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La qualité des vins de Bordeaux se résume-t-elle

uniquement à celle de son terroir ?

Victor Ginsburgh
ECARES, Université Libre de Bruxelles et
CORE, Université catholique de Louvain

Olivier Gergaud
OMI, Université de Reims Champagne-Ardenne et
TEAM, Université de Paris I

Février 2005

Résumé

L’objet de ce chapitre est de déterminer si les évaluations de qualité proposées par


d’éminents experts en matière de vin (Robert Parker, Michel Bettane et Thierry
Desseauve ou Michael Broadbent), de même que celles des consommateurs s’expliquent
par le terroir (caractéristiques du sol, exposition du vignoble, etc.) et/ou par les
technologies mises en œuvre par les producteurs (cépages, techniques de vendange et de
vinification des raisins, etc.). Cette étude quantifie l’impact de chacun des nombreux
entrants et étapes de la production du vin dans l’une des régions viticoles les plus réputées
de France, le Haut-Médoc avec ses célèbres châteaux tels que Mouton-Rothschild,
Latour, Lafite-Rothschild et Margaux. Les données tiennent compte des caractéristiques
du terroir et des techniques de vinification d’une centaine de propriétés. Les résultats
obtenus indiquent que les évaluations de qualité sont plus sensibles aux différences en
matière de choix technologiques qu’aux spécificités du terroir. L’étude s’inscrit dans le
contexte de la globalisation des marchés du vin. A un moment où les producteurs dits de
l’ancien monde (Italie, Espagne et plus spécifiquement France), qui utilisent
intensivement une stratégie basée sur le terroir sont de plus en plus concurrencés par les
producteurs du nouveau monde (Australie, Nouvelle-Zélande, Chili, Etats-Unis, Afrique
du sud, etc.) qui ont adopté une stratégie inverse basée, via la marque, sur les choix
technologiques du producteur.

Paru dans La Journée Vinicole 21381, 29 avril 2005.

1
1. Introduction

La production de vin n’est pas envisageable sans que ne prévalent des conditions
climatiques très spécifiques. Toutefois, ceci n’est à l’évidence pas suffisant, dans la
mesure où la production de vin implique également une technologie complexe faisant
appel à des dotations initiales naturelles pouvant difficilement être modifiées (terre,
exposition des coteaux, etc. résumés par ce que les français appellent le « terroir »),
des facteurs de production qui mettent entre 20 et 30 ans à donner des produits de
bonne qualité (la vigne), des opérations manuelles (vendange) et chimiques (durant la
fermentation) et des conditions de stockage spécifiques une fois le vin mis en
bouteille. On corrige avec grande difficulté une erreur commise au cours de l’une des
différentes et délicates étapes qui s’étalent sur plusieurs années pour chaque
millésime, même si de nos jours on prétend qu’un bon chimiste est capable de faire
des miracles. Le vin est également le sujet de nombreuses légendes et de secrets de
fabrication. La dégustation du vin ajoute à cet aura de mystère1 avec son vocabulaire
ésotérique décrivant les parfums et l’harmonie d’un vin.
L’influence du climat a fait l’objet de plusieurs études, qui montrent de
manière systématique que les pluies d’hiver sont favorables, tandis que le temps doit
être sec durant la période de maturation du raisin et au moment de la vendange. Un
temps chaud a également en effet positif durant l’ensemble de la période de
maturation.2 Une question importante est la suivante : De bonnes conditions
climatiques ajoutées à des choix spécifiques de cépages suffisent-elles à garantir la
production de vins de qualité ou bien, comme les français l’ont souvent clamé dans le
passé et continuent de le faire, il n’existe pas de bon substitut pour le terroir (le vin se
fait dans le vignoble, pas dans les chais, prétendent les viticulteurs bordelais).3 Au
mieux, cette affirmation est très fortement exagérée. Au pire, le terroir n’a aucune
influence, et la juste combinaison du climat, du vignoble, de la technologie et de la
chimie suffisent. Ceci était déjà l’opinion de Johan Joseph Krug (1800-1866), le
célèbre producteur de champagne, pour qui « le bon vin naît d’un bon raisin, de bons
fûts, d’une bonne cave et d'un honnête homme pour coordonner l’ensemble ». Des
vins très appréciés sont maintenant élevés en Californie, Afrique du Sud, Australie et
Amérique du Sud ainsi que dans certaines régions comme le Languedoc-Roussillon
considérées il y a vingt ou trente ans comme bonnes à produire des vins de table
uniquement.

