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Bulletin de l'Ecole française

d'Extrême-Orient

La cascade et l'écritoire
Dynamique de l'histoire du fait religieux et de l'ethnologie du Japon : le cas
du shugendō
Anne Bouchy

Citer ce document / Cite this document :

Bouchy Anne. La cascade et l'écritoire . In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 87 N°1, 2000. pp. 341-366;

doi : https://doi.org/10.3406/befeo.2000.3483

https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_2000_num_87_1_3483

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Résumé
Anne Bouchy
La cascade et l'écritoire

Dynamique de l'histoire du fait religieux et de l'ethnologie du Japon : le cas du shugendō Le shugendō


« voie des pouvoirs par l'ascèse », dont les origines remontent à celles de la civilisation du Japon, est
un champ récemment défriché du fait religieux de ce pays. L'article retrace l'historique des recherches
sur le shugendō. Commencées dans les années 1920-1930, elles sont entreprises avec les
méthodologies et les problématiques de l'histoire, de l'ethnologie, de l'anthropologie culturelle, des
sciences des religions, et ont
participé à la remise en question scientifique opérée par et dans les sciences humaines dans la
seconde moitié du siècle. Il présente les grandes séries de publications sur le sujet, les méthodes de
recherche et leurs résultats, qui font apparaître le shugendō comme l'espace privilégié de la «
territorialisation » des divers éléments venus du continent et de leur fusion avec la base autochtone, et
le caractérisent comme «tissu conjonctif» des différents aspects de la religion au Japon, comportant à
la fois face institutionnelle et
lignées spirituelles « essentialistes » visant le « retour aux origines ». Il situe la place que les études
occidentales sur le sujet occupent dans ce cadre et, par l'évocation du cas précis de l'étude sur l'un
des derniers pratiquants de l'ascèse du shugendō, Jitsukaga, il illustre la dynamique des modalités de
la recherche et de la construction de leur objet.

Abstract
Anne Bouchy
The cascade and the writing case
The dynamics of religious history and ethnology in Japan: the case of the shugendō

The shugendō, the way of powers by asceticism, is a feature of the Japanese religious landscape as
old as Japanese civilization itself but only recently uncovered. This article presents a history of studies
on the shugendô. Beginning in the years 1920-30, research has been undertaken using the methods
and approaches of history, folklore, cultural anthropology, and religious studies. The author presents
the main series of publications on the subject, their methodologies and results. These reveal the
shugendō as the archetypal space of the "territorialization" of divers elements derived from the
continent and their fusion with indigenous tradition. They characterize it as the "conjunctive tissue" of
the different aspects of religion in Japan, comprising at the same time the institutional face and
"essentialist" spiritual lineages aiming at the "return to the origins". The author also situates the place of
Western studies in this framework and offers an illustration through the case of one of the last
exponents of shugendō asceticism, Jitsukaga.
La cascade et l'écritoire
Dynamique de l'histoire du fait religieux et de l'ethnologie du Japon :
le cas du shugendô

Anne Bouchy

Se jeter en un saut mortel depuis le haut d'une cascade de 133 mètres. Cette ultime
trajectoire d'une existence individuelle aurait pu n'être qu'un fait divers, restant totalement
ignoré de l'histoire du fait religieux au Japon. Mais une conjonction singulière de facteurs
locaux, événementiels et scientifiques conféra à cet acte, accompli par un ascète de
l'époque moderne, une place significative, à la fois dans cette histoire elle-même et dans
l'histoire des recherches en ce domaine.
Le lieu de cet acte, Nachi ou la «montagne de Nachi » (Nachi san Щ%* ih,
département de Wakayama), est l'un des plus célèbres sites sacrés et espaces religieux du Japon,
dont l'importante structure shintô-bouddhique a, précisément, pour fondement mythique et
réfèrent transhistorique cette cascade. Centre de pèlerinage depuis l'Antiquité (visité
jusqu'à trente-trois fois par un même empereur retiré au Х1Г siècle, mais aussi par des
millions de pèlerins célèbres et anonymes tout au long des âges), Nachi fut, en outre, l'un
des plus prestigieux centres anciens du shugendô Щг Щ хЦ - voie (de l'acquisition) des
pouvoirs par l'ascèse. Or, le shugendô est cette voie des adeptes de pratiques ascétiques
accomplies dans les montagnes, qui a été un champ privilégié pour la dynamique de fusion
des divers éléments et courants constitutifs du fait religieux au Japon. L'époque du saut
dans cette cascade de Nachi, 1884, est celle où les mesures prises par le nouveau
gouvernement de Meiji contre le shugendô battent leur plein. L'interdiction en est
promulguée en 1872, à la suite de la loi de séparation du shinto et du bouddhisme, avec la
volonté d'éradiquer les « superstitions » et de faire revenir le pays à une religion
dépouillée des éléments décrétés « empruntés », en l'occurrence, bouddhiques. Ces
mesures visaient surtout à mettre fin à la mainmise du clergé bouddhiste et du shugendô
sur les nombreux sanctuaires shinto gérés par ceux-ci, souvent depuis le Moyen Age. Elles
dégénérèrent en un mouvement d'extermination, plus ou moins sévère selon les régions,
qui dépassa les intentions des gouvernants. Tout ce qui entrait dans le cadre du shugendô
fut particulièrement atteint. Non seulement les bâtiments, les objets sacrés, les trésors, les
écrits furent objet de destructions massives, mais les détenteurs des traditions, individus et
groupes, furent poursuivis et à jamais dispersés. Aujourd'hui, la somme des disparitions
ainsi occasionnées à travers tout le pays est considérée comme constituant une perte
inestimable et irréparable, que les recherches tentent de combler à l'aide des traditions
survivantes et des documents épargnés par la tourmente.
Cette seule conjoncture confère une signification complexe à la mort volontaire - à
une telle date, en un tel site du shugendô - d'un ascète qui prônait le retour aux origines de
cette tradition. Mais abandonner ainsi son corps en une apothéose éclaboussante n'aurait

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sans doute pas suffi à faire de son auteur, Jitsukaga ^ Щ, l'une des figures les plus
marquantes du shugendô de la fin de l'âge moderne (ou époque d'Edo, 1603-1867). De
fait, après avoir été un lieu de guérisons miraculeuses où, dans les années 1884-1910,
affluaient les pèlerins, sa tombe érigée à Nachi tomba progressivement dans l'oubli. Ses
notes et écrits, disséminés, furent abandonnés aux sévices du temps. Quelques lignes
dans les registres locaux mentionnaient bien son nom comme celui d'un ascète
irréductible, objet de poursuites de la part des autorités pour sa conduite illégale,
puisqu'il continua à suivre ouvertement la voie du shugendô officiellement interdit.
Mais, double effet de ces mesures ď eradication du shugendô au dix-neuvième siècle et
du passage des ans, dans la seconde moitié du vingtième siècle, seuls célébraient encore
sa mémoire des habitants du fond des montagnes, à Nachi et dans les vallées proches,
ou à Sakashita, sa terre natale. Le culte de quasi-divinité dont il était devenu l'objet
n'était plus entretenu que par eux. Même dans les chroniques locales, l'abandon du
corps de Jitsukaga, réalisation ultime du shugendô, semblait voué tôt ou tard à l'oubli.
Il a fallu que les recherches sur le shugendô se développent et que, d'une approche
globale et historique centrée sur l'histoire ancienne et médiévale, les chercheurs en
viennent à concevoir autrement les faits, l'historiographie, les problématiques et les
enjeux scientifiques en ce domaine. Ainsi, Gorai Shigeru, le premier spécialiste de la
question à avoir entendu parler, à Nachi même, en 1965, d'un ascète qui s'était jeté du
haut de la cascade, n'y prêta d'abord qu'une oreille distraite. Ce n'est que neuf ans plus
tard, en 1974, alors qu'il aborde le shugendô par des recherches menées, à la fois, sur
l'histoire de tous les grands centres shugen et sur le noyau conceptuel des pratiques
d'ascèse individuelles et collectives, qu'il se souvint de ce cas moderne d'abandon du
corps. Et c'est à l'occasion d'une conférence au centre shugen de Yoshino qu'il put
entendre de la bouche d'un autre grand pratiquant contemporain de l'ascèse, Gojô
Junkyô, abbé du Kinbusen-ji, quelle était l'identité de son auteur. Gorai Shigeru était
alors mon directeur de recherches et me transmit cette information. Ce fut pour moi le
point de départ d'une enquête sur Jitsukaga et d'une collecte de ses manuscrits, dont je
publiai en 1977 les résultats en japonais et en français. C'est là une anecdote, parmi
beaucoup d'autres, de ces (re)découvertes qui jalonnèrent l'histoire des recherches sur
l'histoire du shugendô dans les années soixante-dix au Japon. Elle montre combien fut
importante, pour le développement de cette branche du fait religieux japonais, la
convergence - souvent pleine d'aléas - des savoirs locaux et des démarches de terrain
faites par les historiens du shugendô et les ethnologues. De tels faits, réunis en grand
nombre par toute une génération de chercheurs quittant les bibliothèques pour
s'enfoncer jusqu'aux montagnes les plus reculées, contribuèrent à faire prendre un
tournant décisif aux études en ce domaine. Peu à peu, purent ainsi être mises en lumière
les réalités multiples du shugendô, ses implications les plus concrètes dans l'ensemble
du fait religieux et, par là, la place et la fonction qui sont les siennes à l'intérieur de
l'histoire sociale et culturelle du Japon.
Je tenterai ici de montrer comment les étapes des recherches sur le shugendô ont
permis d'éclairer ses diverses composantes. Parmi elles, à l'extrémité moderne de son
histoire, se situe l'empreinte que laissa Jitsukaga dans cette tradition, qui avait façonné
sa vision du monde et sa conduite d'ascète.

Le shugendô jusqu'en 1925 : loi interne du silence et méconnaissance extérieure


Quatre étapes ou époques se dessinent jusqu'à la fin des années quatre-vingts dans
l'histoire des connaissances sur le shugendô, qui sont aussi celles de la transformation du
La cascade et l'écritoire 343

regard à son encontre. Avant d'en évoquer les grandes lignes, il faut d'abord préciser les
conditions globales qui ont présidé à la constitution de ce domaine de recherche.
Un premier trait des études sur le shugendô est qu'elles sont essentiellement menées
depuis leur début par des chercheurs japonais. En cela, elles ne diffèrent pas de l'ensemble
des études sur le Japon, pays où, depuis les premières chroniques du VIIIe, l'importance et
la diversité des textes produits au cours des siècles témoignent de la longue histoire et des
transformations de la pratique du regard réflexif. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, de grandes
compilations de documents et plusieurs écoles d'historiographes posent les bases de la
science historique, marquée aux XIXe et XXe siècles par différentes influences occidentales.
Si, aujourd'hui, les chercheurs non japonais contribuent en grand nombre aux différents
champs de recherches sur ce pays, il n'en reste pas moins vrai que l'équilibre entre les
publications internes et externes penche lourdement en faveur des premières. Pour tout
chercheur, cet état de fait a pour corollaire l'impératif de connaître ces études, leur
histoire, leurs pratiques. Néanmoins, dans le domaine du fait religieux, les travaux qui
concernent le shugendô n'ont été entrepris que très récemment.
En 1936, lorsque se met à la tâche Wakamori Tarô, premier historien à aborder alors
le shugendô comme un domaine spécifique, il n'y en a aucune historiographie globale.
Pourtant, des archives, des chroniques existaient. Depuis l'époque ancienne, les
principaux groupes du shugendô avaient leurs centres sur « neuf sommets », ceux des
monts Ômine (Kumano, Yoshino), du Dewa (Haguro, Gassan, Yudono), Hiko, Ishizuchi,
Haku, Tate, Fuji, Nikkô, Daisen1. Leurs adeptes, appelés yamabushi ihjJi 2, shugenja ou
shugen, qui étaient affiliés à l'une ou l'autre de ces montagnes-centres, circulaient dans
tout le pays et pratiquaient régulièrement des exercices d'ascèse individuels et collectifs
dans les montagnes. Depuis les xive-xve siècles, les centres de Kumano et Yoshino se sont
organisés en deux branches distinctes d'affiliation bouddhique, Honzan ^.ii/ (Tendai) et
Tôzan ir ih (Shingon), placées sous l'autorité d'un temple-centre situé à Kyoto, Shôgo-in
pour la première, Daigo Sanbô-in pour la seconde. Mais, au cours de l'époque d'Edo
(1603-1867), des mesures furent prises à la fois par le gouvernement central (bakufu) et les
fiefs (han) pour limiter la liberté de circulation des individus et affaiblir la puissance de
ces neuf grands groupes shugen. Chacun des adeptes fut contraint de s'affilier à la branche
Honzan ou Tôzan et de se sédentariser. En outre, ces deux grandes organisations mirent en
place une administration complexe de la hiérarchie des centres provinciaux, des petits
groupes et des yamabushi indépendants, auxquels ils distribuaient titres et grades en
privilégiant le pouvoir séculier au détriment des pratiques ascétiques, les études
doctrinales plus que la manifestation des charismes. De nombreux écrits rituels,
historiques, hagiographiques furent ainsi produits. Les deux branches, sans cesse mises en
position de rivalité par les pouvoirs politiques et religieux, s'opposèrent en de nombreux
domaines, ce qui fut l'origine de la constitution d'archives. Mais les textes qui jalonnent
cette histoire conflictuelle furent en grande partie dispersés à Meiji, tandis que ce qui en
subsistait ne fut, pour l'essentiel, rendu public qu'au début du XXe siècle.
Le démarrage tardif des recherches sur le shugendô a donc été généralement, et
d'abord, attribué à un manque de documents. L'absence de compendium de données était
imputée à la difficulté à rassembler les documents de l'époque d'Edo qui avaient pu
échapper aux ravages de l'ère Meiji, difficulté encore augmentée lorsqu'il s'agit des
périodes médiévale ou ancienne. Or, malgré ces obstacles, les travaux de ces trente

