est toiov n de est nécessairement un prédicat universel prédiqué
accidentellement de la matière. Or, comme on va le voir, c’est exactement sur
ce point que les partisans des deux thèses se méprennent.

6
Cfr. M. J. LOUX, Primary Ousia. An Essay on Aristotle’s Metaphysics Z and H, Cornell
University Press, Ithaca-London 1991, et tous ceux qui ont repris la thèse de J. D RISCOLL (cfr. J.
D RISCOLL , EIDH in Aristotle’s Earlier and Later Theories of Substance, in D. O’M EARA ed., Studies in
Aristotle, The Catholic University of America Press, Washington 1981, pp. 129-159), d’après
laquelle les formes ne sont pas des universaux de la même façon que les espèces. Ces dernières
contiendraient en effet une sorte de matière générale dont les premières seraient dépourvues.
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 41

II. S UBSTANCES SECONDES ET SORTALES : L ’ UNIVERSEL COMME TOIONDE

Au debut du traité des Catégories, Aristote affirme qu’il faut compter les
espèces et les genres au nombre des réalités qui se disent d’un sujet, mais qui
ne sont inhérentes à aucun sujet. Ces réalités sont en effet, comme Aristote le
précise, prédicables des individus comme d’un sujet (kaq’uJ p okeimev n ou), car
tout ce qui se dit d’elles doit aussi se dire du sujet dont elles sont prédiquées,
leur nom aussi bien que leur formule. En d’autres termes, l’individu, en soi
indéfinissable, porte le nom et répond à la définition de son espèce, qui à son
tour se définit par le genre. Or cette relation entre les réalités individuelles et
leurs espèces paraît exister dans chaque catégorie. Quant aux espèces et aux
genres des individus de la substance, ils sont les seules réalités hormis les
individus à mériter le nom de substance, bien qu’à titre second. Car, affirme
Aristote, ils sont les seuls prédicats qui «␣ montrent␣ », «␣ révèlent␣ » (dhloi` ) les
substances premières. Si, en effet, on se demande ce qu’est une substance
première, on en fournit une explication appropriée et une meilleure
connaissance en déterminant son espèce ou son genre qu’en indiquant l’un
quelconque de ses attributs.
Aussi, poursuit Aristote, toute substance passe pour indiquer quelque
chose de déterminé 7 . Mais si cela est incontestable dans le cas des substances
premières, car elles sont individuelles (a[ t omon) et numériquement unes (e] n
kaq’auJ t ov ) , il n’en va pas de même des substances secondes. Celles-ci indiquent
quelque chose de déterminé seulement du fait de leur appellation 8 . En réalité,
elles ne sont pas quelque chose d’un, car, précise Aristote, elles se disent d’une
multiplicité. C’est pourquoi elles signifient plutôt une certaine qualité (poiov n
ti shmaiv n ei). Il ne faut pas néanmoins en conclure que les espèces et les genres
désignent une simple qualité, comme ‘blanc’ ou ‘cultivé’. Car ‘blanc’, par
exemple, ne désigne absolument rien d’autre qu’une qualité, tandis que les
espèces et les genres «␣ déterminent la qualité que met en jeu la substance␣ » 9
(trad. Bodéüs). Ils signifient en effet une substance d’une certaine qualité
(poia; n gav r tina ouj s iv a n shmaiv n ei).
L’idée d’Aristote est donc que les substances secondes ne sont pas en elles-
mêmes une chose déterminée et qu’elles n’existent qu’en tant qu’elles disent
ce qu’est une substance première. Elles établissent simplement les critères
selon lesquels un individu appartient à telle ou telle classe et c’est pour cela
qu’elles ne désignent pas un tov d e ti, mais un poiov n ti, c’est-à-dire une classe
d’appartenance. Il est donc évident que, s’il en est ainsi, les substances

