Louis Pinto

Sociologie des
intellectuels

ILa Découverte
I
Remerciements. Je remercie, pour leurs remarques et suggestion
tous ceux qui ont bien voulu Ure les premières versions j•
œ livre, et notamm ent Julien Duval, johan .H eilbron, Gérard
Mauger et Domiruque Merllié,

Introduction

Le mot • Intellectuel •, relativement récent, ne remonte pas

plus Join qu'à la fin du XlX' siècle. D'autres termes pourraient
passer pour un équivalent. li en va ainsi pour •lettré•, qui
suggère à la fois un rapport à l'écriture, très longtemps demeurée
l'apanage de b'loupes privilégiés, et un rapport à une tradition
caractérisée par des textes dignes d'être conservés et étudiés.
Certains mots sont fondés plutôt sur le rapport à un savoir :
•savant•, - docte » et - érudlt » suggèrent un Individu ayant
beaucoup étudlé, porteur de connaissances non accessibles au
commun des mortels. Enfin, dans une période bien délimitée, le
Composé par Facompo à Llsleux
Dépôt 11\J•I , avril 2021 xvnr siècle, c'est le terme •philosophe• qui a servi à désigner
un esprit encyclopédique intéressé par les prtncipaux domaines
S1 roui dèirez être tenu régulièrement informé des parutions de la coUectlon
du savoir; on a pu voir dans Je personnage du philosophe
«Repères•, ît vous suffit de vous abonner- gratuitement à notre lettre d'lnlorrna tion la préfiguration de l'intellectuel contemporain, S'il y a une
mensueGepar cccrret à partir de notre site www.coUecUonrepere.s.com, où vous constante dans ces appellations, elle semble reposer sur la
-~ rensemble de notre catalogue.
possession d'une compétence dans la manipulation de pensées,
d'idées, de signes, de symboles ayant pour corrélat la dépos-
ISBN : 978-2-7071-9&84-6 session d'une partie considérable des membres d'une société.
Qu'est-ce que le mot •intellectuel•• d'apparition récente,
apporte de nouveau par rapport aux mots antérieurs? Ne
nsque-t-on pas de céder aux leurres d'une projection rétro-
En application des arncjes t:. 122-10 à L 122-12 du code de ta propr1étê lntcl- spective? Le sociologue (et l'historien) se trouve(nt) pris dans
lèctuclle, route reproduet1on- .\ usage rollectlf par photocopie, intégralement ou une alternative : faut-li limiter le travail de recherche en fonction
partieJlement, du présent ouvrage est interdite sans autoris.atlon du Centre français
d'op k::ri tltion d11 droit de co pte ;CFC , 20 , ru e des Gra ndr Augus Uns , 75006 Paris}. de l'apparition du terme en ignorant des périodes antérieures,
Toute autre torrœ de reprocucucn.. intégrale ou partielle, est également Jntertllte ou bien peut-on considérer que, pour stgruûcative qu'ait été
51.llS au.todsalion de l'èdneur, cette apparition, on est parfaitement en droit de remonter bien
Q Éditions la Découverte, 2021, avant pour étudier les intellectuels ?
9 b,s, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris.
... SOCI OLOGIE DES: iNTELLf:C1UflS
Afin de sortir de l'embarras, on pourrait être tenté de s'en
remettre à des définitions formelles sur ce qu'il faut entendre
par • Intellectuel >, mals te risque serait alors de tomber dans
l'arbitraire (on privilégie subrepticement un point de vue) ou
dans un essentialisme anhtstorlque (au-delà des variations, .u
y aurait bel et bien un noyau substantiel). Entre un nomina-
llsme rigoriste, pour lequel il n'est pas possible de considérer
la catégorie d'intellectuel indépendamment du travail d'objec-
tivation réalisé à la fin du XIX' siècle, et un point de vue
réaliste, porté à traiter les mots comme seconds par rapport à
une réalité indépendante et présente de tout temps, on doit
pouvoir travailler dans une longue durée, celle de l'histoire des
intellectuels, tout en essayant de tirer toutes les conséquences
du fait que la cristallisation sous un même mot de réalités
pensées autrefois de façon dispersée constitue en sot un objet
d'analyse. La démarche la plus .ngoureuse et la plus féconde
consiste à la fois à prendre au sérieux les questions de mots
et à adopter une démarche comparative visant à concilier
l'étude de la singularité hlstorique et la recherche de propriétés
structurales capables de manlfester le feu des invariants et des
variations. C'est cette démarche que l'on va tenter de suivre ici.
Faire la sociologie des intellectuels demande d'abord de se
déprendre de !'ethnocentrisme Inhérent aux représentations
ordinaires de l'intellectuel : cette figure est associée à une
image prophétique, en partie Issue de I'héroïsatlon romantique
du poète ayant conçu, dans la solitude, des idées qui, dans un
premier temps, dérangent ses contemporains et qui, dans un
second temps, sont célébrées avec admiration et reconnais-
sance par les nouvelles générations. Cet esprit singulier est le
créateur d'une œuvre écrite originale, rendue célèbre auprès du
grand public à travers des articles dans la presse, des débats,
des Interviews, etc. Pour rompre avec cette Imagerie, on doit
s'employer à analyser toute une constellation de notions qui
semblent aller de soi. "
La première d'entre elles est celle d'auteur, construction
historique appelée, peut-être, à disparaître (Foucault, 1969]*-
L'existence contemporaine des droits d'auteur tend à nous faire
•- tes référenc:es entre rnxhct5 renvoient à la btbUographle en fin d'ouvrage.
INTRODUCTION 5
oublier que l'appropriation d'un texte écrit n'a rien de naturel
et qu'elle a été soit ignorée soit tenue pour secondaire dans
beaucoup de sociétés [Diu et Parinet, 2013]. Roger Chartier
évoque les cas de la publication anonyme, de l'écriture d'un
texte à plusieurs ou encore de la réunion de plusieurs auteurs
dans un recueil de « lieux communs». Il signale, par ailleurs,
le foisonnement de plagiats, de copies qui compliquaient les
tentatives d'identification d'un nom propre. Suivant les cas, les
textes d'un auteur peuvent ainsi être réunls ï« reliés •l ensemble
ou disséminés avec d'autres [Chartier, 1992). Au Moyen Âge,
le statut <le l'auteur a été suspendu entre les figures grâce
auxquelles un texte vient à l'existence - le « scribe », ou saiptor,
copiant le texte aussi fidèlement que possible, le compilator
réunissant des textes qui né sont pas de lui, Je commentator
proposant un mélange de ses mots et de ceux d'un autre, et
l'auctor pour qui ses propres mots l'emportent sur ceux d'un
autre [Genet, 2003] : l'auteur est considéré en continulté avec
d'autres figures. Quant il la notion de « création •, elle est
rapportée exclusivement à Dieu. D'où la question de savoir
de quel type d'auctoritas dispose l'auteur (question qui se pose
d'abord à propos de I'- auteur » - humain - de la Bible). SI
l'apparition d'un auteur-créateur ne se fait qu'autour de 1300
avec un novateur tel que Dante, l'auteur professionnel n'apparaît
pas avant la fin du xvr' siècle. C'est sur un fond de culture
transmise, de vérttés partagées et de lieux communs qu'un
personnage exemplaire, tant par sa sagesse que par sa science,
peut se détacher tout en échappant aux tentations d'une vaine
gloire. De qui tenir son « autorité » ? De soi-même, d'une source
supérieure, d'un « corps » Impersonnel et transcendant?
La reconnaissance d'une qualité d'auteur Implique trois
types d'instances. Le premier est llé à l'institution scolaire qui
contribue à faire exister des textes dignes d'être conservés et
à les attribuer à des personnes singulières, capables d'accéder,
le cas échéant, au Panthéon des grands hommes. Le deuxième
concerne la légitimité des revendications d'une personne sut
ces biens spécifiques que sont les textes : la codlflcation, à la
fin du xvm" siècle, des • droits d'auteur» a favorisé l'objec-
tivation de la catégorie en lui reconnaissant la maîtrise du
contenu immatériel de son activité. Le troisième se rapporte
à des considérations d'ordre public et à l'appareil répressif qui
 6 $0ê 10LOC 1l DES lNTf..llfCT\JH.5
les soutlent .• a• qu1 , à quelle personne physique
l' d
faut-li imputer
br -; É bll
des propos jugés contraires à la morale, à or repu ic : ta r
la responsabilité de l'auteur, Individu clalremcnt ldentlflé, est
une affaire de police et de droit, comme.le mont:ent les procès
contre plusieurs écrivains, dont Charles Baudelaire et Gustave
Flaubert [Sapiro, 2011]. , .
on pourrait tnterroger aussi la notion d • ~uvre • coextensive
à celle d'auteur. Qu'en est-il des notes pratiques non destinées
à la blication, telles que la liste des courses, ou des lettres,
certaines étant anodines, d'autres ayant des résonances avec
les textes publiés? La publication des • œuvres complètes> est
confrontée à des questions comme cell~ de savoir si certains
textes, tels que des notes de cours, merltent. publicatton et
t imputables chez un auteur, à ce qui tient en lul du
::pJlateur, du ~ommentateur ou de l'auteur. Le monolithisme
)
d la notion d'œuvre dissimule une pluralité de statuts des
;scours émis, transcrits, conservés. À l'image homogénéis_ante
de livres rassemblés dans des bibliothèques, il faut substituer
une conception pluraliste des modes d'existence des textes et
de Jeurs usages. S'ils ont écrit des • livres », Platon, Thomas
( d'Aquin, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant et Ludwig
Wittgenstein, pour s'en tenir à des philosophes, n'ont pas
entretenu le même rapport à leur activité, à leurs pairs, à leurs
disciples, à leur audience, puisque les contextes d'énonciation
étaient sensiblement différents, De même, les genres textuels
(épopée, tragédie, comédie, roman, traité, discours, dissertation,
thèse de doctorat, manuel ...) ne doivent pas être considérés
comme des essences intemporelles mais comme des formes
relativement stablllsées, engendrées, puis consacrées par une
histoire et qui, la plupart du temps, dissimulent sous l'identité
d'un mot une grande variété d'usages.
La tradition lettrée lmpose une sélection d'auteurs îllustres
mais surtout une posture de révérence envers les textes, une
façon de les lire et de les utiliser. Le seul moyen d'y échapper
réside dans l'historiclsation des objets et des catégories de
pensée : ü s'agit de mettre en cause les présupposés de commen°
tateur et de poser la question des conditions hlstoriques de possi-
bilité des textes concernés, ou plutôt celles de leur production,
de leur circulation, de leur réception. A qui s'adressait notre
•auteur•? Dans quelle forme? Qui le Usait? A quoi ressemblait
.
INTR ODUCTION 7
la lecture attendue, prescrite, autorisée [Cavallo et Chartier,
2001] ? Le point de vue historique suppose une pragmatique des
textes qui les envisage comme des actes effectués par des agents
socialement déterminés visant à agir sur le monde social en
s'appuyant sur des savoirs en partie lmpllcites, en adoptant ou
en refusant telle option (politique, religieuse...), en approuvant
tel allié, en contestant tel adversaire, etc. (Skinner, 2002).
Cette histoire ne se déroule pas dans le del pur des mots.
Elle renvoie à des agents sociaux à deux titres. D'une part, les
Intellectuels font partie de la société de leur temps et occupent
une position déterminée dans l'espace social : pour comprendre
comment ils peuvent se consacrer à une activité qui peut ne pas
être immédiatement rentable, encore faut-il savoir comment et
de quoi lis vivent et comment ils sont perçus par les différents
groupes sociaux. L'intellectuel à plein temps issu des groupes
privilégiés et assuré de revenus permanents diffère de celui qui
est obligé de guetter des activités •alimentaires• ou d'appoint.
D'autre part, les intellectuels ne sont pas Isolés face. à des
lecteurs indéfinis. lis sont insérés dans des cercles de relations
sociales dotés de degrés variables d'institutionnalisation. Selon
les lleux et les époques, ils ont affaire à des sociétés savantes
des académies, des laboratoires, des universités, des • écoles » (]~
durkheimiens, les phénoménologues... ), des • mouvements»
(les symbolistes, les surréalistes...); ils doivent compter avec
des éditeurs, des critiques, des traducteurs, des disciples, mais
aussi, parfois, des censeurs et les représentants d'institutions
non .spécifiquement intellectuelles (Église, État, magistrature,
presse...); lis s'expriment dans des écrits diversement marqués
(par la maison d'édition, la collection, Je prix ...) et, aussi,
oralement (cours, conférences, émissions de radio, télévision ...).
Il est dlfflctle de réduire une aussi grande diversité de situa-
tions à un modèle unique, mals li est possible d'apporter un
pe~ d'ordre dans la masse des données en s'appuyant sur un
petit _nombre de schèmes principaux et récurrents de classement
fon~es sur ~es couples d'oppositions qui peuvent se combiner
et s enchevêtrer, Le premier, en quelque sorte constitutif d
l'exlstence même d'une activité intellectuelle, est celui de
div!.slon entre travail manuel et travail Intellectuel év é
1:
K IM • . oqu e par
ar . ~rx e_t Fnednch Engels, cas particulier d'un mouvement
de differencrntion et d'autonomlsatlon qui engendre une sphère
8 SOC IO LO CIE DES \NTEllECTU E.lS
de pratiques sociales appropriées P~ un corp~ de spédalistes
_ scribes juristes théologiens, plùlosophes . cette division
favorise ~e illusion idéologique générlq__ue, celle. ,d'une vie
indépendante des « tdêes », et contnbue a doter, d une force
sociale spèclfique des professionnels convaincus_d agir au nom
de ces Idées, et non pas pour satisfaire des Intérêts particuliers,
les leurs ou ceux des dominants. Un deuxième schème est celui
ul oppose l'oral et l'écrit. Certes, notre conception de l'Intel-
~tuel a partie liée avec l'écrit, mals il ne fa~dra.it pas oublier
qu'il a existé des sociétés sans écriture dotees de techmques
purement orales de transmission et de mémorisation grâce
auxquelles des virtuoses (aèdes, rhapsodes) ont.rendu possibles
\a production et ln conservation de récits légenda.ires._ Une fois
l'écriture inventée et diffusée, les formes orales et ecrltes de
transmission étaient loin d'être séparées, l'écrit pouvant épouser
l'expression orale et aussi la modifier [Goody, 1978). Il est
éga.iement difficile d'établir une séparation nette entre le sacré
et Je profane dans nombre de sociétés où le savoir réunissait
des considérations sur la divinité, le cosmos, la vie, la santé
et la destinée de l'homme, la morale, Le sacré, quant à lui,
se dédouble entre un pôle utilitaire, magique, tourné vers le
bien-être des individus singuliers, et un pôle spéculatif davantage
concentré sur la production d'une doctrine systématique capable
de résister aux obîectlons et à l'incroyance [Weber, 1921,
p. 125-129]. L'ordre profane des savoirs est lui-même partagé
en fonction des fins remplies. Les unes, plutôt externes, sont
déterminées par des puissances temporelles ou spirituelles de
toutes sortes qui escomptent, de la part des intellectuels, soli des
contributions utiles à leurs visées politiques, juridiques, écono-
miques, idéologiques, soit des contributions gratuites destinées
au plalslr, à l'agrément, à la ~ gloire ,, comme dans Je cas des
artistes de cour. Les autres, plutôt internes, reflètent la logique
propre d'un savoir auquel n'est fixée d'autre norme au moins
idéalement, que celle de son accumulation. Ici Intervient une
différence importante entre deux modantés d'accumulation : la
première, l'érudition, est fondée sur la constitution minutieuse
d'~e,trame de connaissances censées valoir par elles-mêmes
et tugees dignes d'être conservées, les exemples étant celui des
doxographes qul collectionnent les opinions de sages du passé
ou celul de rédacteurs de monographies locales ou régionales; la
IN.TRODUCTION 9
seconde modalité d'accumulation est la •science» que le terme
allemand wissmschuft rendrait mieux dans sa généralité. Elle
repose sur la cumulativlté, c'est-à-dire sur un accroissement pas
seulement quantitatif, mals surtout qualltatif qui concerne_les
Instruments de pensée. Une dernière opposition nous ramène
à la division du travail, mais, cette fols, au sein du travail
intellectuel, avec, d'un côté, des généralistes qui revendiquent
une compétence fondamentale et universelle et, de l'autre, des
spèctallstes qui se consacrent à une partie détenninée du savoir,
sans renoncer, sl besoin est, à contester les frontières imposées.
Autant de manières d'être Intellectuel, autant de manières
de légitimer la compétence dont on est porteur, et par là, la
coupure avec ceux qui en sont dépossédés. Les uns peuvent
revendiquer un charisme qui se manifeste à travers une Inspi-
ration irrationnelle, alors que d'autres font valoir l'acquisition
méthodique d'un savoir transmissible et impersonnel, souvent
certifié ; certains peuvent s'appuyer sur des vertus de désintéres-
sement par opposition à ceux qui se flattent de plaire à un public
nombreux ou à une audience choisie et qui s'honorent d'avoir
une utilité sociale directe. Toutes les. oppositions évoquées ont
pour arrière-fond celle, essentielle, qui sépare les intellectuels et
les détenteurs des différentes formes de pouvoir temporel. Elles
permettent d'apporter de l'intelligibilité dans la grande diversité
des figures intellectuelles, à condition de ne pas fonctionner
à vide mais toujours en référence au contexte historique, aux
conditions matérielles et symboliques d'existence, aux formes
de sociabilité, aux modalités de consécration, aux luttes sur la
définition de l'excellence intellectuelle, etc.
Comme pour tous les groupes sociaux, on peut aussi se poser
des questions d'appartenance et de frontière de la catégorie. Dans
les recensements contemporains, où trouver les intellectuels?
La profession et catégorie socioprofessionnelle (PCS) « cadres et
professions intellectuelles supérieures» de la nomenclature de
l'Insee de 1982 repose sur le regroupement de professions qui
• appliquent directement des connaissances très approfondies
dans les domaines des Sciences exactes ou humaines à des
activités d'intérêt général de recherche, d'enseignement ou de
sarué s. Où trouver les « Intellectuels s proprement dlts? Autre
question : quel est le rapport entre l'identité intellectuelle
la compétence et la possession des titres scola.ires, principe
 10 SOC IOLOG IE OU INTH lECT UfLS
INTRQDU_CT \ON 11

unificateur de la catégorie statistique? Ces questions semblent d • upposês théoriques, ne

difficiles mais, avant tout, sont-elles bien posées ? qui' s'ils engagent toujours es pres d t a·. être
La sociologie des Intellectuels se distingue clairement de sont pas, pour autant, arbltraires
. puisqu'ils
,
deman en
f' ndité et de
genres répandus où l'on parle d'intellectuels, comme l'histoire jugés d'après des critères de pertinence, de eco
des idées, la chronique historique, l'essaylsme philosophique, la cumulattvlté.
spéculation théorique, le prophétlsme social. Elle entretient des
relations diversifiées avec d'autres spécialités de la sociologie. Les
intersections sont nombreuses; les questions et les méthodes
sont souvent très proches. Il en va ainsi pour la sociologie de
la culture et de l'art, la sociologie de la littérature, la sodologie
de la philosophie, la sociologie des sciences (de la nature;
de la société), la sociologie de l'éducation, la sociologie des
religions, la sociologie (de la) politique, sans oublier la socio-
logie des groupes sociaux. Pour autant, on ne saurait, bien sûr,
négliger l'intérêt d'approches· ne se réclamant pas de la socio-
logie, comme l'histoire culturelle [Schorske, 1998), l'histoire des
concepts [Koselleck, 1979; Skinner, 2002], l'histoire politique
de la philosophie [Losurdo, 2002), sans oublier d'autres pistes
d'allure marginale, comme la satire ou la « sociologie en acte
~

(
des Intellectuels» telle qu'elle a été pratiquée par un écrivain

)
comme Karl Kraus [Pollak, 1981; Bouveresse, 2001].
Pour éclairer ces questions, c'est une approche plutôt objecti-
viste qui Inspire les deux premiers chapitres : les Intellectuels y
sont pris pour objet, comme groupe Identifiable dans l'histoire
en fonction d'un ensemble de traits distinctifs. Dans les deux

'
derniers chapitres, il s'agit d'envisager de quelle façon les
intellectuels s'affirment comme tels, se rapportent à d'autres
groupes, à eux-mêmes et les uns aux autres dans des alliances,
) des conflits, des innovations, à travers des représentations,
des définitions, des mythologies. La démarche suivie, loin de
résulter des seules exigences didactiques de la méthode d'expo-
sltlon, est inscrite dans l'objet même. Elle reflète ce mouvement
de r~~exivité et de rupture par lequel un groupe associé aux
soaetes contemporaines, relativement volumineux, structuré
et différe~cié, s'est affirmé en se distinguant des populations
de taille reduite, hétérogènes, dispersées des sociétés du passé.
Enfin, soulignons que ce qui est proposé ici n'est pas un
tableau de synthèse centré sur une période ou sur un pays
[entre autres, Slrinelli, 1990; Prochasson, 1991; Rleffel, 1993;
Charle et Jeanpierre, 2016), mais des instruments d'analyse
 1 / La production de discours lettrés

Ce chapitre de sociologie historique vlse à montrer la diversité

de figures intellectuelles de quelques sociétés du passé. Plutôt
que de présenter un survol qui serait nécessairement sommaire et
sans intérêt, le but est lei de suggérer à grands traits les relations
entre ces figures et leurs conditions d'existence, leur genre de
vie, leur statut social, en somme ce qui les a distinguées d'autres