1. Voir le plan p. 366.


2. Yamabushi : « celui qui couche dans les montagnes » ; shugenja Щ- !fâ ^ : « homme/gens du
shugen » ou plus brièvement shugen, c'est-à-dire adeptes (de la voie de l'acquisition) « des pouvoirs (de
Г "efficace") par l'ascèse » (que l'on pratique dans les montagnes).
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dernières années ont permis de mettre au jour une masse impressionnante de documents et
de comprendre que probablement beaucoup d'autres restent encore à découvrir. Ce retard
est en fait surtout à mettre au compte du manque d'intérêt des historiens, comme des
spécialistes de la civilisation et de la religion, pour le shugendô, et de la déconsidération
dans laquelle celui-ci était tenu. Dans le courant de rationalité triomphante de la fin du
XIXe et du début du XXe siècle, il était jugé suspect à plus d'un titre : il avait été objet de
répressions, frappé d'interdit, par le gouvernement de Meiji et son contenu de pratiques
était regardé comme l'amalgame par excellence des superstitions et des attitudes
irrationnelles qu'il fallait combattre en tant que scientifique d'un État moderne ; en outre, ce
qu'on savait alors de lui le situait dans le bas de la hiérarchie des formes religieuses, et ses
adeptes, plus ou moins craints dans la société pour leurs pratiques magiques, étaient
regardés comme des obscurantistes ou des imposteurs par les tenants de l'académisme.
Wakamori rapporte que lorsqu'il choisit le shugendô comme sujet de mémoire de licence
en histoire des religions, « (il se) senti(t) quasiment honteux, car ce n'était alors qu'un
simple objet de curiosité »3, situé hors du champ scientifique.
Dévalorisation et manque de documents, à l'origine de la méconnaissance du
shugendô, reposent cependant sur ce qui constitue aussi l'un des fondements de ce dernier.
À savoir : la suprématie des pratiques dans les montagnes et la loi du silence sur tout ce
qui touche aux règles, au contenu des rites et des croyances, transmis sous forme de
« tradition secrète », hiden ^tfe, et généralement orale, kuden afe. Les documents écrits
n'étant en fait compréhensibles qu'à la lumière de la transmission directe, le contenu, la
signification de ces traditions étaient donc effectivement soit inaccessibles, soit inexistants
dans les textes jusqu'à une époque récente. C'est pourquoi l'essence, les réalités des
pratiques et l'histoire profonde du shugendô restèrent fondamentalement ignorées. Ceci,
alors même qu'en fait, depuis l'époque ancienne, il ne manque pas de mentions de ces
ascètes aux pouvoirs dans les chroniques officielles et locales, les journaux intimes, les
différents genres littéraires, les rouleaux peints, les récits de voyage et, à partir d'Edo, dans
les documents administratifs et législatifs. Pour l'essentiel, cependant, ces mentions
rapportent des actes isolés, des images, les représentations que l'on se faisait de ces
adeptes, certains aspects de leurs rapports avec la société, principalement l'utilisation de
leurs pouvoirs, leurs rites plus ou moins spectaculaires ou encore leur participation active
aux conflits politiques et armés. On savait ainsi que le shugendô vénérait comme fondateur
un ascète du nom d'En no gyôja, fà jf M (l'ascète En), personnage historique de la fin
VIF-début VIIIe siècles, magnifié par les légendes dès l'époque de Nara (VIIIe s.). Mais de
tels aperçus fragmentaires et épars ne permettaient pas d'appréhender le shugendô comme
un ensemble ayant une cohérence interne. Cette auto-dissimulation fit que, à Г encontre de
ce qui a été dit précédemment sur la constitution des études japonaises, les premiers récits
descriptifs un peu complets sur les pratiques secrètes du shugendô sont paradoxalement
dus à des narrateurs étrangers : des missionnaires portugais du XVIe siècle. Malgré les
distorsions que leur imprime un fort parti pris chrétien par rapport à des croyances jugées
« démoniaques », leurs missives nous fournissent des informations de premier ordre, qu'ils
tenaient de yamabushi de l'époque convertis au christianisme. Par ce fait même, ces
nouveaux chrétiens s'étaient trouvés en effet libérés de leur vœu de silence sur ce qu'ils
« avaient vu et entendu durant leur entrée dans la montagne » et, par là, ne craignaient plus
le châtiment divin dont était menacé tout violateur du secret. Mais ces textes ne furent pas
pris en compte par les études japonaises avant le XXe siècle4.

3. Wakamori Tarô, 1964, [rééd. 1973], p. 1.


4. Textes présentés et analysés par Georg Schurhammer, 1922.
La cascade et Vécritoire 345

La première des étapes de la diffusion des connaissances sur le shugendô, qui couvre
les ères Meiji et Taishô (de 1872 à 1925), est une étape préscientifique, celle des écrits de
l'intérieur, faits par des adeptes devenus abbés de temples affiliés aux branches Tendai ou
Shingon du bouddhisme. Leur but était de sauver ce qu'ils connaissaient de la tradition du
shugendô interdit en 1872, en transcrivant les points essentiels de son enseignement tel
que le transmettait la tradition dont ils étaient dépositaires. Il s'agit donc de textes
doctrinaux ou explicatifs, et non d'études proprement dites. Ils furent une source
importante de matériaux pour les recherches qui suivirent. Textes rituels, règles, doctrine,
historiques des groupes et des lignées, histoires du fondateur et des restaurateurs,
chroniques concernant quelques-uns des grands ensembles shugen : ceux des monts
Ômine, Hiei, Haguro, Hiko, et des deux branches Tendai (Sh5go-in) et Shingon (Daigo
Sanbô-in). Cent soixante-trois textes furent ainsi réunis et publiés entre 1916 et 1919 dans
les trois volumes du Shugendô shôso 5. Ils comprenaient trois livrets, qui constituent ce que
l'on peut appeler la première petite encyclopédie shugen, rédigés en 1832-36 par un
yamabushi lettré d'Edo, dans le but de réaffirmer le fondement de pratiques qu'il voyait
décliner. Entrées dans la montagne, histoire des fondateurs, costume, objets rituels des
yamabushi, règles, terminologie, l'organisation en deux branches, les centres régionaux
(surtout le mont Haguro) y sont présentés et expliqués 6. Dans cette mouvance, les grands
centres shugen fondent des revues, dans lesquelles une série d'articles explicatifs paraît
entre 1907 et 1930.

1925-1945 : l'émergence dans le domaine scientifique


II faut cependant attendre les années 1920-1930 pour voir apparaître des études faites
d'un point de vue extérieur au shugendô et qui prennent celui-ci pour objet d'investigation
à part entière. S'ouvre ainsi la seconde étape de la diffusion des connaissances en ce
domaine, qui durera jusqu'à la fin de la guerre. Le premier à avoir mené à bien un
véritable travail scientifique sur le shugendô, et à le présenter comme une totalité
englobant les différents aspects du fait religieux japonais, est un anthropologue des
religions, Uno Enku ^ ff Щ ЗЁ, avec des publications comme « Naissance et organisation
du shugendô » (1929) et « Shugendô » (1930). Il pose le shugendô comme un ensemble
complexe constitué de la fusion d'anciennes pratiques cultuelles et de croyances
autochtones envers les divinités des montagnes {sangaku shinkô ik-Šxitfip «croyances/
culte des montagnes »), des pratiques de possession oraculaires et de magie, du shinto ^iH
(cultes envers les dieux), et de composants étrangers comme le bouddhisme, notamment
ses éléments ésotériques, et le taoïsme venus de Chine. Le shugendô était ainsi défini par
lui comme ayant été, à ses origines, sans fondateur ni doctrine spécifiques, reposant
fondamentalement sur des pratiques ascétiques individuelles en tant qu'instrument
d'obtention des pouvoirs, et n'ayant possédé qu'ultérieurement un corps doctrinal qui
était, pour l'essentiel, une explication symbolique de ce contenu, faite d'éléments
empruntés au bouddhisme de la branche Shingon. Uno encourageait en outre fortement les
études historiques pour que soient précisés, en relation avec l'histoire sociale, les
développements de ce courant incontournable de la vie religieuse japonaise.

5. Shugendô shôso, I, II, III, trois tomes du Canon bouddhique japonais (Nihon daizôkyô), 1916-
1919.
6. Konoha goromo (L'habit de feuilles), Suzukake goromo (La veste frottée contre les bambous
nains), Tô.un rokuji (Chroniques des marcheurs de nuages), Gyôchi, [éd. annotée par Gorai Shigeru].
346 Anne Bouchy