7
Cfr. Cat., 5, 3b10 : pa≠` s a de; ouj s iv a dokei` tov d e ti shmaiv n ein.
8
Cfr. Cat., 5, 3b14 : tw` / schv m ati th` ~ proshgoriv a ~ tov d e ti shmaiv n ein.
9
Cfr. Cat., 5, 3b20: peri; ouj s iv a n to; poio; n aj f oriv z ei.
42 CRISTINA CERAMI

secondes ne sauraient exister sans les substances premières et qu’elles ne


sauraient êtres les principes constitutifs des individus. Par conséquent, les
universaux, même ceux qui relèvent de la substance, doivent être conçus
comme des entités postérieures aux particuliers dont ils sont prédiquées.
Cette thèse est reprise par Aristote en Met., Z, 13. En utilisant une termino-
logie équivalente à celle employée en Cat., 5 et en Met., B, 5, Aristote affirme ici
à plusieurs reprises qu’aucun universel ne désigne quelque chose de déterminé
(un tov d e ti), mais plutôt une certaine caractéristique qualitative (toiov n de) 10 .
Aristote déclare, au début du chapitre, que son but est de démontrer
qu’aucune des termes prédiqués en commun ne peut être une substance.
Comme les deuv t erai ouj s iv a i des Catégories, le kaqov l ou est quelque chose de
postérieur à la substance, et il ne peut être le principe constitutif de ce dont
il est prédiqué. Il est en effet prédiqué de la substance individuelle comme
d’un sujet (wJ ~ kaq’uJ p okeimev n ou). Or, comme Aristote l’affirme, aucune des
choses qui sont prédiquées d’un individu comme d’un sujet ne peut être une
substance et, étant donné que c’est seulement la substance qui désigne un tov d e
ti, l’universel ne designe pas un tov d e ti, mais un toiov n de. Les arguments de
Met., Z, 13 parviennent donc à la même conclusion que les Catégories: ce qui
désigne un toiov n de ne peut être une substance au sens strict, car ce terme
signifie seulement la caractéristique qui détermine l’appartenance d’un
individu à une certaine espèce ou à un certain genre.
Cependant, l’expression poiov n /toiov n de qu’Aristote oppose à ce qui est
déterminé ne désigne pas la forme en tant qu’opposée au composé de matière
et de forme, mais le composé de la matière et de la forme considéré en général.
Ce qu’Aristote désigne par cette expression dans le traité des Catégories et en
Met., Z, 13 n’est pas le principe formel qui organise la matière qui constitue
l’individu, mais l’abstraction de toutes les propriétés, formelles ou materielles,
qui expliquent l’appartenance d’un individu à une certaine espèce plutôt qu’à
une autre. Il y a, néanmoins, d’autres textes où Aristote semble utiliser la
même expression pour désigner un autre type de réalité, à savoir la forme
substantielle. Parmi ces textes, nous allons analyser de plus près Met., Z, 8 et
De part. anim., A, 1. Dans ces deux textes, Aristote emploie une autre expression
singulière: l’expression tov d e toiov n de, qui, à notre connaissance, ne se trouve
nulle part ailleurs 11 . Dans cette expression l’adjectif toiov n de ne désigne pas
l’universel des Catégories et de Métaphysique, Z, 13, mais la forme en tant qu’elle
est la configuration actuelle d’une certaine matière. Le tov d e n’est ainsi ni
l’individu en tant que membre d’une classe ni la matière conçue comme

10
Cfr. Met., Z, 13, 1039a1-2: ouj d e; n shmaiv n ei tw` n koinh` / kathgoroumev n wn tov d e ti, aj l la; toiov n de.
11
La seule occurence que nous avons repérée, outre celle de Met., Z, 8, se trouve aux lignes
A, 1, 640b26-27 du De Partibus Animalium. Le Tesaurus Linguae Grecae ne cite que Met., Z, 8.
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 43

substrat ontologiquement autonome, mais le composé en tant qu’il est une


matière qui est en puissance ce que la forme est en acte.