) groupes sociaux, dominants autant que dominés (concernant

plus spécifiquement les scientifiques, voir Gingras et al. [20001).
Il s'agit, au-delà de la présentation chronologique, d'un tableau
à visée comparatiste fondé sur quelques principes analytiques,
tels que le degré de dépendance aux pouvoirs temporels, le
degré de proximité envers les classes privilégiées, le poids relatif
des préoccupations de salut, de divertissement, de connaissance,
les modes de socialisation.
La question centrale, que l'on retrouvera plus loin à propos
des relations entre l'analyse Interne et l'analyse externe, est
celle de savoir de quelle façon les caractéristiques soclohisto-
riques des groupes Intellectuels permettent de rendre compte
des formes de discours, des modèles de communlcatlon et
de transmission, des visions du monde et de la société ... On
s'appuiera, pour commencer, sur la sociologie de Max Weber,
non pas parce qu'elle traite de périodes et de contrées lointaines,
mals parce que, manifestant toujours un réel souci comparatif,
elle propose un cadre analytique puissant et des illustrations
d'une grande richesse.
14 SOClOlOGIE. DES lNTE LlECTI.J ELS
Li!! sociologie des Intellectuels de Max Weber :·
économie et religion
L'intérêt de Weber pour la question des intellectuels est
intimement lié à une problématique globale q~i doit beaucoup
au débat avec le marxisme. En effet, cette question est l'occasion
d'en mettre à l'épreuve les présupposés théoriques : dans quelle
mesure les «tdées » sont-elles déterminées par les divisions entre
classes et par tes intérêts économiques des différentes classes?
La réponse de Weber a été perçue comme une critique antlma.
térialiste du marxisme, notamment dans son étude célèbre sur
l'« esprit du capftallsme », En fait, elle est bel et bien matérialiste
dans la. mesure où, ramenée du clel sur terre, la religion est
envisagée à travers ses effets économiques ou, plus précisément,
à travers la contribution qu'elle apporte à la conservation ou
à la •subversion de l'ordre social. Le cadre général des analyses,
fondé sur la clivlslon entre groupes sociaux antagoniques (classe
sociale, «état• ou Stand), est proche de celui de Marx : li
s'agit de rapporter des systèmes de représentations aux Intérêts
matériels et symboliques de ces groupes [Weber, 1921], mais
avec cette différence que Weber analyse de façon approfondie
le travail proprement doctrinal des agents religieux et rejette
toute théorie réductrice ou mécaniste déduisant des contenus
idéologiques à partir des propriétés des classes dominantes. Les
producteurs d'idéologies religïeuses, loin d'être de simples servi-
teurs du capital ou des puissants, sont avant tout préoccupés
par des questions purement <spirituelles », comme celle du
salut. Reste que, même lorsqu'ils se consacrent à des questions
éthérées de doctrine religieuse, les intellectuels sont inélucta-
blement conduits à prendre position sur I'Icl-bas : ils s'efforcent
en particulier d'imposer, en accord avec leurs spéculations sur
le divin, une définition légitime de l'éthique qui enferme un
rapport positif ou négatif au «monde» et, à l'intérieur de
celui-cl, à l'économie, C'est ainsi qu'ils considèrent le travail
et l'échange marchand, selon les cas, avec indifférence, avec
mépris ou, au contraire, à la façon des protestants, comme des
terrains propices à une conduite de vie inspirée par de hautes
exigences morales et spirituelles.
LA PRODUCTION Of. OISCOU!1S LE'TTR(S 15
la problématique wébérienne
La sociologie des Intellectuels de Weber est étroitement liée à
sa sociologie des religions et ce pour une double raison: d'abord,
les Intellectuels sont les porteurs d'exlgences de systématlsatlon,
ce sont, par excellence, des agents de rationalisation; ensuite,
dans la plupart des sociétés, c'est la religion qui joue un rôle
déterminant dans la production des représentations du cosmos
et de la vie humaine. On ne trouve pas chez Weber une théorie
des Intellectuels à proprement parler. Mals on peut reconstituer,
à travers ses nombreux travaux empiriques de sociologie histo-
rique des religions, une problématique originale et féconde qui
fait de lui une figure centrale de la sociologie des intellectuels :
c'est, en effet, dans des textes comme Confucianisme et taoisme,
Hindouisme et bouddhisme, Le [udaisme antique, L'Éthique protes-
tante et l'esprit du capitalisme et dans toute une grande partie
à'Économte et société que Weber s'est intéressé aux intellectuels
de façon relativement systématique. Le propos concerne essen-
tiellement des sociétés où la rationalité capitaliste était absente
ou bien se trouvait seulement à l'état naissant. La méthode
comparative permet d'échapper aux approches monographiques
qui portent à Isoler des objets et Interdisent d'apercevoir les
gains de connaissance que 'comportent, au-delà de contrastes
superficiels, le rapprochement entre des univers différents et la
(
quête de traits vraiment dlstlnctlfs. Il en va ainsi lorsque Weber
tente de situer les penseurs grecs par rapport aux brahmanes
ou aux mandarins.
La question principale que se pose Weber est celle des
relations entre les Intellectuels et les détenteurs du pouvoir
temporel, ou, si l'on veut, celle de la distribution des chances
de profits de toutes sortes (économiques, statutaires, culturelles,
liturgiques, magiques ...) entre des groupes sociaux qui parti-
cipent à la domination sociale sur les autres groupes. Avec des
nuances, les Intellectuels sont considérés comme faisant partie
des groupes privilégiés (lis bénéficient de prébendes, de postes,
de pensions, de dlstlnctlons, etc.). Il y a des exceptions : ainsi,
dans le cas du judaïsme antique, alors que les porteurs de
religiosité avalent d'abord été des gentlemen, des membres des
couches supérieures cultivées [Weber, 1921, p. 279], lis tendent
de plus en plus à être issus de la • couche prolétaroïde des
 16 $OCIOLOGIE DES iNT ELLECTVEU
interprètes de la Lol » cultivant plutôt un « lntellectual!sm
petit-bourgeois. de même que, dans le christianisme, ce son:
plutôt des « marchands itinérants » qui Impriment leur marque
au messa ge religieux. L'appartenance aux groupes privilégiés
loin d'imposer une soumission Inconditionnelle à des lntérè~
de classe, est compatible avec la célébration de valeurs alter-
natives à celles des groupes détenteurs du pouvoir temporel et
des instruments de la violence physique ; ces valeurs peuvent
conduire à une cnrïque morale des puissants coupables de vanité
ou d'orgueil. Les relations entre les différents groupes soci.-.ux
ont des effets sur la nature des orientations et des production,
doctrinales des lettrés : une grande opposition •Chez Weber
découle de l'attitude à l'égard de I'lct-bas et permet de confronter
des éthiques du perfectionnement ~ intramondain • (diesseitig)
comme le puritanisme et des techniques de Ubération mystique
et • acosmique ». La différence est essentielle puisqu'elle peut
induire des conduites aussi opposées que l'engagement actif et
l'indifférence contemplative.
Chine, Inde, Méditerranée
Dans le cas des religions asiatiques, les intellectuels sont issus,
d'une part, des couches privilégiées et sont associés, d'autre part,
aux avantages procurés par une économie de type agraire et
par l'État, Toutefois, ils représentent le pôle « démllitarisé • de
ces groupes sociaux ; tenus éloignés des moyens de la violence
physique, ils sont voués à la parole, à la pensée et cette privation
d'origine- pèse fortement sur leur vision du monde qul s'exprime
dans des biérarchJes de valeurs et de styles de vie. La forme
extrême d'intégration des intellectuels aux régions supérieures
de l'espace social est sans doute celle des mandarins chin ois
[Weber; 1916a; Balazs, 1968]. Ce sont des lettrés qui tirent
leur justification du titre scolaire et de la culture raffinée dont
ils sont détenteurs ; ayant subi un long et complexe parcours
de concours, ils ont un rôle central dans la vision de l'ordre
social légitime, dans le discours de « théodicêe » qui permet de
présenter comm e justes et naturels les privilèges des domin ants.
La combinaison de fonctions adminis tratives au service de
l'État et d'une culture gratuite et .déslntèressêe porte à sa
limite la conversion de la qualifi cation lettrée en compétence
LA PRODUCT JO'N DE OISC.OURS LCTT RtS 17
pratique [ustlflée par l'exercice d'une forme déléguée de pouvoir
temporel : l'État ne peut être décemment gouverné que par un
groupe statutaire (Stand) lettré, et ce groupe ne peut être à la
hauteur de sa mission qu'à condition de ne pas déroger à ses
prétentions culturelles. Le mandarin est au service de l'empereur,
de l'ordre du monde; et cette mission le détourne de se livrer
à des spéculations métapbyslco-religieuses qui excéderaient les
fonctions de reproduction de l'ordre. Sa vision du monde telJe
qu'elle s'exprime dans le confucianisme s'inscrit dans des llmttes
• intramondalnes • : il s'agit de proposer des recettes appll-
cables à la vie ordinaire, à la gestion des affaires domestiques,
aux relations avec les parents; les amis, les proches, bref une
• éthique utilltartste » [Weber, 1916a, p. 255]. li en résulte une
méfiance pour les discours et les rituels qui s'engagent dans
des voles peu contrôlables : la pensée théorique d'un côté, la
magie de l'autre. Celle-cl est pourtant loin d'être absente : elle
est illustrée par le taoïsme, concession à la religiosité populaire
et, par là, corrélat officieux du confucianisme qui s'adresse
avant tout aux groupes cultivés. Mals les mandarins mettent
aussi à profit un charisme magique dont Us se prétendent
détenteurs et qui leur permet d'afficher leur distance envers le
tout-venant. Face au pouvoir impérial, ils n'ont jamais constitué
un corps autonome capable de lui opposer une autorité d'ordre
strictement spirituel.
De même, les brahmanes en Inde s'appuient sur la dimension
magique de leur pouvoir, présumée fondée sur un savoir, et
non pas sur un rapport occulte à des puissances Incontrôlées,
comme dans le cas de la magie destinée aux basses classes.
Cette couche cultivée est une noblesse cléricale qui, bénéfl.ctant
de son appartenance aux classes dominantes, jouit de rentes
foncières et fiscales fixes [Weber, 1916b, p. 252]. Mais, à la
différence des mandarins, les brahmanes ne participent pas
à l'exercice ordinaire des affaires publiques et se consacrent à
des questions de pure spéculation, rituelles, plùlosophiques et
scientifiques; ils sont, de façon Idéal-typique, les porteurs d'une
religiosité inteilectua llste de salut dont le message est destiné à
exprimer et à surmonter la • misère Intérleure » et aussi â saistr
le monde comme doté de «sens », Comm e intellectuels ils se
réfèrent à des exigences de rationalisation qui s'opposent aux
variantes communes de religiosité populaire et aux idéologies
18 sococcca on tNnLLf.CîUtlS
d'autojustificatlon de la réussite intra-mondaine produites pour
et/ou par les détenteurs du pouvolr temporel.
Le judaïsme antique offre à Weber un terr~ln par excellence
pour mettre à l'épreuve la ~Ja~e proph~te-pretre-magicien. Les
prêtres sont, à l'époque pre-exi~que, Iles au pouvoir tempor~
dont lis sont les mandataires spirituels, mals, ils ont à compter,
d'une part, avec des prophètes de cour et, cl autre part, surtout
avec des prophètes llbres, Issus de rangs plus modestes qui se
cfütinguent de Jeurs concurrents par une orientation plébéienne
[Weber, 1918]. Il y a bien eu des «bardes• Issus de couches
privilégiées et composant des chants d'amour relevant de genres
très. raffinés, mals l'essor du prophétisme apparaît comme une
réaction aux milieux des rois, de la cour et des lettrés qui
s'y rattachaient. Liés à la plèbe, les prophètes sont porteurs
d'un message, oral ou écrit, qui a un contenu objectivement
politique, mais prenant une fonne religieuse (berith, • alliance •
de Dieu et d'Israël) :· il s'agit d'un rappel de la • Lol •• de
la Thora et d'une dénonciation de ceux qui s'en écartent,
l'important étant l'éthique de la vie quotidienne. Même si
les prophètes connaissent parfois eux-mêmes des expériences
extatiques, lis tendent à rejeter les tentations mystiques ainsi
que les préoccupations de type gnostique et ne perdent jamais
de vue les attentes des couches plébéiennes auxquelles Ils
s'adressent. C'est ce qui les distingue des intellectuels élitistes
d'Asie ou de Grèce.
Après l'exil, le prophéttsme est en déclin et se volt confronté
à la posture anti-prophétlque qu'avaient en commun les repré-
sentants du pouvoir sacerdotal et les rabbins. Ces derniers
constituaient un groupe nouveau de doctes familiarisés avec
la Thora, sans être, comme les prêtres, des agents permanents,
reconnus et entretenus par le pouvoir temporel. Ce sont des
artisans qui, vivant de leur travail, se trouvent reconnus en
matière de textes sacrés, non comme détenteurs de savoirs
Initiatiques destinés à un petit .nombre d'initiés mais comme
détenteurs d'une compétence portant sur une éthique de la
vie quotidienne à l'usage de gens ordinaires.
Sans proposer une étude aussi approfondie que les prëcé-
dentés, Max Weber donne quelques indications sur les int~-
IectueJs de la Grèce ancienne de la période classique. Ceux-ci,
en particulier les phllosophes désignés comme gentlemen, se
LA PRODUCT ION Of. DISCOURS LfTTRf.s 19
caractérisent par leur forte Intégration aux couches dominantes
des cités. A la différence des autres groupes précédemment
évoqués; dont on trouve des équivalents en Grèce dans
une période antérieure, Us sont tournés vers u~e culture
purement laïque reposant sur l'orientation vers 1 lei-bas et
la vie dans la Cité, sur la prééminence du logos et sur une
certaine réticence à spéculer sur les dlvinltés [Weber, 1916a,
p. 186-187; 1916b, p. 250].
La sociologie wébënenne des Intellectuels. même si elle
n'a pas fait l'objet d'une mise en forme théorique, offre un
ensemble extrêmement riche de questions et d'instruments.
Weber s'intéresse aux conditions matérielles d'existence des
couches cultivées, à leurs relations aux autres groupes sociaux,
à la nature et à l'intensité de leur rapport au monde, à l'éco-
nomie, à la polltlque. Une polarisation apparaît entre des
tractions distinguées de gentlemen et des fractions plébéiennes.
En fonction de leur distance aux différentes classes, d'une part,
et du type de culture détenu, d'autre part, les Intellectuels
sont porteurs de messages qui varient selon. le degré d'orien-
tation dans le monde ou hors de lui, selon le poids relatif
des. questions de salut (des dominés) et de justification du
monde (en faveur des dominants), selon le degré de laïcisation
(entendue par contraste avec la magie et la religion), selon le
degré de rationalisation (entendue par contraste avec la tradition
et les forces affectives).
Poètes et philosophes dans !'Antiquité
grecque et romaine
Écoles philosophiques
Une des grandes inventions de l'Antiquité européenne, où
la Grèce a joué un rôle central, semble avoir été la figure du
philosophe. Celle-cl n'est pas apparue en un jour par la grâce
d'une soudaine illumination rationaliste (le • miracle grec •l
mais à la suite d'un processus de différenciation. Au sein d'une
• nébuleuse aux fonctions polymorphes » [Azoulay, 2007] qui
formait l'élite des cités, un groupe a tendu ;) se distinguer par
l'importance accordée à l'éducation, tout en partageant avec
20 SOC lOLOGiE: DES !NTH LECTU U. S
d'autres groupes privilégiés l'intérêt pour les affaires communes
de la Cité [Perrln-Saminadayar, 2003). Alors que les différents
genres de savoirs (poésie, médecine...) avaient été rassemblés
dans la personne de ~ maitres de vérité ,. revendiquant une
inspiration divine, c'est au cours du IV" siècle <J.V. J.-C. que le
personnage du philosophe émerge. Il se construit contre une
forme de compétence fondée sur la mémorisation de la parole
entendue et récitée, maîtrisée grâce à des techniques sophis-
tiquées : à la performance momentanée et instable du poète,
Platon oppose les qualités du philosophe associées à l'écriture,
qui découlent de la possibilité de revenir sur une affinnatlon
pour l'expliciter et la discuter. L'opposition entre l'apparence
fuyante et trompeuse de la doxa et les «formes» (les idées) de Ja
connaissance philosophique pourrait bien être une retraduction
du clivage entre oral et écrit (Havelock, 1963]. Malgré les
affirmations de Platon et de ses commentateurs, le philosophe
n'est pas toujours distingué du sophiste dans les discours des
contemporains. Celui-ci est un homme qui voyage entre cités,
un sage détenteur d'une compétence oratoire lui permettant,
moyennant rétribution, de traiter de toutes sortes de sujets
Intéressant les hommes vivant dans la Cité et, en particulier,
ceux qul entendent exercer des fonctions de pouvoir [Kerfeld,
1981]. Les. sophistes étalent souvent très estimés, reconnus
comme compétents, habiles et n'étaient pas nécessairement
considérés comme opposés aux « vrais • philosophes. Les uns
et les autres s'occupaient de sujets les plus divers, comme
le montrent les exemples. de Platon et d'Aristote traitant de
politique, de médecine, de physique, de métaphysique, et lis
partageaient une forme « dialectique » d'argumentation reposant
sur la confrontation raisonnée de thèses opposées. Tentant de
rendre compte du passage« du mythe à la pensée», Jean-Pierre
Vernant [1965] a cherché à mettre en relation l'usage réglé du
discours philosophique avec les propriétés de la démocratie
athénienne et les exigences d'égalité civile. Cette thèse, qui met
en avant l'affinité formelle entre structures politiques et srruc-
!ures mentales, s'est exposée à des critiques; elle aurait, entre
autres, pour Inconvénient de rendre insuffisamment compte de
l'aversion envers la démocratie de personnalités comme Platon
et Socrate [Ismard, 2013]. Après l'époque de la tyrannie et le
procès de Socrate, deux pôles sont apparus, l'un associé à la vie
LA. PRODUCTION DE: DISCOURS LHTRÉS· 21
civique (les auteurs de théâtre), l'autre voué à la « sublimation
Intellectuelle > [Azoulay, 2007) et entretenant avec celle-ci un
rapport distancié, consistant à faire de la politique seulement
« au second degré •· .
Une des caractéristiques de la vie Intellectuelle athénienne
est l'existence d'écoles philosophiques, dont les plus connues
sont l'Académie de Platon, le Lycée d'Aristote, le Portique de
Zénon, le Jardin d'Éplcure. Autour de la figure d'un maître (le
fondateur puis ses successeurs) souvent doté d'un patrimoine
important et reconnu par sa personne plus que pour une
doctrine systématique, se réunissent des disciples qui demeurent
plusieurs années et s'initient à différents savoirs [Natoli, 1996].
Il s'agit d'associations parmi d'autres, qui sont reconnues par la
Cité et sont loin de s'opposer à elle : elles célèbrent les cultes
des divinités, l'une de leurs fonctions étant de faire accéder
ses membres à des expériences de type extatique [Vesperlnl,
2019, p. 127-134] tout en favorisant une quête Intellectuelle
et morale d'excellence humaine à laquelle sont prédisposés
des jeunes gens aisés bénéficiant du loisir (skô/é). À l'exception
de l'école épicurienne, qui semble avoir fonctionné selon un
modèle plus ou moins « sectaire», la plupart des écoles se
détournent d'une transmission de style dogmatique, rendue
d'ailleurs difficile par l'absence de livres de référence, et elles
tendent à favoriser un enseignement oral donnant la préséance,
suivant les cas, à la rhétorique, à la grammaire ou à la logique
[Hadot, 2005, p. 34-47]. C'est la constitution de la Bibliothèque
d'Alexandrie au 111' siècle av. J.-C. qul va rendre possible une
culture «scolasnque » fondée sur la lecture et Je commentaire
des textes.
Une philosophie ornementale
À Rome, la philosophie n'" pas été simplement le résultat de
l'importation de produits d'origine grecque car cette importation
a dû compter avec un tout autre contexte culturel que dans le
pays d'origine [Vesperlnl, 2019]. D'abord, la dimension rituelle
et religieuse de la philosophJe a disparu, les hommes romains
cultivés entretenant un rapport plus dlstanclé aux divinités.
Ensuite, le poids de riches et puissants commanditaires s'impose
aux poètes et/ou philosophes, la plupart du temps démunis
 22 Soc10.lOG IE DE.5 IWltLLECTUELS
économiquement : entichés de cultu;~ grecque et s'exprimant
souvent en grec, les membres de I éllte attendent de cette
culture une contribution à leur propre gloire. La phl.losophle
. partie d es biens recherchés propres
fait . . à un style de vie noble,
elle est un omamentum au même titre que les demeures, les
scu1ptures, 0n n'attend pas des philosophes la. construction
d'une doctrine cohérente ou le déplo]ement de thèses défendues
avec èonvictlon, mais l'occasion de sav~urer une forme, cultivée
de plaisir. Lucrèce se définissait _Iu!-meme comme p/11/osopl,u:;
et poeta. Cette beauté du savoir etait_ largeme~t r~connue hors
des cercles lettrés, et les débats pouva1e?t susciter_ l engouement
de gens ordinaires. Enfin, la ph~osophie'. la poés1~ et. les autres
genres ne sont pas tenus pour séparés : ils sont reurus par leur
fonction sociale et par la valeur accordée à la prise de parole
auprès d'un public de qualité. Cette culture est marquée à la
fois par le recyclage de biens culturels grecs et par une forme de
curiosité encyclopédique : il ne s'agit pas d'accroître le savoir,
mais de faire Je tour du vaste domaine des choses connais-
sables, grâce à de bons esprits qui peuvent être des esclaves,
Ainsi, Je De rerum natura de Lucrèce ne serait pas une version
poétique de la doctrine épicurienne, comme cela a été admis
en histoire de la philosophie, mals le produit d'une commande
prenant, comme cela était courant, la forme d'une épopée de
l style romain ayant pour objet non pas de célébrer, comme en
Grèœ, les exploits de héros mals de parler « de toutes choses»,
de commémorer ce que l'on sait déjà sur des phénomènes
naturels, l'agriculture, l'histoire. On chercherait en vain un fil
argumentatif continu autour de questions • phüosophiques »
puisque l'auteur s'appuie sur des «lieux» et circule entre eux à
travers des associations souples entremêlant des opinions servant
de prétextes à l'exploration de nouvelles pistes (Vesperirù,
2018, p. 147-184].
Poètes et philosophes participaient de l'univers des Iitterae.
Face aux orateurs, hommes de la parole et du pouvoir, ils étalent
du côté de la culture ornementale et ils ne pouvaient être que
détournés, du fait de la logique clientéliste de dépendance, de
la tentation de satisfaire des intérêts savants spécifiques, même
si_ on trouve plus ou moins parmi eux une tension entre un
pole de lettrés d'origine élevée, cultivant la tolérance envers
les opinions opposées, et un pôle d'auteurs d'origine plus
.
Ll\ PRODUCTION OE DISCOURS LETTRU 23
modeste, davantage engagés dans des disputes internes. Ces
lettrés romains évoquent, jusqu'à un certain point, les hommes
de plume du xvrr siècle Irançals.
Les philosophes scolastiques
et l'invention des universités
Pendant le Haut Moyen Âge, la culture savante était un bien
rare approprié essentiellement par des clercs de certains monas-
tères qui étudiaient et conservaient des manuscrits anciens.
La philosophie des Anciens semblait plus ou moins oubllée et
la théologle elle-même n'existait pas encore comme telle. La
littérature était constituée de genres oraux de type épique ou
de type courtois qui reflétaient la primauté de la récitation en
pubUc à l'adresse de membrés des groupes sociaux privilégiés.
L'essor démographique, politique et économique des villes a
favorisé, à partir du xu• siècle, la constitution d'un groupe d'intel-
lectuels qui renouaient avec les pratiques savantes de I'Anttquité.
C'est ce que souligne Jacques Le Goff, inventeur de l'expression
• intellectuel du Moyen Âge » : pour lui, l'usage de ce mot n'est
pas abusif dans la mesure où Il s'agit bien d'une figure sociale
originale qui se détache de figures antérieures et se définit par Je
savoir, l'étude (stzuiium). L'intellectuel est ici un homme <l'Église
qui se consacre à une approche inédite : s'il partage le souci
commun de défendre la - vértté s, celle de la religion révélée, il
le fait avec les lumières naturelles de la raison humaine. Homme
des villes, l'intellectuel médiéval n'est pas enfermé dans un
cadre local, il circule dans l'espace élargi de la chrétienté où il
bénéficie de contacts multiples avec d'autres clercs. Le savoir,
cessant d'être enfermé dans les monastères et déposé dans des
écrits rares, tend à se diffuser .grâce à des livres plus nombreux,
plus accessibles et plus maniables (écriture cursive, découpage du
texte, etc.) [Le Goff, 1957; Verger, 2012, p. 7-27]. À l'opposition
entre le clerc et le laïc, liée à la conception d'une écriture pour
la postérité propre à une société de restricted literacy, se substitue
celle entre le lettré et l'illettré qui caractérise une conception
laïque de l'écriture [Genet, 2003, p. 43].
Cette figure nouvelle est indissociable de l'innovation insti-
tutionnelle qu'est l'Université. Insérée dans l'univers corporatif,
 24 SOC 10l0G li: OtS. INTE LLECT UEL S
celle-ci est une assodation de maîtres ou d'étudiants fondée
sur des valeurs d'entraide. Les collèges urùversitaires, inltla-
lement créés en faveur des étudiants pauvres, sont devenus au
fil des ans des lieux de formation. Fréquentée· par l'ensemble
des étudiants, la faculté des arts était la base de ce système
d'enseignement. Généraliste, elle procurait les savoirs cons],
dérés comme indlspensables : les uns, réunis dans le lrivium
(grammaire, rhétorique, logique ou dialectique), relevaient de
l'ordre des méthodes fondamentales, alors que les autres, réunis
dans le quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astro-
nomie), relevaient de l'ordre des savoirs les plus sûrs, fondés sur
Je, calcul et les proportions. Au-dessus de cette faculté étaient
placées les facultés dites supérieures - le droit (canon), la
médecine et la théologie : elles assuraient une formation utile
de spécialistes dans des domaines nobles. La progression dans
Je savoir était organisée, au cours d'un cursus pouvant durer
de six à quinze ans, par des diplômes de niveau croissant
(baccalauréat, licence, maîtrise ou doctorat). Consacrée à des
savoirs nobles, enseignés en latin, l'Université se démarquait des
disciplines ordinaires, vouées à l'utilité ou à l'agrément, • arts
mécarnques » d'une part, « sciences profanes • et belles-lettres
d'autre part [Verger, 2012, p. 31-32].
Les intellectuels étaient liés à l'Église par leur statut de
clerc, par leurs conditions matérielles d'existence et par la
r: formation reçue. Beaucoup lui devaient l'obtention de prébendes
qui. pouvaient être suffisamment importantes pour détourner
certains de leur mission princJpale. Cette relation de dépendance
a toujours été plus ou moins doublée d'une lutte pour l'auto-
nomie de leur statut et de leur activité. Par rapport à l'Église,
il s'agissait de s'affranchir de la tutelle de l'évêque et des écoles
cathédrales en conquérant les marges indispensables à un savoir
ayant d'autres fins que la prédication et la cure des âmes. Une
étape importante est le moment où l'évêque a été dessaisi du
droit de délivrer la licence d'enseigner [Le Goff, 1957, p. 75)_. n
ne s'agit plus de former des prêtres : l'intellectuel du Moyen Age
est en quelque sorte un « enselgnant-chercheur » qui se consacre
à la formation des étudiants et, surtout, à la science et à l'étude.
Par rapport à la papauté, l'affirmation d'autonomie avait pour
fonction d'éviter la réduction du savoir à une idéologie justi-
ficatrice des intérêts temporels des papes. Enfin, par rapport
LA PRODUCTION o_E DISCOURS LETTRÉS
25
au pouvoir temporel, les universitaires devaient extorquer la
reconnaissance du studiuni comme l'un des sommets ~ part
entière d'une triade dont les autres étalent le saccrdotntm et
l'imperiunl, une telle reconnaissance ayant des effets sur la
production et la transmission des contenus doctrinaux, et sur
les procédures d'évaluation. Cette recherche de parité, révelatrlce
des aspirations des docteurs, était vouée à demeurer plus ou
moins à l'état d'utopie dans la mesure où li était inconcevable
de poser le savoir comme fin souveraine, émancipée de la fol
chrétienne et de l'ordre social qu'elle était censée fonder. La
vérité de la science devait être en harmonie avec celle de la
fol, et l'idée tendait à s'imposer que la culture valait surtout
comme moyen d'accéder à la sainteté [Marmursztejn, 2007,
p. 33]. Le savoir des maîtres avait ainsi un caractère ambigu,
puisque la reconnaissance de leur évaluation à travers un
système de grades universltalres Investissait l'institution d'une
forme d'autorité indépendante qui risquait d'entrer en concur-
rence avec les principes supérieurs d'autorité et de favoriser
(
chez ses détenteurs un orgueil Illusotre. Ce sont finalement
les qualités personnelles du savant qui allatent l'emporter sur
Ies titres [p. 266].
Les luttes pour l'autonomie Intellectuelle se reflètent dans
les délimitations et les hiérarchisations de compétences. La
théologie, Innovation ou conquête propre à l'institution univer-
sitaire médiévale [Boureau, 2007, p. 24], était envisagée par
certains comme la science suprême devant laquelle devaient
s'incliner non seulement les autres savants mais aussi les papes
et les princes. Mais, étant adossée à la philosophie, elle se
trouvait exposée de deux côtés : on pouvait lui reprocher soit
de pécher par excès d'intellectualité en imposant des manières
de voir sophistiquées et des débats inutiles au salut et à la.
connaissance de Dieu pour le commun des mortels, soit de
sous-esnrner les pouvoirs de la raison. Deux noms peuvent
symboliser les écueils du savoir entre lesquels le philosophe,
appuyé sur le lumen naturale, devait s'efforcer de naviguer :
Averroès, Je philosophe arabe qui apparaissait comme l'incar-
nation d'un penseur non chrétien ignorant la vraie fol et
suspect de conduire à l'athéisme; Saint-Augustin, qui était érigé
par des mystiques (Saint-Bernard de Clairvaux) comme garant
de la pure foi face aux docteurs orgueilleux Invoquant les seules
 26 SOC IOLOG IE. DES INiE LU: CT UELS
Classements sociaux,
classements logiques
L'histoire sociale de l'.éducatlon
esquissée par Émile Durl<heim apporte
une coritribUtlon à l'analyse de diffé-
rentes périodes, dont la période
médiévale. Dans L'Évo/ution pédago-
gique en Fronce [1938], Durkheim
met en œuvre une problématique
générale qui concerne 1~ rapports
entre structures institutionnelles et
structures mentales et permet de
montrer le lien entre sociologfe de
l'éducation et sociologie des lntellec·
tue.ls, d'illustrer très concrètement ce
que la production Intellectuelle des
auteurs considérés doit à ses condi-
nons institutionnelles de possibilité,
Depuis, cette ligne d'analyse a été
poursuivie par des historiens, quand
bien même le nom de Durkheim
n'était guère évoqué par eux.
La culture scolaire médiévafe a
un effet d'homogénéisation qui se
manifeste de deux façons : d'une
part, l'activité de chaque individu est
corukférée non comme le reflet d'une
création originale de « penseur »,
mais comme une contribution à une
entreprise collective [Boureau, 2007,
p. 36, p. 541; d'autre part, l'école
inculque des: schèmes de pensée
communs, généralisables et trans-
posables, comme c. torce formatrice
d'habltudes » à l'œuvre dans tous les
domaines,,. dans les sommes théolo-
giques alnsî que dans l'architecture
ressources de la raison. L'espace Intellectuel était ainsi s~~~~
par le clivage rationalisme/mystique, la position centrale d eq t
libre étant la plus forte. Parmi les armes theonq
disposaient les intellectuels figurait l'œuvre d'Aristote, cens
des cathédrales gothiques [Panofsky
1951]. Philosophes et bâtisseur, ~
cathédrales ont acquis des di:spo.u.
tiens menta_les fondées notamment
sur un « pnnclpe de clarification...,
(manifestatio}, consistant à favoriser
le passage de l'obscurité à la clarté
et sur l,l quête de conciliation d;
termes opposés; Ils procèdent avec
méthode, décomposent, distinguent
(divisio), rapprochent en exploitant
.les ressources de l'analogie et de- la
transposition.
Pensée scolastique (ou d'école),
la phllosophle porte la marque de la
formallsatlon des savoirs et de leur
mode d'acquis.ilion. Contrairement à
l'image de rigidité qui lui a été associée
par la sulte, cette pensée comporte
l'idée d'un cheminement vers la
vérité prenant la forme d'une enquête
contradictrnre décomposée, par souci
de méthode, en une succession de
questions précises. Au xut: siècle,
l'activi té Intellectuelle s'était affranchie
des limites propres au commentaire de
textes, à la lecture (/ectio) des textes:
dotés. d'autorité. Maîtres et élèves
étaient incités à défendre en public
des positions opposées (sic et non) sur
un point déterminé (que:stio) au cours
d'une disputatlo, et à exercer Jeun
talents oratoires et logiques sur toutes
sortes de sujets (quodlibet) : l'excel-
lence scolastique ~ manifestalt dans
la capacité de jouer alternativement les
rôles de respondens et d'opponens à
propos d'une proposition argumentée
{determinotio).
- • ues donée
LA PRODUCT ION DE DISCOURS LE iTR fS 27
~ffrlr ce que pouvait proposer de mieux un auteur antique non
touché par la Révélation. Cette œuvre traduite, commentée et
exploitée par les penseurs les plus Illustres et influents, à
commencer par Thomas d'Aquin, fournissait un modèle dialec-
tique de pensée. La liberté accordée aux serviteurs du studiutu
était tenue pour compatible par principe avec les exigences des
vérités révélées contenues dans les Écritures (il n'y a pas de
« double vértté ») et expressément rappelées dans les écrits
philosophiques (comme la Somme de Thomas d'Aquin) : il
s'agit seulement, face à certaines difficultés, de trouver la voie
d'une concillatlon accordant la raison et la foi. Vole pas toujours
facile à trouver et à défendre : des propositions pouvaient être
Jugées Impies, censurées et condamnées, rappelant à leurs
auteurs qu'ils devaient compter avec les autorités dans l'ordre
temporel comme dans l'ordre spirituel.
Humanistes, lettrés et gens de lettres
L'Université qui vient d'être évoquée ne s'est pas effondrée
à la fin du Moyen Âge puisqu'elle a préservé son organlsation
institutionnelle et la plupart de ses fonctions jusqu'à la fin du
xvur siècle. Pl1.1.5 que de rupture, on pourrait parler d'un déclin
séculaire aux causes multiples. Les unes tiennent à l'hétéronomie
croissante de l'institution. Les maîtres de l'Université tendent
à perdre ce qui faisait leur spécificité, notamment par rapport
à l'aristocratie terrienne . Beaucoup d'entre eux appartiennent
de plus en plus au monde des riches propriétaires et usent de
leur poids social pour favoriser la transmission héréditaire de 1
lem position. Leur style de vie s'éloigne ainsi de l'idéal austère 1
de l'étude et se rapproche de celui de la chevalerie. Les autres
causes renvoient à la constitution d'une catégorie nouvelle
d'agents culturels, les mécènes, qui accordent leur protection
et des avantages matériels à leurs doctes protégés [Burke, 1998,
P; _106]: Ces faveurs ont un prix puisqu'elles imposent )a
cëlëbranon des grands et, surtout, elles sont au principe d'une
économie symbolique spécifique : la gloire des bienfaiteurs
constitue une mesure de la valeur reconnue au protégé. Autre
transformation importante : I'lmprlrnerie. Certes, cette nouvelle
technique n'a pas apporté un bouleversement instantané : les
 28 SoctOtOGJ E: DES INTELU::CTUELS
copies de manuscrits se sont poursuivies, les livres imprimés
sont restés longtemps rares et chers. Toutefois, la figure de
l'imprimeur-éditeur a été l'une d_e celles avec lesquelles ont
dû compter les auteurs, confrontes au fait que la fabrication
de livres est une marchandise qui a un coût, qui apporte des
profits et, parfois, de la notoriété.
cours, académies, mécènes
Le centre de gravité intellectuel n'est plus la ville univers[.
taire mais la cour des grands princes d'Europe, transformation
_ qui affecte les lieux et les formes de_ sociabilité [Le Goff, 1957,
- p. 181] : ce sont à présent des • collèges » ou des «académies•
qui offrent un cadré aux échanges entre les esprits de qualité.
Parce qu'elle renvoie â un • mode de production» Intellectuel
jugé archaïque, l'Université devient la cible privilégiée des
attaques des novateurs : on se rit du latin d'école, d'une terrm.
nologie obscure et barbare, d'un formalisme stérile .. Enfin, cette
Institution elle-même cède à l'attrait de l'esprit nouveau, et
nombre de ses membres en sont proches. C'est contre la figure
du clerc universitaire que s'est affirmée celle de l' • humaniste •-
Si le terme n'apparaît que plus tard, il rend compte d'une
transformation assez sensible : il s'agit non plus d'argumenter
sur la théologie ou le droit, mais de s'occuper d'• humanltés »,
c'est-à-dire d'un corpus noble de textes profanes de l'Antiquité
gréco-latine de toutes sortes (poésie, philosophie, mytholope,
prodiges naturels) et, parfois, de textes sacrés, Le Moyen Age
n'avait certes pas oublié ou ignoré les Anciens, mals Il s'en
servait pour ses fins (phllosophie, théologie) et n'en faisait
pas des objets de connaissance {ou de célébration) cultivée,
comme Je font les savants de la Renaissance qui, par souci de
conservation et de fidélité à un passé illustre et inégalé, vont
paradoxalement contribuer à • tuer Je latin» [Vesperini, 2018,
p. 216], langue louée et étudiée mais rejetée hors du présent
Souvent clerc comme Érasme [Burke, 1998, p. 120), l'humaniSte
est un lettré qui mobilise les divers talents que suppose une
lecture :· d'abord, ceux de la grammaire et de la philologie
qut concernent le texte proprement dit et, ensuite, l'érudition
qui permet d'en apprécier la teneur à travers les pratiques de
commentaire et d'interprétation. L'espace au sein duquel il se
LA PRODUCTION Of DISCOURS LITTJlfS 29
meut n'est plus celui des disciplines d'école, mals celui de pairs
extra-Institutionnels, esprits de qualité qui entretiennent, grâce
à une Intense activité épistolaire [Mandrou, 1973, p. 42), un
circuit d'échanges· de savoirs, de recommandations, de prêts de
documents. Se constitue ainsi une Informelle, mals relativement
vigoureuse et prestigieuse • république des Iettres », prenant la
forme de clubs savants isodalitates lltterariaey [Bots et Waquet,
1997]- On peut voir comme une consécration institutionnelle de
l'esprit humaniste la création, en dehors du cadre de l'Université,
par François I" en 1530, du Collège de Prance, dont l'un des
membres éminents a été Guillaume Budé, helléniste et érudit
versé en plusieurs disciplines. De quoi vivent les lettrés? Une
partie d'entre eux sont voués à une existence Instable, oscillant
entre petits métiers (précepteurs, imprimerie) et activité érudite,
une partie plus stable d'entre eux étant constitués d'individus
assurés de revenus réguliers et suffisants, enseignants et hommes
(
de loi [Mandrou, 1973, p. 97]. Enfin, nombre d'entre eux vivent
grâce aux libéralités. des grands.
Les humanistes n'ont pas proposé une doctrine unifiée, leur
cohésion tenant surtout aux finalités lettrées de leur action :
il S'agit, pour eux, de connaître et faire connaître ce qui a été
accumulé par les modèles exemplaires du passé. Mals alors qu'ils
avalent ébranlé les cadres jugés étroits de la culture scolastique,
lis ont pu être eux-mêmes exposés â des reproches de pédan-
tisme de la part des groupes dominants, peu disposés à se piler
aux exigences de l'érudition et aux apprentissages des langues
mortes. Face au Iatln des doctes, les différentes langues des États
européens peuvent d'autant plus s'imposer qu'elles se trouvent
d'emblée accordées aux pratiques llnguistlques des cours, de
la noblesse et de la bourgeoisie des grandes villes. C'est donc
une nouvelle constellation culturelle qui se constitue, fondée
sur un ensemble d'institutions (État monarchique; académies
à Paris et en province), de lieux de sociabilité (cours, salons)
et de relations d'échange (mécénat) , elle prévaudra pendant
deux siècles, durant l'• Âge classique ».
Le lettré nouveau qui apparait dans la première moitié du
xvns siècle est un littérateur, qui, à la différence des humanistes,
se consacre moins à l'accroissement des connaissances qu'aux
choses du <goût », où le déploiement de ses talents s'accorde
avec l'agrément des puissants [Viala, 1985, p. 25]. li bénéficie
30 SOCIO.LOGll 0€5 INTELLECTUELS
Classicisme et esprit français
La fécondité de la ,oclologfe de
l'éducatlon proposée par Durkheim
se manifeste particulièrement dans
la partie de L 'Évolution pédagogique
en France (1938] consacrée aux
collèges de Jésuites, qui reprè5entent
pour loi Je modèle accompli d'une
pédagogle •formaliste•, ç'est-à--dire
un contre-modèle pour ce que serait
une pédagogie idéale, dite-• réallste »,
tournée vers la connaissance de la
nature et de la société. Ce modèle
offre une illus.tration pri<vilégiée de
sa thèse selon laquelle les propriétés
que l'on attribue d'ordinaire à l'esprit.
national sont ancrées dans lès valeurs,
les programmes, les exercices de l'ins-
titution scolaire.
L'idéal pédagogique des Jésuites
marque- l'éclatement de Vhuma-
nlsme de la RenaiSsance entre deux
tendances : la première, tournée
vers le plaisir des belles choses,
va prévaloir; fa seconde, tour-née
vers f'êrudltion, prendra une place
mineure. Résultat d'un compromis
entre les valeurs chrétiennes et les
valeurs mondaines, cet Idéal Inspire
une formation généraliste visant à
cultiver incfissociablement les vertus
de piété et l'aptitude au beau langage
des [eunes gens bien nés, Issus de la
noblesse et de la haute bourgeoisie.
ta langue et la littérature grecques
et latines sont célébrées précisément
du fait de leur distance à la réalit~ à
l\1tilité, aux choses conimunes, mals
elles ne doivent jamais aller jusqu'à
enfermer le, élève, dans le pédan-
tisme des doctes. Elles favorisent
un humanisme abstrait qui parle de
choses étern elles, la piété, la gloire,
l'amour, la haine, etc. [p, 261-303].
La rhétorique à été transposé
en langue française à l'usage /
la cour. et des hommes. de- lettr~
[Fun:1aroll1 19_8,0). C'est la fontUori
sensible, est~et1~u~ qui l'emporte· SI.Jr
les autres : il s agit, pour reprend
la triade aristotélicienne. de plai~·
au public (pathos) plus que d'argu.
men~e; (logos) ou de manifester les
qualrtes personnelles qui donnent à
l'orateur sa crédibilité {etho.s:). Daniel
Mornet,, historien de la llttérat1Jre
un peu oublié qul s'inscrit dans h~
.sillage de Durkheim (à travers Gustave·
Lanson), a essayé de reconstituer ,a
logique interne de la rhétorlq1.1e-
dassique en montrant que, au-delà
de ses règles nombreuses et de ses
d;stinguo sophistiqués, elle obéit à un
idéal de «- clarté • qui se manifeste
dans trots dimensions principales ;
I'• invention i. (ne. cholsir que des
idées simples, comme le sont les
c lieux communs-»), la e dispcsltlon »
(diviser le discours en moments bien
délirnltés), l;-oc élocutlon s (éviter lts
termes obscurs, les néologismes, les
mots savants) [Mamet, 1929].
Cette discipline intellectuelle et
scolaire qu'est la rhétorique a longtemps
prévalu en France, dans les exercices
typiquement nationaux de dissertation,
dans l'enseignement des e humanitès »
alruî que dans la littérature (y compris
dans le romantisme). Il en va de
même- dans l'art oratoire. L'éloquence
politique de deux présidents de li
République, Charles de Gaulle et
François Mitterrand, doit beaucoup à
leur formation classique dans l'eJUt>I.
gnement privé. Par la .suite, d'autres
modèles oratoires l'emportent dans
ce domaine.
LA PRO.DUCT ION DE. DISCOU8S LETTRES 31
du rôle croissant du mécénat d'État (pensions, emplois au
service du prince) et des académies, Celles-cl, issues de l'ini-
tiative privée à leur début, ont été favorisées par la puissance
publique comme lieux non d'enseignement mals d'échanges
et de débats, tendant à remplir des fonctions de consécration
[Viala, 1985, p. 43). La plus célèbre d'entre elles, l'Académie
française, a été créée en 1635 en vue de statuer sur les bons
usages de la langue française et, par là, de donner un statut
officiel à une langue autre que le latin, li ne s'agit pas d'un
simple rôle décoratif mais plutôt d'une entreprise politique
qui vise à imposer une forme spécifique de légitimité cultu-
relle. On peut repérer des luttes entre différentes fractions
de lettrés : alors que les uns, les modernistes, entendent
procurer une reconnaissance aux usages linguistiques oraux
de la bonne société, à la conversation au sein de la cour et
de la noblesse, les autres, les traditionalistes, s'efforcent de
perpétuer les valeurs de l'humanisme encyclopédique, au
risque d'être dévalués comme des • pédants» enlisés dans des
savoirs inutiles. Ce sont pourtant les premiers qui apparaissent
comme des • puristes • concernant la langue, étant donné
qu'lls s'efforcent de proposer une codlflcation des beaux
usages allant dans le sens de l'élégance et de la simplicité,
alors que les seconds sont relativement étrangers à de telles
préoccupations [p. 283-285). Ce renversement des valeurs
culturelles a plusieurs effets : le développement d'une litté-
rature de type - parascolalre » qui annonce une histoire des
belles lettres en langue française, l'apparition de classiques, Je
déclin de la productlon savante, la séparation entre sciences et
belles lettres [p. 137-143). Face aux doctes de toutes sortes du
passé, c'est la figure de I'écrivaln qui émerge, appuyée sur un
modèle d'excellence culturelle, celui de l'honnête homme, du
bel esprit, caractérisé par des qualités propres à entretenir les
plaisirs mondains de la conversation sur des sujets accessibles
à_ des gens bien nés (galanterie, aventures), Un signe de la
reusslte de cette figure nouvelle est l'individualisation par un
nom à travers le droit à la propriété littéraire.
32 SOCIOtOGIE DES INlElt.lCTUEL.S=
Les philosophes
D'une certaine façon, le «philosophe• du xvur' siècle est au .
un écrivain, un esprit à la fols ~cyclopédlque et critique, lns~~~
dans une société de bons espnts [Chartier, 1996]. Si la faClJlt"
humaine dont il se réclame est, selon d'Alembert, la raison, u n:
renonce pas totalement aux autres facultés, (la mémoire, chose
de l'historien, et l'imagina tian, chose du poete), et son domame
est vaste puisqu'il concerne Dieu, la nature et l'homme. Mal~ 1
terme marque une rupture. D'abord, le rôle de la cour déclinee
alors que celui des académies et des salons s'accroît. Ensuite'
sciences et techniques acquièrent une légitimité nouvelle face a~
belles lettres, ainsi qu'en témoignent l'apparition d'une Académie
des sciences en 1666 et la multiplication de revues savantes.
Enfin, l'essor de l'édition est marqué par plusieurs traits : décUn
de la littérature pieuse, part croissante des terrains scientifiques
et technologiques, autonomlsatlon d'un marché qui, sans abolli
les relations de mécénat, profite à des auteurs plus souvent et
mieux rétribués par les éditeurs [Roche, 1988, p. 225-226] et
dont les manuscrits peuvent même devenir source d'enrichis-
sement (Van Damme, 2014, p. 119]. Trois groupes peuvent être
distingués d'après leurs revenus : ceux qui disposent d'un titre,
d'un bénéfice, d'une charge, d'un office (clercs...); ceux qui
ont des compétences et du talent (avocats... ) et ceux qui sont
protégés par des puissants [Chartier, 1996, p. 165). Enfin, on
ne saurait oublier qu'il existait aussi une « bohème littéraire•
vivant de libelles et d'écrits pornographiques [Darnton, 1983j,
Le philosophe doit tenir compte de nouvelles Instances
d'évaluation, dont celles, plus informelles, de l'~opinion•,
suscitées par l'élargissement du public • éclairé .., et des Instances
de critique et de diffusion. Dépassant l'alternative mondain·
savant [Heilbron, 2006], le philosophe est présumé capable de
s'adresser à tous et d'exploiter des connaissances conquises par
les meilleurs esprits du temps et utiles au plus grand nombre.
En lui, la - ratson , apparaît comme l'expression d"une actlvité
Inlassable de critique qui s'exerce sur les préjugés, les dogmes,
la religion, les Institutions. On connaît le mot de Kant : • Notre
époque est par excellence celle de la critique à laquelle !out
doit se soumettre. • L'opinion est un « tribunal • détache de
tous li ens, Institutionnels
• aussi. bien que personnels, quttlent
~ PRODUCTION DE DISCOURS U:TTR~S 33
son autorité de la circulation dense et diverslflée des jugements
(Chartler, 1990, p. 51]. Luttant contre les ténèbres de l'igno-
rance, Je philosophe tend à s'instituer en • êducateur » du
genre humain, soucieux de hisser celui-cl vers les «lumières»,
de dénoncer des abus ou des Injustices et de contribuer ainsi
au blen-i'tre universel. La liberté des hommes et la connais-
sance sont Inconcevables l'une sans l'autre. li ne s'agit plus de
proposer une conception doctrinale des fondements de l'État,
mais de s'interroger sur la légitimité de l'ordre social (comme
Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes en 1755) et, parfois, de s'aventurer
vers des utopies. Cette fonction civique, Ignorée jusqu'alors
par les lettrés, a. été illustrée dans l'affaire Calas par Voltalre
qui annonce le personnage de l'intellectuel. Mais les philo-
sophes n'ont pas été un groupe homogène, comme le montre
l'opposition entre Voltaire et Rousseau. Celui-cl pouvait mettre
en question l'idée de progrès, laquelle pouvait s'accompagner
(
chez nombre d'auteurs d'une vision européocentrlque et d'une
méfiance envers le peuple.
Le sacre de l'écrlvaln
La Révolution française a vu prospérer un grand nombre
d'.lndivldus, avocats; médecins, prêtres, publicistes, soucieux
d agir par la parole sur la société à travers la presse, les clubs,
et de proposer des réformes au genre humain. L'utopie d'une
république des lettres apportant ses connaissances et sa sagesse
aux hommes de leur époque a pu sembler prendre forme avec
les • Idéologues • (Pierre Cabanis, Antoine Destutt de Tracy,
~olney), . un groupe intellectuel qui reprenait à son compte
1 inspiration des Lumières : se réclamant de l'athéisme, du
se?sualisme, du matérialisme, le groupe a pu se structurer
grace à la création en 1795, sous le Directoire, d'un Institut et
au sein de ce dernier, d'une • classe • consacrée aux science;
mo~ales e~ politiques. Réflexion philosophique et action
politique etant associées, les valeurs républicaines devaient
po~volr_ trouver un ancrage dans les recherches des savants
~nteresses aux choses publiques. En 1795 ont été créées les
cotes centrales qui faisaient valoir, contre la culture humaniste
34 Soc10LOGIE OH INTEUECTUELS
LA l'RODUCTION DE DISCOURS LITT RtS 35