Les grands traits du shugendô ainsi esquissés seront précisés, développés par les
nombreuses approches qui suivirent. Celles-ci, cependant, en adoptant des points de vue
différenciés, seront amenées à discuter ou contester la manière dont cet anthropologue des
religions envisageait le shugendô. Mais l'élan était donné et plusieurs démarches
trouvèrent là leur point de départ. Parmi celles-ci, les principales sont celles de Murakami
Toshio 4f _h i*l J$L et Wakamori Tar5 ^HfJb&i^p. Historien des religions s'appuyant
sur les textes compilés dans les volumes du Shugendô shôso, Murakami développe en
1943 le premier essai théorique sur la pensée du shugendô. Selon celui-ci, les croyances et
pratiques religieuses autochtones se seraient modifiées sous l'influence du bouddhisme
ésotérique, avec lequel elles se seraient fondues pour donner naissance au shugendô. Il
s'emploie à montrer le processus de constitution et de développement, entre le XIIe et le
XVIe siècle, des éléments doctrinaux qui servirent d'apparat explicatif aux rites, éléments
du costume et instruments shugen, et qui sont marqués par l'esprit à la fois concret et
symbolique de l'ésotérisme. Il conclut néanmoins sur le positivisme du shugendô et la
prééminence des pratiques sur la doctrine.
Au même moment, Wakamori, jeune historien, tente une première historiographie
médiévale de l'organisation des deux principaux groupes shugen fixés à Yoshino et
Kumano, en tenant compte des rites et des diverses activités qu'ils pratiquaient et en les
situant dans le cadre global du développement culturel de la société japonaise 7. Murakami
a ouvert la voie des études qui s'attacheront à mettre en évidence la cohérence du
shugendô en tant que vision du monde et système de pensée. Avec Wakamori s'engagent
les travaux qui permettront de dégager la formation et le développement du shugendô en
tant que système socioreligieux sur la longue durée. Abordé à travers des documents
historiques méticuleusement explorés, le shugendô est ici situé au point d'articulation de
deux niveaux de réalités : celui des pratiques d'ascèse dans les montagnes sous-tendues
par un ensemble de croyances et celui de la participation au monde séculier. Cette
participation s'effectue par l'intermédiaire de rites magico-religieux, qui ont contribué à
diffuser le système de pensée et de croyances propre au shugendô dans tous les groupes
sociaux. Cette étude tente de retracer, tout d'abord, les processus par lesquels un caractère
sacré avait été conféré à l'espace montagnard. Les croyances originelles des populations
du pied des montagnes en des entités terribles résidant sur les sommets avaient été
intégrées à des cultes adressés à des divinités pourvoyeuses d'eau et de gibier, divinités
elles-mêmes assimilées aux âmes des morts et des ancêtres. Toutes ces figures se trouvent
synthétisées en celle du dieu de la montagne iyama no kamî), objet d'un culte permanent
dans tous les villages. Au-delà, autre monde, « monde autre », la montagne est ainsi
considérée, d'une part, comme le domaine de telles entités et, par là, un espace interdit aux
humains, mais, d'autre part, comme le lieu privilégié où peut s'instaurer le contact avec
divinités, esprits et âmes, pour autant que celui qui s'y engage se soit soumis aux règles
(pratiques ascétiques) qui seules permettent d'y entrer. Parvenir à pénétrer dans un tel
espace, en se pliant à de rigoureuses ascèses, confère en retour la maîtrise des esprits et le
don de pouvoirs par les dieux. L'existence de spécialistes de ces pratiques ascétiques et de
l'entrée dans la montagne, intermédiaires entre les puissances des sommets et les humains,
est attestée depuis l'Antiquité, comme aussi celle de l'utilisation par eux d'éléments des
techniques d'immortalité chinoises et du taoïsme. C'est sur cet état premier que se greffent
aux VIIIe - IXe siècles les rites et les concepts venus du bouddhisme ésotérique, qui donnent
ainsi forme au système appelé shugendô.
D'individus isolés, les adeptes s'organisent alors en groupes dont les principaux, et les
plus connus à la capitale, sont ceux des monts Ômine (Yoshino ou Kinbusen, Kumano).

7. Wakamori, 1943.
La cascade et l 'écritoire

Les formes spécifiques d'ascèse (nyubu XJ%: ou mine.iri Щ: A 9 , « entrée dans la


montagne ») ainsi que les généalogies des différents groupes sont constituées. Les rapports
entre ces centres et les grands, la cour, s'instaurent par le biais de pèlerinages à Yoshino
(Kinbusen) et Kumano. Pour Wakamori, l'histoire du shugendô se confond ensuite avec
celle de ces groupes structurés en deux branches (Honzan, Tôzan), dont l'organisation ne
cesse de se complexifier. L'époque la plus florissante pour eux est le Moyen Âge, avant
qu'ils ne subissent de plus en plus fortement la mainmise des pouvoirs religieux et
séculiers. L'époque d'Edo se caractérise par la sédentarisation des yamabushi dans les
villes et villages ainsi que par l'enracinement dans le système religieux, ce qui assure la
forte implantation des conceptions shugen dans les milieux populaires.
Wakamori défend en outre l'idée nouvelle selon laquelle le shugendô, avant d'être une
voie d'obtention des bienfaits en ce monde, est d'abord, au Moyen Âge, un
développement singulier du courant de pensée bouddhique dit de l'Éveil originel (hongaku %L jjjř),
au même titre que les enseignements axés sur la récitation du nenbutsu, le Zen et la foi
dans le Sutra du Lotus. Pour Wakamori, qui a ainsi situé le shugendô comme une forme de
la religion médiévale, c'est, cependant, parce qu'il contient l'ensemble des éléments
développés séparément dans les autres formes religieuses établies, tout en perpétuant des
aspects archaïques disparus de toutes ces autres formes, que le shugendô peut être
considéré comme le « tissu conjonctif » du fait religieux au Japon. C'est pourquoi il pose
comme indispensable à la connaissance de la religion et, plus globalement, de la
civilisation japonaises, l'étude de son histoire et de son contenu. Après avoir été considéré
comme une forme religieuse marginale, le shugendô en vient ainsi à être envisagé comme
représentatif du fait religieux japonais par excellence.
Durant ces mêmes années 1930-1940, d'autres essais sur le shugendô sont publiés.
Mais ce sont pour la plupart des chapitres ou des parties d'études portant sur un autre
sujet, dans le cadre duquel est traité le rapport avec le shugendô : histoire du bouddhisme,
du shinto, du taoïsme, géographie historique, psychologie de la religion. Ces approches
jouèrent cependant le rôle d'incitateurs à explorer plus avant les pistes ainsi pointées. Le
shugendô commence à intéresser directement les archéologues, qui font des fouilles à
Nachi, à Yoshino, sur le mont Haguro où ils mettent au jour d'importants vestiges.
Mais, parallèlement à ce processus de légitimation scientifique dû au travail de
l'historien Wakamori, l'essor de l'ethnologie du Japon {minzokugaku J^&c^), dénommée
alors « traditions populaires » ou « folklore », va conférer aux recherches sur le shugendô
une orientation et un élan déterminants dès cette seconde période. (L'ethnologie du Japon,
en tant que science des coutumes locales, se développa alors au Japon - comme ce fut
aussi le cas dans des pays comme la France dont elle s'inspira- distinctement de
l'anthropologie ou ethnologie générale, son homophone, minzokugaku J^i^^ « science
des ethnies/peuples », qui a pris pour objet principal les sociétés extérieures au Japon). Les
deux grands pionniers de cette discipline, Yanagida Kunio $$ШЩЩ 8 et Origuchi
Shinobu %rtiit&, se sont intéressés dès les années 1910 et 1920, d'une part, à
l'« univers autre » des montagnes, référence fondamentale des rites et des croyances et,
d'autre part, aux yamabushi. Accueillis dans les bourgades comme l'incarnation des
puissances des montagnes, craints mais vénérés car porteurs de bienfaits, ceux-ci
constituent des éléments de poids pour Origuchi qui est en train de mettre au point sa
théorie des marebito, les «Visiteurs» de l'au-delà9. Pour Yanagida, leur participation
magico-religieuse à la vie des communautés locales les fait entrer dans la catégorie de ces

8. J'emploie les graphies « Yanagida » et « Origuchi » correspondant aux formes parlées utilisées
couramment par les ethnologues japonais.
9. Origuchi Shinobu, Kodai кепкуп, Minzoku hen, 1, Ôokayama shoten, 1929, [rééd. en 1975].
348 Anne BOUCHY

hommes qui, vivant comme les laïcs de leur entourage, accomplissaient pour eux, en tant
que spécialistes religieux, rites domestiques ou collectifs, et qui, pour cette double
appartenance, forent dénommés «saints laïcs», zoku hijiri -f§-J[ 10, ou encore «moines
chevelus », kebôzu %Jží JL n. Ces points essentiels du shugendô, qui étaient au nombre
des thèmes majeurs des recherches de ces ethno-folkloristes, forent ainsi soumis comme
sujets d'investigation privilégiés aux membres des groupes d'étude qu'ils dirigeaient.
Malgré les difficultés inhérentes à cette période de guerre, ce fot le début d'une très
importante collecte d'informations à l'échelle du pays, qui, en dégageant progressivement
les réalités de l'ensemble appelé shugendô, permit de sortir ces faits de leur statut de
« coutumes curieuses », « cultes spéciaux », ou de « superstitions » sans liens entre eux,
dans lequel les avaient confinés jusque-là les folkloristes. Ce fut aussi le point de départ
d'un certain nombre de ceux qui deviendront les plus grands spécialistes de l'histoire et de
l'ethnologie du fait religieux de l'après-guerre.

1945-1965 : développement des problématiques et multiplication


des objets de recherche
Dans ce courant, trois d'entre eux, les historiens Hori Ichiro, Gorai Shigeru et
Wakamori Tare, donnent alors à ces travaux une orientation déterminante.
Gorai Shigeru relate comment, en 1943, Yanagida incita Hori et lui-même à engager
des recherches sur les yamabushi et les zoku hijiri, « saints laïcs »12. En s'appuyant à la
fois sur les documents historiques et tous les classiques dans lesquels sont consignés
mythes, légendes, anecdotes, c'est-à-dire les « traditions orales » anciennes, qu'il revisite
avec les méthodes de l'histoire et des sciences des religions, Hori Ichiro 5}&—t$ tente
alors, à la fois, de renouveler l'histoire du fait religieux, en prenant en compte les apports
de l'ethnologie, et de dépasser les limites des résultats obtenus jusque-là par les seules
investigations de terrain. Il publie, en 1953 et 1955, le résultat de dix ans d'investigations
sous la forme d'une imposante étude en deux volumes, *Étude sur l'histoire des croyances
populaires de notre pays13, véritable histoire des mentalités et des représentations.
Laissant de côté les aspects établis, ou dits orthodoxes, du fait religieux liés aux classes
dominantes et au critère de « haut degré » culturel jusque-là centre d'intérêt des
universitaires, il cherche à donner un aperçu de ce qui a concerné la plus grande partie de
la population au long des âges, et à retrouver les formes originelles des croyances et cultes
populaires. Dans cette optique, il montre que l'histoire des multiples types d'errants,
d'itinérants et d'hommes aux pouvoirs thaumaturgiques est le cadre dans lequel s'ancrent
les principaux courants religieux, dont nombre de fondateurs (au moins à leurs débuts)
possédèrent partie ou totalité des caractères de ces religieux vivant dans les milieux
populaires. Bien que ne prenant pas le shugendô comme objet central, ce travail est une
contribution essentielle à l'histoire des recherches en ce domaine par la façon magistrale

10. Sur le concept de hijiri et sa définition, voir ci-après p. 350. Ce terme hijiri, par-delà le sens de
« saint » du caractère chinois, désigne dans le contexte du fait religieux, depuis l'Antiquité, une catégorie
spécifique de religieux pratiquant l'ascèce et diffusant dans les milieux populaires l'enseignement
bouddhique en association aux croyances et cultes des dieux locaux et nationaux.
11. Yanagida Kunio, «Fujo ko», Kyôdo кепкуп, 1, 1-13, 1913-14, [réédition 1973a] ; «Kebôzu
ko », Kyôdo кепкуп 2, 1914, [réédition 1973b] ; «Zoku hijiri enkakushi », Chuô bukkyô 5, 1-4, 1921,
[réédition 1975].
12. Gorai S., « Yamabushi no rekishi to seishin », 23, Budd, 1982, 2, p. 100 ; ibidem, 1984, p. 880.
13. Hori, 1953 [1955]. Un titre en français précédé d'un astérisque indique que l'ouvrage en
question n'a été publié qu'en japonais.
La cascade et l 'écritoire 349