1 Voir par exemple Renvoisé (1994).


2 Voir entre autres Ashenfelter et al. (1993) ou Di Vittorio et Ginsburgh (1996).
3 La réponse de Denise Capbern Gasqueton, propriétaire du château Calon-Ségur lors d’un entretien en
2003 est typique : « Je bois du vin [étranger]. De très bons vins sont produits au Chili, par exemple,
mais ils leur manquent le terroir, et le terroir c’est ce qui fait tout. Un vin bien travaillé est un bon vin,
mais un vin qui manque de complexité et d’autres éléments auxquels nous sommes habitués ».

2
Le vin peut être vu comme un bien composé de multiples caractéristiques,
sources à la fois de différentiation verticale (l’ensemble des consommateurs et des
experts s’accordent sur ce qui est de bonne ou de mauvaise qualité) et horizontale
(certains consommateurs et experts préfèrent un vin à un autre). Bien que des vins
d’une région donnée diffèrent, de bonnes conditions climatiques profitent à l’identique
à tous les vins qui y sont produits. Le climat semble être à l’origine d’une
différenciation verticale du vin -- tous les vins produits dans une même région
bénéficient de la même façon de bonnes conditions climatiques, et tous les
consommateurs sont capables de le reconnaître, tandis que le terroir et les choix
technologiques engendrent la différentiation horizontale -- certains consommateurs
préfèrent le Mouton Rothschild, d’autres le Laffitte, tous deux produits dans la région
de Pauillac. C’est pour le moins ce qui ressort de l’étude des opinions des experts en
matière de vin qui s’accordent plus lorsqu’ils classent les millésimes que lorsqu’ils
classent les châteaux.4
Comme indiqué plus haut, la relation entre le climat et la qualité du vin est
relativement bien documentée. Il y a en revanche beaucoup moins de preuves
empiriques sur le fait et la manière dont le terroir et les technologies pourraient
influencer la qualité du vin.5 Dans ce chapitre, nous tentons de quantifier l’impact de
chacun des nombreux facteurs et étapes de la production du vin dans l’une des régions
viticoles les plus renommées de France, le Haut-Médoc et ses célèbres châteaux, tels
que Mouton-Rothschild, Latour, Lafite-Rothschild and Margaux.
Nous utilisons pour ce faire des données qui décrivent les caractéristiques du
terroir et les techniques utilisées dans une centaine de propriétés du Haut-Médoc en
1990 pour quantifier la technologie d’élaboration du vin et pour séparer ses effets sur
la qualité de ceux portés par la légende et la réputation.
Nous commençons par décrire de façon sommaire la base de données utilisée
(caractéristiques du terroir et technologies). Dans la section suivante, nous essayons
de séparer les effets que le terroir et la technologie sont censés avoir sur la qualité des
vins, elle-même représentée par les classements réalisés par trois experts en matière de
vin (Parker, Bettane et Desseauve, et Broadbent) et indirectement, par les
consommateurs, au moyen de prix qu’ils sont disposés à payer lors d’enchères. La
dernière section suggère quelques conclusions qui peuvent être tirées de l’étude
quantitative.

4 Le coefficient de corrélation de rang de Spearman entre le classement de Broadbent (le célèbre expert
en matière de vin de la maison Christie’s) et celui de Parker est égal à 0,75 pour les 30 millésimes du
Haut-Médoc entre 1960 et 1991, tandis que ce même coefficient est égal à 0,47 seulement lorsque ces
experts classent quelque 48 châteaux de la même région sur les mêmes années.
5 Voir cependant Ashenfelter et Storchmann (2001), Ginsburgh, Monzak et Monzak (1994).