III. L E PRINCIPE FORMEL ET LA SUBSTANCE SENSIBLE COMME TODE TOIONDE

Après avoir démontré en Met., Z, 7 que c’est seulement le composé de


matière et forme qui est sujet à la génération et à la corruption, Aristote cherche
à démontrer dans le chapitre suivant que la forme ne peut ni s’engendrer ni se
corrompre. Or affirmer que le principe formel est inengendré et incorruptible,
risque de trop rapprocher la théorie aristotélicienne de celle de Platon. La
forme, à l’instar de l’idée platonicienne, deviendrait ainsi une réalité éternelle.
C’est pour cette raison qu’Aristote, à partir de la ligne 1033b19, s’emploie à
expliquer la différence entre les deux types de réalités et affirme␣ :

«Y a-t-il donc quelque sphère au-delà des sphères sensibles ou une maison au-
delà des briques␣ ? Mais un ceci ne serait jamais venu à l’être, s’il en était ainsi.
En réalité <la forme> signifie le tel et elle n’est pas un ceci et quelque chose de
déterminé␣ ; mais on produit et on engendre un tel à partir de ceci, de sorte que,
quand il y a eu génération, il soit un ceci de telle qualité» (nous traduisons) 12 .

Le passage n’est pas clair et les commentateurs sont partagés sur la façon
dont il faut l’interpréter. Il est en effet difficile de comprendre si, par le terme
toiov n de, Aristote désigne l’idée platonicienne ou sa propre forme. Ceux qui
estiment que c’est sa propre forme qu’Aristote désigne considèrent le passage
comme un argument en faveur de l’universalité des formes 13 . En revanche,
ceux qui affirment que la forme aristotélicienne ne peut être un toiov n de, étant
donné qu’elle est une réalité individuelle, affirment qu’Aristote désigne ici
l’idée platonicienne 14 .
D’après M. Loux, parmi les tenants des formes universelles, Aristote serait
donc en train de critiquer les platoniciens pour avoir considéré le principe
formel comme une réalité individuelle␣ ; la forme, retorquerait Aristote, est
toujours un toiov n de, c’est-à-dire quelque chose d’universel commun à tous les
individus d’une certaine espèce. Elle est en effet une propriété, quoique d’un
type particulier, qui se prédique de la matière de la substance composée. C’est
pourquoi la substance composée est un tov d e toiov n de, car la forme est prediquée

12
Cfr. Met., Z, 8, 1033b19-24. pov t eron ou\ n e[ s ti ti~ sfai` r a para; tav s de h] oij k iv a para; ta; ~ pliv n qou~…
h] ouj d ’a[ n pote ej g iv g neto, eij ou{ t w~ h\ n , tov d e ti, aj l la; to; toiov n de shmaiv n ei, tov d e de; kai; wJ r ismev n on ouj k
e[ s tin, aj l la; poiei` kai; genna/ ` ej k tou` d e toiov n de, kai; o{ t an gennhqh` / , e[ s ti tov d e toiov n de.
13
Cfr. Loux, Primary Ousia cit., pp. 109 et ss.
14
Cfr. M. F REDE , G. P ATZIG , Aristoteles, ‘Metaphysik Z’. Text, Übersetzung und Kommentar,
2 vols., Verlag C. H. Beck, München 1988, vol. II, pp. 142-143
44 CRISTINA CERAMI

