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Publications de l'École française

de Rome

De la ville antique à la ville byzantine. Le problème des


subsistances
Jean Durliat

Résumé
La cité antique, née en Grèce, mourut brusquement et au même moment, dans ce qu'on appelle l'empire protobyzantin et
l'Occident barbare, au VIIe siècle. Le constat est ancien mais il manquait jusqu'à présent une explication argumentée.
En partant d'un dossier limité mais significatif - celui des villes qui furent byzantines à un moment quelconque entre le IVe et le
VIIe siècle -, l'auteur établit que la survie des populations urbaines dépendait, dans les villes moyennes, comme dans les
capitales et nombre d'autres agglomérations, d'une volonté politique : celle de maintenir, dans un contexte chrétien reprenant
les conceptions païennes, la continuité d'un urbanisme et d'un genre de vie urbain. Cependant, au VIIe siècle, le budget
impérial pressé par d'autres nécessités fut contraint de réduire la part accordée aux villes. De ce fait s'effondrèrent la ville
antique et ses fondements économiques.

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, . De la ville antique à la ville byzantine. Le problème des subsistances. Rome : École Française de Rome, 1990. pp. 5-642.
(Publications de l'École française de Rome, 136);

https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1990_ths_136_1

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ν

COLLECTION DE L'ÉCOLE
136 FRANÇAISE DE ROME

JEAN DURLIAT

DE LA VILLE ANTIQUE

À LA VILLE BYZANTINE

LE PROBLÈME DES SUBSISTANCES

ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME


PALAIS FARNESE
1990
© - École française de Rome - 1990
ISSN 0223-5099
ISBN 2-7283-0190-5

Diffusion en France : Diffusion en Italie :


LA BOTTEGA D'ERASMO
DIFFUSION DE BOCCARD ALDO AUSILIO EDITORE
11, RUEDEMÉDICIS LARGO EUROPA, 2
75006 PARIS 35100 PADOVA

SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO X - VIA ETRUSCHI, 7-9 - ROMA


Movîkç, μόνγι
ti

PRÉFACE

L'ouvrage que j'ai le plaisir de présenter ici retiendra assurément


l'attention du lecteur pour trois raisons qui en font, plus qu'une thèse
au sens universitaire du terme, une thèse historique, ce qui n'est pas
sans mérite quand il s'agissait de maîtriser une documentation chaque
jour plus vaste et de résister à la tentation d'une spécialisation
excessive qui peut en découler.
D'abord l'auteur, qui est très érudit, n'a pas craint d'interroger
toutes les sources aptes à éclairer son sujet. Sans atteindre à la virtuosité
des papyrologues, des numismates, des juristes ou des philologues, il a
pu faire parler fragments de papyrus, monnaies, lois, inscriptions,
textes hagiographiques ou homélies.
Il manie aussi avec une grande facilité des documents restés
longtemps obscurs, les correspondances administratives par exemple,
longuement étudiées dans le groupe de recherches que je dirige à
l'EHESS : elles montrent à la fois la manière dont la loi est
concrètement appliquée et les réactions de chaque goupe social face aux
décisions du pouvoir. Les résultats obtenus par exemple en comparant le
Liber Pontificalis de l'Eglise de Rome, la correspondance de Grégoire le
Grand, une histoire arabe des patriarches d'Alexandrie, un papyrus
d'Egypte et diverses inscriptions justifient amplement l'ambition de
l'auteur et excusent les imperfections ou les omissions de détail que
remarqueront les spécialistes.
L'auteur pose, à l'échelle de l'Empire et pendant les trois siècles
de l'époque protobyzantine, une question limitée mais centrale, celle
de l'approvisionnement en subsistances des villes grandes - voire
immenses, comme les capitales - moyennes et petites. Rome et
Constantinople sont d'une taille telle pour l'époque que tout leur
développement dépend des prestations annonaires, si l'on excepte l'apport
marginal de commerçants qui chargeaient quelques denrées en plus
d'une cargaison principale constituée de produits artisanaux ou de
produits alimentaires de luxe. De même les très grandes villes doi-
X DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

vent l'essentiel de leur nourriture aux prestations publiques, gratuites


ou payantes. Ailleurs le commerce local livre une proportion de
subsistances qui décroît avec la taille de l'agglomération : plus la ville
est petite et moins elle a besoin d'aide, sauf celle que la curie
prévoit, sur son budget propre, afin d'assurer la soudure durant les
mauvaises années. Que cesse, pour des raisons politiques, l'énorme
service de l'annone en faveur des capitales ou des grandes villes et
rapidement la population urbaine régresse pour se stabiliser au
niveau que les ressources économiques locales permettent d'atteindre.
Ainsi s'expliquerait le déclin de Rome, privée d'abord d'une partie du
blé égyptien au profit de Constantinople, puis du blé africain après la
conquête vandale, enfin du blé sicilien à la suite de la rupture avec
l'empereur de Constantinople.
On atteint là le cœur d'un système fondé sur des analyses
minutieuses tant des rations individuelles, que des quantités globales et
des corrélations entre mouvements démographiques et événements
politiques. On remarquera que la documentation archéologique a été
ignorée, car peu pertinente pour l'étude des biens de première
nécessité. L'auteur explique de manière parfaitement logique que
l'effondrement des villes antiques tient plus à la perte des greniers à blé
fournis par l'Empire depuis des siècles qu'à un hypothétique
changement dans les techniques agricoles - que tout infirme - ou à un tout
aussi hypothétique bouleversement des structures sociales, qui
constitue plus la conséquence que la cause du déclin politique de Byzan-
ce.
On sera sans doute surpris que des analyses économiques très
minutieuses, introduisant dans l'histoire byzantine quelques-uns des
concepts et des méthodes élaborées par les spécialistes de l'époque
moderne, en grande partie à l'initiative de F. Braudel, aboutissent à
privilégier si fortement les faits politiques. L'auteur esquisse ici une
explication dont on trouvera les développements dans deux autres
travaux en voie d'achèvement : pour lui, on ne doit parler ni
d'esclavagisme, au moins à la fin de l'Antiquité puisque toutes les sources
contredisent l'existence de troupeaux d'esclaves, ni de féodalisme
parce que la féodalité n'est qu'une forme de ce qu'il appelle la société
traditionnelle, celle dans laquelle les paysans et les artisans
producteurs paient des impôts à un Etat qui peut être grand ou petit,
s'étendre sur tout le pourtour de la Méditerranée ou se limiter à la vallée
d'une rivière. Mais quand il s'étend, cet Etat maintient les
percepteurs de base, qui, à notre époque, s'appellent possessores ou curiales
PRÉFACE XI

et leur délègue l'essentiel de ses attributions car il est incapable


d'entretenir un corps suffisamment nombreux de fonctionnaires. Dans le
cas de l'annone, ce sont les autorités municipales qui perçoivent, sur
ordre de l'Etat et moyennant la retenue de commissions
substantiel es, à la fois le blé nécessaire à leur cité et à la capitale. La chose est
possible à deux conditions : d'abord qu'il existe une connivence entre
la majorité des notables et les groupes de pression qui déterminent la
politique impériale; ensuite que les possibilités de recettes fiscales
soient suffisantes. Du IVe au VIIe siècle, puissants locaux, aristocratie
d'Empire et pouvoir étaient généralement d'accord pour affecter des
sommes considérables aux dépenses d'urbanisme - y compris celles
qui financent les Eglises - et ils disposaient avec la vallée du Nil - et,
à un moindre degré, l'Afrique et la Sicile - des ressources
suffisantes. La perte progressive de ces greniers imposa un nouveau genre de
vie aux notables locaux et entraîna le déclin des villes sans que pour
autant les fondements de cette société traditionnelle aient été
modifiés radicalement : les puissants resteront les intermédiaires entre les
paysans qui cultivent les mêmes terres de la même manière, et le
même Empire ou l'Empire musulman, mais ils vivront à la campagne
ou dans la capitale au lieu d'entretenir, pour en profiter, un cadre
urbain dépassé. Ils livreront des impôts de même nature selon des
méthodes assez semblables mais pour d'autres fins, condamnant ainsi
les villes antiques sous le poids de la nécessité.
L'étude du ravitaillement urbain tel qu'il apparaît à l'auteur
implique de telles conséquences. La rigueur des analyses concrètes
règle nombre de questions importantes de manière durable. L'ampleur
des conclusions suscitera la discussion sur des questions beaucoup
plus vastes. Par-delà les rouages abstraits de l'Etat, qui n'ont aucune
efficacité par eux-mêmes, il faudra étudier les forces sociales qui
luttent pour les définir et les utiliser à leur profit; ce sera le propos
d'une sociologie politique byzantine encore à écrire mais dont on
trouvera ici quelques ébauches. Il faudra surtout mieux cerner les
bases du pouvoir social qui en constituent le fondement; dépendent-
elles essentiellement de la propriété directe du sol - des latifundia
que l'on croit souvent discerner dans les sources et qui auraient
disparu au VIIe siècle - ou de la propriété eminente qui taxe et encadre
une population de petits et moyens paysans cultivant, vendant et
léguant leurs biens comme bon leur semble? Les «puissants» sont les
«maîtres» des «humbles» mais en tant que sous-traitants de la
puissance publique et non en tant que grands «propriétaires». Quand on
XII DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

voit comment circulait le blé dans l'empire protobyzantin on peut


difficilement éviter de poser la question. C'est l'un des avantages de
cet ouvrage que de proposer une telle réflexion; quelle que soit la
réponse qui pourra finalement s'imposer, cet ouvrage important
défend une thèse.

André Guillou
LISTE DES ABRÉVIATIONS

Les abréviations ont été aussi réduites que possible.


Celles qui concernent des recueils de sources sont suivies de
l'indication du paragraphe de la bibliographie où le titre complet est donné
à la place que l'ordre alphabétique impose à l'abréviation

Pour les abréviations papyrologiques, voir la bibliographie, I, C.

Β = Basilicorum libri LX (I, A)


BCH = Bulletin de correspondance hellénique
BIFAO = Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale
Byz = Byzantion
BZ = Byzantinische Zeitschrift
CC = Corpus christianorum
CJ = Codex Justinianus (I, A)
CSCO = Corpus scriptorum christianorum orientalium
CTh = Theodosiani ... (I, A)
D = Digesta (I, A)
DOP = Dumbarton OaL· Papers
GCS = Die griechischen christlichen Schriftsteller
ILGS = Inscriptions grecques ... (Ι, Β)
JOB = Jahrbuch der österreichischen Byzantinistik
MEFR = Mélanges de l'Ecole française de Rome, puis Mélanges de
l'Ecole française de Rome. Antiquité
MGH = Monumenta Germaniae Historica
MGH.AA = Monumenta Germaniae Historica. Auctores antiquissimi
NJ = Novellae (I, A)
PG = Patrologiae cursus . . series graeca
PL = Patrologiae cursus . . series latina
RE = Realencyclopädie . . .
SC = Sources chrétiennes
INTRODUCTION GENERALE

Qu'est-ce qu'une ville protobyzantine, c'est-à-dire une ville placée


sous l'autorité de l'empereur résidant à Constantinople, entre la
fondation de cette capitale et la crise majeure du VIIe siècle, qui ouvre
véritablement le moyen âge byzantin? Quelques traits généraux se dégagent
des enquêtes sur telle ville particulière1, sur tel aspect commun à un
grand nombre d'entre elles2, sur l'ensemble de l'histoire urbaine
pendant une période plus ou moins longue3. Cependant les questions
qu'on ne peut éviter de se poser n'ont pas encore trouvé de réponse
satisfaisante.
Est-il d'abord légitime de traiter ces villes globalement, en mettant
sur le même plan toutes les villes d'un aussi vaste empire, pendant un
laps de temps si étendu et si divers, tant chacune paraît à la fois
différente des autres et changeante entre le début et la fin de la période
considérée? Comment en effet englober dans une même étude la ville
encore largement païenne des années 330, dont les temples étaient
ouverts et le clergé chrétien peu considéré, et la ville chrétienne,
dirigée par son évêque, premier magistrat civil aussi bien que religieux?
Où trouver un point de comparaison entre les très petites villes, comp-

1 On trouvera une bibliographie sur les villes protobyzantines dans la seconde


partie, passim et dans la plupart des ouvrages cités dans la bibliographie générale. Pour
quelques monographies récentes, qui utilisent toutes les sortes de sources disponibles,
voir en particulier les travaux de C. Foss. Pour une étude régionale complète et très
récente, voir l'important travail collectif, Villes et peuplement dans l'Illyricum protobyza-
tin, Rome, 1984 (collection de l'Ecole française de Rome, 77).
2 Voir, par exemple, les conférences concernant la ville dans Architettura e
ambiente di vita, Bari, Corsi di studi, 6, à paraître; G. Dagron, Le christianisme dans la ville
byzantine, DOP, 31, 1977, p. 3-25; C. Mango, Daily life in Byzantium, 16. internationaler
Byzantinistenkongress, Akten, I, JOB, 31, 1981, p. 337-353.
3 E. Kirsten, Die byzantinische Stadt, Berichte zum 11. Byzantinistenkongress,
Munich, 1958, p. 1-48; A. H. M. Jones, The Later Roman Empire, Oxford, 1964, p. 712-766; D.
Claude, Die byzantinische Stadt im 6. Jahrhundert, Munich, 1969 (Byzantinisches Archiv,
13).
2 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

tant quelques centaines d'habitants, aux notables à peine plus riches


que les paysans, ne disposant, en ce qui concerne les édifices publics,
que d'une muraille sommaire et de quelques petites églises, et les
grandes cités populeuses, résidences de gros propriétaires fonciers ou de
hauts fonctionnaires, parsemées d'églises somptueuses, de palais,
d'aqueducs, de bains, de fora, entourées de puissantes fortifications?
Quelle ressemblance établir entre les forteresses frontalières
constamment menacées, où toute la population vit derrière des murs aussi
courts que possible et ne sort que pour labourer, faire la moisson ou
commercer, si toutefois l'ennemi ne l'en empêche pas, et les villes
largement ouvertes, entretenant des rapports multiples avec le plat-pays?
Peut-on, d'un autre point de vue, étudier, conjointement des
agglomérations qui, du Sahara au Danube et de l'Atlantique à la Mésopotamie,
mettent un point d'honneur à se singulariser de plus en plus, par leur
liturgie ou par leurs options théologiques, par leur langue - grecque ou
latine certes, mais aussi copte, syriaque, arménienne ou arabe - quand
ce n'est par leurs datations grâce à des ères locales rappelant que, si
telle cité appartient à l'Empire, elle garde le souvenir de son
indépendance passée et de son particularisme; en un mot par l'affirmation
d'une conscience régionale nette, voire exacerbée, qui semble exclure
toute étude globale4?
Il ne fait guère de doute cependant que celle-ci soit actuellement
possible, au moins pour ce qui touche aux traits fondamentaux de ces
agglomérations : ils ne varient guère, qu'on étudie la même ville à trois
siècles d'écart, ou qu'on passe d'une ville à une autre d'importance
comparable dans deux régions éloignées, au point qu'on ne se sent
guère dépaysé lorsqu'on visite leurs ruines, car le paysage urbain porte la
marque de fonctions identiques. Partout ou presque une fortification,
réduit défensif, muraille entourant l'essentiel sinon la totalité des
habitations, ou simple château, atteste la fonction défensive de la ville et,
très souvent la volonté de délimiter un espace urbain à l'intérieur de la
cité au sens antique du terme. Partout des églises surgissant au IVe siè-

4 Pour des différences entre villes d'une même région, voir Villes et peuplement . . .,
en particulier, B. Bavant, La ville dans le Nord de l'Illyricum (Pannonie, Mésie I, Dacie et
Dardanie), p. 245-288. Pour avoir une idée de l'importance attachée aux systèmes de
datation locaux, voir, entre autres, Inscriptions grecques et latines de la Syrie, éd. L. Jalabert et
R. Mouterde, avec la collaboration de C. Mondésert, t. 4 : Laodicée. Apamée, Paris, 1955
(Institut français d'archéologie de Beyrouth. Bibliothèque archéologique et historique, 61),
p. 375-378.
INTRODUCTION GENERALE 3

eie, plus vastes au Ve, de plus en plus richement dotées au VIe, mais
toujours présentes et remplissant la fonction autrefois dévolue aux
temples désormais abandonnés ou parfois affectés au nouveau culte.
Partout des cadres administratifs, évêques ou curiales, assurant la
direction de la cité, gérant la vie locale, appliquant les lois et autres ordres
émanés du pouvoir central ou de ses représentants. Partout aussi un
minimum de commerce alimenté par les échanges entre artisans
souvent citadins et paysans, ou par les échanges entre productions de la
cité et biens venus de l'extérieur. Enfin on devine que toute ville était la
capitale intellectuelle de la cité, capitale parfois médiocre - tous les
évêques ne connaissaient pas les psaumes et toutes les villes n'avaient
assurément pas d'école - mais capitale malgré tout car, pour
consternante que soit cette médiocrité, elle n'égalait pas celle des villages. Et
c'est là qu'on atteint sans doute l'un des caractères essentiels de la ville
protobyzantine, comme peut-être de toute ville, ce qui la distingue des
villages et bourgs environnants. Ce n'est pas la taille car les villes
d'Afrique par exemple, étaient parfois plus petites que certains villages
syriens, mais la domination des campagnes placées sous son autorité,
puisque la ville accapare les fonctions de défense, de communication
avec le monde extérieur, de relais du pouvoir central, de centre pour la
culture et les loisirs ainsi que de direction administrative pour le plat-
pays, qui formait avec elle le tout organique appelé cité. C'est ce
qu'expriment fort bien les lois romano-byzantines du Digeste aux Basiliques
quand elles définissent la ville non par sa taille ou par l'importance de
ses activités, mais comme la métropole de la cité, sans autre
précision5. On a donc une. ville dès qu'on a une cité. Ainsi, pour reprendre

5 D 50, 16, 2 : Urbis appellatio mûris finitur; Β 2, 2, 2, 2 : Ή της πόλεως προσηγορία


τοις τείχεισι περιορίζεται, avec la scholie : Ό μητρόπολιν ούρβάνον λέγων, τα μέχρι του
τοίχους σημαίνει. On entend par ville l'espace compris entre les murailles. La scholie, en
précisant qu'il s'agit de la métropole, ne peut désigner la métropole de la province ; c'est
donc la ville qui constitue le chef -lieu de la cité, prise au sens antique de circonscription
dépendant d'une ville. Quand la scholie précise que être en ville, c'est être à l'intérieur
des murailles, ce sont évidemment celles de la ville, chef-lieu de la cité : être en ville, c'est
donc être dans ce chef-lieu et qui dit y être doit se trouver intra muros, quelle que soit la
raison, non rappelée dans ce bref extrait d'un texte juridique non défini, pour laquelle
l'engagement de s'y trouver a été pris. Cette disposition, valable pour tout l'Empire,
prouve que chaque cité a sa ville et n'en a qu'une méritant cette appellation. Rappel de cette
règle générale, confirmée par l'ensemble de la documentation, et des rares exceptions
qu'elle connut, dans A. H. M. Jones, op. cit., p. 712-718. Cette définition ne correspond
évidemment pas à ce que nous appelons actuellement une ville. Sur ce concept, sur les
4 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

le cas de l'Afrique, la question de savoir comment cette région pouvait


compter tant de cités est anachronique car, si nous hésitons à appeler
ville une agglomération de quelques centaines d'habitants, ces
habitants, pour leur part, n'étaient aucunement surpris : puisqu'ils
occupaient le centre vers lequel chacun devait se tourner à chaque instant,
qu'ils constituaient autant de médiateurs entre les populations
campagnardes ou entre celles-ci et l'Etat, ils estimaient mériter pleinement le
titre de citadins. La petite taille de ces villes explique d'ailleurs que
certains évêques aient disposé d'un revenu inférieur à deux livres d'or par
an, soit environ dix fois le revenu moyen d'une famille paysanne
pauvre, avec lequel ils devaient assurer leur entretien, celui de leurs
bureaux, de leur Eglise et des pauvres qu'ils assistaient.
Enfin si toutes les villes ne peuvent pas être mises sur le même
plan puisqu'il existait des réseaux urbains, fondés sur la hiérarchie
administrative et culminant à Constantinople - après avoir culminé à
Rome - cette pyramide se retrouve dans l'ensemble de l'Empire. Le
chef-lieu de la province, résidence du duc qui transmet les ordres du
préfet du prétoire à toutes les cités et du métropolitain qui a autorité
sur tous les évêques, l'emportait en prestige, en puissance attractive et
souvent en taille sur les autres. La présence des patriarches, surtout
celui d'Alexandrie, pour le diocèse civil d'Egypte, d'Antioche pour celui
d'Orient, de Rome à la rencontre de l'Occident byzantin et barbare, et à
un moindre titre des préfets du prétoire lorsque leur nombre crût,
justifiait la présence, à cause de pouvoirs civils et religieux plus
importants, de bâtiments administratifs, d'églises, d'écoles, de fonctionnaires,
de notables, d'artisans spécialisés, de marchands plus riches et plus
nombreux qu'ailleurs. En outre la capitale, la ville impériale, dominait
toutes les autres par le gigantisme et la splendeur de ses murailles, de

fonctions urbaines et les différents types de ville, voir, par exemple, J. Beaujeu-Garnier,
et G. Chabot, Traité de géographie urbaine, 2e éd., Paris, 1980. Pour une mise en
perspective globale de l'histoire urbaine, on lira les pages pénétrantes de F. Braudel, Civilisation
matérielle, Economie et capitalisme, t. 1, Les structures du quotidien, Paris, 1979, p. 421-
492. On retiendra la remarque riche riche de sens pour un byzantiniste, comme pour tout
historien de la ville traditionnelle ou précapitalisme : « D'ordinaire (dans les rapports
entre les villes en expansion et les Etats), l'Etat gagne, la Ville reste sujette et sous une
lourde poigne. Le miracle, avec les premiers grands siècles urbains de l'Europe, c'est que
la ville ait gagné pleinement » (p. 450). Il reste à savoir pourquoi. La réflexion sur le statut
des villes dans l'empire romano-byzantin du IVe au VIIe siècle aide peut-être à le
discerner plus clairement puisqu'il permet de voir en quoi leur dépendance vis-à-vis de
l'Empire les maintint dans une situation de langueur qui leur coûta cher.
INTRODUCTION GENERALE 5

son palais, de sa grande église, de ses équipements collectifs, et la


masse grouillante de ses habitants, lorsqu'elle se fut définitivement substi-
buée à Rome.
Ces quelques caractères généraux de la ville protobyzantine sont
actuellement bien connus mais, si l'on veut aller plus avant, les
difficultés s'accumulent. Ainsi les informations archéologiques et les
documents écrits se complètent sans toujours se superposer. L'évêque dirige
la curie, ou du moins le groupe restreint des principales, et l'ensemble
des services municipaux qui avaient besoin de locaux pour abriter leur
personnel, les archives et les caisses municipales; pourtant on n'a
jamais identifié aucune trace monumentale de ces activités. Les
murailles délimitent un périmètre mesurable avec précision mais la
comparaison entre l'espace circonscrit et les chiffres de population tels qu'on
peut les établir directement ou indirectement par d'autres sources
posent plus de problèmes qu'elle n'aide à en résoudre. D'autre part les
textes narratifs sont d'un faible secours pour décrire la situation dans
les villes : l'évêque et les notables les dirigent mais leur autorité est-elle
pesante, ou au contraire légère, voire contestée et en grande partie
formelle? Quels sont les rapports de la ville avec ses dépendants, les
paysans, et avec son supérieur, l'Etat? Autant de questions qui montrent la
difficulté de dépasser la simple connaissance du cadre monumental et
des fonctions administratives. La réalité de la vie sociale nous échappe
encore largement, faute surtout de précisions sur les relations
économiques entre les groupes sociaux et sur l'autorité exacte conférée par
l'exercice du pouvoir.
Sur un point cependant l'état actuel de la documentation et des
recherches invite à ouvrir un dossier particulièrement important par
ses implications au sujet de la vie économique et sociale dans les villes :
celui de l'approvisionnement en «subsistances»6, et particulièrement

6 Je remercie très vivement Monsieur Pierre Toubert d'avoir attiré mon attention
sur la distinction classique dans l'alimentation traditionnelle entre les subsistances, les
denrées indispensables à la vie de tous, pauvres ou riches, et les autres denrées,
inaccessibles aux uns et dont les autres peuvent temporairement se passer. Les subsistances se
limitent d'abord et fondamentalement au blé, puis aux corps gras (l'huile dans notre
espace géographique), aux boissons (ici le vin) et au sel, ce grand absent de notre
documentation. Mais il ne faut pas oublier que, hors le blé qui est toujours une subsistance,
les autres denrées ont un statut variable : l'huile sert pour l'éclairage, la fabrication des
parfums, le sel pour le bétail ; toutes peuvent être des subsistances quand il s'agit de
produits communs, consommés sur place, aussi bien que des denrées de luxe ou de demi-
6 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

en blé. La question se pose pour la plupart des villes précapitalistes,


lorsqu'elles atteignent une certaine taille, c'est-à-dire quand la fonction
de domination économique est secondaire par rapport à la domination
sociale, politique, administrative, religieuse et culturelle sur leur
région; elles ne sont pas toujours créatrices de biens commercialisables
en quantité suffisante pour assurer leur subsistance par les seuls
échanges économiques entre citadins et ruraux; bien plus, les sociétés
commerciales du moment sont souvent dans l'impossibilité d'assurer
seules la totalité de l'approvisionnement et de garantir sa régularité7.

luxe quand elles sont de grande qualité ou transportées en petite quantité loin de leur
zone de production. Un cru africain ou syrien n'est pas une subsistance, pas plus que le
vin - dont la qualité importe peu, de ce point de vue - consommé en Angleterre ou en
Irlande.
7 A de rares exceptions près - que l'on peut toujours imaginer - toute ville
protobyzantine dispose à la fois des ressources obtenues par le travail de ses paysans - les
paysans vivant intra muros -, de ses artisans, de ses commerçants, banquiers, artistes, des
rentes perçues par les propriétaires, grands ou petits, et de sommes souvent
considérables versées par l'Etat sous diverses formes : salaires, soldes, pensions, travaux publics,
cérémonies, spectacles, subventions diverses et, pour les capitales, entretien de la cour.
Ces dépenses publiques attirent des bénéficiaires directs: fonctionnaires, militaires,
clercs; mais surtout des bénéficiaires indirects: commerçants, artisans, domestiques,
cantonniers, personnel des bains ... Si l'afflux de population est modéré, la campagne et
le commerce local ont les moyens de répondre seuls à la demande de subsistances
correspondante. Si l'afflux est considérable, se posent les questions des zones
d'approvisionnement, de la régularité des livraisons et celle des sociétés commerciales : sont-elles
capables de maîtriser les difficultés dues aux conditions d'accès aux ports, à la construction
des greniers, des bateaux, aux problèmes financiers tant pour l'obtention des capitaux
que pour la gestion des fonds, leur transfert et la répartition des profits. . . ? En outre
l'Administration se trouve face à une question technique très importante. Ou bien elle
accepte que le prix de vente en ville soit nettement supérieur au prix d'achat à la
campagne ; il en découle à la fois la nécessité de verser en ville des salaires plus élevés, y
compris aux agents de l'Etat et des difficultés pour l'organisation de la coemptio qui suppose
l'achat par l'Etat des produits au même prix sur toute l'étendue de l'Empire (voir index s.
v.). Ou bien les agents de l'Etat font en sorte que les subsistances reviennent en ville
approximativement au même prix que chez le producteur, c'est-à-dire qu'ils paient la
différence entre le prix d'achat et le prix de vente en ville. L'Etat doit alors prendre le
contrôle de l'approvisionnement, quitte à soustraiter cette activité à des sociétés
puis antes certes, mais privées de l'essentiel de leur autonomie. La grosse difficulté, quand une
ville dépasse une certaine taille et dépend beaucoup des fonds publics, c'est qu'elle crée
une demande importante dans une société où l'offre est limitée par la faiblesse des
ressources : on est prêt à donner du blé pour obtenir un araire, des soins médicaux . . .,
même si on a peu de grain ; on n'est guère disposé à en vendre contre de la monnaie qui
n'est généralement pas directement utilisée, sauf pour le paiement de l'impôt.
INTRODUCTION GENERALE 7

L'urgence du problème et la nature des moyens mis en œuvre pour y


faire face ont varié selon les lieux et les époques. Comment se posait-il
dans l'empire protobyzantin, dont on verra que précisément les villes
manquaient de dynamisme économique, dans de nombreux cas, et
qu'elles se suffisaient d'autant moins qu'elles étaient plus grandes? De
quoi vivaient ces agglomérations partout présentes en grand nombre,
souvent imposantes par leur taille, avant la mutation radicale du VIIe
siècle?
La difficulté est double. Pour les petites villes, peuplées de paysans
pour une large part, la question est principalement d'assurer la survie
des citadins travaillant dans les secteurs secondaire et tertiaire pendant
les périodes de disette ou de famine - qui, parfois pouvaient durer
plusieurs années - lorsque les manœuvres et les petits artisans sans
réserves en nature ou en espèces devaient donner tout leur mois de salaire
pour obtenir moins de 1 quintal de blé, soit une ration inférieure à 2
livres par personne et par jour pour une famille de 5 personnes, tandis
que les paysans, eux-même affamés, mouraient, fuyaient vers d'autres
terres ou, paradoxalement, accouraient en ville dans l'espoir d'y
recevoir un secours : pourquoi viennent-ils là où en apparence ils ont le
moins de chance de trouver à manger? Le ravitaillement pendant les
périodes de disette ou de famine constitue donc un problème très grave
car la permanence de la ville exige un minimum de continuité dans
l'approvisionnement. Pour les plus grandes agglomérations le même
problème existe, mais il se double d'un déficit chronique entre les
besoins incomprensibles de la ville et les possibilités du commerce
privé qui n'est pas capable de collecter et d'acheminer seul les quantités
indispensables. Et s'il le pouvait, il vendrait nécessairement plus cher
que dans les campagnes à des populations urbaines dont rien ne nous
laisse supposer qu'elles aient des salaires suffisants pour supporter un
accroissement important du coût de la vie.
Comme le commerce ne paraît pas pouvoir apporter seul une
solution satisfaisante à ces deux sortes de difficultés, il convient de se
demander si la puissance publique n'intervient pas. On admire
l'importance, démonte les mécanismes complexes et assez souvent condamne
l'oppression de l'Etat byzantin. Cela suffit à suggérer qu'il disposait, s'il
le voulait, des moyens d'imposer des versements constants, de
constituer des stocks, de fixer les règles de la redistribution, ou tout au moins
d'aider les cités à le faire. Le fit-il? Si oui, dans quelles conditions, avec
quelle ampleur et jusqu'à quand? En particulier provoqua-t-il le déclin
des villes en supprimant son assistance au VIIe siècle ou, victime d'une
8 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

crise économique majeure, a-t-il cessé d'aider des villes en pleine


décadence? En d'autres termes, la crise du VIIe siècle est-elle en dernière
analyse une crise économique ou une crise due à une diminution de
certaines dépenses publiques, et, si cette seconde hypothèse se vérifie,
est-ce une crise due à une diminution des ressources fiscales ou à une
modification des priorités budgétaires? La question se ramène à celle
du poids relatif de l'approvisionnement public par rapport aux autres
sources de ravitaillement ou, plus généralement, au poids relatif de
chacune d'entre elles par rapport aux autres.
La réflexion sur ce thème limité et relativement technique
débouche sur des perspectives beaucoup plus vastes qu'il ne saurait être
question d'aborder ici mais pour l'étude desquelles elle apporte des
matériaux solides. A propos de la ville byzantine : de quoi vivait-elle,
c'est-à-dire qu'était-elle, parasite, vitrine du pouvoir ou centre
autonome? A propos de la société urbaine : quels étaient les rapports réels
entre les notables et les humbles? Les premiers pourvoyaient-ils sur
leurs ressources propres aux besoins des seconds par une sorte d'éver-
gétisme qui plaçait ceux-ci sous leur dépendance? Utilisaient-ils les
ressources de la cité qu'ils administraient en dépensant le produit de
l'impôt? Dans ce cas, loin d'être les maîtres tout puissants de la cité, les
prétendus «aristocrates fonciers» seraient plutôt les responsables de la
gestion municipale devant l'administration centrale. Enfin à propos de
la politique économique et de ses conséquences économiques et
sociales. Depuis qu'il lève des impôts non négligeables sur de larges
territoires organisés, l'Etat n'est jamais économiquement neutre et, plus il est
vaste, plus lourde est sa pression, plus déterminant l'usage qu'il fait des
fonds perçus.
Que la question de l'approvisionnement ait été rarement posée de
manière globale s'explique facilement car, jusqu'à une époque récente,
on manquait des matériaux qui permettaient d'entrevoir la possibilité
d'une solution. Par un heureux hasard, la multiplication récente des
données disponibles attire l'attention et convie à tenter l'aventure.
Quelques études synthétiques, fondées sur une documentation encore
fragile, ont eu l'immense mérite de montrer l'urgence d'une enquête plus
poussée. Des éditions critiques facilitent l'accès à des sources
essentiel es en les replaçant dans une perspective juste. Surtout la
multiplication des monographies apporte une foule d'informations sur des villes
grandes ou petites dont aucune n'est suffisamment documentée pour
livrer la clef de notre problème bien que toutes ou presque contiennent
quelques informations utiles : on voit ici le grenier, là le transport, ail-
INTRODUCTION GENERALE 9

leurs la distribution, plus loin les bénéficiaires des denrées. Le moment


paraît donc venu de reprendre tout ce dossier pour en tenter une
présentation cohérente à partir de séries assez larges, susceptibles d'être
contrôlées et interprétées l'une par l'autre, et dont les résultats
convergent.
Si un premier bilan est aujourd'hui possible, on ne doit pas se
dissimuler pour autant le caractère provisoire des conclusions actuellement
accessibles qui tient aux difficultés considérables d'une étude globale
portant sur toutes les villes - toutes celles qui peuvent nous fournir des
renseignements sur le problème posé avec tous les types de sources
actuellement disponibles.

Certaines n'ont rien de particulier car on bute sur elles à tout


moment. Les sources ne sont pas toujours éditées de manière
satisfaisante. Pour les lire, il faudrait connaître la dizaine de langues dans
lesquelles elles sont rédigées : le latin et le grec évidemment, avec toutes
les nuances depuis la langue archaïsante de Symmaque, Libanius ou
Procope8 jusqu'aux formules stéréotypées, agrémentées d'une
orthographe et d'une syntaxe presque toujours surprenantes dans les
papyrus égyptiens, palestiniens ou italiens, en passant par le style
hermétique à force de concision et de précision technique utilisé par les
rédacteurs des lois; mais aussi, et tout autant, l'arabe, le copte, le syriaque, le
géorgien, l'arménien, le vieux slave, l'éthiopien . . . Chacun a
expérimenté en tant que traducteur ou utilisateur de traductions que, pour
les passages les plus difficiles, le traducteur s'en remet à
l'interprétation de l'historien spécialiste - de la question abordée plus que de la
langue pratiquée - qui, elle-même, dépend souvent fortement de ce que
suggérait la traduction précédente. Pour briser ce cercle vicieux, il
conviendrait de lire chaque source directement dans le texte. Comment
reprocher à l'excellent arabisant que fut B. Evetts d'avoir corrigé le
mot qu'il lisait (dïakunîâh) en diakonikon parce que les dictionnaires
grecs dont il disposait ne donnaient pas de sens qui lui parût satisfai-

8 Voir, par exemple, le passage où Julien s'excuse presque d'employer le terme


récent de μόδιος, muid, parce que c'est «le terme qu'on emploie désormais sur le plan
national» (Misopogôn, 369 B, éd. et trad. C. Lacombrade, L'empereur Julien, œuvres
complètes, 2, 2, Paris, 1964 (coll. Budé), p. 196). Il préfère le terme vague de μέτρον, mesure.
De même Procope parle sans cesse d'oboles, de statères ou de médimnes pour des unités
qui, de son temps, n'étaient jamais désignées ainsi.
10 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

sant pour le mot grec διακονία9? Mais réciproquement, comment


donner le sens qui convient à ce terme alors que c'est par sa
translitération dans la traduction arabe d'un texte grec qu'on peut le mieux le
saisir? Nous aurons souvent l'occasion de constater, après bien
d'autres, que, pour des ouvrages grecs ou latins, il arrive aussi que les
meilleurs éditions ou traductions commettent des contresens entraînant des
fautes de lecture ou de ponctuation dont l'auteur ne peut être blâmé
puisqu'aucun dictionnaire ne donne le sens qui convient pour tel mot
important et que le passage n'est pas suffisamment explicite par lui-
même pour qu'on se sente autorisé à proposer un sens nouveau pour
un terme connu. Seule la constitution de séries aussi larges que
possible des emplois d'un terme difficile, en tenant compte de la nature
administrative, narrative ou autre de chaque texte permet d'éclaircir
certains mystères lexicographiques.

Plus difficiles sont les questions qui portent sur la nature profonde
de chaque catégorie de sources et donc sur la place relative que doit
leur accorder l'historien de l'économie et de la société byzantines. C'est
là un travail indispensable à la fois pour concilier les informations
apparemment contradictoires de tel et tel document et pour
déterminer, dans chaque cas particulier, ce que chaque type de documents
peut réellement nous apporter. La réflexion en ce domaine n'est pas
toujours très avancée et ce retard explique pour une large part les
divergences entre historiens qui accordent plus de crédit l'un aux lois,
l'autre aux papyrus, un troisième aux résultats des fouilles . . .
Les textes législatifs 10 dont le vocabulaire particulier fait déjà dif f i-

9 History of the Patriarchs of the coptic Church of Alexandria, 3, Agathon to Michael I


(766), Arabic Text edited, translated and annoted by B. Evetts, Paris, 1910 (PO, 5), p. 43 : (le
patriarche avait un économe) «whom he entrusted with the care of the diaconicon». Il
faut corriger diaconicon en diaconia.
10 Présentation claire des divers recueils de lois par H. J. Scheltema, Byzantine Law,
dans The Cambridge medieval History, 4, The byzantine Empire, t. 2, Governement, Church
and Civilisation, éd. par J. M. Hussey, Cambridge, 1967, p. 55-77. Sur le code Théodosien,
voir surtout O. Seeck, Regesten der Kaiser und Päpste für die Jahre 311 bis 476.Vorarbeit
zu einer Prosopographie der christlichen Kaiserzeit, Stuttgart, 1919. Sur le Corpus Juris
civilis, P. Collinet, Etudes historiques sur le droit de Justinien, t. 1, Paris, 1912. Sur la
valeur des Basiliques, point de vue de A. Kazdan, Vasiliki kak istoriceskij istocnik, W, 14,
1958, p. 56-66 : on retiendra surtout que les Basiliques constituent une mise à jour
incomplète, parfois maladroite du droit de Justinien. Il faudrait savoir si on les considérait
comme un code directement applicable - ce dont je doute car la situation socio-économi-
INTRODUCTION GENERALE 11

culté et dont on ne sait jamais comment ils ont été appliqués, nous
restent trop souvent incompréhensibles faute de dépouillements suffisants
donnant une longue liste d'exemples dans des contextes divers et faute
de comparaisons poussées entre le texte de la loi et les documents de la
pratique où elle est mise en œuvre. Certes on n'a pas à se demander si
les lois étaient ou non appliquées. La réponse, positive, ne fait aucun
doute. Mais d'abord que signifient-elles réellement? Les verbes dont le
sens premier est «donner» indiquent-ils un don volontaire fait par une
personne privée sur ses fonds propres ou un versement de revenus
publics effectué par cette personne privée en tant qu'agent de l'Etat?
On ne l'a pas toujours défini avec la précision nécessaire; or, tant qu'on
n'a pas résolu cette difficulté, on ignore l'origine exacte de l'assistance
dispensée à la population. Pour prendre le cas d'une expression
précise, nous verrons que les panes aedium, source de longues discussions,
ne peuvent être définis sans prendre en compte les conditions
particulières du fonctionnement de l'annone, liées à la situation propre des
deux capitales.
Pour interpréter correctement les lois il faut aussi réfléchir aux
conditions d'élaboration des recueils. D'abord on s'est contenté, pour
réduire au maximum la longueur des ouvrages, d'extraits aussi courts
que possible et cette brièveté est souvent excessive pour nous; aussi
faut-il scruter avec la plus extrême attention le contexte dans lequel tel
ou tel passage est présenté; rechercher les autres fragments d'une loi
qui peuvent se trouver ailleurs dans le recueil, considérer la manière
dont elle est reprise, commentée ou développée depuis la rédaction
antérieure transmise par le Digeste jusqu'aux formulations des
Basiliques. C'est ainsi qu'on ne peut espérer résoudre le mystère des 50 sous
qui constituent le seuil d'une certaine pauvreté sans déterminer les
conditions dans lesquelles ce seuil a été établi puis conservé, ainsi que
le type de pauvreté qu'il définissait. D'autre part les codes conservent-
ils la loi la plus ancienne, la plus utile ou celle dont on pouvait se
procurer le plus facilement une copie? Toute l'interprétation de la
politique économique à un moment donné dépend parfois de ce que nous

que avait trop profondément changé - ou un recueil de textes destinés à guider le juge
dans la solution de cas difficiles; le recueil peut, dans ce dernier cas, être utilisé comme
ouvrage de référence, sans, pour autant, être parfaitement à jour. Sur l'ensemble de la
législation byzantine, mise au point pénétrante de N. Svoronos, Storia del diritto e delle
istituzioni, Bari, Corsi di studi, 1, 1976 (1977), p. 177-231.
12 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

pouvons ou non considérer la date figurant dans un extrait de loi


comme celle de la première promulgation, ou de ce que le destinataire
indiqué est ou non le seul qui ait dû appliquer la mesure prescrite : une
décision peut changer de signification selon qu'elle est prise avant ou
après tel événement politique et qu'elle était adressée à un
gouvernement ou à tout l'Empire. En particulier nous savons que les Codes ont
été rédigés à Constantinople par des spécialistes orientaux; faut-il en
conclure que nous tenons là l'explication du nombre très faible de lois
adressées à des fonctionnaires d'Occident, l'Afrique mise à part, ou
continuer à expliquer cette quasi-absence par un déclin de la Pars Occi-
dentalis? Dans un autre ordre d'idées, comment interpréter le
développement tardif de la législation civile sur les institutions ecclésiastiques
alors que la multiplication de ces dernières est bien attestée dès le IVe
siècle?
D'autres difficultés rendent l'usage des documents épigraphiques
tout aussi délicat11. S'ils nous offrent presque toujours des textes
originaux dont la valeur ne saurait être mise en doute, ce sont des
transposition sur pierre, en capitale épigraphique, de textes, au moins pour les
documents publics, qui ont été rédigés au loin par des scribes
professionnels dont l'écriture particulière était difficile à lire. Les lapicides,
qui gravaient surtout des épitaphes et n'avaient guère l'habitude des
écritures de chancelleries, accumulaient les fautes. En outre le tarif ou
la dédicace, tels que nous les lisons, ont été rédigés pour des lecteurs
plus au fait que nous des mécanismes administratifs, dans une langue
concise qui faisait grand usage de l'allusion et où, par exemple, une
formule de datation, choisie avec beaucoup de soin, suffisait pour
désigner le responsable ultime de l'acte mentionné et suggérer toute
une procédure. Enfin l'enquête serait plus facile si les textes les plus
intéressants ne constituaient autant d'hapax, rarement conservés dans
leur totalité, souvent mal édités et parfois connus par de simples copies
dont l'exactitude reste douteuse. Une analyse très minutieuse s'impose
donc, mêlant l'étude paléographique, celle des formulaires proprement
épigraphiques, celle du dispositif particulier à chaque texte et, malgré
la multiplication des précautions, on ne peut affirmer que
l'interprétation proposée est définitive; il faudrait en effet parcourir les réserves

11 On attend avec impatience le manuel, le premier du genre, préparé par C. Mango


et I. Sevcenko, sur l'épigraphie byzantine à partir du VIe siècle. Pour la période
antérieure, on doit affronter, sans guide sûr, une documentation dispersée et difficile.
INTRODUCTION GENERALE 13

des musées et les fonds d'archives à la recherche de la meilleure copie


d'un texte perdu mais lu par plusieurs personnes. Quelle que soit
l'ampleur des dépouillements, on est encore assuré de n'avoir pas tout vu
tant sont nombreuses les revues locales et vastes les recueils ne
contenant que quelques inscriptions relatives à notre époque, comme on s'en
rend compte en préparant un corpus régional.
Il apparaît chaque jour plus nettement que les papyrus ne reflètent
pas seulement la situation particulière de l'Egypte, mais fournissent
l'un des fondements indispensables à toute histoire administrative,
économique et sociale du monde protobyzantin12. Eux seuls donnent la
solution de certains problèmes posés par les lois : tel révèle le sens d'un
terme technique jusqu'alors incompris; tel autre, montrant
l'application littérale, en Egypte, d'une loi connue seulement par la copie
adressée à une autre région, prouve à la fois que la loi était valable dans tout
l'Empire et qu'on a raison de considérer l'Egypte comme une province
semblable aux autres. Cependant, de même que pour l'épigraphie, les
éditions sont souvent anciennes, les textes trop fragmentaires, difficiles
à déchiffrer ou trop fortement abrégés, ce qui rend la lecture délicate
et souvent erronée; il est fréquent en outre que les documents
byzantins soient dispersés au milieu d'autres, d'époque ptolémaïque ou
romaine, entraînant des dépouillements fastidieux pour qui n'est pas
papyrologue de profession; en effet, si les papyrus doivent être lus par
tous les byzantinistes, leur étude technique relève d'une science
particulière, extrêmement exigeante. Enfin les papyrus ont été souvent
étudiés sans qu'on tienne compte du contexte archéologique,
insuffisamment décrit par les inventeurs des textes, ce qui conduit à confondre

12 Présentation des sources dans G. Turner, Greek Papyri. An Introduction, Oxford,


1968. Premier travail considérant sans réserve ces textes comme des documents
byzantins écrits sur un support particulier, qui n'enlève rien à leur nature intrinsèque : J. Gas-
cou, La possession du sol, la cité et l'Etat à l'époque protobyzantine, et particulièrement en
Egypte (Recherches d'histoire des structures agraires, de la fiscalité et des institutions aux
Ve, VIe et VIIe siècles), Thèse de troisième cycle, 1974. Je n'ai pu prendre connaissance,
avant la rédaction du présent travail, du résumé, sensiblement modifié, de ce travail
pionnier : Les grands domaines, la cité et l'Etat en Egypte byzantine, Travaux et
Mémoires, 9, 1985, p. 1-90. Ma principale réserve porte sur l'expression de «rente-impôt» qui
paraît contradictoire : une rente est par définition privée alors que l'impôt est public, et
les deux sphères ne peuvent interférer. Les papyrus palestiniens, italiens, et même
gaulois, témoignent opportunément que ce support était largement utilisé pour les mêmes
fins qu'en Egypte, dans l'ensemble du monde méditerranéen.
14 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

archives publiques et privées, reçu fiscal et contrat de location ou


compte d'exploitation.
Les correspondances administratives constituent autant de mines
inexploitées, comme les discours officiels, bien qu'à un moindre
degré13. Elles nous montrent le fonctionnement quotidien de
l'administration avec souvent une allusion plus ou moins claire à la position
socio-économique des correspondants. Nous y découvrons les situations
concrètes, les réticences de certaines couches sociales et donc les
raisons qui ont motivé la promulgation d'une loi, en même temps que ses
effets dans la vie quotidienne de la population. Par exemple, il ne fait
guère de doute que les évêques n'ont pas usurpé le rôle qu'on les voit
jouer dans le ravitaillement des cités mais qu'ils ont reçu, à cet effet,
mission de l'empereur lui-même; cela modifie sensiblement l'idée qu'on
doit se faire de l'influence du christianisme sur la politique d'assistance
dans l'Empire. Les difficultés tiennent à ce que ces correspondances
n'ont ni l'ampleur ni la rigueur de celle de Grégoire le Grand, qu'une
allusion aux réalités ne nous suffit pas toujours pour mesurer
exactement l'enjeu des discussions et que seules ont été copiées les lettres
jugées utiles par ceux qui les ont rassemblées au moment où ils
constituaient le recueil. C'est pourquoi nous voyons rarement l'auteur avoir
tort, même sur des points de détail. Enfin, comme les inscriptions ou
les papyrus, les correspondances présentent assez souvent des hapax -
termes ou situations - difficiles à interpréter.
Les textes hagiographiques14 ne se limitent pas aux vies de saints,

13 Aucune étude d'ensemble sur ces documents absolument fondamentaux, dont il


serait urgent de savoir dans quelles conditions précises ils ont été écrits. Par exemple le
mare clausum existait toujours; il n'est donc pas surprenant qu'on reçoive au printemps
la première lettre se rapportant à un événement, même capital, survenu à l'automne
précédent, au-delà des mers. Autre exemple : ces lettres obéissaient à des règles
diplomatiques strictes qui interdisaient, entre autre, d'écrire, ès-qualités de fonctionnaire byzantin,
à une personne résidant dans un pays hostile à l'Empire. Le plus important, de notre
point de vue, consisterait à savoir qui tenait la plume et mettait en forme les idées de
celui qui signait et qu'on considère un peu trop vite comme le rédacteur. Voir, par
exemple, à ce sujet, D. Norberg, Qui a composé les lettres de saint Grégoire le Grand?, Studi
Medievali, 3e série, 21, 1980, p. 1-17.
14 L'abondance des discussions sur chaque œuvre particulière, pour en déterminer
la nature, l'auteur, la valeur comme témoignage sur une époque . . . contraste avec la
pauvreté de la réflexion sur les conditions d'une utilisation globale pour une histoire
sociale. Sur les genres littéraires, voir cependant H. Delehaye, L'ancienne hagiographie
byzantine. Origine, sources d'inspiration, formation des genres, Byz, 10, 1935, p. 379-380;
INTRODUCTION GENERALE 15

mais comprennent des genres littéraires variés comme, par exemple,


les récits d'actions exemplaires, miraculeuses ou non, les recueils de
miracles post mortem . . ., avec toutes les combinaisons possibles entre
ces genres dans chaque œuvre particulière. Face aux textes que lui
livrent des éditions critiques toujours plus nombreuses et élaborées,
l'historien de la société doit avoir une attitude assez particulière qui
dépasse la querelle sur l'authenticité des faits car l'exploit mémorable
du saint, même quand il est d'une vérité irréfutable, n'est pas, par
définition, significatif d'une constante sociale, tandis qu'un détail inventé
par un faussaire pour «faire vrai» et tromper le lecteur sera du plus
haut intérêt s'il décrit non ce qui fut mais ce qui aurait pu être et se
trouvait largement pratiqué dans tout l'Empire. Une prouesse ascétique
n'illustre en rien le comportement moyen puisqu'on l'a rapportée pour
son caractère exceptionnel. Le commun des mortels mettait en pratique
l'un des contraires possibles que ce haut fait seul ne permet pas de
déterminer. Ainsi le faux présenté comme un récit authentique
retiendra plus particulièrement l'attention car il mêle des faits réels et des
faits imaginés pour accréditer une thèse globalement fausse, mais qui
veut se donner toutes les chances de convaincre en ne heurtant jamais
de front le lecteur conduit insensiblement à admettre le tout puisqu'au-
cun détail ne lui paraît suspect : il raconte ce qui aurait pu se passer là
car cela se passait couramment ailleurs. La question essentielle n'est
plus celle de la vérité, mais de la vraisemblance et de l'époque à
laquelle les faits rapportés pouvaient être vraisemblables, à celle de l'auteur
ou à celle de son héros.
Pour l'histoire sociale, le saint n'est plus nécessairement le
personnage principal quand on veut connaître les attitudes banales à un
moment donné. L'auteur est tout aussi important car il est nécessaire

id., Les passions des martyrs et les genres littéraires, 2e éd., Bruxelles, 1966 (Subsidia hagio-
graphica, 13b): l'auteur ne traite que d'une question, celle des passions des martyrs, mais
rappelle (p. 8) quelques genres pratiqués par les hagiographes : son argumentation est
excellente pour ce qui concerne directement le point de vue choisi - discuter de la réalité
des passions dont les martyrologes sont encombrés - mais s'enferme inévitablement dans
le dilemme du texte vrai ou faux, qui néglige les informations sur le contexte dans lequel
se sont ou se seraient déroulés les faits ; celui-là peut apporter un témoignage intéressant
sur un certain passé, même si ceux-ci sont faux. Sur les conceptions périmées de vies de
saints qui seraient toutes d'origine populaire, pour un public ignare, voir par exemple E.
Stein, op. cit., p. 698-700. Tentative d'application des méthodes structuralistes par E.
Patlagean, A Byzance : ancienne hagiographie et histoire sociale, Annales ESC, 1968,
p. 106-126.
16 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

de connaître son point de vue, de savoir ce qui l'a conduit à écrire,


d'isoler son intention et tout ce qui sert à l'étayer afin de conserver
uniquement ce qui, indifférent à sa démonstration, a le plus de chances
d'être révélateur de la vie quotidienne à son époque. D'autre part il
importe de bien connaître le milieu dans lequel l'œuvre a été rédigée,
moins pour apprécier la valeur du témoignage sur le saint que pour
mieux repérer les détails représentatifs de la situation sociale
contemporaine de l'auteur. Enfin il convient de juger aussi exactement que
possible l'intelligence et le savoir-faire de l'auteur, surtout si c'est un
faussaire ou du moins un écrivain suffisamment engagé pour présenter
les faits de manière tendancieuse : un pâle compilateur, s'adressant à
un public peu cultivé, mettra bout à bout des récits où l'on distinguera
presque du premier coup la paille du grain; un habile propagandiste
cachera son jeu, aussi bien à ses contemporains qu'à nous. Devant cette
catégorie de sources, comme devant toutes les autres, les oppositions
caduques s'abolissent définitivement entre sciences dites auxiliaires de
l'histoire - ici l'hagiographie qui établit, critique et édite le texte -,
l'histoire «événementielle» qui juge la valeur du témoignage et l'histoire
sociale qui, datant des comportements plus que des faits, profite des
deux premières tout en les aidant parfois à mieux identifier et dater
l'œuvre. Ainsi l'histoire événementielle, était particulièrement
embarrassée par la vie de Porphyre de Gaza, prétendument rédigée par Marc le
Diacre. Or, la comparaison entre le texte grec et la version géorgienne
impose de remonter à un original syriaque, composé au VIe siècle par
un clerc hostile au monophysisme et cherchant à accréditer l'idée que,
dès le IVe siècle, l'Eglise de Gaza avait des rapports avec Constantinople
et non avec Alexandrie, avec le patriarcat destiné à devenir chalcédo-
nien bien après la mort du soi-disant Porphyre15. L'historien des struc-

15 On connaît surtout le texte grec du récit hagiographique : Marc le Diacre. Vie de


Porphyre, évêque de Gaza, Texte établi, traduit et commenté par H. Grégoire et M.-A.
Kugener, Paris, 1930 (coll. Budé). Pour rendre compte à la fois de la vérité apparente et
des invraisemblances ou des emprunts manifestes à des auteurs des Ve et VIe siècles
(Théodoret et Chorikos), les éditeurs devaient supposer un texte original soumis à des
remaniements postérieurs. La découverte d'une version géorgienne dérivée d'une vie
syriaque suffisamment mal comprise et mal traduite pour que cette dérivation ne fasse
aucun doute, permit à P. Peeters (La vie géorgienne de saint Porphyre de Gaza, Anal.
Boli, 59, 1941, p. 65-216) de reconstituer un original syriaque dont les deux versions
connues sont des traductions. Le texte syriaque doit être tardif puisque le développement
de cette langue est postérieur au début du Ve siècle; en outre il dépend des poèmes de
Chorikios, rédigés au début du VIe siècle. Il est regrettable que la version géorgienne ne
INTRODUCTION GENERALE 17

tures sociales ne peut que souscrire à cette démonstration et même la


conforte car les distributions qu'on voit faire par le saint évêque ne
sont pas celles d'un prélat installé dans un milieu hostile, au IVe siècle,
mais celles d'un évêque disposant de moyens importants, vers 500 ou
au-delà. Même si on peut toujours supposer qu'un certain Porphyre
occupa le siège de Gaza vers 400, y laissant quelques souvenirs qui
constituèrent la trame du récit apocryphe composé au VIe siècle pour
les raisons précitées, ce texte est fondamentalement un faux; et
pourtant il prouve la pratique, à cette époque, dans une ville moyenne de la
côte syrienne, de distributions épiscopales bien attestées ailleurs mais
assez mal dans cette région.
Les homélies constituent un genre particulièrement pratiqué à
notre époque. L'auteur - une fois établi qu'il est bien celui que la tradition
indique -, son œuvre et son public entretiennent des rapports faciles à
définir16. Ces discours paraissent souvent fastidieux à cause des lieux
communs transmis et recopiés de génération en génération d'un bout à
l'autre du monde méditerranéen, dont on est fréquemment sûr que
l'auteur n'a pas fait l'effort de les mettre en rapport avec la situation
de son temps. Les meilleurs sermons n'ont souvent de signification que
spirituelle, pour les âmes les plus exigeantes en quête d'un idéal très
élevé. L'auteur ne prête aucune attention aux réalités qui l'entourent.
Les descriptions sont imprécises et les nombres exagérément grossis.
Cependant il ne faudrait pas négliger ces documents car brusquement,
au détour d'un développement où on l'attend le moins, surgit un
renseignement inestimable. En effet on ne peut oublier que les prédicateurs
sont souvent des évêques, des prêtres ou des diacres citoyens de la ville
où ils prêchent. Ils ont donc accès aux archives municipales et
ecclésiastiques et parlent devant des fidèles qui sont censés pouvoir les

soit pas mieux connue quand on fait l'histoire événementielle des années 380-400. On lui
accorderait moins d'importance. Par contre cette vie devient parfaitement significative
de la situation dans la ville de Gaza au VIe siècle et de la manière dont on imaginait alors
la situation vers 400.
16 Sur les homélies, J. Longère, La prédication médiévale, Paris, 1983, p. 24-35. Sur
l'importance et les dangers des textes patristiques, en particulier des homélies, dont on
n'a guère discuté la valeur réelle pour l'historien, malgré la masse considérable de cette
documentation, voir L. Ruggini, Economia e società nett'« Italia annonaria». Rapporti fra
agricoltura e commercio dal IV al VI secolo d. C, Milan, 1961, p. 9-16. Cependant l'auteur
prend parfois pour le diagnostic rigoureux de la situation sociale ce qui représente une
simple exagération oratoire (cf. ci-dessous, p. 518-522).
18 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

consulter ou qui, au moins, ont une connaissance suffisante de leur


ville pour savoir si l'ordre de grandeur des nombres ou des faits évoqués
est ou non vraisemblable. Dans un passage où il se veut concret, le
prédicateur peut donc arrondir, exagérer légèrement, se tromper, car les
statistiques n'étaient pas très précises, accentuer un trait en décrivant
un pauvre plus misérable que nature ou en englobant dans ce concept
à la fois les indigents et ceux qui gagnent difficilement leur vie; il ne
peut trop déformer la réalité. Toute la difficulté consiste donc à
déterminer si l'orateur veut ou non frapper les imaginations par des images
suggestives mais irréelles ou par des allusions à des réalités
contrôlables. La critique interne du texte et la comparaison entre ce qui est dit
et ce que nous savons par ailleurs fournissent deux voies
complémentaires pour tenter de trancher; nous verrons qu'on peut avoir, dans
certains cas importants, la quasi-certitude que le prédicateur décrit en
observateur particulièrement averti la situation de sa ville.
Avec les chroniques on aborde un ensemble hétérogène d'œuvres
qui ressortissent à trois genres différents : les chroniques universelles,
continuées sans interruption, jusqu'à la mort de Maurice (602), par les
chroniques des divers règnes, les chroniques ecclésiastiques, y compris
les Libri pontificales de Rome, Ravenne, Alexandrie . . ., enfin les
chroniques locales17. Il est essentiel de définir la valeur de chacun de ces
groupes pour une histoire sociale sans oublier que les œuvres
particulières participent souvent des trois à la fois. Malalas, pour donner un
exemple, écrit sa chronique universelle à Antioche; certains passages
s'apparentent à des chroniques locales et, de fait, notre auteur en a
consulté dont le contenu est peut-être passé dans son travail sans modi-

17 Les fondements idéologiques des chroniques universelles ont été analysés succin-
tement par F. Dvornik, Early Christian and byzantine political philosophy, Dumbarton
Oaks, 1966, t. 2, p. 611-850. Leurs sources et leurs méthodes de composition posent des
questions délicates ; pour une étude récente de ces problèmes, voir C. Mango, Who wrote
the Chronicle of Theophanes? Zbornik Radova, 18, 1978, p. 9-17. Les chroniques
ecclésiastiques attendent leur historien malgré le grand nombre de leurs historiens et plus
encore des historiens qui les utilisent. Un détail qui illustre la différence de point de vue
entre chroniques universelles et histoires ecclésiastiques, pourtant écrites dans un même
milieu culturel, à peu près à la même époque, est fourni par la rapidité avec laquelle les
premières, rédigées à la gloire de l'Empire, passent sur les persécutions, et de manière
générale sur le Haut-Empire, alors que les secondes ne se lassent pas de rapporter les
prouesses des martyrs. Sur les chroniques locales, voir, pour les chroniques brèves
écrites en grec, P. Schreiner, Die byzantinischen Kleinchroniken, t. 1, Vienne, 1975. Le
problème d'ensemble de ce genre pourtant riche à tous points de vue, n'a pas encore été posé.
INTRODUCTION GENERALE 19

fication autre que de pure forme. Il l'écrit alors qu'il est clerc, ce qui le
conduit à privilégier le point de vue ecclésiastique, et donc à adopter
souvent la manière des chroniques du même nom. Il faut se placer tour
à tour de ces trois points de vue pour interpréter convenablement son
œuvre.
L'auteur d'une chronique universelle est souvent un annaliste
doublé d'un «philosophe de l'histoire» qui puise dans les annales les faits
remarquables par leur caractère spectaculaire ou leur signification
idéologique : les tremblements de terre et les grandes famines - quand
ils ne sont pas présentés comme la punition divine pour des fautes qui
révèlent le point de vue de l'auteur - appartiennent à la première
catégorie; la piété des empereurs, les grandes victoires de l'Empire ou
même le silence sur l'histoire de l'empire romain entre la mort
d'Auguste et la conversion de Constantin, à la seconde catégorie. On ne
trouvera dans ces œuvres guère plus que dans les homélies, car ces
faits remarquables n'apportent guère plus à une histoire sociale, mais,
si l'on s'impose l'ascèse de les lire toutes en entier, on découvre
certains renseignements de toute première qualité qui ont l'immense
mérite d'avoir été puisés à de bonnes sources, directement dans des archives
ou dans des chroniques locales qui ont recopié des documents
originaux.
Les chroniques de tel règne particulier, parfois ajoutées à une
chronique universelle, sont plus riches de données sociologiques, mais
trop souvent rédigées du point de vue de la cour ou de l'armée,
rarement avec les yeux des provinciaux. On dispose cependant d'un certain
nombre de passages très précis et riches d'informations concrètes,
surtout chez le plus abondant de ces historiens, Procope, témoin des faits :
il les présente avec plus ou moins de vie et de sympathie pour les
acteurs locaux de la vie sociale en fonction d'une idéologie qui est
chaque jour mieux définie, sans qu'on ait pour autant résolu tous les
problèmes qu'elle pose. Théophylacte Simokkatès est de ce point de vue
particulièrement révélateur car, écrivant au début du second tiers du
VIIe siècle, il traite uniquement des régions qui étaient alors un sujet
constant de préoccupation pour l'empereur, oubliant que, pendant le
règne de Maurice, qu'il décrit, l'Empire s'étendait jusqu'en Afrique et
en Italie - provinces qui alors retenaient constamment l'attention des
souverains - et en Egypte dont l'auteur est originaire, mais à laquelle il
ne s'intéresse guère que pour discuter des causes qui provoquent les
crues du Nil. Chez ces auteurs les situations particulières sont
significatives, mais il convient d'être très prudent quand on considère l'impres-
20 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

sion d'ensemble qui ressort de leur œuvre : elle résulte d'une volonté
d'imposer une vision particulière de la situation générale.
Pour leur part les histoires ecclésiastiques tiennent un langage très
spécial, voire spécieux : les biens d'Eglise s'y appellent biens des
pauvres, pour un motif parfaitement légitime du point de vue théologique,
mais historiquement surprenant quand on voit la richesse des clercs
qui les gèrent et en profitent pour une grande part; les clercs
orthodoxes, c'est-à-dire ceux dont on partage les convictions, y ont toujours
raison contre les hérétiques - ceux qui pensent différemment - ou le
pouvoir, quand ce dernier est de leur avis; les faits politiques ou
sociaux qui sont rapportés sont toujours choisis en fonction de leur
valeur exemplaire pour l'idée qu'on prétend imposer . . . Cependant,
comme les vies de saints ou les homélies, ces histoires sont écrites pour
des contemporains qui pouvaient contrôler la valeur des arguments,
elles s'appuient sur des documents d'archives ou des histoires
antérieures, elles-mêmes documentées, et, sous l'habillage idéologique, apparaît
toute une réalité d'autant plus importante pour nous que l'Eglise joue
un grand rôle dans l'approvisionnement.
Enfin les chroniques locales, qui nous sont parvenues le plus
souvent à l'état de simples fragments, conservées dans des œuvres de plus
grande ampleur où elles ont été mises à contribution, parfois connues
par un seul manuscrit plus ou moins médiocre et rédigées dans la
langue locale, ces chroniques n'ont qu'une faible valeur littéraire, mêlent
fable et réalité, manient l'hyperbole la plus extrême, mais aussi
recopient sans le moindre effet des pages entières de documents officiels
avec d'autant moins d'artifice que l'auteur était plus médiocre écrivain.
Le bon grain apparaît très bien conservé et nous livre sur les villes une
foule de renseignements précis, vivants et le plus souvent
incontestables, mises à part les déformations dues au point de vue de l'auteur.
L'alimentation ne peut être étudiée sans les prix des aliments et
autres produits, ce qui conduit à porter une attention particulière aux
monnaies13. Les espèces réelles sont connues d'une manière qui suffit

18 Bilan sur les rapports entre numismatique et histoire dans Moneta ed economia,
Bari, Corsi di studi, 4, 1986. Mon texte était terminé quand parut le travail monumental
de M. Hendy, Studies in the byzantine Monetary Economy, c. 300-1450, Cambridge, 1985.
Il permet de préciser la place de mon travail par rapport à l'état actuel de la recherche :
comment de très grandes villes, et mêmes des villes moyennes ont-elles pu exister si le
commerce était très réduit? Quel rôle tenait exactement dans la vie économique cet Etat
qui est le principal utilisateur de la monnaie qu'il frappe : se contente-t-il de payer des
INTRODUCTION GENERALE 21

largement à notre propos puisque le sou d'or est d'un poids constant,
parfaitement établi, et, pour les monnaies d'argent et de cuivre, la
marge d'erreur est assez faible pour être considérée ici comme négligeable.
Les monnaies de compte, ainsi que les valeurs des monnaies réelles
frappées avec un métal par rapport à celles qui le sont avec un autre,
soulèvent davantage de difficultés qui cependant ne sont pas
insurmontables; et même la connaissance des prix moyens permettra parfois de
confirmer une valeur encore contestée parce qu'elle, et elle seule,
donnera un prix voisin de ceux qu'on calcule à partir d'autres sources.
Hormis les inscriptions et les monnaies, l'archéologie, qui offre des
informations irremplaçables, nombreuses et précises dans beaucoup de
domaines - l'habitat tant urbain que rural, l'urbanisme, l'outillage,
l'occupation des sols ... - ne livre, pour le sujet qui nous intéresse presque
aucune information utilisable dans l'état actuel de la recherche. Elle
n'a pu identifier, peut-être parce que l'usage des méthodes scientifiques
est trop récent, que quelques greniers dont on ne sait jusqu'à quand ils
ont servi. Elle n'a pas permis d'identifier un seul xenodochium, sans
doute parce que ces édifices se distinguaient mal des maisons
particulières dans lesquelles ils étaient souvent établis. Il est donc presque
impossible de se faire aujourd'hui une idée précise du cadre
monumental dans lequel s'effectuaient les distributions ou ventes publiques et
ecclésiastiques19. Peut-être une stratigraphie plus sûre et un inventaire
plus rigoureux de tous les objets trouvés dans chaque construction,
selon les méthodes de l'archéologie actuelle, aideront-ils à préciser la
nature et la durée d'utilisation des bâtiments fouillés. En ce qui
concerne le commerce des subsistances, que nous aurons à évoquer, se pose la
question de l'usage que l'on peut faire des apports de la ceramologie.
Cette question est pour le moins complexe mais il faut préciser dès
maintenant que la longue pratique de ces documents, en particulier par
les historiens de l'Antiquité, conduit à un certain scepticisme en ce qui

fonctionnaires et des soldats ou assume-t-il des charges sociales très lourdes? Comment
fonctionnait un système très complexe dans une société qui disposait de moyens
comptables particulièrement rudimentaires à tous points de vue?
19 Pour l'archéologie urbaine, voir ci-dessus, n. 2-4, ou les travaux de C. Foss, cités
dans la bibliographie. On peut, grâce à eux, reconstituer l'essentiel d'une bibliographie
qui ne traite jamais des cadres architecturaux des distributions de quelque nature que ce
soit.
22 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

concerne la possibilité d'estimer la nature et le volume des échanges à


partir des tessons trouvés dans les fouilles20.
Cet examen trop rapide des divers types de sources conduit à
quelques remarques importantes pour la méthode à suivre. Si des
documents qui auraient, par nature, à nous parler de telle ou telle activité,
demeurent constamment silencieux, on dispose au moins d'un indice
important en faveur du fait que cette activité était ou bien inexistante,
ou bien marginale à notre époque. Si d'autres donnent un très grand
nombre de précisions, il faudra en revanche se demander dans quelle
mesure ils n'accordent pas une trop grande place à ce qu'ils décrivent.
Si plusieurs documents paraissent contradictoires, avant d'en rejeter
un ou plusieurs, ou de corriger sans raison dirimante, il faudra
déterminer si la différence ne provient pas de la diversité des points de vue
et si, loin de s'exclure, ils ne se complètent pas. On se heurte donc à la
difficulté constante de toute histoire sociale : comment brosser un
tableau satisfaisant d'une réalité dont aucune source de l'époque
n'avait pour but de nous parler dans les termes que nous
souhaiterions?
Il faut enfin évoquer les obstacles qui tiennent à l'ambition
d'étudier un aspect de l'histoire byzantine sur la totalité de l'Empire, à une
époque charnière de sa constitution à la fois comme continuateur de
son prédécesseur et comme Etat original par rapport à l'empire romain
- d'où la double dénomination d'empire romain tardif ou d'empire
protobyzantin. Ils sont considérables, plus graves encore que ceux qui sont
liés à l'étude d'une province, mais d'une autre nature, ce qui justifie
l'entreprise et rend même sa mise en chantier urgente puisque études
régionales et enquêtes plus générales sont complémentaires.
En effet, s'il est plus difficile de dépouiller l'ensemble des sources
et des revues spécialisées pour tout l'Empire à un moment donné que
pour l'une de ses provinces, il est tout aussi vrai que l'étude d'une seule
région aboutit à des impasses en de nombreux domaines. Au vu des
seuls documents africains, par exemple, on a l'impression que
l'approvisionnement des villes ne pose guère de problèmes et on ne peut
imaginer que très imparfaitement comment ils étaient résolus. Une étude
très minutieuse conduit cependant à supposer que la situation y était
semblable à celle du reste de l'Empire puisque les lois générales y trou-

20 Sur l'apport spécifique de la ceramologie au problème global et très complexe du


commerce, voir ci-dessous, p. 525-534'.
INTRODUCTION GENERALE 23

vent leur application dans les rares traces qui nous sont parvenues
pour l'époque byzantine, ce qui renvoie à une étude du ravitaillement
dans tout l'Empire. Au vu des seules sources romaines et même des
sources romaines et égyptiennes de langue grecque, la question
essentielle de la diaconie, c'est-à-dire de l'assistance fournie par l'Eglise,
reste mystérieuse et le texte de la source fondamentale, le Liber pontifica-
lis de l'Eglise de Rome, donne lieu à des contresens qu'on ne peut
corriger. On multiplierait les exemples sans peine, pour ce qui concerne la
présente enquête, comme pour d'autres thèmes de recherche21.
Il ne fait donc aucun doute que les études d'histoire sociale
régionale facilitent, mais aussi appellent, des études générales comme on
peut s'en convaincre en reprenant près d'un siècle après Ch. Diehl, leur
dernier historien, avec la même méthode mais avec une documentation
considérablement élargie, toutes les sources relatives à l'Afrique
byzantine, qui exigent à chaque instant le recours aux dictionnaires papyrolo-
giques, aux recueils d'inscriptions italiens ou orientaux, aux codes
impériaux et aux chroniques générales, sans compter l'étude
paléographique des inscriptions, l'analyse comparée des formules de datation ou
celle des symboles gravés, faute de quoi on ne permet pas aux textes de
livrer tout leur message22.
L'histoire locale d'une ville, d'une province, d'un diocèse entretient
donc avec l'histoire d'un aspect limité de la vie sociale dans tout
l'Empire des rapports de complémentarité qu'il faut nettement préciser
pour éviter tout malentendu : l'histoire locale fournit une
documentation exhaustive, affirme sans risque d'erreur que ce qu'elle voit dans la
zone étudiée y a bien existé; mais elle ne peut répondre à toutes les
questions posées par la documentation car il manque souvent les
éléments de comparaison indispensables pour élucider une difficulté.
L'histoire générale d'un aspect particulier répond à des questions en
suspens par l'accumulation des situations semblables ou voisines,
brosse un tableau global en rapprochant les informations connues pour
chaque région particulière, mais ne peut tenir tout le compte souhaita-

21 Sur les diaconies romaines, ci-dessous, p. 164-183. Pour des exemples de ce qu'une
étude globale peut apporter à une enquête régionale, par exemple, A. Guillou,
Régionalisme et indépendance dans l'empire byzantin au VIIe siècle. L'exemple de l'Exarchat et de la
Pentapole d'Italie, Rome, 1969; J. Gascou, op. cit.; J. Durliat, Les dédicaces d'ouvrages de
défense dans l'Afrique byzantine, Rome, 1981 (Collection de l'Ecole française de Rome,
49).
22 J. Durliat, ibid.
24 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

ble des conditions propres à chaque province, et surtout dépend


largement des études régionales pour la connaissance des sources. Là où ces
études sont particulièrement avancées, elle dispose de données
suffisantes, ailleurs elle procède plus par sondage que par étude complète,
quel que soit le soin mis à dépouiller le maximum de sources. En outre
elle donne nécessairement un sentiment d'uniformité qui est
absolument inévitable même si l'auteur est conscient du poids des conditions
locales dans la mise en œuvre d'une mesure générale. Mais seule une
étude de toutes les sources relatives à un lieu particulier permettra, par
la suite, d'apporter les indispensables nuances. Il suffit, dans un
premier temps, lorsque, par exemple, on étudie le ravitaillement des villes,
d'attirer l'attention sur des réalités parfois négligées, car peu visibles,
conduisant à un approfondissement des études locales qui,
elles-mêmes, fourniront la matière pour un complément du travail initial. Il
convient donc, à mon sens, de mener patiemment les deux types
d'études de front en ayant conscience de leur complémentarité. Dans l'état
actuel des recherches, les progrès seront certes spectaculaires puisque
l'histoire sociale de l'empire protobyzantin, tant locale que globale,
n'en est qu'à ses débuts; ils peuvent aboutir à des résultats solides dans
ce qu'ils ont de fondamental, à cause de la masse et de la diversité des
informations déjà disponibles, mais ils seront constamment améliorés
par la confrontation permanente des deux types de recherches.
C'est dans cette situation qu'on peut proposer un premier bilan sur
une question d'histoire sociale suffisamment limitée pour que l'étude
satisfasse aux exigences actuelles de la rigueur scientifique, en
choisissant un domaine particulier mais central, celui de l'approvisionnement
des villes, condition absolue de leur survie et point d'observation
privilégié pour une définition pertinente de leur nature profonde, ainsi que
pour une réflexion sur les raisons de la continuité urbaine entre
l'empire romain et l'empire protobyzantin, puis de la rupture brutale au VIIe
siècle.
Il serait historiquement faux et techniquement dangereux de
limiter l'empire protobyzantin à ce que fut ensuite le cœur de l'empire
mésobyzantin. D'abord les empereurs, comme leurs sujets, avaient une
idée très nette non seulement de l'unité de l'Empire tel qu'il existait,
mais aussi de sa vocation à dominer tout ce qui avait constitué l'empire
romain depuis que l'empereur régnant à Constantinople avait reçu les
insignes de l'empereur romain et se considérait comme son héritier,
chargé de restaurer un jour l'autorité impériale sur tout ce qui lui avait
appartenu; du point de vue diplomatique et idéologique, l'empire pro-
INTRODUCTION GENERALE 25

tobyzantin se termine vers la fin du VIe siècle lorsque l'Empire admit,


sous la contrainte de la nécessité, qu'il ne pouvait refaire cette unité.
D'un point de vue général, c'est un anachronisme d'amputer l'Empire
de ce qui faisait partie intégrante de son territoire. En outre c'est se
priver sans raison d'une part importante de la documentation que
d'écarter les sources occidentales ou égyptiennes dans une histoire
sociale de l'empire byzantin, quel que soit l'aspect de cette histoire
qu'on choisisse d'étudier. Le cadre de l'enquête sera donc l'Empire de
Tanger à Darà, et de la Thébaïde à la Chersonese. Pour l'Occident, qui
ne fut reconquis que par Justinien, l'étude ne devrait pas commencer
avant 533. Mais l'Italie et l'Afrique faisaient partie, au IVe siècle, du
même empire romain universel que l'Orient : ce qu'on peut en dire
éclaire l'histoire des autres provinces et réciproquement. En outre
Constantinople ne se comprend pas sans une connaissance approfondie
de son modèle romain; enfin les barbares ont, au moins en Italie,
utilisé à leur profit les structures urbaines sans les modifier profondément.
Pour ces trois raisons particulières à mon sujet, j'étudierai les régions
reconquises au VIe siècle, comme les autres, du IVe au VIe siècle.
La fondation de Constantinople, le 11 mai 330, constitue un point
de départ à la fois arbitraire et justifié. Arbitraire dans la mesure où cet
événement n'a rien changé dans l'immédiat pour les villes autres que
les deux capitales; nous aurons l'occasion de montrer que les méthodes
en vigueur continuent une tradition sans doute très ancienne mais trop
mal connue pour qu'on puisse en dire quoi que ce soit en l'état actuel
de la recherche. Justifié, cependant, car la création et l'expansion de la
nouvelle capitale ainsi que le déclin de l'ancienne provoquèrent à la
longue une évolution importante dans les hiérarchies urbaines; en
outre le nouveau pouvoir, quoique peu révolutionnaire dans un cadre
socio-économique faiblement modifié, eut une politique urbaine parfois
originale lorsque celle-ci dépendait des intérêts supérieurs de la
nouvel e capitale; elle mérite donc une étude particulière à condition qu'on
n'oublie pas sa dette très lourde envers le passé.
Si on peut discuter la légitimité du point de départ, le terme
s'impose sans contredit puisque l'histoire urbaine protobyzantine s'achève
soit par la perte des villes passées aux mains des envahisseurs, soit par
la mutation nette, indiscutable et sans doute rapide des villes au VIIe
siècle. On se demande parfois s'il y eut un réel déclin et quelle fut
éventuellement son ampleur; on ne peut douter que les villes byzantines du
VIIIe au XIe siècle furent profondément différentes de ce qu'elles
avaient été entre le IVe et le VIIe siècle. C'est ce terme qui donne le plus
26 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

fortement sa légitimité à l'ensemble de l'enquête : pourquoi des villes


qui avaient survécu mieux qu'on ne l'a cru à la «crise» du IIIe siècle23,
qui avaient traversé sans dommages irrémédiables les guerres de
conquête et de reconquête, se sont-elles brusquement contractées?
Une fois défini le cadre de l'enquête, il reste à préciser ses
ambitions. Tout au plus peut-on espérer avoir rassemblé assez de sources
pour décrire, aussi exactement qu'il est aujourd'hui possible de le faire,
comment fonctionnait l'approvisionnement des villes en subsistances et
n'avoir omis aucun document essentiel. Il est difficile de faire mieux
actuellement à cause de la documentation hétéroclite et dispersée
qu'on ne peut dépouiller avec la certitude de l'exhaustivité, mais aussi
de l'état des recherches qui obligent à se familiariser avec les
perspectives souvent divergentes des historiens de l'Antiquité, du moyen âge
occidental - dans la mesure où l'Occident byzantin a été reconquis sur
les barbares traditionnellement étudiés dans ce cadre - et évidemment
du moyen âge oriental. Certes les byzantinistes ont la chance que la
réaction contre des césures artificielles créées pour les besoins des
programmes universitaires ait commencé plus tôt avec certains éminents
spécialistes de la pars orientalis mais la grande masse de la production
historique antérieure à ces travaux souffre de ces coupures
arbitraires24.

23 Ce n'est pas ici le lieu d'étudier cette «crise». Les difficultés sont indéniables mais
on n'a pas encore posé le problème de manière assez précise pour caractériser leur
nature. Quand on postule qu'elles sont de nature fondamentalement économique, on oublie
que c'est à la fin du IIIe siècle que les plus grandes villes, telles Rome, Alexandrie et
Antioche, se voient allouer des suppléments de blé ou d'autres fournitures, et que les
autres, comme par exemple Oxyrrhynchos, ont au moins conservé ce qui leur avait été
octroyé. Comment expliquer une telle générosité en période de déclin de la production?
La crise ne serait-elle pas, pour une part peut-être déterminante, d'abord une crise des
finances publiques liées aux invasions qui désorganisaient la perception de l'impôt sans
nécessairement ruiner l'agriculture pour longtemps, tandis qu'elles contraignaient à un
effort accru pour le paiement des soldes et pour la construction de murailles défensives
efficaces ?
24 Le premier travail qui ait conçu notre période comme un tout, mais d'un point de
vue trop politique, est celui de E. Stein, Geschichte des spätrömischen Reiches, t. 1, Vom
römischen zum byzantinischen Staate (284-476), Vienne, 1928; t. 2, De la disparition de
l'empire d'Occident à la mort de Justinien (476-565), Paris-Bruxelles-Amsterdam, 1949.
Encore très attentif à la crise politique, bien que les aspects sociaux de la période étudiée
occupent une assez large place, R. Rémondon, La crise de l'empire romain de Marc-Aurèle
à Anastase, Paris, 1964 (Nouvelle Clio, 11). La même année paraissait la vaste et riche
fresque de A. H. M. Jones, op. cit.
INTRODUCTION GENERALE 27

Chaque ville est aussi bien un cas d'espèce qu'un exemple de la


situation générale à un moment donné. Cependant la nature de la
documentation, comme celle des villes étudiées, conduit à séparer la
recherche sur les capitales, les mieux connues, les plus importantes par leur
poids politique, économique et social, celles où les problèmes de
ravitaillement se posaient avec le plus d'acuité, les plus dépendantes du
pouvoir, donc les plus significatives pour une réflexion sur le rôle de
l'Etat dans la vie urbaine. C'est pourquoi je leur consacrerai la
première partie de cette enquête. La seconde traitera de l'approvisionnement
public dans les autres villes; certaines se distinguent par l'abondance
de leur documentation, quelle que soit leur taille - bien que les plus
grandes soient les mieux représentées. Il est préférable de commencer
par une analyse des dossiers les plus développés, ville par ville, avant
de procéder à une étude globale qui tentera de présenter un bilan
valable pour tout l'Empire, en comparant ces dossiers et les
renseignements épars dans les autres sources. Enfin on comparera les
fournitures publiques de subsistances avec les autres formes
d'approvisionnement telles que les livraisons du marché libre, l'assistance des individus
ou de l'Eglise, et l'autoconsommation, pour autant qu'on puisse se faire
une idée de cette réalité sans doute absolument fondamentale pour les
villes les plus petites mais, par définition, insaisissable dans la plupart
des cas. La conclusion dressera le bilan et apportera les éléments de
réponse actuellement disponibles à la question de fond, celle des
conditions d'existence de la ville protobyzantine, qui nous dévoilera l'un de
ses caractères essentiels.
L'idée même d'étudier le ravitaillement des villes protobyzantines
ne me serait sans doute jamais venue à l'esprit sans les multiples
rencontres qui m'ont ouvert autant de perspectives. Monsieur Paul Lemer-
le m'a engagé dans la voie de la byzantinologie. Les brillants exposés de
Monsieur Jean Gascou, à l'Ecole des Hautes Etudes, m'ont fait
découvrir l'importance de la documentation papyrologique et m'y ont donné
accès. Madame Cécile Morrisson a guidé mes premiers pas dans l'étude
des monnaies et des prix avec la maîtrise qu'on lui connaît. De longues
et généreuses conversations avec Monsieur Paul-Albert Février m'ont
révélé une méthode exigeante pour l'utilisation de l'archéologie au
service de l'histoire sociale. L'érudition et la finesse de Monsieur Cyril
Mango m'ont ouvert des perspectives particulièrement fructueuses
dans maints domaines essentiels de ma recherche et m'ont fait
connaître des documents rarement utilisés. Monsieur Raymond Delatouche
m'a fait largement profiter de sa connaissance intime de la vie rurale à
28 DE LA VILLE ANTIQUE À LA VILLE BYZANTINE

travers une correspondance abondante et remarquablement


documentée, fondée sur la maîtrise, extrêmement rare, à la fois de la science
agronomique et de la méthode historique. Mon ami Martin Heinzel-
mann a complété mon information sur les publications récentes de
langue allemande et sur l'utilisation des sources hagiographiques; en
outre il a longuement discuté avec moi les documents de l'Occident
«barbare» contemporain, dont on n'a pas à faire état ici, mais qui sont
souvent éclairants. Je dois à Monsieur Jean Andreau, qui a lu mon travail
avant sa mise au point définitive, des renseignements particulièrement
importants et surtout une ouverture sur les antécédents de la question
ici posée. Je dois à Monsieur Pierre Toubert des remarques
déterminantes principalement sur les conditions de l'approvisionnement en
Italie, et à Monsieur Jean-Pierre Sodini des indications sur les question
que posent les documents archéologiques. Mais c'est envers Monsieur
André Guillou que ma dette est la plus lourde. Ses cours à l'Ecole des
Hautes Etudes m'ont révélé une manière nouvelle d'aborder l'histoire
byzantine, dont ce travail se voudrait une illustration. L'équipe de
chercheurs qui participe à ses séminaires, ainsi que les conférenciers que
j'ai eu l'occasion d'y rencontrer furent autant de guides sur ces pistes
mal débroussaillées. Surtout il a suivi mes recherches presque depuis
leur origine, les guidant au début, contrôlant et discutant un à un
chaque résultat pour lui donner plus d'assise et de cohésion, lisant de bout
en bout, la plume à la main, avec une bienveillante attention, les pages
qui suivent.
Ce m'est enfin un agréable devoir de souligner que cet ouvrage
n'aurait pu paraître avec le soin et l'élégance que le lecteur a déjà
remarqués si le Directeur de l'Ecole française de Rome, Monsieur
Charles Pietri, n'avait accepté, sur rapport de Monsieur Michel
Humbert, de le publier dans la Collection de l'Ecole, et si Monsieur Jean-
Yves Tillette, Monsieur François-Charles Uginet, ainsi que
Mademoisel e Marianne Guadagnino n'avaient usé de toute leur expérience et de
leur savoir-faire pour assurer l'aboutissement de l'entreprise.
PREMIÈRE PARTIE

L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES


INTRODUCTION

L'approvisionnement des capitales, leur annone au sens premier


du terme, constitutait pour le pouvoir comme pour les villes, une
préoccupation constante qui n'a pas toujours retenu l'attention de leurs
historiens. On reconnaît certes la place considérable de l'Etat, c'est-à-
dire de l'empereur ou de l'administration municipale, telle qu'elle
apparaît dans toute la documentation, mais on hésite à en évaluer le prix.
On n'ose pas minimiser le rôle du commerce privé et estimer la part
qui lui reviendrait à côté des fournitures publiques1. Or il suffit de
parcourir ce qui reste des greniers publics à Ostie ou à Rome2, pour

1 Pour la bibliographie, voir ci-dessous, tout au long de la première partie. Deux


tendances se dégagent, qui l'une et l'autre écartent la question du ravitaillement. La
première se consacre surtout à l'étude institutionnelle, utilise parfois les indications
chiffrées pour tenter d'évaluer le nombre des bénéficiaires de l'annone gratuite, mais se
refuse à en tirer les conséquences économiques, démographiques et sociales quant à la
population des deux villes et à leur approvisionnement. J.-M. Carrie, Les distributions
alimentaires dans les cités de l'empire romain tardif, MEFR, 87, 1975, p. 995-1 101, résume
l'impression générale chez ces auteurs en écrivant : « II est certainement vain de chercher à
évaluer la population totale de Rome aux diverses époques à partir du nombre des incisi
et je ne chercherai pas à le faire ici» (p. 1 069). L'autre au contraire utilise sans les
critiquer suffisamment des indications quantitatives détachées de leur contexte, pour en tirer
des conclusions fragiles sur la population des deux cités. Dans les deux cas, on suppose le
problème de l'approvisionnement en denrées résolu ou insoluble, et on élude les
questions concrètes posées par son fonctionnement: Qui l'assure? Quelle place tiennent
respectivement les fournisseurs privés et l'Etat? A quel prix? Sur qui repose la charge, et à
quel taux?
2 G. Rickman, Roman granaries and store buildings, Cambridge, 1971 (en partie
repris, pour la ville de Rome, dans The corn supply of ancient Rome, Oxford, 1980, p. 135-
140), pour les greniers à l'époque du Haut-Empire. Il croit à l'existence d'un grand
commerce privé du blé au Haut-Empire. Ce n'est pas ici le lieu de discuter ces affirmations,
mais si on relit son argumentation à la lumière des analyses qui seront conduites pour le
Bas-Empire, on sera pour le moins dubitatif : le nom d'une grande famille romaine
donné à un grenier ne prouve pas qu'elle l'a payé mais indique seulement, sans doute, qu'elle
l'a fait construire avec des fonds publics au moment où elle exerçait une magistrature
32 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

se convaincre qu'aucun consortium privé de l'époque n'aurait pu


d'abord les construire, puis les remplir ou même apporter un
complément notable aux fournitures publiques, indispensables à la survie de la
ville3. Existait-il d'ailleurs de telles sociétés indépendantes, capables
d'effectuer ce type de transport de masse? Le silence des sources est
total sur les activités des marchands privés, dans le cas du blé : ils
n'apparaissent dans aucun des grands événements de l'histoire impériale,
alors qu'ils auraient pu, s'ils avaient existé, utiliser l'arme de leur
puissance pour obtenir des avantages divers et peser sur le cours des
événements; plus encore ils ne sont jamais mis en cause pendant les disettes
dont souffrent les capitales. Ce silence n'est-il pas, pour une fois,
significatif d'une réalité importante : l'absence de grands armateurs et de
grands négociants libres de toute attache avec l'Etat, dans le seul
secteur de l'approvisionnement en subsistances et surtout en blé4? Peut-
on parler seulement des «secours de l'Etat» qui certes auraient été
constamment nécessaires mais qui n'auraient constitué qu'un
appoint5?

romaine; l'intervention de transporteurs privés ne suffit pas à établir que l'Etat leur
livrait le blé perçu au titre de l'impôt et qu'ils commerçaient à leur guise, une fois
distribuée l'annone gratuite, mais montre uniquement que l'association entre l'Etat et les
armateurs privés fonctionnait de manière peut-être proche de celle qui apparaît dans les
sources du IVe siècle.
3 A Rome, on voit souvent la population, et avec elle le préfet de la Ville qui craint
une émeute, scruter avec angoisse l'horizon dans l'attente des voiles qui annonceront
l'arrivée du blé annonaire, le seul de qui on attende le salut (cf. p. 45); à Constantinople il en
était de même et l'on voit aussi l'empereur punir une révolte par la réduction de moitié
des prestations annonaires : quelle qu'ait été la signification exacte de la mesure, elle
prouve l'importance de l'annone pour cette ville (cf. p. 252).
4 L. Ruggini, Economia e società nelV« Italia annonaria» Rapporti fra agricoltura e
commercio dal IV al VI secolo d. C, Milan, 1961, p. 147, reconnaît la force de l'argument e
silentio, et on ne saurait la soupçonner d'avoir omis la moindre source utilisable, tant son
travail est riche d'une érudition quasi exhaustive. Cependant elle croit pouvoir tirer
argument d'un seul texte qui, dans l'analyse qu'elle en donne, semble (noter le nombre des
termes tels «sembra» . . .) montrer l'existence de marchands indépendants vendant du blé
de la plaine du Pô à Rome (p. 112-152, d'après Ambroise de Milan, De officiis, 3, 44-52,
dont le texte est reproduit p. 116-118). Nous aurons l'occasion de montrer que cette
interprétation est abusive (ci-dessous, p. 518-522).
5 L'expression est de A. Chastagnol, La préfecture urbaine à Rome sous le
Bas-Empire, Paris, 1960, p. 296. Il est tout à fait essentiel, pour apprécier le poids réel de l'annone,
de savoir si le préfet de l'annone assurait la quasi totalité de l'approvisionnement, au
moins en blé; cependant il était difficile d'apporter une réponse en 1960, lorsque les
études quantitatives ccmmençaient à peine, en grande partie à l'instigation de cet auteur
INTRODUCTION 33

Comme l'argument e silentio, dont on constatera maintes fois les


dangers, ne saurait suffire, il convient de relire avec soin tous les
textes, en premier lieu ceux qui livrent des indications quantitatives, rares,
dispersées, d'interprétation parfois très difficile, mais finalement
significatives, pour se convaincre que les services impériaux de l'annone
assuraient presque seuls le ravitaillement de populations
indubitablement supérieures à 500 000 habitants - on le verra -, tant à Rome, au
moins du Ier siècle à la fin du IVe qu'à Constantinople au VIe et sans
doute dès le Ve siècle. On verra en outre qu'ils en ont été responsables
non seulement pendant la période d'apogée démographique mais dès le
IVe siècle pour Constantinople, et assez longtemps pendant le Ve et
peut-être le VIe siècle pour Rome, autant dire pendant toute la période
ici considérée. De cette constatation ressortira aussi bien l'importance
vitale de l'annone pour les villes que le poids énorme qu'elle faisait
peser sur le budget général de l'Etat et donc sur les citoyens.
Une connaissance précise des bénéficiaires est indispensable pour
établir le rapport entre leur nombre, quand on le connaît, et celui de la
population totale, qui ne nous est jamais donné directement. Tout
dépend de la définition qu'en donnait l'administration, et il est à cet
effet important par exemple de déterminer si l'on peut
raisonnablement continuer d'admettre l'opposition traditionnelle chez les
historiens entre le Haut-Empire, où l'on distribuait l'annone aux citoyens de
la ville inscrits (d'où le nom d'incisi) sur des plaques de bronze (d'où
celui à'aeneati qui peut aussi les désigner), et le IVe siècle qui
marquerait une rupture puisqu'on aurait distribué les produits annonaires non
plus aux citoyens de la ville régulièrement immatriculés mais à des
troupeaux de pauvres, proportionnellement moins nombreux par
rapport à la totalité de la population; ne doit-on pas, au contraire,
considérer que la définition des ayants droit n'a pas varié, et donc la part de la
population urbaine qu'ils représentaient? Malgré les progrès récents de
la recherche, toutes les difficultés n'ont pas été levées et, pour venir à
bout de questions particulièrement ardues, une étude parallèle des
deux capitales se révèle indispensable, car la seconde Rome, qui se
comprend parfois seulement par comparaison avec celle qu'elle voulut
imiter, éclaire aussi son modèle à d'autres moments.
Cependant Constantin réussit-il à reproduire sur le Bosphore la

(par exemple dans Le ravitaillement de Rome en viande au Ve siècle, Revue Historique,


1953, p. 13-22).
34 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

situation existant à Rome? En particulier, s'il est vrai qu'à Rome le blé
était distribué non aux pauvres mais à tous les citoyens nés dans la ville
et à eux seuls, comment fit-il sur les rives du Bosphore où, pour créer
une cité aussi populeuse que celle de César et d'Auguste, on devait
impérativement prévoir des distributions en faveur des nouveaux
arrivants, que l'on comptait précisément attirer par les prestations anno-
naires? Le modèle romain était sur ce point inapplicable et le désir de
créer une nouvelle Rome exigeait l'adaptation des lois conçues pour
limiter le nombre des bénéficiaires dans une ville adulte et même
surpeuplée pour les moyens dont on disposait. Ainsi la question des
bénéficiaires jette des lueurs nouvelles sur l'attitude du pouvoir à l'égard de
l'une et l'autre capitale.
Les prestations nous importent de deux points de vue. La nature
des produits distribués ne fait guère problème. Il faut par contre
déterminer le volume global, la part distribuée à chaque bénéficiaire et le
nombre des ayants droit. Si on dispose de deux données, on pourra
facilement calculer la troisième. Ensuite on précisera l'origine de
chaque denrée, le véhicule qui l'acheminait et la longueur du trajet, pour
évaluer le coût du transport qui s'ajoutait à celui de l'achat du produit
transporté. C'est important pour mieux estimer le coût global de
l'annone, mais aussi pour mettre en évidence l'ampleur et la complexité
d'un système qui recouvrait des régions entières de l'Empire tant et si
bien que, d'une part, rares étaient les citoyens échappant à toute forme
de prestation pour les capitales et que, d'autre part, on imagine mal
une ou plusieurs sociétés privées se mesurant avec une pareille
organisation.
On ne devra pas davantage négliger les rouages de l'administration
annonaire, non qu'on veuille conduire une étude institutionnelle, mais
parce qu'il faut connaître exactement les méthodes de gestion adoptées
par l'administration pour rendre à César tout ce qui lui revient et à
l'initiative privée sa juste part : il n'est pas sûr en effet qu'on n'ait pas
surestimé cette dernière, faute d'avoir reconnu dans les prétendus
armateurs indépendants des agents de l'Etat travaillant pour lui dans
des conditions spécifiques qui nous déroutent.
Rome fournit souvent la clé permettant de comprendre ce que
voulait être Constantinople et ce qu'elle fut, mais il ne faut pas se limiter
étroitement à la documentation conservée pour les IVe et Ve siècles.
Plusieurs documents de notre période ne prennent en effet toute leur
signification que si on les compare à ceux du Haut-Empire. L'étude ne
se bornera pas systématiquement à la période postérieure aux réformes
INTRODUCTION 35

d'Aurélien, sans que pour autant on reprenne l'étude déjà menée avec
beaucoup de compétence pour l'époque antérieure6 : tel nombre
resterait mal assuré si on ne pouvait le confronter à un nombre différent
mais concordant, établi par la critique de sources des trois premiers
siècles. La ville de Constantin ne se comprend pas sans référence à
celle d'Auguste et même de César ou des Gracques.
L'annone romaine ne doit pas nous intéresser seulement pendant
la période où elle fut celle d'une capitale, déchue mais toujours
privilégiée, c'est-à-dire jusqu'en 476 - s'il est vrai que, dans ce domaine, la
destitution du dernier empereur soit significative. Par la suite cette ville
offre un exemple relativement bien documenté de cité provinciale7,
chef -lieu du patriarcat d'Occident, qui mena pendant près de deux
siècles la vie d'une ville byzantine parmi d'autres avant de suivre le destin
autonome auquel la conduisit la présence du pape. S'il s'avère que
Rome garda au moins une partie des institutions annonaires après sa
déchéance, il faudra se demander si elle le doit au maintien
d'avantages anciens ou à ce que toutes les villes, ou du moins une partie
importante d'entre elles, surtout les plus grandes, possédaient des services
spécialisés mettant en œuvre des quantités, donc des fonds et un
personnel, beaucoup moins considérables que l'annone des capitales mais
semblables à elle dans leur principe.
Rome, par laquelle l'étude doit commencer, apparaît donc comme
une ville aux multiples aspects, modèle puis égale de Constantinople
avant de devenir un témoin entre beaucoup d'autres de ce qu'étaient les
villes byzantines.

6 H. Pavis d'Escurac, La préfecture de l'annone, service administratif impérial


d'Auguste à Constantin, Rome, 1976 {Bibliothèque des Ecoles d'Athènes et de Rome, 226).
7 L'expression «cité provinciale» caractérise uniquement la situation
démographique et les conditions d'approvisionnement de Rome qui, vue de Constantinople, était
beaucoup moins peuplée qu'Alexandrie et Antioche et ne devait guère dépasser de
beaucoup Carthage . . . Vue de Paris ou d'Aix-la-Chapelle, c'était au contraire l'une des plus
grandes villes d'Occident, sinon la plus grande.
CHAPITRE 1

L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE

Dans l'histoire de Rome, le Bas-Empire constitue une époque de


transition; elle perd le rang de capitale qu'elle avait jusque-là sans
perdre, en particulier du point de vue démographique, lié à
l'approvisionnement, la première place entre les cités. Dès le Haut-Empire le
souverain avait fait sentir avec force la supériorité de son jeune pouvoir sur
l'antique puissance sénatoriale mais la Ville gardait une situation
privilégiée dans l'Etat comme résidence officielle de l'empereur; c'était en
outre le Sénat qui attribuait à ce dernier la titulature impériale au
cours d'une cérémonie officielle; c'était lui qui fournissait l'essentiel de
la haute administration, obtenant par là des moyens de pression réels
pour maintenir les avantages hérités du temps où il gouvernait Yorbis
qui prit le nom de sa ville. La période dite de l'anarchie militaire avait
définitivement montré que le pouvoir n'était plus conféré par Rome
bien qu'il y fût toujours confirmé : après la désignation par l'armée, le
nouvel empereur y venait s'il en avait le temps, avant d'être destitué ou
de mourir de diverses manières. Aurélien avait même accordé à la
capitale une place suffisamment importante dans sa conception de
l'Empire, pour avoir accru les prestations annonaires et décidé des
constructions publiques parmi lesquelles les imposantes murailles destinées,
pour longtemps, à défendre la cité1. Enfin les sénateurs romains
gardaient leur place prépondérante dans l'administration civile.

1 Sur l'action d'Aurélien à Rome, on lira encore L. Homo, Essai sur le règne de
l'empereur Aurélien (270-275), Paris, 1904, en particulier p. 78-83; 176-184; 199-208. La visite à
Rome et l'accroissement des prestations annonaires reçurent un accueil mitigé, car ils
constituaient seulement une maigre compensation pour la perte de pouvoir politique par
la ville de Rome. L'anecdote d'après laquelle l'empereur promit - sous la contrainte? -
une couronne de 2 livres aux citoyens qui comprirent qu'elle serait en or tandis qu
'Aurélien les dupa en la leur donnant en pain (L. Homo, op. cit., p. 178 = Scriptores Historiae
Augustae, Vie d'Aurélien, 35, 1-2, éd. E. Hohl, Leipzig, 1927, rééd. 1955 (coll. Teubner),
38 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Le Bas-Empire tira toutes les conséquences de cette situation.


L'empereur ne résidait plus à Rome, d'abord par nécessité, ensuite
parce que la multiplication des co-régnants imposait celle des centres de
commandement, enfin et surtout parce que les empereurs préféraient
s'installer dans des villes moins remuantes et plus proches des champs
de bataille, comme Milan, Trêves, pour l'Occident. Le souverain
n'éprouvait plus le besoin de faire proclamer son élection par le Sénat
romain. Pire, il créa une hiérarchie administrative dans laquelle le titre
de sénateur ne supposait plus qu'on résidât dans la Ville. Enfin ses
apparitions à Rome se firent de plus en plus rares; c'était toujours une
ville prestigieuse et populeuse mais elle n'avait même plus les
apparences du pouvoir2. Un tel bouleversement suscite deux réflexions à
propos du ravitaillement. Fut-il ou non maintenu dans des conditions
sensiblement identiques à celles du Haut-Empire? La réponse importe
pour savoir quel modèle imita Constantinople, celui de la Rome augus-
téenne, s'il était encore actuel vers 320-330, ou celui d'une ville
profondément transformée. Quelle fut d'autre part son évolution quantitative?
Si le déclin des prestations accompagne le déclin politique on pourra
supposer que Rome subit un déclin démographique et donc une
diminution de ses besoins en denrées pour avoir perdu sa fonction de
capitale; ce sera la perte d'une fonction qui, diminuant les activités de la
ville, aura provoqué la fuite des habitants. Si au contraire le volume
des prestations demeure constant, de même que le nombre des habi-

p. 175), est vraisemblablement fausse mais significative des relations entre l'empereur et
la population de Rome, peut-être poussée par le Sénat. Le supplément d'annone devait
sans doute faire oublier la perte de prestige à la suite des réformes administratives
promulguées sous ce règne, mais le peuple de la Ville était assez fort pour marchander son
soutien au souverain qui dut faire semblant de promettre plus qu'il ne pouvait tenir. Sur
l'Histoire Auguste voir les Bonner Historia-Augusta colloquia (Beiträge zur Historia-Augus-
ta-Forschung, Antiquitas, Reihe 4) ; en particulier A. Chastagnol, Recherches sur l'Histoire
Auguste, Beiträge . . ., Reihe 4, Band 6, p. 1-37. Quelles que soient les imperfections d'une
source rédigée par un ou plusieurs auteurs utilisant manifestement des sources variées, à
des fins de propagande, favorable au paganisme (J. Sträub, Heidnische
Geschichtsapologetik, Antiquitas . . . Reihe 4, Band 1, 1963), on ne peut mettre en doute les informations
concernant la réforme de l'annone romaine puisqu'elle fut durable, même s'il faut
nuancer et interpréter, comme c'est ici le cas.
2 Vues pénétrantes avec une abondante bibliographie sur le déclin politique de
Rome sous le Bas-Empire dans H. Löhken, Ordines dignitatum : Untersuchungen zur
formalen Konstituierung der Spätantiken Führungsschicht, Cologne, 1982 (Kölner historische
Abhandlungen, 30).
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 39

tants, alors que l'absence de la cour et de la haute administration


réduit fortement le pouvoir d'achat de la cité, on devra conclure que
c'est l'intervention publique qui explique la grandeur de Rome et non
sa grandeur qui appelle un secours de l'Etat, fort utile certes mais non
nécessaire à la survie de la ville. Cette intervention est une nécessité
bien qu'on discerne mal les formes qu'elle a prises. Rome possédait
certes des activités économiques propres capables de faire vivre une
part de sa population dont l'importance ne peut être calculée mais elle
dépendait largement de dépenses publiques ou parapubliques. Les
énormes dépenses des sénateurs nourrissaient des maçons, des artistes,
des gens du spectacle, une domesticité considérable et tous les
commerçants qui nourrissaient, habillaient . . . ces gens. Depuis Constantin
l'Eglise disposait d'un budget considérable qui induisait les mêmes
effets. Enfin l'Etat ne pouvait pas ne pas entretenir directement un
certain nombre de fonctionnaires, assurer la conservation des bâtiments
publics . . . 3. Ainsi l'importance de Rome au IVe siècle fait problème et
il faudra scruter de très près les indications chiffrées pour tenter
d'apporter une solution.
Nul par contre ne saurait douter qu'avec le partage définitif de
l'Empire, le siège d'Alaric, la domination barbare progressivement
étendue sur toutes les provinces non-italiennes, l'abscence constante de
l'empereur puis la disparition de l'empire d'Occident, la situation de la
ville se dégrada4. Elle perdait son rayonnement mondial, la classe

3 Sur les dépenses effectuées par les sénateurs à Rome, cf. ci-dessous, p. 553, n. 188.
Une dépense de 2 000 livres par un consul à son entrée en fonction (144 000 sous)
représente entre 7 000 et 10 000 salaires de personnes aux revenus modestes, de quoi faire
vivre quelque 40 000 personnes. Une grosse partie de la dépense était effectuée ailleurs
(achat de bêtes sauvages . . .) mais nombre de Romains devaient en profiter (personnel
d'entretien, décorateurs . . .). L'Eglise de Rome disposait d'au moins 30 000 sous pour la
construction et l'entretien des églises (Le Liber pontificalis, éd. L. Duchesme, t. 1, Paris
1886, p. 170-187), sans compter les salaires des clercs et les fonds pour des distributions
charitables, peut-être 100 000 sous en tout, presque entièrement dépensés à Rome. Des
dizaines de milliers de Romains profitaient donc des dépenses financées par l'Etat et qui
ne devaient rien au dynamisme des entreprises de la Ville.
4 Pas d'études d'ensemble sur la ville de Rome pendant cette période tourmentée.
Indications générales, textes traduits et bibliographie succinte dans A. Chastagnol, La fin
du monde antique. De Silicon à Justinien (Ve-début du VIe siècle), Paris, 1976. Etude d'un
point de vue particulier, avec des indications bibliographiques sur toute l'histoire de
Rome dans Ch. Pietri, Roma christiana, 2 t. (Bibliothèque des Ecoles françaises d'Athènes
et de Rome, 224), surtout le t. 2. W. Ensslin, Theoderich der Grosse, Munich, 1947, p. Ill-
40 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

sénatoriale vivait de plus en plus dans les provinces, regardant de


moins en moins vers Rome, même si les fonctions qu'on y exerçait
conservaient leur prestige. L'ancienne capitale d'un vaste empire
méditerranéen écrasait toujours de son prestige passé Ravenne, la résidence
des derniers empereurs puis des rois ostrogothiques, au point que
Théodoric se sentit obligé de venir la visiter en multipliant les marques
d'honner, mais elle était ramenée au rang de plus grande entre les
villes italiennes. Une série d'indices concordants permet de suivre le
déclin de l'approvisionnement et de montrer que, si l'Etat a retardé
l'heure de la chute inéluctable, il n'a pu ou voulu maintenir plus
longtemps un trop-plein de population, lié à l'importance de l'assistance
publique tant pour ses salaires que pour son alimentation.
La reconquête byzantine ne modifia pas radicalement la
situation5. Le Sénat dispersé et souvent émigré finissait de perdre toute
autorité, la population rendue inoffensive par la proximité des
Lombards et l'éloignement de la capitale ne pouvait défendre aisément ses
privilèges et n'eut l'honneur d'accueillir un souverain qu'en 663, avec la
visite de Constant II. Rome n'était plus que la résidence du patriarche
d'Occident dont le rôle grandissait dans l'administration urbaine mais
surtout dans la vie religieuse et sociale de tout l'Occident byzantin ou
barbare. Aux VIIe et VIIIe siècles, c'est lui qui gère une grande partie
du budget municipal, comme tout évêque dans sa ville, qui perçoit et
verse leur solde aux soldats, qui prend la tête de la résistance italienne
contre le pouvoir central ou son représentant, l'exarque de Ravenne,
c'est lui aussi qui, se rapprochant des souverains francs puis anglo-
saxons, étendant le champ de son autorité religieuse dans leurs Etats,
donne à la Ville Eternelle une nouvelle raison de s'imposer comme
capitale non plus politique mais religieuse, pour finalement rompre
avec le pouvoir impérial byzantin et se rapprocher du carolingien. Pour
cette dernière période, les indications chiffrées font défaut, ce qui
interdit une étude quantitative. Par contre, il est important d'établir la

117, à ccmpléter par O. Bertolini, Roma di fronte a Bisanzio e ai Longobardi, Rome, 1941
(Storia di Roma, 9), p. 1-132, pour l'intermède ostrogothique.
5 Ο. Bertolini, op. cit., passim, pour la situation géopolitique de Rome pendant la
période byzantine. R. Krautheimer, Rome. Profile of a city, 312-1308, Princeton, 1980,
p. 1-108, pour l'évolution monumentale de la ville. B. Bavant, Le duché byzantin de Rome
(sous presse), pour l'histoire administrative et sociale de la ville et de sa région. Sur le
Sénat de Rome, O. Bertolini, Appunti per la storia del Senato romano durante il periodo
bizantino, Annali della scuola normale superiore di Pisa, 20, 1951, p. 26-57.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 41

continuité de l'institution annonaire, en se demandant si elle diffère de


ce qu'on pouvait trouver dans les autres villes, dans quelle mesure sa
gestion par le pape a modifié ou non sa nature, quand elle a disparu et
enfin par quoi elle a éventuellement été remplacée.
Pour Rome, le terme de l'étude est un peu retardé par rapport au
reste de l'Empire car on souhaite étudier les conséquences sur le
ravitaillement provoquées par le changement de domination politique pour
autant qu'on puisse les connaître, ce qui nous conduit jusqu'au VIIIe
siècle, lorsque Rome se libère de l'autorité impériale. Le début, pour sa
part, se situe un peu avant la date retenue ailleurs car 330 ne signifie
rien à Rome, pour l'annone comme pour les autres institutions, même
si cette date est très proche de réformes purement administratives
touchant à sa gestion6. C'est en fait Aurélien qui fixa les prestations anno-
naires telles qu'elles ont été accordées pendant tout le IVe siècle, à la
fois en restaurant ce qui était peut-être négligé depuis les difficultés
engendrées par l'anarchie militaire, et en instituant de nouvelles
distributions.
L'étude suivra l'ordre chronologique des trois périodes qu'on vient
de définir mais l'étude quantitative sera menée d'une traite car il faut
comparer en permanence tous les chiffres afin d'en tirer le maximum
d'informations.

I - LE IVe SIÈCLE

Lorsque Constantin décida d'imiter dans sa nouvelle capitale les


institutions annonaires de Rome, ces dernières avaient déjà un long
passé, puisque, dès la fin du second siècle avant notre ère, on avait dû
organiser un service public permanent pour le transport et la
distribution du blé indispensable à l'alimentation de la population, afin de
pallier les insuffisances du commerce privé incapable de procurer les
quantités énormes aux 500 000 habitants ou plus qu'elle compta
vite7. La double question qui se pose est d'abord celle des quantités

6 Sur ces réformes, A. Chastagnol, La préfecture urbaine à Rome sous le Bas-Empire,


Paris, 1960, p. 52-63 et 297-300; cf. ci-dessous, p. 66-70.
7 Pour l'évaluation des populations, tant de Rome que de Constantinople, voir ci-
dessous, p. 113-123 et 250-257. Afin de montrer d'emblée le rôle essentiel de l'annone
dans l'approvisionnement de Rome, citons Prudence, Contre Symmaque, 951-954
(Prudence, Oeuvres, éd. et trad. M. Lavarenne, t. 3, Paris, 1948 (coll. Budé) : «La quantité de pro-
42 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

distribuées au IVe siècle, ensuite celle de ces distributions


elles-mêmes, conformes ou non à ce qu'elles avaient été au moment de leur
création, sous la République, et plus tard, sous l'Empire. C'est le
second point qui va nous retenir maintenant : l'annone était-elle
versée de la même manière et aux mêmes personnes qu'au Ier siècle?
Nous aurons la surprise de constater que rien n'a fondamentalement
changé ou plutôt que le changement, lorsqu'il a lieu, va dans le sens
d'une diversification, c'est-à-dire d'un accroissement du nombre des
denrées distribuées à des bénéficiaires qui sont les mêmes qu'à
l'époque d'Auguste. La population romaine, loin de pâtir de la crise, vit
grandir l'un de ses privilèges.

A - Les prestations

Les prestations représentent assurément l'aspect le mieux connu


de l'annone, pour lequel on se contentera de reprendre les conclusions
déjà acquises, en les modifiant éventuellement sur certains points.

1) Le blé

La principale denrée annonaire reste évidemment le blé, mais il


n'est plus guère distribué sous la forme de grain depuis le règne d'Au-
rélien (270-275) et cela est vrai autant des céréales qui sont distribuées
au titre de l'annone gratuite que de celles qui sont vendues à prix
public par l'Etat8. C'est sans doute pour assurer cette amélioration,

duits que donne chaque province, la générosité avec laquelle la terre fertile laisse couler
ses dons de son sein fécond, on s'en rend compte d'après les provisions qui sont
distribuées au nom de l'Etat à ta plèbe, ô Rome, et qui nourrissent les longs loisirs d'une si
grande foule». Si on veut montrer la richesse des provinces, on fait allusion à l'annone
qu'elles versent, non au commerce qu'elles animeraient. C'est bien que, s'il existe, sa
place est marginale. Sur les origines des distributions annonaires, d'abord payantes sous les
Gracques, puis gratuites, et sur l'instauration d'un numerus clausus par César (150 000
bénéficiaires) et Auguste (200 000) voir C. Nicolet, Le temple des Nymphes et les
distributions frumen taires à Rome, CRAI, 29, 1976, p. 29-51. La limitation du nombre des ayants
droit découle de la charge énorme que l'annone gratuite représentait pour le Trésor : 1/5
du budget vers 58 av. J. -C. Il faudrait savoir exactement de quel budget il s'agissait mais
il ne faut pas oublier cette indication précieuse. L'annone, dans la capitale et dans les
autres villes, provoque un transfert de richesse considérable.
8 Texte romancé dans l'Histoire Auguste (Scriptores Historiae Augustae, Vie d'Auré-
lien, 47, éd. E. Hohl, 1927, rééd. 1955 (coll. Teubner), p. 182) qui présente l'avantage de
suggérer les raisons qui ont poussé Aurélien en même temps qu'elle fait allusion à sa
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 43

qui supprimait la mouture et la cuisson à domicile mais en rejetait la


charge sur l'administration urbaine, qu'on construisit les moulins à eau
du Janicule dont il est fait mention pour la première fois au IVe siècle
bien qu'ils aient pu exister dès la fin du IIIe siècle9. Le blé utilisé fut
égyptien pour l'essentiel jusqu'en 330, mais on a laissé entendre un peu
vite que la création de Constantinople aurait provoqué un changement
brutal et radical, puisque la vallée du Nil approvisionnerait désormais
la nouvelle capitale et donc que l'ancienne recevrait son blé d'Afri-

réforme. Notation sèche mais claire dans Chronographiis anni 354, dans Chronica minora,
éd. Th. Mommsen, Berlin, 1892 (MGH, AA, 9), p. 148 : Panetti, oleum et sal populo jussit
dari gratuite ; noter le mot sal, très important car il constitue une des rares mentions du
sel, produit de première nécessité s'il en est, mais dont les sources ne parlent presque
jamais pour quelque ville que ce soit. Nous ignorons tout, en particulier, de sa
distribution à Rome. L. Homo, op. cit. p. 179, pense que cette distribution ne fut pas
exceptionnelle; c'est vraisemblable car on voit mal le commerce privé, tel que nous le décrirons,
satisfaire toute la demande de ce produit vital, mais les sources sont totalement muettes.
Même rappel succint par Zosime, Histoire nouvelle, 1, 61, éd. et trad. F. Paschoud (coll.
Budé), t. 1, Paris, 1971, p. 53 : άρτων δωρεςί έτίμησεν δήμον : il accorda au peuple romain
du pain gratuitement. Blé gratuit et blé payant étaient l'un et l'autre versés sous forme de
pain, car les lois du IVe siècle parlent de panis civilis, panis gradilis ou panis popularis
pour désigner le premier, et de panis fiscalis ou panis ostiensis pour le second (voir ci-
dessous, p. 51-56, avec les notes, pour le sens de ces expressions). Ce n'est jamais du blé,
toujours du pain.
9 Première mention indubitable dans CTh 14, 15, 4, 398. Une allusion de Prudence,
Contre Symmaque, 2, 950, éd. cit., p. 190, permet de remonter sans risque d'erreur
jusqu'au difficultés de l'année 384. Le premier règlement connu, fixant les droits et devoirs
des meuniers, est de peu antérieur à 488 (CIL 6, 1 711). Ces moulins, encore attestés à
l'époque byzantine (Procope, De bello gothico, 5, 19, 19, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963, p. 99),
ont donc fonctionné au moins jusqu'au VIe siècle. Pour ce qui est de leur construction, A.
Chastagnol, La préfecture urbaine à Rome sous le Bas-Empire, Paris, 1960, p. 311,
reprenant J. -P. Waltzing, Etude historique sur les corporations professionnelles chez les
Romains depuis les origines jusqu'à la chute de l'empire romain d'Occident, Louvain, t. 2
1986, p. 86 : cet auteur affirme, sans le prouver, que les boulangers moulaient la farine
eux-mêmes jusqu'au milieu du IVe siècle, ce qui présente deux difficultés. D'une part
nous n'avons nulle mention de la construction de ces moulins dans un siècle où les
sources sont beaucoup plus nombreuses que pour le précédent; d'autre part, on ne voit pas la
raison d'avoir construit ces moulins à ce moment plutôt qu'à l'époque où le pouvoir
décida de donner du pain et non plus du blé. Ici encore, il ne faut pas tirer argument du
silence des sources avant 398 et suspendre son jugement, tout en remarquant que
l'hypothèse d'une réforme de la meunerie au IIIe siècle est plus satisfaisante que celle d'une
réforme au IVe siècle.
44 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

que10. Le bon sens suggère que Constantinople n'atteignit pas en un


jour une taille suffisante pour absorber les quantités gigantesques
qu'on débarquait jusque-là à Rome, que les transporteurs n'auraient pu
se reconvertir dans ce même délai et que les contribuables africains
étaient incapables de verser brusquement plus de 1 000 000 de qx de
blé ou de mettre en place les greniers, les charrois, et surtout la flotte
indispensable à son acheminement. Les textes, quant à eux, offrent des
preuves peu nombreuses mais incontestables que l'approvisionnement
égyptien resta d'une importance vitale par son volume jusque vers la
fin du siècle au moins11. Certes le détournement, par Constance, en
359, du blé africain vers Constantinople, pour essayer de freiner par
des révoltes en Occident la progression de Julien, révèle que, dès cette
époque au moins et sans doute dès 324, quand on commença à affecter
à la nouvelle capitale une partie du blé égyptien, l'Afrique procurait
une part substantielle du blé romain12. L'abondante législation relative
aux naviculaires africains promulguée surtout dans la seconde moitié

10 Lieu commun souvent repris, jamais discuté : D. Van Berchem, Les distributions
de blé et d'argent à la plèbe romaine sous l'Empire, Genève, 1939, p. 106-108 (= A. Chasta-
gnol, op. cit., p. 301 = G. Dagron, Naissance d'une capitale. Constantinople et ses
institutions de 330 à 451, Paris, 1974 (Bibliothèque byzantine), p. 531). L'auteur pense que toute
l'annone égyptienne allait à Constantinople ou à quelques villes d'Orient. Cependant les
textes sur lesquels il se fonde ne peuvent prouver cette affirmation. Les lettres 349, 350 et
356 de Libanius, dans Libanti opera, éd. R. Förster, t. 10, 1912 (coll. Teubner), p. 331-332
et 338, ainsi que Julien, Misopogôn, 369 b, éd. et trad. C. Lacombrade, L'empereur Julien,
œuvres complètes, 2, 2, Paris, 1964 (coll. Budé), p. 196, prouvent uniquement l'envoi de blé
égyptien à Antioche dans des circonstances exceptionnelles. VExpositio totius mundi et
gentium, éd. et trad. J. Rougé, Paris, 1966 (SC, 124, p. 172, et introduction, p. 71) permet
seulement de dire que vers 360, lorsque ce livre fut rédigé, une partie du blé fiscal
d'Egypte allait à Constantinople et dans des villes d'Orient; Rome et les autres villes
d'Occident peuvent en recevoir une grosse quantité, l'auteur n'a pas à nous en parler à ce
moment de son exposé. Les vers de Claudien, De bello gildonico, 1, 60-62, dans Claudii
Claudiani carmina, éd. J. Koch, Leipzig, 1893 (coll. Teubner), p. 39, disent que les blés
d'Egypte échurent à un autre bénéficiaire après la fondation de la seconde Rome, mais
n'affirment pas explicitement, encore au début du Ve siècle, peu avant le sac d'Alaric, que
tout le blé égyptien allait vers la nouvelle capitale. Il est important de noter qu'aucun
texte ne dit formellement que, avant 410, le blé fiscal ait changé de direction dans sa
totalité, car ce que nous verrons depuis Constantinople prouvera qu'il ne pouvait en avoir
été ainsi jusqu'à cette date.
11 Voir aussi l'analyse quantitative de l'annone constantinopolitaine, ci-dessous,
p. 250-252.
12 Claude Mamertin, Discours de remerciement à Julien, 14, dans Panégyriques latins,
t. 3, éd. et trad. E. Galletier, Paris, 1955 (coll. Budé), p. 27-28.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 45

du IVe siècle, confirme cette importance mais prouve qu'elle crût


lentement13 et la panique provoquée en 396 par l'annonce que Gildon
révolté suspendait les expéditions de céréales, montre que, à cette date,
l'Afrique jouait un rôle déterminant dans l'approvisionnement de
Rome14. Cependant le témoignage de Symmaque atteste l'importance
qu'on attachait encore en 384 aux convois annonaires de blé égyptien, à
un noment où, étant préfet de la Ville, il savait très exactement de quoi
il parlait lorsqu'il affirmait que les poupes chargées du fruit
bienfaisant de l'Egypte seraient accueillies comme des objets sacrés15. On
ignore la part respective de l'Afrique et de l'Egypte entre 324 et le Ve
siècle, mais l'une et l'autre était vitale pour Rome. L'étude de
Constantinople suggérera que la première se substitua à la seconde au fur et à
mesure que Constantinople grandissait; ce n'est pas avant le Ve siècle
qu'elle eut besoin de tout le blé fiscal expédié autrefois à Rome.