3
2. Terroir et technologie dans la region du Haut-Médoc

Les données sur la région du Haut-Médoc ont été collectées durant l’hiver et le
printemps 1990-1991 par Andras and Muriel Monzak6 qui ont réalisé des entretiens
dans 102 châteaux. Chaque château a été visité, et un questionnaire contenant une
trentaine de questions sur les types de sols, l’exposition des coteaux, les cépages, l’âge
des vignes, les techniques de vendange, de vinification et d’élevage a été distribué.
Certains choix provenant des réponses peuvent être représentés par des variables
continues, telles que les proportions des types de cépages. D’autres choix sont
catégoriels (la technique utilisée lors de telle étape de la production est A, B ou C), et
représentées par des variables dites muettes (qui prennent la valeur 1 si la technique
est utilisée, 0 sinon ; dans le cas de l’étape qui vient d’être évoquée, si la technique A
est utilisée, la variable muette qui la représente prendra la valeur 1, les deux autres
prendront la valeur 0).
Dans cette section, nous décrivons rapidement les différents éléments qui
(outre les conditions climatiques, qui déterminent la qualité du millésime ainsi que
l’âge du vin) sont généralement considérés comme à l’origine d’un bon vin. Ceux-ci
peuvent être classés de la façon suivante : sol, exposition des coteaux, variétés de
cépages, âge des vignes et vinification. Clairement, les conditions climatiques et l’âge
du vin sont également des caractéristiques importantes, mais puisque qu’elles
discriminent uniquement les châteaux et non les millésimes, ceci ne nous concerne pas
ici.

Le terroir

Les sols. Dans la région du Haut-Médoc, les sols vont de l'argile épaisse aux gravières
légères. On distingue souvent quatre types de terroirs, présents partout, mais dans des
proportions différentes: les sols argilo-calcaireux, les sols graveleux, les sols
graveleux-sablonneux et finalement les sols sablonneux. Certains sont meilleurs que
d'autres et les gravières profondes, présentes à Pauillac, semblent être les meilleures,
bien que d'excellents vins soient produits dans les sols bien moins riches de la région
de Margaux.

6 Voir Ginsburgh, Monzak and Monzak (1994).

4
La composition chimique du sol peut également jouer un rôle important; nous
distinguons quatre éléments essentiels: l'azote, l'acide phosphorique, la chaux (CaO) et
la magnésie (MgO). Bien que les engrais soient traités avec parcimonie, ils sont
utilisés pour assurer l'équilibre complexe de la composition des sols.

L'exposition des coteaux. Les coteaux exposés vers l'est et le sud-est sont protégés des
vents d'ouest, dominants dans la région. Ceux qui sont orientés vers l'ouest sont
généralement plus proches de la Garonne et profitent de la chaleur engendrée par le
réfléchissement du soleil sur l'eau du fleuve.

Les technologies

Cépages. Les vins du Haut-Médoc résultent d'une combinaison de cinq variétés de


cépages, utilisés dans des proportions variables: le Cabernet Sauvignon (40 à 85%), le
Merlot (5 à 45%), le Cabernet Franc (0 à 30%), le Petit Verdot (3 à 8%) et le Malbec,
en très faible proportion (moins de 2%). Ces variétés exercent une influence
spécifique sur le vin et de plus, fleurissent et sont vendangées à des moments
différents; elles sont donc souvent combinées en quantités différentes selon les
châteaux. Ces variétés sont représentées par cinq variables qui mesurent les
proportions utilisées par chaque château.

Age des vignes. Les vignes plus âgées produisent moins de vin, mais sont censées
augmenter la qualité du vin. Les vignes ont été classées en trois groupes, allant de 5 à
plus de 50 ans. Chaque château est ainsi représenté par trois variables, plutôt que par
un âge moyen.

La vinification et l'élevage. Nous suivons maintenant le processus de production à


travers les huit étapes distinguées, par exemple, dans Parker (1985, 1990): (1)
vendange et triage; (2) égrappage et foulage; (3) pompage vers les cuves de
fermentation; (4) fermentation; (5) macération; (6) pressage et transfert du vin de
goutte dans des tonneaux pour assurer la fermentation malolactique; (7) transfert des
vins dans des fûts de chêne pour le vieillissement; (8) mise en bouteilles. L’enquête
dont il est question plus haut contenait des questions détaillées sur chacune des étapes,
au cours desquelles des techniques différentes peuvent être utilisées. Ces techniques
sont représentées par une bonne quinzaine de variables.7

7 Il est à noter que lors de certaines étapes, tous les châteaux utilisent les mêmes techniques. Il est dès
lors impossible d’identifier l’effet de la technique sur la qualité du vin produit.

5
Cueillette et triage. La cueillette manuelle est en régression parce que moins rapide et
plus coûteuse que la vendange mécanique. Dans la plupart des cas, les deux
techniques sont utilisées, mais dans certains châteaux, seule la vendange manuelle est
pratiquée. Les grappes sont ensuite triées et les fruits endommagés doivent être
éliminés avant le foulage. Parfois, ce triage se fait manuellement, après la cueillette.