de la matière subsistante comme une propriété est prédiquée d’un sujet. Pour
cette raison, dans l’expression tov d e toiov n de, le pronom tov d e désigne non pas le
composé, mais la matière, alors que l’adjectif toiov n de désigne la forme prédiquée
d’elle. Or, d’après cette hypothèse, comme on vient de le préciser, affirmer que
le substrat matériel est un tov d e revient à dire que ce substrat est quelque chose
d’essentiellement indépendant de la forme qui en est prédiquée kata; sumbebhkov ~ .
Selon la seconde interprétation, proposée par M. Frede et G. Patzig dans
leur commentaire à Met. Z, l’expression toiov n de ne désignerait pas la forme
d’Aristote, mais l’Idée platonicienne. Aristote accuserait alors les platoniciens
d’avoir fait d’une abstraction produite à partir des individus sensibles, un
principe individuel, déterminé et séparé. L’Idée, selon Aristote, n’est qu’un
toiov n de, c’est-à-dire un prédicat linguistique qui désigne les caractères propres
à une pluralité d’individus et non pas, comme le pensent les platoniciens, un
tov d e ti kat’auj t o; . Aristote, en définitive, serait en train d’adresser à la théorie
platonicienne une critique équivalente à celle de Met., Z, 13. Ainsi la substance
sensible est-elle, d’après cette exégèse, un tov d e toiov n de du fait qu’elle est un
individu appartenant à une certaine espèce. De ce point de vue, puisque le
processus d’abstraction qui nous conduit au concept universel est opéré sur
l’individu déjà constitué, le tov d e dont on prédique le toiov n de est cet individu
lui-même, et non pas sa matière.
Pour terminer, on peut remarquer que, compte tenu des différentes
conclusions, les deux lignes interprétatives prises en considération partagent
une même thèse␣ : le terme toiov n de désigne une réalité universelle␣ ; si la forme
est désignée par ce terme, elle est nécessairement un universel. Or l’hypothèse
que nous allons proposer repose, en un certain sens, sur l’argument contraire.
Le fait que la forme soit désignée par le terme toiov n de ne conduit pas
nécessairement à la conclusion qu’elle est un principe universel.
La forme, qu’elle soit individuelle ou universelle, en tant qu’elle existe
dans le sensible, peut être considerée comme la configuration d’une certaine
matière, son aspect formel en vertu duquel elle est une substance d’une
certaine espèce. En d’autres termes, l’expression tov d e toiov n de désignerait la
substance sensible en tant qu’elle est soumise à la génération et à la corruption,
c’est-à-dire en tant qu’elle est le composé unitaire d’une matière organisée
d’une certaine façon. Ainsi, contre la théorie des formes universelles qu’on
vient d’analyser, il faut admettre que la matière dont la forme est prédiquée
n’est pas une matière qui subsiste indépendamment de cette forme. Car le
pronom tov d e dans l’expression tov d e toiov n de ne désigne que la substance
sensible elle-même considerée du point de vue de sa matière (kata; th; n u{ l hn).
On peut donc conclure que si l’on considère le texte d’Aristote de ce point
de vue, on n’est pas obligé d’admettre que si la forme est appelée toiov n de, elle
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 45

est nécessairement quelque chose d’universel. En revanche, on peut supposer


que la forme est un toiov n de lorsqu’elle est considérée comme l’aspect formel
d’une substance sensible. Rien, par ailleurs, ne nous empêche d’admettre
qu’elle est en elle-même un principe déterminé et un tov d e ti. Elle est en effet
un tov d e ti en tant qu’elle est a[ t omon, c’est-à-dire un principe qui ne peut plus
être différencié en des éléments plus simples.
En critiquant la nature des idées séparées, Aristote paraît ainsi déboucher
sur une discussion qui considère à la fois le statut des formes et celui des
substances composées. Le but de ce texte semble être de mettre en comparaison
d’une part les idées platoniciennes et les formes aristotéliciennes, d’autre part
les idées et les substances sensibles. Cette lecture est d’ailleurs confirmée par
le passage suivant (1033b24-26):

«Le ‘ceci’ dans son entier, Callias ou Socrate, est analogue à telle sphère de
bronze particulière, tandis que l’homme et l’animal sont comme la sphère de
bronze en général» 15 .

On pourrait penser qu’Aristote vise à analyser les universels platoniciens


et les substances sensibles d’une manière analogue,␣ en opposant les deux aux
formes substantielles. Les substances individuelles comme les universaux
sont, en dernier ressort, des composés, c’est-à-dire des tov d e toiov n de. L’homme
et l’animal sont une sorte de composé obtenu par l’abstraction des
caractéristiques communes aux individus d’un certain ensemble,
caractéristiques qui, selon Aristote, seraient à la fois issues de la forme et de
la matière. La forme aristotélicienne en revanche n’est pas quelque chose de
composé, mais le principe de la composition elle-même. Elle est ‘le programme
instantié’␣ qui est identique à l’ouj s iv a ej s cav t h, c’est-à-dire le principe formel
dans sa réalisation concrète␣ : la statue est l’airain ‘statufié’. L’état accompli
est la réalisation du programme qui est l’ouj s iv a prwv t h 16 . La forme est donc
réellement un toiov n de, mais seulement lorsqu’elle est considérée comme
l’aspect formel d’une substance sensible. C’est cette même idée, à notre avis,
qui est exposée plus clairement en De part. anim., A, 1.
Dans un célèbre article sur la polysémie des termes ei\ d o~ et gev n o~ 17 , D.
Balme a démontré que dans le De Partibus Animalium et dans le De