des collèges d'Ancien Régime, une culture nouvelle fondée

le raisonnement scientifique et l'observation [Durkheim, 19 ;~r À la fin du XIX' siècle, le paysage a changé. Avec l'essor
p. 334-350]. Favorable dans un premier temps à ce grau ' de l'Université et de nouvelles disciplines, dont la sociologie,
disposé à lui offrir ses services, Napoléon Bonaparte s'en :e ]'écrivain doit compter avec d'autres figures et d'autres modes
détourné lorsque, devenu Premier consul, la ~éconclllat!on av:~
l'Église, réalisée par le Concordat de 1801, lm est apparue préfé-
d'expression et de communication. C'est à ce moment que
J'Jntellectuel se constitue en tant que tel,
rable pour le maintlen de l'ordre social. En 1803, la réfonne
de l'Institut et le remplacement des Écoles centrales par d
lycées marquent leur déclin et Induisent, par là, un change me~!
de rapports de forces entre • phtlcsophes • et amis des belles
lettres. On peut y voir l'amorce d'un mouvement de réaction
Intellectuelle qui va s'accentuer au début du xix" siècle : la
cible en est les «savants•, jugés coupables de préférer une
raison orgueilleuse au sentiment et à la fol, et de fabriquer
des abstractions politiquement dangereuses.

(
Ce sont les écrivains qui ont pu le mieux profiter du
changement de conjoncture. La faiblesse des institutions
d'enseignement et de recherche jouait en faveur de la litté-
rature, qui apparaissait comme le mode d'expression le moins
austère et aussi le plus soucieux de beauté. Certains écrivains
ont utilisé ce changement dans un sens conservateur en
proclamant l'affinité entre le retour à l'ordre social et les
valeurs spirituelles (l'âme, l'infini...) alors. que d'autres ont
vu l'occasion de faire valoir une parole inspirée et sublime
au service de la nation et du peuple. Le « sacre de !'écrivain•
[Bénichou, 1973] désigne un moment historique singulier
où, dans la personne du poète, se sont trouvés cristallisés
et rassemblés deux attributs antérieurs :. la mission sociale
de salut collectif, retraduction des Lumières, qui attribue à
l'artiste le pouvoir d'annoncer le futur aux hommes de son
temps, et la prérogative du •génie., qui repose sur des dons
singuli ers et extraordinaires [Elias, 1991]. La fortun e de cette
nouvelle figure sociale tient en partie au déclin de détenteurs
nd
traditionnels dè' l'autorité en matière de discours sur Je mo e
social : l'Église· et le monarque. L'écrtvaln bénéficie d'un
. , tous sans
chansme personnel lui permettant de s'adresser a nt
aucune médiation sacrée ou profane. Mais le désenc~anter~Jté
surgit quand ses sublimes aspirations se heurtent a la r a la
prosaïque ( « bourgeois » et « philistins ~, art menacé par
presse et les feuilletons, éditeurs en quête de tirages .. ,).
Il / Un groupe social ?

Depuis le début du xx" siècle, le terme e Intellectuel »

s'est considérablement diffusé. Certains usages concernent
des personnages éminents qui contribuent à la création de