Egrappage et foulage. Dans la plupart des châteaux, le foulage et l'égrappage sont


effectués de manière simultanée dans le fouloir-égrappoir. Certains vignobles utilisent
encore la technique plus ancienne qui consiste à fouler avant d'égrapper.

Pompage dans les cuves de fermentation. Les fruits, partiellement écrasés, sont alors
pompés dans des cuves et la fermentation peut commencer. Plusieurs décisions de
nature chimique doivent être prises à ce stade, mais comme tous les propriétaires
procèdent de manière similaire, il est impossible d'évaluer l'effet de ces processus
chimiques.

Fermentation. Plusieurs types de cuves de fermentation peuvent être utilisés: chêne,


béton ou acier inoxydable. La plupart des châteaux utilisent aujourd'hui des cuves en
acier et nous n'avons pas tenu compte des éventuelles différences dans nos calculs. Le
raisin écrasé est parfois mélangé à du moût préchauffé. Durant la fermentation, les
peaux, rafles et pépins remontent à la surface de la cuve et forment le "chapeau" qui
doit être aspergé de jus de raisin afin de rester humide. C'est le remontage du vin pour
lequel existent trois techniques alternatives: remontage en cuve ouverte avec marc
flottant; remontage en cuve fermée; remontage en cuve ouverte avec marc submergé.

Macération. Une fois la fermentation alcoolique achevée, le vin est macéré avec les
peaux durant une à deux semaines. La durée de cette opération, réalisée de façon
similaire par tous les châteaux est cruciale pour le vin, mais son effet ne peut être isolé
économétriquement.

Pressage. Après ces dernières étapes qui constituent la cuvaison, le vin est séparé des
composants solides (la lie et le marc); il en résulte le vin de goutte; la lie et le marc
sont ensuite pressés une ou plusieurs fois, et donnent, comme résultat, du vin de
presse, plus coloré et plus tannique que le vin de goutte et dont une partie, qui varie
suivant l'année et le château, est intégrée au vin de goutte pour ajuster couleur et
tannin. Le vin peut être influencé par le nombre de pressages.

Vieillissement en barriques et soutirage. Le jeune vin est ensuite transféré dans des
fûts, où la fermentation alcoolique peut se poursuivre, mais où la fermentation

6
malolactique se poursuit pendant trois à cinq mois; cette fermentation ajoute au vin sa
rondeur et son caractère. La plupart des châteaux utilisent pour ce faire un mélange de
fûts de chêne neufs et vieux; certains utilisent cependant d'autres matériaux que le
chêne. Le vieillissement en fûts varie de 12 à 24 mois (selon l'année); durant cette
période, plusieurs opérations doivent être réalisées. Tout d'abord, le vin s'évapore et
produit de l'oxyde de carbone: les fûts se vident et ils doivent être complétés
régulièrement (ouillage); cette opération est effectuée par tous les châteaux. Ensuite,
le vin doit être soutiré plusieurs fois durant la première année pour le clarifier, c'est-à-
dire pour séparer le vin de la lie, tombée dans le fond du fût; ce nombre de soutirages
peut différer selon les châteaux. Enfin, tous les châteaux procèdent au collage, qui est
censé séparer le vin des particules en suspension; ce collage peut être réalisé avec du
blanc d'oeuf, frais ou non. Le nombre de mois passé en fûts, le nombre de soutirages,
et l'utilisation de blanc d'oeuf frais sont pris en compte comme variables dans la
régression.

Mise en bouteilles. Durant le mois de janvier qui suit la vendange, les châteaux
séparent le vin qui sera mis en bouteille sous l'étiquette du château de celui qui sera
vendu comme second vin, ou en gros. Les vins provenant de vignes d'âges différents
ou de cépages différents sont mélangés: c'est l'étape d'assemblage. Avant la mise en
bouteilles, les vins sont filtrés8. Trois techniques peuvent être utilisées: l'une utilise
des filtres en kieselguhr, la deuxième des filtres cellulosiques; chacune d'elles peut
être utilisée isolément; une troisième méthode procède par adsorption, mais celle-ci
doit être utilisée conjointement à l'un des deux autres processus de filtration.