13 Textes cités et analysés par Ch. Saumagne, Un tarif fiscal au IVe siècle de notre
ère, Karthago, 1, 1950, p. 107-220.
14 Claudien, De bello gildonico, 1, 75-76, éd. cit., p. 40; id, In Eutropium, 1, 399-411,
éd. cit., p. 64.
15 Symmaque, Relatio, 9, 7, éd. O. Seeck, Q. Aurelii Symmachi quae supersunt, Berlin,
1883 (MGH, AA, 6), p. 288 = D. Vera, Commento storico alle relationes di Quinto Aurelio
Simmaco, Pise, 1981, p. 359 : Venerabimur tamquam sacras puppes quae felida onera
Aegyptiae frugis invexerint. On ne saurait mieux dire que l'alimentation romaine dépend
encore de l'Egypte. Mais ce qui pourrait n'être qu'un envoi exceptionnel, pour faire face
aux difficultés de l'année 384, apparaît plus loin comme une opération permanente.
Symmaque, Relatio 37, 2, éd. O. Seeck, p. 310 = D. Vera, op. cit., p. 428, nous montre le préfet
de la Ville réclamant que l'on enquête sur un retard dans l'application de décisions
budgétaires transmises en particulier à l'Egypte et qui n'ont pas été suivies d'effet. Il ne
demande pas un cadeau ou un versement exceptionnel, mais l'application d'une décision
permanente, valable autrefois (prisca) et dans le futur (et quod futurus usus expectat). Le
terme technique illatio (versement fiscal) ne laisse aucun doute sur le caractère public de
la mesure. La seule difficulté pourrait provenir de la nature de l'opération, désignée par
le terme commeatus qui se rapporte le plus souvent aux provisions de l'armée (références
dans R. Rémondon, Soldats de Byzance d'après un papyrus trouvé à Edfou, Recherches
de papyrologie, 1, Paris, 1961 (Publications de la Faculté des lettres de Paris. Série
Recherches, 1), p. 55-56), mais, comme on voit mal le préfet de la Ville s'occuper de la solde en
nature de militaires, mieux vaut donner au terme son sens large, celui de convoi, ici de
convoi annonaire. Allusion à l'annone égyptienne dans Symmaque, Relatio 35, éd. O.
Seeck, p. 308 = D. Vera, op. cit., p. 427; BGU t. 1, n° 27; P. Amh. t. 1, 1900, n° 3 (voir J.
Lallemand, L'administration civile de l'Egypte de l'avènement de Dioctétien à la création
du diocèse (284-382), Bruxelles, 1964 (Mém. Acad. roy bel, 57), p. 188-189). Ambroise Ep.
18, 19, éd. dans PL 16, 978; Rutilius Namatianus, Sur son retour, 1, 145-147, éd. et trad. J.
Vessereau et F. Préchac, Paris, 1933 (coll. Budé), p. 9.
46 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

A côté de ces deux fournisseurs principaux, le reste de l'Empire


fait figure de simple force d'appoint : les autres provinces ne sont
mises à contribution que pendant les périodes de crise grave, ce dont
témoigne entre autres le fait qu'on ne trouve de préfets locaux de
l'annone qu'en Egypte et en Afrique16. Il s'agit plutôt, dans ces autres
régions, d'achats publics de circonstance, de coemptiones ponctuelles,
que de canons annonaires fixes17. Cependant presque tout le pourtour
de la Méditerranée occidentale est tour à tour sollicité : l'Espagne,
mentionnée plusieurs fois au IVe siècle et dont les ressources semblent le
plus souvent utilisées18, les Gaules qui apparaissent deux fois pour des
envois vraisemblablement exceptionnels19, de même que la Sardai-

16 Sur le préfet de l'annone d'Egypte, J. Lallemand, op. cit., p. 92-93 = CTh 12, 6, 3,
349 : praefectus annonae Alexandriae ; P. Ryl. 4, 652, 1. 10; P. Oxy. 2 408, 1. 1, 397; P. Flor.
75. Sur le préfet de l'annone d'Afrique, CTh 13, 5, 12, 369 : praefectus annonae Africae.
17 La coemptio (συνωνή en grec) est un achat forcé qui peut se pratiquer de diverses
manières : le prix d'achat peut être le prix public officiel, identique dans tout l'Empire et
indépendant du prix du marché, ou le prix du marché; l'achat peut correspondre à une
part d'impôt exigée en nature alors qu'il était à l'origine exprimé en espèces, ou à une
levée supplémentaire, mais, dans ce deuxième cas, les denrées achetées sont payées. Pour
des exemples, voir index, s. v. coemptio et συνωνή. Le canon annonaire fixe correspond à
une coemptio permanente, c'est-à-dire au paiement en permanence d'une part de l'impôt
en nature.
18 Symmaque, Relatio 37, 2, éd. O. Seeck, p. 310 = D. Vera, op. cit., p. 428. Claudien,
In Eutropium, 1, 407, dans Claudiani Carmina, éd. cit., p. 64 (mentionne seulement un
secours temporaire pour pallier les dommages {damna) provoqués par la révolte de Gil-
don en Afrique). CTh 13, 5, 4, 324, et 8, 334 traite des naviculaires espagnols sans dire de
quel produit ils doivent assurer l'acheminement, mais c'est vraisemblablement le blé,
comme on doit le supposer d'après le texte très postérieur de Cassiodore, Variae, 5, 35,
éd. Th. Mommsen, Berlin, 1894 (MGH, AA, 12), p. 162, où les fournitures de blé fiscal
espagnol (Hispaniae triticeas copias) sont qualifiées a'antiquum vectigal, de prestation
ancienne, donc datant de l'empire romain.
19 Claudien, De consulatu Stiliconis, 2, 391-396, dans Claudiani carmina, éd. cit.,
p. 162 : seulement un envoi temporaire pendant la révolte de Gildon. Claudien, In
Eutropium, 1, 404-409 : voir à la n. 18 pour l'édition et le commentaire. Rutilius Namatianus,
Sur son retour, (voir n. 1 5), ne peut être considéré ccmme une allusion à des secours de
blé gaulois accordés à la capitale qu'à condition de corriger Rhenus en Rhodanus (Aeter-
num tibi Rhenus aret) ; comment en effet acheminer du blé rhénan jusqu'à Rome ? Si on
refuse la correction ( le poète ayant substitué le Rhin au Rhône pour des raisons de
métrique) et si on veut que ce vers corresponde à une réalité économique, il faut
comprendre que le produit fiscal payé en monnaie par les paysans rhénans servira à acheter
la nourriture de Rome. Contra, L. Ruggini, Economia e società neW« Italia annonaria».
Rapporti fra agricoltura e commercio dal IV al VI secolo d. C, Milan, 1961, p. 129.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 47

gne20 tandis que la Sicile n'apparaît qu'une fois, du moins à ma


connaissance21. De même la Macédoine et la Syrie sont nommées une
fois chacune, pour des expéditions apparemment limitées22. Ce sont les
seules traces d'envois non égyptiens venus de la Méditerranée orientale
dont les pays riverains servaient en priorité à porter secours à
Constantinople. L'Italie péninsulaire, pour sa part, ne fournit jamais de blé à
l'annone23.
Quelle qu'ait été son origine, le blé annonaire était d'une
importance vitale qui apparaît nettement lorsqu'on étudie le volume annuel des
prestations24 mais qui ressort aussi nettement des anecdotes
rapportées ci-dessus : Constance et Gildon espéraient, en affamant Rome,
gêner l'un Julien, l'autre Honorius; Symmaque se contente d'attendre
le blé égyptien car de lui seul viendra le salut. Aucune allusion n'est

20 Prudence, Contre Symmaque, 2, 942-943, éd. cit., p. 190, et Symmaque, Ep. 9, 42,
éd. O. Seeck, p. 248 = S. Rodia, Commento storico al libro IX dell'epistolario di Q. Aurelio
Simmaco, Pise, 1981, p. 343. Les allusions postérieures de Salvien, Paulin de Noie et
Grégoire le Grand (cf. L. Ruggini, op. cit., p. 129) confirment le rôle de la Sardaigne dans
l'alimentation romaine, mais la part relative, au Ve siècle, lorsque l'Egypte fournissait
exclusivement Constantinople et que l'Afrique était conquise par les Vandales, a
vraisemblablement augmenté.
21 Prudence, Contre Symmaque, 2, 940-942 (cf. n. 20). Les références postérieures (cf.
L. Ruggini, op. cit., p. 130) suggèrent, comme pour la Sardaigne, ou bien que l'île était
peu mise à contribution au IVe siècle, au bien que sa part relative augmente par la suite,
ou bien plutôt que les deux phénomènes se conjuguèrent, car, au VIe siècle, le rôle de la
Sicile dans l'annone romaine est considérable tant en volume qu'en part de l'annone
totale. Le silence des sources pendant quatre siècles cache peut-être une longue continuité
dans la pression annonaire sur la Sicile du IIe siècle avant notre ère au VIIe siècle après
J.-C.
22 Pour la Macédoine, Symmaque, Ep. 3, 55 et 82, éd. J. -P. Callu, Symmaque,
Lettres, Paris, 1972 (coll. Budé), p. 58 et 75 : l'empereur prévient la famine en réquisitionnant
du blé macédonien qui n'aurait pas dû quitter la région {fames quant . . . imperator grae-
venit indebitis alieni soli copiis). Les deux lettres se rapportent à la famine de 389. Pour la
Syrie, en 388, sans doute en relation avec la même famine, des bateaux sont envoyés à
Rome : Libanius, Oratio, 54, 40, éd. R. Förster, Leipzig, t. 4, 1908, p. 91-92 (sur ce passage,
voir P. Petit, Libanius et la vie municipale à Antioche au IVe siècle après J.-C, Paris, 1955,
p. 160 et 163).
23 A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 301, et L. Ruggini, op. cit., p. 130 considèrent
que la relatio 40 de Symmaque (éd. O. Seeck, p. 311-312 = D. Vera, op. cit., p. 382-383)
prouve l'existence d'une fourniture temporaire d'annone par la Campanie, alors qu'il
s'agit d'une affectation aux villes campaniennes d'une part d'annone due à Rome et
venue d'au-delà des mers, dont Symmaque demande le retour à sa destination première.
Voir aussi, ci-dessous, p. 429-430.
24 Voir ci-dessous, p. 114-123.
48 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

faite au marché libre : si on annonce un déficit des prestations


égyptiennes, l'administration fait appel à d'autres provinces, mais les
négociants privés ne sont jamais mentionnés.

2) L'huile, le vin, la viande

Les sources attribuent à Aurélien, outre la transformation des


distributions de blé en distribution de pain, l'adjonction de l'huile, du vin
et de la viande25. Quand on connaît les exagérations auxquelles le souci
de concision conduit les auteurs de l'Histoire Auguste, notre principal
document, on est enclin à accueillir ces informations avec prudence.
Pour l'huile, l'empereur, plutôt que d'avoir rétabli des distributions
gratuites, dont on devrait supposer la disparition, s'est peut-être
contenté de remettre de l'ordre dans leur organisation en restaurant ou
en adaptant les mesures prises par Septime Sévère et qui avaient les
premières institué la gratuité26. Pour le vin, Aurélien prit seulement la
décision d'assurer l'approvisionnement par l'Etat du marché romain
mais ne vit pas le résultat de son vivant27. C'est au IVe siècle qu'on

25 L. Homo, op. cit., p. 179-180.


26 Vie de Septime Sévère, 18, 3, dans Scriptores Historiae Augustae, éd. cit., t. 1,
p. 150. Prestation réduite par Sévère Alexandre (Vie de Sévère Alexandre, 22, 2, éd. cit., t.
1, p. 267). Ces distributions furent sans doute perturbées puisqu 'Aurélien eut à intervenir.
Pour le Chronographus anni 354 (ν. à la n. 2), Aurélien a instauré ou rétabli une
prestation fortement diminuée. Cependant l'Histoire Auguste a sans doute raison d'opposer les
distributions gratuites de vin qui constituent une nouveauté, aux autres qui existaient déjà
depuis longtemps (Vie d'Aurélien, 48, 1, éd. cit., t. 2, p. 184). Contra, A. Chastagnol, La
préfecture . . ., p. 321 : «Aurélien avait rétabli les distributions officielles d'huile».
27 L'Histoire Auguste (Vie d'Aurélien, 48, 1-4, éd. cit., t. 2, p. 184) raconte
longuement l'institution de cette prestation de l'annone : « II y a en Etrurie, le long de la Via
Aurelia, et jusqu'aux Alpes Maritimes, de vastes campagnes fertiles et boisées. Aurélien
voulait acheter aux possesseurs qui y auraient consenti, ces terres incultes, y établir des
familles de prisonniers, planter des vignes sur le versant des montagnes, et distribuer au
peuple romain tout le vin qu'on y récolterait, sans que le fisc en pût rien prélever. Il avait
fait le calcul des récipients, des navires et des travaux nécessaires ...» (trad. L. Homo,
op. cit., p. 180). Rien ne dit que le projet ait abouti dès le IIIe siècle car, continue notre
source : « Un grand nombre d'historiens prétendent qu'Aurélien fut détourné de ce projet
par le préfet du prétoire qui lui aurait dit : 'Si nous donnons du vin au peuple, il ne nous
reste plus qu'à lui donner des poulets et des oies'. Une preuve qu'Aurélien s'occupa
sérieusement de ce projet, qu'il prit les dispositions nécessaires, ou même qu'il l'exécuta,
au moins en partie, c'est que le vin destiné à être non pas donné, mais vendu à prix
d'argent par le fisc, est placé dans les portiques du temple du Soleil». Bel exemple de
rigueur dans l'interprétation des sources, dont l'auteur disposait, et d'où il ressort que
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 49

découvre un marché du vin solidement organisé, apparemment capable


de satisfaire une grande partie des besoins de la capitale, et qui
continuait sans doute à se développer28. De même qu'il fallut près d'un
siècle pour transférer de l'Egypte à l'Afrique la charge de fournir Rome
en blé, de même il fallut beaucoup de temps pour donner au
ravitaillement public en vin son visage définitif : planter les vignes, attendre
qu'elles soient productives, organiser les circuits de transport et de
distribution. Seule, la fourniture gratuite de viande de porc, mentionnée
par plusieurs sources et absente de tous les documents relatifs aux
époques antérieures, semble constituer une nouveauté à mettre
entièrement au crédit d'Aurélien. Encore peut-on se demander si la fourniture
n'était pas déjà assurée à titre onéreux et donc si l'Etat ne s'est pas
contenté de procurer gratuitement ce qu'il vendait jusque-là. En outre
on notera que cette prestation n'était pas très abondante, ni de très
bonne qualité, ce qui facilitait une mise en place rapide29.
L'huile, comme le blé, venait d'au-delà des mers, principalement
d'Afrique, mais peut-être aussi d'Espagne et d'ailleurs, bien que les
preuves manquent30. Par contre le vin et la viande provenaient
exclusivement d'Italie, de toute la péninsule, mais surtout du Nord pour le
premier31 de Sardaigne et des montagnes peu fertiles du Sud, pour la

seule la construction du temple, où les ventes devaient avoir lieu, fut menée à bien
pendant le règne d'Aurélien.
28 A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 322.
29 L. Homo, op. cit., p. 179 : Vie d'Aurélien, 35, 2, éd. cit., t. 2, p. 175. Aurelius Victor,
Livre des Césars, 35, 7, éd. P. Dufraigne, Paris, 1975 (coll. Budé), p. 45 : «II veilla à
introduire la consommation de la viande de porc pour céder aux demandes de la plèbe
romaine». Voir aussi, ci-dessus, p. 37, n. 1, sur les pressions populaires auxquelles l'empereur
peut difficilement résister. Fournitures exceptionnelles de viande par Sévère Alexandre
(Vie de Sévère Alexandre, 26, 2, éd. cit., t. 1, p. 270). Cela laisse supposer que l'Etat avait
les moyens de se procurer de grosses quantités de viande.
30 Sur l'huile africaine, H. Camps-Faber, L'olivier et l'huile dans l'Afrique romaine,
Alger, 1953. L'origine espagnole d'une partie de l'huile, bien que très plausible, ne peut se
déduire de CTh 13, 5, 4 (voir ci-dessus, n. 18); contra, A. Chastagnol, La préfecture . . .,
p. 321.
31 Références dans A. Chastagnol, La Préfecture . . ., p. 322-323. Ajouter la Vie
d'Aurélien, 48, 1-4, éd. cit., t. 2, p. 184-185. L. Ruggini, Op. cit., p. 38-50, a bien montré que le
canon vinarius provenait surtout d'Italie annonaire et peut-être aussi d'Italie suburbicai-
re, à condition d'interpréter CTh 11, 2, 3, 377 comme le fait A. Chastagnol, Un scandale
du vin à Rome sous le Bas-Empire : l'affaire du préfet Orfitus, Annales. Economie,
Société, Civilisation, 1950, p. 161-183; il donne en effet à urbicaria regio le sens de Italia subur-
bicaria. On a l'impression très nette que l'Italie du Nord était spécialisée dans la fournitu-
50 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

seconde32. Le vin, produit en grande partie le long de la via Aurélia


circulait sans doute beaucoup par bateau tandis que les porcs - sauf
ceux de Sardaigne, évidemment - suivaient les routes, maigrissant en
chemin33. Assurément ces deux distributions étaient appréciées des
Romains, car on ne voit pas pourquoi le pouvoir en aurait assumé la
charge dans le cas contraire; mais rien ne permet de supposer qu'elles
étaient vitales pour la population, car jamais on ne voit les sources
narratives mentionner leur manque et ses conséquences. Sans doute
pouvait-on se passer d'huile, de vin et de viande pendant une période
difficile, alors que le pain, base de l'alimentation, était absolument
indispensable.
Les prestations annonaires telles qu'elles étaient assurées au IVe
siècle témoignent d'une institution remarquablement stable puisque

re du vin, surtout sa façade maritime «de l'Etrurie aux Alpes maritimes» (Vie d'Aurélien,
48), même si une partie de la boisson arrivait par la voie Flaminienne (d'après CTh 11, 1,
6, 354; cf. A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 322 et L. Ruggini, op. cit., p. 44).
32 Voir A. Chastagnol, Le ravitaillement de Rome en viande au Ve siècle, Revue
historique, t. 210, 1953, p. 18-19 = A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 326, d'après NVal 36,
dans CTh t. 2, p. 153-154 : l'essentiel venait de la Lucanie, du Bruttium et du Samnium;
un complément, de Campanie et de Sardaigne. Pour l'analyse des données chiffrées, voir
ci-dessous, p. 94-95. A. Chastagnol, Le ravitaillement . . ., p. 20 = La préfecture . . ., p. 326,
pense que deux lois (CTh 14, 4, 10, 419 et NVal 36) prouveraient l'existence de prestations
autres que le porc sous forme de viande ou de lard. Mais, si on lit attentivement ces
textes, on constate que la seule viande donnant lieu à des distributions est le porc. Il faut
comprendre que les pecuarii (bouchers vendant du mouton) et les boarii (bouchers
vendant du bœuf) doivent assister les suarii au titre des charges fiscales imposées à leur
corporation : au lieu de payer 950 sous à une autre caisse ou d'effectuer une charge
évaluée à cette somme, ces deux corporations la donneront aux suarii (NVal 36, 2), ou
assumeront en alternance avec ces derniers une partie des charges qui leur incombent (CTh
14, 4, 10). Sur ces lois, voir aussi, ci-dessous, p. 99-100. On n'a ici nulle trace d'une
fourniture publique, gratuite ou payante, de viande ovine ou bovine, mais la preuve que deux
corporations distinctes approvisionnaient le marché libre ; elles devaient à l'Etat un impôt
sur les bénéfices réalisés par leurs membres et en étaient responsables par
l'intermédia re de leurs chefs dont les trois principaux recevront le titre de comtes (au moins ceux des
pecuarii : très hujus corporis principales terti (sic) ordinis comitivam recipiant) ; sur
l'origine de ces chefs de corporations, sans doute des notables, des sénateurs ou d'autres
responsables administratifs et fiscaux de ces métiers, voir ci-dessous, p. 74-80, à propos des
suarii. Même si on manque de preuves formelles, on ne peut rejeter l'hypothèse de
fournitures de viande de mouton ou de bœuf à prix public car Cassiodore semble faire
allusion à de telles prestation au VIe siècle (ci-dessous, p. 104); mais l'indication est tardive et
peu précise.
33 Sur la circulation du vin voir ci-dessus, n. 48. Sur celle des porcs, ci-dessous,
p. 96.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 51

l'essentiel, le blé, est toujours assuré, mais aussi d'une évolution


tendant vers un accroissement des prestations qui, outre le passage du blé
au pain, complètent la fourniture principale. Ces nouveautés ne
modifient pas l'impression de continuité fondamentale puisque les nouveaux
services, au moins dans le cas de la viande, comme on le constatera au
cours de l'analyse quantitative, ne constituent qu'un supplément
minime par rapport au blé et ne coûtaient donc pas cher au Trésor.

Β - Les bénéficiaires

La permanence des prestations, et même leur amélioration,


paradoxale au cœur de la «crise» du IIIe siècle, n'offre qu'un élément
partiel de réponse à la question de la continuité générale de l'annone entre
le Haut-Empire et le Bas-Empire. L'étude des bénéficiaires est
autrement importante car la nature d'une assistance sociale se manifeste
davantage à travers celle des ayants droit que celle des fournitures
assurées.
Les quatre denrées annonaires donnaient lieu à trois types
principaux de distributions dont deux seulement concernent notre propos. En
effet seules nous importent ici celles qui sont destinées aux citoyens de
Rome en tant que tels, à l'exclusion des salaires versés en nature aux
fonctionnaires, non pas au titre de l'assistance alimentaire, mais
comme rétribution, sous une forme ou sous une autre, d'un service rendu à
l'Etat, ce qui est radicalement différent. Nous reviendrons sur ces
salaires versés en nature seulement lorsque la nécessité s'en fera sentir afin
de dissiper des malentendus.

1) Les bénéficiaires de ventes publiques

Les denrées annonaires font d'abord l'objet de ventes publiques,


sauf sans doute la viande34. Dans le cas du vin, ce fut même la seule
forme sous laquelle l'Etat le fournit régulièrement malgré les bonnes
intentions d'Aurélien qui procéda peut-être à quelques distributions

34 Les lois assez nombreuses concernant les suarii nous les présentent comme de
simples fournisseurs de l'annone gratuite (CTh 14, 4, 1-10). L'existence de ventes
publiques est donc peu plausible. Cependant la corporation travaillait conjointement pour
l'Etat et pour elle-même. On peut difficilement douter que les ventes libres de porc,
comme des autres viandes, aient été pratiquées sur les marchés romains.
52 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

gratuites, mais ne réussit pas à les rendre permanentes; les dieux


n'autorisèrent que l'organisation de ventes à prix public, mais ces dernières
furent loin d'être sans effet puisqu'on peut y voir la cause d'une
évolution importante pour la circulation du vin dans le monde
méditerranéen. En effet, dès le règne de Probus (276-282), soit entre deux et
douze ans après la décision d'Aurélien, la Gaule, la Pannonie et la Mésie
obtiennent à nouveau l'autorisation de planter des vignobles. On peut
penser que c'est pour libérer une plus grande part de la production
italienne en faveur du marché romain qui se développait.
Pour l'huile nous manquons d'informations sur les quantités
globales fournies par l'annone aussi bien que sur la part de ces quantités qui
était livrée ou à prix public ou gratuitement. Cependant il semble
difficile que le commerce indépendant tel que nous le décrirons ait pu
fournir toute la différence entre ce qui était donné et ce dont l'ensemble de
la cité avait besoin, surtout les habitants non inscrits sur les listes de
bénéficiaires. On doit donc admettre, jusqu'à preuve du contraire, des
ventes publiques d'huile à côté des distributions gratuites qui sont bien
documentées.
Comme de juste, notre documentation est plus loquace à propos de
la denrée la plus recherchée, le blé, dont il est sûr qu'une part
importante, la moitié environ35 du total fourni, était vendue. Le pain ainsi
jeté sur le marché porte le nom de partis fiscalis, pain fiscal, c'est-à-dire
vendu par le fisc36. Les sources le nomment parfois aussi partis ostien-
sis, pain venu d'Ostie, évidemment parce que la quasi-totalité du blé
importé était d'origine publique et réciproquement37. S'il avait existé

35 Voir ci-dessous, p. 119, fig. n° 1.


36 On doit à J. -M. Carrie, Les distributions alimentaires dans les cités de l'empire
romain tardif, MEFR, 87, 1975, p. 1 037-1 044, une analyse minutieuse et convaincante
des termes qui dispense d'admettre un flottement dans la politique imperiale, tantôt
donnant, tantôt vendant le blé public. L'étude quantitative évoquée à la note précédente
confirmera que l'annone gratuite ne pouvait utiliser tout le blé public tranporté par les
naviculaires.
37 CTh 14, 19, 1, 398, avec le brillant commentaire de J. -M. Carrié, op. cit., loc. cit. :
Panent ostiensem atque fiscalem . . . doit être traduit par « pain d'Ostie ou pain fiscal ».
Aut, ve/, atque et et sont souvent synonymes dans des textes des IVMXe siècles, d'origine
variée. Il manquait surtout, pour reconnaître l'existence de ce pain public, de bien en
dégager la signification en montrant que l'Etat prenait à sa charge tout le prix du
transport, l'offrant ainsi aux Romains au prix qu'ils l'auraient payé sur le marché égyptien ou
africain. Mais les sources relatives à Rome ne permettent pas à elles seules de mettre ce
fait essentiel en évidence. Voir ci-dessous, p. 54, pour la prise en charge par l'Etat du prix
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 53

un important commerce privé du blé, la formule panis ostiensis


n'aurait pu être employée car elle aurait été trop ambiguë, désignant aussi
bien le blé public que celui du marché libre.
Tout un chacun pouvait acheter de ces produits autant qu'il le
souhaitait sans aucune condition de régularité dans les achats, de
limitation, de statut personnel ou autre. A preuve les mesures prises contre
les étrangers qui prévoient leur expulsion, jamais une restriction à
l'accès sur un quelconque marché38.
L'extrême rareté des expulsions d'étrangers (xélélasiai) montre
aussi que ces ventes à prix public n'exerçaient pas sur les populations de
l'Empire un attrait tel que tout le monde se précipitât vers la capitale.
De même à Constantinople nous verrons Justinien prendre des mesures
contre les mendiants, leur attribuant des secours s'ils ne pouvaient
travailler, du travail s'ils étaient valides et ne les chassant qu'en dernier
recours39.
L'étude des prix, qui ne peut être menée pour Rome seule faute de
sources, montrera d'ailleurs que ce blé public était vendu dans la
capitale à un prix identique au prix moyen du marché. On ne le payait ni
plus ni moins cher qu'ailleurs et il ne provoquait aucun accroissement
du nombre des bénéficiaires puisqu'il n'était pas plus avantageux que
dans le reste de l'empire. En effet l'Etat garantissait en temps normal -
c'est-à-dire le plus souvent - aux boulangers, un prix de vente fixe, à
charge pour eux de vendre le pain au prix public. Le blé valait à Rome

de transport du vin, p. 94-95, pour la prise en charge du transport de la viande et p. 500-


502, pour l'histoire générale des prix : s'ils sont identiques dans les grandes villes, Rome
comprise, et dans les campagnes, c'est que l'Etat prend les frais de transport à sa
charge.
38 Ambroise de Milan, De officiis, 3, 44-52, éd. dans PL, t. 16, col. 158-160.
Commentaire de J. -R. Palanque, Famine à Rome à la fin du IVe siècle, Revue des études
anciennes, 33, 1931, p. 346-356; L. Ruggini, op. cit., p. 112-146. Personne n'a relevé l'absence de
toute allusion à une réglementation sur la vente du pain public avant l'éviction des
«étrangers» (peregrinus a ici son sens, constant, de «étranger à la ville dont on parle», en
l'occurence Rome). C'est pourtant la preuve que la distinction entre citoyens originaires
de Rome et autres habitants de l'Empire demeure la plus importante et que les ventes de
pain public ne sont jamais réservées aux indigents. Dans le cas contraire, on aurait
signalé les restrictions imposées à certains des habitants restants, ou le laxisme des autorités
qui ne tenaient pas compte de ces restrictions prévues par la loi.
39 NJ 80, 3-5, 539. Cf. ci-dessous, p. 266, n. 221.
54 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

comme ailleurs, au IVe siècle comme jusqu'au VIIe siècle, 30 muids le


sou et la totalité des frais de transport était supportée par le fisc40.
Bien qu'elle ne soit mentionnée dans les sources qu'à la fin du IVe
siècle, une arca frumentaria, une caisse du blé, existait à Rome comme
à Constantinople et dans toutes les autres villes de l'Empire41. Elle
disposait de ressources propres, d'origine municipale, pour effectuer des
provisions pendant les bonnes années et venir au secours de l'annone
quand les ressources de celle-ci (le canon frumentaire) étaient
insuffisantes ou menaçaient d'arriver avec du retard. Le Sénat en avait la
responsabilité jusqu'à ce que le pape prît le relais, avant 50042. Cette
caisse vendait le blé au prix coûtant, donc à un prix qui pouvait être
sensiblement supérieur au prix public, en particulier quand on achetait le
grain pendant une disette43.
Le vin, pour sa part, était vendu, au moins pendant un certain
temps, aux trois quarts du prix pratiqué par le marché indépendant44.
Comme les commerçants s'approvisionnaient chez les mêmes
producteurs que l'Etat et qu'on ne peut tenir compte d'une éventuelle
diminution des coûts de transport ou de gestion, car il n'existait pas de service
spécialisé pour ce genre de transport, chaque contribuable amenant

40 Cf. n. 37.
41 Sur l'arca frumentaria (σιτωνικόν en grec), voir p. 66 à Constantinople, ci-dessous,
p. 213-217; ailleurs, p. 458 et index, 5. v.
42 Ci-dessous, p. 134-137.
43 Si du moins, elle fonctionne comme celle des autres villes. Il ne faut pas
confondre le fonctionnement du service qui vendait le blé à prix public constant et l'arca qui le
livrait à prix variable quand les autres fournisseurs faisaient défaut.
44 CTh 11, 2, 2, 365 : L'empereur qui veut étendre les avantages accordés au peuple
(populi usibus profutura provisionis nostrae emolumento) décide une réduction de prix (ut
etiam pretto laxamenta tribuantur) et ordonne donc que les diverses qualités de vin
fournies par l'annone seront vendues avec une réduction de 25% par rapport au prix du
marché indépendant (forum rerum venalium). A. Chastagnol, La préfecture., p. 324-325, a bien
vu que cette mesure ne peut s'expliquer par un désir de venir en aide aux pauvres, mais
essaie d'expliquer la différence de prix par la différence de qualité, contre l'évidence du
texte que affirme le contraire, puisque la réduction s'applique à toutes les catégories de
vin livrées par l'annone et consiste à vendre moins cher que sur le marché : on paiera
donc la même qualité à meilleur prix. La mesure ne vise pas non plus à lutter contre la
cherté pendant une période de difficulté puisque le prix public inférieur est pratiqué en
permanence. On note, pour le blé ou le vin, des écarts d'un même ordre de grandeur,
pendant toute notre période, entre les prix appliqués par l'Etat et ceux du marché, afin
de couvrir les frais de transport des denrées (ci-dessous, p. 497-502).
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 55

lui-même son vin45, la seule manière d'expliquer cette différence de


prix tient à ce que l'empereur payait les frais de transport, c'est-à-dire
la différence entre le prix sur les marchés provinciaux et celui qui était
pratiqué à Rome par les négociants indépendants. L'explication est
d'autant plus vraisemblable que le transport devait représenter 25% du
prix de vente, ou 33% du prix chez le producteur46. En outre, comme
les prix moyens ne variaient généralement pas beaucoup, sauf pendant
les périodes de crise, l'adaptation au prix du marché revient à terme à
l'application souple du tarif public d'adaeratio-coemptio47.
Pour la viande, le prix d'achat auprès des paysans est fixé chaque
année par le gouverneur de la province en fonction du cours moyen
constaté sur les divers marchés locaux48. C'est seulement au Ve siècle
qu'on appliquera un tarif uniforme et constant49. Cependant l'étude
des commissions accordées aux suarii pour couvrir leurs frais de
gestion implique une certaine stabilité, au moins à moyen terme, à la fois
du prix de la viande et du prix du vin. En effet ces commissions sont
versées sous forme d'une quantité fixe de vin qui doit correspondre
constamment à 15% de la valeur de la viande, laquelle représente, elle
aussi, une quantité fixe; pour que l'équivalence soit maintenue en
permanence, il faut que les prix des deux denrées évoluent de la même
manière, ce qui semble difficile, ou restent pratiquement stables, ce qui
est plus plausible, comme nous le verrons50. Ces commissions pour
frais de transport, soit 15% de la valeur de la viande, sont complétées
par celles qui sont concédées aux suarii pour l'abattage des bêtes et la
préparation de la viande, et se montent finalement à 32% du prix
d'achat, ce qui est presque identique aux 33% que reçoivent les
transporteurs de vin.

45 CTh 11, 2, 2 : ita provinciales statuimus comportare : les provinciaux imposés


portent le vin qu'ils doivent.
46 Voir, ci-dessous, pour la viande : les transporteurs reçoivent une commission de
20% par rapport au prix à Rome et de 15% par rapport au prix chez le producteur:
ci-dessous, p. 96-97.
47 Pour les rapports entre les prix publics et les prix du marché, voir ci-dessous,
p. 511-512.
48 CTh 14, 4, 3, 324 et 3, 362; CIL 6, 1 771. Cf. A. Chastagnol, La préfecture., p. 326-
328. Le système est très habile. Le gouverneur de la province fixait le prix pour
l'exercice, à partir de données locales que nous ignorons. Ainsi l'arrivée des suarii, qui
achetaient de grosses quantités à la fois, ne pouvait provoquer une montée des cours.
49 NVal 36, commenté ci-dessous, p. 99-100.
50 CTh 14, 4, 4, 367, commenté ci-dessous, p. 95-97.
56 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Ainsi les ventes à prix fixes se font au prix que l'on paierait dans
les provinces, si on achetait directement aux paysans. Personne n'avait
intérêt à venir acheter sa nourriture à Rome et les Romains n'étaient
pas pénalisés par rapport aux provinciaux. Par contre, sans la prise en
charge par l'Etat des frais de transport, la Ville n'aurait pu nourrir une
aussi nombreuse population, car les prix auraient été trop élevés pour
la majorité des humbles qui auraient fui, ou ne seraient pas venus.
L'annone payante vendue à prix coûtant permit à l'empereur
d'entretenir une ville à la hauteur de ses ambitions en procurant à tous ceux qui
s'y trouvaient de quoi y gagner leur vie et de quoi y manger à un prix
raisonnable au moins du pain, du vin, de l'huile et de la viande, sans
pour autant les inciter à venir chercher du travail ici plutôt qu'ailleurs.
Rome restait cependant attractive sur deux points : on pouvait être
attiré par la variété des activités, des distractions, des spectacles; en outre,
si les prix n'étaient pas plus avantageux qu'ailleurs, l'importance des
moyens dont disposait l'annone, en grande partie parce qu'une crise
frumentaire à Rome aurait eu des conséquences politiques
dramatiques, supprimait les risques d'une véritable famine et rendait les
disettes plus rares et moins rigoureuses. Elles n'ont jamais atteint, sauf
peut-être pendant le siège d'Alaric, la violence qui apparaît à Edesse
par exemple51: on souffrait moins des fantaisies du climat
méditerranéen puisque, pendant une disette particulièrement sévère, les
habitants des alentours souhaitaient venir y chercher un secours52.
L'annone payante constituait donc un avantage certain mais limité et, s'il est
vrai que les humbles tiraient sans aucun doute un plus grand profit de
ces distributions, puisqu'ils consacraient une part plus importante de
leur salaire à l'alimentation, le terme de popularis, populaire au sens de
«qui concerne l'ensemble du peuple» c'est-à-dire tous les citoyens de la
cité, ne doit en aucun cas laisser croire qu'elle visait une quelconque
assistance aux déshérités de la cité sous une prétendue influence du
christianisme, qui n'a rien à voir dans cette institution ancienne et
inchangée53.

51 Sur la crise de 410, voir plus loin, p. 107-108.


52 Voir, par exemple, Ambroise de Milan, De officiis, 3, 44-52, commenté ci-dessous,
p. 518-522.
53 Cf. A. Chastagnol, La préfecture .... p. 314, à préciser par J.-M. Carrié, op. cit.,
p. 1 026-1 029. Le sens traditionnel de popularis, évident dans les textes de CTh 14, 17, 3,
368; 5, 369; 7, 372 ... est confirmé par l'importance des quantités distribuées. Les popu-
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 57

2) Les bénéficiaires de l'annone gratuite

Pour ce qui concerne l'annone gratuite, la réponse est tout aussi


claire, si l'on considère les bénéficiaires, plus incertaine mais sans
doute peu différente si on tente de mesurer son effet sur la population
urbaine.
Ce fut une idée longtemps répandue que, depuis l'édit de Caracalla
(212) donnant le droit de cité romain à tous les habitants de l'Empire,
tous les habitants libres auraient bénéficié de l'annone gratuite. Il en
serait découlé une masse d'ayants droit théoriques si énorme qu'il
aurait fallu choisir et que, le christianisme aidant, l'annone gratuite
serait devenue une institution d'assistance pour les pauvres qui
résidaient dans la ville ou y passaient. Une telle conception aurait supposé
des critères simples et stricts pour reconnaître ceux dont la situation
économique justifiait un droit à cette assistance, mais nous n'en avons
nulle part le moindre indice. Surtout on a récemment démontré qu'il
n'en fut point ainsi et que la citoyenneté romaine au sens large ne
suffisait pas54. Il fallait en outre être citoyen originaire, habitant de la ville
même de Rome, être de naissance libre ou affranchi, s'être fait inscrire
sur les registres de l'annone et attendre qu'une place se libère pour
profiter de ce qui, jusque-là, restait un droit théorique. Sont donc
exclus les esclaves qui auraient dû être les premiers bénéficiaires - du
moins la majorité d'entre eux réellement faite d'indigents - si les
principes humanitaires avaient effectivement été à la base du système55;
sont de même exclus ceux qui exercent une profession infamante ou
sont déchus de leurs droits civiques56, les sénateurs et leur personnel,
exactement comme à l'époque où l'annone visait à attacher le peuple

lares constituent toute la population, à la seule exception des sénateurs et des esclaves,
sauf à supposer une population totale supérieure à 1 000 000 d'habitants.
54 J.-M. Carrié, op. cit., p. 1 026-1 029.
55 CTh 14, 17, 6, 370: exclusion des esclaves de sénateurs. Mais cela ne signifie pas
que seuls les esclaves de sénateurs soient exclus car CTh 14, 17, 5, 369 désigne le
bénéficiaire comme civis romanus, ce qui suffit à éliminer tous les esclaves.
56 J.-M. Carrié, op. cit., p. 1 001, contre D. Van Berchem, op. cit., p. 100-101, pense à
juste titre que, si l'Histoire Auguste présente l'admission des proxénètes, prostituées ou
homosexuels par Héliogabal (Vie d'Héliogabal, dans Scriptores Historiae Augustae, éd. cit.,
t. 1, p. 243) comme une décision scandaleuse, c'est, ou bien qu'elle a été imaginée pour
discréditer l'empereur, ou bien qu'elle a été abrogée avant le IVe siècle. Sur ce point
encore, le IVe siècle se situe dans la continuité des pratiques attestées sous le
Haut-Empire.
58 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

romain à la personne du souverain contre l'ordre sénatorial, et


évidemment tous les étrangers résidants qui pouvaient s'approvisionner sur les
marchés publics ou auprès des commerçants indépendants mais non
monter sur les gradins (gradus) où seuls les détenteurs d'un jeton,
régulièrement inscrits (incisi) sur les registres des bénéficiaires effectifs,
avaient accès pour recevoir leurs rations gratuites57.
L'existence d'un numerus clausus, toujours fixé à 200 000 inscrits58
pendant tout le IVe siècle comme sous le Haut-Empire, se justifie
facilement par la sagesse de l'Etat qui proportionnait ses dépenses à ses
ressources : il était impossible, en l'absence de moyens comptables
perfectionnés, de moduler les fournitures en fonction des besoins. On
définissait donc une enveloppe budgétaire fixe, suffisante pour un nombre
donné de bénéficiaires toujours, ou presque, inférieur - de combien?,
nous ne le saurons jamais - au nombre des ayants droit théoriques et
on puisait dans les listes d'attente pour pourvoir aux places laissées
libres par extinction d'une famille ou départ de Rome. La méthode
employée pour effectuer le choix semble avoir été le tirage au sort59,
moins équitable certes que la liste d'attente avec classement
chronologique des inscrits mais favorisant moins, peut-être, les passe-droits, car
les registres manuscrits n'avaient pas la rigueur de nos carnets à
souche et listages d'ordinateurs. Rien dans ces méthodes ne fait la moindre
allusion à la situation économique des citoyens pour donner à tel ou tel
une priorité quelconque. D'ailleurs il n'est jamais fait mention de la
pauvreté dans aucun texte relatif à l'annone60.
Le nombre de 200 000 bénéficiaires est d'une telle importance,
pour une évaluation de la population romaine qu'on doit préciser exac-

57 L'institution des gradins (gradus) où l'on recevait son pain, semble plutôt liée à la
substitution du pain au blé par Aurélien, puisqu'il fallait faciliter des distributions qui
devenaient quotidiennes, et non à une réforme purement administrative de Constantin.
Contra, A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 57 = J.-M. Carrie, op. cit., p. 1 038. Sur les
gradins, voir aussi Prudence, Contre Symmaque, 949-950, éd. cit., p. 190, où apparaît le lien
entre les gradins et le découpage de la ville de Rome en régions; cf. ci-dessous, p. 247-
248, pour la nature des gradins à Constantinople. Dans aucune des deux villes on n'a
trouvé trace de ces constructions ; mais les gradus de Rome étaient-ils semblables à ceux
de Constantinople?
58 Ce nombre sera établi ci-dessous, p. 94-96.
59 Voir la démonstration convaincante de J. -M. Carrié, op. cit., p. 1 013.
60 C'est ce qui ressort tant de la lecture exhaustive de CTh (en particulier CTh 14, 4
et 15-17), que de toutes les autres sources. Jamais une seule formule ou expression ne
suggère une assistance aux indigents.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 59

tement sa signification. Il est établi, de manière définitive, comme on


vient de le voir, que seuls ont le droit de se faire inscrire les mâles
majeurs remplissant les conditions définies ci-dessus. Effrayés par le
nombre de citoyens que cela implique, certains historiens ont parfois
supposé que les chefs de famille recevaient, outre leur part, celles qui
étaient attribuées à certains ou à tous les membres de leur famille61.
En fait, si 200 000 mâles adultes inscrits conduisent à fixer la
population de Rome à au moins 600 000 habitants mais pas nécessairement
beaucoup plus, cette inquiétude est sans fondements et l'hypothèse
correspondante est inutile. Elle contredit d'ailleurs la Vie d'Aurélien qui
affirme, sans discussion possible et sans noter d'une manière ou d'une
autre que la situation ait pu changer entre la fin du IIIe siècle et le IVe
siècle, que tous les ayants droit repartent avec la même quantité de
denrées62. Tous les textes romains relatifs à la possession de tessères
parlent d'un jeton par personne et d'une part par jeton. Inutile donc et
inpossible de supposer qu'une même personne ait emporté plus d'une
part par jour63. La situation diffère radicalement à Constantinople
parce que la nature de l'annone et sa finalité sont tout autres64.
Dans un cas seulement d'autres bénéficiaires que les mâles majeurs
peuvent avoir eu droit à l'annone gratuite. En effet il est certain qu'elle
n'était pas la propriété cessible de son détenteur bier* qu'elle ait été
héréditaire. La Vie d'Aurélien affirme qu'elle l'était : celui qui reçoit un
jeton le transmet à ses descendants; le Code Théodosien dit la même

61 Opinion reprise, sous forme interrogative, faute d'arguments, par A. Chastagnol,


L'évolution politique, sociale et économique du monde romain (284-363), Paris, 1982,
p. 325.
62 Vie d'Aurélien, 35 (Scriptores Historiae Augustae, éd. cit., t. 2, p. 175) : singulis qui-
busque donasse ita ut siligineum suum cotidie toto aevo et unusquisque acciperet et in pos-
teris suis dimitteret. Il donne à chacun son pain chaque jour, pendant toute l'année ;
chacun le reçoit et le transmet à son descendant.
63 Voir par exemple CTh 14, 17, 5, 369, malgré son ambiguïté (ci-dessous, n. 65):
civis romanus qui . . . quinquaginta uncias comparabat : le citoyen romain qui recevait 50
onces ... On reçoit donc une ration par citoyen et non par personne à charge d'un
citoyen.
64 Ci-dessous, p. 206 : A Constantinople, on reçoit un jeton par « maison » construite ;
on peut donc en obtenir plusieurs. D'ailleurs les sources disent bien qu'on reçoit
plusieurs annones, preuve que, lorsque, à Rome, elles déclarent au contraire que chaque
citoyen en touche une on doit prendre la formule dans son sens le plus littéral.
60 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

chose dans un texte controversé65. Nous verrons qu'à Alexandrie il en


fut de même66. Enfin l'hérédité du droit est la seule manière
d'expliquer que, malgré l'exclusion des femmes, certaines reçoivent des jetons
pour elles et pour leurs enfants mineurs; on doit supposer qu'elles
touchent temporairement la part attribuée à la famille, que leur fils aîné
ira chercher lui-même à sa majorité67. Nous ignorons tout de la
manière dont la transmission héréditaire s'effectuait mais, à cette exception
près, tous les inscrits sont des citoyens tels que nous les avons
nis 68
Ils reçoivent des parts qui n'ont apparemment pas varié depuis le
Ier siècle, pour le blé; pour l'huile, nous ne savons rien et, pour la
viande, son introduction tardive interdit toute comparaison.

65 Vie d'Aurélien, 35 (voir à la n. 62). CTh 14, 17, 5 (voir à la n. 65) : A propos du
citoyen qui touche 50 onces, l'empereur ajoute : solarium . . . eorum successoribus
dementia nostra deputavit; ce ne peut être une simple formule vide de sens; contra J.-M. Carrié,
op. cit., p. 1013-1014. Cette législation continue une longue tradition d'après laquelle la
tessere peut être achetée par un ancien maître pour son affranchi (D 5, 1, 52, 1) ou
transmise aux héritiers sous certaines conditions (D 31, 49, 1; 30, 87, pr., 32, 35, pr. ); s'ils ne
peuvent en hériter, ils recevront sur le reste de l'héritage une somme équivalente à la
valeur de la tessere (C. Nicolet, Tessères frumentaires et tessères de vote, Mélanges J.
Heurgon, Rome, 1976, p. 699-690).
66 Ci dessous, p. 329.
67 J.-M. Carrié, op. cit., p. 1 003. Il y a contradiction entre le fait de reconnaître que
le jeton « restait acquis à la famille pendant la vacance de l'exercice du droit civique, en
attendant la majorité d'un enfant de sexe masculin » et la négation du caractère
héréditaire du droit à l'annone.
68 On ne peut qu'imaginer les conditions de transmission du jeton. L'annone étant
individuelle et indivisible, à la mort du père seul l'aîné des fils majeurs pouvait hériter
(ou la mère, en attendant la majorité de ce fils aîné, s'il était mineur). Les autres enfants
se faisaient vraisemblablement inscrire sur les listes d'attente des incisi. Avaient-ils un
avantage sur les citoyens romains nés hors de la ville et «naturalisés»? On ne sait. Par
contre, tout porte à croire que les places disponibles étaient nombreuses, car la mortalité
était si forte que le nombre de citoyens mourant avant d'avoir eu un fils, ou après les
avoir tous perdus était certainement considérable. D'autre part, on est conduit à
admettre, pour que le nombre des inscrits forme une part importante de la population, et que
cette dernière ne doive pas dépasser le million d'habitants, qu'un fils majeur se faisait
inscrire du vivant de son père et pouvait toucher sa part d'annone. Il faut donc imaginer
des situations telles qu'un grand-père veuf vivant avec son fils veuf et l'unique petit-fils
majeur, sous un même toit aient touché, à eux trois, trois rations d'annone tandis qu'une
grand-mère, sa fille et sa petite-fille ne touchaient rien. Comme les premiers ne pouvaient
consommer tout le pain auquel ils avaient droit, il s'ensuivait des disparités
considérables, des ventes, échanges, dons . . . d'annone, une fois que le bénéfiaire était allé, sur les
gradins, entrer en possession de sa part.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 61

Pour estimer correctement les rations de pain gratuit69, telles


qu'on les a distribuées aux IIIe et IVe siècles, il faut donner aux termes
leur sens exact, celui que leur attribuaient à la fois les boulangers et
l'administration romaine70. Au lieu de variations inexplicables,
imaginées à partir d'une utilisation trop rapide de nombres mal critiqués, on
retrouve le montant de l'annone, soit 5 muids de blé par mois ou 60
muids par an (environ 4 qx) ou encore 0,16 muid par jour (presque

69 On a voulu utiliser CTh 14, 17, 5, 369, pour prouver que l'annone civique fut, au
moins pendant un cours laps de temps, payante (A. Chastagnol, La préfecture .... p. 321,
et J. -M. Carrié, op. cit., p. 1 043-1 044, reprenant tous les commentateurs antérieurs). Les
termes civis et gradus font manifestement référence au panis gradilis et il est dit sans
conteste que le pain mentionné est vendu (emitur). L'exclusion des fonctionnaires,
esclaves et bénéficiaires du panis aedificiorum (sur ce terme, voir ci-dessous, p. 65) et la
distribution aux seuls populäres vont dans le même sens. Cependant ce pain ne paraît pas être
le panis gradilis gratuit car il est dit, dans la suite de la loi que ce pain sera in quo nunc
emitur loco propriis gradibus erogandum, distribué par leurs propres gradins (= par le
personnel des gradins dont dépend chaque popularis), là où il est actuellement vendu. On
doit comprendre qu'il sera donné sur les gradins, là où il est actuellement vendu, car la
vente peut avoir lieu sur les gradins après la distribution. La loi continue en indiquant
qu'on inscrira le nom des bénéficiaires sur des plaques de bronze, avec la qualité du pain
qui leur est versée. Si on faisait allusion à un retour à l'annone gratuite, il serait inutile
de préciser que la distribution sera faite par le personnel des gradins, sur ces gradins,
puisque cela irait de soi, de même qu'on n'aurait aucune raison de graver des listes qui
existaient déjà. Il s'agit donc de distribuer gratuitement, sous forme de pain de qualité
moyenne pesant 3 livres ce qu'on vendait jusque-là sous forme de pain de 50 onces de
pain de dernière qualité (cf. n. 72). Pour expliquer ce changement, on doit comparer cette
loi avec CTh 14, 17, 7, 372, ordonnant de réserver à chaque catégorie de bénéficiaires de
blé public celui auquel elle a droit, même en l'absence de certains ayants droit; c'est-
à-dire que le blé non distribué doit être gardé dans les greniers de l'Etat et, si c'est la part
d'un popularis, elle doit être affectée aux populäres. Sans doute notre loi règle-t-elle un
aspect de cette question : au lieu de vendre le blé auquel un ayant droit, provisoirement
absent, a droit, on constituera des listes de bénéficiaires qu'on pourrait dire « vacataires »,
profitant des conditions de l'annone, mais n'ayant pas la sécurité des incisi «titulaires»
de leur jeton. Même si on ne retient pas cette dernière hypothèse, il demeure assuré
d'une part que les citoyens romains concernés sont assimilés à des bénéficiaires de
l'annone gratuite, mais que le blé distribué n'est pas celui qu'on distribue tous les jours aux
titulaires d'un jeton. On ne peut donc en conclure ni que l'annone fut payante, même
pendant un temps très court avant 369, ni que l'Etat distribuait du pain de troisième
qualité (panis sordidus), mais on peut cependant tenir les dispositions de cette loi comme
significatives des pratiques de l'annone puisque les bénéficiaires de ce blé sont
manifestement assimilés aux incisi.
70 J. André, L'alimentation et la cuisine à Rome, Paris, 1961 (Etudes et commentaires,
38), p. 61-74, d'après Pline, Histoire naturelle, 18, 20, éd. et trad. H. Le Bonniec, avec la
collaboration de A. Le Bœuf fie, Paris, 1972 (col. Budé), p. 86-88.
62 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

exactement 1,1 kg), montant qui était distribué au Ier siècle, qui l'était
sans doute encore à l'avènement d'Aurélien71 et dont on peut montrer qu'il
l'était toujours à notre époque. En effet 1,1 kg de blé donne, une
fois moulu, soit 0,44 kg de fleur de farine (pollen ou flos), soit 0,66 kg
de farine moyenne, soit enfin 0,88 kg de farine grossière. Dans ce
dernier cas, il ne reste que 20% de son (0,22 kg)72. Sachant que avec 1 kg
de farine on fait approximativement 1,5 kg de pain, on obtient soit 0,66
kg de pain blanc (partis siligineus) pesant presque exactement 2
livres (0,645 kg), soit 1 kg de pain de seconde qualité (partis secunda-
rius) pesant près de 3 livres, soit 1,3 kg de pain grossier (partis sordi-
dus). La Vie d'Aurélien nous apprend que l'empereur distribua 2 livres
de partis siligineus, ce qu'on obtient avec 1,1 kg de blé73 et une loi de
369 74 indique que, au lieu de 50 onces de partis sordidus, on distribuera
36 onces de pants mundus, c est-a-dire 0,322—χ 50 = 1,34 kg
, de
, pain

71 H. Pavis d'Escurac, La préfecture de l'annone, service administratif impérial


d'Auguste à Constantin, Rome, 1976 (Bibliothèque des Ecoles françaises d'Athènes et de Rome,
226), p. 171-173 retient, dans tous ses calculs, l'hypothèse d'une ration de 5 muids par
mois et par ayant droit, bien que ce chiffre ne soit attesté qu'au Ier siècle (noter
l'indication de distributions mensuelles, qui tranche avec les distributions quotidiennes du pain,
cf. n. 57). Les calculs effectués à partir des données des IIIe-IVe siècles, loin de contredire
cette hypothèse, la transforment en certitude; on comprendrait mal pourquoi les
quantités livrées auraient varié entre le Ier et le IIIe siècle, sans que les sources en soufflent mot ;
surtout on retrouve, vers 270, les rations du temps de César et d'Auguste.
72 J.-M. Carrié, op. cit., p. 1 045-1 046 a rappelé ces évidences et effectué l'essentiel
des calculs, à une exception près; p. 1 046, avec la n. 2, il voit une augmentation de 2/5
du grain nécessaire pour passer de 2 livres de pain de première qualité à 50 onces de
pain de troisième qualité; une petite étourderie, au milieu de calculs difficiles, lui a fait
écrire 2/5 pour 1/5 et prendre 32 onces de farine de première qualité, indispensables
pour confectionner 2 livres de panis siligineus, pour 32 onces de grain. En réalité, il faut
40 onces de grain, donnant ou bien 16 onces de fleur de farine et 2 livres de panis
siligineus, ou bien 32 onces de farine inférieure et 48 onces de panis sordidus. Le seul mystère
restant à élucider est celui des 50 onces à la place de 48. Une différence de 4% ne saurait
remettre en question une continuité de quatre siècles au moins, d'autant moins qu'elle ne
concerne pas directement le pain annonaire (cf. n. 74), que les indications de Pline
constituent des ordres de grandeur qui tolèrent des écarts de 4% et qu'on a pu arrondir à la
dizaine immédiatement supérieure.
73 Vie d'Aurélien, 35 (Scriptores-Historiae Augustae, éd. cit., t. 2, p. 175).
74 CTh 14, 17, 5, 369, commenté à la n. 69: au lieu de fournir le grain en surplus
dans les greniers de l'annone sous forme de panis sordidus, on le livrera sous celle de
panis mundus. La quantité de blé nécessaire (cf. n. 72) sera la même, par contre le
consommateur paiera, par une diminution de la ration, l'amélioration de la qualité.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 63

0,322x36 ΛΛ^ . , . . ,,. .


grossier et — = 0,96 kg de pain intermédiaire, ce qui est pro-

duit aussi par 1,1 kg de blé et qui, dans le second cas, correspond
manifestement à ce qui était versé sur les gradins au titre de l'annone
gratuite. La seule difficulté tient à la nature du partis mundus que les
sources du Haut-Empire présentent comme identique au partis siligi-
neus et qui ne peut l'être à notre époque car il faudrait supposer une
augmentation de l'annone de près de 50%, ce qui est impossible, au
moins parce qu'aucune source ne fait la moindre allusion à une
réforme aussi considérable. Ce partis mundus est donc du partis secundarius.
Ainsi il est clair que, de César à 369 au moins, la ration quotidienne
d'un bénéficiaire de l'annone gratuite était de 1,1 kg de blé et que les
changements consistent d'abord dans le passage du blé au pain, ensuite
dans le passage d'une qualité de pain à une autre. Comme la
distribution de partis siligineus a sans doute été de courte durée, peut-être
limitée à la durée du séjour d'Aurélien dans la capitale, car le gain en
qualité était compensé par une perte en quantité que le petit peuple ne
pouvait guère apprécier, on peut considérer que l'annone a presque
toujours été distribuée sous forme de panes secundarii.
Pour la viande nous savons seulement que les rations étaient de 5
livres de porc par bénéficiaire et par mois pendant les 5 mois d'hiver,
soit 25 livres pour l'année, soit 200 000 χ 25 = 5 000 000 de livres de
viande représentant, comme nous le verrons quelque 8 000 000 de
livres de bête sur pied, en considérant qu'on distribuait de la viande
nette, ce qui ressort d'une lecture attentive d'une loi interprétée à
contresens et sur laquelle nous reviendrons75. L'étude des prix
montrera qu'on distribuait de la viande fraîche et non du lard dont le prix est

75 Le montant de la ration est donné par NVal 36, uniquement pour le Ve siècle, mais
divers calculs concordants permettent d'affirmer qu'il en était de même dès le milieu du
IVe siècle, et tout porte à croire que, pour la viande comme pour le blé, l'administration
n'a rien changé d'Aurélien aux grands bouleversements du Ve siècle, ou même au-delà; si
on voit décroître le nombre des ayants droit au fur et à mesure du déclin de la matière
fiscale qui les approvisionnait, rien ne dit que la part des derniers bénéficiaires ait été
inférieure à celle de leurs prédécesseurs. Analyse de la loi, ci-dessous, p. 94-95. Si les
rations sont distribuées sous forme de viande pendant 5 mois par an, on doit
légitimement supposer qu'une partie au moins était transformée en charcuterie par les
particuliers pour être conservée. De même que pour le blé, la ration est donnée à chaque citoyen
mâle adulte, quelles que soient ses charges de famille. Un célibataire pouvait donc
revendre quelques livres à une veuve élevant seule 2 ou 3 filles.
64 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

sensiblement supérieur76. Si donc la distribution se fait en une seule


fois chaque mois, comme au Ve siècle, on doit supposer que le porc
était consommé assez rapidement, puisqu'on pouvait difficilement le
conserver, même en hiver. En été des distributions générales étaient
impossibles, à cause de la chaleur.

3) Les prétendus panes aedium

Nous avons jusqu'à présent considéré les prestations payantes ou


gratuites accordées à des personnes, citoyens ayant droit à du blé
gratuit ou consommateurs urbains à qui on vendait cette denrée à prix
fixe. Qu'en était-il des panes aedium, de ces pains qui auraient été
attribués aux possesseurs des maisons, versés certes à des personnes mais
au titre de la maison ou des maisons qu'ils possèdent? Ont-ils
seulement existé à Rome et n'a-t-on pas attribué à cette ville ce qui n'aurait
existé qu'à Constantinople, par une assimilation un peu trop rapide de
la situation dans les deux capitales?
On ne peut se fonder, pour réfuter l'existence de ces panes à Rome,
que sur l'argument e silentio, particulièrement dangereux lorsqu'il et
utilisé seul. Par contre leur étude à Constantinople, où ils constituèrent
le moteur de la croissance démographique, montrera qu'ils ne
pouvaient se trouver dans la première capitale et donc que ce silence des
sources est significatif. Notons seulement ici que l'idée même que des
panes aedium. aient existé repose sur un contresens car le seul texte
romain que l'on puisse alléguer parle non de panes aedium mais de
panes aedificiorum11. Certes les lois mentionnent, à Constantinople, des
annones civiles accordées à des militaires à condition qu'ils construi-

76 Ci-dessous, p. 97.
77 La date de la création et la nature des panes aedium est discutée depuis que J. -P.
Waltzing, op. cit., t. 2, p. 21, a affirmé leur existence, mais celle-ci n'a jamais été remise
en question. Voir en dernier lieu, J.-M. Carrié, op. cit., p. 1 090-1 094. CTh 14, 4, 10 ne
peut être retenu malgré S. Mazzarino, Aspetti sociali del quarto secolo, Rome, 1951, p. 243
et η. 64 (cf. ci-dessous, p. 92, n. 145, pour le commentaire de ce texte). CTh 14, 17, 5 a déjà
été commenté ci-dessus, n. 69. La loi définissant ceux qui auront droit à bénéficier d'une
forme particulière d'annone civique, énumère la liste de ceux qui en seront exclus ita ut
in his nullus habeat officialis, nullus servus, nemo qui aedificorum percipiat panent. Rien
ne permet de supposer que panis aedificiorum soit synonyme de panis aedium et que les
exclus d'une forme d'annone en perçoivent nécessairement une autre.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 65

sent des maisons {aedificandi studio)1*. Mais le souci de construire


n'implique pas qu'on construise des aedificia, de même que toucher des
panes aedificiorum n'est pas nécessairement lié à la construction des
aedificia. Ceux-ci ne sont certainement pas des maisons d'habitation,
désignées dans les textes par les termes domus, aedes ou insula, alors
que aedificium est appliqué aux bâtiments publics, donc
vraisemblablement aux bâtiments administratifs79. Le mouvement du texte indique
que sont exclus de la distribution du panis civilis les officiates, c'est-
à-dire les fonctionnaires, de même que les esclaves (sans doute des
esclaves publics), en un mot tous ceux qui touchent à titre de salaire le
pain des bureaux administratifs. Cette interprétation découle du fait
que les sénateurs ne sont pas mentionnés; on ne donne donc pas la liste
exhaustive de ceux qui n'ont pas droit à ces distributions de pain anno-
naire gratuit, mais seulement de ceux qui, touchant leur pain ailleurs,
n'auront pas le droit de le percevoir une seconde fois. L'intention du
législateur n'est pas très claire mais c'est faire violence à son texte que
d'assimiler les aedificia à des aedes et ceux qui à Rome ou à
Constantinople touchent des rations d'annone palatine - l'annone qui était
délivrée aux fonctionnaires au titre d'une partie de leur salaire - pour
qu'ils n'aient aucun souci, même en période de disette, quant à leur
approvisionnement en pain, à ceux qui, à Constantinople seulement,
reçoivent une aide à condition de construire des maisons; là, et là
uniquement, l'empereur cherchait à accroître le nombre des logements
pour favoriser le développement de la ville.
A Rome donc l'annone est un acquis fort ancien que personne ne
remet en question bien qu'elle ne corresponde plus à rien et qu'elle
grève le budget de l'Etat, tandis que, à Constantinople, elle a, comme nous
le verrons, une fonction politique évidente : attirer les investissements
immobiliers par la promesse d'une rente en pain liée à chaque maison
construite, aussi longtemps que la maison restera debout. Rien dans
l'étude des bénéficiaires ne révèle un changement important dans le
fonctionnement de l'annone.

78 CTh 14, 17, 11, 393.


79 0. Seeck, Notitia dignitatum, Berlin, 1876, Notitia urbis Constantinopolitanae, 3e
région, p. 233.
66 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

C - La gestion

Mon propos n'étant pas de faire de l'histoire administrative, mais


d'utiliser ce que nous savons sur les fonctions de l'administration à des
fins d'histoire économique et sociale, je ne rappellerai après bien
d'autres, à propos de la gestion de l'annone, que les points les plus
importants pour apprécier aussi exactement que possible le poids de l'annone
sur la vie générale de la société romaine au IVe siècle.

1) Le pouvoir impérial

L'annone est d'abord l'un des postes du budget de l'Empire et non


des moindres, comme nous le verrons. Tout ce qui la concerne, sauf
dans le cas de Varca frumentaria, dépend en dernier ressort d'une
décision impériale, c'est-à-dire de l'administration impériale sur laquelle,
hélas!, nous sommes mal renseignés.
C'est une décision d'Aurélien qui améliore les prestations annonai-
res80. C'en est une de Constantin, modifiée par ses successeurs, qui
détourne vers Pouzzoles une partie du blé annonaire81. Julien a payé
non sur ses revenus propres mais sur l'un des postes du budget général
de l'Empire, celui du patrimoine impérial, une part de l'annone
romaine82. En 384, lorsque la famine menace à Rome, Symmaque se tourne
immédiatement vers l'empereur, seul capable d'apporter un remède à
la situation83. Certes le préfet de la Ville ou le préfet de l'annone sont
tenus pour responsables par la population, mais c'est parce qu'ils doi-

80 Ci-dessus, n. 1.
81 Symmaque, Relatio 40, avec le commentaire que j'en ai proposé ci-dessus, p. 47,
n. 23.
82 Quand l'empereur dit avoir payé une partie de l'annone avec les revenus de son
patrimoine (Mamertin, Discours de remerciement à Julien, 14, dans Panégyriques latins, t.
3, éd. et trad. E. Galletier, Paris, 1955 (coll. Budé), p. 27-28), il ne faut pas croire qu'il ait
puisé dans sa «liste civile»: le patrimoine impérial n'est qu'un des chapitres du budget
général de l'Empire.
83 Voir, par exemple, Symmaque, Relatio 35, éd. O. Seeck, p. 309 = D. Vera, op. cit.,
p. 380. Il n'est pas sûr que les vectigalia (produits des impôts indirects) non reçus en 384,
par la négligence des responsables, et qui auraient dû arriver avec le convoi annonaire
(commeatus) concernent directement l'annone (Symmaque, Relatio 37, éd. O. Seeck,
p. 309-310 = D. Vera, op. cit., p. 380-381 ; contra A. Chastagnol, La préfecture .... p. 317-
319, qui tient l'aerarium, dont il est ici question, pour Varca frumentaria). En 452, c'est
encore une décision impériale qui règle la perception de la viande distribuée par l'annone
(NVal 36).
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 67

vent intervenir à temps pour obtenir les aides nécessaires ou parce


qu'on cherche un bouc émissaire en période de crise, non parce qu'ils
auraient pu prendre des décisions spontanément. Sans autorisation
impériale, ils ne peuvent rien faire, comme le montre l'ensemble des
sources, tant littéraires que législatives ou administratives. La décision
de l'empereur n'est pas exempte de pressions de toutes sortes mais, une
fois prise, elle détermine le fonctionnement de l'approvisionnement
comme la marche générale de tout l'Empire. La remarque est
d'importance car, si, comme nous le verrons, les masses de denrées
transportées sur ordre du pouvoir sont si considérables que, sans elles, Rome ne
pouvait vivre, c'est de l'empereur que dépendait directement la survie
de la ville : qu'il diminue les prestations parce que les ressources de
l'Empire décroissaient ou parce qu'il préférait tranférer les ressources
de l'annone à un autre poste budgétaire, par exemple l'armée, et
l'agglomération perdra une part importante de sa population, faute de
nourriture.

2) Le personnel dirigeant

Plusieurs personnes se partagent la responsabilité d'exécuter la


décision impériale car l'Etat romain, comme le byzantin - et la plupart
des autres - répugnait à supprimer une fonction devenue inutile quand
il en créait une nouvelle ou élargissait les compétences de celles qui
existaient déjà. C'est pourquoi le IVe siècle est à la fois révolutionnaire,
malgré son apparente continuité, et complexe, car il fallut de longues
évolutions pour tirer toutes les conséquences des réformes
fondamentales.
C'est la création des préfectures du prétoire par Dioclétien qui
marque la vraie nouveauté. De ce jour, l'annone perdait son statut de
prestation exceptionnelle, due au peuple romain, gérée par une caisse
particulière, disposant d'un budget spécial, pour devenir un simple
poste budgétaire parmi d'autres, dont le préfet était responsable de la
même manière84. Devenue l'une des charges parmi d'autres dans

84 Sur l'évolution de la préfecture du prétoire, J. -R. Palanque, Essai sur la préfecture


du prétoire du Bas-Empire, Paris, 1933; sur son intervention à Rome, à travers les
maigres sources qui en traitent, A. Chastagnol, La préfecture . . ., index, s. v. praefectus praeto-
rio. Ce n'est point ici le lieu de les analyser à nouveau, mais une lecture attentive montre
que le préfet du prétoire d'Italie supervise l'action du préfet de la Ville et du préfet de
68 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

l'Etat, elle perdait son caractère de privilège intangible et pouvait à


tout moment être remise en question. La conséquence la plus directe et
la plus immédiate fut que le préfet de l'annone, au lieu de percevoir
lui-même les denrées destinées à la Ville, se contenta de gérer et
distribuer les stocks que le préfet du prétoire lui faisait remettre85.
En même temps il fallait regrouper les services de Rome puisque,
l'empereur n'y résidant plus, on devait instituer une sorte de maire qui
en ait la charge, mais, comme le préfet de l'annone, le nouveau préfet
de la Ville dirigeait les services municipaux sans percevoir lui-même les
fonds nécessaires, débloqués par l'empereur et rassemblés par les
services de la préfecture du prétoire86.
On a étudié tous les indices susceptibles de décrire l'évolution des
rapports entre les trois préfets. L'autorité des préfets du prétoire est
incontestable dès la création de l'institution, même si les préfets de la
Ville ont pu garder ou retrouver une certaine autorité sur quelques
provinces italiennes87. Le préfet d'Orient fournit le blé d'Egypte, celui
d'Italie et d'Afrique en fait autant pour le grain et l'huile africains ainsi
que pour le vin et la viande italiens, mais en outre il exerce le contrôle
normal sur les institutions romaines comme sur les autres; sur ce point
l'annone ne se distingue en rien. Les sources sont rares mais
suffisantes pour brosser un tableau d'autant plus convaincant qu'il correspond
à la pratique constante des préfets du prétoire dans les autres
domaines de leur compétence.
Les rapports entre préfet de l'annone et préfet de la Ville sont
difficiles à cerner. Le mouvement d'ensemble est certain. Jusque vers 290,
le préfet de l'annone assurait la perception dans les provinces et le
transport jusqu'à Ostie et Rome des prestations d'origine transmarine,
le blé et l'huile. Les distributions étaient assurées par le curator aqua-
rum et Miniciae tandis que le préfet de la Ville percevait la viande et le
vin qu'il distribuait avec l'aide du tribunus fori suarii et du rationalis
vinorum8*. Vers 360, la situation a totalement changé. Le préfet de
l'annone, qui ne perçoit plus rien, s'est transformé en gestionnaire à

l'annone, et assume la responsabilité ultime de toutes les perceptions affectées à


l'annone, en Occident, tandis que son collègue d'Orient en fait de même pour le blé d'Egypte.
85 A. Chastagnol, La préfecture .... p. 57-63.
86 A. Chastagnol, La préfecture .... passim.
87 Cf. n. 86.
88 H. Pavis d'Escurac, op. cit., p. 165-201 ; A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 57-59,
297-300.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 69

Rome du blé et de l'huile dont il est responsable depuis leur arrivée à


Ostie jusqu'à leur distribution qui se fait sur les gradus, pour le pain. Le
curator aquarum ne s'occupe plus que de l'eau, comme en témoigne la
formule plus résumée qui désigne sa fonction. Quant au préfet de la
Ville, il continue à distribuer les deux denrées dont il responsable, sans
les percevoir. Par contre, en tant que responsable de toute
l'administration municipale de Rome, il est le supérieur du préfet de l'annone, dont
la fonction reste prestigieuse et la charge importante mais qui,
maintenant, n'est plus sous l'autorité directe du souverain89.
Si les grandes lignes de l'évolution sont claires, la chronologie
précise des changements est difficile à établir. Il faudrait que Constantin
ait réellement transformé d'un coup toute l'administration romaine
pour qu'on puisse affirmer que le changement est intervenu en une fois
et qu'il eut lieu vers 330-331, mais, faute de documents entre 328 et 355,
on ne sait si la réforme fut progressive ou radicale et, dans ce dernier
cas, si elle est plutôt contemporaine de la fondation officielle de
Constantinople ou de la création dans cette ville d'une préfecture de la Ville
en 35990. Actuellement, les données dont nous disposons sont trop
partielles et d'une interprétation trop amphibologique pour qu'on puisse
dépasser les hypothèses et les conclusions prudentes formulées jusqu'à
présent91.
En vérité les changements survenus dans la haute administration
n'ont pas eu beaucoup de conséquences pratiques, à la fois parce que
les services existants continuaient à fonctionner de la même manière,
quel qu'en ait été le responsable, parce que les modifications de
l'annone ne leur sont sans doute pas liées92, parce que, enfin, ces fonction-

89 A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 59-63.


90 Sur la préfecture de la ville à Constantinople, G. Dagron, op. cit., p. 215-239.
91 A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 52-53, penche pour une réforme de la
préfecture de la Ville à Rome en une seule fois, au moment même où Constantin créait la
fonction de proconsul de Constantinople, en 331, mais relève plusieurs fois des indices qui
s'accordent mal avec cette hypothèse. Vers 370, le préfet de l'annone aurait retrouvé une
certaine autonomie (p. 299) : l'a-t-il perdue? A la même époque, la limite des compétences
respectives du préfet de la Ville et du préfet du prétoire auraient été mal définies
(p. 305). En fait, il faudrait reprendre tout le dossier et analyser de près chacune des
opérations administratives mentionnées pour déterminer exactement les raisons de
l'intervention de chaque préfet.
92 En particulier, il me paraît plus plausible, bien qu'on ne dispose d'aucun indice
allant dans un sens ou dans l'autre, d'expliquer la création des gradus ou le début
d'installation des moulins du Janicule par la décision de distribuer du pain, ce qui implique la
70 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

naires ne participaient en rien au fonctionnement concret de l'annone :


ils formaient un corps restreint de quelques chefs de service, aidés d'un
personnel réduit, qui donnaient des ordres, vérifiaient leur application
et punissaient les infractions, sans prendre une part quelconque au
fonctionnement quotidien du système. Tout le travail concret dépendait
des groupements, curies ou corporations, agissant au nom de l'Etat,
conformément à des cahiers des charges très précis93.
Ces groupements posent actuellement plus de questions que les
documents ne livrent de réponses94. Nous nous intéresserons unique-

mouture par l'Etat, et la distribution rapide du pain dans un cadre fonctionnel,


puisqu'elle devenait journalière, plutôt que par des modifications dans la hiérarchie des
préfets (cf. n. 57).
93 Un document unique permet de poser la question du nombre de fonctionnaires
agissant sous les ordres des préfets de l'annone, sans apporter de solution dirimante.
L'album de Timgad mentionne, pour cette cité, 23 membres de Yofficium du préfet de
l'annone contre 5 pour celui du vicaire d'Afrique, 37 pour celui du gouverneur de Numi-
die et 5 pour celui du fisc. Il semble donc que la perception des denrées annonaires ait
requis un personnel beaucoup plus considérable que celui de l'impôt en nature ou des
affaires générales de l'Afrique, presque aussi nombreux que tous les agents du
gouverneur dans une province (A. Chastagnol, L'Album municipal de Timgad, Bonn, 1978, p. 33-
34). Comme on sait par ailleurs que Yofficium du vicaire d'Afrique comptait 300
membres (CTh, 1, 15, 5), nombre qui est très vraisemblable quand on sait que le préfet du
prétoire d'Afrique, trois siècles plus tard, disposait de 396 subordonnés (CJ 1, 27, 1) on
peut se livrer à un calcul qui donne un ordre de grandeur. Le rapport entre le total des
fonctionnaires du vicaire et le nombre de ces fonctionnaires recensés à Timgad est de 60
à 1. S'il et identique pour Yofficium du préfet de l'annone, on obtient le nombre, faible
pour toute l'étendue de l'Afrique et tous les problèmes posés par la levée, le stockage, et
le transport de 3 denrées annonaires, de 1 300 à 1 400 personnes. Il faudrait d'ailleurs
être sûr que la proportion de membres de ce dernier officium, qui apparaît très forte,
n'est pas supérieure à Timgad à ce qu'elle était dans le reste de l'Afrique. Il est donc
impossible d'imaginer une gestion de l'annone par la préfecture de l'annone, en Afrique
et sans doute ailleurs. Les fonctionnaires transmettaient les ordres, rédigeaient les
multiples actes, surveillaient les opérations, recevaient les réclamations . . . mais ne
participaient manifestement pas aux opérations concrètes.
94 Aucun travail d'ensemble depuis le vieux livre de J. -P. Walzing, Etude historique
sur les corporations professionnelles chez les Romains depuis les origines jusqu'à la chute
de l'empire d'Occident, 4 t., Louvain, 1895-1900. On trouvera une bibliographie récente,
longue, mais souvent très fragmentaire, dans les ouvrages cités ci-dessous. Un
renouvellement réel des perspectives viendrait peut-être de la comparaison entre ce qu'étaient les
corporations et autres groupements socio-professionnels liés à l'Etat au Bas-Empire et au
Xe siècle dans l'empire byzantin, plutôt qu'entre le Ier et le IVe siècle. Ne s'agit-il pas de
regroupements imposés par l'Etat plus que créés par une libre décision des intéressés, en
fonction de besoins publics plutôt que pour défendre des intérêts économiques et sociaux
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 71

ment à l'aspect de leur organisation qui est fondamental lorsqu'on


réfléchit à la place de l'annone dans l'approvisionnement de la Ville,
celui qui concerne les rapports entre l'Etat et le commerce privé : ce
que donne le premier est obtenu par une perception qui limite d'autant
les quantités disponibles pour le second, mais l'antagonisme initial se
mue-t-il en collaboration pour ce qui concerne le transport et la
distribution? Pour étudier ce problème il importe de préciser aussi
exactement que possible le rôle des curies - car leur intervention peut
constituer un écran entre producteurs et commerçants - et celui des
corporations chargées du transport : associations de commerçants qui
collaborent avec l'Etat ou simples exécutants de ses décisions dont les activités
privées étaient très limitées.
La place des cités dans la perception de l'impôt est désormais bien
établie, à partir d'exemples significatifs, pour le IVe siècle, comme pour
les époques postérieures95. Inutile, de notre point de vue, d'y revenir
sauf sur le point très particulier, mais important, de la part prise par la
curie, au nom de la cité, dans la concentration des denrées annonaires.
Si la curie doit assurer cette concentration dans les greniers
municipaux, les transporteurs, navicularii, suarii . . ., n'auront pas de contact
direct avec les producteurs. Si, au contraire, les transporteurs vont
quérir eux-mêmes ces denrées dans les campagnes, ils pourront plus
facilement procéder en même temps à des achats pour leur propre compte.
Il faut donc insister sur ce fait : alors que les curies apparaissent
rarement en tant que telles dans les opérations fiscales, elles sont les
responsables locales de tout leur déroulement. En effet les lois et autres
textes administratifs ou fiscaux montrent très clairement que tout se passe
dans le cadre de la cité et par son intermédiaire, c'est-à-dire par celui de la
curie collectivement responsable devant l'Etat96. Mais tous les curiales

communs? Une fois reconnus ces deux traits fondamentaux, les différences entre par
exemple une curie et la corporation des suarii, qui, pour notre mentalité, sont aussi
fondamentalement différentes qu'un conseil municipal et un syndicat professionnel,
n'apparaîtront que pour ce qu'ils étaient, des nuances à l'intérieur d'un cadre commun.
95 Pour les cités d'Orient, P. Petit, op. cit., p. 157-158. Pour l'Occident, C. Lepelley,
Les cités de l'Afrique romaine au Bas-Empire, t. 1, Paris, 1979, p. 213-216. On attend sur ce
sujet aussi, des études globales mettant en œuvre les sources des IVe- VIIe siècles, à la fois
pour bien dégager les constantes, et pour noter les évolutions et les nuances régionales.
96 Par exemple, pour rester dans le cadre de notre dossier, CTh 14, 4, 4, 367, où
Yordo, c'est-à-dire la curie, sert d'intermédiaire obligé entre les possessores responsables
de la perception et les suarii.
72 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

ne peuvent s'occuper de tout à la fois; aussi délèguent-ils leur autorité à


certains d'entre eux qui sont souvent désignés par le terme de possessor97.
Il serait absurde de voir dans un possessor un propriétaire agissant
uniquement au titre des biens qu'il possède. En effet il ne reçoit directement,
sans médiation des instances municipales, ni l'ordre de payer98, ni le
montant de son impôt puisque c'est la cité qui est informée de ce qu'elle
doit globalement, qui fixe la cote-part de chacun et désigne ceux qui
auront la charge d'assurer une telle perception99.
On ne peut se faire une opinion globale sur les fonctions exactes
des corporations de transporteurs qu'à travers un examen des
conditions particulières appliquées à chaque produit.

3) Les transports d'huile et de vin

Pour le vin les sources sont formelles. Les possessores, c'est-à-dire


les curiales désignés à cet effet par la curie, doivent le livrer à la
corporation des susceptores vint au lieu dit ad ciconias nixas 10°. Rien ne laisse

97 Nous les retrouverons dans toutes les lois relatives à la perception de la viande.
Textes analysés ci-dessous, p. 74-80.
98 Voir, pour l'Occident, le cas d'Autun dont la capacité contributive fut réduite de
32 000 à 25 000 capita; excellent commentaire de E. Faure, Etude sur la capitation de
Dioctétien d'après le panégyrique VIII, dans Varia. Etudes de droit romain, Paris, 1961,
p. 1-153 (Institut de droit de l'Université de Paris, 20). La cité est donc considérée comme
un tout valant un nombre donné de capita à répartir entre les contribuables, par
l'intermédiaire des possessores-curiaies, responsables d'une partie de la perception (pour la
synonymie, dans le langage administratif, entre possessor et decurto ou curialis, CTh 10, 3,
4, 383 = CJ 11, 59, 5). Voir, pour l'Orient, outre les remarques de P. Petit (cf. n. 95), le cas
particulier des κλήροι άποροι (à Autun, on aurait dit des capita) exemptés d'impôts pour
le budget général de l'Etat parce qu'ils sont affectés aux dépenses locales (J. Gascou,
Κλήροι άποροι (Julien, Misopogôn 370D-371B), Bull, de l'Inst. fr. d'Arch. or., 77, 1977,
p. 235-255. Voir aussi le cas de Cyr, d'après une lettre de Théodoret (Théodoret de Cyr,
Correspondance, Ep. 42, éd. et trad. Y. Azéma, t. 2, Paris, 1964 (Sources chrétiennes, 98),
p. 107), à corriger par le commentaire et la traduction de J. Gascou, op. cit., p. 242-243.
C'est exactement le système que la lecture des papyrus byzantins d'Egypte, de Syrie ou
d'Italie permet de décrire avec beaucoup de précision (voir J. Gascou, La possession du
sol, la cité et l'Etat à l'époque protobyzantine, et particulièrement en Egypte (recherches
d'histoire des structures agraires, de la fiscalité et des institutions aux Ve, VIe et VIIe siècles),
Thèse de troisième cycle, Paris, 1974).
99 Voir, par exemple, CTh 12, 6, 20, 386.
100 Sur la fourniture du vin en général, A. Chastagnol, Un scandale du vin . . .;id., La
préfecture . . ., p. 322-325. Sur le lieu dit Ad ciconias nixas, voir surtout J. Rougé, Ad
ciconias nixas, Revue des Etudes Anciennes, 59, 1957, p. 320-328.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 73

supposer la possibilité d'une adaeratio101. En conséquence la


corporation des revendeurs (mercantes) n'a aucun rapport avec les viticulteurs
et l'annone est théoriquement indépendante du commerce bien que
d'une part on vende du vin à Rome et que d'autre part rien n'interdise
aux possessores, sans doute dépourvus des jarres, des mules, des
barques, chariots nécessaires, de faire appel aux services de transporteurs
qui pouvaient être les agents des grossistes spécialisés dans la revente
du vin sur le marché libre de Rome. La loi n'en dit rien, ce dont on ne
peut tirer la moindre conclusion, car elle ne traite que des
interlocuteurs directs de l'Etat, seuls responsables devant lui et, pour cette
raison, les seuls qu'elle ait à connaître. Nous savons seulement que la
livraison se faisait sur les bords du Tibre, non loin du temple du Soleil,
preuve que l'essentiel du vin devait emprunter la voie d'eau pour
arriver et être stocké sous des portiques dépendant de ce temple. Le vin
donnait-il lieu à des distributions payantes à proximité du sanctuaire?
On l'a supposé102, mais on peut aussi imaginer que les divers débits de
boisson de la capitale venaient s'y ravitailler à un prix inférieur à celui
des négociants privés et revendaient le vin au prix public fixé par le
préfet de la Ville103. Il resterait alors à connaître la manière dont les
quota individuels dans le premier cas, propres à chaque débit, dans le
second, étaient établis.
Des distributions d'huile, nous savons seulement que, après un
transport vraisemblablement assuré par des naviculaires, le liquide

101 Les lois relatives à la fourniture de vin pour l'annone de Rome (CTh 11, 2, 1-3)
sont regroupées dans le chapitre du Code Théodosien qui possède un titre sans
équivoque: Tributa in ipsis speciebus inferri. A. Chastagnol tire argument d'une loi (CTh 11, 1,
6), figurant dans un autre chapitre, relatif aux impôts en général (de annona et tribùtis),
adressée à la curie - qui est ici comme toujours le seul interlocuteur local de l'Etat - de
Cesena, et traitant du vinum, quod ad celiarti usus ministrari solet, pour conclure que,
puisque l'on peut demander Γ adaeratio du vin au cellérier (personnage dont j'ignore la
fonction, mais qui n'apparaît jamais dans les textes relatifs à l'annone), on peut aussi la
demander pour celui qu'exige l'annone. Le seul cas de livraison sous une forme autre que
le vin d'un impôt dû au titre du canon vinarius est mentionné dans CTh 14, 4, 4 (analysé
ci-dessous, p. 94-97). Il concerne i'adaeratio non du canon mais d'une taxe dont le produit
servait à couvrir les frais des suarii. Les quantités disponibles pour les incisi n'en sont en
rien modifiées.
102 A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 324.
103 En l'absence de toute source, on peut supposer qu'il en était du vin comme de
l'huile, qu'il était mis à la disposition des consommateurs dans des échoppes spécialisées,
qui n'étaient pas nécessairement les mêmes que celles où l'on vendait le vin du marché
libre.
74 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

était réparti, selon une procédure inconnue, entre 2 300 mensae olea-
riae. Ces boutiques le donnaient aux bénéficiaires de l'annone gratuite,
dans des conditions qui nous échappent, et en outre le vendaient à tous
ceux qui en désiraient plus que leur ration ou qui n'avaient droit à
aucune ration gratuite 104.

4) Les suarii

Les suarii chargés de percevoir la viande reçoivent les porcs, ou les


sous d'or correspondants, par l'intermédiaire des possessores 105. On en a
conclu qu'ils se rendaient chez le producteur106. Mais un cochon vaut
cher, près de 1 sou107, et les sources ne parlent que de viande sur pied,
donc de cochons vivants : comment évaluer la part due par chacun et,
surtout, lui faire payer un nombre entier de cochons, quelle que soit sa
capacité contributive totale? Plus qu'à des difficultés théoriques, graves
mais non dirimantes, on se heurte à un texte parfaitement explicite. En
effet la loi prévoit une commission de 7,5% au profit des ordines, des
curies municipales108; à quoi bon la lever si ces curies ne jouent aucun

104 A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 321-322. On ne sait rien des mensae qui ne


procédaient vraisemblablement pas à des distributions quotidiennes à chaque bénéficiaire
(praebitio diurna, dans Symmaque, Relatio 35, cf. n. 83, fait allusion aux distributions
journalières de pain plutôt qu'à celles de l'huile, mentionnée une seule fois et très
rapidement au début du texte, à moins qu'on n'y voie l'indication de distributions quotidiennes
puisqu'elles auraient lieu tous les jours, mais pas aux mêmes personnes), car elles
auraient porté sur de trop petites quantités pour un très petit nombre de bénéficiaires (90
par jour en moyenne pour 2 300 mensae et 200 000 ayants droit). Ces mensae, qui se
vendaient 20 folles (on ignore la valeur qu'il faut donner ici à follis) permettaient sans
doute des affaires fructueuses puisque la loi interdit de les revendre plus cher qu'on ne
les a achetées (CTh 14, 24, 1, 328). Qu'étaient-elles exactement? Nous n'en savons rien.
Comme on ne peut supposer l'existence de 2 300 débits d'huile ne vendant ou distribuant
que cette denrée (1 pour 300 habitants, en supposant une population de près de 700 000
habitants), on est conduit à envisager la possibilité d'une sorte de pas de porte pour avoir
le droit de distribuer une partie de l'huile gratuite dans des boutiques qui vendaient
toutes sortes de denrées. Les 90 bénéficiaires venant toucher leur ration représentaient
quelque 300 clients potentiels qui feraient là nombre de leurs achats.
105 Sur les suarii, A. Chastagnol, Le ravitaillement de Rome en viande ... ; id., La
préfecture . . ., p. 325-330. Voir en particulier, parmi les sources, CTh, 14, le chap. 4.
106 A. Chastagnol, La préfecture .... p. 326.
107 La livre de porc sur pied vaut environ 1/200 de sou, soit 65 kg pour 1 sou. Ce
pouvait être le poids d'une bête à cette époque.
108 CIL 6, 1 771.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 75

rôle? Il faut donc restituer à possessor son sens administratif constant


dans la législation : c'est le curiale chargé de percevoir et de rassembler
la partie des porcs dus par la cité, dont il a la responsabilité. On ne sait
si chaque possessor livrait ces animaux en un lieu particulier ou si
l'ensemble des possessores se réunissait au jour dit pour verser tous les
porcs de la cité au même endroit, mais ce que nous dirons de l'annone
égyptienne ferait plutôt pencher pour la première hypothèse109. C'est
d'autant plus plausible qu'on voit mal les suarii toucher tous les
animaux d'un coup, ce qui impliquerait pour eux l'obligation de les
nourrir parfois cinq mois durant, pendant toute la durée des distributions
annuelles. Ils préféraient sans doute demander tel jour à l'un des
possessores ce qu'il devait livrer, en un lieu particulier de la cité, tel autre,
à un autre, ailleurs. Mais, même si cette hypothèse n'est pas retenue,
les conditions de la perception ne mettent pas les suarii au contact des
contribuables-producteurs; le possessor s'interpose entre eux. En outre,
puisque ces suarii viennent lever un impôt en nature ils dégarnissent
par le fait même le marché et ne pourraient acquérir du porc qu'au
prix le plus haut de l'année si d'aventure ils voulaient faire du
commerce en même temps que percevoir de cet impôt.
D'après certains textes, il semble possible d'objecter que, les
contribuables ayant le choix entre paiement en nature et paiement en
espèces, le second suppose des opérations commerciales pour convertir en
viande exigée à Rome les pièces données au titre du canon suarius.
Avant d'imaginer des transactions importantes par ce biais, il faut
préciser la signification exacte de ce choix. D'abord il est offert aux
possessores -percepteurs et non aux paysans-contribuables, mais, surtout, il est
présenté comme une menace pesant sur les suarii pour les obliger à
évaluer les cochons à leur juste poids, et non comme une pratique
courante. En 324, on donne au possessor la possibilité de payer en
monnaie, s'il estime qu'on lui réclame une trop grande quantité de cochons
au titre de ce qu'il doit, et la loi insiste sur le fait que, dans ce cas,
c'est-à-dire si le percepteur et les suarii n'arrivent pas à un compromis
pour le versement en nature, les deux y perdront. En effet l'Etat fixe
chaque année dans chaque province le prix officiel de coemptio et le
suarius, qui est tenu par la loi de fournir aux bénéficiaires romains la
quantité de viande imposée, devra acheter au même prix public, avec
l'obligation de trouver un grossiste qui accepte de lui vendre ce dont il

109 Cf. ci-dessous, p. 243.


76 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

a besoin, les bêtes qu'il a à portée de la main moyennant un peu de


souplesse dans la discussion; quant au possessor, il devra trouver
l'argent à verser alors qu'il a déjà rassemblé les porcs, ce qui implique de
rendre aux paysans les animaux qu'ils ont livrés et d'obtenir d'eux les
pièces qu'ils n'ont peut-être pas et qu'ils ne sont pas tenus de donner110.
En 369, on introduit l'usage obligatoire de la balande pour la pesée qui
devient rigoureuse au lieu de n'être qu'une estimation contestable.
Dans ces conditions, le droit d'exiger Yadaeratio n'a plus guère de
raison d'être. Aussi la loi qui maintient ce droit l'assortit d'une condition
qui lui ôte tout intérêt puisqu'on ne livrera plus de viande au prix
public de la province mais à celui de Rome qui est de 15% supérieur,

110 CTh 14, 4, 2, 326. Les commentaires de J. Godefroy sont, comme toujours, très
éclairants pais laissent croire que Yadaeratio était largement pratiquée, ce qui a trompé
tous les commentateurs postérieurs. Les termes de la loi sont pourtant sans équivoque : le
possessor pourra payer en monnaie au lieu de verser la viande qu'on lui réclame, s'il
s'estime lésé. Il pourra le faire même si ce n'est pas le cas, si volet commente J. Godefroy à
juste titre (s'il en a, par hasard, envie). Pour rendre cette adaeratio possible, on fixera un
prix public au début de chaque exercice. Ainsi, conclut la loi, les suarii n'ont rien à
craindre, car ils pourront se procurer sur le marché les quantités manquantes avec les sous
donnés par les possessores, sans rien perdre, puisque les sous d'or reçus permettront
d'obtenir exactement la même quantité que ce qu'on aurait dû recevoir en nature. Les
possessores pour leur part, ne seront pas tentés de vendre beaucoup de porcs car, quel
que soit le prix obtenu, il devront donner tout ce qu'ils auront gagné aux suarii. Donc ces
derniers n'ont rien à craindre de Yadaeratio et les possessores n'ont aucun intérêt à la
réclamer. Pour bien comprendre, il faut se rendre compte que l'empereur ne vise ici que
la viande perçue par le possessor au titre de l'impôt. Celui-ci peut vendre autant de porcs
qu'il veut parmi ceux qui lui appartiennent, mais, pour ce qui est des porcs perçus au
titre de l'annone auprès des paysans, il n'a que le choix entre les donner ou donner leur
valeur en sous d'or et, dans ce dernier cas, il devra donner la totalité des sous que leur
vente aurait rapportée. On notera qu'il n'est fait nulle mention d'une possibilité de ventes
spéculatives dans une autre province, où le prix public aurait été fixé plus haut. Cela
suggère que la circulation des bêtes de boucherie, comme de la plupart des denrées était
très limitée, et aussi que les prix variaient peu, car la perspective d'un profit substantiel
aurait immédiatement provoqué l'apparition de ces ventes spéculatives. Cependant la
complexité des opérations et la difficulté des contrôles, à cette époque, évoque
inévitablement la possibilité de pratiques illégales et peut-être même d'un véritable «marché noir»
organisé. On touche du doigt la difficulté sur laquelle bute sans cesse la présente
enquête, celle des rapports entre le droit et le fait. Mais tant que nous ne pourrons atteindre le
fait lui-même, il faudra se contenter du droit et surtout, c'est la connaissance du droit qui
permettra, ici ou là, de comprendre la nature du fait, légal ou non, exceptionnel ou non,
livré par d'autres sources.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 77

comme nous le verrons111. On peut donc considérer que le droit de


payer l'équivalent en espèces des porcs dus n'est qu'une menace sans
effet sur le commerce libre. Les suarii, en tant que soustraitants d'une
fonction publique ne faisaient pas de commerce et leur activité de
percepteurs gênait l'activité des négociants en viande car nous verrons
qu'ils prélevaient 8 000 000 de livres de viande sur pied, correspondant
à 5 000 000 de livres de viande de boucherie (1 600 t.)112.
Toute la question, actuellement insoluble, est de savoir si, d'une
part, ce qu'ils livraient gratuitement fournissait l'essentiel du porc
consommé à Rome ou seulement une partie, et si, d'autre part, les
quantités qu'ils apportaient depuis Aurélien se déduisaient de ce qui
était jusque-là livré par le marché libre, ou s'y ajoutait. Sur le second
point la vérité doit être entre les deux extrêmes, mais on peut
difficilement soutenir que l'annone gratuite n'a pas eu pour conséquence un
certain déclin du commerce de la viande de porc. Par contre le
commerce des autres viandes, en particulier le mouton et le bœuf, n'a pas
dû subir les influences de ces distributions et continuait à fonctionner
selon les règles traditionnelles du commerce avec des corporations de
nature différente de celle des suarii.
L'examen minutieux de ce que nous livre la documentation sur les
suarii permet d'aller plus loin et de réduire encore les possibilités d'un
commerce indépendant exercé par ces personnes. Il n'est pas sûr
qu'elles aienit eu part au commerce libre du porc et que ce dernier n'ait pas
été entièrement entre les mains de véritables commerçants comme les
confecturarii que l'on voit une fois associés aux suarii, sans que leur
nom apparaisse jamais dans la législation annonaire113. Il est bien

111 CTh 14, 4, 4, 367. Commentaire des prix mentionnés dans cette loi, ci-dessous,
p. 95-97.
112 Ibidem, pour la justification de ces nombres.
113 CIL 6, 1 690 : Dédicace d'une statue à un haut magistrat de l'Empire, patron des
deux corporations des suarii et des confecturarii par les patrons de ces deux corporations.
Noter la distinction entre le patron protecteur lointain, et les patrons gestionnaires,
proches des membres de la corporation et agissant en son nom. Noter aussi l'existence d'une
corporation qui ne rend apparemment aucun service à l'Etat, mais qui a sans doute été
créée par ce dernier pour assurer au moins la perception des taxes dues par ses
membres. Les confecturarii sont mal connus. Peut-être se contentaient-ils d'abattre les porcs
pour les suarii. Peut-être forment-ils une corporation indépendante qui pourrait traiter la
viande du marché libre, tandis que les suarii s'occuperaient seulement de la viande
fiscale. Sur les confecturarii, voir en dernier lieu A. Chastagnol, Confecturarii, dans Mélanges J.
Heurgon, Rome, 1976, p. 125-130. L'auteur a corrigé le nom et pense, du fait que les deux
78 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

moins sûr que les suarii aient formé un groupe homogène et que le
terme désigne toujours le même type d'individus.
A partir d'un contresens du plus brillant commentateur du Code
Théodosien, on a cru en l'existence d'un ordo suarius114. Le mot ordo
était mal traduit mais l'idée d'un groupe dirigeant, distinct de la masse
des autres suarii, n'est pas nécessairement fausse. On voit mal chaque
charcutier, y compris les plus humbles, se déplacer jusque dans le
Bruttium pour y chercher lui-même la quantité exacte de viande qu'il
aura à traiter et à distribuer. On reste perplexe sur la valeur de
l'hypothèque publique dont sont grevés les biens de ces mêmes petits
bouchers, sans doute dépourvus de propriétés foncières, les plus sûres aux
yeux de l'administration115, et même sur la possibilité pour cette
dernière d'en tenir un compte à jour en permanence. On est enfin surpris que
ces mêmes humiliores aient accès aux dignités auliques puisque cinq
d'entre eux, choisis dans le collège des patroni ont obtenu l'une de ces
distinctions. Est-ce un hasard d'ailleurs si on en trouve un par
circonscription, à condition d'admettre que le Bruttium forme une
circonscription particulière à l'intérieur de la Lucanie, au moins de ce point de
vue116? Bien que l'information date du Ve siècle on peut difficilement
douter qu'elle soit valable pour le IVe, au moins dans ce qu'elle a
d'essentiel, l'existence d'un collège de patroni, nécessairement formé de
plus de cinq membres, qui exercent des responsabilités importantes à
l'égard de toute la corporation et semblent nettement distincts du reste
des suarii puisqu'on est apparemment patronus de droit et non par

corporations sont très liées, que les confecturarii pourraient être les membres de la
corporation des suarii qui abattent les bêtes.
114 J.-P. Waltzing, op. cit., p. 92-3, d'après le commentaire de J. Godefroy à CTh 14, 4,
4. Ordo signifie curie. Cf. CIL 1 771, 1. 9-11.
115 Par exemple CTh 14, 4, 5, 389 parle des fundi et alia praedia possédés par les
suarii. On voit mal des centaines d'artisans bouchers posséder des biens en grand
nombre, et d'une importance telle qu'ils correspondent aux souhaits du fisc. Où les auraient-
ils puisqu'ils sont tous Romains et occupés à exercer leur métier?
116 Sont concernées, au IVe siècle, les provinces de Sardaigne, Campanie, Samnium et
Lucanie-Bruttium. C'est au Ve siècle que les patroni obtiendront des dignités auliques
mais, entre les deux dates, les statuts personnels n'ont pas fondamentalement changé
entre humiliores et honestiores (NVal 36). Les suarii faisaient manifestement partie des
humbles puisqu'on éprouve le besoin de préciser qu'ils sont dispensés des munera
sordida (CTh 14, 4, 6, 389 : porcinarii est ici synonyme de suarii puisque tout le chapitre 14, 4
traite exclusivement de suariis, pecuariis et susceptoribus).
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 79

cooptation117. L'hypothèse prend une certaine consistance si l'on


rassemble tous les éléments.
Un «collège» - pour ne pas employer le mot ordo, faute de preuve
documentaire - d'honorati responsables du munus du canon suarius est
à même de discuter avec des curies qui les considéreront comme des
interlocuteurs plus respectables que de simples bouchers dont on voit
mal comment on pourrait craindre les exactions au moment de la pesée
des bêtes118. Ce collège de patroni constitue pour l'Etat un groupe avec
lequel il est plus facile de discuter qu'avec une foule de bouchers et
avec qui il discute réellement119. Ces honorau possèdent non seulement
la pratique des mécanismes administratifs mais aussi les biens fonciers
que l'administration peut grever d'une hypothèque, ce qui fait d'eux les
garants du bon fonctionnement de tout le système, l'empereur, ici
comme ailleurs, se déchargeant sur eux de toute la gestion car il ne peut ni
ne veut entretenir la foule de fonctionnaires qui serait indispensable.
De tels suarii n'ont aucune peine à organiser le transport des bêtes
qu'ils ne conduisent pas eux-mêmes, mais dont ils confient la garde à
des bergers spécialisés : ils ont le temps, sans quitter des boutiques
qu'ils ne possèdent pas, d'aller discuter avec les curies et le font avec
les chevaux de la poste impériale, comme les fonctionnaires, les curia-
les et autres privilégiés qui ont ce droit en Italie; or, si un conducteur
de porc n'a pas un besoin urgent d'aller à cheval, un gestionnaire, qui
doit en permanence tenir compte de la situation à Rome et dans les
provinces, peut difficilement s'en dispenser 12°. Enfin il sied mieux à des
honorait qu'à de petits bouchers d'avoir accès à des dignités auliques.
Les patroni ne sont donc pas choisis parmi les bouchers; ce sont des

117 Aucune loi ne parle de leur recrutement. Ils désignent seuls ceux qui accéderont
aux honneurs auliques. Il ne faut évidemment pas confondre ces patroni, responsables
collectivement ou à tour de rôle (cf. aussi CTh 14, 4, 9, 417, pour les patroni des caudica-
rii, les bateliers du Tibre) de la bonne marche des services assurés par une corporation,
avec les patroni de très haut rang qui protégeaient ces corporations sans se mêler en rien
de leur fonctionnement. Voir par exemple, le cas de Valerius Proculus, préfet de la ville,
qui est en 337, patronus des suarii, mais aussi des pistores et des confecturarii : CIL 6,
1690, 1 692, 1 693. CIL 1 690 : (huic (= L. Valerius Proculus) corpus suariorum et confectu-
rariorum, auctoribus patronis . . . statuant patrono digno ponendam censuit : les patrons
«effectifs» ont élevé une statue en l'honneur du patron «honoraire». Cf. aussi n. 113.
118 CTh 14, 4, 2-4.
119 Ν Val 36 : On leur laisse le choix de percevoir eux-mêmes la viande annonaire, ou
de se faire assister par les membres de l'office du préfet du prétoire.
120 CTh 9, 30, 3, 365.
80 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

magistrats à qui on a imposé le munus permanent d'organiser


l'approvisionnement de Rome en viande de porc et qui ont sous leurs ordres à
la fois les personnes chargées de collecter les bêtes, de les convoyer, de
les abattre et de les distribuer. Le canon suarius n'est pas sous-traité à
des professionnels de la boucherie mais à des notables romains,
d'abord propriétaires fonciers, ensuite administrateurs, avant d'être,
par le hasard de l'hérédité, du choix de l'empereur ou du Sénat,
promus responsables de l'acheminement de la viande annonaire; ce ne
sont pas des commerçants. Quant aux bouchers pris dans la
corporation, ils n'assurent pas l'approvisionnement, se contentent d'exécuter
les ordres de l'Etat moyennant un salaire fixe calculé en fonction des
quantités distribuées et n'ont plus grand chose à voir avec les
commerçants indépendants121.
Malgré les arguments présentés en sa faveur, cette hypothèse
mériterait à peine d'être formulée, en l'absence de preuve irréfutable, tant
elle heurte les idées reçues, si on n'aboutissait à la même conclusion en
relisant les documents qui constituent le dossier des naviculaires et
autres transporteurs de blé.

5) Les naviculaires

En effet un travail, remarquable mais incomplet, a fait faire à la


réflexion sur la question des naviculaires des progrès considérables,
même si l'enthousiasme de la découverte a conduit l'auteur à quelques
excès. Pour cet historien, qui prend le contre-pied de toute la longue
tradition historiographique 122, il faut accorder la plus grande
importance au seul texte administratif qui nous montre la création, non d'une
flotte annonaire, mais de nouveaux naviculaires123. Bien que cette loi se

121 Sur le travail de préparation et de distribution de la viande, voir A. Chastagnol, Le


ravitaillement de Rome en viande .... p. 15-16.
122 Ch. Saumagne, Un tarif fiscal au IVe siècle de notre ère, Karthago, 1, 1950, p. 156-
179. Il dénonce à juste titre la répétition des mêmes opinions depuis un siècle malgré les
difficultés qu'elles présentent à propos de certains textes, mais il se laisse peut-être aller
trop loin dans son désir de réaction. Sur les naviculaires, voir en dernier lieu, J. Gaude-
met, Incitations juridiques en matière économique. Les privilèges des « navicularii » au
début du IVe siècle, dans Hommage à R. Besnier, Paris, 1980, p. 99-106.
123 CTh 13, 5, 14, 371. Plutôt que de «recompléter» la corporation des naviculaires
d'Orient, cette loi me semble révéler la nécessité de compléter un corps dont la charge
croît en proportion de la population de Constantinople : corpus impleri jubemus dit l'em-
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 81

rapporte à l'Orient, car on désire accroître le nombre des naviculaires


égyptiens, pour assurer le service de Constantinople, elle a une portée
générale puisqu'il est dit expressément que ces naviculaires
bénéficieront des mêmes avantages que ceux de Carthage124. Or on lit que
pourront être choisis comme nouveaux naviculaires soit des membres des
autres corporations (corpora), soit des magistrats (administratores) ou
autres anciens magistrats (honorant) des curies, et même des sénateurs,
s'ils en font la demande et disposent de moyens suffisants125. Les
naviculaires dont il est ici question sont des notables de haut rang, comme
les patrons des suarii, et on insiste tout particulièrement sur
l'importance de la fortune foncière car il faut être vraiment très riche pour
qu'on éprouve le besoin de préciser que les sénateurs, grands
propriétaires par définition, ne seront admis que s'ils disposent de biens
fonciers suffisants. La possibilité de puiser parmi les membres des autres
corporations, et l'idée même que les sénateurs puissent être volontaires,
suffit à prouver que cette charge, prétendue si lourde, ne l'est pas plus
que les autres et que le munus de naviculaire ne déplaisait pas à tous,
du moins celui qui est étudié dans cette loi de 371.
On en a conclu un peu vite que les naviculaires sont en fait
responsables de toute la functio annonaria, assurant à la fois la perception et
le transport de la part d'annone dont ils ont la charge, et qu'ils sont
tous des possessores, c'est-à-dire de grands propriétaires fonciers. C'est
oublier que, dans une foule d'autres textes, trop privilégiés par les
historiens antérieurs, on voit tout aussi nettement les naviculaires
accompagner leur cargaison sur mer, la livrer à Rome et apparaître comme

pereur. Cf. A. Piganiol, L'empire chrétien, 2e éd. Paris, 1972, p. 320-321 et Ch. Saumagne,
op. cit., p. 164-166.
124 His navicuforiis . . . servari privilegia africana decernimus.
125 On les choisira ex administratoribus ceterisque honorariis viris praeter eos qui intra
palatium sacrum versati sunt, de coetibus curialibus et de veteribus idoneis naviculariis et
de ordine primipilario. Et de senatoria dignitate ut, si qui voluerint freti facultatibus,
consortio naviculariorum congreguntur. Aucun des personnages susceptibles de devenir
naviculaire d'après cette enumeration n'a le temps, la compétence et le goût de diriger un
bateau de commerce. On se donne le droit de choisir parmi les candidats, preuve qu'ils
seront plus nombreux que les postes à pourvoir. On n'accepte un sénateur que s'il
dispose de moyens suffisants car l'essentiel est d'offrir une garantie financière sur laquelle
l'Etat puisse se dédommager. Cela donne toute son importance à la remarque faite ci-
dessus (n. 115) quant aux biens des suarii : ce ne sont pas les quelques jardins ou portions
de jardins que peut posséder un boucher qu'on pourra comparer aux revenus des
sénateurs ou des hauts magistrats de l'Etat.
82 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

de simples capitaines de navire qui ne peuvent se prévaloir d'aucun


privilège sénatorial ou autre, contre les rigueurs de la justice 126. On a donc
distingué à juste titre entre des naviculaires honoraires, dont les
propriétés servent de caution pour le bon fonctionnement du système des
transports, sans qu'il y ait un lien direct entre cette charge et la
perception du blé annonaire, et des naviculaires transporteurs, tels qu'on les
décrivait traditionnellement127. Mais il faut bien comprendre que ces
possessores sont à la fois des propriétaires terriens et des percepteurs
de l'impôt foncier au nom de leur cité : leurs biens sont engagés comme
caution mais c'est l'argent des contribuables, sur des terres autres que
les leurs, qui, perçu au titre de l'impôt, servira à armer et faire
naviguer les bateaux128. Ces possessores lèvent donc l'impôt sur une circons-

126 Parmi une foule d'autres exemples, CTh 13, 5, 34, 410 : Les autorités locales (judi-
ces) doivent obliger un naviculaire, qui prétexte le mauvais temps alors que la navigation
est possible, à partir sous peine de poursuites. Il pourra être déporté : navicularii praetera
poenam deportationis excipiant si aliquid fraudis eos admisisse fuerit revelaîum, si on
découvre qu'il transporte un produit en fraudé. Jamais un honoratus n'aurait pu être
passible d'une peine pareille.
127 J. Rougé, Recherches sur l'organisation du commerce maritime en Méditerranée
sous l'empire romain, Paris, 1966, p. 248.
128 C'est l'interprétation de J. Godefroy et de Ch. Saumagne, op. cit., p. 166 où on
trouvera la présentation des hypothèses les plus surprenantes, proposées par divers
historiens. Cependant Ch. Saumagne ne distingue pas suffisamment entre les assiettes
fiscales sur lesquelles les possessores se contentaient de lever l'impôt sans disposer d'aucun
droit de propriété, et les biens patrimoniaux qui ne sont soumis à cette charge que dans
les limites de l'impôt qu'ils doivent. On donne aux nouveaux naviculaires le produit de 50
juga (uniquement ce qu'ils doivent pour l'annone, et non pour les autres impôts) pour
qu'ils assurent la construction des bateaux nécessaires avec le bois qui leur sera fourni
par l'Etat, qu'ils entretiennent ces navires et organisent le transport chaque année de
10 000 muids de blé : on choisira des naviculaires excusandis videlicet pro denum milium
modiorum luitione quinquagenis numero jugis in annonaria praestatione dumtaxat, ita ut
vestes adque equi ceteraeque canonicae species ab indictione eadem non negentur. Ad
conficienda vero competentia navigia a provincialibus cunctis primitus materiae postulen-
tur, reparationem deinceps per singulos annos isdem naviculariis ex concessa jugorum
inmunitate curaturis {CTh 13, 5, 14). Des calculs, qu'il serait trop long de justifier ici,
permettraient de montrer que 50 juga valent sans doute 500 aroures, en Egypte, soit
environ 125 ha, et qu'ils versaient près de 1 875 muids de blé pour l'annone (1,25 artabe, soit
3,75 muids par aroure, si le taux d'imposition était le même qu'au VIe siècle; cf. ci-
dessous, p. 235). D'autre part, on sait que les frais de transport d'Alexandrie à
Constantinople représentaient 10% de la valeur du produit, pour le blé (ci-dessous, p. 258), c'est-
à-dire 1 000 muids pour 10 000. La différence entre le tarif normal et celui qui est
appliqué ici n'a rien de surprenant car si elle n'avait pas existé, on n'aurait pas éprouvé le
besoin de préciser. D'autre part, elle est sans doute provisoire et parfaitement justifiée
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 83

cription plus vaste que leur propre domaine et, en vertu du principe
constant à l'époque129, affectent directement cet argent à une charge
publique, conformément aux ordres de l'administration. La flotte anno-
naire est une flotte publique puisqu'elle est payée et entretenue par
l'Etat, mais le financement et la gestion comptable sont à la charge des
naviculaires - possessores, tandis que le pilotage revient aux naviculai-
res - capitaines qui commandent les bateaux à leurs risques et périls.
La possibilité d'être volontaire pour exercer cette charge montre que
celle-ci n'était pas épuisante et même qu'elle pouvait être rentable :
toute la législation sur les contraintes imposées aux naviculaires devrait
être relue à la lumière de ce texte essentiel; elle vise sans doute ceux
des naviculaires qui remplissaient mal leur devoir et essayaient
d'abuser de la situation mais ne prouve vraisemblablement pas que la
condition de naviculaire était insupportable.
Faut-il maintenir l'existence d'une troisième catégorie de
naviculaires, les naviculaires-armateurs, propriétaires de bateaux de commerce
avec lesquels ils feraient à la fois du commerce libre et des transports
annonaires? Aucun texte n'en parle. Une loi du Code Théodosien
permet même d'en douter. Quand il est ordonné que les biens, c'est-à-dire
les biens fonciers (fundi) ou les habitations (domos) qui servent de
caution pour l'exécution de la fonction de naviculaire (functio navicularia),
soient restitués au naviculaire propriétaire même s'ils lui ont été ôtés
par le fisc, ou par la cité, ou s'ils ont été donnés par le naviculaire ou
s'ils ont été transférés pour toute autre raison, on voit bien qu'il n'est
jamais question de bateaux. Les naviculaires n'ont pas de bateaux
parmi les biens qui constituent leur fortune; ils sont considérés par le
législateur non en tant qu'armateurs mais en tant que propriétaires
fonciers130. La functio navicularia est un munus attaché à des terres qui
servent de caution à sa bonne exécution; c'est un travail d'honorati,

par le fait que la construction d'un coup de toute une flotte représente un investissement
très lourd non immédiatement productif, alors que, par la suite, on devra seulement
entretenir les bateaux et remplacer ceux qui seront perdus en mer ou condamnés par
leur usure.
129 Pour la définition du possessor, tel que l'entend l'administration, voir ci-dessus,
p. 72, n. 98. Voir aussi, index, s. v., pour d'autres emplois de ce terme.
130 CTh 13, 6, 6, 372 : Fundi omnes ad naviculariorum dominium pertinentium et ad
aliorum jura translaturi fisco vel re publica vel naviculario vel quolibet alio distrahente sive
donante vel ad filios vel propinquos vel extraneos transferente, etsi ad navicularios translati
sint, reddantur dominis.
84 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

non d'hommes d'affaires. On en a une bonne illustration dans un


épisode narré par saint Augustin, qui explique pourquoi il a refusé l'héritage
d'un certain Bonifatius. Certes on fait parfois de beaux bénéfices avec
des bateaux mais l'Eglise ne doit pas se lancer dans des opérations qui
peuvent entraîner la mise à la torture des marins131. On voit, dans cette
affaire, que ces bateaux sont constamment soumis à la surveillance de
l'Etat, donc qu'ils ne font que des transports annonaires et que
l'accepter c'est accepter d'accomplir les charges imposées par l'annone; si on
prend les biens on devra remplir les obligations qui leurs sont liées,
c'est-à-dire prendre la responsabilité des bateaux annonaires. Rien ne
dit cependant que Bonifatius ait été le propriétaire de ces bateaux. Ce
n'est pas un armateur mais un honoratus dont la fortune foncière est
grevée du munus annonaire. On comprend alors l'extrait du Digeste qui
distingue entre naviculaires et armateurs qui aident l'annone132.