\
produits culturels de qualité ; c'est cette acception qui prime,
par exemple, dans les récits plus ou moins hagiographiques·
de noms célèbres ou dans l'htstotre culturelle tradtttonnelle.
D'autres usages enferment l'idée d'un groupe social spécifique en
relation de concurrence ou d'alliance avec d'autres groupes. Sous
ce dernier rapport, le groupe intellectuel semble indissociable
du système scolaire puisque c'est le diplôme qui constitue la
propriété objective principale permettant de lui procurer une
relative consistance. Avant même l'apparition du terme • intel-
lectuel •, un certain nombre d'individus avalent été regroupés
selon le principe de leur compétence certifiée : dans la première
moitié du xrx' siècle, on parlait de «capacités• pour désigner
ceUJC qui, médecins ou avocats, étalent considérés comme
faisant partie des élites sociales grâce au cumul d'un niveau
d'instruction supérieur et de biens hérités de leur famille. Or
c'est la dissociation des deux traits, diplôme et appartenance
bourgeoise, qui a fait problème et a favorisé une transformation
des perceptions collectives.
L'émergence d'une sociologie des intellectuels suppose, au
moins, deux conditions : l'objectivation d'une catégorie comme
groupe social d'une part, et la perception d'un lien entre
propriétés des producteurs et propriétés des produits d'autre part.
Or il n'est pas acquis que ces deux aspects, aussi déterminants
qu'ils aient pu être, aient été associés de façon rigoureuse dans
 38 SOCJOlOGIE DES INTELI.ECTUE.LS
des analyses concrètes. ½1
sociologie des lntelle.ctuels semble
s'être constituée par une sepa~ation en~e ?eux sp.ecialltés : d'un
côté, l'étude d'un groupe social caractérisé par l'educatlon et
1 avt en avant un lien entre la surproduction de diplômés et
culture et, d'un autre côté, l'étude des productions intellectuel! a
Initialement désignée comme « sociologie de la connaissancees,
Et cette tension n'a jamais totalement disparu par la suit;·
certains auteurs se consacrant plutôt au _ devenir du groupe'.
en particulier dans ses aspects économiques et politiques
d'autres plutôt aux textes, aux idées. Sous ce rapport, le ~
des productions germanophones des années 1890-1930 est
instructif. C'est en Allemagne que se sont trouvées réunies les
conditions d'apparition d'une nouvelle problématique, même si
L'école durkhelmlenne, à travers la question des classifications
primitives, a offert des apports considérables à une sociologie
de la connaissance. Le poids du marxisme a été déterminant
car il s'agissait pour plusieurs penseurs de se définir par rapport
à des questions suscitées par l'œuvre de Marx : comment
situer les diplômés, les porteurs de culture dans les • rapports
de production» et dans le système de rapports de classes?
Les produits culturels peuvent-lis être assimilés à une simple
«idéologie» dissimulant des intérêts de classe ?
L'ombre du sodallsme
Le thème de la surproduction Intellectuelle, dont on retrouve
plusieurs éléments chez des théoriciens de l'époque, a inspiré
toute une littérature remontant au moins au xvn" siècle, qui
s'appuyait sur l'évolution des détenteurs de titres scolaires
[Chartier, 1982]. Dans les périodes où le nombre de diplômés
paraît croissant, l'une des questions que les défenseurs de l'~rdre
ancien sont portés à se poser est : que faire de tous ces preten•
dants? Leur nombre peut être jugé en excès par rapport à celui
des emplois disponibles, tenu comme plus ou moins stable :
des aspirations culturelles ont été entretenues qui ne peuve_nt
trouver à être satisfaites en l'état. La population concemee,
qui ne parvient pas à accéder aux professions claire01;0:
délimitées (clercs, juristes ou même gens de lettres), peut ~tr
caractérisée par la réunion de deux aspects : un talent q~afe
manifeste par la parole et par l'écriture, et une position soc
UN GROUPE ,,SOCIAL 7 39
'est au moment de la Révolution française,
en porte· à- faux . C ' t
des écrivains conservateurs comme Edmund Burke, qu es
m sé I tion politique · sont visés les « gueux de plurne »
1arvou · · ., h d
(Edmund Burke), les • Pougatchev de I'Unlversttë • (josep e
Maistre), les • lettrés affarnés » (Arthur Schopenhauer), le; ?rolé-
tariat cultivé• (Friedrich Nietzsche), tous ces gens que I aigreur
personnelle, alimentée par des idées. si'."pllstes, porte_ à la
critique sociale et intellectuelle. Considérations morphologiques
(surproductJon) et psychologiques (frustration) conduisent à
mettre en cause l'idée de l'éducation (supérieure) pour tous.
• L'ouvrier ne veut plus rester ouvrier, le paysan ne veut plus
être paysan, et le dernier des bourgeois ne voit pour ses fils
d'autre carrière que les fonctions salariées par l'État { ... ]. En
bas de l'échelle sociale, [l'école] crée ces armées de prolétaires
mécontents de leur sort et toujours prêts à la rêvolte », écrit
(
l'auteur du best-seller Psycllo/ogie des foules [Le Bon, 1895, p. S3].
Les intellectuels, fils dé la surproduction scolaire
Ces discours trouvent des échos chez des sociologues conser-
vateurs préoccupés par la conversion d'une fraction des intel-
lectuels à la cause du socialisme. L'italien Roberto Michels
(1876-1936) a rédigé I'article « lntellectuals • dans YEncvdopedla
of the Social Sciences [Michels, 1932]. Bon connaisseur de la vie
intellectuelle en Allemagne et en France, Il occupait une position
à ml-chemin de la sociologie politique et de l'action mili tante;
d'abord proche du socialisme, il s'était ensuite raillé au fascisme.
Ce qui l'intéresse dans ce texte est la question de la • conduite
des masses par les intellectuels (/11tellige11z) •· Après s'être risqué
en vain à un exercice de définition (si les Intellectuels sont
généralement diplômés, le diplôme n'est pas un critère suffisant),
11 dégage des figures saillantes : les «rntsstonnalres s animés par
des sentiments élevés et, à l'opposé, les rejetons du prolétariat
lnteilectuel qui ont des raisons objectives (carrière) et subjectives
(ressentiment) de se· dévouer à une cause politique et d'adopter
des positions extrêmes. Michels se montrait finalement nuancé
sur le pouvoir social des intellectuels, quelque peu surestimé
selon lui. Joseph Schumpeter (1883-1950) voit dans l'intel-
lectuel un • professionnel de l'agitation» suscité par l'essor
 40 SoCIOLOGI.E DES INTELtECT\J ELS
du capitalisme. Renonçant à définir les intellectuels à tr
des professions déternùnées ou des caractéristiques préclsavers
n'ayant rien d'autre à proposer que des illustrations Il éves et
• ' oque
quelques figures concretes ayant . en commun
. de troubler 1es
esprits, telles que les • sophistes, philosophes et rhéte
[Schumpeter, 1942, p. 205), spécialistes des mots et non ~rs/
gestion des affaires de la Cité. e a
A l'autre bout du spectre idéologique, la. « question d
intellectu els • qui apparaît comm e telle dans le mouveme es
socialiste, en particulier dans la social-démocratie allemandnt
est également associée à la possession et à l'inflation de titr~
scolaires. Dans un article de 1883, August Bebel, ûgure impor-
tante de la social-démocratie, traite de la « surproduction de
!'Intelligence [Inte/lige11z] bourgeoise», et Karl Kautsky, le grand
théoricien marxiste, reprend. en 1895 dans des articles de la
Neue Zeit ce thème qui va être au centre de débats de ce parti
dans les années 1900 ainsi que, dans l'entre-deux-guerres, parmi
les « austro-marxistes "· On en trouve aussi de nombreux échos
en France, notamm ent à travers des traductions ou dans des
écrits au titre quasi invariable («Le socialisme et les intellec-
tuels» de Louis de Brouckère en 1899 ; Le Socialisme et les
intellectuels de Paul Lafar gue en 1900; • Les intellectuels devant
le sociallsme » d'Hubert Lagardelle en 1901 ; • Les intellectuels
et le socialisme», chapitre de L'Avenir du socialisme de Paul
Louis en 1905). Le terme s'applique, .selon Paul Louis, • aux
directeurs d'études des universités et aux maîtres-répétiteurs ou
aux instituteurs; au chirurgien célèbre et au petit praticien de
campagne ; à I' écrivain dont on se dispute les articles au poids
de l'or et à l'infortuné publiciste qui vit de traductions et de
compilations mal payées; au savant et au demt-savant> [Louis,
1905, P- 224). L'allemand l11te/lige11z a été traduit à l'époque
soit par «intellectuels•, soit par .« professions Ubérales• ou
" classes libérales •· .,
Cette littérature socialiste entremêle deux questions. L'une,
d'ordre organisationnel, concerne la place qu'il convient
t
d'accorder aux intellectuels dans le mouvement socialiS e et
l'autre, d'ordre théorique, porte sur la position des intellectUels
. d" l' • s devenue
dans les rapports de c1asses. La question des 1p orne , d ~~~:se~tée initialement par Kautsky reposait sur deux points :
essentielle dans les débats de la social-démocratie alleman e~
est abordée au Congrès de Francfort en. 1894. Si la JlgD
Questions de mots
Le mot « întellectuel .., apparu eo
France vers 1890, a pu être conüoruê
à d'autres termes à propos desquels
on peul se demander dans quelle
mesure Ils en étalent des équivalents.
&& Intellectuel• se· diffuse en France
dans les années 1900, notamment
du fuit de l1affaire Dreyfus. le ratta-
c:hemenl à I'« lnlelligence • et à
I'" [ntellect > (lntellecws) n'est pas
anodin : les. Intellectuels seraient des
hommes de l'entendement portés·
à tout analyser en privilégiant une
faculté humaine, jugée froide et
rationnelle, ce qui peut être porté à
leur crédit ou, au contraire, reproché
comme déficience par rapport à la
sensibilité, à l'âme, à l'esprit et au
sacré. En Russie et en Europe de
l'Est était utilisée depuis le début du
XIX"' siècle une dénomination collective
- lntelligencjfa- ensuite importée en
Allemagne, $DUS la forme lnte/ligenz.
Dans ce pays, les individus pouvaient
être caractérisés soit par le diplôme
(Akademiker, Gelehrte), soit par leur
position dans la division du travail
(Geistiger Arbeiter ou Geiste.sarbeiter).
On les grallfialt souvent du titre de
Doktor, marque statutaire permettant
de rnaruf ester, à la façon du titre
italien dottore, l'appartenance aux
touches supérieures.
Alors que le mot -. intellectuel •
peut désigner, selon les. cas, des
•ouvriériste• stricte visant à exclure les intellectuels des partis
;ivr1e~s a été écartée, la quesUon demeurait ouverte de la place
~aitable pour eux. La ligne officielle telle qu'elle a été
coté, la •surproduction• d'intellectuels tend à les
UN GROUPE SOCIAL ? 41
personnalités éminentes ou un
groupe relativement homogène, le
terme collectif d'Europe centrale
et orientale est sans doute plus
approprié pour désigner au sein de
la structure sociale un ensemble de
positions ·voisines (par le diplôme,
la culture ou le type de profession),
ceractërtsécs par des aspirations
culturelles et po!!tiques relativement
convergentes.
Le mot français «Intellectuel»
a été importé dans d'autres pays,
mais parfois avec une connotation
distanciée, Ironique ou néqatlve,
marquant la provenance et la spéd-
licité françaises (sinon parisiennes) ;
les <,[· lntellectuels » apparaissent par
contraste, soit avec les savants, les
érudits (Allemagne), soit avec les
écrivains (Angleterre), comme des
gens certes cultivés mais quelque peu
prétentieux, s'occupant de grands
sujets à connotations phüosophlques
ou politiques.
Les différentes options classifica-
toires peuvent avoir des effets sur la
démarche scientifique elle-même : la
soci alogie des intellectuels peut être
traitée soit comme un domaine très
exteruif englobant diverses professions
et spécialités (professeurs. [ournalistes,
avocats ... ), soit comme un secteur
dominé par les seuls producteurs de
biens culturels, étudiés par des socio-
logies spécialisées (littérature, philo-
sophie, sciences, religions. idéologies
poUliques, etc.),
 42 SO CIO LO G IE OH tN TELL ECTU ELS
rapprocher objectivement du prolétariat; d'un autre _
ont tendance, en raison de leur éducation a· se c c6te, ils
' onstd'
comme une • classe privilégiée» cherchant à se penser au-deerer
des ouvriers. À la suite de Kautsky, plusieurs auteu ssu,
intervenus, dont le •révisionniste• Eduard Bernstein prors sont
de la• nouvelle classe moyenne», et le penseur austro-m ' moteur
. La nouvelle spécialité qu'est la sociologie de la connaissance
. . auaste
Max Adler. Les clivages sur 1a fuste 1igne du parti enfermai
une question théorique, celle du rôle respectif des fact •nt
culturels et des facteurs matériels. Adler, revendiquant l'hért::'s
kantien, insistait sur la nécessité de faire appel à des vale}e
socialistes et à des • intérêts intellectuels » (et non stricteme~
économiques) pour encourager les intellectuels à se mettre aux
côtés du prolétariat. Léon Trotski [1910] lui répondait que la
dimension « splrltuelle » est elle-même au service des classes
possédantes.
La socioloqie de la connaissance
L'autre pôle de la sociologie des intellectuels, où l'on rencontre
parfois les mêmes protagonistes, est la « sociologie de la connais-
sance » (Wissmssoziologie) qul vise à rompre avec la philosophie
néo-kantienne de la connaissance et de la culture. Un moment
fort : le Congrès de sociologie de Zurich en 1928, auxquels
participent des sociologues (Werner Sornbart, Alfred Weber), des
philosophes plus ou moins ouverts à la sociologie, proches du
marxisme (Max Adler, Otto Neurath) ou opposés (Max Scheler),
des économistes ou historiens (Karl Wittfogel) et, enfin, le jeune
Karl Mannheim qui va faire débat. La conjoncture qui réunlt ces
auteurs très différents est marquée par la crise de l'Université
dans la République de Weimar. Celle-ci a, entre autres, pour
· symptômes le déclin des mandarins allemands se rédama~t
des. valeurs humanistes (Bildzmg) et la confrontation au sern
du corps professoral des conservateurs et des modemist~-
deviennent la culture et ses serviteurs dans une socleté
Q:
pleine transformation, marquée par les ruines de la guerre- 1a
défaite, l'inflation, les luttes idéologico-politiques entre n~tl,::;
nalistes, chrétiens, socialistes, communistes? L'un des enJ~re
des débats sur I'historlclsme et le marxisme était de dr~n et
nnê des I ees(ou
compte du caractère historiquement conditi L o
des valeurs en tentant d'échapper au vertige du relatlvls!lle
U N GROUPE SOCIAL 7 43
du • nJhllisme ,) et du • déclin de l'Occident»., ann~ncé par
aytste comme Oswald Spengler, lu et commente par de
un5 · · · G
rnbreux penseurs. À ces débats, Martin Heidegger et eorg
~~acs ont apporté des réponses bien différentes, .
présente alors comme une sorte de lieu neutre entre des
::teurs aux options divergentes. Par rapport à la vieHle histoke
culturelle (Gdstesgescflichte) à la Wilhelm Dilthey qui enten?ait
étudier l'• esprit objectif> (Zeitgeist), elle se veut moins specu-
lative moins tournée vers les pures Idées ; pour des marxistes,
elle est suspecte de vouloir supplanter l'approche matérialiste
de l'histoire, et pour des défenseurs de la culture classique
comme Ernst Curtius, elle est coupable de relativisme. Max
Scheler, l'un des premiers à avoir utilisé l'expression « socio-
logie de la connalssance » dans un livre de 1926 portant ce
(
titre, était un philosophe inspiré par la phénoménologie dans
une version spiritualiste. Rejetant le matérialisme, sa socio-
logie entendait montrer le lien entre des formes de savoir
(religieuse, métaphysique, scientifique) et des configurations
sociales qui en favorisent l'apparition, Ainsi, les agents religieux
seraient plutôt ancrés dans des couches inférieures alors que les
métaphysiciens seraient plutôt liés à des couches supérieures
[Scheler, 1926, p. 139-141], mals ces liens n'affectent pas la
validité de ces domaines : li s'agit seulement de prendre acte
des conditions factuelles d'émergence historique des formes de
pensée favorisées par leurs affinités d'essence avec des struc-
tures sociohistoriques déterminées. L'austro-marxiste Max Adler
rejette vigoureusement cette orientation en laquelle il voit une
reprise de l'histoire culturelle diltheyenne. Tout en admettant
un autre principe causal que celui de l'économie [Adler, 1928,
p. 1331, il préconise une sociologie visant à mettre en lumière
Ia , détermination sociohlstorlque de la vie de l'esprit» [p, 145].
Son Insistance sur le caractère socialement conditionné du
savoir (illustré par l'opposition, promise à un bel avenir entre
•,science prolétarienne • et « science bourgeoise •
5
[p.'145])
accompagne de considérations normatives sur le rôle des
~aleurs dans l'histoire. Mais, en général, les marxistes (Otto
eurath, Karl Wlttfogel) se montrent plutôt défiants envers
une sociologie de la connaissance qu'ils considèrent comme
un ersatz bourgeois du matérialisme historique.
 44 SOCIOLOG IE DES INTELLE.CTI..JE.LS
Karl Mannheim,
une figure de la sociologie
de la connaissance
jeune assistant à Heidelberg, un temps
disciple de Georg Lukac.s et proche de
la gauche honçrclse, Karl Mannheim
(1893-1947) <St l'un des participants
au Congrès de Zurich qui a institué
la soéiologle de la connaissance.
L'originalité de son exposé, « De la
j
çoncurrenœ et de sa signification dans
1 la cause du socialisme et militant actif, Il acquiert une position
le domaine de l'esprit (im Geïstigen) "'
1
[Mannheim, 1928], est d'offrir un
programme de travail empirique pour
'
cette nouve lle spécialité de 111 socio-
logie. Ce qui caractérise, selon lui, les
contenus spirituels est la façon dont
les producteurs de discours sont, ou
ne sont pas, en concurrence. Quatre
phases sont distingué-es : celle du
•-consen sus·?, où il n'y a ni de pluralité
ni de débat, celle du .a: monopole ..,
où un discours explicite est imposé
comme vérité., œlle d'une c_ concur-
rence atomisée .. ,. qui met aux prises
un grand nombre d'individus et,
enfin, celle. de là c concentration ,.,
où seul un petit nombre parvient
à être partie prenante dans l'arène
intellectuelle. Mannheim s'appuie sur
plusieurs exemples traité.s sommai ..
rernent : ainsi, le c réalisme» philo-
sophique médiéval aurait été porté
par les fractions dornlnaptes, alors
que le « nomlnaHsme .. aurait corres-
pondu à des fractions .. intermédïalres
et subalternes» [Mannheim, 192B,
p. 71] ayant, plus tard, à compter
evec la c scienœ », Instrument de
l'État absolutiste, et avec les lettrés
des académies. À chaque fois, ce .sont
des- -11 milieux~ qui s'affrontent pour
contredire les prétentions monopolis-
tiques des autres.
, Mannheim., qui tente: par la Strit~
developper les présupposés thêo . d•
de ses analyses, met en nques
thèse de r, attachernent.:~~t la
(Selnsgebundenhelt) de la Pentre •
m~ni_ère de d!re, contre la tradî:e,
idéaliste et rationaliste, que la pen 11
ne mène pas une vie Indépenue1nte •- ,;.
le rôle de la sociologie est de met~
en rapport Ies « milieux .. et leurs idées
p~opres à trav~rs des praUques d~
demarcatron, d appropriation et de
synthèse. Plus tard, avec sa cancept.io
de I'-: intellectuel ·sans attaches:
(freischwebende lntellektuelle), selon
une expression reprise à Alfred Weber
il entend montrer que, à la différenc;.
des classes ancrées dans l'économie
les Intellectuels sont unis essentiel~
lement par la culture [Mannheim,
1929, p. 129]. Cette • couche "'"'
racines ou mal enracinée dans la
société et difficile à rapporter à une
classe ou une condltion » nous -met
en présence, comme le montre le
mouvement romantique, d!lndividus
qui, étant voués à l'isolement et à
l'instabilité, sont d'autant plus dispo-
nibles pour sentir et exprimer les
aspirations de « couches socialerœnt
mieux intégrées• [Mannhelm, 1927,
p. 91]. Cette absence d'attaches reüete
certes leur détresse matérielle, mais
elle rend aussi possible la mtssioo
historique de ces agents capables de
.surmonter les limites des points de.vue
des autres agents. Deux orientations
principales apparaissent parmi_ e~~
celle de I'« idéologie.,., tournee
, et celle de
la ccnservatlon du passe, transfor-
J'c utopie», tournée vers 1~ l9l9].
mation du monde (Mannheim,
UN GROUPE SOCIAL ? 45
une théorie marxiste des Intellectuels :
Antonio Gramsci
Si Marx et Engels ont polémlqué avec nombre d'intellectuels
de leur temps, lis n'ont pas fourni d'analyses suffisamment
systématiques conduisant à ~e sociologie de.s intellectuels.
Le seul auteur à s'être engage dans cette voie est Antonio
Gramsci (1891-1937). D'origine modeste, il a mené des études
universitaires qu'il n'a pu achever, mals Il a réussi, grâce à
d'amples lectures (en philosophie, en linguistique, en histoire),
à devenir une figure intellectuelle originale et créative. Acquis à
majeure au sein du Parti communiste italien, tout juste créé. Ses
analyses sur les intellectuels tranchent incontestablement avec
les discours tenus par les théoriciens socialistes évoqués plus
haut. On y trouve un travail théorique cohérent, s'appuyant sur
différentes disciplines et sur une importante culture hlstorlque
[Hoare et Sperber, 2019]. C'est sans doute pourquoi Gramsci
est devenu Incontournable pour tous ceux qui, à partir des
années 1970, se sont efforcés de renouveler le marxisme et de
l'ouvrir, entre autres, sur les domaines de la théorie politique
et de la théorie de la culture,
(
Une théorie ambitieuse
li est important de préciser que les écrits de Gramsci· sur la
question ne sont pas des ouvrages achevés, mais des « camets »
qui, rédigés alors qu'il se trouvait dans les geôles de Benito
Mussolini, appelaient des travaux futurs. Il est donc Impossible
de dire quelie aurait été la version finale et si les Imprécisions
~~ les lacunes auraient pu être évitées. Gramsci se tient à
ecan_ des découpages disciplinaires et se montre réservé envers
~au soqologle, qu'il s'agisse de celle de Weber, de Mannheim
d de Pareto. Il se donne plusieurs objectifs : rendre compte
b6 rapports entre culture, économie et classes sociales aussi
1
en contre l'idéalisme philosophique (celui néohégélien de
8
;~ed~tto Croce) que contre !'économisme ~arxlste; saisi; les
~i Jrie~és gfoériques du groupe des intellectuels mais aussi ses
a:X riions mtemes; esquisser une ligne politique par rapport
ntellectuels et aux classes dominantes..
46 50G OL0 Glt DE.S INTE LL ECTU ELS
Gramsci propose un essai de réponse marxiste à un ense b
de questions philosophiques, sociologiques et politiques. :J: le
à l'encontre de I'économlsme et du scientisme de la sec~t
1
démocratie européenne, il se distingue par l'attention portee •
problème de la culture. En particulier, il refuse de voir dans ~u
société capitaliste le simple reflet des rapports de production e~
dans I'explotration des travailleurs le seul effet de la dominatto
du capital : grâce à Ia célèbre notion d'hégémonie, ll enten!
rendre compte de la cohésion propre à une soctété de classes.
La classe capitaliste n'est pas uniquement détentrice des moyens
de production matérielle, mais elle détient aussi une forme de
pouvoir spirituel qui consiste dans sa capacité de faire accepter
son image de la société par tous les groupes sociaux. Au-<ielà
de J'analyse économique des contradictions objectives, il s'agit
de saisir les rapports de classes à partir de la connaissance de
l'histoire spécifique de chacune des classes, en l'occurrence la
bourgeoisie capitaliste (nord de l'Italie), la bourgeoisie rurale
(sud de l'Italie), les différentes variantes de petite bourgeoisie,
la paysannerie, le prolétariat.
S'abstenant d'une définition formelle et générale, Gramsci
entend s'appuyer sur l'analyse des rapports de classes. D'emblée
est posée la question de savoir si les intellectuels sont, ou pas,
un groupe autonome. L'opposition entre la bourgeoisie et le
prolétariat se reflète dans l'opposition entre des intellectuels
rattachés à chacune des classes. Il y a une symétrie entre les
intellectuels qui contribuent à assurer le pouvoir d~ cbacune
des deux classes, la différence étant que l'intellectuel revolution•
naire n'a d'autres assises que celles que lui procure le Parti, au
contraire de l'lntellectuel bourgeois qui bénéficie des ressourc°:
procurées par Jes entreprises capitalistes et par l'État. Maigre
cette importante différence, on peut dire que les deux gro~p:
Intellectuels font la même chose: ils remplissent des fonctio .
. . 1 1· e respective,
conception et d'organisaoon au service de eur c ass
·t' de ]'«entre
C'est ainsi que Gramsci peut réunir, aux co es t 0
· · ct'·m du strie• le savan. d"un
preneur capitaliste •,. « le technlclen e
11
économie politique, l'organisateur d'une culture nouve e,ncept
. t ton du .coqu'elle
droit nouveau, etc. •. La « très large ex ensi
d'intellectuel» est une difficulté Insurm ontable pu~uite de
permet de rassembler ceux qui ont à voir avec la ~onnt ayant
l'industrie mals aussi les « commis • du groupe donuna
UN GaOUP'E SOClAL 1 41
•
a .rem
pllr tes fonctions subalternes de l'hégémonie sociale
· du gouvernement pollttque ». Ceux-ci ne sont pas engages
,,,
~ tement dans la production : ils Interviennent pour assurer,
d"une part, le« consentement "spontané" des grandes masses de
population à la direction imprimée à la vie sociale par le
1
;oupe fond.amental domlnant » [Gramsci, 1930-1932, p. 315]
et, d'autre part, le • fonctionnement de l'appareil de· coercition
de l'Éta.t • quand le consentement échoue.
Un dualisme insurmontable
C'est lei qu'apparaît la difficulté de rapporter les Intellectuels
bourgc'Ols («urbains•) à des catégories identifiables en termes de
profession: on peut dire que certains sont plutôt ce que James
Bwnh am appellera des « hommes de I'organtsation », alors que
d'autres sont des juristes. Mals qu'en est-li de ceux qui sont
\
préposés expressément à l'obtention du consentement? S'il
s'agit de penseurs, d'idéologues, comment les caractériser socia-
lement? L'analyse proposée montre les limites d'une approche
ïoncnonnaltste qui déduit plus ou moins directement les carac-
téristiques des individus des fonctions qu'ils sont présumés
remplir pour la société ou pour une partie (la bourgeoisie),
11 Y a, en effet, des cas où Il est difficile de déterminer le
lien à l'une des classes participant au procès de production
économique. Gramsci se trouve ainsi conduit à compléter une
analyse de type fonctionnaliste par une approche historique
permettant d'envisager une partie des intellectuels comm e des
•_surviva~ces • d'époques antérieures: ce sont l'Église (ecclésias-
:q~es), 1 école (enseignants) et d'autres institutions (professions
berales) qui font exister une population dépourvue de fonctions
~~rectes dans le système de classes. Pour tenir ensemble la
ependance des intellectuels envers les classes • essentielles • et
~e?dre compte de ceux qui en débordent le cadre Gramsci a
. te conduit à mettre en avant la fameuse dualité .' intellectuel
orgamque •/• intellectuel traditionnel •·
, Cette dualité a ét e• a· ce point - .
adrnise comme allant de
1
,: iue les difficultés qu'elle enferme ont été laissées dans
°:i
les re, Première difficulté : quelles sont les relations entre
plutô~u=~~upes? S'agit-'.] de fractions concurrentes ? A-t-on
e à une distribution du travail en quelque sorte
 48 SOCIOl..OGlE ors INTE Ll..ECT\J ELS
« fonctionnelle », l'un d'eux s'occupant de l' «Infrastructure•
matêrtelle et l'autre de «superstructure:. spirituelle, ou bien
a-t-il entre eux des intersections? DeUXIe'.1'e dlfflculté : pa~
les intellectuels « organiques •• y a-t-il vraiment symétrie entre
ceux qui sont du côté de la bourgeoisie et qui remplissent ttne
très (trop?) grande diversité de fonctions, allant de la direction
de la production matérielle et de la conduite des hommes
jusqu'à la défense proprement idéologique de la bourgeoisie
et ceux qui, étant situés du côté du prolétariat, s'occupen;
essentiellement de stratégie politique ? Le mot «organique. ne
serait-il pas quelque peu flou? Troisième difficulté : ce qui est
dlt « traditionnel" est-il del'« organlque » d'époques antérieures
qui serait devenu caduc ou bien est-il inhérent à des institutions
autonomes qui tendent à se reproduire? Quatrième difficulté:
le rapport entre la position sociale présumée des intellectuels
et Jeurs productions n'est pas vraiment élucidé. Comment
passer, dans le cas de Benedetto Croce, du bourgeois ordinaire,
proche du grand patron Giovannl Agnelli (comme le soulii:,'lle
Gramsci), au philosophe idéaliste? On peut finalement se
demander si l'opposition entre les deux groupes d'intellectuels
est vraiment éclairante et utilisable. Si Gramsci a eu le mérite
de tenter d'élaborer une théorte marxiste des intellectuels, la
question des fonctions de classes rem~li~s par les i~tellectuels
semblait à ce point prioritaire qu'elle faisait obstacle a un travail
r. empirique de sociologie et d'histoire tout en encourageant des
débats théoriques difflclles à trancher.
Les Intellectuels t une matière à prophéties sodales
A travers les intellectuels, il est souvent moins queSlion
des productions culturelles que des transformations des s~~~
tures sociales et, plus globalement, de l'évolution des so~:ns
modernes. Le terrain par excellence de ce type d'~terr:J:nsés,
est l'institution scolaire. La croissance des effectifs s r de
, . fi' te dans l'esso
notamment dans· le supeneur, qui se re e
groupes professionnels fondés sur la possession
considérée par certains auteurs rnmme
1:
ftres est
~ofo~des
un indtceociéfés capita·
évolutions qui affectent le fonctionnement des s bl dans le
listes. Leurs discours vont au-delà de ce qui est observa e
UN GROUPE. SOCIAL ? 49
présent et prennent la forme d'une prophétie accordant ~n rôle
détenntnant au groupe social nouveau autour duquel I espace
social va être recomposé. Pour voir combien ce type d'lnterro-
auons a de poids dans la sociologie des inteUectuels, H suffit
~e regarder un article de synthèse publié dans l'A1111ual Review
of Soclalagy [Kurzrnan et Owens, 2002), où les auteurs étudient
les variations dans le temps de trois hypothèses fondamentales :
les mtellectueis sont envisagés soit, à la façon de Mannheim,
comme un groupe • hors classes », soit, à l'inverse, à la façon
de Gramsci, comme « liés à une classe », soit, enfin, à la façon
de ]'écrivain Julien Benda, comme une • classe en sol ». Il s'agit
surtout de déterminer si le groupe des intellectuels se range
aux côtés de la bourgeoisie ou plutôt du prolétariat : doit-on
Je penser comme une nouvelle élite ou comme un nouveau
prolétariat? li est tout aussi Important de savoir si le rôle de
ce groupe est positif ou négatif.
Selon la façon d'envisager l'accroissement des diplômes, li
y a quatre possibilités principales : une élite intellectualisée,
\
une nouvelle bourgeoisie, un prolétariat intellectualisé, une
!ntelllgentsla prolétarisée. Les intellectuels sont-ils appelés à
prendre le pouvoir ? pour leur seul profit ? pour le profit de
l'ensemble de la société? On pourra observer que les intellec-
tuels requis pour les besoins de la démonstration ne sont pas
exactement les mêmes : alors qu'il est plutôt question, dans un
cas, d'écrivains ou de journalistes, il s'agit plutôt, dans d'autres
cas, d'ingénieurs, de cadres et de technïciens,
intelligence massifiée.••
La vole la plus ancienne, de type catastrophiste, est celle
d'un prolétariat de l'intelligence que s'entendent à dévoiler,
pour des raisons opposées, des penseurs conservateurs et des
tbéorldens révolutionnaires. Les premiers redoutent l'apparition
d'agitateurs de plus en plus nombreux (« avocats sans cause»,
• médecins sans malades »), dont les aspirations universitaires
déçues favorisent l'expression démagogique de leur ressen-
timent auprès de masses jusqu'alors passives et dociles. Leur
cible est, de façon plus ou moins explicite, les diplômés issus
des classes inférieures auxquels l'Université a tourné la tête
en entretenant Jeurs aspirations déraisonnables ( • déclassés par
 50 SOCIOLOGIE. DES. INTE LU. CTUEt.S
le haut »), une bourgeoisie en_ trompe l'œll pourvue en titres
scolaires mals non en patrimoine. Les seconds volent dans la
surproduction intellectuelle une conflnnation des prédtctions
relatives à la paupérisation d_e couches sociales jusqu'alors
relativement protégées : il s'agit plutôt, cette fols, d'individus
d'ascendance bourgeoise (« déclassés par le bas »),
Une variante optimiste de cette voie consiste à opposer au
prolétariat ancien, composé d'ouvriers souvent peu qualifiés
d'industries en déclin (mines, métallurgie... ), une « nouvelle
classe ouvrière. faite d'Indlvidus hautement qualifiés (comme
les techniciens de l'informatique). Cette voie de la • nouvelle
gauche» a été empruntée, entre autres, par Serge Mallet (1963],
sociologue de la classe ouvrière qui, comme d'autres théoriciens
dans les années 1960-1970 [Gorz, 1964], envisageait une sorte
d'lntellectualisatlon de la société et des conflits sociaux : la
) • culture» (versus l'économie), la demande d' .. autogestlon ,
(versus les revendications salariales), le • qualitatif » (versus le
e quantttatîf ») sont les clés d'analyse nouvelles censées remettre
en cause les vieux •dogmes,. du marxisme. Dans ce sillage, des
théodciens postmodemes ont défendu l'idée d'un « capitalisme
cognitif » dans lequel le savoir tend à prendre la place de la
force de travail salarié dans les rapports de production [Hardt
et Negri, 2000].
.•. ou nouvelle élite ?
Les deux autres options qui concernent Je devenir des êlites
•
s'appuient sur Je rôle croissant des titres sco 1 aires dans les
classes dominantes. tus
La première envisage l'apparition d'une élite de plus _e~ P
éclairée, •intelligente•• pourvue d~ dlplômes,_ qui se_::i:s;:
de la bourgeoisie ancienne .détentnce du capital. lni dans
conçue pour contester le marxisme, elle a connu U1'._ rega~que,
les années 1960, marquées à la fois par la croissance eco~~statlon
les progrès de la scolarisation universitaire et la con IDbre
n certain no
dans les campus. Dès l'entre-deux-guerres, u • uences de
la montée des fractions scolarisées dans le 5Y 5t è:
d'auteurs avalent voulu mettre en évidence les conseqproctuctif.
t (devenu
Parmi eux le Belge Henri de Man (1885-1953), soci rtheOctoxe Je
'
un collaborateur), soulignait, contre le marx.1meo
s '
Ut-1 GROU.PE SOCIAL 1 51
ôl croissant de la • classe moyenne» des Intellectuels dans les
\ ~ s. de direction économique et politique. James Bumham
)1~0~.1987) avait prédit dans 11,e Managerial Revolutlon (1941) i1.
l'ascension d'une classe de managers au détriment de la vieille
bourgeoisie capitaliste. Dans les années 1960, le sociologue Daniel
Bell (1919-2011), s'appuyant sur la croissance des emplois de
services, a mis en avant les notions de société postindustrielle
caractérisée par la connaissance, l'Information et la compétence.
Alvin Gouldner (1920-1980) propose une version plutôt positive
de l'ascension des intellectuels en tant que « nouvelle classe »
non dépendante des autres classes. Composée de détenteurs de
titres scolaires, allant des techniciens préposés à la direction des
affaires aux Intellectuels préposés aux Idées, cette classe apparaît
comme une classe •universelle• capable d'offrir à l'ensemble
de la soctétê ses valeurs spécifiques. D'un côté, elle s'impose
à travers une • culture du discours crltlque » qui tend à saper
la domination capitaliste ancienne au nom du savoir et, d'un
autre côté, elle vise à occuper les positions dominantes. Porteuse
d'un universalisme « Imparfalt », elle n'en représente pas moins
une classe progressiste [Gouldner, 1979].
La seconde option, variante pessimiste de la précédente,
attribue à la nouvelle classe montante une· ambition aussi
exclusive que dissimulée : celle de supplanter l'ancienne
bourgeoiste. Dès le début du xx" siècle, l'apparition des Intel-
lectuels comme catégorie spécifique avait donné lieu à des
critiques non seulement dans les mllleux conservateurs mais
aussi dans une gauche radicale, antiparlementaire, marquée par
l'anarcho-syndicalisme (Édouard Berth, Hubert Lagardelle). li
