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Ô pour moi seul(e), à moi seul(e), en moi-même,

Auprès d’un cœur, aux sources du poème,

Entre le vide et l’événement pur,

J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre, et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !

L’air immense ouvre et referme mon livre,

La vague en poudre ose jaillir des rocs !

Envolez-vous, pages tout éblouies !

Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies

Ce toit tranquille où picoraient des focs !

 Extrait du Cimetière marin de Valéry, que tu connais sûrement.

J'attends l'écho de ma grandeur interne et je tente de vivre. Je sens des fourmillements d'idées
en moi et j'essaie de passer enfin de l'opération d'archivage de connaissances, que je fais si
bien et de façon inconsciente, au travail de création. Je suis conditionnée à ça, quand quelque
chose me touche, je le compile, je le transcris, je l'écris, je me le traduis dans ma tête encore et
encore jusqu'à ce qu'il fasse partie de ma bibliothèque interne, mais cette bibliothèque est
constipée, elle ne vomit que des bribes d'idées comme des feuilles passées à la déchiqueteuse.
Toujours le même problème et la terreur de rester une archiveuse dans l'ombre de ce qu'elle
aime toute sa vie.

Aujourd'hui je suis fatiguée d'art vivant, parce qu'il me semble faible contre la mort.
L'impression, le sillon creusé par le moment comme l'écrit Proust, me semble-t-il, est trop
changeante. C'est pourquoi lui la fixe dans ses écrits, un cinéaste dans son film, un sculpteur
dans son matériau. Et le pauvre théâtreux? Dès que l'instant est mort, il devient souvenir. Et à
l'époque où la maladie d'Alzheimer fleurit partout comme les mauvaises herbes dans mon
jardin délaissé, il vaut mieux se méfier du souvenir comme de la peste. Je me sens comme si
je devais inventer la photographie, il faut que je trouve un moyen de fixer certaines choses, je
me sens comme une anémone que la mer fait ondoyer de-ci de-là. Panta rei kai ouden menei,
excuse-moi, j'ai la flemme de mettre mon clavier en mode grec pour te le transcrire
correctement : tout coule et rien ne reste.

Ma recherche du moment est de tenter de garder un des grains de sable innombrables du


désert décrit par Catulle pour Lesbie, qu'un fragment me reste, qu'il soit immuable. J'ai du mal
avec la mouvance des choses en ce moment, décidément. J'ai probablement du mal avec la
vie, en ce moment.

Ma maison est devenue un temple aux morts. Photos de mon grand-père maternel, ma grand-
mère maternelle partie ou revenue le rejoindre il y a un mois et avec elle toute l'origine
douloureuse de ma grécité, photos de mon père, photos de son frère mort avant lui, photos de
mon chat que j'ai dû achever en avril dernier après 20 ans de vie commune. J'étais seule avec
le vétérinaire qui l'a euthanasiée, j'ai dû décider moi de mettre un terme à sa vie, parce qu'elle
souffrait. Mais c'est une responsabilité colossale de mettre fin à la vie d'un être, même si petit.
Ma maison se bat pour survivre et grâce au sol invictus clément de cet automne qui ressemble
furieusement à un hiver, elle se maintient ; mais elle est un champ de morts, c'est de saison
pour l'anniversaire de 14-18.

Je crois que j'ai grand besoin d'une tribune pour tous ces mots qui me viennent et tentent de
me thérapiser ou de m'exorciser. J'essaie de me dire que, peut-être, je pourrais rassembler ce
que j'écris et en faire quelque chose. En faire quelque chose, toujours le même problème.

Dans l'immédiat, je rêve d'une installation visuelle, un château de mon père et une gloire de
ma mère, sa veuve qui l'aime, un temps des secrets avoués, un lieu où l'on se dit qu'on s'aime.
Je réfléchis énormément à la paternité, à cette main-mise sur l'enfance. La mère ne s'invente
pas, dans la plupart des cas et surtout dans le mien : elle était là avant tous les autres, mais le
père? Il arrive, il ne préexiste pas. Ce pourrait être lui, ou un autre. Il pose sa main sur le
nouveau-né, qui est si petit qu'il entre dans sa main entièrement. Jusqu'à sa mort, je tenais
parfois la main de mon père par son petit doigt. Son petit doigt faisait la taille de mon pouce.
Un géant pour une petite fille. Mon père, ce héros. C'était mon Karl Marx, mon Victor Hugo,
mon Dieu à la barbe longue, mon Saint-Nicolas, mon Gustave Mahler, mon Sigmund Freud et
un ami que j'aurais voulu protéger de lui-même mais que personne n'a pu sauver. Et à présent,
il ne me reste que des mots pour le décrire, des photos pour le voir, mes souvenirs infidèles
pour raviver sa mémoire, des sensations très humaines pour me souvenir de ses bras, sa barbe,
ses yeux. Des choses qui n'appartiennent qu'à moi, qui ne sont plus lui. Le cordon est coupé,
involontairement. Je poursuis ma route seule, avec comme finitude la mort ; ça me fait penser
à Œdipe sur la route de Bauchau, ça doit être la première fois de ma vie que je m'identifie à
Antigone. J'étais la fille d'un homme aveugle, d'un Œdipe qui n'a pas voulu s'aveugler pour
mieux y voir. Il a préféré fermer les yeux sur son état de délabrement, il a préféré se sacrifier
et quitter une vie qui l'avait rendu si malheureux, avec son consentement toutefois. Car je
continue à croire dans le choix d'aller bien. Mon père ne l'a jamais fait, voilà.

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