131 Augustin, Sermon 355, 5, éd. dans PL 39, col. 1572.Voir F. Martroye, Saint
Augustin et le droit d'héritage des églises, Mémoires des Antiquaires de France, 68, 1908, p. 126-
128 ; J. Rougé, op. cit., p. 246, dont je reproduis la traduction : «Je n'ai pas voulu recueillir
l'héritage de Boniface, non par miséricorde mais par crainte. Je n'ai pas voulu que
l'Eglise du Christ soit naviculaire. Certes, nombreux sont ceux qui s'enrichissent grâce aux
navires (on ne saurait être plus clair: la fonction de naviculaire rapporte et Augustin
hésite à la refuser parce qu'il prive ainsi son église de revenus). Cependant il y avait un
risque : Si le navire allait en mer et faisait naufrage? Nous aurions dû alors livrer à la
torture des hommes, suivant l'usage de l'enquête au sujet de la submersion d'un navire.
Et ceux qui viendraient à être libérés des flots seraient torturés par le juge? Mais nous ne
les livrerons pas. Aucune loi certes ne peut obliger l'Eglise. Mais il faudrait rembourser la
cargaison fiscale, et où trouver l'argent? Il ne nous est pas permis de posséder des
réserves car il n'appartient pas à l'évêque de conserver de l'or et de repousser la main de celui
qui supplie ». J. Rougé (p. 247) voit dans ce texte la preuve des liens qui unissaient le
naviculaire au navire. C'est évident. Mais (p. 248) il y voit un exemple de ce qu'est le
naviculaire - possessor qui doit être «capable de construire ou d'entretenir des navires d'un
certain tonnage, de rembourser, dans certains cas, l'Etat du prix de la cargaison à lui
confiée ». Le lien qui unit ce type de naviculaire au bateau implique seulement la
responsabilité financière du bateau et de la cargaison.
132 D 50, 6, 6 § 3 : Negotiatores qui annonam urbis adjuvant, item navicularii qui anno-
nae urbis serviunt ... La différence est très nette entre les armateurs propriétaires de
bateaux qui «aident l'annone» et les naviculaires qui «sont à son service». Ils ne sont pas
mis sur le même plan car les seconds, qui utilisent des bateaux de l'Etat, en sont
responsables devant lui et sont donc plus directement et plus fermement contrôlés par
l'administration. L'existence de negotiatores frumentarii ne prouve pas nécessairement qu'il
existait des commerçants spécialisés dans le transport du blé acheté sur le marché à
grande distance puisque le Digeste (50, 5, 9) les dispense de munera dans leur cité car ils
servent la ville de Rome. Même s'ils travaillent pour leur compte une partie de l'année, ils
L'ANNONE ROMAINE DAURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 85

Les premiers gèrent leurs terres et lèvent l'impôt sans s'occuper de


construction navale, les seconds ont des flottes, ou au moins des
bateaux, qu'ils mettent à la disposition des premiers pour effectuer des
transports publics. Si on leur donne l'ordre de construire des bateaux
et si on les leur paie, on peut admettre que les navires travailleront en
permanence pour l'Etat et n'effectueront que des transports publics.
Sinon, leurs bateaux ne sont responsables devant l'Etat, représenté par
les naviculaires, que pour le temps du transport. Ils ne transporteront,
pendant les périodes où ils travaillent pour l'Etat, que des produits
publics. L'armateur est alors considéré comme un transporteur et se
trouve soumis aux lois qui régissent cette charge. En résumé, l'Etat
donne aux curiales désignés comme naviculaires, la responsabilité de
trouver des bateaux, éventuellement en les faisant construire dans des
chantiers navals qui appartiennent à des entrepreneurs privés133.
D'autre part il leur impose la charge de trouver des transporteurs pour
l'acheminement du blé et ces transporteurs constituent la seconde
catégorie de naviculaires qui apparaît dans les sources. Mais rien n'est dit
des armateurs qui fabriquent les bateaux sur ordre des curiales et les
remettent aux capitaines chargés de les exploiter. Ils travaillent pour
l'annone mais n'en font pas partie et ne relèvent pas des lois sur ce
service public. Cependant ils existent car rien ne donne la moindre
consistance à l'hypothèse de possessores-armateurs. Les grands
propriétaires ne dirigent pas plus les chantiers navals qu'ils ne commandent
les bateaux.
Pour notre propos, il est surtout important de noter que les
responsables financiers, qui ont tout le système annonaire en main, ne sont
pas des commerçants mais des propriétaires fonciers exerçant un mu-

ne sont dit negotiatores frumentarii que dans la mesure où ils transportent du blé public.
Voir aussi, ci-dessous, p. 212. Pendant toute notre période, les negotiatores apparaissent
comme les agents normaux des transports publics, en dehors de l'annone des capitales,
mais ils ne sont jamais désignés comme les transporteurs d'un seul produit. On passe,
avec un propriétaire de bateau qui peut effectuer n'importe quel commerce, un contrat
pour l'acheminement de marchandises publiques qui représentent des quantités telles
que, à ce moment, le negotiator n'a qu'un produit dans son bateau. Il faudrait peut-être
revoir la condition des negotiatores frumentarii ou autres pendant le Haut-Empire, pour
aboutir à une vision claire du problème.
133 L'existence de ces chantiers est impliquée au moins par CTh 13, 5, 14, où l'on voit
les naviculaires chargés de payer non seulement l'entretien des bateaux mais aussi leur
construction avec les matériaux qu'on leur fournira (cf. n. 128). On voit mal des
propriétaires terriens faire équiper des chantiers navals.
86 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

nus, ce qui distingue radicalement annone et commerce. La distinction


devient opposition si on considère maintenant le mode de rétribution :
l'annone ne paie pas ses frais de gestion et de transport par la
différence entre le prix au point de départ et celui qu'on pratique au point
d'arrivée, puisqu'ils sont identiques, mais par l'attribution de commissions
selon des barèmes constants fixés par l'Etat qui en assure le
règlement.
En effet les cités, par l'intermédiaire de leurs magistrats,
perçoivent et concentrent le blé dans les greniers municipaux134. De là il est
convoyé jusqu'à ceux d'Alexandrie, de Carthage ou d'autres ports135.
Pas plus que pour la viande, il n'y a de contact entre producteurs et
transporteurs. Les préfets de l'annone qui gèrent les greniers dans les
grands ports confient le grain aux naviculaires qui font un premier
trajet dès que la mer est ouverte, à la fin du mare clausum, et au moins un
second au mois d'octobre, quand la moisson nouvelle a été livrée, juste
avant le début du nouveau mare clausum. Le même bateau fait très
vraisemblablement plusieurs trajets par an, d'abord parce qu'il est faux
de prétendre qu'il dispose de deux ans pour livrer son blé136, ensuite

134 Sur ces greniers, G. Rickman, Roman granaries and store buildings, Cambridge,
1971, p. 123-160.
135 H. Pavis d'Escurac, op. cit., p. 134-145.
136 Le premier tiers de l'annone doit être expédié dès l'ouverture de la mer (CTh 13,
5, 27, 397). Le dernier envoi doit être antérieur à la fermeture de la mer : CTh 13, 5, 14,
371, où il est affirmé sans discussion possible que l'on construit des bateaux spécialisés
dans le service de l'annone ; il serait surprenant qu'on pût se contenter de les utiliser une
fois tous les deux ans, comme on l'a supposé, par suite d'une mauvaise interprétation de
CTh 13, 5, 26, 396 (voir aussi CTh 13, 5, 21, 392) commenté en dernier lieu par J. Rougé,
op. cit., p. 247. Cette loi dit explicitement le contraire. Constantin n'exigeait pas un
transport tous les deux ans, mais autorisait à ne rapporter les reçus donnant droit au
paiement des indemnités dues pour le transport que concluso biennio, au bout de deux ans,
dans le sens précis de «avant la fin du deuxième exercice budgétaire», comme la loi
l'indique peu après : intra annum quo susceperint inférant species et ejusdem consults securi-
tates reportent quae etiam diem inlationL· edoceant, qu'ils livrent les denrées l'année
même où on les leur a confiées et rapportent le reçu du même consul, qui porte aussi le
jour de la livraison. En clair, on doit normalement faire le trajet jusqu'à Rome pendant
un même consulat, et aussi rapporter le reçu dans son port d'attache, sous ce même
consul. Cela ne veut évidemment pas dire dans les deux ans qui suivent la réception des
denrées, ni même dans les 365 jours qui suivent, mais avant la fin de l'exercice daté par
ce consul, c'est-à-dire, pour les marins, entre l'ouverture et la fermeture de la mer. Cette
disposition s'explique très facilement par le désir d'arrêter les comptes d'un exercice au
31 décembre, de l'année. La loi précise bien que la possibilité d'attendre l'année suivante
ne vaut que pour les naviculaires surpris par le mauvais temps. Comme ces naviculaires
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 87

parce que les autorités ont partout l'ordre de le presser en cas de


lenteur excessive137, surtout parce que l'Etat qui l'a payé ne tient pas à ce
que son investissement ne soit pas rentabilisé au maximum138. Le navi-
culaire qui reçoit un bateau plein au départ et doit restituer au plus vite
un bateau contenant les mêmes quantités ne peut guère trafiquer en
route, sauf sur quelques produits supplémentaires qu'il aurait
éventuellement pu embarquer, mais je ne sais si cette cargaison supplémentaire
peut être d'une importance notable139. Il ne faut pas oublier en effet
que, d'une part, les bateaux annonaires sont spécialisés, l'un portant du
blé, l'autre de l'huile ... - cette spécialisation doit s'étendre aux
denrées non annonaires dont ils sont chargés140 - et que, d'autre part, ils
sont exemptés de toutes taxes sur le commerce, ce qui implique
l'absence à bord de produits autres que annonaires141.
A son arrivée à Ostie, le naviculaire remet sa cargaison aux
responsables des greniers publics qui lui donnent le reçu pour lui permettre
de se faire payer, et une série nombreuse de corporations conserve,
transporte jusqu'à Rome, conserve à nouveau, répartit le grain dans les

sont des naviculaires navigants, et qu'ils sont originaires non de Rome, mais d'Egypte ou
d'Afrique, il va de soi qu'ils feront spontanément tout pour rentrer avant l'hiver, sauf s'ils
perdent volontairement du temps pour détourner le bateau public de sa fin propre en
faisant du commerce illégal.
137 CTh 13, 5, 24, 395.
138 L'obligation de transporter le tiers de l'annone dès l'ouverture de la mer donne
l'impression que tous les bateaux annonaires faisaient normalement trois voyages par an ;
on pouvait en outre les contraindre exceptionnellement à circuler en hiver (CTh 13, 9, 3,
380). Ce fait est illustré par une lettre de Paulin de Noie (Ep. 49, éd. dans PL 61, col.
399-408) où l'on voit un naviculaire - possessor qui part à la recherche de son bateau
naufragé.
139 CTh 13, 5, 24, 395 : L'exemption de toute taxe quand le naviculaire transporte des
produits pour lui (cum sibi rem gerere probantur) me semble devoir être pris dans le sens
restrictif de : quand ils transportent des produits pour leur propre usage et non pour leur
commerce personnel. Mais on ne peut rien affirmer d'après ce seul document.
140 C'est ce que l'on constate à Constantinople, et rien ne permet de supposer qu'il en
allait différemment à Rome. Voir ci-dessous, p. 222.
141 CTh 13, 5, 24, 395 : Les naviculaires sont exemptés de toutes les taxes sur le
commerce; donc ils n'en font pas. CTh 13, 5, 26, 396 : ceux qui prennent des marchandises et
les vendent risquent de se retarder et abusent de la possibilité qui leur est laissée par une
décision de Constantin de ne rapporter les reçus dans leur port d'attache que l'année
suivante (cf. n. 136). Ils n'ont donc pas à faire de commerce. CTh 13, 5, 23, 393 : C'est la
loi la plus nette. Les naviculaires sont dispensés de toutes les taxes. Les mercatores y sont
tous soumis. Donc les naviculaires ne sont pas des commerçants.
88 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

greniers locaux, le moud puis cuit et distribue le pain142. Nous


retiendrons seulement que tout dépend des préfets de l'annone et de la Ville,
que l'intervention d'une succession de corporations indépendantes
distingue totalement l'annone d'une opération commerciale où tout est
synchronisé par des commerçants en fonction du profit maximum
espéré à l'arrivée, et que nous avons donc affaire à un secteur
d'économie publique sans relations avec le commerce privé.
Pour le blé, comme pour la viande, le vin et sans doute l'huile, tout
le système de perception est fondé sur l'action de l'Etat dont le but est
clair : obtenir toutes les quantités nécessaires au meilleur prix sans
qu'il y ait rupture dans l'approvisionnement et sans que personne soit
lésé. Cela implique une grande rigidité du système qui ne pouvait
s'adapter aux variations de la production et se plier aux incertitudes du
marché libre, aussi instable que la production agricole dans les régions
méditerranéennes, à supposer que ce marché ait été capable de mettre
les quantités nécessaires à la disposition de l'Etat; cela suppose aussi
un contrôle très strict dont les dispositions nous ont été transmises par
les codes, d'où il ne faut pas tirer la conclusion fausse que tout
fonctionnait par la seule contrainte, sans que personne trouve avantage à
travailler ainsi pour l'Etat. C'est dans cette perspective qu'il faut lire les
lois sur la possibilité d'adaeratio accordée aux possessores, simple
menace contre les exactions de certains suarii peu scrupuleux, ou la
longue législation particulièrement dure contre les abus des naviculaires,
maillon le plus faible dans le long chemin effectué par les produits
d'outremer : il faut être d'autant plus vigilant et plus menaçant qu'on
surveille plus difficilement ce qui se passe en mer. Cependant la
rigueur dans la défense des intérêts publics ne prouve assurément pas
que les naviculiaires ou les suarii, de même que les autres corporations,
ne trouvaient pas leur compte dans une activité protégée, aux profits

142 Sur ces opérations, A. Chastagnol, La préfecture . . ., p. 306-316. Sur les gradus où
s'effectuaient les distributions, voir ci-dessous, p. 247. Sur la question des tessères qui
étaient sans aucun doute doubles, avec un acte écrit indiquant le nom du bénéficiaire et
tous les renseignements utiles pour le retrouver dans les registres de l'annone, et des
jetons échangés sur les gradus contre le blé puis le pain, voir C. Nicolet= op. cit., p. 695-
716. On ignore les conséquences, de ce point de vue du passage du blé distribué chaque
mois au pain distribué plus souvent. On doit supposer que, au lieu de recevoir une tessere
de plomb par mois, le bénéficiaire en recevait autant qu'il y avait de distributions.
D'autre part la liste des ayants droit était gravée sur chaque gradin, ce qui éliminait
pratiquement toute possibilité de fraude (ci-dessus, p. 33).
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 89

sûrs et réglementés. Les services de l'annone accordent des


commissions, souvent importantes, comme nous aurons l'occasion de le voir, et
sans doute suffisantes pour que les intermédiaires vivent correctement
en effectuant leur mission publique car ils doivent vivre de leur travail;
celui-ci, payé à la tâche, n'a rien de commun avec l'activité spéculative
d'un commerçant qui prend le risque de ne rien gagner et même de
tout perdre, dans l'espoir de gagner beaucoup si les circonstances sont
favorables. C'est donc à juste titre que le Digeste oppose les navicularii
et les negociatores car ceux-ci «aident l'annone» lorsqu'elle a besoin
d'une assistance temporaire mais ne se plient à ses normes que dans
des périodes courtes où ils font fonction de naviculaires, tandis que
ceux-là sont entièrement soumis aux règles de l'économie d'Etat,
véritables salariés ne cherchant ni fournisseurs ni clients, ne discutant ni le
prix d'achat ni le prix de vente, qui sont identiques, et ne prenant pas la
moindre initiative quant à l'organisation des opérations; pour eux la
sécurité du salaire va de pair avec l'absence de liberté économique143.
Les curies assurent la perception et la concentration des produits
en certains lieux définis, les corporations chargées du transport, de la
transformation et de la distribution des denrées annonaires forment un
secteur d'économie publique dont les rapports avec l'économie de
marché sont quasi nuls, et qui a précisément pour fonction, comme le
montre l'étude des bénéficiaires, d'assurer à toute la population romaine un
approvisionnement suffisant et constant, ce que les échanges privés
n'auraient pu réaliser. C'est à l'historien de la République romaine de
dire pourquoi Rome s'est développée autant qu'elle l'a fait, c'est à celui
du Haut-Empire de dire si l'empereur, en garantissant
l'approvisionnement, a agi par peur de l'émeute ou parce qu'il estimait nécessaire à sa
gloire de disposer d'une ville plus peuplée que toutes celles qu'on avait

143 Sur l'identité des prix dans tout l'Empire, voir ci-dessous, p. 497-512. Le fait que
les naviculaires sont des salariés est au moins sous-entendu dans le fait qu'ils doivent
ramener les reçus attestant l'accomplissement de leur mission jusque dans leur port
d'attache, où ils seront payés (cf. n. 136). Les hésitations de saint Augustin montrent bien que
l'affaire était profitable. En outre rien ne dit que ces prescriptions légales étaient suivies
à la lettre, et même tout donne à penser que les naviculaires profitaient de toutes les
occasions pour arrondir leur salaire par des opérations privées plus ou moins licites, du
transport d'une lettre ou d'un étudiant partant faire ses études à Rome jusqu'à des
marchandises dissimulées dans la cargaison publique. Mais faute de sources, nous pouvons
seulement dire le droit et montrer que les naviculaires n'étaient pas des malheureux, sans
aller plus avant dans le détail des pratiques.
90 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

vu jusque-là dans le monde méditerranéen; celui du Bas-Empire peut


affirmer que la capitale déchue, privée de la fonction administrative et
politique qui faisait sa raison d'être, ne vivait que grâce à l'assistance
publique fournie par l'empereur et que ce dernier n'accordait ces
ressources considérables que par conservatisme et peur d'un affrontement
trop brutal avec le Sénat romain devenu le dernier rempart des
traditions et le farouche défenseur des privilèges de sa ville144.
L'étude quantitative va montrer l'importance des sommes et des
volumes de subsistances mis en jeu, donc le rôle tout à fait
prépondérant de l'économie publique dans l'approvisionnement de Rome. En
effet le long détour par l'étude des institutions n'est pas une fin en soi,
bien qu'il constitue la médiation nécessaire entre les sources et les
réalités sociales qu'elles recouvrent : comme nous l'avons vu, le
vocabulaire de l'administration réserve parfois des surprises et en outre la
société romaine était si fortement dirigée par l'Etat que ce cadre révèle
souvent malgré lui la société qu'il soutenait plus qu'il ne l'enserrait.

II - ÉVOLUTION QUANTITATIVE

Comme les institutions ne varient pas dans ce qu'elles ont


d'essentiel pendant la période du IVe et du Ve siècle, pour lesquels nous
disposons de sources chiffrées, et comme, d'autre part, on ne peut étudier
ces dernières que globalement, car elles se confortent mutuellement,
nous allons reprendre, après bien d'autres, l'analyse de toutes les
indications permettant d'évaluer la place de l'annone dans la vie
économique romaine.
Une telle entreprise semblera vaine à nombre de lecteurs tant les
batailles d'historiens, à propos d'estimations si différentes qu'elles sont
le plus souvent inconciliables, et si fragiles que la réputation de tel
auteur vaut plus que son argumentation, dans ce cas précis. Ces
batailles donc laissent l'impression que les données sont trop fragiles pour

144 Le Sénat est réduit au rang de conseil municipal de la ville de Rome, mais il use
de son prestige, assis sur une fortune foncière considérable et sur des relations avec les
plus hauts personnages de tout l'Empire et de la cour, ainsi que du poids démographique
de sa ville pour exercer de vigoureuses pressions sur le pouvoir; cf. A. Chastagnol, La
préfecture . . ., index, s. v. Sénat, pour les conflits entre l'empereur et cette assemblée.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 91

qu'on en puisse tirer quelque conclusion sans les solliciter au-delà de ce


qu'elles disent réellement. Cependant les sources sont plus sûres qu'il y
paraît, à condition de les lire avec soin. Il ne faut évidemment pas
donner la première place à une indication vague dans un texte polémique
de Flavius Josephe, que tout le reste de la documentation contredit, si
du moins l'interprétation qu'on en propose est correcte. Il est
dangereux de rejeter un texte parfaitement clair sous prétexte qu'on en tire
une conclusion invraisemblable: l'a-t-on bien lu? On ne doit pas
confondre viande sur pied et carcasse de boucherie. Surtout il convient
de considérer tout le dossier, sans tenir compte de la distinction
artificielle entre Haut et Bas-Empire qui, à Rome, n'apparaît à aucun
moment et, paradoxalement - du moins en apparence - de commencer
par analyser les documents les plus tardifs car ce sont les plus sûrs,
avant de constater qu'ils confirment les rares indications antérieures et
les placent dans une perspective juste.
Le but ultime est d'apprécier la part de l'annone dans
l'approvisionnement de Rome, ce qui conduit, de par la nature des sources, à
estimer le rapport entre le nombre des bénéficiaires de l'annone
gratuite et la population totale de Rome, celui qui existait entre annone
gratuite et annone payante, et entre la totalité de l'annone et les autres
formes d'approvisionnement. Il en découle qu'on doit dans un premier
temps s'intéresser surtout aux rations distribuées, à leur nombre, au
volume global de denrées qui leur était affecté, c'est-à-dire à des
réalités qui paraissent secondaires : on ne voit pas immédiatement l'intérêt
de déterminer exactement la quantité de viande attribuée à chaque
bénéficiaire de l'annone gratuite; c'est pourtant la condition nécessaire
pour évaluer la population de Rome, information de toute première
importance, surtout si on constate avec étonnement qu'elle n'a guère
varié du Ier au IVe siècle de notre ère. La nature des sources contraint,
pour aller du plus sûr au plus aléatoire, à commencer par calculer le
nombre des bénéficiaires aux IVe et Ve siècles à partir des rations de
viande et des sommes affectées au canon suarius, base solide pour une
estimation de la population totale que l'on comparera aux rares
informations concernant les quantités de blé livrées par l'annone. La
convergence de tous les calculs, illustrée par un tableau, convaincra, je
l'espère, de la solidité de tout le raisonnement et permettra de répondre
à la question initiale : quelle est la place de l'annone dans
l'approvisionnement de Rome et quelles conclusions peut-on en tirer quant aux
relations causales entre le déclin de la population et celui des prestations
publiques?
92 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

A - Le nombre des bénéficiaires

C'est à partir des textes relatifs aux distributions de viande qu'on


peut faire les calculs les plus sûrs puisqu'on peut déterminer la ration
annuelle par ayant droit et les variations des quantités totales
distribuées.

1) Le montant des rations

Le montant des rations est connu par un texte unique dont la


lecture est difficile car il est manifestement corrompu, mais qui donne une
information indubitable pour ce qui nous intéresse ici145. A condition de

145 CTh 14, 4, 10, 419 : L'interprétation de ce texte a été élaborée par A. Chastagnol,
Le ravitaillement de Rome en viande au Ve siècle, Revue Historique, 210, 1953, p. 13-22; S.
Mazzarino, Aspetti sociali del quarto secolo. Ricerche di storia tardoromana, Rome, 1951,
(Problemi e ricerche di storta antica, 1), p. 228-230; A. Chastagnol, La préfecture urbaine à
Rome sous le Bas-Empire, Paris, 1960 (Publications de la faculté des lettres d'Alger, 34),
p. 329. La loi traite des suarii avant qu'apparaisse la phrase : Per quinque autem menses
quinas in obsoniis libras carnis possessor accipiat, ne per minutiös exigui ponderis amplius
fraus occulta decerpat. Il revient ensuite aux suarii, en indiquant en particulier le tarif
à'adaeratio qu'ils doivent appliquer aux possessores, pro larido. Enfin la dernière phrase
déclare : Quattuor milia sane obsoniorum, amputatis superfluis ac domus nostrae percep-
tionibus, diurna sublimitas tua décernât, quibus copiis populus animetur. Les deux
phrases qui traitent des rations (obsonia) me semblent avoir été séparées par une étourderie
d'un scribe qui aura recopié la première avant la fin de ce qui se rapportait aux suarii.
C'est sans doute pour qu'elle garde l'apparence d'un sens au milieu d'un passage relatif
aux suarii en général et aux rapports entre suarii et possessores en particulier qu'il a
corrigé populus en possessor, imaginant que le possessor à qui on applique un certain tarif
à'adaeratio reçoit en outre 5 livres par mois. La correction de possessor en populus est
d'autant plus justifiée que ce terme apparaît dans la seconde phrase, celle qui traite du
nombre de rations après celle qui donne le montant de chaque ration. Il est clair que la
ration est de 5 livres par mois et non de 5 livres en 5 mois, soit 1 livre par mois, comme
le supposait G. Mickwitz, Geld und Wirtschaft im römischen Reich des vierten
Jahrhunderts n. Ch., Helsingfors, 1932 (Societas scientiarum fennica, commentationes humanarum
litterarum, 4, 2), p. 96. Outre que le texte est ici suffisamment explicite pour qu'on rejette
cette dernière interprétation, celle-ci est inconciliable avec ce que nous savons du prix
des rations : la livre devrait valoir 5 fois son prix ou les rations être 5 fois plus
nombreuses (1 000 000 de bénéficiaires!). A. Chastagnol, Le ravitaillement . . ., p. 18, estime que
des rations aussi faibles supposent l'existence d'un marché libre de la viande. 25 livres
par incisus pour 200 000 incisi représentaient en effet 5 000 000 de livres pour une
population totale de 800 000 personnes environ, au IVe siècle, soit 6, 25 livres ou 2 kg par
personne ou par an. Si l'on compte la grosse masse des petits enfants qui ne pouvaient en
consommer, et si l'on se souvient que cette distribution n'avait lieu que pendant 5 mois, il
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 93

remettre la phrase essentielle à sa place et de corriger la «correction»


d'un scribe qui voulait redonner une certaine cohérence à un passage
qu'il ne comprenait pas, on peut établir que les suarii devront livrer
4 000 rations par jour de 25 livres de viande chacune, sous forme d'un
versement mensuel de 5 livres pendant 5 mois. Cette fourniture
s'entend à l'exclusion des superflui1*6 , des personnes supplémentaires et des
quantités dues au palais impérial. C'est donc bien ce qui est versé aux
seuls incisi ou cives, comme dit une loi du IVe siècle que nous avons
déjà rencontrée 147. Nous reviendrons sur le nombre des rations indiqué.
Ce qui importe actuellement, c'est que, malgré les fautes dans la
transmission du texte, cette loi nous donne un montant assuré en ce qui
concerne les rations 148.
Pourquoi la loi donne-t-elle ce montant en 419 et en 419
seulement? Si on ne le trouve dans aucun texte du IVe siècle, c'est
vraisemblablement qu'on n'éprouvait pas le besoin de le faire parce qu'il
n'avait pas varié depuis l'époque où Aurélien l'avait institué. Si on le
trouve à cette date, c'est au dire même du législateur, non parce que la
quantité totale a été modifiée mais seulement parce qu'on a réduit le
nombre des distributions, dont chacune sera plus importante, «afin
qu'une fraude indécelable ne la diminue davantage par la manipulation
de petits morceaux d'un faible poids». On se méfie des pesées trop
nombreuses faites trop rapidement avec des balances peut-être mal

n'est pas sûr que les plus pauvres aient acheté pendant cette période autre chose que des
œufs et quelques poulets, à moins qu'ils les aient produits eux-mêmes. Donc le marché
libre fonctionnait mais nous ne pouvons nous faire une idée de son importance.
L'expression pro larido conduit A. Chastagnol à supposer que les possessores livraient parfois du
lard (La préfecture . . ., p. 329). Quand on connaît le prix du lard et l'ambiguïté du terme
laridum (cf. ci-dessous, p. 503-504) on doit considérer soit que ces versements étaient
extrêmement rares - l'essentiel étant livré sous forme de «viande» -, soit que laridum
signifie «viande». Il faudrait, pour trancher, connaître la valeur du denier puisque la
livre de laridum vaut ici 50 deniers.
146 Superfluus a souvent, dans les textes juridiques, le sens de «supplémentaire», ou
« en excédent ». Il est ici synonyme de superveniens « qui vient en supplément », appliqué
en particulier aux militaires de passage dont l'entretien n'était pas inscrit au budget
ordinaire (D 50, 4, 3, § 13). Ce sont donc des parts pour des agents de l'Etat passant par
Rome.
147 Sur ces termes, voir ci-dessus, p. 51-53.
148 On ignore cependant ce qu'on appelait «viande» et la manière dont on répartissait
bons et bas morceaux entre les ayants droit. On n'en est que plus libre pour imaginer les
palabres et disputes interminables qui devaient parfois naître entre un suarius et un ci vis
qui s'estimait mal servi.
94 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

contrôlables. Les deux documents postérieurs qui traitent aussi de


l'annone en viande ne font pas davantage allusion à une modification des
rations distribuées. Ces notations constituent une présomption en
faveur de la continuité, sans offrir à elles seules une preuve. C'est la
cohérence des résultats obtenus avec l'hypothèse d'une ration annuelle
constante pendant deux siècles qui confirmera cette impression.

2) Quantités distribuées et nombre des bénéficiaires

L'ordre chronologique des textes utilisables permet de tracer


l'ébauche d'une évolution qui sera complétée par les autres
indications.
C'est d'abord la loi déjà utilisée de 367 149. Sa lecture ne pose pas de
difficultés majeures et tous les historiens en seraient tombés d'accord si
l'on n'avait commis une erreur dans les calculs qui en découlent.
Les empereurs Valentinien et Valens écrivent au préfet de la Ville :
«Pour les quinze pour cent, par lesquels les frais des suarii sont
compensés, que la charge afférente à la perception et à la distribution soit
atténuée par un versement de vin, sous forme de dix-sept mille
amphores. Qu'on ajoute la disposition suivante à cette loi : le possessor luca-
nien ou bruttien sur qui pèse la charge d'un long transport pourra, s'il
le veut, acquitter ce produit par un versement compensatoire équitable
- c'est-à-dire soixante-dix livres - qu'il devra effectuer là où il aurait dû
porter le vin»150.
Il est clair que la species, le produit est une amphore de vin et que

149 CTh 14, 4, 4, 367 : Per singulas et semis décimas, quibus suariorum dispendia sar-
ciuntur, damnum, quod inter susceptionem et erogationem necessario evenit, vini, hoc est
septem et decem milium amphorarum percepitone relevetur. Cui rei Mud provisionis
accédât, ut Lucanus possessor et Bruttius, quos longae subvectionis damna quatiebant, possit, si
velit, speciem moderata, hoc est septuagenarum librarum, compensatione dissolvere, quod
ibi debebit inferre, ubi vina fuerat traditurus.
150 Moderatus, appliqué à un prix à l'occasion d'un marché public signifie, comme
certus, legitimus et quelques autres adjectifs, «conforme aux tarifs publics d'adaeratio-
coemptioi). «Là où il aurait dû porter le vin» signifie non qu'on doit le porter jusqu'aux
caisses de Varca vinaria à Rome, mais là où, dans la province, on aurait dû porter le vin,
c'est-à-dire aux représentants locaux de Varca vinaria. En effet on ne voit pas l'avantage
qu'il y aurait à conduire 70 livres (22,5 kg) de viande jusqu'à la capitale plutôt qu'une
amphore (25 1) de vin. En outre on comprend mal pourquoi le vin donné aux curies irait
à Rome pour en revenir. Enfin les suarii ont davantage besoin de vin dans la province,
pour payer les transporteurs, que dans la capitale.
L'ANNONE ROMAINE DAURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 95

les 70 livres sont des livres de viande, puisqu'elles sont versées par les
contribuables devant de la viande aux suarii. Comme la viande
substituée au vin est versée là où on aurait dû porter le vin - dans la province
où l'on est contribuable et non à Rome -, il faut comprendre que 70
livres de viande valent 1 amphore de vin, au prix pratiqué dans la
province où s'effectue la perception, sans tenir compte des frais de
transport jusque dans la capitale. Le passage d'un prix de conversion fondé
sur le prix pratiqué sur le marché à un prix constant suggère que le
second ne devait guère différer du premier, comme nous aurons
l'occasion de le montrer151. Enfin, ce que nous savons par ailleurs des prix
respectifs de la viande et du vin confirme que cette équivalence
correspond à la réalité économique de l'époque, en Italie comme ailleurs, et
très certainement à Rome aussi, car on voit mal comment les prix
auraient brusquement varié de manière inexplicable entre la province
où les denrées étaient perçues et la capitale où elles étaient acheminées
aux frais de l'Etat152. En effet il ne fait aucun doute que, si l'Etat donne
15% de commission aux suarii, c'est pour que le consommateur romain

151 CTh 14, 4, 2, 324 : prix fixé chaque année par le gouverneur de la province, avant
que les suarii viennent effectuer la perception, ; 14, 4, 3, 362 : prix de 6 folles en
Campanie, qui semble sous-entendre des prix différents ailleurs, mais pas nécessairement des
prix fortement différents, d'autant plus que d'autres lois portant le même prix ont pu
être adressées aux autres provinces; 14, 4, 4: prix fixe et identique pour toute l'Italie;
cette nouveauté n'est ni soulignée ni justifiée, preuve qu'elle ne changeait pas grand
chose. Nous verrons que les prix publics étaient identiques pendant de longues périodes, sur
toute l'étendue de l'Empire, du IVe au VIIe siècle, au moins en Italie et en Orient; 14, 4, 5,
419 : Le laridum est estimé par l'Etat à 50 deniers la livre, sans précision de temps ou de
lieu ; c'est donc un prix valable partout ; NVal 36, 452 : même remarque (sur ce texte,
ci-dessous, p. 98-107).
152 CTh 14, 4, 4 dit formellement que les prix sont les mêmes dans les provinces et à
Rome, puisque l'Etat prend à son compte les frais de transport, évalués ici à environ 15%
du prix de la viande ; c'est une évaluation moyenne qui suffit pour que les suarii couvrent
l'ensemble de leurs frais. Dans le cas du commerce privé de la viande, le prix d'achat
moyen dans les provinces était donc inférieur d'environ 15% au prix moyen de vente
(dans le cas du vin nous savons qu'il était inférieur de 25%; ci-dessus, p. 50). Comme nous
verrons (ci-dessous, p. 497-512) que les prix étaient identiques à la ville et à la campagne
dans tout l'Empire, il faut que le commerce privé ait été extrêmement limité, sauf pour
quelques grands centres, comme Rome ou Constantinople, où la demande était telle
qu'un commerce privé à grande distance existait et provoquait une hausse très ponctuelle
des prix. Cependant, même là, les prix moyens étaient relativement constants puisque
l'Etat fournissait de grosses quantités soit gratuitement, ce qui compensait le supplément
du marché libre, soit à prix public, c'est-à-dire en prenant en charge les frais de
transport.
96 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

ne supporte aucune conséquence des frais de transport. Ceux-ci


tiennent pour une part au prix de la main-d'œuvre, mais aussi à la perte de
poids des porcs qui faisaient le trajet le long des routes, marchant tout
le jour et s'arrêtant la nuit dans des pacages aménagés spécialement
pour eux.
Si l'on gardait quelques doutes sur la réalité d'une commission de
15% représentant 17 000 amphores, on les verrait disparaître en lisant
une inscription de peu antérieure qui accorde 25 000 amphores de vin
au titre des commissions que les curies et les suarii auront à se
partager dans la proportion de 2/3 pour les seconds et de 1/3 pour les
premiers, soit exactement 16 666 amphores pour les suarii153. Les deux
nombres sont trop proches pour qu'on puisse douter qu'ils se
confirment l'un l'autre et que l'Etat a seulement arrondi le nombre total à
percevoir. Notons en outre que cette commission globale attribuée à
une corporation confirme ce que nous en avons dit : ses responsables
sont les interlocuteurs uniques de l'Etat et répartissent entre les divers
membres la part qui revient à chacun154.
On a fort correctement interprété le texte en comprenant que les
17 000 amphores représentent 15% de la viande perçue et donc que
le canon suarius, converti en amphores de vin, valait globalement
17 000 χ 100 = 113 333 amphores,
, et que, a* raison
· de
j 70
™ livres
ι- de

viande pour une amphore, il se montait à 113 333 χ 70 = 7 933 333


livres de viande que j'arrondis à 8 000 000 pour la commodité des
calculs155. Il en découle la conclusion apparemment irréfutable que
8 000 000 : 25 = 320 000 et qu'on obtenait ainsi le nombre des
bénéficiaires de l'annone romaine au IVe siècle. Une telle conclusion était
évidemment inadmissible, car, si l'on peut admettre un maintien de ce
nombre malgré les «crises» diverses de l'Empire, on ne peut imaginer
une augmentation de 60% par rapport au nombre de 200 000 indiqué

153 CIL 6, 1 771 : Commme les suarii et les curies (ordines) supportent de gros frais
pour la perception de la viande de porc (suariam), le préfet de la Ville décide qu'ils
recevront 25 000 amphores sur les revenus de l'arca vinaria (ex titulo canonico vinario), à se
partager de la manière suivante : sub ea divisione ut duae partes suariis tenia vero ordini-
bus proficiat qui suariam recognoscunt
154 Voir p. 74-90, pour l'organisation et le rôle des corporations de suarii ou de navi-
culaires, et pour le rôle des curies dans la perception et l'acheminement de l'annone.
155 S. Mazzarino, op. cit., p. 230-231.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 97

par les sources du Haut-Empire156. Il était cependant trop facile de


rejeter à la fois une loi et une inscription dont les indications sont
parfaitement explicites157.
En fait, la lecture attentive de toute la loi et la connaissance des
prix publics permettent d'interpréter ce document d'une manière plus
vraisemblable et parfaitement satisfaisante. Les empereurs disent dans
le § 2 de la même loi que les suarii ne pourront se contenter d'une
simple évaluation pour établir le poids des porcs mais qu'ils devront
utiliser des balances 158. Ils perçoivent donc non de la viande nette, des
carcasses, ou de la charcuterie, mais de la viande sur pied, des bêtes qui
auront à faire tout le trajet jusqu'à Rome à pied comme cela se faisait
toujours dans la société traditionnelle qui ignorait le moyen de
conserver longtemps une carcasse de bête : on amenait l'animal vivant jusque
chez le boucher qui en vendrait les morceaux après l'avoir abattu.
D'autre part ce qu'on sait des prix va dans le même sens. 1 amphore de
vin contient 50 xestes (setiers en latin) et 1 sou vaut environ 1 50 xestes ;
l'amphore vaut donc 1/3 de sou. La viande de porc présentée à l'étal du
boucher est estimée par les tarifs publics à 125 livres pour 1 sou. 70
livres de cette viande valent donc plus de 1/2 sou et ne peuvent être
données pour 1 amphore de vin, sauf si on voulait dissuader les
contribuables d'utiliser cette possibilité, ce qui n'est manifestement pas le
cas, puisque le législateur présente cette conversion comme une faveur
devant leur éviter un trop long trajet. Par contre nous verrons que la
viande sur pied livrée aux suarii est estimée, au Ve siècle, à environ 200

156 D'où le refus de A. Chastagnol (La préfecture . . ., p. 328) de considérer que les
17 000 amphores représentaient les 15% accordés aux suarii: ils recevraient 15% de la
valeur de la viande et 17 000 amphores.
157 Hoc est (CTh 14, 4, 4) dit explicitement que les 15% seront payés sous forme de
17 000 amphores.
158 CTh 14, 4, 4 : Pondus porcorum trutinae examine, non oculorum liberiate quaera-
tur. Même disposition, peu de temps avant, pour les transactions sur les moutons vivants,
entre particuliers (CIL 6, 1 770). Les années 360 semblent avoir vu se généraliser l'usage
de la balance pour les échanges de bêtes vivantes. Est-ce dû à l'invention de balances
suf fisament solides pour peser une bête ? Le plus intéressant pour nous se trouve dans le
fait qu'on estimait des bêtes vivantes, comme le précise indubitablement la phrase
suivante : l'animal devra être apporté la veille par le possessor, pour être pesé à jeun, lorsque
la digestion est terminée. La «viande» qui se traite dans les provinces, chez les possessores
chargés de la collecter, est de la viande sur pied.
98 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

livres pour 1 sou et que ce prix n'est pas exceptionnel159. 70 livres


valent alors presque exactement 1/3 de sou. Ce qui est livré, c'est donc
de la viande sur pied. Un porc rend approximativement 60% de viande
lorsqu'il est engraissé de manière traditionnelle. La comparaison entre
les 200 livres au sou pour la viande sur pied et les 125 livres de viande
nette prouve qu'il en était déjà de même à l'époque romaine
(exactement 62,5%).
On doit dans ces conditions comprendre que les suarii recevront
8 000 000 de livres de viande sur pied, que le prix du transport est
estimé à 15% de la valeur de cette viande, que le cinquième quartier (les
3,75% qui ne sont pas considérés comme de la «viande» : peau, os, tête,
pieds, tripes . . .) payait le boucher qui abattait les bêtes 160 et qu'on
distribuait aux Romains 8 000 000 χ 62,5% = 5 000 000 de livres par an. A
raison de 25 livres par bénéficiaire et par an, on peut servir 200 000
ayants droit, exactement le nombre indiqué par les sources du Haut-
Empire que l'on retrouve sans peine par l'interprétation rigoureuse
d'un texte incontestable. Cette correspondance parfaite fait que les
données relatives à des situations distantes de quatre siècles se confirment
l'une l'autre et que le doute qu'on pourrait avoir quant à la permanen-

159 Pour les prix, voir ci-dessous, p. 497-512. Pour le prix au Ve siècle, voir p. 103-104.
Comme on le verra, en étudiant NVal 36, les suarii reçoivent, pour 1 sou, 15% de plus,
sous forme de vin. Ils couvrent ainsi leurs frais de transport. La fin de la loi CTh 14, 4, 4
montre que les 15% supplémentaires ne sont pas versés par les possessores qui livrent la
viande. En effet ceux qui choisissent de verser la valeur en monnaie de la viande n'auront
pas à payer ce supplément (porro decimae semis, quant statuimus, non petantur ab his, a
quibus fuerit pecunia ministrando). Ils ne donneront que les 100% du prix, c'est-à-dire,
pour eux, à la fois le prix public et le prix moyen dans la cité, et, pour le suarius, à la fois
le prix public et le prix des distributions à Rome. Avec cet argent, le suarius achètera
donc la viande due et en paiera le transport avec une partie des 17 000 amphores de vin.
Cette indication prouve que les possessores chargés de verser le vin ne sont pas ceux qui
donnent la viande car, dans le cas contraire, le possessor qui demande l'adaeratio pour la
viande, devrait payer 15% de supplément d'une manière ou d'une autre, en vin ou en
monnaie. Cela confirme que la conmission est payée par une autre caisse, Varca vinaria,
et que, dans les cités, les curiales se répartissaient les tâches en pratiquant une sorte de
spécialisation.
160 CIL 6, 1 770, pour la définition des morceaux qui reviennent à celui qui abat un
mouton. Des règlements de même nature existaient sans aucun doute pour le porc. Pour
une histoire des animaux domestiques, nous apprenons ici que les porcs donnaient
environ 60% de viande, comme aux époques postérieures (renseignement aimablement
communiqué par M. Raymond Delatouche). Les porcs italiens de la fin de l'Antiquité ne
différaient peut-être pas beaucoup de leurs descendants du moyen âge.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 99

ce de distributions de 25 livres de viande par bénéficiaire et par an est


définitivement levé161.
Près d'un siècle plus tard, en 452, après le sac d'Alaric et la perte
de tout l'Est de l'Afrique, une autre loi nous donne les ressources des
suarii et, par là-même, le nombre des bénéficiaires admis aux
distributions de viande 162.
L'empereur commence par exempter la Sardaigne de prestations
en viande à cause des incertitudes de la navigation. Les contribuables
ne sont pas dégrevés pour autant car les sommes ainsi libérées
reviendront au préfet du prétoire. Comme on imagine mal que la navigation
soit brusquement devenue plus difficile entre l'île et le continent par la
faute des éléments, et comme les Vandales ne se sont pas encore lancés
dans leurs grandes expéditions navales contre la Sardaigne et Rome, on
peut se demander si ce n'est pas la diminution de la demande, à la suite
du déclin de la population romaine, qui, rendant moins indispensable
la fourniture de la Sardaigne, a conduit à prendre cette mesure.
La loi donne ensuite la liste des provinces soumises au versement
de viande, avec la valeur en sous de ce versement. Il ne faut pas
s'étonner de cette méthode, puisque l'administration centrale évaluait tout en
sous avant de préciser de quelle manière la perception serait faite. Elle
exige des sous pour la commodité de ses comptes, car il est plus facile
d'additionner des sous que des porcs, du blé, du vin . . . Puis, pour
satisfaire ses besoins réels, ici la viande, elle promulgue un décret
d'application, dont nous avons la mention indirecte dans la suite de la loi, pour
dire combien de chaque denrée on devra donner en échange de la
contribution initiale fixée en or. Mais il peut se trouver que, pour une
raison quelconque,. on décide, une année donnée, d'effectuer la
perception en une autre denrée ou en or163. Il ne faut donc tirer aucune
conclusion sur la plus ou moins grande utilisation de l'or à partir des

161 Notons seulement (NVal 36) que les suarii distribuaient peut-être dès le IVe siècle
de petits compléments, comme les 100 000 livres prélevées au Ve siècle sur les profits que
leur laissent les commissions accordées par l'Etat. Ces compléments pouvaient permettre
d'accroître légèrement le nombre des bénéficiaires, ou servaient seulement à compenser
les pertes pendant le traitement de la viande, à Rome.
162 NVal 36.
163 Sur cette pratique généralisée de Yadaeratio-coemptio par la comptabilité publique
de l'Empire romano-byzantin, qui éclaire d'un jour nouveau le vieux problème de
l'économie naturelle et de l'économie monétaire, voir J. Durliat, Stato e moneta, Bari, Corsi di
studi, 4, 1986 p. 192-200.
100 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

indications fournies par les lois puisqu'elles reflètent les méthodes de


l'administration à tel ou tel niveau et non la réalité du paiement de
l'impôt sans doute beaucoup plus variée mais globalement plus stable
qu'on ne l'a dit parfois. De plus, il n'y a aucune différence entre prix
à'adaeratio et de coemptio : à qui doit 30 muids de blé on demandera 1
sou et à qui doit 1 sou, on demandera 30 muids de blé164.
Nous apprenons donc que la Lucanie verse 6 400 sous, le Sam-
nium, 5 400, la Campanie, 1 950, soit un total de 13 750 sous. A cela
s'ajoutent les prestations des boarii (bouchers qui vendent du bœuf) et
des pecuarii (bouchers qui vendent du mouton) pour un montant de
950 sous. Enfin les suarii qui bénéficient d'interpretia particulièrement
avantageux reversent à l'Etat une partie des profits ainsi réalisés, sous
la forme de 100 000 livres de viande165. Comme ils reçoivent par ailleurs
des émoluments clairement définis166, ils verseront 240 livres de viande
pour 1 sou, soit 3 629 000 livres, compte tenu des 20% 167. Ainsi
pourront-ils verser les rations légales pendant 150 jours.
De nombreux détails restent obscurs dans ce texte mais ils sont
sans conséquence pour la question qui nous intéresse ici.
On aimerait connaître les activités des boarii et des pecuarii. Nous
apprenons uniquement qu'ils doivent 950 sous pour la fourniture de
viande de porc par l'annone. Cette somme ne peut être que l'impôt dû
par leurs corporations dont rien, dans cette loi, ne dit qu'ils participent

164 Cf. ci-dessous, p. 497-512, pour l'étude des prix. Les différences, lorsqu'elles
existent, entre divers prix publics, ou entre prix à'adaeratio et prix de coemptio, tiennent à la
manière particulière de prendre en compte les émoluments, commissions et autres
retenues accordées par l'Etat à ceux qui exécutent une opération en son nom; par exemple,
ci-dessous, la viande vaut 200 livres au sou, mais on en fait verser 240 aux suarii pour
compenser les pertes durant le transport des provinces jusqu'à Rome.
165 Centum milia aequi ponderis porcinae de interpretiis juxta priora constituta prae-
beant : II s'agit donc d'une convention ancienne passée entre l'Etat et les suarii,
correspondant peut-être au fait que le changement dans les régions pourvoyeuses diminue le
coût global du transport par livre si, comme on le voit dans le cas de la Sardaigne, ce
sont les provinces les plus difficiles d'accès qui sont dispensées avant les autres.
166 Quoniam certa emolumenta amota solita dubitatione percipiunt : On ignore leur
montant, mais tout porte à croire qu'ils n'ont pas varié, l'Etat préférant à une
modification des tarifs, une reversion de ce qu'on considérait comme un trop perçu, compte tenu
des conditions nouvelles (cf. n. précédente).
167 Quae quantitas in tricies sexies centenis viginti novem milibus libris cum duarum
decimarum colligitur : La quantité de 3 629 000 livres sera rassemblée, compte tenu des
20%. 15% de commissions pour le transport et 20% du reste pour le travail des bouchers
représentent un abattement de 32% au total (cf. ci-dessus, p. 55).
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 101

eux-mêmes aux prestations annonaires et que l'empereur aurait


accordé des distributions de ces viandes. Ils font du commerce et sont taxés
à ce titre. Le paiement par ces corporations d'une somme définie et
constante confirme ce que nous avons déjà dit sur leur fonctionnement.
Le groupement professionnel est globalement responsable du
versement qu'il ne peut faire que par l'intermédiaire d'un ou plusieurs
responsables désignés à cet effet; ils collectent, concentrent et
transmettent à qui de droit les fonds dus par l'ensemble des membres. L'Etat,
qui exige de ces corporations une certaine somme - ici, au moins 950
sous, sans qu'on puisse préciser davantage168 - ne l'encaisse pas mais la
fait délivrer aux suarii, à qui il la doit. C'est une application, parmi une
foule d'autres exemples, du principe d'affectation directe des revenus
publics, qui simplifiait les manipulations de fonds sans ôter la moindre
parcelle de son autorité à l'administration impériale. Inutile de préciser
que cette somme, exprimée en sous, peut être payée sous cette forme
ou sous une autre.
Il serait tout aussi intéressant de savoir en quoi consistaient les
interpretia. Sont-ce des profits provenant de la différence entre le prix
du marché et le prix public auquel l'Etat exige la viande, ou de la
différence entre le prix public de perception et le prix public de livraison?
On a généralement penché pour la première solution. Cependant,
quand on sait que le prix de perception est un prix public, que la
perception n'a rien d'un achat sur le marché libre - sauf exception - et
que les suarii reçoivent des commissions, on est conduit à préférer la
seconde solution qui correspond à tout ce qu'on sait, en particulier

168 Cette imposition de 950 sous prouve que ces corporations effectuaient un
commerce indépendant de la viande de bœuf et de mouton puisque les transports publics
sont exempts de taxes. La viande nette de ces deux bêtes se vendait environ 8 deniers à
l'époque de Dioclétien, soit quelque 200 livres pour 1 sou (sur le rapport entre le denier et
le sou, cf. ci-dessous, p. 497-501). L'impôt seul représente 950 χ 200 = 190 000 livres ou 61
tonnes de viande. Pour passer de l'impôt aux quantités commercialisées, il faudrait
connaître le taux d'imposition et la part de la taxe qui est ici reversée. Pour donner un
ordre de grandeur, notons que, pour un impôt de 5%, on obtient 1 220 t., et pour un
impôt de 10%, 610 t. C'est du même ordre de grandeur que ce que fournit alors l'annone
à titre gratuit, pour la viande de porc (un peu plus de 600 t. pour 2 000 000 de livres
environ). Le commerce indépendant du mouton est attesté par CIL 6, 1 770. Sur les
fournitures publiques qui seraient assurées par les boarii, ci-dessous, p. 105. Une partie des
bœufs venait du Bruttium.
102 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

d'après les papyrus d'Egypte169 mais aussi d'après ce que nous avons
déjà constaté.
L'existence des commissions, appelées émoluments dans le texte
{certa emolumento) ne fait aucun doute. Par contre on peut hésiter sur
leur taux. Le premier mouvement conduit à penser que les 20% dont il
est question à la fin de cette longue phrase {cum duarum decimarum
ratione) représentent le taux des emolumenta 17°. Ce serait la seule
interprétation possible si l'indication du taux suivait directement le rappel
des émoluments. Le mouvement de la phrase suggère au contraire que
ces 20% sont autre chose car le texte donne d'abord le prix officiel de la
perception, puis le montant de la viande ainsi obtenue, enfin le taux
d'un prélèvement de 20% qui paraît donc indépendant du prix de
perception. En outre au IVe siècle, les émoluments ne représentaient que
15% du prix de la viande. L'abattement de 20% représente donc, pour
moi, la valeur de ce qui sera déduit des 3 690 000 livres au titre du
cinquième quartier, estimé par l'Etat au 1/5 en valeur de la viande
livrée (37,5% en poids, pour le sang, les abats, la peau . . .)171. Il faudra
donc diminuer la quantité de viande livrée sur pied de 37,5% pour
obtenir la quantité de viande effectivement distribuée aux ayants droit de
Rome.
La collecte effectuée par les svarii avec les ressources qui leur sont
affectées rapporte 3 628 000 livres. En effet 6 400 + 5 400 + 1 950 +
950 =14 700 sous correspondent, à 240 livres pour 1 sou, à 3 528 000

169 S. Mazzarino, op. cit., p. 169-216, repris par L. Ruggini, Economia e società
neu'« Italia annonaria». Rapporti fra agricoltura e commercio dal IV al VI secolo d. C,
Milan, 1961, p. 232-238. Ces deux auteurs pensent, à tort, faute d'avoir conduit une étude
systématique des prix publics et privés, et faute de savoir que prix d'adaeratio, prix de
coemptio et prix du marché sont très proches les uns des autres (cf. ci-dessous, p. 497-
512), que Yinterpretium provient de la différence entre le prix du marché et le prix
auquel l'Etat exige la fourniture. Or nous avons vu que les suarii reçoivent des possessores
l'essentiel de la viande à un prix défini province par province, puis pour toute l'Italie. Ils
ne peuvent jouer sur la différence entre un prix du marché et un prix public puisque le
prix public est celui du marché, bloqué par le gouverneur. L'interpretium correspond aux
émoluments qui leur sont concédés, sauf dans le cas, limité comme nous l'avons vu, où le
possessor demande l'adaeratio de ce qu'il doit et où le suarius achète la viande due avec
l'argent qu'il reçoit. Dans ce cas, les émoluments sont payés d'une autre manière; ils
l'étaient en vin au IVe siècle.
170 C'est ainsi que S. Mazzarino, op. cit., p. 226, comprend le texte.
171 Sur le fait que le cinquième quartier représente 37,5% du poids du porc, voir ci-
dessus, p. 98.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 103

livres auxquelles il faut ajouter les 100 000 livres supplémentaires.


L'erreur de 1 000 livres est sans importance172. Mais ce nombre doit être
interprété correctement.
240 livres au sou représentent un prix relativement faible. Il inclut
donc les emolumenta dont parle explicitement la loi. De quelque
manière qu'on la comprenne, il faut considérer qu'ils représentent environ
15% du prix auquel la viande est perçue dans les provinces, soit 240
livres pour 1 sou. La restitution de 100 000 livres sur un total de près
de 3 700 000 majore cette commission de 2,7%. Les suarii reçoivent
donc une plus-value de 17,7% en percevant la viande au prix public de
240 livres pour 1 sou. Cela signifie qu'ils livreront la viande à Rome au
prix de 240 - 17, 7%, soit presque exactement 200 livres, pour 1 sou. Ils
garderont 40 livres pour couvrir leurs frais, obtenant des possessores la
contrepartie en monnaie ou les touchant en nature pour les distribuer
ensuite aux intermédiaires qu'ils utilisent, ou les vendre avant de payer
en espèces ces intermédiaires173. La viande livrée à Rome le sera donc

172 Cette erreur est une simple erreur de copie. Cf. S. Mazzarino, op. cit., p. 223.
173 En comprenant le texte de la loi comme je le fais, on conserve aux émoluments
touchés par les suarii leur valeur du IVe siècle, on explique la restitution des 100 000
livres, tout en retrouvant le prix public de la viande sur pied, 200 livres pour 1 sou. Le
système utilisé par la comptabilité publique paraîtra compliqué. Il permet en fait de
compter la viande pour un nombre constant de sous, du possessor au bénéficiaire, par
réduction progressive de la quantité de viande livrée pour un même sou. Par contre les
paysans n'ont pas donné 240 livres pour 1 sou, puisque le prix public est de 200 livres.
Pour le Trésor la dépense initiale était donc de 1 sou pour 200 livres. L'annone prenait en
compte la viande ainsi perçue à 1 sou pour 240 livres et la faisait distribuer à 1 sou pour
200 livres. Une seule conversion de la somme calculée en sous permettait de tout
comptabiliser du producteur-contribuable au consommateur bénéficiaire. Cette conversion se
faisait chez le possessor. Elle peut se décrire approximativement de la manière suivante
(cf. J. Durliat, op. cit., passim pour un premier essai sur les méthodes de la comptabilité
publique à cette époque). Recevant, par exemple, 288 livres de porc (y compris 48 livres
pour ses frais de perception), le possessor remettait au paysan un reçu pour 1, 44 sou,
inscrivait 1, 44 - 0, 24 = 1, 2 sou dans le compte de tiers du paysan et 1, 2 sou dans le
compte de ses recettes (celles dont il est redevable à l'Etat et qui n'ont pas à comporter la
commission qui lui revient pour payer son travail). Reversant 240 livres aux suarii, il se
faisait remettre un reçu pour 1 sou (puisque pour 240 livres perçues les suarii n'en
doivent que 200, soit la valeur d'1 sou), inscrivait sur leur compte de tiers 1 sou mais portait
dans le registre de ses dépenses 1, 2 sou. Les suarii obtenaient 240 livres de viande sur
pied et livraient 125 livres de viande aux Romains. L'Etat inscrivait seulement dans son
budget de l'annone 1 sou (prix de 125 livres de viande nette) et demandait 1 sou aussi
bien au contribuable qu'au possessor et au suarius, chacun donnant au sou la valeur en
nature prévue par le tarif public constant. Seul le budget général devait inscrire au poste
104 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

au taux de 200 livres / sou. Cela ne fait plus (14 700 χ 240) + 100 000
mais (14 700 χ 200) + 100 000 = 3 040 000 livres. Il faut en déduire le
cinquième quartier, soit 37, 5%. Restent (3 040 000 χ 62, 5%) + 100 000
= 2 000 000 livres exactement. Par rapport au IVe siècle la diminution
est de 60%, et elle est de 1/3 par rapport à 419, comme nous le verrons.
On peut servir, avec cette quantité 2 000 000 : 25 = 80 000 rations.
A cette époque, Rome dispose encore pour son ravitaillement de
toute l'Italie, de la Sicile, d'une partie de la Gaule, de la Sardaigne, et,
en Afrique, des Maurétanies, d'une partie de la Numidie et de la Tripo-
litaine 174.
Une lettre de Cassiodore, datant de la fin du royaume ostrogothi-
que, lorsque Rome ne peut guère compter que sur les ressources de
l'Italie, éventuellement complétées par quelques envois de la Gaule du
Sud ou d'Espagne, suggère plus qu'elle ne montre directement ce
qu'était devenue l'ancienne maîtresse du monde méditerranéen. Ce
document est adressé au cancellarius de Lucanie et du Bruttium,
vraisemblablement le représentant dans ces deux provinces du préfet du
prétoire qui ne s'occupe peut-être que de l'approvisionnement de Rome en
viande, mais qui peut tout aussi bien avoir diverses autres
responsabilités 17S. Le début est un rappel historique particulièrement important par
la qualité de son auteur, à la fois historien de valeur et spécialiste des
questions d'administration romaine, puisqu'il était préfet du prétoire. Il
est évident, dit-il, que la population fut si nombreuse dans la cité
romaine qu'elle était rassasiée par des ressources assises sur des
régions éloignées, car les régions limitrophes pourvoyaient à la
nourriture des étrangers {peregrini) tandis qu'elle se réservait la richesse
importée. La maîtresse du monde ne pouvait qu'être très peuplée comme
l'atteste la dimension du périmètre fortifié, les espaces consacrés aux jeux,
la taille extraordinaire des thermes et l'abondance des moulins qui sont
spécialement affectés à la nourriture. Ce matériel n'aurait aucune rai-

des dépenses pour l'annone 1, 44 sou là où l'annone ne distribuait que la valeur de 1 sou
car le paysan qui donnait 288 livres au tarif public de 200 livres pour 1 sou était libéré de
1, 44 sou d'impôt quand il remettait cette quantité. Cette esquisse théorique pourrait être
précisée à l'aide des papyrus.
174 L'intervention vandale en Méditerranée occidentale, qui aboutit à la conquête des
îles et à la coupure des relations entre Rome et ce qui appartenait encore à l'Empire en
Afrique, date de 455, l'année où Geiséric pilla Rome (Ch. Courtois, Les Vandales et
l'Afrique, Paris, 1955, p. 185-197).
175 Cassiodore, Variae, 11, 39, éd. A. J. Fridh, Turnhout, 1983, (CC 96), p. 456-458.
L'ANNONE ROMAINE DAURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 105

son d'être s'il n'avait été utilisé, puisqu'il ne peut servir à la décoration
ni avoir une autre destination. Bref, il nous renseigne sur les cités aussi
bien que les vêtements précieux sur les corps puisque personne n'irait
construire à l'excès des installation très coûteuses176. De la ville on
passe aux régions auxquelles on s'adresse. La montueuse Lucanie
fournissait des porcs et le Bruttium se distinguait par sa richesse en bœufs 177.
Il est remarquable que de telles provinces aient pu suffire à une si
grande cité qui, grâce à leurs denrées, ignora la disette178. C'était pour
elles une gloire de nourrir Rome. Mais un transport si long entraînait
des pertes qu'on pouvait difficilement prendre en compte. C'est
pourquoi on a procédé à une adaeratio des quantités dues pour que les
sommes versées aux suarii échappent aux aléas de la circulation179. Que les
provinces comprennent leur bonheur, car si les ancêtres furent
empressés à acquitter cette dépense, pourquoi les habitants ne seraient-ils
pas généreux lorsqu'il s'agit d'en verser une partie seulement? Le can-
cellarius assurera donc le versement des deux prestations au fisc, pour
qu'on ne puisse pas dire que du temps de Cassiodore, qui est très lié
aux populations de ces régions, celles-ci n'ont pas été traitées aussi bien

176 Cassiodore, qui disposait de tous les éléments pour connaître l'ancienneté des
moulins de Rome, ne les aurait pas cités comme exemple de sa grandeur passée s'ils
n'avaient été effectivement très anciens, ce qui confirme l'hypothèse que leur
construction précède de beaucoup la date de leur première mention dans les sources, et qu'elle
doit vraisemblablement être mise en rapport avec la décision de distribuer du pain aux
Romains (cf. ci-dessus, p. 43).
177 Les bœufs sont mis sur le même pied que les porcs. De même, plus bas dans le
texte, Cassiodore parle des deux prestations. Donc le Bruttium fournissait du bœuf, et il
le fournissait déjà aux temps de la grandeur de Rome, au moins depuis le IVe siècle. Or
CTh n'en souffle mot, comme toutes les autres sources relatives à l'annone. Leur silence
est pour une fois significatif: l'annone ne fournissait pas de bœuf, à titre gratuit ou
payant. Imaginer qu'elle le fit tardivement va contre le mouvement du texte {contra, A.
Chastagnol, La préfecture . . ., p. 326). Il est préférable de supposer que cette viande
publique était destinée aux fonctionnaires, militaires et autres bénéficiaires indépendants des
incisii de l'annone. Les quantités mises en œuvre devaient être moins importantes que
pour le porc, surtout depuis que Rome avait perdu l'essentiel de ses fonctions
administratives.
178 Cassiodore exagère, car Rome ne fut pas toujours à l'abri de la disette, mais il met
en évidence l'une des caractéristiques principales de l'assistance publique aux
populations urbaines : leur éviter les conséquences des variations de la production. Sur les
disettes à Rome (au IVe siècle), voir H. P. Kohns, Versorgungskrisen und Hungerrevolten im
spätantiken Rom, Bonn, 1961, passim.
179 Redactum est ad pretium : On n'utilise pas pour autant la monnaie autrement que
comme moyen d'évaluer le coût des diverses opérations.
106 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

que d'autres. Que les contribuables s'exécutent avec d'autant plus de


bonne volonté que Cassiodore leur accorde une diminution de leur
contribution qui passe de 1 200 à 1 000 sous.
Outre le rappel historique qui confirme ce que nous avons déjà dit
sur l'importance des prestations annonaires, nous apprenons, pour
notre propos actuel, que la Lucanie et le Bruttium verseront 1 000 sous à
la fois pour la viande de porc et pour celle de bœuf, et nous ne savons
même pas si ces denrées serviront uniquement à l'annone. On pourrait
le supposer d'après le début de la lettre qui, pour encourager à payer la
somme exigée, rappelle qu'pn versait autrefois beaucoup plus pour
l'alimentation du peuple romain180. Cependant les bœufs ne
constituaient pas une prestation annonaire, au moins de l'annone gratuite.
Peut-être étaient-ils parfois vendus à prix réduit ou donnés quand le
porc manquait. Mais le plus vraisemblable, d'après ce que les sources
nous ont transmis, consiste à supposer que l'Etat utilisait le bœuf
surtout pour l'approvisionnement des fonctionnaires romains. L'essentiel
des 1 000 sous servait donc au canon suarius. Si on lui consacrait
environ 800 sous - pure hypothèse pour donner un ordre de grandeur
possible - cela fait à peu près 1/8 de ce qui était attribué en 452. Comme
on peut supposer, d'après ce que nous avons dit de la Sardaigne, que
l'on exemptait d'abord les régions les plus éloignées et qu'on préférait
sans doute demander le blé qui faisait gravement défaut à ces
provinces lointaines mais proches de la mer, il est vraisemblable que la
diminution de la somme totale affectée à la viande de porc n'a pas été
partout aussi forte qu'en Lucanie. Dire que le nombre des bénéficiaires a
été divisé par 5 ou 6 entre 452 et les années 530 me semble une
hypothèse raisonnable; il serait donc de 15 000 environ mais, comme ce
résultat est très incertain, je préfère retenir une estimation plus vague :
assurément plus de 10 000, puisque, avec 1 000 sous, on peut servir
5 000 rations, et moins de 20 000 puisque la Lucanie fournissait les 2/5
du canon suarius au Ve siècle et devait bien en livrer encore le tiers ou
le quart181.
Pour aussi incertaine que soit l'interprétation du dernier texte, il

>"> Cf. n. 177.


181 Pour 1 sou, on a 125 livres, donc 5 rations de 25 livres, c'est-à-dire 5 000 rations
pour 1 000 sous et 20 000 pour 4 000 sous; mais, il faudrait, pour que ce nombre ait été
atteint, que la Lucanie n'ait plus livré que le quart de la viande de porc, et que la totalité
des 1 000 sous ait servi à cet effet. Noter la réduction de 1 200 à 1 000 sous : c'est l'indice
que le déclin de l'annone fut progressif, au moins en partie.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 107

est indubitable que le nombre des ayants droit de l'annone romaine a


chuté des deux tiers entre le milieu du IVe siècle et le milieu du Ve, et
qu'il a encore chuté de plus des trois quarts entre le milieu du Ve siècle
et le premier tiers du VIe. Vers 530, il était au mieux égal au dizième de
ce qu'il avait été entre le Ier et la fin du IVe siècle. C'est là le résultat de
calculs relativement simples, effectués à partir de données irréfutables,
même si la dernière n'est que partielle.

3) Autres indications

La loi de 419 déjà citée apparaît entièrement conforme à ce que


nous venons de dire. En parlant de 4 000 rations par jour à raison
d'une ration de 5 livres par bénéficiaire et par mois, elle nous apprend
qu'on comptait 120 000 bénéficiaires (4 000 χ 30) 182. C'est moins qu'au
IVe siècle et plus qu'en 452. On n'a donc aucune raison de mettre cette
information en doute.
Un texte particulièrement elliptique d'Olympiodore, conservé par
Photius dans sa Bibliothèque, rapporte que, en 414, le préfet Albinus
craignait de ne pas avoir assez de blé pour nourrir toute la population
car «on verse 14 000 chaque jour»183. L'auteur ne dit pas ce que repré-

182 Quattuor tnilia sane obsoniorum, amputatis superfluis ac domus nostrae perceptio-
nibus, diurna sublimitas tua décernât, quibus copiis populus animetur : Le préfet du
prétoire fera distribuer 4 000 rations par jour qui nourriront le peuple, à l'exception des
superflui (cf. n. 145) et des fonctionnaires. Les suarii doivent donc fournir l'annone, une
caisse qui alimente certains agents de l'Etat de passage à Rome et les caisses des
fonctionnaires. Cela ne remet pas en cause la validité des calculs effectués car, dans CTh 14,
4, 4 et NVal 36, il est formellement indiqué que les quantités exprimées servent
exclusivement à l'annone. CTh 14, 4, 4 est adressé au préfet de la Ville, qui ne s'occupe pas des
fonctionnaires et modifie CTh 14, 4, 3, promulgué ita ut populo porcinae species praebea-
tur. NVal 36 est destiné à assurer la distribution des obsonia (rations annonaires) pendant
150 jours.
183 Photius, Bibliothèque, 80, 59 b, éd. et trad. R. Henri, t. 1, Paris, 1959 (coll. Budé),
p. 175 : Le préfet de la Ville Albinus écrit à l'empereur Honorius que les quantités de blé
attribuées à la ville ne suffisent plus car (la population de) la ville s'accroît
considérablement (et non, parce que la ville retrouve la masse de sa population) : εις πλήθος ήδη xfjç
πόλεως έπιδιδούσης. Il écrivit en effet qu'en un seul jour on verse 14 000 : έφραψε γαρ εν
μι§ ήμερα τετέχθαι αριθμόν χιλιάδων δεκατεσσάρων. Le texte ne dit pas ce que représente
ce nombre de 14 000. On a supposé qu'il s'agissait de naissances, mais cette information
ne présenterait aucun intérêt car ces nouveaux habitants ne commenceraient à manger
du blé en quantité notable que 4 ou 5 ans plus tard. En outre il aurait fallu donner aussi
le nombre des morts, car seul compte le bilan démographique pour qui gère l'annone. On
108 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

sente ce nombre. On a voulu comprendre que chaque jour on inscrivait


14 000 nouveaux bénéficiaires, ce qui est absurde car à ce rythme-là on
en aurait eu 100 000 par semaine. On a aussi proposé de comprendre
qu'on versait 14 000 muids par jour, soit 14 000 χ 30 = 420 000 muids
par mois184. C'est, à mon sens, ainsi qu'il faut interpréter ce passage et
en tirer la conclusion qui s'impose : puisque rien ne permet de
supposer que les rations aient varié entre le Ier et le IVe siècle, on doit
considérer que 420 000 muids par mois permettent de distribuer du pain à
420 000 : 5 = 84 000 bénéficiaires; en effet chacun touchait l'équivalent
de 5 muids de blé par mois. Ce résultat convient particulièrement bien
si on le replace dans l'ensemble des informations déjà rassemblées. La
révolte de Gildon, le sac de Rome par Alaric et autres troubles ont
provoqué une diminution du nombre des bénéficiaires, qu'on ne peut
évaluer, mais qui a peut-être fait baisser ce nombre jusqu'à 80 000, 70 000
ou moins. Sitôt le danger passé, les habitants sont revenus à un rythme
supérieur aux possibilités de l'annone qui devait éprouver des
difficultés à rétablir tous les circuits de son système particulièrement
complexe. D'où l'inquiétude du préfet qui ne peut suivre les progrés de la
demande. En 414, on a 84 000 incisi. Ils seront tout naturellement
120 000 en 419. A la différence de ce qui se passera lors de la grande crise

a supposé aussi qu'on venait d'inscrire 14 000 nouveaux bénéficiaires, mais le texte dit
que c'est par jour. En un mois on en aurait déjà 420 000! Résumé de ces hypothèses dans
A. Chastagnol, op. cit., p. 292.
184 J.-M. Carrié, Les distributions alimentaires dans les cités de l'empire romain
tardif, MEFR, 87, 1975, p. 1 069, reprenant la vieille interprétation de H. Pigeonneau, De
convectione urbanae annonae et de publicis naviculorum corporibus apud Romanos, Saint-
Cloud, 1876, p. 101, comprend que le préfet est inquiet parce qu'il compare les stocks
disponibles avec les 14 000 muids qu'il est obligé de donner chaque jour. C'est à la fois
satisfaisant et conforme aux habitudes romano-byzantines : quand on omet l'unité, c'est
une unité de mesure et non le nombre des bénéficiaires (voir, par exemple, NJ, Ed. 13,
avec le commentaire ci-dessous, p. 257-258), car chacun comprenait de quelle unité il
était question, alors qu'il aurait été indispensable de préciser la nature exacte du
bénéficiaire. Cependant J.-M. Carrié, supposant que Olympiodore veut dire que Rome retrouve
sa population antérieure, et tenant compte des 120 000 bénéficiaires qu'on retrouve 5 ans
plus tard, propose un nombre de 116 000 ayants droit pour 14 000 muids par jour, au
prix d'une erreur de conversion entre les 14 000 muids de blé et les 350 000 livres de pain
qu'on pourrait en tirer (cf. ci-dessus, p. 62). Puisque notre source dit que la population
croît rapidement, et qu'on peut calculer une population de 84 000 incisi en 414, rien
n'interdit de penser qu'aux heures les plus noires du siège d'Alaric, ils n'étaient peut-être que
50 000 ou 60 000 et que, en 419, on en comptait 120 000. A ce moment l'empereur aurait
fixé une nouvelle limite à ne pas dépasser.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 109

du début du VIIe siècle, la diminution du nombre des ayants droit a été


suivie d'une reprise assez vigoureuse dès que les conditions sont
redevenues favorables; nous sommes en présence d'une crise conjoncturelle
et non structurelle. Mais le ton général de la loi de 419 semble indiquer
qu'on a atteint alors un maximum que l'Etat ne veut pas dépasser soit
parce qu'il n'a pas les moyens d'organiser des distributions plus
abondantes, soit parce que ceux qui sont partis n'ont pas tous eu envie de
revenir dans une ville qui offrait sans doute de moins en moins
d'emplois après le départ des bureaux administratifs et le développement de
Constantinople. Les ayants droit étaient peut-être, et même sans doute,
encore 120 000 quand les Vandales ont conquis l'un des greniers à blé
de Rome. Qu'ils aient brusquement cessé tous les envois, qu'ils aient
accepté dans le cadre d'un traité avec l'Empire de donner ou plutôt de
vendre une partie du blé annonaire, peu importe puisque nous ne
pouvons rien en savoir, mais il est sûr que cette perte a produit ses effets
en 452 : les incisi ne sont plus que 80 000. Viennent ensuite les assauts
des Vandales qui s'emparent de la Sardaigne, pénètrent en Sicile,
gênent le commerce en Méditerranée occidentale, puis les Ostrogoths,
dont la conquête crée quelques troubles. Malgré les 120 000 muids dont
Théodoric ajouta au moins une partie à ce que versait l'annone au
moment de son voyage à Rome185, le déclin continua à un rythme
inconnu et, peu avant l'invasion byzantine, moins de 20 000 personnes
bénéficiaient toujours des distributions gratuites de l'annone.
L'ensemble est suffisamment cohérent pour qu'on l'admette. Mais
il ne saurait satisfaire l'historien de la société qui, outre le nombre des
incisi, veut connaître celui de la population totale de Rome, pour
évaluer la part exacte de l'annone par rapport aux autres sources
d'approvisionnement.

185 Anonymi Valesiani pars posterior, 67, éd. Th. Mammsen, Berlin, 1891 (MGH, AA, 9),
p. 324 : (en 500, Théodoric) donavit populo romano et pauperibus annonas singulis annis,
centum viginti milia modios. Paul Diacre, Historia romana, 15, 18, éd. H. Droysen (MGH,
AA, 2), Berlin, 1879, p. 215 : Romam profectus a Romanis magno gaudio susceptus est, qui-
bus illic singulis tritici ad subsidium annis CXX milia modiorum concessa. La variante la
plus importante entre ces deux textes porte sur la différence dans la définition des
bénéficiaires : le premier texte parle du populus romanus et des pauperes ; le second,
seulement des Romani, c'est-à-dire du peuple. Le contexte donne l'impression très nette que le
peuple est seul concerné. Les distributions aux pauvres se feraient par l'intermédiaire de
l'Eglise. Nous verrons plus loin ce que signifie cette mention des pauvres, bien que
l'annone ne leur soit pas destinée. 120 000 muids représentent 2 000 rations. Il faut que
l'annone soit tombée bien bas pour qu'on mentionne un si faible supplément.
110 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Β - La population de Rome et la place de l'annone

Nous disposons de deux moyens de passer du nombre des incisi à


celui des habitants; l'un se fonde sur les études de la démographie
antique, pour déterminer la part de la population représentée par les mâles
adultes; l'autre part des quantités disponibles pour déterminer le
nombre des consommateurs en fonction des rations individuelles telles
qu'on peut les calculer. L'un et l'autre sont d'un usage très délicat car
on connaît très mal aussi bien la démographie antique que les quantités
consommées à Rome, mais, si d'aventure les conclusions obtenues par
ces deux études convergentes donnaient des résultats concordants, non
seulement on pourrait accorder quelque crédit au nombre auquel
conduiraient l'une et l'autre mais on pourrait confirmer les résultats
obtenus par les spécialistes dans ces deux domaines de recherche.

1) Incisi et habitants

II est inutile de s'étendre longuement sur les dangers de la


documentation épigraphique qui diffère des registres de l'état civil à la fois
parce que tout le monde ne pouvait payer une épitaphe gravée aux
défunts, ce qui conduit à une sous-représentation des plus humbles,
parce que l'on n'indiquait pas toujours l'âge du défunt - et même qu'on
l'indiquait plutôt rarement -, ce qui fausse gravement les statistiques,
puisque l'on a plutôt tendance à noter les records de longévité ou la
trace d'une mort prématurée et qu'on faussera les moyennes par excès
ou par défaut - presque toujours par excès parce que les enfants morts
avant un an sont très largement sous-représentés -, parce que, enfin, il
n'est pas sûr que ceux qui ont lu les pierres aujourd'hui disparues aient
prêté la même attention à une épitaphe mal gravée et peu lisible qu'à
une belle pierre tombale et qu'avant eux les paysans et les maçons qui
ramassaient des dalles pour leurs constructions n'aient pas eu un
certain scrupule à prendre les plus soigneusement préparées, pour en
faire de la chaux. Tout a été dit à ce sujet186. On ne peut donc accorder la

186 Mise au point, avec importante bibliographie dans P. Salmon, Population et


dépopulation dans l'empire romain, Bruxelles, 1974 (coll. Latomus, 137), p. 76-112. A. Degrassi,
L'indicazione dell'età nelle inscrizioni sepolcrali latine, Akten des 4. internationalen
Kongresses für griechische und lateinische Epigraphik, Vienne, 1964, p. 89-90, note que, dans le
cas particulier de Rome, le poids des traditions républicaines, qui mentionnait plutôt le
scandale d'une mort jeune que le record d'une mort très tardive, provoque une surrepré-
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 111

moindre confiance aux données épigraphiques. Il n'en est pas de même


pour les étiquettes de momies dans la mesure où, malgré le coût de la
modification qui élimine les couches inférieures de la population et une
partie des enfants morts très jeunes, on dispose de séries continues non
sélectives puisque toutes les momies ou presque portent l'âge du
défunt187. On peut aussi utiliser les registres de recensement, avec les
mêmes réserves188. Ces deux types de sources présentent surtout
l'avantage de donner des nombres proches de ceux qu'on trouve dans la
plupart des sociétés traditionnelles avant la révolution démographique du
XVIIIe siècle189.
Quelles que soient les incertitudes, il apparaît que, dans l'empire
romain, près de la moitié de la population disparaissait avant l'âge de
vingt ans. A Rome la population autochtone était sans doute davantage
exposée aux risques dûs aux incendies, accidents ... et aux épidémies, à
cause de la masse rassemblée en un même lieu, mais il faut remarquer
aussi que cette mortalité supérieure devait être compensée - puisque la
population n'a pas varié entre le Ier et le IVe siècle - par l'arrivée d'im-

sentation des jeunes, comme le montre l'espérance de vie de 15,3 ans seulement, à la
naissance, alors que dans le reste de l'Empire (Italie comprise), elle est largement
supérieure à 25 ans. L'étude de H. Nordberg, Biometrical notes. The informations on ancient
Christian inscriptions from Rome concerning the duration of life and the dates of birth and
death, Helsinki, 1963 (Acta instituti romani Finlandiae, 2, 2), montre que ce trait de
mentalité n'a pas changé à l'époque chrétienne. R. Etienne, Démographie des familles
impériales et sénatoriales au IVe siècle ap. J. -C, dans Transformations et conflits au IVe siècle,
Bonn, 1978 ÇAntiquitas, Reihe 1, 29), p. 133-134, critique les chiffres trop faibles obtenus
d'après les inscriptions romaines, mais omet de rappeler qu'ils reflètent un trait de
mentalité spécifique, ce qui ruine les calculs effectués à partir d'autres séries, puisque nous
ignorons les raisons que conduisaient les habitants de ces régions à faire indiquer l'âge
de certains défunts plutôt que d'autres.
187 B. Boyaval, Tableau général des indications d'âge dans l'Egypte gréco-romaine
Chronique d'Egypte, 52, 1977, p. 345-351 : L'âge moyen au moment de la mort, tel qu'on le
calcule, est de 29,3 ans, d'après les documents égyptiens, contre 35,1 ans, d'après les
inscriptions de l'Occident romain (p. 348).
188 M. Hombert et Cl. Préaux, Recherches sur le recensement dans l'Egypte romaine,
Leyde, 1952 (Papyrologica Lugduno-Batava, 5), p. 156-157 : L'âge moyen au moment de la
mort se situe à 26, 6 ans, pour les personnes recensées. Les très jeunes enfants, et surtout
les filles, sont sans doute sous-représentés, ce qui ramène la moyenne aux alentours de 25
ans. Environ 50% atteignaient l'âge de 20 ans.
189 Voir, par exemple, M. Reinhard, A. Armengaud, J. Dupaquier, Histoire générale de
la population mondiale, Paris, 1968, passim : des informations très diverses montrent que,
du néolithique au XVIIIe siècle, sous toutes les latitudes, on retrouve les mêmes
proportions : la moitié de la population a moins de 20 ans.
112 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

migrants dont la moyenne d'âge était supérieure, car on se déplace


plus facilement lorsqu'on est un jeune adulte sans enfants. A titre
d'hypothèse - mais elle a la vraisemblance pour elle -, j'estime que, dans la
capitale, comme dans les provinces, un peu plus de la moitié des
habitants avait plus de vingt ans.
On ignore l'âge exact à partir duquel on pouvait bénéficier de
l'annone mais il est manifestement inférieur à vingt ans, puisqu'on peut
hésiter entre seize et dix-huit ans190. Si l'on tient compte en outre du
fait que certaines veuves bénéficiaient de l'annone en attendant que
l'un de leurs fils atteignît l'âge légal191, on acquiert la certitude que le
nombre des parts distribuées était supérieur à la moitié de la
population mâle susceptible de recevoir l'annone. Pour donner un ordre de
grandeur qui ne doit pas être très loin de la réalité, je retiendrai le
nombre de 60%. Si l'on admet que les mâles formaient la moitié de la
population, ce qui est vrai à peu de choses près192, les incisi
représentaient 30% des habitants considérés comme des habitants originaires de
la ville. Pour 200 000 incisi avec leur famille, on aurait donc une
population de 666 000 habitants, si la proportion est exacte,
approximativement 650 000, presque certainement entre 600 000 et 700 000 193.
Il faut encore passer du nombre des incisi, y compris leur famille,
au nombre total des habitants. N'oublions pas que les sénateurs, peu de

190 J.-M. Carrié, op. cit., p. 1004-1005.


191 Ci-dessus, p. 60.
192 Le degré d'approximation est tel qu'on ne peut spéculer sur le rapport entre le
nombre des hommes et celui des femmes, qui devait être particulier car les immigrants
ne venaient pas nécessairement en nombre égal pour chaque sexe.
193 Mes estimations, fondées sur des données différentes, plus variées et plus riches,
en particulier sur le rapport entre l'apport total de blé et la consommation de cette
subsistance, rejoignent celles de A. Alzalins et P. Brunt, retenues par C. Nicolet, Rome et la
conquête du monde méditerranéen, 1, Les structures de l'Italie romaine, Paris, 1977, p. 81,
dont je partage partiellement les réserves : « II est clair qu'il ne peut s'agir que
d'hypothèses, d'ordres de grandeur et que, de toute façon, dans des conjonctures précises (par
exemple, juste après une guerre meurtrière), la proportion a dû considérablement varier,
les pertes étant constituées principalement de citoyens mâles adultes » L'accumulation de
résultats convergents sur des bases diverses conduisent à penser qu'on est devant des
«ordres de grandeur» certes, mais non des «hypothèses». Quant aux conséquences des
invasions, l'historien des IIIe VIIe siècles, qui dispose de plusieurs sortes de sources, leur
accorde moins d'importance que s'il disposait uniquement de récits plus ou moins
orientés. Pour la suite des calculs, je retiens le nombre de 600 000 comme nombre minimum
vraisemblable. Donc tous les nombres qui en dérivent sont sans doute des nombres
minimum, sans que je le rappelle.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 113

monde assurément, les esclaves, plus nombreux sans qu'on puisse


estimer leur nombre, les citoyens inscrits sur les listes d'attente mais non
encore admis sur les gradus, les résidants plus ou moins temporaires,
les pèlerins, fonctionnaires en mission et autres gens de passage,
constituaient une part non négligeable de la population. Pour en proposer
une évaluation approximative mais vraisemblable, il faut étudier
l'importance des fournitures au budget de l'annone, essentiellement le blé
puisqu'on peut déterminer à la fois les quantités fournies et les rations
nécessaires à un individu.

2) Approvisionnement en blé et population

Les discussions sont moins rudes pour ce qui est des rations que
pour la pyramide des âges car les informations données par les sources
antiques, par les sources postérieures, et ce que suggère le bon sens,
concordent. On admet qu'un adulte dans la force de l'âge, vivant dans
un milieu traditionnel, consomme environ 1 kg de blé par jour 194. Mais
il serait ridicule de considérer cette moyenne comme valable pour
l'ensemble de la population. C'est compter sans le quart des habitants qui a
moins de 5 ans et qui consomme très peu de céréales, sans les malades,
les femmes, les vieillards qui ont besoin de moins de calories que les
hommes dans la force de l'âge, et sans les classes aisées ou riches qui
ont une alimentation variée. Aussi les nombres assez semblables qu'on
trouve à diverses époques pour des populations urbaines différentes,
donnent-elles l'impression que, dans une société traditionnelle, la
consommation est d'environ 2 qx de blé par personne et par an, soit un
peu plus de 2 qx de panis sordidus 195.

194 Soit entre 1 et 1, 3 kg de pain, si tout le blé est consommé de cette manière. La
quantité varie en fonction de la qualité du pain. Ces nombres correspondent à la ration
annonaire (5 muids par mois = 33 kg de blé = 1, 1 kg par jour), et à la ration d'un soldat
(par exemple, P. Oxy. 1920 : 4 livres de pain par soldat et par jour, soit 1, 3 kg). Voir aussi
J. André, L'alimentation et la cuisine à Rome, Paris, 1961, p. 73-74.A. Jardé, Les céréales
dans l'Antiquité grecque, 1, La production, Paris, 1925, p. 128-136, aboutit
approximativement aux mêmes résultats.
195 1 kg de pain fournit 2 500 calories. Un homme adulte a besoin d'environ 3 500
calories qu'il obtient facilement avec un bon kg de pain accompagné de quelques
légumes, d'un peu d'huile, de fromage, d'œufs et parfois de viande. La population d'une ville
qui comptait environ 1/3 d'enfants, ne pouvait avoir besoin de plus de 2 000 calories par
personne, qu'on obtient avec 500 g de blé, soit 600 g. de pain (1 500 calories) avec son
accompagnement. C'est le résultat auquel aboutissent les calculs de A. Jardé, op. cit.,
114 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Or on peut estimer assez précisément les quantités consommées à


Rome. Au Ier siècle, l'Egypte fournissait 20 000 000 de muids, aux dires
d'une source qui n'est pas au-dessus de tout soupçon196. Cependant
nous savons par une source indubitable que cette même région en
livrait 24 000 000 au VIe siècle pour Constantinople197. Comme on sait
que l'Egypte a sans doute été davantage imposée lorsque la nouvelle
capitale a dû vivre avec les seules ressources de l'Orient, l'information

p. 128-136, mais aussi les statistiques plus sûres relatives à des villes de l'époque
moderne, avant la révolution agricole et la révolution de l'alimentation qui l'a accompagnée (F.
Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe-XVIHe siècle, t. 1, Les
structures du quotidien, Paris, 1979, p. 106-107). Je ne méconnais pas le danger qu'il y a à
comparer la Rome antique à Paris ou à Venise des XVIe-XVIIIe siècles, mais, quand on a
affaire à des individus de taille à peu près constante, ayant des besoins énergétiques eux
aussi constants et les assouvissant essentiellement par la consommation d'une même
denrée, le pain, ainsi que le montrent toutes les sources de l'une et l'autre époque, la
comparaison est possible. Comme, en outre, cette ration de 2 qx par personne et par an donne
un nombre d'habitants parfaitement compatible avec celui des incisi, on ne peut que
l'adopter, comme approximation sans doute peu éloignée de la réalité.
196 Aurelius Victor, Epitome de Caesaribus, 1, éd. F. Pichlmayr, revue par R. Gründel,
Leipzig, 1970 (coll. Teubner), p. 133. La valeur de son témoignage a été contestée par G.
Rickman, The corn supply of ancient Rome, Oxford, 1980, p. 231-235. Il préfère à un
compilateur sans passion, recopiant des documents anciens, au IVe siècle, les informations
tendancieuses de Fl. Josephe, Guerre des Juifs, 2, 383-386, éd. et trad. A. Pelletier, Paris,
1980 (coll. Budé), p. 75-76. Ce dernier affirme que l'Egypte ne fournit son blé à Rome que
pour 4 mois, tandis que, pendant les 8 autres, elle dépend de l'Afrique. La combinaison
des deux informations aboutirait à un montant total de 60 000 000 de muids par an pour
l'annone, ce qui est inacceptable, comme l'a bien vu l'auteur - qui s'oppose, en cela, à
l'interprétation assez courante de ce texte. En effet, avec 60 000 000 de muids, soit
4 000 000 de qx, on aurait pu nourrir 2 000 000 d'habitants. Rome n'a jamais pu avoir une
telle population. G. Rickman échaffaude alors une série d'hypothèses qui aboutit à un
résultat cohérent, à condition de faire dire aux sources disponibles autre chose que ce
qu'elles déclarent. Je préfère considérer que Fl. Josephe interprète à sa manière les faits
dont il dispose pour montrer la puissance de l'empire remain, que les Juifs ne peuvent
vaincre en aucun cas. Peut-être l'annone d'Egypte partant en 4 ou 5 mois, à cause du
mare clausum et de la longueur du trajet, fait-il semblant de croire qu'elle fournit
uniquement le tiers du blé consommé à Rome, alors que ne venait d'Afrique, pendant 8 mois,
qu'un appoint limité aux périodes de crise grave.
197 Voir ci-dessous, p. 258. Les sources constantinopolitaines disent que la seconde
capitale fut approvisionnée par le détournement de l'annone qui allait à Rome, et les
sources romaines montrent avec quelle inquiétude on attendait le blé d'Egypte. Tout
donne l'impression que l'Egypte versa toujours les mêmes quantités à l'annone, avec peut-
être des variations minimes, en particulier quand Constantinople grandit. Les sources
confirment ce que suggère le bon sens : il est si difficile de mettre au point un système
aussi compliqué que l'annone, qu'on n'avait aucune raison d'y toucher.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 115

du Ier siècle devient parfaitement digne de foi. Nous savons aussi que, à
l'époque de Septime Sévère, Rome disposait pour son alimentation de
27 375 000 muids, ce qui tend à confirmer que la plus grande partie du
blé romain provenait d'Egypte198. Comme cette dernière livrait des
quantités presque constantes à une ville dont les incisi n'ont guère varié
en nombre pendant quatre siècles, il est clair que l'approvisionnement
de Rome en blé était stable. Comme d'autre part l'annone romaine
reversait une certaine partie de ses stocks aux villes voisines, de même
que celle de Constantinople par la suite199, on peut admettre que
25 000 000 de muids constituent un maximum qui n'était sans doute
pas toujours atteint. Cela représente 1 600 000 qx, de quoi nourrir au
moins 800 000 personnes. On peut donc considérer que Rome comptait
quelque 750 000 résidants permanents, citoyens, esclaves, peregrins
attendant leur inscription sur les listes . . ., et peut-être 50 000 résidants
temporaires. Mais cette population a pu être plus importante aux Ier et
IIe siècles, à cause des nombreux non citoyens, en particulier des
fonctionnaires.
Les nombres obtenus jusqu'ici forment un tout relativement
cohérent. Une proportion d'« adultes» supérieure à 2/3 de la population irait
contre tout ce qu'on sait par ailleurs et imposerait de supposer un
nombre considérable de non citoyens, car 1 600 000 qx nourrissent
normalement plutôt plus que moins de 800 000 personnes. Admettre des

198 Scriptores Historiae Augustae, éd. E. Hohl, Leipzig, 1955 (coll. Teubner) : Vie de
Septine Sévère, 23, 2, t. \, p. 155 (cf. Vie d'Eliogabal, 27, 1, t. 1, p. 243) : moriens septem
annorum canonem ita ut cottidianum septuaginta quinque milia modiorum expendi pos-
sent reliquit. 75 000 muids par jour font 27 375 000 muids par an. Comparé aux deux
nombres qui viennent d'être cités, ce dernier ne peut constituer que la totalité de ce que
l'annone introduit à Rome, et même la somme de ces versements et de ce que
réclamaient tous les versements publics à la garde prétorienne (plus de 1 000 000 de muids
pour H. Pavis d'Escurac, La préfecture de l'annone, service administratif impérial
d'Auguste à Constantin, Rome, 1976 (Bibliothèque des Ecoles d'Athènes et de Rome, 226), p. 168) et
aux autres fonctionnaires. Il devait rester au maximum 25 000 000 de muids pour
l'annone, et c'est cette quantité que Rome devait recevoir après le départ de la cour et de
l'administration centrale, au IVe siècle. Jusqu'à la fondation de Constantinople, l'Egypte
pourvoyait à l'essentiel des besoins de Rome.
199 On doit noter que, si les besoins de Rome sont du même ordre de grandeur que
les fournitures de l'Egypte, tout le blé annonaire ne va pas nécessairement à Rome, et
tout le blé consommé dans cette ville n'arrive pas des bords du Nil. Nous verrons (ci-
dessous, p. 371) que l'Etat accordait à certaines cités une part de l'annone qui pouvait
être celle d'Egypte, et il recevait un complément d'autres régions. Il en sera de même
pour Constantinople (p. 242-243).
116 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

rations individuelles supérieures supposerait une alimentation riche,


donc des stocks considérables; or nous avons vu que l'attente anxieuse
des convois annonaires, et même les disettes qui reviennent assez
fréquemment, rendent cette hypothèse absurde. Si chaque calcul est en
partie aléatoire, l'ensemble est donc suffisamment homogène pour être
retenu. Pour 200 000 incisi et pour quelque 1 600 000 qx de blé, on doit
admettre une population de citoyens originaires de Rome d'environ
650 000 personnes et une population totale de quelque 800 000
habitants, étant entendu que ce ne sont que des ordres de grandeur, que
l'on a pu avoir à certaines époques des annones non distribuées et, à
d'autres, des listes d'attente fournies, que les résidants non citoyens et
les personnes de passage ont été plus ou moins nombreux selon les
époques. Mais la marge d'erreur ne me semble pas pouvoir excéder 10 à
15%, soit un minimum et un maximum possibles de 550 000 et 750 000
pour les citoyens et de 700 000 à 900 000 pour la population totale. La
valeur de ces estimations est renforcée par le fait qu'elles
correspondent à la plupart de celles qui ont déjà été formulées pour le Haut-
Empire200. Ce n'est pas recourir à l'argument d'autorité que de le noter
mais constater que l'impression donnée aux spécialistes de la ville de
Rome à partir d'indices les plus divers va dans le même sens qu'un
calcul fondé sur les deux données irréfutables : le nombre des incisi et les
quantités de blé fournies à l'annone. La seule différence avec les autres
spécialistes, mais elle est d'importance, tient à ce que nous avons
appris de nos sources que ce nombre n'a guère varié avant 400, pas
plus que le volume de blé livré chaque année par l'Etat à Rome.
Si l'on s'en tient, pour simplifier les calculs, aux nombres moyens
de 600 000 citoyens et 800 000 habitants, consommant 2 qx de blé,
recevant 25 livres de porc pour 200 000 d'entre eux, disposant d'une
quantité inconnue d'huile gratuite et de vin à prix public, on peut proposer le
tableau ci-contre (fig. 1) sur l'évolution de la population romaine et
faire quelques considérations sur la place de l'annone dans
l'approvisionnement de la capitale201.

200 P. Salmon, op. cit., p. 11-12. Les estimations les plus vraisemblables proposées
pour le Haut-Empire sont de l'ordre de 800 000 à 1 200 000 habitants. Par contre presque
tous les auteurs s'étaient crus obligés de diminuer fortement leurs estimations lorsqu'ils
parlaient du Bas-Empire.
201 II ne faut évidemment pas se dissimuler ce que ce tableau peut avoir de théorique.
Jusqu'à Auguste, le nombre des ayants droit a beaucoup varié (état actuel de la question,
C. Nicolet, op. cit., p. 87 : 180 000 bénéficiaires vers 70 av. J.-C, 270 000 en 62, 320 000 en
BLE ANNONAIRE VIANDE ANNONAI
annone totale annone gratuite
rations nombre quantités rations nombre q
de rations de rations
Ier siècle ^ 20 000 000 m 60 m 200 000 12000 000m
IIIe siècle ^ 25 000 000 m » » »
IVe siècle » » 25 1 200 000 50
414 10000 000m » 84 000 5000 000m » 84 000 21
419 15000 000m 120 000 7 200 000 m 25 1 120 000 30
452 10 000 000 m 80 000 4 800 000 m » 80 000 20
530 2000 000m 15000 900 000m »(?) 15 0000) 3
Fig. 1 - Tableau récapitulatif de toutes les indications quantitatives relatives à l'annon
(Les nombres soulignés sont donnés par les sources ou calculés directement à partir d
premiers, avec plus ou moins de certitude; cf. le texte).
118 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

3) L'annone et la population romaine

Toutes les sources indiquent, par leur silence ou par leur


indications formelles que le blé venait des provinces non italiennes, du moins
le blé que ne pouvaient fournir les environs mêmes de Rome, celui que
livrait le commerce local202. Rome n'était guère approvisionnée par des
négociants privés, et nous verrons qu'elle ne pouvait l'être203. Pour que
le commerce indépendant ait joué un rôle notable dans le cas du blé, il

58, 150 000 sous César, 200 000 sous Auguste, nombre apparemment maintenu sans
changement jusqu'en 410). L'identité du nombre de ces ayants droit au Ier et au IVe siècle,
jointe à la quasi-similitude des quantités de blé disponibles au Ier et au IIIe siècle (si l'on
tient compte du fait que les 20 000 000 de muids sont versés par l'Egypte seule, et
constituent donc un minimum tandis que les 27 375 000 muids représentent un maximum, y
compris les versements autres que annonaires à Rome ou en Italie) suffit à suggérer,
sinon que la population est restée stable, du moins qu'elle était, à notre époque, d'un
niveau approximativement équivalent à celui du Ier siècle. C'est cette conclusion et elle
seule qui importe. Pour le reste les rapports entre citoyens et ayants droit, de même que
les rapports entre citoyens et non-citoyens ont nécessairement varié (nombre des
sénateurs, des esclaves, des fonctionnaires non citoyens . . .). Cependant le nombre de 800 000
habitants retenus par les meilleurs spécialistes du règne d'Auguste (C. Nicolet, loc. cit.,
citant K. J. Beloch, Die Bevölkerung der griechisch-römischen Welt, Leipzig, 1889, p. 376)
correspondent d'assez près à ce que nous avons pu calculer par d'autres biais. Quant aux
variations conjoncturelles pendant les quatre siècles considérés, il est peu probable qu'on
puisse les évaluer un jour. Elles ont existé, ont certainement eu quelque ampleur, mais le
bilan est suffisamment stable pour qu'on puisse postuler la continuité séculaire de la
population romaine, ce qui seul importe ici.
202 Voir, à ce sujet, la remarque d'un spécialiste, Cassiodore (cf. p. 104 ) : L'Empire
nourrissait les Romains et les environs de Rome, les étrangers qui y résidaient. Dans la
réalité, les choses étaient sans doute moins schématiques, puisque les Romains buvaient
le lait de la région et que les étrangers mangeaint le pain public. Cependant on ne saurait
affirmer plus clairement le rôle de l'Etat dans l'approvisionnement de Rome, car la
richesse importée (ubertas advecta) l'est par l'annone.
203 Les prix à la production, et par conséquent les prix sur les marchés locaux,
étaient toujours les mêmes. Il aurait donc fallu des villes dynamiques, avec une
population à fort pouvoir d'achat, pour susciter une demande forte, capable de supporter la
majoration imposée par les coûts des transports. Au contraire, on voit Rome s'effondrer
dès que l'Etat ne lui fournit plus de la nourriture à bon marché. C'est l'attrait de l'annone
gratuite qui peuple la ville, et non sa population qui attire les produits dont elle a besoin.
Ceci n'est évidemment qu'en partie vrai et ne vaut absolument que pour le pain, la base
de l'alimentation. Certes l'Etat fournit aussi de l'huile, de la viande et du vin, pour rendre
la citoyenneté romaine attirante. Mais il laisse au commerce libre le soin de livrer la
viande de bœuf et de mouton - qui doit coûter 15% de plus que dans les petites villes de
province, si on admet un même prix de transport que pour le porc -, le vin - qui coûte
33% de plus que chez le producteur . . .
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 119

faudrait qu'il ait apporté des quantités de blé relativement importantes,


ce qui supposerait une population sensiblement plus nombreuse, alors
que le nombre des incisi interdit de formuler cette hypothèse. En outre
les calculs que nous avons faits confirment le très faible rôle que le
commerce privé a pu tenir dans l'approvisionnement de la Ville en blé
car on ne verrait pas sa population décroître exactement au rythme du
déclin de l'Empire s'il en avait été autrement204. Les Vandales n'avaient
aucune raison d'envoyer du blé fiscal à une ville ennemie mais n'en
avaient pas plus de gêner des marchands de blé qui auraient payé des
droits de douane fort appréciés par le Trésor. D'autre part si on
considère les possibilités du commerce local, son rôle devait être négligeable
tant que Rome comptait 800 000 habitants, toujours dans le seul cas du
blé, car un paysan ne livre qu'une part réduite de sa production sur le
marché libre : les quelques millions de paysans italiens étaient
incapables de nourrir seuls une ville comme Rome. Comme d'autre part la
Ville avait besoin de légumes, lait, œufs . . . qui venaient nécessairement
des régions les plus proches, on peut supposer que les cultivateurs du
Latium avaient davantage intérêt à produire ces denrées que des
céréales. Par contre, lorsque la population tomba à moins de 100 000
habitants, la demande de denrées autres que le blé diminua fortement,
tandis que le blé était recherché puisque les régions imposées par le fisc se
réduisaient fortement. A 50 000 habitants et moins, on se trouvait dans
la situation presque inverse de celle du IVe siècle : les apports
extérieurs étaient de moins en moins indispensables; ils fournissaient
vraisemblablement un complément plus que le nécessaire; le marché libre
local, transportant sur des mulets, des chariots ou des barques les
produits de la région, suffisait sans doute en temps normal. Rome n'avait
plus un besoin vital de dominer un empire ou le reste d'un empire pour
survivre ; elle devenait une métropole régionale, se contentant de ce que
ses environs lui offraient. Donc il faut corriger de plus en plus
fortement le nombre des habitants tels qu'on peut les calculer à partir de
celui des incisi au fur et à mesure que la population diminue jusqu'à
supposer une population minimum qui subsiste même après la sup-

204 Cependant le mécanisme de l'évolution est complexe car toute crise de finances
publiques a dû diminuer à la fois le pouvoir d'achat qu'elles injectaient grâce aux travaux
publics, aux jeux, aux salaires de fonctionnaires . . ., et les disponibilités de l'annone.
Rome déclina à la fois parce qu'on offrait moins de travail et parce qu'on disposait de
moins de blé.
Fig. 2 - Sources d'approvisionnement de Rome en blé
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 121

pression de toute prestation annonaire, ce qui fut le cas à partir du VIIe


siècle.
C'est l'annone qui rendit possible l'existence d'une très grande
capitale sur les bords du Tibre, puisque aucun commerçant ou
consortium de commerçants n'aurait pu satisfaire de tels besoins. Bien plus,
elle fournit gratuitement une part importante de la nourriture, ce qui
diminue d'autant le coût de la vie. Les 200 000 incisi touchent
annuellement 200 000 χ 60 = 12 000 000 de muids, pesant 800 000 qx, soit
presque la moitié de tout le blé reçu dans la Ville. Le reste est vendu à prix
public, c'est-à-dire au prix de coemptio en Egypte ou en Afrique205. Quel
que soit exactement le coût du transport, il ne pouvait représenter
moins de 30% du prix public206. Ainsi 40% au moins de la nourriture
des Romains de condition moyenne ou humble sont payés par l'Etat, ce
qui explique pour une part le maintien d'une population hors de
proportion avec la situation réelle de Rome, au moins à partir du moment
où l'empereur et les bureaux de l'administration centrale l'ont quittée.
Si on ajoute la viande gratuite, l'huile gratuite, le vin à bas prix et peut-
être le sel, on arrive au moins à 50% des dépenses alimentaires faites à
Rome207. Il manque essentiellement un complément de viande fourni

205 On a la preuve que la viande de l'annone est vendue à Rome, aux IVe et Ve siècles
au même prix qu'en Afrique, en Egypte et dans l'Illyricum (ci-dessous, p. 502-505). De
même on apprend que, au VIIe siècle, le blé public était vendu au prix d'adaeratio-coemp-
tio, qu'on retrouve dans l'Empire pendant quatre siècles. Ces maigres indices suffisent à
montrer que Rome ne se distingue pas du reste de l'Empire et que le prix public y est
identique à ce qu'il est partout ailleurs.
206 10% au moins pour le transport d'Alexandrie à Ostie (puisqu'on donnait 10% de la
valeur du blé aux naviculaires qui allaient d'Alexandrie à Constantinople; ci-dessous,
p. 258) ; 20% est bien le minimum pour le transport du producteur aux greniers
d'Alexandrie et d'Ostie à Rome : le transport du blé par voie de terre sur 20 km majore son prix de
10% environ. Il faudrait aussi tenir compte des frais de stockage.
207 Pour 1 sou, on a, en Egypte, 30 muids de blé (ci-dessous, p. 500-502), soit 2 qx.
1 600 000 qx coûtent 800 000 sous, à quoi il faut ajouter au moins 160 000 sous pour le
transport, soit près de 1 000 000 de sous. La vente de la moitié de ce blé à prix public
rapporte 400 000 sous. Il reste donc 600 000 sous à la charge de l'Etat, 60% de la valeur
du blé consommé par la population romaine, même si cela ne représente que 50% en
volume. Comme le blé représente au moins 60% de la dépense des humbles pour leur
nourriture, l'Etat paie, en le fournissant environ 40% de la dépense totale pour
l'alimentation. Le vin, la viande et l'huile, qu'il fournissait gratuitement ou à des conditions
avantageuses, représentaient bien 10% de plus, soit en tout environ 50%. La contradiction
n'est qu'apparente entre le fait qu'on verse la moitié de l'annone gratuitement, pour
nourrir les seuls citoyens, et que la totalité de l'annone suffise à toute la population. Pre-
122 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

par les pecuarii et les boarii avec les bêtes achetées dans le Sud de
l'Italie, les poulets, les œufs, les légumes frais et secs qui pouvaient venir
du Latium et quelques autres denrées comme le fromage, le miel ou les
condiments. Mais si l'on songe que maints Romains possédaient sans
doute un jardin hors des murs, une terre affermée à un paysan ou des
poules dans une arrière-cour, la part des produits annonaires gratuits
ou vendus à prix public devait approcher, atteindre ou dépasser les 2/3
de ce que la population romaine allait chercher hors de chez elle pour
se nourrir. Les pauvres en dépendaient presque exclusivement, les
classes aisées appréciaient surtout la fourniture régulière et à prix coûtant
d'une part importante de leur nourriture, les plus riches trouvaient
sans doute avantage à nourrir leurs esclaves à meilleur compte et à se
procurer une domesticité de libres vivant largement de l'annone, et qui
se contentait, pour cette raison, de salaires faibles.
De toutes ces analyses il ressort sans discussion possible que Rome
n'a subi aucun des effets des crises économiques réelles ou supposées
entre le Ier et le IVe siècle, mais qu'elle a été frappée de plein fouet par
les conséquences des invasions qui ont réduit par étapes la ville
éternel e au rang de métropole du Latium, sans doute dix fois moins peuplée
en 500 qu'elle ne l'avait été en 400, alors que sa population était restée
stable pendant quatre siècles208. C'est donc bien qu'elle vivait non de sa

nons un exemple purement théorique, mais représentatif de ce que nous avons constaté
pour la pyramide des âges à Rome. Si dans une même maison vivent le grand-père âgé,
les parents et 5 enfants dont 3 de moins de 10 ans, ils reçoivent 2, 2 kg de pain par jour,
gratuitement. Le père en consomme 1 kg. Les enfants de moins de 10 ans, 1/3 de kg en
moyenne, soit 1 kg pour 3. Le grand-père, la mère et les deux enfants restants, 600 g
chacun, soit 2, 4 kg en tout. Ces 8 personnes ont besoin de 4, 4 kg de pain, le double de ce
que leur donne l'annone. Dans la réalité, certaines familles achetaient plus de la moitié
de leur pain, d'autres moins.
208 Où sont allés les habitants? C'est une question à laquelle on ne peut répondre,
sauf pour dire qu'elle a été résolue, et qu'elle ne constitue pas une objection au tableau
qui vient d'être présenté. Les sources décrivent suffisamment bien la panique, les fuites,
les morts à Rome dans les années 408-410, et prouvent suffisamment le déclin de la
population pour qu'on se demande où sont passés ceux qui ne sont pas morts, sans que
notre incapacité à répondre autorise à douter de la réalité des faits. Sur 800 000
habitants, 300 000 environ ont disparu de la ville entre 408 et 419. Le taux de mortalité étant
de l'ordre de 4% dans une société traditionnelle, il suffit de supposer qu'on n'a redonné
l'annone qu'à ceux qui en jouissaient auparavant pour expliquer la disparition en 1 1 ans
de 40% des bénéficiaires. Et nous avons vu qu'on ne pouvait vivre à Rome qu'avec les
denrées fournies par l'Etat. Plus d'annone, plus d'habitants attirés par ses prestations,
mais incapables d'obtenir par leur travail de quoi acheter toute leur nourriture. Les
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 123

place dans la vie économique du monde méditerranéen mais de l'impôt


affecté de manière constante à sa subsistance. On constate aussi une
origine géographique très précise des denrées dépendant directement
de leur capacité à supporter des transports : le blé et l'huile viennent
d'au-delà des mers jusqu'à la crise du Ve siècle, tandis que la viande et
le vin arrivent des provinces italiennes en quantité d'autant plus grande
que la province est plus éloignée, comme si on avait voulu réserver les
régions les plus proches pour des productions qui supportaient mal le
transport, légumes, lait, volailles . . . Enfin le blé occupe, comme on
pouvait le supposer, une place tout à fait primordiale, procurant peut-
être les 3/4 des calories absorbées par la population romaine, à notre
époque comme dans la plupart des sociétés traditionnelles.

III - DÉCLIN ET DISPARITION DE L'ANNONE ROMAINE

La lettre de Cassiodore au cancellarius de Lucanie et du Bruttium


est le dernier document à nous fournir des indications chiffrées. On ne
peut, pour la suite, que mener une enquête institutionnelle fondée sur
des textes administratifs. Cette dernière est cependant loin d'être sans
intérêt car on se fera de la société romaine aux Ve et VIe siècles une
idée différente selon que le service civique de l'annone a subsisté ou
cédé la place à l'assistance ecclésiastique, selon que les bénéficiaires
ont encore joui d'un droit attaché à leur condition de citoyens romains
ou ont attendu un secours de la «charité» pontificale.

morts n'ont donc pas été remplacés par de nouveaux immigrants si l'annone ne
remplaçait pas les incisi disparus. La perte de 200 000 personnes supplémentaires entre 419 et
452 représente une moyenne de 6 000 par an, 8 000 au début et 4 500 à la fin de la
période. Or il mourait 20 000 personnes au début et 13 000 à la fin. Il suffisait sans doute
de ne pas remplacer les incisi disparus par extinction de leur descendance mâle pour
obtenir la diminution des dépenses annonaires. Par la suite, le déclin est encore plus lent.
Ces calculs ne prétendent évidemment pas décrire la réalité, mais montrer que le
passage, en plus d'un siècle, de 800 000 à 100 000 habitants ou moins n'est pas un phénomène
dramatique pour une ville traditionnelle où le renouvellement de la population est si
rapide que l'arrêt de l'immigration ou l'éviction des hommes qui ne descendent pas
directement d'un citoyen inscrit à l'annone, suffit à l'expliquer. La seule période réellement
difficile fut celle du siège d'Alaric, mais là encore, on pourrait multiplier les exemples de
sièges aussi durs, ayant des conséquences aussi dramatiques.
124 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

A - La fin de l'empire romain

La longue période qui s'étend du siège d'Alaric à l'établissement de


l'autorité ostrogothique sur l'Italie, et sur Rome en particulier, voit en
même temps la lente agonie de l'empire d'Occident, prolongée quelques
années par l'intermède d'Odoacre, et le déclin de la capitale dont
l'approvisionnement se réduit au même rythme que la superficie contrôlée
par l'empereur. Diminuée faute de moyens, l'annone ne change pas
pour autant de nature. Les indices d'une continuité sont suffisamment
nombreux et rien ne suggère la moindre modification.
En 414, le préfet de la Ville agit manifestement en tant que
responsable de toute la cité et particulièrement de l'approvisionnement en blé
lorsqu'il écrit à l'empereur, dont tout dépend encore en dernier ressort,
pour lui signaler que le total des distributions quotidiennes se monte à
14 000 muids et donc que les quantités accordées à cet effet ne
suffisent plus209. Le préfet de l'annone n'est pas mentionné, bien que la
fonction existe encore210, car il n'est alors qu'un subordonné du préfet
de la Ville, exécutant les ordres qu'on lui donne mais manifestement
incapable de s'adresser directement au pouvoir central pour discuter
de leur application. En 417, l'empereur montre à nouveau sa sollicitude
pour la Ville éternelle en ordonnant au préfet du prétoire qu'on prenne
des mesures contre ceux qui fraudent dans la manipulation du blé à
Porto, et souligne le rôle de simple exécutant assigné au préfet de
l'annone puisque c'est ce dernier qui aura la mission de faire appliquer ces
dispositions211. Donc le préfet du prétoire est le supérieur hiérarchique
des deux autres préfets et c'est lui qui reçoit les règlements fixés par la
cour, à charge de les transmettre au préfet de la Ville qui les fera exé-

209 Voir le texte, p. 107, n. 182. C'est aussi au préfet de la Ville que le peuple révolté
s'en prend pendant une famine causée par le siège d'Alaric (Vie de sainte Melanie la
Jeune, 19, éd. et trad. D. Gorce, Paris, 1962 (SC 90), p. 166). Il n'est fait nulle mention des
commerçants privés qui ne jouent aucun rôle dans l'évolution de la conjoncture. La
même mésaventure arriva à Théodose II en 431 (Marcellinus Comes, Chronicon, éd. Th.
Mommsen, Berlin, 1893 (MGH, AA, 11), p. 78).
210 CTh 14 4, 9, 417. Pour la fin de la période, Sidoine Apollinaire, Lettres 1, 10 (468),
éd. et trad. A. Loyen, t. 2, Paris, 1970 (coll. Budé), p. 33. Nous y apprenons que cinq
bateaux chargés de blé et de miel sont partis de Brindisi pour venir soulager Rome.
211 C'est ce que sous-entend CTh 14, 4, 9 : Si la loi précise que le préfet de l'annone
n'aura pas le droit de juger les patrons des mensores et des caudicarii, c'est qu'il est
compétent pour tout le reste des opérations de mesure et de transport du blé de Porto à
Rome.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 125

cuter par celui de l'annone. Rome conserve une administration propre


mais n'est qu'une circonscription italienne. On est sûr qu'il en fut ainsi
au moins jusqu'en 452 puisque les deux lois déjà analysées passent par
les bureaux de la préfecture du prétoire212 avant d'être appliquées par
les deux préfets subordonnés213.
Ce que nous entrevoyons des services attachés à l'institution anno-
naire est bien mince, mais, comme cela correspond toujours à ce que
nous connaissons pour le IVe siècle, on n'a aucune raison de douter
que, dans ce domaine aussi, la continuité l'ait emporté. En 417, le blé
vient encore d'outre-mer; on le débarque à Porto sous le regard attentif
des mensores qui constatent que les quantités livrées correspondent à
ce qu'on attend avant que les bateliers du Tibre ne le hâlent jusqu'à
Rome, selon les besoins de la ville214. La viande est encore perçue par
les possessores, sur ordre des gouverneurs des provinces qui, eux-
mêmes, obéissent au préfet du prétoire; elle est ensuite acheminée par
les suarii et distribuée à Rome selon des méthodes qui n'ont pas
changé215.
L'approvisionnement de Rome continua donc imperturbablement à
se faire selon les procédures anciennes sans que la disparition de
l'Empire et l'installation définitive de la cour à Ravenne ait d'autre
conséquence apparente qu'une diminution des quantités livrées, donc du
nombre des bénéficiaires. L'arrivée des Ostrogoths ne modifia guère la
situation sauf sur un point, celui où l'on attendait le moins
l'intervention d'un souverain arien.