en va ainsi pour le théoricien de la violence révolutionnaire,
G,eorges Sorel (1847-1922), pour qui « l'Êtat » est un « corps
d ln:ellectuels [... ] qui possède les moyens dits politiques pour
5
~ defendre contre les attaques que lui livrent d'autres groupes
d Intellectuels•; ainsi, • toutes nos crises politiques consistent
dans le remplacement d'intellectuels par d'autres Intellectuels.
[Sorel, 1908, p. 54]. Davantage tourné vers l'anarchisme, Jan
:•cla~ Makh~ski (1866-1926) considère que le socialisme est
ne ideologle a prétentions scientifiques d'intellectuels (allant
:~c;rtlstes aux directeurs d'usine) qui vise à évincer, sous un
urs unlversallste, la classe bourgeoise afin d'imposer sa
propre domination à travers l'État [Makhaïski, 1979].
52 SOCIOLOGIE. DES INTI LL ECT U.EL S
les intellectuels des pays
socialistes : une classe
·t'I
dominante?
Le retour de la problématique
des intellectuels comme classe
visant à la domination politique
a été favorîsé par la critique des
systèmes socialistes qui, à la suite
de Trotski et de quelques-ons de
ses dlsclples (Bruno Riul, James
·· Bumham). s'appuyait sur la notion
de bureaucratie. Gyôrgy Konrâd et
Ivan Sze!ényl se sont inscrits dans
cette lignée, mais avec des outils
sociologiques et des matériaux
historiques plus riches. Leur préoc-
cupation principale était de rendre
compte du type de domination
propre aux sociétés socialistes. SI,
dans les sociétés capitalistes, les
intellectuels sont partagés entre ceux
qui participent à l'êlite dirigeante. et
ceux qui, soumis aux lois du marché,
.sont en voîe de prolétarisation, Il
en va autrement dans les sociétés
socialistes, 00 le contrôle centralisé
du surplus économique favorise la
constitution d'une classe rassemblant
l'ensemble des professions intellec-
tuelles, les ingénieurs, les dlrec-
teurs d'usine et aussi les écrivains.
Toutefois, les intellectuels visés sont
essentiellement des dirigeants de
Les Intellectuels comme groupe social :
compodtlon, délimitations
Si les intellectuels constituent un groupe soaa '. · rteur
s'attendre à ce que, comme d'autres groupes, celui-cl s~it ~rche
de. revendications matérielles et symbolique_s, et_ qu il ~'est ce
à faire entendre sa voix grâce à des mobillsat10ns,
l'éconornle, des technocrat
mettant à profit leur savO e5 qul,
1
accéder à des positions d r Pour
dl. epouvoir
e a a re stributlon rationnelle des
~~~urc':5, parviennent à associer la
léqitirnltê du sod~ali_s~~ sclenUfique
et leur propre leg1t1mité d'agents
porteurs de valeurs universelles. C'est
donc dans 1~ socialisme que semble
le mieux s accomplir ta vocau
historique des inlellectuels (Konr;~
et Szelényi, 1979].
Konrad et Szelényi sont blen
obligés, eux aussi, de tenlr compte
de la grande hétérogénéité des intel-
lectuels qui occupent des positions
inégalement proches du pouvoir
économique et politique; mais, pour
préserver le groupe des Intellectuels
comme un tout, ils sont conduits
à placer au cœur du groupe une!
contradlctlon entre les fonction,
rempiles par ses parties. telos ve~
ttchne, l'écrtvain se consacrant à la
vtslon globale, le technocrate à l'orga-
nisation. On n'est pas très éloigné de
l'opposition gramscienne entre lnt,el.
lectuels traditionnels et inte!lectue!s
organiques. Mais, à nouveau, se pose
la question du degré de conéslen
de cette classe inteltectuelle où
s'agrègent des fractions dlrectemest
associées à l'exercice du polJ\loir et
des fractions vouées à la production
proprement culturelle.
• I on peut
UN GAOUP.E SOCIAL? 53
u'avaient pensé les Initiateurs d'un syndicat, la Confédération
~es travailleurs intellectuels, fondé en 1923 pour lutter, entre
autres, contr.e le chômage Intellectuel. Les succès _limités d~ cette
organisation montrent bien la difficulté de réunir les catégories
auxquelles elle s'adressait : travailleurs tntellectuels salariés,
professions Ubérales, professions, artistiques [Chatrlot, 2006].
En quête d'une définition objective
Si le groupe des intellectuels est doté d'une relative consis-
tance fondée objectivement, quelle est sa composition, quelles
en sont les limites et aussi les principales subdivisions internes ?
L'analyse se révèle particulièrement difficile du fait de l'indé-
termination des critères de définition utlllsables. Le premier
critère porte sur la qualification proprement Intellectuelle.
SI le diplôme constitue le moyen le plus approprié pour
l'objectivation d'une catégorie statistique, est-il pour autant
suffisant? En effet, à un pôle, peuvent figurer les individus
dont la qualification est attestée par des performances effectives,
comme l'écriture littéraire, qui peut être reconnue hors des
institutions, voire contre elles, et qui, en tout cas, n'est pas
as_su/ettle à une évaluation stricte et incontestable; à l'autre
pole, la qualification est certifiée par des titres scolaires. Or,
en ce cas, la trame risque fort de se révéler bien trop lâche en
raison de l'écart inévitable entre les titres et les « postes ». Un
deuxième critère semble renvoyer à l'opposition entre auteurs
et non-auteurs : à supposer que les différentes questions
notamment juridiques, tournant autour de la qualité d'auteur
soient résolues, l'intellectuel renverrait à quelque chose comme
~n~ œuvre. Il est néanmoins discutable d'exclure d'emblée des
mdivldus qui, n'ayant pas produit de texte peuvent avoir joué
un rôle intellectuel important au moins 'par la parole . D'un
autre c ôtée, 1a population des auteurs est loin d'être homogène
•
•
Ilon Y trouve
· des ecnv
- · alns occasionnels, des producteurs de·
estvresarfa
pratlques' de manueIS; d'ouvrages techniques, etc. S'il
con~ 1!ement concevable d'isoler, au sein de cette vaste
s e11atton
écrivains c' , une
, populatlon determmée
- . comme celle des
de , ' . est a condition de s'entourer d'un certain nombre
ce s~~attions, Un troisième critère serait d'ordre nominal •
n es usages terminologiques seuls qui permettraient d~
54 SO CIO LO G IE D ES IN U LL ECT U ELS
trnncher à qui revi~t une telle a~pellation. Le mérite d
voie est de ne pas imposer une defln!tion de l'extéri e Cette
évidemment, elle se prête peu à la mesure. eur, mais,
Une analyse qui serait à la fols globale et rigoureuse
intellectuels comme groupe social rencontre un certain nomdes
d'obstacles que l'on peut contourner en admettant d'e bbre
que 1,.image obtenue ne sera [amars· • qu,approchée. Dèsm lée
1 les années 1960. Il est composé des cadres admlni~t~atifs et
des méthodes quantitatives peuvent être mises en œuvre ors,
s'efforcent de détemllner des ordres de. grandeur, de déc~~:
des évolutions ou de comprendre, de façon approfondie 1
caractéristiques d'un sous-ensemble dont on a des raison~ ::
penser qu'il est central ou important. On ne présente Ici que
quelques-unes des approches utiles.
Étant donné le lien entre activité intellectuelle et titre scolaire
il est justifié de recourir à des indicateurs de scolarisation et d~
niveau scolaire, de spécialité, etc. Dans la mesure où les taux
de scolarisation ont augmenté depuis le xix" siècle, on peut
inférer que le poids des fractions intellectuelles s'est accru :
il y a de plus en plus d'enseignants du primaire et du secon-
daire, d'universitaires et d'étudiants. En France, le nombre de
bacheliers était en 1931 de 15 000 et celui des étudiants de
78 700. Ces chiffres se sont trouvés multipliés par 10 au milieu
des années 1970 [Prost, 1982). Dans cette période, on constate
que les effectifs des enseignants du supérieur en disciplines
littéraires et sciences humaines sont passés de 280 à 7 700.
La croissance s'est poursuivie dans les années 1990 avec la
• seconde massification scolaire » : en 2018, 517 490 étudiants,
soit 32 % des effectifs globaux, étaient inscrits dans les filières
lettres-sciences humaines et arts; les effectifs des enseignants
dans ces disciplines étaient alors de 27 433 [Repères et ré{érl!llc,s
statistiques... 2018, 2019]. l'O n
Au sein de ces populations, comment distinguer ceux que 1
peut considérer comme faisant partie des fractions pro~re::e
I
intellectuelles ? Ce type de difficultés est au cœur t de de laansa.,.,
1 "'·
des professions intellectuelles que les cJa5sernen_ ~ · du savoir,
tique publlque rendent possible. Fondée sur le ~rter: de 1,105ee
située en haut de l'échelle sous ce rapport, la categon at11e ell
• cadres et professions intellectuelles supérieures », appt cadres
1 rv dus déclarant des droits d'auteur. Mais la population
1982 a succédé à la catégorie • professions llbéra es efessloOS
, t les pro
supérieurs ,. : elle « regroupe les professeurs e
UN GROUPE SOCIAL 7 55
tlflques salariées qui appliquent directement des connals-
scien . très approfondies dans les domaines des sciences exactes
~:n~~malnes à des activités d'intérêt général de recherche,
d'enseignement ou de santé». . .
L ffectHs de ce groupe représentaient 9 % de la population
actl: ~ançalse en 2017, leur part ayant crû régulièrement d~puts
commerciaux et ingénieurs du privé (29 %), des ingerueurs et
cadres techniques d'entreprise (28 %), des professeurs et profes-
sions scientifiques (15 %); des cadres de la fonction publique
(JO%), des professions libérales (10 %) et 'des professions de
l'information, des arts et des spectacles (6 %). L'analyse des
fractions intellectuelles devrait-elle retenir seulement les • profes-
seurs et professions scientifiques • et mettre de côté, sinon
écarter, tes cadres (du public et du privé), les ingénieurs et
les professions libérales (médecins, avocats...) ? Cette dernière
option, qui enferme des présupposés et des choix théoriques, ne
va pas de soi pour nombre d'auteurs, comme on l'a vu plus haut.
Quant aux professions culturelles (de l'information, des arts et
des spectacles), elles sont composées par les architectes (9 % de
l'ensemble en 2011), par les professions des spectacles (29 %),
des arts visuels et des métiers d'art (34 %), par les professions de
l'archivage, de la documentation et de la conservation (4 %) ;
quant aux professions littéraires (15 %), la part des journallstes
et cadres de l'édition (11 %) l'emporte en son sein nettement
sur celle des auteurs littéraires et traducteurs (4 %), dont les
effectifs sont de 25 800 [Gouyon et Patureau, 2014, p. 3]. Le
poids relatif de ce dernier sous-groupe est faible, sachant que,
dans son sein, on trouve des écrivains et aussi des lecteurs
~e maison d'édition, des rewriters, des traducteurs, etc. Pour
l ens~mble de ces professions, le poids des diplômes varie :
très èlevê chez les architectes, il est beaucoup plus faible dans
~es métiers d'art proprement dits. Le statut varie aussi : les
~n-salartés sont plus nombreux chez les auteurs littéraires
;cenaristes et dialoguistes (72 %) que chez les artistes de spectacl;
17 %) et les journalistes et cadres de l'édition (12 %}.
Une autre source de données, celle sur les écrivains est
füurnie
. par l'Agessa,
. .
association correspondant à un régime'
sp é
ind·cifique
l de secur
' tté· sociale
• : elle permet d'enregistrer les
 56 SOCIOl.OClE DES INTELLEC:fUELS
concernée est seulement celle qui tire de son activité des reve
relativement élevés; elle est composée d'une minorité d' _nus
vains ainsi que de photographes et d'auteurs de toutes ecri-
·• . sortes
(illustrateurs, auteurs-compositeurs... ). L'activité d'écrival
statut socioprofessionnel et le droit (d'auteur) sont loi::• 1
de
coïncider. Il faut ajouter que la reconnaissance sociale d' e
individu comme écrivain est une affaire complexe (que fa~n
des • écrïvatns-arnateurs » [Pollak, 2006] ?) ; si elle relève d'u e
analyse sociologique, c'est à condition de• recourir à d'autrnees
Indicateurs que ceux des nomene1 atures offlcielles, Des infonna.
tions plus fines ne peuvent être obtenues que par des dispositifs
d'enquête originaux, comme les questionnaires administrés à des
individus répondant à certains critères qu'il est utile d'e>-'J)liciter
et de spécifier [Lahire, 2006; Sapiro et Rabot, 2017].
intellectuels et diplômés
On ne peut que constater, à l'issue de cet aperçu, la difficulté
de délimiter un groupe intellectuel, comme on le fait pour
d'autres groupes socioprofessionnels. La raison profonde n'est
pas dans le caractère ineffable du groupe, mais dans les limites
d'une approche objectiviste cherchant à rapporter l'activité
intellectuelle à des indicateurs relativement univoques. Il faut
aussi prendre en considération l'importance des clivages internes
(salariat/professions libérales/intermittence et précarité ; poids
relatif des diplômes; degrés de proximité au secteur écono-
mique...) qui peut l'emporter sur les facteurs de cohésion. Le
critère de « connaissances très approfondies», s'il permet de
réunir des individus dans une même PCS, est loin de garantir
l'homogénéité du groupe et de le doter d'intérêts, de valeurs et
de comportements convergents. La seule manière de tester la
question de la cohésion du présumé groupe est d'adopter une
approche historique en étudiant précisément les contextes dans
leur diversité nationale et dans des conjonctures permettant de
révéler des alliances et des clivages. . distance au pouvoir économique et politique.
Si l'on cherche la trace d'un groupe intellectuel, c'est bien
en direction de la population diplômée qu'il faut le chercher:
sachant que la détention de diplômes est loin de suffire 3
constituer les intellectuels en une classe homogène. Là rais~n
des difficultés rencontrées tient à un usage substantialiste u
UN GltOUPE SOCIAL 7 57
dtre scolaire qui envisage celui-cl comn_ie une variable expll-
ttve séparée à la fois des autres variables et des groupes
ca 1 .. v et de leur histoire. Or l'accroissement du nombre des
soc a- recouvre des évolutions . d ifféerentes : l' essor de meêtiers
dl tomes
!a1lftés dans plusieurs secteurs de l'économie est autant l'une
d conséquences techniques de la division du travail dans des
•~!étés capitalistes avancées que l'expression d'une transfor-
:ation de la définition sociale des postes et des manières d'y
accéder. Le recours au système scolaire s'est accentué, y compris
parmi des groupes pour lesquels la seule possession de capital
économique prévalait jusqu'alors. Le mot « Unjversité » tend
à recouvrir un éventail de plus en plus large de filières et
\
de spécialités. Ainsi, l'essor de formations universitaires telles
que celles délivrées dans les grandes écoles de commerce et
de management depuis les années 1960 suggère moins un
renforcement de la position des Intellectuels face aux classes
dominantes qu'une transformation des modes de reproduction
sociale au sein de ces classes. Quant aux nouvelles formations
universitaires dites courtes, elles reflètent un progrès de la
scolarisation qui n'est pas nécessairement lié une mobilité
à
ascendante, puisque le maintien de sa position relative dans
l'espace social peut passer pour les nouvelles générations par
la fréquentation de l'institution scolaire.
Isoler le savoir et l'attribuer à un groupe déterminé, c'est oublier
qu'il n'a pas de signification univoque et peut être cumulé,
suivant les cas, avec d'autres capitaux qui contribuent à faire la
valeur sociale des titres et d'autres «variables». Les patrons issus
de Polytechnique et de !'ENA sont, si l'on veut, des intellectuels,
mais moins comme patrons que comme amateurs cultivés et,
à l'occasion, comme auteurs de· livres (souvenirs, essais). On
peut finalement se demander si la question de l'appartenance
IIllellectuelle n'est pas un écran qui interdit de percevoir les
oppositions dans la population diplômée sous Je rapport des
espèces de capitaux détenus (culturels, économiques ...) et de la
Ill / Un espace autonome

la sociologie des intellectuels a rencontré, pour se constituer,

une difficulté résultant de la tension entre deux orientations. La
première s'efforçait de montrer la cohérence d'un groupe social
intellectuel doté d'un ensemble d'aspirations, d'attitudes et de
croyances; la seconde entendait rendre raison des pratiques
intellectuelles elles-mêmes : dans un cas, il est question plutôt
des agents et, dans l'autre, plutôt des discours, de leur contenu
et de leur forme. La conciliation des deux aspects permettrait
de surmonter la dichotomie traditionnelle entre externalisme
(étude des facteurs sociaux) et lntemallsme (étude des produits
envisagés d'après des normes de vérité, de cohérence... ).
La sociologie des Intellectuels, Inscrite dans une tradition
anti-ldéaliste que l'on trouve à l'œuvre notamment dans le
matérialisme historique de Marx, a pour présupposé essentiel
de partir non de la pensée considérée in abstracto mais des
Individus réels avec Jeurs Intérêts et leurs passions. Les textes
demandent à être envisagés non comme porteurs de significa-
tions à déchiffrer par des interprètes en surplomb mais comme
des actes (de polémique, de conciliation, de retraduction...) que
leurs auteurs accomplissent les uns par rapport aux autres dans
un contexte déterminé [Skinner, 2002].

60 50C10LOGIE. OES INTE LLECT UE.L 5
Dépasser l'antinomie de l'analyse Interne
et de l'analyse externe
La sociologie des Intellectuels ne vise pas simplement
• historiciser • les idées, mais à les rapporter aux proprlét'à
spécifiques des agents ayant concouru à leur production et e!
leur circulation afin de mieux les comprendre dans leur contenu
et dans leur forme, et de rendre compte de leurs effets socla
On se demandera d'abord dans quelle mesure le refus procla:
de l'« Idéallsme » a permis à la sociologie marxiste de la culture
de contnbuer à la sociologie des intellectuels,
Sociologies marxistes
Gramsci a été évoqué plus haut. Autre nom important, celuJ
de Georg Lukâcs (1885-1971). Philosophe hongrois, élevé dans
l'Empire austro-hongrois, s'exprimant volontiers en allemand,
élève de Max Weber, il s'est tourné vers le marxisme à la faveur
des événements de la Grande Guerre et de la Révolution russe.
Traitant de la littérature européenne à la lumière du marxisme,
il s'efforce d'identifier des formes esthétiques et Idéologiques
(épopée, roman•..) et de les fonder sur les rapports de classes;
ainsi, l'idéalisme philosophique allemand demande, selon lui, à
être relié aux forces sociales de la bourgeoisie ascendante, puls
impérialiste. Lukâcs, très conscient des risques d'une approche
mécaniste, voulait rendre justice à la singularité des auteurs,
mals li n'a pas échappé à une vision normative : les expériences
collectives de détresse, de doute et d'espoir se condensent dans
des grands créateurs qui donnent à comprendre ce que la froide
analyse historique ne saurait saisir avec autant de profondeur.
Ainsi, Goethe exprimerait, d'une façon originale et lucide
qui en fait toute la grandeur, les contradictions objectives de
son temps [Lukâcs, 1954]. Dans son impressionnante Histoire
sociale de l'art et de la littérature [Hauser, 1951], Arnold Ha~ser
(1892-1978), l'un des membres du • Cercle du dimanche• reunl
autour de Lukâcs à Budapest, adopte de façon plus nuancée et
plus détaillée la même vision expressive des œuvres : Rousseau
est ainsi vu comme un représentant de courants idéologico-
esthétiques contemporains (sentimentalisme· irrationalisme,
' nfllS
1 ntellectuels ainst que des outils de travail et des illustrations,
exaltation de la nature, du peuple) qui renvoient à des co
UN ESPACE AUTONOM E 61
sses [Hauser, 1951]. JI en va de même pour Lucien
de ~1a ann (1913-1970), disciple et interprète de Lukâcs en
Go 1 111 son étude sur Le Dieu caché [Goldmann, 1955] vise à
France. ,
montrer comment des auteurs [ansénlstes comme Blaise p asca1
et Jean Racine ont exprimé la vision du monde tragique propre
â une noblesse de robe déchirée entre ses aspirations aristocra-
tiques et une condition objective de subordination temporelle.
ce type d'analyses, aussi intéressant et original (et subversif
en son temps) soit-il, est exposé à plusieurs critiques. D'abord,
il emprunte beaucoup à l'histoire littéraire traditionnelle, avec
ses grands auteurs, ses doctrines, ses courants bien répertoriés, et
des groupes sociaux envisagés de façon assez générale. Ensuite, il
opère divers courts-circuits entre structure et Individu, macro- et
microanalyse, comme l'a bien vu l'historien marxiste Raymond
Williams, qui s'est efforcé de leur échapper en introduisant,
entre Infrastructure et superstructure, la médiation des styles
de vie [Williams, 1958, p. 272]. Enfin, ce type d'approches
n'est pas à l'abri d'un certain nombre d'objections empiriques \
résultant d'un cadre à la fois rigide et mou : la correspondance
entre l'histoire sociale d'un groupe et les contenus intellectuels .
présumés (par exemple, entre les gens de robe et la vision
tragique) est-elle aussi simple et transparente que le suggère
Goldmann? N'est-on pas exposé à des hypothèses ad hoc
appuyées sur des •contradictions• dotées de vertus explicatives?
Le recours à des idéologies de groupes sociaux n'a-t-il pas pour
effet de minimiser le poids des histoires spécifiques (religieuse,
littéraire, phUosophique...) ? Trop souvent, un discours général
sur la • méthode dialecttque » tient lieu de méthodologie.
le champ intellectuel
La contribution de Pierre Bourdieu à la sociologie de la litté-
rature a été élaborée en vue d'échapper aux impasses symétriques
où étalent engagés deux de ses collègues à !'École pratique des
hautes études, également occupés par la lecture de Racine en
des versions non académiques : celle du court-circuit socio-
logique de Lucien Goldmann et celle du formalisme textuel
~odo!oglque de Roland Barthes. Ayant été le premier socle-
i°gue à proposer une théorie relativement systématique des

62 sociorocu DES INTE.LU.CTU ELS
il a permis la constitution d'un collectif de sociologues e , slttous qui, étant définies par opposition à l'extérieur,
tortens menant des recherches dans cette même per . :t? hrs.
est instructif de comparer la place ùnportante de Jaspe s ve, Il
. . . 0clolo•t
des Intellectuels dans la revue Actes de la recherche en . 0 e
sociales, avec son poids résiduel dans la ReY!le française des scie;'c~s
0
{Pinto, 1986]. On peut aussi constater combien la sociol;:'1° .!Je
intellectuels, y compris lorsqu'elle est vue des États-Unis &•e:es
Buchholz, 2010], doit aux travaux de Bourdieu et de ses Jè et
L'approche de Bourdieu s'inscrit dans une problématives,
globale visant à surmonter l'alternative entre une appro~~e
pbjectiviste centrée sur les facteurs structuraux et une approche
subjectiviste centrée sur les expériences individuelles [Bourrue:
1992; 1999b). La notion de champ paraît la plus à même d;
transformer l'alternative en programme dynamique de recherche
en écartant les interrogations de type marxiste sur les • détermt,
nations de dernière Instance» et en postulant l'existence d'un
espace doté d'autononùe par rapport à des intérêts, à des valeurs,
à des forces externes. Cet espace n'est pas pour autant en état
d'apesanteur sociale puisqu'on peut parler de luttes, de stratégies,
d'alliances, comme pour d'autres univers. Mais Il est doté d'une
économie interne non directement régie par les forces externes :
on produit des biens symboliques reconnus comme tels, et non
pas des biens estimables, entre autres, par leur valeur marchande.
Cette autonomie du champ, résultat d'un processus historique de
différenàation, admet des degrés et n'est pas irréversible. Elle se
manifeste notamment par des effets de sélection et d'élection :
n'importe qui n'est pas en mesure de s'engager ou de se croire
j appelé par ce type d'activité qui suppose toutes sortes de compé-
tences (savoir écrire, connaître une multitude de textes, maîtriser
! les classements internes ...) et aussi une tuusïo, une croyance
fondamentale dans la valeur immanente du champ, un intérêt
pour les débats en cours, les thèmes à traiter, les auteurs d~
référence, etc. C'est ainsi que se constitue une relation qu~
circulaire entre la valeur produite dans le champ, le jeu et e:
enjeux qui y ont cours, les agents qui entendent s'y consacre~\
les échelles d'évaluation de gratification et de sanction. L'un e
1a'
enjeux essentiels est détermination des frontières du champ
(«c'est, ce n'est pas... un vrai intellectuel»). 001 e
Le champ intellectuel est un espace non seulement autoumble
mais aussi différencié. li peut être caractérisé par l'ense
UN 1:-SPACE. AUTONOME 63.
des ~ guent en outre les unes des autres. Alors que les
se d1st1 n nomes sont marquées par la production restretnt e
-~
Pà IUS auIOnon de pairs les moins autonomes sont li'ees à 1 a
destina ' . . ,
roductlon élargie pour un publlc de profanes, souvent désigne
P Je • grand public>. Cet axe commande une bonne part
.
ttes propres à cet univers : à la vision exigeante, .
voire
1
:ra~sigeante des uns s'oppose la vision ambiguë de ceu~ qui
, fforcent de combiner une revendication de valeur intrmseque
s: l'espoir de toucher une audience aussi étendue que possible.
1es premiers s'exposent au risque de l'hermétisme, en prenant
, l'art pour l'art» comme garantie de pureté et de désintéres-
sement, et en rejetant comme signes de •prostitution~ tout ce
qui peut évoquer une concession au goût des « béotiens» (ou
des « bourgeols »). Les seconds en appellent volontiers au bon
sens et lronïsent sur les extravagances attribuées aux premiers
qu'ils soupçonnent de chercher à séduire par le scandale et
la provocation.
La dynamique du champ est d'abord l'effet des luttes internes.
Mals il faut ajouter d'autres facteurs de changement. L'un d'eux
est lié à la logique de canonisation qui établit une tension
entre des productions culturelles hétérodoxes en voie de légitl-
matlon, notamment à travers le système scolaire (inscription
de nouveaux auteurs dans les programmes), et des productions
culturelles hétérodoxes plus récentes et perçues comme plus
novatrices. • L'opposition principale, entre la production pure,
destinée à un marché restreint aux producteurs, et la grande
production, orientée vers la satisfaction des attentes du grand
public, reproduit la rupture fondatrice avec l'ordre économique,
qui est_au principe du champ de production restreinte; elle est
;:oupee par une opposition secondaire qui s'établit, à l'intérieur
eme du sous-champ de production pure, entre l'avant-garde
ces
et l'avan_t-garde consacrée » [Bourdieu, 1992, p. 204). Entre
positions, les rétributions diffèrent : le succès commercial
considéré
à , à un po, 1e comme un signe de reussite
, peut apparaître
, 1 autre pôle comme suspect de compromission car seule
1
le
approbation des pairs vaut comme attestation de 'valeur Les
agents dlspo t d' .
sen un capital spécifique ·
et luttent pour imposer
lect:clpe dominant de hiérarchisation des hiérarchies intel-
es (exigeant versus facile, léger versus lourd, etc.).
64 SOCI OLO GIE QES 1NTE.LLECTUELS
Dans Les Règles de l'art, Bourdieu_ [1992] présente, en plus
d'un cadre théorique, des analyses historlques sur le milieu du
xix' siècle moment décisif pour l'autonomlsatlon du chatn
littéraire. Les tenants de l'art pour l'art (Baudelaire, Flaub,,:
Mallarmé, ..) ont eu à se définir autant contre l'« art bourgeoJs ~
que coutre l'• art social», homologues dans le champ littéraJre
des classes antagorustes. L'artiste se définit par une position
tenue pour irréductible aux oppositions de l'espace social et
aux • idées reçues» qui leur sont associées. Ainsi, le Frédéric
de L'Éducation se11time11tale peut être considéré comme la trans,
position romanesque de la figure de l'artiste dont il partage le
mépris de l'utilité et du sérieux, le rêve d'lndétermlnation ou
d'ubiquité sociale et l'oscillation entre des positions différentes
(politiques, sentimentales ... ) [Bourdieu, 1992].
Mécanismes structuraux
L'un des facteurs de changement est d'ordre morphologique.
Au cours du xix" siècle, on constate un accroissement du
nombre de titres publiés et du nombre de producteurs. Cette
tendance longue s'accompagne de variations cycliques (crois-
sauce entre 1875 et 1890, régression dans les années 1890 et
reprise dans les années 1900) et d'une évolution différentielle
des genres : roman et poésie sont en ascension au moment
où le théâtre décline. Concernant les producteurs de livres, li
y a un accroissement de leur nombre et un phénomène de
surproduction en raison d'une croissance plus limitée du marché
[Charle, 1979]. Entre les places susceptibles d'être occupées et
le nombre de postulants, il peut y avoir des distorsions qui
imposent des stratégies diverses (reconversions, abandons ...).
Une étude classique consacrée aux peintres irnpresslonrustes
[White et White, 1965], cas exemplaire transposable à d'autres
univers, montre' que, jusqu'au milieu du xix" siècle, le système
rigide de l'Académie des beaux-arts, avec ses prix, ses concours,
ses commandes et ses salons, avait maintenu la constance du
nombre des élus qui étaient à la fois des artistes officiels et
des notabilités bourgeoises. Ce système a été aux prises, dans
la seconde moitié du siècle, avec des postulants en excès qui
ont contesté à la fois l'esthétique officielle (peinture Wstoriqueé
religieuse) et les modes de consécration : le marché représent
UN ESPACE. AUTONOME 65
par les propriétaires de galerie a supplanté Je salon de peinture,
mais iJ a aussi mis fin au numerus clausus en favorisant les
aspirations de tous ceux qui refusaient I'« académlsme »,
ce cas permet de réfléchir au problème traditionnel des·
gênératlons. JI n'existe pas un besoin d'innover qui serait
propre aux jeunes, mals l'invention de positions nouvelles
apparait, en particulier dans des situations d'encombrement ou
de rrise sociale, comme un moyen pour les nouveaux entrants
d'échapper au verdict des détenteurs des positions établies. Ce
que les jeunes partagent est d'abord un ensemble de problèmes
et un répertoire de solutions possibles : Il en va ainsi pour les
•Jew1e.s Viennois» de la Vienne des années 1890 qui, déçus
par le libéralisme progressiste et rationaliste des années 1860,
se sont affirmés en cultivant des thèmes comme celui de la
dissolution du mol, une esthétique « dionysiaque » et un certain
pessimisme social et culturel [Schorske, 1980).
Les contrastes entre secteurs peuvent favoriser des flux allant
des secteurs les plus encombrés vers les plus ouverts. Ainsi, la
naissance de la psychologie expérimentale en Allemagne doit
beaucoup aux effets conjugués de la crise d'identité de la disci-
pline phllosoph!que et de la surproduction de jeunes diplômés
dans la discipline physiologique [Ben-David, 1991] : I'« hybri-
dation de rôles» aura été un moyen pour constituer le thème
éminemment phllosophlque de l'âme en objet d'étude scienti-
fique propice à l'expérimentation, Selon les cas, les frontières
sont transgressées ou défendues. La critique philosophique du
<psychologisme», dont différentes variantes ont été proposées
par Gottlob Frege, Edmund Husserl et les néokantiens, demande
à être comprise en partie comme une stratégie théorique de
plùiosophes refusant de concéder aux psychologues une compé-
tence sur des questions considérées comme échappant à leur
ressort (le sujet, les lois de la logique...). Cette riposte des
plùlosophes a eu aussi un aspect institutionnel : en 1913, une
pétition exlgealt que les expérimentalistes cessent d'être acceptés
dans les départements de philosophie [Kusch, 1995]. On peut,
en partie, comprendre dans cette logique bien des critiques
antlnaturalistes visant Je sociologisme, l'historlclsme, etc.

66 SOCIOLOGIE OlS INHll.tcTUE.LS
Accumulation et gestion de capital
Le mérite principal de la notion de champ intellectuel
est sa fonction médiatrice :. entre création et espace social
entre logique interne et forces externes, entre subjecttvlté e;
contraintes objectives. Elle permet d'analyser, entre autres, la
structure globale d'un état du champ Intellectuel (Vienne étudiée
par Pollak [1984]), la création et la légitimation d'une position
nouvelle dans le champ (voir le cas de la • nouvelle sociologie
économique » américaine [Convert et Heilbron, 20051), tes
diSpositions sociales (sensibilité «fêmtnlne », rêverie, méditation
versus intérêt pour l'action et la réussite temporelle) en les
rapportant, par la médiation de la trajectoire familiale et de la
position dans la fratrie, à la position dans l'espace des classes
ou des fractions des classes dominantes et aux oppositions
dans le champ intellectuel (sur I'écnvaln Henri-Frédéric Arnlel,
voir Boltanski [1975]; sur les écrivains anatoliens du Brésil,
voir Miceli [1981]),
La. première tâche d'une étude empirique est de dégager
l'espace des possibles avec lequel doit compter un agent. Une
trajectoire sociologiquement construite diffère des biographies
ordinaires, récits sans principe et sans hypothèses. Ce n'est
ni l'appartenance ni l'origine de classe qui commandent les
orientations des Individus mais d'abord leur position dans le
champ. Reste que l'accès aux différentes positions.et le maintien
dans celles-ci ne sont pas aléatoires. Ce sont les dispositions
préalablement acquises par la socialisation familiale et scolaire
qui permettent de rendre compte de ce qui porte un agent
vers telle région du champ et de ce qui le détourne de telle
autre, les choix effectués à un moment donné pouvant être
remaniés, reconsidérés ou reniés sous l'effet des transformations
de conjoncture intellectuelle et des phases de la. trajectoire, li
existe id, comme dans d'autres milieux, des tâtonnements, des
échecs, des bifurcations. Les atouts qui portent un tndividU
vers une position singulière (poésie versus littérature ré~i~na·
liste, philosophie des. sciences versus philosophie de la rebgio_n)
monographie versm approche globale; empirle versus théone
sont en partie Incorporés sous la forme de goûts et de savoir-faire
et en partie objectivés sous la forme de titres scolaires ou d'une
Image publique (nom, réputation) : la rencontre entre ces atouts
UN ESPACE AUTONOME. 67
('espace des possibles suscite ou décourage des ambitions,
et ère des opportunités à exploiter, des défis à assumer.
stl~ conquête d'une position est une forme d'accumulation
de capital, mais li n'est pas inutile de rappeler que ce qu'on
entend par là ne peut être assimilé à la stratégie cohérente que
pourrait suggérer la reconstruction rétrospective d'un obser-
vateur. Le fondateur du Parnasse, Charles Leconte de Lisle,
avait fait ses débuts poétiques dans le romantisme. Ayant
végété plusieurs années, 11 réussit à s'imposer comme novateur
moins par ses poèmes qu'à la faveur de la préface au recueil
Poèmes antiques (1852), sorte de manifeste où il se démarque
des prédécesseurs vieillissants en célébrant l'impersonnalité, la
rigueur formelle, l'indifférence envers la politique. Prophète, li
présente sa conception de la poésie comme une quête initia-
tique de salut et parvient à rassembler dans le salon qu'il
anime un groupe de disciples fervents qui ne tardent pas à
partir à la conquête de positions solides (Académie française)
[Ponton, 1973].
Jean-Paul Sartre, normalien et agrégé de philosophie, dévie de
la trajectoire modale de professeur de philosophie, grâce à un
détour réussi par la littérature. Assez tôt, il publie chez Gallimard
unroman, La Nausée (1938), défiant les conventions du psycho-
logisme bourgeois et Imposant en littérature des Interrogations
philosoplùques. A travers des articles de critique littéraire et de
philosophie introduisant à différents auteurs (William Faulkner,
Edmund Husserl), il invente une position phllosophico-littéraire
alns! qu'un nouveau code d'évaluation des produits intellectuels
dont bénéficie précrsérnent la réception de L'Btre et le 11éa11t
(1943), l'ceuvre le consacrant philosophe. li domine dès lors
plusieurs régions du champ intellectuel. L' c engagement• sur
le terrain politique à la Libération parachève un statut inédit
d'• intellectuel total » [Boschettl, 1987].
