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08/09/2020 La Tunisie mosaïque - À propos de l’histoire du Maghreb : idéologies et dépassements - Presses universitaires du Midi

Presses
universitaires
du Midi
La Tunisie mosaïque | Patrick Cabanel, Jacques
Alexandropoulos

À propos de
l’histoire du
Maghreb :
idéologies et
dépassements
Ammar Mahjoubi
p. 187-197

https://books.openedition.org/pumi/4964 1/16
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Texte intégral
1 Sans doute savez-vous déjà qu’à l’époque coloniale, les
programmes des enseignements primaire et secondaire
étaient partout identiques, en France et dans les colonies. La
première leçon d’histoire commençait immanquablement
par la fameuse phrase : « Il y a 2000 ans notre pays
s’appelait la Gaule et ses habitants les Gaulois… ». Dans la
bouche d’un petit écolier d’AOF, d’AEF ou d’Afrique
française du Nord – ainsi désignait-on les possessions
françaises sur le continent africain – elle fait aujourd’hui
sourire. Mais l’idéologie véhiculée par l’enseignement en
occultait l’humour. Aussi ai-je choisi de commencer par le
souvenir que j’ai gardé de mes leçons d’histoire, les
premières au début des années quarante à l’annexe du
collège Sadiki et, par la suite, dans cet établissement
vénérable créé en 1875, six années avant l’établissement du
Protectorat français, par le ministre réformateur de Sadok
Bey, Khaïreddine.
2 À l’Annexe de Sadiki, les instituteurs tunisiens étaient
confinés à cette époque dans l’enseignement de l’arabe,
tandis que leurs collègues français assuraient, avec
l’enseignement de la langue française, celui des autres
matières qu’elle véhiculait : le calcul, les sciences naturelles,
l’histoire et la géographie. On apprenait ainsi, la
mémorisation étant de règle, la liste des départements de la
Métropole, celle de ses villes et de ses ports, de ses fleuves et
de leurs affluents ; on savait que la Seine, longue de 776 km,
prend sa source au plateau de Langres et la Loire au mont
Gerbier des Joncs. De la géographie de la Tunisie il n’était
question, par contre, que de façon générale dans le cadre
global des possessions françaises des quatre continents. Plus
attrayantes, avec un livre bien illustré, les leçons d’histoire
m’avaient fait connaître Vercingétorix et du Guesclin,
Bayard, « le chevalier sans peur et sans reproche » et le bon
roi Henri IV. Mais de l’histoire près de trois fois millénaire
de la Tunisie, on ne savait pratiquement rien. De façon
générale ces instituteurs français accomplissaient cependant
leur tâche de façon exemplaire, certains, auxquels on ne
rendra jamais assez hommage, en faisaient même un

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véritable sacerdoce ; mais le système éducatif et les


programmes étaient ainsi faits. Ils n’étaient d’ailleurs pas
contraignants au point d’empêcher les instituteurs tunisiens
d’évoquer, à l’occasion d’un exercice de lecture ou de
grammaire arabe, l’histoire des Empires omayyade et
abbasside, ou les hauts faits de Khaled Ibn El-Oualid et Okba
Ibn Nafâa ; et je me souviens encore du jour où notre
instituteur, en classe de première, nous émut jusqu’aux
larmes en nous parlant de Tarak Ibn Ziyad et des splendeurs
de l’Andalousie arabe et en comparant, en la magnifiant, la
grandeur de cette époque à la déchéance de notre pays
colonisé et d’un monde arabe décadent. Agés de onze ou
douze ans, nous percevions déjà, quoique confusément, les
orientations opposées de ces images d’Épinal et l’inconfort
de vivre, à l’école comme au quotidien, dans un pays qui
voyait s’aggraver les contradictions et les antagonismes. Plus
perspicace que ses collègues, ou peut être alarmé par
quelque réflexion qui ne manquait pas parfois de nous
échapper, malgré notre circonspection et la rigueur de la
discipline, l’instituteur français de la même classe de
première faisait souvent des efforts louables pour nous
convaincre de l’avènement prochain, après la guerre, d’une
ère nouvelle qui prônerait les valeurs universelles et
imposerait l’intérêt supérieur de l’humanité. Plus
convaincant était notre instituteur tunisien qui nous
remplissait de fierté en exaltant notre vocation de futurs
élèves du collège Sadiki créé, disait-il, pour participer à la
renaissance de notre pays.
3 L’accès au collège marqua, en effet, un véritable tournant ;
surtout pour ceux qui purent fréquenter le siège des
« Anciens élèves du collège Sadiki » et adhérer aux
associations qui gravitaient autour du Néo-destour, prélude
à un militantisme politique qui ne tarda pas à les passionner.
Au collège cependant, l’enseignement de l’histoire était
toujours conforme aux programmes français ; mais trois ou
quatre années durant des professeurs « d’histoire
musulmane », vénérables cheikhs de la Zitouna,
dispensaient un cours parallèle qui commençait par un
aperçu sur l’origine des tribus arabes, la généalogie et le
combat du prophète Mohamed. La période de ses quatre
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successeurs et de la propagation de l’islam n’était qu’une