212 Outre CTh 14, 4, 9, adressée à Palladio praefecto praetorio, CTh 14, 4, 10, 419,
destinée au même, et NVal 36, 452, à Firmino praefecto praetorio.
213 Cf. n. 210 et 211, pour le préfet de l'annone. CTh 14, 4, 9 sera mise en œuvre par
les primiscrinii urbanae sedis, donc par la préfecture de la ville.
214 CTh 14, 4, 9 : On ne sait d'où vient le blé, mais on a la preuve irréfutable que c'est
par gros bateaux nécessitant un transbordement, donc vraisemblablement d'Afrique (et
peut-être encore d'Egypte) jusque vers la prise de Carthage par les Vandales (439),
d'Afrique occidentale et des îles ensuite, et finalement de la seule Sicile, avec un complément
en Italie du Sud.
215 CTh 14, 4, 10 et Ν Val 36, commentées ci-dessus, p. 94-96 et 98.
126 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Β - La période ostrogothique

1) Continuité de l'institution

Le \changement de souverain fut sans conséquence sur l'origine


ultime de toute décision concernant l'annone romaine qui dépend
toujours du chef de l'Etat. Jusqu'à l'arrivée des Ostrogoths, c'était
l'empereur qui tranchait, au moins en théorie216; à partir de 500, et sans doute
dès l'installation définitive de Théodoric en Italie217, c'est le roi barbare
à qui il a délégué son autorité sur la péninsule, comme le montrent
l'affectation d'un supplément d'annone lors de sa visite à Rome et la
correspondance de Cassiodore218. Entre temps, tout laisse penser qu'Odoa-
cre, soucieux de modifier le moins possible les institutions italiennes
pour tenter de se faire admettre, prit les décisions qui s'imposaient.
Deux mesures contradictoires, adoptées à plus de trente ans
d'intervalle, suggèrent que le souverain ne pouvait ni laisser la situation en
l'état pendant très longtemps, comme on l'avait fait au moins durant
les quatre premiers siècles de l'Empire, ni réduire sans cesse le budget
de l'annone comme on l'avait fait au Ve siècle. Certes le roi qui réside à
Ravenne ne craint plus, comme autrefois l'empereur, une révolte qui
mettrait directement sa vie en danger mais il est clair qu'il ne peut
mécontenter au-delà d'une certaine limite le peuple de Rome, alors
qu'il mène avec le Sénat et le pape des négociations délicates219. C'est
sans doute pour cela que, souhaitant lors de sa visite en 500 des
applaudissements qui ne fussent pas tous de commande, il annonça une
majoration de 120 000 muids pour le blé distribué par l'annone et l'assistan-

216 Toutes les lois citées jusqu'ici émanent de l'empereur. L'intermède d'Odoacre ne
fut sans aucun doute marqué par aucun changement sur le fond, l'usurpateur se
contentant de se substituer à l'empereur, comme après lui le fit Théodoric.
217 Ravenne fut prise en 493, et Odoacre assassiné. Le voyage à Rome de Théodoric
n'eut manifestement pas pour but de prendre possession d'une ville depuis longtemps
soumise, mais de montrer son respect pour l'ancienne capitale, à travers son Sénat et son
évêque. Sur ce voyage, W. Ensslin, Theoderich des Grosse, 2e éd., Munich, 1959, p. 111-
116.
218 Anonymi Valesiani pars posterior, 67, éd. Th. Mommsen, Berlin, 1891 (MGH, AA,
9) : (Théodoric) donavit populo romano et pauperibus annonas singulis annis centum
viginti modios. Les lettres de Cassiodore citées ci-dessous datent de la période où il était
préfet du prétoire, et donc agissait au nom du souverain.
219 Ch. Pietri, Aristocratie et société cléricale dans l'Italie chrétienne au temps
d'Odoacre et de Théodoric, MEFR, 93, 1981, p. 417-467.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 127

ce, à moins que ce ne soit par l'annone seule220. Les quantités sont
dérisoires si on les compare à ce que recevait chaque année la ville pendant
les premiers siècles et nul n'aurait alors songé à rappeler un aussi
faible don mais, en 500, cela pouvait représenter une augmentation de
10%, ce qui n'est pas négligeable pour la population que comptait alors
Rome221. Conjointement on devait tenir compte des possibilités réelles
du royaume : il ne fallait ni trop pressurer les contribuables ni donner
à Rome une trop grande part du budget général de l'Etat; c'est ce qui
explique au moins pour une part la diminution des prestations dues par
la Lucanie et le Bruttium222. Les choix n'étaient donc jamais définitifs
car l'équilibre était difficile à trouver.
Comme toujours, le préfet du prétoire a la charge de préparer, de
mettre en forme et de faire exécuter les ordres du souverain. Il connaît
très bien la situation et il lui arrive, parfois ou souvent, d'influer sur
cette décision en fonction de ses intérêts propres et de ceux qui sont
proches de lui223. Son rôle grandit en Italie si l'on en juge par l'exemple
de Cassiodore, ce qui se comprend en partie par le fait que, étant choisi
parmi les notables romains, il est autant leur porte-parole que le simple
exécutant des décisions royales. Il commande au préfet de la Ville dont

220 Le budget de l'annone civique et celui de la charité ecclésiastique étaient distincts,


même lorsqu'ils étaient exécutés par la même personne, l'évêque (ci-dessous, p. 316-317).
Théodoric n'a donc pu donner une quantité globale à partager entre deux budgets. Peut-
être rappelle-t-on la somme de ce qu'il donna à l'un et à l'autre. Mais il me paraît tout
aussi difficile qu'on ait eu l'idée de faire cette addition, car, dans l'esprit des
contemporains, c'étaient là deux comptabilités trop profondément différentes. Aussi n'est-il pas
impossible qu'on ait ajouté la mention des pauvres. Cela correspond beaucoup mieux à la
mentalité d'une époque où la notion de citoyen, au sens ancien du terme, se dévalorisait,
puisque le civis est de plus en plus le notable, le curialis, X'honoratus, par opposition au
« pauvre » (c'est pourquoi le concept amphibologique de pauper fait alors florès).
221 L'annone romaine distribuait gratuitement 12 000 000 de muids jusqu'à la fin du
IVe siècle, et sans doute 10 ou 12 fois moins vers 500, soit quelque 1 000 000 de muids.
120 000 muids représenteraient une augmentation de 10 à 12% de l'annone gratuite
(l'Anonyme dit que l'empereur donna, donavit, c'est-à-dire affecta à l'annone gratuite).
Une hausse de cet ordre mérite assurément d'être soulignée. Cela confirme la
vraisemblance des calculs effectués ci-dessus.
222 Cf. ci-dessus, p. 104.
223 Cassiodore, Varice, 11, 39, éd. Th. Mommsen, Berlin, 1894 (MGH, AA, 12), p. 353 :
C'est, dit-il, parce qu'il fut fonctionnaire dans ces régions qu'il accorde un dégrèvement à
la Lucanie et au Bruttium. Nul ne saura jamais s'il s'attribue, à cette occasion, plus
d'influence qu'il n'en eut réellement, mais il est sûr qu'il a pu, une fois ou l'autre, profiter de
sa connaissance des dossiers pour favoriser ses amis politiques.
128 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

on parle très peu, et à celui de l'annone qui est alors responsable de


toutes les prestations annonaires, comme si, l'habitude et l'évolution
politique aidant, la distinction s'était estompée entre les deux produits
traditionnels, qui autrefois arrivaient de très loin, mais, désormais,
provenaient surtout d'Italie et des îles les plus proches, et les deux produits
offerts en supplément à partir des seules provinces italiennes. Tout est
livré par les mêmes régions pour le même but, donc par la même
personne qui retrouve sur le tard une certaine importance, ainsi que le
montre la lettre-type adressée à tout nouveau préfet de l'annone224.
Ce fonctionnaire est nommé pour assurer l'abondance des denrées
à la population romaine. Il doit veiller à rassasier une population très
nombreuse aussi régulièrement que si tous mangeaient à la même
table. A cette fin, il inspectera les boulangeries et contrôlera les
denrées, en particulier le poids et la qualité du pain, sans admettre qu'on
en livre du mauvais ; cela lui vaudra des louanges qui seront justifiées si
la réputation individuelle est fondée sur l'amour de la cité225. Afin que
son rang soit conforme à ses responsabilités, il partagera avec le préfet
de la Ville le droit d'utiliser le char de ce dernier et d'assister à ses
côtés aux jeux; ainsi le peuple, rassasié par ses soins, saura que, en
montrant de la déférence à l'un, il honore aussi l'autre226. Si une
émeute du pain éclate, comme cela se produit parfois, lui, le garant de la
prospérité, calmera la sédition civique par des avantages momentanés
et veillera à ce que le mécontentement populaire demeure sans
conséquence. En libérant la population de la pénurie, comme le fit Pompée,

224 Cassiodore, Variae, 6, 18, éd. cit., p. 190-191. Pour A. Chastagnol, La préfecture
urbaine à Rome sous le Bas-Empire, Paris, 1960 (Publications de la faculté des lettres
d'Alger, 34), p. 300, cette lettre prouverait seulement que le préfet de l'annone intervenait
pendant les famines, pour prendre les mesures d'exception réclamées par les
circonstances. Mais Cassiodore, Variae, 11, 5 (éd. cit., p. 430-431) montre que l'annone représente
une préoccupation constante du roi ostrogoth.
225 On notera l'insistance sur tout ce qui prouve le caractère civique de cette activité
(civibus profuisse, ad copiam populi romani, ut sacratissimae urbi praeparetur annona,
tarn magnus populus . . .). Ce qu'on a dit plus haut de l'annone au IVe siècle suffit à
prouver que le contrôle des boulangers, de la qualité du pain . . . sont bien des activités
propres au préfet de l'annone. Cette lettre n'est donc pas un morceau de bravoure, malgré
son style; c'est une lettre administrative correspondant à une situation concrète.
226 In suam reverentiam te honoratum esse cognoscat : On ne saurait mieux
caractériser le prestige retrouvé du préfet de l'annone.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 129

il méritera la gratitude et les applaudissements populaires227. Pour que


personne ne pense qu'il commande à des gens sans importance, on
place sous son autorité les droits des boulangers, qui étendaient autrefois
leur domaine très vaste sur diverses parties du monde, de sorte que, en
période de disette, ce qu'une louable contrainte met au service de
l'abondance à Rome ne subisse aucun dommage. Son contrôle
s'étendra aussi aux suarii institués de même pour assurer l'abondance à
Rome. Qu'il soit fier des privilèges acquis. Son tribunal n'est pas des
moindres, puisqu'il constitue un bienfait pour Rome et qu'il transmet
des ordres aux provinces. On ne pourrait apprécier pleinement les
avantages de son action si la préfecture du prétoire ne lui fournissait le
blé mais ce n'est pas un moindre mérite de faire de bonnes
distributions que de rassembler le blé car l'abondance ne prévient pas seule la
révolte, si le pain est distribué sans savoir-faire228. Pan, qui inventa le
pain et lui donna son nom, n'est pas moins vénéré que Cérès à qui on
doit les céréales. Connaissant son activité qui est toujours l'amie de la
sagesse, le préfet du prétoire lui confie pour cette indiction la
préfecture de l'annone. Qu'il prenne soin que rien ne soit volé au peuple car ce
qui est commis au détriment de la cité ne demeure pas caché et le
peuple ne sait se contenir même quand on fait courir des bruits sans
fondements. Qu'il empêche la fraude, contrôle avec équité le poids du pain
et montre sa sollicitude en payant en or ce dont vivent les Quirites, car
mieux vaut la joie du peuple romain que l'abondance du métal pré-

227 Si querela partis, ut adsolet, concitetur ... : Parmi les attributions du préfet de
l'annone, se trouve effectivement la charge de soulager la population en cas de disette, mais
ce qui précède et ce qui suit montrent que c'est seulement l'une de ses activités. Le rappel
de Pompée n'est pas de la pure rhétorique, car Cassiodore avait conscience de vivre dans
la continuité d'une histoire millénaire.
228 Ce passage est particulièrement riche. On y remarque le rôle des deux
corporations, celle des boulangers et celle de suarii (les pistorum jura quae per diversas mundi
partes possessione Ultissima tendebantur ne sauraient être des propriétés, car on imagine
mal les boulangers de Rome propriétaires de biens dans tout l'Empire, mais des revenus
fiscaux, conformément au sens de possessio dans le langage fiscal), les compétences
judiciaires du préfet qui rend la justice pour les affaires de son ressort, la peur des révoltes
de la faim, qui est le fondement ultime de toute cette politique sociale des souverains
ostrogothiques, après avoir été celle des empereurs. Il resterait, sur ce dernier point, à
savoir si le roi ne craint pas une alliance entre certains éléments du Sénat et le peuple,
alors que sous l'Empire, le souverain et le Sénat craignaient ensemble les mouvements
populaires.
1 30 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

cieux229. Qu'il prête attention à ce qui lui est dit; en effet que peut-on
souhaiter de mieux que de chercher à plaire à ce peuple, ce que nous
souhaitons aussi?
La richesse du texte justifie la longueur de l'analyse. On y voit
répétée la hantise de la révolte, constante chez tous les souverains de
l'Italie, et le préfet de l'annone, cheville ouvrière de tout le dispositif
administratif qui assure le ravitaillement, a pour mission d'en assurer
le fonctionnement dans les meilleures conditions possibles. Il n'est
jamais dit que, pour cela, il dispose de fonds spéciaux permettant de
financer des achats supplémentaires. Son but principal, le seul qui lui
soit assigné ici, est de bien gérer le blé que lui livre le préfet du
prétoire. Pour ce faire, il doit payer correctement, en or, ceux qui travaillent
pour lui et à qui il verse un salaire afin qu'ils n'abandonnent pas la
tâche entreprise, mais cette correction à leur égard lui donne le droit
de se montrer exigeant, de tout contrôler avec soin, en particulier le
poids et la qualité du pain pour éviter les contestations qui risquent de
dégénérer; c'est donc qu'on donne toujours du pain et non du grain ou
de la farine à la population romaine. Pour apaiser le peuple, le préfet
de l'annone pourra même, si le besoin s'en fait sentir, accorder
quelques avantages supplémentaires dont nous aimerions connaître la
nature exacte. Le terme Quirites, ainsi que tous les termes par lesquels on
évoque le cadre civique dans lequel s'exerce cette activité230, confirment
le caractère éminemment politique de l'annone qui n'a aucun rapport
avec la charité car elle vise uniquement à donner ce qu'elle attend à
une catégorie particulière de citoyens dans le royaume. L'annone est
toujours conforme à sa finalité première.
Pour accomplir sa mission, le préfet de l'annone dispose de
moyens considérables qui le mettent sur un pied d'égalité avec le préfet
de la Ville dont il partage les honneurs. C'est lui qui reçoit les denrées
mises à sa disposition par le préfet du prétoire, qui surveille les
boulangers et les charcutiers, sans doute aussi les marchands de vin et les
responsables des prestations en huile231, et qui assure les distributions. Sa

229 Noter encore une fois l'archaïsme du vocabulaire qui renforce l'impression de
continuité dans le fonctionnement de l'annone.
230 Cf. n. 225 et 229.
231 Pour les boulangers et les suarii, voir à la n. 228. Les distributions de vin sont
attestées par l'existence de l'arca vinaria qui, sous le règne de Théodoric, est encore
capable de verser 200 livres d'or par an pour l'entretien des bâtiments publics et du palais
(Anonymus Valesianus, 67, éd. cit., p. 324 : (Théodoric) ad restaurationem palatii seu ad
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VII« SIÈCLE 13 1

principale préoccupation est d'assurer la quantité et la qualité, surtout


pour le pain, mais aussi pour les autres produits. Quand on sait ce
qu'était parfois le pain distribué au IVe siècle, on est conduit à penser
que la qualité devait certes être la meilleure possible sans pour autant
être exceptionnelle232; mais les Romains qui n'avaient jamais connu
d'autre pain annonaire se contentaient de ce qu'on leur donnait pourvu
que ce ne fût pas pire que ce dont ils avaient l'habitude. Ces larges
distributions expliquent une compétence judiciaire étendue puisque, dans
l'empire romain et les Etats barbares qui lui ont succédé, chaque
fonctionnaire jugeait les affaires dans lesquelles ses agents étaient mis en
cause 233
Dans les provinces, les ordres du préfet du prétoire sont exécutés
de manière tout à fait traditionnelle. Il suffit d'ouvrir la
cor espondance de Cassiodore pour se rendre compte que, à l'extrême fin du
royaume ostrogothique, les pratiques administratives continuaient celles de
l'Empire, dans la plupart des domaines. Rien ne permet de supposer
qu'il en ait été autrement pour l'annone. Les possessores lèvent l'impôt
en nature conformément aux ordres qu'ils reçoivent, au moins dans le
cas de la viande, par l'intermédiaire du cancellarius234. Les quantités à

recuperationem moeniae civitatis singulis annis libras ducenta de arca vinaria dart praeci-
pit). La somme est considérable : 200 livres font 14 400 sous, ou plus de 10 000 hl. Si
l'arca vinaria continue à approvisionner la ville en vin à prix public et obtient les 200
livres par la vente de cette boisson, on a une idée du minimum qui était alors livré par
l'Etat à la ville. 10 000 hl pour quelque 50 000 habitants n'est pas considérable, mais rien
ne dit que tous les revenus de l'arca se limitent à ces 200 livres.
232 CTh 14, 15, 1, 364, commentée par J.-M. Carrié, Les distributions alimentaires
dans les cités de l'empire romain tardif, MEFR, 87, 1975, p. 1 040-1 043 : L'empereur
donne l'ordre de répartir la pénurie de grain de bonne qualité et non d'assurer à tous du
pain de première qualité. Il ne faut pas oublier que le blé faisait de longs trajets par mer
dans des bateaux qui n'étaient pas toujours bien protégés contre les embruns et l'air
marin. En outre les greniers n'étaient peut-être plus très bien entretenus, dès l'époque
ostrogothique, puisqu'ils n'étaient utilisés qu'au dizième de leur capacité
233 Voir sur ce point, et sur les judices electi, ces fonctionnaires que l'on choisissait
d'un commum accord ccmme juges lorsque l'affaire pouvait être de la compétence de
deux fonctionnaires différents (un clerc contre un militaire, par exemple), J. Durliat,
L'administration religieuse de l'Afrique byzantine, sous presse.
234 Sur le cancellarius, agent du préfet du prétoire, voir ci-dessus, p. 104. Il ne faut
supposer aucune contradiction dans le fait que le préfet de l'annone et le préfet du
prétoire aient tous deux autorité sur les suarii. Le premier peut intervenir uniquement à leur
arrivée en ville, à moins qu'il ait aussi le droit de surveiller le transport. Mais en aucun
cas il ne s'occupe de la perception.
1 32 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

percevoir sont exprimées en or mais levées en nature selon un tarif


public d'adaeratio-coemptio qui n'a sans doute pas varié après
l'installation des Goths, comme le montrera l'étude des prix235.
Parmi les denrées annonaires, la viande vient des montagnes
méridionales, au moins de Lucanie, pour le porc, mais sans doute aussi du
Samnium et de Campanie236. Le vin est toujours fourni
vraisemblablement depuis toute l'Italie mais plus particulièrement des provinces
septentrionales. Le blé, pour sa part, doit venir pour une bonne part de
Sicile, qui retrouve dans l'Italie réduite à elle-même, son rôle
traditionnel de grenier à grains237. Il circule par bateau et arrive à Porto qui
semble avoir complètement supplanté Ostie238. De là, il est sans doute
toujours hâlé jusqu'à Rome239 où on le distribue aux boulangers,
personnages suffisamment importants pour que les diriger soit l'indice
d'un grand pouvoir240. Ces artisans font toujours leurs distributions sur
les anciens gradus, qui sont attestés dans l'œuvre de Cassiodore241. Le
droit d'y recevoir sa part dépend de l'inscription sur des registres tenus
par Yerogator opsoniorum dont le nom indique qu'il est maintenant
responsable de toutes les distributions annonaires242. Cela n'a rien d'éton-

ci-dessous, p. 502 pour les prix connus à l'époque ostrogothique. Il semble


que ce royaume ait conservé le niveau romain des prix, alors que les Vandales, par
exemple, voyaient les prix nominaux baisser fortement. Faut-il y voir la conséquence du fait
que, chez les premiers, les charges publiques, en particulier l'alimentation de Rome,
coûtaient très cher, alors que les seconds, débarrassés du poids de l'annone en blé et en
huile, connaissaient une situation déflationniste?
236 Cf. ci-dessus, p. 103-104.
237 Pour l'origine du vin au IVe siècle, voir ci-dessus, p. 48, n. 27. Voir ci-dessous,
p. 134-137, sur l'origine sicilienne d'une part prépondérante du blé annonaire à l'époque
byzantine. Toute la question serait de savoir, si nous disposions de sources, si c'est la
ponction en blé sur la Sicile qui a augmenté, ou seulement la place relative de l'île dans
l'approvisionnement total de Rome.
238 P. -A. Février, Ostie et Porto à la fin de l'Antiquité : topographie religieuse et vie
sociale, MEFR 70, 1958, p. 295-330.
239 Sur le halage des barques de l'annone entre Porto et Rome, au début du Ve siècle,
ci-dessus, p. 125.
240 Cf. n. 228.
241 Cassiodore, Variae, 9, 5, éd. cit., p. 351-352 : Ce passage, adressé à tous les évêques
et curiales (honorait) ne se rapporte pas uniquement à Rome et ne s'y rapporte peut-être
pas du tout; cependant si l'assistance pendant une famine est accordée par les gradus
dans telle ou telle ville de province, il devait en être encore de même dans l'ancienne
capitale.
242 Cassiodore, Variae, 12, 11, éd. cit., p. 475-476 : Yerogator est nommé pour effectuer
les distributions (quapropter opsonia romano populo distribuanda ab ilia indictione propi-
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 133

nant puisque l'inscription sur la liste des incisi donne droit à


l'ensemble des prestations; on ne saurait en conclure à la disparition des men-
sae de l'huile car l'unicité des registres ne suffit pas à prouver que tout
était donné en même temps et au même endroit : on pouvait donc
toucher le pain sur les gradus et l'huile ailleurs243. L'erogator opsoniorum
est assurément un personnage très important, peut-être un subordonné
direct du préfet de l'annone puisqu'il règle toutes les distributions et
doit en outre lutter contre la tentation d'inscrire à tort des non-
citoyens : «Que ne devienne pas Latial (c'est-à-dire habitant de la ville
de Rome) par concussion celui qui n'a pas par la naissance les droits de
cette cité. Il faut toujours honorer les droits que le nom donne aux
peuples . . . Ces faveurs de l'annone appartiennent aux Quirites (les citoyens
de Rome) . . .»244. On ne saurait être plus clair sur le rôle premier de
Yerogator : éviter les inscriptions frauduleuses sur les listes de
bénéficiaires. On ne pourrait non plus donner preuve plus éclatante de la
continuité de l'annone jusqu'au VIe siècle : elle reste ce qu'elle avait été
depuis ses origines, une prestation civique, et elle exerçait encore un
attrait suffisant pour qu'on intime l'ordre à Yerogator de n'accepter
aucune inscription illégale. En effet ceux qui en profitaient étaient sûrs
d'avoir toujours un minimum de nourriture, ce qui était aussi
important que la gratuité des distributions à une époque où les disettes
étaient fréquentes.
C'est cette permanence, sans exception notable, des institutions
annonaires qui justifie de manière, à mon sens suffisante, l'hypothèse
que les rations, sur lesquelles nous sommes dépourvus de toute
information, n'ont guère été modifiées, sauf cas de nécessité, pendant une
crise particulièrement dure.
Rome n'était cependant plus ni la capitale ni une ville
suffisamment importante pour rester à l'écart de l'évolution qu'on note dans les
autres villes, Constantinople exceptée.

tia Ubi divinitate concedimus). Voir n. 244, sur son rôle dans les inscriptions sur les listes
de bénéficiaires.
243 II en était déjà ainsi au IVe siècle puisque les distributions d'huile se faisaient dans
des mensae, distinctes des gradus ; cf. ci-dessus, p. 74.
244 Cassiodore, Variae, éd. cit., p. 474-475 : Non fiat Latialis pretto, qui civitatis illius
non habet jura nascenda. Honorandum semper est quod nomen gentibus dédit . . . Munera
ista Quiritum sunt . ..». Le privilège annonaire était suffisamment important pour être
recherché par concussion, à moins que le préfet de l'annone n'ait vendu le droit à ces
distributions pour obtenir des fonds utiles à quelque investissement public.
134 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

2) Un nouveau responsable

Un passage du Liber pontificalis de l'Eglise de Rome, elliptique


comme presque tous ceux qui se rapportent à cette période, pose dès
les origines de l'occupation ostrogothique la question des rapports
entre la papauté et l'annone. On verra plus loin que le pontife romain
géra l'annone au moins à partir du milieu du VIe sièle et on verra
d'autre part que tous les évêques, dans le royaume ostrogothique comme
dans l'Empire, administrèrent le grenier municipal à des dates
variables, mais le plus souvent dès la fin du Ve siècle. Si par hasard le pape
contrôlait déjà l'annone, Rome serait rentrée dans le rang des cités
puisque l'annone, devenue service municipal, ne dépendrait pas
directement du souverain. Ce que nous venons de constater en lisant le reste
de la documentation montre qu'il ne peut en avoir été ainsi sous le
règne de Théodoric. Pourtant le pape intervient.
Le biographe du pape Gélase (492-496), le contemporain de la
conquête ostrogothique en Italie, mort avant le voyage de Théodoric à
Rome (500), dit en effet : Hic fuit amator pauperum et clerum ampliavit.
Hic liberavit a periculo famis civitatem romanam245, il fit du bien aux
pauvres et développa le clergé. Il délivra la cité romaine du péril de la
famine. La concision du texte et la compétence des spécialistes qui
rédigeaient ces notices avec beaucoup de soin et de rigueur exigent une
analyse très serrée de chaque terme.
Les deux indications sur l'amour les pauvres et sur l'intervention
pendant une famine sont suffisamment rares dans les notices relatives
aux papes des Ve et VIe siècles pour qu'on ne puisse y voir des formules
stéréotypées, vides de sens246. Elles correspondent donc à l'attitude réel-

245 Le liber pontificalis, texte, introduction et commentaire, par L. Duchesne, t. 1,


Paris, 1886; p. 255. Je traduis ampliavit par un terme neutre: «développa». Cependant,
comme il est dit plus loin que, sous son pontificat, clerus crevit, l'auteur veut sans doute
dire ici qu'il fit des cadeaux au clergé.
246 Le pape Léon (440-461), célèbre pour sa charité, n'a droit dans le Liber pontificalis
qu'au rappel de ses constructions, restaurations, créations de monastères ou nominations
de clercs (op. cit., p. 238-239). Je ne vois guère, pour le VIe siècle que la mention du
rachat de prisonniers par Symmaque (498-514) {op. cit., p. 263), la construction d'abris
(habitacula) pour les pauvres, par le même (ibid.), la distribution de nourriture aux seuls
clercs par Boniface II (530-532) (op. cit., p. 281 : et alimoniis multis in periculo famis clero
subvenit). Quand la famine menace, c'est l'empereur qui envoie des secours aux Romains
(op. cit., p. 308 : pour éviter la trahison des populations affamées qui passaient aux Lom-
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 135

le du pape, en particulier son intervention pour soulager la population


romaine, qui se rapporte évidemment à la crise frumentaire
mentionnée dans une œuvre de Gélase247. Faut-il cependant voir dans les deux
formules amator pauperum et liberavit a periculo famis civitatem roma-
nam deux manières de dire la même chose? Je ne le crois pas pour
plusieurs raisons.
D'abord la fin de la première phrase : clerum ampliavit s'interpose
entre elles et rend peu vraisemblable l'idée qu'elles constitueraient une
sorte de redondance, d'ailleurs mal à sa place dans un texte aussi
ramassé. Le développement du clergé va de pair avec l'amour des
pauvres; ce sont deux aspects de l'action que doit mener tout évêque et l'on
trouve plus loins mention de la troisième, la construction des édifices
de culte248. La première phrase se rapporte bien à des activités exercées
en tant que clerc et forment un tout autonome. La seconde peut
difficilement avoir la même signification car jamais il n'est dit qu'un évêque,
agissant en tant que pasteur de son Eglise, fasse du bien à sa cité,
comprise comme un tout, sauf pour dire qu'il a bien guidé l'ensemble des
âmes placées sous sa responsabilité. Le fait qu'il ait non pas soulagé les
pauvres mais libéré toute la cité pendant la famine ne peut se
rapporter à son action pastorale. Cela rappelle ce que nous avons constaté à
propos de l'annone qui est servie à tout le corps civique sans distinction
de fortune, et ce que nous constaterons en étudiant les responsabilités
civiles des évêques en ce qui concerne l'approvisionnement dans tout
l'Empire certes mais aussi dans le royaume ostrogothique, à peu près

bards, Justin II quia Roma pericîitaretur fame et mortalitate misit in Egyptum et oneratas
naves frumento transmisit Romae).
247 Gélase Ier, Lettre contre les Lupercales et dix-huit messes du sacramentaire Léonien,
éd. et trad. G. Pomarès, Paris, 1959 (Sources chrétiennes, 65): «Vos Dioscores, eux, au
culte desquels nous n'avez pas voulu renoncer, pourquoi ne vous ont-ils pas donné des
mers favorables pour que, en plein hiver, arrivent ici les navires chargés de blé et que la
cité ne souffre pas de la disette? Est-ce dans les jours qui suivront, en été, que cela se
produira? Mais c'est là un bienfait établi de tout temps par Dieu, non le fait inexistant
qu'on a persuadé les Dioscores». Outre la réalité de difficultés frumentaires, le texte
confirme la nécessité d'un apport de blé venu de loin par des bateaux qui ne peuvent
affronter la tempête, blé que le marché local ne peut fournir. On apprend aussi que le
mare clausum est toujours respecté.
248 A la fin de la notice consacrée au pape, on trouve l'obligatoire enumeration des
consécrations et fondations d'édifices et des nominations de clercs.
136 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

au même moment249. Enfin, si nous avions affaire à une action


charitable du pape utilisant ses ressources personnelles ou celles de son église,
l'auteur de la notice aurait pris soin de le suggérer d'une manière ou
d'une autre : il n'aurait pas «libéré la ville» mais «consacré sa fortune»,
avec éventuellement l'indication précise des sommes affectées à cette
œuvre250. Donc tout conduit à considérer que Gélase intervint
réellement dans le fonctionnement des distributions municipales. Mais quel
rôle pouvait-il jouer dans une institution qui demeurait si
traditionnel e, contrôlée par le préfet de l'annone qui en a manifestement toute la
responsabilité - comme nous l'avons amplement constaté -, sous les
ordres du préfet du prétoire?
On pourrait éviter la difficulté en supposant que cette phrase est
une interpolation mais, outre que cette solution de facilité est toujours
dangereuse lorsqu'on n'a pas de raison pressante d'y recourir, on
imagine mal pourquoi on aurait ajouté une phrase unique en son genre
dans toute la partie du Liber pontificalis relative aux papes élus avant
l'an 800. Comme nous allons bientôt voir que, dès le lendemain de la
reconquête byzantine, le pape est mêlé directement à la gestion de
l'annone, on est conduit à formuler une hypothèse qui n'est pas en
contradiction avec ce que nous savons du préfet de l'annone et qui donne au
pape les moyens d'un début d'intervention. Le préfet gère l'annone
mais apparemment n'intervient pas en période de crise aiguë. Le pape
n'intervient que pendant une crise. Or il existait, aux IVe et Ve siècles,
une caisse spécialement consacrée aux interventions exceptionnelles
lorsque l'annone ne suffisait pas pour une raison ou pour une autre :
Varca frumentaria qui disposait de fonds suffisants pour acheter du
blé251. Cette caisse ne dépendait pas directement de l'empereur mais du
Sénat; donc le préfet de l'annone n'avait pas à s'en occuper tandis que
l'évêque, s'il a reçu, à Rome comme partout ailleurs, la responsabilité
des affaires municipales, peut très bien la gérer en accord avec le
Sénat, ce qui placerait Rome dans la même situation que les autres vil-

249 Voir, pour l'Italie, Cassiodore, Variae, 9, 5, p. 351-352 et 12, 27, p. 495-496,
commentées ci-dessous, p. 430-432.
250 Le Liber pontificalis s'étend avec beaucoup de détail sur toutes les dépenses
importantes du pape, car le rédacteur avait accès aux registres comptables, où tout était
consigné (en effet, le pape ne pouvait disposer à sa guise des revenus de son église) ; aussi
est-on sûr que l'assistance à la population romaine pendant la famine n'a pas été inscrite
au budget ecclésiastique.
251 Pour Varca frumentaria, voir ci-dessous, p. 213-217.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 137

les où les principales tiennent lieu de Sénat ; il peut aussi la gérer seul,
comme cela semble bien être le cas par la suite252.
Si cette hypothèse, fragile certes mais seule capable de concilier
deux sources apparemment contradictoires, est retenue, on assiste sous
le règne de Théodoric, à la première intervention certaine du pape
dans la gestion de l'annone253.
Son rôle ne fit que grandir à l'époque byzantine, au moment de la
mutation décisive.

C - La disparition de l'annone romaine

Rome avait pu conserver un statut privilégié bien après qu'elle eut


perdu son statut de capitale car elle resta la plus grande ville de
l'Empire jusqu'à la séparation de la pars occidentalis et de la pars orientalis ;
au-delà de cette coupure elle demeura la plus grande ville de l'empire
d'Occident puis la plus grande ville du royaume ostrogothique.
Cependant, après la reconquête de Bélisaire, en 536, Rome n'est plus qu'une
ville de province sans commune mesure avec Constantinople,
Alexandrie ou Antioche, même si elle dépasse toutes les autres villes
d'Occident. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer les 120 000 muids de
blé que Théodoric est fier d'avoir ajoutés aux prestations de l'annone
avec les 24 000 000 que l'empereur servait chaque année à sa capitale.
Les ravages de la guerre gothique, le départ des sénateurs qui restaient
encore dans Rome finirent de lui ôter tout prestige à l'Est. Seul le
patriarche romain constituait une force capable de discuter avec le
pouvoir mais, à partir de la reconquête, ce dernier manqua le plus
souvent d'égards envers le pontife, qui finit par prendre au VIIe siècle la

252 L'arca frumentaria apparaît d'ailleurs comme identique au σιτωνακόν que l'on
trouve dans les villes de province et qui est géré par l'évêque (ci-dessous, p. 313-317).
253 Aucun indice, dans l'œuvre variée du pape Léon, ne laisse transparaître la
moindre responsabilité dans l'administration civile de Rome. Il en est de même pour tous les
papes antérieurs (voir Ch. Pietri, Roma Christiana, Paris, 1974 (Bibliothèque des Ecoles
françaises d'Athènes et de Rome, 224), passim). C'est peut-être la présence d'une
importante administration impériale et d'un Sénat prestigieux qui a retardé l'intervention de
l'évêque dans l'administration municipale. Sur le rôle des évêques dans la vie de leur cité, voir
ci-dessous, p. 316-317. Sur la puissance, jusqu'à la fin de l'époque ostrogothique, du Sénat
romain, voir, pour le début de la période, A. Chastagnol, Le Sénat romain sous le règne
d'Odoacre, Bonn, 1966 (Antiquitas, Reihe 3, série in 4°, 3).
138 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

tête du mouvement particulariste italien, avant de se tourner vers


d'autres protecteurs, lorsque le danger lombard devint trop menaçant et
que le pouvoir impérial se fit trop distant avec la crise iconoclaste, au
début du VIIIe siècle.
Les sources parlent toujours fréquemment de Rome sans pour
autant nous livrer beaucoup d'informations sur la vie sociale dans la
ville même. Les chroniques ne s'intéressent plus guère qu'aux rapports
entre le pape et les souverains de Constantinople, sauf Procope
décrivant les sièges des Goths ou Grégoire de Tours faisant allusion aux
crues catastrophiques du Tibre. Les correspondances diplomatiques
entre l'empereur et le pape portent surtout sur des questions théologiques
sans grand intérêt direct pour nous, même si elles jettent quelque
lumière sur l'arrière plan socio-économique. Les correspondances
administratives, émanant le plus souvent de la ville et plus précisément de
la chancellerie pontificale, nous renseignent sur ses rapports avec les
provinces ou l'étranger mais pas sur la situation dans Rome où l'on se
parlait plus qu'on ne s'écrivait sauf dans les cas très particuliers des
lettres de nomination par exemple; les informations qu'on peut en tirer
sont presque toujours indirectes. Nous en sommes réduits, outre un
paragraphe difficile d'une loi sur la réorganisation administrative de
l'Italie et quelques vies de saints tardives et victimes des lois du genre,
au Liber pontificalis, source de tout premier ordre, ccmme on l'a déjà
noté, dont les notices sont désormais rédigées peu de temps après la
mort des papes par des témoins des faits qui avaient en outre accès aux
archives, mais source trop concise pour satisfaire toute notre curiosité.
Il faut donc reconstituer toute la fin de l'institution annonaire à partir
de ces fragments de textes qui exigent, pour être utilisables, d'être
comparés à des documents contemporains plus explicites.
L'effort mérite d'être fait car les rapports entre le pape et l'annone
sont intéressants à plus d'un titre : il lèvent en particulier un coin du
voile sur le rôle grandissant du pontife dans sa ville, sur ses rapports
avec l'empereur et même sur l'évolution interne de Rome254.

254 Les développements qui suivent doivent beaucoup au travail sous presse de B.
Bavant, Le duché byzantin de Rome, dont j'ai pu utiliser le manuscrit. Que l'auteur en soit
remercié. Les informations de Procope, importantes par sa qualité de témoin oculaire
perspicace et bien renseigné, méritent d'être regroupées. Lorsqu'un siège commence en
hiver, menaçant de provoquer la famine, les futurs assiégés règlent la question de
l'alimentation en chassant les civils qui, peut-être, n'avaient nulle envie d'assister aux
opérations militaires et qui sont revenus par la suite {De bello gothico, 5, 25, 2, éd. G. Wirth,
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 1 39

1) Annona et horrea ecclesiastica

Le paragraphe 22 de la pragmatique sanction par laquelle Justi-


nien rétablit en 554 le fonctionnement d'une administration normale
après les troubles de la guerre contre les Goths, prouve, malgré son
titre dans les manuscrits qui nous l'ont transmise, la persistance de
l'annone civique à Rome, 18 ans après le début de la conquête : «Que
l'annone soit fournie aux médecins et à diverses personnes. L'annone
que Théodoric avait l'habitude de donner et que nous avons aussi
accordée aux Romains, nous ordonnons qu'on la donne à l'avenir de
même que les annones qu'on avait l'habitude de verser aux
grammairiens, aux orateurs, ainsi qu'aux médecins et aux juristes»255.
Le texte est manifestement corrompu, ce qui n'étonnera guère
s'agissant de cette loi. Le titre n'a aucun sens dans l'état où il nous est
parvenu. Annona ministretur est un singulier qui ne peut en aucun cas
désigner les annonae dispensées aux médecins certes mais aussi aux
orateurs, grammairiens . . ., car dans ce cas on emploie
obligatoirement le pluriel, dans la totalité de la documentation connue, de langue
latine ou grecque : l'annone civique est un tout dont chacun reçoit sa

Leipzig, 1963, p. 123). Quand Bélisaire voulut faire remonter le Tibre par les bateaux
annonaires, il éprouva de grandes difficultés, car il se trouvait sur la rive gauche, alors
que la route située de ce côté était inutilisable (6, 7, 6, p. 180) : c'est donc que les bateaux
étaien halés sur l'autre rive, de Porto à Rome. C'est toujours de Sicile qu'on reçoit du blé
pour secourir la ville affamée (7, 15, 9-12; cf. Jordanès, Romana et Getica, éd. Th.
Mommsen, Berlin, 1882, MGH, AA, 5, p. 50, qui indique lui aussi que l'annone de Rome
vient de Sicile. Son acheminement constitue, pour lui, un grand souci pour Bélisaire,
preuve qu'elle joue encore un rôle déterminant dans l'approvisionnement de Rome). Au
cours du siège commencé au printemps, avant que le blé de l'annone ait eu le temps
d'arriver, car le mare clausum était appliqué, les prix atteignent des niveaux
exceptionnels : 7 sous pour 1 médimne de blé ; le médimne valant normalement 6 muids, le prix
serait de 1, 16 sou pour 1 muid. C'est très largement supérieur à tous les prix connus et il
faut interpréter assez fortement cette formulation archaïsante qui utilise une unité de
capacité depuis longtemps abandonnée (cf. ci-dessous, p. 501, n. 33). L'existence d'une
famine à ce moment est confirmée par le fait que la viande, dont le prix n'augmente
normalement que très peu en période de famine, car on peut s'en passer, atteignit elle-
même des records, preuve qu'on n'avait rien à manger puisque la viande était très
recherchée : un bœuf, dont le prix moyen ne dépassait pas 10 sous, s'échangeait contre 50
sous (7, 17, 10).
255 Constitutio pragmatica, éd. dans NJ app. 7, p. 802 : Ut annona ministretur medicis
et diversis. Annonam etiam quant et Theodoricus dare solitus erat, et nos etiam Romanis
indulsimus, in posterum etiam dari praecipimus, sicut etiam annonas quae grammaticis ac
oratoribus vel etiam medicis vel jurisperitis antea dari solitum erat.
140 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

part; les annones qui tiennent lieu de salaires, soldes ou honoraires,


sont des unités indépendantes qu'on additionne et dont le total ne fait
jamais un ensemble homogène que l'on désignerait par annona au
singulier. La première, on l'a vu, consiste en une enveloppe budgétaire
globale et constante, les secondes constituent une somme fluctuante
de dépenses en perpétuelle évolution256. Il faut donc nécessairement
comprendre : que l'annone soit fournie au peuple romain et que les
annones le soient aux médecins et autres bénéficiaires. Une telle
formule ne fait pas de difficulté car, si l'annone est encore donnée
gratuitement au peuple qui fut roi et les annones versées comme salaires
aux personnes qui émargent au budget de la cité n'ont rien de
commun dans leur origine et leur versement, elles n'en forment pas moins
l'une et l'autre des postes du budget municipal, payables partiellement
ou totalement en nature257; il n'était donc pas illogique de les
rapprocher dans un même paragraphe à une époque où l'un et l'autre de ces
postes ne représente plus une dépense considérable. Le copiste aura
commis une faute banale d'haplographie en sautant directement de
annona à annonae quelques mots plus loin et aura «corrigé» le pluriel
ministrentur pour rendre sa phrase correcte258. Le texte de la loi
confirme la correction du titre. Le législateur distingue bien entre
l'annona et (sicut etiam) les annonae; la première est servie aux
Romains (Romanis), qui ne sont manifestement pas des pauvres secourus
mais constituent toujours le corps civique, tel que nous l'avons défini
pour le IVe siècle, les autres rétribuent un service public rendu dans la
cité de Rome. Il ne fait aucun doute que l'annone était distribuée en
554 de la même manière qu'à l'époque de Théodoric et de ses
successeurs qui, eux-mêmes, nous l'avons vu, continuent la tradition constan-

256 Cette distinction, constante dans toute la documentation législative, est nettement
marquée par les traductions grecques de annona : άννώνα traduit ce terme quand il a le
sens de «salaire», alors que plusieurs termes sont utilisés pour désigner l'annone civique
(ci-dessous, p. 195-199).
257 Nous verrons, dans la seconde partie, que l'assistance alimentaire constitue l'un
des postes du budget municipal à côté des salaires de fonctionnaires divers. Ce
rapprochement de l'annone et des annones constitue peut-être un indice qu'à Rome aussi
l'annone n'est plus un poste du budget impérial, mais qu'elle est désormais confiée à
l'administration urbaine, sous la direction de l'évêque. L'ancienne capitale est réduite au rang
de ville provinciale.
258 II faut donc restituer, pour le titre, une formule telle que : Ut annona ministretur
populo annonaeque ministrentur medicis et diversis. Si on préfère ne pas corriger, on se
trouve devant un texte dont le sens ne change pas, mais qui n'est guère correct.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 141

te depuis Auguste; mais Justinien fait référence à l'âge d'or de Théo-


doric où, grâce à la paix, les villes étaient ouvertes, le blé, à bon
marché et le vin, abondant259, manifestement pour suggérer qu'une ère
aussi prospère s'ouvre en Italie.
Cette loi, ainsi reconstituée, prouve d'abord que le service de
l'annone n'a pas été supprimé même si son fonctionnement a pu être gêné,
voire interrompu, pendant les périodes les plus dures de la guerre, en
particulier pendant les sièges260. L'empereur ne se contente pas de dire
que, désormais, il va verser ou rétablir l'annone; il affirme très
clairement qu'il l'a fait distribuer (indulsimus) et qu'il continuera de le faire
(in posterum dari praecipimus); rien n'impose de ne pas le croire.
Puisque ce service public n'a pas été remis en cause, au moins dans son
principe, même aux heures les plus noires de la guerre, l'engagement
de la servir maintenant que la paix est définitivement rétablie - c'est du
moins ce que pense l'empereur après sa victoire sur la guérilla ostrogo-
thique - ne peut être considéré comme un vœu pieux sans
conséquences pratiques, car, autant on peut imaginer un souverain promettant au
lendemain d'une conquête le maintien d'avantages qu'il ne pourra ou
ne voudra pas assurer par la suite, autant la décision clairement
annoncée de poursuivre 18 ans après le début de la guerre, alors qu'il
contrôle parfaitement la situation, ce qu'il a maintenu pendant les pires
moments, ne peut être que l'expression d'une résolution de tenir
effectivement cet engagement. En outre l'engagement de distribuer l'annone
que «Théodoric avait l'habitude de donner» laisse supposer que les
quantités n'ont pas été diminuées. Mais ce n'est qu'une hypothèse.
Correctement interprétée, une décision surprenante du pape Sabi-
nianus (604-606) prouve à la fois que l'annone fut assurée jusque sous
son pontificat et qu'elle disparut alors. Le Liber pontificalis nous
apprend que, sous son pontificat, éclata une famine, ce qui le conduisit à
faire la paix avec les Lombards et à ordonner l'ouverture des greniers

259 L 'Anonymus Valesianus présente l'époque de Théodoric comme un âge d'or (§ 67,
71, 73, éd. cit., p. 17-18): Théodoric restaura les villes, fit régner l'ordre et, sous son
règne, les denrées furent à très bon marché. Procope se fait l'écho de cette réputation
dont Justinien cherche à tirer parti en s'en réclamant {De bello gothico, 5, 1, 31, éd. cit.,
p. 9). Le règne de Théodoric représentait encore l'âge d'or de la société italienne pour
Paul Diacre, Historia romana, 15, 18, éd. H. Droysen, Berlin, 1879 (MGH, AA, 2), p. 215.
260 Procope, De bello gothico, 5, 25, 2, éd. cit. p. 123.
142 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

de l'Eglise et la vente de leur blé261. Cette mesure n'a rien que de très
banal en apparence si, comme on l'a généralement supposé, le pape a
vendu le blé destiné aux distributions gratuites en faveur des pauvres,
pour atténuer les effets de la famine262. La démarche paraît logique :
puisque tout le monde a faim, on fait profiter toute la population du
blé de l'Eglise, mais comme on autorise des habitants disposant de
ressources à en bénéficier, on le vend au lieu de le leur donner, ce qui
procurera des fonds avec lesquels on refera les stocks affectés aux
pauvres; ceux-ci retrouveront finalement tout le blé qu'on leur a attribué et
l'Eglise n'aura rien perdu ni rien gagné. Mais alors on ne peut
expliquer deux détails. Le premier, cité par le Liber pontificalis lui-même,
concerne le long détour imposé à la dépouille du pape de peur de
manifestations, pendant son transport jusqu'à Saint-Pierre263. Accorder
deux lignes à ce récit dans une notice qui en compte seulement six,
suppose que l'événement parut d'importance et témoigne d'un grand
échauffement des esprits. Bien plus, la haine suscitée par ce pape
donna lieu à l'élaboration d'une légende rapportée par Paul Diacre dans sa
vie de Grégoire le Grand264. Le saint serait apparu trois fois à son suc-

261 Liber pontificalis, éd. cit., p. 315 : Eodem tempore fuit famis in civitate romana
gravis. Tune facta pace cum gente Langobardorum et jussit aperire horrea ecclesiae et venun-
dari frumento per solidum unum tritici modios XXX. L'ordre des faits surprend si on
admet que le pape ouvrit les greniers de l'Eglise pour soulager la population. En effet,
une fois le siège terminé, il est moins utile de livrer du blé public. Par contre on peut
comprendre qu'il avait fermé ces greniers pendant le siège, car ils étaient vides, et qu'il
les rouvrit une fois la paix conclue, mais que, pour une raison quelconque, il décida alors
de rendre les distributions payantes.
262 C'est l'interprétation de L. Duchesne, op. cit., p. 315, reprise souvent par les
commentateurs, car ce passage, apparemment banal n'a pas retenu l'attention. Le prix du
blé, 30 muids pour 1 sou, aurait cependant dû intriguer, car il est inférieur au prix
moyen généralement admis, et égal à celui qu'il faut considérer comme exact. A quoi bon
noter un prix aussi banal, surtout quand c'est le seul prix de denrée reproduit dans le
Liber pontificalis ?
263 Liber pontificalis, p. 315, avec le commentaire de L. Duchesne.
264 Paul Diacre, Vie de Grégoire le Grand, 29, éd. dans PL 75, col. 58. Il affirme sans
nuance que le seul crime de Sabinianus fut d'avoir vendu du blé des greniers
ecclésiastiques pendant une famine : cum fames validissima . . . grassaretur, et is qui ei (= Grégoire)
in sede pontificali successerat horrea Ecclesiae èmentibus frumento aperiret. Paul Diacre
continue en précisant que le pape supprima ainsi les ressources que Grégoire avait
données aux institutions d'assistance qui ne peuvent acheter ce blé. On peut mériter l'enfer et
périr sous les coups de la vengeance divine en se comportant ainsi, on ne peut provoquer
des mouvements populaires qui laissent de très longues traces, quand on connaît les
moyens limités dont disposait l'assistance aux pauvres (ci-dessous, p. 540-558). En fait,
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 143

cesseur pour l'inciter à pratiquer la charité mais, n'y parvenant pas, il


lui aurait fracassé le crâne, provoquant ainsi son décès. La vente du blé
à son prix moyen, l'impopularité du pape jusqu'à sa mort et même bien
au-delà, au point qu'une légende circulait encore à Rome deux siècles
plus tard, constituent des faits évidemment liés les uns aux autres et le
premier est cause des deux autres. Quel est donc cet acte si important
que le Liber pontificalis n'ose le cacher, même s'il le rapporte sans
détails, pour en dissimuler la gravité?
Ce ne peut être la vente temporaire à prix public du blé
normalement réservé aux pauvres dont toute la population aurait profité, à
l'exception des pauvres incapables de le payer et donc prêts à manifester
leur colère; en effet le nombre des assistés par la charité pontificale
était toujours si faible qu'ils n'auraient pu provoquer des troubles et
imposer une légende à eux seuls. Par contre, si on rapproche de cette
décision la suppression par l'empereur de l'annone gratuite de
Constantinople, en 618, et le déclin de l'assistance publique dans toutes les
autres villes de l'Empire vers cette époque265, on est conduit à supposer
que le pape a supprimé les prestations gratuites de l'annone qui étaient
encore assurées au début de son pontificat266. C'était là une décision
suffisamment révolutionnaire pour laisser des souvenirs longtemps
après et pour entraîner la colère d'une population brusquement obligée
d'acheter la totalité de son blé qui lui était toujours fourni
régulièrement mais dont elle ne payait auparavant que la moitié. Il reste
cependant à expliquer, pour que cette interprétation soit recevable, comment
les greniers ecclésiastiques peuvent avoir un rapport avec l'annone et
comment le pape peut prendre seul la décision de supprimer cette
annone, car si la décision était venue de Constantinople, c'est
l'empereur qui aurait été conspué et le Liber pontificalis n'aurait pas manqué
de souligner l'hostilité du pape à une telle mesure.
Archéologie, sources narratives et administratives convergent pour
attester que les greniers publics et le blé qu'ils contiennent sont passés

Paul Diacre, qui disposait du même texte que nous, ou d'une notice plus détaillée - dont
le Liber pontificalis donnerait une forme abrégée - et qui, en outre connaissait la légende
circulant dans Rome, a cru d'autant plus facilement ces récits que, de son temps, on
ignorait tout de l'annone civique, depuis longtemps disparue.
265 Ci-dessous, p. 271-275 et 483.
266 C'est l'interprétation retenue, et non explicitée car elle lui semblait évidente, par
l'excellent spécialiste A. Kalsbach dans l'article annona du Reallexikon für Antike und
Christentum, éd. Th. Klauser, t. 1, 1950, col. 443-446.
144 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

sous le contrôle du pape, devenu, ici, comme dans les autres villes, à
l'exception de la capitale, le responsable suprême de la politique
d'assistance publique267.
Depuis longtemps les fouilles révèlent que certains greniers de
l'annone romaine ont continué à fonctionner jusqu'au VIIIe siècle au
moins. Il n'est pas sûr que la totalité des greniers encore utilisés ait été
maintenue en parfait état mais, en sens contraire, nous sommes loin de
connaître tous les greniers antiques encore en service à l'époque
byzantine268. Comme la population, et donc les besoins, ont considérablement
diminué, il nous suffit de savoir que certains fonctionnaient, et non des
moindres, pour supposer que Rome disposait encore d'un nombre
suffisant à'horrea.
Les archéologues ont aussi constaté avec étonnement qu'une partie
de ces greniers était aménagée en lieux de culte. Le début des travaux
coïncide approximativement avec la reconquête puisqu'il se situe vers
le milieu du VIe siècle269. L'église n'occupe jamais la totalité du grenier,

267 Ci-dessous, p. 316-317, pour les autres villes de l'Empire.


268 Rome comptait 290 greniers au IVe siècle (A. Chastagnol, La préfecture urbaine à
Rome sous le Bas-Empire, Paris, 1960 {Publications de la faculté des lettres et sciences
humaines d'Alger, 34), p. 308. L'archéologie n'en a pas mis le dixième au jour et on ignore
aussi bien le nombre de ceux qui étaient encore utilisés au VIe siècle, que leur état.
269 Mise au point critique de B. Bavant, op. cit., sous presse, qui renvoie à la
bibliographie antérieure. L'archéologie romaine d'époque byzantine pose presque autant de
questions qu'elle aide à en résoudre. Cependant l'interprétation que je propose des textes
restitue aux monuments un cadre social qui correspond à la présentation qui en est faite par
ceux qui les ont fouillés. A Sainte-Marie-in-Cosmedin, construite dans les anciens
bâtiments de l'annone, les influences byzantines sont nettes (G. B. Giovenale, La basilica di
Santa Maria in Cosmedin, Rome, 1927, p. 332, à compléter, comme pour toutes les églises
qu'il a jusqu'à présent étudiées, par R. Krautheimer, Corpus basilicarum christianarum
Romae, Cité du Vatican, t. 2, 1962, p. 277-307), et indiquent une période postérieure à la
reconquête de Bélisaire. Il restait à expliquer la raison de cette construction à ce
moment; c'est chose faite si on admet la prise en main de l'annone par le pape à cette
époque. Pour les deux églises construites dans des horrea, la date proposée correspond
chaque fois aux environs de l'an 600, mais on sent chez les archéologues comme un
regret de devoir leur attribuer une date si haute (pour Saint-Théodore, A. Bartoli, Gli
horrea agrippiniana e la diaconia di san Teodoro, Mon. ant. pubbl. per cura della R. Ac.
naz. dei Lincei, t. 27, 1922, p. 373-402; pour Sainte-Marie-in- via-Lata, E. Sjöqvist, Studi
archeologici e topografici intorno alla piazza del collegio romano, Opuscula archaelogica,
Lund, 1946 (Istituto storico svedese, 4), p. 47-148), alors que les diaconies associées à ces
édifices n'apparaissent que plus tardivement. En fait, nous verrons ce qu'il faut penser
de l'institution des diaconies (ci-dessous, p. 164-183). Quelles que soient les réserves
suscitées par les méthodes anciennes de fouille, ces conclusions ont été acceptées par R. Krau-
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 145

ce qui suggère que le reste demeurait affecté à sa fonction première.


Le seul examen des indices architecturaux et des peintures, sans
référence aux textes, a conduit à supposer une prise en main des anciens
horrea par l'Eglise270. Tant que les historiens leur présentaient l'Eglise
et l'Etat comme deux réalités distinctes et souvent concurrentes,
malgré les liens profonds qui les unissaient, les archéologues devaient
admettre une rupture à un certain moment qu'il fallait bien situer au
cours du VIe siècle ou, au plus tard, au début du VIIe siècle : l'Eglise
aurait reçu ou usurpé l'usage des greniers publics qu'elle aurait
aménagés pour dispenser la charité aux pauvres de Rome au lieu de continuer
à dispenser à tous les citoyens les prestations annonaires
traditionnelles. C'est alors que les distributions publiques, gratuites ou non,
auraient cessé.
On trouve, dans les trop rares textes, des éléments qui confirment
l'existence d'un changement, à condition de les lire à la lumière des
apports de l'archéologie. Procope est le dernier à nous parler des
greniers publics de Rome271 et la pragmatique sanction est la dernière à
présenter l'annone comme une institution purement civique et civile272.
Cependant les conditions dans lesquelles le texte fut élaboré laissent
penser à une possible collaboration entre pouvoir civil et pouvoir
religieux, et à une distribution par l'Eglise du blé affecté par l'Etat à
l'annone romaine273.

theimer, op. cit., t. 3, p. 81, pour Sainte-Marie-in- via-Lata dont les murs pourraient dater
de la fin du VIe siècle, et par P. Toesca, Storia dell'arte italiana, t. ί, II medioevo, Turin,
1927, p. 220, pour saint-Théodore qui daterait des environs de 600, sans qu'on puisse
préciser davantage. Ces constructions doivent être mises en relation avec la mention des
horrea ecclesiastica à partir du pontificat de Grégoire le Grand.
270 C'est le grand mérite de A. Bartoli et E. Sjöqvist (cf. à la note précédente) de
l'avoir compris, avant la floraison des hypothèses aventureuses sur l'origine des diaco-
nies romaines, qui brouilla le débat.
271 Bélisaire, entrant dans Rome, fit engranger dans les greniers publics (έν οΐκήμασι
δημοσίοις dit notre puriste qui répugne aux néologismes, ici horreum - ώρεΐον) le blé
qu'il avait amené de Sicile dans ses bateaux (Procope, De bello gothico 5, 14, 17; éd. cit.,
p. 78). Cassiodore témoigne qu'ils étaient encore entretenus vers 510 (Variae, 3, 29)
272 Cf. ci-dessus, n. 254.
273 Bien que le texte ait été adressé au représentant de l'empereur, chef de
l'administration civile (Antiocho viro magnifico praefecto per Italiam), la Pragmatique Sanction a
été publiée à la demande du pape, à qui on reconnaissait donc une certaine compétence
dans cette administration civile, au moins à titre de représentant privilégié des intérêts
locaux de toute l'Italie (pro petitione Vigilii venerabilis antiquioris Romae episcopi). Cf. NJ
ap. 7, p. 802 et 799.
146 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Par la suite on ne parle que des greniers ecclésiastiques. Après 45


ans de silence, les sources relatives au pontificat de Grégoire le Grand
mentionnent assez fréquemment les horrea ecclesiae ou horrea
ecclesiastica ainsi que les horrearii ecclesiae, travaillant soit à Rome soit dans
des régions où ils sont manifestement au service des greniers romains,
pour qu'on ne puisse mettre en doute le nombre et l'importance de ces
derniers274. On notera que les horrea ecclesiae qui apparaissent dans la
vie du pape Sabinianus sont de même nature. Le montant des pertes
occasionnées par l'inondation de 589, tel que l'évalue Grégoire de
Tours, ne doit pas faire illusion. La catastrophe fut considérable et
notre auteur parle par litote de quelques milliers de muids pour en
signifier un grand nombre275. Là encore l'interprétation traditionnelle
conduisait à une contradiction insurmontable : l'Eglise n'aurait géré
que le blé délivré au clergé ou distribué aux pauvres, et pourtant toute
la population romaine aurait été menacée de mort par le défaut de blé
ecclésiastique276. Sauf à admettre que tout le monde était clerc ou pau-

274 Grégoire de Tours, Libri decent historiarum, 2e éd. par B. Krusch et W. Levison,
Hanovre, 1937-1951 (MGH, SRM 1), p. 477 : inondations catastrophiques à Rome ut aedes
antiquae deruerunt, horrea etiam ecclesiae subversa sunt, in quibus nonnulla milia modio-
rum tritici perire. Comme on ne parle jamais à'horrea ecclesiae à Rome avant cette
époque, et comme Grégoire est un contemporain, on ne saurait l'accuser d'anachronisme.
Jean Diacre, qui disposait de documents administratifs de cette époque, parle lui aussi
à'horrea ecclesiastica : l'inondation fut si grave ut . . . ecclesiastica quoque horrea violenter
subverteret in quibus nonnulla modiorum tritici milia periere (Vie de Grégoire, 1, 34, éd.
dans PL, t. 75, col. 77). L'identité des formules chez les deux auteurs suggère, plutôt
qu'un emprunt du second au premier, l'utilisation d'une source commune, d'origine
romaine, et contemporaine des faits. Comme on sait par ailleurs que les greniers de
l'Eglise alimentaient toute la population, il est clair que ou bien les greniers de l'Eglise
gèrent l'annone ou bien l'Eglise gère les greniers de l'annone. L'archéologie montre que
la seconde hypothèse est la bonne (cf. n. 269). Mêmes formules dans Grégoire le Grand,
Ep. 1, 42 et 9, 116, éd. D. Norberg, Registrum epistularum, Turnhout, 1982 {Corpus chris-
tianorum. Series latina, 140 et 140 A), t. 1, p. 50 et t. 2, p. 669. De même dans le Liber
pontificalis, éd. cit., p. 315 (cf. ci-dessus, n. 264). La lettre 9, 115 de Grégoire le Grand met
en scène des greniers ecclésiastiques en Sicile, mais ils sont si intimement liés à
l'administration civile de la ville qu'ils ne peuvent être que les correspondants locaux des greniers
romains dont ils confirment ainsi l'existence.
275 Nonnulla milia modiorum, cf. n. 274. Le désastre a dû être particulièrement grave
pour que Grégoire de Tours et Jean Diacre ne mentionnent que les greniers parmi les
bâtiments touchés. C'est évidemment parce qu'ils contenaient l'essentiel de la nourriture
des Romains.
276 Inutile d'illustrer le fait que les revenus du patrimoine de l'Eglise de Rome
servent à l'entretien des pauvres (Grégoire le Grand, Ep., passim). Par contre la lettre 1, 2
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VII« SIÈCLE 147

vre, les documents sont incompréhensibles, d'autant plus qu'on pouvait


difficilement accuser le pape d'usurper les responsabilités de
l'administration civile, dans la mesure où on le voit obéir fidèlement aux ordres
de l'empereur dans tous les autres domaines277. Tout devient clair au
contraire si on considère que le pape gère désormais l'annone civile de
Rome, comme les autres évêques le font pour leur ville. Les greniers
ecclésiastiques le sont parce que le pape en a la responsabilité mais ils
restent les greniers de l'annone civique.
La date de la passation des pouvoirs dépend en partie des
conséquences qu'elle a pu avoir. En effet, si le fonctionnement de l'annone
n'a guère été modifié par le changement de responsable, l'historien
Procope et le législateur ont fort bien pu user d'une terminologie
traditionnelle mais dépassée après le changement de responsable. Leur
témoignage n'est donc pas totalement recevable. Cependant on a noté
que les premiers indices archéologiques sont contemporains de ces
textes ou leur sont légèrement postérieurs; ils dénotent une autorité
incontestable de l'Eglise sur l'annone, peu compatible avec le maintien du
vocabulaire ancien. Donc il semble que le changement se soit effectué
dans les années qui suivirent la promulgation de la pragmatique
sanction, peut-être après la conquête lombarde car Rome isolée avait besoin
d'une administration décentralisée, mais les années 570 constituent la
limite chronologique ultime à cause de la date proposée pour la
construction de Sainte-Marie-in-Cosmedin278. Jusqu'à la réforme, le pape
n'était sans doute que le responsable de Varca frumentaria et le préfet
de l'annone gérait les prestations permanentes, bien que son nom
n'apparaisse pas. Avec la réforme, cette préfecture disparut ou ne se
maintint que comme simple service municipal, aux ordres du pape. Dans
tous les cas, elle fut supprimée au plus tard en même temps que l'anno-

(éd. cit., p. 2) dit bien que toute la population est en danger {non unus quilibet homo sed
cunctus simul populus trucidatur). En septembre 590, on ne pouvait se permettre de
laisser détourner le moindre muid de blé après l'inondation qui avait détruit les réserves en
novembre 589, et tout retard pouvait être mortel. Pour les rapports entre l'annone et le
patrimoine, voir ci-dessous, p. 155, n. 297. Bien noter que, pour le pape, comme pour les
fonctionnaires du IVe siècle, l'essentiel de l'alimentation en blé vient de l'annone.
277 Sur l'obéissance de Grégoire le Grand aux ordres impériaux, qu'il ne saurait être
question d'outrepasser, voir, parmi de nombreux exemples, Ep. 5, 36, éd. cit., t. 1, 306;
Ep. 9, 115, t. 2, p. 669-670.
278 Cf. ci-dessus, n. 269.
148 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

ne gratuite, entre 604 et 606 279. Rome perdait alors la dernière marque
distinctive de son ancien statut de capitale. Désormais Constantinople
serait la seule ville à ne pas être administrée par son évêque. Une lettre
du pape Pelage (579-590) à l'exarque d'Afrique pourrait laisser croire
que, sous son pontificat encore, le pape ne s'occupait que des pauvres,
mais on peut légitimement le soupçonner de mettre cette seule activité
en avant pour impressionner son correspondant, alors que le
patrimoine servait déjà tant à l'annone civique qu'à l'assistance aux
indigents280.

2) La gestion de l'annone par le pape

Certes l'empereur exige toujours des comptes lorsque la gestion lui


paraît déficiente, mais il fait de même avec tous les autres postes du
budget général de l'Empire, car c'est lui qui les approvisionne, sans
distinguer ceux qui dépendent directement de ses fonctionnaires et ceux
qui sont administrés par les cités. C'est ce que montre une lettre
adressée à Maurice dans laquelle Grégoire se justifie : on peut se demander,

279 Cf. ci-dessus, p. 141-143


280 Dans une lettre à Boetius, préfet du prétoire d'Afrique, le pape Pelage déclare
seulement que, après plus de 25 ans de ruines en Italie, l'entretien du clergé et des pauvres
de Rome est assuré par les îles et autres lieux étrangers (à l'Italie) : éd. das PL t. 69, col.
417. La mention du clergé et des pauvres montre que le pape fait ici allusion aux seules
dépenses religieuses dont il est responsable. Cependant, sous le pontificat de son
prédécesseur, le Liber pontificalis nous apprend que l'empereur dut envoyer du blé d'Egypte
pour secourir la population de Rome frappée par la famine {Liber pontificalis, éd. cit.,
p. 308 : Dum cognovisset Iustinianus piissimus imperator quia Roma periclitaretur fame et
mortalitate, misit in Egyptum et oneratas naves frumento transmisit Romae). Le souci de
Pelage n'était donc certainement pas uniquement de subvenir aux besoins du clergé et
des pauvres. Il jouait, comme Grégoire et de nombreux évêques, sur le fait que la même
personne dirigeait à la fois l'administration civile et religieuse de la cité pour réclamer au
nom du clergé et des pauvres, ce qu'il destinait à toute la population. Les sources
romaines révèlent seulement l'existence des deux attributions de l'évêque sans préciser qu'elles
sont distinctes et alimentées par deux budgets différents, même si le même homme en
assume la responsabilité. On devine cependant que le pape tenait, dans les bureaux du
Latran, une double comptabilité, publique et religieuse, car sous le pontificat de Severi-
nus (640 : Liber pontificalis, p. 328-329), l'exarque et son chartulaire, venus mettre de
l'ordre dans les affaires romaines, s'indignent que le pape ait conservé par devers lui la
solde des soldats depuis qu'elle lui avait été envoyée par l'empereur, et donnent à chacun
son dû, expédiant même à Constantinople une partie des fonds publics que le pape
gardait sans doute à tort.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 149

dit-il, pourquoi on devrait m'imputer le manque de céréales car on ne


peut les conserver longtemps dans notre ville, comme je l'ai indiqué
par ailleurs; au contraire, j'ai à me plaindre que le préfet du prétoire
Grégoire et le duc Castus, quoique ayant fait tout ce qu'il fallait pour
défendre la ville, aient subi les reproches de l'empereur281. On ne
saurait être plus clair. D'une part le souverain s'intéresse personnellement
à l'alimentation de Rome; d'autre part il en traite directement avec le
pape, sans passer par l'intermédiaire du préfet du prétoire ou du duc,
dont les responsabilités sont purement militaires282. Le fait est
indubitable car, si le pape n'avait pas mentionné dans la même lettre l'action de
ces deux fonctionnaires, on pourrait supposer qu'ils jouaient un certain
rôle; puisqu'il en parle sans les mettre en cause dans des questions
d'alimentation, c'est qu'ils sont compétents uniquement pour les
affaires de défense283. Grégoire est le seul responsable devant l'empereur.
Mais le contrôle impérial est peut-être moins strict qu'il n'y paraît
et se manifeste surtout lors des sièges, quand la négligence du pape
compromet la capacité de résistance de la population, donc l'issue de la
guerre. Peu lui chaut que les Romains mangent bien ou mal; c'est la
responsabilité exclusive du pape; il lui suffit qu'ils aient de quoi
manger pendant un siège, même long. Dans ces conditions, la réponse de

281 Grégoire le Grand, Ep. 5, 36, éd. cit., t. 1, p. 306 : Quia nos qui intra civitatem fui-
mus, Deo protegente, manus ejus (= Agilulphi) evasimus, quaesitum est unde culpabiles
videremur cur frumenta defuerint quae in hac urbe diu multa servari nullatenus possunt
sicut in alia suggestione plenius indicavi . . . Sed de gloriosis viris Gregorio praefecto praeto-
rio et Casto magistro militum non mediocriter afflictus sum qui et omnia quae potuerunt
fieri nullo modo facere neglexerunt, et labores vigiliarum et custodiae civitatis in obsessione
eadem vehementissimos pertulerunt . . . Sur cette lettre, voir L.-M. Hartmann,
Untersuchungen zur Geschichte der byzantinischen Verwaltung in Italien (540-750), Leipzig, 1889,
p. 100. Sur la fonction de Castus, voir, en dernier lieu, Β. Bavant, op. cit., sous presse. On
notera que, dans ce texte, il n'est nullement question de blé pour l'Eglise. Grégoire traite
de l'annone qui aurait dû être amassée dans les greniers publics, et non de la subsistance
des clercs et des pauvres.
282 II faut bien noter la distinction entre le blé, qui concerne le pape seul, et la
défense, dont sont responsables les autres fonctionnaires. Dans aucune autre source on ne voit
un fonctionnaire qui soit le supérieur du pape, pour ce qui concerne l'alimentation de
Rome. Le pape a donc une situation privilégiée par rapport aux autres évêques. Ailleurs,
c'est le gouverneur - ou le duc, lorsqu'il eut pris le pas sur lui - qui supervise l'action de
l'évêque en ce domaine (ci-dessous, p. 461-462).
283 Sur le rôle des ducs, et d'autres fonctionnaires dans la défense des villes, voir J.
Durliat, Les dédicaces d'ouvrages de défense dans l'Afrique byzantine, Rome, 1981
(Collection de l'Ecole française de Rome, 49), p. 98-99.
1 50 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Grégoire n'est pas entièrement inattaquable, car, si les greniers sont


insuffisants, c'est peut-être par la faute de celui qui les entretient, c'est-
à-dire de lui-même. Nous rencontrons ici l'un des cas où nous
aimerions être sûrs que l'empereur s'est satisfait d'une telle réponse.
Grégoire n'était peut-être pas toujours aussi irréprochable que le compilateur
de sa correspondance le laisse entendre.
La décision de Sabinianus va dans le sens que cette lettre ne fait
qu'indiquer. En effet tout donne à penser qu'il l'a prise seul et non
pour appliquer un ordre impérial; il est donc pleinement responsable
d'un budget autonome et peut le modifier par une décision sans appel.
On aimerait connaître les raisons qui l'ont conduit à un choix aussi
impopulaire et cependant nécessaire puisqu'il ne fut remis en question
par aucun de ses successeurs. Le plus vraisemblable est qu'une
nécessité quelconque l'a contraint à alléger les dépenses pour l'alimentation
de Rome en faisant payer la totalité du blé perçu au titre de l'impôt :
comme autrefois, dans le cas de Varca vinaria on se faisait livrer par les
contribuables une denrée que l'on revendait ensuite pour alimenter une
dépense prioritaire. Peut-être fallait-il financer la défense faute d'un
soutien suffisant de l'empereur284; peut-être avait-on reçu l'ordre de
celui-ci, qui finançait l'annone romaine et jugeait que le salut militaire
de la ville passait par la perte d'un privilège, de régler au mieux le
transfert des ressources d'un poste du budget civil à un poste du
budget militaire. Quoi qu'il en soit, Sabinianus n'agit certainement pas par
pure fantaisie; l'idée était dans l'air car 12 ou 13 ans plus tard
l'empereur prit la même décision pour sa capitale et peu à peu les autres cités
suivirent cet exemple, comme nous le verrons285. On est même conduit
à se demander si le pape, coupé du reste de l'Empire par les assauts et
les sièges des Lombards, n'a pas pris le premier une décision à laquelle

284 Une traduction rigoureuse de la notice du Liber pontificalis, relative à Sabinianus


(texte à la n. 264) conduirait, si on pouvait être sûr que l'auteur a exactement pesé le sens
de chaque terme employé, à faire de l'ablatif absolu, facta pace, dont la valeur est
renforcée par le et qui précède jussit, la cause de la vente du blé après la réouverture des
greniers : «Alors, ayant fait la paix avec le peuple des Lombards, il ordonna aussi d'ouvrir
les greniers de l'Eglise et de vendre le blé à trente muids de froment pour un sou ». Si la
décision de vendre découle de la signature de la paix, ne serait-ce pas parce que les
Lombards avaient obtenu un tribut et qu'il fallait le payer? Pour ce faire, on aura décidé de
vendre le blé jusque-là distribué gratuitement. Mais ce n'est qu'une hypothèse.
285 Ci-dessous, p. 271-272, pour Constantinople, et p. 483, pour les autres villes de
l'Empire.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 151

on songeait un peu partout, que l'empereur imposa par la suite aux


autres villes de l'Empire.
Ce qui est sûr par contre, c'est que le passage de l'annone sous
l'autorité pontificale après le milieu du VIe siècle accrut le pouvoir du
pape sur sa ville, la préparant à son nouveau rôle de capitale de la
chrétienté occidentale de langue latine, même si l'institution fonctionna
encore 40 ou 50 ans sans grands changements.
Jusqu'en 604 au moins, une grande partie du blé fourni à la
population resta d'origine fiscale. Il provenait des patrimoines, ensemble de
propriétés et surtout de revenus publics assis sur l'impôt foncier,
affectés, comme ceux de toutes les Eglises, au budget ecclésiastique de la
cité mais aussi - et c'est peut-être une particularité de Rome - au
budget civil de la ville dont le pape est l'évêque. Une telle définition
tranche assez nettement avec la conception des ressources ecclésiastiques
conçues comme des biens dont l'Eglise disposerait en pleine propriété,
sans aucun contrôle de l'autorité publique, mais correspond à ce que
les recherches récentes ont mis en lumière286, corrigeant l'impression
première que laisse la lecture de la correspondance de Grégoire le
Grand : il est à la tête non d'immenses domaines mais de dotations
budgétaires concédées par le pouvoir central qui finira par en récupérer
un certain nombre lorsque le pape et l'empereur s'opposeront287.
A côté d'une foule de textes prouvant les préoccupations
charitables du pape et l'usage des fonds affectés à cet usage parmi les revenus
du patrimoine, deux établissent sans conteste que ces revenus servaient
aussi à alimenter la population romaine. Il en ressort l'impression très
nette que les sommes en jeu sont considérables, ce qui montre toute
l'importance de ces documents malgré leur petit nombre, à côté de la
masse des autres lettres, et donne à penser qu'on n'a peut-être pas
conservé des lettres jugées peu intéressantes puisqu'elles rappelaient
les fonctions que le pape n'exerçait plus. Il se peut aussi qu'un système

286 Sur la nature des biens d'Eglise, qui commande l'idée qu'on peut se faire des
rapports exacts entre l'institution ecclésiastique et la société protobyzantine, voir, en dernier
lieu, A. Guillou, Le monde carcéral en Italie du Sud et en Sicile aux VIe- VIIe siècles, JOB,
33, 1983, p. 79-86 (bibliographie, p. 79, à compléter par J. Durliat, Les attributions civiles
des évêques byzantins : l'exemple du diocèse d'Afrique (533-709), 16e congrès
international d'histoire byzantine, JOB 32, 1982, p. 73-84).
287 C'est ce qui apparaît dans l'épisode célèbre où Léon III affecta à un autre poste
budgétaire les 3,5 talents (350 livres d'or = 25 200 sous) que recevait l'église de Rome
(Théophane, Chronographia, éd. C. de Boor, Leipzig, 1883 (coll. Teubner), p. 410.
152 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

qui fonctionne régulièrement n'appelle que des interventions rares,


alors que la foule toujours renouvelée des malheurs individuels suscite
un courrier beaucoup plus abondant. On ne voit pas, hélas!, où se situe
la frontière entre les revenus affectés à l'église de Rome et ceux qui
allaient à la cité.
Dans la première lettre, le pape s'oppose au préteur de Sicile, le
gouverneur de l'île, au sujet de certaines quantités de blé : il espère que
Citonatus, agent du préteur, a pris seulement celles auxquelles il a droit
au titre de l'indiction précédente car «si on nous envoie ici moins (que
prévu), ce n'est pas un seul homme mais toute la population qui sera
tuée d'un coup»288. Le cunctus populus ne peut en aucun cas
représenter l'ensemble des pauvres puisque Grégoire emploierait le terme de
pauper dont il use et abuse pour obtenir plus facilement gain de cause
dans les affaires les plus diverses; c'est donc l'ensemble du peuple
romain dont il a la charge et dont il doit assurer le ravitaillement. On
voit ainsi qu'il est responsable du budget municipal de l'annone
romaine et, en même temps, chargé de percevoir les quantités de blé qui sont
destinées aussi bien à cette annone qu'aux greniers de la province de
Sicile289. Cette fonction de percepteur tranche avec la distinction
antérieure entre un préfet du prétoire qui faisait rentrer l'impôt en nature
et un préfet de l'annone qui le distribuait; elle confirme que le pape
possède une délégation permanente d'autorité pour gérer les revenus
concédés à sa ville sous l'autorité du préfet du prétoire dont le rôle se
borne à contrôler la régularité des opérations.
La seconde lettre met directement en cause le curator sitonici,
l'administrateur du grenier sicilien290. Cyridianus, qui occupe cette fonc-

288 Grégoire le Grand, Ep. 1, 2, éd. cit., p. 3 : De frumentis autem quae scribitis longe
aliter vir magnificus Citonatus asserit, quia solummodo tanta transmissa sunt quae pro
transactae indictionis debito ad replendum sitonicum redderentur. De qua re curant gerite
quia si quid minus hic transmittitur non unus quilibet homo sed cunctus simul populus
trucidatur.
289 Sur le sitonicum de Sicile, voir ci-dessous, et p. 432.
290 Grégoire le Grand, Ep. 9, 116, éd. cit., t. 2, p. 669 : Scripta suscepimus in quibus
indicastis sollicitudini vestrae . . . curam sitonici fuisse mandatam atque praeceptum esse ut
omnis tritici quantitas quae in horreis ecclesiae nostrae suscepta fuerat vobis tradì per
omnia debuisset et scripsistis ut hoc ipsum parari in specie faceremus . . . Ai quamquam
durum ac erat omnino difficile ut res quae nec servari nec eo tempore ad emendum poterat
inveniri, in specie restituì peteretur, verumtamen ut exui ad hujus rei sollicitudine valere-
mus, studii nostri fuit, etsi cum majori omnino dispendio, frumenta ipsa, sicut voluistis, in
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 153

tion, a ordonné que tout le blé consigné dans les greniers de l'église de
Rome fût versé au sitonicum. Le pape ne s'attendait pas à devoir
effectuer la totalité du versement en une fois. Aussi a-t-il des difficultés à
rassembler la masse exigée au cœur de l'hiver, alors qu'on ne trouve
pas de blé à acheter; cependant il s'exécute car il le doit. D'autre part,
la quantité totale consignée dans les greniers de l'église de Rome a été
inscrite dans les registres publics. Les defensores, agents de l'Eglise
travaillant sur place, ont donc demandé ce qui leur a paru utile, à savoir
un contrôle de cette quantité inscrite afin que personne ne profite de la
situation (en faisant inscrire une créance trop forte sur l'église de
Rome), ce qui permettrait au fraudeur de ne pas payer sa part d'impôt.
Les defensores jugent aussi utile que l'on établisse des reçus pour que
les éventuels dommages subis par le blé dans le sitonicum (le grenier
public de Sicile) ne soient pas imputés aux horrearii, aux
administrateurs des greniers ecclésiastiques, car ni eux-mêmes ni les habitants de
la ville où ils perçoivent le blé ne pourraient prendre ces pertes à leur
charge. Que le curator examine l'affaire avec soin pour que cette
opération qui est sous la responsabilité de l'Eglise romaine n'occasionne
aucun dommage supplémentaire aux pauvres (c'est-à-dire à l'Eglise
qui, chargée d'assister les pauvres, s'identifie à eux puisque, dit-elle,
toutes les pertes qu'elle subit sont dommageables pour les pauvres).
Le blé consigné dans les greniers de l'Eglise ne peut être que le blé
dont elle doit assurer la perception et la conservation jusqu'à ce qu'on
lui en réclame le versement. Elle le perçoit sur le territoire d'une cité
déterminée ou d'un ensemble de cités, en collaboration avec les
responsables de la cité ou des cités, puisqu'elle partagerait avec eux les
inconvénients nés d'une surimposition abusive291. La perception est bien faite
sur les terres du patrimoine puisque les defensores de l'église romaine,
qui sont les administrateurs du patrimoine, en sont chargés et que les
horrearii de l'Eglise doivent assurer le stockage. Ces derniers
personnages sont les plus intéressants pour notre point de vue actuel. Ils conser-

specie facere praeparari . . . Commentaire de A. Guillou, La Sicile byzantine. Etat des


recherches, Byzantinische Forschungen, 5, 1977, p. 100; Β. Bavant, op. cit., sous presse.
291 Ibid. : Quia nec habitatores civitatis istius . . . ac praedicti (horrearii) sitonicum
ipsum in suum se asserunt detrimentum posse suscipere : Les défenseurs de l'Eglise
veulent des reçus parce que ni les habitants (= les curiales qui sont leurs intermédiaires
auprès de l'Etat) de cette cité, ni les responsables des greniers sus nommés ne pourront, à
ce qu'ils affirment, venir en aide à ce sitonicum pour les pertes dont il serait
responsable.
154 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

vent certes le blé dont le curator exige le versement mais bien


évidemment aussi le blé qui quittera leurs horrea siciliens pour alimenter ceux
de Rome, les horrea ecclesiae. On ne saurait donc douter que le
patrimoine sert à alimenter la population romaine dans le cadre de
l'ancienne annone. La décision prise par Sabinianus nous apprend que, jusque
sous son pontificat, une part indéterminée de cette annone était
gratuite.
Même si la Sicile est le plus gros fournisseur de Rome, elle n'est
pas le seul, puisque nous savons que les patrimoines étaient répartis
dans presque toute l'Italie byzantine, en Sardaigne, en Afrique, et
même en Gaule292. Un ostrakon africain, qui nous fait connaître une
caisse chargée de gérer les réserves publiques d'huile, peut laisser
supposer que, si l'huile était encore servie par l'annone de Rome, elle
venait peut-être de cette région293. Une lettre de Grégoire montre un
envoi de blé de Sardaigne dans des conditions si obscures qu'on peut
tout au plus présumer des expéditions régulières dont une inscription
confirmerait la réalité294. Mais le reste de sa correspondance ne parle

292 Sur la répartition géographique des patrimoines de l'Eglise de Rome, on doit


encore consulter le vieux travail de P. Fabre, De patrimoniis romanae ecclesiae usque ad
aetatem carolinum, Paris, 1892.
293 Voir J. Durliat, Recherches sur l'histoire sociale de l'Afrique byzantine : Le dossier
épigraphique (533-709), Thèse de 3e cycle, Université de Paris I, 1977, t. 1, p. 14-17 = J.
Durliat, La lettre L dans les inscriptions byzantines d'Afrique, Byz, 49, 1979, p. 157, n° 2.
On a contrôlé (aestimatus est) un trésorier de l'huile (oleariu arcariu) dans le Sud de la
Numidie, en 542-543. Arcarius olearius rappelle d'assez près arca olearia pour qu'on
puisse affirmer que cette personne est un agent local de cette caisse. S'agit-il de celle de
Rome et non de Constantinople? La distance entre la Numidie et les deux villes fait
pencher pour la première solution, mais l'Afrique pourvoyait la seconde Rome en blé (Théo-
phane, Chronographia, éd. cit., p. 296 : En 608, Héraclius donna le signal de la révolte
contre Phocas en interrompant l'envoi du blé africain vers Constantinople).
294 Grégoire le Grand, Ep. 9, 2, éd. cit., t. 2, p. 563 : Grégoire renvoie au défenseur de
l'Eglise de Rome en Sardaigne le prix du blé qui lui a été adressé au titre des xenia,
«cadeau» tarifé; sur les xenia, voir A. Guillou, (E)xenium, «don gratuit» dans l'Occident
byzantin, Zbornik Filozofskog Fakulteta, 14, 1979, p. 39-42). Il est étrange qu'on adresse au
pape, à ce titre, la contrepartie monétaire d'une denrée. Ce blé constitue donc
manifestement le produit d'une taxe quelconque que l'évêque de Rome refuse, pour une raison qui
nous échappe. On apprend malgré tout que la Sardaigne devait du blé à Rome. Voir aussi
l'inscription de Menas, notaire subrégionnaire de l'église de Rome et recteur du
patrimoine de saint Pierre en Sardaigne, mort à l'époque byzantine (éd. G. Sotgiu, Iscrizioni latine
della Sardegna, t. 1, Padoue, 1961, n° 112 = J. Durliat, La lettre L . . ., n° 56). Les recteurs
avaient la responsabilité de lever l'impôt sur les terres dont les revenus étaient en partie
affectés à l'Eglise de Rome, en particulier l'impôt en blé (ci-dessous, p. 156).
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 1 55

guère que du blé sicilien qui devait alors fournir l'essentiel de


l'approvisionnement, en céréales tout au moins295. On comprend alors les
conséquences considérables pour Rome entraînées par l'affectation,
sous Léon III, des revenus fiscaux de l'île à d'autres régions296.
Comme partout ailleurs, l'impôt total de l'Empire et même l'impôt
total dû par un paysan, la pensio integra297, est exprimé en or mais une
partie est perçue en nature; en Sicile, comme en Egypte, la distinction
essentielle est entre ce qui est perçu en blé et ce qui est perçu en
espèces ou n'est pas constamment perçu en blé298. La somme due, exprimée
en or dans la comptabilité pontificale, est exigée en nature
conformément aux prix publics de comparatio, c'est-à-dire de coemptio et non au
prix fluctuant du marché, sauf lorsque celui-ci se trouve être plus
intéressant que le prix public. Le pape se doit de respecter et faire
respecter la loi sur la coemptio qui impose un prix fixe pour éviter les abus et

295 L'Italie du Sud faisait partie du même ensemble que la Sicile; cf. Liber pontifica-
lis, éd. cit., p. 366 (685-686) : L'empereur rétablit le droit de pratiquer la coemptio du blé,
c'est-à-dire la perception d'une partie de l'impôt sous forme de blé, en Sicile et en Cala-
bre, au profit de l'Eglise de Rome. Le clergé de cette ville, pour nombreux qu'il ait été,
n'avait pas besoin de grosses quantités de grains. Pour moi, cette coemptio servait à
l'annone payante, maintenue à Rome après la suppression de l'annone gratuite.
296 Cf. n. 287. Après la suppression des revenus siciliens, Rome ne fut plus, pour ce
qui concerne son alimentation, que la capitale du Latium, vivant des ressources de ses
alentours. D'un point de vue politique, elle rompit avec l'Empire.
297 L'Eglise lève la pensio integra, le montant total de l'impôt, sur les terres dont elle
a reçu la responsabilité fiscale (Grégoire le Grand, Ep. 1, 42, éd. cit., t. 1, p. 50 ). Avec ces
fonds, elle doit payer les charges publiques locales auxquelles sont affectées certains
revenus (par exemple les prisons : voir A. Guillou, Le monde carcéral . . .), les dépenses
civiles de la ville de Rome, dont l'annone, comme le prouve la mention des horrea
ecclesiastica à deux reprises dans cette lettre, les dépenses liées au fonctionnement de l'Eglise
de Rome, ce que montre à profusion toute la correspondance, sans doute aussi les
dépenses inscrites au budget général de l'Empire, ce qui suppose l'envoi d'espèces ou de
denrées à Constantinople. Notre source ne fait pas allusion à cette dernière sorte de dépenses
qui est, par contre, bien attestée à Ravenne : les patrimoines siciliens rapportaient 31 000
sous, dont 15 000 allaient dans les caisses impériales; cf. Agnellus, Liber pontificalis eccle-
siae Ravennatis, éd. O. Holder-Egger, Hanovre, 1878 (MGH, Script, rerum Langobardica-
rum et italicarum saec. VI-IX), p. 350 = A. Guillou, Régionalisme et indépendance dans
l'empire byzantin au VIIe siècle. L'exemple de l'Exarchat et de la Pentapole d'Italie, Rome,
1969 (Istituto storico italiano per il medioevo. Studi storici, 75-76, p. 176). Pour un autre
exemple de répartition des revenus fiscaux entre plusieurs bénéficiaires, voir P. hai. 2.
298 Dans la lettre citée à la n. précédente, l'impôt est dû en or, mais une partie est
levée en blé par le biais d'une coemptio permanente (voir ci-dessus, p. 46, n. 17).
156 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

peut-être aussi pour avoir un effet stabilisateur sur les prix du


marché299.
Comme partout dans l'Empire, les percepteurs ont droit à une
commission pour frais de perception et de transport. Elle est fixée,
pour toute la Sicile, à 12,5% de la quantité de blé perçue, soit 2 setiers
par muid légal de 16 setiers300.
Un abus commis par l'un de ces percepteurs nous fait connaître
leur nom et le cadre de la perception301. Ce sont les conductores des
massae, divisées en fundi dont on peut se demander s'ils correspondent
à des exploitations ou à des unités abstraites de nature fiscale, comme
les juga antiques dont ils seraient les héritiers, comme les coloniae
contemporaines en Italie du Nord, comme les manses occidentaux dont
ils seraient de proches parents302. Quoi qu'il en soit de cette difficile
question, les rustici ecclesiae paient dans le cadre des fundi, eux-mêmes
regroupés en massae, qui sont rattachées chacune à une cité
sicilienne303 et sont placées sous la responsabilité supérieure du rector patrimo-

299 Deux cas sont à envisager : ou bien on achète aux paysans un complément
d'annone, en sus de l'impôt dû, et on doit alors pratiquer le prix du marché (Grégoire le Grand,
Ep. 1, 70, éd. cit., t. 1, p. 78) ; ou bien on exige la contrepartie en nature de l'impôt
exprimé en or mais on doit s'en tenir aux pretta publica, aux prix d'adaeratio-coemptio (ibid., 1,
42, t. 1, p. 50).
300 Grégoire le Grand, Ep., 1, 42 : On n'exigera pas plus de 18 setiers pour 1 muid dû
et on reversera seulement 16 setiers. De même, pour les perceptions en or, on exigera
73,5 sous pour 1 livre de 72 sous et on ne reversera que 72 sous. La différence dans
l'importance de la commission (2/16 et 1, 5/72) provient de ce que les frais sont moins
lourds pour la collecte et le transport de pièces de monnaie, que pour le blé.
301 Grégoire le Grand, Ep. 13, 35, éd. cit., t. 2, p. 1037 : Cognovimus quia modium ad
quem coloni ecclesiae frumenta dare compellabantur viginti et quinque sextariorum inve-
neris . . . Ces commissions excessives (25 setiers pour 1 muid, au lieu des 18 légaux) sont
imposées par les conductores dans le cadre des massae, lorsque le contrôle des recteurs
du patrimoine faiblit.
302 Fundus, colonia (ou colonica), mansus sont au cœur de toute la discussion sur la
nature du «grand domaine», grande exploitation ou assiette fiscale. L'importance du
dossier italien d'époque byzantine tient à ce qu'il montre l'existence, dans un milieu romano-
byzantin, sans aucune possibilité de contacts avec le royaume franc tels que celui-ci ait
pu exercer son influence dans le domaine des institutions, de notions, et sans doute de
réalités que l'on croit parfois d'origine barbare. Grégoire le Grand écrit dans un contexte
administratif qui est le même que celui de P. liai. 3, document souvent cité et commenté
dont on n'a pas suffisamment noté qu'il doit s'inscrire dans la tradition séculaire du
monde antique et non du monde médiéval.
303 Sur l'importance du cadre municipal, voir Grégoire le Grand, Ep. 9, 115 (cf.
n. 274).
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 157

nii Siciliae304, l'impôt public dû aux agents du pape auxquels il a été


affecté.
Le blé ainsi levé était engrangé dans les greniers de l'Eglise et
normalement acheminé à Rome en septembre ou octobre, pour ce qui est
de l'envoi principal, mais d'autres expéditions avaient lieu au moins dès
l'ouverture de la mer305. Toute la responsabilité du transport incombe
au rector patrimonii et toute perte due à des retards qui lui soient
imputables, sera à sa charge306. C'est évidemment l'application, vers 600, des
lois du Bas-Empire, d'après lesquelles les naviculaires ne sont
indemnisés que pour les pertes par naufrages, dans lesquels leur responsabilité
n'est pas engagée307.
Ces naviculaires existent peut-être encore, bien que le seul exemple
de l'emploi de nauclerius ne désigne pas nécessairement un italien308.

304 Voir A. Guillou, La Sicile byzantine . . ., p. 120-123.


305 Grégoire le Grand, Ep. 1, 70, éd. cit., t. 1, p. 78 : Quinquaginta vero auri libris ab
extraneis compara et in Sicilia . . . repone, ut mense februario Mie naves quantas possumus
dirigamus et eadem ad nos frumenta deferantur . . . Haec eadem frumento transmute,
exceptis dumtaxat frumentis quae riunc mense septembrio vel octobrio juxta consuetudi-
nem transmitti praestolamur. Il faut donc acheter du blé qui sera envoyé en février 592
pour compléter les fournitures insuffisantes de l'annone, qui arriveront, comme
d'habitude, en septembre et octobre. C'est que la situation sera réellement critique pendant l'hiver
591-592, car c'est le seul exemple que je connaisse de circulation maritime entre Rome et
un point quelconque du monde méditerranéen pendant le mare clausum, qui était si bien
respecté que Grégoire n'écrit jamais entre novembre et mars à des correspondants qu'on
ne peut atteindre que par mer. Mais, au IVe siècle aussi, on pouvait donner l'ordre à des
bateaux de partir lorsque Rome risquait la famine.
306 Grégoire le Grand, Ep. 1, 42, éd. cit., t. 1, p. 50 : Le recteur du patrimoine de Sicile
doit tenir des comptes du blé perdu lors des naufrages ita tarnen ut a te neglegentia ad
transmittendum minime fiat, ne dum transmittendi tempus negligetur damnum ex vitio
vestro generetur. La faute consiste certainement à faire partir des bateaux trop tard,
lorsque le temps devient menaçant, en octobre ou novembre.
307 CTh, 13, 9, passim.
308 Grégoire le Grand, Ep. 8, 28, éd. cit., t. 2, p. 549, et 9, 144, t. 2, p. 696 : dans la
première lettre un nauclerius transporte du bois d'Italie en Egypte, à la demande du
patriarche de cette dernière ville. On ne préciserait pas que l'expédition se fera per nau-
clerium si nauclerius (pour navicularius) désignait un capitaine de bateau marchand, car
tout transport maritime se fait par l'intermédiaire d'un bateau. Il faut donc que celui
d'un nauclerius soit d'une catégorie particulière. La circulation des bateaux publics entre
l'Italie et l'Egypte était fréquente aux VIe et VIIe siècles (cf. ci-dessus, n. 280 et 294). Le
pape profite du passage d'un naviculaire pour lui donner un produit public, du bois
destiné à la construction d'églises qui sont assimilées à des bâtiments publics, à la demande
d'un agent de l'Etat, le patriarche d'Alexandrie. Ce naviculaire est donc peut-être égyp-
158 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Cependant la majorité des transports est effectuée au VIe siècle par des
negotiatores au service de l'Etat. A l'époque ostrogothique le roi utilise
leurs bateaux qui reçoivent des privilèges et effectuent les coemptiones
publiques. Ils semblent former une catégorie particulière qui a peut-
être le droit d'effectuer du commerce pour son compte mais qui doit
obéir à tout ordre309. De même, à la fin du siècle, le recteur du
patrimoine n'éprouve aucune difficulté à les mobiliser, tant pour les
transports habituels que pour les exceptionnels; aussi «les bateaux qui ont
toujours été recommandés à la sainte Eglise» peuvent être des bateaux
privés ou publics, pour ce qui est de leur financement, mais forment
une catégorie à part de recommandés touchant un salaire en échange
de cette recommandation; ils obéissent sans discuter aux ordres qui
leur sont donnés et apparaissent entièrement consacrés aux opérations
que leur confie l'Etat310. Leur intervention est déterminante pour le
ravitaillement de Rome. Bélisaire, en guerre et dépourvu de flotte, avait
pu faire transporter du blé par terre pour son armée à partir de l'Italie
du Sud jusqu'à Rome, mais le blé annonaire n'utilise que la voie
maritime, au moins lorsqu'il vient de Sicile311. De Porto à Rome, il est halé
jusqu'aux greniers de la Ville devenus greniers de l'Eglise312. A partir de
là, on ne sait plus rien, ni s'il était donné sous forme de grain, de farine
ou de pain - bien que le fonctionnement des moulins du Janicule fasse

tien. Nous n'avons pas la preuve formelle qu'aient existé des naviculaires italiens. Le
second texte montre seulement un naviculaire portant une lettre.
309 Les negotiatores qui transportent le blé public bénéficient de l'interpretium (Cas-
siodore, Variae, 2, 26, éd. cit. p. 75-76, ; sur le sens de interpretium, index s. v. ) ; ils
disposent d'un monopole pour la vente de surplus si seulement ils acquittent le siliquaticum;
ils forment un corps particulier puisque l'Eglise de Milan demande qu'on lui en accorde
un ( Variae, 2, 30, p. 78-79) ; ils remplissent une mission publique, puisqu'ils obéissent au
comte des largesses sacrées et cette mission est vitale pour l'Etat {Variae, 4, 7, p. 234 :
negotiatores quos humanae constat necessarios) .... De même, dans la pragmatique
sanction (éd. dans NJ, p. 802) § 26, les coemptiones publiques sont effectuées par les
negotiatores et, si les contribuables (collatores) ne peuvent livrer les produits ce sont ces
transporteurs qui doivent se les procurer chez les mercatores.
310 Grégoire le Grand, Ep 1, 70, éd. cit., t. 1, p. 78 : Les naves commendatae peuvent
être réquisitionnées facilement et bénéficient en échange de la protection pontificale et
de celle de l'administration civile. Bien que les détails nous échappent, on sent que ces
bateaux ont un statut proche de celui des anciens naviculaires. D'ailleurs celui qui se
recommande, et se met, de ce fait sous les ordres de l'Eglise en permanence reçoit un
salaire (Ep. 1, 42, p. 58; continentia a ici le sens de salaire).
311 Procope, De bello gothico, 6, 5, 2-3, éd. cit., p. 170.
312 Cf. ci-dessus, p. 125.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 1 59

pencher pour des distributions de pains par des corporations de


boulangers toujours vivantes313 -, ni si les distributions sont encore faites
sur les gradus et dans le cadre des régions civiles314.
Par contre, une dernière institution est encore attestée sous le
pontificat de Grégoire, celle de Varca frumentaria qui a peut-être perdu son
nom puisqu'on ne sait comment s'appelle la caisse utilisée par le pape,
mais dont la fonction est toujours assurée puisque Grégoire affecte 50
livres (3 600 sous) à des achats supplémentaires de blé qui lui seront
livrés en sus de la fourniture normale de septembre-octobre315. La
somme est importante car elle permet de nourrir environ 3 600 personnes
pendant une année entière, et un plus grand nombre s'il suffit
d'attendre les arrivages normaux de printemps; mais elle doit représenter
seulement une part relativement faible des sommes dépensées chaque
année au titre du budget normal de l'annone, puisque le pape ne
justifie sa décision par aucune catastrophe et que les paysans doivent
pouvoir acquitter ce supplément sans dommage, pourvu que la perception
soit organisée dans des conditions régulières316. Si on compare ces 50
livres aux 500 puis aux 610 de Varca frumentaria de Constantinople, si
l'on tient compte du fait que Justinien avait affirmé fournir les mêmes
prestations que Théodoric et si l'on se souvient que, sous la domination
ostrogothique, nous avons considéré que l'annone pouvait distribuer
1/10 des rations du IVe siècle, ce nombre semble significatif de ce
qu'était alors et l'importance de l'annone et la population romaine,
apparemment égale au dizième environ de ce qu'elle fut à son
apogée317. Le minimum de 50 000 habitants est sans doute un minimum

313 Procope, De bello gothico, 5, 19, 8, éd. cit., p. 97. Si les moulins publics
fonctionnent encore, c'est évidemment qu'on livre aux Romains au moins de la farine et non du
grain à moudre.
314 Sur la persistance du cadre des régions civiles, voir ci-dessous, p. 176. Sur son
existence à Constantinople, à la même époque, ci-dessous, p. 190.
315 Grégoire le Grand, Ep., 1, 70, éd. cit., p. 78; pour le texte, voir à la n. 299.
316 Avec 3 600 sous, on peut se procurer 7 200 qx de blé, de quoi nourrir 3 600
personnes pendant un an. Mais l'envoi de février servira uniquement à attendre les envois
normaux du printemps. Ils peuvent suffire pour 20 000 personnes pendant 2 mois et ne
constituent qu'un complément des quantités alors disponibles.
317 Sur l'arca frumentaria de Constantinople, voir ci-dessous, p. 213-217. Elle avait un
budget de 610 livres d'or au moment où la ville était déjà importante. Celle de Rome
pouvait avoir un budget plus considérable car il n'est pas sûr que le pape ait engagé
toutes ses disponibilités dans l'achat de blé en Sicile. La comparaison est donc suggestive
sans permettre, pour autant, des conclusions indiscutables.
160 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

absolu et le nombre de 90 000, trop précis, si l'on tient compte de nos


maigres sources, n'est peut-être pas très éloigné de la réalité318. La
suppression de l'annone gratuite n'a pas nécessairement entraîné un déclin
démographique immédiat puisque l'approvisionnement était toujours
assuré par la vente du blé public, encore livré par les greniers
ecclésiastiques. En effet on reproche à Sabinianus d'avoir vendu l'annone
gratuite, non d'avoir supprimé les livraisons. Cependant, à partir du
moment où le blé fut payant, les paysans hésitèrent vraisemblablement à
venir s'installer dans une ville où les moyens de gagner sa vie étaient
peut-être des plus limités malgré la présence des bureaux pontificaux,
des pèlerins et des marchands. La récupération par l'Etat de certains
patrimoines pendant le VIIe siècle, même s'ils ont été parfois rendus,
témoigne sans doute de ce déclin, soit que la diminution des revenus ait
provoqué une contraction de la population, soit qu'elle ait seulement
accompagné cette contraction dont l'Etat a tiré les conclusions319. Le
coup le plus dur fut assurément porté par l'affectation de 3, 5 talents
(350 livres = 25 200 sous) versés jusque vers 730 à l'église de Rome
pour le budget du culte mais sans doute aussi pour une partie du
budget civil de la ville320. Pour cette époque on ne dispose d'aucune source.
La perte progressive des patrimoines, la rupture avec l'empire byzantin
au VIIIe siècle réduisirent considérablement les sources d'approvision-
nenent pour Rome qui, vers 800, ne pouvait plus compter que sur les
ressources de sa région la plus proche321. Rome déchue de son rôle de
capitale impériale, ne vivait plus que des ressources du Latium même
si sa fonction religieuse en faisait un des centres principaux de la
diplomatie mondiale et le point de convergence des pèlerins et des évêques
occidentaux venus chercher le pallium, symbole de leur fonction322.

318 R. Krautheimer, Roma. Profile of a city, 312-1308, Princeton, 1980, p. 62, propose
une estimation de 90 000 habitants, sans apporter la moindre justification.
319 Sur les diverses confiscations et restitutions de patrimoines de l'Eglise que l'Etat
attribue à l'armée avant de les affecter à nouveau à l'Eglise, voir Liber pontificalis, éd.
cit., p. 366, 369, 385, 398.
320 Cf. ci-dessus, n. 287.
321 B. Bavant, op. cit., sous presse.
322 Sur la position de Rome dans le monde méditerranéen vers 750, O. Bertolini,
Roma di fronte a Bisanzio e ai Longobardi, Rome, 1941 (Storia di Roma, 9), p. 515-545.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 161

CONCLUSION

L'évolution que nous venons de suivre est unique à plus d'un titre,
au moins par la richesse exceptionnelle de la documentation qui,
malgré toutes les lacunes que peut lui trouver un historien des époques
postérieures, et, plus généralement, l'esprit exigeant de nos
contemporains et de nous-mêmes, dépasse en variété et en précision ce que l'on
pourra dire des autres villes des IVe- VIIIe siècles, mais plus encore elle
se distingue par la diversité des situations dans lesquelles se trouva
Rome. Elle nous apparaît d'abord comme la capitale de l'Empire ou du
moins comme l'héritière de ses privilèges, puis comme une grande
métropole régionale qui vit se réduire parallèlement le territoire d'où
elle pouvait faire venir sa nourriture et sa population jusqu'à n'être
plus que le chef -lieu du Latium, résidence d'un pontife dont l'influence
s'étendait jusqu'aux extrémités du monde connu sans qu'il ait les
moyens d'entretenir une ville à la mesure de son autorité morale et
diplomatique.
De cette évolution ressortent deux données complémentaires.
D'abord une corrélation rigoureuse entre taille de l'Empire et
importance de la population telle qu'elle ressort des calculs fragiles mais
significatifs que nous avons pu effectuer et des quelques autres
nombres - supplément d'annone accordé par Théodoric, dépense de
Grégoire le Grand pour assurer un complément de blé à la ville - qui
n'auraient aucune valeur par eux-mêmes mais qui correspondent
suffisamment à ce qu'on attend pour confirmer les estimations faites
indépendamment d'eux. Ainsi toutes les indications convergent sans la moindre
exception pour suggérer fortement, sinon prouver définitivement, un
déclin parallèle de la population romaine et de l'espace politique sur
lequel elle pouvait percevoir l'annone en grains, au moins jusqu'à la fin
du VIe siècle. Mais le mouvement s'est sans doute poursuivi, au-delà de
la décision du pape Sabinianus, jusqu'à la suppression de toute
livraison de blé fiscal, même payante.
Cela ne signifie pas que la survie de la Ville dépendait uniquement
de l'annone qui assure le ravitaillement et en diminue le coût mais ne
donne ni le vêtement ni le logement. Cependant on constate que Rome
162 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

vivait aux dépens du budget impérial et qu'elle n'a pu que décroître au


même rythme que lui. Une étude particulière permettrait sans doute
d'établir que la somme des salaires - c'est-à-dire le pouvoir d'achat
total disponible dans Rome - variait elle aussi en fonction directe des
rentrées budgétaires. Rome dépendait donc étroitement de l'Etat, tant
qu'elle dépassait le niveau que ses activités propres rendaient possible.
D'autre part on n'a jamais vu trace de grand commerce des
denrées. Certes l'annone ne fournit qu'une faible part de la viande et sans
doute du vin, et l'on doit supposer des négociants et des bouchers
privés - auxquels les sources font des allusions discrètes mais indubitables
- disposant parfois ou souvent de gros moyens, mais ce commerce est
interne à la péninsule italienne, sauf pour les vins de grande qualité, et
ne met pas en œuvre des moyens de transport considérables. Il en était
de même pour les autres denrées, sel, fruits et légumes, œufs, volailles,
fromages . . . Tout se passe comme si le marché libre couvrait tout ou
partie des besoins autres que frumentaires tandis que pour le blé, le
produit le plus indispensable, car il donnait la plus grande partie des
calories, la ville dépendait de l'Etat parce que personne d'autre n'était
capable de lui fournir en quantité suffisante cette denrée vitale; on
manquait pour cela des moyens de coercition nécessaires pour l'obtenir
en toutes circonstances et de manière régulière, en particulier après
une mauvaise récolte, et on manquait aussi des capitaux nécessaires à
son acheminement.
N'est-ce pas cependant faute de sources si nous manquons
d'indications sur le commerce privé des grains qui a recommencé à jouer un
certain rôle, et même un rôle grandissant, au fur et à mesure que la
ville perdait de son importance et redevenait une ville provinciale
parmi les autres, en Italie? Une enquête sur le reste des villes s'impose
pour confirmer ces premières conclusions. Rome nous a montré mieux
que toute autre cité comment fonctionnait le service public de
l'approvisionnement. Il faut établir maintenant que son rôle était aussi
essentiel partout et que nous n'avons pas été victimes d'une illusion. Il reste
aussi à expliquer les raisons de cette corrélation entre aide publique et
développement urbain en nous posant la question de la cause et de
l'effet : sans nous demander si c'est Rome qui a appelé l'annone ou
l'annone qui a fait Rome - ce qui nous conduirait aux origines mêmes de la
ville ou du moins de son expansion, au IIe siècle avant notre ère - il
convient de s'interroger pour savoir si c'est le déclin de la ville qui
provoqua celui de l'annone ou l'inverse, et aussi pour connaître les raisons
de la disparition de l'annone. D'après le dossier romain on est enclin à
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 163

privilégier les contraintes étatiques mais il ne peut seul ni prouver que


cette impression correspond à la réalité, ni expliquer pourquoi il en fut
ainsi, ni, surtout, nous éclairer sur la situation dans le reste de
l'Empire. Il convient donc de comparer d'abord la Rome du IVe siècle avec la
nouvelle capitale, puis celle du Ve siècle et du début du VIe siècle avec
les autres métropoles régionales, enfin la Rome byzantine avec les
villes de moindre importance.
ANNEXE

ANNONE ET DIACONIE À ROME

A première vue, les diaconies romaines n'ont pas leur place dans ce travail,
pour deux raisons : d'abord elles apparaissent dans la documentation à la fin
du VIIe siècle et au VIIIe siècle, à un moment où Rome cesse progressivement
d'être byzantine; ensuite les diaconies sont des institutions chargées de
l'assistance ecclésiastique qui ne nous intéresse qu'indirectement, pour évaluer son
importance à côté de l'assistance publique. Cependant on a affirmé que les
diaconies entretenaient des rapports avec l'annone. Il faut donc voir ce qu'il en est
et se demander si, d'une manière ou d'une autre, elles n'ont pas pris sa
succession.

A - DlACONIE ET DIACONIES

Pour rendre compte de tous les documents dans leur diversité, il faut
indiquer dès maintenant que diaconia peut avoir plusieurs sens, sens que les
sources romaines, trop elliptiques, n'explicitent pas suffisamment et qu'on peut
uniquement déterminer par une enquête très large. A l'origine, la διακονία
constituait le service au sens le plus large du terme. Les chrétiens ont gardé cette
définition en grec mais elle n'a pas été retenue lorsque le mot a été utilisé en
latin {diaconia). Par contre, quand on a donné à διακονία le sens de service par
excellence, c'est-à-dire de service des pauvres, il a reçu plusieurs acceptions qui
ont été reprises en latin : διακονία-iitacoma peut désigner soit le service
episcopal de l'assistance, soit le service d'un monastère qui soulage les pauvres de
passage, soit une association de pieux laïcs assurant le service des malades et
des indigents dans des bâtiments gérés de manière autonome sous le contrôle
episcopal1.

1 Pour une liste incomplète, mais importante, des sens de διακονία diaconia, voir
H.-I. Marrou, L'origine orientale des diaconies romaines, MEFR, 57, 1940, p. 142. Ce
travail, en élargissant le champ de l'enquête à l'ensemble du monde méditerranéen, a
montré la voie à suivre. Voir aussi ci-dessous, p. 545-551, pour la diaconie episcopale.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 165

1) Les diaconies traditionnelles à Rome

Ce dernier sens pourrait convenir aux diaconies qui, d'après Jean Diacre
dans sa vie de Grégoire le Grand, existaient dès le pontificat de ce pape, et sans
doute avant puisque notre auteur ne dit pas qu'elles soient apparues à ce
moment2. Peut-on cependant ajouter foi à ce texte hagiographique, rédigé
plus de deux siècles après les événements? On en a douté parce que Jean
Diacre aurait attribué à Grégoire des pratiques courantes au moment où il écrivait
et parce qu'on n'entend plus parler des diaconies dans aucune source avant la
fin du VIIe siècle3. En fait, nous verrons qu'il faut même attendre le début du
VIIIe siècle pour que les diaconies apparaissent dans des sources irréfutables.
Rejeter le texte de Jean Diacre soulève cependant trois objections. D'abord,
une lecture rigoureuse des deux phrases en cause aurait montré que les
diaconies sont rapprochées des xenodochia et non des églises, alors que, à partir du
VIIIe siècle, c'est l'église de la diaconie qui l'emporte sur l'institution à laquelle
elle est liée : autant il était normal de rapprocher diaconies et xenodochia tant
que la fonction charitable l'emportait, autant cela devenait difficile lorsque
l'église de la diaconie fut considérée comme plus importante que le service
rendu par cette diaconie4. Donc Jean Diacre n'assimile pas la situation vers 600 à

2 Jean Diacre, Vie de Grégoire le Grand, 2, 27, éd. dans PL, t. 75, col. 97 :
conformément aux dispositions du polyptyque de Gélase, Grégoire faisait donner de l'argent quatre
fois par an collatis omnibus ordinibus ecclesiasticis vel palatinis, monasteriis, ecclesiis, coe-
meteriis, diaconiis, xenodochiis urbanis vel suburbanis; ibid., 2, 51, col. 109: Prudentissi-
mus paterfamilias Christi Gregorius singulis diaconiis vel xenodochiis viros idoneos deputa-
vit. Noter, dans le premier passage, le fait que les ordines ecclesiastici et les palatini sont
mis sur le même plan; le pape est bien le trésorier-payeur tant des clercs que des
fonctionnaires, comme nous l'avons constaté maintes fois. Noter, dans le second passage, que
diaconies et xenodochia sont considérés comme suffisamment semblables pour être
regroupés dans une même formule; de même, dans le premier texte, ces deux sortes
d'institutions sont citées à la suite l'une de l'autre. Même remarque à propos de l'allusion
rapide aux diaconies dans Paul Diacre, Vie de Grégoire le Grand, 29, éd. dans PL t. 75,
col. 58 : Sabinianus supprime les distributions organisées par Grégoire per monasteria et
xenodochia seu diaconias vel hospitia. Les diaconies auxquelles il est fait allusion sont
assurément des institutions spécialisées dans l'assistance. Une comparaison avec
l'ensemble de la documentation protobyzantine montrerait que ce sont sans doute de simples
associations privées de bienfaisance, qui touchent des subsides de l'évêque.
3 O. Bertolini, Per la storia delle diaconie romane nell'alto medio evo sino alla fine
del secolo Vili, Archivio della società romana di storia patria, 70, 1947, p. 14-15, rejette le
témoignage de Jean Diacre. Les autres auteurs négligent ou ignorent ce texte.
4 Dès la fin du VIIIe siècle, la diaconie est constamment associée à une église (ci-
dessous, p. 173), nettement distinguées des xenodochia (voir, par exemple, Le liber pontifi-
calis, texte, introduction et commentaire, par L. Duchesne, t. 2, Paris, 1886, p. 1-34, pour
166 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

celle du IXâ siècle. Il a certainement recopié un texte ancien sans interpolation.


D'ailleurs il ne faut pas oublier que cet auteur travaillait directement sur des
sources d'époque; son œuvre n'est pas exempte de merveilleux mais on n'y
découvre aucun anachronisme. Enfin, si des diaconies telles que celles du VIIIe
siècle, comportant une église, de riches dotations en biens-fonds, des trésors
largement pourvus en objets d'or, dirigées par de très hauts personnages,
peuvent difficilement n'avoir laissé aucune trace, de petites fondations privées ou
les bureaux dispensant des soins ou des aumônes au nom du service central de
la charité, de la diaconie episcopale, n'avaient aucune raison d'attirer
l'attention et pouvaient très bien passer totalement inaperçus. Comme on n'a aucune
raison de mettre en doute la véracité de notre auteur, il faut reconnaître
l'existence à Rome d'institutions qu'on trouve souvent ailleurs. Mais alors on doit
rendre compte d'une particularité des diaconies postérieures qu'on n'a pas
suffisamment soulignée.