dont il renouvelle l'analyse des collections de documents historiques et littéraires les plus
connus. En outre, en cherchant à construire l'histoire du shugendô au point de jonction de
celle de ses adeptes et de celle des communautés villageoises, il complète l'étude
précédemment publiée par Wakamori. Hori est aussi l'un des premiers chercheurs japonais à
avoir publié en anglais sur la question à partir des années 1958-1960. Il oriente ensuite ses
recherches vers les spécialistes des rites oraculaires. Il continue cependant à apporter des
éléments sur l'histoire du shugendô, notamment sur l'association des yamabushi et des
femmes pratiquant la possession oraculaire dans le nord du pays. Il contribue également à
enrichir les problématiques. En effet, il sera l'introducteur des travaux de Mircea Eliade au
Japon, dont il traduit Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase en 1971. Cet
ouvrage devient alors la référence obligée des travaux sur la possession et le chamanisme.
Or, les recherches, inspirées par les travaux ď Eliade, mettront en lumière des éléments
relevant de la possession et du chamanisme à l'intérieur du shugendô.
Wakamori Tarô reconnaît lui-même que s'il avait rencontré Yanagida avant d'engager
sa première étude sur l'histoire du shugendô, cela l'aurait amené à associer les recherches
de terrain à l'analyse des documents historiques, et ce travail en aurait sans doute été très
différent 14. Il veut par là insister sur la nécessité de prendre en compte non seulement
l'histoire des centres shugen (de Yoshino et Kumano), mais aussi des organisations de
toutes les autres régions, à commencer par celles des « neuf sommets » et par les groupes
secondaires indépendants ou dépendants de celles-ci. Il s'y emploie activement durant les
années 1950 et 1960, ce qui l'amène à publier des études sur les diverses activités des
yamabushi de l'époque d'Edo (rites, mais aussi divination, géomancie, pharmacopée,
médecine, arts du spectacle, etc.), et sur plusieurs centres shugen régionaux (mont Haguro,
Nikkô, mont Fuji et confréries d'Edo, Togakushi, Sado). À partir des années 1950, il
dirige un groupe de chercheurs de son université, jeunes universitaires ou collègues, dont
plusieurs se spécialisent dans l'étude des cultes populaires et du shugendô. Dans le cadre
d'enquêtes globales sur un terroir, ces groupes de travail intégrèrent la question du
shugendô comme champ d'investigation et en firent un chapitre de leurs monographies
{shugen du mont Asama à Shima, de l'île d'Awaji, des régions d'Iwami, Mimasaka,
Uwajima, Kunisaki15). Autant d'approches qui mettent en lumière la façon dont le
shugendô, détenteur d'une longue histoire, constitua des pôles non seulement religieux,
mais aussi culturels et politiques dans les différentes régions, et surtout comment il fut
intégré aux cultes populaires villageois et citadins à partir de l'époque d'Edo.
Bouddhologue, historien et ethnologue, Gorai Shigeru i^.^ est venu tardivement à
l'étude du shugendô. Tout en multipliant, dès les années 1940, les enquêtes de terrain qui
lui permettront ensuite de jeter les bases de l'« ethnologie bouddhique » 16, il suivit d'abord
la piste des hijiri du côté du mont Kôya, centre de la branche ésotérique Shingon du
bouddhisme. Il fait lui aussi œuvre d'historien revisitant les traditions populaires en
publiant en 1965 *Les hijiri du mont Kôya11, qui fut un événement scientifique et
médiatique. Le bouddhisme y apparaît non plus exclusivement abordé sous l'angle de ses
doctrines, de ses moines célèbres ou de ses œuvres prestigieuses, mais dans sa réalité et
son fonctionnement socioreligieux les plus concrets. Ce travail révélait en effet, pour la
première fois, tout ce que le prestigieux centre monastique Shingon du mont Kôya, à

14. Wakamori T., 1980, p. 307.


15. Série de neuf * Ethnologie de [nom de chaque région : Tsugaru, Rikuzen, Wakasa, Awaji,
Shima, Mimasaka, Nishi iwami, Uwa, Kunisaki]..., sous la direction de Wakamori T., Yoshikawa
kobunkan, 1960-1970.
16. Gorai S., 1952, p. 7-57.
17. Gorai S., 1965, [rééd. en 1975].
350 Anne Bouchy

commencer par Kukai son fondateur lui-même, devait dès ses origines aux hijiri, véritables
supports de son économie et de son fonctionnement cultuel (ceci, à rencontre de la
réputation de charlatans et d'escrocs qui leur était attachée depuis le Moyen Âge, ajuste
titre pour une partie d'entre eux). Gorai définit le hijiri comme l'archétype du
spécialiste religieux du bouddhisme populaire. Il fait le tableau des caractères des hijiri
qui sont de pratiquer conjointement (avec alternance des opposés) l'érémitisme et la vie
de groupe, l'ascèse, l'errance ou F« itinérance », les techniques magiques, les collectes
et la propagation des cultes des grands centres bouddhiques par le biais de récitatifs à
visée édificatrice, tout en restant ancrés dans la laïcité ou la semi-laïcité. Il montre
comment les hijiri constituent une vaste catégorie - englobant aussi les ascètes des
montagnes dits yamabushi- dont il ne cessera de rechercher les multiples types
représentatifs.
En outre, parmi d'autres points majeurs, qui seront développés comme thèses dans ses
études ultérieures, il donne ici une première formulation de sa théorie des « trois divinités,
trois formes », cette triade objet central du culte dans la majorité des montagnes du
shugendô, qui réunit le dieu originel de la montagne (yama no kami, figure féminine
fondamentale des cultes locaux, dont le nom et les caractères se sont particularisés dans le
cadre historique de la structure religieuse spécifique de chaque montagne), le fondateur
laïc chasseur et serviteur premier de cette divinité, le fondateur religieux introduisant les
pratiques shugen et bouddhiques qui maîtrise le second et fait accéder le premier à son
« essence originelle » selon le bouddhisme. Il insiste aussi sur le fait que loin de se limiter
aux éléments de l'ésotérisme bouddhique, les pratiques des hijiri, et plus généralement des
ascètes des montagnes, ont aussi pour composantes le nenbutsu (l'invocation au buddha
Amida), la transcription du Sutra du Lotus ou encore le Zen à partir du Moyen Âge - tous
ces éléments étant liés entre eux par des rapports organiques internes en une totalité
cohérente dont il retrace l'élaboration historique. Les hijiri le conduisent donc au
shugendô.
Gorai entreprend alors des enquêtes de terrain dans tout le pays, avec la certitude que
seule la mise au jour des documents locaux, ainsi que la découverte des lieux, la rencontre
des groupes existants ou de leurs descendants, lui permettront d'accéder à la connaissance
des caractéristiques et de la structure des groupes shugen, du contenu des pratiques
d'ascèse ou des divers éléments de leur culture, en bref de tout ce qui n'apparaît pas dans
les textes et que ceux-ci viennent compléter. À partir de 1965, ses investigations sur les
divers aspects du shugendô seront la source de multiples publications dans lesquelles il
développera nombre de thèses nouvelles.
Au milieu des années 1960, les diverses avancées des recherches sur le shugendô ont
ainsi pour conséquence l'éclatement de leur objet. L'historiographie du shugendô est
devenue un vaste champ de travail qui va en s 'approfondissant et en s 'élargissant vers la
périphérie. Dans ce mouvement, le terrain, qui livre les vestiges, les traditions et les écrits
qu'il recèle à ceux qui savent les trouver, devient l'espace d'un enjeu nouveau. Les
universitaires ne sont plus seuls à la tâche et les chercheurs des différentes régions, qui
sont souvent également des yamabushi ou leurs descendants, ou des prêtres de sanctuaires
shinto, commencent à publier de leur côté des études et des compilations de documents
bruts. Ces publications sont de tous ordres. Elles sont faites à titre particulier ou collectif,
sous l'égide des communautés locales, des universités ou d'autres organismes publics et
privés, et, comme nous le verrons plus bas, elles peuvent aussi regrouper les divers acteurs
de la recherche en une même entreprise de plus ou moins grande envergure.
L'augmentation des publications relatives au shugendô reflète d'une façon significative la
transformation rapide de l'intérêt pour la question. On peut relever dans un catalogue
La cascade et l 'écritoire 351

sélectif18 11 titres pour les 44 ans de l'ère Meiji (1868-1911), dont 8 entre 1903-1912 ; 10
titres pour les 25 ans de l'ère Taishô (1912-25), puis 75 titres entre 1926 et 1944, 121
entre 1945 et 1964, 144 entre 1965 et 1974, 253 entre 1975 et 1984.

Quatrième époque (1965-1980) : réécrire l'histoire socioculturelle


Dans les années 1965, les travaux en ce domaine sont déjà parvenus à démontrer que,
loin de concerner une frange minoritaire de la population, les yamabushi - des marginaux
s 'adonnant aux pratiques ascétiques et magiques -, le shugendô est un fait socioreligieux
relié à tous les aspects de la société, des cultures centrales et locales, de la religion. Ne se
rangeant dans aucune autre forme religieuse, bouddhisme ou shinto, mais constituant une
entité spécifique formant système, il se laisse ainsi appréhender comme étant, non pas la
simple juxtaposition d'éléments empruntés à tous les courants religieux, mais bien la
combinaison de ceux-ci selon les principes de sa vision du monde, de ses pratiques et de
ses objectifs propres. Ce système a pour noyau une conception tripartite de la démarche du
yamabushi, constituant le fondement transhistorique de l'élaboration des doctrines, des
« ritualités » et de l'action dans la société. Cette conception de base est la suivante : les
pratiques d'ascèse, l'entrée dans la montagne-autre monde, sont les conditions préalables à
l'identification avec les divinités des montagnes (assimilées à des entités bouddhiques) ;
cette identification est elle-même la condition de l'acquisition des pouvoirs ; ceux-ci
doivent être utilisés dans la société pour remédier à toutes les formes de l'affliction et
contribuer à la libération des causes du malheur dans tous les mondes.
Cependant, dans les années 1965, les multiples expressions individuelles et collectives
de ce système qu'est le shugendô restent à mettre en lumière. Les détails progressivement
mis au jour de l'organisation des groupes shugen révèlent que ceux-ci, loin de reposer
uniquement sur les règles d'affiliation aux deux branches Honzan et Tôzan, ont tous
constitué, à partir de cadres communs, des formes originales qu'il faut préciser et dont
l'histoire est à écrire. En outre, les multiples modalités de participation des «yamabushi de
village» (sato yamabushi JLJ-ï#O à la vie socioreligieuse des communautés locales à
partir de l'époque d'Edo apparaissent comme des domaines riches en données écrites,
orales, matérielles encore à inventorier.
Après 1965, mais surtout à partir des années 1970, on peut parler d'un véritable
engouement pour le shugendô. Pour ne citer que les publications de quelques-uns des
principaux acteurs de ce mouvement dans les premières années 1970 : Gorai publie *Le
pèlerinage à Kumano (1967), puis *La religion des montagnes (1970), résultats de la
confrontation des documents écrits et des apports de l'enquête de terrain, notamment
celles qu'il effectue lors d'entrées dans la montagne aux monts Ômine, Haguro, Ishizuchi.
Miyaké Hitoshi 'Jr HfiL Щ- publie *Étude des rites du shugendô (1970) puis * Les yamabushi
- activités et organisations (1973), travaux faits selon le point de vue des sciences des
religions, et Murayama Shuichi ^îlifif- — , spécialiste de l'histoire culturelle, *L 'histoire
des yamabushi (1970). Togawa Anshô f* )\] •$ Ipr, ethnologue spécialiste du mont Haguro,
poursuit ses nombreuses publications sur le shugendô de cette montagne (commencées dès