15
Cfr. Met., Z, 8, 1033b24-26␣ : to; de; a{ p an tov d e, Kalliv a ~ h] Swkrav t h~, ej s ti; n w{ s per hJ spai` r a hJ
calkh` hJ d iv , oJ d’a[ n qrwpo~ kai; to; zw` / o n w{ s per spai` r a calkh` o{ l w~.
16
Cfr. A. J AULIN , Eidos et Ousia. De l’unité théorique de la ‘Métaphysique’ d’Aristote,
Klincksieck, Paris 1999.
17
Cfr. D. M. B ALME , GENOS and EIDOS in Aristotle’s Biology, «␣ Classical Quarterly␣ », 12, 1962,
pp. 81-98.
46 CRISTINA CERAMI

Generatione Animalium le terme ei\ d o~ est utilisé au moins en trois sens


différents. Il peut désigner à la fois une classe d’objets qui ont en commun
une certaine caractéristique; les classes qui selon les normes de la taxonomie
sont appelées infimae species; et la cause formelle d’une substance sensible.
Or, en suivant les conclusions de l’analyse de D. Balme, nous estimons qu’il
est possible de repérer dans le De Partibus Animalium la même pluralité de
sens pour le terme toiov n de.
Le spécialiste de la nature, affirme Aristote au début du De Partibus
Animalium, doit fournir aussi bien la cause finale/formelle que la cause
matérielle et déterminer laquelle d’entre elles est première 18 . Aristote explique
que la méthode du physicien et celle du métaphysicien se distinguent du fait
que ces deux spécialistes s’occupent de deux types d’objet et de deux types de
‘nécessité’ différents 19 . Les sciences métaphysiques (qewrhtikaiv ) étudient
«␣ ce qui est␣ » (to; o[ n ), les sciences physiques «␣ ce qui sera␣ » (to; ej s ov m enon). Or,
la nécessité propre aux étants naturels est une nécessité ‘hypothétique’ et elle
relève de la possibilité qu’a la matière d’être une chose ou son contraire. La
nécessité propre aux étants éternels, objets de la métaphysique, est en
revanche une nécessité qu’Aristote appelle aJ p lw` ~ . Pour déterminer la nature
d’un être sujet à la nécessité ej x uJ p oqev s ew~, il faut connaître dès le début le
tev l o~ auquel la génération tend et ensuite le type de matière qui rend possible
la réalisation de cette fin 20 . C’est pourquoi les sciences physiques n’ont pas
comme objet propre ce qui est, mais ce qui sera.
Aux lignes 640a10-26, Aristote poursuit l’explication de la méthode et de
l’objectif des sciences physiques et affirme que dans l’étude de la génération
d’un être il faut d’abord connaître son ei\ d o~. Ainsi précise-t-il que savoir quel
type de chose est l’être qui fait l’objet de la recherche nous permet de savoir
à quel type de génération il est soumis.

«Il semble qu’il faut commencer, comme nous l’avons dit précédemment, c’est-
à-dire par recueillir les faits relatifs à chaque genre, pour ensuite en exposer les
causes et parler de leur génération. Cet ordre, en effet, se retrouve plus
spécialement dans l’art même de bâtir: du fait que la forme de la maison est telle,
ou que la maison est telle, sa génération se produit de telle façon» (trad. Louis)21 .

18
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 639b11-16.
19
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 639b21-640a8.
20
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 639b26-27.
21
De Part. Anim., A, 1, 640a13-26: [ E oike d’ej n teu` q en aj r ktev o n ei\ n ai, kaqav p er kai; prov t eron
ei[ p omen, o{ t i prw` t on ta; fainov m ena lhptev o n peri; e{ k aston gev n o~, ei\ q ’ou{ t w ta; ~ aij t iv a ~ touv t wn lektev o n,
kai; peri; genev s ew~: ma` l lon ga; r tav d e sumbaiv n ei kai; peri; oij k odov m hsin, ej p ei; toiov n d’ej s ti; to; ei\ d o~ th` ~
oij k iv a ~, h] toiv n d’ej s ti; n hJ oij k iv a , o{ t i giv n etai ou{ t w~.
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 47