2) La diaconie episcopale

A la fin du VIIe siècle et au début du VIIIe, quatre passages presque


identiques du Liber pontificalis utilisent le terme diaconia de manière telle qu'on ne
peut plus douter qu'il corresponde à une réalité5. Laquelle?
Pour le premier historien des diaconies romaines, suivi par tous les
commentateurs postérieurs, il faut comprendre monasteriis diaconiae, aux
monastères de la diaconie, c'est-à-dire aux monastères consacrés au service des
pauvres, c'est-à-dire encore aux diaconies6. Mais cela impose de transformer un

des dons faits à des églises ou des diaconies. On ne mentionne qu'un seul xenodochium,
et encore le fait-on par l'intermédiaire de l'oratoire qui s'y trouve et qui reçoit un don).
5 Liber pontificalis, éd. cit., p. 364 (Benoît II, 684-685) : Hic dimisit omni clero,
monasteriis, diaconiae et mansionariis auri libras XXX; p. 367 (Jean V, 685-686) : Hic
dimisit omni clero, monasteriis, diaconiae et mansionariis solidos MDCCC{C\ ; p. 369 (Co-
non, 686-687) : Hic dimisit omni clero, monasteriis, diaconiae et mansionariis benedictio-
nem in auro, sicuti praecessor ejus Benedictus papa; p. 410 (Grégoire II, 715-731): Hic
dimisit omni clero, monasteriis, diaconiae et mansionariis solidos IICLX. On sait que la vie
des papes était écrite de leur vivant ou immédiatement après leur mort, depuis le milieu
du VIIe siècle. Les trois premières notices n'ont pu être rédigées au même moment,
même si c'est par le même secrétaire, ou par plusieurs secrétaires utilisant un même
formulaire. Par contre l'auteur de la notice sur Grégoire II est assurément différent des
précédents (Liber pontificalis, p. CCXXXII-CCXXXIV). En outre on n'aurait pas pris soin
d'indiquer exactement le montant des sommes distribuées si la formule avait été vide de
sens. Sur la ponctuation, et sur la correction de MDCCCC en MDCCC, voir ci-dessous.
6 Liber pontificalis, éd. cit., p. 364-365, n. 7 : le commentaire de L. Duchesne mérite
d'être cité en entier, car il a fourni la base de toutes les réflexions postérieures : « Les
monastères de diaconie (noter le singulier) sont marqués ici à l'exclusion des monastères
ordinaires. Cette distinction ouvre une perspective sur l'organisation des services (noter
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 167

singulier en pluriel pour que les monastères de la diaconie soient des diaconies
telles qu'on les voit dans de nombreux documents du VIIIe siècle. En outre les
archéologues qui ont étudié les diaconies ont trouvé des églises, parfois des
bâtiments annexes de nature indéterminée, mais jamais la moindre trace de
monastères7. De même aucun texte relatif aux diaconies, ne fait allusion à des

le pluriel) de charité à Rome et en même temps sur l'origine des diaconies cardinalices
(noter le pluriel qui est dorénavant constant) . . . Les diaconies furent d'abord des
établissements analogues à nos bureaux de bienfaisance, ayant dans leur ressort
l'administration des hôpitaux, des asiles de vieillards, des hospices pour les pèlerins et voyageurs
pauvres, mais surtout les distributions d'aumônes en nature aux indigents de la ville. Ce
dernier service correspondait à la frumentatio du Haut-Empire, et au partis gradilis du
IVe et du Ve siècle. Sur ce point, comme sur tant d'autres, une institution ecclésiastique
préexistante s'était peu à peu substituée à une institution civile d'objet analogue.
Cependant, en parlant d'une institution ecclésiastique préexistante, je n'entends pas dire que les
services charitables de l'église romaine aient été, dès les premiers siècles, rattachés aux
diaconies dont je m'occupe en ce moment. Sur celles-ci, je ne connais aucun document
antérieur à la vie de Benoît II. Saint Grégoire ne parle jamais, au moins en termes exprès,
des diaconies romaines. Les églises qui en étaient comme les chapelles sont loin de
remonter à une antiquité aussi haute que les églises presbytérales titulaires; plusieurs
d'entre elles ont été installées dans des édifices antiques dont l'église romaine n'avait
certainement point la libre disposition au IVe ou au Ve siècle; quelques-unes, qui ne sont
devenues diaconies que longtemps après leur fondation, n'ont pas été fondées avant le
VIe ou le VIIe siècle. La formule monasteria diaconiae, employée par le biographe de
Benoît II, suppose que les diaconies ont d'abord été organisées en forme de monastères;
les moines fournissaient le personnel de l'administration et du service (diaconitae); à la
tête de chaque diaconie était un supérieur, moine aussi le plus souvent, qui portait le titre
de pater ou de dispensator. Les prêtres attachés à l'établissement relevaient de lui au
point de vue du temporel et du service . . . (Les) dix-huit diaconies étaient très
inégalement réparties entre les sept régions ecclésiastiques . . . Cette circonstance concourt à
prouver que les diaconies du VIIe siècle n'ont rien à voir avec les ressorts diaconaux
institués par le pape Fabien (f 250) ».
7 L. Duchesne, Notes sur la topographie de Rome au moyen âge, MEFR, 7, 1887,
p. 236-237, fait une allusion rapide aux monastères qui ont dû servir les diaconies, sans
fournir la moindre preuve de leur existence, alors que p. 239-243, il montre avec de bons
arguments que ces diaconies se sont installées dans des édifices antiques. A. Bartoli, Gli
horrea agrippiana e la diaconia de San Teodoro, Monumenti antichi pubblicati per cura
della R. Academia nazionale dei Lincei, 27, 1922, p. 373-402, a fouillé de manière
critiquable les grands horrea, mais avec suffisamment de soin pour qu'on le suive lorsqu'il
affirme que ces greniers ont continué à être entretenus jusqu'aux VIIe- VIIIe siècles, et qu'on y
a seulement construit une église, à l'exclusion de tout monastère. Si le monastère ne se
trouve pas dans les horrea, alors qu'on disposait d'un espace considérable, c'est qu'il n'a
jamais existé. E. Sjoqvist, Studi archologici e topografici intorno alla Piazza del collegio
romano, Opuscula archaeologica, 4, Lund, 1946 (Istituto storico svedese, 12), p. 132-133, a
parfaitement vu que les fouilles ne révèlent pas de traces de monastères, en particulier à
Sainte-Marie-in-via-Lata ; il s'est posé la question et se montre fort embarrassé de devoir
168 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

monastères, comme on le verra. Enfin on trouve bien dans le reste de la


documentation des diaconies de monastères mais jamais des monastères de
diaconie, des monastères dont la fonction aurait été l'assistance; un monastère est un
lieu de prière qui peut se trouver chargé de fonctions multiples et variées8, ce
ne peut jamais être par nature un établissement d'assistance.
Encore une fois, il convient de lire notre source avec attention. On constate
alors que les dons du pape vont au clergé, c'est-à-dire au second poste du
budget episcopal, et aux mansionarii, c'est-à-dire au troisième, celui qui concerne
la fabrique, le service des bâtiments ecclésiastiques, chargé tant de leur
construction que de leur entretien9. Comme le pape ne peut faire de cadeau au
premier poste, celui de l'évêché dont il a la responsabilité directe, on attend tout
naturellement qu'il soit fait mention de quatrième, de la diaconie episcopale, le
service responsable de la charité. Il faut alors faire de diaconiae un datif,
ponctuer différemment et traduire : «II donna (25 ou 30 livres) à tout le clergé, aux
monastères, à la diaconie et aux mansionnaires»10. Le seul trait original

conclure que le monastère n'a pu fonctionner que 50 ans environ et disparaître sans
laisser la moindre trace archéologique; on peut difficilement admettre une telle hypothèse.
O. Bertolini, op. cit., p. 141, n. 1, prenant connaissance du travail de E. Sjöqvist, alors que
son article était terminé, a fort bien compris la force de l'objection, mais réplique en
citant les passages du Liber pontificalis (cf. n. 4) qui ne prouvent rien, la présence de
diaconi tes, qui n'est pas concluante (cf. n. 44) et le lien que révélerait une formule du
Liber diurnus dont nous verrons ce qu'il faut en penser (cf. n. 22). Surtout il renvoie aux
p. 111-114 de son article, où il avait pris grand soin de montrer que, si l'on excepte les
passages du Liber pontificalis, les diaconies romaines n'ont rien à voir avec celles
d'Egypte, car la diaconie est indépendante du monastère à laquelle elle serait associée. Il est
obligé de supposer une évolution entre la fin du VIIe siècle, où les influences orientales
auraient introduit des monastères gérant des diaconies, et le VIIIe siècle, où les diaconies
se seraient émancipées.
8 H.-I. Marrou, op. cit., p. 110-115, 120-136, et surtout p. 137: «Dans le jargon
monastique (diakonia a le sens) d'office, fonction spécialisée, à l'intérieur d'un couvent».
Il existe donc des diaconies de monastères, mais nulle part des monastères de diaconie,
une fois rejetée l'exception romaine (l'auteur n'a pas modifié son point de vue dans la
réédition de son article, avec quelques compléments, dans Patristique et humanisme,
Paris, 1976 (Patristica sorbonensia, 8), p. 81-117). Il est sûr qu'un monastère n'est jamais le
monastère d'une institution quelconque puisque, par définition, il se suffit à lui-même,
même s'il est vrai qu'on lui assigne des tâches aussi éloignées de sa finalité essentielle que
l'entretien des soldats (J. Gascou, P. Fouad 87 : Les monastères pachômiens et l'Etat
byzantin, Bulletin de l'IFAO, 76, 1976, p. 163-184).
9 Sur les quatre parts du budget ecclésiastique, et leur existence réelle, en
application de la legislation religieuse, voir ci-dessous, p. 545.
10 Cf. n. 5. Benoît II donne 30 livres; Grégoire II en donne autant (72 χ 30 = 2 160
sous). D'après le texte transmis par les manuscrits, Jean V aurait donné 1 900 sous, et
Conon, autant que lui. Comme cette somme ne fait pas un nombre entier de livres, alors
que 1 800 en font exactement 25, on est tenté de corriger le texte. Ainsi conçue la diaconie
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 169

de cette enumeration concerne les monastères qui disposent d'un budget


particulier mais, du moment que le pape fait un don «à tout le clergé», c'est-à-dire
aussi bien celui des fondations privées que celui qui émarge à son budget, il est
naturel qu'il en fasse un aux monastères placés sous son autorité. Ainsi un don
est fait au service de la charité qui l'a utilisé soit directement soit plutôt par
l'intermédiaire de ses bureaux dans les divers quartiers - qui peuvent s'appeler
diaconies - et peut-être par celui de diaconies privées.
Pourquoi, objectera-t-on encore, le Liber pontificalis ne parle-t-il de la dia-
conie qu'à cette époque? La question n'est plus de se demander si elle existait
ou non, ni même si elle existait depuis longtemps. En effet il fallait que ce
service, attesté un peu partout dans les autres cités de l'Empire, existât depuis
longtemps pour dispenser les nombreux bienfaits que les papes prodiguaient
depuis toujours aux pauvres11; on note d'ailleurs qu'il est impossible de
soutenir sérieusement que les mansionnaires aient été institués à la fin du VIIe siècle
parce qu'ils apparaissent seulement à ce moment-là dans le Liber pontificalis :
il fallait du personnel pour les nombreux bâtiments ecclésiastiques. Par contre,
on aimerait expliquer l'apparition à ce moment, dans notre source, d'une
institution fort ancienne.
On remarque d'abord que les papes dont il est ici question donnent non
pas aux services concernés pour leur meilleur fonctionnement, mais aux agents
de ces services ; il s'agit donc des consuetudines dont parlent les lois impériales
et que la source cite depuis longtemps pour rappeler que les papes les versaient
au clergé en diverses occasions12. A la fin du VIIe siècle, elle donne le montant

continue l'institution antique dont on voit le fonctionnement dès avant le IVe siècle : en
dernier lieu sur la diaconie antique, Ch. Pietri, Roma Christiana, Rome, 1976
(Bibliothèque des Ecoles françaises d'Athènes et de Rome, 224), p. 129-137.
11 O. Bertolini (op. cit., p. 108), qui veut faire apparaître les diaconies à Rome dès la
fin du VIIe siècle, voit dans leur création la conséquence des intentions charitables des
papes; ils auraient créé ces institutions pour les réaliser. On en aurait la preuve dans
l'indication que Léon III (682-683), le prédécesseur de Benoît II, fut paupertatis amator et
erga inopem provisione non solum mentis pietate sed et studii sui labore sollicitus. On
connaît cependant d'une longue série de formules semblables, appliquées depuis
longtemps aux papes : Gélase (492-496, Liber pontificalis, p. 255) aimait les pauvres; Symma-
que (498-514, Liber pontificalis, p. 263) rachetait les prisonniers et multipliait les dons;
Théodore (642-649, Liber pontificalis, p. 331) aimait les pauvres et se montrait envers tous
plein de largesse, de bonté et de miséricorde; Eugène (654-657, Liber pontificalis, p. 341)
distribua des aumônes et ordonna que le jour de sa mort on fît des distributions en
faveur des pauvres et du clergé. L'étude des épitaphes pontificales allongerait la liste des
références. La seule question consiste à savoir de quelle charité on parle, celle de la
personne privée où celle de l'évêque de Rome, et si la formule est toujours méritée.
12 La générosité du pape envers son clergé est encore plus souvent mentionnée que
celle dont bénéficièrent les pauvres {Liber pontificalis, passim, avec une préférence pour
la formule clerum ampliavit). Sur les consuetudines (συνήθειαι en grec) que les évêques
170 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

total des dons faits non seulement aux clercs mais aussi aux moines et aux
agents laïques de l'Eglise, évidemment pour indiquer qu'il est considérable. On
peut aller plus loin dans la mesure où des sommes de 25 ou 30 livres d'or sont
illégales puisqu'elles dépassent le maximum défini par Justinien pour les
consuetudines versées par le pape à l'occasion de sa consécration13. Les
pontifes ont certainement fait des dons aussi considérables pour s'assurer le soutien
le plus fort possible parmi les clercs et, à travers eux, dans toute la population,
à une époque d'affrontement assez violent puis très violent avec le pouvoir
impérial M. Les rédacteurs des notices pontificales avaient sans doute l'ordre de
rappeler ces «générosités» excessives qui tiennent de la corruption; on devait
d'autant moins insister pour qu'ils s'exécutent qu'ils avaient leur part de ces
libéralités en tant qu'agents du pape. Ainsi le service de la diaconie apparaît au
moment où la papauté commence à prendre ses distances avec le pouvoir cons-
tantinopolitain ; sa mention témoigne de manière indirecte de cette opposition
et absolument pas d'une quelconque création de monastères, de diaconie ou de
diaconies.

3) Les diaconies romaines

Par contre, les diaconies, telles qu'elles apparaissent au VIIIe siècle


pourraient bien être filles de la dissidence romaine.
Jusque-là en effet nous n'avons rien trouvé à Rome qui n'existe ailleurs

peuvent verser à l'occasion de leur consécration, voir NJ 123, 3. A Rome ces distributions
étaient faites à la mort du pape, ce qui revenait au même pour les bénéficiaires, et pour
le budget ecclésiastique. En effet, d'une part cette indication se trouve à la fin des notices
et, pour Eugène (654-657, Liber pontificalis, p. 341), on nous dit qu'il ordonna des
distributions (presbyteria) à sa mort, pauperibus vel clero seu familiae. Si l'on considère que les
mansionnaires font partie du personnel de l'évêché (familia), on retrouve notre liste,
mais, ici, on n'emploie pas les termes techniques de la comptabilité pontificale (pauperes
pour diaconia, familia pour mansionarii).
13 NJ 123, 3 : Si, d'après la coutume, on donnait moins de 20 livres dans l'un des
patriarcats, dont celui de Rome, qu'on continue à ne verser que cette somme coutumière !
Si on versait davantage, qu'on réduise les libéralités à la somme maximum de 20 livres,
désormais imposée par la loi !
14 Voir O. Bertolini, Roma di fronte a Bisanzio e ai Longobardi, Rome, 1941 (Storia di
Roma, 9), p. 387-416. C'est le moment où l'empereur commence à vouloir récupérer
certains patrimoines. C'est aussi le moment où le développement du régionalisme italien se
manifeste dans tous les domaines (A. Guillou, Régionalisme et indépendance dans l'empire
byzantin au VIIe siècle. L'exemple de l'Exarchat et de la Pentapole d'Italie, Rome, 1969 (/s-
tituto storico italiano per il medio evo. Studi storici, 75-76), passim ; pour l'aspect
monétaire de ce régionalisme, au moins en Sicile, C. Morrisson, J. N. Barrandon, J. Poirier,
Nouvelles recherches sur l'histoire monétaire byzantine : évolution comparée de la monnaie
d'or à Constantinople et dans les provinces d'Afrique et de Sicile, JOB, 33, 1983, p. 277).
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 171

dans l'Empire, car partout on connaît tant le service de la diaconie episcopale


que des institutions dénommées diaconies. Au moment où une nouvelle forme
de diaconies va apparaître nous savons que les formes traditionnelles existent
bien à Rome et nous constatons aussi qu'elles sont trop modestes pour mériter
une mention dans le Liber pontificalis. En effet sous le pontificat de Grégoire II
(715-731) on dit encore, et pour la dernière fois, que le pape fait un don à la
diaconie sans parler encore d'aucune diaconie particulière. Les seules
institutions assez nobles pour qu'on indique leur construction, leur restauration ou
leur aménagement par le pape, sont des églises15. A partir de Grégoire III (731-
741), on ne parle plus de la diaconie mais il est question sous presque tous les
pontificats de la création ou de l'agrandissement d'une ou de plusieurs
diaconies16. Et pourtant il existait des diaconies avant 731, comme le prouvent, outre
le témoignage de Jean Diacre, la copie tardive d'un extrait de comptes
pontificaux17 et l'indication que les diaconies attestées à l'époque de Grégoire III ont
été reconstruites à partir des fondations18. C'est à la fois la preuve qu'elles

15 Monastères, xenodochia, ptochia . . . n'apparaissent généralement, dans le Liber


pontificalis qu'à l'occasion de leur fondation par un pape qui les installe dans sa maison,
ou l'une de ses maisons. D'où l'idée largement répandue, et peut-être juste, que le mona-
chisme était peu important à Rome. Je ferai cependant remarquer que ces mêmes
institutions, et les diaconies, sont mentionnées beaucoup plus fréquemment à partir du VIIIe
siècle, sans qu'on ait l'impression que cela corresponde à une vague de constructions
nouvelles.
16 Tous les auteurs ont remarqué ce changement dans le vocabulaire. Seul O. Berto-
lini, op. cit., p. 108-114, en a proposé une explication. Constatant que les diaconies telles
qu'on les voit fonctionner au VIIIe siècle, n'ont rien de commun avec celles que H.-I.
Marrou, op. cit., passim, décrivait en Orient, il acceptait l'hypothèse de ce dernier sur leur
origine orientale (monasteria diaconiae suggère un lien entre monachisme et diaconies),
mais supposait un changement radical au début du VIIIe siècle, sous l'impulsion des
papes qui auraient donné la primauté aux services de la diaconie sur le monastère qui en
dépendait; d'où la disparition de la formule monasteria diaconiae au profit de diaconia,
désignant maintenant des diaconies fermement contrôlées par le pape et l'aristocratie
romaine, et conçues comme des institutions indépendantes les unes des autres.
17 Pour le témoignage de Jean Diacre, voir ci-dessus, n. 2. L'extrait de comptes de
Yepiscopium romain, conservé par une copie tardive, dont la paléographie est si
surprenante qu'on n'a pu jusqu'à une date récente comprendre tous les signes transcrits, est la
translittération maladroite d'un original rédigé en écriture précaroline. Il sera
prochainement réédité par B. Bavant, J. Durliat et A. Guillou. On y trouve mentionnée la diaconie
de Saint-Eustache qui existait donc dès le pontificat de Grégoire II (715-731).
18 Les diaconies de Saints-Serge-et-Bacchus et de Sainte-Marie-in-Aquiro ont été
restaurées et agrandies par Grégoire III (Liber pontificalis, éd. cit., p. 419 et 420). O. Bertoli-
ni, op. cit., p. 109, constate que, sous Grégoire II, on parle encore de monasteria diaconiae,
et on trouve déjà des diaconiae sans monastère, mais ne rend pas compte du phénomène.
C'est d'autant plus important que ces diaconies, que l'on voit apparaître sous ce
pontificat, ne constituent pas nécessairement la totalité de celles qui existaient, et qu'elles exis-
172 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

existaient et que leur petite taille les rendait négligeables. Il est par la suite
souvent rapporté soit qu'une diaconie existe, sans autre précision, ce qui laisse
penser qu'elle est relativement ancienne, soit qu'elle a été restaurée, ce qui est
parfaitement explicite19. Cependant, dans ce dernier cas, on ne peut exclure

taient vraisemblablement depuis longtemps. Le silence des sources ne peut être invoqué
puisque, nous l'avons montré, le Liber pontificalis ne veut pas parler de ce qui n'est pas
une église avant le VIIIe siècle et que, d'autre part, les extraits de comptes pontificaux du
VIIe siècle se ramènent à quelques lambeaux. Par contre Jean Diacre et Paul Diacre
parlent de diaconies dès le pontificat de Grégoire le Grand. Je ne vois aucune raison de ne
pas les croire, d'autant moins qu'il existait des diaconies - aussi bien diaconies épiscopa-
les, centres de gestion de toute la charité dans la cité, que diaconies, centres d'assistance
(ci-dessous, p. 545-547, pour les premières; exemples dans H.-I. Marrou, op. cit., pour les
secondes) - dans tout l'Empire, et en particulier en Italie, dès avant 600; pourquoi Rome
seule en aurait-elle été privée? On trouve même depuis le IVe siècle, en particulier en
Italie, des centres d'assistance qui présentent toutes les caractéristiques de nos diaconies
(Ambroise de Milan, Ep. 41, 13, éd. dans PL, t. 16, col. 1 117; cf. V. Monachino, San
Ambrogio e la cura pastorale a Milano nel secolo IV, Milan, 1973, p. 270). Le seul argument
qui reste en faveur d'une introduction tardive de la diaconie en Occident est d'ordre
philologique : H.-I. Marrou, éditant des papyrus d'Egypte et sans doute au courant des
travaux de R. Vielliard, qui aboutirent aux Recherches sur les origines de la Rome chrétienne,
Mâcon, 1941 (en particulier, p. 110-120) constata qu'on trouvait dans les deux régions un
même vocabulaire (diaconia, diaconita, lusma) qui était d'origine grecque; il fallait donc
que les origines le fussent aussi, ce qu'on ne saurait nier, pas plus que l'origine orientale
du diaconat, du presbytérat ou de l'épiscopat, mais ces apports orientaux sont tous très
anciens, peut-être antérieurs au IIIe siècle, et sans aucun doute à la paix de l'Eglise. Ils ne
sauraient prouver que la diaconie a été introduite au VIIe siècle, d'Egypte en Italie.
19 Les deux diaconies attestées sous le pontificat de Zacharie (741-752), successeur
de Grégoire III, existaient lorsqu'il fut consacré : à Saint-Georges-in-Velabro, il dépose la
tête de saint Georges {Liber pontificalis, éd. cit., p. 434, où il n'est pas dit que Zacharie ait
fondé la diaconie); Sainte-Marie-Antique eut, à la même époque, un dispensator qui ne
peut l'avoir fondée, puisqu'il offrit seulement la décoration d'une chapelle. Par la suite,
plusieurs diaconies furent restaurées ou agrandies. La notice relative à Hadrien (772-795)
raconte l'histoire de la petite diaconie de Saints-Serge-et-Bacchus, menacée d'être écrasée
par le temple de la Concorde. Le pape voulut faire détruire le temple sans endommager
l'édifice religieux, mais celui-ci fut anéanti; on le reconstruisit donc plus grand (Liber
pontificalis, éd. cit., p. 512). Le temple devait être en piteux état depuis longtemps et on
n'aurait pas construit une diaconie nouvelle au pied d'un bâtiment tombant en ruine. On
doit donc supposer que la diaconie était ancienne. Cela suggère qu'elle pouvait bien avoir
40 ans ou plus, même si on ne peut le prouver. On notera cependant, pour cette diaconie,
comme pour beaucoup d'autres, qu'elle était de petite taille avant sa reconstruction, car,
dit l'auteur, de la notice, hic praesagus antistes a fundamentis in ampliorem restauravit
décore nimio statum : le nouvel édifice n'a plus rien à voir avec l'ancien, trop petit et trop
pauvre pour qu'on en parlât avant sa transfiguration par l'intervention pontificale. J.
Lestocquoy, Administration de Rome et diaconies du VIIe au IXe siècle, Rivista di archeo-
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 173

que la fondation remonte seulement au pontificat de Grégoire III ou de ses


successeurs, et ce fut peut-être le cas pour telle ou telle.
Force est donc de constater, dès avant 731, l'apparition d'une nouvelle
catégorie de diaconies, plus vastes, mieux considérées puisqu'on y dépose des
reliques de grande valeur20. Elles sont rattachées à des églises le plus souvent
bien antérieures, sans qu'on puisse affirmer l'existence de liens organiques
entre église et diaconie avant le VIIIe siècle21. Tout au plus peut-on suggérer
que de petites diaconies vivaient à l'ombre des églises, trop petites pour que
nous ayons des traces de leur existence, et que, après 731, elles ont acquis une

logia cristiana, 7, 1930, p. 288, a justement insisté sur cette transformation des diaconies
au VIIIe siècle.
20 Cf. n. 19, pour les reliques de saint Georges.
21 L. Duchesne, voir aux n. 5 et 6, croyait que les diaconies avaient été créées au VIe
et au VIIe siècle, en même temps que les églises auxquelles on les a par la suite
rattachées. J. Lestocquoy en a tiré des conséquences si extrêmes (des diaconies civiles prenant
la succession de l'annone, au moment où cette dernière s'effaçait, à la fin du VIe siècle,
op. cit., passim, surtout, p. 270 : «elles ont été fondées au VIIe siècle par des organismes
civils distincts de l'Eglise et qui, par là-même, n'ont pas laissé de documents semblables
au Liber pontificalis ») que les commentateurs postérieurs se sont attachés à montrer que
les églises apparaissent longtemps avant qu'on parle pour la première fois de diaconie à
Rome, et que, lorsqu'elles apparaissent, le vocabulaire qui définit leurs activités est
purement religieux (H.-I. Marrou, op. cit., passim, surtout, p. 140-141, qui fait apparaître les
diaconies seulement à la fin du VIIe siècle, comme des institutions exclusivement
charitables; O. Bertolini, op. cit., passim, surtout p. 134-135, qui les fait apparaître à la même
date comme des institutions monastiques à qui on aurait confié, sous le pontificat de
Grégoire II, la charge de gérer l'annone dont il postule la persistance jusqu'à cette date).
L'argument e silentio, qui ne vaut rien quand on veut établir la date d'apparition des
diaconies, retrouve une certaine force quand on cherche à déterminer les rapports entre
les diaconies et les églises auxquelles elles sont associées. En effet il est surprenant que
rien dans le décor, le contexte archéologique ou l'épigraphie ne suggère le moindre lien
entre églises et diaconies avant le VIIIe siècle. En outre les diaconies du VIIe siècle, telles
qu'on peut les imaginer d'après ce qu'on nous dit de leur restauration au VIIIe siècle,
peuvent difficilement dépendre d'églises de quelque ampleur, sauf si une distinction
existait entre des diaconies épiscopales, assurant le service de la diaconie episcopale, et des
diaconies privées, les premières, riches et importantes, pouvant donc être associées à
Sainte-Marie-in-Cosmedin ou à Sainte-Marie-Antique, les autres, pauvres et sans lieu de
culte autre qu'éventuellement une petite chapelle. Sur la pauvreté des diaconies du VIIe
siècle, ci-dessus, n. 19 et Liber pontificalis, éd. cit., p. 506 : Hadrien (772-795) restaure les
diaconies de Sainte-Marie-in- Adrianio, de Saint-Hadrien et de Saint-Silvestre qu'il trouve
à l'abandon (in abditis sine misericordiae fructu). Son prédécesseur (Etienne II, 752-757)
avait déjà associé deux xenodochia à la première et à la dernière (Liber pontificalis, éd.
cit., p. 441). Elles sont «vénérables», ce qui peut vouloir dire respectables par leur
ancienneté, mais aussi décrépites. Les xenodochia complètent l'action charitable des diaconies
sans qu'il soit précisé qu'ils dépendront d'une quelconque église de la diaconie.
174 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

importance telle que l'église voisine fut affectée à leur service exclusif, d'où elle
retira un grand prestige. Quoi qu'il en soit, on ne voit jamais apparaître le
moindre monastère mais on note au contraire des relations d'interdépendance
entre une église et une diaconie. Le fait mériterait peu d'attention si l'évolution
postérieure n'avait été marquée par le déclin des institutions d'assistance qui
constituaient la diaconie au profit de l'église, au point que cette dernière finit
par être uniquement l'église des cardinaux-diacres, sans rapport avec
l'assistance22.
De cette description, il ressort que les diaconies sont sans doute totalement
indépendantes de l'annone pour ce qui est de leur origine, puisque ce sont des
institutions ecclésiastiques chargées de la charité et non des établissements
distribuant à tous les citoyens du blé public gratuitement ou à faible prix, et que,
en outre, les diaconies devaient exister déjà lorsque l'annone gratuite disparut,
et a fortiori l'annone payante. Cependant il convient de préciser la nature
exacte des diaconies au moment de leur première gloire, avant de trancher
définitivement : cette importance qui leur est brusquement conférée au VIIIe siècle ne

22 Le fait est déjà sensible au VIIIe siècle. L'église l'emporte sur la diaconie qui
dépend d'elle, même si c'est cette autorité sur une diaconie qui donne à l'église un statut
particulier dans la ville de Rome. C'est ce qu'exprime exactement la formule 88 du Liber
diurnus, éd. Th. Sickel, Vienne, 1889, p. 115-116 : On nomme quelqu'un à la tête de
prefata venerabilia loca ill. beatorum ill. posila in loco ill. (c'est ainsi qu'on désigne une église
indéterminée)., tibi per hujus nostrae perceptionis paginant omnibus diebus vite tue
temporibus ad regendum ac dispensandum commitimus, tuae religiositati et successoribus tuis in
perpetuum, adunantes ei monasterium ill. situm in locum ill., cum quo pariter consociantes
ei et diaconiam ill. qui ponitur in loco ill., cum omnibus ad eisdem venerabilibus locis
pertinentibus ... Le centre principal est constitué par l'église à laquelle on unit
{adunantes) ou associe {consociantes, même terme que pour l'association d'un xenodochium et
d'une diaconie : sociavit, Liber pontificalis, éd. cit., p. 441) un monastère et une diaconie.
Les deux établissements n'ont aucun lien direct entre eux. Ils ne sont réunis que par leur
dépendance commune à l'égard de l'église (contra, O. Bertolini, op. cit., p. 29, qui voyait
dans cette formule l'expression d'un lien organique entre diaconie et monastère). La
diaconie n'est pas géographiquement proche de l'église, et encore moins accolée à elle, ce
qui explique l'absence de toute trace archéologique d'une diaconie auprès d'une église
désignée comme diaconie, ainsi que le prouve la formule diaconiam ili. qui ponitur in
loco ill. : si le formulaire prévoit d'indiquer la position de la diaconie sur le plan, c'est
qu'elle n'est pas au même endroit que l'église dont elle dépend. L'évolution de
l'institution doit donc être la suivante : une diaconie fort ancienne se trouvait près d'une église
plus ou moins récente, le plus souvent une église du VIe ou du VIIe siècle, installée dans
un édifice antique; au VIIIe siècle, on a associé les deux; par la suite, la diaconie a
disparu ou s'est transformée pour devenir une institution d'assistance médiévale, tandis que
l'église accaparait le nom de diaconie grâce auquel elle obtenait un statut privilégié dans
la hiérarchie des églises romaines. Sur cette évolution, voir O. Bertolini, op. cit., p. 108.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 175

proviendrait-elle pas de ce que les diacres chargés de l'assistance auraient reçu


en héritage les revenus de l'annone défunte?

Β - Les diaconies du VIIIe siècle (731-816)

1) Bénéficiaires et prestations

Nul doute n'est possible et sur ce point l'unanimité des historiens est sans
faille : les diaconies sont destinées par nature à soulager la misère des
pauvres23. Elles ressemblent fort au premier abord aux xenodochia auxquels elles
sont souvent associées24. Cependant des nuances apparaissent rapidement : un
xenodochium est normalement pourvu de lits car il accueille des malades, des
indigents sans toit, des étrangers . . . 25. Des diaconies, nous apprenons
seulement qu'elles nourrissent les pauvres, apparemment selon un cahier des
charges précis qui suppose des registres et une certaine fixité des bénéficiaires26.
Malgré l'absence d'indications formelles à ce sujet, tout suggère que ces
secours ne constituent pas l'unique raison d'être des diaconies ni même
l'activité qui est mise le plus nettement en valeur. En effet on insiste plus sur les bains
qui sont offerts aux pauvres que sur les distributions de nourriture, et on dit
même une fois que ces dernières ont seulement lieu le jour où l'on conduit les
pauvres au bain27. Conduire les pauvres au bain était l'une des préoccupations

23 C'est l'opinion unanime de tous les historiens; seule diffère l'idée qu'on se fait des
rapports entre cette charité chrétienne et l'annone civile d'origine païenne.
24 Pour l'association xenodochium-diaconie, cf. n. 22 : cette association suffit à
prouver que, si les éléments de ressemblance existent, sans lesquels elle aurait été impossible,
des éléments de différence subsistent, qui seuls peuvent expliquer une fondation
originale au lieu d'une simple extension de l'institution existante.
25 Cf. ci-dessous, p. 550.
26 Les diaconies doivent distribuer des aumônes (Liber pontificalis, éd. cit., p. 505),
nourrir les pauvres (ibid., p. 419: pro sustentatione pauperum; p. 509: ut refocillentur;
inscription de Sainte-Marie-in-Cosmedin, éd. O. Bertolini, op. cit., p. 143-145 : pro
sustentatione Christi pauperum ; Liber diurnus, formule 95, éd. cit., p. 123-125 : pro sustentatione et
alimoniis fratrum). Toutes les sources (Liber pontificalis, Liber diurnus, épigraphie) qui
nous parlent des diaconies utilisent les mêmes formules vagues.
27 Voir H.-I. Marrou, op. cit., p. 116-120. Liber pontificalis, p. 506 : Hadrien restaure
trois diaconies (cf. n. 22) et leur affecte des revenus pour que tous les jeudis les pauvres
se rendent au bain en chantant des psaumes, et que là ils soient soulagés par une
distribution et reçoivent une aumône. Liber pontificalis, éd. cit., p. 510: Le même pape
transforme deux églises en diaconies avec mission de faire manger les pauvres à l'occasion du
bain. H.-I. Marrou comprend qu'on les aide par l'organisation du bain; il me semble
préférable de traduire ut . . . lusma diaconiae perficientes pauperes Christi refocillentur : de
sorte que les pauvres, après avoir pris le bain de la diaconie, soient restaurés. Le texte
176 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

importantes des diaconies dans le reste de l'Empire depuis le IVe siècle au


moins28. Mais ce bain lui-même allait de pair avec des cérémonies, comme si
on avait voulu laver l'âme en même temps que le corps29. Une telle activité, qui
complète l'assistance purement matérielle n'a de sens que si elle s'adresse à des
indigents connus, au courant des pratiques communes, venant régulièrement à
la diaconie. Elle se distingue donc sur ce point aussi des xenodochia qui
accueillaient tant les citoyens que les étrangers pour des durées variables, selon
les besoins matériels immédiats30. Les diaconies sont d'ailleurs nombreuses
puisqu'on en compte 18 pour une ville déjà largement dépeuplée. Cela
permettait un encadrement assez serré des bénéficiaires. La petite taille des églises
peut être interprétée de la même manière. Plutôt que de grands
rassemblements anonymes, on préférait des cérémonies proches des participants, dans
des édifices certes richement décorés mais de taille modeste.
L'alimentation des pauvres n'est pas pour autant nécessairement oubliée.
Nombre de diaconies organisaient sans doute des distributions plus ou moins
régulières, voire quotidiennes, si on leur donnait des moyens suffisants. Ces
distributions pouvaient ressembler à celles que les services du patriarcat
effectuaient sous les portiques du Latran où, chaque jour, 100 pauvres recevaient 50
pains de 2 livres, 2 decimatae de vin contenant 60 livres chacune et un
chaudron de ragoût, à raison de 1/2 pain, un gobelet de vin contenant 2 coupes et

précédent montre en effet qu'on les nourrit après le bain et donc que ce dernier ne
constitue pas la seule forme d'assistance, même si c'est à l'occasion de ce bain qu'ils reçoivent
un secours.
28 Cf. H.-I. Marrou, op. cit., ibid., citant les diaconies de Naples qui fournissent du
savon. On pourrait de même citer plusieurs exemples orientaux, si l'on conduisait une
étude exhaustive des diaconies. Le bain est l'une des activités fondamentales de la
diaconie à une époque où on se lave souvent et abondamment grâce au grand nombre de bains
publics. Il est significatif que, par deux fois, le Liber pontificalis mentionne la
restauration d'aqueducs (p. 503 et 510) pour le bain des pauvres. Le pape agit là en tant que chef
de l'administration civile, mais on indique tout spécialement que les pauvres profiteront
de ces travaux autant que les autres citoyens. On aimerait savoir si les bains étaient
encore gratuits ou si la diaconie, outre le savon et autres produits indispensables, payait le
droit d'entrée.
29 Cf. n. 27 : on se rend au bain en chantant des psaumes. Liber diurnus, formule 95,
éd. cit., p. 124 : Sed dispensator qui pro tempore fuerit in eadem venerabili diaconia, id est
quando lusma perficitur in eadem diaconia, pro remissione peccatorum nostrorum omnes
diaconite et pauperes Christi qui ibidem conveniunt, exclamare studeant, mais (qu'en
échange de ce qu'on lui donne) le dispensator qui se trouvera dans ladite vénérable
diaconie à ce moment y - c'est-à-dire quand s'accomplit le bain dans cette diaconie - ainsi que
les diaconites et les pauvres du Christ qui s'y rassemblent, s'appliquent à faire retentir
(leurs prières) pour la rémission de nos péchés.
30 Sur les xenodochia, on verra provisoirement, D. Constantelos, Byzantine
philanthropy and social welfare, Rutgers university press, 1970, surtout p. 152-184.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 177

une louche de ragoût par personne. C'est donc un repas correct mais servi en
plein air à des indigents peut-être inscrits dans un registre après enquête des
diacres31.
Il ressort de cette esquisse nécessairement floue, compte tenu de la
documentation dont on dispose, que l'assistance dans les diaconies diffère
radicalement des distributions effectuées par l'annone. D'abord on s'occupe au moins
autant de l'âme que du corps des pauvres. Ensuite et surtout on ne s'occupe
que des indigents. La notion de « citoyen » ayant droit à une assistance quel que
soit son niveau de fortune a entièrement disparu. En outre on a depuis
longtemps noté qu'il n'y a pas de diaconies dans toutes les régions ecclésiastiques
de Rome, pas plus que dans toutes les régions civiles32. Cela semble exclure
que les diaconies soient instituées dans la continuité directe de l'assistance
dispensée autrefois par les diacres établis dans les régions religieuses, mais
n'interdit pas de supposer qu'elles aient pris le relais de l'assistance civile, car, si
on n'en trouve pas dans certaines régions civiles, plus petites que les régions
religieuses, c'est peut-être uniquement parce que ces dernières étaient
dépeuplées33. Compte tenu aussi du fait que les diaconies sont souvent installées
dans des bâtiments publics et en particulier dans des greniers de l'annone et
même dans les bureaux de celle-ci, on en vient à se demander s'il n'y a pas une
certaine continuité entre annone et service des diaconies non dans la finalité
mais dans le financement34.

31 Liber pontificalis, éd. cit., p. 502 : Comme on donne 100 porcs, rendant environ
120 livres de viande nette, pour 100 pauvres pendant une année, on peut admettre qu'ils
reçoivent 1/3 de livre de viande par jour, soit environ 100 g. C'est plus que les rations de
l'annone gratuite au IVe siècle. Il faut cependant noter que, si on nourrit 100 pauvres par
jour, ce ne sont sans doute pas les mêmes tous les jours. Ils ont un bon repas de temps en
temps, peut-être une fois par semaine. Ces rations, minutieusement décrites par notre
source, nuancent l'opinion générale qui supposait une population romaine affamée
attendant tout du pape : s'il soigne ainsi ses pauvres, c'est que le reste de la population a au
moins autant à manger.
32 L. Duchesne, op. cit., (n. 6), repris par tous les commentateurs.
33 L. Duchesne, Notes sur la topographie .... p. 237-239, a classé les diaconies en
fonction de leur situation dans les régions civiles. Seules la première et la quatorzième
région n'ont pas de diaconie. Il a bien senti les relations qui devaient exister, sans qu'on
puisse les établir de manière formelle, entre l'organisation de l'assistance et l'ancien
cadre des régions civiles de Rome. De même le personnel régionnaire des patrimoines
(cf. n. 37) était sans doute réparti en fonction non pas des régions ecclésiastiques, mais
des régions civiles.
34 La description que nous venons de faire des distributions - à des pauvres, non à
tous les citoyens ; à l'occasion de bains accompagnés de prière, comme on le faisait dans
les institutions pieuses chrétiennes depuis au moins le début du IVe siècle - exclut toute
continuité directe entre annone civique et diaconies. L'installation de l'annone dans des
bâtiments publics est établie depuis les recherches de L. Duchesne, Notes sur la topogra-
178 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

En effet, puisque les diaconies sont manifestement les instruments


privilégiés de la charité pontificale et que cette dernière s'exerce alors dans le cadre
des régions - qui ne peuvent être que les régions civiles - il faut entendre que la
diaconie, service dirigé normalement par les diacres, s'est adaptée au découpage
de l'administration civile avant de se fractionner en unités autonomes, les
diaconies. Pour financer la diaconie puis les diaconies, on utilisait les revenus du
patrimoine, limité pour l'essentiel, au VIIIe siècle, aux revenus pontificaux du
Latium gérés par les massae ou les domuscultae35. Mais, au VIIe siècle, le
patrimoine disposait de revenus beaucoup plus vastes qui servaient déjà à la
charité36. Lorsqu'on voit les patrimoines de Sardaigne ou de Campanie dirigés par
des subdiaconi regionarii37, on est conduit à se demander si ces sous-diacres,
dont la fonction essentielle est de gérer les revenus pontificaux et d'assister les
pauvres, ne sont pas au service de la charité dans les régions, chaque patrimoine
ou fraction de patrimoine étant affecté à l'une d'entre elles dans le cadre du
budget général de la diaconie. Une telle vision des choses correspond
exactement à ce qu'on voit au siècle suivant lorsque les revenus de telle massa ou
domusculta sont attribués à une institution particulière, diaconie ou autre38.

phie . . ., p. 240. Cependant on ne doit pas exagérer la place qu'y tiennent les bureaux ou
greniers de l'annone. Sur 18 diaconies recensées par cet auteur, et 12 installées de
manière sûre dans des lieux publics, seules Sainte-Marie-in-Cosmedin (statio annonaé), Saint-
Théodore (horrea Agrippiana), Sainte-Marie-in-via-Lata (horreum inconnu) occupent des
édifices de l'annone. Peut-être faut-il y ajouter Saint-Georges-in-Velabro, établie sur le
forum boarium. Mais les agrandissements attestés pendant tout le VIIIe siècle, et
l'importance plus considérable accordée aux diaconies lorsque Rome se séparait de l'Empire,
suggère qu'on a donné aux diaconies non seulement des bâtiments, mais aussi des
revenus publics.
35 Sur les domuscultae, voir B. Bavant, op. cit., sous presse. Ce sont des domaines mis
en culture par les agents de l'Eglise, associés à des assiettes fiscales beaucoup plus
étendues que les terres en exploitation directe; l'ensemble des revenus était concentré dans
une caisse unique et affecté de manière permanente à diverses dépenses, en particulier à
l'entretien des diaconies. Pour un exemple particulièrement concret de domusculta, voir
Liber pontificalis, éd. cit., p. 501-502. Une comparaison entre ces grandes unités
économiques et fiscales, et les dons faits par les particuliers montrerait la faible place des
seconds dans le budget général de l'Eglise de Rome.
36 Sur les patrimoines de l'Eglise de Rome, qui attendent leur historien, voir
provisoirement P. Fabre, De patrimoniis romanae ecclesiae usque ad aetatem carolinam, Paris,
1892.
37 On connaît l'épitaphe d'un sous-diacre régionnaire et recteur du patrimoine de
Campanie (Annales ecclesiastici, an. 713, éd. Plantin, t. 9, Anvers, 1612, p. 5; le même
personnage apparaît dans Liber pontificalis, éd. cit., p. 400) et d'un notaire subrégionnaire de
l'église de Rome, recteur du patrimoine de Sardaigne (cf. ci-dessus, p. 154, n. 294).
38 Cf. n. 35. Pour une interprétation plus précise de ces «grands domaines» romains,
il faudrait comparer les textes et le résultat des fouilles (A. H. J. Megaw, The British
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VIP SIÈCLE 179

2) Evolution de la diaconie

On peut donc reconstituer ainsi l'évolution de la diaconie romaine. Elle


doit son nom au fait qu'elle est gérée par les diacres. Ceux-ci utilisaient à
l'origine les revenus privés de l'Eglise39. Les dotations considérables de
Constantin et de ses successeurs ont certainement gonflé ce poste du budget
comme les autres40. La réorganisation du budget episcopal de Rome a entraîné
la création des patrimoines, circonscriptions dans lesquelles des responsables
percevaient tous les revenus dus à Rome41. Une partie, sans doute par
affectation directe de revenus à des dépenses particulières, servait à financer les
divers services de la diaconie. Mais les patrimoines finançaient aussi le
budget civil de la ville de Rome, en particulier celui de l'annone et des travaux
publics42. Ces revenus, d'origine fiscale pour l'essentiel, sont contrôlés
régulièrement par des fonctionnaires et la diaconie ne peut entretenir que des
bureaux d'assistance de taille et d'aspect modestes. Cependant avec le déclin
non seulement de l'annone gratuite mais aussi de l'annone payante, les
services du budget religieux ont pris davantage d'importance. C'est
vraisemblablement pourquoi on voit des sous-diacres régionnaires à la tête des
patrimoines. Survient alors la crise iconoclaste, avec la récupération des
patrimoines pour le budget central de l'Etat byzantin, sans doute surtout pour le
budget de l'armée43. La papauté réagit en réorganisant à sa manière ce qui
lui reste des patrimoines, essentiellement ceux du Latium : c'est d'une part la
création des domuscultae, d'autre part celle des diaconies auxquelles on
affecte des sommes considérables puisqu'elles disposent d'églises plus grandes,
de bâtiments restaurés et d'un budget de fonctionnement accru, capable de

School abroad 1962, Antiquity, 37, 1963, p. 38-39 et les comptes-rendus de fouilles dans
les Papers of the British School at Rome).
39 C'est ce qu'on constate en étudiant les diaconies du IVe siècle et qu'on noterait
encore dans les diaconies romaines du IVe au VIIe siècle, si nous disposions d'une
documentation suffisante.
40 Voir ci-dessous, p. 554-555, et J. Durliat, L'administration religieuse du diocèse
byzantin d'Afrique, sous presse.
41 Ci-dessus, p. 154, n. 297.
42 Ci-dessus, p. 151-157.
43 Théophane, Chronographia, éd. C. de Boor, Leipzig, 1883 (coll. Teubner), p. 410;
commentaire de A. Guillou, La Sicile byzantine. Etat de recherches, Byzantinische
Forschungen, 5, 1977, p. 105-106. La récupération par l'Etat de revenus fiscaux qui allaient
jusque-là à l'église de Rome constitue un épisode dans le conflit entre le pape et
l'empereur à propos de l'iconoclasme. On aimerait savoir à quel poste ces 350 livres d'or furent
affectées. L'énormité des dépenses militaires, à cette époque, permet de supposer qu'ils
passèrent directement de l'Eglise à l'armée, avec toutes les conséquences économiques et
sociales que l'on peut imaginer.
180 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

nourrir un plus grand nombre de pauvres. C'est ainsi qu'une partie au moins
des fonds autrefois destinés à l'annone urbaine a servi à l'entretien des
assistés dans les diaconies.
La réaction contre la tendance ancienne à expliquer les changements de
structures par des «événements» politiques incite à se montrer méfiant à
l'égard de ce rapprochement entre les relations de plus en plus difficiles du
pape et de l'empereur et les modifications de la gestion pontificale.
Cependant, outre qu'on ne voit pas en quoi l'autonomie grandissante du pouvoir
pontifical n'aurait pu avoir de conséquences sur la manière dont il
administrait sa ville, il suffit de considérer la manière dont fonctionnaient les
diaconies pour comprendre l'intérêt que le pape avait à cette transformation et
donc justifier le rapprochement entre son affranchissement du pouvoir
imperial et l'établissement de relations plus intimes avec les notables locaux.
En effet les diaconies attirent au pape les faveurs populaires par
l'extension de l'assistance, de même que l'accroissement des dons faits au clergé lui
garantissent de sa part un soutien plus net. En outre elles rapprochent le
pouvoir ducal du pape. Peu importe ici que le personnel de la diaconie porte le
nom de diaconitae44, peu importe la nature exacte des pouvoirs respectifs des
deux personnages qui se partagent la direction de la diaconie45; ce qui importe
c'est l'origine sociale de ces derniers. Les seuls qui soient connus se trouvent
être des ducs de Rome dont l'un fut seulement dispensator de Sainte-Marie-in-

44 H.-I. Marrou, op. cit., voyant des diaconites dans les monastères d'Egypte, en a
conclu que leur existence constituait une preuve de l'existence de monastères attachés
aux diaconies. En fait, s'il existe des moines diaconites, c'est-à-dire des moines
effectuant un service quelconque dans le monastère, que ce soit l'accueil des étrangers, la
cuisine ou toute autre tâche, et des diaconites au service des moines, c'est-à-dire des
agents d'un monastère remplissant pour lui diverses charges, dont la perception de
l'impôt qui lui revient ou qu'il a l'obligation de faire rentrer, on trouve aussi des
diaconites d'ermites portant quelques provisions à ces derniers, qui ne sont pas des
moines et qui ne pratiquent aucune forme de charité particulière, hormis celle de partager
éventuellement leur maigre pitance avec une personne qui traverse leur solitude. Je
donnerai prochainement une liste d'exemples qui, sans être exhaustive, montrera la
variété des sens du terme : est diaconite toute personne qui effectue un service pour
une institution religieuse, qui remplit une diaconia à l'un des divers sens religieux du
terme. On trouve à côté des diaconites, des actionarii qui contribuent au bon
fonctionnement de la diaconie (Liber diurnus, formule 95, éd. cit., p. 124, avec le commentaire
erroné de J. Lestocquoy, op. cit., p. 292, corrigé par O. Bertolini, op. cit., p. 34,
n. 1).
45 La diaconie a un poter qui est un clerc, et un dispensator qui est un laïque. L'un et
l'autre participent à la direction, mais on ignore la répartition de leurs pouvoirs (O.
Bertolini, op. cit., p. 35-39).
L'ANNONE ROMAINE Df AURÉLIEN AU VIIe SIÈCLE 181

Cosmedin46 tandis que l'autre fut dispensator de Sainte-Marie- Antique47 et


pater de Saint-Paul-Apôtre48. Ils ont été nommés par décision pontificale49
pour occuper un poste important dans la hiérarchie ecclésiastique, donnant
une place prestigieuse lors des grandes cérémonies religieuses de Rome50 et
assurant à celui qui l'occupait une grande influence sur la population. En effet,
si les fonds étaient pontificaux, leur gestion laissait à n'en pas douter une
latitude certaine à celui qui les maniait, sans compter le profit qu'il pouvait tirer
d'un don judicieusement mis en valeur par une inscription monumentale51 ou
par des peintures dans la diaconie elle-même, car le pape accordait à celui qui

46 D'après une inscription de Sainte-Marie-in-Cosmedin (éd. O. Bertolini, op. cit.,


p. 143-145; photographie dans A. Silvagni, Monumenta epigrafica cristiana saeculorum
XIII antiquiora quae in Italiae finibus adhuc extant, Vatican, 1943, pi. 37, n° 4-5), Eustha-
tius immeritus dux et dispensator de la diaconie fait un don à celle-ci en compagnie d'un
gloriosissimus Georgius et de son frère David, de la sœur d'Eusthatius ou de Georgius, et
des héritiers de Paul. Ces personnages sont de puissants notables, mais la lecture du texte
montre que ce qu'ils donnent n'est pas considérable : quelques fundi ou portions de fun-
di, des vignes et des moulins.
47 Sur Theodotus, duc entre 728 et 739, B. Bavant, op. cit., sous presse : c'est l'oncle
du pape Hadrien. On voit ici les liens entre l'administration civile et l'administration
religieuse. Il était dispensator de la diaconie de Sainte-Marie-Antique sous le pontificat de
Zacharie, avec qui il était manifestement très lié (ci-dessous, n. 48). Texte de l'inscription
dans W. de Grüneisen, Sainte-Marie- Antique, Rome, 1911, Album épigraphique, pi. 11.
48 Liber pontificalis, éd. cit., p. 514, n. 2, pour le texte de l'inscription. De laïque qu'il
était lorsqu'il occupait les fonctions de dispensator, et auparavant de duc, Theodotus est
devenu clerc pour être pater diaconiae. Encore un indice de la collusion entre clercs et
notables, tous issus des mêmes familles et achevant dans la cléricature une carrière civile
particulièrement brillante.
49 Liber diurnus, formules, 88 et 95, éd. cit., p. 115-116 et 124 : II n'est pas dit
expressément que le pape nomme le dispensator, mais on voit qu'il exerce un tel contrôle que
celui-ci doit être choisi par. le pontife, ou du moins avec son accord. L'inscription de
Sainte-Marie-in-Cosmedin (voir n. 46) dit clairement que le dispensator fut nommé par le
pape puisque, parlant de sa nomination, il l'attribue à la Vierge (tibi desserviri et huic
sanctae tuae diaconiae dispensatorem effici jussisti) : Eusthatius ne s'est pas nommé lui-
même et n'a pas hérité de cette fonction; il la doit à l'action de la Vierge, donc à une
nomination par un ecclésiastique, peut-être le pape lui-même. Je rejoins ici les
conclusions de O. Bertolini, op. cit., p. 37-38.
50 Ordo romanus I, éd. R. Stapper, Aschendorf f, 1933, p. 14-15: Pour accueillir le
pape lors de cérémonies, le pater de la diaconie se trouvait aux côtés du prêtre desservant
l'église à laquelle la diaconie était associée. C'était un grand honneur. On constate ici, une
fois de plus, que la diaconie est indépendante de l'église, et que l'église commence à tirer
un certain prestige d'être associée à une diaconie puisqu'elle fait partie d'une catégorie
particulière, intermédiaire entre les églises titulaires et le commun des églises romaines.
51 Cf. les dons faits à une diaconie (n. 46), la décoration d'une diaconie (n. 47), ou le
fait d'avoir créé la diaconie sous les ordres du pape (n. 48).
182 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

en construisait une sur son ordre et avec ses fonds le droit de se faire
représenter en bonne place et même de se dire fondateur pourvu seulement qu'il
mentionne dans la formule de datation le pontife qui a financé les travaux52. Les
fresques de Sainte-Marie-Antique expriment à la fois les nouveaux rapports
sociaux existant à Rome après la sécession d'avec l'Empire et le rôle que les
diaconies tenaient dans cette situation nouvelle53. Le pape est le plus
prestigieux des notables locaux, tous proches sinon parents les uns des autres, qui se
partagent le pouvoir ici comme dans le reste de l'Empire, avec cette seule
nuance que leur appartenance à l'Empire n'est plus que formelle54.
Pour conclure sur les rapports entre l'annone et les diaconies, il apparaît
qu'on a très justement insisté sur leur réalité mais qu'on a mal interprété leur
nature faute de définir exactement la diaconie puis les diaconies et faute de
savoir que le pouvoir religieux était investi de manière parfaitement légale, de
responsabilités civiles. On ne voit ni substitution de l'Eglise à une
administration en complète décrépitude55, ni utilisation de moines pour assurer la
continuité d'un service public de l'annone56, ni importation par des papes d'origine
orientale d'institutions qui auraient été spécifiquement orientales57, ni
générosités de particuliers - y compris des papes agissant en tant que pieux dona-

52 Dans le texte de l'inscription citée n. 48, il ne faut pas isoler la formule finale de
son contexte : Theodotus ... α solo edificavit (l'église de la diaconie) laisserait croire qu'il
a tout payé. En fait la datation par le pape {temporibus domini Stephani Junioris papae)
suffit à montrer qu'il a eu la responsabilité des travaux financés par le pape à qui revient
en définitive la décision. Cf. CJ 8, 11, 10, qui autorise les fonctionnaires à faire figurer
leur nom sur des bâtiments publics payés par l'empereur pourvu que le nom de
l'empereur soit mentionné. Le pape a fait de même, comme tous les évêques qui laissaient
figurer le nom de l'exécutant pourvu qu'il soit accompagné du leur.
53 Sous le Christ en croix, on voit au centre la Vierge entourée de saint Pierre et de
saint Paul, à sa droite le pape et sainte Julitta, et à sa gauche le donateur et saint Cyricus,
offrant l'église. Les deux personnages sont de même taille; le dispensator a reçu le droit
de se faire représenter offrant l'église, alors qu'il a seulement payé une chapelle et fait
exécuter la décoration à sa gloire. On sent ici l'expression d'une classe dominante soudée,
qui se partage les pouvoirs, les honneurs et les revenus de Rome. Le pouvoir impérial
n'apparaît nulle part. Rome n'est plus byzantine.
54 B. Bavant, op. cit., sous presse.
55 C'était l'hypothèse de L. Duchesne (cf. n. 6), partiellement reprise par O. Bertolini,
op. cit. De manière générale, toutes les études citées ci-dessus et qui traitent directement
des diaconies, imaginent une ville de Rome ruinée, une population affamée, attendant
tout de la charité pontificale. La capitale a perdu ses privilèges, les distributions gratuites
de l'annone ont disparu, mais ce qui est resté de population trouva apparemment de quoi
se nourrir avec les productions du Latium qu'elle se procurait de diverses manières.
56 J. Lestocquoy, op. cit., passim.
57 H.-I. Marrou, op. cit., passim.
L'ANNONE ROMAINE D'AURÉLIEN AU VII' SIÈCLE 1 83

teurs58 -, mais au contraire un service episcopal qui, au moment de la crise


iconoclaste, s'installe largement dans les bâtiments publics que le pape
administrait déjà en sa qualité de chef de l'administration locale de Rome, et qui se
fractionne en centres disposant d'une assez large autonomie de gestion. Ces
centres occupent pour une large part les bureaux et les greniers de l'annone,
reçoivent sans doute des revenus qui allaient autrefois à cette dernière mais
manifestement ils ne se substituent pas à elle au moins parce que les
importantes dépenses pour l'aménagement des lieux de culte - qui semblent tenir une
plus grande place que les bâtiments servant à l'assistance -, absorbent de trop
grosses sommes. En outre tous les revenus provenant maintenant du Latium,
on ne dispose plus de ressources suffisantes pour alimenter une importante
population d'assistés ; enfin les cérémonies et les bains jouent un rôle si
considérable que le distributions alimentaires semblent bien être restées au second
plan : elles pouvaient porter sur des quantités considérables, elles n'attiraient
pas l'attention des contemporains et ne répondaient donc pas à un besoin
urgent pour la population. Mieux vaut voir dans cette transformation de la dia-
conie episcopale telle qu'elle fonctionnait à l'époque byzantine la volonté pour
les papes d'affirmer leur domination sur la ville par la multiplication des
églises où l'on pourrait rassembler au cours des cérémonies les plus importantes à
la fois l'élite de la ville qui les dirigeait et la foule des humbles et des pauvres
prêts à applaudir celui qui les aidait à vivre ou survivre. L'annone instituée
pour calmer et attacher au pouvoir impérial le peuple de la Ville, finit par
servir à encadrer le peuple de la ville éternelle en assurant sa fidélité au pape en
train de fonder dans l'indifférence générale un nouvel Etat millénaire.

58 O. Bertolini, op. cit., p. 118-119. On lira cependant avec le plus grand profit cette
minutieuse enquête qui analyse toutes les pièces du dossier. Son auteur a vu toutes les
difficultés (différence radicale avec les diaconies orientales, et cependant vocabulaire
identique et introduction apparente de ces institutions par des papes d'origine orientale ;
assistance qui fait penser à l'annone, et cependant caractère éminemment religieux des
diaconies ; donations soigneusement mises en évidence des notables romains et cependant
autorité sans conteste du pape sur les diaconies . . .) mais écrivait à une époque où on ne
connaissait pas l'existence des diaconies épiscopales, où on ignorait que la gestion de
l'annone par l'Eglise ne lui avait pas ôté son caractère public, et où on croyait encore que
les donations privées jouaient un rôle déterminant dans les finances ecclésiastiques.
1X5

CHAPITRE 2

L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE

Les sources, soumises à une enquête toujours plus rigoureuse, nous


révèlent progressivement l'urbanisme, l'organisation administrative et
le rôle politique unique de Constantinople, symbolisé par la
consécration du 11 mai 330 l. Les fouilles dégagent les monuments publics,
palais, églises, rues, citernes et autres édifices. Certains textes fixent
parfois la date de ces constructions, décrivent leur rôle dans la vie de la
cité ou les modalités de leur occupation par l'empereur, par les services
centraux qui réglaient la marche de tout l'Empire, par l'administration
propre de la capitale ou par les bureaux du patriarcat. On voit ou on
devine comment une médiocre cité provinciale accéda au premier rang
des villes contemporaines, loin devant celles qui pouvaient aspirer à
cette position, surtout Alexandrie et Antioche, dont les dirigeants,
groupés autour de leurs patriarches se montrèrent d'abord réservés puis
finalement hostiles, lorsque l'empereur, sa ville et son évêque
prétendirent les écraser de leur puissance. D'autres sources nous montrent
l'admiration et la stupeur des barbares, ambassadeurs, émigrés politiques,
voyageurs de toute sorte ou candidats à la citoyenneté qui en
franchissaient les portes.
Cependant l'ombre immense et majestueuse de la ville nous cache
ses habitants. Les légendes suscitées par ses monuments dissimulent la
sueur, l'enthousiasme et les craintes de ceux qui les construisaient, les
admiraient certes mais doutaient vraisemblablement de leur nécessité
en période de disette ou d'épidémie. On ignore pourquoi les citoyens de
tout l'Empire affluèrent d'abord à l'appel de l'empereur, puis sponta-

1 Voir G. Dagron, Naissance d'une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à


451, Paris, 1974 (Bibliothèque byzantine). Cet ouvrage de référence étudie des débuts de la
capitale orientale et donne des aperçus, ainsi qu'une abondante bibliographie, sur la
période postérieure, pour laquelle on dispose de très nombreuses études de détail, mais
pas de synthèse. Sur l'urbanisme, qui exprime si bien la rupture du VIIe siècle, C. Mango,
Architecture byzantine, Paris, 1981, p. 30-160.
186 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

nément et finalement contre sa volonté; on ne sait qui ils étaient, où ils


habitaient, puisqu'on ne peut déterminer la nature exacte des 4 388
domus (οίκοι en grec) qui regroupaient, paraît-il tous les logements de
la ville vers le milieu du IVe siècle2. On aimerait connaître les
sentiments qui les animaient lorsqu'ils adhéraient aux dèmes - ces
associations qui sont loin d'avoir dévoilé leur raison d'être profonde -
applaudissaient ou sifflaient à l'hippodrome, manifestaient dans les rues ou
même se révoltaient contre l'empereur; connaître aussi les métiers
qu'on pouvait leur proposer dans une ville fort peuplée et très peu
tournée vers la production des biens artisanaux exportables; estimer le
niveau de vie que ces activités leur assuraient; enfin savoir comment ils
se nourrissaient et grâce à quels fournisseurs.
Ce dernier point nous retiendra seul ici car c'est peut-être celui où
nos connaissances peuvent faire les progrès les plus sensibles. Rome
vivait de l'annone, gratuite ou payante. Qu'en était-il de
Constantinople? C'est le déclin de l'annone par impossibilité de l'assurer qui
provoque le déclin de Rome. Sur le Bosphore, l'institution, l'expansion puis

2 Sur les domus -οίκοι de Constantinople, outre G. Dagron, op. cit., p. 525-528, Ch.
Strube, Der Begriff domus in der Notitia urbis Constantinopolitanae, Studien zur
Frühgeschichte Konstantinopels, sous la direction de H.-G. Beck (Miscellanea byzantina Monacen-
sia, 14), Munich, 1973, p. 121-134. La Notitia urbis Constantinopolitanae (éd. O. Seeck,
Notitia dignitatum. Accedunt notitia urbis Constantinopolitanae et laterculi provinciarum,
Berlin, 1876, p. 227-243) est beaucoup trop allusive pour qu'on parvienne à une
approximation satisfaisante. Il ne fait aucun doute, comme on l'a souvent remarqué, que les
domus ne peuvent être des palais ou de riches demeures, mais sont, pour la plupart, des
immeubles de rapport, à preuve le fait que les palais sont recensés à part : domus Placi-
diae Augustae, domus nobilissimae Marinae . . . Mais que sont les vici sive angiportus, les
quartiers ou ruelles? Sont-ce les ruelles le long desquelles s'élevaient les domus, ou celles
que bordaient les petites maisons individuelles non répertoriées dans la liste? La question
est d'importance et on regrettera d'autant plus de ne pas pouvoir lui apporter de réponse
satisfaisante, car on ne sait pas ce que signifie l'obligation d'être propriétaire pour
bénéficier de l'annone : si les grands immeubles prédominent, cela consiste à acheter un
appartement dans l'un d'eux; si ce sont des habitations individuelles, cela suppose qu'on
les construise. En outre, dans le premier cas, il est vraisemblable que les «promoteurs»
capables de mettre en chantier les grands immeubles en louaient une bonne part et
disposaient donc des annones, cédées avec la maison ou conservées à d'autres fins; dans le
second, ce sont les petits propriétaires qui touchent chacun la sienne. Mais est-on sûr que
ces domus correspondent exactement à des immeubles? Ne pourraient-elles être des
unités comptables, correspondant à un immeuble, s'il possède la taille convenable, à une
partie d'un très grand immeuble, et à plusieurs petits immeubles? On pourrait alors avoir
plusieurs maisons individuelles regroupées pour former collectivement une domus, ce
qui expliquerait que tous les logements de la capitale soient comptés en domus.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 187

le déclin et la disparition des distributions annonaires sont-ils cause ou


conséquence des variations démographiques? Dans la cité d'Auguste, le
corps civique existait et on devait surtout satisfaire ses exigences en les
modérant. Constantin cherchait au contraire à animer le cadre presque
vide de sa nouvelle capitale. Il ne pouvait, par conséquent, se contenter
de transposer des méthodes inadaptées à cette situation originale;
comment résolut-il le problème? L'étude, difficile, nécessairement
incomplète, n'est peut-être pas aussi désespérée qu'il y paraît si on replace
Constantinople dans le contexte du monde contemporain dans lequel
elle baigne, qu'elle imite et influence, dont elle profite tout en assurant
sa cohésion aussi longtemps que la montée des particularismes ne
balaie pas jusqu'à l'idée même d'empire universel.
Alors que le statut de Rome fut fortement modifié entre le IVe et le
VIIe siècle, celui de Constantinople resta stable, ce qui conduit à
l'aborder de manière différente. L'empereur y fut toujours présent, les
institutions se modifièrent certes mais sans remettre en question la fonction
principale de capitale. L'évolution y fut surtout quantitative, et on ne
note ni ruptures brutales ni évolutions qualitatives dans la nature soit
de la ville soit de l'annone qu'on y distribuait. Les préoccupations
chronologiques passent donc au second plan et on peut étudier d'une traite
les divers aspects de l'annone pendant toute la période. La définition
des bénéficiaires mettra d'emblée en évidence l'originalité de
Constantinople, du moins au début de son histoire. Cependant les prestations et
la gestion apparaîtront moins différentes, signes de continuité entre
l'ancienne et la nouvelle Rome. L'étude quantitative dépasse l'anecdote,
et même l'histoire de Constantinople, car elle introduit à une réflexion
sur le poids des villes dans l'économie générale de l'Empire; celui de
Constantinople apparaîtra tel qu'on devra se demander si l'exacerba-
tion progressive du régionalisme n'exprime pas, au moins pour une
part, le refus de ponctions très lourdes dont l'utilité n'était pas
reconnue par les populations provinciales. Etait-il réaliste de faire nourrir
une ville presque aussi importante que Rome par un empire réduit de
moitié?

I - LES BÉNÉFICIAIRES DE L'ANNONE

Seuls nous intéressent ici ceux qui touchent des denrées au titre de
l'annone civile de Constantinople. Aussi convient-il de bien les
distinguer d'une part de ceux qui en touchent en guise de salaire, qu'ils
188 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

soient militaires ou civils, et de ceux qui bénéficient des distributions


charitables publiques ou privées, le plus souvent effectuées par l'Eglise
même si elles sont payées par le Trésor impérial, ainsi que nous le
verrons. Cette distinction nous impose, comme toujours, une étude
minutieuse du vocabulaire des sources auquel on n'a pas toujours prêté une
attention suffisante, faute de dépouillements assez larges.

A - Vraies et fausses annones civiles

Le latin possède un seul terme pour désigner toutes les prestations


publiques normalement versées en nature, que ce soit à des agents de
l'Etat ou aux citoyens bénéficiant de l'annone gratuite. Cela tient aux
méthodes de la comptabilité publique. Elle exprime tout en or, dans ses
comptes centraux, pour pouvoir additionner les différentes dépenses,
mais effectue aussitôt une conversion pour ce qui doit être versé en
nature; contribuables et bénéficiaires ne connaissent que l'annone
qu'ils versent ou à laquelle ils ont droit, c'est-à-dire les quantités de
denrées qu'on leur demande ou qu'on leur verse3. C'est très
vraisemblablement parce que la procédure comptable était la même qu'on a
utilisé un seul terme pour deux prestations dont la signification sociale
différait totalement. Comptables et simples citoyens comprenaient,
dans chaque cas, de quelle annone il était question, même si, pour
nous, le tour elliptique de certaines formules prête à confusion.

1) Les termes grecs

En grec les distinctions devraient être plus faciles puisque le


vocabulaire est beaucoup plus riche en ce domaine. Cependant les mots
restent équivoques sans doute parce que, dès l'origine, on a surtout pris en

3 Lorsque, par exemple, on donne 17 000 amphores de vin au titre d'une


commission de 15% pour la livraison de la viande, il est clair qu'on doit connaître la valeur en
sous et de la viande et du vin, pour établir l'équivalence 17 000 amphores = 15% de la
viande (ci-dessus, p. 95-96). De même quand on publie un tarif public disant à quel prix
on comptera le muid de blé ou le xeste de vin ou d'huile, c'est qu'on doit lever un certain
nombre de sous et qu'on les exigera sous forme de leur contrepartie en nature (voir ci-
dessous, p. 505-512). Voir aussi J. Durliat, Moneta e stato, Bari, Corsi di studi, t. 4, 1986,
p. 192-200. Cf. aussi, ci-dessous, p. 268, où on verra que l'annone était évaluée à 3 ou à 4
sous.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 189

considération, en grec comme en latin, l'unité fondamentale du


procédé. Les nombreux termes de même signification dont on disposait
demeurent largement synonymes même si tel ou tel est plutôt employé
dans un sens particulier. Pour aucun, l'évolution vers une signification
unique n'a été poussée à son terme, si du moins on considère
l'ensemble de l'Empire, car rien n'interdit de penser que certains mots
pouvaient avoir un sens unique dans une région particulière4.
En grec, ce n'est pas le nom mais l'adjectif, ici πολιτικός,
traduction exacte de civilis, qui, associé à un terme désignant une prestation
publique en nature, indique avec certitude que cette dernière est
«politique» c'est-à-dire «civique» donc attribuée aux citoyens au titre de ce
que nous appelons l'annone. Mais, en grec comme en latin, il semble
bien que, si le même terme désigne à la fois l'annone civique et l'anno-
ne-salaire, ceux qui désignent l'annone soient toujours distincts de ceux
qui se rapportent aux distributions charitables5.
Άννώνα (ou άννόνα, άννώνη) a presque toujours le sens de salaire,
en particulier dans les papyrus d'Egypte6. L'annone civique qui ne
leur profitait pas, apparaît surtout aux Egyptiens comme ce qu'on
expédie, l'envoi (εμβολή) que l'administration appelle «l'heureux
envoi». Cependant ils avaient, encore au IVe siècle, un άννωνέπαρχος, un
préfet de l'annone7, et le nom άννώνα qui, au IIIe siècle désignait
l'annone envoyée à Rome8, apparaît encore au moins deux fois au VIe
siècle dans un adjectif dérivé (αννωνικα είδη) au sens de produit annonai-
re9. A Constantinople, l'emploi du mot en ce sens devait être plus fré-

4 On rencontre très souvent, surtout en grec, des termes dont l'emploi dans un sens
donné est limité à une région particulière. Dans le domaine de l'annone, εμβολή ne figure
que dans les sources égyptiennes, pour le blé qui est acheminé vers Constantinople.
5 Je ne connais aucun emploi des termes mentionnés ci-dessous comme désignant
un salaire ou une annone, qui soit utilisé pour une distribution charitable.
6 P. Cairo-Masp., P. Oxy. . ., index s. v. Analyse du terme en particulier dans A. C.
Johnson et L. C. West, Byzantine Egypt. Economie studies, Princeton, 1949 (Princeton
university studies in papyrology, 9), index, s. v. annona.
7 J. Lallemand, L'administration civile de l'Egypte de l'avènement de Dioclétien à la
création du diocèse (284-382), Bruxelles, 1964 (Mém. Acad. roy. belg., 57), p. 92-93.
8 Par exemple, P. Oxy. 1 192.
9 Reçu εις λόγον των άννωνών : P. Cairo-Masp. 67 043 ; reçu εις λόγον κανονικών καί
παντοίων χρυσικών τίτλων καί άννωναακών (sic) είδων : P. Cairo-Masp. 67 038 et 67 039
(dans ces trois cas, le montant de l'annone est indique en sous, car on délivre à la
collectivité de la κώμη un reçu global pour l'ensemble de ses prestations, et le plus simple
190 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

quent puisqu'on le trouve dans une loi du VIe siècle où les πολιτικού
άννώναι, désignées comme σιτηρέσια à la ligne précédente, et gérées
par les άννονέπαρχοι ne peuvent être que les annones civiques de la
ville de Constantinople10.
"Αρτος désigne normalement le pain concret que l'on reçoit pour le
manger, souvent le ou les pains qui constituent la ration quotidienne
due surtout aux militaires au titre de leur annone11. Ce nom n'a jamais
le sens abstrait de salaire payé sous forme de pains réels : on parle
alors de l'annone annuelle ou mensuelle du fonctionnaire ou du
militaire, jamais de son άρτος. Par contre, complété par πολιτικός, άρτος a le
sens de partis civilis dont il est la traduction littérale, et désigne le droit
de percevoir chaque jour la ration annonaire composée d'un ou de
plusieurs pains concrets et d'autres denrées : c'est ainsi qu'un Constantino-
politain peut posséder un ou plusieurs «pains», c'est-à-dire le droit à
une ou plusieurs rations annonaires 12.
Les noms dérivés de σίτος sont totalement ambigus, nommant
aussi bien un salaire que l'annone municipale, payante ou gratuite, et
même les distributions charitables. Cette multiplicité de sens peut
avoir des conséquences graves pour l'interprétation de quelques
textes importants et surtout pour la question de savoir si les prestations
dues au titre de l'annone et les distributions charitables librement
décidées par l'Eglise ou le pouvoir doivent ou non être mises sur le
même plan.
Une loi de 528 environ parle de la στρατιωτική σίτησις, c'est-à-
dire de l'annone qui sert de salaire aux militaires. C'est la traduction
grecque de annona militaris, dont les exemples abondent13. Une
novelle de 536, parmi beaucoup d'autres, prévoit que le proconsul de

consiste à tout convertir en or, quel que soit le mode de paiement). Voir aussi P. Flor. 377,
1. 15...
10 CI 1, 44, 1-2 (532): Une loi a défini clairement les conditions d'attribution des
πολιτικών αννονών et de transmission des σιτηρεσίων. Cette même loi abroge la
diminution ancienne des πολιτικοί άρτοι, et annule les ventes effectuées par Γάννονέπαρχος et
les secrétaires des régions (οι λογογράφοι των ρεγεώνων). Il ne fait aucun doute que
άννώνα, πολιτικός άρτος et σιτηρέσιον désignent la même réalité, l'annone, placée sous la
responsabilité du préfet de l'annone.
11 Par exemple, P. Oxy. 1920, parmi une foule d'autres exemples, qui sera analysé
ci-dessous, p. 508.
12 Sur cette particularité de l'annone de Constantinople, voir ci-dessous, p. 207-211.
13 CI 1, 2, 20: Interdiction, sous quelque prétexte que ce soit, de donner, à des
établissements religieux, l'annone des militaires absents.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 191

Cappadoce recevra 20 livres d'or comme αίτησις, de même que les


fonctionnaires de la préfecture du prétoire d'Afrique reçoivent des
annonae1*. Ce sont deux exemples parmi une foule d'autres que le
terme αίτησις est appliqué très fréquemment au salaire des
fonctionnaires civils ou militaires. Peut-être même ce nom tendait-il à se
limiter progressivement à cette acception. Cependant, en 535 encore, Jus-
tinien traite des πολιτικού, αιτήσεις qui font partie, à Constantinople,
des biens immeubles que les églises ne peuvent vendre : ce sont donc
des annones gratuites que les établissements religieux touchent pour
leurs maisons et qui suivent nécessairement ces dernières; puisqu'ils
ne peuvent les vendre, ils ne peuvent non plus se défaire des annones
qui leur sont liées et qui, de ce fait, sont assimilées à des biens
immeubles 15.
La même distinction vaut pour σιτηρέσιον; ce mot peut désigner
soit le salaire des fonctionnaires à la charge d'une cité16 soit l'annone
municipale de Constantinople, sous la plume de Thémistios qui
connaissait exactement le sens des termes techniques puisqu'il rendait
compte d'une mission officielle17. On a seulement l'impression, en
lisant le sources, que σιτηρέσιον avait plutôt tendance à se spécialiser
dans le second sens.
Il est parfois difficile de choisir entre les deux sens possibles, par
exemple quand l'empereur, après avoir interdit l'aliénation des vases
sacrés, sauf pour le rachat des prisonniers, dit que la même
interdiction vaut pour les πολιτικαί σιτήσεις, comme il l'a souvent rappelé, et
cela tant à Constantinople que dans d'autres villes où il sait que de tel-

14 NJ 30, 6, § 2, pour le proconsul de Cappadoce. CJ 1, 27, § 21-42, la notitia qui fixe


le montant des annones et des capita touchés par tous les fonctionnaires de la préfecture
du prétoire d'Afrique.
15 NJ 7, intr. : reprise de lois anciennes, remontant au moins à l'empereur Léon et
sans doute au IVe siècle, ce qui prouve la continuité des institutions constantinopolitaines,
en particulier pour ce qui concerne l'annone. Voir aussi n. 16.
16 P. Oxy. 1 919, 1. 3 : υπέρ σιτερυσίας τής έπιχωρίας ταξεωτών όβρυζα νομίσματα ργ
κεράτια θδ', ce qui, dans la langue particulière d'un scribe du VIIe siècle, signifie : pour le
salaire des fonctionnaires locaux, 103 sous et 9 1/4 carats d'or pur.
17 Thémistios, Discours 34, 13, éd. G. Downey, t. 2, Leipzig, 1970 (coll. Teubner),
p. 221-222. Le rhéteur dit avoir obtenu le rétablissement de l'annone. Sur ses fonctions à
ce moment-là, voir G. Dagron, L'empire romain d'Orient au IVe siècle et les traditions
politiques de l'hellénisme : le témoignage de Thémistios, Travaux et mémoires, 3, 1968,
p. 54-56 et 213-217.
192 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

les annones (τοιαύται αιτήσεις) existent18. Le rapprochement avec les


vases sacrés et le rachat des prisonniers pourrait laisser penser que ces
annones sont accordées à l'Eglise pour l'entretien des pauvres ou pour
toute autre activité charitable 19. Il n'en est rien : ces annones sont πολι-
τικαί, civiques, versées à l'Eglise comme à tout autre bénéficiaire par
les caisses purement civiles de l'annone20. C'est seulement après avoir
été encaissées par l'Eglise qu'elles entrent dans le budget ecclésiastique
et peuvent servir à ce que l'évêque décide d'en faire, mais cela n'enlève
rien à leur origine première, un versement de l'annone.
Par contre, lorsque Philostorge accuse Julien d'avoir transféré aux
sectateurs des démons les σιτηρέσια des églises, on peut être tenté de
comprendre que l'empereur a transféré les annones civiques attribuées
aux églises mais, comme l'annone suit toujours la maison à laquelle on
l'a attribuée, il aurait dû déposséder aussi l'Eglise de ses immeubles et
Philostorge aurait plutôt insisté sur ce fait que sur les annones dont le
montant était inférieur à la valeur des maisons21. Ces σιτηρέσια qui
vont aux prêtres païens et non aux temples sont donc très
vraisemblablement des salaires en nature servis au clergé de Constantinople22.

18 NJ 7, intr., § 1 et 8, où la situation à Constantinople semble identique à celle


d'autres villes. Voir cependant, ci-dessous, p. 439, pour le commentaire de cette loi. Mais les
réserves portent sur l'extension de ces annones, non sur leur définition.
19 Nous sommes très mal renseignés sur l'acquisition par l'église constantinopolitai-
ne d'annones civiques, mais il ne faut pas confondre les annones qui sont liées à des
maisons et les distributions diverses faites avec du blé que l'Etat donne à cet effet. Dans
le premier cas l'Eglise est un propriétaire immobilier comme les autres, qui touche des
annones conformes à la loi, puisque jamais on ne voit d'exception dans leur attribution ;
dans le second, elle n'est que l'intermédiaire utilisé par l'Etat pour sa politique
d'as istance aux pauvres. Cette distinction ne fait aucun doute si on prête attention au vocabulaire :
jamais les termes qui qualifient l'annone ne sont employés pour un versement de blé
public destiné aux pauvres.
20 CJ 1, 2, 14, intr., les désigne effectivement comme annonae civiles et CJ 1, 2, 17,
§ 1, de même que NJ 7, intr., § 1, § 8, comme πολιτικού αιτήσεις.
21 Philostorge, Histoire ecclésiastique, 8, 4, éd. J. Bidez, Leipzig, 1913 (Griech. christl.
Schriftst.), p. 82 : (Julien) fit inscrire les clercs parmi les curiales et donna aux sectateurs
des démons les σιτηρέσια des églises. Une telle procédure n'a rien à voir avec les
distributions charitables (σιτοδοσίαι) effectuées par Constantin. Contra, G. Dagron, Naissance
d'une capitale . . ., p. 534. C'est l'expression de la politique bien connue de l'empereur
apostat, qui transféra de l'Eglise chrétienne aux temples païens une part du budget des
cultes. Elle n'est pas propre à la ville de Constantinople.
22 Sur ce sens de σιτηρέσιον, voir ci-dessus. Sur le fait que les clercs touchent des
salaires, en tant que fonctionnaires du culte officiel de l'Empire, voir J. Durliat,
L'administration religieuse du diocèse byzantin d'Afrique, sous presse.
L'ANNONE CONST ANTINOPOLITAINE 193

Le dernier terme dérivé de σίτος, σιτοδοσία, qui est formé sur


δίδωμι, garde le sens de don de blé (et sans doute d'autres aliments) fait
par l'empereur peut-être directement mais le plus souvent par
l'intermédiaire de l'Eglise23. Il se distingue donc très nettement des deux
termes précédents, ce qui confirme la séparation totale entre budget
affecté aux dépenses obligatoires à l'égard de personnes à qui on doit
soit un salaire soit l'annone, et budget affecté à l'assistance aux
déshérités, ce dernier étant de plus en plus largement géré par l'Eglise.

2) Annone et autres versements

II ressort de cette rapide analyse des termes désignant l'annone


que l'administration byzantine opposait fermement annone et
assistance, mais qu'elle avait tendance à désigner par les mêmes termes aussi
bien l'annone que les salaires versés en nature aux fonctionnaires civils,
militaires ou religieux. Cela se comprend dans la mesure où l'annone
civique, comme les salaires, est un dû, non un cadeau. On note
cependant que si l'administration centrale usait des mêmes termes pour
définir l'annone et les salaires, les bureaux de province étaient en général
plus précis car ils envoyaient l'annone à la capitale tandis que les
salaires étaient dépensés sur place. Ainsi en va-t-il pour άννώνα et εμβολή
en Egypte. Si on regarde le vocabulaire de près, on se rend compte en
outre que les contemporains faisaient très bien la différence entre les
divers postes budgétaires et que la confusion provient plus de notre
difficulté à comprendre des formules ramassées à l'extrême que d'un
quelconque relâchement dans le fonctionnement de l'annone.
Cette analyse du vocabulaire, à travers des textes administratifs
constitue l'indispensable préambule à une lecture correcte des autres
sources, en particulier des historiens byzantins. Je ne prendrai qu'un
exemple. Sozomène, à peu de distance, nous explique d'abord que
Constantin leva des impôts pour les monuments et la décoration de
Constantinople, pour l'annone et pour tout le reste, le cirque, les fontai-

23 Eusèbe de Cesaree, Vita Constantini, 4, 28, éd. I. A. Heikel, Leipzig, 1902 (Griech.
christl. Schriftst. ), p. 128. Le Chronicon Paschale, éd. G. Dindorf, Bonn, 1832, t. 1, p. 544
(a. 360) rappelle le don de Constantin à propos de son accroissement par Constance, mais
n'emploie que le terme neutre de σιτομέτριον : don de blé. Thémistios, Discours 23, 291
d-292 d, éd. cit. t. 2, p. 86-87, dit que l'empereur σιτοδοτεΐ, donne du blé, aux habitants de
la cité. Cette indication ne suffit pas à prouver que le nom de la même famille, σιτοδοσία,
désigne aussi l'annone.
194 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

nés, les portiques . . .24, et ensuite que la ville connut un grand


développement grâce à la piété de fondateur et des citoyens envers les
pauvres25. On serait tenté de penser que les citoyens et les pauvres ne font
qu'un et que l'annone, distribuée en priorité aux pauvres, les a attirés
dans la nouvelle capitale. D'après ce que nous venons de voir et d'après
ce que de nombreuses autres sources nous révèlent, il faut comprendre
que Constantin seul prit des mesures d'ordre politique pour assurer
tout le nécessaire à la ville, l'urbanisme et l'alimentation, et que, par
ailleurs, le même empereur et une partie de la population ont fait des
«dons» aux églises, ce qui leur valut le secours de la providence sans
laquelle Constantinople n'aurait pu se développer comme elle l'a fait26.
Notre auteur n'oublie pas qu'il écrit une histoire ecclésiastique dans
laquelle on doit montrer le rôle essentiel de l'Eglise dans la vie sociale
et les avantages que tout empereur - ou homme politique - retirera des
bienfaits accordés à celle-ci. L'historien d'aujourd'hui qui ne peut faire
de place à la providence dans l'analyse scientifique du passé, ne doit
pas se laisser entraîner par cette argumentation; il doit séparer
soigneusement les distributions civiques qui sont faites aux citoyens par le

24 Sozomène, Histoire ecclésiastique, 2, 3, éd. J. Bidez et G. C. Hansen, Leipzig, 1960


(Griech. christl. Schriftst. ), p. 52 = Sozomène, Histoire ecclésiastique, 2, 3, 5, texte et trad.
A. J. Festugière, B. Grillet, G. Sabbah, Paris, 1983 (SC 306) p. 238 : Φόρους δέ τάξας, τους
μεν εις οικοδόμος καί κάλλη τής πόλεως, τους δέ εις άποτροφήν των πολιτών, απασι τε
τοις άλλοις τα περί την πόλιν διαθείς . . . L'annone est donc alimentée par l'impôt dont les
moyens sont considérables, comme nous le verrons.
25 Ibid., p. 52 et 240 : τούτου δέ πρόφασιν ηγούμαι, το του οίκιστηρος καί το τής
πόλεως θεοφιλές καί των οΐκητόρων τον τους ενδεείς ελεον και φιλοτιμίαν : la cause (de
l'expansion de Constantinople) tient, à mon avis, à la piété du fondateur et de la ville
ainsi qu'à la pitié et à la générosité des habitants envers les pauvres. Dans ce passage,
l'auteur attribue tout à la charité privée, dont les limites sont étroites, à toutes les
époques. En fait Sozomène assimile sans doute la majorité des bénéficiaires de l'annone à
des pauvres, puisque pauvre peut désigner toute personne disposant de revenus
suffisants mais faibles (ci-dessous, p. 541). L'annone va donc en partie aux citoyens humbles
que l'auteur veut nous faire prendre pour des pauvres au sens actuel du terme, des
personnes incapables de subvenir à leurs besoins, dépendant de l'assistance publique ou
privée, pour survivre. Il espère que nous accepterons l'assimilation fallacieuse entre annone
et charité qu'il suggère pour laisser entendre que la grandeur de la ville provient de
l'importance de la charité, car cette dernière est pour l'essentiel gérée par l'Eglise. Ainsi, c'est
aux faveurs envers l'Eglise qu'on doit le développement de la capitale. Constantin ne fut
grand que parce qu'il fut bon chrétien.
26 II faudrait conduire une étude sur les sens des termes désignant les «dons», pour
apprécier la place exacte de la charité dans la vie sociale protobyzantine. Sur les limites
de la charité privée, voir ci-dessous, p. 552-554.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 195

budget civil et les distributions charitables, confiées à l'Eglise. Nous


verrons que, pour autant qu'on puisse le calculer, les premières sont
bien supérieures aux secondes, capables certes de diminuer la peine
des pauvres mais non de susciter l'éclosion d'une ville aussi
considérable que Constantinople.
Une fois établie la spécificité de l'annone par rapport aux salaires
versés aux agents de l'Etat, y compris les clercs, comme par rapport
aux distributions charitables de quelque origine qu'elles soient, il reste
à en définir les bénéficiaires aussi précisément que possible.

Β - Panis aedium

II est communément admis que la seconde Rome recevait, comme


la première, à la fois des annones personnelles et des annones
attachées à des maisons, les panes aedium27. Nous avons vu ce qu'il faut
penser de l'existence des panes aedium à Rome28. Si Rome ne
connaissait que des annones personnelles, Constantinople qui recevait des
annones attachées aux maisons bénéficiait-elle aussi des annones
personnelles? Ne convient-il pas plutôt de considérer que chaque capitale
touchait une seule sorte d'annone, en fonction de sa situation propre
dans l'Empire?

1) Nature de l'annone civique de Constantinople

Puisque le panis gradilis personnel était versé non à tout habitant


de l'Empire résidant à Rome sous prétexte qu'il avait le droit de cité
romain, mais aux seuls habitants originaires de la Ville, la question se
pose en des termes radicalement nouveaux29. En effet, si le poids de la
tradition voulait que, dans l'ancienne capitale, le droit à l'annone fût
fonction de l'origine (origo), il ne pouvait absolument pas en être de
même dans la nouvelle. Ici seuls les habitants de l'ancienne Byzance
remplissaient la condition exigée pour recevoir le panis gradilis comme

27 Pour la bibliographie sur ce sujet, voir en dernier lieu J.-M. Carrié, Les
distributions alimentaires dans les cités de l'empire romain tardif, MEFR, 87, 1975, p. 1090-1091.
Pour Constantinople, G. Dagron, Naissance d'une capitale .... p. 534-535 et index, 5. v.
28 Ci-dessus, p. 64-65.
29 Ci-dessus, p. 57-58, d'après J.-M. Carrié, op. cit., p. 1026-1029.
196 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

à Rome et leur réserver le bénéfice des distributions aurait été une


absurdité de la part d'empereurs qui cherchaient à accroître la
population pour transformer une ville moyenne de province en une seconde
capitale digne de rivaliser avec la première tant par sa population que
par sa beauté. Il fallait définir les conditions d'accès à l'annone de
manière telle que l'origine comptât moins que la résidence (incola-
tus)30, sans pour autant ouvrir toutes grandes les portes de l'annone à
tous ceux qui se présenteraient. Attendre une génération en réservant
l'annone aux enfants d'immigrés solidement établis, qui seraient eux-
mêmes nés dans la capitale, aurait trop retardé le moment où l'on
pouvait recevoir ce pourquoi on était venu. Il était dans ces conditions
naturel d'attribuer des parts de vivres non à ceux qui étaient nés dans
la capitale puisque, étant là, ils n'intéressaient plus l'empereur soucieux
d'attirer les «étrangers» mais à ceux qui manifesteraient leur désir de
s'installer durablement en construisant une maison. Ainsi l'annone était
liée à une maison et on l'appelait spontanément «pain de la maison» ou
«pains des maisons» (panes aedium) lorsqu'on considérait la totalité des
rations distribuées dans ces conditions. Les documents dont nous
disposons confirment cette présentation des faits à partir de ce que nous
savons des intentions impériales.
L'analyse des lois regroupées par le Code Théodosien, et
partiellement reprises par le Code Justinien, ne laisse place à aucune ambiguïté.
Le chapitre qui regroupe les lois relatives au fonctionnement de
l'annone dans les deux capitales porte, dans le premier, le titre de annonis
civicis et pane gradili, et, dans le second de annonis civtlibus31. Il n'y
est donc question que d'une seule et même chose, le pain distribué aux
citoyens, et les panes aedium dont il est question dans le corps du texte,
doivent nécessairement constituer une forme de panis gradilis. Certes la
première loi de ce chapitre, interdisant à ceux qui vendent les maisons
de garder les annones qui leur sont attachées, car l'annone suit la
maison et non le propriétaire32, laisse croire à une différence entre les

30 G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 541.


31 CTh 14, 17 et α 11, 25.
32 CTh 14, 17, 1, 364: Quia comperimus nonnullos venditis aedibus panes earum
penes se retinere, nulli liceat, ut aedes sequantur annonae. Sane si qui ex hujusmodi titulo
caduci sint panes, fisci viribus vindicentur. Comme certains vendent les maisons en
conservant «leurs pains» l'empereur interdit la pratique «pour que les annones suivent
les maisons» Si, par suite de cette décision, certains pains sont «caducs», que le fisc les
récupère. G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 504, n. 6, ne tient pas compte de la
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 197

panes aedium et le panis civilis qui n'apparaît pas dans cette loi et
semble radicalement différent, puisqu'il suit la personne. Cependant cette
disposition correspond exactement aux intentions que nous avons
prêtées à l'empereur : si on donne l'annone à ceux qui viendront habiter
Constantinople, il va de soi que celui qui vend la maison grâce à
laquelle il a obtenu cette allocation perd de ce fait le droit d'en bénéficier et
que, au contraire, celui qui achète la maison y a droit, sans pouvoir
solliciter une seconde annone pour la même maison; il faut que le
vendeur cède l'annone avec la maison : l'une suit l'autre. Surtout la loi 1 1
de ce chapitre prouve que l'annona civica ne fait qu'un avec les panes
aedium : la bienveillance impériale a accordé des annonae civicae aux
militaires dans le but que ceux qui touchent un salaire augmentent la
taille de la ville par leur zèle à construire33. On ne saurait être plus
clair. En donnant aux militaires la possibilité d'arrondir leur salaire
par la perception de l'annone on les incite à construire, au lieu sans
doute d'être simplement locataires, parce que l'annone leur sera versée,
comme aux autres bénéficiaires, pour autant qu'ils construiront une
maison. La mesure est particulièrement habile car elle pousse des
hommes qui, par définition, ne seront pas des habitants permanents de

virgule entre liceat et ut, et comprend qu'il n'est permis à personne que les annones
suivent les maisons. Si on respecte le mouvement du texte, on ne peut le prendre pour une
annulation, en 364, de la législation instaurée par Constantin et continuée par Constance
II. Au contraire, le législateur confirme le lien étroit entre pains et maisons, établi dès
l'instauration de l'annone, et qui est toujours valable.
33 CTh 14, 17, 11, 393: Annonas civicas ad hoc militaribus vins beneficium divale
distribuii, ut qui emolumento perciperent, aedificandi studio magnitudinem urbis augerent.
Ac proinde, ne frustra deputatis commodis perfruantur quorum ope incrementa moenium
non juvantur, id super his annonis quae scholis erogari soient, servandum est, ut H tantum
qui domus habent, deputata suo nomini commoda consequantur, aliae retractatae adque in
suspenso habitae nostrae munificentiae reserventur, his tantummodo, etiam si liberalitas
sacra extiterit, deputandae, qui ex numero militarium virorum annonas pro extructis domi-
bus beneficio nostrae adnotationis acceperint ut et parata sui munera habeat largitas et
superfluis nécessitas non gravetur. L'empereur a accordé des annonae civicae à des
militaires pour que ceux qui recevraient ces biens augmentent la taille de la ville par ces
constructions (donc l'annone civique va à ceux qui construisent ; c'est un panis aedium).
Pour faire respecter la loi, il est décidé que les scholes, qui touchent ces annones les
conserveront uniquement s'ils ont effectivement construit une maison, et que, dans le cas
contraire, ils les perdront, même s'ils ont obtenu une faveur particulière de l'empereur.
Les annones ainsi récupérées seront à la disposition de l'empereur. Il est indubitable que
les annonae civicae ne vont qu'à des possesseurs de maisons; elles sont toutes des panes
aedium.
198 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Constantinople - puisqu'ils sont destinés à changer de garnison - à


construire une maison qui leur vaudra le bénéfice de l'annone tant
qu'ils l'habiteront, plus le droit de vendre cette annone reçue
gratuitement en même temps qu'ils vendront la maison, à l'occasion d'une
mutation. La ville aura gagné un logement. Une telle annone, qualifiée
d'annona civica, ne diffère en rien des panes aedium tels que nous
venons de les décrire. Les deux termes sont donc rigoureusement
synonymes : les panes aedium sont une forme d'annone civique, sa forme
constantinopolitaine. Une autre loi du Ve siècle, conservée dans le Code
Justinien, va dans le même sens. Elle prescrit qu'une cité pourra
vendre des maisons, des annonae civiles ou des édifices de toute sorte qui
lui seraient parvenus par héritage ou de toute autre manière34. Une
cité ne pourrait hériter d'une annone personnelle telle que nous l'avons
définie pour Rome. Les annones civiques ici mentionnées sont d'une
autre nature et, comme elles sont associées à des maisons et traitées
comme des biens immeubles, elles ne peuvent être autre chose que des
panes aedium.35. On doit bien noter que la loi ne définit d'aucune
manière les annones qui sont susceptibles de revenir à d'autres cités.

34 CJ 11, 32, 3, 469 : Si qua hereditatis vel legati seu fideicommissi aut donationis titu-
lo domus aut annonae civiles aut quaelibet aedificia vel mancipia ad jus inclitae urbis vel
alterius cujuslibet civitatis pervenerunt sive pervenerint, super his licebit civitatibus vendi-
tionis pro suo commodo inire contractum : Si, par héritage, don, ou d'autre manière, la
capitale ou une autre cité reçoivent des maisons, des annones, divers édifices ou des
esclaves, elles pourront les vendre à la condition d'affecter les fonds à la restauration des
bâtments publics. Ces annones sont dites annonae civiles. Il reste donc à cette époque de
nombreuses annones appartenant à des particuliers, à la ville de Constantinople et à
d'autres cités. Il est dans ces conditions difficile de souscrire à l'affirmation selon laquelle
«l'Eglise finit par contrôler l'essentiel des distributions et par cumuler les parts» (G.
Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 540). Cette proposition repose sur la confusion
entre distributions charitables et distributions annonaires.
35 II faut bien noter que la loi ne définit d'aucune manière les annones qui sont
susceptibles de revenir à d'autres cités. On ne trouve qu'une seule sorte d'annones, les
annonae civiles (ou annonae civicae, ou publicae), que le Code appelle panes gradues et qui, à
Constantinople, sont liées à des maisons, ce qui conduit à les appeler parfois panes
aedium, sans que le terme paraisse avoir été employé par l'administration de manière
systématique. Les annonae civiles sont donc des panes aedium. CTh 14, 17, 1 (cf. n. 32)
parle des panes earum à propos des aedes, mais pas directement des panes aedium. CTh
14, 17, 12, 393, traite des annonae concédées aux domus habentibus . . . Pour prouver
l'existence de panes aedium différents des panes gradues accordés à des individus, comme
à Rome, ou liés à des aedes, domus ou autres aedificia, il aurait fallu prouver que la
formule était effectivement utilisée par les fonctionnaires de l'annone.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 199

On ne trouve donc qu'une seule sorte d'annones, les annonae civiles (ou
civicae, ou publicae) que le Code appelle aussi panes gradues et qui, à
Constantinople uniquement, sont liées à des maisons, ce qui conduit à
les appeler parfois panes aedium, sans que le terme paraisse avoir été
employé par l'administration de manière systématique. Il apparaît ainsi
que les panes aedium constituent la seule sorte de distribution qu'ait
connue la seconde capitale, si l'on veut bien considérer que toutes les
lois traitant de l'annone de Constantinople nous la présentent comme
liée à des maisons chaque fois que le sujet abordé s'y prête.
Cette conclusion appelle quelques éclaircissements. Il ne faut
d'abord pas confondre aedes (logement) avec domus (maison). Si seule
la possession d'une domus donnait droit à l'annone gratuite, on n'en
distribuerait que 4 000 environ, ce qui est impossible puisque
Constantin ouvrit un droit à 80 000 parts et que certaines personnes
possédaient plusieurs annones. Donc Yaedes peut n'être qu'une partie de la
domus, immeuble vendu par appartement. Comment expliquer
autrement que tout schole possédant un aedes avait droit à une annone? Ces
militaires étaient en effet plusieurs milliers et une part par domus leur
aurait assuré un quasi-monopole des panes aedium. De même il est
absolument impossible que les annones aient été réservées aux
habitants originaires de Constantinople pour la raison très simple que leur
finalité était précisément d'attirer de nouveaux habitants. On a ici un
bon exemple de ce qu'était la politique économique dans l'empire
protobyzantin : elle vise toujours un but politique par une incitation
économique, jamais le progrès économique; l'Etat exploite autant qu'il le
peut, en fonction de ses objectifs une économie qu'il se sent incapable
de conduire à de meilleurs résultats et dispose, pour parvenir à ses fins,
de l'impôt qui absorbe une part considérable de la production brute et
lui donne un moyen d'action considérable36.

36 Sur les 4 000 domus, voir ci-dessus, p. 186. Elles étaient censées regrouper tous les
habitants de la capitale au début du Ve siècle, ce qui implique plus de 50 personnes en
moyenne par domus. Une division en aedes, ou l'existence d 'aedes à côté des grandes
maisons est indubitable. Pour le reste, ce qu'on vient de dire prouve suffisamment que le but
de l'empereur ne visait absolument pas à servir une rente aux habitants installés, mais à
en attirer de nouveaux par un privilège particulier, la distribution d'une annone qui
devait nécessairement avoir une nature différente de celle de Rome. Il faur donc
dissocier totalement domus et aedes, au moins au nom du principe d'après lequel
l'administration ne donnait pas deux noms différents à la même réalité.
200 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

2) Caractères des panes aedium

La différence fondamentale entre l'annone à Rome et à


Constantinople explique que la première soit incessible tandis qu'on peut vendre
la seconde. L'une est un bienfait personnel accordé par le prince, qui
peut éventuellement être transmis héréditairement mais dont le
bénéficiaire ne peut disposer, l'autre est une prime à la construction qui suit
la maison à laquelle elle a été attachée lors de son attribution. La
position du pouvoir sur ce point a été précisée mais n'a pas varié : en 364,
on énonce le principe général que l'annone suit la maison, en l'appli-
cant au cas particulier des ventes37; en 393, on rappelle que les
héritiers d'un bénéficiaire de l'annone ou celui qui aura acheté sa maison
doivent toucher cette prestation sans délai38. Par la suite, l'interdiction

37 CTh 14, 17, 1.


38 CTh 14, 17, 12, 393 : Si quae speciatim annonae in hac urbe habentibus divae
memoriae Constantini vel Constantii largitate concessae sunt adque in heredes proprios jure
successionis vel in extraneos venditionis titulo transierunt, erogatione solita ministrentur.
Cette loi a de quoi surprendre car elle présente comme une faveur (si des annones ont été
accordées spécialement par la générosité de Constantin et de Constance II, et transmises à
des héritiers, ou vendues, qu'elles continuent à être servies), ce qui est apparemment la
loi commune puisque ces annones sont accordées « à ceux qui ont des maisons dans notre
ville ». On ne peut admettre que toutes les annones gratuites aient été distribuées par ces
deux empereurs {contra, G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 504, n. 6 et p. 534)
puisqu'une loi de la même année (CTh 14, 17, 13) traite des annones nouvelles qui sont
accordées à ceux qui construisent des maisons. Il faut donc que, parmi les annones qui
ont été accordées pendant leurs régnes, certaines aient eu un caractère particulier à
l'intérieur de l'ensemble formé par toutes les annones créées de 330 au VIe siècle. La
solution tient, à mon sens, dans le participe habentibus qui désigne non ceux qui construisent,
mais ceux qui ont. Or les seuls qui pouvaient avoir des maisons à Constantinople sans les
avoir construites, au moins pendant les sept dernières années du règne du fondateur,
étaient les habitants originaires de la ville, normalement exclus d'une annone réservée
aux nouveaux arrivants car ils «avaient» une maison; inutile donc de leur faire un
cadeau. Cependant l'empereur fit la faveur à certains d'entre eux de leur affecter une
annone et, à la fin du siècle, quand il fallut limiter l'attribution des nouvelles annones, en
vérifiant la valeur de tous les titres détenus par les divers ayants droit, la question s'est
posée de savoir si ces bénéficiaires particuliers, qui avaient profité d'une mesure spéciale,
pouvaient encore se prévaloir de ce privilège. Comme on le voit dans cette loi, la réponse
fut positive. Il faut dire qu'ils ne devaient pas être très nombreux, car Byzance ne
comptait guère plus de 20 000 habitants en 330 (G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 524),
soit moins de 8 000 habitations, moins de 10% des 80 000 annones inscrites par
Constantin au budget de l'Etat ; de plus, seuls certains avaient obtenu cette faveur de profiter de
l'annone. Si la loi vaut pour les habitants de l'ancienne Byzance, elle vaut a fortiori pour
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 201

faite à l'Eglise d'aliéner des annones parce qu'elle n'a pas le droit
d'aliéner ses maisons fournit une preuve que le rapport entre maison et
annone n'a pas été remis en question39. L'équivalent en monnaie du
montant de la prime était d'environ 3 sous d'or par an, comme nous le
verrons, somme non négligeable si on se souvient qu'une famille
humble vivait avec une quinzaine de sous par an40. A cela s'ajoutait le prix
de vente de cette annone obtenue gratuitement mais aliénable lorsqu'on
vendait la maison, ce qui majorait la valeur de cette dernière. Le succès
de la politique impériale sanctionné par l'explosion démographique de
la capitale suffit à montrer que ces avantages étaient appréciés des
contemporains et en ont poussé plus d'un à venir s'installer dans la
ville impériale. Ce trait fait d'ailleurs ressortir la différence entre
l'annone romaine, servie à une population constante, qu'on veut satisfaire
sans l'inciter à se développer, et celle de Constantinople dont on
cherche d'abord la croissance.
Une autre particularité met en évidence le caractère original de la
nouvelle annone. A Rome, on ne peut cumuler les parts et ceux qui se
trouvent au sommet de la hiérarchie sociale, en particulier les
sénateurs, en sont exclus. A Constantinople, c'est exactement le contraire.
Les plus riches habitants ont droit à autant d'annones qu'ils ont de
maisons, ce dont témoigne l'exemple d'Olympias qui distribue, entre
autres, ses maisons de Constantinople avec leurs annones civiques
(άρτοι πολιτικοί)41. Pour donner plusieurs annones, il faut les posséder.
Olympias, qui appartient à l'une des plus importantes familles, gère
donc ses pains civiques comme tout autre revenu. De même le rhéteur
Thémistios, sénateur influent, raconte qu'il va sur les gradins recevoir
sa ration journalière à côté des luthiers, cordonniers . . ,42. Il n'est pas

ceux de la nouvelle Constantinople, puisqu'elle a précisément pour objet d'accorder aux


premiers ce dont jouissent les seconds.
39 CJ 1, 2, 14 et 17; NJ 7 encore au milieu du VIe siècle.
40 Sur la valeur de l'annone, voir ci-dessous, p. 271. Sur le montant approximatif des
ressources d'une famille «pauvre», voir ci-dessous, p. 541, n. 151.
41 Vie d'Olympias, 7, dans Jean Chrysostome, Lettres à Olympias, éd. A.-M. Malin-
grey, Paris, 1968 (SC 13 bis), p. 420.
42 Thémistios, Discours 23, 292 a, éd. cit., p. 86. Ce texte présente une légère
difficulté. Si on le prend au pied de la lettre, c'est tout le petit peuple de Constantincple qui
touchait l'annone, même ceux qui ne possédaient pas d'aedes. Il faudrait alors supposer
que des bénéficiaires autres que les propriétaires touchaient des annones qui seraient
personnelles, comme à Rome. Mais alors on se met en contradiction, sur les bases d'un
seul document - un discours, c'est-à-dire à un texte qui peut se permettre des approxima-
202 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

sûr qu'il se soit réellement déplacé et que cette indication n'ait pas
pour seul but de montrer sa connaissanse de la vie quotidienne du
peuple constantinopolitain, mais ce qui est indubitable, c'est qu'il n'aurait
pas raconté cette anecdote s'il n'avait eu le droit d'aller toucher sa part
comme tout autre citoyen de la ville. La remarque dépasse de très loin
le simple point de vue de l'alimentation dans la capitale pour révéler
un trait inportant des rapports entre l'empereur et le Sénat : ici le
prince ne craint rien d'un Sénat sans prestige qu'il a créé à son gré; il n'a
aucun intérêt à l'opposer au reste de la population et tire même
avantage des investissements immobiliers que ses membres peuvent réaliser et
auxquels il les incite par le versement de ces annones; ainsi
Constantinople croîtra plus vite et ceux qui veulent s'y installer sans avoir les
moyens de faire construire un logement trouveront des maisons ou des
appartements. La même remarque vaut pour l'Eglise qui touche des
άρτοι πολιτικοί attachés à diverses maisons qu'elle possède, soit qu'elle
les ait fait construire elle-même, soit qu'elle les ait achetées ou qu'on
lui en ait fait don43. Elle a donc le droit d'accumuler ces annones que
l'on doit distinguer soigneusement des salaires versés aux membres du
clergé44. L'interdiction de vendre les annones ne doit pas faire croire
que, par cette accumulation, l'Eglise a fini par accaparer l'essentiel des
annones de la capitale tant qu'aucune source n'apportera au moins le
début d'une preuve de cette affirmation. D'ailleurs, comme l'annone
suit la maison à laquelle elle est attribuée, pour détenir la plupart des
annones, il faudrait avoir la plupart des maisons, ce que l'Eglise n'a
jamais réalisé, à Constantinople comme ailleurs. En outre les maisons
finissaient par tomber en ruine, de multiples exceptions accordées par
l'Etat permettaient au patriarche de vendre les maisons qu'il possédait,

tions et des réductions pour renforcer l'argumentation - avec toutes les autres sources,
surtout les lois qui, en ce domaine, apparaissent comme les plus sûres. Il est donc
préférable de considérer que Thémistios joue sur le fait que certains petits artisans étaient
propriétaires pour laisser entendre qu'ils constituaient l'essentiel de la population. Le
mouvement du texte confirme d'ailleurs que l'orateur veut insister sur le fait qu'il côtoie
les plus humbles. Ces derniers peuvent d'ailleurs être les locataires à qui les propriétaires
de plusieurs aedes ont loué, en même temps que le logement, le droit à l'annone qui lui
est lié. Cette phrase, importante pour comprendre l'animation autour des gradus, et peut-
être suggérer les risques encourus par le pouvoir s'il ne donnait pas satisfaction, par des
distributions suffisantes à cette foule rassemblée, ne prouve rien quant aux conditions
d'accès aux gradus.
43 Références à la n. 39.
44 Cf. ci-dessus, p. 192.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 203

ce qui diminuait son patrimoine immobilier. Quant aux dons faits par
les particuliers, ils n'étaient sans doute pas si nombreux que les sources
ecclésiastiques ou hagiographiques le laisseraient croire45.

3) Attribution des panes aedium

Nous verrons, en étudiant les aspects quantitatifs de l'annone cons-


tantinopolitaine, comment elle s'est progressivement développée, mais
il faut dès maintenant noter que l'accroissement du nombre des parts a
duré au moins jusqu'à la fin du IVe siècle. Une formule surprenante a
pu laisser croire que toutes les annones ont été attribuées sous le règne
de Constantin ou de Constance II46. Cependant plusieurs lois disent
formellement qu'en 392 et sans doute une seconde fois entre cette date
et 396, on a créé de «nouvelles annones», de même nature que les
précédentes, puisqu'elles sont elles aussi liées à des maisons47. Nous

« Cf. n. 34.
46 Cf. n. 38.
47 CTh 14, 17, 13, 396 : Eos quos in hac urbe domos non habere cognoveris, annonis
novis quolibet titulo acceptis privari tua magnitudo praecipiet nec ullis emolumentis civicis
adjuvari. Neque enim fas est ut qui urbis adfectum domus indicio monstrare neglexerint,
ejus commodis perfruantur. Sin vero quisquam est qui se aedes spondeat habiturum, nisi
intra sex menses instruxerit, nequaquam publicarum annonarum modum potiatur. Après
enquête, le préfet de la ville doit priver de l'annone les nouveaux inscrits qui n'ont pas
fait construire de maison car il ne convient pas d'accorder cet avantage à ceux qui n'ont
pas montré leur attachement à la ville par une construction. On accordera néanmoins un
délai de six mois à ceux qui s'engagent à construire. Les annonae novae ne sont
évidemment pas des annones d'un type nouveau (contra, J.-M. Carrié, op. cit., p. 1091, qui y voit
la preuve que les panes aedium constitueraient une forme nouvelle d'annone par rapport
à l'annone civique), mais des annones nouvellement créées et attribuées à des personnes
qui les recevaient à condition de construire une maison dans un certain délai. Peut-être
avaient-ils plusieurs années pour le faire. Cependant s'il suffit d'un délai de six mois aux
retardataires pour se mettre en règle, on a la preuve que Constantinople ne comptait pas
uniquement des immeubles de grandes dimensions, solidement bâtis. On comprend que
l'incendie allumé pendant la sédition Nika ait fait de gros dégâts. On notera enfin que
l'intention est bien, encore à la fin du IVe siècle, alors que la ville a déjà pris une grande
extension, de donner l'annone pour accroître ses dimensions. Ces annonae novae sont
peut-être celles que l'empereur a créées en 392. CTh 14, 17, 14, 402, en garde le souvenir
(Notre père - c'est-à-dire Théodose - a augmenté le montant (solitum canonem) de
l'annone gratuite (certum annonarum modum de novo canone addendum esse), de même que
CTh 14, 16, 2, 416 : L'ancien canon de l'annone doit être livré entièrement, y compris ce
que Théodose Ier y a ajouté (nec non a divo pietatis meae avo auctus). Bizarrement le Code
Théodosien n'a pas conservé le texte même de la loi et CJ 11, 25, 2, 392 indique non l'aug-
204 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

apprenons par la même occasion que, à la fin du IVe siècle, comme


vraisemblablement avant et après cette période, il suffisait de prendre
l'engagement de construire une maison pour bénéficier immédiatement
de l'annone. Evidemment, certains tardaient trop à s'exécuter et on
leur donnait un délai de six mois au terme duquel ou bien ils pouvaient
justifier de la construction ou bien ils perdaient définitivement toute
possibilité d'émarger au budget de l'annone. Quoi qu'il en soit, il est sûr
que les annones constantinopolitaines furent toujours des panes aedium
tels que nous les avons définis et qu'on en créait encore vers 400.
Lorsque les empereurs jugèrent la ville assez peuplée, ils cessèrent ces
créations mais ne modifièrent pas la nature des annones. C'est ce que
prouvent les lois relatives aux rations touchées par l'Eglise et que nous
avons déjà analysées : le lien entre annone et maison dura au moins
jusqu'au règne de Justinien et sans doute jusqu'à la suppression de
l'annone gratuite par Héraclius48.
Une conclusion me semble donc acquise sur un point capital, celui
de l'essence de l'annone constantinopolitaine. Elle porte le même nom
que celle de Rome, puisque c'est l'annona civica ou le panis gradilis
dans l'une et l'autre ville, mais elle diffère radicalement dans sa
finalité, comme le révèlent les conditions d'inscription sur les listes d'ayants
droit. A Rome l'empereur, théoriquement investi du pouvoir par le
peuple-roi, doit lui accorder des privilèges et surtout assurer la survie de
son immense population qu'aucune entreprise privée ne pourrait
nourrir; l'annone représente donc un souvenir du glorieux passé de la ville.
A Constantinople, il s'agit au contraire d'attirer du monde, quitte à
vider les cités, comme l'ont prétendu certains contemporains,
mécontents de voir grandir cette nouvelle capitale49. L'annone constitue une
sorte de prime à l'installation, proportionnelle à l'investissement immo-

mentation du canon annonaire, mais sans doute celle des commissions accordées aux
responsables des greniers. Ainsi s'expliquerait le contraste que l'on a noté (G. Dagron,
Naissance d'une capitale .... p. 539) entre l'importance de la mesure, encore rappelée en 416,
qui soutient la comparaison avec l'annone instituée par Constantin, et la modestie des
quantités données par CJ 11, 25, 2. En effet, à 5 muids par personne et par mois,
125 muids par jour correspondent à = 750 rations, moins de 1% des 80 000
annones créées par le fondateur de la ville. Pour un commentaire de CJ 11, 25, 2, voir
ci-dessous, p. 255, n. 195.
48 Sur cette suppression, ci-dessous, p. 271-273.
49 Voir, pour des références, G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 520-522.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 205

bilier qu'on a réalisé. Cet afflux désordonné d'habitants qui échappent


apparemment aux rapports sociaux tels qu'ils existent dans les vieilles
cités, en particulier entre la curie - ou le Sénat - et le reste de la
population, crée une situation radicalement nouvelle. Cela explique à la fois
l'abaissement politique de la population de Constantinople et l'ampleur
des révoltes populaires, signe sans doute que, faute de pouvoir
s'exprimer devant l'empereur par l'intermédiaire de représentants élus, la
population se soulève dans des émeutes beaucoup plus fréquentes et
violentes que celles de Rome lorsque cette ville était résidence
impériale50. Outre la différence avec l'annone romaine, il faut remarquer que
l'annone de Constantinople n'a d'autre finalité que politique:
l'empereur affectait des sommes, dont nous verrons l'ampleur, à un but
précis, le peuplement de sa capitale, sans manifester le moindre souci de
charité ou d'assistance sociale. Il n'aurait pas donné le droit à l'annone
aux riches sénateurs, et d'autant plus largement qu'ils étaient plus
riches, donc capables de construire des logements, il ne l'aurait pas
réservé à ceux qui disposaient des moyens de faire construire une
maison dans la capitale, s'il avait eu la moindre intention philanthropique.
Il faut donc, conformément à ce que dit le passage de Sozomène cité
plus haut, distinguer soigneusement l'institution de l'annone qui
concourt, avec les autres dépenses, en particulier d'urbanisme, à la
beauté et à la prospérité de la ville, et les donations ou dotations
budgétaires accordées à l'Eglise pour le secours des déshérités, sans oublier
la distinction tout aussi nette entre salaires des clercs et annones liées
aux maisons qui appartiennent à l'Eglise.
Toutes les difficultés n'en sont pas résolues pour autant. Dans le
cas de l'Eglise, nous ignorons si les établissements ecclésiastiques
recevaient des annones, c'est-à-dire si on les considérait comme des
maisons. A mon avis, elles faisaient partie des aedificia, des bâtiments
publics et, à ce titre, n'avaient pas droit aux annones réservées aux
domus, aux maisons d'habitation. Mais ces maisons d'habitation ne sont
jamais définies. Lorsqu'on nous dit que ceux qui ont reçu l'annone
contre la promesse de construire une maison, et qui ne sont pas encore

50 Les émeutes de la faim ne sont jamais dirigées contre les « accapareurs », preuve
qu'ils n'existent pas, mais contre l'unique responsable de tout l'approvisionnement,
l'empereur ou ses fonctionnaires. Parmi les plus importantes : celle de 409 qui provoque
l'incendie de la préfecture de la ville; celle de 431, accompagnée de manifestations contre
Théodose II; celle de 463, qui fit monter le prix du pain, mais dont on ignore les
conséquences sociales (G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 539).
206 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

exécutés, auront un délai de six mois seulement pour régulariser la


situation, il est clair que certains sont peut-être en infraction depuis
longtemps mais que d'autres ne le sont qu'a compter du jour où la loi a
été promulguée; cela suppose qu'on puisse construire une «maison» en
six mois. Etait-ce une simple masure ou une véritable maison capable
de résister longtemps aux intempéries? Rien ne permet de répondre à
cette question. Il est cependant vraisemblable que l'administration
disposait de critères pour distinguer les véritables maisons des cabanes
inhabitables qu'on aurait pu édifier à la hâte pour toucher l'annone, et
qu'elle les utilisait pour contrôler que l'annone versée correspondait
bien à un logement toujours décent; hélas! nous n'avons pas la
moindre idée de ce qu'ils pouvaient être. Plus grave : nous ne savons pas si
Constantinople ne comptait que des domus ou s'il existait aussi des
insulae, c'est-à-dire des pâtés de maisons formés d'immeubles de
rapport51. Quoi qu'il en soit, on bâtissait bien des immeubles comptant un
certain nombre de petits logements et des grandes maisons, voire des
palais sénatoriaux; ces derniers touchaient-ils une seule annone ou un
nombre proportionnel à leur superficie habitable? Quant aux
immeubles de rapport, ils ne pouvaient être construits par ceux qui allaient les
habiter car on imagine mal des sortes de syndicats de copropriétaires
assurant la construction. Comment le promoteur qui avait construit
l'immeuble procédait-il? S'il vendait un logement, l'annone suivait ce
dernier mais, s'il louait, pouvait-il garder l'annone, quitte à la revendre
à une autre personne? Autant de questions auxquelles il est fort peu
probable qu'on puisse répondre un jour mais qui ont le mérite de nous
faire sentir l'étendue de notre ignorance dès qu'on veut entrer dans la
réalité des rapports sociaux sur des points aussi essentiels que l'accès
aux denrées de première nécessité, principalement les mauvaises
années, quand l'annone gratuite était servie normalement mais que les
autres sources d'approvisionnement faisaient défaut.

4) Evolution

Autre question importante mais difficile, bien qu'elle ne soit peut-


être pas insoluble dans l'état actuel de notre documentation : celle de
l'équilibre entre les propriétaires et les incisi. Les propriétaires étaient-
ils assez nombreux pour que toutes les rations pussent être distribuées?

51 Cf. ci-dessus, p. 186.


L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 207

Certaines restaient-elles dans les greniers de l'Etat ou au contraire,


certains propriétaires étaient-ils inscrits sur des listes d'attente jusqu'à ce
qu'une place se libérât? Avant même d'aborder l'étude des quantités
offertes par l'empereur à la population, on peut faire quelques
remarques qui, loin de contredire les indications chiffrées, permettront d'en
proposer l'interprétation la plus vraisemblable.
L'attitude du pouvoir à l'égard des scholes (la garde impériale) est,
de ce point de vue, exemplaire. Certains d'entre eux avaient obtenu de
Constantin le droit de bénéficier d'annones civiques et en disposaient
librement, comme tout propriétaire, les transmettant à leurs héritiers
ou les vendant. De même, un certain nombre d'autres personnes, en
particulier les sept copistes, quatre pour le grec et trois pour le latin,
qui conservent, restaurent et reproduisent les manuscrits de la
bibliothèque impériale, recevront des parts d'annone disponibles du fait de
l'absence des ayants droit officiels, inscrits sur les registres52. D'une
part on a plus de rations annonaires que de citoyens - ayant acquis ou
construit un logement individuel ou dans un immeuble divisé en
appartements susceptibles d'y prétendre; d'autre part ceux qui désirent
acheter les surplus sont suffisamment peu nombreux pour qu'on puisse
affecter une certaine partie de ce reste au paiement de salaires.
Tout change à partir de 370 environ, précisément au moment où les
sources narratives commencent à noter le succès de la politique
démographique impériale et l'afflux des habitants, ce qui ne va pas sans
protestations des provinciaux qui ressentent doublement le poids de cette
poussée démographique : leurs villes perdent leurs élites et leurs
travailleurs, donc une partie de leur richesse ; en outre elles sont mises
lourdement à contribution pour nourrir cette masse, ce qui les appauvrit
encore. Mais ce transfert démographique n'a pas concerné plus de 1 à 2% de
la population avant 400, comme nous le verrons; aussi est-ce peut-être le
dépit de voir apparaître une nouvelle métropole, plus importante que les
anciennes, qui explique surtout le mécontentement des élites
provinciales et leur exagération des mutations économiques53.