suite de conquêtes glorieuses et d’épisodes édifiants
illustrant la piété, la vertu et l’équité, notamment sous le
règne du calife Omar. Celle des Abbassides était surtout
l’occasion d’exalter la puissance de l’Empire musulman sous
Haroune Ar-Rachid et le règne éclairé d’Al-Maâmoun, qui
favorisa le développement des sciences et de la philosophie
en ordonnant la traduction du legs culturel et scientifique
des Grecs et des Perses. L’histoire du Maghreb était abordée
par la suite ; mais elle ne commençait, curieusement, qu’au
moment de la conquête arabe, en s’éternisant sur ses
péripéties puis sur certains épisodes dûment sélectionnés. Le
caractère désuet de cet enseignement, émaillant les
événements d’anecdotes édifiantes ponctuées de certitudes,
d’affirmations péremptoires et de jugements sans appel, ne
tarda pas à nous rebuter. Nous finîmes par nous en
désintéresser et à ne réagir que par des réflexions sceptiques
ou même ironiques, car les critères des sentences étant des
plus variables, l’argumentation devenait souvent déroutante.
Il était affirmé, par exemple, que le soulèvement dirigé par
Abou Yazid Makhled Ibn Mokdad contre le pouvoir établi et
son corollaire, l’obéissance due aux gouvernants, devait être
vigoureusement dénoncé et condamné, bien qu’il recueillît
l’adhésion la plus large d’une population sunnite opposée
aux califes Fatimides adeptes du chiisme. Par contre, la
rébellion et la rupture des gouverneurs Zirides avec leurs
suzerains, les mêmes califes Fatimides qui, en choisissant Le
Caire pour capitale, leur avaient confié l’Ifriqiya, étaient
ostensiblement approuvées. Deux poids deux mesures avait-
on objecté ? Non, répondait le maître avec la même
assurance, car la révolte contre les gouvernants impies était
légitime. Ainsi, alors que le nom même du chef de la
rébellion précédente, celle de Abou Yazid, était frappé
d’interdit et remplacé par celui de « l’homme à l’âne », qui
n’était qu’un sobriquet méprisant, il fallait se réjouir du
départ définitif des Chiites et ne pas avoir de mots assez durs
pour qualifier le geste de vengeance du calife, qui avait lâché
sur l’Ifriqiya les hordes hilaliennes tenues pour responsables
de l’instauration de l’insécurité et l’extension du nomadisme.

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Était-ce à cause des origines berbères de « l’homme à