Enfin, li ne faut pas oublier que l'autonomie du champ,
l~ndance immanente autant que norme, n'est que relative.
Lanalyse relationnelle permet de comprendre non seulement
les positions les unes. par rapport aux autres, mals aussi les
relations entre ce champ et le champ englobant, le champ du
pouvoir (ou des classes dominantes). Une première question
est celle des conditions de vie et des sources de revenus : dans
.quelle mesure un individu est-li dépendant des demandes
 UN ESPACE AUTONOMt 69
68 SOCIOLOG IE. DES. INH LLECT UEU-'

Gestions de capital poétique
Loin de ce que sug9ère l'opposition
entre approches Interne et externe,
la singularité· des traits associés à
une œuvre tient son intelligibilité de
la position occupée· par un agent
capable d'exploiter les potentialités du
champ (ressources formelles à utiliser
et/OO à recycler, alhances ou clivages à
faire valoir) et d'inventer des formules
où des solutions inédites..
À la fin du ,,,_. siècle, la poésie
est une vole encQmbrée, et les
nouveaux entrants sont incités à
exploiter un genre dont l'audieoce est
plus large. L'analyse des romanciers
français de cette période [Ponton,
1975] révèle une. ligne de démar-
cation lndlssociablement soclale et
intellectuelle ~ le roman natura-
liste (Guy de Maupassant, Émile
Zola.._), qui décrit, à la façon d'une
enquête scientifique, des personnages
ordînaires, sinon humbles, semble fait
pour des écrivains d1 origine relati-
vement basse (fils d'employés, de
petits commerçants, nés en province,
peu diplàmés), alors que le roman
• psychologique it- (Maurice Barrès,
Paul Bourget..•), qul s'attache ~
évoquer de façon subUle et m
l1întérlorité dêlkate de persora in~
de qualité, convient davantag;~ages.
écrivains Issus des ci asses sup. . des
(fils de diplomates, d'unlve:::s
n~ à Paris, détenteurs de tltr~
umversltalres, et initialement tournés
vers la po~ie). L'invention du roman
psycholo.g1que permet de satisfaire
des aspirations . élevées. en appli~
quant un style noble à un domaine
jusqu'alors occupé par le style bas du
naturalisme•.Le roman parvient ain.!;i
à acquérir une légitimité plus élevée
et à dessiner la physionomie d'un
champ littéraire où la qualité cesse
d'être tenue pour lncompaUble avec
la réussite commerciale.
Guillaume Apollinaire représente,
deux décennies plus ta.rd, une Illus-
tration d'un maintien à tout prix dam
le genre poétique, lequel, vers 1900,
est en crise avec le déclin du symb<>-
lisme [BoschetU, 2001]. A la différence
des écrivains c psycnoloques », trop
bourgeois pour prendre des risques
avec les conventions et le grand
public, il choisit le parti de l1lnnovation.
D'origine bourgeoise, mals déclassé,
élevé par sa seule mère et tôt exposé
par elle à la rencontre de milieux,
de cultures et de pays différents~
ëëve mals n'ayant pas décroché
-~"bac, et précocement Introduit
dans: la fréquentation de plusieurs
avant-gardes, exclu de professions
bourgeoises, Il s'engage dans une
mêre littéraire et, après d~ débuts
ca dents marqués par l'imitation de
:~déc:esseurs prestigieux, il tente
dfintrodulre plusleurs Innovations.. Il
doit alors compter avec des concur-
rents de sa génération confrontés aux.
mêmes problèmes : s'il faut avant
tout se démarquer de la NRF, .de
ses romancie.s, de ses poètes (Paul
Oaudel, Paul Valéry), c'est tui qui
e fait de la façon la plus maîtrisée
et systématique. fi prend aussi
ses distances, d'une part, avec les
futuristes, un temps ses alliés, mals
·qui, jugés outranders, finissent par
se dîsqualîfier, et, d'autre part, avec
ceux qui semblaient proches ·par
Jeurs aspirations et leurs ressources
(S.laise Cendrars, Jules Romains..• ).
Apollinaire s'appuie sur des amis,
pe!ntre:s d'avant-garde parmi lesquels
Pablo Pka:s.so, qu'il commente et
auxquels son image de novateur est
associ ée, et il excelle dans le cumul
de genres différents (poésie, critique,
textes érotiques). Sa renommée
bénéficie en outre du scandale lié aux
pèripêtles de sa vie privée. Comme
le montre l'analyse des propriétés
tonnelles de ses poésies, 11 parvient
à combiner, avec une grande liberté,
modernité et tradillon, dissonance el
harmonie, provocation et sérieux :
ainsi, le rythme et la composltlon
expriment une fidélité à la tradition
qu'il assimile sans servilité; tandis que
d'autres traits, comme la suppression
de le ponctuation, la technique du
collage empruntée aux peintres
cubistes et celle des calligrammes,
affichent un sens de la 41 disconU-
nuitê ,,, Son ·recueil Afcool!i, paru
en 1912, marque son accès au
statut de poète de la modernité,
d'« homrne-époque • qui condense
en sa personne toutes les innovations
et toutes les directions posslbles (la
-. simultanéité"• label flou que reven-
dfquent plusieurs aspirants poètes) ::
toutes les positions doivent, un
temps. se définir par rapport à la
sienne, Détenteur d'un Important
capital \ittéra1re, Apollinaire est en
mesure d'accomplir une subversion
réussie, une « révolution symbolique ..
(comme Baudelaire, Mallanné) qui
transforme la structure du champ en
imposant de nouvelles manières de
.voir, de classer, d'évaluer.

sociales qui agissent par la médiation de la presse, de l'édition,
de circuits à dimension commerciale (théâtre, cinéma), de
mécènes ou de puissants protecteurs, d'ln5titutlons (partis,
Églises)? L'ensemble des positions simultanément occupées par
un même agent dans plusieurs secteurs permet de compn:ndre
ce qu'un choix déterminé en matière intellectuelle doit a des
appartenances extra-intellectuelles. Et si certaines activités
peuvent passer pour plus ou moins compatibles avec la création,
comme l'enseignement (Heinlch, 2000; Lahire, 2006], ou pout
purement • alim entalres • (Kafka salarié dans une compagnie
d'assurances), d'autres font peser des contraintes plus percep-
tibles [Saplro et Rabot, 2017].
~'idée d'un champ intellectuel relativement autonome ne
doit pas conduire à sous-estimer la question de l'accès au
.champ et des conditions de réussite ou de survie en son
sein. En effet, il y a des barrières à l'entrée qui profitent aux
enfants de la bourgeoisie aux Parisiens et aux hommes, et les
do m ln'e(e)s doivent compter
' avec un ensemble d'obstacles, Le
~as des femmes de lettres est significatif car elles ont à vaincre
e scepticisme du milieu familial d'origine, la condescendance

70 SOCIOLOGIE DES INTELU.CTU EI.S
d'un ~onde littéraire soumis à des modèles d'excelle
masculins, les entraves génériques de carrière (tâches d nce
tiques,
, enfants...) qui. pèsent sur elles, comme sur les femn1es
omes-
d autres groupes sociaux et professionnels [Naudier, 2010]. L
travaux en sociologie de l'éducation permettent de ma tres
les relations de domination qui pèsent sur les orlenta~o er
vers des disciplines et des spécialités (sur le cas des scien ns
humaines, voir Mauger et Soulié [2001]) et qui tendent au~~
au sein d'un domaine déterminé, à vouer les femmes à /'
thèmes et/ou des méthodes conformes à des modèles sociai:
bien propres à les détourner de la théorie ou de la politique
et à leur attribuer l'intime, le sentiment, la famille [Montlibert
2005], l'observation minutieuse [Charron, 2013]. ' Au fur et â mesure de leur croissance, les maisons sont prises
Affinités structura/es
On a souligné les homologies remarquables entre les
positions objectives (production d'avant-garde, production grand
public...), les dispositions subjectives (hérétiques, bourgeoises...)
et les prises de position, qu'elles soient de nature esthétique,
philosophlque ou politique. À ces homologies, il faut ajouter
celles qui concernent plusieurs espaces, notamment celui des
éditeurs, des critiques, des publics. Les intellectuels doivent
en effet compter, dans la conception et la transmission de
leurs productions, avec plusieurs sortes de groupes sociaux,
notamment ceux qu'on appelle les intermédiaires, objet d'un
intérêt croissant [Lizê et ai., 2011]. Une fonction de conseil
personnalisé auprès des lecteurs est assurée de nos jours par
les libraires indépendants et par les membres des bibliothèques
publiques, mais d'une façon très différente : alors que les
premiers, animateurs de conférences et de débats, font valoir
leur personne et leur expérience singulière à travers des partis
pris assumés [Noël, 2018], les seconds semblent voués à une
relative oblation, ce que révèlent Jeurs choix en faveur de
valeurs sûres (auteurs connus souvent consacrés par des prlJt)
{Rabot, 2012]. .
Les éditeurs ne se contentent pas de mettre en relation
lecteurs et auteurs, ils font exister ceux-cl en tant que tels, â la
façon de Gallimard qui a conseillé Sartre pour le titre de son
premier roman, La Nausée, et qui, en suggérant l'él!minatiOn
UN ESPACE AUTONOME 71
assages jugés érotiques ou réalistes, a favorisé une image
deé!physique du livre [Boschetti, 1987]. Le volume des ventes
11\ évidemment un indicateur global pour les éditeurs, mals
;s rentabilité n'est pas un critère unique puisque la structure
dao champ Intellectuel est unie à celle du champ éditorial
ar des relations d'homologie, avec un pôle commercial qui
;•oppose à un pôle de production restreinte misant sur le long
terme [Bourdieu, l 999a]. Au sein d'une même entreprise, cette
opposition se trouve souvent reproduite, avec, d'un côté, des
collections de romans à succès, de documents d'actualité, de
biographies de grands hommes; et, de l'autre, des collections
de poésie, d'essals philosophiques, de littérature d'avant-garde.
dans une logique capitaliste d'expansion (absorption de petits
éditeurs, droits étrangers) et de rentabilité (production grand (
public) qui peut être brouillée jusqu'à un certain point par la
conquête d'auteurs sûrs, dotés à la fois d'une image de qualité .
et de solides garanties de ventes futures. Ce qui se passe dans.
la boîte noire des maisons d'édition a pu être étudié à travers
des pratiques comme l'opération de présélection effectuée par
un personnel peu visible qui évalue les chances d'aboutir à
une publication; quant aux membres des comités éditoriaux
des grandes maisons, dont le rôle officiel est de donner un avis
sur les manuscrits reçus, Ils ne lisent en fait qu'une. partie des
textes et tendent à rempllr une fonction de caution collective
pour des choix faits par la direction. Les auteurs publiés sont
le plus souvent déjà connus et rarement découverts à la faveur
d'un envol postal [Simon in et Fouché, 1999].
Le rôle des médias et des critiques, central mais souvent
difficile à mesurer, contribue à construire une image publique
des auteurs. C'est ainsi que la presse conservatrice, périodt-
quement Indignée devant des Intellectuels immoraux (Flaubert
avec Madame Bovary), s'est acharnée à faire du couple Sartre-
Beauvoir l'incarnation d'une liberté « existentialiste • faite de
chob, phllosopWques, éthiques, politiques et sexuels plus ou
;oms scandaleux. Quand Bourdieu est mort, la quasi-totalité
es lüurnaux l'ont présenté comme un agitateur sectaire et un
t~vant.:. surestimé. À l'inverse, Je philosophe Michel Serres a pu
êl n~flcier en pareille circonstance de qualificatifs unanimement
og,eux (•humaniste», «chaleureux», « charmeur » ... ),

72 SOCIOLOG IE DES (NH. ll.ECT UELS
Mise en perspectives
Les mots et leur impensé
L'historicisation des objets et des notions concerne d'ab d
les mots, les catégories utilisés. La définition de la ph~r, 0 AU-delà des frontières
sophie a varié notamment
. avec le mode de transmission
et Je cadre instltutionne1 : en c~ntraste avec des figures
antérieures (sur Je philosophe de I Antiquité, voir Vesperini
[2019]), le philosophe universitaire n'est devenu historien de
. la philosophie qu'au xrx" siècle en France et en Allemagne
[Schneider, 1995]. Il en va de même pour les genres litté-
raires. L'ouvrage classique de Jan Watt propose une analyse
( d'un genre nouveau, apparu en Angleterre au xvnr siècle, et
de ses consommateurs : le roman. Parmi les transformations
i centralisé et la cour ont favorisé des échanges de part et d'autre;
sociales et culturelles permettant de rendre compte d'une telle
l
1 innovation, l'une des principales est l'apparition, bien perçue par
des éditeurs dynamiques, d'un public de femmes alphabétisées
~ au sein des classes moyennes, enclines à s'intéresser à des gens
ordinaires, à leurs sentiments, à leurs préoccupations (sur le
problème du goût, voir Schücking [I 923]). Le roman répudie le
style des genres nobles et picaresques au profit d'une narration
«réaliste» qui décrit des personnages singuliers et tire parti des
ressources de la dimension temporelle en mettant l'accent sur
le vécu et sur les changements psychologiques [Watt, 1964].
Les classements savants ou semi-savants, prenant souvent une
forme en ~ isme » (réalisme, surréalisme, existentialisme...), sont
des artefacts ayant pour effet de cristalliser de façon relativement
plausible une réunion conjoncturelle d'auteurs, de thèmes et
de mots, et à dissimuler sous un contenu doctrinal plus ou
J moins cohérent les stratégies de nouveaux entrants en quête
r' de ruptures avec les valeurs dominantes [Boscbettl, 2014]. C'e5t
le cas du structuralisme et de la French theory [Cusset, 2003].:
celle-ci a permis à des départements en vole de marginah·
sation (French studies) de constituer, au prix du rassemblement
hétéroclite de grands noms importés (Jean Baudrillard, Jacques
Derrida, Michel Foucault...), une alternative intellectuellement,
sinon politiquement, subversive à la. domination universi-
taire de la philosophie analytique et de sciences de I'hoinn;e
jugées ~ scientistes », tout en pulsant dans les ressources de a
UN. ESPACE AUTONOM E 73
!té académique (revues, conférences ... ). La circul~tion de
légitl1!1 d us ne s'arrête pas outre-Atlantique : elle continue de
ces pro ôut,é avec l'importation française des gloses d'împorta-
l'autre c ,
érlcalns comme Judith Butler.
1eurs am
L'hlstoricisation ne s'accomplit jamais aussi bien qu'à la
. r d'une approche comparatiste, diachronique autant que
1
;~:ronique. Ainsi, ce qui fait la spécificité des intellectuels
français par rapport aux Allemands tient au mode d'insertion de
ces groupes dans les classes supérieures. À travers l'opposition
culture/civilisation mise en avant par des penseurs <l'outre-Rhin,
il s'agit de la frontière qui s'établit entre les [ntellectuels et
te public Instruit [Elias, 1939]. En France, l'État monarchique
les • hommes de lettres», ayant à tenir compte des goûts de
lecteurs cultivés, ont dû s'abstenir des formes d'expression
tenues pour « pédantes» et cultiver le beau langage, la mesure et
le bon sens. En Allemagne, au contraire, l'absence de ces condi-
tions et le cantonnement des intellectuels dans les universités
ont favorisé un autre modèle fondé sur le sérieux et le refus
de la mondanité. D'où un clivage entre les valeurs de goût et
d'élégance, propres à la « ctvtlisatlon », et celles de profondeur
et de sincérité, propres à la «culture».
Cette analyse exemplaire propose un axe essentiel pour une
analyse comparative des rapports entre le pôle mondain et le
pôle savant dans différentes configurations nationales. Ainsi,
au x1x• siècle, la France voit longtemps prospérer des écrivains
souvent liés aux salons, puis à la presse et à la politique. En
~!lernagne, les écrivains occupent une position plutôt périphé-
nque, et les figures intellectuelles les plus reconnues sont tenues
~a'. .un cadre institutionnel et corporatif qui les voue à la fois
a I eruditton académique et au conformisme politique, confer-
llU~rne qui s'accentue sous l'effet, d'un côté, d'une spéctall-
~tlon croissante allant à l'encontre des idéaux proclamés de
: formation totale de l'homme (Bildung) et, d'un autre côté,
1~ décU~ économique et statutaire [linger, 1969; Charle,
de961, L Angleterre présente une autre configuration du fait
la persistance du modèle social et universitaire ancien de
74 SOC IO LOGIE DES INTELLECTUELS
ge11tlem,111 que tendent à favoriser une socialisation co
et la. fréquentation des élites aristocratiques et des inte]~:ne
dominants [Charle, 1996, p. 266-270]. Dans ces différents els
l'essor de l'Université et de nouvelles spécialités à la fipays,
siècle a eu des effets sur la définition des différentes po .~ du
et sur Jeurs relations. si ons
L'idée même de comparaison pourrait suggérer que la plu
des productions Intellectuelles doivent être évaluées à l'éclie~:
nationale. Tout pousse dans ce sens : la langue, l'école 1
marché éditorial et la constitution du champ Intellectu el. 'ra:
ailleurs, la nation apparait comm e le produit de la contrlbutton
des intellectuels à la légitimité d'un État qui tient, en partie
à l'homogénéité de sa population. L'idée d'une unification p~
la langue et la culture a été défendue par Johann Gottfried
von Herder, écrivain et philosophe allemand qui entendait
réagir à la fin du XVIII' siècle à l'universalisme impérialiste
des auteurs français. Contre les salons et Paris, le « peuple s
était invoqué au nom de valeurs d'ancienneté et d'unicité, et
se voyait pourvu d'une littérature immémoriale qui pouvait
être inventée si elle n'existait pas, comme le montre le cas
d'Osslan, un présum é barde écossais de temps reculés qui s'est
révélé n'être qu'un jeune et obscur littérateur contemporain
du nom de Macpherson. Son poème a enthousiasmé l'Europe
romantique qui y trouvait un modèle et une alternative à la
domination culturelle française et gréco-latine. Chaque nation
européenne a revendiqué ses poètes d'époques reculées, ses
légendes, ses héros. Les temps anciens ont été magnifiés par des
écrivains sur le modèle de Walter Scott, admiré dans l'Europe
de son temps pour l'invention du genre nouveau du roman
historique qui entendait établir la continuité entre le présent
et le passé [Thlesse, 1999]. Dans le cas de nations plus récentes
comm e le Brésil, il a fallu un important travail symbolique
pour transmuer le négatif (domination culturelle de l'Europe,
métissage... ) en positif (le Brésil comme « terre d'avenir", selon
le mot de Stefan Zweig) [Garcia, 1993].
La mythologie nationale repose sur l'illusion de champs
comme unités closes .et séparées. Or, d'une part, il existe des
courants de circulation attestés par la culture cosmopolite de
nombre d'intellectuels les voyages à l'étranger les traductions
• 2008], et, d'autre
1Saplro, ' part, ces champs s'inscrivent
' dans un
UN E.SPACE AUTONOM E 75
ace International qui, loin d'être homogène, est lui-même
esp épar des rapports de forces [Bourdieu, 2002]. Les langues
structur •
littératures n'ont pas le meme orrunen t
pol ds, ce Ues qu id·
et lets elles qui bénéficient de traductions et. de modèles qu'elles
étan c
arvJennent •
à faire reconnaitre à l',étranger, pans
· a a1?s
· i e't'e
p pitale de la république des lettres, sorte de « meridlen
lad cGa reenwlch • [Casanova, 1999) qui incite les écrivains du
eonde entier à y séjourn er, à se con fronter a. une pro ductron
.
: référence et, enfin, à obtenir une reconnaissance de juges
tenus pour plus ouverts et plus audacieux : on pourrait citer
des noms aussi différents que ceux de Johan August Strindberg,
de James Joyce ou de Samuel Beckett. L'espace international des
traductions apporte une illustration de ces rapports de pouvoir :
les pays domin ants sont les moins enclins à traduire, alors
que le solde des traductions est inversé dans les pays dominés
[Heilbron et Saplro, 2008]. A quoi il convient d'ajouter que
l'identité publique des auteurs varie, comme le montre le cas
des phllosophes français « poststructuralistes •, selon qu'ils
sont vus depuis Paris ou depuis les universités américaines (sur
Derrida, voir Lamont [1987]).
Qu'est-ce qu'une lecture sociologique 7
On a insisté sur les déterminations structurales des· • choix »
faits par les agents. Mais, dlra-t-on, quel est l'apport de la
soclologte à la compréhension des textes? Une lecture socio-
logiquement pertinente vise à discerner au sein des textes les
gestes, en partie inconscients, accomplis dans une conjoncture
déterminée, les • coups » qui vont être perçus et appréciés, de
façon plus ou moins claire, par les contemporains, destinataires
réels ou espérés, et par les pairs, les uns alliés, les autres adver-
saires. Si l'on ne parle pas simplement «pour• se distinguer
des autres, on ne parle pas tout seul, et le seul fait de s'exprimer
publiquement a des chances d'avoir des effets d'assignation et
de marquage. À la vision intellectualiste, qui envisage le texte
comme achevé, clos et disponible pour le déchiffr ement, il faut
substituer une approche qui s'attache autant que possible à en
~econstruire le principe générateur (modus operandîï, ensemble
e schèmes intellectuels et stylistiques. La lecture sociologique
 <:ontli~ d~Ntl!?rpfWti<KI
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fa:~tion des ir.,dr\.'WL.~
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awi:: d'eçnrr-er, ~ des
~---1"""""'"' •11~.,,.,,,r~ ~

n'a pas â choisir entre l'étude objfctiv e de la pc,sitiOD d'un
auteur dans le cham p intelloctœ l et I'ênsde subjecttve d'un
indh'Xlu sm,1;-ulieT, entre les contratntes extemts et les pcislOOS
expressives, Mais, indéniablem ent, la focale peut v.mer aitne leS
moments obja:tif et subjectif, d'abord en foncti on des qLlf5t>OllS
posées et, ensu ite, selon la nature et l'étendue des ma~
disponibles, On pait s'intéresser tantôt â des uajfCIOO'!!S indrn-
duelles ou collectives, tantôt â la constitution d'une qua,UOn.
d'un domaine, d'une théorie.
L'un des principes d'une lectu re soci ologi que des
que .k:s écarts entre textes reflètent les différences entte :
positions objecti ves, entre des dispo5itions 5Qciale5
in!élJ.,ctue !Jes et entre des conditions d'élocution. On le voit
de f>çc,n quasi expérimentale dam un exerciœ proposé chaque
l<mai oe par un hebdomadair e à un auteur connu. in,ité à
~ ter une œu.-re d'art de son choiX : les textes de œs
•~!eu,s diffèrent, en fonction du capital détenu (écrivain,
!iliw rien d'an, journaliste ...), non seulement par les œuvres
~:i¼ies (Quattrocento, peinture abstraite ... ), plus o~- mo:°5
i;,'tlmes, prestigieuses, rares, maîs surtout par la maruere d en
Jla~er _(subjective, impersonnelle, savante ... ) et par les
te~:' :;;:ones de perception et d'éval uation mises en œuvre (joie/
199œs,;e,
la],
rigueur formelle/transgression des cod es ... ) [Pinto,

78 SOCIOLOGIE OËS lNTf ll ECT UELS
Préalables : déconstruire les prindpes de vision et de division
un préliminaire à la fois historique et critique à l'anal
des textes est l'étude de la réception d'un auteur ou d' Yse
une
oeuvre, sorte de généalogie de l'Image pub llque d'un auteur
On ne peut aborder la lecture du « philosophe et poète~
Lucrèce sans déconstruire la mythologie contemporaine d'un
penseur épicurien rebelle annonçant les Lumières et maudit
par l'Occident chrétien (Vesperini, 2018). li en va de même
pour Nietzsche: Avant les années 1960, il n'allait pas de sol en
France que, considéré longtemps comme un poète, un moraliste
ou un prophète, il soit lu comme un vral phllosophe : avant
Gilles Deleuze, aucun philosophe n'avait ni l'autorité ru l'intérèt
pour une lecture de ce type. Après 1968, rapproché de Marx
et de Sigmund Freud en dépit de son arlstocratisme proclamé,
il est même devenu une figure radicale de la « dissidence • et
de la • différence» [Pinto, 1995]. Les premiers lecteurs d'un
auteur méritent particulièrement d'être étudiés pour résister à
la lecture téléologique du passé. Rétrospectivement jugés naïfs,
ceux de Marx en France dans les années 1880-1910 avalent à
subir une double exclusion, politique et intellectuelle, et, pour
exister, Ils devaient inventer à la fols contre les autodidactes
isolés et contre les universitalres la formule de l'intellectuel de
parti appuyé sur la « science », en pulsant avec les moyens du
bord dans des versions sommaires et déjà vieillies de doctrines
telles que le matérialisme ou l'ëvolurtonrusme [Ymonet, 1984].
Par contraste, Je « marxisme occidental • apparaît dans les
années 1920 plutôt comme une création de professionnels de
la philosophie soucieux surtout d'échapper à ['économisme
[Anderson, 1976).
Les variations dans l'espace sont aussi fort Instructives. La
réception française de la « théorie de la [usttce » de John Rawls
a permis d'analyser, entre autres, le processus par lequel u~e
théorie inscrite dans Je cadre états-unlen de la philosophie
analytique et conçue à destination de lecteurs philosop~e,
s'est vue soumise à des lectures qui se conformaient aux gril es
politiques dominantes. Rawls a été approprié successivement
, . d'espaces: marges du système acad'miqtie
dans une sene e ' revues.
t
intellectuelles • antltotalitaires » et de « deuxième gauc~e~;ré
en dernier lieu, philosophes universitaires qui l'ont in
UN ESPACE AUTONOME 79
ll te des auteurs canoniques d'agrégation. L'analyse
dans laé ~tlon des théories de la fustice demande de tenir
de la ~tl'étude de la logique spécifique de différents champs
enseJll ement donné et un fil conducteur implicite, celui des
- un mo é .
a tés d'habitus chrétien auxquelles le registre th onque
afflnl Wlosophle politique « pure » a pu procurer un moyen
de la P
, u bémlsatiou [Hauchecome, 2019).
d cptur comprendre les variations conjoncturelles, l'analyse
du cours des valeurs intellectuelles doit se don~".'r pour o~jet
l'ei ace global des luttes de classement et de hlêrarchtsatton.
l p«retours à» Instruisent autant et parfois plus sur ceux qui
!:promeuvent que sur l'auteur co~cemé. Alexis de Tocqueville,
longtemps oublié, a fini par apparaitre comme un père fondateur
de la sociologie. Dans la période de la guerre froide, il a permis
de proposer une alternative Ubérale à Marx aux États-Unis et (
en France : il en va atnsl pour un penseur tel que Raymond
Aron et pour les collaborateurs de la revue libérale et anticom-
muniste. Preuves. Ce n'est pas un hasard si, dans la période ,.
d'après 1968, Je retour à Tocqueville a été mis en œuvre par
des figures de la pensée • ant!totalitaire », telles que François
FUiet ou Claude Lefort. Sur fond de contestation des « grands
modèles [ou récits] • offerts par les sciences humaines et d'essor
de la philosophie politique, cet auteur a gagné ses titres de
noblesse académique en tant que sociologue, même s'il sert
beaucoup moins pour la recherche que pour l'enseignement
Ile Sirat et Pelletier, 2005). Gabriel Tarde et Georg Simmel
ont été lus depuis les années 1990 essentiellement comme des
penseurs de l'individu opposés aux sociologies • hollstes •. et
•MlermlnJstes • [Pinto, 2009b). JI peut exister, à l'inverse, des
f'.ems à la reconnaissance d'une figure du passé ; dans le cas
d Apollinaire, l'image du poète a dû compter avec le travail de
S.pe réussi et durable des surréalistes qui se sont efforcés de
:imlmtser son originalité alors même qu'ils puisaient largement
ans son héritage [Boschettt, 2001).
les Slratêgies de ciassemenr
qu~~ ~ttes Intellectuelles sont en partie des luttes de classement
traiter u:•rs des sc;1èmes souples et transposables, permettent de
e plurallte de problèmes dans des domaines divers. Un
80 SoùOI.OGIE DES INTELLECTUELS.
même geste impose de nouvelles problématiques, de nouveu
lignes de clivage dans un domaine déterminé ainsi que, de faço~
plus ou moins euphémisée, des moyens de penser le moncte
social. Les concepts sont aussi des stratégies. Par exemple, les
couples d'opposition partiellement redondants à l'œuvre dans
la philosophie bergsonienne (espace/temps, quantlté/quaUté
intelligence/intuition...) sont à la fois un moyen d'aglr contr~
la suprématie des théories • scientistes» et du rationalisme
kantien, alors dominant dans l'Université, et un moyen de
penser le monde social en opposant la • soclétê ouverte • des
créateurs, des prophètes et des sages à la • société close • des
gens ordinaires, terrain concédé à la sociologie (de Durkheim)
[Pinto, 2014]. ·
Les classements intellectuels permettent d'opérer des démar-
quages de tous ordres, Idéologtco-polttlques mais aussi insti-
tutionnels ou simplement professionnels et/ou disciplinalres
[Abbott, 1988]. La frontière avec la psychologie a été pour les
philosophes depuis le xrx" siècle un problème théorique central
et pas une affaire simplement universitaire. JI en a été de même
pour Durkheim, mais pour des raisons différentes : l'autonomie
revendiquée de la sociologie dépendait Initialement de la façon
de considérer ses relations avec la philosophie ainsi qu'avec: la
psychologie [Borlandi, 2011]. Concernant celle-ci, la position de
Durkheim a pu sembler, surtout dans I'entre-deux-guerres, trop
rigide même à certains de ses disciples qui disaient concevoir
la sociologie comme une « psychologie collective »·, Cela tient
en partie à l'évolution des rapports de forces en faveur de la
psychologie. Marcel Mauss s'est consacré à des thèmes comme
le corps et l'émotion, et Maurice Halbwachs à ceux de l'émotion
et de la mémoire. Ce dernier a voulu rehausser la psychologie
en soutenant qu'il est impossible, dans l'explication du suicide,
de distinguer vraiment le social et l'individuel, allant ainsi à
l'encontre de Durkheim qui s'était efforcé de bien faire la part
de chaque dlscipline.•• pour éviter justement tout reproche
d'impérialisme [Pinto, 2014].
Ceux qui entendent créer· une position nouvelle se trouvent
confrontés à l'espace des possibles, avec un horizon intellect_uel
délimité par un état des problèmes et des solutions: Les ph_il0:
sophes marxistes ont eu, pour exister comme tels, à la fois a
imposer Marx dans l'univers des options théoriques légitimes
UN ESPACE AUTONOM E 81
et à déterminer le contenu de la • phllosophle marxlste » à
travers des points privilégiés, comme le rapport à Hegel ou la
difficile définition du • matérialisme dialectique»; les poètes
surréalistes ont eu à créer une position nouvelle, distincte
d'Apollinaire, du mouvement dada, en exploitant aussi bien
la théorie freudienne des associations libres que les thèmes du
rêve et de l'imaginaire pulsés dans une partie du patrimoine
littéraire classique.
f;icteur d'innovation intellectuelle, la subversion des classe-
ments antérieurs favorise l'apparition d'objets inédlts. Dans
la naissance de la sociologie, on peut distinguer une période
prédisciplinaire et une période disciplinaire [Hellbron, 2006).
Dans la première, la société avait été pensée par des auteurs
mettant en œuvre les schèmes conceptuels, respectivement de
la théorie politique, de l'économie politique, de la moralistlque.
Le cadre Institutionnel était celui des académies, dominé par des
• phtlosophes » s'appuyant sur des notions universalistes (raison,
nature...} : li était question d'une théorie sociale sécularisée
(par rapport à la domination antérieure de l'Église) plus que de
science. Pour que la société devienne un objet de connaissance
sdentiâque, il a fallu, au cours des années 1770 puis lors de la
Révolution, deux choses : d'une part, une demande politique de
savoirs appliqués en matière de gestion de la population (voir
le couple Turgot-Condorcet) et, d'autre part, l'application à un
domaine nouveau de modèles Issus des sciences plus avancées,
les mathématiques et la physiologie..La période révolutionnaire
donne lieu à de profondes transformations institutionnelles et
Idéologiques propices à un clivage inédlt et durable entre lettres
et sciences [Lepentes, 1985]. La constitution de la sociologie
comme science a tenu à l'établissement d'un régime proprement
dlsctpllnalre, en rupture avec celui des « philosophes •• régime
dont l'expression systématique a été l'épistémologie historique
et différentielle d'Auguste Comte. Le rôle de celui-cl a consisté
moins dans des apports positifs que dans la délintltation d'une
place spécifique pour une discipline encore à naître, mais
d'emblée conçue comme Irréductible aux plus anciennes et dotée
d'une sclentlflcité virtuellement équivalente [Hellbron, 2006].
Enfin, il ne faut pas négliger la part d'irnpensé, de savoirs
tacit_es qut échappent aux lecteurs actuels et que le texte ne livre
pas llnmédiatement de lui-même. C'est ce que, pour parler des

82 SOCIOLOGIE OH. INTELLECT UELS
Sociologie de la philosQphle
La sociologie des intellectuels peut se
spécifier en fonction des. dornalnes.
Qu'en est-il de la philosophie qui
entend accéder à des propositions
vraies, transhistoriques et que la sooo-
log1e expose à un retatMsme, au moins
de méthode?
Deux modèles prévalent dans. œ
domaine [Heldegren et Lundberg,
2010)- Celui de Randall Collins [1998]
est un croisement de la sociologie
des sciences de Robert Merton, de
l'interactlonnls-rne et des -analyses de
réseaux. L'axe central est la question de
la « ctéatiVité • philosophique abordée
avec une érudition considérable et au
moye_n de fresques impressionnantes·
(Ocddent, Inde, Chine, tapon ...). Il
s'agit, en se fondant sur des cornpa-
raisons entre. lieux et périodes, de
rendre compte des conditions de la
productivité des écoles et des groupes,
de leur reproduction, de leur concur-
rence ! d'où l'intérêt pour la question
des niveaux optimaux de nombre et
de taille. Cet intérêt semble quelque
peu exdusif d'autres. points de vu_e.
Proposant un autre modèle,_
Bourdieu (19.99b] a esquissé une
théorie du champ philosophique
prolongeant des analyses concap-
ruelles (sur le champ, les disciplines)
et empiriques, dont celle consacrée
à I'eontclcqie politique de Martin
Heidegger• [Bourdieu, 1988]. Son
objectif est, d'une part, de comprendre
les propriétés de la trajectoire sociale
et intellectuelle permettant d'expliquer
Je, choix effectués et, d'autre part, de
décrire de quelle façon travaille un
professionnd de la philosophie; il lui
faut. pour cela, dégager ~s relations
d'homologie entre les prlses de
position proprement phllosophiqu.,
et les prises de position ldéoio 1
politiques. Dans cette perspe~c().
le ~ivre Sein und Zelt peut ê~~~
envisagé en p_artle comme une mls.e
en forme philosophique de l'idéo-
logie •. réYoluUonnalre-conservatlice.
des années 1920, ce qui permet de
comprendre les thèses portant sur.
le ·c. on», le refus de l'e: assistance•,
I'• être-peur-la-mort.«. Mais, en profes--
slonneJ de la philosophie, Heîdegger
doit critiquer sur leur propre terrain les
options théorlques alors dominantes
·en partlculier le néokantisme, e~
renversant au profit de la seru.ibnité
et de l'imagination la préséance.
de l'entendement; de même, pour
récuser les Idées rationalistes et
universalistes (celles du Français
Descartes), il doit se confronter aux
sciences sociales (Dilthey) et ·au
relativisme historique (Spengler), et
en proposer une forme radicale de
dépassement, dlte « ontotoçique •,
à travers les notions de c: tacüctté s,
d'tt. historicité.-., d'« être-avec » (ou de
e conuncnautê e).
la sociologie de la philosophie se
déplole entre deux pôles, Le prem!er
est constitué par les études de trajec-
toires, Le cas de Sartre illustre parti-
culièrement bien l'ajustement des
dlsposîtions sociales aux attentes du.
champ Intellectuel : les philosophes ont
pu reconnaitre dans son œLME tous_ les
signes d'excellence académique amsi
qu'une concept.ion de la liberté en
résonance avec leurs valeurs mora!e.s et
Intellectuelles [Boschetti, 1987]. Autre
exemple, celui de Foucault, l~î _auss:
un c héritier 11, d~emblée favonse pa
des conditions optimales de réus~te
intellectuelle : comment zompren re
ses années d'apprentissage, ses tâto_n-
nements du côté de la psychclogie,
sa thèse novatrke sur !'histoire · article sur l'agrégation de philosophie,
:•: folie [Moreno Pestaf\a, 2006] ?
ltS dispositions sociales et lntellec-
LU'!ies dé 5arue et de Foucault ont
été en~lsagées dans ces travaux, et
elles de Bourdieu, Derrida, Foucault
' LeYinas ont égalernent été étudiées
frrnto, 2010; 2014], L'élude consacrée
ptlilosophe américain Richard Rorty
10
(herche à expliquer sa rupture avec la
philo~ophle analytlque, sa conversion