52 CTh 14, 9, 2, 372 : On donnera à ces bénéficiaires particuliers des annonae dites
caducae, ou bien des annones dont le bénéficiaire a disparu (départ définitif, mort sans
héritier . . .), avant qu'on ait désigné un remplaçant, ou bien dont le bénéficiaire est
provisoirement absent : on réserve son droit à l'annone, mais on distribue sa part quotidienne
jusqu'à son retour.
53 Cf. n. 49. Pour Thémistios, Constantinople est mangeuse d'hommes; pour Zosime,
son expansion aurait provoqué le dépeuplement des autres cités.
208 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Ce changement réel, même si on en discute l'ampleur, conduit


l'empereur à prendre des mesures restrictives. L'année même où il
accorde encore à sept personnes des salaires sur les annones
disponibles, il promulgue une loi qui, d'abord, interdit au préfet de la ville de
vendre des annones, et ensuite lui ordonne que les parts disponibles
du fait de l'absence du bénéficiaire devront être distribuées à des
citoyens d'une même catégorie; c'est ainsi que les annones palatines
(celles qui revenaient aux fonctionnaires, comme une part de leur
salaire) resteront aux fonctionnaires, les annones militaires, aux
soldats et les annones populaires, aux citoyens qui reçoivent l'annone
civique54. Si l'on vendait des annones, c'est que l'administration en
avait plus que de bénéficiaires potentiels; d'autre part les rations
laissées temporairement libres par le départ d'un ayant droit devaient
être en quantité suffisante pour que chacun pût en profiter; on ne
demandait donc point à un client à quel corps il appartenait lorsqu'il
venait en acheter, et on peut même supposer que les bureaux de
l'annone craignaient plutôt de ne pas savoir que faire de ces restes. Par la
suite, on a vraisemblablement atteint un point d'équilibre entre le
nombre de parts d'annone et le nombre des bénéficiaires potentiels.
L'interdiction des ventes d'annone s'explique par le souci de ne pas
léser les nouveaux ayants droit et non par la répression d'un abus, car
on n'annonce aucune sanction contre ceux qui pratiquent ces ventes.
Elles étaient donc légales dans une période de surplus constant, et ne
le seront plus, maintenant que ces surplus ont disparu. De même le
nombre des fonctionnaires civils, des militaires et des citoyens est tel
que chaque catégorie peut absorber la totalité des rations laissées
provisoirement disponibles; pour éviter les contestations, on réservera
aux membres de chaque catégorie ce qu'a rendu disponible le départ
de l'un des siens.
Jusqu'à présent les scholes n'ont pas été mentionnés mais ils sont
évidemment touchés par la dernière mesure : comme tout un chacun ils
ne pourront acheter que le surplus laissé libre par le départ d'un scho-
le, ou d'un militaire, si tous les militaires sont regroupés dans un même
ensemble. En 380, l'empereur décide qu'à la mort d'un schole qui
reçoit une annone civique cette dernière reviendra à la garde impériale

54 CTh 14, 17, 7, 372. L'annone civique est désignée par l'expression annona popula-
ris, car elle revient au peuple, c'est-à-dire au corps civique.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 209

qui l'attribuera à un autre schole55. En 389, la même mesure est


reprise mais durcie puisqu'on lui donne un effet rétroactif : l'empereur
reconnaît que les scholes scutarii et les scholes scutarii clibanarii ont
reçu des annones civiques de Constantin, mais il se rend compte qu'un
grand nombre a été perdu pour ces soldats du fait des transmissions
par héritage ou des ventes à des personnes qui ne faisaient pas partie
des scholes; le préfet de la ville doit donc enquêter pour retrouver les
personnes qui ont ainsi usurpé les annones et les contraindre à les
rendre56. On peut voir dans cette dernière loi une lutte contre des
pratiques illégales. C'est certainement vrai, mais il est surprenant que, en
380, on n'ait pas pris de disposition pour faire cesser des abus qui
remontent, nous dit la loi, au règne de Constantin, c'est-à-dire à
quelque 50 ans en arrière. Mieux vaut comprendre que Constantin fut
particulièrement libéral au début de son règne et que ses successeurs n'ont
pas trouvé opportun d'interdire les accomodements pris par certains
avec la lettre de la loi; en effet elle distinguait entre les annones liées à
des maisons et qui les suivaient perpétuellement et les annones
concédées à un corps d'agents de l'Etat et qui n'auraient jamais dû le quitter.
En 389, c'est-à-dire peu avant un important accroissement des sommes
affectées à l'annone, on est revenu à la lettre de la loi pour récupérer le
maximum d'annones ainsi dispersées. Trois ans plus tard,
l'administration accroît sa rigueur en décidant que dorénavant les annones des
scholes seront accordées d'après le mérite et non d'après la
fonction57.
En 393 enfin, le privilège des scholes est définitivement supprimé à
moins qu'il ne l'ait été dès l'année précédente, car le mérite qu'on
exigeait était peut-être celui d'être propriétaire. La référence à Constantin

55 Clh 14, 17, 8, 380 : C'est une mesure d'exception qui assure au corps des scholes le
droit de conserver un nombre constant d'annones pour ses membres. Sa seule
justification tient au fait que les listes d'attente s'allongeaient et que, par ce moyen, ils étaient
servis plus vite que la moyenne de la population. C'est un signe net de la raréfaction des
annones, et sans doute du fait que les bénéficiaires potentiels étaient désormais plus
nombreux que les annones disponibles.
56 CTh 14, 17, 9, 389 : Ces annones sont dites civicae, preuve qu'elles sont bien
identiques à celles des autres citoyens possesseurs d'une maison.
57 CTh 14, 17 10, 392 : Les annones ne doivent pas être distribuées en fonction de la
dignitas mais des merita singulorum. Les bénéficiaires ont cependant le droit de
transmettre leurs annones par la vente ou par l'héritage. C'est ramener les scholes à la
situation commune et enlever à ce corps la garantie de disposer en permanence d'un nombre
constant d'annones.
210 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

disparaît, puisqu'on prend des mesures en contradiction avec celles


qu'il a promulguées. En effet la bienveillance impériale, sans plus de
précision, distribua, à ce qu'on affirme maintenant, des annones
civiques aux militaires, dont les scholes, pour que les bénéficiaires qui les
recevraient manifestent un zèle à construire par lequel la ville
s'agrandira58. Une fois encore, on peut soutenir que l'empereur avait
effectivement mis cette condition à l'octroi d'annones civiques aux scholes qui,
en tant que gardes de l'empereur, étaient évidemment domiciliés dans
la capitale pendant qu'ils exerçaient cette fonction, et devaient
normalement y acheter un logement. Mais il est clair que pendant plus d'un
demi-siècle, personne ne rappela cette disposition. Si on le fait en 393,
c'est manifestement afin de dégager le plus grand nombre possible
d'annones pour ceux qui veulent construire des maisons, par une
gestion plus rigoureuse des annones existantes en même temps que par
l'attribution de nouvelles annones. De 370 à 393, l'adéquation entre le
nombre d'ayants droit théoriques et celui des annones fut de plus en
plus difficile à réaliser. On peut donc conclure, et l'analyse des chiffres
confirmera cette impression, que jusque vers 370 on disposait de plus
d'annones que de bénéficiaires potentiels et que de cette date à 400 au
moins les seconds sont devenus aussi nombreux que les premières.
Pour la suite on ne peut rien dire, comme nous aurons l'occasion de
l'expliquer mais, au IVe siècle, il est erroné de reprocher à la politique
impériale une incohérence qui n'existe pas59. Une lecture attentive des
lois montre au contraire un souci d'adaptation progressive à une
situation qui se caractérise par le succès du pouvoir qui réussit à créer
l'immense ville qu'il souhaite et qui cherche à obtenir ce résultat au
meilleur prix à mesure que les habitants arrivent de plus en plus
spontanément, on ne sait ni d'où ni pourquoi, mais vraisemblablement parce
que la cour offrait de nombreux emplois qui eux-mêmes induisaient
une foule de métiers depuis l'artisanat de luxe pour la décoration des
riches maisons et l'habillement des sénateurs ou des hauts
fonctionnaires jusqu'aux petits métiers, commerçants de détail, personnel domesti-

58 CTh 14, 17, 11, 393: L'empereur semble répéter sous une autre forme ce qu'il
avait décidé l'année précédente. En fait on sent une progression. Certaines annones, en
nombre constant, étaient réservées aux scholes. Ils ont d'abord perdu ce privilège. On
exige maintenant qu'ils aient une maison dans la capitale, comme tous les bénéficiaires.
59 Cf. ci-dessous, p. 253-256.
L'ANNONE CONST ANTINOPOLITAINE 211

que . . . M. En outre la perspective de recevoir des annones gratuites


exerçait, au moins tant que le nombre de parts disponibles est resté
supérieur au nombre des bénéficiaires, une forte attraction sur ceux
qui avaient le moyen de faire édifier un logement. Enfin on était assuré
de manger à sa faim, sauf cas de famine exceptionnelle, lorsqu'on
habitait dans la capitale, car, outre le pain gratuit, on disposait du pain
vendu à prix public à tous ceux qui voulaient en acheter.

C - Panis fiscalis et arca frumentaria

Comme Rome, Constantinople avait un urgent besoin de pain, mais


aucun texte ne nous précise la manière dont on se le procurait.
Supposer que l'annone gratuite convrait tous les besoins de la population
reviendrait à imaginer que Constantin et ses successeurs accordèrent
gracieusement ce qu'aucun empereur n'avait accordé à Rome malgré
une pression populaire beaucoup plus forte. Quel qu'ait été leur
montant, les pains politiques ne devaient pas représenter plus qu'une
annone civique romaine, de quoi nourrir un homme dans la force de l'âge.
Les deux indications sur la valeur d'une annone confirmeront cette
hypothèse61. Prétendre que les grands domaines sénatoriaux ou
ecclésiastiques suffisaient à dégager des surplus tels qu'ils aient été capables
d'approvisionner le marché de manière importante est doublement
anachronique : ces grands domaines ne sont pas des latifundia mais des
assiettes fiscales et l'essentiel des revenus sert à effectuer des dépenses
clairement définies, ce qui ne laisse aucune place pour des
prélèvements en nature destinés à la ville; d'autre part ce que nous avons déjà
dit des difficultés de transport et que nous reverrons interdit de suppo-

60 Bien noter que l'empereur cherche à attirer des habitants, et à faire construire
des logements, mais qu'il ne se soucie jamais de l'emploi. Les auteurs qui critiquent cette
politique d'expansion de Constantinople (cf. n. 49 et 53) lui reprochent de vider les cités,
non de créer du chômage. Il n'y a donc pas de problème de l'emploi dans la capitale. Au
VIe siècle, lorsque la ville atteignit sa pleine expansion, Justinien, dans NJ 80 prend des
mesures pour chasser les «étrangers», mais ordonne qu'on mette au travail, dans des
services publics (travaux publics, boulangeries, jardinage . . .) les « autochtones » en état
de travailler; s'ils refusent, qu'on les chasse de la ville. Justinien s'estime en mesure de
donner du travail à tous et l'Etat a besoin d'une main d'oeuvre si importante qu'il peut
utiliser tous les éventuels chômeurs.
61 Cf. p. 268.
212 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

ser que les particuliers, pour riches qu'ils aient été, aient pu acheminer
des convois de blé jusqu'à la capitale. Reste le commerce. Mais sa place
n'a pu être que limitée, dans le cas des céréales uniquement, et une
phrase significative complète tout ce que nous avons dit et dirons des
marchands privés. D'abord elle est la seule qui, dans toute la
documentation, nous parle de cette activité et ensuite elle le fait en des termes
particulièrement nets. Après un développement sur Varca frumentaria
qui doit intervenir en cas de disette ou de famine, le législateur
poursuit en ces termes : « Si une personne privée veut introduire dans cette
grande ville du blé à son usage personnel, qu'elle ait l'autorisation de
procéder à l'achat»62. On ne dit mot des négociants qui viendraient
soulager la misère du peuple et l'on parle seulement de personnes qui
auraient trouvé hors de la ville du blé à acheter, qui pourront
l'introduire dans la cité sans être inquiétées, mais à condition que ce soit pour
leur consommation particulière. On veut manifestement éviter la
spéculation tout autant que le pillage des greniers privés qui auraient
encore du blé; l'Etat déclare licite l'importation à usage strictement
privé et s'engage apparemment à la protéger, mais se reconnaît peut-
être le droit de saisir, en imposant leur vente à prix réduit, toutes les
quantités supplémentaires. Nulle allusion n'est faite à des commerçants
privés venant en ville avec du blé à vendre, pour la simple raison qu'ils
n'existent pas. Bien plus la loi revient à interdire leurs activités. Quant
aux critiques contre l'argument e silentio elles ne portent pas dans ce
cas particulier car, dans une loi qui analyse toutes les manières de
prévenir une famine, on n'aurait pu que parler du commerce s'il avait
existé.
Bien plus, il est impossible qu'un commerce privé ait joué un rôle
autre que marginal avant le VIIe siècle si l'on songe que l'annone
d'Egypte seule fournissait 8 000 000 d'artabes de blé, soit 1 600 000 qx,
comme nous le verrons63. Sauf à admettre que Constantinople avait
1 000 000 d'habitants ou plus, il faut que l'annone ait représenté beau-

62 CTh 14, 16, 1, 409 : Si quis autem privatim ad nsus proprios intra urbem amplissi-
mam frumentum comparare voluerit, habeat licentiam coemendi. Le pléonasme privatim
ad usus proprios ne laisse place à aucune ambiguïté.
63 Ci-dessous, p. 257-260. Le commerce privé n'a pu être de quelque importance,
comme à Rome qu'aux époques où la capitale était peu peuplée et où une annone de
faible volume pouvait être concurrencée par le négoce, soit dans les premières années qui
ont suivi sa fondation, soit après la suppression de l'annone gratuite et le déclin de la
ville.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLIT AINE 213

coup plus de la moitié de l'approvisionnement de la ville, sans doute la


quasi-totalité. Comme il est peu vraisemblable que toute l'annone ait été
distribuée gratuitement, il faut qu'aient existé des ventes à prix public,
semblables à celles qui étaient pratiquées à Rome avec le partis fiscalis
ou partis ostiensis64. Pourquoi, dans ces conditions, le silence des
sources? Il convient de rappeler que seuls quelques textes peu précis
avaient permis d'établir l'existence de ce partis fiscalis à Rome du IVe
au VIIe siècle65. Dans les deux capitales on ne parle presque jamais de
l'annone en dehors des textes législatifs ou des correspondances
administratives -mais celles-ci font cruellement défaut à Constantinople - et
on n'en parle que pour corriger des fautes ou pour modifier des
dispositions périmées. Or le partis fiscalis est accessible à tous et il est livré à
prix constant; on n'a donc guère de matière à discussion. C'est
pourquoi on ne trouve qu'une allusion peu claire à ce mode
d'approvisionnement essentiel66.
Par contre Varca frumentaria est mieux connue qu'à Rome, puisque
deux textes en traitent67, et qu'un troisième, postérieur68, non seule-

64 Cf. ci-dessus, p. 52-53.


65 C'est la comparaison entre les quantités brassées par l'annone et celles qui étaient
effectivement distribuées gratuitement qui impose d'admettre une annone payante. Les
trop rares textes sont incapables, à eux seuls, de suggérer son importance considérable.
66 CTh 14, 16, 2, 416 : Nutti, ne divinae quidem domui nostrae, frumentum de horreis
publicis pro annona penitus praebeatur, sed integer canon mancipibus consignetur, annona
in pane cocto domibus exhibenda. On a parfois été tenté de comprendre qu'on ne doit
livrer à personne l'annone sous forme de blé, mais exclusivement sous forme de pain, par
l'intermédiaire des boulangeries. La suite de la loi ne laisse cependant place à aucun
doute : personne d'autre que le service de l'annone ne doit toucher le blé qui lui revient, et ce
dernier doit être livré en totalité aux boulangers qui ont la responsabilité des
distributions annonaires. Ita enim débet canon . . . expendi, quoniam crescit inopia si frumento,
quod pro annona tribuitur, ad usus alios deputato cogentur sibi de publico emere quae aliis
vendere potuissent. En effet (cette phrase développe la précédente), il faut utiliser à cette
fin le blé annonaire, car la disette augmente si on détourne de l'annone le grain qui lui
revient, puisqu'on est obligé d'acheter aux greniers publics ce qui pourrait être vendu à
d'autres. «On est obligé» désigne les bénéficiaires de l'annone gratuite qui, privés de
leurs rations, s'adressent aux greniers publics (publicum) pour y acheter ce que les autres
citoyens viennent habituellement y chercher ; d'où un gonflement de la demande dans ces
greniers publics dont il est dit expressément qu'ils vendent à ceux qui ne touchent pas
l'annone gratuite (vendere) et aussi à ceux qui en profitent, si d'aventure ils ont besoin
d'un complément.
67 CTh. 14, 16, 1, 409, et 3, 434.
68 Jean Lydus, De magistratibus, 3, 38, éd. R. Wünsch, Leipzig, 1972 (coll. Teubner),
p. 126 : Jean a raison de considérer la tentative faite par le préfet du prétoire pour mettre
214 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

ment nous prouve la continuité de son existence au moins du début du


Ve siècle jusqu'au milieu du VIe siècle et sans doute du IVe au VIIe
siècle, sinon au-delà, mais encore nous donne son nom grec, ce qui
constitue une indication essentielle. En effet on traduit arca frumentaria par
σιτωνακόν, c'est-à-dire par le terme qui désigne la caisse municipale du
blé dans les cités de l'empire. Il convient donc de lire les deux lois du
Ve siècle en se demandant si Varca telle qu'elles la révèlent ne serait pas
la caisse municipale du blé de Constantinople et, par voie de
conséquence, puisqu'une même caisse existait à Rome, si la première
capitale ne possédait pas sa propre caisse du blé69.
En 409, l'empereur donne l'ordre au préfet de la ville de faire en
sorte d'ouvrir un compte de 500 livres alimenté pour une part grâce à
son activité (pour trouver les fonds en puisant dans diverses caisses,
sans créer de dépense supplémentaire) et pour une part grâce à une
subvention du Sénat, afin de prévenir la famine. Tous les mouvements
de fonds, autant la somme elle-même que les profits réalisés par la
vente du blé, seront inscrits dans les gesta municipalia de Constantinople et
seront repris dans les comptes de la préfecture, de manière à ce que le
Sénat ait le moyen de tout contrôler. Le moindre détournement de
fonds sera sévèrement puni70. Rien ne dit que la caisse ait été créée à
ce moment. Nous assistons seulement à un accroissement de capital ou
plutôt à la création d'une subvention de l'Etat à cette caisse sénatoriale,
qui ne pouvait pas ne pas exister à Constantinople dès les origines,
alors qu'elle existait à Rome et dans la plupart des villes de l'Empire.
Les gesta qui rendent possible le contrôle du Sénat sont les gesta
municipalia qui existaient donc à Constantinople comme dans toutes les
cités, et enregistraient effectivement recettes et dépenses inscrites au
budget municipal. Ainsi campée, l'arca frumentaria correspond très
exactement à la définition que nous proposerons pour le σιτωνακόν,

la main sur l'arca frumentaria (οατωνικόν en grec) comme très représentative de ses
empiétements sur les prérogatives de son collègue de la ville. En effet, mettre la main sur
la caisse urbaine du blé aurait abouti à prendre le contrôle de l'un des postes importants
du budget urbain. Il ne pouvait y avoir, pour le préfet de la ville, pire abus que de vouloir
s'emparer de «son» budget, celui de sa ville.
69 Sur l'arca de Rome, voir ci-dessus, p. 54.
70 CTh 14, 16, 1, 409 : Quingentas auri libras partim a tui culminis indagine, partim
amplissimi senatus grata inlatione collectas ad prohibendam famem ita huic titulo conse-
cramus ... : rien ne dit que la décision impériale porte sur la création d'une caisse plutôt
que sur la modification de son capital.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 215

caisse municipale d'assistance en cas de famine, alimentée par des


revenus municipaux éventuellement complétés par des subventions
publiques71. Il ne s'agit en aucune sorte d'une contribution personnelle
des sénateurs qui auraient ainsi montré leur bienveillance à l'égard des
pauvres de la capitale ou leur désir d'assurer leur prestige dans la cité,
mais d'une décision que leur assemblée a prise, comme n'importe
quelle curie municipale ou comme le Sénat romain, d'affecter une part des
ressources fiscales, qui alimentaient son budget, à cette charge,
essentielle si on voulait éviter à la fois l'appauvrissement de la cité et les
émeutes qu'une famine ne manquerait pas de provoquer. Le profit
qu'une saine gestion peut procurer est décrit par un épisode de
l'histoire de Carthage sur lequel nous reviendrons72. Le Sénat achète du blé à
prix normal pour remplir ses greniers et le jette au prix du marché
pendant une famine, pour peser sur ce dernier et permettre à tous
d'acheter un minimum de pain chaque jour. Le profit peut être
considérable car, en période de disette sévère, les prix triplent. Ils
augmentent davantage pendant une famine par le simple effet de la loi de
l'offre et de la demande. Avec le profit réalisé grâce à la différence entre
le prix d'achat et le prix de vente on paie les gestionnaires des greniers,
on remplit ceux-ci à nouveau, on acquitte les diverses dépenses de
fonctionnement et, s'il reste une certaine somme, on l'utilise peut-être soit à
accroître le capital disponible soit à constituer des stocks plus
considérables. En 434, la caisse dispose de 611 livres d'or73. Comme la somme

71 Ci-dessous, p. 427-434.
72 Ci-dessous, p. 382-389.
73 CTh 14, 16, 3 : Que l'on consacre en permanence 611 livres à l'achat (coemptio) du
blé; que cette somme ne soit jamais diminuée ou affectée à d'autres usages; que les
registres municipaux tiennent le compte de ce qui est prêté aux boulangers et de ce qu'ils
doivent, sans subir aucune exaction (sub gestorum testificatione certum fiat et quod man-
cipibus mutui nomine datum est et quod ab isdem sit excepta omni concussione solven-
dum). Noter le rôle des gesta municipalia, ces registres municipaux, dont on voit
progressivement apparaître toute l'importance. Noter aussi la dépendance financière des
boulangers par rapport à Varca : les prêts que celle-ci leur accorde apparaissent comme une
constante de la vie municipale, et non comme une simple éventualité. On ignore pour
quelle raison les boulangers étaient si fréquemment débiteurs par rapport à l'arca, mais il
faut souligner le fait à cause des moyens de pression qu'il suppose de la part du Sénat de
Constantinople sur la corporation la plus vitale pour toute la cité. Noter enfin que nous
ne savons rien du bilan de l'arca en fin d'exercice. Etait-il normalement déficitaire. Cela
paraît douteux, car on soulignerait l'obligation de combler le déficit chaque année. Etait-
il au contraire bénéficiaire? C'est, pour moi, ce que laisse entendre le mouvement du
texte. Si on ne doit pas dépenser moins de 611 livres, c'est qu'on est souvent tenté d'en
216 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

ne correspond pas à un chiffre rond et qu'on aurait donné soit 100 soit
150 livres mais vraisemblablement pas 111, il est presque assuré que le
supplément par rapport à 409 provient, au moins en partie, des profits
réalisés. L'empereur justifie le contrôle du sénat non seulement par le
fait qu'il a fourni la moitié des fonds, mais aussi par le souci d'éviter
que le préfet de la ville ne détourne l'argent ou le blé. Si l'on veut se
faire une idée des moyens que le Sénat et la préfecture de la ville
pouvaient ainsi mettre en œuvre, il faut se souvenir que 500 livres font
36 000 sous, valant, au prix moyen du marché qui se trouve aussi être
le prix public d'adaeratio-coemptio, 72 000 qx. Sauf catastrophe
extraordinaire, telle que l'occupation de l'Egypte par les Perses au VIIe siècle,
il est évident que Constantinople disposait toujours d'au moins 6 mois
de vivres. Pour les 6 mois restants, avec des rations de famine, on
pouvait vraisemblablement se contenter d'un demi-quintal par personne.
Ces 72 000 qx suffisaient donc pour environ 1 50 000 personnes, la
moitié approximativement de la ville vers cette époque, comme nous le
verrons. C'était un moyen d'action considérable, dont il n'est dit nulle part,
à Constantinople ou dans aucune autre ville, qu'il ait été réservé aux
indigents : en période de famine, toute personne se trouvant là avait
droit à sa part sauf les étrangers à la cité, si on les chassait. Il s'agissait
avant tout d'assurer une continuité de l'approvisionnement au moment
où, la famine régnant partout, les paysans gardaient pour eux
l'essentiel de leur trop maigre récolte. Ils refusaient même de payer l'impôt
en nature et seuls des stocks ou des achats dans des régions épargnées
pouvaient assurer un minimum aux citadins. La question principale,
qui reste difficile à cerner, consiste à savoir si on conservait les fonds
pour procéder à des achats en cas de besoin ou si on disposait en
permanence de stocks régulièrement renouvelés pour qu'ils ne se
détériorent pas. Ce que l'on constate dans les autres villes donne à penser que
les deux méthodes étaient utilisées : Edesse vers 500 et la Sicile vers 600
semblent avoir des greniers régulièrement remplis ; Antioche sous
l'empereur Julien, les villes d'Italie du Nord à l'époque de Cassiodore et
Alexandrie au début du VIIe siècle procèdent à des achats dans des
greniers d'Etat ou sur des marchés libres au moment où l'annonce d'une
disette rend l'intervention urgente.
En conclusion, on constate que, à Constantinople comme à Rome,

dépenser moins, que toute la somme légale doit être utilisée à cette fin et non pour
combler le déficit d'autres budgets de la cité.
L'ANNONE CONST ANTINOPOLITAINE 217

certains citoyens reçoivent de droit l'annone gratuite; ici ce sont les


possesseurs d'une maison. Par contre tous les résidents ont accès à
l'annone vendue à prix public, aussi bien ceux qui touchent l'annone
gratuite, mais qui ont besoin, pour nourrir leur famille, d'un complément
obtenu grâce à l'annone payante, que les non citoyens, les «étrangers»
(peregrini, ξένοι) qui ont le droit de cité romain mais ne sont pas
comptés parmi les citoyens de la ville. Enfin seuls les citoyens de la ville ont
normalement droit aux prestations fournies exceptionnellement au prix
du marché par Varca frumentaria, qui livre ses réserves aux boulangers
pendant les années de famine, pour éviter l'émeute et la mort de
nombreux citoyens.

II - LES PRESTATIONS DE L'ANNONE

Les prestations sont moins bien connues qu'à Rome, mais ce que
nous savons suffit pour affirmer qu'ici, comme dans l'ancienne
capitale, les «pains» publics se composaient certes de pain, mais aussi
d'autres denrées.

A - Les denrées annonaires

1) Les diverses denrées

A Rome nos trois sources principales pour la connaissance des


denrées annonaires consistent dans l'Histoire Auguste, qui nous décrit
les variations des prestations et la mise en place des prestations
nouvelles à la fin du IIIe siècle, dans les inscriptions et dans le long chapitre
du Code Théodosien sur les suarii, pecuarii et susceptores vini74. Les
deux premières catégories de documents n'existent pas à
Constantinople et leur absence ne signifie rien. La troisième est reprise très succin-
tement dans le Code Justinien, sous forme de deux extraits qui ne
concernent que Rome75. Ils posent plus de questions qu'ils n'aident à

74 CTh 14, 4. Voir ci-dessus, p. 70-80.


75 Ο 11, 17, 1 (= CTh 14, 4, 6): Loi adressée au préfet de la ville de Rome qui
concerne les porcinarii urbis aeternae. CJ 11, 17, 2 (= CTh 14, 4, 17): Loi adressée, elle
aussi, au préfet de la ville de Rome, mais qui traite des suarii.
218 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

en résoudre. D'abord celle du code lui-même : pourquoi reprend-il une


loi adressée à l'administration de la ville de Rome et qui, sans doute,
n'est ni encore appliquée à Rome ni applicable à Constantinople au
moment où le code fut rédigé? En effet ces lois traitent des suarii,
corporation qui apparemment n'existait plus à Rome et qui n'a jamais
existé à Constantinople puisque, d'après le peu que nous savons, la
viande arrivait par bateau et non à pied. On est constamment confronté
à cette difficulté lorsqu'on lit le livre 11 du code76. Il me semble, mais
ce n'est pas ici le lieu de traiter la question au fond, qu'on a conservé
des lois anciennes dont le rappel pouvait guider les fonctionnaires et
les juges, non qu'on ait pu toujours appliquer directement au VIe siècle
à Constantinople ce qui avait été décidé pour Rome au IVe siècle, mais
parce que l'esprit de ces lois était encore d'actualité77. Qu'on ait repris
ces deux extraits me paraît donc indiquer qu'on distribuait encore du
vin et de la viande annonaires sans que ce rappel constitue à lui seul
une preuve irréfutable. Pourquoi en effet ne pas avoir légiféré pour la
nouvelle capitale? La question encore une fois déborde largement le
cadre de l'étude actuelle. Tout se passe comme si le pouvoir, se
trouvant en face de responsables nouvellement nommés et de corporations
créées de toutes pièces, n'avait guère éprouvé de difficulté à leur faire
accepter les dispositions en vigueur à Rome, ou plutôt comme si, dans
la seconde Rome, on avait pu trancher par voie réglementaire et non
législative, en promulguant des décrets - et non des lois - qui n'avaient

76 Les chapitres du Code Théodosien relatifs à l'annone, aux naviculaires, aux


suarii . . . sont tous repris dans le Code Justinien, preuve qu'ils correspondent toujours à des
réalités, mais sous forme d'extraits succinte, preuve que leur place est désormais limitée.
Pour expliquer cette contraction des textes, il ne suffit pas de rappeler que le second code
est plus bref que le premier. Il faudrait une étude complète montrant, dans tous les
domaines, quels ont été les textes les plus abrégés. On notera cependant que les juristes
du VIe siècle n'étaient sans doute guère intéressés par les retouches incessantes qui ont
affiné un système dont nous avons montré qu'il resta fondamentalement semblable à lui-
même pendant tout le IVe siècle mais qu'il posait de nombreuses questions d'adaptation
de détail, comme l'usage de la bascule au lieu de l'estimation approximative du poids des
bêtes, ou le passage d'un prix fixé chaque année à un prix constant ... De même la mise
en place de la forme nouvelle d'annone civique prévue pour Constantinople imposa de
promulguer plusieurs lois pour régler la question des scholes . . ., et on n'a pas éprouvé le
besoin d'en garder la trace deux siècles plus tard. On explique ainsi pourquoi on a
fortement élagué le Code Théodosien au VIe siècle, mais pas pourquoi le Code Théodosien ne
conserve aucune loi relative à l'adaptation en Orient des dispositions valables à Rome.
77 Voir, par exemple, pour une époque postérieure, N. Svoronos, Storia del diritto e
delle istituzioni, Bari, Corsi di studi, 1, 1976 (1977), p. 187.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLIT AINE 219

plus leur place dans les codes78. Très vite, sinon dès les origines,
Constantinople aurait été régie par des recueils de même nature que le livre
du préfet, connu pour l'époque macédonienne. Ainsi l'on ne reprend
que deux lois du chapitre sur l'annone de Rome et aucune loi nouvelle
n'apparaît. De même, il est douteux que Varca frumentaria ait toujours
eu un capital de 611 livres jusqu'au milieu du VIe siècle et qu'on n'ait
jamais eu à modifier les rapports entre le préfet de la ville et le Sénat
dans son administration.
Enfin un trait particulier de l'approvisionnement de
Constantinople en vin et en viande finit de justifier la discrétion du code. Les
difficultés étaient fréquentes et les lois nombreuses parce que le vin et la
viande venaient d'Italie même, et par voie de terre dans le cas de la
viande. Il fallait multiplier les règlements particuliers, alors que, pour
le blé et pour l'huile qui étaient sous-traités aux naviculaires, on
appliquait les lois édictées au sujet de ces derniers, sans distinguer le
produit tranporté. Par contre, à Constantinople, l'essentiel venait
apparemment par mer et se trouvait sous la responsabilité des naviculaires. On
peut donc raisonnablement conclure des extraits de lois adressées à
Rome qu'on distribuait vraisemblablement de la viande et du vin, mais
que la preuve doit en être fournie d'une autre manière.
Une loi vient heureusement nous apporter la preuve que l'annone
constantinopolitaine ne fournissait pas que du blé, et elle concerne

78 Cela confirme les analyses de G. Dagron, Naissance d'une capitale. Constantinople


et ses institutions de 330 à 451, Paris, 1974 (Bibliothèque byzantine), p. 48-76 et 319 : «Le
peuple de Constantinople n'est pas le peuple souverain de Rome» L'argumentation
repose principalement sur des sources littéraires où l'approximation et l'accentuation
rhétorique des faits masquent le statut administratif exact de la capitale du Bosphore. L'étude
de toutes les lois mettant en cause l'administration constantinopolitaine confirmerait
vraisemblablement que, à Rome, on légifère pour le peuple-roi qui étendait à tout
l'Empire les senatusconsultes qui le régissaient, ou bien considérait qu'il fallait une loi
particulière pour qu'on pût lui appliquer une loi générale, le plus souvent avec des clauses
particulières qui respectent ses privilèges; à Constantinople, au contraire, on n'adresse de lois
particulières que dans des cas où l'administration centrale veut préciser ses droits face à
l'administration locale qui ne reçoit pas de lois particulières. Ainsi on légifère sur Varca
frumentaria parce que l'Etat est partie prenante et ne veut pas voir dilapider ses deniers ;
on légifère sur l'annone dans la mesure où l'empereur paie le blé et tient à ce qu'il serve
à sa politique d'expansion de la ville ; pour le reste, on s'en remet aux règlements urbains,
sans doute de même nature, en leur fondement juridique, que les règlements urbains des
autres cités.
220 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

l'huile79. Elle est reprise dans le chapitre sur l'annone civique et est
adressée au préfet de la ville, deux raisons pour affirmer qu'elle
concerne une prestation annonaire. L'empereur confirme la décision
du préfet d'adopter un setier de compte plus favorable aux
intermédiaires : il sera ramené à 21, 5 onces, après une diminution de 18 scrupules
(qui valent 0, 75 once). Il ne faut donc pas voir dans cette décision une
diminution des rations distribuées, car le setier ici considéré n'est pas
celui avec lequel on verse l'huile dans les récipients apportés par les
bénéficiaires, mais celui qu'utilise l'administration. Ainsi que nous
l'avons déjà vu pour le blé sicilien par exemple80, le contribuable livre
ce qu'il doit avec un setier officiel qui peut être égal ou supérieur au
setier légal. Nous ignorons ici combien il valait, mais nous savons que
les intermédiaires devaient reverser un setier de 22, 25 onces81 aux
responsables de l'annone de Constantinople. Pour accroître leur marge on
réduit, sans doute à leur demande, la valeur de leur setier; ils gagnent
0,75 once de plus par setier transporté et, par voie de conséquence,
l'administration de l'annone perd une partie de ses revenus, peut-être
compensée par l'octroi d'une subvention, comme celle des suarii de
Rome82. Mais elle ne perd pas tout, ainsi que le montre un rapide
calcul. 1 setier d'huile pèse 0,54 χ 0,9 = 0,48 kg. 21, 5 onces pèsent, pour
leur part 0,322 χ 21,5 = 0,58 kg. Il restait donc un surplus d'environ
20% permettant de payer les frais de stockage, de répartition entre les
divers points de vente, et de distribution83.

79 CTh 14, 17, 15, 408: Dispositionem magnificentiae tuae de olei mensura firmam
manere praecipimus ut decem et octo per singulos sextarios scripults ad certorum ordinum
commodum moderante dispositione tua retentis ac distributis sextarius olei ad viginti
unam semis unciam redigatur. Quam mensuram certum designatis suggestione corporibus
solacium constitutam nullius posthac fraude credimus adtemptandam. L'empereur
confirme une décision du préfet de la ville qui diminue la valeur du setier pour accorder un
avantage (commodum, solacium) aux intermédiaires (ordines, corpora). Il n'est fait
aucune allusion à une éventuelle diminution des rations annonaires, comme on l'a souvent
cru.
80 Ci-dessus, p. 156.
81 Ils verseront désormais 21,5 onces après une ristourne de 18 scrupules, qui valent
0,75 onces. Ils versaient donc avant la loi 22,5 onces.
82 Voir ci-dessus, p. 95-98.
83 Rappelons que la densité de l'huile est de 0,9. Les greniers de l'annone reçoivent
donc 0,58 kg d'huile pour 0,48 kg (1 setier) qu'ils devront reverser. Cela suppose que,
pour 1 setier reversé dans la capitale, on lève dans les provinces au moins 0,58 kg,
compté pour 1 setier par le percepteur. L'ensemble des percepteurs, qui doit s setiers, verse
s χ 0,58 kg d'huile. L'annone livre aux ayants droit le même nombre de setiers, mais ils ne
L'ANNONE CONST ANTINOPOLIT AINE 221

II faut donc se méfier à Constantinople, comme à Rome, du


vocabulaire qui ne parle que de panis, άρτος ou σίτος, alors que les
prestations comprenaient au moins de l'huile en plus du vin, de manière
totalement irréfutable. Ainsi quand Thémistios oppose le blé, l'huile et sans
doute les autres denrées que touchent les hauts fonctionnaires, à ce que
fournit l'empereur aux citoyens de la ville, il faut donner, dans σιτο-
δοτώ, à la racine σίτος non pas son sens limité de blé mais le sens
large, parfaitement attesté depuis le Ve siècle avant notre ère, de
«nourriture», et comprendre que le petit peuple qui se presse pour recevoir sa
ration quotidienne touche plusieurs denrées84.
On en trouve une confirmation incontestable dans la célèbre
inscription découverte au siècle dernier à Abydos et dont le mystère
semble enfin éclairci, pour ce qui est de l'essentiel tout au moins85. Un
nombre important d'indices convergents imposent d'y voir un
document relatif au fonctionnement de l'annone et qui nous donne la liste
des produits annonaires.
Ce qui reste du corps du texte montre que le commandant des
détroits dont nous verrons plus loin le rôle dans la circulation de ces
produits, doit surveiller étroitement, sous peine de sanctions graves,

représentent plus que s χ 0,48 kg. En amont, les contribuables ont, eux aussi, payé le
même nombre de setiers, mais ils valaient peut-être 2 livres (24 onces = 0,64 kg). De
l'olivier à l'amphore du bénéficiaire, le nombre de setiers était constant, ce qui simplifiait
considérablement les calculs, mais ces setiers perdaient de leur poids, et donc de leur
valeur à chaque opération fiscale. C'est pourquoi le setier perçu est souvent compté pour
plus cher que le setier normal, pour que le contribuable ne soit pas surimposé (cf. ci-
dessus, p. 156, et ci-dessous, p. 497-512). C'est pourquoi aussi l'annone coûtait à l'Etat
plus cher que la valeur au prix public des quantités distribuées.
84 Entre autres allusions à des denrées diverses formant une ration annonaire, CTh
14, 17, 7, 372 : Quand quelqu'un quitte la capitale, panes ceteraque quae percipit, les pains
et le reste de ce qu'il perçoit demeurent dans les greniers. Ainsi le passage de Thémistios,
Discours, 23, éd. G. Downey, t. 2, Leipzig, 1970 (coll. Teubner), p. 86-87, où il est dit que ce
que lui verse l'annone suffit aux besoins de l'orateur, prend tout son sens : Thémistios ne
sous-entend pas qu'il vit seulement de pain, mais que l'annone lui verse tout ce qui est
indispensable à la nourriture. De même on comprend qu'il veille à bien préciser que ce
qu'il touche n'est pas l'annone militaire, mais l'annone civique, car l'une et l'autre se
compose de denrées variées. Δια ταϋτα ουν δσα την χρείαν μοι άναγκαίαν είχε και οϊς
σιτοδοτεΐ ό βασιλεύς τους οίκήτορας τής πόλεως, ού τους στρατιώτας, απολαύω : ainsi (en
touchant l'annone civique), je dispose de ce qui m'est nécessaire et que l'empereur
distribue aux citoyens, non aux militaires.
85 Nouvelle édition, avec photographie et commentaire, J. Durliat et A. Guillou, Le
tarif d'Abydos, BCH, 108, 1984, p. 581-598.
222 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

que certains bateaux paient uniquement deux sortes de taxes, à


l'exclusion de toute autre, ce qui les place dans une situation privilégiée. Le
nom qui les désigne dans le texte explique la raison de ce traitement
particulier : ce sont des ναύκληροι, des naviculaires, c'est-à-dire ceux
qui transportent l'annone86. On comprend donc leur privilège :
circulant pour l'Etat avec des produits fiscaux, ils sont dispensés de toutes
les charges sur le commerce87. La nature des taxes confirme cette
interprétation : l'une d'entre elles, qui ne porte pas de nom particulier
dans le texte gravé, correspond à la taxe sur le contrôle des bateaux
dont Procope nous dit qu'elle était perçue par le commandant des
détroits et qu'elle rétribuait la vérification qu'aucune embarcation
franchissant l'Hellespont ne cachait des armes88; tous les navires y étaient
soumis, y compris ceux de l'annone, du fait qu'ils étaient suspects
comme les autres. Surtout la seconde, appelée πρόβα, est explicitement
définie par les lois comme la taxe pour le contrôle de la qualité des
produits annonaires arrivant dans les capitales89; il est donc clair que ceux
qui la paient sont des naviculaires, et personne d'autre. Enfin et surtout
la liste des bateaux exemptés, telle qu'elle est donnée dans la notice qui
accompagne le texte de la loi, est du plus haut intérêt : d'abord elle est
complète puisque le texte, tronqué en haut, est conservé en entier dans
la partie basse de la pierre; la dernière ligne qui nous soit parvenue
correspond à la dernière ligne du texte gravé; ainsi la liste des bateaux
exemptés, qui occupe la fin de l'inscription, apparaît comme complète
et limitative. On constate alors que tous ces bateaux sont spécialisés
dans le transport d'un seul produit, ce qui convient manifestement
mieux à ces navires annonaires qu'à des navires de commerce privé
dont on voit mal pourquoi ils n'auraient jamais transporté deux ou
plusieurs denrées. Bien mieux, ce qu'ils transportent, ce sont les produits

86 Γνώσις συνηθειών ας παρΐχον ... οι ναύκληροι . . . αστινας . . . προσήκει μόνας


διδόναι : Liste des taxes dues par les naviculaires à l'exclusion de toute autre.
87 Parmi une foule de lois, la plus nette et la plus brève. CTh 13, 5, 23, 393 : Solos
navicularios a vectigali praestatione immunes esse praecipimus. Omnes vero mercatores
teneri ad supra dictam praestationem in solvendis vectigalibus absque aliqua exceptione
decernimus. Pour ce qui est du vectigal (la principale taxe sur le commerce), nous
ordonnons que seuls les naviculaires en soient exemptés. Nous décidons en effet que tous les
marchands sans aucune exception sont tenus au paiement à propos du vectigal.
88 Procope, Anecdota, 25, 3, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963 (coll. Teubner), p. 153.
89 C'est ce qu'a montré, sans en tirer la conséquence nécessaire sur la nature du
règlement, D. Gofas, Λόγφ πρόβας, Revue internationale des droits de l'Antiquité, 22, 1975,
p. 233-242.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 223

que fournit l'annone romaine aussi bien que constantinopolitaine et eux


seuls, à l'exception des légumes secs : les οίνηγοί, les έληγοί, les όσπρη-
γοί, les λαρδηγοί et les σιτηγοί importent respectivement du vin, de
l'huile, des légumes secs, de la viande (ou du lard)90 et du blé.
L'exception des légumes secs n'en est sans doute pas une car on constate que,
au moins dans certaines villes d'Orient, l'Etat ou la cité fournissent
effectivement cette denrée lorsqu'on ne peut se procurer suffisamment
de blé91. Dans ces conditions, il ne fait aucun doute que les Constanti-
nopolitains recevaient les mêmes produits que les Romains. Le
contraire eût d'ailleurs été très étonnant.

2) Prestations gratuites et prestations payantes

L'inscription d'Abydos ne nous apprend rien sur les quantités


véhiculées par l'annone et ne précise pas, car ce n'est pas son objet, quels
aliments étaient distribués gratuitement et lesquels étaient payants.
Cependant nous savons déjà que le blé était gratuit pour les détenteurs
d'une part d'annone publique92. Une loi déjà analysée permet de
conclure qu'il en était vraisemblablement de même pour l'huile car on
n'aurait pas besoin d'un setier particulier en cas de vente : le setier
normal aurait servi pour la perception, pour le transport et pour la vente,

90 Laridum, d'où le grec a tiré λόρδος, est parfois employé pour caro porcina jusque
dans les lois impériales, bien que le lard, terme générique pour plusieurs sortes de
charcuterie, se distingue de la viande non traitée, au moins par son prix. Une question se pose
cependant. A Rome, la viande arrivait pour l'essentiel à pied par les routes d'Italie, et on
pouvait la livrer non traitée. A Constantinople, elle arrivait pour partie en bateau, et il
n'est pas sûr qu'on ait pu transporter ainsi beaucoup de cochons vivants. Il est donc
possible que l'annone de la seconde Rome ait distribué parfois ou souvent du lard à côté de
la viande.
91 Voir, par exemple, le cas de Thessalonique où les autorités envoient des bateaux
acheter du blé, mais ceux-ci, n'en trouvant pas, ramènent des légumes secs (ci-dessous,
p. 403). De même, en Egypte, on rencontre, sans pouvoir bien expliquer le fait, des
όσπριγήται (transporteurs de légumes secs) parmi les agents percevant l'annone. Par
exemple, P. Oxy. 2 000 : somme versée à des όσπριγήται, manifestement pour le transport
d'oanpia (cf. G. Rouillard, L'administration civile de l'Egypte byzantine, 2e éd., Paris, 1928,
p. 133, n. 7). En outre des perceptions de fèves apparaissent souvent dans les papyrus. On
retrouve ces subsistances dans une anecdote relative à la capitale : Tibère, au cours d'une
famine, fit distribuer au peuple d'abord de l'orge puis des légumes secs à la place du blé
(Jean d'Ephèse, Historiae ecclesiasticae pars tertia, 3, 3, 45, éd. et trad. E. W. Brooks, Lou-
vain, 1952 (CSCO, 106, Scriptores syri, 54-55), t. 55, p. 179).
92 Cf. ci-dessus, p. 200-203.
224 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

avec une majoration du prix à chacune de ces opérations pour couvrir


les frais de transport; si l'Etat prenait les frais de transport à sa
charge, comme on le voit pour le vin à Rome, il aurait accordé une
subvention93. Si au contraire l'huile est gratuite, il faut plusieurs setiers pour
faciliter les opérations des comptables afin que leur nombre reste
constant depuis le contribuable jusqu'au bénéficiaire et qu'on règle les frais
de gestion en diminuant progressivement la taille du setier; c'est ce que
l'on rencontre par exemple dans le cas du blé annonaire de Sicile94.
Nous retrouvons donc des distributions gratuites pour deux au moins
des trois produits qui étaient ainsi fournis à Rome. Il en était
vraisemblablement de même pour la viande.
Un autre indice, difficile à utiliser mais non négligeable, vient
confirmer que les distributions ne se limitaient pas au blé et que les
quantités distribuées ne différaient sans doute guère - ou pas du tout -
d'une capitale à l'autre; en outre elles ont dû rester sensiblement égales
à elles-mêmes pendant les quatre siècles où les Constantinopolitains en
ont profité. En effet nous apprenons que Justin II vendit
temporairement l'annone à 4 sous pour une ration, puis qu'Héraclius la vendit 3
sous avant de la supprimer définitivement95. Pour harmoniser les deux

93 Cf. ci-dessus p. 53-54.


94 Cf. ci-dessus, p. 155-157.
95 Jean d'Ephèse, op. cit., 3, 3, 14, éd. cit., t. 55, p. 103. Il nous apprend que Tibère
rétablit la gratuité de l'annone de Constantin que Justin II vendait à 4 sous pour 1 pain
politique. Chronicon Paschale, a. 618, éd. G. Dindorf, Bonn, 1832, p. 711 : Cette année-là
on imposa chaque détenteur de pain politique à raison de 3 sous par pain, et juste après
avoir perçu toute la somme l'administration supprima en août de la sixième indiction
toute distribution de ces pains politiques. On a donc fait payer 3 sous l'annone de l'année
617-618, et décidé de ne plus la verser à compter du 1er septembre de la septième
indiction. Dans ces conditions, les 3 sous ne constituent pas le prix d'achat d'une annone
perpétuelle, car on voit mal l'Etat vendre un droit permanent à l'annone en août 618, alors
qu'il avait décidé de cesser le versement dès le 1er septembre suivant. Deux conséquences
découlent de ce fait. D'abord le prix de vente de l'annone, à 3 sous pour une année,
n'était pas élevé puisqu'on ne voit personne refuser de payer; ensuite l'achat d'une
annone perpétuelle, lorsque par exemple on achetait une maison qui en possédait une,
représentait une somme considérable. Jean d'Ephèse, op. cit., 3, 2, 41, éd. cit., p. 108, donne un
prix de 300 sous pour cinq pains {panes) qui paraît très vraisemblable. Acheter une
annone perpétuelle coûtait environ 60 sous, correspondant à une rente perpétuelle de 5% par
an. Si l'on compare cette somme aux quelques prix d'habitations rassemblés par E. Patla-
gean, Pauvreté économique et pauvreté sociale à Byzance (IVe-VHe siècle), Paris, 1977
(Civilisations et sociétés, 48), p. 382-383, on constate qu'une annone perpétuelle valait sans
doute à peu près autant qu'un petit appartement ou une maison pauvre.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 225

chiffres, il suffit de supposer que Justin la faisait payer à son prix de


revient, y compris les frais de transport, de stockage, de
distribution . . ., tandis que son successeur la revendait presque à prix
coûtant96. On constate alors que 3 sous ne peuvent couvrir uniquement la
dépense en blé car on pourrait en obtenir 6 qx, beaucoup plus qu'un
citoyen ne peut en consommer pendant une année. Par contre les 60
muids (4 qx) de l'annone romaine coûtaient 2 sous à raison de 30 muids
pour 1 sou. La viande donnée à Rome valait 1/5 de sou, prix de 25
livres à 125 livres pour 1 sou97. La différence entre le prix payé, 3 sous,
et les 2,20 sous correspond pour partie au prix de l'huile que l'on ne
peut calculer car on ignore les quantités données, dans l'une et l'autre
ville. Le reste doit provenir soit de ce qu'on a arrondi le prix, soit de ce
qu'on a fait payer une petite partie des frais, même sous le règne d'Hé-
raclius. Quoi qu'il en soit, l'huile et la viande peuvent difficilement
avoir été toujours payantes, même si les quantités distribuées
différaient légèrement de ce qu'elles étaient à Rome.
Pour en terminer avec les denrées annonaires, notons que le blé est
livré, à Constantinople, comme à Rome, sous forme de pain.
L'empereur ordonne en effet que le blé soit livré aux «maisons», c'est-à-dire à
leurs propriétaires qui touchent l'annone gratuite, et qu'elle le soit
obligatoirement par les boulangers à qui on devra livrer les quantités de
farine nécessaires pour éviter que les ayants droit ne soient obligés
d'acheter à l'Etat ce qui aurait pu être vendu à d'autres98.

Β - L'origine des denrées

On doit, si l'on étudie l'origine des denrées, s'en tenir aux textes,
notre seule documentation qui soit à peu près sûre en ce domaine.
Comme ils ne nous parlent que des routes suivies par le blé, c'est de lui
qu'on peut traiter ici avec le minimum de risques de se tromper.
Il suffit de considérer les interprétations divergentes au sujet de
l'huile qui, selon certains, aurait été fournie à partir de la Syrie du

96 Sur le coût des transports, manutentions, stockages .... voir le commentaire des
prix publics, ci-dessous, p. 497-512.
97 Ibid., pour ces prix.
98 CTh, 14, 16, 2, 416 : Integer canon mancipibus consignetur, annona in pane cocto
domibus exhibenda. Que tout le montant de l'annone soit versé aux boulangers pour que
l'annone soit livrée aux maisons sous forme de pain cuit.
226 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Nord, pour récuser sur ce point le témoignage de l'archéologie. Cette


science ne peut actuellement apprécier le volume des productions avec
assez de précision pour qu'on soit en mesure d'affirmer qu'une part
importante de la récolte pouvait être exportée, et a fortiori de savoir si
les éventuelles exportations alimentaient un commerce indépendant ou
l'annone de la capitale". Il ne faut pas oublier en outre la proximité et
l'importance du marché antiochéen.
Les sources écrites, quant à elles, ne sont pas sans défaillances. En
dehors de la flotte annonaire d'Egypte nous ne connaissons que les
marins Ciliciens, d'après l'inscription d'Abydos, et une flotte d'Orient
sans autre précision.
Le blé de Constantinople est avant tout du blé d'Egypte. C'est, dit-
on, de cette province que l'essentiel en provient, puisque dès 335, Atha-
nase peut se vanter d'être capable d'affamer la ville en provoquant
l'interruption des envois et cette menace est suffisamment sérieuse pour
contribuer à l'exil à Trêves du patriarche d'Alexandrie100. Ceci prouve
la dépendance de la nouvelle capitale par rapport à l'annone, dès sa
naissance, bien que les quantités fournies soient encore faibles, comme
nous aurons l'occasion de le montrer.
Beaucoup plus tard, vers 539, l'édit 13 de Justinien montre que
toutes les provinces du diocèse d'Egypte étaient mises à contribution101 :

99 On attend, sur ce point, le travail de G. Tate, qui discutera les conclusions de G.


Tchalenko, Villages antiques de la Syrie du Nord. Le massif du Bélus à l'époque romaine,
Paris, 3 t., 1953-1958 (Institut français d'archéologie de Beyrouth. Bibliothèque historique
et archéologique, 50), surtout t. 1, p. 377-438. Voir aussi le commentaire de ce travail par
M. Rodinson, De l'archéologie à la sociologie. Notes méthodologiques sur le dernier
ouvrage de G. Tchalenko, Syria, 38, 1961, p. 170-200. Voir aussi, ci-dessous, p. 532-539 sur
les apports de la ceramologie.
100 Sur les Ciliciens, voir l'inscription d'Abydos, éd. cit. Sur la flotte d'Orient, CTh 13,
5, 7, 334, qui accorde des privilèges identiques à ceux dont jouit la flotte d'Alexandrie,
pour favoriser son développement. La menace d'Athanase, pour sa part, est bien réelle
puisque lui-même la mentionne (Apologia contra arianos, 9 et 87, éd. H. G. Opitz, Athana-
sius Werke, Berlin-Leipzig, 1934-1941, t. 2, 1, p. 95 et 166). Elle est restée célèbre, car elle
est mentionnée par Socrate, Histoire ecclésiastique, 1, 35, éd. dans PL 67, col. 169, et par
Sozomène, Histoire ecclésiastique, 2, 28, éd. J. Bidez et G. C. Hansen (Griech. christl.
Schriftst. ), p. 93 (simple allusion). On s'en souvient encore au IXe siècle : Chronicon ad a.
Dni 846 pertinens, trad. J. -B. Chabot, Chronica minora, Paris, 1904 (CSCO, Scriptores syri,
4), p. 149.
101 Ed. dans NJ, p. 780-795. On attend un commentaire serré de ce texte important
pour l'histoire sociale autant que pour l'histoire administrative de l'empire
protobyzantin. Pour la date et les conditions de la promulgation, voir G. Rouillard, op. cit., p. 16-25.
Approvisionnement
Important
Faible
Episodique
0 400 km
Fig. 3 - Sources d'approvisionnement en blé de Constantino
228 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

les deux Egyptes102, la Thébaïde103, l'Arcadie et Γ Augustamnique 104. Par


contre la Libye, administrativement rattachée au diocèse, n'avait pas
les moyens de contribuer à Γ« heureux envoi» car elle était si pauvre en
céréales que non seulement elle ne pouvait rien verser mais qu'elle
n'avait même pas de quoi subvenir aux besoins de son clergé;
l'empereur devait accorder aux églises libyennes des allocations de blé
égyptien105. Comme les quantités de blé livrées par l'Egypte sont restées
remarquablement stables pendant toute la période romano-byzanti-
ne 106, il est assuré que le préfet de l'annone d'Egypte mettait dès le IVe
siècle toutes les provinces à contribution. La seule question qui
demeure en suspens consiste à savoir si, pendant la période de croissance de
Constantinople, il concentrait tout le blé de son diocèse et reversait une
part définie par la loi à chaque capitale ou si telle province alimentait
l'une, tandis que telle autre pourvoyait aux besoins de l'autre. Puisque
la production égyptienne dépend du Nil, et que toutes les provinces
étaient également touchées par une crue insuffisante, la question n'a
guère d'importance; c'est sans doute pourquoi les sources ne
l'évoquent pas. Dans le cours du Ve siècle, Rome finit par s'approvisionner,
exclusivement ou presque, en Occident : toute contribution égyptienne
alla à Constantinople.
Peut-être le blé d'Egypte ne suffisait-il pas, au moins au VIe siècle,
quand Constantinople atteignit son maximum démographique. Nous
verrons les implications d'une telle hypothèse pour une évaluation de la
population. Il nous apparaîtra que le plus vraisemblable consiste à sup-

102 Edit 13, 6 : On menace le duc de ces provinces d'une amende de 33% (3 artabes
par sou de valeur, pour 1 sou valant 10 artabes) en cas de négligence dans
l'acheminement de l'annone due par sa circonscription.
103 Edit 13, 24 : Mêmes dispositions pour le duc de Thébaïde qui doit, sous sa
responsabilité, fournir le blé prévu par la loi, au duc d'Egypte.
104 Edit 13, 26 : La province à laquelle se rapporte la fin de l'Edit est bien l'Augustam-
nique, quoique le début du paragraphe, où figurait cette indication, ait été perdue (cf. G.
Rouillard, op. cit., p. 31-32). Les obligations de ce duc sont semblables à celles des autres.
Les paragraphes consacrés à l'Arcadie ont disparu, mais on ne peut douter qu'elle ait été
mise à contribution, comme les autres.
105 Edit 13, 18-23 : La Libye paie des impôts mais aucune mention n'est faite de
l'annone parmi eux. Une lettre d'Ischyrion, diacre d'Alexandrie, contre Dioscore, l'accuse de
ne pas avoir livré aux évêques de Libye le blé que l'empereur leur avait accordé, à cause
de la sécheresse qui interdit absolument la culture des céréales (éd. dans J. D. Mansi, N.
Coleti, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, t. 6, Florence, col. 1013).
106 Cf. ci-dessus, p. 117 et ci-dessous, p. 233.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 229

poser une quasi-équivalence entre les envois de la première et les


besoins de la seconde. Mais l'empereur préférait apparemment
distribuer une part de l'annone égyptienne à diverses cités comme Antioche
ou Thessalonique 107 et exiger un complément d'annone des autres
provinces de l'Empire pour diversifier les sources d'approvisionnement,
sage précaution en cas de mauvaise récolte. Cependant les quantités
collectées hors d'Egypte étaient nécessairement faibles, ce qui explique
la discrétion des sources à leur sujet. En particulier nous ignorons si
ces régions étaient soumises à des versements annuels et réguliers ou si
on faisait surtout appel à elles en cas de difficulté. Thémistios, au IVe
siècle108, et Socrate109 attestent l'existence d'envois de la Mer Noire,
mais nous aimerions posséder l'inscription qui définissait les droits du
comte du Bosphore pour savoir si ces envois étaient d'un montant tel
qu'on les ait mentionnés comme on le faisait sur l'Hellespont. On
constate par exemple qu'au VIIe siècle la Crimée manque parfois de blé et
en importe des côtes méridionales du Pont-Euxin110. La richesse de ces
régions n'était peut-être plus ce qu'elle avait été mille ans plus tôt et les
rappels historiques des intellectuels byzantins risquaient d'être
anachroniques111. L'Afrique n'apparaît que deux fois : au IVe siècle, à
propos d'un envoi purement conjoncturel; au début du VIIe siècle, au
moment de la révolte d'Héraclius, dans des circonstances qui tendent à

107 Pour les livraisons à Antioche, voir ci-dessous, p. 371 ; pour celles faites à
Thessalonique, ci-dessous, p. 391-392. Pour des livraisons à d'autres villes de Méditerranée
orientale que Procope présente de manière tendancieuse, voir ci-dessous, p. 233.
108 Thémistios, Discours 27, 336 d, éd. cit., p. 160.
109 Socrate, Histoire ecclésiastique, 4, 16, éd. dans PG 67, col. 501, rapporte que, sous
le règne de Valens, à une époque donc où Constantinople n'avait pas atteint une taille
très considérable et où des apports peu volumineux pouvaient être importants pour la
survie de la ville pendant une famine, des paysans de Phrygie et d'autres provinces
affamées se précipitaient vers la capitale où l'on trouve toujours à manger, car elle dispose
largement des ressources de la Mer Noire, quand le besoin s'en fait sentir. On peut se
demander si la Mer Noire ne se contentait pas de fournir un complément en cas de
besoin, ou si elle approvisionnait régulièrement les greniers de l'annone. Bien noter que
les populations des campagnes fuient vers les villes en cas de famine.
110 Martin Ier, Ep. 17, éd. dans PL 87, col. 203-204 : La famine est si rigoureuse que le
blé vaut entre 3 et 4 muids pour 1 sou (sept à dix fois son prix moyen), et qu'on achète,
pour se nourrir, celui qu'apportent des bateaux venus chercher du sel.
111 Eunape, Lives of the philosophers and sophists, éd. W. C. Wright, Cambridge
(Mass.)-Londres, 1952 (coll. Loeb), p. 382-384 : «Constantinople, l'antique Byzance,
envoyait des convois de blé aux Athéniens et les importations de cette région étaient
surabondantes . . .». Trad, d'après G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 531.
230 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

prouver que cette source de l'annone n'était pas insignifiante112. Les


autres régions occidentales à avoir été mises à contribution
correspondent aux régions côtières de la Grèce actuelle, mais dans des
circonstances très particulières, à l'extrême fin de notre période, quand
l'Egypte était déjà perdue; cet apport n'est sans doute pas significatif
pour la période antérieure113. Les côtes de la Syrie, pour leur part,
apparaissent au IVe siècle seulement, pour une raison simple114.
Voisines d'Antiche, elles étaient vraisemblablement sollicitées par la grande
métropole, qui manquait régulièrement de nourriture115, et, en outre,
leur capacité contributive était limitée; aussi ne jouent-elles un rôle
notable que pendant la période assez courte où la nouvelle capitale

112 Pour le IVe siècle, voir ci-dessus, p. 45 : II s'agissait davantage de gêner la


progression de Julien en affamant Rome que d'assurer l'approvisionnement de
Constantinople. Pour le VIIe siècle, voir Théophane, op. cit., p. 296 : Héraclius, dès le début de
sa révolte contre Phocas, interrompt les expéditions annonaires vers la capitale. Cette
mention montre à quel point la fidélité des provinces se mesure à la régularité de
leurs prestations de subsistances et suggère fortement que l'Afrique jouait un rôle non
négligeable, avant la perte de l'Egypte. Cela pose à nouveau la question de l'intermède
vandale; a-t-il supprimé toute ponction pour les villes de l'Empire, ce qui implique une
restauration à partir de rien? a-t-il vu l'instauration de ventes africaines? Elles
auraient alors été très dangereuses car le premier acte, à l'occasion d'une guerre, aurait
consisté à les interrompre.
113 Voir Les plus anciens recueils des miracles de saint Démétrius, 1, Le texte, 277,
éd. P. Lemerle, Paris, 1979, p. 220; 2, Commentaire, p. 125-126. Les Slaves qui ont
assiégé en vain Thessalonique se retournent contre les bateaux qui apportent de la
nourriture à Constantinople. Ils s'aventurent jusque dans le Proconnèse, emmenant
avec eux non seulement les bateaux mais aussi le personnel de la douane. Pour
l'éditeur du texte, la progression allant d'ouest en est, (les îles, l'Hellespont, Parion, la
Proconnèse) et la douane étant mentionnée ensuite, cette dernière ne peut être celle
d'Abydos, mais doit être celle de la capitale. Il semble que, si c'était le cas, l'auteur
aurait souligné que les barbares narguaient la puissance impériale jusque sous les
murs de sa ville. En fait, le texte dit clairement que les Slaves s'emparaient non
seulement des bateaux (pris dans les îles, l'Hellespont, à Parion et en Proconnèse), mais
aussi le personnel de la douane. Celui-ci ne fait donc pas partie de 1 'enumeration car il
représente une prise beaucoup plus difficile. C'est donc le personnel du comte des
détroits qui résidait à Abydos. Sa mention suffit à prouver que les bateaux sont ceux
dont il a la responsabilité, ceux de l'annone (sur cette responsabilité du comte des
détroits, voir ci-dessous, p. 149). A cette époque (678), les convois de blé public vers
Constantinople n'ont pas cessé, mais ils ne peuvent être, que de très faible ampleur
puisque le principal grenier, l'Egypte, est perdu (cf. ci-dessous, p. 301).
114 C'est ce qu'affirme Eunape (cf. n. 38) et que confirme CTh 13, 5, 7, 334, accordant
aux naviculaires d'Orient les mêmes avantages qu'à ceux d'Egypte.
115 Voir ci-dessous, p. 371.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 231

commence à se développer et où l'apport égyptien, encore dirigé vers


Rome, ne pouvait suffire. Par la suite la disproportion devait être telle
entre la Syrie et la vallée du Nil que la première disparut des sources.
Enfin deux régions envoyaient du blé par voie de terre, ce qui suffit à
prouver que leur contribution était de faible importance. D'une part la
Thrace où l'on procédait peut-être uniquement à des achats
complémentaires pendant les mauvaises années116 et d'autre part l'Asie
Mineure pour laquelle nous disposons du seul témoignage de Procope qui
parle à deux reprises de συνωνή (coemptio en latin) c'est-à-dire d'achats
exceptionnels, et n'évoque aucune autre forme de prestations annonai-
res117. Cette dernière région, elle non plus, n'était sans doute pas mise à
contribution en permanence.
Des sources allusives, dispersées et notoirement insuffisantes pour
nous livrer une image précise de l'annone constantinopolitaine pendant
quatre siècles, on retire malgré tout l'impression que, plus la capitale
grandissait, plus on lui affectait de blé égyptien et moins la part des
autres régions comptait. Cela posa, nous le verrons, une très grave
question lorsque la perte de l'Egypte, conquise d'abord par les Perses
puis par les Arabes, priva la ville du blé qui lui était devenu
indispensable. Il fallut se rabattre sur les pays riverains de la mer Egée, dont les
possibilités étaient infiniment plus faibles.
Mais avant d'examiner le nombre des bénéficiaires et les quantités
nécessaires pour les satisfaire, il convient d'analyser le fonctionnement
de l'annone.

116 D'après Thémistios, Discours, 27, 336 d, éd. cit., t. 2, p. 160; Vie de saint Marcel
VAcémète, 26, éd. G. Dagron, An. Bol. 86, 1968, p. 308-309. La Thrace ne pouvait livrer que
des quantités faibles puisqu'il fallait acheminer le blé par route jusqu'aux ports ou
jusqu'à la capitale. Lors des guerres qui la ravagent, il n'est jamais fait mention d'un risque
quelconque pour l'approvisionnement de Constantinople. L'Etat y procédait sans doute à
des achats complémentaires pendant les mauvaises années, tandis que les particuliers qui
le souhaitaient y achetaient de quoi confectionner leur pain ou faisaient venir le produit
de leurs domaines, ce qui représentait nécessairement peu de choses par rapport à
l'annone égyptienne (cf. ci-dessous, p. 257-258). Au VIe siècle encore, la Thrace, comme la
Bithynie et la Phrygie, devait fournir du blé lorsque les ressources normales étaient
insuffisantes, ce qui était très difficile pour les habitants de ces régions (Procope,
Anecdota, 22, 17-18, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963 (coll. Teubner), p. 137). Il s'agit d'une συνωνή
(coemptio), d'un achat complémentaire à prix public et non d'une prestation annonaire
régulière.
117 Pour l'Asie Mineure, Procope, Anecdota, 22, 18 (cf. n. 116) et 23, 14, p. 143.
232 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

III - LA GESTION DE L'ANNONE

L'annone de Constantinople était régie par une administration


particulièrement rigoureuse et stable, indispensable pour assurer aux
citoyens la fourniture régulière des denrées de première nécessité; c'était
là une préoccupation constante des empereurs, car la disette et plus
encore la famine sont causes de désordres dont le danger est accru du
fait que le souverain réside dans la ville et que la masse de la
population est plus grande. C'est l'annone qui permit l'explosion
démographique de la ville mais elle seule pouvait ensuite éviter que la foule ainsi
rassemblée ne devînt dangereuse.

A - La perception

On ne sera pas étonné de constater que toute décision concernant


le budget de l'annone dépend en dernier recours d'une décision
impériale, mais cette décision n'est jamais prise à la légère, sans tenir
compte des contraintes particulièrement sévères : il faut maintenir l'équilibre
du budget et concilier les désirs des Constantinopolitains avec les possi-
blités des finances publiques qui ont d'autres charges aussi urgentes,
en particulier la défense, l'Eglise et les provinces.
C'est par décision de Constantin qui voulait accroître la population
de sa nouvelle capitale que, vers 332, on a affecté 80 000 parts
d'annone à la ville118. C'est Constance II qui, en 342, diminua cette quantité de
moitié pour punir la ville d'avoir tué le magister equitum au cours
d'échauffourées opposant les partisans des deux patriarches rivaux

118 Socrate, Histoire ecclésiastique, 2, 13, éd. dans PG 67, col. 209 : Constance II, après
le meurtre du magister equitum Hermogénès αφελών του σιτηρεσίου του παρασχεθέντος
παρά τοδ πατρός αύτου ημερησίου υπέρ τεσσάρας μυριάδας- οκτώ γαρ εγγύς μυριάδες
έχορηγοοντο πρότερον του σίτου έκ τής 'Αλεξανδρέων κομιζομένου πόλεως. Eunape, The
lives of the sophists, éd. W. C. Wright, Cambridge (Mass.)-Londres, 1952 (coll. Loeb),
p. 382 : Constantin vida les autres villes de leurs habitants pour rassembler la foule qui
l'applaudirait dans les théâtres. On ne saurait mieux dégager l'essence d'une capitale
impériale. Sozomène, Histoire ecclésiastique, 2, 3, 7, éd. cit. p. 122, n. 23 : (Constantin)
φόρους τάξας ... εις άποτροφήν των πολιτών . . ., créant des impôts pour l'alimentation
des citoyens.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 233

pendant la crise arienne119. Le même empereur rapporta la mesure,


peut-être à la demande Thémistius qui se vante d'avoir obtenu ce
résultat, mais aussi, et peut-être surtout, pour ne pas entraver le
développement de la capitale dont il a absolument besoin, au moins pour sa
gloire120. Théodose I, pour sa part, prit la décision d'augmenter les
quantités de pain livrées par l'annone, sans qu'on sache si ce fut au profit de
l'annone gratuite ou de l'annone payante, ni si le nombre de 125 muids
de blé par jour avancé par une source correspond au total de ce qui a
été ajouté121. Par la suite Honorius et Théodose II créèrent, ou plutôt
réorganisèrent Varca frumentaria 122 dont Théodose II et Valentinien III
accrurent les ressources à moins qu'ils aient seulement constaté cet
accroissement123. Justinien confirma le montant de 8 000 000 d'artabes
de blé dû par l'Egypte 124 et prit plusieurs fois des mesures pour vendre
à l'extérieur le surplus qui s'entassait dans les greniers ou pour cam-
penser au contraire un trop mauvais rendement de l'annone par une
συνωνή complémentaire 125. Pour Procope, Justinien se serait débarrassé
de blé avarié en l'imposant aux villes de province et aurait ruiné l'Asie
Mineure par des achats intempestifs. En fait il présente comme des
actes arbitraires et malfaisants une pratique constante puisque
l'empereur se devait d'assurer l'approvisionnement de Constantinople et des
autres villes par des achats complémentaires ou par des transferts de
grain de l'une à l'autre. Plus tard Justin II voulut supprimer la gratuité
de l'annone 126 mais, faiblesse ou nécessité, Tibère rapporta la mesure 127.

119 Sur ces faits, G. Dagron, Naissance d'une capitale. Constantinople et ses institutions
de 330 à 451, Paris, 1974 (Bibliothèque byzantine), p. 430-431, d'après Socrate 2, 13 (voir à
lan. 118).
120 Thémistios, Discours 23, 298 a-b et 34, 13, éd. G. Downey, t. 2, Leipzig, 1970 (coll.
Teubner), p. 93-94 et 221-222. Libanius, Ep. 368, éd. R. Foerster, t. 10, Leipzig (coll. Teub-
ner), p. 352-353. Commentaire de G. Dagron, L'empire romain d'Orient au IVe siècle et les
traditions politiques de l'hellénisme : le témoignage de Thémistios, Travaux et mémoires,
3, 1968, p. 205-212; id., Naissance d'une capitale .... p. 535.
121 Voir ci-dessous, p. 254-255.
122 Cf. ci-dessus, p. 213-216.
123 Ibid.
124 Edit 13, 8; éd. dans NJ p. 783.
125 Par exemple, Procope, Anecdota, 22, 18 et 23, 14, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963 (coll.
Teubner), p. 137.
126 Jean d'Ephèse, Historiae ecclesiasticae pars tertia, 3, 3, 14, éd. et trad. E. W.
Brooks, Louvain, 1952 (CSCO, 106, Scriptores Syri, 54-55, t. 55), p. 103.
127 Ibid.
234 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Maurice intervint pour tenter une adaeratio générale de l'annone due


par l'Egypte128 et finalement Héraclius vendit, puis supprima l'annone
gratuite en 618, lors de l'occupation de l'Egypte par les Perses129. La
mesure ne fut pas rapportée car, sans l'apport égyptien, il était
impossible de prétendre maintenir les prestations annonaires. L'absence de
toute réaction hostile dans la capitale moins d'un siècle après sa grande
révolte tend à prouver que les Constantinopolitains s'étaient résignés à
abandonner leurs privilèges devenus anachroniques.
Le choix impérial est préparé par le préfet du prétoire qui a la
haute main sur la perception de tous les impôts sauf pour Varca fru-
mentaria; celle-ci dispose de revenus propres dont l'usage dépend d'un
ordre conjoint du Sénat et du préfet de la ville130. Ainsi Procope
attribue aux mauvais conseils de Pierre Barsymès les mesures, à son avis
désastreuses, prises par Justinien131. C'est aussi le préfet du prétoire qui
organise la levée des quantités exigées. Il suit pour cela la voie
hiérarchique, indiquant aux gouverneurs ce qu'ils doivent fournir132, à charge
pour eux de transmettre aux cités133 qui font la répartition entre les

128 Jean de Nikiou, Chronique universelle, 95, éd. et trad, française H. Zotenberg,
Paris, 1883 (Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, 24), p. 406.
129 Chronicon Paschale, a. 618, éd. G. Dindorf, Bonn, 1832, p. 711.
130 Sur Varca fruntentaria, ci-dessus, p. 213-216.
131 Procope, Anecdota, 22, 14, 22, éd. cit., p. 136-138 : Pierre Barsymès convainquit
l'empereur de revendre de force aux cités (επέβαλε) le blé en excédent dans les greniers
publics, et qui commençait à se gâter, puis, comme l'année suivante l'annone fournit
moins que ce qu'on attendait, le peuple et l'armée furent mécontents du manque de
céréales, ainsi que les paysans de Thrace, Bithynie et Phrygie auxquels il imposa une
συνωνή. Le polémiste présente de manière caricaturale une procédure qui semble
parfaitement normale. Une certaine quantité de blé fut vendue à diverses cités parce qu'on ne
pouvait le conserver plus longtemps. L'année suivante, des livraisons insuffisantes de
l'Egypte imposèrent de compléter le canon annonaire par des achats extraordinaires. Que
ces opérations aient été accompagnées de malversations est possible, non certain.
132 Voir par exemple l'Edit 13 de Justinien (éd. dans NJ, p. 780-795), adressé au
préfet du prétoire d'Orient qui doit transmettre aux ducs d'Egypte les ordres pour la levée
de l'annone au début de chaque exercice.
133 Voir G. Rouillard, L'administration civile de l'Egypte byzantine, 2e éd., Paris, 1928,
p. 127, pour des exemples : les ducs doivent lever l'annone dans les provinces, les cités
(qu'il faut comprendre au sens romain de circonscription comprenant la ville et la
campagne environnante) et les villages qui dépendent d'eux. Nombreux sont les papyrus qui
nous prouvent que l'impôt annonaire était levé par cité (P. Oxy. 1 909 : Oxyrhynchos et
Cynopolis doivent 350 000 artabes; Heracleopolis, la même quantité; Nilopolis, 10 000
artabes). En outre une foule de papyrus montre des correspondances entre les
gouverneurs ou les ducs et les autorités municipales au sujet de l'annone, comme des autres
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 235

unités fiscales, villages ou autres. En Egypte, seule région pour laquelle


nous ayons une description précise, le préfet augustal d'Alexandrie
constitue un intermédiaire supplémentaire134. Les quantités dues par
chacun sont fixées par des tarifs publics qui varient selon la qualité des
terres et la part de l'impôt que l'on voulait faire payer en blé, pour
l'annone. Un papyrus d'Aphroditô nous indique ce qu'il était au VIe siècle :
les terres de labour versent 1,25 artabe (environ 25 kg) par aroure
(environ 0,25 ha); les «îles» (terres émergées pendant la crue du Nil, au
milieu des flots), 1, 5 artabe; les marais, 23/40 d'artabe; les vignobles,
7/12 d'artabe135. L'imposition plus forte pour les terres de labour,
pourtant moins productives que les vignobles, prouve que la part d'impôt
payée pour l'annone varie en fonction non de la richesse mais de la
facilité à livrer du blé. L'étude quantitative générale montrera que ce
tarif correspondait d'assez près à ce que devait être l'imposition de
toute l'Egypte 136. En outre, si on compare la part d'impôt versée au titre de
l'annone avec la totalité de l'impôt, on constate qu'elle en représente
environ 50% 137. C'est une proportion très nettement supérieure à ce
qu'on pouvait trouver dans le reste de l'Empire, preuve qu'on affectait
plus particulièrement une région à une charge fiscale bien définie.
Pour ce qui est du détail de la répartition, ce n'est pas le lieu ici
d'étudier la manière dont se faisait l'évaluation de la capacité contributive
des terres; dont aussi les exploitations concrètes, possédées par les
paysans, se coulaient dans des moules abstraits, comme par exemple le
jugum bien connu au IVe siècle au moins; et dont en définitive la
somme de ce qui était versé par chaque contribuable se trouvait
correspondre à la quantité de blé prévue par les bureaux du préfet du
prétoire138.

impôts). De même pour les villages (par exemple le célèbre village d'Aphroditô, d'après P.
Cairo-Masp., index 6, 5. ν. εμβολή). Pour une étude des méthodes de perception, voir aussi
J. Durliat, Moneta e stato, Bari, Corsi di studi, 1986, p. 179-200.
134 Edit 13, 24 et 26, pour les ducs de Thébaïde et d'Augustamnique.
135 P. Cairo-Masp. 67 057, t. 1, p. 204.
136 Ci-dessous, p. 257-258.
137 J. Durliat, op. cit. p. 194-196.
ne vojj- ci-dessus, p. 71-72 et p. 156, pour la perception de l'annone en Occident.
On sait au moins par CTh 7, 6, 3, 377 que le jugum a été utilisé comme unité de
perception en Egypte comme dans tout le reste de l'Empire. Il reste à déterminer si
l'on est passé en Egypte, comme en Occident, de l'estimation des propriétés
individuel es en iuga et fractions de iugum à une estimation en unités du même type que le
fundus, avec regroupement des propriétaires pour obtenir un nombre stable d'unités
236 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Par contre il est important de rappeler que la perception imposée


aux cités était répartie entre les grands possessores (γεουχοΰντες en
grec) dans l'Egypte du VIe siècle, comme partout dans l'Empire, au
moins depuis le IVe siècle. C'est pourquoi on voit fonctionner une
annone sans percepteurs 139. C'est pourquoi aussi il ne faut pas chercher des
grands domaines latifundiaires là où on ne trouve en fait que des
assiettes fiscales placées sous la responsabilité de personnes privées
agissant sur ordre de l'Etat et à son bénéfice. Le meilleur exemple en
est fourni par le monastère de la Métanoïa, dans la banlieue
d'Alexandrie140. Quand on le voit recevoir des protocomètes d'Aphroditô
Γέμβολή, l'envoi, c'est-à-dire l'annone141, on a la preuve irréfutable qu'il

fiscales, quel qu'en soit le nom : au lieu de payer pour 1/3 de jugum, on est associé à
deux autres contribuables qui ont la même charge fiscale et on désigne l'un des trois
pour être responsable au nom des autres qui paieront l'impôt par son intermédiaire.
Je suis, pour ma part frappé du nombre de versements fiscaux effectués par Untel
pour le compte d'une ou plusieurs personnes (διά), même quand les sommes sont
faibles : cette personne n'est-elle pas responsable, au nom d'une petite collectivité, dont
l'ensemble détient l'équivalent d'une unité fiscale? Les sommes sont trop faibles pour
qu'on puisse penser, dans tous les cas, à la population d'un hameau, bien que les
hameaux (έποίκια) paient, eux aussi, collectivement, par l'intermédiaire d'un ou
plusieurs responsables. Sur la fiscalité byzantine en général, voir les travaux de J. Gascou,
La possession du sol, la cité et l'Etat à l'époque protobyzantine et particulièrement en
Egypte (Recherches d'histoire des structures agraires, de la fiscalité et des institutions aux
Ve, VIe et VIIe siècle), Thèse de troisième cycle, à paraître; id., La détention collégiale
de l'autorité pagarchique dans l'Egypte byzantine, Byz. 42, 1972, p. 60-72; id., P. Fouad.
87 : Les monastères pachômiens et l'Etat byzantin, Bull, de l'Inst. fr. d'arch. or., 76,
1976, p. 154-184.
139 G. Rouillard, op. cit., p. 132, constatait: «Nous sommes mal renseignés sur le
détail de la perception dans les cités ». Elle cherchait des fonctionnaires, en vain. Voir les
travaux de J. Gascou, cités ci-dessus, qui résolvent la question de savoir qui percevait. Il
faut approfondir celui de savoir sur quelles bases le contribuable était imposé (cf.
n. 138).
140 Sujet souvent abordé. Voir, pour la bibliographie ancienne, les deux derniers
travaux, qui posent la question en termes actuels : R. Rémondon, Le monastère alexandrin
de la Métanoïa était-il bénéficiaire du fisc ou à son service?. Studi in onore di Edoardo
Volterra, t. 5, Milan, 1971, p. 769-781 ; J. Gascou, P. Fouad. 87 . . ., p. 178-183.
141 R. Rémondon a montré (pp. cit., p. 776-777) que, la même année (543-544), le
vil age d'Aphroditô livre 5 759 artabes de blé au monastère de la Métanoïa, et que le duc de
Thébaïde Héphaistos fixe le montant de sa contribution à la même quantité de 5 759
artabes, qu'il faudra apporter rapidement «à l'heureux convoi du blé» qui fait voile vers
Alexandrie (P. Cairo-Masp. , 67 286 Β et P. Flor. 292). C'est donc bien le blé de l'annone
que l'on remet au monastère. De nombreux papyrus font d'ailleurs allusion au bateau du
monastère (P. Cairo-Masp. 67 286 Β . . .) qui touche des ναΰλα (commissions pour les frais
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 237

ne se comporte pas comme un grand propriétaire, puisqu'il n'est pas


en contact avec la population des paysans producteurs mais seulement
avec les responsables de l'administration au village. En outre il lève
tout ce que doit le bourg : celui-ci n'a qu'un interlocuteur qui apparaît
à la population comme un véritable percepteur exécutant la totalité de
la mission publique en question142. Peu importe si dans ce cas
particulier le monastère perçoit l'annone pour l'Etat, ou si ce dernier lui en a
concédé le profit, ou encore si, dans le premier cas, le bénéficiaire est
la capitale ou la ville d'Alexandrie 143, nous avons ici un bon exemple de

de transport sur le Nil du blé fiscal), et se comporte donc comme n'importe lequel des
grands propriétaires égyptiens qui acceptait la charge de percevoir l'annone dans la
région où il possédait des biens.
142 Cf. n. 141 : La quantité demandée au village correspond exactement à celle qu'il
verse aux agents du monastère. Ce dernier est donc le seul « percepteur » que connaisse le
village.
143 R. Rémondon, op. cit., soutenait que l'annone ainsi levée par le monastère allait
aux greniers publics d'Alexandrie, qui, eux-mêmes, la transféraient à Constantinople. J.
Gascou, P. Fouad. 87 . . ., a voulu voir dans l'annone ainsi levée une part des revenus
concédés par l'Etat au monastère pour faire fonctionner ses services, en particulier celui
de l'assistance. Le début de son article a fortement souligné que les monastères étaient
intimement liés à l'Etat, et en touchaient des revenus non négligeables (p. 179-180). Dans
le cas présent, pourtant, son seul argument repose sur la présence de διακοναταί du
monastère. Se fondant sur l'article de H.-I. Marrou, L'origine orientale des diaconies
romaines, MEFR, 57, 1940, p. 95-142, il pense que leur présence suppose l'existence d'une
diaconie pour laquelle ils travailleraient. Mais j'ai rappelé que le diaconite est un agent
quelconque du monastère, qui peut, par exemple, être son intermédiaire avec le monde
extérieur, et n'est pas nécessairement le responsable du service de la charité (ci-dessus,
p. 180, n. 44). Toute la difficulté consiste donc, ici, à déterminer si ces diaconites ne
s'occupent que de questions religieuses ou s'ils gèrent les charges civiles imposées au
monastère (perception de l'impôt, entretien de l'armée . . .). Dans le premier cas, le blé qu'ils
lèvent est destiné à la vie propre du monastère; dans le second, ce peut être le blé anno-
naire. En fait, on voit ces diaconites percevoir les impôts municipaux dans P. Cairo-Masp.
67 347 : « II a été mesuré et versé par le très glorieux comte Ammonios, par l'entremise de
son percepteur Apollos, et il a été chargé sur le bateau de la Métanoïa, par l'entremise de
l'abbé très aimé de Dieu, Anastasios, moine et diaconite d'Antaeopolis, pour les taxes
municipales, 74 artabes de blé» (R. Rémondon, op. cit., p. 774, traduit à tort αστικά par
« ses propriétés du territoire de la ville » - alors que le sens fiscal du terme ne fait aucun
doute - et se prive ainsi d'un argument dirimant). Puisque le diaconite lève les taxes
locales en même temps que Γέμβολή (comme le montre le début de ce même papyrus), c'est
qu'il lève tous les impôts publics et pas uniquement ceux qui seraient susceptibles de
rentrer dans les caisses ou les greniers de son monastère. Il semble donc bien lever
l'impôt annonaire. Peu importe, pour notre propos actuel, que cet impôt aille à la capitale ou
à Alexandrie, ou même qu'il soit concédé au monastère. Il nous suffit de constater la
238 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

la manière dont l'annone était perçue et conduite jusqu'à Alexandrie


par des bateaux que le percepteur a la charge de rassembler144. Sur ce
dernier point cependant des différences apparaissent : le monastère de
la Métanoïa possède ses propres bateaux, ou du moins a passé un
contrat avec eux; ailleurs il semble que l'on ait parfois, ou souvent,
concentré le blé dans les greniers publics en attendant que les
transporteurs viennent le prendre 145 : percepteurs et transporteurs constituaient
deux corps indépendants.

manière dont l'annone est levée ; or ce qui est important, c'est que le diaconite,
responsable de la levée de tout l'impôt d'Aphroditô, est le seul agent local de la puissance
publique. Vers le milieu du VIe siècle (P. Cairo-Masp. 67 060), un pagarque écrit aux
prôtocômètes (les chefs de l'administration villageoise) que le diaconite n'a donné aucune
information sur la contribution du village (il s'agit ici, à nouveau, non de l'annone mais des
impôts locaux); c'est donc bien le diaconite qui sert d'intermédiaire entre les pagarques
et l'administration locale. En 567 (P. Cairo-Masp. 67 002) le scribe du village (qui écrit
manifestement au nom des prôtocômètes) et le diaconite se plaignent au duc que le
pagarque disperse Γέμβολή déjà rassemblée et en cours de chargement pour Alexandrie,
et le second, qui a délivré le reçu, craint de ne pas avoir à bord la totalité de ce qu'il a
déclaré recevoir. Les premiers redoutent que, dans l'incapacité de faire face à ses
obligations, il ne vienne réclamer un supplément. On ne saurait mieux illustrer le rôle du
possessor dans la concentration et le transport de l'annone.
144 Puisque le monastère perçoit des ναολα et fait charger le blé sur son bateau
(n. 141 et 143), c'est qu'il a la charge de le conduire à Alexandrie.
145 Notons seulement ici que les villages possédaient leurs greniers (SPP 432 :
fragment où l'on note la présence des oppia κώμης) mais surtout que la plupart des cités,
sinon toutes, en possédaient, si l'on tient compte du nombre considérable de mentions
soit des oppia, soit au moins des μεσίται qui en étaient responsables et dont la seule
présence suffit à prouver l'existence d'un grenier. Le travail ancien de G. Rouillard, op. cit.,
p. 135-136 a eu le mérite de rassembler un certain nombre de textes. La liste pourrait être
sensiblement allongée, mais, pour ce qui concerne l'annone, je ne connais que trois
documents : P. Flor. 75 (380) montre comment la cité, par l'intermédiaire de deux de ses curia-
les (bouleutes), passe contrat avec un transporteur qui chargera 1 463 artabes de blé sur
son bateau. Il faut donc pour cela qu'il existe un ou plusieurs greniers municipaux
capables de concentrer le blé annonaire. BGU 838 (577) laisse penser que les greniers étaient
nombreux dans les cités puisqu'un sitomètre (responsable de la conservation de l'annone)
de quartier, à Arsinoè, reconnaît avoir reçu du blé du responsable (épistate) des sitomè-
tres de la cité, dans les oppia δημόσια. SPP 1 195 (722, en pleine époque musulmane)
montre les autorités musulmanes accordant du blé annonaire à un monastère. On ne
précise pas le nom des oppia, mais il est clair, d'après cet exemple, que le même grenier
stockait du blé affecté ensuite à diverses dépenses publiques. De même, quand SB 4 889
mentionne un επικείμενος υπέρ των όρρίων, un responsable des greniers, il est sûr, mal-
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 239

Β - LE TRANSPORT

Rendu à Alexandrie, le blé était stocké dans des conditions que


nous ignorons, puis pris en charge par les naviculaires. Sans
recommencer l'étude qui a été menée à propos de l'annone romaine146,
rappelons quelques traits particuliers et complétons le tableau avec la
documentation du VIe siècle.
Le corps des naviculaires d'Orient est une création impériale qui
eut besoin très rapidement d'un nombre considérable de bateaux,
d'abord au moment de la fondation de Constantinople puis vers 370,
lorsque l'annone connut un essor certain, lié au développement de la
ville147. Le pouvoir intervint donc très fermement et contraignit même
les contribuables à financer tout ou partie de la flotte. Les naviculaires
n'étaient plus, dans ces conditions, que des capitaines de bateaux
publics construits aux frais de l'Etat par des possessores parmi lesquels
l'Eglise faisait bonne figure148. On ne doit pas en conclure que monastè-

gré l'état fragmentaire du papyrus, que ce personnage dirige tous les greniers et donc
qu'on n'avait pas de grenier particulier de l'annone; dans le cas contraire, on aurait
précisé la destination des greniers, d'autant plus qu'à la ligne suivante, on indique que notre
homme verse et encaisse des ναΰλα, ces droits de naulages spécifiques des transports
annonaires. Nous verrons l'importance de ces greniers pour l'alimentation des cités, et la
variété des versements qu'ils effectuent (ci-dessous, p. 464-471).
146 Ci-dessus, p. 80-90. Ici, nous ne pouvons étudier que le transport du blé.
147 CTh 13, 5, 7, 334 : Exemption de toutes les charges municipales pour les
naviculaires de la flotte annonaire d'Orient. On ne sait si une telle faveur a été accordée à
l'occasion de sa création, mais c'est un indice en faveur du fait que nous avons ici affaire à des
naviculaires-possessores, car on voit mal un batelier exercer des magistratures dans sa
cité. En outre, en cas de décès, le mari ou la femme survivant hérite l'ensemble des biens.
Là encore on voit mal une femme diriger un bateau ou même une entreprise de transport
maritime, et surtout, si les biens concernés étaient des bateaux on ne voit pas pourquoi
les enfants n'en auraient pas leur part. Enfin, il est dit aussi dans ce texte que les
naviculaires effectueront leur mission nihil paene de suis facultatibus expendentes. S'ils ne
paient rien, c'est qu'ils ne sont en rien propriétaires de la flotte annonaire. CTh 13, 5, 14,
371 : Pour augmenter la flotte annonaire, l'empereur accorde une exemption d'impôt de
la valeur de ce que versent 50 juga pour l'annone, à condition qu'on livre 10 000 muids de
blé. On établira une liste en double exemplaire des noms, résidences et biens des
naviculaires avec l'indication du nombre d'anciens et de nouveaux bateaux qu'ils affrètent. Ces
deux lois montrent l'intérêt de l'Etat à l'accroissement de la flotte annonaire. La
première confirme l'existence de naviculaires-possessores (cf. ci-dessus, p. 80-85).
148 Cf. ci-dessus, p. 80-85. Pour reprendre l'exemple du monastère de la Métanoïa (cf.
ci-dessus, p. 236-237), on peut considérer qu'il est possesseur de ses bateaux, à condition
de donner à possession le sens particulier que les contemporains donnaient à possessor :
240 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

res ou évêques se lançaient dans de grandes entreprises capitalistes149.


Peut-être disposaient-ils de quelques bateaux obtenus par héritage;
pour le reste, surtout lorsque les bâtiments effectuaient des transports
publics, ils géraient un bien d'Etat. C'est vraisemblablement pourquoi,
dès le IVe siècle, le patriarche d'Alexandrie pouvait se vanter d'inter-

le monastère touche les droits de naulage, affrète les bateaux, est responsable du
transport, mais on ne peut disposer des embarcations à d'autres fins, ni les vendre car elles
ont été payées avec de l'argent public. Parfois les possessores ont préféré louer les
services d'un propriétaire de bateau privé, au moins pour les transports sur le Nil (J. Gascou,
La possession du sol .... p. 106-107).
149 Sur le fait que l'Eglise et les autres possessores ne se sont pas lancés dans des
entreprises capitalistes, en particulier sur le fait que les prétendues flottes
ecclésiastiques de Rome, Ravenne, Alexandrie .... ne sont que des flottes affrétées par l'Eglise
pour un service public, voir J. Gascou, ibid. Les documents les plus «concrets» sont
particulièrement ambigus car ils ne prennent pas la peine de préciser ce que signifiait
«bateau de l'Eglise», pour la simple raison que le contexte suffisait aux contemporains
pour savoir si le bateau était la propriété de l'Eglise, celle de l'Etat ou celle d'un
particulier travaillant pour l'Etat par l'intermédiaire de l'Eglise. Voir quelques exemples
célèbres tirés de la vie de Jean l'Aumônier (Vie de Syméon le fou et vie de Jean de
Chypre, éd. et trad. Par A.-J. Festugière, en collaboration avec L. Ryden, Paris, 1974,
p. 257-637. Au ch. 8 (p. 353-354), l'auteur raconte l'histoire du naviculaire «étranger»
(ναύκληρός τις ξένος) qui, après un naufrage, demanda un secours à l'évêque
d'Alexandrie. Il l'obtient mais fait deux fois naufrage parce que, lui dit le prélat, Dieu veut le
punir d'avoir mêlé ses propres ressources (χρήματα) à celles de l'Eglise. Les richesses
de l'Eglises peuvent aussi bien être les siennes propres que celles qu'elle doit
transporter. La bonté de Jean s'explique mieux si, en réalité, il a remboursé un bateau
travaillant pour l'Etat et qui a fait naufrage pendant son service (ci-dessus, p. 84, n. 131);
quant à l'interdiction de mêler affaires privées et affaires ecclésiastiques, elle rappelle
fort l'interdiction de faire du commerce privé avec les bateaux annonaires (p. 87). On
pourrait encore douter et penser que le naviculaire conduit un bateau donné à l'Eglise
(pour un exemple, p. 84 et n. 131) et que cette dernière possède quelques bâtiments,
sans avoir, pour autant, une véritable flotte. Mais après un troisième naufrage qui
provoque la destruction du bateau, Jean donne un nouveau navire chargé de 20 000
muids de blé. D'où l'Eglise les aurait-elle tirés et pour quoi en faire puisque le grand
commerce du blé n'apparaît nulle part? Un bateau qui ne contient que du blé est pour
moi un bateau annonaire, et le ναύκληρός est un naviculaire. La suite de l'histoire est
plus connue : le capitaine conduit par une main mystérieuse, arrive malgré lui en
Bretagne, où il achète de l'étain à un prix miraculeux, en troque au retour une partie
contre de l'argent (en Espagne?), en vend une autre partie en Libye et le reste en
Egypte. Tout se passe comme si on avait fait une seule histoire d'un récit tiré de la vie
quotidienne des naviculaires et d'un autre relatif au grand commerce de l'étain (cf.
ci-dessous, p. 523) et comme si la main de Dieu avait détourné le naviculaire de son
devoir, qui aurait dû le conduire à Constantinople, pour le mener là où les marchands
indépendants faisaient de fructueuses affaires. Le merveilleux est trop fortement pré-
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 241

rompre à sa guise le fonctionnement de l'annone : l'administration


avait mis sous son autorité un nombre suffisant de naviculaires pour
qu'un ordre du patriarche les oblige à rester au port; inutile de faire
d'Athanase une sorte de vice-roi d'Egypte capable d'imposer sa volonté
à toute la population 15°.
Ces naviculaires sont sévèrement contrôlés. Ils doivent partir à
date fixe151. Pour couvrir tous leurs frais, ils reçoivent une somme for-

sent pour que cette histoire, quoi qu'on en pense, remette en question des données
bien établies par ailleurs. Au ch. 1 1 (p. 359), on remarque deux bateaux de l'Eglise
d'Alexandrie qui arrivent au milieu d'une disette, avec du blé de Sicile. Comme nous
aurons l'occasion de le le voir, ces bateaux travaillent pour l'annone municipale
d'Alexandrie (ci-dessous, p. 332). Rendant un service public, ils ne peuvent être qu'un
bien public ou un bien privé travaillant pour l'Etat si l'on entend par bateaux de
l'Eglise (δύο δόρκωνας των τής εκκλησίας : deux bateaux, de ceux de l'Eglise, insiste
l'auteur) ceux de sous-traitants, mais en aucun cas la propriété privé de l'évêque ou de
son Eglise considérée comme personne morale. Au ch. 28 (p. 380-381), nous assistons
au naufrage de 13 bateaux jaugeant 10 000 muids chacun, survenu en Adriatique, de
bateaux de l'église d'Alexandrie (των πλοίων τής κατ'αύτόν άγιωτάτης εκκλησίας). La
catastrophe est d'autant plus grande qu'ils portent des manteaux imperméables, de
l'argent et d'autres produits de luxe. On croit tenir la preuve que l'Eglise se livre au
grand commerce. Cependant les capitaines, qui implorent la clémence après ce
naufrage, sont les chefs des naviculaires (oi προναύκληροι) ; le désastre provoque une réunion
des curiales (oi τής πόλεως) dans la salle de réunion de l'évêché (το σέκρετον) qui fait
manifestement fonction de curie, et un grand émoi dans la population puisque, dit-on,
la moitié de la ville se rassembla à cette occasion. Ces bateaux sont donc ceux de la
cité gérés par l'évêque en tant que chef de la curie, et conduits par des naviculaires.
Peut-être étaient-ils allés, sur ordre de l'Etat, vendre du blé à une ville de l'Adriatique
à l'occasion d'une disette, non en tant que commerçants, mais comme agents d'une
cité qui répond à la demande des autorités d'une autre cité (sur ces fournitures de blé
entre cités, cf. ci-dessous, p. 470-471). La cargaison de très grande valeur (3 400 livres
d'or, 60 fois la valeur de la cargaison si elle avait été constituée de blé, à condition
que le κεντηνάριον corresponde réellement à 100 livres d'or) ne serait que la
contrepartie du blé livré. L'important, pour nous, réside dans le fait qu'on ne trouve pas de
preuve irréfutable pour l'existence d'une flotte appartenant à l'Eglise d'Alexandrie. Les
bateaux peuvent être soit des bateaux publics soit des bateaux privés affrétés par
l'Eglise et qui se sont «recommandés» à elle. Nous avons rencontré des situations
semblables à Rome au IVe siècle (p. 80-90) et à l'époque où l'annone était gérée par
l'Eglise (p. 156). Pour pousser la réflexion plus avant il faudrait reprendre tout le dossier de
la fortune ecclésiastique pour laquelle nous ne disposons actuellement d'aucune étude
satisfaisante.
150 Ci-dessus, p. 226.
151 Edit 13, éd. dans NJ, p. 780-795, 6, 24> 26, pour les dates auxquelles les ducs
doivent livrer leur blé, § 6 pour l'obligation de faire partir les naviculaire au plus vite. Sur
les contraintes pesant sur les naviculaires, voir ci-dessus, p. 85-90. D'après Jean de
242 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

faitaire calculée au plus juste, puisqu'elle est inférieure de 16% au tarif


public appliqué aux autres transporteurs. Cette différence s'explique
par le fait que le fret est assuré, que la denrée est fournie
régulièrement, que les bateaux sont toujours pleins et que, transportant une
denrée unique, ils ont moins de frais de manutention. Surtout, au VIe
siècle, après la réforme de Justinien dont il sera fait état plus loin, ils ne
franchissent plus l'Hellespont, ce qui réduit considérablement la durée
du voyage. Mais on ne peut dire qu'ils soient privilégiés : on leur donne
de quoi entretenir leur bateau et de quoi vivre, sans plus152. La flotte
d'Orient pour sa part aurait reçu 7% de la valeur du blé pour son
transport, au IVe siècle153. Ces frais portent le nom de naulage (ou fret) (ναυ-
λον en grec).
Pendant tout leur trajet, les naviculaires sont placés sous l'autorité
du comte des détroits, si du moins on étend à toute la période les
indications d'un texte hagiographique tardif. Après le siège de 586, Thessa-
lonique connut une grande famine et saint Démétrius apparut, d'après
l'auteur de ses miracles, dans les parages dé Chio à un naviculaire
(ναύκληρος) qui se rendait à Constantinople avec un bateau plein de blé,
et le convainquit de se dérouter et d'entraîner ses collègues vers la ville
affamée. Ils devancent ainsi les députés envoyés à Constantinople pour

Nikiou, Chronique universelle, 103, éd. cit., p. 418, Maurice aurait donné l'ordre de ne
plus soumettre à la torture un naviculaire qui faisait naufrage. Mais l'indemnisation des
pertes subies à cause du naufrage était acquise depuis le IVe siècle (contra G. Rouillard,
op. cit.; p. 143), la législation sur les naufrages est transmise par CTh 15, 9 = CJ 11, 6.
152 Cf. G. Rouillard, op. cit., p. 142-143. L'édit 13, 7, fixe les droits de naulage entre
Alexandrie et Constantinople à 80 000 sous pour 8 000 000 d'artabes, soit 1 sou pour 100
artabes. Comme l'artabe vaut 1/10 de sou (ci-dessous, p. 497-502), ce droit est de 10% en
valeur. D'après l'édit de Dioclétien, 1, 1, et 35, 3, éd. M. Giacchero, Edictum Diocletiani et
collegarum de pretiis rerum venalium, 1, Edictum, Gênes, 1974, p. 138-139 et 220-221, le
muid militaire de blé vaut 100 deniers et le prix d'un transport d'Alexandrie à
Constantinople est de 12 deniers, soit 12% de sa valeur.
153 D'après CTh 13, 5, 7, on donnerait aux naviculaires d'Orient la même commission
qu'à ceux d'Egypte (ad exemplum alexandrini stoli, soit 4% (de la valeur du blé) et 1 sou
pour 1 000 muids (quaternas in frumento centesimas consequantur ac praeterea per singu-
las milia singulos solidos). 1 sou valant 30 muids, on verse 1 muid pour 33,3 muids
transportés, soit, en tout, une commission de 7%. Elle est nettement inférieure à celle des
Egyptiens et à ce qu'indique l'édit de Dioclétien (35, 19, éd. cit., p. 220-221 : 12 deniers
pour le transport de 1 muid militaire estimé à 100 deniers, exactement autant que pour
un trajet d'Alexandrie à Constantinople). Sans doute les naviculaires d'Orient touchent-ils
d'autres avantages qui n'ont pas à figurer dans notre loi alors que, pour l'Egypte, on
nous donne le total, non détaillé, des commissions accordées aux naviculaires.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 243

solliciter du secours154. Comme l'empereur ne blâme personne, gageons


qu'il a donné l'ordre à certains bateaux de quitter le convoi annonaire,
que l'ordre a été immédiatement transmis et que le blé est arrivé à
Thessalonique avant le retour des ambassadeurs de la ville. Un
détournement du même genre qui se produisit plus tard, met mieux en
évidence l'action du comte des détroits. Lors d'une nouvelle famine, il
semble bien que le préfet du prétoire d'Illyricum ordonna de son
propre chef à des bateaux annonaires de quitter le convoi à leur escale de
Chio et de venir soulager la ville. Un agent du comte des détroits -
appelé aussi comte d'Abydos - s'aperçut du détournement, fit un
rapport à son supérieur qui en référa à l'empereur, obtenant ainsi un
blâme à l'encontre du préfet155. Les patrouilleurs du comte d'Abydos dont
parle l'inscription étudiée plus haut ne se contentent donc pas de
surveiller l'accès de la Propontide; ils surveillent l'évolution de la flotte
annonaire au moins dans toute la mer Egée, annonçant d'éventuels
retards, vérifiant que personne ne quitte sa route et enquêtant peut-être
en cas de naufrage156. Ainsi le palais et la ville sont tenus constamment

154 Les plus anciens recueils de miracles de saint Démétrius, 1, Le texte, 8e miracle, éd.
P. Lemerle, Paris, 1979, p. 101-103 : Le naviculaire n'est pas un commerçant privé, mais
un transporteur de l'annone car on n'aurait pas fait mention de l'ambassade auprès de
l'empereur si cette dernière n'était pas liée à l'arrivée du blé à Thessalonique. Pour que
l'empereur ait autorité sur les bateaux et puisse donner des ordres imposant leur
détournement, il faut que ce soient des bateaux de l'annone. Pour un commentaire de ce texte,
ci-dessous, p. 391-394.
155 Les plus anciens recueils . . ., 9e miracle, p. 106-108. Alors que, dans le passage
précédent (cf. n. 154), on donne aux transporteurs le nom de ναύκληροι, naviculaires, ils sont
ici désignés comme έμποροι, marchands. L'hagiographe ne fait donc pas preuve d'une
très grande rigueur car il désigne les mêmes personnes de deux noms différents, à moins
qu'on ait affaire, dans ce miracle, à des transporteurs privés au service de l'annone. Quoi
qu'il en soit, ces capitaines qui ont dû obéir aux ordres du comte des détroits ne peuvent
être que des naviculaires acheminant le blé fiscal vers la capitale. Pour le commentaire
de ce texte, voir ci-dessous, p. 395-397. Le fait que les miracles 8 et 9 se situent dans l'île
de Chio s'explique facilement puisque la flotte annonaire suivait très certainement les
côtes de l'Asie Mineure. Chio constituait tout naturellement le point où bifurquait la route
menant vers Thessalonique ceux des bateaux qui avaient reçu de l'empereur l'ordre
d'alimenter les greniers de cette ville.
156 Voir ci-dessus, p. 221-224, pour le rôle considérable du comte d'Abydos. Il
apparaît très différent de celui qu'aurait eu le responsable de la perception de taxes aux
limites d'une circonscription douanière intérieure à l'Empire (contra, A. Antoniadis-Bibicou,
Recherches sur les douanes à Byzance, Paris, 1963 (Cahiers des Annales, 20), p. 203 et index
s. v. Abydos).
244 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

au courant et peuvent prendre les mesures qui s'imposent en cas de


difficulté.
Jusqu'au règne de Justinien, les bateaux devaient atteindre les
greniers de Constantinople mais le passage de l'Hellespont était
particulièrement difficile car les courants contraires imposent d'attendre un vent
du sud assez fort pour entraîner les bateaux. Eunape témoigne de la
difficulté de ce passage qui, une année du règne de Constantin, priva la
capitale d'annone157. Procope y fait lui aussi allusion, car c'était une
cause de retard pour les bateaux qui ne pouvaient faire tous les
voyages qu'on attendait d'eux pendant une année. Aussi Justinien fit-il
construire des greniers géants à Ténédos où accostaient facilement les gros
navires de l'annone avant de repartir aussitôt le blé déchargé, tandis
que de petites embarcations faisaient le va-et-vient dès que le temps
était favorable158. Le transport s'effectuait normalement en trois fois,
comme vers Rome, et tout le blé dû pour une année fiscale devait être
livré avant le 31 août159.
Nous ne savons rien de précis sur les transports terrestres. D'après
Procope, les possessores devaient acheminer les denrées jusqu'à la
capitale160. Peut-être n'allaient-ils que jusqu'au port le plus proche pour
diminuer les frais, et il est sûr qu'ils rétribuaient pour cette tâche des
charretiers, et plus souvent des muletiers car l'état des routes laissait
sans doute beaucoup à désirer.

157 Eunape, Lives of the philosophers and sophists, éd. W. C. Wright, Cambridge
(Mass.)-Londres, 1952 (coll. Loeb), p. 384 : «II se trouve que la situation de Byzance
n'était guère favorable à l'approche des bateaux sauf par vent du sud fort et constant»
(trad. G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 532).
»se Procope, De Aedificiis, 5, 1, éd. J. Haury, Leipzig, 1913 (coll. Teubner), p. 151. Ces
greniers permettaient de faire face à toute éventualité par leur taille : 90 pieds de large ;
280 pieds de long, et une hauteur considérable.
159 La loi CTh 12, 6, 15, prévoyant un transport du blé en trois voyages était sans
doute encore valable. L'Edit 13 (éd. cit., p. 782) ordonne que tout soit envoyé avant la fin
du mois d'août, mais ne précise pas que ce doit être fait en un seul voyage. La nécessité
de rentabiliser un très grand nombre de bateaux imposait d'ailleurs leur utilisation
pendant toute l'année, hors du mare clausum.
160 Procope, Anecdota, 23, 11, 14, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963 (coll. Teubner), p. 142-
143. Il ne fait aucun doute que les contribuables d'Asie ont dû souvent conduire eux-
mêmes le blé jusqu'à la capitale, mais les brimades qu'on leur aurait infligées à cette
occasion sont manifestement exagérées. C'est tout l'art de Procope de partir de la réalité
pour qu'on le croie, et de la déformer pour imposer son opinion au lecteur.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 245

C - Les distributions

A Constantinople, ou peut-être à Ténédos après la construction des


greniers, le blé était réceptionné par le préfet de la ville qui en était
désormais responsable. On le constate à plusieurs faits. D'abord toutes
les lois relatives à l'annone constantinopolitaine sont adressées à ce
préfet161. Ensuite, quand, dans l'hiver 409-410, la famine s'installe, c'est
la maison du préfet de la ville Monaxius qui est brûlée par la foule et il
faut que les commandants militaires de la ville, peut-être le préfet du
prétoire et le comte des largesses sacrées, interviennent pour rétablir le
calme; sans doute a-t-on menacé de faire donner l'armée en même
temps qu'on promettait de donner du pain162. Au VIe siècle encore, c'est
le préfet de la ville Barsymès qui se débarrasse du grain avarié en le
revendat de force aux villes d'Orient, preuve qu'il a la haute main sur
les greniers publics 163.
C'est à la situation particulière de la nouvelle capitale que le
préfet urbain doit vraisemblablement son autorité totale sur l'annone. Le
préfet du prétoire est son supérieur hiérarchique, mais l'empereur ne
doit laisser à ce dernier que peu d'autorité sur sa ville, préférant
trancher directement lorsqu'une question difficile se pose. D'autre
part, rien n'autorise à douter qu'un préfet de l'annone ait été nommé
très tôt, bien que les sources ne nous en parlent qu'au VIe siècle164.

161 CTh 14, 17, passim.


162 Chronicon Paschale, éd. G. Dindorf, t. 1, Bonn, 1832, p. 571 : «Le prétoire du
préfet de la ville, Monaxios, fut brûlé par le peuple de Constantinople à cause du manque de
pain, et son char fut traîné depuis la première région jusqu'au portique de Domninos;
vinrent à la rencontre (du peuple) les deux magistri militum praesentales, le consul Vara-
nès, Arsakios (magister militum) et Synésios ( ?), comte des sacrae largitiones, et ils
adressèrent aux gens cette demande : « Revenez sur vos pas et nous ferons ce que vous voulez »
(trad. G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 265, avec un commentaire du texte et, en
particulier, sa datation exacte). Les magistri militum praesentales sont les commandants
militaires de la capitale, sans doute prêts à intervenir, mais qui avaient l'ordre d'éviter au
maximum l'affrontement avec la foule. Celle-ci s'en prend au siège de la préfecture de la
ville et au char, symbole de la fonction : c'est donc bien cette préfecture qui est
considérée comme le responsable de l'annone.
163 voir ci-dessus, p. 231.
164 CJ 1, 44, 1-2 (532). La date tardive de ces lois et l'absence du préfet de l'annone
dans les lois de CTh ne constituent pas des preuves suffisantes de son apparition
tardive. Le plus vraisemblable consiste à supposer que, à la différence de son collègue
romain, dont les fonctions ont été réduites progressivement pour en faire un simple
exécutant, à l'intérieur de la ville, des décisions prises par le préfet de la ville ou le
246 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

En effet nous avons vu qu'à Rome son prestige ancien avait retardé
sa soumission au préfet de la ville; il jouait donc un rôle et faisait
parler de lui165. A Constantinople cette difficulté n'existait pas et
l'empereur pouvait mettre en place une administration cohérente où tous
les pouvoirs dans la capitale fussent entre les mêmes mains. Le
préfet de l'annone était donc réduit à des fonctions d'exécution - qui
expliquent la discrétion des sources à son égard - bien qu'elles aient
été très importantes pour la vie quotidienne des habitants car il
devait attribuer les annones libérées par une mort sans héritier ou par
le départ définitif d'un ancien bénéficiaire166, et veiller à ce que ses
subordonnés ne les vendissent pas167. A cause de cette position
d'exécutant aucun préfet de l'annone n'a pu se mettre en valeur; quant
aux dispositions qui organisaient leur action, ce n'était apparemm-
ment pas des lois générales mais, comme toujours lorsqu'il est
question d'administration municipale, fût-ce dans la capitale, des
règlements purement locaux.
Dans un cas seulement le préfet de la ville doit discuter avec un
agent de l'Etat avant de prendre une décision, c'est à propos de Varca
frumentaria, de la caisse municipale que nous retrouverons dans les
autres cités et qui est alimentée à la fois par des fonds impériaux et des
fonds municipaux168.
Nous ignorons presque tout du personnel de l'annone. Une loi qui
interdit à tout boulanger de devenir comte des greniers nous apprend

préfet du prétoire, il fut placé dès l'origine dans cette situation. Or les codes n'ont
guère à nous parler de l'administration intérieure de Constantinople. Cependant CJ, qui
tient à dresser, dans son livre 1, la liste aussi exhaustive que possible des hauts
fonctionnaires, traite aussi du préfet de l'annone, comme de celui des vigiles (CJ 1, 43) et
de plusieurs autres fonctionnaires qui, étant agents municipaux, ne recevaient pas
directement de lois impériales. On recopie, à leur sujet, de courts extraits de lois
disparues, où leur nom apparaît. On a, par ailleurs conservé au moins un sceau de préfet
de l'annone de Constantinople, celle du préfet Jean (V. Laurent, Le corpus des sceaux
de l'empire byzantin, t. 2, L'administration centrale, Paris, 1981, n° 1 148, p. 644).
165 Cf. ci-dessus, p. 68-69 et 128-130.
166 CJ 1, 44, 1 : Application par le préfet de l'annone de dispositions dont la
responsabilité ultime incombe à son supérieur, le préfet de la ville. Cf. CTh 14, 17, 13, 396, et 14,
402.
167 CJ 1, 44, 2. Cf. CTh 14, 17, 7, 392.
168 Sur cette caisse municipale dans les autres cités, ci-dessous, p. 291-293, et index, 5.
v. Puisque le Sénat de Constantinople participe au financement, il est naturel qu'il
participe aux distributions.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 247

l'existence de ce dernier et nous confirme celle des boulangers


publics 169, attestée par ailleurs puisque nous savons qu'on livrait
obligatoirement le blé sous forme de pain 17° et que nous connaissons le nombre
des boulangeries : il est vraisemblable que les 20 ou 21 boulangeries
publiques livraient l'annone gratuite et que les 113 à 120 boulangeries
privées traitaient l'annone payante171. Un boulanger n'a pas le droit de
devenir comte des greniers, évidemment parce que cette fonction
consistait à donner à chaque boulanger le blé dont il avait besoin; on
ne sait si Constantinople n'avait qu'un comte ou si chaque grenier avait
le sien.
Les distributions se faisaient, comme à Rome, sur des gradins
(gradus, έρκάναι en grec) qui, ici, étaient au nombre de 117172. A
Constantinople, le rôle des régions apparaît très nettement puisque boulangeries,
gradus . . . sont comptés par région et que l'admission aux gradus est
contrôlée par des secrétaires de régions (λογογράφοι των ρεγεώνων) 173.
On a ainsi la confirmation de ce qu'on souuçonnait à Rome, mais qui
n'y apparut pas clairement avant que l'annone ne fût sur le point de
disparaître174.
Thémistios nous a transmis une évocation rapide mais suggestive
de ces gradins devant lesquels la foule des humbles, luthiers,
employés des bains, cordonniers et autres, se pressait dès le matin dans
l'attente de l'ouverture175. C'est donc que l'endroit était clôturé et
qu'on ne pouvait y stationner. Le terme de gradus impose d'imaginer
des marches et une ascension. Toute la question est de savoir si les
distributeurs montaient vers les bénéficiaires installés ou si, au

169 CJ 11, 16, 1, 457-465: Loi unique dans un chapitre de pistoribus. Encore une
fois le code veut rappeler l'existence de ces corporations constantinopolitaines, bien
que ce ne soit pas son objet propre d'en traiter. De même Ο 11, 17, 1 et 2 (= CTh 14,
4, 6 et 7), qui tient à suggérer qu'il existe des suarii, susceptores vini et ceteri corporati,
mais ne peut faire mieux que de recopier deux extraits de CTh relatifs à ces
corporations à Rome, car aucune loi ne les mentionne dans la seconde capitale, même au
détour d'une phrase.
170 CTh 14, 16, 2, 416.
171 Notitia urbis constantinopolitanae, éd. O. Seeck, dans Notitia dignitatum, Berlin,
1876, passim. Critique des nombres par G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 532.
172 Notitia, ibid. G. Dagron, op. cit., p. 533.
173 α 1, 44, 2.
174 Cf. l'installation des diaconies du VIIIe siècle dans le cadre administratif des
régions antiques et civiles de Rome (ci-dessus, p. 178).
175 Thémistios, Discours 23, 292 a, éd. cit., p. 86.
248 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

contraire, les bénéficiaires montaient vers les guichets de distribution.


Dans le premier cas, on peut assimiler - sans aucune preuve - les
gradus aux gradins des théâtres et amphithéâtres, et il faut les
supposer de belle taille, malgré l'absence de toute trace archéologique176.
Dans ce cas, on comprend mal pourquoi les ayants droit ne
pouvaient prendre place au fur et à mesure de leur arrivée et
attendaient l'ouverture des portes. Une autre hypothèse, depuis longtemps
avancée, consiste à considérer les gradus comme de simples marches,
à la manière des gradus templorum. C'est le plus vraisemblable car
quelques marches devant une boulangerie n'ont pas laissé de marque
dans le paysage urbain; car elles continuent la tradition du portique
de Minucius, où chacun se présentait à la porte (ostium) à laquelle il
était affecté, comme maintenant chacun se présente au gradus sur les
listes duquel il est inscrit; car on donne tout son sens à un simple
vers peu utilisé; car enfin on comprend la disposition légale
interdisant d'aller se servir directement dans la boulangerie : il s'agit
d'empêcher que certains entrent par une porte de côté et obtiennent plus
que leur dû, ce qui suppose une grande proximité entre le fournil et
les gradins177. Donc à Constantinople et à Rome aussi - mais c'est-
dans la seconde capitale qu'on saisit mieux le phénomène grâce à
Thémistios - on attendait l'ouverture de portes pour monter les
marches qui donnaient accès aux guichets par où le pain était distribué
sons l'œil des voisins, ce qui interdisait tout passe-droit et, à chaque
porte, on vérifiait que le bénéficiaire était régulièrement inscrit sur
les listes et vraisemblablement sur une plaque de bronze fixée en

176 C'est l'opinion commune, en particulier chez les historiens de langue française,
pour Rome. Voir, par exemple A. Chastagnol, La préfecture urbaine de Rome sous le Bas-
Empire, Paris, 1960, p. 315.
177 C'est ainsi que traduisait H. G. Heumann et E. Seckel, Handlexikon zu den
Quellen des römischen Rechts, 9e éd., léna, 1926: le panis gradilis est un «öffentlich (an den
Stufen der Backhäuser) ausgeteiltes Brot». On pourrait objecter que les gradus sont
plus nombreux (117) que les boulangeries de Constantinople (21) mais le gradus
pouvait correspondre à une porte, ou à un guichet, et chaque boulangerie pouvait en
compter plusieurs. Sur le portique de Minucius, mise au point récente de C. Nicolet,
Le temple des Nymphes et les distributions frumentaires à Rome, CRAI, 1976, p. 29-60.
Le vers de Prudence (Contre Symmaque, 1, 582, éd. et trad. M. Lavarenne, Paris, 1948
(col. Budé), p. 155): Vulgus ... quem panis alit gradibus dispersis ab altis, la
populace ... que nourrit le pain distribué du haut des gradins, se comprend mieux si le
peuple est en bas et monte vers les gradins que si on monte vers lui pour le servir. CTh
14, 4, 5 : interdiction d'aller se servir directement à la boulangerie.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 249

bonne place. Pour toucher sa ration, on devait présenter un jeton,


obtenu sans doute sur présentation, dans un bureau spécialisé, de la
καλάμη, de la tessere, c'est-à-dire du document (écrit au calarne, κα-
λαμίς?) qui prouvait l'existence d'un droit. Cette tessere, liée ici à une
maison, et non à une personne, pouvait se transmettre sans
modification d'ayant droit à ayant droit178.
Si on suppose, pour donner un ordre de grandeur, que tous les
gradins étaient de même taille, il fallait que chacun eût au moins
80 000: 117 = 683 places, puisqu'on comptait au moins 80 000
bénéficiaires à partir de la fin du IVe siècle. Ces gradins recevaient en fait
entre 500 et 1 000 ayants droit, ce qui laisse supposer de belles cohues
et surtout de dangereux points de rassemblement en cas de disette,
même si chacun ne touchait pas chaque jour sa ration de pain frais et
ne venait qu'au jour dit, une ou deux fois par semaine. C'est sans doute
l'une des raisons pour lesquelles l'empereur se montrait si attentif au
bon approvisionnement de sa ville. C'est aussi la preuve de
l'importance considérable de l'annone dans la vie sociale de la capitale. L'analyse
de tous les nombres que nous ont transmis les sources va le mettre plus
nettement en évidence.