l’âne » ?
4 Probablement pas, car les Zirides, quoique tout aussi
berbères, n’encouraient pas les mêmes foudres. Était-ce
plutôt parce qu’il professait le kharidjisme ? De partis-pris
politico-religieux en jugements catégoriques ce cours, fidèle
à la tradition historique la plus conservatrice, entremêlait
ainsi une histoire partisane de l’islam et du monde arabe
avec l’histoire du Maghreb et de la Tunisie.
5 L’intérêt pour l’autre cours d’histoire, dont le volume horaire
était plus conséquent, était beaucoup plus grand, surtout
lorsqu’en classe de seconde l’enseignant, comme ce jeune
professeur frais émoulu de l’agrégation, expliquait une
situation socio-politique ou montrait l’importance d’une
conjoncture économique. En classe de 6e, près des deux tiers
du programme étaient répartis entre l’histoire de la Grèce et
celle de Rome ; le reste, partagé entre l’Égypte, la
Mésopotamie et les Hébreux, consacrait aussi une leçon aux
Phéniciens. C’est là qu’était inséré un paragraphe sur la
fondation de Carthage, avec, à propos de la conquête
romaine et de la domination du monde méditerranéen, celui
qui était consacré aux guerres puniques et qui prenait à son
compte les partis-pris puisés dans l’annalistique romaine.
Ces deux paragraphes résumaient, dans une vision européo-
centriste de l’Antiquité, toute l’histoire ancienne de la
Tunisie. En 5e, le Moyen Âge était essentiellement, de Clovis
aux Capétiens et du monde féodal et ses croisades à la
France du XIVe siècle, celui de l’Hexagone et de l’Europe. Il y
avait cependant trois ou quatre leçons du manuel – le
fameux Mallet et Isaac – sur Byzance et l’islam. Mais on était
autant rebuté par la présentation partisane des croisades que
par celle d’un islam caricatural, réduit à la formule de la
Shahada et à des pratiques rituelles. On le fut d’autant plus
que, plus tard, des lectures, des discussions avec nos
professeurs et des conférences données au siège des
« Anciens de Sadiki » par des hommes de lettres tunisiens
ou, très rarement, maghrébins, nous faisaient entrevoir une
pensée islamique des plus complexes. Lectures, conférences
et discussions nous faisaient connaître, tant bien que mal –
car nous étions encore bien mal préparés – des courants
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d’opinion divergeants. Nous assistions ainsi à des


discussions à propos du livre du penseur pakistanais
Mohamed Iqbal Reconstruire la pensée de l’islam, comme à
des échanges animés et plutôt vifs sur le fondamentalisme
rénové de Mohamed Abduh, qui prônait l’insertion du
modernisme, surtout dans ses manifestations matérielles,
dans le corps immuable de la société musulmane et des
institutions islamiques.
6 Par la suite et au fil des années, on finit par accepter et
souvent apprécier les cours d’histoire consacrés
essentiellement à la France et au monde occidental, centre
du monde, foyer et axe de la civilisation contemporaine. On
s’intéressa en particulier à l’histoire des idées et à l’histoire
sociale, à la Révolution française de 89, à celle de 48 et à la
Commune de Paris ; et on se passionna pour le marxisme et
la révolution bolchevique. On prit aussi l’habitude de
compenser par des lectures l’absence, dans les programmes
officiels, d’enseignement consacré à l’histoire du Maghreb et
du Machrek arabes ; je me rappelle cependant que notre
curiosité ne put se satisfaire, après la déception du cours
indigent et anachronique d’histoire musulmane, de
« l’Abrégé d’histoire de la Tunisie » de H.H. Abdulwahab,
schématique à souhait et passant rapidement en revue les
dynasties et les règnes pour distribuer, après les quelques
considérations sommaires habituelles aux abréviateurs, les
bons et les mauvais points. La soif d’en savoir plus sur notre
histoire ne fut véritablement assouvie que lorsqu’un
condisciple, fils de libraire, fit connaître L’histoire de
l’Afrique du Nord de Ch.-A. Julien dans sa première édition.
C’est grâce à cet ouvrage, dont on put acquérir plus tard la
seconde édition revue par Chr. Courtois et R. Le Tourneau,
qu’on put disposer, en abordant l’enseignement supérieur,
sinon d’une synthèse de l’histoire du Maghreb, du moins
d’un exposé dont la périodisation permettait d’appréhender
l’ensemble du passé de la Tunisie – à défaut d’en saisir
l’unité et la continuité – depuis Carthage, les Numides et la
période romano-africaine, jusqu’à l’arrivée des Turcs et
l’époque hussaïnide. Pour la première fois, on prit aussi
connaissance du passé maghrébin dans sa globalité, celui des
royaumes et des Empires berbères comme celui des
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dynasties chérifiennes ; on s’intéressa en particulier aux