au pragmatisme et à la c philo-
sophie continentale • [Gross, 2008].
voulant dépasser Collins et Bourdieu
~IJl auraient trop mis l'accent sur la
rectierche de·• statut » .dans le champ,
l'auteur propose de rendre: compte
d'une conversion difficilement expli-
table par des fadeurs objecurs, en
-s'appuyant sur la notion quelque peu
ffoue d'image de soi (sel/ concept),
au risque d'en revenir au c projet
originel» sartrien et de- rompre avec
la démarche d'objectivation socio-
logique. Enfln, d'autres travaux ont
port é sur les stratégies de carrière des
1,,mes philosophes [Soulle, 1995b] ou
de recon1Jerslon de leurs titres dans
une discipline comme la psychanalyse
[footbonne, 2019].
l'autre pôle est celui d'une
analyse de.s structures Jnslltution:.
nelles et mentales. Des travaux ont
été cons.acrés à l'lnst!tutionnalisatlon
<i< renseignement de la philosophie
~blanl, 1988], à la structure du
amp et aux principes de division
Internes, d'ordre théorique ou pédago-
g~ue [Pinta, 2007]. D'autres prennent
"""' 0 blet les débats autour d'une
quesuon comme. celle du • psycholo-
~:••: qui avait mobilisé la plupart
philosophes allemands dans les
;~nées l 890-191 0 [Kusch 1 99s J.
_an~orlsclent scolaire des phiiosophes,
lysa par Durkheim [1895] dans un
UN ESPACE AUTONOME 83
peut iltre étudié à travers les schèrnes
de pensée Immanents a l'exerdce de
dissertation, aux prouesses de virtuoses
[Pinto, 2007; Soulié, 2017] et aux
hiérarchies Intellectuelles révélées par
l'élude de5 choix d'auteurs effectués
par des étudiants pour leur mémoire
de (l'ex-Jmaîtrîse [Soulié, 1995a]. Le
rapport ·des philosophes français à
la sociologle app~raît aussl comme
un marnent de vérité [Pinto, 2009a].
Enfin, on peut considérer que la
récept_lon d'auteurs importés [Pinto,
2009b: Pudal, 2011 J et l'édition de
livres philosophiques [Godechot, 1999]
doivent être prise:; en compte par !a
lecture sociologique des auteurs.
Il serait injuste et dommageable
(
d'omettre quelques travaux hlsto-
rlques de phnosophes ou d'historiens.
Certains étudient les (re)définitiom de
la catégorie de philosophe si souvent
perçue comme une essence intem-
porelle [Vesperini, 2019]. D'autres
(
auteurs s'efforcent d'aller aussi loin
que possible dans la mise en relation
de trajectoires intellectuelles, de choix
théoriques et d'orientations politiques:
li en va ainsi paur l'étude des concep--
tlons divergentes de la logique
proposées dans les années 1930 par
trois philosophes de langue allemande,
Rudolf camap, Ernst Cassirer et Martin
Heidegger [Friedman, 2000], ou pour
celle des orientations philosophiques
et politiques de Friedrich Nietzsche
[Losurdo, 2002).
 UN ESPACE. AUlONOM-E 85
84 SoooLOGIE DES U'IIHJ,.LECTUELS

l'écrtvaln Jorge Luis Borges [Micell, 2007] ou l'anthropologue

savoirs d'une époque, Foucault dé;ignalt _comme épistlimè 1,0u!S oumont [Lardinois, 1995) permet de rnleux comprendre
d'une époque [Foucault, 1966] et qu 11 tentait de reconstruI, leurs dispositions sociales, leur trajectoire ultérieure et leurs
à partir de textes souvent mineurs. L'Impensé peut ètre saï ~
en particulier, à travers l'inconscient. scolaire (de dlsclpli~~ textes de maturité.
ou d'institution) qui marque les esprits y compris originaux
à travers des formes d'expression, d'exposition et d'argumen'.
tatlon [Durkheim, 1938], ainsi qu'à travers une doxa culturelle
produite par des réseaux de sociabilité et de groupes plus ou
moins informels.

Sodoanalyse
La lecture sociologique des textes permet enfin de faire voir
et de neutraliser les effets de déréalisation ou de dépolitisation
inscrits dans le travail de mise en forme savante, sans pour
autant faire d'un auteur un simple porteur d'une idéologie de
classe. En s'appuyant sur les textes d'autoanalyse de Freud, Carl
Schorske a montré comment la psychanalyse a transposé dans
la psyché individuelle un conflit avec le père aux dimensions
sociales et culturelles. Ce qui sera pensé comme • complexe
d'Œdipe • renvoie à la confrontation d'un fils porteur d'aspi-
'rations contestataires avec un père de la génération libérale,
rejeté. vers le conformisme. Comme le montre le matériel
onirique, le rapport au père s'est joué sur la scène du désir
d'un voyage à Rome longtemps différé où se révélait l'ambiva-
lence de Freud envers cette ville : d'un côté, la Rome antique
suscitait l'attirance de l'homme de culture, médecin estimé,
et, de l'autre, la Rome catholique réveillait l'inquiétude d'un,
juif face aux forces autoritaires et obscurantistes auxquelles la
figure rebelle appréciée d'Hannibal offrait un contre-modèle
[Schorske, 1980]. Dès lors que la première Rome est parvenue
à l'emporter sur la seconde grâce à I'autoanalyse, le voyage
devenait possible et, surtout, la politique s'effaçait au profit de
la révolution freudienne qu'a été la psychologie des profondeurs,
Créativité lnteliectuelle et travail sur soi se sont trouvés ici étroi-
tement unis. Cette approche historique constitue une tentative
exemplaire pour repérer un champ de forces :soclopolltiqUes au
cœur de l'intériorité: le social est dans la «subjectivité» et dans
la science. Dans cette même perspective, l'étude· des premiers
choix politiques, Ici plutôt conservateurs, d'auteurs conune
 IV / L'intellectuel comme figure publique
une conquête fragile

Ûn abordera i11 fine ce qui aurait pu constituer le préalable de

l'étude: l'invention à la fln du xrx" siècle de l'intellectuel comme
l

\
figure sociale. Pourquoi certains lndlvidus ont-Us été portés
en situation de crise à mettre en avant une qualité générique
et à assumer une présence publique 7 Le terme •Intellectuel*
~ ne s'est pas cantonné à la France, il s'est imposé dans diffé-

)
rentes parties du monde et Il a pris des significations diverses.
Devenant un titre de qualité, voire de noblesse (ou d'infamie), il
tend à fonctionner depuis le dernier tiers du xx" siècle comme
un label dont l'acquisition peut être convoitée et faire l'objet
de luttes intenses, souvent dotées d'une forte visibilité (grâce
aux • tntellos médiatiques •l : une forme nouvelle d'économie
symbolique s'esquisse, dont on peut aujourd'hui tenter de rendre
compte en fonction de ses conséquences sur la définition de
1 l'intellectuel.
.i
l'lntellectuel : une genèse politique

Si l'intellectuel entendu comme produit de l'autonomlsation

d'un champ spécifique résulte d'un travail de construction
sociologique, Il reste à s'interroger sur les conditions historiques
d'apparition du nom et de la notion dans l'espace public ; cette
apparition a certes à voir avec l'autonomlsatlon, mais elle ne
s'y réduit pas. On est évidemment renvoyé vers la France et
~ers un espace national doté de propriétés spécifiques [Charle,
990; Sirinelll, 1990; Prochasson, 1991].

88 SOCIOLOGIE DES INTËLLE'CTUELS
L'affaire Dreyfus
!té \Affaire? li est utile de recourir à une série de focales
on associe d'ordinaire la figure nouvelle de l'intellectuel a
• manifeste des Intellectuels •• publié en 1898 en défense d~
ldécennies
capitaine Dreyfus injustement accusé de trahison par la justice.
L' « Affalre » qui déchaine les passions reflète un clivage profond
autour de principes contraires trouvant à s'exprimer notamment
sous la forme de pétitions. A ceux qui réclament justice au
nom de valeurs universalistes (absence de préjugés, usage de
preuves ... ) et demandent la révision du procès s'opposent les
défenseurs à tout prix de l'armée qui soulignent l'origine juive
du • traître». C'est pourquoi analyser la constitution de chacun
de ces camps et les arguments mis en avant apparaît comme
un moyen privilégié de comprendre les modes de mobilisation
autour desquels se jouent les luttes pour la définition légitime
de la chose publique, de la nation et de ses valeurs. Les régula-
rités observées reflètent les déterminants. sociaux des prises de
position. Grosso modo, on peut dire que l'on trouve, d'un côté,
plutôt des écrivains bourgeois et grand public, des unlverst-
taires appartenant aux disciplines humanistes traditionnelles
et, d'un autre côté, plutôt des écrivains liés aux avant-gardes
et des universitaires appartenant aux disciplines nouvelles.
L'institution universitaire est alors marquée par une redéfinition
de ses fonctions sociales et culturelles ; la « nouvelle Sorbonne •
soutenue par le personnel républicain s'oppose à la culture
mondaine des littéraires et tente de promouvoir un modèle
rationnel d'enseignement fondé sur la référence à la science et
à la recherche. Le conformlsme social et culturel tend à être
contesté par les représentants de spécialités ou de disciplines
nouvelles (psychologie, sociologie, géographie) ou partiellement
rénovées (philosophie), dont la carrière universitaire repose
sur l'innovation et qui, parfois d'origine juive ou protestante
et/ou issus de la petite bourgeoisie, trouvent dans les valeurs
progressistes une légitimation de la pente ascendante de leur
trajectoire (Karady, 1976]. De façon générale, on peut montrer
que les oppositions proprement idéologiques et politiques entre-
tiennent des affinités avec les oppositions sur la définition de la
culture et sur le rôle des producteurs culturels [Lepenles, 19s5J.
Comment concevoir une histoire structurale permettant
de passer d'une analyse des rapports entre groupes sociaux
l..'tt,ITELLECTUEL COMME FIGURE PUSUQUE : UNE CONQU~TE FRAGILE 89
l compréhension de cette conjoncture singulière qu'a
Ch rie 1990]. La première concerne les transformations de
c;
[' 3 des classes dirigeantes dans le contexte des dernières
esp3
du xtx" . siè cle, marquees
- par l'installation progressive
.
du régime républicain fondé sur la notion de souveraineté
opulaire. Les milieux traditionnels des propriétaires, des
Potables et des «capacités• se trouvent alors confrontés
non pas tant aux masses des villes et des campagnes qu'aux
, rtouvelles couches• chères à Gambetta : en fait, il s'agit
d'un clivage moins entre le peuple et l'élite qu'entre deux
conceptions de l'élite, avec d'un côté une élite « fermée •,
dotée de culture et de richesse et appuyée sur des institutions
, sûres », Église et armée, et de l'autre l'élite «ouverte., qui
se revendique du « ménte », c'est-à-dire de l'effort individuel,
consacré par l'école. L'école est au centre de débats ayant (
pour objet la représentation de l'instruction : l'instruction
doit-elle apparaître comme le prolongement de l'appartenance
bourgeoise ou comme un bien autonome? Dans un tas, elle
dol! être cantonnée parmi les gens de la bonne société et
refusée à des gens mal préparés par leur naissance; dans
l'autre, elle doit être diffusée. Deuxième focale ; la morpho-
logie des professions fondées sur la connaissance et sur la
culture d'une part, et sur les caractéristiques du champ Intel-
lectuel d'autre part. A côté de la stagnation des professions
libérales, généralement favorables à l'ordre social, on constate
un accroissement de deux groupes ; celui des universitaires
et celui des professions artistiques et littéraires. Le monde
lntellectuel semble, au moins aux yeux de la bourgeoisie
traditionaliste, un univers déréglé, envahi par des préten-
dants naïfs et présomptueux. Troisième focale ; la logique
des mobilisations lors de !'Affaire, dont on a résumé plus
haut quelques traits principaux : les novateurs s'opposent
aID( tenants des traditions, les jeunes aux vieux, les savants
aux gens de plume, etc. Ces focales suffisent-elles à rendre
compte du mode de constitution d'une figure sociale inédite?

90 Soc'.:JOLOG IE OES INTE LLECTU fl5
Anti-lntellectuallsmes
L'and-inteUectualisrne est une arme
souvent maniée par des mtel'ectuets
contre des concurrents qu'il s'agit
de disqualifier de façon plus o~
moins loyale. Si les intellectuels les
plus· autonomes, tenus pour Idéal-
typiques, sont les plus exposés, c'est
l'ensemble: des personnes cultfvées ou
diplômées· qui, de proche en proche,
sont prises pour cible.
Un des effets du grand partage
entre lettres et sciences constitué
au tournant du XIX" siède a élé la
céJébration romantique. de la sensi-
bilité, visant à rappeler que l'homme
n'est pas uniquemenlun entendement
désincarné. On peut distinguer deux
formes antinomiques aux dimen-
sions inséparablement esthétiques
et éthiques. La première, le senti-
mentalisme de type rousseautste,
tend à magnifier le point de vue
des dominés en mettant en avant
ia simplicité du sentiment contre les
raffinements. de la pensée et de la
parole, La seconde, de type spiri-
tualiste, reflète te point de vue que
les dominants sont portés à prendre
sur le monde social. Elle trouve l'une_
de ses. expressiorn dans la coupure
que certains écrivams et professeurs
[Pinlo, 19981 ont posée entre l'àme
e:t l'intelligence, le moi « profond »
et la vie sociale superficielle.
La critique philosophique et/
ou scientifique de l'intellectualisme,
Le savant comme archétype
C'est la constitution d'un espace public structuré associé à
la démocratie qui a favorisé le débat et la controverse (par
opposition au dogme et à l'autorité), et a rendu possible
qu'ît serait erroné de qualifier d'anu.
Intellectualiste, Invite surtout à se
déprendre des tentations spontanées
de !'ethnocentrisme Intellectuel, porté
à mettre en avant la c.onsclence, la
réflexion, les idées pour explique- les
croyances et les actions. Ainsi, Karl
Marx a élaboré le matérialisme histo-
rique à travers une critique de Hegel
pour qui l'histoire universelle consUt.ue
la manifestation de l'Esprit : Il s'est
efforcé de montrer que, · dans l'hls-
toire, les hommes produisent avant
tout les condiUons matérielles de leur
existence et que, s'ils font l'histoire, ils
ne savent pas l'histoire qu'ils fonL Les
sciences sociales ont êté marquées par
le refus de toute spéculation idéaliste,
comme on le voit chez Max. Weber
[1905], reconnaissant l'snpcrtanœ des
intérêts matériels et symboliques, ou
.chez Pierre Bourdieu [1980], mettant
en avant la notion de sens prauque,
contre deux formes opposées d'intel-
lectualisme, celle de Jean-Paul Sartre et
celle de Gaude Lévi-Strauss.
Distincte de la critique théorique
de l'Intellectualisrne, la dénon-
datïcn ouvertement politique des
intellectuels admet des variantes
qui, si elles ne sont pas séparée.s
par des _cloisons étanches, n'en
sont pas moins distinctes autant
par leur contenu idéologique que
par les fractions sociales mobilisées.
En fonction des positions et des
Intérêts des agents, les formes d'antl-
lntellectuallsme peuvent être plus ou
mofns argumentées, pamphlétaires,
. ~alen:s (sclences/llttérature, disciplines universitaires ... ). Ayant
· operer une agrégation de noms aussi efflcace que possible,
L'INTE LLECT UEL COM ME FIGURE PUBLIQUE : UNE CONQUt-TE- FRAGILE
oraculaires. De nos fours, la dénon-
datlon démagogique des « élltes,.
et des ◄ inlellos li trouve d'autant
plus d'écho dans nos sociétés que
le poids des tltres scolatres tend à
faire de l'école !'Instance de légitl-
matlon des différences soctates, ce
qui l'expose à devenir une cible
de prédilection permettant souvent
de dissimuler l'aversion bourgeoise
µour les • profs li sous des dehors
• populaires •·
La pensée conservatrice en
ses différentes nuances (contre-
révolut!onnaire51 tradltionatlstes,
mod érées ) cbnsldère les fntellectuels
comme des naïfs qui tendent à
confondre leurs abstractions livresques
.avec. le monde réel et à .irnutner des
Idées extravagantes chez des gens
jwqu'alors résfgnés ou même satis-
faits [Angenot, 2004: Sternhell,
2010]. Les intellectuels conservateurs
partagent les armes de l'expérience
et du bon sens avec les groupes
sociaux dont ils expriment (plus
ou moins ouvertement) les intérêts
matériels et spirituels [Hirschmann,
1991 / Terray, 20121.
Dans la rhétorique ouvriériste qui
a dominé le.s partis révolutionnaires,
les intellectuels étalent perçus comme
11 lndîvidualistes » (« bourgeois li,,
c petit-bourgeois •) [Pudal, 1989].
Au nom du peuple, dont Ils se
Présentaient comme les mandataires
légitimes, les détenteurs de l'autortté
politique dans la Russie statinienne
ou la Chine maoïste en venaient à
l'unification, autour de propriétés critiques génériques, d'une
population éparplllée en une multitude de compétences et de
11'S pétitions s'appuient sur la diversité de logiques sectorielles
91
rabrouer, humilier et ostraciser des
Individus soupçonnés de .voulolr
raisonner sans le Parti, mieux que lui
et finalement contre lui. Ce qui était
en .jeu pour eux était l'affirmation
du primat du capital polltlque sur
le capital culturel.
La rhétorique fasciste soupçonne les
Intellectuels d'être des « déraonés » :
ranalyse et l'argumentaUon oblec-
lives et impersonnelles sont jugées
comme étant par elles-mêmes contre-
nature, car elles imposent le doute
et l'examen à ce qui, fondamenta-
lement, n'a pas besoin de jusUficatlon,
(
comme la vie, la force, !'instinct, la
foi {• fanatique li}, la race, tenus à la
fois pour évidents, primitifs et sacrés,
Un seul «intellectuel• est accepté :.
celui qui réduit .scn activité :i une
mission unique - l'exaltation de
croyances primordiales. Habité par
la contradlction d'un entendement
qui doit se nier pour s'affirmer, ce
personnage est voué à s'en remettre,
sul'/ant le modèle de Heidegger, à
une pensée plus «originelle .., plus
..- authentique"'· l'étude des contenus
idéologiques fait souvent écran au
problème, envisagé par quelques
rares auteurs - philosophes dotés
d'une solide Culture historique
[losurdo, 1991 ; Faye, 20051 et
historiens (Chapoutot, 2020] -, de
la possibilité de cette entité étrange
qu'est l'inlellectuel fasciste dévoué à
sa terrifiante mission de • destruction
de la raison »; selon l'expression de
Georg lukacs.
 92 SOCIOLOGIE DES tNTULECTUELS
qui favorisent le rassemblement d'écrivains, d'artistes O d'
versttaires, Et, comme pour d'autres groupes, certalnetfi Uni.
sont centrales, d'autres marginales. Il est ainsi instructfi':!
noter que, dans. des textes fameux, des adversaires co
. l'antidreyfusard Ferdinand Brunetière [1898], professeuOU::e
littérature à la Sorbonne, et le dreyfusard Émile Durk{et~
[1898], sociologue alors professeur à Bordeaux, s'accord t
relattvement su_r la _typiflcatton de l'intellectuel. Alors quee~e
premier, ayant ecarte quelques • romantiques attardés, disciples
de Renan, de Flaubert et de Nietzsche », vise « un certain
nombre d'artistes, mais surtout de savants», le second évoque
dans sa réponse les cas du «paléographe », du «linguiste• et
0
du «chimiste•· Les écrivains (malgré Zola) n'occupent pas te
premier plan, même parmi les signataires du fameux manifeste
des Intellectuels [Charle, 1990, p. 170; Duclert, 1999; Noirie!
2010]. ' recherches ont étudié des situations critiques. La polarisation
)
La figure nouvelle· de l'intellectuel a été construite par
ses adversaires avant même l'Affaire, qui sera pour eux une
confirmation de leur vision : selon un mode de typiflcatlon
foncièrement politique, cette figure s'est constituée autour du
groupe des universitaires novateurs et antitraditlonalistes liés
aux réformes politiques et pédagogiques et à la division du
travail Intellectuel. Pour des écrivains conservateurs comme
Paul Bourget (Le Disciple, 1889) et Maurice Barrès (Les Déracinés,
1897), peignant dans Jeurs romans des personnages nommément
désignés comme • intellectuels», il s'agissait de montrer la
liaison forte entre un mode de pensée jugé vulgaire et les
idéaux démocratiques : l'appartenance au monde universitaire,
l'orientation rationaliste, kantienne, sinon positiviste et leur
insensibilité au mystère et au sublime s'accordaient avec l'origine
sociale propre à des «boursiers» devant tout à l'école. L'enjeu
de la représentation était politique ·: l'universitaire s_avant est
celui qui réalise de façon éminente l'idéal de la democratli
dans l'esprit. II peut être disqualifié doublement, intell~e
lement (rationalisme abstrait) et politiquement (universalis~e
égalitariste qui dissimule la libido domlnandi d'une nouvde e
·
caste... pire que les anciennes) [Pinto, 1984b]: Les tndlvi us,
n l'ont
contre qui s'était construite la nouvelle representatlo ' lie
assumée en l'inversant et mettant en avant probité intellectue
et désintéressement.
L'lt,l~UlECTUEL COMME FI.GORE PUè:tJQUE : UNE CONQUE.TE FtlAGJLE 93
La sociologie des engagements Intellectuels
L'affaire Dreyfus, acte de naissance de l'intellectuel si l'on
veut, ne fait qu'amorcer une int_errogatlon sur les engagements
des Jntellectuels. La première tache est de rendre compte des
/gularités dans les prises de position exprimées lors de situations
~ul révèlent des clivages particulièrement sensibles,
poiiiions et prises de position
les homologies entre positions institutionnelles et prises
de position Intellectuelles et éthtco-polltlques ont été mises
en évidence concernant les universitaires, et notamment
ceux des lettres-sciences humaines (Bourdieu, 1984]. Outre les
travaux d'historiens sur la naissance des intellectuels, plusieurs
observée entre intellectuels résistants et intellectuels collabora-
teurs a permis ainsi de montrer comment une période exception-
nelle comme l'Occupation allemande en France a porté au grand
Jour des oppositions au sein du champ intellectuel : comme
quelques décennies plus tôt, on trouve, d'un côté, des roman-
ciers grand public, consacrés par les institutions (Académie
(
française), comblés d'honneurs et de décorations, relativement
âgé$, et, d'un autre côté, des auteurs d'avant-garde (comme les
surréalistes) et souvent jeunes [Saplro, 1999, p. 21-102).
Une autre occasion d'examiner les clivages idéologiques à
travers des pétitions a été fournie, dans un tout autre contexte,
par le plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale et des
':traites (1995) : d'un côté (liste «Réforme »), ceux qui, se
reclamant parfois de la gauche, soutenaient la réforme contre
l', archaïsme» de la gauche traditionnelle et, d'un autre côté
ruste • Grève •l, ceux qui, en face, soutenaient les grévistes du
secteur public mobilisés contre elle, au nom des .« acquis les
plus universels de la République». Derrière la symétrie apparente
de deux camps. d'intellectuels, l'analyse permet de montrer des
r
P'.:n~ipes différents d'agrégation des signataires de deux
Ilions : la liste • Rêforme » réunit un plus grand nombre de
d~ts fonctionnaires, d'experts, d'économistes d'institution et
d tellectuels proches des précédents, très souvent présents
ans les médias (Le Nouvel Observateun ou dans des revues
 L_'INTEL_LE.CîU éL COMME FIGURE PUBLIQUE : UNE CONQUl:lt: tl'\-"Vl~'-

94 SOCIOLOGIE. 0(5 !NTE LLEÇT U~L~

e,t celui d'une sodologle hlsto-

Les Intellectuels et la politique:
deux modèles
À propos des prises de position
politique des intellectuels, li est
instructif de confronter 1~ modèles
dwe,gents propo sés par deux auteurs
que tout semble oppose<, l'un réputé
progressiste, l'autre plutôt conserva teur,
Le premier, Pierre Bourdieu [19921
se demande comment l'intellec.tuel
consava teur est pos.sible ; le second,
Raymond Baudon (20031 se demande
--pourq uoi les inteUectue!s. n'aiment pas
le \ibérafume •; Les questions pesées,
~ elles peuvent sembler ,ymétriques,
ne le sont que par la forme.
Le pofnt de vue de Baudon est
normatif. L'intellectuel de gauche
est une déviation paradoxale,
quasi pathologique d'Individus
qui, prétendant se consacrer à la
connaissance,. se détournent de ce
qui devrait leur apparaître comme
la voie la plus souhaitable, le libéra-
lisme, et lui préfèrent celle de l'irra-
tionnel, le socfafisme : ils refusent
tout- sfmplement de voir l'évidence
(le libéralisme, c'est l'efficacité
économique, la liberté de choix... ).
Évîdence qui constitue la dé de voûte
du point de vue d'un penseur libéral :
est._ bien· sür, lm~arfaite) ni cette
In dignité (cette société est perfectible,
les maux d~nt elle souffre ont des
sources multiples, complexes ...); elle
n'a donc pas à être défendue contre
des critiques fon.dêes sur l'ignorance
et les œillère.s de l'idéologie. Mals
comment l'aveuglement intellectuel
est-ll possible? S'appuyant sur une
verslon corrigée de la théorie de
l'agent rationnel, Baudon se garde
de tout ce qui pourrait évoquer une
analyse causale (c déterministe-..) et
il n'a -d'autre ressource que d'lncrî.
miner une sorte de biais, de défait.
lance cognitive conduisant à des
options aberrantes. les intellectuels
c illibéraux • agissent bien selon des
raisons (par opposition à des lntérèu.
ou à des dispositions), mais selon
de mauvaises raisons qui offrent dé
la société une vision eussl cohérente
que simpliste (de. type «complot•>
et aussi séduisante que fugltlve (les.
modes de la rive gauche). Boudon
ne semble pas chercher à expliquer
pourquoi et comment certains
parviennent. et d'autres non, à
juger de façon aussi raisonnable que
possible ; le (bon) choix est touioun
un peu de l'ordre du mystère.
Le point de vue de Bourdieu,
s'U n'est pas totalement dépourvu
~i.l~e ·cumulative utmsant des outils
~!rime ceux: de classe soclale ou de
Intellectuel. Il cherche non
cJi:rfl: apporter une contribution à
J: c;onnaissance de la pathologie
Sociale des Intellectuels, comme le
fall soudan, mais à rendre compte,
de façon aussl objective que posslbl e,
deS conditions soclohlstorfq~~ de
pos:slbiiité des diverses modalltês de
l',ppartenance Intellectuelle (de Sartre
à t,on, si l'on veut), Dominés au sein
de l'espace des classes dominantes
(dans le • champ du pouvoir •), les
Intellectuels sont portés à s'opposer
à la perpétuation de l'ordre culturel,
am: dominants, .aux • bourgeois»,
d'où les affinités ressenties avec les
occupants des posltiom dominées
dans l'espace social, les exploités,
tes pauvres. Il ne s'agit ni d'un
.. facteur• agissant aveuglément ni
d'un calcul explicite, mais d'une
relation structurale, objectivement
fondée et Intériorisée sous la forme
dl!: dispositions, de goûts et d'aspi-
rations. Une confirmation de l'hypo-
thèse générale est offerte a contrario
par 11nte!lectuel conservateur, Dans
un univers qu'il considère comme
acquis a des valeurs contestataires
(• de gauche•), celui-ci doit affirmer
dans une double direction ·: non
seulement contre les !Uuslons des
intellectuels. de gauche, mals aussi
contre les facilités du conformisme
bourgeois. (le bon sens ne. ·suffit
pas, Il fout argumenter ... ); et
s'll se rallie finalement au camp
conservateur, ce· n'est qu'à l1is.sue
d'un examen présumé informé et
lmpartlal. L'intellectuel conservateur
est ainsi voué à l'ambivalence car il
ne se reconnait jamais plelnement
ni dans les extravagances de l'intel-
lectuel radical ni dans les préjugés
du bourqeols ordinaire. Un tel
coillporlement enferme bien une
forme de rationalité mais différente
de celle de l'agent boudonlen : les
<i: choix • considérés reflètent les
propriétés d'une position sociale en
porte-à-faux, distincte de celle des
intellectuels 'de l'autre bord el de
celle des bourgeois les: moins portés
à la réllexion.
Peut-on trancher entre ces deux
approches et selon quel critère ?
Remarquons que l'une s'en remet
à des « modèles ,._ et l'autre à une
sociologie historique. Il s'agit, pour
la première, de conjecturer ce que
peuvent être les « bonnes ralsons s
des conduites e~ pour la seconde,
de mettre à l'épreuve des hypothèses

~-
' '
cette société critiquée ne mérite ni
cet excès d'honneur (cette sodétê
de dimension normative, -s'inscrit
dans un cadre théorique différent
~n point d'honneur d'intellectuel
en exerçant ses capacités critiques
méthodiques sur un matériel
emplrique propice à la comparaison.

comme Esprit ou Le Débat (lacques julliard, Pierre Rosanvallo~,
Alain Touraine), alors que la liste « Grève » comprend plutot
des universitaires, des chercheurs dotés d'un capital intellectuel
surtout fondé sur des critères internes d'évaluation, et éloignés
des médias et de l'univers des «décideurs» (Pierre Bourdieu,
Jacques Derrida). Mais on ne saurait pour autant sous-estimer
les différences au sein de chaque liste : ainsi, dans la première,
cohabitent trois familles, celle des hauts fonctionnaires et
experts, celle des • décideurs» et celle des intellectuels, souvent
détenteurs d'un capital médiatique ; et, dans la seconde, on
~ut distinguer les «scientifiques» et les • milltants • [Duval
e1 al,, 1997].
Au-delà des grandes oppositions, on peut voir plus finement
;mme~t des individus que tout semblait rapprocher ont fait
d~ choIX différents, cas de figure intéressant puisqu'il permet
contrer certaines objections contre le «déterminisme»

96 SOCI OLO.GIE ces INTE LL ECTU ELS
sociologique et de montrer comment se spécifient des ri
d'analyse initialement conçus en fonction d'une popuiatt:~p~!
grande taille. Il en va ainsi pour Henry Bordeaux et Fr
Mauriac, romanciers
. -
catholiques,
.
académicienst l'un qui a taOU:tné
nçais
à,_la Collaboration et le second devenu une figure gaulliste
S lis avalent en commun une origine bourgeoise et provt ·
claie, leur divergence d'ordre politique semble avoir été li~-
à leur inser~on différente dans le ch~p littéraire : alors qu:
Bordeaux, dependant des verdicts des Institutions, de la grande
~r~se, pouvait s'abandonner à ses pulsions réactionnaires qui
etatent aussi celles de son public bourgeois, Mauriac, figure
plus complexe (et plus tourmentée), tendait à se détourner
de tentations politiques qui auraient pu être les. siennes, en
cherchant à concilier ses préoccupations religieuses et étlùques
avec les exigences du pôle de production restreinte incarné par
la NRF [Sapiro, 1999, p. 209-247; 2018).
On peut également envisager des logiques d'engagement
sous le rapport de formes de transaction entre des contraintes
différentes. li en va ainsi dans le cas des Intellectuels commu-
nistes français qu'on ne saurait considérer comme de simples
victimes aveugles d'une idéologie « totalitaire ». Ce qui est à
) l'œuvre est une logique de double allégeance permettant à des
universitaires parfois bien dotés en capital scolaire de montrer
les apports du marxisme à la science et à la culture, et de
bénéficier, en outre, d'une certification progressiste ultime à
laquelle ne pouvaient prétendre d'autres intellectuels : il en va
ainsi aussi bien pour les compagnons de route du PCF dans
l'entre-deux-guerres [Gouamé, 2013; Laurens; 2019) que, plus
tard, pour les collaborateurs de la revue La Nouvelle Critique
(1967-1980) [Matonti, 2005].
Ces analyses d'engagements Intellectuels s'efforcent de rompre
avec toute une série d'approches des engagements assez sédui-
santes mals non, ou peu, sociologiques: purement blograplùques
(tantôt hagtographrques, tantôt polémiques), culturalistes (se
référant à une époque, à un milieu), idéologiques (centrées sur
les contenus doctrinaux). Elies mettent en relation, comme pour
les prises de position proprement intellectuelles, les· capltaU}(
dont disposent les individus à un moment de leur trajectoire
avec la structure du champ des possibles.
L'1NTE.LLECTIJH COMME FIGURE PUBLIQUE : UNE CONQuen FRAGILE· 97
te mandat intellectuel
on peut égaiement s'loterroger sur les modes de justification
( u de disqualification) de l'engagement. D'abord engagé dans
~ camp dreyfusard, I'écrlvaln Julien Benda refuse plus tard de
1voir l'idéal rabaissé dans les luttes partisanes et met en avant
µne position Intransigeante consistant à distinguer le spirituel et
le ,roporel, les valeurs universelles du « clerc » (vérité, justice ..• )
1
et les. passions polltlques • [Benda, 1927; Engel, 2012). Si la
dtstinction semble globalement recevable, ne comporte-t-elle pas
un rtsque de naïveté et d'angélisme? Car on peut se demander
si la frontière entre des engagements nobles et des engagements
vulgaires (partisans) est aussi simple et tranchée que le prétendait
Benda : n'est-ce pas, précisément, le propre d'un intellectuel
honnête et Informé que de discerner l'importance et l'urgence
des enjeux au-delà du silence indifférent aussi bien que du
tapage frénétique, et d'accepter, dans des situations parfois
difficiles et complexes, de • se salir les mains • ?
Sachant que le mandat revendiqué au nom de valeurs
universelles ne peut être soumis à codification, au nom de
quoi peut-il être attribué? La question s'est posée dès l'affaire
Dreyfus, Contre Brunetière défendant des valeurs supérieures
aux individus (patrie, armée, magistrature...) et dénonçant
l'outrecuidance de petits professeurs (. je ne vois pas ce qu'un
professeur de tibétain a de titres pour gouverner ses semblables
n1 ce qu'une connaissance unique des propriétés de la quinine
ou de la cinchonine confère de droits à l'obéissance et au
respect des autres hommes»), l'argumentation de Durkheim a
!té consacrée pour l'essentiel à démentir l'accusation d'indlvl-
s~~me. l! ne s'agit pas pour lui de privilégier des Individus
d gu ers 5 érigeant en juges suprêmes contre la société mais
e montrer que la société moderne est fondée sur une 'forme
de sacré d -
est , di otee de toute la force du collectif : l'idéal commun
tatlo1 1n vidAu qui s'accomplit à travers le jugement libre et
nneI.
(indivJduall cette ~rgumentatlon· • •
principale sur les valeurs
l'ajout s~e ratlonaiiste contre autorité traditionaliste)
Verset ~.i;:e reflexlon sur les conditions sociales d'accès à I'uni-
de l'lnt tellectuel, reconnaît Durkheim, n'a pas le « monopole
eIIlgence
sJolU!elles,. un »'. mais il a. acquis
. par ses « habitudes
. protes-
e dtspostnon à user de l'• intelligence • comme

98 50 CIO LO G1E DE'S INTELL ECTUELS
d'une fin en sol et non comme d'un moyen pour des causes
diverses. Les savants ne sont pas une nouvelle • aristocratie•
comme on le leur reproche, mais plutôt l'image approché;
de l'idéal humain fondé sur l'usage autonome de la raison :
• Accoutumés par la. pratique de la méthode scientifique à
réserver leur jugement tant qu'ils ne se sentent pas éclairés, Il
est naturel qu'ils cèdent moins facilement aux entraînements
de la foule et au prestige de l'autorité» [Durkheim, 1898].
Durkheim ne fait pas appel à un savoir précis mais à une vertu
Intellectuelle et morale inscrite dans l'habitus d'un groupe sans
frontières détermlnables. Le mandat ln tellectuel est une sorte
d'usurpation légitime.
On peut envisager, au moins en première approximation,
la distribution des modes d'engagement des intellectuels selon
quelques axes comme spécialisation/généralité ou savoir pur/
savoir appliqué [Sapiro, 2009] ou bien on peut distinguer l'intel-
lectuel révolutionnaire (devenu critique), l'Intellectuel de gouver-
nement et l'intellectuel spécifique (Noirie], 2010]. L'intellectuel
•total», présent sur tous les fronts, en dehors de son domaine
)
de compétence, a été étroitement lié à la position singulière
de philosophe-écrivain de Sartre. li Implique l' •engagement•
contre l' « trresponsabilltè », C'est l'« homm e » qui semble en jeu
dans chaque «situanon » : • En prenant parti dans la singularité
de notre époque, nous rejoignons finalement l'éternel» [Sartre,
1946]. Plusieurs reproches ont pu être adressés à ce modèle :
la tentation du prophétisme, l'amateurisme {même bien Inten-
tionné), la méconnaissance des réalités sociales, sans oublier la
partialité partisane (compagnonnage avec le Parti communiste).
Les choix de Sartre ont fait l'objet de critiques de la part de
quelques-uns de ses pairs, à comm encer par Raymond Aron,
Georges Can guilhem ou Maurice Merleau-Ponty.
Peut-on échapper à l'alternative entre des prises de position
incertaines et un silence obstiné, et envisager un engagement
étayé sur des savoirs? C'est ce que pensaient des figures intelle:·
tuelles apparues dans les années 1960, dans une période marquée
par l'essor des sciences humaines. L'intellectuel «spécifique» de
Foucault vise à prendre acte de la spécialisation de la recherche
et de la nécessité pour l'lntellectuel de se confronter à des non·
spécialistes qui peuvent avoir des choses à dire sur différents