18. Shugendô jiten (Dictionnaire du shugendô), sous la direction de Miyaké Hitoshi, 1986. Le
catalogue de la fin de cet ouvrage n'est pas exhaustif, car l'examen révèle que tous les titres n'y
apparaissent pas. En outre, les séries d'articles sont mentionnées comme un seul titre. Néanmoins, cette
compilation reflète bien la tendance générale des publications. On trouve d'autres catalogues, comme
celui de Sangaku shukyôshi кепкуп sôsho, VI, 1976 (cf. note 20) qui répertorie les publications allant de
Meiji à 1976, p. 882-535 ; et, à partir de 1985, la liste qui en est faite annuellement dans la revue
Sangaku shugen.
352 Anne Bouchy

les années 1930-1940) avec, entre autres, * Etude sur le shugendô des trois monts du Dewa
(1973). L'intérêt pour le shugendô en vient alors à déborder le cadre scientifique. En 1973
a lieu à Ôsaka, dans les grands magasins Sogô, la première exposition sur le shugendô.
Patronnée par le journal Asahi, elle est supervisée scientifiquement par Gorai, qui est
chargé de réunir les pièces exposées. Ce fut pour lui l'occasion de découvrir, dans les
sanctuaires et temples qui avaient été anciennement des centres shugen régionaux,
l'existence d'un extraordinaire patrimoine culturel méconnu. Grâce à l'active coopération
de tous ceux qui, à titre privé ou collectif, laïc ou religieux, étaient leurs gardiens, c'était la
première fois que, depuis l'interdiction de Meiji et par delà les rancœurs suscitées par
l'interdiction dont il avait été l'objet, ces trésors du shugendô étaient montrés au public. Le
succès de l'exposition inaugure tout un courant de vulgarisation par les journaux, revues,
émissions de télévision, livres destinés au grand public, qui rendra familier le terme
shugendô, jusque-là beaucoup moins connu que celui de yamabushi parmi les non-
spécialistes de la question.
Il est nécessaire de resituer dans son contexte culturel et social ce double essor
scientifique et médiatique des connaissances sur le shugendô. La fin des années 1960 et le
début des années 1970, qui, pour le Japon, sont à la fois l'après agitation universitaire de
1968 et l'entrée dans la période de haute croissance économique, constituent un moment
où se produisent de nombreuses remises en question, ainsi qu'une véritable crise
identitaire liée aux bouleversements des mentalités et des comportements. Il est certain
qu'une relation étroite existe entre la décentralisation politique et culturelle de cette
époque et la valorisation des centres du shugendô des différentes régions par les
chercheurs comme par les populations locales. Sont liées aussi la perte des repères et la
recherche d'une continuité dans une « religion des montagnes » apparaissant comme un
héritage identitaire. Il est clair également que des liens existent entre l'urbanisation
accélérée, les questions cruciales d'écologie et la « redécouverte » des montagnes par le
biais du shugendô (on assiste partout à la revitalisation des activités des groupes shugen,
tandis que touristes et randonneurs sont sollicités par de superbes affiches présentant dans
les gares les photos de paysages montagneux sous le slogan « Discover Japan »). De
même, la désaffection pour les formes institutionnelles bouddhiques et shinto de la
religion est directement en rapport avec l'attrait pour les pratiques du corps, les
expériences individuelles qu'offre notamment de vivre l'entrée dans la montagne avec les
yamabushi. Dans les sciences humaines et sociales, cette période est aussi celle d'un
nouvel élan. L'engouement étudiant pour l'ethnologie du Japon, qualifiée de « science de
Г autoréflexion » dès le début du siècle par Yanagida, est à l'origine d'un mouvement de
reconsidération des méthodologies et des objectifs de la discipline. Héritière de P« ethno-
folklore » d'avant-guerre, l'ethnologie qui prend pour objet spécifique le Japon a des
difficultés à trouver sa place. Cependant, elle est introduite à l'université (généralement,
comme discipline « de complément » dans le cadre d'une autre spécialité, histoire ou
histoire culturelle) par la génération des chercheurs qui travaillèrent avec les pionniers,
Yanagida et Origuchi. Elle est alors stimulée par le structuralisme, l'anthropologie
culturelle et l'ethnologie des autres pays, par rapport auxquels elle continue à vouloir se
démarquer et avec lesquels elle entretient des rapports complexes de concurrence et
d'antagonisme. Encouragées par les demandes des collectivités locales souhaitant mieux
connaître l'histoire de leur terroir, les publications de monographies ethnographiques se
multiplient dans les années 1970-1980, parallèlement au développement des études
théoriques. Quant à l'histoire, dominée durant l'après-guerre par le matérialisme marxiste,
elle s'ouvre à d'autres influences, comme celle de l'école des Annales, par exemple, et
intègre, voire s'approprie, les résultats de l'ethnologie. Par ce biais elle opère, elle aussi, sa
La cascade et l 'écritoire 353

propre remise en question19. Dans toutes les sciences humaines sont mises à l'épreuve
l'application, l'utilisation des méthodologies européennes et américaines, introduites par
l'abondante masse de traductions de toutes les œuvres majeures. Dans ce contexte, un
certain nombre de chefs de file de l'ethnologie, de l'histoire du fait religieux, adoptent une
position critique par rapport à la conception d'une société centrée sur la riziculture
inondée, qui jusque-là sous-tendait les travaux ethnologiques. Il leur semble donc
nécessaire de réécrire l'histoire socioculturelle, celle des mentalités et des croyances, en y
intégrant tous les aspects occultés ou détruits par le processus de construction de la société
moderne à l'époque Meiji : univers des gens de mer et des montagnes, des marginaux, des
exclus. Les principaux d'entre les ethnologues engagés dans cette démarche critique,
Chiba Tokuji, Gorai Shigeru, Hagiwara Tatsuo, Hori Ichiro, Miyake Hitoshi, Miyata
Noboru, Sakurai Tokutarô, Tanigawa Ken.ichi, Tsuboi Hirofumi, Wakamori Tard, dirigent
des groupes de travail dans les universités où ils enseignent. Tout au long des années
1970-1980, au-delà des spécialisations de chacun, ce même courant de pensée soutient
leurs travaux, auxquels il confère élan et envergure. L'élaboration de cette nouvelle
histoire socioculturelle est l'ambition vers laquelle tendent et convergent toutes ces
approches complémentaires. Sont ainsi publiées plusieurs grandes séries de volumes qui
réunissent les contributions de membres des groupes formés autour de chacun de ces
spécialistes. Les recherches sur le fait religieux japonais, notamment sur les croyances et
les cultes populaires, participent de ce mouvement.

Les sommes sur le shugendô


Deux séries d'études sur le shugendô jouent alors le rôle de catalyseur de toutes les
démarches antérieures sur le sujet. En 1975-76, sous le titre général de ^Collection des
études sur l'histoire de la religion des montagnes1®, paraît une première série de six
volumes conçue comme une anthologie de toutes les études majeures existantes, et
souvent difficiles à trouver, traitant des principaux groupes shugen et de thèmes
concernant les cultes des montagnes. Chaque volume est dirigé par un ténor de la
question : I, * Constitution et développement de la religion des montagnes, par Wakamori ;
II, *Le mont Hiei et le bouddhisme Tendai, par Murayama ; III, *Le mont K5ya et
l'ésotérisme Shingon, et IV, *Les croyances de Yoshino et de Kumano, par Gorai ; V, *Le
shugen des trois monts du Dewa et du nord du Japon, par Togawa ; VI, *La religion des
montagnes et les cultes populaires, par Sakurai. C'est un état des lieux, en 85 articles, par
une cinquantaine de spécialistes. Le succès obtenu par cette première série, véritable
indice de la place prise par le shugendô dans les études sur le champ religieux, fut à
l'origine d'un second projet editorial entièrement différent. Bien que conçue comme la
suite de la précédente, cette deuxième série de douze volumes est centrée sur les groupes
shugen secondaires qui n'avaient pas été abordés dans la première série et elle est
composée de contributions écrites spécialement pour ce projet. L'ensemble est supervisé
par Gorai Shigeru, qui contacte personnellement tous les auteurs, mais de nombreux
articles ainsi que l'édition de quatre des volumes sont confiés à des chercheurs liés aux
centres et aux groupes shugen résidant sur place : VII, *Le shugendô des montagnes du
nord du Japon, Gakkô Yoshihiro ; VIII, *Le shugendô de Nikkô et du Kantô, Miyata
Noboru et Miyamoto Kesao ; DC, *Les monts Fuji et Ontake et les montagnes sacrées du

19. Voir à ce sujet le numéro spécial des Annales, « L'histoire du Japon sous le regard japonais »,
mars-avril 1995.
20. Sangaku shukydshi kenkyusôsho, vol. I à VI, 1975-1976 ; vol. VII à XVIII, 1977-1984.
354 Anne Bouchy

Centre, Suzuki Shôei ; X, *Les monts Haku et Tate et le shugendo de la côte nord, Takase
Shigeo ; XI, *Les montagnes du Kinki et le shugendo, Gorai Shigeru ; XII, *Le Daisen,
Ishizuchi et le shugendo du Japon de l 'Ouest, Miyaké Hitoshi ; XIII, *Le mont Hiko et le
shugendo de Kyushu, Nakano Hatayoshi. À ces sept tomes s'ajoutent cinq autres (édités
aussi sous la direction de Gorai), axés sur des thèmes concernant tous les centres shugen :
XIV et XV, *Les arts, les danses-spectacles, la littérature du shugendo, 1 et 2 ; XVI, *La
culture orale du shugendo ; XVII et XVIII, * Compilation de documents du shugendo, 1 et
2. L'ensemble de ces 270 contributions, écrites par plus de 200 auteurs, constitue une
somme inégalée, où se déploie le panorama des multiples aspects du shugendo, rencontrés
à tous les niveaux de la vie socioreligieuse et de la culture.
Pour présenter le corpus de documents des trois derniers volumes, Gorai développe sa
théorie des traditions orales du shugendo, qu'il classe en dix catégories : les traditions
relatives à la fondation (d'un groupe, d'un centre, etc.), au fondateur, à des yamabushi
célèbres, aux lieux d'ascèse, aux entrées dans la montagne, aux vestiges matériels, aux
entités et puissances des montagnes, à l'autre monde des montagnes, au shugen de la mer,
et les contes21. Moyen d'expression privilégié du shugendo et source des textes qui n'en
transmettent que des fragments, ces traditions orales doivent être, d'une part, recueillies en
une masse suffisante pour permettre la reconstitution d'un tout cohérent et, d'autre part,
complétées par l'examen des textes. Pour lui, cependant, les écrits shugen, qui n'ont été
composés qu'à partir du moment où les pratiques perdaient de leur vitalité (à l'époque
d'Edo), ne reflètent en fait que la ritualisation des comportements anciens et la
fossilisation de la pensée fondamentale du shugendo. Ces textes, néanmoins, sont des
instruments qui, confrontés à tous les autres types de documents (oraux, doctrinaux,
gestuels, matériels), peuvent permettre de remonter jusqu'au cœur de la tradition shugen
et, par là, à la forme qu'il considère comme la plus fondamentale du fait religieux
japonais. C'est dans cette optique que ces écrits doivent être collectés. Gorai avait déjà
proposé en 1975 une typologie des documents du shugendo en trois grandes catégories : 1)
les documents historiques officiels, les historiographies locales et la littérature ; 2) les
documents propres au shugendo ; 3) les documents historiques officiels du shugendo (des
deux branches Honzan et Tôzan et des centres des différentes régions) 22. Ici, il affine cette
classification et définit treize types à l'intérieur des "deux dernières catégories : histoires
des origines (d'un groupe, d'un centre de montagne, etc.), écrits doctrinaux, instructions
pour les rituels, transmissions secrètes, textes d'entrées rituelles dans la montagne,
chroniques de pérégrinations, liturgies pour les cérémonies annuelles, manuels explicatifs,
mémoires anciens, documents administratifs, nominations et concessions de zones
d'influence, textes de médecine et pharmacopée23.
Pour des raisons différentes de celles qui firent le succès de la première série, cet
ensemble de douze volumes fait date. Tout d'abord, pour cette publication ont collaboré
pour la première fois, à cette échelle, sur ce sujet, des chercheurs locaux et des
universitaires des grandes métropoles. Ensuite, la réalisation témoigne de la qualité des
travaux des chercheurs résidant dans les terroirs et de la richesse des documents présentés
qui, sortant du secret ou des limites locales, deviennent ainsi disponibles pour tous. Les
hypothèses présentées, les résultats des enquêtes, remettent en question quantité de points
qui semblaient être des acquis sur le fait religieux et l'héritage socioculturel. Ainsi, les
séparations entre bouddhisme, shinto, pratiques magiques, croyances dites « populaires »,
réalités de ce qui est appelé « chamanisme » et « possession » doivent être réexaminées,

2 1 . Sangaku shukyôshi кепкуп sôsho, XVI, p. 2-26.