tentatives d’unification du Maghreb, celle que Ton prête à
Massinissa comme celles qui furent menées par les
Fatimides et les Zirides de l’Est ou par les Almoravides et les
Almohades de l’Ouest. Mais peu de temps après, et dès les
premières années de l’Indépendance, c’est la lecture ou
plutôt les différentes lectures de ce passé qui passionnèrent
les jeunes historiens tunisiens et ne manquèrent pas de les
interpeller, depuis les images répandues par une certaine
vision de l’Antiquité jusqu’aux analyses et conclusions non
exemptes de préjugés de J. Ganiage sur « les origines du
Protectorat français en Tunisie ». Je m’en tiendrai ici à
l’histoire ancienne.
7 À ce propos, une première constatation s’impose : par une
sorte de connivence entre les extrêmes – historiens
traditionnalistes formés à la Zitouna et historiens français
du début du siècle et même plus tard – le passé antique du
Maghreb et tout particulièrement la période romaine étaient,
dans les écrits des uns et des autres, isolés et comme écartés
d’un processus historique qui, pour les premiers, ne trouvait
sa cohérence qu’à partir de la conquête arabe et, pour les
seconds, n’était – si on en excluait un cycle occidental
romain, dont la France coloniale aurait recueilli l’héritage –
que celui, chaotique, d’un pays oriental, punique avant d’être
arabe. Ainsi partagée et en quelque sorte communément
admise de part et d’autre, cette lecture de l’histoire avait
exclu globalement l’Antiquité maghrébine de l’enseignement
zitounien. La lecture de nos professeurs d’histoire
musulmane du secondaire, ignorant superbement tout ce qui
avait précédé l’islam et la conquête arabe, faisait commencer
l’histoire de la Tunisie et du Maghreb par l’incursion des sept
Abdallah puis la fondation de Kairouan. Il arrivait cependant
que la période punique trouvât grâce à leurs yeux et que fût
évoquée l’épopée d’Hannibal : par exemple par l’écrivain
nationaliste algérien Ahmed Taoufik al Madani, qui ne
manqua pas de réserver un traitement particulièrement
favorable à l’histoire de Carthage dans un ouvrage de langue
arabe1 qui lui était consacré. C’était également, en 1936, la
lecture de Ch. Saumagne comme celle, en 1950, de G. Picard.

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Le premier concluait un aperçu sur la période romaine par


cette phrase :
« l’islam fonde Kairouan (en 670), destitue Carthage (en
698) et rejette l’Afrique pour douze siècles (c’est-à-dire
jusqu’au Protectorat français) dans le cycle oriental et
sémite de l’histoire »2.

8 et le second renchérissait :
« […] mais en 698, Hassan Ibn El Noman enlève Carthage.
Dès lors l’Afrique échappe complètement et pour des siècles
aux influences occidentales… l’histoire ancienne de Tunisie
s’achève ainsi sur un cataclysme comparable à ceux que
Cuvier imaginait entre les époques géologiques »3.

9 Il est inutile de s’étendre sur cette dernière vision de


l’histoire maghrébine : dans la rétrospective qui introduit ses
Approches du Maghreb romain, le regretté P.-A. Février en
a donné une bonne analyse4. Il suffit de rappeler que le passé
romano-africain, ses sites et ses monuments étaient tenus,
depuis la conquête de l’Algérie et jusqu’au milieu de ce
siècle, par les militaires, l’Église, les colons et nombre de
chercheurs français pour un héritage légué par Rome à la
France. L’Empire romain devenu chrétien ne lui avait-il pas
légué sa langue, sa religion et ce que Romains hier,
prétendait-on, et Français d’alors, à leur tour, considéraient
comme leur mission civilisatrice5 ? Tandis que le Maghreb
islamisé et arabisé n’avait pas hérité de l’Afrique romaine la
langue d’Apulée et avait enregistré l’extinction du
christianisme de saint Augustin. Dès lors, l’engouement pour
l’archéologie romaine n’avait cessé d’augmenter ; mais si on
s’intéressait particulièrement aux monuments publics et,
surtout, aux basiliques chrétiennes, tout ce que les sites
archéologiques recelaient de postérieur à la période romaine,
ou tout ce qui était jugé comme tel, était le plus souvent
négligé et, s’il venait à être abordé, était l’objet
d’appréciations plus ou moins négatives. Malgré son
importance dans nombre de sites, toute une tranche d’un
passé urbain postérieur aux niveaux du IIe siècle – dont les
campagnes de construction renouvelèrent le paysage urbain
des cités romano-africaines – disparut ainsi à jamais, quitte
alors, pour le fouilleur, à conclure à l’abandon des villes
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réduites à l’état de ruines, même si les textes arabes comme