3. Comment identifier la contribution du terroir et des technologies à la qualité?

L’idée la plus simple est d’analyser les différences de qualité (représentées par les
trois classifications d’experts, ou par les prix d’enchères) existant entre les 102
châteaux de notre échantillon, à partir de leurs différences en matière de dotations
initiales naturelles (terroir) et de leurs choix technologiques (technologie), en
supposant que les deux groupes de facteurs interviennent de façon directe, suivant le
schéma suggéré par la Figure 1:

8 Il faut noter que certains châteaux commencent déjà à filtrer le vin avant l'élevage.

7
Terroir

Qualité

Technologie

Figure 1. Influence du terroir et de la technologie sur la qualité

Le problème est que la corrélation entre les variables technologiques et la


qualité ne signifie pas nécessairement que les premières ont un effet sur la dernière
dans la mesure où ces choix technologiques sont sans doute conditionnés par la nature
même du terroir. Nous sommes dans ce cas confrontés à un cas connu en économétrie
sous le nom de simultanéité, dans la mesure où la qualité dépend à la fois du terroir et
la technologie mais que cette dernière dépend elle aussi du terroir comme l’illustre la
Figure 2:

Terroir

Qualité

Technologie

Figure 2. Influence du terroir sur la qualité la technologie sur la qualité

Afin de déterminer le véritable effet de chacun de ces deux groupes de facteurs


(terroir et technologie) sur la qualité du vin, il a fallu recourir à des techniques
économétriques sophistiquées (dites de variables instrumentales9) pour éviter que les

9 Une série de tests de Durbin-Wu-Hausman indiquent que « technologie » est un ensemble de variables
statistiquement relié à terroir. En d’autres termes, la technologie est déterminée par le terroir. Les
résultats de ces tests indiquent que le schéma de la Figure 2 est plus pertinent que celui de la Figure 1 et
en particulier qu’une flèche allant de terroir vers technologie se justifie. Pour plus de détails à propos
des techniques d’estimation mises en œuvre pour parvenir à ces résultats, voir Gergaud and Ginsburgh
(2004).

8
résultats d’estimation ne soient biaisés par la dépendance statistique des technologies
par rapport au terroir.
La qualité est représentée par trois systèmes de notations différents et des prix
d’enchères obtenus chez Christie’s à Londres. Le premier système de notation est
celui de Robert Parker (1985) qui classe les vins en neuf catégories : Premier à
Cinquième Grand Cru, Grand Cru Bourgeois Exceptionnel, Grand Cru Bourgeois, et
Autres. Nous avons regroupé tous les vins faisant partie des catégories Grand Cru
Bourgeois Exceptionnel à Autres dans une seule catégorie ce qui nous ramène à six
catégories. Le second système de notation est celui de Thierry Bettane et Michel
Desseauve (2000), éditeurs de la très influente Revue du Vin de France. Bettane et
Desseauve classent les vins en 5 groupes (3, 2, 1 et 0 étoiles, et non classé). Le
troisième système de notation a été généré à partir de calculs basés sur les évaluations
de Michael Broadbent (1991), le célèbre expert-vin de la maison de vente aux
enchères Christie’s. Broadbent donne à un vin une note variant entre 5 et 0 étoiles.10
Pour les prix, nous utilisons les prix moyens des vins de 51 châteaux. Ces pris
moyens sont calculés à partir de quelques 30.000 lots (comprenant des millésimes de
1949 à 1989) vendus aux enchères chez Christie’s à Londres entre 1980 et 1992.11
Les résultats obtenus montrent assez clairement l’influence très faible, voire
négligeable du terroir sur la qualité du vin, et ce quelque soit le système de notation
considéré par les trois experts (prix d’enchères inclus) et la technique d’estimation
utilisée. Ce ne sont donc pas les différences de dotation initiales naturelles qui
expliquent les différences de qualité qu’experts et consommateurs perçoivent entre les
différents vins de la région du Haut-Médoc. En termes plus techniques, le fait de ne
pas tenir compte des variables de terroir dans les différentes équations économétriques
que nous avons estimées, ne change pas les résultats de façon significative.
L’hypothèse que le terroir n’exerce pas d’influence significative sur la qualité ne peut
être rejetée, dans trois des quatre équations (Voir dans le tableau en annexe les
résultats relatifs au test de la contribution du terroir).
Nos résultats indiquent, au contraire, que ce sont des différences en matière de
choix technologiques qui expliquent les différences de qualité. En effet, des critères
tels que les vendanges manuelles, le recours à des vieilles vignes (entre 20 et 40 ans
d’âge), l’utilisation de blanc d’œufs frais pour les opérations de filtration du vin ou