22. Konoha goromo, Gyôchi, 1975, p. 16-37.
23. Sangaku shukyôshi кепкуп sôsho, XVIII, p. 862-878.
La cascade et l 'écritoire 355

car sous les nouveaux éclairages apportés par la connaissance du shugendô elles
apparaissent beaucoup plus fluctuantes et poreuses que le positivisme historique
s 'appuyant exclusivement sur les textes ne l'avait montré. La catégorie de l'art dit shinto
se révèle en fait composée de beaucoup d'œuvres du shugendô. Au fondement de fêtes
annuelles des communautés villageoises, comme celles dites hanamatsuri (fête des fleurs)
dans le département d'Aichi, sont découverts des rituels hérités du shugendô, qui reposent
sur le principe de l'apaisement des âmes des morts, d'une part, et sur celui de la mort et de
la renaissance rituelles sous-tendant tous les rites shugen, de l'autre. Mais il en va de
même pour quantité d'autres aspects éclairés par ces études, qu'il est impossible
d'énumérer ici. Enfin, avec l'achèvement de cette série de dix-huit volumes se trouve
définie la place des études sur le shugendô dans le cadre des sciences humaines. La
diversité des éléments de la « culture shugen » nécessite les approches combinées de
plusieurs disciplines : l'histoire sociale, les sciences des religions, l'ethnologie du Japon,
l'historiographie locale, l'histoire culturelle et notamment celle des arts du spectacle,
l'histoire de l'art. À l'image de sa structure composite, le shugendô est un domaine
scientifique de confluence.
Parallèlement à cette double série de dix-huit volumes, ou à la suite de celle-ci, de
nombreuses publications sont consacrées à l'investigation de points de détail et aux
compilations de documents locaux. Les travaux sur les « yamabushi de village » de
l'époque d'Edo, grâce aux corpus de documents qui sont mis au jour, occupent une place
importante et mettent progressivement en lumière l'état du shugendô de cette période.
L'abondance des titres parus entre 1965 et la fin des années 1980 exclut d'en faire ici la
présentation.
Or, au cours de ces mêmes années, cette expansion des études sur le shugendô
s'intensifie encore avec les premières contributions de chercheurs non japonais. Pour ne
citer que les principaux travaux, paraît ainsi, en 1965 en Angleterre, « Initiation in the
Shugendô : The Passage Through the Ten States of Existence », puis en 1975, The
Catalpa Bow par Carmen Blacker. En Allemagne (où une première présentation est faite
en 1922 par Georg Schurhammer à partir de la correspondance des missionnaires
portugais du XVIe s.), Hartmut O. Rotermund publie Die Yamabushi. Aspekte ihres
Glaubens, Lebens und ihrer sozialen Funktion im japanischen Mittelalter en 1968. En
1970, sort à Tôkyô A religious Study of the Mount Haguro Sect of Shugendô, dont l'auteur
américain, H. Byron Earhart, a écrit plusieurs articles dès 1965. En France,
Gaston Renondeau publie en 1965 Le shugendô. Histoire, doctrine et rites des
anachorètes dits yamabushi, étude qui s'appuie essentiellement sur les textes, puis
Rotermund Pèlerinage aux neuf sommets en 1983. En 1977, sort au Japon mon travail en
japonais sur Jitsukaga, *Le shugendô de Jitsukaga ascète de l'abandon du corps, une
brève présentation de celui-ci en France en 1978, puis un travail sur Г « ascète du
nenbutsu » Tokuhon en 1983 et une étude sur l'histoire du shugendô du mont Atago et des
confréries actuelles de ce culte. Toutes ces recherches s'appuient sur des données
japonaises. La connaissance du shugendô, qui exige à la fois collecte et déchiffrement de
textes extrêmement spécialisés et pratique de terrains difficilement accessibles, représente
un défi supplémentaire pour les chercheurs non japonais, mais aussi une possibilité de
découvertes. La majorité de ces publications s'appuie sur l'expérience qu'ont faite leurs
auteurs des entrées dans la montagne, sur leurs enquêtes de terrain et sur leur travail avec
les universitaires et spécialistes japonais de la question, Hori, Wakamori, Gorai, Togawa,
Miyaké. Tout en faisant œuvre originale, leurs travaux bénéficient donc de toute l'avancée
des meilleures recherches japonaises en ce domaine. Celles-ci, en retour, tiennent compte
de leurs résultats. Plusieurs de ces publications sont traduites ou ont paru directement en
japonais. Elles sont citées dans les bibliographies et les ouvrages japonais. Les études sur
356 Anne Bouchy

le shugendô sont ainsi un cadre à l'intérieur duquel s'organise une réelle dynamique
d'échanges internationaux. Et l'on peut dire que les connaissances sur ce sujet se
répandent presque en même temps à l'intérieur et à l'extérieur du Japon. Cependant, les
conditions mêmes des études sur le shugendô leur imposent, hors du Japon, un
développement beaucoup plus lent.
Si toutes ces publications ont fait prendre conscience de la densité de l'existence du
shugendô dans le pays et l'histoire, elles laissaient néanmoins beaucoup de questions en
chantier. Ou plus exactement elles conduisaient nécessairement à l'étape suivante. D'une
part, l'expansion géographique et temporelle du shugendô demandait des suppléments
d'enquête et d'analyses. D'autre part, un important travail de synthèse était à faire sur la
pensée et les rites, les organisations et les ascètes isolés ou encore la transmission des
enseignements selon le principe des lignées spirituelles ou des groupes institutionnalisés.

Le shugendô : fait religieux institutionnel ou démarche « essentialiste »,


apports et questionnements des deux synthèses majeures faites par Gorai Shigeru
et Miyaké Hitoshi
Le développement des recherches a permis de dégager progressivement deux faces du
shugendô, l'une relevant de l'ordre établi et des organisations de groupes, l'autre affirmant
son indépendance, celle des pratiquants isolés. Cette double réalité correspond aussi à
deux façons d'envisager l'approche scientifique elle-même, représentées par deux
chercheurs de premier plan, Gorai Shigeru et Miyaké Hitoshi.
Gorai (1908-93) et Miyaké (né en 1933), ce sont deux générations ; deux styles - tous
deux ont une immense œuvre écrite -, mais tandis que le premier choisissait volontiers
d'écrire dans les périodiques des séries d'articles par souci de diffusion des connaissances
au-delà des cercles étroits de spécialistes (ce qui, paradoxalement, par la dispersion qui en
résulte, rend son travail souvent difficile d'accès aux chercheurs), le second a surtout fait
paraître ses travaux sous la forme d'imposants volumes de style académique. Ce sont
également deux pôles géographiques des études sur le shugendô, le premier à Kyoto
(université Ôtani), le second à Tôkyô (universités Keiô et Kokugakuin), devenus ainsi
deux centres où sont regroupés étudiants et chercheurs et où s'organise la direction des
travaux à l'échelle du pays. Ce sont aussi deux orientations. Si tous deux sont des artisans
actifs de la résurgence des documents shugen, en connaissent toutes les compilations
anciennes, et s'appuient sur leur analyse, Gorai relativise le poids de l'écrit. Pour lui, les
textes shugen sont en fait le résidu de pratiques accomplies originellement « au péril de
leur vie » par les yamabushi (qui pouvaient aller jusqu'à l'abandonner volontairement), et
qui furent transcrites précisément au moment où elles disparaissaient en tant que telles
pour devenir des rites où le formel l'emporte sur l'acte réel. Ces textes, qui néanmoins
sont indispensables, doivent donc être utilisés avec du recul et confrontés aux résultats de
l'enquête de terrain, car ils reflètent davantage la dégénérescence du shugendô (c'est-à-
dire sa formalisation et son institutionnalisation) que son essence. À l'inverse, Miyaké
donne une place prééminente aux documents, car cette formalisation est justement, selon
lui, ce qui rend possible l'analyse systématique à partir de motifs minimaux. Bien plus, il
applique ce même principe à tout autre document oral, gestuel (exécution des rites, etc.)
qu'il met en fiches analytiques. Tous deux ont un même objectif global : la recherche des
universaux et de la structure fondamentale du shugendô. Cependant leurs problématiques
et la conception même qu'ils ont du shugendô en tant que système divergent.
Leurs recherches confirment, l'une et l'autre, les points fondamentaux éclairés jusque-
là par les diverses études (en particulier, les grandes étapes historiques de son develop-
La cascade et l 'écritoire 357

pement, ou encore la triple structure « ascèse-identification avec les divinités-acquisition et


exercice des pouvoirs »24), mais pour Gorai, le shugendô doit être conçu comme étant à
l'opposé des systèmes religieux institués, qui reposent sur des doctrines savantes et
participent d'une culture hautement élaborée. « Religion sauvage » ou « du sauvage », son
orientation est inverse. Le shugendô a pour essence le « retour aux origines » (genshikaiki
^ -ife Ш7 Щ), qui se réalise dans les pratiques. Son système premier, qui unit, en un corps
de pratiques et de théories non pas écrites mais vécues, la « religion des montagnes » et la
« religion ou shugen de la mer », ne peut donc être appréhendé qu'à travers les actes de ses
adeptes. Ces pratiques remontent aux origines du shugendô (VlF-fin IXe s.) et
l'éloignement par rapport à ce système originel s'est fait en trois grandes étapes
historiques. Pour schématiser : fin ixe-début Xe, les rites du bouddhisme ésotérique et
quantité d'autres éléments bouddhiques sont intégrés aux pratiques (ritualisation), puis
entre les Xlle-xve s., avec l'organisation des deux branches Honzan et Tôzan, le shugendô
s'institutionnalise et compose ses doctrines (dogmatisation), enfin à partir du XVIe et
jusqu'au XIXe s., cette institutionnalisation s'impose comme norme. Cependant les
anciennes pratiques de ce système premier se sont perpétuées, au cours des âges, dans des
lignées secrètes dont certains adeptes ont laissé des traces dans les terroirs. Ensuite, le
shugendô n'est pas un « amalgame » d'éléments divers, mais le substrat actif du fait
religieux japonais. C'est le plan sur lequel s'est effectuée la « territorialisation » des
formes importées, qui s'y sont associées avec les formes autochtones. C'est aussi le terreau
dans lequel ont germé toutes les formes institutionnelles bouddhiques et shinto.
Considéré sous cet angle, le shugendô apparaît comme un courant à deux vitesses ou
niveaux, l'un apparent qui devient progressivement dominant et l'autre, substrat originel,
qui de central devient minoritaire puis caché (voire dissident), mais reste la référence
spirituelle. Or, c'est ce dernier que Gorai s'emploie à sortir de l'ombre, parce qu'il est à
ses yeux le fondement de tout le fait religieux japonais. Pour ce faire, il cherche à
retrouver les traces laissées par les adeptes de ce courant originel. Et plutôt que d'axer ses
recherches sur les organisations shugen, il enquête sur les pratiques vivantes et les
individus, les lignées secrètes et les traces qu'elles ont laissées. Ceci le conduit à faire la
plus complète synthèse à ce jour de ce système originel à partir de ses axes de force : le
rapport à la nature, la théorie et les pratiques d'ascèse (entrée dans la montagne,
circumambulation, mokujiki - « nourriture/mangeur d'arbres », i.e. nourriture à base de
végétaux sauvages-, vie dans les grottes, abandon du corps), les pouvoirs et les
techniques magiques et oraculaires, les fondateurs (comme figuration de l'idéal), les
vêtements et instruments des yamabushi (comme expression de leurs croyances), le feu et
les pierres sacrés (comme supports essentiels des cultes et des pratiques), etc. 25. Il s'est
également attaché à reconstituer les actes et les filiations des lignées d'errants, hijiri
peregrins, appelés mokujiki ^.^ - « mangeurs d'arbres », c'est-à-dire de végétaux
sauvages non cultivés par l'homme -, de l'époque d'Edo, dont l'idéal était le retour à la
vie matérielle la plus primitive, comme refus du procès civilisateur orienté vers la
matérialité. En rapprochant les uns des autres les actes de ces pratiquants du mokujiki
progressivement découverts, il parvient à dégager les règles qui constituent le corps de leur
tradition secrète, et sont l'expression la plus achevée de l'idéal du « retour aux origines ».
L'abondance des documents ainsi collectés lui permet de prouver que ce courant profond
du shugendô est resté vivant pendant l'époque pré-moderne (ou d'Edo, 1603-1867) et
jusqu'aux années Meiji (1868-1912). L'un des derniers représentants en fut Jitsukaga,
l'ascète qui se jeta en 1884 du haut de la cascade de Nachi.