la céramique vernissée médiévale conservée dans les dépôts
des fouilles prouvaient le contraire6.
10 Les fouilleurs ne s’intéressèrent pas plus au passé pré-
romain ; urbanisation et urbanisme étant considérés comme
un fait essentiellement romain, il fallut attendre très
longtemps pour que l’importance de la sédentarisation et de
l’urbanisation, avant la conquête romaine, fussent acceptées
et communément admises. Pourtant, la fréquence des
nécropoles pré-romaines et la toponymie libyque de la
plupart des cités auraient dû inciter les chercheurs à
procéder aux vérifications et à pratiquer les sondages qui,
plus tard, ont montré l’existence de niveaux antérieurs à
l’occupation romaine dans les plus petites des cités du pays
numide7 ; sans compter, bien entendu, les niveaux puniques
des villes de la frange côtière.
11 De leur côté, nos professeurs d’histoire musulmane du
secondaire partageaient une idéologie similaire dans sa
logique mais inverse dans ses présuppositions. L’Antiquité,
et tout particulièrement la période romaine, n’étaient plus
une époque d’épanouissement et de plénitude de la
civilisation dans l’histoire de la Tunisie et du Maghreb. Au
contraire, et malgré le triomphe du christianisme et
l’importance accordée par le Coran aux monothéismes qui
avaient précédé l’islam et tout particulièrement à Jésus,
l’époque romaine était une ère de « Jahl », d’ignorance
antérieure à la révélation islamique, dans une interprétation
de l’histoire qui assimilait le passé antique du pays à la
période de la « Jahilia », c’est-à-dire de l’ignorance et de la
barbarie dans l’Arabie antéislamique. Quoi
qu’inconsciemment, les paysans de nos campagnes ne
disaient pas autre chose lorsque, pour désigner les vestiges
antiques, ils parlaient, il n’y a pas si longtemps, de
« constructions des Ignorants » ou des « Barbares »
Efficacement combattue dès la fin de l’époque coloniale et
presque complètement oubliée, cette vision de l’histoire a été
comme ressuscitée et publiquement affichée dans les
proclamations des étudiants fondamentalistes de la faculté
des sciences humaines et sociales de Tunis vers la fin des
années quatre-vingts, lorsque la Tunisie vécut les années
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pénibles d’une sorte d’inter-règne. Il est vrai qu’il s’agissait


alors beaucoup plus d’une manipulation politico-religieuse, à
la faveur d’une situation de crise extrêmement aiguë, que
d’une véritable interprétation de l’histoire. Il n’en est pas
moins vrai que pour certains courants fondamentalistes – tel
celui des « Frères musulmans » égyptiens – l’islam,
considéré comme la synthèse finale et le point d’orgue des
religions monothéistes ne peut se situer qu’au
commencement de l’histoire. Ce qui lui était antérieur était
donc susceptible d’être passé sous silence ou, s’il venait à
être évoqué, ne pouvait au mieux qu’être taxé d’imperfection
et d’inachèvement, au pire qu’être l’objet des jugements les
plus négatifs.
12 Fort heureusement, l’époque de ces lectures passionnées de
l’histoire du Maghreb et des orientations insidieuses qu’elles
ont données à l’enseignement est aujourd’hui révolue et
largement dépassée. Depuis l’Indépendance, l’accent a été
mis par beaucoup d’historiens tunisiens sur la recherche
d’une continuité historique certes complexe et non exempte
de ruptures, mais combien riche d’imbrications entre le
poids des forces de conservation, voire de conservatisme et
la dynamique des facteurs d’évolution et de changement.
Mais peut-on dire pour autant que l’influence des idéologies,
qui avaient longtemps sous-tendu les approches de notre
histoire, a complètement disparu des études du passé
maghrébin ? Du moins, les progrès enregistrés par
l’archéologie, l’accroissement considérable des
connaissances et la rigueur requise dans tout travail de
recherche permettent-ils d’en contenir les effets. En évitant
les hypothèses hasardeuses et les conclusions hâtives, les
simplifications réductrices et les généralisations abusives,
que d’errements qui ont longtemps alimenté nombre
d’interprétations n’aurait-on pas évités ! Quelques exemples
pourraient suffire à le montrer.
13 Prenons celui de l’urbanisme antérieurement comme
postérieurement à la période romano-africaine. On y décèle
des continuités dont, auparavant, les travaux n’avaient cure.
Ainsi, bien avant les campagnes de fouilles et de sondages
successives, entreprises depuis une vingtaine d’années dans
le cadre du plan de sauvegarde du site de Carthage patronné
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par l’UNESCO, que n’avait-on écrit à propos de la