10 Broadbent ne déguste pas systématiquement tous les châteaux. Il en résulte que certains vins sont
dégustés et notés à plus de 20 reprises sur la période 1961-1990, tandis que d’autres n’apparaissent pas
dans le panel de dégustation. Nous avons calculé et utilisons des moyennes de notes pour les 63 vins
que Broadbent a évalués au moins 3 fois.
11 En réalité, il s’agit des coefficients (associés à des variables représentant les châteaux) obtenus à
partir d’une équation de prix hédonistiques estimée par Di Vittorio et Ginsburgh (1996). Ces
coefficients peuvent être interprétés comme des prix moyens, corrigés pour un certain nombre de
facteurs tels que millésime, nombre de bouteilles dans un lot, année de la vente, etc.

9
encore l’utilisation de fûts de chêne pour le vieillissement ont une influence positive et
significative sur la manière dont les experts et les consommateurs perçoivent la qualité
du vin. Si les dotations naturelles initiales ne semblent pas compter beaucoup, les
choix technologiques eux paraissent déterminants. D’un point de vue technique, leur
absence des différentes équations dégrade très significativement les résultats des
estimations : l’hypothèse que la technologie n’exerce pas d’influence significative sur
la qualité n’est acceptée dans aucune des quatre équations (Voir dans le tableau en
annexe les résultats relatifs au test de la contribution de la technologie).

4. Conclusions

Il peut être tentant de conclure que la technologie d’élaboration du vin est devenue si
sophistiquée qu’elle peut totalement occulter l’effet du terroir ou celui des conditions
climatiques, et que les vignes peuvent être plantées à peu près n’importe où le climat
le permet, à condition de procéder au choix adéquat des cépages. 12 La légende qui
entoure le « terroir » français ne paraît donc pas fondée sur des bases objectives, au
moins dans la région du Haut-Médoc, qui est probablement l’une des plus célèbres du
monde. De nos jours, des vins de très haute qualité sont produits dans des
environnements très différents, et notamment en Languedoc-Roussillon, une région
qui, a souvent été considérée comme peu propice à mieux que des vins de table. Mas
de Daumas Gassac y produit un « vin de pays » qui se vend à des prix comparables à
ceux de second-crus classés de Pauillac ou de Margaux.
Les producteurs de l’ancien monde --Italie, Espagne, et plus spécifiquement la
France -- utilisent une stratégie basée sur le terroir pour convaincre les consommateurs
qu’ils produisent des vins de haute qualité : bons vins, meilleurs terroirs et ancien
monde sont en quelque sorte considérés comme synonymes. A l’inverse, les
producteurs du nouveau monde ont favorisé une stratégie très différente basée sur la
marque : soleil, bons œnologues et exploitations viti-vinicoles sophistiquées sont des
ingrédients clés pour produire des vins du meilleur niveau, et le terroir n’est pas un
facteur clé utilisé dans le marketing. Néanmoins, aucune des deux stratégies ne paraît
satisfaisante sur un marché mondial qui devient de plus en plus concurrentiel.
En effet, pour augmenter leurs parts de marché, certains producteurs du
nouveau monde projettent de développer un système de certification, c’est-à-dire une
stratégie basée sur le terroir, reconnaissant implicitement la validité de la stratégie
alternative. A cet égard, l’exemple de la Napa Valley est intéressant et illustratif de ce
mouvement. Dans cette région, certains producteurs comme Dominus Estate essaient