24. Cf. supra, p. 351.


25. Gorai S. : 1980, 1976-1982, 1979-87, 1989a, 1989b, 1995a, 1995b.
358 Anne Bouchy

Miyaké Hitoshi, à l'inverse, fait porter son attention sur le shugendô en tant que
système religieux institutionnel. En outre, spécialiste des sciences des religions, il s'appuie
aussi sur les approches de chercheurs occidentaux, à commencer par celles de M. Eliade,
V. Turner, E. R. Leach, Cl. Lévi-Strauss, pour analyser le symbolisme des rites, de la
vision du monde, de la pensée shugen, introduisant ainsi ces méthodologies dans ce
domaine. Il reconnaît le shugendô comme étant enraciné dans le fond le plus ancien de la
religion autochtone des montagnes, où sont venus s'implanter des éléments chamaniques,
taoïstes, bouddhiques, de la voie du ying et du yang, importés du continent. Mais il insiste
sur le fait que celui-ci a bel et bien constitué, à partir du Moyen Âge, une religion
« établie », avec ses doctrines, son fondateur et son organisation propres, qu'il s'agit donc
d'étudier en tant que telle, comme une totalité et non un assemblage d'éléments à
examiner séparément. Pour lui, il est nécessaire de distinguer le shugendô de la religion
populaire, afin précisément de pouvoir étudier les rapports des deux faces de celui-ci,
institutionnelle et populaire. Il cherche donc à construire le modèle théorique du shugendô,
et de voir quels en furent la formation, le développement, les différenciations locales.
Dans cette optique, il développe successivement l'étude des trois aspects
fondamentaux sur lesquels est construit le système du shugendô institutionnel : les rites, la
pensée et l'organisation. Les trois volets de ce travail d'une trentaine d'années (qui ont
donné lieu à toute une série de publications intermédiaires) sont réunis en trois gros
volumes, *Étude des rites du shugendô (1970), *Étude de la pensée du shugendô (1985) et
*Étude de l'organisation du shugendô (1999)26. Il est impossible de rendre compte dans le
détail de l'ensemble, dont seules les grandes lignes seront indiquées ici. Appuyé sur une
remarquable investigation des textes et du terrain et bénéficiant de tous les résultats des
recherches antérieures, chacun d'eux est la somme la plus complète existant aujourd'hui
sur la face institutionnelle du shugendô. Bien que manquant de dimension historique,
l'étude sur les rites (définis comme les instruments de la maîtrise du malheur, de la
manipulation des puissances, de la communication) montre que les textes corroborent la
structure tripartite déjà dégagée - ascèse-identifiation-démonstration des pouvoirs - et
prouve la cohérence du système rituel des textes. La seconde étude a pour objectif de faire
la théorie générale de la pensée shugen, à partir de l'analyse des textes publiés dans le
Canon bouddhique japonais 27 et de chroniques médiévales. Constituée à la fin du Moyen
Âge, cette pensée, qui est l'expression d'expériences spécifiques vécues lors des entrées
dans la montagne, a pour éléments fondamentaux : une vision du cosmos, de l'autre
monde et des objets de culte profondément ancrée dans la nature, une conception de
l'homme et de l'aide aux êtres vivants. La conception de l'homme, qui utilise l'expression
bouddhique du « devenir buddha en ce corps » pour affirmer l'identité originelle de
l'humain et du divin par le biais de l'ascèse, se réalise dans les rites au cours desquels
l'adepte s'identifie à l'entité bouddhique au centre du culte, Fudô myôô ~^~§)}Щ 3L, le roi
de Science Immuable (Skt. : Acalanâtha), forme terrible de Dainichi nyorai j^ Q ~kp^, le
buddha suprême Mahàvairocana 28 (« Grand Irradiant » ou, en japonais, « Grand Soleil »),
lui-même identifié aux divinités des montagnes. En ce point précis, on peut dire que
l'expression doctrinale de la pensée shugen n'est pas distincte de celle qui se reflète dans
les pratiques ou dans la démarche d'ascètes s'auto-proclamant « dieux » ou « buddha ».
Mais ce travail montre les mécanismes d'articulation de la pensée shugen à l'aide d'éléments
bouddhiques. Ces derniers apparaissent ainsi comme les instruments privilégiés de l'expres-

26. Miyaké H. : 1970, 1985, 1999.


27. Voir note 5 ; volumes réédités sous la direction de Miyaké H. en 1985.
28. Sur ces entités bouddhiques, voir Bernard Frank, 1991.
La cascade et l 'écritoire 359

sion écrite de cette pensée, qui cependant, par son ancrage fondamental dans la nature, est
originale et non réductible au bouddhisme.
Dans sa troisième étude sur l'organisation du shugendô, Miyaké fait la synthèse des
méthodologies (archéologie et géographie historique, philologie, ethnologie, sciences des
religions, sociologie) et des objets de cette question, par ailleurs la plus étudiée mais en
général fragmentairement et selon un seul point de vue. Pour lui, en effet, sont essentiels
les rapports complexes établis entre les trois pôles de cette organisation : montagnes
shugen, yamabushi de village, centres administratifs et religieux. C'est sous cet angle qu'il
montre les liens entre l'organisation des montagnes centrales Yoshino et Kumano, celles
des différentes régions comme Haguro, Nikkô, Fuji, Daisen, Ishizuchi, Hiko, et le système
d'affiliation aux deux centres des branches Honzan et Tôzan, puis ce qu'il advient de cet
ensemble après l'interdiction de Meiji et de nos jours. Il met ainsi en lumière la façon dont
cette structure, marquée par l'évolution des formes sociales et religieuses, en vient au
cours des siècles à constituer une organisation centralisée qui, par le truchement du
monopole des affiliations et de l'attribution des grades rendus obligatoires, finit par régir
tous les groupes shugen des différentes régions.
Malgré le côté inévitablement réducteur d'une présentation aussi brève, on peut voir
que, par delà les apparences et les polémiques qu'elles alimentèrent, loin d'être antinomiques,
les deux conceptions du shugendô défendues par Gorai Shigeru et Miyaké Hitoshi se
complètent et que leurs travaux apportent un éclairage capital sur les deux faces du
shugendô. Au terme des années 1980, l'avancée générale des recherches permet ainsi
d'appréhender beaucoup plus exactement la globalité du « fait shugendô ».

Jitsukaga, l'idéal du retour aux origines et les institutions


Lorsqu'en 1974, Gorai Shigeru me transmit l'information concernant l'abandon du
corps de Jitsukaga à Nachi, une intense émulation régnait dans les divers groupes de
recherches sur le shugendô, alors en plein essor. Expliciter l'arrière-plan socio-religieux et
les motivations de ce yamabushi, dont le souvenir pouvait encore être évoqué par les
enfants de ceux qui l'avaient connu, représentait un enjeu de taille. De fait, la transcription
et l'analyse des textes écrits de sa main29 que je collectais, confrontées aux traditions
orales qu'il me fut possible de rassembler, révélèrent que Jitsukaga se tenait précisément
au point de rencontre des deux grands axes du shugendô définis plus haut.
Incontestablement, par sa ligne de conduite, il appartient à ce courant profond du
« retour aux origines ». Quittant son pays natal de Sakashita (département de Gifu), sa
femme et son fils, la vie laïque et aussi la confrérie des adeptes du mont Ontake dont il
était membre, Hayashi Jitsukaga Щ. % Щ (1843-1884) rejoint le mont Ômine en 1868,
l'année même de la Restauration de Meiji. À partir de là, et jusqu'à sa mort, il vit selon les
principes de cette voie abrupte : succession de retraites de « mille jours » dans les grottes
ou ermitages de la chaîne des monts Ômine et à Nachi, pratique de l'ascèse de la cascade
(dont celle de Nachi), mokujiki, jeûne, suppression des aliments cuits, errance et
pérégrinations. S'il reçoit la dénomination de « deuxième ascète du mont Omine », c'est
parce qu'il avait pris pour modèle le «premier » des ascètes, c'est-à-dire En no gyôja, le
prestigieux fondateur du shugendô, et qu'on reconnaissait en lui son héritier « immédiat ».
Tous ses actes (dont la réouverture des chemins devenus impraticables sur les monts

29. Ces documents manuscrits sont constitués de textes rituels, manuels liturgiques, copies de sûtra,
poèmes et hymnes de sa composition, calligraphies et peintures, pharmacopée, livrets de divination,
carnets de voyage, carnets d'embauché pour les travaux du mont Omine, registres des groupes de ses
fidèles, lettres, testament. Ils sont transcrits dans A. Bouchy, 1977.
360 Anne Bouchy

Ômine, pour permettre le parcours des 172 km -dit des «soixante-quinze stations »-
reliant Yoshino à Kumano lors des « entrées dans la montagne », ceci, dix ans après
l'interdiction du shugendô) démontrent que sa vision était résolument tournée vers cette
origine mythique. L'abandon du corps (shashin #"^), si spectaculaire, qu'il accomplit
dans la cascade de Nachi, bien que sans doute sous-tendu aussi par d'autres motivations,
peut être considéré comme l'aboutissement de cette démarche. C'est en tout cas la
signification que, dans son testament, il donne de son acte, légitimé également par
l'ancienneté de cette « pratique » dans le shugendô et notamment à Nachi. Nachi, terre de
l'immolation par le feu de l'ascète Oshô (début de l'époque de Heian) et des départs en
bateau sans retour pour la terre du bodhisattva Kannon, au-delà maritime bouddhisé.
Quant à Jitsukaga, il déclare en effet avoir pour but la réalisation suprême du shugendô :
quitter la matérialité pour n'être plus qu'une pure force agissante, omniprésente dans le
monde. Le culte que lui rendirent ses fidèles après sa mort est une légitimation a posteriori
de cette ligne de conduite. Par ailleurs, malgré les interdictions répétées, les poursuites
policières, l'emprisonnement, le feu mis par les autorités à sa cabane des sommets, il
pratiqua avec obstination les rites de guérison, l'exorcisme, les rituels de possession, les
techniques magiques pour tous ceux qui le lui demandent. Enfin, ses pérégrinations
perpétuelles, à travers tout le Japon, montrent que l'obligation de sédentarisation, imposée
aux yamabushi depuis trois siècles, n'empêchait pas un certain nombre d'entre eux (et ils
étaient nombreux) de perpétuer l'antique tradition d'errance ou d'itinérance. Pour toutes
ces raisons, l'existence et la fin de ce yamabushi se révèlent être un témoignage
inestimable, parce qu'accessible et verifiable, de la permanence à l'intérieur du shugendô
de cet idéal du « retour aux origines », vécu par des groupes et des individus formant un
courant que l'on pourrait appeler « essentialiste ». Pour ceux-ci, la recherche systématique
d'une vie qui tourne le dos au « civilisé » n'est pas l'« expression » mais bien la réalisation
même de cette conception de l'essentiel, son aboutissement. C'est là précisément la ligne de
cohérence de tous leurs actes.
Or, Jitsugaka fut également l'héritier et le dernier transcripteur de la tradition savante
du shugendô d'Ômine. En effet, lorsqu'il gagna ces montagnes en 1868, il séjourna dans
le village de Zenki, situé au cœur de cette chaîne montagneuse, où dans les années 1980
on n'accédait pas encore en voiture. Constitué de cinq ermitages, dits des cinq « démons »
Goki 3L%> - regardés comme les descendants des suivants qu'En no gyôja avait gagnés en
soumettant cinq « démons » (divinités primitives) de la montagne -, ce village a été à
travers toute l'histoire du shugendô le véritable support logistique et spirituel des ascètes
qui se retiraient dans les grottes et accomplissaient le parcours des « soixante-quinze
stations»30 d'Ômine. À Zenki, l'interdiction du shugendô fut superbement ignorée et
durant toute l'ère Meiji furent perpétués enseignement et rites. Or, à ce jour, rien ne
subsiste de cette tradition, si ce n'est ce que Jitsukaga en a noté dans ses écrits. On
comprend que sa lutte solitaire contre les autorités laïques, contre le système administratif
de la religion, a été soutenue par l'autorité, le prestige et le pouvoir de ce groupe de
yamabushi, qui, comme lui, furent des irréductibles, à jamais insoumis au pouvoir
centralisé. Ce n'est pas le principe du groupe ni même de l'institution que Jitsukaga ou
les gens de Zenki refusaient. Le premier, en effet, ne cessa de regrouper autour de lui
des fidèles organisés en confréries (ko Щ) qui, en échange des prestations religieuses
qu'il assurait, furent son support lors des périodes de retraite dans la montagne
(approvisionnement en nourriture), de ses pérégrinations (dons pour les frais de voyage),
des grands travaux d'ouverture des chemins qu'il entreprit (main-d'œuvre, logistique et