IV - PROBLÈMES QUANTITATIFS

On ne dispose pas, pour Constantinople, de la documentation


variée que nous offrent les sources romaines, mais la comparaison des
nombres connus peur la première avec ceux de la seconde permettent,
à mon sens, d'en proposer une interprétation satisfaisante. C'est l'une
des raisons pour lesquelles la connaissance non seulement de
Constantinople mais aussi de toute la civilisation protobyzantine fera des pro-

178 Malalas, Chronograpbia, éd. G. Dindorf, p. 322-323 : Constantin offrit des tessères
(χάρισμα καλαμών) qui ouvraient un droit permanent à des άρτοι πολιτικοί. Texte cité et
commenté par J.-M. Carrié, Les distributions alimentaires dans les cités de l'empire
romain tardif, MEFR 87, 1975, p. 1072; cf. G. Dagron, Naissance d'une capitale . . ., p. 533.
Compléter par ce que nous avons dit de la double tessere, ci-dessus, p. 88, n. 142. Ce qui
donne droit à une prestation permanente, c'est la tessere écrite, d'où l'étymologie que je
suggère pour καλάμη. Ce terme signifie tige de blé, mais plutôt le chaume que l'épi. Il
pourrait désigner la tessère-jeton, parfois ornée d'un épi; ce n'est cependant pas
évident.
250 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

grès considérables en se fondant sur des études aussi poussées que


possible sur la société à l'époque du Bas-Empire.

A - L'annone et le développement de Constantinople

Constantinople avait connu une première expansion sous le règne


des Septime Sévère. Ce n'était plus une simple bourgade de province 179.
Il était naturel qu'elle touchât au moins épisodiquement des allocations
de blé public pour sa population. Un papyrus de 316 donne un exemple
de ces versements dont nous verrons qu'ils étaient fréquents dans de
nombreuses autres villes180. Vers 330 aurait commencé la mise en place
des moyens indispensables à la nouvelle capitale que construit
l'empereur avec l'institution du corps des naviculaires chargés de transporter
le blé égyptien181. Lorsque la ville fut officiellement fondée, en 330,
sans doute recevait-elle déjà une certaine quantité de denrées, au moins
pour nourrir les ouvriers fort nombreux qui travaillaient dans les
multiples chantiers. Malgré cela, c'est à juste titre qu'on fait coïncider la
dédicace de la ville et le début des prestations annonaires car ces
distributions étaient d'une nature radicalement nouvelle et avaient
accompagné la fondation pour permettre son développemment 182. Seule la
Chronique Paschale en reporte le début au 18 mai 332 183. Ce peut être l'une
des erreurs chronologiques relativement nombreuses dans cette source

179 Voir G. Dagron, Naissance d'une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à
451, Paris, 1974 (Bibliothèque byzantine), p. 15-19.
180 P. Oxy. 2 113. Cf. G. Dagron, op. cit., p. 531.
181 CTh 13, 5, 5, 326. Cf. G. Dagron, op. cit., p. 531. Noter cependant que, dans cette
loi, il n'est jamais fait mention explicitement de Constantinople, et que la date proposée
par les éditeurs de CTh ne correspond pas à celle qu'impose la démonstration de W.
Ensslin, RE 22, 2, col. 2499-2501, 5. v. praefectus praetorio Orientis, d'après laquelle le
préfet destinataire de la loi, Ablabius, n'aurait été en fonction que de 329 à 337. Si la loi
considérée se rapporte bien à l'institution d'un corps de naviculaires propre à la nouvelle
capitale, elle est plutôt contemporaine de la dédicace de la ville.
182 Socrate, Histoire ecclésiastique, 2, 13, éd. dans PG, 67, col. 209. Il fallait du blé
pour nourrir les nouveaux résidants qui, n'ayant pas encore construit de maisons,
n'étaient pas «citoyens» de la ville.
183 Chronicon Paschale, éd. G. Dindorf, Bonn, 1832, t. 1, p. 531 : «C'est sous leur
consulat (de Pacatianus et Hilarianus, 332) qu'on commença à distribuer le «pain» aux
citoyens de Constantinople, le 18 mai». Commença-t-on les distributions ou commença-
t-on à exiger la qualité de «citoyen» pour y avoir droit?
L'ANNONE CONST ANTINOPOLIT AINE 251

tardive, ou plutôt la date à laquelle les premières maisons prévues par


les plans de Constantin furent terminées, ce qui donna droit à leurs
propriétaires de toucher les nouvelles annones gratuites telles que nous
les avons définies; peut-être fallut-il donc deux ans entre l'ouverture
d'un droit aux prestations annonaires et les premiers versements
effectifs après établissement d'une liste d'ayants droit184. Quoi qu'il en soit,
l'annone de Constantin et la ville naquirent à peu près en même temps
et il ne paraît pas faux de dire, avec Sozomène, que cette annone est la
cause du développement de la ville 18S -au moins en partie, car, outre la
nourriture, il faut, pour qu'une ville se développe, fournir des emplois
à la population.
L'empereur attribua à sa capitale 80 000 rations d'annone186.
Quand on sait qu'une même personne peut détenir plusieurs pains,
l'indication n'a pas une valeur aussi sûre qu'à Rome où tous les citoyens
majeurs pouvaient en bénéficier et ne pouvaient en avoir qu'une seule.
Cependant on voit mal un sénateur construire une maison uniquement
pour toucher le «pain» de l'annone. Ceux qui édifient plusieurs
logements, ou de véritables immeubles de rapport, doivent normalement les
louer ou y installer soit des membres de leur famille soit leurs
domestiques, et ceux qui ne sont pas propriétaires d'une maison en habitent
une dont quelqu'un d'autre reçoit l'annone. Donc une intention
différente et un choix différent des bénéficiaires aboutissaient, pour ce qui
est du rapport entre le nombre des ayants droit et celui des habitants
de Constantinople, à un résultat pratiquement identique à celui de
Rome : il devait être de l'ordre de 1 à 3. On aboutit alors à la
conclusion, au premier abord absurde que Constantin établit 240 000
personnes dans sa ville en quelques années, autant que les estimations les plus
optimistes en attribuent aux deux autres grandes métropoles
orientales187. Il est impossible qu'une ville où l'on comptait peut-être 40 000
habitants en ait reçu 200 000 autres en sept ans. Il manquait au moins

184 Nous avons vu ci-dessus, p. 247, que les secrétaires des régions tenaient les
registres. On ignore la situation exacte des citoyens originaires de la ville installés avant la
fondation de la nouvelle capitale (cf. ci-dessus, p. 200, n. 38).
185 Sozomène, Histoire ecclésiastique, 2, 3. Pour les références bibliographiques et
pour le commentaire de ce passage, voir ci-dessus, p. 194, avec la n. 24.
186 Socrate, Histoire ecclésiastique, 2, 13, éd. dans PG 67, col. 209. G. Dagron, op. cit.,
p. 535, pour l'interprétation du passage où Socrate donne le nombre de 80 000 sans
indiquer l'unité.
187 Cf. ci-dessous, pour Alexandrie, p. 338-339; pour Antioche, p. 381.
252 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

le temps de contruire les logements. Aussi faut-il comprendre que


Constantin ouvrit un poste budgétaire capable, en fonction de
l'évolution des besoins, de fournir jusqu'à 80 000 rations annonaires mais qu'il
n'en faisait pas apporter dans sa nouvelle capitale plus qu'il n'y avait
de bénéficiaires pour les consommer188. Cela montre d'abord les
ambitions du souverain qui espérait pour sa ville au moins le tiers de la
population romaine ; ensuite, les raisons de son succès : Septime Sévère
avait décoré Byzance mais n'avait apparemment pas prévu d'aussi
grandes quantités de nourriture; enfin et surtout, il apparaît que
l'annone s'engageait à fournir l'essentiel de sa nourriture à la ville et que
c'est bien cette annone qui la fit prospérer. Par contre il est impossible
d'admettre que tout le flot du blé égyptien, capable de nourrir quelque
700 000 personnes, fut, du jour au lendemain, détourné vers
Constantinople, car il manquait non seulement les habitants mais aussi les
bateaux qui ne pouvaient être construits à la fois, et sans doute les
greniers. Cela confirme les conclusions auxquelles nous avaient conduits
les indications relatives à l'annone romaine, qui, pendant tout le IVe
siècle, reçut du blé égyptien attendu avec suffisamment d'anxiété pour
que les quantités aient été importantes.
En 342, Constance II punit la capitale en réduisant de moitié le
nombre des rations après le meurtre du magister militum Hermogénès
qui périt pour être venu arrêter le patriarche Paul, un nicéen soutenu
par la population mais dont l'élection avait été rejetée par le
souverain189. Personne ne semble avoir souffert de la mesure qui pourrait
correspondre non seulement à un mouvement d'humeur mais aussi à
l'intention de faire des économies dans une période difficile pour les
finances publiques, comme le suggère la baisse du titre du sou pendant

188 Cf. G. Dagron, op. cit., p. 535 : «Le nombre de bénéficiaires est donc fixé par
Constantin à 80 000, ce qui ne veut pas dire qu'il y avait, en 332 (ou en 337) un nombre égal
d'habitants, mais que l'empereur, nous l'avons dit, prévoit dans un avenir rapproché une
population de l'ordre de 1 50 000 habitants, et cherche à attirer du monde ». Ma
présentation diffère seulement en ce qui concerne le nombre d'habitants nécessaires pour qu'on
distribue 80 000 rations. On ne peut compter moins de 3 personnes par aedes. Supposer
des distributions faites à tous les citoyens, ici à tous les nouveaux résidants, ne change
rien car ils doivent avoir un logement pour lequel quelqu'un touche les rations : eux, s'ils
sont propriétaires, le propriétaire s'ils sont locataires, à moins que celui-ci ne les leur ait
cédées contre un supplément de loyer. Dans tous les cas, supposer que les 80 000 rations
ont immédiatement trouvé preneur aboutirait à une absurdité, et rejeter le nombre
transmis par Socrate n'est justifié d'aucune manière.
189 Socrate, ibid. Commentaire de G. Dagron, op. cit., p. 430.
L'ANNONE CONST ANTINOPOLITAINE 253

ce règne190. En effet il n'est jamais question dans les discussions qui


suivirent cette mesure, d'habitants qui manquent de nourriture ou
d'une gêne quelconque dans l'approvisionnement en général. Ainsi
Constantinople n'avait pas encore atteint, en 342, une population
suffisante pour consommer toutes les rations que l'empereur mettait à sa
disposition et qui étaient affectées à d'autres besoins tant qu'elles
n'étaient pas distribuées sur les bords du Bosphore. Cependant le Sénat
s'émut probablement parce que la réduction de l'enveloppe budgétaire
consacrée à l'annone condamnait la ville à ne pas se développer autant
qu'il l'espérait et aussi parce qu'on arrivait près du seuil à partir
duquel les 40 000 annones restantes seraient toutes distribuées. Il suffit
de revenir à la situation initiale pour que tout rentre dans l'ordre, ce
dont témoignent les faveurs accordées aux scholes 191 : ils peuvent
bénéficier de l'annone urbaine parce que ses ressources potentielles
excédent les besoins réels. Quoi qu'il en soit, Constance rapporta la mesure
et la ville put poursuivre son expansion sans encombres.
Celle-ci fut manifestement très rapide puisque, dès les années 370,
on commence à contrôler avec plus de soin les droits des bénéficiaires.
Théodose I, dans les années 390, dut accroître le nombre des rations.
Thémistios nous a laissé une description particulièrement significative
de la situation à cette époque192. Une certaine année, la disette mena-

190 C. Morrisson, Numismatique et histoire. L'or monnayé de Rome à Byzance :


purification et altérations, Académie des inscriptions et belles-lettres, 1982, p. 205.
L'interprétation des légères variations dans le titre des sous d'or est cependant très difficile et les
rapprochements toujours sujets à discussion. En outre l'économie réalisée par l'empereur
ne pouvait faire sentir ses effets dans l'immédiat puisqu'on n'avait sans doute pas
distribué, dès 342, 40 000 rations. Elle risquait, tout au plus, de bloquer l'expansion lorsque ce
nombre aurait été atteint.
191 Cf. ci-dessus, p. 207-209.
192 Thémistios, Discours 18, 221 b-222 a, éd. G. Downey, t. 1, Leipzig, 1970 (col. Teub-
ner), p. 318-320. Le rhéteur, qui était alors préfet de la ville, remercie l'empereur non
seulement d'avoir annulé certaines dettes de la cité (των εισφορών έπικουφίσας (terme
technique pour désigner un dégrèvement) άχθος; plus loin, έκτίνει το ένδήσαν ύπο τής
πάλαι ραδιουργίας), mais encore accru et accéléré les fournitures de l'annone (ή σιτοπομ-
πία : ce ne peut en aucun cas être le commerce libre des grains) qui se fait même en
hiver. Thémistios mêle plusieurs faits qui se rapportent tous à l'annone, mais ne sont pas
de même nature. D'abord un apurement des comptes qui pourraient être ceux de Varca
frumentaria de Constantinople et qui constitue une décision purement conjoncturelle;
ensuite l'organisation d'un convoi annonaire en hiver, dont la cause est elle aussi
strictement conjoncturelle, mais qui servira de précédent pour une prochaine année difficile;
254 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

çait, on pensait à chasser les «étrangers», c'est-à-dire les habitants de


l'Empire qui n'étaient pas citoyens de la ville, quand, au plus fort de
l'inquiétude, l'empereur envoya en plein hiver des bateaux gros
porteurs chercher des vivres ; ainsi il nourrit l'armée, la ville et tout le
peuple; bien plus, il accrut l'annone civique alors qu'on se serait contenté
de ne pas la voir diminuer. Il n'est pas douteux que les quantités
fournies jusque-là sont insuffisantes, au moins pendant une mauvaise
année; la ville commence à se trouver dans la même situation que Rome à
la même époque 193 : elle vit dans l'angoisse que l'annone soit
insuffisante. Si la part de l'annone gratuite est la même qu'à Rome, les 80 000
rations, à 60 muids par an et par ration, font 4 800 000 muids et les
prestations totales de l'annone, le double, soit environ 10 000 000 de
muids ou 660 000 qx, de quoi nourrir les 300 000 personnes que
suppose la présence de 80 000 citoyens bénéficiant des prestations annonai-
res. On remarque aussi que la population vit uniquement de l'annone
car Thémistios attend tout de la décision impériale et ne fait pas la
moindre allusion au commerce indépendant dont aucune autre source
ne parle, même celles qui ne pourraient pas ne pas en parler s'il jouait
un rôle non négligeable194. D'ailleurs, pour qu'il puisse avoir contribué
de manière significative à l'alimentation des Constantinopolitains, il
faudrait supposer une population beaucoup plus nombreuse, au moins
400 000 habitant faute de quoi on ne voit pas qui aurait mangé ce blé.
En effet, il n'est question ici que du blé puisque nous ignorons tout des
autres denrées.
Lorsqu'on constate l'importance des quantités mises en jeu, on
peut douter que l'accroissement de l'annone attribuée par Théodose se
limite à 125 muids par jour, 45 000 muids par an; une si faible augmen-

enfin l'augmentation structurelle des quantités fournies annuellement. Ce texte ne traite


donc pas du commerce et des taxes qui pèsent sur lui (contra G. Dagron, op. cit., p. 539).
193 Voir ci-dessus, p. 45.
194 CTh 14, 16, 1, 409, commenté ci-dessus, p. 212. A cette date donc, comme avant et
comme toujours, au moins iusqu'au VIIe siècle, la capitale vivait uniquement du blé anno-
naire. Une population de 300 000 habitants est considérable mais représente moins de 1%
de la population totale de la Pars Orientalis, si on lui attribue plus de 30 000 000
d'habitants (cf. C. Mango, Byzantium. The Empire of New Rom, Londres, 1980, p. 23). Les
protestations contre l'expansion de Constantinople sont exagérées. En fait on lui reproche
plus d'être désormais la première que de vider l'Empire (cf. ci-dessus, p. 207). Par contre
au VIIe siècle il était impossible de continuer à nourrir une ville de 600 000 habitants avec
un empire réduit des trois quarts environ, c'est-à-dire avec moins de 8 000 000
d'habitants.
L'ANNONE CONST ANTINOPOLITAINE 255

tation était-elle digne de mention, et plus encore de louanges? Peut-être


l'empereur n'a-t-il augmenté que très faiblement l'annone gratuite et
largement l'annone payante, ou seulement les commissions des horrera-
rii195.
La croissance de la ville est sensible à d'autres indices, comme la
disette de l'hiver 409-410 qui provoque une révolte et l'aménagement de
Varca frumentaria, rendu nécessaire par la répétition des années
difficiles196. On ne saurait donc être surpris qu'un observateur qui manquait
de statistiques sûres mais était aussi bien informé qu'on pouvait l'être
ait prétendu vers 430, que la seconde Rome avait une population plus
nombreuse que la première tandis qu'un autre historien décrivait
l'entassement des habitants dans un espace trop petit pour eux197. Tout

195 Mentions explicites de l'accroissement de l'annone sous le règne de Théodose Ier


dans CTh 14, 17, 14, 402 et CTh 14, 16, 2, 416. Seul C7 11, 25, 2 donne, pour l'année 392,
l'indication de ce qui paraît être le montant de cet accroissement : Centum viginti quin-
que modios frumenti praeter solitum canonem per singulos dies de praesenti sexta indictio-
ne ex die kalendarum ianuariarium nomine parapeteumatis de horreis publicis hujus
almae urbis insita nostrae pietatis liberalitate tribuimus. L'empereur accorde 125 muids
par jour, certes, mais nomine parapeteumatis. Παραπέτευμα n'est attesté que dans le Μέγα
λεξικόν τΐ|ς ελληνικής γλώσσης de Dèmètrakos qui a translittéré le mot du code sans
pouvoir en fournir d'autres exemples et sans l'expliquer de manière satisfaisante. Ce mot
pourrait être rapproché de parapetasia qui apparaît dans CTh 15, 1, 39 avec le sens de
«grange», «hangar». Parapeteuma se rapporterait aux greniers et il faudrait comprendre
que les 125 muids ont été accordés, pour une raison qui concerne les greniers, pour les
greniers publics de la capitale. On peut aussi faire dériver παραπέτευμα de παραπέτομαι ;
échapper. Ainsi les 125 muids seraient versés au titre de «ce qui échappe», c'est-à-dire
pour compenser les pertes par dessiccation, moisissure ... et versés de horreis publicis,
non hors des greniers publics, mais au sujet de ces greniers, si l'on donne à de son sens
banal dans les documents administratifs et fiscaux pendant toute notre époque de «au
titre de». L'allocation de 125 muids compenserait les pertes subies par les greniers. En
d'autres termes, les greniers ne devraient reverser que χ - 125 y, χ étant la quantité de blé
reçue et y le nombre de jours pendans lesquels ils stockent cette céréale, soit, pour une
année entière, 125 χ 365 = 45 625 muids. CTh 13, 5, 38, 414 appelle diametrum les cente-
simae, centièmes de la cargaison, que le naviculaire n'a pas à verser car ils constituent
l'abattement forfaitaire destiné à couvrir les pertes subies en mer. CJ 11, 25, 2 ne traite
donc pas nécessairement de l'augmentation du canon annonaire, mais peut-être de
l'augmentation des commissions accordées aux responsables des greniers.
196 Cf. ci-dessus, p. 214 et 245.
197 Sozomène, Histoire ecclésiastique, 2, 3, 6, éd. cit., p. 240. Constantinople a tant
reçu des empereurs que, de l'avis général, elle dépasse Rome par sa population et sa
richesse (bien noter que l'auteur attribue l'expansion rapide de la ville uniquement à
l'action du pouvoir, aidé par la puissance divine, et non à un quelconque dynamisme
économique : εις τοσούτον γαρ έπέδωκεν, ώς και τοις σώμασι και τοις χρήμασι μείζονα συνομο-
256 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

donne à penser que la construction d'une nouvelle muraille fut la


conséquence du débordement de l'ancienne enceinte par les habitations
plutôt que sa cause 198.
Si l'on dresse un bilan de cette période d'expansion, deux
difficultés demeurent : d'abord on ne possède aucune indication sur
l'expansion postérieure au début du Ve siècle puisque nous laissons
Constantinople avec une population de 300 000 à 400 000 habitants et nous ne la
retrouvons qu'au VIe siècle avec plus de 600 000 habitants; entre temps
on ne sait pas exactement où allait le blé d'Egypte. Entre 400 et 430
Constantinople en consommait environ 10 000 000 à 15 000 000 de
muids alors que la vallée du Nil en livrait plus de 20 000 000. Plutôt
qu'une diminution temporaire de la pression fiscale, il faut sans doute
supposer la continuation de quelques expéditions vers Rome, peut-être
aussi des versements plus importants à certaines villes d'Orient, peut-
être les deux mesures à la fois. Mais le plus intéressant porte sur le rôle
de l'annone qui apparaît tout à fait considérable. En effet pendant 40
ans environ, elle proposa plus que la population ne pouvait absorber et
c'est manifestement cette situation qui vida les cités de province - selon
la formule excessive d'une source199 - car dans la capitale on avait la
perspective d'emplois administratifs et d'une nourriture abondante et
partiellement gratuite. Ensuite c'est l'explosion démographique qui
appelle une augmentation des prestations annonaires. Les émeutes
montrent à la fois que les empereurs ne voulaient peut-être pas d'une capi-

λογεΐσθαι. Théodoret, Ep. 15, dans Théodoret de Cyr, Correspondance, éd. et trad. Y. Azé-
ma, Paris, t. 1, 1955 (SC, 40), p. 87 : «Votre sainteté habite une ville ou plutôt un univers
peuplé d'un océan d'êtres humains, et qui reçoit en son sein ceux qui de partout affluent
vers elle comme des fleuves». Quelle que soit l'exagération rhétorique, il ne fait aucun
doute que la ville croît à une vitesse telle que le phénomène est sensible aux
contemporains. Zosime, Histoire nouvelle, 2, 35, éd. et trad. F. Paschoud, t. 1, Paris, 1971 (coll.
Budé), p. 108. Textes littéraires et données quantitatives convergent. Rome devait avoir
environ 100 000 bénéficiaires de l'annone gratuite pour environ 300 000 habitants vers
430, à une époque où Constantinople en avait au moins autant puisque, dès la fin du IVe
siècle, 80 000 rations ne suffisent plus. Sozomène ne se trompe pas. Constantinople a
nécessairement grandi au Ve siècle pour passer de quelque 250 000 habitants à la fin du
IVe siècle à plus de 600 000 au VIe siècle. Théodoret dit juste. Une telle masse, concentrée
dans un espace aussi réduit ne peut que produire l'effet décrit par Zosime.
198 G. Dagron, op. cit., p. 523-525. Il est vrai que l'espace compris entre les murailles
fut relativement peu construit mais on y avait établi les équipements collectifs
(citernes . . .) indispensables à la population urbaine. Ils n'auraient pu trouver place à
l'intérieur de l'enceinte de Constantin et devaient impérativement être protégés.
199 Voir G. Dagron, op. cit., p. 521.
L'ANNONE CONST ANTINOPOLIT AINE 257

tale aussi importante que Rome, nourrie par un Empire réduit de


moitié et surtout que cette population en augmentation attend tout de
l'annone. Elle découvre les réactions de Rome à l'égard de ses empereurs;
son poids démographique lui donne une force redoutable grâce à
laquelle elle fait pression, obtient un supplément de denrées et donc la
possibilité de s'accroître encore. Peut-être fallut-il le montée du péril
barbare vers le milieu du siècle pour donner à des empereurs militaires
l'occasion d'imposer à la population l'idée qu'on devait arrêter cette
croissance et, par là-même, fixer une limité définitive à la population
de Constantinople. Il est vrai que, à ce niveau, la capitale pesait d'un
poids très lourd sur le budget général de l'Empire et surtout de
l'Egypte.

Β - Apogée et déclin de l'annone

Après un siècle de silence, les sources livrent à nouveau quelques


indications sur le ravitaillement public de Constantinople, au moment
de son plus brillant éclat, puisque la ville connaît alors certainement
son maximum démographique en même temps que sa plus belle parure
monumentale, son plus grand rayonnement extérieur dans un monde
où aucune ville ne peut oser se comparer à elle, et aussi la domination
la plus large sur son empire, étalé de l'Atlantique à la Mésopotamie.
C'est pendant cette période que l'annone atteignit son apogée.

1) L'apogée de Varinone

L'essentiel de nos informations se ramène à un nombre. D'après


l'édit 13 de Justinien, l'Egypte livre 8 000 000 d'unités de blé par an à la
capitale. Il ne fait aucun doute que cette unité soit l'artabe comme on
l'a depuis longtemps montré. 8 000 000 d'artabes font 24 000 000 de
modioi, puisque l'artabe vaut 3 modioi, ainsi qu'on peut le constater en
ouvrant au hasard un recueil de papyrus byzantins, soit environ
1 600 000 qx200. Comme ce nombre est considérable et d'une très grande

200 Edit 13 (éd. dans NJ, p. 780-795), 8. G. Rouillard, L'administration civile de l'Egypte
byzantine, 2e éd., Paris, 1928, p. 124-126, avait déjà établi que l'unité utilisée était l'artabe.
A. C. Johnson et L. C. West, Byzantine Egypt : Economie studies, Amsterdam, 1967, p. 236-
237, ont confirmé cette démonstration. C'est aussi l'opinion de G. Dagron, op. cit., p. 540.
258 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

importance, il convient de rappeler tous les arguments qu'on peut faire


valoir en sa faveur. D'abord l'artabe est l'unité habituelle pour la
mesure du grain en Egypte et il serait étonnant que la loi n'utilisât point
cette unité : on pourrait cependant objecter que les services centraux de
l'annone pouvaient aussi bien employer l'unité valable dans tout
l'Empire que celle de la province à laquelle ils écrivaient. Cependant
8 000 000 de modioi ne représentent que les 2/5 de ce que l'annone
recevait au Ier siècle et on voit mal l'Etat avoir laissé s'étioler une telle
manne fiscale, mais là encore les sceptiques feront valoir qu'en six
siècles bien des évolutions ont pu se produire, au moins la conversion en
sous d'or du blé égyptien, au profit d'autres postes budgétaires. Par
contre, ces fortes présomptions deviennent une quasi-certitude quand
on remarque que l'Etat accorde aux naviculaires, pour payer les frais
de transport, une somme qui, exprimée en sous d'or, équivaut au
centième de la quantité de blé, soit 80 000 sous201. Or on sait, d'une part,
que 1 sou vaut 30 muids de blé ou 10 artabes, et, d'autre part, que
l'Etat accordait normalement 12% de la valeur du blé au titre de son
transport entre Alexandrie et Constantinople202. Il apparaît plus
plausible qu'il ait attribué une somme forfaitaire de 10% de la valeur du blé
plutôt que de 30%, si l'on tient compte du fait que le transport du blé
annonaire, denrée unique dont les quantités sont constantes et
garanties par l'Etat, justifie une légère diminution de la commission plus
qu'une très forte augmentation. L'argument est d'autant moins
discutable que les 80 000 sous servent uniquement à payer le transport entre
Alexandrie et la capitale (ou Ténédos, si les greniers étaient déjà
construits en 539) et ne peuvent donc couvrir que les frais à la charge des
naviculaires203. Peut-être sera-t-on tenté d'argumenter encore et de
douter.
Reprenons donc le tarif connu par un papyrus d'Aphroditô204. On
en conclut sans difficulté que le taux de 1, 25 artabe de blé par aroure
cultivée peut être considéré comme un taux moyen pour les terres de la

Le rejet de cette donnée par D. Jacoby, La population de Constantinople à l'époque


byzantine, un problème de démographie urbaine, Byz. 31, 1961, p. 89-90, n'est pas
fondé.
201 Edit 13, 7.
202 Ci-dessus, p. 242.
203 Edit 13, 8 : όσος συλλογίζεται των ναύλων κανών ό έκ τής Άλεξανδρέων
χορηγούμενος. Le montant du naulage tel qu'il est versé au départ d'Alexandrie.
204 P. Cairo-Masp. 67 057, addenda, p. 204.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 259

circonscription, puisque les terres arables qui représentent 78% des


terres cultivables versent cette quantité, que les «îles» sont taxées
davantage et les marais ou les vignes le sont moins205. 1,25 artabe à l'aroure
représente environ 25 kg pour 1/4 d'ha, soit 1 q/ha206. Or il se trouve
que la surface agricole utile de l'Egypte qui n'a pu varier fortement
entre le VIe et le XIXe siècle puisque les crues du Nil sont pratiquement
immuables, devait être, à l'époque de Justinien, d'environ 1 600 000 ha
(16 000 km2) et on s'attend qu'elle livre, au titre de l'annone, 1 600 000
qx de blé et non le tiers. Il suffit de noter que la productivité des terres
égyptiennes était à peu près constante et que, partout, la part de
l'impôt pour l'annone est, elle aussi, à peu près constante, pour prouver
que toutes les terres d'Egyptes étaient taxées de la même manière et
donc que le document d'Aphroditô est significatif pour l'ensemble du
pays. Par la même occasion, disparaît la dernière possibilité de
contester que les 8 000 000 de l'édit 13 puissent désigner autre chose que des
artabes de blé207.
Sachant que l'Egypte livre l'essentiel du blé annonaire pour la
capitale, et que cette quantité est d'environ 1 600 000 qx, on peut faire
deux remarques. D'abord l'essentiel du blé d'Egypte arrivait à
Constantinople comme autrefois il atteignait les greniers d'Ostie. Les quantités
affectées aux villes égyptiennes, Alexandrie comprise, ne sont pas
prises en compte, puisqu'on accorde pour le fret, ou naulage (ναΰλον en
grec) de toute Γέμβολή une somme forfaitaire de 80 000 sous. Le blé
affecté aux autres cités de la Méditerranée orientale ne peut être estimé
avec précision mais ne pouvait représenter qu'une assez faible partie
des 24 000 000 de muids totaux, comme nous le verrons208. Constantino-

205 Sur 51 655 aroures, 40 403 sont labourées et paient 1,25 artabe par aroure, 6 873,5
sont constituées par des «îles» taxées à 1,5 artabe, 200, par des marais qui versent 0,57
artabe, 2 578,5, par des vignobles qui paient 0,58 artabes, et 1 600 par des jardins qui ne
sont pas taxés.
206 L'artabe de 3 muids pèse environ 20 kg, dans le cas du blé et l'aroure vaut environ
0,25 ha. Malgré l'opinion de R. P. Duncan- Jones, The choenix, the artaba and the modius,
Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 21, 1976, p. 43-52, qui donne des valeurs
variables à l'artabe, celle-ci vaut toujours 3 muids dans tous les documents comptables de
notre période. Les légères variations tiennent à ce qu'on utilise des artabes de compte
pour faciliter les calculs d'intérêts, de commissions . . .
207 Cf. A. C. Johnson et L. C. West, op. cit., p. 236-237.
208 Nous ne disposons pas, pour Constantinople, comme pour Rome, à la fois du
nombre des bénéficiaires de l'annone et du volume global du blé fourni tant au titre de
l'annone gratuite que de l'annone payante. Cependant il est peu vraisemblable que le
260 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

pie en recevait assurément plus de 20 000 000, complétés par l'apport


des autres provinces qui compensaient pour une large part le blé
d'Egypte distribué à d'autres villes. 1 500 000 qx (22 500 000 muids), soit
un peu moins que Rome à son apogée, apparaît comme un ordre de
grandeur raisonnable et plus comme un minimum que comme un
maximum car il suppose un apport très limité du reste de l'Empire.
Il fallait établir ce nombre avec beaucoup de précaution car il nous
permet d'évaluer la population de Constantinople. Dans ces conditions
en effet une population de 600 000 habitants constitue un minimum
absolu si l'on tient compte des calculs effectués pour Rome où l'on
disposait, outre du total du blé disponible, du nombre des ayants droit,
c'est-à-dire des hommes adultes209. Comme nous l'avons vu, on doit
proposer une évaluation basse de la consommation par habitant qui
s'explique très facilement par le très grand nombre de jeunes enfants.
Puisque plus de 20 000 000 de modioi représente une quantité légèrement
inférieure aux 25 000 000 de Rome, on doit proposer une estimation de
la population légèrement inférieure mais en aucun cas une estimation
nettement inférieure. Au moins 500 000 citoyens et entre 100 000 et
150 000 résidants, esclaves et autres voyageurs me semble constituer
une approximation qui ne saurait être loin de la réalité. Et, comme
pour Rome, la manière dont ces nombres ont été calculés entraîne une
double conséquence. D'une part ils constituent le minimum acceptable
en fonction de la documentation; on ne peut les augmenter beaucoup à
cause des difficultés qui surgiraient sur d'autres plans mais on ne peut
les réduire. En effet aucune des objections qui ont été présentées ne

régime alimentaire moyen des Constantinopolitains ait sensiblement différé de celui des
Romains. Les calculs effectués pour l'ancienne Rome valent donc pour la nouvelle (cf.
p. 114-116). Nous avons vu, p. 251, que la distribution par civis ou par aedes ne changeait
rien aux calculs. C'est encore plus vrai quand il s'agit uniquement de bouches à nourrir
avec du blé gratuit ou payant.
209 Comparer les tableaux p. 117 et 269. La seuls incertitude grave porte non sur le
nombre total des habitants mais sur celui des bénéficiaires de l'annone par rapport à la
population totale. Pour que la part de l'annone gratuite ait été aussi importante dans les
deux villes, il faut supposer l'existence de près de 200 000 logements à Constantinople.
Tout dépend des normes imposées par l'Etat pour qu'un local mérite de donner droit à
l'annone gratuite. Il est à peu près sûr qu'on a multiplié au maximum le nombre des
logements puisqu'ils permettaient de toucher une annone dont la vente rapportait à peu
près autant que le prix de l'habitation.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 261

résiste à l'analyse210. Il faut donc considérer comme établi


définitivement que Constantinople comptait nettement plus de 500 000 bouches à
nourrir, à une époque où les charrettes circulaient difficilement, où les
grandes flottes commerciales privées n'existaient pas, en un mot où le
commerce des denrées était des plus réduit211. En effet - et c'est l'autre
conséquence de ce qui vient d'être dit - si Constantinople ne pouvait
avoir plus d'habitants que ceux que l'annone nourrissait, il faut admet-

210 Sur les estimations de la population de Constantinople, qui vont, pour le VIe
siècle, de 200 000 à 1 000 000 d'habitants, voir G. Dagron, op. cit., p. 518-541, en particulier
la bibliographie, p. 518, n. 1. Pour la réfutation de l'argument selon lequel
Constantinople, qui ne comptait que 4 388 domns (au IVe siècle, ne l'oublions pas; nous ne savons
rien pour le VIe siècle) ne pouvait être très peuplée, p. 526-527 (voir ci-dessus, p. 185-186).
Pour l'étude du surpeuplement de la capitale, p. 527-530 (cf. le texte de Zosime, cité ci-
dessus, n. 197). On ne peut donc suivre D. Jacoby, op. cit., p. 104-105, qui considère que la
capitale ne pouvait avoir plus de 500 000 habitants à cause de la densité excessive (357
h/ha) que cela supposerait. Il faudrait d'ailleurs être sûr que toute la population assistée
se trouvait entre la mer, la Corne d'or et les murailles, et qu'elle ne comprenait pas aussi
les habitants de Sikai ou des quartiers situés sur la côte asiatique. Pour ce qui est de
l'évolution générale de la population constantinopolitaine du IVe au VIe siècle, les
analyses qu'on vient de lire conduisent à des conclusions assez proches de celles énoncées par
G. Dagron, pour ce qui concerne la tendance générale; mais il faut, à mon sens, majorer
tous les nombres : 80 000 rations lui paraissent supposer seulement une population de
100 000 à 150 000 habitants, alors qu'il me semble nécessaire de doubler ces nombres;
8 000 000 d'artabes ne devraient nourrir que 500 000 personnes tandis qu'elles suffisent à
au moins 30% de plus. A. H. M. Jones, The later roman Empire, Oxford, 1964, p. 698,
proposait déjà le nombre de 600 000 habitants qui constitue une estimation acceptable
pour les citoyens résidants, auxquels il faut ajouter les fonctionnaires, les militaires et
autres agents de l'Etat provisoirement domiciliés dans la capitale, les plaideurs, les
mendiants, les esclaves, les commerçants ... de passage ou sans domicile fixe.
211 Admettre l'existence du commerce privé du blé conduirait à majorer d'autant le
nombre des habitants qui le consommerait. Pour que l'annone ne représente que les 2/3
de l'approvisionnement, il faudrait que la population ait été de 1 000 000 d'habitants au
moins et de près de 1 500 000 habitants pour que le commerce indépendant ait été aussi
important qu'elle. Qui oserait imaginer qu'il l'ait dépassée en importance? N'y a-t-il pas
quelque contradiction à écrire (G. Dagron, op. cit., p. 540, reprenant l'opinion générale) :
«Ce sont alors (sous le règne de Justinien) 8 millions d'artabes de blé qui sont prélevées
sur l'Egypte, c'est-à-dire de quoi nourrir une population de 500 000 habitants» (donc
l'annone fournit tout le blé de la ville), et, aussitôt après : « On retiendra la disproportion
croissante entre l'annone et les besoins de la capitale. L'institution annonaire, comme les
autres institutions romaines transplantées à Constantinople, est un instrument politique
qui perd peu à peu de son utilité» (donc il faut des founitures supplémentaires par le
commerce privé). Pour les denrées autres que le blé, nous ne pouvons rien dire de la part
respective de l'Etat et des commerçants privés. Il ne faut pas oublier cependant que les
céréales représentent l'essentiel des denrées consommées.
262 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

tre que l'argument e silentio, conforté par ces calculs, devient


significatif : puisqu'on ne voit aucun bateau privé apporter du blé et qu'il n'y a
personne pour manger du blé autre que celui importé d'Egypte, c'est
que l'annone fournissait tout le blé consommé dans la capitale.
Le blé d'Egypte appelle une autre remarque. Nous avons vu qu'il
représentait une charge d'environ 1 q/ha, soit 10% de la récolte brute,
si les rendements étaient de 10 qx/ha ou 10% de la récolte nette, si ces
derniers étaient de quelque 12 qx/ha212. Les nombres que j'ai
rassemblés forment un faisceau convergent d'où l'on peut conclure que l'Etat
percevait, sur les bords du Nil, 1 sou en monnaie d'or quand il levait 10
artabes de blé au titre de l'annone213. Comme 1 sou =10 artabes (= 30
muids), on constate que l'annone absorbait 50% du produit de l'impôt,
tout au moins de l'impôt d'Etat, en Egypte214. C'est une somme très
importante dont il faudrait tenir compte pour une histoire sociale du
monophysisme et des mouvements séparatistes : la population voyait la
moitié de ses contributions servir uniquement à permettre la survie
d'une capitale doublement rivale d'Alexandrie puiqu'elle lui ravissait le
titre de plus grande ville du monde oriental et possédait le siège d'un
partiarcat qui tirait argument de sa position dans cette capitale pour
exiger la primauté sur ses collègues. Afin de suggérer ce que la
ponction annonaire représentait pour les paysans, on peut supposer - ce qui
encore une fois constitue un minimum absolu dans une société
paysanne relativement autarcique - que l'autoconsommation, y compris la
semence, absorbe 60% de la production. L'impôt représente alors la
moitié de ce que le paysan fait sortir de son exploitation, et l'annone,
25%. C'est là une charge considérable, fort lourde pour qui la
supportait, d'après laquelle on peut se faire une idée de ce qu'était une
capitale dans l'empire romano-byzantin : non pas un centre commercial
dynamique qui vend pour pouvoir acheter, mais un centre politique
nourri presque uniquement par la volonté du souverain - du moins pour ce
qui concerne les céréales, la base de l'alimentation - et qui absorbe par

212 10 qx/ha me paraît le plus plausible car c'était encore le rendement mentionné
par les vieux ouvrages de géographie de l'Egypte qui par ailleurs décrivent un outillage
agricole peu différent de ce qu'il devait être aux IVe- VIIe siècles. Voir par exemple Ch. de
la Roncière, La géographie de l'Egypte à travers les âges, Paris, 1931, p. 269-279 {Histoire
de la nation égyptienne, sous la direction de G. Hanotaux, 1).
213 J. Durliat, Moneta e stato, Bari, Corsi di studi, 4, 1986, p. 192-194.
214 Sur la valeur de l'artabe de blé, voir ci-dessous, p. 497-502.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 263

la contrainte une part énorme de ce que le paysan ne consommait pas


directement215.
Une question reste cependant en suspens, et ne peut recevoir de
solution définitive, celle de la répartition entre annone gratuite et
annone payante. Tant que les 80 000 parts définies par Constantin ont suffi
pour nourrir tous les nouveaux citoyens, on peut admettre, d'après
l'exemple romain, que chaque annone recevait un montant égal à
l'autre. Toute la difficulté tient à ce qu'on ne sait pas si les empereurs ont
continué à créer des annones civiques chaque fois que de nouvelles
maisons s'élevaient dans la ville, pour recevoir les habitants qui
continuaient d'affluer, ou si le nombre de 80 000 bénéficiaires, établi par
Constantin et augmenté, selon toute vraisemblance par Théodose Ier,
constituait une enveloppe fixe, indépendante du nombre des ayants
droit théoriques. En l'absence de sources, on ne peut rien affirmer.
Cependant il paraît probable qu'on aurait rappelé dans le Code Justi-
nien une loi prise pour élargir l'enveloppe budgétaire de l'annone, au
moins parce que le pouvoir pouvait en tirer quelque prestige. On peut
d'autre part conclure des restrictions imposées à la fin du IVe siècle à
ceux qui détenaient des annones de manière peu régulière l'impression
que l'Etat ne voulait pas créer indéfiniment des annones gratuites et
préférait, dans un premier temps, récupérer toutes celles qui pouvaient
l'être au profit des nouveaux ayants droit légaux; sans doute, dans un
second temps, a-t-il laissé s'allonger la liste des candidats pour
quelques raisons simples. Constantinople était sa création et non la ville qui
l'avait fait empereur; il ne lui devait donc rien. Par contre, l'empereur
voulait une grande capitale, mais il lui suffisait de donner l'impulsion

215 II est bien connu que les élites dans les deux métropoles orientales ont fort mal
accueilli l'apparition d'une nouvelle capitale et l'ont montré par des luttes théologiques
interminables où la passion politique tenait plus de place que la discussion des dogmes.
Mais le succès des hérésies dans l'arrière-pays ne s'explique ni par l'adhésion à une
conception théologique, dont la masse des paysans ne comprenait pas le sens, ni par
l'hostilité à une nouvelle capitale, car du fond de l'Egypte ou des bords de l'Euphrate on
ne devait guère faire la différence entre Rome et Constantinople. Par contre, il faudra se
demander si la rencontre entre le mécontentement des élites et celui des paysans qui
portaient le poids d'une capitale presque aussi grande que Rome mais nourrie par une seule
moitié de l'ancien Empire, n'est pas l'un des facteurs du particularisme croissant qui
éclate au VIIe siècle après avoir longtemps couvé. Cf. A. Guillou, Régionalisme et
indépendance dans l'empire byzantin au VIIe siècle. L'exemple de l'Exarchat et de la Pentapole
d'Italie, Rome, 1969 {Istituto storico italiano per il medio evo. Studi storici, 75-76), p. 231-
254.
264 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

première; ensuite la croissance a pu se faire d'elle-même, sans qu'il soit


nécessaire d'augmenter le nombre des annones gratuites; l'annone
payante suffisait. Enfin le Trésor était sans doute dans l'impossibilité
de faire face à une dépense aussi considérable. D'autre part, quand
toutes les ressources fiscales de l'Egypte ont été utilisées, à une date qu'on
ne peut préciser, il est vraisemblable que l'annone payant fut elle aussi
limitée au montant connu pour le VIe siècle.
Si on suppose la distribution de 100 000 annones gratuites, pure
hypothèse mais qui constitue le minimum le plus vraisemblable, à 4
sous pour une ration annuelle, y compris les frais de transport et de
gestion, la dépense était d'environ 400 000 sous ou quelque 5 500 livres
d'or216. A 60 modioi par personne, ces 100 000 annones représentent
6 000 000 de modioi, le quart du blé mis à la disposition des Constanti-
nopolitains. Les 18 000 000 restants étaient payants, mais l'Etat prenait
à sa charge tous les frais de transport, de stockage, de mouture et de
panification, les deux derniers étant de faible montant, car le son paie à
peu près le meunier et l'eau du pain, le boulanger217. Le transport
d'Alexandrie à Constantinople représente 10% du prix, le transport à
l'intérieur de l'Egypte avec le coût des greniers, des ports, du personnel
nécessaire pour l'établissement des reçus, pour les contrôles, ainsi que
pour la rétribution du blé avarié ... ne pouvait en représenter moins,
de même que les frais identiques à Constantinople. 18 000 000 de
modioi valent 600 000 sous et leur gestion, près de 200 000, soit au moins
2 500 livres d'or218. Le coût total de l'annone, y compris la viande,
l'huile et le vin, gratuits ou payants, ne pouvait donc être inférieur à
600 000 sous ou environ 8 000 livres. Cela représentait, pour la seule

216 Sur la valeur de l'annone, voir ci-dessous, p. 268. Je retiens, à titre d'hypothèse, le
nombre minimum d'annones pour obtenir le coût minimum de l'annone. La dépense
pouvait donc être sensiblement plus forte.
217 Le seul prix que je connaisse, et qui soit exprimé en or, donne 80 livres (26 kg) de
pain pour 1 artabe (20 kg) de grain, valant 1/10 de sou (P. Oxy. 1 920). Comme avec 20 kg
de blé on obtient 26 kg de pain (cf. p. 61-63), les meuniers ont gardé le son mais les
boulangers ont été payés par l'Etat, ou plutôt on a donné avec 20 kg de quoi faire soi-même
26 kg de pain. Habituellement 20 kg de pain devaient coûter le même prix que 20 kg de
grain. C'est ainsi que procédaient traditionnellement les boulangers, mais on ne peut
prouver qu'il en était exactement de même à notre époque.
218 Un coût de 33% pour le transport le stockage et la transformation du blé annonai-
re par rapport à son prix sur les marchés locaux n'a rien d'invraisemblable et trouve sans
doute une certaine confirmation dans les deux valeurs données par les sources au sujet
du prix des rations annuelles (ci-dessous, p. 268).
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 265

alimentation de la capitale largement plus que le tiers de ce que payait,


comme impôt, la province la plus riche219. On s'explique, dans ces
conditions, que l'Etat ait cherché à limiter au maximum la dépense et à
ne pas imposer à un Empire amputé de presque la moitié de ses terres,
tenu de mener des guerres coûteuses mais vitales, une charge aussi
considérable que celle représentée par Rome au IVe siècle. L'empereur
a maintenu la pression sur l'Egypte qui, depuis sa conquête par Rome,
versait entre 20 000 000 et 24 000 000 de modioi de blé en donnant à sa
nouvelle capitale ce qu'il retirait à l'ancienne jusqu'à lui affecter la
totalité de ce blé; mais il en a sans doute distribué une moins grande
quantité gratuitement, peut-être la moitié seulement des 200 000 rations
livrées à Rome, comme on vient de le supposer. Les 100 000 annones de
différence étaient certes livrées à Constantinople mais elles y étaient
vendues, ce qui rapportait au Trésor quelque 200 000 sous, le tiers
environ du coût total de l'annone. Dans ces conditions, la vente de
18 000 000 de muids lui rapportait 600 000 sous par an, dont il pouvait
disposer pour le paiement des fonctionnaires civils, des constructions,
des bains ... ou des militaires aux frontières et des tributs aux peuples
voisins.

2) Le déclin de Varinone

Bien que 300 000, ou même 600 000 habitants n'aient représenté
qu'une part assez limitée de la population totale dans la partie orientale
de l'Empire romain, il fallait, pour les entrenir dans une même ville,
des moyens considérables. L'Empire les a longtemps trouvés, puisque,
jusqu'à la mort de Justinien, on entend parfois parler de disette, voire
de révolte de la faim, mais en aucun cas de remise en question de la
politique annonaire220. Les prestations assurées par l'administration

219 L'impôt total représentait approximativement le double de l'annone en Egypte.


24 000 000 de muids de blé pour l'annone valent 800 000 sous. Donc l'impôt total de
l'Egypte est d'environ 1 600 000 sous par an.
220 Emeute de la faim en 409-410 (Çhronicon paschale, éd. G. Dindorf, t. 1, Bonn,
1832, p. 571); disette avec manifestations contre l'empereur en 431 (Marcellinus Comes,
Chronique, a. 431, éd. Th. Mommsen, Berlin, 1893 (MGH, AA, 11), p. 78); disette en 463
qui entraîne une hausse du pain que l'on vend au prix de 3 folles (Çhronicon paschale, éd.
cit., p. 593) : on ne peut déterminer l'ampleur de la crise car on ignore et la taille du pain
et le sens du mot follis à cette date. Au début du VIe siècle, je ne connais aucune source
mentionnant des disettes dans la capitale. Pour le règne de Justinien, Procope n'aurait
266 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

suffisaient à peine et on devait parfois prendre des mesures pour éviter


l'entassement des parasites incapables de trouver dans la capitale un
gagne-pain suffisant221. On ne discutait cependant jamais ni le
bien-fondé de ces prestations ni la possibilité de les assurer. Mais sous le régne
de Justinien - dont il resterait à savoir s'il est réellement la cause de

pas manqué de signaler une diminution des prestations annonaires si elle s'était produite.
Il signale une fois que la prestation normale ayant été inférieure à ce qu'on attendait, il
fallut procéder à une συνωνή, car on avait vendu les réserves avariées aux cités de Bithy-
nie, de Phrygie et de Thrace (Anecdota, 22, 17, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963, p. 137). Quoi
qu'on pense de la vente forcée aux autres cités, il demeure que Procope atteste ici le souci
d'assurer constamment à l'annone les ressources qui lui sont indispensables. Plus loin, il
raconte que l'empereur, pour économiser 3 kentenaria (300 livres d'or) sur le prix du
pain vendu par l'Etat, augmenta son prix en faisant mêler de la cendre à la pâte,
provoquant ainsi une situation de famine pour ceux qui ne pouvaient faire autrement que
d'acheter du pain. Il accrut leur malheur en interdisant à quiconque d'acheter du blé
ailleurs et de manger d'autres pains que ceux de l'Etat (Anecdota, 26, 20-22).
L'interdiction d'importer, à un moment où les prix sont élevés, confirme d'abord le faible rôle du
commerce privé et d'autre part le recours à ce commerce uniquement pendant les
périodes difficiles. En outre cette interdiction vise peut-être seulement Varca frumentaria qui
risquait, par ses achats importants, d'accroître la disette dans les provinces. Si le
commerce avait été toujours important, Procope n'aurait pas osé inventer une mesure qui
aurait condamné à mort la plus grande partie de la population, ou bien en aurait décrit
les conséquences, si elle avait été réellement prise. Sur le fond, le récit se prête à deux
interprétations. Justinien a pu effectivement chercher à économiser de l'argent en
abaissant la qualité du pain, non en y adjoignant de la cendre, mais du son, reprenant en cela
l'attitude de certains empereurs du IVe siècle (ci-dessus, p. 61-63). Mais d'abord cette
économie est faible puisqu'elle ne rapporte que 300 livres, alors que le coût total de l'annone
avoisine les 8 000 livres; ensuite on voit mal Justinien avoir augmenté le prix du pain qui
est certainement resté stable. Par contre tout devient clair si on suppose que Procope a
présenté comme une réforme de structure une mesure passagère imposée par une disette
dont il omet l'existence. L'adjonction de son et la hausse du prix ont pour but d'accroître
la quantité de pain et de peser sur la demande pendant une période assez brève. Que l'on
accepte l'une ou l'autre hypothèse, on doit reconnaître, du point de vue qui nous
intéresse, que rien ne permet de supposer une diminution des quantités fournies par l'annone.
Or on peut être sûr que notre polémiste n'aurait pas manqué d'insister sur une telle
décision pour brosser un tableau terrifiant de la situation dans la capitale. L'annone reste la
principale source d'approvisionnement en blé (cf. p. 275-276).
221 Voir en particulier NJ 80, qui institue un quaesitor chargé de contrôler la
population de la capitale. Les étrangers de passage seront hébergés à condition que la raison de
leur présence soit motivée par un procès ou toute autre raison valable. Les pauvres
originaires de la cité seront assistés sauf s'ils sont capables de travailler, auquel cas on les
emploiera dans les travaux publics de la ville. Les mendiants et autres démunis étrangers
qui n'ont aucune raison de demeurer dans la capitale, seront refoulés. Constantinople
dispose donc de quoi nourrir sa population, mais n'a pas de réserves suffisantes pour
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 267

tous les maux postérieurs ou si sa politique finalement désastreuse


n'est pas seulement une tentative désespérée pour résoudre par
l'expansion territoriale des difficultés anciennes et insolubles222 - sous son
règne donc le poids des guerres, des dépenses de prestige, ajouté à
celui des dépenses de fonctionnement incompressibles, provoqua des
tensions très vives dans le budget qui s'interdisait les facilités de la
dévaluation, puisque tous les comptes étaient finalement exprimés en
sous d'or au pouvoir d'achat constant223. L'édit de Justin qui, peu après
son accession au trône, remit sous certaines conditions, les arriérés
d'impôt, laisse deviner les embarras du Trésor et les nouvelles priorités
puisqu'il déplore, comme seule conséquence des difficultés financières,
l'impossibilité pour l'armée de faire face aux invasions, et, comme
seule exception à la remise des impôts, celle de ceux qui sont dus à
l'armée224. Cette dernière constitue donc le poste budgétaire prioritaire et

distribuer ou vendre du pain à n'importe quel habitant de l'Empire. Dans ces conditions,
il est exagéré de prétendre que l'empereur n'a pu contrôler le développement de
Constantinople. Il le pouvait par l'attribution d'annones gratuites, mais aussi par la fourniture du
blé et autres denrées à prix public : il était le seul à les livrer et la population ne pouvait
excéder le nombre de ceux qui pouvaient en vivre. Enfin l'empereur disposait d'un
moyen de pression déterminant, dans la mesure où l'essentiel de la richesse disponible
dépendait de son bon vouloir. C'est en effet lui qui payait les fonctionnaires, attribuait
des rentes aux sénateurs et finançait les dépenses du palais et les principaux chantiers
civils ou religieux. Les autres professions (commerçants, artisans, enseignants,
domestiques . . .) ne prospéraient que dans la mesure où les services qu'elles offraient pouvaient
être payés avec les fonds distribués par le pouvoir. La création de richesses par les
professions qui travaillaient pour le monde extérieur (artisanat de luxe travaillant pour
l'exportation, redistribution dans l'Empire des produits qui transitaient par la ville . . .) était
très vraisemblablement fort inférieure à la dépense publique.
222 Que l'on songe à la charge représentée par l'entretien avec seulement la moitié de
l'Empire, d'une capitale presque aussi grande que Rome à son apogée. Etendre l'Empire
pouvait apparaître comme un moyen de diminuer la pression sur chaque habitant.
223 II faudrait cependant, par une vérification systématique de toutes les données
(prix et poids des monnaies de cuivre), contrôler que l'empereur ne donnait pas un cours
forcé, supérieur à la valeur du cuivre, aux folles et à leurs sous-multiples. La
dévalorisation des monnaies de compte (par exemple la drachme ou le talent en Egypte), de même
que les manipulations sur le poids du follis ont une signification qui nous échappe
encore. Je remercie Madame Cécile Morrisson d'avoir attiré mon attention sur cette question
importante.
224 NJ 148, 566. L'intérêt de ce dégrèvement général, l'un parmi beaucoup d'autres,
tient à ce qu'il suggère les difficultés les plus graves auxquelles devaient faire face les
responsables des finances publiques, celles de l'armée, l'un des postes les plus impor-
268 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

l'on comprend que l'empereur, soucieux d'apurer les comptes, sacrifie


d'abord les autres dépenses, en particulier l'annone pour la capitale.
Dans ce contexte de difficultés financières, où il fallait choisir
puisqu'on ne pouvait plus faire face à tout, mieux valait assurer le salut de
Constantinople plutôt que de la nourrir au risque de la perdre. C'est
pourquoi Justin rendit payante l'annone gratuite, supprimant d'un
coup un privilège qui remontait à Constantin225. Si on compte le blé
pour 2 sous, ce qui n'est guère douteux, les autres denrées gratuites
pour 1 sou, ce qui est conjectural et les frais de transport pour 1/3 du
total, on aboutit effectivement aux 4 sous que l'empereur exigea pour
prix de l'annone226. Avec 100 000 bénéficiaires, on obtient une
diminution de 400 000 sous, ou 5 500 livres d'or, ce qui permet de payer
beaucoup de tributs ou d'engager un grand nombre de mercenaires.
Cependant, comme Tibère ordonna, lorsqu'il rapporta la mesure, que toutes
les sommes versées par les bénéficiaires dépouillés de leur droit leur
soient rendues, on peut douter que les 100 000 ayants droit ont été
dépouillés d'un coup; la somme à rembourser aurait été trop
considérable. Il est préférable de supposer que seuls ont payé les nouveaux
bénéficiaires, ceux qui se voyaient distribuer les annonae caducae parce
qu'ils remplissaient les conditions et se trouvaient sur les listes
d'attente. C'est seulement à terme que Justin espérait récupérer le total des
400 000 sous.
Quelles qu'aient été ses modalités particulières, la mesure était
courageuse et certainement lucide. Elle était cependant prématurée
puisque le successeur de Justin, Tibère II (578-582) la rapporta. Il faut voir
dans cette décision peut-être l'effet de la générosité impériale mais
aussi et vraisemblablement surtout la pression des Constantinopolitains
qui ont présenté comme un acte de bienveillance le résultat
d'influences diverses sur le souverain227.

tants, et surtout le plus imprévisible, dans tous les Etats, au moins les Etats
traditionnels.
225 Jean d'Ephèse, Historiae ecclesiasticae pars tertia, 3, 3, 14, éd. et trad. E. W. Brooks
(CSCO, 106, Scriptores syri, 55), p. 139-140: Tibère, dès son avènement, ordonne, entre
autres mesures, de faire rendre tout ce qu'ils ont versé à tous ceux qui ont été contraints
par Justin de payer l'annone civique instaurée par Constantin, à raison de 4 sous par
ration.
226 Ci-dessus, p. 264.
227 Tibère fait plutôt figure de souverain faible que de grand politique, même si les
sources font cruellement défaut. Voir, sur son règne, E. Stein, Studien zur Geschichte des
BLE ANNONAIRE
annone totale annone gratuite
rations nombre de rations quantités
ν. 330 ■) ? ? ?
ν. 400 > 10 000 000 m 60 m (?) > 80 000 > 5000 000m
VIe siècle > 20 000 000 m » > 80 000 >5000 000m
Fig. 4 - Tableau récapitulatif des principales indications quantitatives relatives à l'annone et à
(Les nombres en italique sont ceux à partir desquels les autres ont été calculés).
270 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Maurice (582-602) essaya une autre politique, en tentant une adae-


ratio de l'annone. La mesure est connue par Jean de Nikiou, qui la
condamne avec la dernière violence, sans donner les raisons de son
hostilité228. Ou bien l'empereur a décidé de percevoir tout l'impôt en or.
Dans ce cas les paysans n'avaient d'autre ressource, pour obtenir les
sous d'or supplémentaires qu'on exigeait d'eux, que de vendre leur blé
aux greniers de l'Etat. Ces derniers étaient pratiquement les seuls à
pouvoir l'acheter et l'administration, qui se trouvait alors en position
de force - car elle achetait au prix du marché, à des particuliers venus
lui proposer leur marchandise, et non à des contribuables auxquels il
faut appliquer le prix public - pouvait imposer un prix nettement
inférieur : alors que 10 artabes étaient comptées pour 1 sou au prix d'adae-
ratio-coemptio, elle ne donnait par exemple 1 sou que contre 12 artabes
de blé. Donc, pour se procurer le sou d'or qu'on lui réclamait, le
paysan livrait à l'Etat 20% de plus de son blé : en exigeant 10 artabes, on
libérait, au prix public, le contribuable de 1 sou d'impôt, alors qu'en
exigeant 1 sou d'or, on le contraignait à vendre à l'Etat 12 artabes de
grain229. Constantinople était normalement alimentée, dans cette
hypothèse, mais sa nourriture coûtait moins cher au Trésor. Maurice a tout

byzantinischen Reiches, vornehmlich unter den Kaisern Justinus II und Tiberius Constanti-
nus, Stuttgart, 1919.
228 Jean de Nikiou, Chronique universelle, 95, éd. et trad. H. Zotenberg, Chronique de
Jean, évêque de Nikiou, Paris, 1883 (Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque
Nationale, 24), p. 406 : « II (Maurice) vendait et convertissait en or tout le grain d'Egypte
de même que le grain destiné à Byzance. Tout le monde le détestait et disait : ' Comment
la ville de Constantinople peut-elle supporter un si mauvais empereur?'». Encore une
fois, il faut distinguer la vérité derrière la présentation outrancière qui en est faite. Il est
clair que Maurice n'a pu vendre toute l'annone d'un coup, sous quelque forme que ce fût.
Il n'a pu non plus procéder au cours de son règne à une adaeratio totale, car les sources
papyrologiques ou autres se seraient faites l'écho d'un bouleversement aussi brutal de
toute la vie économique égyptienne, puisqu'elle touchait environ 10% de la production
brute et le quart, sinon plus, de ce qui était livré sur les marchés. Il faut donc distinguer
entre la vente du blé qui a pu avoir lieu, mais qui portait uniquement sur des quantités
réduites, car il fallait nourrir Constantinople, dont rien ne nous dit qu'elle ait été
dépeuplée, même si les mesures de Justinien et la crise générale avaient pu provoquer un léger
déclin; et d'autre part X adaeratio qui ne supprime ni l'impôt ni la fourniture du blé, mais
les organise différemment.
229 Voir, sur ces procédés, qui constituaient pour l'Etat une source de profits
substantiels, à condition d'utiliser à bon escient X adaeratio et la coemptio sur un marché si étroit
que le moindre changement provoquait de fortes variations des prix, J. Durliat, Moneta e
stato, Bari, Corsi di studi, 4, 1986, p. 193-194.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 271

aussi bien pu décider de diminuer les prestations offertes à la capitale


pour en réduire le coût. Ayant besoin de moins de blé, il réclamait tout
naturellement de la monnaie d'or aux contribuables pour qui la
situation était la même que dans l'hypothèse précédente. L'empereur
provoquait une surproduction artificielle de blé et une chute des cours
pendant tout le temps que durerait la lente adaptation de la production à
une demande différente. Pour la capitale, tout changeait car, dans ce
cas, elle perdait une partie de son pain. Dans les deux cas néanmoins,
l'empereur dépensait moins pour Constantinople, et c'est bien là ce
qu'il recherchait : réduire le coût d'une ville trop chère pour les
moyens dont il disposait. Les conditions n'étaient pas encore assez
dramatiques pour que cette politique fût acceptée dans les provinces et
sans doute dans la capitale. Maurice se trouva en butte, faute d'argent,
à l'hostilité des populations et aussi à celle de l'armée, trop mal
payée230. Cela provoqua sa perte, mais, en même temps, la prise de
conscience un peu tardive que la question devait être tranchée et qu'il
valait mieux que ce ne fût pas par un officier brutal et maladroit.
C'est Héraclius qui profita de ce nouvel état d'esprit. Après avoir
pris le pouvoir, il dut faire face à l'attaque perse qui le priva, en 618, de
l'Egypte et de son blé. L'empereur procéda en deux temps : d'abord il
fit payer 3 sous l'annone civique jusque-là gratuite, c'est-à-dire qu'il la
vendit au prix coûtant, si les évaluations esquissées ci-dessus sont
exactes. Ensuite il décida la suppression de cette annone, à compter de la

230 La même année, en hiver, le manque de blé produit une famine dans la capitale et
conduit, à l'automne, l'empereur Maurice à faire hiverner l'armée au-delà du Danube
pour qu'on n'ait pas à lui livrer de blé public (Théophylacte Simoccates, Historiae, 8, 5 et
8, 6, éd. C. de Boor, 1887 (coll. Teubner, p. 292-4). Ce blé, au moins celui de la capitale,
vient d'Egypte comme nous l'apprend l'auteur (Historiae, 2, 14, éd. cit., p. 98) : Sans le
courage des soldats, les «Romains» ού τον Νεΐλον υπηρέτης έκέκτηντο, τον αίγύπτιον
πλοοτον ώρα θέρους ταΐς 'Ρωμαϊκαΐς πελαγίζοντα πόλεσι, και ταΐς όλκάσι ώσπερ άποχερ-
σουντα την θάλασσαν : ne pourraient utiliser les services du Nil qui, en été, conduit vers
les villes romaines la richesse de l'Egypte, ce qui viderait la mer de ses bateaux. On ne
saurait dire plus nettement que, sans convois annonaires, la mer serait quasi deserte.
Bien noter que le blé ne va pas seulement à Constantinople, mais aux villes « romaines »,
sans doute à nombre de villes qui bordent la Méditerranée orientale. L'auteur, d'origine
égyptienne et qui écrit vers 630, sait très exactement de quoi il parle quand il dit que la
mer serait vide. Il lui suffit de comparer la situation d'avant 618, quand de longs convois
de bateaux céréaliers ou de bateaux chargés d'amphores et de viande cheminaient le long
de toutes les côtes, et après 618, où les bateaux de commerce étaient encore nombreux,
mais où ils ne transportaient guère de subsistances (cf. ci-dessous, p. 518-534).
272 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

fin du mois d'août, donc de la fin de l'année indictionnelle pour


laquelle on l'avait payée231. Le budget général de l'Empire était soulagé d'un
coup de 300 000 sous, à moins qu'on n'ait utilisé l'argent ainsi recueilli
à acheter le blé égyptien aux Perses car il fallait bien nourrir les Cons-
tantinopolitains d'une part et écouler le blé égyptien d'autre part232. Il
n'est pas douteux que le profit réalisé, si profit il y eut, profita à
l'armée puisqu'on voit peu après Héraclius réduire fortement le train de
vie de la cour233 et définir une fois de plus les dépenses salariales de
l'Eglise de Constantinople234. Tous les postes budgétaires sont donc

231 Chronicon paschale, a. 618, éd. cit., p. 711 : Τούτφ τώ ετει άπητήθησαν oi κτήτορες
των πολιτικών άρτων δια διαγραφών καθ' εκαστον αρτον νομίσματα γ' και μετά το παρα-
ς'
σεΐν πάντας ευθέως τφ αύγούστω μηνί αυτής xfjç ίνδικτιώνος άνηρτήθη τελείως ή χορε-
γία των αυτών πολιτικών άρτων : Cette année-là on demanda aux possesseurs de pains
politiques, par des édits, 3 sous par pain, et, une fois que tout le monde eut payé, en août
de la sixième indiction, la fourniture des pains politiques cessa définitivement. L'indic-
tion finissant le 31 août, il faut comprendre non qu'on fit payer à l'avance l'annone de
l'année suivante, mais celle de l'année, et que le paiement fut étalé sur toute l'année
indictionnelle. La cessation du versement des pains politiques signifie la fin de l'annone
gratuite. Rien n'est dit de l'annone payante.
232 Cf. ci-dessus, p. 263-264, pour les calculs. Rappelons que 300 000 sous ne
constituent qu'un minimum, dans le cas où on n'aurait attribué que 100 000 rations gratuites. Il
ne faut pas oublier en outre que les citoyens, qui ne reçoivent plus l'annone gratuite,
coûtent 4 sous de moins par personne au Trésor, mais que la fourniture de l'annone
payante coûtait 1 sou à l'Etat, si du moins il prenait toujours à son compte les frais de
transport.
233 Héraclius aurait diminué de moitié le salaire des fonctionnaires et les aurait payé
en argent (Chronicon paschale, p. 706, avec la bibliographie sur cette question, et le
commentaire le plus récent, dans P. Yannopoulos, L'hexagramme. Un monnayage byzantin en
argent du VIIe siècle, Louvain, 1978 (Publications d'histoire de l'art et d'archéologie de
l'Université catholique de Louvain, 11), p. 9. On a même fondu, pour frapper de la
monnaie divisionnaire, un bœuf en bronze qui décorait jusqu'à cette date le forum bovis. La
signification de la première décision reste bien mystérieuse, mais prouve au moins de
manière incontestable la volonté de réduire les dépenses de l'administration centrale.
234 Théophane, Chronographia, éd. C. de Boor, Leipzig, 1883 (coll. Teubner), p. 302 :
Héraclius puisa dans les trésors de l'Eglise et lui emprunta de fortes sommes. Cela
signifie qu'il se fit remettre des lingots et des objets d'orfèvrerie mais sans doute aussi qu'il
ordonna d'affecter au financement de l'armée une part des ressources publiques
attribuées jusque-là au budget du culte, car les biens d'Eglise proviennent pour l'essentiel de
revenus fiscaux et sont considérés comme des biens publics (voir provisoirement, J. Dur-
liat, L'administration religieuse du diocèse byzantin d'Afrique, sous presse). Le nombre
des clercs de l'Eglise de Constantinople fut à nouveau défini par Héraclius, Novelle 1
d'Héraclius (612), éd. J. Konidaris, Die Novellen des Kaisers Heraklios, Francfort, 1982
(Forschungen zur byzantinischen Rechtsgeschichte, Fontes minores, 5). Ce nombre est, il est
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 273

affectés, sauf celui de l'armée. Personne ne protesta, si du moins on en


croit les sources; bien au contraire Héraclius est considéré comme un
grand empereur par la tradition historique, comme si la population de
la capitale s'était résignée à accepter les décisions douloureuses; peut-
être avait-on compris qu'elles étaient inéluctables.
La reconquête de l'Egypte jusqu'à l'invasion arabe de 640 donna
sans doute les moyens de poursuivre le transport de l'annone payante,
mais nous ignorons absolument si ce fut au même niveau que par le
passé. Rien n'interdit même de penser que les Arabes ont pu vendre ou
livrer sous diverses formes une partie du blé fiscal qu'ils levaient en
Egypte, dont ils ne pouvaient utiliser la totalité et dont la conversion en
monnaie supposait une lente modification des productions et des
circuits monétaires235. Le seul indice, bien mince, qui donne à penser que
Constantinople ne perdit pas en un jour tout son blé, tient au fait

vrai, supérieur à ce qu'il était à l'époque de Justinien (674 clercs en comptant les Blacher-
nes, contre 525, d'après NJ 3).
235 ί'έμβολή fut perçue en Egypte jusqu'au VIIIe siècle (voir par exemple, P. Lond. t.
4, index, 5. v.), mais il est peu probable qu'elle ait été encore envoyée à Constantinople à
cette époque. D'ailleurs son montant avait fortement diminué. Le village d'Aphroditô
payait environ 6 000 artabes pour l'annone de Constantinople au VIe siècle: P. Cairo-
Masp. 67 330, 67 058. Elle ne payait plus que 500 artabes dans les années postérieures à
716 : P. Lond. 1 419 (voir, sur ce dossier très important mais qui pose des problèmes
d'interprétation considérables, R. Rémondon, P. Hamb 56 et P. Lond. 1 419 (notes sur les
finances d'Aphroditô du VIe au VIIIe siècle), Chronique d'Egypte, 40, 1965, p. 401- 430 :
l'auteur a rassemblé tous les éléments de la discussion mais un contresens l'a conduit à
imaginer une augmentation des impôts telle entre l'époque byzantine et l'époque
musulmane que toute la production, y compris la semence, aurait dû rentrer dans les caisses ou
les greniers de l'Etat). La question principale que pose l'évolution de Γέμβολή porte sur le
fait de savoir ce qu'elle est devenue après l'occupation arabe en Egypte. Il faudrait
connaître exactement les conditions du traité passé entre l'Empire et l'Islam pour savoir
si l'envoi de blé n'a pas été maintenu pendant quelques temps, de même que les ateliers
monétaires continuaient à frapper de la monnaie imitée de celle de Byzance, et si une
sorte de foedus ne prévoyait pas une certaine collaboration entre les deux pouvoirs. Le
maintien des expéditions de blé aurait servi les deux Etats : Byzance, car on pouvait ainsi
continuer à nourrir la capitale; l'Islam, parce que le blé vendu rapportait de l'or avec
lequel on pouvait payer de nouvelles conquêtes en territoire byzantin. Cependant on voit
mal l'Empire continuer à importer des quantités aussi importantes que par le passé, car,
pour les payer, il aurait fallu lever des impôts considérables sur les provinces qui
n'avaient pas été perdues. Le plus vraisemblable consiste à supposer que la population de
Constantinople dut commencer à décliner dès la conquête perse, qu'elle subit un second
choc avec la conquête arabe puis qu'elle finit de se contracter dans la seconde moitié du
VIIe siècle.
274 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

qu'une telle catastrophe, jetant sans doute 300 000 personnes ou plus
sur les routes, aurait provoqué des troubles ou du moins un
bouleversement si violent qu'il aurait trouvé un écho dans l'une de nos sources.
Leur silence absolu autorise à supposer, avec une certaine
vraisemblance que le déclin se fit par étapes. Par contre, ce qui ne fait aucun doute,
c'est que le déclin de l'annone fut suivi par celui de la population.
D'abord les miracles de saint Artémios, rédigés vers 660, nous montrent
une ville encore animée mais où les fêtes et tout l'apparat d'une
capitale sont absents; en outre parmi les nombreux marchands qui
séjournent dans Constantinople, aucun ne fait le commerce des denrées de
première nécessité ou ne travaille pour l'annone236. On a donc encore
de quoi manger mais les agréments de la vie urbaine diminuent.
Ensuite la vie de saint André le fou, que l'on vient de dater des années 700,
montre des activités plus réduites, une population moins aisée, vivant
dans la crasse237. Enfin et surtout les Brèves notices historiques rédigées
pendant la première moitié du VIIIe siècle présentent le tableau d'une
ville en grande partie abandonnée, donc fortement dépeuplée238. La
courbe est nette. Dès la première moitié du VIIe sièle, les activités de
prestige, liées à la présence du souverain, déclinent, ce qui ne peut
avoir eu que des conséquences néfastes sur la démographie par la
disparition de tous les métiers qui leur sont liés. Vers 700, les spectacles
ont disparu avec les théâtres et on n'entend plus parler de riches
familles, celles qui employaient une abondante domesticité. Elles n'ont
certainement pas disparu mais sont moins nombreuses et moins fortunées.
Surtout on constate que les transports de masse ont pratiquement
disparu, du moins ceux dont la majorité des habitants tire profit soit en
achetant les produits soit en travaillant sur les bateaux ou dans le port.
Nul doute que cette contraction des activités ait provoqué une rétrac-

236 Ce développement reprend les analyses de C. Mango, La vita in città, Bari, Corsi di
studi, 6, sous presse, sauf, peut-être, sur un point. Je serais moins optimiste sur
l'interprétation des miracles de saint Artémius (Miracula sancii Artemii, éd. A. Papadopoulo-Kera-
meus, Sbornik Grecheskikh neizdannych bogoslavikikh tekstov IV-XV bekov,
Saint-Pétersbourg, 1909). On n'y voit certes aucune trace du déclin de la ville, mais on n'y trouve pas,
non plus, d'allusion à tout ce qui faisait le charme de la vie dans la capitale.
237 Vie de saint André le fou, éd. dans PG 111, col. 625-888. Sur ce texte, et en
particulier sur sa date, voir C. Mango, The life of saint Andrew the fool reconsidered, Rivista di
studi bizantini e slavi, 2, 1982, p. 297-313.
238 Parastaseis syntomoi chronikai, éd. A. Cameron et J. Herrin, Constantinople in the
early eighth century : The parastaseis syntomoi chronikai, Leiden, 1984. On y note
plusieurs mentions de l'annone : 12, p. 74; 18, p. 82; 35 a, p. 96; 56, p. 132.
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 275

tion démographique dont nos deux sources, qui parlent des habitants
sans se soucier de leur densité, ne soufflent mot. Par contre au VIIIe
siècle, la description de la ville atteste indiscutablement sa
dépopulation. Au Ve siècle on nous décrivait l'entassement des habitants et
l'afflux désordonné des nouveaux arrivants; au VIIe on ne fait allusion ni à
des encombrements ni à des regroupements importants d'habitants,
que ce soit pour des manifestations ou pour des fêtes civiles ou
religieuses; au VIIIe, on nous décrit abondamment la désolation d'une ville
trop grande pour ce qui lui reste de population. On ne saurait contester
un très fort déclin démographique, étalé sur un siècle,
vraisemblablement du début du VIIe siècle au début du VIIIe. On peut tout aussi
difficilement ne pas le mettre en relation avec le déclin puis la disparition
de l'annone, dont la réalité ne fait aucun doute, même si les sources
sont insuffisantes. Dans le cas de Constantinople, c'est manifestement
la perte de l'Egypte qui constitue la cause immédiate du déclin de la
ville, quelles qu'aient pu être les causes plus profondes, actuellement
indiscernables, qui ont transformé ce moment difficile en
effondrement d'une capitale.

CONCLUSION

Pour la seconde Rome, la documentation est beaucoup moins riche


que pour la première. Aussi convient-il de distinguer entre ce qui est
parfaitement assuré et ce qui comporte une part plus ou moins large
d'hypothèse.
L'exemple romain nous avait montré qu'une très grande ville ne
pouvait survivre sans annone et que, dans ce cas particulier, c'est le
déclin de l'annone qui provoque celui de la population car celle-ci reste
tant qu'elle peut se nourrir à bon compte et même, pour partie,
gratuitement. Constantinople obéit à la même règle : encore au maximum de
sa splendeur sous le règne de Justinien, elle décline dès que les
ressources de l'Empire diminuent et se vide d'une part considérable de sa
population au VIIe siècle, quand le principal grenier à blé est perdu.
Mais ce qui montre encore plus nettement la dépendance absolue de la
capitale vis-à-vis de l'annone c'est que sans elle son développement
aurait été impossible. Ce sont les 80 000 annones gratuites débloquées
par Constantin qui contribuèrent certes à attirer les investissements
indispensables à l'édification des logements, mais surtout qui
assurèrent l'alimentation des habitants car on ne trouve jamais la moindre
276 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

trace d'un commerce privé important pour les céréales et ce commerce


n'a pas pu exister, sauf à supposer une population excessive pour
Constantinople. En outre on s'en prend au préfet de la ville, et non à des
spéculateurs, en cas de disette, preuve qu'il est le véritable responsable
de l'approvisionnement239. Pour les autres denrées de première
nécessité, les sources sont tout aussi muettes mais, comme l'Etat n'intervenait
que faiblement dans ce domaine, il faut supposer l'existence
d'échanges sur les marchés de la ville à partir de la mer pour le poisson, des
régions les plus proches pour les denrées périssables et des autres
provinces pour le reste de la nourriture.
Le succès de cette politique fut rapide puisque, dès 370, on sent
une certaine tension; les 80 000 annones sont distribuées ou sur le point
de l'être, ce qui représente une population d'au moins 240 000
personnes, même si on ne compte que 3 personnes par logement. A la fin du
siècle, on devait compter plus de 250 000 habitants puisque l'empereur
doit créer des annones nouvelles et, au début du Ve siècle,
Constantinople rattrape Rome qui en avait sans doute plus de 300 000. Ensuite la
capitale du Bosphore profita de ce qu'elle était la seule capitale d'un
Empire réduit, mais disposant de presque toutes les ressources de
l'Egypte à son profit, pour devenir l'immense ville sur laquelle régna
Justinien, presque aussi peuplée que Rome à son apogée, beaucoup
plus que Constantin ne l'avait imaginé car il ne croyait certainement
pas que la pars orientalis fût capable, à elle seule, de nourrir une telle
ville, comme le prouve la taille qu'il avait donnée à sa muraille.
L'autre certitude, c'est que l'annone constantinopolitaine, pas plus
que celle de Rome, ne se donne pour but de soulager la misère des
pauvres; sa finalité est uniquement socio-politique puisqu'il s'agit de forger
une société urbaine à la hauteur des ambitions impériales. On ne
saurait être surpris, dans ces conditions, que l'on ait reçu d'autant plus

239 La population constantinopolitaine attend tout de l'empereur et de ses services.


Vers 390, Théodose Ier sauva la ville de la famine (ci-dessus, p. 245); en 409-410, la
maison du préfet de la ville est incendiée parce qu'il ne peut rétablir la situation assez
rapidement (p. 245); en 548 (?) la population de Constantinople manifeste contre l'empereur
aux cris de : «donne, maître, l'abondance à la ville» (Théophane, Chronographia, éd. C. de
Boor, t. 1, Leipzig, 1883 (col. Teubner), p. 356-357); l'anecdote est on ne peut plus claire,
c'est à l'empereur et à lui seul de nourrir sa ville; Tibère (578-582) doit distribuer de
l'orge puis des légumes secs parce que le blé manque (cf. p. 223, n. 91) car, évidemment,
il est responsable de l'alimentation; sous l'empereur Maurice, c'est encore une décision
impériale qui conditionne l'approvisionnement de Constantinople (ci-dessus, p. 270).
L'ANNONE CONSTANTINOPOLITAINE 277

d'annones qu'on était plus riche, à condition de construire beaucoup de


logements. La différence avec Rome, où chacun touchait une annone,
qu'on fût riche ou pauvre, tient à la volonté impériale de maintenir un
privilège civique dans l'ancienne capitale, tandis que, dans la nouvelle,
il faut attirer des capitaux.
Il est non moins certain que la charge était fort lourde pour l'Etat,
qu'elle fut supportable jusque vers le milieu du VIe siècle, mais que les
invasions de la seconde moitié du siècle, alourdissant les dépenses
militaires et réduisant les ressources de l'impôt dans les régions envahies,
la rendirent intolérable.
Parmi les points qui restent douteux, notons les incertitudes sur
l'évolution de l'annone et donc de la population constantinopolitaine au
VIIe siècle : déclin continu ou chute brutale ? Abandon de toute annone
publique et payante, ou substitution de l'Asie Mineure ou de la Sicile à
l'Egypte? Dans le premier cas, de quoi vivaient les habitants de la
capitale et, s'ils ont fui précipitamment, où sont-ils allés? Dans le second,
a-t-on pu remplacer rapidement le système complexe de l'annone
égyptienne qui bénéficiait en outre du Nil, le plus beau des fleuves qui se
jettent dans la Méditerranée? D'autres incertitudes portent sur
l'organisation de la collecte et des distributions. Toutes ces questions sont
importantes et une analyse plus minutieuse des sources apportera peut-
être une réponse ou du moins quelques éclaircissements. Cependant
aucune ne remet en cause le fait essentiel pour nous, à savoir que
Constantinople ne pouvait vivre que de l'annone en blé et que tout
complément venu d'ailleurs était nécessairement marginal puisque le nombre
maximum d'habitats qu'on peut supposer dans la ville correspond à la
population qu'on peut nourrir avec les prestations annonaires.
Parmi les questions qui restent en suspens faute d'indications
positives suffisantes, figure aussi la place des fonctions artisanales et
commerciales dans le développement de la capitale. On notera seulement
ici que ni Constantin ni ses successeurs n'ont pris la moindre mesure
en leur faveur, comme si elles ne jouaient qu'un rôle secondaire. Tout
se passe comme si le financement de Constantinople était assuré par
des fonds publics, gigantesques chantiers pour l'édification des palais,
des murailles ou des églises, salaires des fonctionnaires de
l'administration centrale, de l'administration municipale ou des bureaux du
patriarcat, et donc comme si la ville n'avait pas eu à produire des
richesses importantes pour financer ses dépenses qui, d'ailleurs, étaient en
partie prises en charge par le pouvoir. Le commerce de détail,
l'artisanat de luxe, le bâtiment . . . assuraient essentiellement les services récla-
278 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

mes par ces bénéficiaires de revenus publics. Constantinople ne créait


donc vraisemblablement qu'une richesse assez réduite par rapport à la
masse de sa population, tout comme Rome. C'est pourquoi les très
nombreux bateaux qui passaient par Constantinople ou qui venaient
l'approvisionner repartaient apparemment sans beaucoup de
marchandises; en effet on n'a guère trouvé de produits vendus par la capitale
dans le reste de l'Empire, à l'exception des marbres de Proconnèse, des
manuscrits, des soieries ou des objets d'art qui témoignent plus du
rayonnement intellectuel que du dynamisme économique de la ville. Il
convient évidemment d'ajouter les produits qui transitaient par
Constantinople, dont la ville tirait un très gros profit, mais qui étaient d'une
valeur telle que les quantités transportées ne pouvaient guère remplir
de nombreux bateaux240.

240 Un bateau de 10 000 muids chargé de blé porte une cargaison valant 333 sous.
Chargé de soie brute, il porterait une valeur de 1 600 000 sous, et même 12 fois plus avec
de la soie teinte en pourpre.
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

L'étude des deux capitales nous a confirmé, dans la gestion de


l'annone, des différences qui sont bien connues par ailleurs. La première
avait obtenu l'annone comme une rente consécutive à l'accumulation
des conquêtes; la seconde, comme une incitation à son développement.
Il en découle des différences qui méritaient d'être mises en valeur plus
nettement qu'on ne l'a fait parfois, mais cela impliquait de les étudier
ensemble pour apprécier exactement ce que chaque dossier avait de
particulier.
Cette analyse comparative a surtout servi à dissiper des ambiguïtés,
par exemple sur la nature et la finalité des panes aedium, et à mettre en
pleine lumière les traits communs aux deux villes, aussi dépendante
l'une que l'autre de l'annone, attendant tout leur pain du pouvoir qui
peut à sa guise favoriser leur développement ou précipiter leur déclin.
Et il nous est apparu que l'Etat visait à maintenir les privilèges dans
des limites strictes, vraisemblablement parce que cette politique coûtait
fort cher et qu'on ne pouvait imposer au budget de l'Empire un
accroissement indéfini des dépenses en faveur de ces capitales. C'est
pourquoi l'une et l'autre décline quand le Trésor ne peut plus faire face
à la dépense, après le sac de Rome et la perte de l'Afrique pour cette
ville, après la perte des Balkans et surtout de l'Egypte pour
Constantinople. Les empereurs d'Occident n'ont peut-être pas vu la question
fondamentale à laquelle ceux d'Orient ont pensé dès le règne de Justin II
ou même de Justinien : le maintien des capitales n'était-il pas en
contradiction avec la survie de l'Empire? C'est un point que nous avons
abordé, mais qui ne concerne pas les capitales seules. En effet, si d'autres
villes bénéficiaient aussi de distributions gratuites ou de ventes à prix
coûtant, elles pesaient à leur manière sur le budget de l'Etat et
limitaient d'autant les fonds qu'on pouvait affecter à l'armée et aux autres
dépenses.
Or nous avons rencontré de nombreux indices tendant à prouver
que Rome et Constantinople n'étaient pas les seules à être assistées. Tel-
280 L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

les villes d'Italie veulent conserver une part de l'annone égyptienne qui
leur a été accordée. Rome déchue garde une annone gérée par son évê-
que chef ici comme ailleurs de l'administration locale; pourquoi aurait-
elle conservé cette faveur alors qu'elle n'était plus que le chef -lieu du
Latium si d'autres villes, ou toutes les villes, n'y avaient eu droit elles
aussi? A Constantinople Varca frumentaria porte le nom qu'on donne
ailleurs à la caisse municipale du blé et on fait allusion plusieurs fois à
des distributions ou des détournements d'annone au profit des autres
villes de la Méditerranée orientale.
Doit-on se contenter de généralités de cette sorte ou peut-on au
contraire préciser le rôle du blé public dans la vie des cités, en même
temps que son coût pour le budget de l'Empire? C'est la question qu'il
faut se poser avant d'étudier les implications économiques et sociales
de cette politique dont on peut soupçonner l'importance d'après ce que
nous venons de dire à propos des deux capitales.
DEUXIÈME PARTIE

L'APPROVISIONNEMENT

DES CITÉS PROTOBYZANTINES


INTRODUCTION

La place de l'annone dans le ravitaillement des capitales, telle que


nous venons de la définir, soulève immédiatement la question des
autres villes, au moins des plus grandes : puisque ni Rome ni
Constantinople ne pouvaient se suffire, pour la principale des denrées, les autres
le pouvaient-elles?
Il n'est guère de monographie urbaine, même pour des villes
moyennes ou petites, qui ne fasse une ou plusieurs allusions à la
fourniture de denrées publiques, essentiellement le blé, comme on pouvait
s'y attendre : ici nous voyons le boulanger municipal, là le grenier de la
cité, ailleurs la caisse municipale du blé, ou des distributions tantôt
régulières, tantôt exceptionnelles. Dans le dossier des capitales lui-
même nous avons rencontré de tels détails. Rome, réduite au rang de
chef-lieu du Latium conserve des restes de l'annone, comme d'autres
cités du même rang. Nous avons aussi analysé une loi qui met
explicitement sur le même plan les annones de la capitale du Bosphore et celles
d'Alexandrie, d'Antioche et d'autres cités.
On ne peut donc éluder une réflexion sur le rôle de la cité ou de
l'Etat dans le ravitaillement des citadins : paysans et négociants privés
pouvaient-ils y suffire et, même s'ils le pouvaient, faisait-on
exclusivement appel à leurs services?
Il est surprenant, mais compréhensible, que les études tant
globales que particulières, accordent à cette forme d'approvisionnement
urbain une place extrêmement restreinte. Les grands manuels lui
consacrent au mieux une page, pour constater dans certains cas
l'intervention de l'Etat, sans dépasser les généralités les plus superficielles1. Ils

1 Pour ne citer que les deux manuels les plus complets, et dont les perspectives
diffèrent radicalement, E. Stein, Histoire du Bas-Empire, t. 2, De la disparition de l'empire
d'Occident à la mort de Justinien (476-565), Paris-Bruxelles- Amsterdam, 1949, qui
consacre à cette question quelques lignes aux p. 211-212, 441 et 764. A. H. M. Jones, The later
roman Empire, Oxford, 1964, p. 735.
284 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

peuvent difficilement faire mieux, car les études spécialisées se


contentent de noter les preuves de cette intervention qui, dans une ville
donnée, ne sont jamais assez nombreuses pour imposer une remise en
question de la conception la plus généralement admise : sauf exception
ou conditions particulières (guerre au catastrophe naturelle), les villes
des IVe-VIIe siècles auraient vécu uniquement ou presque des vivres
apportés sur les marchés locaux par des particuliers ou des négociants
privés2. La seule intervention dont on admet l'importance est celle de
l'Eglise qui aurait distribué la «charité» à un grand nombre de pauvres,
leur permettant ainsi de survivre. Cet état de la recherche tient à la
nature des sources, car les lois sont rares et allusives, les détails
concrets si dispersés qu'ils défient toute prétention à l'exhaustivité3 et
ne paraissent pas fournir matière à une étude globale. Aussi n'était-il
guère possible de briser le cercle dans lequel la documentation
enfermait la réflexion des historiens avant la multiplication récente des
monographies locales ou régionales qui livre une riche moisson de
documents significatifs.
Dans une telle situation, la première tâche consiste à mettre en
évidence la réalité d'un approvisionnement public afin de prouver la
légitimité de l'enquête. C'est ce que nous ferons en relisant, dans un
premier temps, les textes législatifs qui, du IIIe au Xe siècle, traitent de
cette question. Les lois ne sont ni le moyen unique, ni toujours le meilleur
pour décrire le fonctionnement d'une société mais peut-être a-t-on

2 Nombreux exemples, ci-dessous, dans toutes les monographies qui seront citées
dans le cours de cette partie. A. H. M. Jones, op. cit., reconnaît le rôle important des
autorités provinciales et municipales dans l'alimentation (p. 735), constate l'absence de
transport du blé au-delà des limites de la province, sauf dans le cas des ports (p. 644); ne
mentionne cependant que les marchands privés lorsqu'il traite de l'approvisionnement
des marchés (p. 856). On retire l'impression que le commerce privé est de loin le plus
important, même dans le cas du blé dont l'étude nous retiendra plus particulièrement, et
on ne comprend pas comment on conciliait la nécessité d'un ravitaillement relativement
constant et les aléas de la production locale que rien ne venait compléter pendant les
mauvaises années.
3 C'est pourquoi les pages qui suivent visent seulement à présenter un tableau aussi
complet et cohérent que possible à partir de la documentation que j'ai pu rassembler,
dans l'espoir qu'il attirera l'attention des chercheurs sur une question importante, ce qui
accroîtra le nombre des données disponibles et précisera ou nuancera les conclusions ici
présentées. En effet je ne prétends pas avoir recueilli toutes les indications utilisables
malgré l'ampleur des dépouillements réalisés et la masse des références que l'on trouve
dans la bibliographie récente.
INTRODUCTION 285

sous-estimé leur apport. Il est vrai que, pour notre propos, elles sont
particulièrement laconiques, car les règlements municipaux n'avaient
pas à être repris dans la législation imperiale ; et, de fait, l'organisation
du ravitaillement dépendait d'abord d'une initiative locale. Cependant
si, malgré ces restrictions, les lois parlent de distributions municipales,
c'est vraisemblablement qu'il en existait; sinon il faudrait prouver
qu'elles traitent de situations dépassées, marginales ou strictement
localisées. Or il est important de renverser la charge de la preuve, quand
les arguments sont relativement peu nombreux. D'autre part les lois
nous fournissent le vocabulaire grâce auquel nous pourrons
comprendre les autres textes, déceler parfois la présence d'un
approvisionnement municipal là où on ne l'avait pas remarqué, et remettre les trop
rares détails dont nous disposons dans un cadre qui leur donnera une
portée plus large qu'on n'aurait pu le supposer en les lisant seuls.
Une fois campé le cadre institutionnel, on pourra aborder les
autres documents, mais leur interprétation est si difficile, du fait de
leur caractère trop fragmentaire, qu'on ne pourra en tirer directement
un tableau général de la situation entre le IVe et le VIIe siècle dans
toutes les villes de l'Empire. Il faudra commencer par reprendre les
dossiers maintes fois analysés et enrichis, dont on dispose pour certaines
villes privilégiées. C'est un long chemin qui nous conduira à travers
nombre de régions, à diverses époques. Il nous fera découvrir tantôt un
aspect, tantôt l'autre, d'un phénomène général dont le fonctionnement
apparaîtra d'autant mieux que les indications concrètes rentreront
mieux dans le cadre légal défini au début, confirmant sa validité en
tous temps et en tous lieux.
Alors seulement on pourra tenter de brosser un tableau d'ensemble
qui, reprenant l'apport de chaque dossier particulier et la foule des
traits épars dans la documentation, répondra, dans la mesure du
possible, aux interrogations que suscite cette étude. La nature des
prestations, gratuites ou payantes, portant sur un ou plusieurs produits,
constitue la base indispensable à toute réflexion. Leur gestion par la cité,
avec ou sans subvention et contrôle de l'Etat, posera le problème du
pouvoir dans cette circonscription qui se trouve à la base de tout
l'édifice administratif. En particulier n'a-t-on pas trop souvent lié progrès du
pouvoir episcopal et déclin des institutions municipales antiques? N'a-
t-on pas pris pour de la charité ce qui n'était qu'une intervention de
l'administration civile continuant une très ancienne tradition? Cette
dernière question est liée à celle des bénéficiaires, uniquement des
pauvres venus s'entasser dans des villes refuges où on assurait aux indi-
286 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

gents de quoi ne pas mourir de faim, ou ensemble des habitants


profitant d'une subvention publique? L'étude quantitative, dans la mesure
où on pourra l'esquisser, précisera la place exacte de la ville dans la vie
économique, centre créateur qui vend pour payer sa nourriture ou
centre consommateur qui attend de l'impôt une partie au moins de sa
subsistance. Enfin l'évolution de ces institutions conduira à se demander
quelles corrélations peuvent exister entre le déclin des cités et celui de
leurs institutions alimentaires. Pour mieux poser ces questions, il
faudra aussi comparer les informations sur l'approvisionnement public
avec ce que nous savons des autres formes de ravitaillement,
principalement le commerce, sous ses divers aspects, et ce qu'on appelle la
charité.
Sur tous ces points on ne saurait attendre des réponses aussi
précises que pour les deux capitales. La documentation, qui nous interdit de
présenter d'emblée un tableau global, limite aussi la précision du bilan
auquel on parviendra. On n'oubliera jamais que, pour aucune ville de
province, nous n'avons une description complète de ses institutions,
que nous reconstituerons leur fonctionnement à partir d'éléments pris
dans diverses cités et que, sur certains points importants, rien ne
fournit aujourd'hui d'indices significatifs. Il sera, dans ces conditions,
difficile d'aller très avant dans l'étude des différences qui ne pouvaient pas
ne pas exister, au moins entre les plus grandes villes et les plus petites,
entre les ports fluviaux ou maritimes, ouverts sur l'économie
méditerranéenne, et les cités de l'intérieur, entre les régions sans cesse
parcourues par les armées et celles qui, telle l'Egypte, sont restées à l'écart des
invasions jusqu'au début du VIIe siècle.
Malgré ces réserves, il n'est pas vain de poser la question du
ravitaillement urbain dans l'empire protobyzantin car les sources
disponibles livrent des informations importantes sur maints aspects et
l'interrogation suscitera sans aucun doute d'autres découvertes.
CHAPITRE 1

LES CADRES JURIDIQUES


DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC

L'étude des textes législatifs n'a pas pour but d'épuiser tout leur
apport. Telle loi relative à l'approvisionnement d'une ville particulière
ne prendra sa véritable signification qu'après avoir été replacée dans le
contexte local grâce aux autres types de sources. Telle indication sur sa
gestion exige, pour nous devenir claire, d'être comparée à des papyrus
ou des récits qui mettent en scène les agents responsables.
Par contre on ne peut comprendre les sources non législatives sans
connaître les cadres dans lesquels s'inscrivent les détails qu'elles nous
livrent. La première exigence est celle du vocabulaire qu'il faut définir
avec précision car on n'a pas vu l'intérêt de certains textes uniquement
pour n'avoir pas reconnu un terme technique univoque,
indubitablement révélateur du ravitaillement public dans une cité. Il convient
ensuite de préciser le rôle dévolu à divers personnages, en particulier
pour savoir s'ils agissent en tant que personne privée, chefs d'une
communauté religieuse ou détenteurs d'une parcelle d'autorité civile - et
laquelle? Par-dessus tout, il faut d'emblée établir l'existence d'un
problème général de l'approvisionnement, dont on ne pourra plus négliger
l'importance, afin de justifier l'examen minutieux des sources
dispersées qui n'ont guère retenu l'attention à ce jour. Les buts principaux ici
visés consisteront donc seulement à souligner l'importance de la
question posée et à expliciter les concepts et mécanismes administratifs qui
sont les instruments indispensables de cette étude.
La lecture des divers recueils de lois qui nous sont parvenus révèle
aussi bien une différence de nature entre certains d'entre eux qu'une
évolution dans la manière dont fonctionne ce service public du
ravitaillement urbain, deux raisons suffisantes pour préférer une étude
chronologique à une réflexion globale sur les divers thèmes qu'ils abordent.
C'est d'ailleurs la compréhension exacte des conditions de l'évolution
288 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

qui révélera le mieux la remarquable continuité des préoccupations


fondamentales derrière les diverses solutions adoptées pour les
satisfaire. Byzance, comme toute civilisation, a évolué même dans les périodes
réputées les plus homogènes, mais les bouleversements les plus
radicaux n'ont pas fait table rase de tout le passé, ici du passé romain1.

I - LA TRADITION ANTIQUE DU DIGESTE

Ce n'est point ici le lieu de discuter les conditions dans lesquelles


les villes romaines des trois premiers siècles de notre ère étaient
approvisionnées. On notera seulement que la question est posée en termes
trop généraux dans la plupart des études auxquelles renvoient les tra-

1 L'histoire dite «événementielle» trouvait naturellement des ruptures nettes lors


des changements de dynasties, des grandes révolutions ou des conquêtes majeures.
L'histoire qui, actuellement, se veut « totale » à conservé le vieux rêve des articulations
chronologiques autour de faits significatifs. D'où les tentatives de « périodisation », terme
souvent dangereux car tout ne change pas au même moment dans tous les domaines. Pour
ne prendre que l'exemple de la cité antique, sous sa forme romaine, elle conserve
jusqu'au VIIe siècle ses fonctions administratives et une large part de ses structures socio-
économiques ; de ce point de vue, le Bas-Empire se prolonge jusqu'au règne de Maurice,
ou plutôt d'Héraclius, comme l'a parfaitement vu A. H. M. Jones. Par contre, dès 400, le
paysage urbain est profondément transformé par la multiplication des édifices chrétiens
et l'affirmation de la nouvelle idéologie chrétienne. Toute la période, dite à juste titre
protobyzantine, est faite de ces dégradés à évolution différente, dont le résultat est qu'on
entre plus ou moins vite, selon les structures étudiées, dans le moyen âge byzantin qui
commence tantôt au IVe siècle, tantôt au VIIe, ou même au VIIIe siècle. Nous allons
constater que, sur le seul sujet très limité de l'approvisionnement urbain, nous nous trouvons
en présence d'une institution antique, mainte fois remaniée, mais toujours vivante, dont
la persistance est un signe d'« archaïsme » tandis que la manière dont elle persiste est
largement médiévale. Paradoxe d'une survivance antique gérée par des institutions
médiévales! On mesure ici la difficulté d'écrire une histoire «byzantine» dans laquelle
continuités et ruptures sont constamment enchevêtrées. Doit-on parler d'une civilisation
byzantine, ce qui privilégie l'étude des grands thèmes, et donc des éléments de
continuité? Ou d'une histoire de l'empire byzantin, certes homogène par la continuité du pouvoir
dans une même capitale, par la défense d'une même idéologie, par la persistance de
problèmes géopolitiques constants . . ., mais sans cesse tiraillé entre le poids d'un héritage
obsolète farouchement défendu par ceux qui en profitaient, et les exigences d'un présent
toujours renouvelé qui érodait les vieilles structures jusqu'à les rendre méconnaissables?
La question a été posée par A. Kazhdan et A. Cutler, Continuity and discontinuity in
byzantine history, Byz. 52, 1982, p. 429-478. Chacun des éléments de réponse proposés
demanderait une étude très poussée.
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 289

vaux récents. En particulier la législation ancienne conservée dans le


Digeste n'a guère été mise à contribution pour suggérer une possible
continuité entre la politique municipale d'approvisionnement des cités
grecques et hellénistiques et celle des villes -omaines2.

A - Origine et importance de l'approvisionnement public

1) Les munera

Les extraits de lois ou d'ouvrages juridiques où figurent les services


municipaux chargés d'acheter le blé ne laissent aucun doute sur leur

2 Les indications les plus précises se trouvent dans RE, s. v. annona, curatores, fru-
mentum, σιτοφύλακες, σιτώναι, σιτονία. Les références au monde grec d'avant la
conquête romaine l'emportent très nettement sur celles qui se rapportent à la période impériale,
pour laquelle le Haut-Empire est beaucoup mieux documenté que le Bas-Empire. D'où
l'impression de déclin régulier des institutions alimentaires dans les cités. J. Rea, dans
son introduction à P. Oxy. 40, de même que J.-M. Carrié, Les distributions alimentaires
dans les cités de l'empire romain tardif, MEFR 87, 1975, p. 1070-1071, n'insistent guère
sur la continuité possible du Ve siècle avant notre ère jusqu'à notre période. Le Digeste,
qui reprend exactement le vocabulaire traditionnel depuis 800 ans, tout en décrivant des
situations bien réelles du milieu du IIe siècle au début du IVe siècle, conduit à se poser la
question de la continuité de l'institution tant qu'il y eut des cités. Nous verrons d'ailleurs
qu'on peut difficilement imaginer une cité sans sitonia dans une économie traditionnelle,
telle celle qui prévalut avant comme après le début de l'ère chrétienne. Pour bien
montrer la continuité entre l'Antiquité et le début du moyen âge byzantin, il n'est pas inutile
de rappeler la date des passages du Digeste qui seront utilisés ci-dessous. Certes la
situation a beaucoup changé entre le IIe et le VIe siècle, mais les juristes de Justinien
estimaient qu'on pouvait trouver au moins matière à réflexion dans ces vieux textes. D'après
W. Kunkel, Herkunft und soziale Stellung der römischen Juristen, Graz, Vienne, Cologne,
1967 {Forschungen zum römischen Recht, 4) : -Papirius Justus (D 50, 8, 12) fut le
compilateur des constitutions de Marc Aurèle; -Salvius Julianus (D 3, 5, 29 et 48, 12, 3) vécut sans
doute jusque vers 165; -Papinianus (D 16, 2, 17), le plus grand des jurisconsultes romains,
fut préfet du prétoire à partir de 203 et mourut en 212; -Julius Paulus (D 50, 8, 7),
assesseur du préfet du prétoire Papinianus et lui-même préfet du prétoire, écrivit sans doute
sous le règne d'Alexandre Sévère; -Domitius Ulpianus 0 50, 5, 2; 50, 8, 2; 50, 16, 15)
mourut en 228; -Aelius Marcianus (fl 50, 1, 8; 50, 8, 9) écrivait sous les règnes d'Elagabal
et Alexandre Sévère; -Hermogenianus (D 50, 4, 1) vivait sans doute au début du IVe siècle;
-Arcadius Charisius (D 50, 4, 18) est un auteur tardif dont on ne peut préciser davantage
à quelle époque il vécut. Comme on le voit la majorité de ces juristes vivait à la fin du IIe
et au début du IIIe siècle. D'après E. Levy et E. Rabel, Index interpolationum quae in
Justiniani digestis inesse dicuntur, 3 t. Weimar, 1929-1935, aucun de ces textes ne serait
interpolé.
290 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

présence dans un très grand nombre de cités, sinon dans la totalité


d'entre elles. En effet, d'après les lois générales sur les munera
personalia, dont la responsabilité repose au fond non sur tel bien mais sur telle
personne3 - même s'il faut avoir des biens pour pouvoir ou devoir les
exercer -, ces munera sont présentés par les empereurs comme des
obligations pesant sur la totalité des cités. L'énumération des
principaux d'entre eux confirme cette interprétation : quelle cité pourrait se
voir dispensée par exemple d'entretenir les routes qui passent sur son
territoire, de lever l'impôt, de veiller à la voirie locale, d'organiser les
jeux ou d'entretenir et de chauffer les bains4? Or les prescriptions
relatives à l'alimentation sont mises exactement sur le même plan que
les autres et on ne voit pas pourquoi elles seules ne seraient pas
valables pour toutes les cités et sur toute l'étendue de l'Empire. Une loi mal
interprétée pourrait laisser croire qu'il n'en est rien puisqu'elle stipule
que le soin d'acheter le blé et l'huile fait partie, dans certaines cités, des
munera personalia. Cependant si on considère tout le mouvement du
texte, on constate que la question n'est pas de savoir si toutes les villes
ou seulement certaines d'entre elles possèdent de tels services, mais
s'ils doivent être toujours considérés comme des munera personalia5.
Une loi l'affirme6, une autre distingue apparemment entre les services

3 Sur la distinction entre munera personalia, qui exigent seulement l'attention et


l'ardeur au travail du responsable 0 50, 4, 18, § 1), et munera patrimoniorum, dus au
titre d'un bien qu'on possède et qui sert de garantie pour une bonne exécution de la
charge (D 50, 4, 18, § 18), voir, en dernier lieu, L. Neesen, Die Entwicklung der Leistungen
und Ämter (munera et honores) im römischen Kaiserreich des zweiten bis vierten
Jahrhunderts, Historia, 30, 1981, p. 203-235. Le plus souvent la sitonia est une charge
personnelle, mais il arrive qu'elle soit attachée à un bien (ci-dessous, n. 5).
4 Liste de ces munera dans D 50, 4, 1 et 18.
5 D 50, 4, 18, § 5 : Cura emendi frumenti [et] olei inter personalia munera in quibus-
dam civitatibus numerantur, et calefactio publici balnei, si ex reditibus alicujus civitatis
curatori pecunia subministratur : Le soin d'acheter le blé et l'huile est classé dans
certaines cités parmi les charges personnelles, de même que le chauffage du bain public, si les
fonds sont fournis au curateur sur les revenus de la cité. Donc le soin de l'alimentation
peut être une charge personnelle si on reçoit les fonds d'un autre, et si on se contente de
les utiliser pour l'achat des denrées. Ailleurs ce sera une charge réelle si la même
personne doit fournir et les fonds et les denrées qu'on achète avec eux. Les autres lois citées
ci-dessous prouvent que l'alimentation est aussi importante que le reste des charges
municipales, plus peut-être, donc qu'elle est au moins aussi répandue qu'elles. Or on
trouvait des bains et autres commodités dans la plupart des villes.
6 D 50, 4, 1 : La cura frumenti comparandi, le soin d'acheter le blé, est classé parmi
les munera personalia, sans restriction.
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 291

du ravitaillement qui se limitent à la gestion de fonds versés par la cité


et ceux qui imposent aussi la collecte des denrées : dans le premier cas,
on exerce un munus personale, dans le second, un munus
patrimoniale7. Nous retiendrons de cette intéressante distinction à la fois le
caractère universel de ces institutions qui n'est pas remis en question et
le fait que les responsables avaient parfois seulement la charge de
distribuer des denrées fournies par la cité, ce qui prouve l'existence d'un
service indépendant pour la collecte au moins du blé et de l'huile8.
Surtout cette différence de statut selon les cités nous explique la
raison du silence des sources, d'où l'on a conclu à l'inexistence d'un
ravitaillement organisé par la cité. On voit nettement que l'organisation
concrète dépend de chaque cité puisqu'elle peut varier; elle ne ressortit
pas à la législation générale de l'Empire qui se contente d'en imposer la
mise sur pied, mais qui tient compte des situations locales, laissant à
chacun le soin d'organiser la perception comme il l'entend, en
promulguant des règlements municipaux différents.

2) Le vocabulaire des munera

L'étude du vocabulaire permet d'intéressantes remarques. D'abord


le terme latin d'arca frumentaria est utilisé d'une manière qui ne laisse
aucun doute sur le fait qu'elle soit la caisse civique du blé ou des
denrées9. Comme c'est le terme même que nous avions rencontré dans

7 D 50, 4, 18, § 25 : Habent quaedam civitates praerogativam, ut hi, qui in territorio


earum possident, certum quid frumenti pro mensura agri per singulos annos praebeant :
Certaines cités ont disposé que ceux qui possèdent des biens sur leur territoire versent
chaque année une certaine quantité de blé proportionnelle à la superficie de ces biens.
Praerogativa a ici plutôt le sens neutre de décision que le sens fort de privilège, car on
voit mal en quoi le paiement d'une taxe est un privilège en soi, à moins que le texte
originel n'ait pas été entièrement recopié et qu'il faille entendre : par opposition aux cités où
l'on doit verser la monnaie qui permettra d'acheter le blé, certaines ont le privilège . . .
Mais rien n'impose cette interprétation d'un texte suffisamment long et détaillé pour
qu'on le considère comme complet.
8 Cf. n. 5 : Les fonds sont collectés par le curateur qui est distinct de celui qui
effectue les ventes ou les distributions.
9 D 50, 4, 1 : Personalia civiltà sunt munera . . . annonae et similium cura : ...
frumenti comparandi . . . arcae frumentariae : On considère comme charges personnelles
l'annone et les opérations semblables : ... le soin d'acheter le blé, ... le soin de la caisse
du blé. L'annone se distingue sans aucun doute de ce qu'on appelle l'achat du blé et la
caisse du blé. La première concerne l'Etat, les autres ne peuvent concerner que la cité.
Bien noter la différence entre l'achat du blé et la caisse du blé.
292 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

l'étude des capitales, on peut présumer qu'elle aura dans les autres
cités une fonction équivalente, moins d'approvisionnement en période
d'abondance, avec du blé fiscal, que d'intervention pendant les disettes
ou les famines grâce à des achats de précaution ou des achats forcés
(coemptio, συνωνή en grec). L'équivalent grec du terme n'est pas donné
dans le Digeste, surtout composé de textes latins, mais nous l'avons
déjà rencontré (σιτωνικόν) 10. Par contre, si la caisse porte un nom latin
clair et bien formé, la charge de la gérer est rendue par une expression
si lourde (cura emendi frumenti et olei)11, de même que le nom du
responsable l'est par une expression si peu répandue (curator frumenti et
olei)12, que les juristes préfèrent utiliser les termes grecs translittérés
(sitonia pour σιτωνία, sitona pour σιτώνης)13 et se sentent obligés de
préciser par le rappel du terme grec quand ils emploient la formule
latine complète14. Cette remarque, rapprochée du fait que, selon toute
apparence, les informations relatives à l'approvisionnement public
dans les cités sont quasi inexistantes dans l'Occident romain (hors
l'Italie et l'Afrique), et du fait qu'on ne rencontre pas de très grandes
métropoles en Espagne, Gaule, Bretagne et provinces du haut-Danube,
conduit à voir dans les institutions alimentaires une création orientale,
antérieure à la formation l'empire romain, sans doute florissante dans
le monde hellénistique, conservée dans la pars Orientis, mais qui connut
dans l'Occident peu urbanisé avant la conquête romaine un
développement apparemment limité15. Il faudrait pouvoir déterminer s'il existe
un rapport entre les limites de l'empire byzantin dans sa plus grande
extension et les limites de la zone où ces institutions municipales sem-

10 Ce terme apparaît souvent dans les sources; voir index, 5. ν. σιτωνικόν.


11 Cf. n. 5.
12 Harum specierum curator es (cf. n. 14) désigne ceux qui exercent cette cura, d'où je
conclus qu'ils portent le nom de curatores frumenti et olei (comparandi).
13 D 50, 5, 2 (munus sitoniaé); 50, 9, 12 (sitonae) . . .
14 D 50, 4, 18, § 5 : Le texte cité à la n. 5 comporte une incise d'une grande
importance : Cura emendi frumenti (et) olei (nom harum specierum curatores, quos σιτώνας et
ελαιώνας appellant, creari moris est) : Les curateurs de ces denrées que l'on appelle σιτώ-
ναι et έλαιώναι. On prend soin de rappeler le nom grec de ces agents municipaux,
manifestement parce qu'ils sont plutôt connus sous ce nom que sous leur nom latin.
15 C'est une donnée importante à verser au dossier de la vie urbaine dans l'empire
romain. Il a maintenu ce que le monde hellénistique lui avait légué. Il a transmis cette
forme de vie citadine à l'Occident, mais sans parvenir à lui donner la même ampleur.
Quand on parle de déclin urbain après les grandes invasions, il faut aussi garder ce fait
présent à l'esprit.
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 293

blent avoir été les plus développées16. Par contre, il est peu contestable
que les limites géographiques fixées à notre étude correspondent à une
réalité sociale : les régions que nous étudions étaient à la fois les plus
urbanisées et celles qui possédaient le ravitaillement municipal le plus
développé. Il n'est pas encore temps de se demander quelles relations
causales peuvent exister entre ces deux phénomènes.
La lecture attentive des lois qui nous sont parvenues montre par
ailleurs que la sitonia est très nettement distinguée des autres
opérations de collectes de denrées, que ce soient celles destinées à l'armée, à
l'administration civile ou à la ville de Rome, aussi bien que celles qui
alimentent l'annona. Cette institution figure dans certains textes du
Haut-Empire, semble désigner les fournitures régulières de blé à prix
public et constituait le plus souvent un munus patrimoniale d'après le
Digeste qui y fait allusion sans s'étendre17. En droit, le blé municipal
des cités de l'Empire n'était pas de même nature que celui des
capitales, puisque tout ce qui touche les premières est privé, alors que ce qui
concerne les autres est public18. On ne peut cependant tirer aucune
conclusion de l'emploi de l'adjectif publicus (δημόσιος en grec) qui, en
théorie, ne s'applique qu'aux affaires de l'Etat romain, mais qui, en
fait, désigne aussi bien les affaires des cités ou les biens municipaux
que ceux qui relèvent de l'Etat romain19.

16 Ce sont les élites urbaines qui ont appelé les Byzantins à l'aide contre les
souverains barbares, mais il est vraisemblablement faux de chercher un rapport direct entre
les succès de Justinien et le degré d'urbanisation des régions conquises.
17 Voir ci-dessus, n. 9, pour la distinction nette entre annone impériale et
approvisionnement municipal. Cependant, dans certains cas, on trouve l'expression annona
patriae (D 50, 8, 7) pour désigner l'approvisionnement d'une cité et NJ 7, 8 met sur le
même plan les πολιτικού αιτήσεις de Constantinople et des autres villes. Il en ressort que
l'on considérait l'annone des capitales comme d'une autre nature que celle des villes,
mais que l'on employait parfois les mêmes termes pour l'une et pour l'autre. Comme
annona n'apparaît que dans des textes où il semble désigner l'approvisionnement en blé
public à prix constant, je ne l'emploierai que dans ce sens. Il est cependant fort possible
que ce terme ait eu une acception plus large, mais, actuellement, je ne peux l'établir de
manière formelle.
18 D 50, 16, 15 : Bona civitatis abusive «publica» dicta sunt : sola enim ea publica sunt
quae populi romani sunt. C'est un abus de déclarer « publics » les biens d'une cité : seuls
en effet sont publics ceux qui appartiennent au peuple romain.
19 Les bains municipaux, entretenus par des taxes locales (συιήθειαι) sont dits
δημόσια, de même que l'une des catégories d'impôts pour l'Etat, dans les papyrus d'Egypte
(parmi des dizaines d'exemples, voir P. Cairo-Masp. 67 009 et Edit 13, éd. dans NJ, p. 780-
294 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Pour être complet, et souligner le parallélisme complet entre


l'approvisionnement des cités et celui des capitales, il faut mentionner dès
maintenant l'alimonia (τρόφιμον en grec) qui n'est pas mentionnée
dans le Digeste mais qui est bien attestée dans les autres sources : c'est
le service qui distribue du blé gratuit à certains citoyens des villes20.

Β - La gestion du ravitaillement municipal

Même si l'Etat se contente de directives générales car il tient à


respecter les conditions locales, l'existence de lois générales suffit à
prouver qu'il ne se désintéresse pas de la manière dont la population des
cités est nourrie.

1) Le poids de l'Etat

L'importance attachée par l'empereur au ravitaillement des cités


ressort particulièrement du rôle dévolu au gouverneur, le représentant
local du pouvoir exécutif, dans le bon fonctionnement de l'institution.
C'est lui qui veille à la juste répartition des charges dans les cités21 et il
applique pour cela les dispositions générales prises par le pouvoir, mais
veille aussi à ce que les décurions se conforment aux règlements
municipaux22.