12 Sur ce point, voir Ashenfelter (1998).

10
que le Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms leur délivre une appellation
officielle. D’autre part, les producteurs de l’ancien monde, ont décidé d’aller vers plus
de publicité générique, par le biais de leurs organisations professionnelles (dans le
Bordelais et en Bourgogne, essentiellement). Ce faisant, les producteurs français
tentent d’atténuer les nombreux inconvénients de leur système d’« Appellation
d'Origine Contrôlée » dans le but de récupérer des parts de marché. Les lois de l’AOC
sont en effet bien trop restrictives. Nombreux sont les vins exceptionnels -- ceux de
Daumas-Gassac, par exemple -- à ne pas être en mesure d’obtenir un label AOC,
essentiellement parce qu’ils utilisent des cépages qui ne sont pas en conformité avec
les règles établies par l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO). Il en
résulte que les producteurs ont l’obligation de vendre leur vin sous l’appellation moins
gratifiante « vin de pays ». 13 En Italie, Gaia et Sassicaia sont confrontés aux mêmes
difficultés et vendent leurs vins de table à des prix comparables aux Premiers Grands
Crus du Bordelais. Il n’est pas rare en effet de voir certains producteurs comme
Thierry Sabadel (Lamotte-sur-Rhône dans les Cévennes) choisir pour leur vin la très
péjorative appellation de « vin de table », sans doute par esprit de provocation, mais
aussi pour éviter de se conformer aux règles -- certes moins restrictives que celles de
l’AOC -- mais encore très contraignantes et coûteuses en vigueur pour les « vins de
pays » et relatives aux normes très précises d’étiquetage des bouteilles notamment.
Ceci n’empêche pas ce jeune producteur de voir ses remarquables vins de table figurer
en bonne place sur la carte de très grandes tables comme celle de Joël Robuchon. A
l’inverse, obtenir le Saint Graal n’est apparemment pas très difficile : Didier
Dagueneau, connu pour produire d’extraordinaires vins de Pouilly-Fumé, a obtenu une
appellation AOC pour sa plus mauvaise cuvée, un rossignol baptisé « quintessence de
mes roustons » (sic), élaboré à partir de raisins de très basse qualité mais conformes
aux critères de l’AOC.

13Les vins français sont classés en quatre catégories, "Appellation d'origine contrôlée (AOC),"
"Appellation d'origine vin délimité de qualité supérieure (AOVDQS)," "Vin pays," et "Vin de table."

11
Références bibliographiques

Ashenfelter, Orley, David Ashmore et Robert Lalonde (1995), Bordeaux wine vintage
quality and the weather, Chance 8, 7-14.

Ashenfelter, Orley (1998), Using the hedonic approach to infer optimum vineyard
locations for grape planting, paper presented at the VDQS meeting,
Thessaloniki.

Ashenfleter, Orley et Karl Storchmann (2001), The quality of vineyard sites in the
Mosel valley of Germany, Paper presented at the Napa Valley Conference of the
VDQS Society.

Bettane, Michel et Thierry Desseauve (2000), Le classement des vins et domaines en


France 2001, Paris: Editions de la Revue du Vin de France.

Broadbent, Michael (1991), The New Great Vintage Wine Book, New York: Alfred A.
Knopf.

Di Vittorio, Albert et Victor Ginsburgh (1996), Des enchères comme révélateurs du


classement des vins, Journal de la Société Statistique de Paris 137, 19-49.

Gergaud, Olivier et Victor Ginsburgh (2004), Natural endowments, production


technologies and the quality of wines in Bordeaux. Is it possible to produce
wine on paved roads?, Working Paper, Université Libre de Bruxelles.

Ginsburgh, Victor, Muriel Monzak et Andras Monzak (1994), Red Wines of Medoc:
What is Wine Tasting Worth, Verona: Vineyard Data Quantification Society.

Parker, Robert M. (1985), Bordeaux, The Definitive Guide for the Wines Produced
since 1961, New-York: Simon and Schuster.

Parker, Rober M. (1990), Les Vins de Bordeaux, Paris: Solar.

Renvoisé, Guy (1994), Le Monde du Vin. Art ou Bluff, Rodez : Editions du Rouergue.

12
Annexe. Tests relatifs à la contribution
de « terroir » et « technologie » sur la qualité et les prix
________________________________________________________________________

Parker B&D Broadbent Prix


________________________________________________________________________
H0E: le “terroir” n’a aucun effet

Statistique du F 1.25 2.10 11.21 1.92


Degrés de liberté 4,90 3,92 1,56 5,41
Significativité (0.298) (0.106) (0.001) (0.112)

H0T: la “technologie“ n’a aucun effet

Statistique du F 4.49 8.23 5.04 4.43


Degrés de liberté 7,90 6,92 5,56 4,41
Significativité (0.000) (0.000) (0.000) (0.005)
________________________________________________________________________
* Les tests sont basés sur une estimation par la méthode des doubles moindres carrés du système constitué
d’une équation de “qualité” et d’une équation de “technologie” comme suggéré en section 3. Des estimateurs
plus sophistiqués tenant compte plus précisément de la nature non continue des indicateurs de qualité et de la
plupart des variables endogènes technologiques conduisent à des résultats sensiblement identiques.

13

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