topographie de la métropole punique, alors qu’elle était
encore pratiquement inconnue ! En refusant à l’urbanisme
carthaginois tout aspect planifié ou imposant qui, pensait-
on, ne pouvait caractériser que les cités romaines,
n’affirmait-on pas que « son caractère oriental » faisait sans
doute de Carthage une ville qui « parait s’être développée de
façon anarchique, dans un dédale de ruelles tortueuses8.
Depuis, les fouilles de la mission allemande, en bordure du
rivage et face à l’ancien palais beylical, ont montré que les
urbanistes carthaginois avaient adopté un plan parfaitement
orthogonal dans la ville basse ; axé sur le front de mer, avec
une inclinaison à 30° vers le nord-est et quadrillé de rues se
recoupant à angle droit, c’est ce plan punique qui fut, à peu
de choses près, repris lors de la cadastration de la ville
augustéenne ; à tel point que les axes des murs d’époque
impériale romaine se superposèrent aux axes des murs
puniques9. Les derniers développements des sondages ont
même montré que les urbanistes carthaginois avaient
commencé, dès le Ve siècle, à harmoniser cette orientation de
la plaine côtière avec celle « en éventail » que les contraintes
du relief avaient imposée sur les pentes sud et est de la
colline de Byrsa, régissant ainsi un développement urbain
« concerté ».
14 De même, alors que les travaux des médiévistes n’avaient
pas manqué de relever, en s’appuyant sur les textes arabes,
la pérennité de l’urbanisation et de la vie urbaine de
L’Ifriqiya après la conquête musulmane, souvent on avait
continué à penser que les tranches de ce passé médiéval
dans les sites archéologiques n’étaient que des témoins jugés
indignes d’être conservés d’une époque où, pensait-on, on
devait camper dans les ruines. Certes, les auteurs arabes
n’avaient pas manqué de signaler qu’à l’exemple de
Carthage, des cités parfois importantes comme Thugga,
Thysdrus et Sufetula se trouvaient à leur époque dans un
état de délabrement avancé ou même consommé10. D’autres,
par contre, comme Vaga – Béja, Lares – Lurbus, Capsa –
Gafsa et les oasis de Qastiliya – le Jérid d’aujourd’hui –
connaissaient un développement probablement supérieur à
celui de la période romaine ; sans parler de Tunis et Sfax, qui
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n’étaient auparavant que de simples bourgades, ni des


nouvelles créations urbaines comme Kairouan, promue au
rang de capitale et Manzil Bassu, chef lieu de la péninsule du
Cap-Bon qui, assure Ibn Hauqal, avait vers le milieu du
Xe siècle plus d’habitants que Sousse11. Plutôt qu’un recul
considérable de l’urbanisation, c’est un phénomène de
géographie historique qui a donc provoqué une
réorganisation totale des réseaux urbains, comme le
montrent les données des cartes routières des géographes
arabes, même s’ils n’avaient retenu que les itinéraires
principaux ; à lui seul, le remplacement des grands nœuds
routiers de Carthage et Theveste par les deux nouveaux
pôles, Kairouan et Tunis, suggère bien des changements.
Après la conquête arabe, en effet, les anciennes relations de
fonctions, de dépendance ou de hiérarchie entre les villes,
qui n’avaient d’ailleurs cessé d’évoluer depuis le IIe siècle, ne
pouvaient qu’être bouleversées. Le pays vit ainsi l’émergence
de certains centres et l’effacement d’autres, le
démembrement de beaucoup de circonscriptions et
l’agrandissement de quelques unes, définies toutes par les
données nouvelles de l’économie, la nouvelle carte
administrative ou la nouvelle répartition des garnisons
militaires12. Mais les données textuelles qui documentent ces
changements ne donnent souvent qu’une information
générale, que des programmes archéologiques pourraient
compléter, tout en proposant une chronologie vérifiable.
15 Par ailleurs, l’urbanisme des villes de l’époque arabe n’avait
guère échappé aux jugements négatifs. On avait déploré
l’absence de tout programme d’aménagement, les
constructions anarchiques et les rues tortueuses et étroites,
les remplois qui avaient défiguré les édifices antiques, la
disparition de la voirie, remblayée ou obstruée par des
« verrues »… Or il s’est avéré depuis, chaque fois qu’on a
« interrogé » les strates archéologiques de cette époque, que
la topographie et le paysage urbains des cités romano-
africaines avaient marqué progressivement, à partir de la fin
du IVe siècle, une évolution ininterrompue, qui avait abouti à
une rupture totale entre la cité antique et la ville paléo-
chrétienne puis arabo-musulmane. Les « carences »
urbanistiques déplorées n’étaient ainsi que la conséquence
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de ces transformations : des cités florissantes à l’époque