Dans ce passage les termes ei\ d o~ et toio‰ n de paraissent vraisemblablement


désigner l’espèce et la caractéristique qui détermine l’appartenance d’un
individu à une certaine espèce, caractéristique qui relève aussi bien de
l’aspect formel que de l’aspect matériel de l’individu en question. Pourtant,
lorsque, dans la suite du texte, Aristote détermine quel type de définition le
physicien doit fournir et qu’il oppose l’ei\ d oi d’un individu à sa matière, c’est
clairement au principe formel qu’il fait allusion. Ainsi affirme-t-il que la
définition formulée par le physicien doit mentionner aussi bien la matière
que la forme de l’être défini. C’est pour cela que, d’après Aristote, les
« ␣ physiologues ␣ » 22 se sont mépris, parce qu’ils ont délaissé la cause formelle
et finale pour ne prendre en considération que la cause matérielle.

«Il ne suffit pas, en effet, de dire de quels éléments <les parties des animaux>
sont formées (de feu ou de terre, par exemple); de même que si nous parlions
d’un lit ou d’un objet de ce genre, nous chercherions à en déterminer la forme
plutôt que la matière (bronze ou bois); ou autrement nous n’<indiquerions>
tout au plus que la <matière> de l’ensemble (tou≠` sunov l ou). Car un lit, c’est telle
chose en telle autre (tov d e ej n tw/ ` d e), ou telle chose avec tel caractère (tov d e
toiov n de), en sorte qu’il faudrait bien parler de sa configuration et dire quelle est
sa forme. En effet la nature selon la forme (kata; th; n morfh; n ) a plus d’importance
que la nature matérielle» 23.

Or il est évident que dans ce passage Aristote utilise l’expression tov d e


toiov n de pour désigner la substance sensible en tant que composé et le
terme toiov n de pour désigner le principe formel de cette dernière. Aussi
précise-t-il que la matière désignée par le terme tov d e n’est pas une
matière autonome par rapport à la forme prédiquée d’elle, mais une
matière ‘fonctionnelle’ 24 . La matière qui entre dans la définition du
physicien est déjà une matière organisée par la forme et orientée vers une
certaine fin 25 . Pour reprendre l’exemple d’Aristote, la main en bois construite

22
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 640b4-17.
23
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 640b22-29: Ouj ga; r iJ k ano; n to; ej k tiv n wn ej s tiv n , oi| o n puro; ~ h] gh` ~ , w{ s per
ka] n eij peri; kliv n h~ ej l e‰ g omen h[ tinoi a[ l lou tw` n toiouv t wn, ej p eirwv m eqa ma` l lon a] n dioriv z ein to; ei\ d o~
auj t h` ~ h] th; n u{ l hn, oi| o n to; n calko; n h] to; xuv l on: eij d; e ; mhv , thv n ge tou` sunov l ou: kliv n h ga; r tov d e ej n tw` / d e
h] tov d e toiov n de, w{ s te ka] n peri; tou` schv m ato~ ei[ h lektev o n, kai; poi` o n th; n ij d ev a n. J H ga; r kata; th; n morfh; n
fuv s i~ kuriwtev r a th` ~ uJ l ikh` ~ fuv s ew~.
24
Pour la notion de matière fonctionelle, voir J. W HITING , Form and Individuation in
Aristotle, «␣ History of Philosophy Quaterly␣ », 3, 1986, pp. 359-377 ␣ ; EAD ., Living Bodies, dans M.
N USSBAUM , A. R ORTY éds., Essays on Aristotle’s De Anima, Oxford University Press, Oxford 1992,
pp. 75-91 ␣ ; M. L. G ILL , Aristotle on Substance. The Paradox of Unity, Princeton University Press,
Princeton 1989.
25
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 640b33-35.
48 CRISTINA CERAMI