30. Sur le village shugen de Zenki et ses activités voir A. Bouchy, 1978a, 1983b p. 443-448, et
1983c p. 928-934.
La cascade et l 'écritoire 361

fonds). En outre lui-même était affilié au groupe de Zenki, et cette affiliation était
essentielle, puisqu'elle était le garant de son ancrage dans la lignée directe d'En no gyôja.
Quant au groupe shugen de Zenki, s'il garda son indépendance, il n'en assumait pas moins
des charges envers les organisations centrales du shugendô (Honzan, Tôzan) et autres
groupes institutionnels. Jitsukaga, comme les yamabushi de Zenki, s'opposait en fait à une
domination s'exerçant par le biais de procédures administratives et de normes imposées de
l'extérieur. Mais cette opposition même confirmait l'importance de ces pouvoirs. La vie de
Jitsukaga permet d'avoir un aperçu de l'une des façons possibles dont s'opérait
l'entrecroisement plus ou moins conflictuel de P« essentialisme » et de l'institutionnel
dans le shugendô. Elle montre en tout cas que ces deux aspects coexistaient. Si les
pouvoirs laïcs poursuivirent Jitsukaga, les centres du shugendô, en revanche, loin de le
condamner suivirent plutôt la ligne de conduite qu'il avait adoptée. En 1886, deux ans
après sa mort et sous législation interdisant le shugendô, le Shôgo-in, centre de la branche
Honzan, exécute au village de Zenki le rituel secret couronnant le périple d'entrée dans la
montagne. Le Sanbô-in l'imite en 1900. C'est également vers cette époque que les deux
branches commencent à rassembler les textes épargnés par les ravages de Meiji pour en
faire la compilation de 1916 mentionnée plus haut. Mais c'est aussi pour elles l'occasion
de renforcer encore l'institutionnalisation, car, par de telles initiatives, chacune tente de
regrouper sous sa propre obédience les groupes shugen survivants ou recomposés depuis
l'interdiction.
La transcription qu'en fit Jitsukaga est ainsi la preuve d'une permanence faite de
contrastes, celle d'un enseignement rituel, spirituel et ascétique de très haut niveau, au
cœur même de la région la plus sauvage. La qualité de cette tradition garantissait
l'indépendance de l'organisation shugen de Zenki par rapport aux pouvoirs laïcs et
religieux. Le dernier descendant de ces cinq ermitages s'est éteint il y a une quinzaine
d'années, abandonnant le village aux éléments. Mais sans doute peut-on penser que
l'historiographie du shugendô fait une boucle ironique, si l'on sait que les yamabushi de
Zenki, à l'origine de ces derniers écrits de Jitsukaga, sont aussi ceux-là mêmes dont, au
XVIe siècle, l'existence fut révélée pour la première fois par les missives des missionnaires
portugais. Ils étaient présentés alors comme des « bonzes vivant dans les montagnes »,
ayant « un aspect si terrible et sauvage que leur seule vue inspire l'effroi et l'horreur », et
comme étant les « amis les plus intimes que le diable ait au Japon »31.
Les recherches sur Jitsukaga sont un bon exemple de la nécessaire et productive
imbrication du terrain et des textes, des réalités locales et de l'histoire des études. Elles
montrent aussi l'importance de la présence de longue durée sur le terrain et dans les
groupes de travail japonais, lieu d'échange des informations, à un moment où les apports
de chacun contribuaient à réactualiser annuellement les connaissances sur le shugendô. La
poursuite des recherches sur le shugendô dans la péninsule de Kii me permit de rencontrer
à nouveau plusieurs fois Jitsukaga et les gens de Zenki. Dans les années 1979-1983,
plusieurs enquêtes de groupe avec les chercheurs et les "étudiants de l'université Ôtani pour
l'élaboration de l'historiographie de la ville de Kumano, située au sud-est des monts
Ômine, mirent en lumière les différentes activités des yamabushi et leur histoire sur
l'ensemble de ce territoire32. Jitsukaga était l'un d'entre eux. Je le rencontre à nouveau
aujourd'hui, dans un autre travail sur l'ascèse de la cascade en général et sur celle de
Nachi en particulier. Jitsukaga avait été le dernier à la pratiquer en ces lieux, mais avec lui

31. G. Schurhammer, 1922, § 4.


32. Territoire de 250 km2 ayant accédé au statut de ville par le regroupement de sept communes
constituées de bourgs et d'une majorité de villages de montagnards-agriculteurs et de pêcheurs. Cf.
A. Bouchy, 1983b et 1983c.
362 Anne Bouchy

la tradition séculaire s'était éteinte, jusqu'à ce que, en 1991, l'abbé adjoint du Seiganto-ji,
le temple Tendai de Nachi, n'en reprenne la pratique.

Ce survol de l'historique des études sur le shugendô permet de voir que, d'un côté, la
cascade - au même titre que la grotte et la montagne - et, de l'autre, l'écritoire - celui,
interne, des adeptes, des doctrinaires, des administrateurs ou celui, externe, des
législateurs, des chroniqueurs, des historiens et des ethnologues- sont les deux pôles
constitutifs de l'objet de ces études et des recherches elles-mêmes, orientées en deux
courants qui réfléchissent ces deux dimensions du shugendô. Le rapprochement récent des
formes vécues et écrites, indépendantes et institutionnelles du shugendô, comme aussi des
modalités complémentaires, pratiques et théoriques, de la recherche, inscrit les études en
ce domaine dans la dynamique scientifique globale orientée vers une meilleure
appréhension de la cohérence du fait social. Cette convergence montre aussi que le « fait
shugendô » est une construction élaborée au cours des âges, non seulement par les adeptes
dans le cadre des tensions existant entre les différents pôles des pouvoirs internes et
externes, mais aussi par les chroniqueurs du passé et par les chercheurs contemporains.
Les années 1970-1980, qui ont vu la parution d'études majeures, génératrices d'un
élan inégalé dans ce champ de recherches, sont couronnées par la fondation, en 1985, de
l'« Association pour l'étude du shugendô, religion des montagnes » (Sangaku shugen
gakkai il/ & ЩгЬк Ф "É"33)> qui réunit universitaires japonais et non japonais, chercheurs
résidant dans les terroirs et spécialistes religieux des différentes branches du shugendô.
Par la place fondamentale que l'ensemble des approches a fait reconnaître comme sienne à
l'intérieur du champ socio-religieux, le shugendô ne peut plus désormais être ignoré par
les études japonaises, au Japon comme hors du Japon. Au début des années 1990,
cependant, une nouvelle phase s'ouvre pour ces études. Les travaux antérieurs demandent
des approfondissements, des synthèses, alors même qu'a lieu un changement de génération
parmi les chercheurs. C'est le moment d'un rééxamen de l'acquis par le biais d'autres
problématiques et d'autres méthodologies34. Mais, ce domaine des recherches,
parallèlement à celui de l'ethnologie du Japon, est confronté à une crise concomitante de
la désagrégation des objets « traditionnels » des disciplines qui nécessitent un travail de
terrain. La désintégration des communautés locales ou encore les problèmes créés par la
reconstitution idéologiquement et économiquement orientée des « traditions » concernent
ici directement les objets de la recherche, les dépositaires des savoirs locaux et les
chercheurs. C'est aussi le moment où se manifestent des mouvements de contestation de
règles qui jusque-là ont été considérées comme inhérentes au shugendô. Ainsi, en été
1999, de violentes réactions contradictoires secouèrent les milieux religieux et laïcs
concernés, lorsqu'un groupe de femmes annonça, par voie de presse, avoir volontairement
violé le tabou qui leur interdisait l'accès au sommet le plus fameux du shugendô, le mont
Ômine, ultime bastion de l'ascèse des montagnes réservée exclusivement aux adeptes
masculins. Paradoxalement, cette crise, qui n'est pas encore résolue aujourd'hui, s'est
produite sur un fond de médiatisation inégalée et de célébrations grandioses du shugendô.
En effet, l'année 2000 est fêtée comme celle du 1300e anniversaire de la mort de son
fondateur, En no gyôja. De nombreuses manifestations -rituels solennels, défilés,
spectacles, vente d'objets commémoratifs, etc. - sont prévues dans tous les principaux
centres urbains et montagnards shugen pour célébrer cet événement mythique début juin, à
la date anniversaire. Partout des foules nombreuses sont attendues. Par anticipation, l'an

33. Devenue en 1992, «Nihon sangaku shugen gakkai», «Association for the Study of Japanese
Moutain Religion ».
34. Voir par exemple les travaux de l'anthropologue Suzuki Masataka, 1991, 1994, 1995.
La cascade et l 'écritoire 363

dernier, a déjà eu lieu à Tokyo et à Ôsaka une exposition de grande envergure, intitulée
« Le monde d'En no gyôja et du shugendô », où furent exposées pendant plus de deux
mois trois cents trésors du shugendô, dont certains pour la première fois. Vingt-six ans
après la première exposition d'Ôsaka, l'affluence des visiteurs confirma l'impressionnante
progression, dans le grand public, de la popularité du shugendô, c'est-à-dire aussi de
l'accueil fait au travail de diffusion des connaissances sur la question.
Sur ce double arrière-plan de crise contemporaine et de popularité grandissante, les
études sur le shugendô ont peut-être cependant aussi à s'ouvrir à d'autres terrains et à
d'autres textes. Plusieurs pistes sont possibles, parmi lesquelles on peut penser à celle
d'études comparatives sur le thème des processus de fusion et de recomposition
réciproque des cultes des montagnes, du bouddhisme et autres éléments du fait religieux
en Asie, dans le cadre desquelles dialogueraient des chercheurs de différents pays 35.

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35. C'est ce qu'a tenté une équipe d'études japonaises de l'EFEO, dans le cadre du programme de
recherche « Identités, marges, médiations », qui réunit, autour d'autres thèmes, des chercheurs français et
japonais spécialistes du Japon, de l'Asie et de l'Europe. Voir comptes rendus par A. Bouchy, BEFEO, 83,
1996, p. 327-331 ; BEFEO, 84, 1997, p. 427-433 ; BEFEO, 85, 1998, p. 445-456 ; BEFEO, 86, 1999,
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364 Anne Bouchy

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366 Anne Bouchy

Nombre des montagnes qui sont ou ont été


des centres shugen pour des groupes
de plus ou moins grande envergure
I - Nord : 49 montagnes
II - Est : 56
III - Centre : 64
IV - Kinki : 59
V - Ouest et Shikoku : 66
VI - Kyûshû : 57

VI

Kobe

1 - les trois monts du Dewa : 1 1 - mont Minoo


Haguro, Yudono, Gassan 12 - mont Katsuragi
2 - mont Nikkô 13- mont Yoshino
3 - Ôyama 14- mont Ômine
4- mont Hakone 15 -Zenki
5 - mont Fuji 16-montKôya
6 - mont Haku 17 - les trois montagnes de Kumano
7 - mont Ontake de Kiso Hongû, Shingû, Nachi
8 - mont Tate 18- DaisendeHôki
9 - mont Hiei 19- mont Ishizuchi
10- mont Atago 20 - mont Hiko
Les principales montagnes du shugendô

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