romaine, comme Thugga, avaient commencé à péricliter
depuis le Ve siècle ; d’autres comme Thuburbo Majus avaient
été peu à peu réduites à l’état de bourgades rurales ; d’autres
encore, plus nombreuses, avaient été prises dans une
dynamique de changements structurels, qui avaient affecté
aussi bien la fonction de la ville que sa topographie et son
architecture. Les pôles essentiels de la cité antique, comme
le forum et ses annexes, les thermes, les temples et les
monuments des jeux avaient été progressivement désaffectés
et réaménagés ; s’y étaient installées alors églises et
habitations plus ou moins précaires. Les rues dallées et le
réseau d’égouts avaient disparu sous les remblais et avaient
été remplacés par une voirie nouvelle de rues étroites ; des
tombes, éparses ou groupées autour de chapelles funéraires,
avaient envahi le périmètre urbain. Le triomphe du
christianisme et l’importance grandissante du rôle et de
l’autorité des évêques, dont le pouvoir avait remplacé peu à
peu celui des curies, s’étaient ainsi traduits peu à peu, dans
le paysage urbain, par l’apparition des nouveaux pôles de la
ville paléo-chrétienne, centrée autour du groupe épiscopal et
de son église cathédrale, et rythmée de basiliques,
baptistères, martyria et autres édifices du culte chrétien.
Souvent aussi, le paysage avait été affecté par la construction
de fortifications, pour protéger le cœur de l’agglomération,
son accès ou l’ensemble de la ville13. C’est de cette situation
qu’hérita la ville de l’époque arabe, chaque fois qu’elle prit la
suite de la ville antique.
16 À partir de la conquête arabe cependant, et surtout aux IXe
et Xe siècles, le processus d’évolution n’a point connu dans
ces vieilles cités antiques de répit. Bâtiments administratifs
et forteresses de l’époque byzantine avaient fini par faire
place aux palais des gouverneurs et aux bureaux de leurs
services ; la mosquée-cathédrale avait remplacé l’église
épiscopale et les mosquées de quartier les autres
constructions chrétiennes. Avec, en sus, la construction de
nombreux hammams, qui renouait avec celle des thermes et
une nouvelle conception économique, matérialisée par les
souks spécialisés, l’urbanisme médiéval ne faisait que

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poursuivre une évolution des cités antiques déjà largement


entamée.
17 Quant aux villes construites ex nihilo à l’époque médiévale,
la reconnaissance de leur topographie attend encore un
programme de fouilles susceptible de vérifier ce que H. Djaït
a tiré des textes, à propos de l’urbanisme de Kairouan14.
Selon cet auteur, la capitale maghrébine adopta à l’exemple
d’al Kufa, la première en date des grandes capitales arabes
dans les provinces conquises, le Takhtit, système de
délimitation du noyau monumental et des lots collectifs
assignés aux membres des différentes tribus ; l’aire publique,
au centre, groupa la mosquée-cathédrale, le palais du Wâli et
divers bâtiments administratifs. Puis c’était le souk central
ordonné, spécialisé selon les métiers et largement ouvert sur
le Simât, large avenue qui coupait la ville en deux. À partir
de ce noyau central rayonnaient les Sikaks, rues qui
convergeaient vers les Rihabs (places) et séparaient les
quartiers urbains ou durabs avec, chacun, son souk et sa
mosquée de quartier. Toujours à l’exemple d’al Kufa, la ville
fut enfin délimitée par un rempart circulaire. Ainsi,
l’urbanisme de L’Ifriqiya arabe avait, dans la continuité,
récupéré, malaxé, mais aussi appauvri par certains aspects et
enrichi par d’autres, les héritages de la Basse Antiquité.