terrain s. Cet intellectuel est modeste {il parle simplement de
L'INTE LLECTUEL CO M M E. FIGURE PU BLI Q UE : UN E CO N Q UÊTE f.RAG ILE 99
rtsons d'asiles, d'écoles), et ce d'autant plus que, à la diffé-
p nce d~ toutes les figures antérieures, il renonce à défendre une
r~slon du monde, à exprimer une «vénté » [Foucault, 1976b].
~'intellectuel • collectif » de Bourdieu renoue, en un sens, avec
I'i!llbltion sartrienne, mals avec deux différences notables : les
sciences sociales procurent des outils de connaissance essen-
tiels et Irremplaçables ; il y a un effet propre du collectif car
la coopération active et lucide entre individus permet, grâce à
des échanges réguliers et structurés (périodiques, petits livres,
rencontres ... ), de suppléer aux limitations de chacun d'eux et
de rendre possible une • Realpolitik de la raison» [Bourdieu
2001, p. 33-41]. Aux États-Unis aussi s'est développée un~
réflexion sur l'•.intellectuel [et le sociologue] public», expression
quelque peu bizarre en français qui s'explique par le contexte
américaltl : li s'agit simplement de l'intellectuel qui cherche à
sortir du campus universitaire et à s'exprimer sur des questions
d'actualité et d'intérêt général, sans tomber dans un rôle ni
d'expert n1 de prophète.
L'hypothèse selon laquelle les intellectu els se répartissent entre
plusieurs pôles en fonction du type de capital détenu (philoso-
phique, littéraire, scientifique) et de leur rapport au champ de
~roduction ri:5tr~te o? au champ de production élargie, ou, si
1 on veut, à 1 Universtté, aux médias, aux pouvoirs politiques et
économiques, est éclairante. Mais il faut ajouter que les critères
sont loin d'être toujours clairs et univoques. L'autonomie de l'intel-
lectuel ne peut faire l'objet d'une certification absolue et définitive
elle est une norme qul, comme telle, souffre des défaillances, de;
méprises (Foucault enthousiasmé par la lecture des « nouveaux
P~osophes • ou par la révolution iranienne de 1978). Aussi libres
et ngoureux qu'ils soient, certains Intellectuels se trouvent décon-
certés par des situations nouvelles et sont conduits à improviser
~est-à-dire en fait à s'en remettre à leurs dispositions, à l'air d~
mps ou, simplement, à céder aux sollicitations d'un cercle de
::es; Il est parfois difficile de démêler la part de la conviction
de e, du conformisme (voire de la paresse intellectu elle) et aussi
pard:~
pa.:esurer la capacité d'un Individu d'évaluer les enjeux réels de
IJ?sltlon sur des questions complexes, surdétermin ées
L'h.l ogiques de démarquage et d'alliance.
stolre des · ,
que CeI ut d' sciences sociales révèle un autre tableau
C
une lté savante close : elle montre le poids

l 00 SOCIOLOGlf DES INHLUCTU ELS.
(rétrospectivement perçu) de facteurs externes, comm e 1
do;;
trajectoires sociales des individus, les intérêts politiques, la
intellectuelle, etc. Un savant tel que Maurice Halbwachs existe
certes bien comme sociologue grâce à la reconnaissance d'un
public de pairs, mais la prise en compte de documents autres
qu'acadérnlques (brochures, lettres •. ,) permet de montrer qu'il se
situe aussi dans plusieurs espaces non purement scientifiques, ce
qui appelle à comprendre différemm ent ses travaux. Il est, dans
sa Jeunesse, un normalien socialiste réformiste, auteur d'une
thèse durkhelmtenne mais aussi d'une brochure militante sur la
ville ; comme observateur et • visiteur • des ouvriers, il partage
sur ceux-ci la vision. des urbanistes réformateurs, soucieux de
soustraire les pauvres aux effets nocifs de la rue grâce à une
politique de logement [Topalov, 1997]. Plus tard; il porte sur la
population de Chicago où il est invité un regard double, celui
d'un sociologue durkheim.len armé des concepts d'intégration et
d'anomie, et aussi celui d'un bourgeois européen éclairé, mais
non dépourvu d'œillères, sinon de préjugés, lorsqu'il lui faut
comprendre ce qui échappe à son cadre d'analyse, comme les
groupes minoritaires difficilement •assimilables•• tels que les
Noirs et les. fulfs [Topalov, 2006].
Les écrits d'un même auteur peuvent, selon les conjonctures;
porter la marque d'une pluralité d'usages, de destinataires et
de fonctions dont le poids respectif tend à varier, les délimita-
tions n'étant pas toujours aisées à opérer. Il suffit de penser à
L'Êvolution pédagogique en France de Durkheim [1938] : ce cours
à la Sorbonne, à ]a fois, propose une sociologie historique de
l'éducation en France, combat le conservatisme Intellectuel et
éducatif, suggère des pistes de réforme et défend une vision
des fins propres à des sociétés fondées sur l'individualisme ainsi
que sur la spécialisation. Dans un cas comm e celui-cl, on peut
distinguer une fonction critique de dévoilement et de clarifi-
cation puisant dans des répertoires scientifiques, philosophJques
ou littéraires, une fonction idéologique de légltlmatlon prenant
la pensée comme une arme dans lès luttes polltico-lntellectuelles
du présent, une fonction d'expertise consistant à diagnostiquer
et pronostiquer, et, enfin, une fonction éthique d'affirm ation
de certaines valeurs sociales (on pourrait ajouter une fonction
stratégique de choix du moment et du style d'intervention). _ces
fonctions, parfois entremêlées par son auteur dans un meme
L'INTE LL ECT UEL COM ME FIGURE PUBLIQUE : UNE CONQU~TE. FRAGILE 101
teXle, peuvent ailleurs se trouver disjointes entre di_ffére_n ts
gistres d'énonciation. La distinction entre une subhmatton
;~teUectuellement féconde et une simple euphémisation de·
pulsions sociales n'est pas garantie par le renom de l'auteur;
elle demande à être établie de façon critique au cas par cas.
vus !'hétéronomie 7
Certains évoquent aujourd'hui l'image crépusculaire d'une
fin ou d'un déclin des intellectuels en faisant de Sartre une
référence glorieuse mais désormais dépassée. Le paradoxe est
que cette image doit beaucoup à des personnages médiatiques
qui prétendent à l'héritage des grands prédécesseurs, en reven-
diquant une lucidité exceptionnelle qui les autorise à dénoncer
(dans la presse) la disparition des « grands » et le nivellement
général. Mais, plutôt qu'observateurs Impartiaux, ne sont-ils pas
symptomatiques de transformations du champ intellectuel dont
on peut tenter de rendre compte sociologiquement?
Deux facteurs principaux, en particulier, ont contribué à l'effet
de désenchantement intellectuel qui n'est guère explicable par
une baisse de la qualité des produits intellectuels : d'une part,
le rôle croissant des médias et, d'autre part, ]es transformations
de l'Université.
On peut être tenté de. rapporter la présence croissante des
médias dans le champ Intellectuel à l'existence d'un public
plus nombreux doté d'une formation secondaire et supérieure;
la presse de qualité en plein essor dès les années 1960 [Pinto,
l984a]_ accorde une place importante à la critique de livres,
aux tribunes, aux chrorùques et aux débats, et les intellec-
tuels semblent pouvoir aussi profiter d'émissions de radio et
det'[' · 1on consacrées a- des idées
e eVJS , ou à des livres ainsi que
des · · '
d'É ctrcults de conférences dans des institutions culturelles
lat (comm e la Bibliothèque nationale de France) qui leur
pro~ent une sorte de certification officieuse. Du fait de la
mu liphcatlon de positions floues et intermédiaires tendues entre
upn,: ;Xlgence proclamée de qualltê et la quête d'audience la
o.,,,,satio n anterieure
grand , '
entre production restreinte et production
des fro~ublic semblerait s'effacer au profit d'une atténuation
tières du champ (sur les intellectuels « de luxe» ou

10 2 SOC10LOG IE OE;S INTEU ECT UEL S
de •parodie~' voir Pinto [1991b]). « Intellectuel ; (ou • philo-
sophe ») devient une appellation non contrôlée, distribuée à
travers ,te foncti~nnement ~e circuits éditoriaux et médiatiques,
Entre I authentique et le sirnlli, toute une zone intermédlalre
tend à ~e struc~er et à se divers!~er grâce à des médiateurs plus
ou moms competents, accoutumes aux • renvois d'ascenseu- ,
et à la célébration des valeurs jugées les plus· sûres. Face aux
palmarès proposés par la presse, les consommateurs de biens
culturels sont voués à osciller entre l'admiration de commande
la défiance inquiète sur la qualité des biens et le rejet global'.
Un nouvel enjeu se trouve introduit, la lutte pour la vislbllîté
(sur cette notion, voir Heinich [20ll] et Attencourt [2016]) où,
tout en tirant avantage d'une omniprésence médiatique, chacun
des bénéficiaires entend être présent pour la seule qualité
de ses productions et se démarquer de concurrents renvoyés
vers le côté superficiel, celui de la gloire mondaine, l' • Intel-
lectuel médiatique» servant de repoussoir facile et unanime
[Attencourt, 2017]. Le «hit-parade• des intellectuels en vue
semble s'imposer comme une évidence découlant de leurs
) qualités propres [Bourdieu, 1984]. L'objectivation sociologique
de cette population, qui reste à faire de façon méthodique,
suppose de référer la liste des élus (invités d'émissions de radio
et de télévision, de conférences et de croisières culturelles) à
plusieurs traits : leurs propriétés sociales, scolaires, Institu-
tionnelles, leur degré de « multlpositionnalité ~ (présence en
différents lieux, culturels, médiatiques, politiques ...), le poids
respectif de leurs productions ésotériques (à destination de
pairs) et de Jeurs productions exotériques (à destination d'un
public profane), leur circuit de consécration... On peut faire
l'hypothèse que la visibilité suppose aussi bien un capital
social important que de hautes prétentions favorisées par le
milieu d'origine.
L'Université en première ligne des « réformes»
La distance réelle ou proclamée à l'institution universitaire
constitue la principale contrainte structurale qui pèse sur des
producteurs intellectuels voués à une quête permanente de
dépassement prenant la forme d'une présumée radicalité Intel·
Jectuelle et/ou politique. Toutefois, la llgne de partage entre
L'INfü lE CT UEl CO.., ME FIGUR• PUBLIQU( : UNE CONQUtTE FR AGILE 103
fonnisme académique et génialité créatrice tend à se retra-
~o:e au sein même de I'Insntu tion universitaire.
\ouvent attaquée dans les médias où l'on prétend distinguer
les Individualités brlllantes e~ anticonformistes e_t les u~iver-
ttain~s ordinaires, I'Unlversitè est exposée, par ailleurs, a des
:emises en cause diverses qui concourent à affaiblir l'idéal
ancien d'autonomie fondé sur les critères internes d'éva-
luation . Le mot •autonomie», prenant un autre· sens avec
les nouvelles politiques universitaires (stratégie de la « société
de la connaissance•, Lisbonne, 2000), a permis surtout de
fustifler des réformes allant toutes dans le sens d'une concur-
rence accrue : entre établissements sommés d'améliorer leur
place dans les classements internationaux et de chercher des
créneaux rentables; entre chercheurs désormais soumis à une
quantification de leurs activités [Bruno, 2008; Gingras, 2014],
à la normalisation des productions (tenues d'être impeccables
par diverses qualités formelles, par l'état de la question, par la
bibliographie) et à un démarchage lourd de financements par
, projets » conçus hors du champ scientifique, à une quête de
visibilité externe sous l'impératif de «valorisation». L'Université
se trouve exposée à l'action de forces hétéronomes [Granger,
2015, p. 59-121] : présence de personnalités extérieures dans
les • conseils d'administration», appel à des «partenariats» et
à des sources privées de financement, référence aux valeurs
de l'entreprise, rentabilisation des filières [Grossetti et Milard,
2003], recours croissant à une main-d'œuvre de précaires,
affrubllssement des liens avec la recherche [Gingras et Gemme,
Zll06]. Dans un contexte de restriction budgétaire, la rhéto-
nque managériale de l'« excellence » et de I' « innovation » a
f~vo~sé une ligne de partage entre, d'un côté, des figures
reputees originales, des Institutions prestigieuses (Institut unlver-
:~t~e de France, laboratoires d'excellence...) largement dotées
éd e dimension « Intemattonale », et, d'un autre côté des
f ?ogues modestes et des établissements périphériques ~yant
d~ :% la pé~urle des moyens. D'où le déclassement relatif
Ira il v:rsita~es pour beaucoup voués à des conditions de
à. dva ~egradees, à la précarité, à la stagnation des salaires
ense·es taches admims· · tr atives
· croissantes, à la coupure entre'
dan 1fement et recherche, à l'introduction du management
s a • gouvernance » universitaire, à des luttes de pouvoir

104 s·oc10LOGIE DES INTEl.LECTUl:LS
locales, à l'absence de concertation. Cette transformation des
règles du jeu universitaire s'accompagne d'une différenciation
des stratégies : adhésion et soumission chez les uns, résistance
chez d'autres, sans compter avec une autre voie, la conquête
de positions externes (journalistiques, éditoriales, politiques ... ),
propices à la. constitution d'un style hybride d'universitaire à
prétentions antlacadémlques, voire « radlcales ».
li existe enfin une autre utlllsation du savoir qut correspond à
un modèle, celuï de l'expert dont la compétence est appréciée
en fonction des questions posées par les « décideurs s des
mondes politique, bureaucratique et économique. Certains
lieux sont propices à un conflit de modèles. Il en va ainsi,
en particulier, de la discipline économique qui est au cœur
des choix politiques et de leur mode de légitimation, et qui,
plus que d'autres, est soumise à <les forces contraires. lei
aussi, on peut distinguer une opposition majeure entre deux
pôles qui s'affrontent sur leur définition de la science et sur
le rôle de l'économiste [Lebaron, 2000] : un pôle • spirituel »
de recherche et de théorie, et un pôle «remporet » proche du
pouvoir politique et du monde de l'entreprise, composé d'éco-
nomistes d'entreprise mais aussi d'universitaires familiers
des conseils d'administration. Le monde universitaire doit
compter avec la présence d'experts de think tanks, groupes
de réflexion et de prospective à financement privé dont la
formule provient des États-Unis [Medvetz, 2013], comme
la Fondation Saint-Simon créée par l'universitaire François
Furet et le dirigeant d'entreprise et ministre Roger Fauroux,
ou l'Institut Montaigne, créé par Claude Bêbéar, P-DG d' Axa
Assurance. Ces formes- organisationnelles à l'intersection de
l'Université, de l'État et des. entreprises imposent non seulement
des thèmes, des «rapports», des •études» commentés sans délai
et sans omission dans la presse, mals aussi un modèle de la.
pratique intellectuelle qui diffère de celui des universitaires
« purs •. Pourtan t, l'idée d'une évolution inéluctable condllisant
de l'intellectuel à l'expert [Eyal et Buchholz, 2010], si elle n'est
pas dépourvue de quelque plausibilité, a le tort de substituer
une vision téléologique univoque à la connaissance empirique
d'une réalité faite de conflits.
Cet ensemble de transformations contribuent à affaiblir le rôle
des intellectuels les plus éloignés des pouvoirs temporels au
CTUEL COMME FIGURE PUBLIQUE : UNE CONQU[TE FRAGILE 105
L'1NTELL
'
d' rres Intellectuels, personnages médiatiques et experts,
profil ~u plus encore, à brouiller les frontières et les repères,
e't Peut-etre · ibles» et
· des individus doubles. ou bifaces qui, « VISI
favorls:1!ussi bien des intellectuels les plus autonomes que des
d~tln
ll c ruels médiatiques, donnent l'impression d. 'avoir réussi â
1ote ec les· prestiges de l'authenticite- savante et d es m· t'ereêts
1
C\IITI U rels Mais la Vision crépusculaire d'une décadence des
1ernpor · . d
- tellectuels reflète en partie les illusions de point de vue e
m qui confondent les scènes médiatiques avec l'intégralité de
ceux , .
le intellectuelle. L'univers de l'édition en sciences humaines
1
: \ociales est un bon indicateur d'une productivité de la
:echerehe et de l'enseignement qui, malgré les déplorations
d'éditeurs • généralistes~ soucieux de rendements satisfaisants
selon leurs critères, reste élevée quand on la considère hors des
drcuits de la visibilité mondaine [Auerbach, 2006].
(
Universalisme et relativisme
ta sociologie des intellectuels est aux prises avec un certain
nombre de débats tant théoriques que politiques qui portent
aussi, de façon réflexive, sur sa propre visée de scientificité, ses
objectifs et ses limites. Ce point n'a pas échappé à des auteurs
très différents (Mannheim, Lukàcs, Merton ... ). Peut-on prendre
pour objet les intellectuels, sans relativiser son propre point de
VUè et, par suite, sans dénier la possibilité même d'un point
de vue affranchi de toute limitation sociale et de tout accès à
quelque chose comm e une vérité? La sociologie des intellec-
tuels impllque-t-elle un historicisme absolu? Selon la réponse
aPPortée à ce type de problèmes, les productions intellectuelles
se Voient soit réduites à leur pure historicité, soit rapportées à un
eipace autonome consacré à des fins immanentes, dont celles
de la connaissance objective. C'est la conception et la portée
de la sociologie des intellectuels qui sont en jeu.
Une première question porte sur le rapport entre jugements de
fait et jugements de valeur, que l'on retrouve dans l'opposition
~ntre l'engagement et la • neutralité axiologique» (traduction
ançaise initiale, très contestable, du mot Wertfrei/ieit utilisé
par Max Weber) ; on attend du savant qu'il ne se contente
Pas d'épouser plus ou moins subtilement les causes des

106 $QCIOLOGIE OE.S' INTELLECT UELS
contemporains~ Weber ne prônait pas l'abstention du savant
envers les Intérêts et les passions; il entendait plutôt combattre
le prophêtlsrne, cette pathologie consistant à proposer
message Idéologique de salut (religieux, politique...) portant
sur des questions ultimes de « sens » et, donc, à dépasser 1
limites de la compétence scientifique. Le savant doit n'avon
d'autre considération éthique que celle que lui dicte la recherch
de la vérité [Weber, 1919, p. 48-51] : sa «vocation. est d:
contribuer avec ses moyens propres à apporter de la « clarté •
condition préalable à un engagement jugé par ailleurs parfai-
tement légitime (s'il refuse une conception édifiante de l'Intel-
.lectuel, Weber s'est lui-même risqué sur des questions brûlantes)
[Kalinowski, 20051, Libre envers les valeurs, le savant n'est pas
pour autant détaché des enjeux éthlco-politiques du monde
contemporain qui suscitent le type de questions posées par lui
(Il y a chez lui une Wertbezoge11heit, un rapport aux valeurs) :
11 en va ainsi, entre autres exemples, du problème wébérlen
des conditions historiques de la rationalisation des conduites.
Le philosophe Hilary Putnarn [2002] a pu soutenir, contre la
distinction wébérienne entre faits et valeurs [ugêe« positiviste»,
que la science n'est pas vouée aux seuls faits puisqu'elle recourt
à des concepts •épais• qui, comme ceux d'exploitation ou
de domination, ont une double face descriptive et normative.
Sans aller jusqu'à contester comme lui cette distinction, on
peut dire que, du seul fait de montrer la réalité telle qu'elle
est, la science contribue en tant que telle à mettre en cause les
conceptions et les valeurs de tous ceux qui ont Intérêt à s'en
tenir aux apparences [Bourdieu et Wacquant, 2014, p. 251-259] :
elle n'est ni neutre ni engagée, mais porteuse inévitablement
de conséquences éthlco-politiques, et c'est en ce sens qu'elle
est une discipline (au moins objectivement) politique;
La deuxième question, celle des relations entre savoir et
pouvoir, est posée par ceux qui, dans une ligne nietzschéenne,
suspectent la science de -ne pas être: aussi affranchie de la
recherche de puissance qu'elle prétend l'être, et qui, par là,
récusent le lien entre la connaissance et la liberté que posait la
tradition des Lumières. Des philosophes de l'école de Francfort
avaient déjà cherché à montrer la signification Instrumentale
de la « technoscience •, aboutissement de la rationalité. Michel
Foucault [1975] dénonçait, sans vraiment la démontrer, l'affinité
l'INl H LECTUEL CO M M E FIG URE. PUBLI Q UE : UN E CO N Q UtTE FRAG ILE 107
l'Institution carcérale et les sciences de l'homme •:. on
entre bre on classe, on interprète toujours en vue de controler,
déno:-scl~liner •.. Selon lui, le discours sur la sexualité n'aurait
d; • u: principe, malgré son universalisme revendiqué, que de
déaiu r pour Ja bourgeoisie l'• autoafflrmation d'une classe,
ra tôt
tse que l'asservissement dune , autre » [Foucault, 1976a,
P1 \ 3.164]. S'appuyant parfois sur ce philosophe, certains
6
~~teurs se récl~mant des • études postcoloniales • ont mis en
cause la validite des savoirs sur les anciennes colonies produits
dans les métropoles et ont renvoyé la figure idéalisée du savant
à des fonctions techniques et idéologiques de domestication.
La mise en cause de la pureté scientifique des sciences de
l'homme et de leur revendication d'objectivité enferme une
prlse de position sur la nature des valeurs éthiques. Le débat (
exemplaire entre Noam Chomsky et Michel Foucault [Foucault,
(971b] illustre assez bien le conflit entre un universaliste
convaincu de la validité Intrinsèque de certaines notions comme
celles de justice et un «généalogiste• soulignant la subordi-
nation de ces notions aux luttes pour la puissance : doit-on
dire du prolétariat, comme Foucault, que, voulant « renverser le
pouvoir de la classe dominante, il prétend simplement que cette
guerre est juste» ou bien, comme Chomsky, qu'il lutte d'abord
pour faire triompher des « valeurs humaines fondamentales»?
Peut-on se passer de la vérité ?
La troisième question, liée aux précédentes, porte sur l'alter-
native entre l'affirmation d'une vérité objective et sa négation
relativiste. Celle-cl, nommée parfois «postmoderne», s'appuie
sur Nietzsche (« Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interpréta-
Uons de Iaits »), sur des philosophes pragmatistes dans la lignée
1e William James ou sur Foucault concevant l'opposition vrai/
aux comme l'effet d'une «exclusion» très semblable à celle qui
ava;t créé le fou [Foucault, 1971a]. Durkheim lui-même avait
:u igné _une certaine parenté de la sociologie et du pragma-
tO:~lll auraient en commun le souci de « déraidir la vérité»
de elrn, 1955, p. 90], c'est-à-dire le refus d'un dogmatisme
rtU type platonicien qui doit recourir à des essences intempo-
Plus pour garantir la connaissance vraie. L'une des cibles les
constamment visees
. , par ses cntiques
. de la philosophie
 108 S'OCIOL~rE OE.S INTELLECTUELS
L'tNTE.LLECTUEL COMME FIGURE PUBLIQUE. : UNE CONQUETE FRAGILE- 109

universitaire est justement la méconnaissance de l'histoire et la [Lenclud, 2013; Chlbber, 2013]. La question de fond de tous ces
prédilection pour des abstractions, des généralités un peu Vides débats est fln~Ien_ient cell~ de savoir si l'ambition d'objectivité
des notions décontextualisées. Mais, tout en revendlquant pou; et de sclentificite_ des sciences sociales peut se dispenser de
la sociologie le «·sens de l'extrême variabilité de tout ce qul recourir à des notions comme celles de vérité et de rationalité
est humain» [p. 149],. Durkheim exprimait de vives réserves [Bouveresse, 2016; Engel, 2020).
envers l'attitude pragmatiste, allant même jusqu'à y voir un
« assaut contre la raison » [p. 27]. 11 a trouvé un continuateur
dans I'« hlstoridsme rationaliste» de Bourdieu [1997, p. 128],
Deux tentations contraires ont marqué les sciences
de l'homme. L'une, l'hypothèse universaliste représentée
notamment par Mauss, Lévt-Strauss ou Chomsky, pose l'exis-
tence d'universaux. L'autre, bien représentée par l'hypothèse
relativiste de Sapir-Whorf, envisage les langues et les cultures
comme autant de façons différentes· de « construire » la réalité.

(
Le relativisme souligne la prééminence d'un cadre conceptuel
historiquement construit et donc contingent, au sein duquel
les donné.es observables Viennent s'inscrire. Cette attitude a été
au cœur de l'hJstoire des sciences de Thomas Samuel Kuhn,
appuyée sur la notion de paradigme : entre époques, il y a non
seulement discontinuité mais surtout incommensurabilité et,
par suite, il est impossible· de parler de formes Invariables de
rationalité et, a fortiori, d'une réalité extérieure à tout point de
vue. Le constructivisme radical dans la sociologie des sciences
a été Illustré par les science studies et par le « programme fort »
de David Bloor.
Un siècle après Durkheim, les • études postcoloniales • ont
eu le mérite d'inciter à relativiser le point de vue à prétentions
universalistes que les savants occidentaux ont pu avoir sur des
sociétés coloniales [Brisson, 2018]. Mais il arrive un moment
où ce type d'approche se trouve exposé à un dilemme. Ou
bien (version faible) l'invitation à se défaire de préjugés Liés
au point de vue de l'observateur occidental s'inscrit dans un
impératif universaliste et réflexif de critique de !'ethnocentrisme
[par exemple, Goody, 2007] : utile, ce rappel n'est pas en sol
original puisqu'il exprime l'ambition même des sciences sociales.
Ou bien (version forte) il conduit à poser que les outils intel-
lectuels produits par les uns et par les autres ne sauraient être
envisagés d'après une aune commune :. le risque est ~~rs de
cumuler Je relativisme et l'essentialisme, à quoi peut s ajouter
un parti pris enchanté en faveur de • subalternes • sacralisés
 conclusion

Agents sociaux comme d'autres, les intellectuels sont ;ustl-

ciables des outils de l'analyse sociologique et soulèvent des (
questions d'ordre général, comme celles des groupes sociaux,
des représentations, des stratégies, des mobilisations, etc. Y
a-t-il des raisons spéclflq ues de se consacrer à la sociologie
des intellectuels? Quel peut en être l'intérêt, autre que d'éru-

)
dition? On peut d'abord être tenté de trouver une réponse
dans la trajectoire sociale des chercheurs qui s'y consacrent
(œ serait l'un des objets Incontournables d'une sociologie des
sociologues). Certains peuvent y voir un objet noble permettant
de concilier la déférence profondément Intériorisée envers les
hiérarchies intellectuelles et sociales avec les exigences, au
moins extérieures, de scientificité. D'autres peuvent y voir le
moyen de sublimer des pulsions de subversion intellectuelle.
Et quelques-uns peuvent y trouver l'occasion de satisfaire des
intérêts ldéologico-polltlques. Académisme, révolte ou prise
de parti? Fascination ou répulsion? Il peut être difficile de
démêler ce qui relève des différentes tendances et tentations.
Le sociologue étant concerné par cet objet, peut-être plus
que par d'autres, on est en droit d'attendre de sa part une
Vigilance qul tient à son objet ; dans l'intérêt même de la
connaissance, il est appelé à penser son rapport à l'univers
Intellectuel, à objectiver les catégories de pensée savantes et les
censures sociales qui s'imposent à lui, à comprendre les effets
probables de ses travaux.
Une première raison scientifique de se consacrer aux intellec-
lue!s tient à ce que ceux-cl sont avant tout des professionnels
 .1 12 SOC IOlOGIE DES INTf LLECTUE.L,S
du travail de formalisation des croyances et des aspirations
collectives : lis procurent le statut public et stable de l'écrit à
ce qui est perçu, redouté ou espéré dans divers groupes socia.ux
et institutions. Une étude des Idéologies religieuses et politiques
ne concerne pas les seuls Intellectuels : ceux-ci ont certes des
Intérêts spécifiques Impliqués par les relations de concurrence•
internes, mals lis tendent à remplir en outre des fonctions de
porte-parole ou de médiateur. Fonctions à la fols expressives
(nommer l'expérience), cognitives (dire ce qu'est la réalité) et
politiques (dire ce qu'il y a à faire étant donné ce qu'est cette
réaltté), li n'y a guère de sociétés que l'on pourrait comprendre
en en retranchant la part du travail Intellectuel : par exemple,
le, trois ordres de la société médiévale (oratores, bellatores, labom:
tores) demandent à être examinés non comme un reflet simple
de la réalité mals comme une production d'idéologues intéressés
à nommer le réel [Duby, 1978]. Mais Il en va ainsi peut-être plus
encore dans nos sociétés qui se caractérisent, d'une part, par
le recours à des discours savants, et parfois à ambitions scien-
tifiques, pour la légitimation-déligit!mation de l'ordre social,
et, d'autre part, par la circulation des biens symboliques entre
) différentes sphères, notamment celles du savoir désintéressé, de
l'expertise, du débat intellectuel (revues, essais...), de l'« opinion
publique» (sondages, presse, partis...). La lutte pour la défin_JUon
légitime de notions (notre société est-elle capitaliste, libêrale,
postindustrielle, de consommation ... ?) et de problèmes sociaux
(pauvreté, délinquance, souffrance au travail... ) est un aspect
pour lequel la contribution d'intellectuels est essentielle : elle
vise non seulement à imposer une vision, mais à en exclure
d'autres comme illusoires, voire impensables.
Ce que Gramsci s'est efforcé de rendre visible à travers
une notion comme celle d'«hégémonie» est le lien entre
les fonctions polltlques de la production intellectuelle et. les
fondements intellectuels de la domination sociale. Ce sont bren
des penseurs, ceux réunis autour de la Société du ~o?t~Pè_ie_rln
créée en 1947 (comme Friedrich Hayek), qui ont éte a 1 origtne
dee Ja con tre-offenslve néolibérale contre le • soclallsme • et
1•~ étatisrne » [Denord, 2007] : du fait de la réussite de l'entr:
rtse de mobilisation dans les années 1980, le volontarlsm
?déologico-polltlque des débuts a tendu à s'effacer au profit des
~vldences présumées indiscutables de la • science économique•·
C ONCLUSION 113
.Prenant le contre-pied des analyses sur le rôle des philosophes
dans la Révolution française, Roger Chartier [1990] a voulu
montrer que leur rôle en tant que précurseurs n'a pas été aussi
décisif qu'on a pu le dire et que c'est l'événement révolution-
naire qui les a constitués comme des références doctrinales. Un
tel scepticisme, s'il peut s'appuyer à bon droit sur le constat
que les députés du tiers état n'étalent pas des lecteurs de livres
phllosophiques, est peut-être excessif car plusieurs études de
réception montrent que les œuvres circulent moins comme
des textes lus et commentés qu'à travers des mots-clés, des
formules, du «brlcolage » (y compris chez des lettrés). Inscrire
les Intellectuels dans l'histoire d'une société n'est pas nécessai-
rement tomber dans des travers intellectualistes. Lorsque Pierre
Bourdieu parlait de l' « effet de théorle » suscité par la pensée de (
Marx, li n'ignorait pas la taille restreinte du public des lecteurs
compétents du Capital, mais li cherchait plus généralement à
montrer que cet effet contribue, dans des conjonctures où le réel
semble comme ajusté à ce qui en est dit, à faire exister ce que · ·
la théorie dit de la réalité, à valider la prophétie, étant entendu ·.
qu'il faut aussi compter avec des forces autres que discursives.
L'autre raison principale de faire de la sociologie des Intel-
lectuels est celle de la réflexivité scientifique. Le sociologue
d'aujourd'hui est confronté à un capital culturel accumulé qui
se présente sous deux formes. À l'état objectivé, sous forme de
livres, de doctrines, d'auteurs â connaître et, le cas échéant, à
critiquer, à corriger, etc. À l'état incorporé, sous forme d'habl-
tudes nationales, disciplinaires, de systèmes de classement : c'est
sur ce point que la sociologie est sans doute la plus indispensable
car elle peut contribuer à porter à la conscience claire ce qui
exlstalt et agissait de façon plus obscure. Elle vise à objectiver,
historiciser, relativiser un état de choses qui se présente comme
intemporel et évident, et, par là, elle peut fonctionner comme
une sorte de soc!oanalyse collective.
Et cela sans céder au « sociologisme ». Sociologtser la
prad_uction de discours n'est pas se prononcer sur leur validité
ou ceder au relativisme, c'est contribuer préalablement à élucider
le ?1dre conceptuel et problématique où lis s'inscrivent. Le
0
'. ctologue doit montrer qu'il possède les outils aussi bien pour
etudier les «contenus» (et pas seulement le «ccntexte ») que
Pour faire bouger la ligne entre l'analyse externe et l'analyse
1 1 -4 SOC lO t. OG t( O U IH fl U E CTU E LS
Interne. Ni dogme ni simple convention, cette ligne peut être
déplacée en fonction de l'état des connaissances et de celur
des problèmes. Une analyse empirique sera jugée satisfaisante
si elle est parvenue à faire admettre un point de vue informé
et orlginal sur les di.scours de ces détenteurs de points de vue
privilégiés que sont les Intellectuels.
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économie et rellgion 14
La problématique wébérienne, 15
Chine, Inde, Méditerranée, 16
Poètes et philosophes dans l'Antiquité
grecque et romaine 19
Écoles philosophiques, 19
Une philosophie ornementale; 21
Les philosophes scolastiques et l'invention
des universités 23
□ Encadré : Classements sociaux, classements logiques, 26
Humanistes, lettrés et gens de lettres 27
Cours, académies, mécènes, 28
D Encadré : Ctasstdsme et esprit français, 30
Les philosophes, 32
Le sacre de l'êcrlvatn
33
11 Un groupe social 7
L'ombre du socialisme 38
Les intellectuels, fils de la surproduction scolaire, 39
D Encadré : Questions de mots, 41
la sociologie de la connaissance, 42
D Encadré : Karl Mannheim, 11ne figure de la sodologle
de la connaissance, -4 4
 ÎABLE DES MATl~RES 12 7

126 SOCJOlOGtE OES INTELlECTùELS

Le mandat Intellectuel, 97
Une théorie marxiste des Intellectuels : Vers !'hétéronomie? 101
Antonio Gramsci 45 L'Université en première ligne des e rétormes », 102
Une théorie ambitieuse, 45 UnJversallsme et relativisme 105
U11 dualisme insurmontable, 47 Peut-On se passer de la vérité 7 107
Les intellectuels ; une matière à prophéties sociales 48
Intelligence massifiée ... , 49
conclusion
111
. . . ou nouvelle élite ? 50
D Encadré : Les intellechlel5 des pays soaausies :
une classe dominante 7 52 Repère> blbllographlques 115
Les intellectuels comme groupe social :
composition, délimitations 52
En quête d'une définition objective, 53
Intellectuels et diplômés, 56

Ill Un e,pace autonome

Dépasser l'antinomie de l'analyse interne
et de l'analyse externe 60
Soclalogle> marxistes, 60

)
Le champ intellectuel, 61
Mécanismes structuraux, 64
Accumulation et gestion de capital, 66
□ Encadré.: Gestions de capital poétique, 68
Affinités structurales, 70
Mise en perspectives 72
Les mots et leur Impensé, 72
Au-delà des frontières, 73
Qu'est-te qu'une lecture sociologique? 75
D Encadré : Contllts d'interprétation soclologfque, 76
Préalables : déconstruire les principes de vision
et de divislon,.. 78
Les stratégies de classement, 79
□ Encadré : Sociologie de la philosophie, 82
Sacloanalyse, 84

IV L'intellectuel comme figure publique :

une conquête fragile
L'intellectuel : une genèse, politique 87
L'affaire Dreyfus, 88
o Encadré : Anti-lntellectuallsmes, 9Q
Le savant comme· archétype, 90
La sociologie des engagements intellectuels 93
Posltlons et prises de position, 93
o Encadré : Les Intellectuels et la politique : deux modèles, 94
Collect ion

R E p È R E s
Créée par Michel flll'YSSENIT et Olivier PASll\ll (en 1983).

Dirigée par Jean-Paul PlRIDU (1987-2004), puis par Pascal CoMBF.MALE,

avec Serge AUDIER, Stéphane BEAUD, André ÛRtAPANIS, Jean-Paul DF.LI'AGE,

Fran çoise DREY FUS, Yanru ck L'HDRIY, Dominique MERwt, Philippe Rnnuirr,
Cédric TF1.LENNE et Pranck-Dornlntque V 1v1EN •.

Coordination et réalisation éditoriale : Marieke JOLY.

Le catalogue complet de la collection REPÉRES est disponible

sur notre site :

www .collectlonreperes.com

r
\
Composition Facompo, Usieux (CalYados).
AcheYé d'imprimer en mars 2021 sur les presses de
La Nouvelle Imprimerie Laballery à Clamecy (Nièvre).
Dépôt légal : avril 2021
N° de dossier : 103193
Imprimé en France