par le menuisier est une main seulement par homonymie, étant donné qu’elle
n’est pas capable d’accomplir la fonction qui définit ce qu’est une main.
Ce qu’Aristote démontre, c’est donc que le physicien doit définir la substance
sensible en mentionnant aussi bien sa matière que sa forme, ce qui explique
l’idée selon laquelle la substance sensible est désignée par l’expression tov d e
toiov n de. Selon ce paradigme ou modèle de définition, la forme peut
légitimement être désignée par le terme toiov n de, sans pour autant devoir être
considérée comme un prédicat accidentel d’une matière autonome. Le corps
humain, comme les outils des artisans, est dans son entier un instrument qui
doit nécessairement être fait « ␣ ainsi ␣ » (toiondiv ) et être constitué de choses
« ␣ telles ␣ » (ej k toiwndiv ) 26 .
Nous suggérons ainsi que l’expression to‰ d e toio‰ n de est utilisée en Met., Z,
8 dans le même sens et dans le même but qu’ici, à savoir dans le but de
présenter la substance sensible du point de vue du physicien. Or, cette
hypothèse ne permet pas de conclure que la forme est un prédicat universel
ni qu’elle est concevable exclusivement comme un toiov n de. En suivant
l’affirmation conclusive de Met., Z, 8, 1034a8, la forme est véritablement un
tov d e ti, mais seulement en tant qu’elle est a[ t omon, c’est-à-dire un principe non
ultérieurement déterminable 27 . La matière dont la forme est toiov n de doit déjà
être un sujet qualifié par la forme elle-même; elle coïncide en d’autres termes
avec la substance sensible considérée sous son aspect matériel.

C ONCLUSION

L’analyse qu’on vient de présenter a dégagé deux sens du terme toiov n de et


nous a amené à conclure qu’il est possible de désigner par ce terme aussi bien
la forme que le kaqov l ou sans pour autant leur attribuer la même nature.
L’universel peur être désigné par le terme toiov n de car il est la caractéristique
commune obtenue par abstraction à partir des substances sensibles; quant à
la forme, elle est, elle aussi, un toiov n de, mais en tant que, d’un point de vue
physique, elle peut être considérée comme la configuration et l’aspect formel
de la substance matérielle. Pour utiliser la terminologie introduite par
Alexandre d’Aphrodise, on pourrait dire que la forme peut être désignée par
le terme toiov n de lorsqu’elle est conçue comme ei\ d o~ e[ n ulon. C’est en ce sens
qu’elle doit être considérée comme la configuration de la matière dont elle est

26
Cfr. De Part. Anim., A, 1, 642a9-13.
27
Pour une distinction des deux sens de tov d e ti, l’un qui indique ce qui est numériquement
un et séparé, c’est-à-dire l’individu sensible, l’autre qui indique ce qui exprime une nature
absolument déterminée, c’est-à-dire la forme, voir G ILL , Aristotle on Substance cit., pp. 31-38.
FORME SUBSTANTIELLE ET UNIVERSEL COMME TOIONDE 49

le principe constitutif, même si à aucun titre elle ne peut être dite s’y trouver
comme dans un substrat (wJ ~ ej n uJ p okeimev n w/ ) . La forme est la cause du fait que
la matière est en acte et qu’elle est un certain substrat. Celle-ci n’a pas
d’existence réelle indépendamment de sa forme, pas plus que la forme n’a
d’existence indépendamment de la matière. C’est pourquoi la forme ne peut
se trouver dans la matière comme dans un substrat.
En paraphrasant l’affirmation du deuxième livre du De Anima 28 , on peut
dire que l’âme ne peut se trouver dans un corps qui ne possède déjà une âme;
ce corps dans son entier et l’ensemble de ses parties n’existaient pas avant
l’apparition de la forme qui les organise et n’existeront plus une fois que
l’être animé sera corrompu. La matière dont la forme est la configuration
n’est pas, en d’autres termes, une matière autonome dont la forme se
prédiquerait accidentellement, elle est un corps qui est déjà informé et
organisé en vue d’une certaine fin. C’est donc en ce sens qu’on peut concevoir
la forme comme la partie costitutive et la configuration formelle de la
matière sans pour cela admettre qu’elle est un prédicat accidentel de la
matière. De ce point de vue, la substance sensible est un tov d e toiov n de, mais
elle n’est pas le produit d’une prédication accidentelle d’une forme et d’une
matière, mais un corps ‘tel’, c’est-à-dire qualifié d’une certaine façon en
vertu de la forme qu’il possède en puissance.

28
Cfr. De Anim., B, 1, 412b25-26.

Vous aimerez peut-être aussi