Notes
1. A.T. al Madani, Carthage en quatre époques, Tunis, 1927.
2. Atlas historique géographique et économique de la Tunisie, Paris,
1936, p. 27
3. Initiation à la Tunisie (ouvrage collectif), Paris, 1950, p. 69-70
4. P.-A. Février, Approches du Maghreb romain, Aix-en-Provence, 1989,
t. I, ch. I et II, p. 23-89.
5. Cf. ce qu’écrivait le cardinal Lavigerie dans une lettre circulaire :
« Plaise à Dieu que ce triomphe de la France, soit le triomphe définitif de
la civilisation chrétienne dans ces pays barbares ». Cité par P.-A. Février,
op. cit., p. 57-58, qui cite aussi, p. 89, un passage du discours de Gaston
Boissier devant le Congrès des sociétés savantes de 1891 avec cette
phrase : « Les indigènes nous appellent des Roumis : ils nous regardent
comme les descendants et les héritiers de ceux qui ont si longtemps
gouverné et dont ils gardent confusément le souvenir. Acceptons
l’héritage, Messieurs, nous y trouverons notre profit… Nous venons

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continuer une grande œuvre de civilisation interrompue pendant des


siècles. »
6. Cf., à propos du site de Cuicul (Djemila), les remarques de Février, op.
cit., p. 75.
7. Cf., par exemple les sondages pratiqués sous les niveaux romains à
Belalis Maior, dans Z.A. Mahjoubi, Recherches d’archéologie et
d’histoire à Hr. El Faouar, Tunis, 1978, p. 46-74.
8. B.H. Warmington, « La période carthaginoise », dans Histoire de
l’Afrique, , Paris, 1980, ch. 18, p. 487.
9. Fr. Racob, « Deutsche Ausgrabungen In karthago. Die punischen
Befunde », Mitteilungen des Deutschen archäologischen Instituts, Rom.
Abt., 91,1984, p. 1-22.
10. Cf. par exemple le mémoire de (Certificat d’aptitude à la
recherche) présenté en 1975 par H. Jaïdi (texte dactylographié, conserve
à la fac. des sciences humaines et sociales de l’université de Tunis I).
11. Ibn Hauqal, trad. J.H. Kramers et G. Wiet, I, p. 69.
12. Voir A. Mahjoubi, « De la fin de l’Antiquité au Haut Moyen Âge :
héritages et changements dans l’urbanisme africain », 110e Congrès des
soc. Sav. ; Montpellier, 1985, IIIe colloque sur l’histoire et l’archéologie
d’Afrique du Nord., p. 391-406.
13. A. Mahjoubi, « Permanences et transformations de l’urbanisme
africain à la fin de l’Antiquité ; l’exemple de Belalis Maior », ,
25,1982, p. 17-83.
14. H. Djaït, « L’Afrique arabe au VIIIe siècle », dans Annales , mai
juin, 1973, p. 601 sq.

Auteur

Ammar Mahjoubi

Université de Tunis I, 9 avril ;


ISHMN, Tunis
Du même auteur

Préface in Archéologie et
histoire de l’Église d’Afrique.

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Uppenna I, Presses
universitaires du Midi, 2005
Du même auteur
Préface in Archéologie et histoire de l’Église d’Afrique.
Uppenna I, Presses universitaires du Midi, 2005

© Presses universitaires du Midi, 2000

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Référence électronique du chapitre


MAHJOUBI, Ammar. À propos de l’histoire du Maghreb : idéologies et
dépassements In : La Tunisie mosaïque [en ligne]. Toulouse : Presses
universitaires du Midi, 2000 (généré le 08 septembre 2020). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/pumi/4964>. ISBN :
9782810708420. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pumi.4964.

Référence électronique du livre


CABANEL, Patrick (dir.) ; ALEXANDROPOULOS, Jacques (dir.). La
Tunisie mosaïque. Nouvelle édition [en ligne]. Toulouse : Presses
universitaires du Midi, 2000 (généré le 08 septembre 2020). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/pumi/4859>. ISBN :
9782810708420. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pumi.4859.
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