795, passim ; P. Oxy. 26). On ne peut jamais tirer argument de l'adjectif publicus
(δημόσιος) pour conclure au caractère municipal ou étatique d'une réalité quelconque.
20 Voir index, 5. v.
21 D 50, 4, 3, § 15 : Praeses provinciae provideat munera et honores in civitatibus
aequaliîer per vices secundum aetates et dignitates, ut gradus munerum honorumque
antiquitus statuti sunt, injungi, ne sine discrimine et frequenter isdem oppressis simul viris et
viribus res publicae destituantur : Le gouverneur doit veiller à ce que les charges et les
honneurs soient attribués selon l'âge et les dignités, conformément à la hiérarchie
traditionnelle des charges et des honneurs, afin qu'on ne désorganise pas la vie des cités en
imposant sans discernement et trop fréquemment les mêmes personnes et les mêmes
biens.
22 Que le gouverneur applique une législation générale découle de ce que les
empereurs légifèrent et que les lois ont été reprises dans un livre du Digeste ; qu'ils appliquent
cette législation en fonction des lois municipales apparaît dans la proposition ut gradus
munerum honorumque antiquitus statuti sunt, et dans nombre de détails qui seront
analysés ci-dessous : on constate que l'Etat fixe des limites assez larges à l'intérieur desquelles
chaque cité peut choisir la forme qui lui convient le mieux. Mais, une fois la loi
municipale adoptée, les décurions doivent s'y conformer sous l'oeil vigilant de l'administration.
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 295

Pour l'Etat, l'obligation première consiste à assurer un


approvisionnement régulier en blé et sans doute en huile, bien qu'on ne puisse
affirmer en toute rigueur que cette seconde denrée servait seulement à
la consommation alimentaire23. Le blé municipal qui assurait aussi le
paiement en nature des fonctionnaires, l'assistance aux enfants
pauvres...24, pouvait faire l'objet de distributions gratuites. Comme le
Digeste n'en dit rien, c'est vraisemblablement parce qu'elles
constituaient des libéralités facultatives dont le versement n'était pas jugé
indispensable à la survie de l'Empire. Il n'en était pas de même pour le
blé à prix public livré régulièrement, ce dont témoignent trois extraits
du Digeste.
Les deux premiers ne posent aucun problème d'interprétation25 :
l'empereur interdit aux décurions (decuriones), c'est-à-dire aux
autorités municipales ès-qualités, et non à quelque personne privée, de
vendre du blé aux habitants de la cité (civibus suis) moins cher que le prix
de l'annone. Il ne peut en aucun cas être question de ventes privées, car
la loi définit avec soin des rapports entre administrateurs et
administrés. Le troisième est manifestement une autre version de la même loi

23 L'huile servait au moins pour l'éclairage municipal, et peut-être aussi pour les
bains publics.
24 Les distributions de denrées aux militaires et aux fonctionnaires, soit résidants,
soit de passage, sont bien connues par le reste de la documentation. Dans les lois relatives
à l'administration municipale, on y trouve quelques allusions : D 50, 4, 18, § 8 : qui anno-
nam suscipit vel exigit vel erogai : recevoir et percevoir l'annone peut se rapporter aussi
bien à l'annone de Rome qu'à celle des agents de l'Etat, mais la distribuer n'a de sens que
si c'est à des personnes résidant dans la cité. Cette distribution peut difficilement
concerner les prestations alimentaires aux citoyens parce que leur cas a été envisagé plus haut
(D 50, 4, 18, § 5; cf. n. 5 et n. 14) et parce que l'on ne peut guère traiter ensemble et dans
une même formule une question qui relève de l'administration locale et une autre qui
dépend de l'administration centrale. Les bénéficiaires locaux sont donc des agents de
l'Etat, militaires, fonctionnaires ... Cf. D 50, 4, 1 § 13 : Eos milites, quibus supervenienti-
bus hospitia praeberi in civitate oportet : Les militaires, à qui, lorsqu'ils arrivent dans une
cité, il faut assurer l'hébergement ... Si on les héberge, on les nourrit.
25 D 48, 12, 3 : Imperatores Antoninus et Verus Augusti in haec verba rescripserunt :
«Minime aequum est decuriones civibus suis frumentum vilius quant annona exigit
vendere». Item rescripserunt jus non esse ordini cujusque civitatis pretium grani quod invenitur
statuere ». Les décurions n'ont pas le droit de vendre le blé à un prix inférieur à celui de
l'annone et n'ont pas, non plus, le droit de fixer le prix du blé qu'ils se sont procuré. D 50,
1,8: Non debere cogi decuriones vilius praestare frumentum civibus suis quant annona
exigit divi fratres rescripserunt. Même interdiction que dans la loi précédente avec
l'indication qu'elle a été imposée par plusieurs empereurs, raison supplémentaire pour
considérer que ce sont les deux mêmes que dans le texte précédent.
296 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ou d'une loi semblable à celle que reprennent les deux premiers


textes26. Il est, une fois encore, question de décurions, de blé, de la
«patrie» à la place des citoyens et de prix qui ne doit pas être inférieur à
un prix qu'on ignore. Il faut évidemment restituer un complément au
comparatif et le faire sur le modèle des deux premiers textes. On obtien
ainsi une formule qui signifiait : les décurions ne doivent pas être
obligés de vendre à un prix inférieur à celui de l'annone, le blé qui
constitue l'annone temporaire de leur patrie27. On peut reconnaître certaines
fonctions de Yannona des cités, à travers ces trois extraits. La belle
définition du législateur pour qui son blé «constitue l'annone
temporaire de la patrie» nous apprend que cette caisse n'intervient pas
nécessairement en permanence, mais qu'elle pèse plutôt sur le marché au
moment de la soudure, ou pendant une disette ; dans ce dernier cas, elle
reçoit certainement l'aide de Varca frumentaria. Elle intervient avec
moins de vigueur que dans les capitales - au moins dans le très grand
nombre des petites cités - car le marché libre y est actif et suffit une
bonne partie de l'année à assurer l'approvisionnement en céréales. On
devine la différence essentielle entre Yannona et Y arca : la première
intervient chaque année ou presque pendant les mois difficiles du
printemps; la seconde n'apporte un complément que les mauvaises années,
lorsqu'il faut soutenir le marché local six, neuf ou même douze
mois28.
L'interdiction d'imposer aux décurions une vente à un prix
supérieur à celui de l'annone fournit une autre information de première
importance. Les deux derniers extraits sont parfaitement clairs : on ne
doit pas obliger les responsables à livrer le blé municipal à un prix
inférieur à celui de l'annone, c'est-à-dire au prix public d'adaeratio-coemp-
tio valable pour toutes les perceptions publiques en nature, et identique

26 D 50, 8, 7 : Decuriones pretto viliori frumentum quod annona temporalis est patriae
suae praestare non sunt cogendi. Le sens est manifestement le même, bien que le texte soit
incompréhensible dans l'état où il nous a été transmis.
27 On peut, par exemple, restituer : Decuriones pretto viliori quant annona exigit
frumentum quod annona temporalis est patriae suae praestare non sunt cogendi. La faute est
facile à expliquer : le scribe aura sauté de quant annona à quod annona, oubliant ainsi un
membre de la phrase.
28 Dans les deux capitales, Varca et l'annone sont suffisamment distinctes pour qu'on
ne puisse guère admettre que les deux termes recouvrent la même réalité dans les villes
de province.
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 297

sur toute l'étendue de l'Empire29. Le premier texte, amphibologique, si


on le considère seul, perd son ambiguïté30. Il est en effet si proche des
deux autres qu'il ne saurait avoir une autre signification qu'eux. Il est
impossible de supposer que l'Etat fixe un prix minimum, destiné peut-
être à protéger les paysans, désireux de vendre leur blé, contre le
dumping des gros propriétaires qui jetteraient du blé municipal sur le
marché pour ruiner leurs concurrents. Dans les trois cas, l'empereur
rappelle la finalité première de Yannona. Certes, la cité peut avoir prévu
dans ses règlements municipaux, des distributions gratuites ou à prix
très avantageux - le texte ne le dit ni ne l'exclut, puisque ce n'est pas
son propos - mais une pression quelconque, populaire ou autre, ne
peut contraindre ses dirigeants à en pratiquer contre leur gré et contre
les lois locales. L'annona n'a pas pour but premier de faire des
cadeaux, de redistribuer généreusement d'hypothétiques surplus, elle
doit assurer la continuité de l'approvisionnement sans dilapider ses
fonds. En particulier, elle ne doit pas intervenir à tout moment mais
uniquement quand les prix montent trop sur le marché; c'est pourquoi
elle est temporaire. Ainsi elle ne perdra pas d'argent en revendant son
blé au moins au prix auquel elle l'a payé.
L'absence de toute mention relative à des prix maximums montre
que les décurions peuvent agir à leur guise en période de pénurie,
adaptant l'offre à la demande soit par un prix de vente dissuasif pour
le blé de Varca, soit par une limitation des quantités auxquelles chaque
individu aura droit. Dans ces conditions, la caisse du blé fonctionnait
dans les cités comme à Rome puis à Constantinople31 : elle obtient du

29 Non debere cogi ; non sunt cogendi. L'évolution du nom annona mériterait une
étude approfondie, tant elle apparaît révélatrice de l'évolution générale de la vie
économique. Vers le début de notre ère, à une époque où le poids de l'Etat n'était pas encore trop
lourd, annona désigne le prix tel qu'il se forme sur le marché. Je remercie Monsieur Jean
Andreau d'avoir attiré mon attention sur ce sens du terme (pour des références, voir le
Thesaurus linguae latinae). Peut-être les auteurs cités par le Digeste entendaient-ils ainsi
annona : il ne fallait pas vendre le blé public à un prix inférieur au prix du marché. Mais,
à partir du IVe siècle, sinon avant, le terme désigne les prestations publiques et, pour
moi, les auteurs du Digeste pouvaient difficilement l'entendre autrement que comme le
prix public uniforme dans tout l'Empire.
30 « II n'est pas juste que les décurions vendent du blé à un prix inférieur à celui de
l'annone» peut s'entendre de deux manières: ou bien ils n'ont pas le droit de baisser
artificiellement les prix; ou bien on les protège contre la pression populaire qui pourrait
exiger des prix trop faibles pour assurer l'équilibre financier de Varca.
31 Voir index s. v. arca frumentaria et σιτωνικόν.
298 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

blé au moment où il est le moins cher soit sur le marché, soit par la
levée d'un impôt en blé, soit par l'achat forcé à prix public, elle le
rassemble, le stocke et attend une période de crise pour le revendre soit au
prix d'achat si les circonstances le permettent, soit plus cher; dans ce
dernier cas, elle réalise un bénéfice qui servira à payer les frais de
gestion et, éventuellement, à alimenter d'autres postes du budget
municipal.
L'Etat ne se contente pas de fixer des prix minimums. Il impose
des règles assez strictes en d'autres domaines pour faciliter le
fonctionnement du ravitaillement municipal. D'abord les décurions n'ont pas le
droit de fixer le prix auquel ils achètent le blé32. On peut comprendre
que le prix d'achat sera obligatoirement celui de l'annone ou, plutôt,
comme le montreront des exemples, qu'ils doivent l'acheter au prix de
l'annone en temps normal et au prix du marché pendant les périodes
de disette. Rien n'est dit sur les moyens utilisés pour obliger les
détenteurs de blé à le livrer au prix qu'on leur propose, mais nous verrons
qu'ils existent. Ainsi la curie agit dans des limites bien définies qui
excluent la démagogie comme les abus pour se procurer soit à l'avance,
à bon prix, soit au dernier moment, au prix du marché, le blé qui
permettra de faire la soudure. Le contrôle permanent qu'indiquent nos
sources ne peut être que celui du gouverneur.
C'est en général par achat sur le marché ou par les versements
d'assiettes fiscales affectées à cette charge qu'on se procure les
quantités nécessaires33. Rien n'est dit sur les limites imposées à cette
dépense. La raison m'en paraît simple. En temps normal, on utilise chaque
année les fonds inscrits au budget municipal, vraisemblablement sous
le contrôle du gouverneur, et il est inutile que ce dernier intervienne
car, d'une part, la population exerce une pression suffisante pour
qu'on dépense les fonds en totalité et, d'autre part, ceux-ci sont limités
par le budget et personne ne peut dépenser plus qu'il n'était prévu. En
temps de crise, le gouverneur pouvait intervenir, mais la pression des

32 D 48, 12, 3 : voir n. 25. Le contrôle du gouverneur, que nous constaterons par la
suite (p. 308-309) devait impliquer aussi un contrôle des prix pratiqués lors d'une coemp-
tio.
33 C'est ce que montreront les exemples concrets, dans le chapitre suivant,
confirmant la répétition, constante dans le Digeste, du verbe emere, de ses dérivés ou de ses
synonymes : D 3, 5, 29 : pretium siliginis quae in publicum empia erat; D 48, 12, 3 : pre-
tium grani quod invenitur; D 50, 4, 1, § 2 : cura frumenti comparandi; D 50, 4, 18, § 5 :
cura emendi frumenti . . .
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 299

affamés suffisait pour qu'on fixe une limite acceptable pour tous aux
achats supplémentaires qui seraient imposés à ceux qu'on soupçonnait
de conserver leur grain à des fins spéculatives.

2) Le personnel municipal

Nous ignorons la manière dont l'annona était gérée. Peut-être


l'était-elle par les mêmes personnes que Varca frumentaria. Les cités
ne peuvent se dérober à l'obligation d'en entretenir une, au moins
parce qu'elles doivent choisir des sitonae selon des normes précises.
Tout décurion est susceptible d'être élu s'il est majeur - et l'âge de la
majorité, dans ce cas, ne peut être inférieur à 16 ans ou supérieur à
25 ans34, sauf s'il remplit certaines conditions : avoir un certain
nombre d'enfants vivants, le plus souvent cinq35; avoir plus de 70 ans36;
exercer certaines fonctions comme celle de rhéteur, de grammairien
ou de médecin37. Quand la charge est particulièrement lourde, le
sitona est assisté d'un subcurator et la loi règle les rapports entre le
responsable et ses subordonnés, principalement en cas de
malversations38.

34 D 50, 5, 2 : Sextum decimum aetatis annum agentem ad munus sitoniae vocari


non oportet : sed si nihil proprie in patria servatur de minoribus quoque annis viginti
quinque ad munera sive honores creandis, justa aetas servando est : II ne faut pas
appeler au service de la sitonia ceux qui n'ont pas seize ans; cependant l'âge légal doit être
respecté, si aucune disposition particulière à la patrie n'est en vigueur pour la
nomination aux charges et aux honneurs des personnes de moins de vingt-cinq ans. Bel
exemple d'équilibre entre les limites raisonnables fixées par l'Etat et les choix
totalement libres des cités à l'intérieur de ce cadre! Les autonomies locales étaient une
réalité. Voir aussi D 50, 4, 8.
35 D 50, 4, 1, § 12 : Cura frumenti comparandi munus est, et ab eo aetas septuaginta
annorum vel numerus quinque incolium liberorum excusât. Le soin d'acheter le blé est
une charge dont on est dispensé à partir de soixante-dix ans, ou si on a cinq enfants
vivants. D 50, 5, 2, § 1, parle seulement du numerus liberorum, sans plus de
précision.
36 Ibid. Cf. aussi D 50, 6, 4.
37 D 27, 1, 6, § 8 : Les philosophes, rhéteurs, grammairiens, médecins sont dispensés
de diverses charges dont la σιτωνία et Γέλαιωνία.
38 D 3, 5, 29 : Quemdam ad siliginem emendam curatorem decreto ordinis constitu-
tum : eidem alium subcuratorem constitutum siliginem miscendo corrupisse atque ita pre-
tium siliginis, quae in publicum empia erat, curatori adflictum esse . . . (suit la manière
d'établir les responsabilités). La curie a nommé un curateur et le subcurateur qu'on a
établi a corrompu le blé en faisant des mélanges ; à la suite de quoi on exige du curateur
300 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Un homme seul ne peut pas tout faire fonctionner, même assisté


d'autres gestionnaires. Il faut un personnel d'exécution que la loi ne
nous présente pas sauf Yepiscopus, le surveillant chargé de contrôler
le marché du pain et des autres denrées de première nécessité39.
Enfin le Digeste montre bien la place de l'annona et de la sitonia
parmi les charges municipales. Elle est inférieure aux charges
publiques, en particulier à l'annone due aux fonctionnaires, à l'armée ou à
Rome, mais elle est de même rang que les autres charges de la cité,
si elle ne leur est pas supérieure. La primauté de l'annone est
suggérée par une loi peu claire qui semble bien indiquer que celui qui a
subi une condamnation pour n'avoir pas fourni en totalité les
quantités exigées par l'annone sera dispensé de payer ce qu'il doit à l'arca
frumentaria, ce qui constituera pour lui une compensation40. Il faut
comprendre que ceux qui, malgré leurs efforts, ont été condamnés
parce que l'annone publique ne recevait pas tout ce qu'elle exigeait,
et cela à cause de mauvaises conditions rendant la collecte plus
difficile, seraient dispensés de fournir du blé municipal à la caisse de la
cité. En effet, ils avaient dépensé une grande énergie à faire tout ce
qui était en leur pouvoir pour l'Etat et cela les dispensait d'en faire
autant pour la cité. C'est donc que celle-ci passait après celui-là dans
l'ordre des priorités et que la cité ne pouvait demander son dû que si

le prix du blé qui a été acheté pour la cité (in publicwn signifie : pour la caisse publique ;
ici c'est celle de la cité).
39 D 50, 4, 18, § 7 : Item episcopi, qui praesunt pani et ceteris venalibus rebus quae
civitatium populis ad cotidianum victum usui sunt, personalibus muneribus funguntur. De
même les surveillants qui sont responsables du pain et autres produits commercialisés,
qui servent à la nourriture quotidienne des population urbaines, s'acquittent d'une
charge personnelle. Praeesse est un verbe trop vague pour qu'on puisse déterminer
exactement les fonctions de Yepiscopus. Il contrôle les marchés comme l'agoranome, mais, s'il
s'occupe de tout ce qui touche aux denrées de première nécessité, il faut qu'il donne au
moins son avis sur l'opportunité d'une vente publique et sans doute qu'il participe à son
bon déroulement.
40 D 16, 2, 17 : Ideo condemnatus quod artiorem annonam aedilitatis tempore prae-
buit, frumentariae pecuniae debitor non videbitur et ideo compensationem habebit. Celui
qui est condamné parce qu'il a fourni une annone insuffisante du temps de son édilité, ne
sera pas considéré comme débiteur pour le versement en blé et ainsi il aura une
compensation. La frumentaria pecunia ne peut désigner l'annone, mais doit être rapprochée des
σιτωνικά χρήματα (cf. ci-dessous, p. 307) qui désignent les fonds de Varca frumentaria. Cf.
aussi, n. 42.
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 301

l'Etat avait reçu le sien41. Par contre, l'annona et la sitonia doivent


recevoir tout ce qui leur est dû. Celui qui a reçu de l'argent pour
acheter du blé public doit le dépenser uniquement à cet usage et non
sous d'autres formes, par exemple pour les bains publics, même s'il
le fait de bonne foi et avec de bonnes raisons42. C'est donc bien que
le ravitaillement municipal constitue un poste particulier du budget
de la cité et que ses ressources ne peuvent être affectées à un autre
usage. Comme la compensation dans les paiements publics n'est
interdite que dans ce cas, on doit même conclure que le ravitaillement
est privilégié par rapport aux autres dépenses, ce qui se comprend
aisément car il vaut mieux manger que se délasser dans les thermes.
Bien plus, si la cité décide d'affecter provisoirement les revenus de la
sitonia à un autre poste budgétaire, ces derniers devront être remour-
sés avec intérêt43. Ainsi s'exprime clairement toute l'importance
qu'on attache à ce service. Enfin la même loi précise que Varca fru-
mentaria est prioritaire face aux débiteurs de la cité et qu'elle ne doit
souffrir aucun retard dans les remboursements.
Le ravitaillement est donc une charge municipale de la plus haute
importance dont l'Etat prend grand soin en imposant son
fonctionnement et en fixant des règles minimums indispensables à son bon
fonctionnement. Nous aurons l'occasion de constater, en la regardant à

41 Cf. ci-dessous, p. 386-387 et 396, pour deux exemples concrets, à Carthage et à


Thessalonique, de cette priorité absolue des capitales sur les villes de province.
42 D 50, 8, 2, § 4 : Ad frumenti comparationem pecuniam datant restituì civitati,
non compensari in erogata débet. Sin autem frumentaria pecunia in alios usus, quant
quibus destinata est, conversa fuerit, veluti in opus balneorum publicorum, licet ex bona
fide datum probatur, compensari quidem frumentariae pecuniae, solvi autem a curatore
rei publicae jubetur. Noter que l'argent de Varca frumentaria est désigné sans conteste
par frumentaria pecunia. Noter aussi que les opérations mentionnées sont purement
locales puisque les bains ne peuvent être que municipaux. Le sens est clair : il ne faut
pas dépenser à d'autres fins l'argent affecté à l'achat du blé. Sur ce point, le budget
doit être respecté à la lettre, au point que, si une personne de bonne foi utilise cet
argent, par exemple pour les bains, elle ne doit pas se contenter de donner l'équivalent
de la somme qu'elle a reçue mais rendre cette somme telle qu'elle l'a reçue. En clair,
si on a la responsabilité d'un budget frumentaire de tant de sous, même si l'année est
excellente, ce qui rend inutile l'achat de blé, mais que les bains tombent en ruine, on
ne peut donner ces crédits au responsable des bains en lui demandant de rembourser
plus tard sur les fonds affectés à son service. Il faut garder l'argent disponible. On ne
saurait mieux exprimer la priorité absolue de la sitonia sur tous les autres services
municipaux.
43 D 50, 7, 2, § 2.
302 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

l'œuvre dans diverses cités, que cette sollicitude n'était pas superflue,
ni totalement désintéressée.

C - Diversité des pratiques locales

II est essentiel, pour concilier les dispositions rapportées dans le


Digeste et les pratiques attestées par le reste de la documentation, de
bien préciser un trait valable pour toutes les lois relatives aux cités,
quel que soit le recueil qui nous les ait transmises : elles ne constituent
qu'un cadre, fixant des obligations minimums que chaque cité adapte
aux conditions locales sous l'œil attentif du gouverneur. Rien n'est plus
difficile que de déceler ces traits particuliers dans une législation qui se
veut générale. On les devine cependant à certaines formules vagues qui
laissent une place à l'adaptation par chaque cité, et il est important de
noter tous ces traits.
On a déjà remarqué que l'âge mininum pour être sitona pouvait
varier de 16 à 25 ans, l'Etat se contentant de fixer les limites
raisonnables pour que d'une part le responsable soit capable de bien exécuter sa
mission et que d'autre part, on ait un nombre suffisant de personnes
susceptible de l'exercer44. De même, pour le nombre d'enfants qui
assure la dispense de ce munus : une fois il est fixé à 5, une autre fois il
est laissé à l'appréciation des autorités45.
Cette charge n'est pas toujours classée parmi les munera
personalia. A Alexandrie, le «commerce» de l'huile et la «vente» sont rangés
parmi les munera patrimonii^. Quelle que soit l'incertitude à propos
de ces charges, il est sûr qu'elles ne peuvent se rapporter à autre chose
qu'aux activités liées au ravitaillement de la cité. De même, il arrive que
certains propriétaires doivent du blé à la cité au prorata de leur capital
foncier47. Le munus est alors nécessairement dépendant non de la
personne mais des biens possédés.

44 Cf. ci-dessus, n. 34.


45 Cf. n. 35.
46 D 50, 4, 18, § 19 : Elemporia et pratura apud Alexandrinos patrimonii munus existi-
matur. Si pratura (vente ; formé sur le grec) s'applique à l'huile, il faut comprendre que, à
Alexandrie, le «commerce de l'huile» (évidemment de l'huile publique qui ne donne pas
lieu à un véritable commerce mais à une perception) et sa revente sont considérés comme
des munera patrimonii.
47 D 50, 4, 18, § 25 : cf. n. 7.
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 303

II apparaît, à travers ce dernier exemple, que les modes de


financement peuvent varier. Dans certains cas, la cité donne les fonds
nécessaires pour l'achat du blé, lorsque le besoin s'en fait sentir48. Dans
d'autres, on doit comprendre que l'arca frumentaria est une institution
permanente, disposant de fonds propres49. Le plus vraisemblable
consiste à supposer que Varca recevait ou achetait le blé conformément
à ses besoins mais que la cité pouvait décider de lui allouer des
ressources supplémentaires pendant une disette particulièrement sévère; il est
tout aussi possible que, dans les plus petites cités, on n'ait pas établi un
budget constant et qu'on ait plutôt affecté chaque année une somme
variable en fonction des besoins estimés. Cependant il reste indubitable
que Varca était alimentée de deux manières différentes.
Dans le cas de Vannona, puisqu'on précise que certaines cités ont
institué à cet effet des versements en blé proportionnels à la fortune
foncière des propriétaires, c'est que d'autres n'en bénéficient pas et
que, ici, la caisse du blé s'est assuré des versements réguliers en nature
tandis que là, il faut procéder à des achats soit sur le marché soit par
coemptio50. Le résultat final est le même : celui qui verse du blé reçoit
automatiquement un crédit d'impôt correspondant à la valeur du grain
d'après les tarifs publics tandis que les autres donnent la monnaie avec
laquelle on achètera le blé au prix du marché ou à ce même prix
public.
Rien n'est dit par contre des distributions gratuites dont nous
verrons pourtant qu'elles existaient. On peut proposer deux explications à

« D 50, 4, 18, § 5; 50, 4, 3, § 12; 50, 8, 2, § 3-7.


49 Les textes cités à la n. précédente ne sont pas clairs dans la mesure où la charge
d'acheter le blé peut être exécutée par l'arca frumentaria. Ils peuvent s'appliquer à des
cités qui ont une arca et lui donnent l'ordre d'effectuer les achats nécessaires avec ses
fonds propres, complétés, si nécessaire, par des subventions spéciales. Cependant D 50, 4,
1, § 2, distingue très nettement la charge frumenti comparandi et Varca frumentaria, ce
qui me donne à penser que, dans les cas où on ne parle que de la première, on fait
allusion à une activité qui est indépendante d'une éventuelle arca. Toutes les cités se voyaient
contraintes, à un moment ou à un autre, d'acheter un complément de blé. Toutes
n'avaient sans doute pas un service permanent assurant chaque année des prestations de
même importance, à prix public.
50 Ceux qui versent du blé à la cité le font en échange d'une partie de l'impôt qu'ils
doivent par application des tarifs publics d'adaeratio-coemptio (cf. n. 7). Rien n'est dit sur
les conditions des achats de blé, mais l'interdiction de le revendre plus cher que le prix
de l'annone (cf. n. 25-26) suppose qu'ils l'aient obtenu à ce prix-là, donc à prix public. Et
un prix public suppose un achat public, une coemptio.
304 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ce silence mais nous n'avons pas encore les moyens de trancher. Ou


bien les lois n'en traitent pas parce que ces gratifications étaient
limitées à un nombre réduit de cités. Ou bien elles n'ont rien à en dire, car
nous ne sommes pas en présence de distributions municipales mais
d'affectation, par l'Etat, de blé public et non municipal qui n'entre pas
dans la liste des dépenses civiques. Nous constaterons plus loin que
l'importance de ces distributions fait pencher pour le second terme de
l'alternative51.
Au terme de cette analyse des fragments conservés par le Digeste,
il convient surtout d'insister sur l'importance du ravitaillement public
des cités, apparemment dans tout l'Empire, et sur son caractère
éminemment civique : nulle part il n'est question d'autres personnes que de
décurions, chefs de l'administration locale, de «patrie», c'est-à-dire de
cité, et de citoyens, de tous les habitants de la cité. Dans tous ces textes
antérieurs à la christianisation de l'Empire, on ne peut imaginer de
reconnaître la moindre influence de l'idéologie montante, ni d'y voir
une marque quelconque de philanthropie à l'égard des défavorisés.
Aucune place n'est faite aux pauvres, pas plus d'ailleurs qu'à la
générosité des riches. Ces remarques négatives seront d'un grand secours,
lorsqu'on cherchera, grâce à d'autres types de sources, à préciser les
raisons de cette politique et surtout de l'attention que lui porte
l'empereur.

II - CONTINUITÉ ET CHANGEMENT DANS L'EMPIRE CHRÉTIEN

Ce qui frappe le lecteur le plus attentif du Code Théodosien et du


Corpus juris civilis, c'est le silence quasi total du premier et, au
contraire, le nombre relativement grand d'allusions ou de développements
plus circonstanciés du second sur la question qui nous intéresse ici.

A - Les silences du Code Théodosien

Ce recueil qui contient aussi des novelles promulguées jusqu'en 468


ne parle pour ainsi dire jamais du ravitaillement municipal comme si
ces institutions avaient disparu. Ainsi s'explique certainement le man-

51 Cf. ci-dessous, p. 460.


LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 305

que d'attention prêté par les historiens du IVe siècle et de la première


moitié du Ve siècle aux informations qu'ils pouvaient tirer des autres
sources.
Les seules indications indubitables concernent deux villes
particulières, Alexandrie et Carthage, dont nous traiterons en leur temps52.
Deux lois dressent la liste des personnes qui sont dispensées de
munera sordida (ou extraordinaria) et, à cette occasion, nous donnent
un échantillon de ces derniers. On y trouve la mouture du blé, la
cuisson du pain, divers services rendus aux boulangers53. Rien
n'indique que ces activités soient destinées aux besoins alimentaires de la
cité. Il se pourrait que les boulangeries servent d'abord pour l'armée
ou pour les fonctionnaires, puisque toutes les cités ne fournissaient
pas nécessairement du pain à leurs citoyens. On doit cependant faire
remarquer que la confection du pain se trouve à côté de charges
directement destinées aux cités, comme l'entretien des monuments,
des routes ou la fabrication de la chaux, donc que l'ensemble doit
satisfaire d'abord les besoins de la cité, même si ces activités servent
aussi les intérêts de l'Etat qui veut des villes en bon état et bien
défendues54.
Il est cependant important de noter que le livre 15 du Code,
consacré entièrement aux questions municipales, traite des bâtiments
publics, des aqueducs, des jeux . . . mais ne dit pas un mot du
ravitaillement. Certes, il s'intéresse aux greniers, mais c'est pour qu'on prenne
les précautions indispensables, en particulier contre les incendies, sans
jamais spécifier qu'ils concernent ou peuvent concerner l'alimentation
des habitants55. Pourquoi ce silence? On pourrait penser à un déclin de
ces institutions municipales et le verser au dossier du déclin général de
la vie civique. En fait, nous allons constater que le Code de Justinien et
ses novelles montrent la vitalité des institutions relatives au
ravitaillement à la fin du Ve siècle et pendant les deux premiers tiers du VIe au
moins. Comme on voit mal une institution disparaître pendant un siècle

52 Cf. ci-dessous, p. 328 et 383.


53 CTh 11, 16, 15, 382: Parmi les exemptions, se trouvent la pollinis cura, la partis
excoctio, Yobsequium pistrini, mais aussi la fourniture de chevaux, de corvées, d'ouvriers,
de chaux, l'entretien des bâtiments publics et religieux ou des hôtelleries publiques.
54 Ces mêmes charges sont reprises dans CTh 15, 1, chapitre qui traite des operae
publicae, non les «travaux publics», mais les «travaux d'intérêt public». Voir aussi CTh
11, 16, 18; 15, 3, 6; 7, 8, 3.
55 Par exemple, CTh 15, 1, 38, parmi une foule d'exemples.
306 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

et demi pour réapparaître sans grand changement dans sa gestion


matérielle, il faut considérer que le Code Théodosien se tait non parce
que l'approvisionnement en denrées n'est plus assuré par les cités mais
parce qu'il se fait toujours de la même manière et qu'il est inutile de
légiférer à son sujet. En ce domaine, l'Antiquité se prolonge sans
changement jusqu'à la fin du Ve siècle.

Β - La continuité de la cité antique

Pas plus que les recueil précédents, le Code Justinien ne traite de


l'alimonia; en outre il ne fait pas allusion à l'annona et ne s'intéresse
donc qu'à la sitonia, peut-être parce que celle-ci a absorbé celle-là. Mais
le plus important tient à la grande nouveauté qui apparaît alors :
l'intervention de l'évêque. Faute de connaître la législation antique, on
pourrait mal interpréter cette intervention et négliger les éléments de
continuité. C'est donc par eux qu'il convient de commencer si l'on veut
proposer une explication convaincante de la nouveauté constituée par
le rôle du prélat.

1) Persistance de la sitonia

La lecture à la suite de textes qui sont tous contenus dans le Corpus


juris civilis est très instructive bien que, parmi les historiens, il arrive
parfois que les uns ignorent le début car il traite d'« histoire ancienne»,
tandis que d'autres négligent les deux derniers tomes, censés décrire un
monde «médiéval»56. En fait le Code et les Novelles continuent la
tradition du Digeste. Il suffit pour s'en convaincre, de considérer le
vocabulaire. Le responsable du ravitaillement est toujours le σιτώνης57, la

56 Cf. ci-dessous, l'étude des diverses villes ou régions, pour des exemples de cette
césure insurmontable et injustifiée qui est pratiquée entre les sources antérieures au
règne de Constantin et celles qui sont postérieures à 400. Même A. H. M. Jones, The later
Roman Empire, Oxford, 1964, dont le but est précisément de montrer la continuité des
institutions et de la vie économique du IIIe au VIe siècle, procède ainsi.
57 Par exemple CJ 10, 27, 3, 491-505 :Όταν εν τινι πόλει σιτώνου γένηται χρεία . . .
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 307

charge qu'il exerce est toujours celle de la σιτωνία58 et la caisse qui les
gère porte le nom de σιτωνικόν59, exacte traduction de arca frumenta-
ria60. Quant aux fonds qui lui sont affectés, on les dénomme σιτωνακα
χρήματα61. Les termes n'ont pas changé.
De même pour le fonctionnement. La σιτωνία fait toujours partie
des charges civiles de la cité, au même titre que les aqueducs, les bains,
les ports, les murailles, les routes ou les bâtiments publics62. C'est
presque exactement la liste donnée par le Digeste63. Les fonds qui
alimentent son budget sont d'origine municipale64, ou publique lorsque l'Etat
décide d'accorder une subvention65. En outre le σιτώνης doit obligatoi-

58 Nombreux exemples. Entre autres, CJ 1, 4, 26, 530 : Περί . . . των προσόδων ... εις
σιτωνίαν . . . προσχωρούντων. Par contre le service de Vannona, conçu comme celui de
l'approvisionnement en blé à prix public, n'apparaît pas. Peut-être l'arca frumentaria
(σιτωνικόν) se charge-telle à la fois des prestations régulières et des achats de
circonstance.
59 Entre autres exemples, NJ 128, 16, 545 : (χρήματα) ατινα . . . σιτωνικοΐς . . . άφωρί-
σθησαν . . .
60 Jean Lydus, par exemple, désigne comme σιτωνικόν l'arca frumentaria de
Constantinople (De magistratibus 3, 38, éd. R. Wünsch, Leipzig, 1903 (coll. Teubner), p. 126).
61 Voir a 10, 27, 2, § 12, 491-518 (?) et 10, 30, 4, 530. Le Chronicon Paschale parle,
pour sa part, de ρήματα λόγω σιτωνικοΰ dès 444 (éd. G. Dindorf, t. 1, Bonn, 1832,
p. 585).
62 CJ 1, 4, 26, 530, mentionne, à côté de la σιτωνία, les έργα (les «travaux», peut-être
les corvées dues pour les travaux d'intérêt général), les aqueducs, les bains, les ports, les
murailles et tours, les ponts et l'entretien des routes, avant de préciser que la liste n'est
pas exhaustive : on exécutera tous ces travaux « et, en un mot, ce qui sert aux affaires
publiques». Liste assez semblable dans CJ 10, 30, 4, 530, qui est très proche du premier
texte; réduite aux seuls fonds pour la σιτωνία et aux aqueducs, dans NJ 128, 16, 545. C'est
un indice en faveur du fait que l'approvisionnement (grain et eau) constitue la
préoccupation principale.
63 Si on considère les divers munera, on trouve dans D 50, 4, 18 : la σιτωνία, Γέλαιω-
νία (achat d'huile), le chauffage des bains, l'entretien des aqueducs, la construction et
l'entretien des bâtiments publics, l'entretien des routes. D 50, 10, 16, complète la liste
avec les murailles. Voir, sur ce sujet, N. Charbonnel, les «munera publica» au IIIe siècle,
thèse dactylographiée, Université de Paris II, 5. d., et C. Lepelley, Les cités de l'Afrique
romaine au Bas-Empire, t. 1, Paris, 1979 (Etudes augustiniennes), p. 206-213.
64 Voir ci-dessous, n. 21-22.
65 Le Code est plus précis que le Digeste en signalant de manière explicite l'existence
de subventions accordées par l'Etat pour l'approvisionnement des villes. CJ 10 30, 4, § 1 :
Αυτός ό βασιλεύς, είτε εκ δημοσίου ρήματα έκπέμψη προς τειχοποιίαν ή έτερου παντός
έργου κατασκευήν, είτε ευρη παρ1 ετέρου καταλελειμμένα χρήματα πόλεσι προς άπαξ ή και
διηνεκώς ... Si l'empereur fait verser par le Tresor les fonds pour l'entretien des
murail es ou pour toute autre charge (la liste de ces charges est donnée plus haut dans le texte.
308 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

rement être choisi parmi les fonctionnaires en activité ou en retraite, ce


qui exclut la présence de membres du clergé et n'est pas en
contradiction avec les limites d'âge précédemment édictées66. Les affaires de la
σιτωνία sont donc bien des affaires publiques67.
Comme telles, elles sont gérées par un conseil sur lequel nous
reviendrons. Il ne doit pas exiger plus que ce que l'empereur a
autorisé68. Puisque l'empereur ne peut s'occuper de tout et qu'il est
représenté sur place par le gouverneur, cela revient à rappeler l'autorité tutélai-
re de ce dernier sur l'approvisionnement comme sur toutes les affaires
municipales. Le conseil doit exiger des comptes de celui qu'il a choisi
pour cette charge, le σιτώνης, ainsi qu'il le fait pour tous les autres
magistrats municipaux69. En cas de refus, le conseil fait appel devant

et la σιτωνία en fait expressément partie), ou bien s'il trouve des fonds disponibles d'une
autre manière, pour un versement unique ou renouvelable, si donc l'empereur agit ainsi,
il devra faire contrôler l'usage des fonds par un logothète. On aura l'occasion de montrer
que cette possibilité fut souvent utilisée et que son absence dans le Digeste ne prouve pas
son inexistence dans les faits.
66 CJ 1, 4, 17, 491-505 = 10, 27, 3, 491-505 : On doit choisir le σιτωνής parmi μόνων
τών έπί χώρας εκείνης ταξεωτών των στρατευομένων καί των αποθεμένων την τάξιν, parce
que ceux qui remplissent depuis longtemps des charges publiques sont les mieux à même
d'exercer une σιτωνία.
67 La σιτωνία est financée par des revenus «publics» (πολιτικοί πρόσοδοι) comme
l'indique CJ 1, 4, 26. Il faut entendre public au sens de «qui concerne l'administration
municipale» et non «qui concerne l'administration de l'Etat». Le fait même qu'on
légifère sur la σιτωνία prouve qu'elle n'est pas une activité privée, ni même une affaire
municipale sans intérêt pour l'Etat. L'attention que le souverain lui prête est confirmée par
l'exemption de taxes sur l'établissement des rôles d'impôt, lorsque ce dernier sert à la
σιτωνία (CJ 12, 63, 1, 530).
68 CJ 10, 27, 2, § 12 : Dans les villes qui n'ont pas de σιτωνικά, c'est le gouverneur qui
donne l'autorisation de procéder à un achat exceptionnel, aux prix du marché et à
l'intérieur des limites de la cité. Il faudra donc savoir, quand une source parlera d'un
gouverneur qui procède à une opération de ce type, que cette source, pour faire court, attribue
au gouverneur l'initiative de ce qu'il a seulement autorisé, et sans doute complété par un
achat financé par le budget général de l'Empire. Noter que toutes les villes n'ont pas de
σιτωνικόν mais que, si ce service existe, c'est lui qui doit procéder aux achats
exceptionnels (cf. n. 8). CJ 1, 4, 26, § 3, 530: Si les σιτώναι ne rendent pas les comptes annuels
qu'on exige d'eux, le gouverneur interviendra. Donc, même quand l'autonomie
municipale est respectée, le pouvoir joue un rôle de protecteur des institutions municipales.
Cependant cette autonomie est assurée car c'est la cité qui décide de créer une σιτωνία et qui
en propose le règlement. L'empereur se contente de le contrôler et de le faire enregistrer
(CJ 12, 63, 1).
69 CJ 1, 4, 26, 530: Chaque année, le σιτώνης, comme tous les responsables de
charges municipales, doit rendre des comptes et, au moment de la rédaction des «actes»
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 309

le gouverneur, mais celui-ci doit respecter les libertés municipales en


n'envoyant aucun contrôleur sans ordre exprès de l'empereur70. Pour
le cas où une cité n'aurait pas de σιτωνία et n'aurait aucun revenu
disponible, elle peut décider une vente obligatoire pour les citoyens, à la
condition cependant d'obtenir l'accord du gouverneur et de lever cette
taxe uniquement sur les habitants de son territoire, dont on pourra
établir qu'ils disposent de surplus71. Ce seront, la plupart du temps, les

(υπομνήματα), il doit justifier son action avec précision. Le nom υπόμνημα a des sens trop
variés pour qu'on puisse affirmer que le législateur désigne ici les gesta municipalia, mais
ces actes, qui sont manifestement ce que, en latin, on appelle des acta publica et qui
enregistrent l'exécution des décisions - dont on ne peut raisonnablement douter qu'elles aient
été inscrites dans les gesta - ces acta font partie de l'ensemble de registres qu'on appelle
gesta municipalia, ou en constituent des appendices. La question des gesta municipalia
υπομνήματα est aussi passionnante (car on ne peut connaître la vie des cités si on ignore
la nature et le fonctionnement de leurs archives) que méconnue, faute d'enquête qui
mette à profit la documentation disponible en latin et en grec, vaste mais dispersée.
Indications dans J. Durliat, Taxes sur l'entrée des marchandises dans la cité de Cara/es-Cagliari
à l'époque byzantine, DOP, 36, 1982, p. 7, avec la n. 21). Dispositions dans NJ 128, 16,
545.
70 CJ 10, 30, 4, § 5, 530. Cf. α 1, 4, 26, § 4, 530 : Ces deux textes complètent α 1, 4,
26, § 3 (ν. à la n. 17). Les agents du gouverneur ne peuvent intervenir que à la demande
de la cité ou sur ordre direct de l'empereur. L'évêque a même le droit de demander à
l'empereur confirmation de cet ordre avant de se soumettre au contrôle. Tout est donc
fait pour sauvegarder l'autonomie des cités, sans pour autant y laisser se développer les
exactions des principaux notables : L'empereur se réserve le droit de les réprimer. Lui
seul peut le faire, mais les notables savent qu'il usera de cette possibilité si une
ir égularité est dénoncée.
71 CJ 10, 27, 2, § 12 : Chaque fois que des cités, dépourvues de revenus pour la σιτω-
νία (σιτωνικα χρήματα) ou d'autres revenus, seront dans l'obligation de procéder à un
achat obligatoire dans le cadre de la cité (πολιτική συνωνή, coemptio civica en latin), les
gouverneurs auront le droit de l'ordonner, dans le seul territoire de la cité concernée et à
l'intérieur de ses limites, en appliquant les prix alors en vigueur dans les villages (έν τοις
τόποις). Que les pères des cités (οι πατέρες των πόλεων) et tous les autres responsables de
cette opération respectent les tarifs qui leur sont imposés. On retrouve ici l'ambiguïté de
l'adaeratio-coemptio. Si elle est imposée pour une partie de l'impôt, elle utilise les tarifs
publics, les pretta publica, qui sont identiques à toutes les époques de l'année, sur toute
l'étendue de l'Empire, pendant une longue période ; c'était le plus souvent le cas pour les
denrées livrées aux capitales (voir la première partie); ce pouvait être le cas pour celles
que se procuraient les villes lorsqu'elles avaient prévu dans leur budget la fourniture,
chaque année, de blé par certains contribuables. Ce n'était pas le cas dans un certain
nombre de villes qui avaient uniquement recours au marché. Mais, si on applique le prix
du marché à l'achat, on doit en faire de même au moment de la revente, pour éviter les
profits abusifs (cf. CJ io, 27, 3, 491-505). En outre, il est vraisemblable que le prix du
marché est constaté par un agent du gouverneur, indépendant des autorités municipales,
310 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

curiales puisqu'ils disposent des réserves les plus considérables. Dans


les autres cas, la dépense est assurée par toutes sortes de revenus
municipaux, taxes, revenus de biens communaux, dons . . . 72. Il est interdit à
qui que ce soit de détourner pour une autre fin les fonds qui ont été
affectés soit à la σιτωνία, soit à un autre poste de l'administration
municipale73.
Ces indications sur le mode de financement confirment certes le
caractère civique de ce ravitaillement, dont on répète plusieurs fois
qu'il est destiné aux citoyens74. Il n'a rien à voir avec une quelconque
charité envers les déshérités, puisque jamais on ne fait de distinction
entre citoyens riches et pauvres. Mais nous apprenons aussi que, pour
l'Etat, le seul moyen de faire face à une disette consiste à prendre des
mesures administratives. Aucune loi ne fait allusion aux marchands qui
pourraient venir de plus ou moins loin; or, s'ils avaient existé, on peut
raisonnablement supposer qu'on leur aurait accordé quelques facilités,
par exemple une réduction de charges, qu'on les aurait obligés à venir
en priorité dans les endroits les plus menacés ou qu'on aurait surveillé
les prix qu'ils pratiquaient. En fait la seule manière de lutter contre la
disette réside soit dans la constitution de réserves d'origine purement
locale, avec ou sans participation de l'Etat, soit dans des achats
obligatoires auprès des détenteurs de grain. Dans tous les cas, c'est la cité qui
propose ou bien un plan de financement à long terme ou bien des
mesures conjoncturelles, et c'est l'administration qui tranche pour
éviter les abus ou les malversations locales. On peut en conclure à la fois
que le pouvoir est très attentif à l'alimentation des cités de province,

comme on le voit au IVe siècle pour la perception de la viande annonaire de Rome (ci-
dessus, p. 75). Pour ménager les pauvres, il est prévu que la συνωνή ne peut être imposée
qu'à ceux qui disposent de surplus : Μηδείς δε άναγκαζέσθω πιπράσκειν πάσαν ρείαν
αύτοΰ, άλλα τα έκπεριττεύοντα είδη (CJ 10, 27, 2, § 4).
72 CJ 1, 4, 26, intr., 530: Enumeration non exhaustive des sources de revenus que
l'on peut utiliser pour financer les dépenses municipales, dont la σιτωνία.
73 NJ 128, 16, 545 : L'empereur insiste sur la nécessité de découvrir et de punir les
détournements de fonds que les magistrats municipaux, dont le-οιτώνης, pourraient
commettre à leur profit, mais aussi ceux qui aboutissent à l'attribution d'une recette
municipale à un poste autre que celui auquel elle est destinée ; il faut s'en tenir à leur affectation
première (ταΐς ρείαις αϊς άφώρισται φυλάττεσθαι).
74 C'est la cité (πόλις) qui a besoin d'un σιτώνης (CJ 10, 27, 2, § 12), c'est-à-dire les
citoyens. La σιτωνία est mise sur le même plan que les travaux publics (έργα πολιτικά : CJ
1, 4, 26, § 15); c'est donc bien une affaire qui concerne le corps civique et non les
deshérités . . .
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 311

quand on voit le nombre de dispositions qu'il prend et la minutie des


contrôles à leur sujet, mais aussi que lui seul peut prendre les mesures
indispensables, ceci justifiant cela.
D'autre part, on retrouve la différence entre le blé de l'annone qui
est un blé public, pour lequel l'administration peut intervenir à tout
moment, car elle est responsable de son acheminement, et le blé
municipal qui dépend principalement de l'initiative locale. On appréciera, à
l'occasion la marge de manœuvre laissée aux cités dont on juge parfois
un peu vite qu'elles ont perdu toute importance, prises entre la
pression de l'Etat et l'autonomie grandissante des grands propriétaires
locaux qui auraient mis la main sur toutes les institutions civiques. Les
ordres du législateur prouvent que le pouvoir respectait les libertés
municipales. L'étude de la manière dont les décisions sont prises sur
place va montrer que les institutions de la cité fonctionnent encore
même si c'est d'une facon originale. Mais avant de l'évoquer, il faut
poser une dernière question.

2) Généralité de la sitonia

Combien de villes possédaient-elles des services municipaux de


l'approvisionnement? Une loi laisse supposer que toutes les cité n'ont
pas d'institutions particulières pour assurer le ravitaillement75.
Pourtant tous les autres textes généraux donnent nettement l'impression que
l'Etat attache une grande importance à leur existence, et les lois
particulières à telle ou telle région, sur lesquelles nous reviendrons,
montrent que partout on les retrouve76. On est alors tenté de se demander
s'il ne faut pas interpréter le document litigieux d'une manière plus
large : au lieu de traiter des cités qui n'auraient pas de σιτωνία, il
prévoirait seulement des dispositions pour celles dont les fonds affectés à la
σιτωνία seraient épuisés par suite d'une disette particulièrement sévè-

75 CJ 10, 27, 2, § 12, commenté ci-dessus, n. 71. Cette loi ne dit pas si l'absence de
οττωνακόν est la règle ou l'exception. Tout au plus pourra-t-on supposer que c'était
d'autant moins l'exception que la cité était plus petite.
76 Pour les lois, voir ci-dessous, p. 426-428. Elles donnent l'impression d'une pratique
générale de la σιτωνία et de l'existence, presque partout, de σιτωνικά. Ces institutions
sont placées sur le même plan que les travaux publics et autres activités indispensables à
la survie d'une ville. Mais les très petites «villes» n'avaient sans doute ni égoûts, ni
thermes, ni murailles et pouvaient se passer d'un service municipal de l'approvisionnement.
312 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

re77 - nous en verrons des exemples - et se trouveraient dans


l'obligation de prendre des mesures d'urgence. Dans ces conditions, la seule
exception à l'impression que toutes les villes bénéficiaient de telles
institutions serait supprimée. Si toutefois on veut la maintenir, il faut
considérer que les plus petites cités n'avaient pas besoin de ces
précautions pour assurer leur ravitaillement ou qu'on ne pouvait les leur
imposer à cause de leur petite taille.
Dans la réalité, il semble qu'aucune cité ne pouvait se passer de
greniers capables de pallier une très mauvaise récolte, mais
apparemment toutes ne prenaient pas des mesures elles-mêmes, surtout parmi
les moins importantes qui se trouvaient à proximité d'une riche
voisine et qui, dans tous les cas, pouvaient compter sur l'assistance de
la métropole de la province, car elles contribuaient à remplir ses
greniers78. Il est sans doute préférable de prendre la première loi au
pied de la lettre et de supposer une hiérarchie des cités, celles qui
avaient une véritable ville se distinguant de celles qui n'avaient pas
de centre digne de ce nom, de même que, parmi les premières, il
faudra distinguer entre les grandes métropoles régionales et la masse
des villes moyennes79. On touche ici, une fois de plus, du doigt l'une
des faiblesses principales de toutes les législations sur le
ravitaillement urbain : relativement précises et développées pour ce qui
touche aux traits généraux, valables partout, elles ne prêtent guère
attention à la diversité des situations locales. Le seul indice suggérant
cette variété est fourni par les lois qui font allusion à l'existence de
pains politiques, c'est-à-dire d'annones gratuites dans certaines villes,
dont les deux plus grandes, comme si les villes les plus importantes
bénéficiaient tout particulièrement des faveurs impériales qui les
plaçaient en quelque sorte au même niveau que la capitale80.
Quoi qu'il en soit des nuances locales, le fait essentiel est constitué
par le caractère civique de la σιτωνία, comme de tout le ravitaillement
urbain, qui se situe dans le droit fil de la tradition antique et la prolon-

77 CJ 10, 27, 2, § 12 : Si une ville n'a pas de revenus pour la σιτωνία . . . On peut
comprendre, bien que rien ne l'impose : Si une ville n'a plus de revenus pour la σιτω-
νία.
78 Voir, ci-dessous, p. 433, pour un exemple sicilien de sitonicum provincial sans
doute au service de toutes les cités de la province, sous les ordres de la métropole.
79 Cf. chapitre suivant.
80 NJ 7, 8, commentée ci-dessous p. 441. Voir aussi NJ 168, 512 où il est fait
rapidement allusion à des άρτοι πολιτικοί.
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 3 13

ge sans aucun changement substantiel pour ce qui est des moyens mis
en œuvre, de la finalité ou des avantages pour les citoyens, pour tous
les citoyens.

C - Les autorités municipales et la sitonia

La question des institutions municipales, qui est au fond celle de la


cité elle-même, a longtemps été mal posée : ou bien les anciens curiales
détenaient encore les postes-clefs et, dans ces conditions, la cité antique
survivait, ou bien ils en avaient été dépossédés par l'évêque et c'en était
fait aussi bien des institutions que des cadres sociaux dont la
disparition scellait le destin de l'Antiquité. La promotion de l'évêque ne
pouvait que signifier une mutation radicale à l'intérieur du cadre
municipal et une défaite pour l'empereur, contraint d'entériner le nouvel état
de fait qui se serait établi contre sa volonté81.

1) L'évêque et les principales (πρωτεύοντες)

Si on regarde de près les conditions dans lesquelles le pouvoir


episcopal s'est installé, on constate une évolution étrangère à ce dilem-
ne. Dès l'époque des Sévères, peut-être pour accroître l'efficacité des
administrations locales plus fortement sollicitées par le pouvoir, on a
distingué dix curiales plus influents que les autres, les decemprimi (δε-
καπρώτοι en grec) qui formaient un collège restreint chargé de
répartir les tâches entre tous les curiales82. Au IVe siècle, les sources les
nomment principales ou primates (πρώτοι, πρωτεύοντες en grec) sans
qu'on sache s'ils sont dix toujours et partout83. Ils sont désignés pour

81 Exposé des conceptions traditionnelles, avec une bibliographie abondante, dans A.


Hohlweg, Bischof und Stadtherr im frühen Byzanz, Jahrbuch der österreichischen Byzan-
tinistik, 20, 1971, p. 51-62.
82 R. Rémondon, La crise de l'empire romain de Marc-Aurèle à Anastase, Paris, 1964
(Nouvelle Clio, 11), p. 89, 113. Α. Η. Μ. Jones, The later roman Empire, Oxford, 1964,
p. 731, ne les connaît qu'à partir du IVe siècle, et il est suivi par de nombreux historiens.
83 La comparaison de CTh 16, 5, 52 et 54 (412 et 414) permet d'établir que, en
Afrique au moins, au début du Ve siècle, on désignait du même terme les decemprimi et les
principales (cf. A. H. M. Jones, op. cit., p. 731; C. Lepelley, Les cités de l'Afrique romaine
au Bas-Empire, t. 1, 1979 (Etudes augustiniennes), p. 324-325). On ne peut suivre ce
dernier auteur quand il suggère que « la législation impériale essaya, au cours du
Bas-Empire, de traduire dans le droit le clivage entre les plus riches décurions et les autres»; le
314 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

leur fortune et leur influence dans la cité, deux traits que l'évêque
partage avec eux car, même si, personnellement il mène une vie
pauvre, quelle qu'ait été sa fortune, il ne s'en trouve pas moins, ès-quali-
tés, à la tête de la fortune la plus importante de la cité, au moins par
l'ampleur des revenus publics qu'il gère, celle de son Eglise. C'est
pourquoi le chef de la communauté chrétienne fut progressivement
assimilé à l'un des principaux curiales : il rend la justice dans les
procès ou les clercs sont en cause, il se fait le porte-parole de toute la cité
auprès des autorités, il intervient dans les affaires locales où son
prestige pèse parfois très lourd84. Le législateur en a tiré les conséquences
pour la question de l'alimentation en rangeant le prélat au nombre
des principales-npoix&oovxeç,, comme nous le constatons en lisant les

clivage, comme la distinction juridique, sont plus anciens et le premier préexistait à


l'instauration de la seconde, pour des raisons administratives. A. H. M. Jones, qui ne croit pas
que les principales aient été toujours et partout dix, ni plus ni moins, tire argument de
CTh 12, 1, 190, 436, où il est fait mention de cinq primates d'Alexandrie; mais il faut
comprendre : «cinq parmi les primates» et non «les cinq primates». Leur nombre
dépassait donc cinq, et ils pouvaient être dix. Peut-être étaient-ils partout au nombre de dix,
mais il semble que l'administration centrale ait trouvé ce nombre trop élevé : sans le
réduire, elle aurait choisi ou fait choisir un groupe plus restreint, cinq à Alexandrie en
436, trois à cinq de manière générale au VIe siècle, sinon avant. Il faudrait donc
distinguer - et c'est le plus vraisemblable - entre la masse des curiales, le groupe restreint des
decemprimi, puis, à partir du IVe siècle, les responsables effectifs, choisis par roulement
ou de toute autre manière, parmi les decemprimi. La disparition de ces derniers dans la
législation du VIe siècle donne cependant l'impression que le groupe restreint s'est fermé
et que les autres decemprimi ont perdu toute importance, et se sont peut-être perdus dans
la masse des simples curiales.
84 Cette position de l'évêque dans la vie municipale et l'administration impériale,
dont nous avons vu et verrons de nombreux exemples, dans toutes les cités sauf
Constantinople, fermement contrôlée par le pouvoir impérial, est suffisamment connue pour ne
plus être remise en question (cf. n. 81). La seule difficulté concerne les raisons de cette
position eminente dans la vie civile qui tient, à mon avis, certes au poids social de
l'évêque et aux garanties qu'offraient son vaste patrimoine, mais à condition de ne pas oublier
que cette force découle, pour l'essentiel de la définition qui a été donnée des pouvoirs
épiscopaux, dès le IVe siècle : l'Etat en a fait un véritable fonctionnaire responsable du
culte devenu officiel ; il disposait pour ce faire de revenus publics et de droits de justice,
et rendait compte à l'empereur tant de ses opinions que de la gestion des biens qui lui
étaient confiés. Une fois pris dans les rouages de l'administration, il dépendait
étroitement du souverain qui pouvait faire nommer et destituer qui lui plaisait presque sans
motifs. Fermement tenu en main, habitué à gérer le gros budget de son Eglise, pourvu,
par sa fonction, d'un grand prestige sur la population, l'évêque était le mieux placé pour
devenir le représentant de l'empereur dans la cité. Voir, provisoirement, J. Durliat,
L'administration civile du diocèse byzantin d'Afrique (sous presse).
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 315

lois relatives à la σιτωνία. Anastase décide que, s'il faut choisir un


σιτώνης, l'évêque et les premiers de la cité en auront la charge85. Jus-
tinien précise que ces derniers ne seront que trois puis cinq pour
vérifier les comptes des σιτώναι en fin d'exercice86. Une loi non datée va
encore plus loin puisque c'est vraisemblablement l'évêque seul qui les
installe dans leurs fonctions87. Il est probable que l'instance
deliberative chargée de choisir le σιτώνης et de vérifier ses comptes était
formée de quatre ou six personnes mais que le prélat dispose seul du
pouvoir exécutif. C'est donc lui qui nomme. L'intervention en ce
domaine n'est qu'un aspect de l'autorité de l'évêque sur sa ville : dès le
début du VIe siècle il est le chef de toute l'administration locale, le
porte-parole officiel de la cité88.
D'un point de vue général, il ne faut pas voir dans la promotion de
l'évêque une quelconque usurpation puisque, ainsi que nous l'avons
constaté, toutes les décisions qu'il prend, avec l'accord des autres
principales, et non contre eux ou sans eux, sont sévèrement contrôlées par
les agents de l'empereur. Il n'est en droit, et le plus souvent en fait, que
l'exécutant d'une politique définie par la cité en conformité avec les
dispositions promulguées par le souverain et appliquées par le
gouverneur. C'est seulement pendant les périodes de crise grave qu'il agit de
son propre chef, parfois pour pallier l'impuissance du pouvoir central,
parfois pour exprimer l'hostilité de sa cité à la politique impériale;
mais, dans ce dernier cas, il ne l'emporte jamais, car l'empereur peut le
destituer, l'exiler ou l'emprisonner89. Il faut attendre le début du VIIe
siècle pour assister à des actes d'insubordination impunis, mais alors
l'autorité de l'Etat est tellement affaiblie que l'évêque se substitue au
pouvoir impuissant plus qu'il ne se révolte contre lui90. A la même
époque, il est vrai, l'évêque accroît insensiblement l'autonomie municipale,

85 CJ 10, 27, 3, 491-505.


86 Trois en 530 : α 1, 4, 26; cinq en 545 : NJ 128, 16.
87 CJ 10, 27, 4, entre 505 et la rédaction du Code.
88 Voir, par exemple, ci-dessous, le cas de l'évêque d'Edesse, p. 412 : il va à
Constantinople pour y discuter une remise d'impôts au nom de sa cité; il en est donc le chef.
89 Cf. n. 83.
90 Exemples dans A. Guillou, Régionalisme et indépendance dans l'empire byzantin au
VIIe siècle. L'exemple de l'Exarchat et de la Pentapole, Rome, 1969, (Istituto storico italiano
per il medioevo, studi storici, 75-76), p. 237-248. Déjà, en 592, Grégoire le Grand avait dû
conclure une trêve avec les Lombards de sa propre initiative, parce que l'empereur était
incapable d'intervenir à temps (B. Bavant, Le duché byzantin de Rome. Origine, durée et
extension géographique, MEFR, 91, 1979, p. 57).
316 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

même dans les régions les plus paisibles, car, chef de la cité, il exprime
ses aspirations autonomistes mais, là encore, les avantages obtenus sont
entérinés par une loi impériale et, au VIIIe siècle, on assistera dans les
régions centrales de l'Empire à une reprise en main énergique91.

2) Les pouvoirs de Vévêque

Pour ce qui concerne strictement la question du ravitaillement des


villes, plusieurs conclusions s'imposent. Il ne faut pas croire
aveuglément les sources, surtout hagiographiques, lorsqu'elles attribuent à
l'évêque seul le salut de toute une population en période de famine. La
connaissance des mécanismes administratifs rédtiira souvent son action
à l'exécution d'une décision collective ou d'un ordre du pouvoir central.
Il ne dispose pas à sa guise de greniers gigantesques qui se
rempliraient par on ne sait quel miracle ou quelle générosité spontanée.
Surtout il faut distinguer soigneusement entre les deux attributions
radicalement différentes de l'évêque, tour à tour chef de l'administration
civile, exécutant de ce fait le budget civil, et responsable de
l'administration ecclésiastique et du budget qui lui est affecté. Dans le premier cas,
il gère les formes traditionnelles de ravitaillement, destinées à faciliter
la vie des citoyens sans exception, ainsi que nous l'avons vu plus
haut92. Dans le second, il exerce la fonction, tout aussi traditionnelle
mais dont l'origine est tout autre, d'assistance aux démunis
conformément aux prescriptions chrétiennes. On doit lire les sources avec le plus
grand soin, car elles ont tendance à présenter comme une action
charitable ce qui est seulement la mise en œuvre de la politique municipale.
Pour cela, il faudra analyser de très près les indices permettant de
connaître le budget concerné. Est-ce le poste du budget municipal dont
nous avons vu qu'il est alimenté par des contributions locales, qu'il
dépend .d'une décision des principales et qu'il doit nourrir tous les
citoyens? Si dans un document on retrouve l'un de ces éléments, il sera
faux de parler de charité. Est-ce au contraire l'un des quatre postes du
budget ecclésiastique, destiné aux déshérités, géré par l'évêque seul et

91 C'est la conséquence la moins discutable de l'iconoclasme : l'affrontement avec le


clergé aboutit à une sérieuse diminution des pouvoirs adminstratifs de celui-ci.
92 Cf. tout ce qui a été dit au cours de ce chapitre : les services municipaux de
l'approvisionnement visent à satisfaire les besoins de tous les citoyens, non ceux des seuls
indigents.
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 317

exécuté par des clercs93? Là encore la mise en évidence de l'un


seulement des ces faits suffira. Cependant tout ne sera pas toujours
absolument clair, car il peut y avoir intervention des deux budgets à la fois,
en particulier quand l'église dispose des annones gratuites que le
pouvoir lui verse pour financer sa politique charitable ou lorsque l'évêque
puise dans la part qui lui revient sur le budget ecclésiastique, pour
soulager les misères humaines. Il n'agira pas, dans ce dernier cas, en tant
qu'évêque disposant de fonds ecclésiastiques selon les règles précises
de la charité officielle de l'Eglise mais en tant que personne privée
puisant dans ses ressources propres pour pratiquer une charité
personnel e, au même titre que tout habitant de l'Empire qui distribue une partie
de ses revenus94.
Une autre difficulté particulièrement grave tient aux greniers. Si
les budgets sont distincts, rien ne dit que les entrepôts de toutes sortes
le soient et qu'un même horrearius ne soit pas responsable de tout le
blé, public pour l'annone, municipal pour la σιτωνία et ecclésiastique
pour le clergé ou les pauvres. Ce que nous avons dit des horrea ecclesiae
de Rome, qui sont en fait ceux de la cité gérés par l'évêque en tant que
responsable de l'administration municipale, doit inciter à la plus
extrême prudence puisque l'expression de greniers de l'Eglise s'applique à
des greniers de la ville.

CONCLUSION

Au terme de l'étude des lois relatives au blé municipal, on


retiendra surtout le contraste assez net entre les quelques certitudes qu'on en
retire et les nombreuses questions qui restent en suspens.
Il ne fait aucun doute que l'approvisionnement public ait été une
pratique générale sinon universelle sous l'une ou l'autre des trois
formes entrevues : la distribution gratuite, suggérée par une novelle de
Justinien; la fourniture de blé payant grâce à l'entretien d'un grenier
municipal pemanent; la même fourniture, mais seulement en période
de crise frumentaire et par le biais d'une coemptio exceptionnelle. Les
trois formes peuvent s'additionner dans une même ville et on retrouve

93 Voir ci-dessous, p. 545.


94 Sur l'importance de la charité dans la vie économique générale de l'Empire, cf.
ci-dessous, p. 551-552.
318 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

la situation des deux capitales. Ailleurs, on ne rencontrait que les deux


dernières. Parfois seule la levée circonstancielle était pratiquée. Mais ce
qu'on ignore, c'est la répartion entre ces diverses situations, et si elle a
un rapport direct avec la taille des cités.
L'attention portée par l'empereur révèle l'importance qu'il attache
à cette institution : la levée permanente, correspondant à l'inscription
de Y annona au budget de la cité en permanence, nécessite une
autorisation préalable, tout comme la coemptio exceptionnelle. Les deux
pratiques qui profitent de subventions publiques, sont soumises aux
vérifications des fonctionnaires d'Etat qui agissent avec plus de soin que pour
les autres activités de la cité. Il reste cependant à savoir pourquoi
l'empereur fait preuve d'une telle sollicitude. Vise-t-il le bonheur des seuls
citadins ou de tous les habitants de la cité? Veut-il éviter les exactions à
l'occasion de la manipulation des fonds ou des denrées?
En outre, si l'on discerne bien les mécanismes administratifs mis
en jeu par le fonctionnement de l'assistance alimentaire, on ne voit
guère comment elle était livrée aux habitants : qui rassemblait les denrées?
Qui les conservait? Comment s'organisaient les ventes, en particulier
pendant les disettes, où il fallait donner à chacun une part équitable
des trop maigres ressources?
Enfin quelle fut l'évolution de cette institution? Nous avons vu que,
si les responsables locaux ont changé, ce sont toujours ceux de la cité,
agissant en son nom et pour tous ses habitants, sous le contrôle du
même gouverneur de la province, et usant des mêmes procédures
administratives. Il reste cependant à savoir si les quantités livrées ont
toujours été aussi importantes, si on ne note pas des évolutions lentes
ou des ruptures brutales. De ce point de vue la législation fournit un
indice important. Les lois postérieures aux novelles de Justinien ne
traitent plus jamais d'approvisionnement municipal. Seules les Basiliques
reprennent des textes aussi bien du Digeste que du Code ou des novelles
de Justinien95. Mais tantôt ces extraits ne correspondent plus à aucune
réalité et ne peuvent en aucun cas témoigner d'une pratique encore
vivante au Xe siècle96, tantôt ils conservent seulement les passages les

95 Β 56, 9, 5 = CJ 10, 27, 2; Β 56, 9, 6 = Ο 10, 27, 3; Β 56, 10, 5 = C7 10, 30, 4; Β 56,
17, 67 = α 12, 63, 2; Β 58, 18, 14 = NJ 128, 16.
96 Ce seraient les seules preuves d'une continuité de la sitonia dont tout prouve par
ailleurs qu'elle disparut, ou du moins fut considérablement réduite dès le VIIe siècle. Il en
fut, dans les cités, de même qu'à Constantinople, où l'on a la preuve formelle que l'anno-
LES CADRES JURIDIQUES DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 319

plus généraux pouvant servir de guide pour un fonctionnaire ou un


notable local qui souhaiterait organiser des secours pendant une
famine en un lieu quelconque97. Rien dans ce recueil ne prouve l'existence
d'un service aussi bien organisé, aussi répandu et aussi important que
celui dont nous venons de dresser un premier tableau. Les sources
juridiques suggèrent donc une disparition de l'approvisionnement public
des villes entre le règne de Justinien et celui de Léon VI mais ne nous
offrent ni la date ni les modalités de cette disparition.
Ainsi disposons-nous d'un cadre relativement précis pour analyser
les sources non juridiques, cadre qui nous laisse déjà entrevoir le rôle
considérable du blé public dans le ravitaillement des cités, cadre qui
sera partiellement rempli et précisé par le reste de la documentation.

ne a été supprimée alors que les Basiliques reprennent les lois qui en traitent (cf. ci-
dessus, p. 271-274).
97 Par exemple, la loi C/ 10, 27, 3 (= Β 56, 10, 5) qui définit la procédure à suivre
pour choisir un σιτώνης a pu servir de modèle pour le choix de responsables d'achats de
céréales en période de disette, sans que pour autant il se soit agi d'un magistrat
permanent.
CHAPITRE 2

QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC

Après les rouages administratifs, la pratique! Et d'abord, quelques


exemples, dont aucun ne suffit à nous montrer l'ensemble du processus
mais qui, replacés dans le cadre précédemment défini, illustrent de
façon parfois très vivante le fonctionnement de tel ou tel aspect du
ravitaillement municipal.
La question principale qui se pose alors est de savoir si l'on peut
décrire, comme nous l'avons fait pour Rome et pour Constantinople,
l'approvisionnement de «la ville protobyzantine» entre le IVe et le VIIe
siècle, depuis la décision de lever telle ou telle denrée jusqu'aux
distributions, en passant par la perception ou l'achat, le transport et parfois
la préparation des produits agricoles. Le concept de «ville
protobyzantine» est-il pertinent en ce domaine? Les institutions chargées du
ravitaillement fonctionnent-elles de la même manière et jouent-elles le
même rôle, quelles que soient la taille de la ville ou l'époque à laquelle
on étudie telle ville particulière?
Il convient donc, dans un premier temps, de bien situer les dossiers
dont on dispose, dans leur contexte géographique et chronologique, et
pour cela de les étudier dans le cadre précis qui fut le leur. En outre,
ces dossiers sont trop difficiles pour qu'on puisse se dispenser d'une
étude particulière, en fonction de l'histoire propre de chaque ville et
même de chaque type de sources : on a peu de chances de bien
comprendre un passage de Julien ou de Libanius, si on ne connaît pas à la
fois le point de vue particulier de ces auteurs au moment précis où ils
écrivent et la situation exacte d'Antioche à ce même moment. Il est
donc doublement impossible de se limiter strictement à l'étude de
l'alimentation sans tenir compte de la nature de sources et de la réalité
sociale environnante, ce qui exclut un exposé suivi sur le ravitaillement
urbain et exige l'analyse minutieuse des conditions propres à chaque
ville.
322 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

De ce point de vue, les monographies, par ailleurs excellentes, dont


nous disposons pour telle ou telle ville protobyzantine, ne suffisent pas
car les auteurs connaissent mal la question de l'approvisionnement et
n'accordent pas toute l'attention souhaitable aux informations que
nous livrent les documents, sur ce point comme sur plusieurs autres,
par exemple l'étude des murailles ou des finances municipales l : la
recherche doit, pour progresser, constituer des dossiers plus larges.
On constate enfin que les villes de province pour lesquelles nous
disposons d'informations relativement détaillées, nous montrant les
responsables du ravitaillement en action, sont très peu nombreuses. On
trouve évidemment les deux plus importantes parmi les villes de
province qui forment à elles seules une catégorie, celle des très grandes
métropoles régionales : Alexandrie et Antioche. C'est par elles que nous
commencerons, car leur documentation est la plus riche et s'étend sur
presque toute la période considérée. Viennent ensuite deux des grandes
villes : Carthage et Thessalonique, pour lesquelles les renseignements
sont beaucoup plus ponctuels, et que nous étudierons dans cet ordre
car les sources éclairent les conditions du ravitaillement, dans la
première au IVe siècle, et dans la seconde, à la fin du VIe et au VIIe siècle.
Nous n'avons une documentation significative que pour une seule des
villes moyennes : Edesse. Il faut en outre noter dès à présent que nous
ignorons presque tout des petites et des très petites villes. Pour aucune,
les sources ne nous livrent plus que des détails difficiles à interpréter.
Nous verrons, dans le chapitre suivant, si ce silence est significatif. Il
nous suffira pour l'instant de montrer, autant que faire se peut, le
fonctionnement concret des institutions définies par les lois à travers
quelques exemples privilégiés, en nous demandant si elles sont
identiques dans toutes les villes, grandes ou moyennes, et tout au long de
notre période. On essayera, en particulier, de voir ou de deviner à par-

1 Pour les murailles urbaines, excellent point d'observation pour l'étude des villes,
de leur plan, de leurs rapports avec l'Etat et de leur place dans le système défensif de
l'Empire, aucune étude d'ensemble. Voir cependant le travail, fondé uniquement sur les
textes législatifs, de Y. Janvier, La législation du Bas-Empire sur les édifices publics, Aix-
en-Provence, 1969. Sur les finances municipales qui commandent de manière plus
contraignante qu'on ne le croit l'essentiel de la vie sociale, aucune étude poussée de
l'établissement du budget, des différents postes de ce budget, du personnel, des rapports
entre dépenses locales et administration centrale, malgré un très grand nombre
d'informations dans les monographies sur telle ville ou telle ville, en particulier pour ce qui
touche à la perception de l'impôt.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 323

tir de quel niveau une ville a absolument besoin de blé pour survivre.
Les capitales ne peuvent s'approvisionner par leurs propres moyens.
Qu'en était-il des très grandes métropoles régionales, des grandes villes,
des moyennes et des petites?

I - LES GRANDES MÉTROPOLES

Faute d'indications sûres, on discutera sans doute longtemps


encore pour savoir quel était approximativement le nombre des habitants
d'Alexandrie et d'Antioche entre le IVe et le VIIe siècle, si ce nombre est
resté à peu près stable et laquelle des deux villes l'emporta sur l'autre;
mais il ne fait guère de doute qu'elles se détachaient largement du reste
des villes de province et qu'elles occupèrent le second et le troisième
rang dans la hiérarchie des cités sauf pendant la courte période, au
début du Ve siècle, où Constantinople les dépassa, tandis que Rome
restait une très grande ville, forte de plus de 300 000 habitants.
La question la plus importante que posent ces deux agglomérations
est celle de savoir si elles sont plus proches des capitales ou des autres
villes, du moins en ce qui concerne leur ravitaillement.

A - Alexandrie

L'immense prestige, politique, culturel, puis religieux, dont jouit la


capitale de l'Egypte, conduit généralement à la considérer comme plus
importante qu'Antioche, et à lui attribuer, assez arbitrairement, une
population considérable. Le seul nombre que nous rencontrerons
conduit à lui attribuer quelque 150 000 habitants, ce qui la situe loin
derrière les capitales à leur apogée et fait ressortir le caractère
volontaire de la fondation de Constantinople qui, cinquante ans après sa
fondation, était déjà presque deux fois plus peuplée. Si une métropole
millénaire ne pouvait compter 200 000 habitants malgré l'aide que lui
fournissait l'Etat, combien plus cette dernière était-elle indispensable
pour une ville qui atteignit 600 000 habitants en moins de deux siècles !
On comprend mieux le brutal déclin de Constantinople quand cette
assistance vint à manquer. Mais de quels secours avait besoin une ville
quatre fois moins peuplée?
Ici encore la nature de la documentation se prête à une étude
successive des prestations, des bénéficiaires et de la gestion. Cependant
324 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

une étude quantitative développée se révèle impossible, faute de


données suffisantes. Tout au plus pourra-t-on suggérer ici ou là quelques
estimations.

1) L'alimonia-τρόφιμον

Deux textes principaux, complétés par d'autres indications, nous


offrent de quoi nous faire une idée assez précise de ce qu'étaient les
prestations à Alexandrie. C'est parce qu'ils ne peuvent se comprendre
l'un sans l'autre que j'analyserai le premier, bien qu'il remonte à
l'année 261, très longtemps avant le début de notre période.

a) Au IIIe siècle

C'est un passage d'une lettre paschale de l'évêque Denys


d'Alexandrie qui, pris isolément, paraîtrait peu digne de foi à cause des
exagérations de l'auteur. Cette bonne plume ne résiste pas, en effet, à quelques
excès destinés à rendre son argumentation plus convaincante, lorsqu'il
affirme que les troubles - guerres et pestes - ont abouti au résultat que
«la très grande ville (Alexandrie) ne contient plus la même multitude
d'habitants - en comptant depuis les nouveaux-nés jusqu'aux vieillards
- qu'elle n'en nourrissait auparavant de la seule catégorie des homogé-
rontes (?); et (que) les hommes de quarante à quatre-vingts ans étaient
alors tellement plus nombreux qu'on n'arrive pas aujourd'hui à égaler
leur nombre même lorsqu'on inscrit et convoque pour les distributions
gratuites de blé les hommes de quatorze à quatre-vingts ans, si bien que
les plus jeunes d'aspect sont devenus en quelque sorte les «conscrits»
des vieillards vénérables»2.

2 Eusèbe de Cesaree, Histoire ecclésiastique, 7, 21, 9, éd. et trad. G. Bardy, Paris,


1967 (SC 41), p. 196 : ... μηκέτι τοσοΰτο πλήθος οίκητόρων ή μεγίστη πόλις έν αύτη φέρει,
από νηπίων άρξαμένη παίδων μέχρι των είς άκρον γεγηρακότων, οσους ώμογέροντας ους
έκάλει πρότερον δντας ετρεφεν, άλλ'οί τεσσαρακοντοϋται και μέχρι των έβδομήκοντα ετών
τοσούτον πλέονες τότε ώστε μη συμπληροΰσθαι νυν τον αριθμόν αυτών προσεγγραφέντων
και συγκαταλεγέντων εις το δημόσιον σιτηρέσιον τών από τεσσαρεσκαίδεκα ετών μέχρι
των όγδοήκοντα, και γεγόνασιν οίον ήλικιώται τών πάλαι γεραιτάτων οί όψει νεώτατοι. Je
reproduis la traduction de J.-M. Carrié, Les distributions alimentaires dans les cités de
l'empire romain tardif, MEFR, 87, 1975, p. 1078. Noter le terme ώμογέρονται pour
désigner les quadragénaires : ces vieillards « encore verts » sont en effet au seuil de la
vieillesse qui, alors débutait aux alentours de cinquante ans. Dans ces conditions,
admettre que la totalité de la population avait été réduite, du fait de l'épidémie, à un niveau
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 325

Nous verrons plus loin ce qu'il faut penser de la distinction entre


jeunes adultes de quatorze à quarante ans et personnes d'âge mûr ou
vieillards de plus de quarante ans3. On notera seulement qu'une
épidémie pouvait faire des ravages tels qu'il n'était pas invraisemblable de
prétendre que la totalité de la population restante était égale au
nombre des seuls adultes mûrs d'avant la crise4. Là ne réside pas pour
nous, cependant, l'intérêt du texte. Il tient à ce qu'on nous présente un
rassemblement de bénéficiaires de distributions qui ne peuvent être
que gratuites, car on ne regroupe pas ceux qui ont droit à l'annone
payante : chacun va acheter ce qui lui est nécessaire quand il en a
besoin dans les boulangeries municipales. En outre on n'inscrit et ne
convoque que les bénéficiaires de prestations gratuites5. Enfin
l'expression δημόσιον σιτηρέσιον, identique à celle qui désigne l'annone
civique de Constantinople6, confirme cette interprétation. Au IIIe
siècle donc, l'Etat ou la cité fournissaient des rations gratuites, comme on
le faisait alors à Rome et comme on le fit par la suite à Constantinople.
C'est bien plus qu'une simple caisse municipale, une arca frumentaria
destinée à intervenir en période de disette. On rencontre même ici la
situation inverse : les distributions n'ont pas lieu pour venir en aide à
une population affamée; au contraire, on se trouve en présence d'un
nombre de bénéficiaires inférieur à ce qu'il était habituellement et d'un
surplus relatif de denrées annonaires qui explique le relâchement des
contrôles et l'admission des plus jeunes à des distributions réservées
jusque-là aux plus âgés.
Il est donc clair qu'Alexandrie jouit d'une situation privilégiée par
rapport aux autres villes qui doivent se contenter, en période de disette,

inférieur à celui des personnes de plus de quarante ans, est sans doute difficile car cela
supposerait une diminution de l'ordre de 75%, compte tenu de ce qu'on peut supposer de
la pyramide des âges à cette époque. Par contre, il se pourrait que le nombre total des
bénéficiaires soit descendu au niveau moyen de celui des ayants droits de plus de
quarante ans. Denys aurait volontairement confondu les nouveaux-nés (νήπιοι) avec les «plus de
quatorze ans » (οί άπο τεσσαρεσκαίδεκα ετών). « Conscrits » traduit tant bien que mal ήλι-
κιώται : « du même âge ».
3 Voir ci-dessous, p. 338-339.
4 Voir à la n. 1.
5 Noter l'emploi des termes προσεγγράφεντες (inscrits en sus, ajoutés aux listes) et
συγκαταλεγέντες (inscrits ensemble) qui ne laisse aucun doute sur le sens de ce passage.
6 Voir ci-dessus, p. 188-193, pour l'étude des termes relatifs à l'annone. Si ce qu'on
verse aux Alexandrins est désigné par le même terme que ce que reçoivent les Constanti-
nopolitains, il est peu probable que ce ne soit pas la même chose.
326 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

du blé public ou du blé à prix coûtant fourni par le σιτωνικόν sous les
ordres du σιτώνης. Cependant on hésiterait à ajouter entièrement foi à
un texte aussi excessif, si Procope ne nous livrait des informations
convergentes.

b) D'après Procope

Dans son réquisitoire impitoyable contre Justinien, il nous conte les


malheurs des «pauvres» d'Alexandrie7. Le rhéteur Héphaïstos,
nommé par l'empereur duc augustal d'Egypte, et, à ce titre, chef de
l'administration urbaine8, imposa une répression très dure après une révolte
de la ville, terrifiant les factieux et décrétant un monopole par lequel,
nous dit l'auteur, il interdit à quiconque de pratiquer le commerce,
mais se transforma lui-même en détaillant9; ainsi il put fixer les prix
des produits de première nécessité qui augmentèrent
considérablement, alors que, jusque-là, la vie n'était pas chère à Alexandrie10. Son

7 Procope, Anecdota, 26, 35-44, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963, p. 164-166. Ce passage
termine le chapitre 26, trop peu utilisé par les historiens, et qui, pourtant, à travers une
charge féroce contre les manœuvres de Justinien pour supprimer tout ce qui faisait la
beauté et le prestige des villes de l'Empire (§ 1), livre des éléments de réflexion
irremplaçables sur la conception qu'on se faisait de la ville pendant la première moitié du VIe
siècle et pourrait bien viser juste, quand il dénonce les restrictions apportées dès cette
époque aux fastes urbains. Il resterait à savoir si Justinien n'avait pas raison de diminuer
ces dépenses au moment où la survie de l'Empire commençait à être en jeu, jusqu'où il
est allé dans cette politique, et quel effet cela produisit sur l'opinion. Pour ce qui
concerne Alexandrie, le passage est connu mais non utilisé par G. Rouillard, L'administration
civile de l'Egypte byzantine, 2e éd. Paris, 1928, p. 121, n. 2. J. Rea, The Oxyrhynchus papyri,
t. 40, Londres, 1972, p. 1-2, se limite aux IIIe et IVe siècles; il n'a pensé à l'utiliser. Simple
allusion dans J.-M. Carrié, op. cit., p. 1078-1080. A. H. M. Jones, The later roman Empire,
Oxford, 1964, p. 735, connaît évidemment le texte, mais se contente de le citer. Ce sont les
seuls études récentes qui traitent des problèmes d'alimentation à Alexandrie.
8 Edit 13 (éd. dans NJ, p. 780-795), 1; cf. G. Rouillard, op. cit., p. 28.
9 Anecdota 26, 36 : Πάντα ευθύς τα τής πόλεως πωλητήρια ες το καλούμενον μονοπ-
ώλιον καταστησάμενος άλλον μέν εμπόρων ούδένα ταύτην δη την έργασίαν έργάζεσθαι εϊα,
μόνος δε απάντων αυτός γεγονώς κάπηλος παρεδίδοτο τα ώνια πάντα, δηλονότι τάς τούτων
τιμάς τή τής αρχής εξουσία σταθμώμενος.
10 La fixation des prix est une prérogative du duc ou du gouverneur. Il peut agir sur
ordre de l'empereur, comme on le constatera à Antioche (ci-dessous, p. 367 : lorsque
l'empereur est présent, c'est lui qui prend la décision ; le gouverneur est sans doute chargé de
la mettre en application) ou de sa propre initiative lorsqu'il accède à une demande de la
curie qui souhaite procéder à une συνωνή (voir, ci-dessus, p. 309, n. 71). Il n'est pas
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 327

action fut particulièrement contraignante pour le pain que personne


d'autre que lui n'avait le droit de vendre et dont il fixait et le poids et le
prix11. Il en tira un grand profit et envoya les sommes ainsi gagnées à
l'empereur qui en fut très satisfait. Ainsi, tandis que la population
terrifiée n'osait se plaindre, les caisses de l'Etat se remplissaient et le duc
augustal montait dans l'estime de Justinien.
Pour mieux s'attacher les faveurs du souverain, Héphaïstos
imagina un autre stratagème. Alors que Dioclétien avait accordé aux
nécessiteux d'Alexandrie une quantité de grain à prendre dans les réserves de
l'Etat 12 et que le peuple d'Alexandrie la répartissait librement entre soi,
le préfet enleva 2 000 000 de muids à ceux qui manquaient de tout et les
versa dans les greniers publics13 sous prétexte que cette distribution
était contraire aux intérêts du Trésor. L'empereur approuva
évidemment aussi cette mesure, malgré la misère qui s'ensuivit pour la
population.

impossible que la révolte soit une révolte de la faim et que les mesures aient seulement
visé à limiter les excès de la spéculation.
11 Anecdota, 26, 36-37 : Μάλιστα δε αυτούς άμφί τφ άρτφ έπίεζε. Τον γαρ σΐτον αυτός
εξ Αιγυπτίων ώνείτο μόνος. Le monopole sur tous les produits se ramène donc à un
monopole du blé, ce qui confirme l'impression que nous avons affaire à des mesures
banales pour l'approvisionnement en céréales, et montre que la grande affaire, dans le
ravitaillement, c'est le blé. Noter que l'Etat achète du blé mais livre du pain. A
Alexandrie, comme dans les capitales, les moulins et les fours sont essentiellement publics.
12 Anecdota, 26, 40 : Dioclétien accorda σίτου μέγα τι χρήμα . . . παρά τοΰ δημοσίου
των 'Αλεξανδρέων τοις δεομένοις άνα παν έτος. Ce blé, que l'on dit distribué chaque année
aux «indigents» pourrait apparaître comme une forme d'assistance aux déshérités. En
fait, quand on constate que le montant de l'allocation est égal, ou peut-être supérieur, à
2 000 000 de muids et que la curie répartit cette subvention comme elle l'entend entre les
citoyens, on doit conclure sans hésiter que, une fois de plus, Procope, comme nombre
d'auteurs écrivant dans le contexte chrétien des IVe-VIIe siècles, utilise indigent pour
citoyen, afin d'influencer davantage le lecteur. Il faut aussi noter le vague de la formule
«une grande quantité de blé». Quand notre auteur dit, plus bas, que le duc supprima
2 000 000 de muids sur cette allocation, on doit seulement conclure en toute rigueur
qu'elle était égale ou supérieure à ce montant, sans pouvoir préciser davantage. Mais
comme Procope ne nous dit pas que le duc a supprimé seulement une partie de la somme
totale, j'admets que le nombre donné correspond à la totalité du versement annuel.
13 Anecdota, 26, 43 : 'Ήφαιστος ένθένδε μυριάδας ές διακοσίας επετείους μεδίμνων
(noter l'emploi de médimne pour muid: 2 000 000 de médimnes représenteraient
12 000 000 de muids, la moitié de l'annone de Constantinople!) τους των αναγκαίων ύποσ-
πανίζοντας άφελόμενος τφ δημοσίω έντέθεικε. Si le blé fut versé aux greniers publics,
c'est parce qu'il était public, ce qui confirme l'impression générale qui ressort de tout ce
passage.
328 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Dans ce petit chef-d'œuvre de polémique, il est particulièrement


difficile de démêler le vrai du faux et de rétablir les opérations
administratives réellement effectuées par Héphaïstos. Comment imaginer
qu'il ait interdit toute forme de commerce privé dans une aussi grande
ville? Comment ne pas voir une exagération dans l'affirmation que tous
les produits de première nécessité étaient touchés alors que seul le pain
était concerné? Il faut comprendre que le monopole porte uniquement
sur cette denrée. De même, quand Procope annonce qu'il va raconter
les malheurs des pauvres, on peut croire que c'est l'assistance aux
déshérités qui est visée par les exactions du gouverneur, alors que la
lecture minutieuse du passage montre immédiatement que, si les «pauvres»
sont les plus touchés, c'est parce qu'ils souffrent davantage de mesures
générales appliquées à tous les habitants de la ville. Pour avoir des
chances de bien comprendre ce qui est en cause, il faut distinguer les
deux actions différentes d'Héphaïstos et commencer par analyser la
seconde qui, par son allusion à Dioclétien, mettra en évidence la
continuité entre le IIIe et le VIe siècle.
Qu'avait fait cet empereur, champion du paganisme? Assurément
pas donner 2 000 000 de muids de blé aux plus nécessiteux de la ville,
car on n'a jamais vu un empereur païen - ni un chrétien d'ailleurs -
donner une quantité telle qu'elle permettait de verser à 65 000
personnes de quoi manger chaque jour très correstement, uniquement pour
soulager la misère des pauvres14. D'abord ces pauvres qui disposaient
sans doute de quelques ressources n'avaient pas tous besoin de recevoir
toute leur nourriture comme don et surtout ils ne pouvaient être aussi
nombreux dans une ville à laquelle personne n'a jamais
raisonnablement attribué plus de 100 000 à 200 000 habitants15. Ce blé constitue
donc le τρόφιμον dont parlent les sources grecques (alimonia dans les
textes latins)16. Procope dit d'une part qu'il a été donné par Dioclétien,
d'autre part qu'Héphaistos l'a confisqué, au moins en partie, enfin qu'il
coûtait cher au Trésor. Ces trois notations suffisent à prouver qu'il
s'agit bien d'un don de blé public puisé dans les greniers de l'annone.

14 Voir à la n. 12.
15 Voir, par exemple, l'estimation de D. Claude, Die byzantinische Stadt im 6.
Jahrhundert, Munich, 1969 (Byzantinisches Archiv, 13), p. 163, qui penche pour une
population supérieure à 100 000 habitants parce que la superficie de la ville était de 920 ha
environ. La preuve est insuffisante, mais l'estimation doit être assez juste (cf. ci-dessous,
p. 336 et 339).
16 Alimonia dans CTh 14, 26, 2, 436 = CM1, 28, 2. Τρόφιμον dans l'Edit 13, 4 et 6.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 329

Nous apprenons même de quelle manière il était distribué puisque le


peuple, c'est-à-dire la curie d'Alexandrie, l'avait attribué à des
bénéficiaires qui avaient transmis leur droit à leurs héritiers17. On comprend
alors ce qui s'est passé. Dioclétien avait donné à la ville 2 000 000 de
muids en 302 18. Héphaïstos a supprimé cette allocation pour punir la
ville de son émeute. On avait pris des mesures identiques au IVe siècle à
Constantinople, et à Alexandrie même, sous le règne de Marcien (450-
457) 19. La mesure fut-elle provisoire ou définitive? On ne peut rien
affirmer mais, si Héphaïstos fut réellement duc avant la promulgation
de l'édit 13 qui parle encore du τρόφιμον comme d'une réalité bien
vivante, elle fut sans doute rapportée assez rapidement20. On sait que,
encore au début du VIIe siècle, Alexandrie dépend de l'Etat pour son
approvisionnement mais les sources ne disent pas si on fournit toujours
du blé gratuit ou seulement du blé à prix public21.

17 Anecdota, 26, 42 : Ταύτα ό δήμος τηνακάδε διαδασάμενοι εν σφίσιν ούτοΐς ές


απογόνους τους άχρι δεΰρο παρέπεμψαν. On ignore si l'hérédité est en quelque sorte «globale»,
le peuple d'Alexandrie conservant les parts de blé public et les attribuant à un citoyen
inscrit sur la liste l'attente à la mort d'un bénéficiaire, même s'il avait des enfants, ou si
elle était personnelle, le bénéficiaire mort transmettant son droit à son fils aîné s'il en
avait un. C'est la seconde hypothèse qui est la meilleure si on se souvient de ce qu'était,
au même moment, la situation à Rome (ci-dessus, p. 59-60).
18 Cf. n. 12. G. Rouillard, op. cit., p. 121, tient pour certain que le montant de
l'allocation était de 2 000 000 de muids sans le discuter. Le Chronicon Paschale, éd. G. Dindorf, t.
1, p. 514, confirme cette mesure et donne la date à laquelle elle a été prise : 302.
19 Pour Constantinople, voir ci-dessus, p. 265, n. 120. Pour Alexandrie, sous le règne
de Marcien, Priscus, fragment 5, éd. B. Niebuhr, Bonn, 1829, p. 223 et Evagre, Histoire
ecclésiastique, 2, 5, éd. J. Bidez et L. Parmentier, Londres, 1898 (réimpression,
Amsterdam, 1964), p. 51. Trad. A.-J. Festugière, Byz. 45, 1975, p. 254 : Après la répression de
l'émeute «le peuple, rassemblé à l'Hippodrome, avait demandé à Florus, préfet Augustal
d'Egypte, qui détenait à la fois le commandement des troupes et le pouvoir civil, de leur
fournir la frwnentatio (την του σιτηρεσίου χορηγίαν) dont il les avait privés, et de leur
rendre les bains, les spectacles, et tout ce qui leur avait été retiré à cause de leurs
désordres », ce qui fut fait. Ce texte du Ve siècle constitue un jalon essentiel entre la lettre de
Denys, au IIIe siècle, la décision de Dioclétien, en 302, et les textes du VIe siècle. Bien
noter que le blé est mis sur le même plan que les autres commodités de la vie urbaine,
dont les bains et les spectacles. Elle ne peuvent être assurées sans l'autorisation, et donc
les subventions, de l'Etat.
20 Voir G. Rouillard, op. cit., p. 121, n. 2.
21 Jean de Nikiou, Chronique universelle, ch. 97, éd. et trad. H. Zotenberg, Chronique
de Jean, évêque de Nikiou, Paris, 1883 (Notices et extraits des manuscrits de la
Bibliothèque Nationale, 24), p. 409-411 : Quatre hommes d'Aykelâh (ville non identifiée, proche
d'Alexandrie) « saisirent quantité de bateaux dans lesquels on portait des grains à Alexan-
330 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Un dernier témoignage sur l'existence d'une distribution de blé ou


de pain gratuit22 est fourni par une loi de 436, d'après laquelle les
empereurs Théodose II et Valentinien III accordent à la ville un
supplément de 110 muids par jour, soit environ 40 000 muids par an23.
L'augmentation n'est guère importante et ne modifie pas de manière sensible
le volume global du blé distribué. Par contre elle révèle l'existence de
tessères, ce qui finit d'assimiler les distributions gratuites d'Alexandrie
à celles des deux capitales24. On doit alors prendre très au sérieux
l'affirmation, dans une novelle de Justinien, selon laquelle Alexandrie
recevrait des annones gratuites comme Constantinople25. Ces annones
représentaient une grosse quantité de blé.

drie, de sorte qu'il y eut une grande famine dans la ville, et les habitants, en proie aux
souffrances de la faim, voulaient tuer le préfet . . . Les gens d'Aykelâh commettaient
toujours de nouveaux méfaits. Ils saisissaient les bateaux chargés de grain, s'emparaient de
l'impôt impérial et forçaient le préfet du canton à leur remettre les livraisons de
l'impôt ». Le texte n'est pas très précis, et sans doute la traduction éthiopienne du texte man-
que-t-elle de rigueur (qu'est-ce qu'un «préfet de canton»?). Cependant la population se
retourne contre le préfet de la ville (le duc Augustal), quand le blé manque et les révoltés
s'emparent à la fois du blé et de l'impôt - à l'exclusion de tout autre produit -, deux
indices suffisants pour prouver que le blé est d'origine fiscale et que son transport est
placé sous l'autorité du duc d'Alexandrie, ce qui est exact (cf. ci-dessus, n. 8). En outre les
brigands n'en ont que contre l'Etat car on ne parle pas des malheurs subis par les
commerçants indépendants. Donc tout le blé, ou du moins l'essentiel, est fourni par
l'administration.
22 Sur la transformation en pain, par les autorités, du blé qu'elles reçoivent, voir
ci-dessus, n. 11.
23 CTh 14, 26, 2, 436 = CJ 11, 28, 2: Diurnos centum et decem modios alimoniis
Alexandrinae civitatis addi decernimus, ut nemo privetur eo quod nunc usque percepii et
perissochoregiae nomen penitus amputetur et tesserae designentur et nostrae pietatis
nomine censeantur. L'empereur ajoute 1 10 muids par jour à l'alimonia d'Alexandrie pour que
personne n'en soit privé et que le nom même de supplément de prestation disparaisse
définitivement; que des tessères soient émises et validées par l'autorité de l'empereur. Il
faut comprendre que, depuis un certain temps, des rations provisoires étaient distribuées
et que leurs détenteurs craignaient à tout instant d'en être privés. Ils sont en quelque
sorte «titularisés». Nous ignorons qui furent les bénéficiaires mais nous constatons ici
aussi que le droit à l'annone est authentifié par la remise d'un document écrit, la
tessere.
24 Pour les tessères à Rome, ci-dessus, p. 58-59; à Constantinople, ci-dessus, p. 249.
25 NJ 7, 8 : ... τοιαύτας είναι αιτήσεις ού μόνον έπί της βασιλίδος ταύτης πόλεως,
άλλα και επί τής μεγάλης 'Αλεξανδρείας και έπί της θεουπολιτών είναι μεμαθήκαμεν . . .
J.-M. Carrié, op. cit., p. 1 077, s'étonne de l'emploi du verbe μεμαθήκαμεν: «nous avons
appris » qui lui paraît donner l'impression que l'empereur ne sait pas très bien ce qui se
passe dans son Empire, et en particulier si Alexandrie et Antioche bénéficient bien de
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 331

Dans ces conditions, il ne fait aucun doute que, dès le IIIe siècle, et
sans doute depuis longtemps, Alexandrie bénéficiait de blé gratuit; que
Dioclétien a réorganisé ce service, en accroissant peut-être la dotation
annuelle, ce qui explique que Procope lui attribue tout le mérite de
cette gratification26; que la décision de Dioclétien a gardé force de loi au
moins jusqu'au VIe siècle, avec quelques aménagements, comme par
exemple l'augmentation des quantités distribuées, en 436; que vers 530
on avait encore le sentiment de vivre sous le régime d'une loi vieille de
250 ans; enfin, que cette loi est sans doute demeurée en vigueur jusqu'à
l'invasion arabe. Il resterait à savoir si l'expansion du Caire et le déclin
relatif d'Alexandrie ne résultent pas, pour une certaine part, de la
décision politique de créer une nouvelle capitale et de lui affecter une part
du blé que touchait l'ancienne27.
Le passage de Procope pose une dernière question, celle de savoir
si les 2 000 000 de muids (133 000 qx) sont effectivement restés dans le
greniers de l'annone ou s'ils ont été vendus au prix public. Il faut
reconnaître que nous n'avons aucune preuve formelle d'une vente
régulière de blé public dans la ville d'Alexandrie. Il semble cependant
difficile d'admettre qu'elle ait eu le privilège, inconnu dans les
capitales, de recevoir gratuitement la totalité du grain qui lui était
indispensable et on voit mal le commerce privé, dont nous n'entendons jamais
parler, assurer seul la fourniture de tout le complément indispensable.
Il faut donc supposer, à côté des distributions de blé gratuit, la
livraison de blé à prix constant par des greniers d'Etat dont l'intervention
était nécessaire pour assurer un approvisionnement régulier, surtout
pendant les années de disette où les paysans rechignaient à vendre et
où les négociants, à supposer qu'ils aient existé en nombre suffisant,
n'auraient donc pu acheminer les quantités indispensables.

distributions de blé gratuit. En fait c'est un verbe très fréquent dans la législation
protobyzantine qui a un sens technique précis : «nous savons» («nous avons fini d'apprendre»)
(par un rapport qui vient d'être fait ou par consultation de documents depuis longtemps
à notre disposition dans les archives impériales).
26 L'auteur du chapitre de l'Histoire Auguste relatif à Aurélien en avait fait de même
à son égard : ci-dessus, p. 59.
27 On connaît bien l'intense développement des villes musulmanes pendant les
premières siècles de l'Islam et l'importance du commerce entre elles. Mais a-t-on réfléchi au
problème des immenses quantités de denrées qu'il fallait acheminer de très loin et avec
une régularité presque parfaite pour éviter la famine? Il ne semble pas, du moins à la
lecture des grands manuels actuellement disponibles.
332 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

La première partie du récit de Procope met par contre en évidence


l'existence d'un σιτωνικόν (arca frumentaria). La présentation des faits
par l'auteur est inadmissible. Le pouvoir pouvait-il, au lendemain d'une
révolte, supprimer la liberté de commerce et décider que désormais il
serait le seul détaillant de toute la ville? On a déjà noté que son
monopole concernait sans doute exclusivement le blé sur lequel insiste
l'auteur, et pas les autres denrées auxquelles il ne fait allusion que pour
amplifier la mesure effectivement prise et susciter une réprobation
plus vive. Il faut en outre inverser l'ordre des causes. Au début
Alexandrie connut vraisemblablement une disette. C'est elle qui doit être à
l'origine de la révolte, une révolte classique de la faim, à ne pas
confondre, comme le fait trop facilement notre polémiste, avec la révolte sans
doute politique (un mouvement monophysite contre le pouvoir?) qui
apparaît dans le second épisode. Le gouverneur était alors en droit de
promulguer un édit pour une συνωνή qui imposait, conformément à la
loi, la vente des quantités disponibles au prix du marché constaté au
moment de sa promulgation aussi bien pour les spéculateurs qui
auraient constitué quelques réserves que pour les producteurs qui
attendraient la montée des prix pour vendre leur récolte. Tout devait être
livré aux greniers de l'Etat qui se retrouvait seul en situation de vendre
aux particuliers, c'est-à-dire en situation de monopole28. Procope
aurait dû mentionner que la décision a été prise en accord avec les curia-
les d'Alexandrie, peut-être à leur demande, mais il pouvait éviter de le
faire car, dans le cas des grandes villes, et en particulier d'Alexandrie,
la συνωνή n'est pas nécessairement imposée au seul territoire
municipal dont les ressources, pour importantes qu'elles aient été, ne
pouvaient en aucun cas suffire à nourrir la ville29). Dans une affaire aussi
importante, la curie jouait assurément un moindre rôle que dans le cas
d'une perception limitée aux terres qui lui appartiennent. En outre il

28 Ci-dessus, n. 10.
29 II est normalement interdit de faire effectuer des transports au profit d'une ville à
partir d'un lieu qui ne serait pas situé sur le territoire de sa cité (CI 10, 27, 2, intr, 491-
505) et d'effectuer une συνωνή hors de ses limites (§ 12). Cependant la même loi précise
plus loin (§ 14) que ces dispositions ne doivent en rien affecter les règles en vigueur pour
les συνωναί de la ville d'Alexandrie. Ce passage n'est pas clair, mais, rapproché de notre
texte, il prend tout son sens : de mène que Constantinople peut pratiquer des συνωναί
partout où ce sera nécessaire (§ 13), Alexandrie pourra en imposer hors des limites de
son territoire ; elle jouissait des mêmes avantages que la capitale, mais sans doute limités
à l'Egypte.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 333

faut charger au maximum le représentant de l'administration sans


attaquer les notables, dont Procope se fait largement le porte-parole dans
ses œuvres30.
Donc le duc d'Alexandrie a utilisé son droit au monopole des
ventes, non pour affamer les pauvres en faisant monter artificiellement les
prix, mais pour leur assurer du pain au meilleur prix possible dans les
circonstances telles qu'elles étaient. Ce prix dépassait cependant, et
inévitablement, le prix moyen; il s'en est suivi une campagne contre
Héphaïstos, accusé de faire des bénéfices aux dépens des défavorisés,
sans doute parce que, conformément aux lois, il commença par vendre
à un prix voisin de celui du marché, donc avec un fort bénéfice, le blé
reçu par le σιτωνικόν au prix public31. Mais, à moins qu'il ne se soit
livré à des détournements de fonds, le préfet n'en tira aucun bénéfice
personnel car l'argent ainsi gagné servit normalement à financer une
partie des achats sur le marché libre. De même il n'est pas impossible
qu'il ait vendu provisoirement une partie du blé gratuit, comme on le
verra à Carthage32, à la fois pour peser sur le marché et pour dégager
des fonds supplémentaires afin de procéder à des achats. Par contre le
blé acheté au prix du marché était revendu au même prix, ce qui
interdisait tout bénéfice soit pour les responsables municipaux, soit pour le
duc33. Quant à affirmer que l'empereur en a retiré un avantage
quelconque, c'est pure calomnie, à moins qu'il n'y ait eu malversation;
mais, comme Procope n'en dit mot, il est peu vraisemblable qu'il y en
ait eu. Notre polémiste présente donc comme des vérités établies les
bruits qui couraient parce que les prix étaient élevés à Alexandrie :

30 C'est en effet toute son habileté de mettre en avant les malheurs des humbles,
pour, en fait, défendre les intérêts, le plus souvent contradictoires, des notables.
31 Cf. ci-dessus, p. 308-310 : Si une cité, qui ne dispose pas de ressources
particulières, peut imposer une συνωνή et revendre le blé ainsi obtenu, c'est qu'elle le revend au
prix d'achat, fixé par le gouverneur. Pour des exemples, voir à Antioche, p. 367, et à
Carthage, p. 386-387.
32 Voir n. 31 : Le gouverneur a vendu du blé normalement réservé à l'annone
gratuite de Rome. On pourrait tout aussi bien vendre le blé gratuit de la cité mais les exemples
manquent.
33 On pouvait difficilement se permettre de revendre encore plus cher du blé acheté
à un prix élevé pendant une disette. Par contre les autorités municipales peuvent
revendre au prix du marché, pendant la disette, du blé acheté en période d'abondance (cf.
p. 296). Cependant, même dans ce cas, les malversations étaient difficiles car tout était
inscrit au budget du σιτωνικόν.
334 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

c'était la faute de l'administration qui aurait dû prendre des


dispositions pour livrer du pain à meilleur compte.
L'important, pour nous, est d'avoir constaté l'existence d'un σιτω-
νικόν. Certes le terme n'est pas employé mais le monopole de la vente
du blé, impliquant celui de l'achat, et la fixation autoritaire des prix,
suffisent à établir son existence. Comme, dans d'autres lois, toutes les
villes ou presque, possèdent cette institution, ce témoignage tardif
autorise à lui seul à affirmer qu'il en était bien ainsi depuis longtemps à
Alexandrie. Une autre source, au début du VIIe siècle, confirme ce que
l'on doit conclure du texte de Procope.
Nous apprenons en effet, d'après la «vie» de Jean l'Aumônier
patriarche d'Alexandrie (610-619), que le saint évêque, lors d'une disette
consécutive à une crue insuffisante du Nil, se trouva sans argent et
emprunta 10 kentenaria (1 000 livres d'or, 72 000 sous permettant
d'acheter 144 000 qx de blé au prix moyen du marché) qui ne suffirent
pas à apaiser la faim de tous les habitants dont le nombre était accru
par la présence de réfugiés fuyant l'invasion perse. Un homme bigame
lui propose alors 200 000 muids de blé et 180 livres d'or à condition
qu'il l'ordonne diacre. Jean refuse et échappe au dilemme - voir
mourir ses concitoyens ou ordonner un clerc indigne - par l'arrivée
miraculeuse de deux bateaux qu'il avait envoyés en Sicile pour y acheter du
grain34.
Le fond de vérité est fortement déformé par l'intention
hagiographique de l'auteur. Cependant nous allons voir que presque tout dans
ce passage, est vraisemblable - même sans doute la somme de 180
livres d'or que le diacre aurait eue à sa disposition - et que seule la
présentation introduit miracle et merveilleux : par exemple les bateaux

34 Vie de Jean l'Aumônier, dans Vie de Syméon le fou et vie de Jean de Chypre, éd.,
comm. et trad, par A.-J. Festugière, en collaboration avec L. Ryden, Paris, 1974 (Institut
français d'archéologie de Beyrouth. Bibliothèque d'archéologie et d'histoire, 95), ch. 11,
texte, p. 357-359, trad., p. 458-460. Cette vie n'en est pas une (voir, en dernier lieu, à son
sujet, C. Mango, A byzantine hagiographer at work : Leontios of Neapolis, Byzanz und der
Westen. Studien zur Kunst des europäischen Mittelalters, Vienne, 1984 (Ost. Akad. der
Wiss. Phil.-hist. Klasse, Sitzungsberichte, 432) p. 25-41). C'est plutôt un recueil de vertus
et de miracles qui présente l'immense avantage de nous montrer le saint dans des
situations normales pour un prélat; même si l'hagiographe embellit la réalité et attribue à
Jean des actes qu'il n'a pas exécutés, il utilise souvent un vocabulaire administratif précis
et donne seulement à des récits vraisemblables des dénouements qui le sont moins. Il
suffit d'oublier ces derniers pour avoir une idée très précise du comportement habituel
d'un grand nombre de prélats.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 335

sont certainement arrivés comme prévu mais la volonté de donner un


tour plus dramatique à l'histoire y a trouvé une coïncidence suscitée
par Dieu. De même le chantage du diacre bigame est peut-être inventé
de toutes pièces mais Jean ou l'un de ses prédécesseurs y a sans doute
été soumis un jour. D'autre part, le récit baigne dans une atmosphère
religieuse puisque ceux qui prêtent les 1000 livres d'or sont appelés
amis du Christ35, puisque c'est un candidat au diaconat qui propose
son aide, puisque, une fois, l'auteur fait allusion aux pauvres et à
l'Eglise d'Alexandrie qui ont besoin de secours, puisque, enfin, les bateaux
qui ramènent du blé de Sicile sont des bateaux de l'Eglise
d'Alexandrie36. Cependant nous avons vu qu'on appelle bateau ou grenier de
l'église un bateau ou un grenier municipal géré par l'évêque37; le
prétendant au diaconat est un membre de la curie puisqu'on le désigne par
le terme de κτήτωρ, traduction grecque de possessor38 et la somme
considérable de 180 livres qu'il propose - qu'elle soit réelle ou imaginée
- n'est vraisemblable que si elle correspond à des fonds publics et non
à une fortune privée car on peut proposer d'intervenir pour faire
obtenir à l'église ce crédit en échange d'une ordination comme diacre, mais
on ne peut envisager de donner une somme pareille pour un honneur
limité, sur ses biens personnels. De même on voit mal comment
l'évêque aurait pu emprunter 1000 livres à de pieux chrétiens (φιλόχριστοι)
pour ses distributions charitables car son budget de l'assistance ne lui
permettait pas pareille dépense39; par contre il pouvait emprunter aux

35 Ibid. : Έδανείσατο άπο πολλών φιλοχρίστων. Pour prêter une telle somme, il ne
suffit pas d'aimer le Christ; il faut aussi être riche!
36 Ibid. : « Au sujet des pauvres qui sont mes frères et au sujet des affaires de la
sainte Eglise» (Περί δέ των πτωχών μου καί των αδελφών μου και περί της αγίας εκκλησίας),
Dieu qui veille sur eux depuis une époque bien antérieure à notre naissance . . .
37 Cf. ci-dessus, p. 239-240, pour la question des bateaux de l'Eglise. Ci-dessus,
p. 144-146, pour les greniers de l'Eglise.
38 Pour offrir 180 livres et 200 000 muids de blé, il ne suffit pas de posséder une
immense fortune, que seuls les plus riches Egyptiens pouvaient détenir et qu'ils
n'offriraient pas en échange d'une simple ordination comme diacre, il faut aussi être un agent
de l'Etat qui fait miroiter la possibilité d'obtenir, d'une manière ou d'une autre, une
avance de fonds et de denrées publics, que l'Eglise rembourserait peut-être par la suite. Il
n'est pas difficile d'imaginer qu'un curiale ou un fonctionnaire désire faire une carrière
ecclésiastique, peut-être pour échapper à la justice civile au bénéfice de celle de
l'évêque ... La tentation était forte car beaucoup de lois visent à freiner le passage de
l'administration civile à l'administration religieuse.
39 Sur la faible importance des budgets épiscopaux de la charité, voir ci-dessous,
p. 553-556; sur l'impossibilité d'admettre que des particuliers aient prêté une somme aus-
336 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

curiales une très grosse somme qu'ils recouvreraient en levant les


impôts l'année suivante et on comprend alors la proposition de l'un
d'entre eux : il se faisait fort d'obtenir un crédit supplémentaire de 180
livres auprès de ses collègues de la curie contre son ordination comme
diacre. C'est donc bien en tant que chef de l'administration municipale
que le patriarche intervient ici, malgré ce que voudrait laisser entendre
l'auteur de la vie; et il ne peut le faire que comme responsable du σιτω-
νικόν ayant obtenu, conformément aux lois précédemment analysées,
l'autorisation du gouverneur de dépenser par anticipation, par
emprunt auprès des curiales, des fonds municipaux qui seraient levés par
la suite.
Des textes analysés jusqu'ici il ressort donc que la ville
d'Alexandrie disposait de trois formes différentes d'approvisionnement public :
les distributions gratuites, les ventes à prix public, et les fournitures du
σιτωνικόν qui venaient s'ajouter pendant les périodes particulièrement
difficiles. Des premières nous savons qu'elles livraient au minimum
2 000 000 de muids par an, soit à 60 muids par bénéficiaire et par an, si
on suppose des rations identiques à celles des capitales, de quoi
ravitailler 33 000 ayants droit, mais de quoi nourrir 66 000 personnes, à 2
qx (30 muids) par personne et par an. Nous ne savons rien des
quantités livrées à prix coûtant sur le marché alexandrin sauf qu'elles ont
difficilement pu ne pas exister. Pour ce qui concerne le σιτωνικόν, si ses
ressources lui permettaient effectivement de jeter sur le marché
quelque 1000 livres d'or, il avait les moyens de livrer environ 25% des
livraisons gratuites, celles du τρόφιμον, de quoi nourrir 40 000 personnes
pendant six mois40. Nous verrons que ces nombres permettront de se

si considérable, voir n. précédente : 1 000 livres (72 000 sous) représentent le revenu brut
annuel de quelque 15 000 ha de terres arables (voir p. 231-233 pour le rendement
approximatif des terres égyptiennes) et le revenu net, à 6% par an (ci-dessous, p. 595) de
250 000 ha. C'est aussi 9% de toute l'annone envoyée par l'Egypte à Constantinople.
Même si le nombre a été exagéré, il ne peut en rien correspondre à ce que des personnes
privées sont capables de prêter. En revanche, si le σιτωνικόν n'a pas le droit de prêter de
l'argent à d'autres caisses de la cité (ci-dessus, p. 300), il peut leur emprunter, si les
circonstances l'exigent, puisque rien n'interdit de le faire. Sur l'action des autorités en
période de crise frumentaire grave et sur leurs motivations, cf. ci-dessous, p. 452. La fin
du chapitre prouve que les achats ont dû être importants puisqu'on annonce l'arrivée de
deux bateaux (environ 40 000 muids de blé à eux deux) ; et le mouvement du texte laisse
clairement entendre que ce ne sont que les premiers d'une flotte plus importante.
40 2 000 000 de muids nourrissent effectivement environ 65 000 personnes à 2 qx par
personne et par an. Mais, pour être sûr que les bénéficiaires de l'annone gratuite sont
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 337

faire une idée de la population à condition de connaître les


bénéficiaires de ces diverses prestations.

2) Les bénéficiaires

A propos des bénéficiaires, le petit nombre de nos informations


interdit de pousser très loin l'analyse. On entrevoit cependant qui avait
droit au blé gratuit et on peut montrer que les prétendus panes aedium
de la ville d'Alexandrie ne sont que des illusions. Le blé vendu à prix
coûtant, dont l'existence est supposée plus que prouvée, devait être
vendu à tous ceux, citoyens de la ville ou étrangers de passage, qui
pouvaient le payer. Il en était évidemment de même pour le blé du σιτωνι-
κόν auquel tous les résidants avaient accès, comme nous aurons
l'occasion de le constater dans d'autres villes de l'Empire41. L'allusion à l'ar-

bien environ 33 000, il faudrait que les rations soient effectivement de 60 muids par ayant
droit et par an (5 muids par mois), comme à Rome. Si elles ne sont que de 36 muids,
comme à Oxyrhynchos (ci-dessous, p. 450), les bénéficiaires sont au nombre de 55 000 et
la population totale d'environ 200 000 habitants, ce qui constitue le maximum
vraisemblable (cf. n. 15). 33 000 bénéficiaires et 150 000 habitants est peut-être plus proche de la
réalité (ci-dessus, p. 336). En effet 600000 Constantinopolitains consommaient 10% du blé
égyptien et on peut difficilement imaginer que les paysans égyptiens aient pu supporter
une charge supplémentaire très lourde pour l'entretien de leur métropole régionale. Les
1 000 livres empruntées par Jean l'Aumônier, pour leur part, doivent plutôt correspondre
au total de ce dont disposait le σιτωνικόν et du supplément qu'il a emprunté. En effet,
même si on considère que le quart de cette somme a servi pour le transport du blé et son
traitement, ce qui est un ordre de grandeur raisonnable (voir ci-dessus, p. 264-265 : 30%
du prix du blé représentent environ 25% de la somme totale consacrée à son achat) on
pourrait obtenir quelque 1 600 000 muids (un peu plus de 100 000 qx) avec cette somme, à
condition d'acheter le blé à 30 muids pour 1 sou. Mais si le prix est celui d'une disette
sévère - comme on peut le supposer au vu des sommes considérables qui sont consacrées
pour lutter contre la faim -, de l'ordre de 10 muids au sou, tel qu'on le rencontre
plusieurs fois (ci-dessous, p. 500), Jean n'a pu se procurer qu'un peu plus de 500 000 muids,
soit à peu près autant que ce que Julien donna en son temps à Antioche sur les seuls
greniers d'Asie, avant l'arrivée d'un supplément qu'il avait fait venir d'Egypte (ci-dessous,
p. 371). Je ne vois donc aucun motif de rejeter le nombre indiqué par notre source. Il
suppose seulement que la ville d'Alexandrie était encore importante au début du VIIe
siècle, ce dont rien ne permet de douter, que le commerce privé était pratiquement
inexistant, car on n'en parle pas - et s'il était intervenu, les quantités auraient été excessives -,
que la défaillance de l'Egypte pouvait être compensée par l'utilisation d'autres greniers,
en particulier, sans doute, ceux de Sicile (voir index, Sicile).
41 Pendant les famines les plus dures, les paysans eux-mêmes en profitaient; cf.
p. 376-377 et 416-417.
338 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

rivée des réfugiés fuyant l'invasion perse, qui perturbent un marché


déjà tendu par suite de la crue insuffisante du Nil, suffit à suggérer que
le blé du σιτωνικόν n'est pas réservé aux seuls Alexandrins42. Peut-être
chassait-on parfois les étrangers à la ville ou limitait-on les rations que
chacun pouvait acheter mais nous n'en avons aucune preuve43.

a) Le τρόφιμον

La lettre de Denys, patriarche d'Alexandrie, est parfaitement claire


sur deux points. N'ont droit aux distributions gratuites que les citoyens
d'Alexandrie inscrits sur des listes officielles. La nécessité d'être inscrit,
qui va de soi, est formellement indiquée par la lettre44. L'appartenance
au corps civique de la ville est indubitable; elle ressort aussi de ce que
l'évêque tire argument de la diminution du nombre des bénéficiaires
pour prouver le faible nombre des habitants après l'épidémie45. La
situation est donc très proche de celle des capitales, sinon identique.
L'âge auquel on peut accéder à ces gratifications est moins facile à
déterminer puisque l'auteur introduit une distinction surprenante entre
les adultes de 14 à 40 ans et ceux qui ont entre 40 et 80 ans. La
fréquence du chiffre 4(10 + 4;10x4;et même 20 χ 4) me paraît suspecte car
14 ans est un peu jeune pour accéder à la majorité et nulle part on ne
voit que les personnes d'âge mûr soient mieux traitées que les autres, ni
qu'on perde ses droits à partir d'un certain âge. Il faut donc supposer
que les adultes d'âge mûr avaient droit à des distributions à part ou
recevaient des égards particuliers, bien qu'on n'en trouve trace nulle
part ailleurs. Ces bénéficiaires recevaient sans doute déjà les mêmes
tessères que par la suite46, et ils étaient, comme nous l'avons vu,
vraisemblablement de l'ordre de 30 000 à 35 000 47. Si ce nombre est voisin
de celui des citoyens mâles adultes, il faut le multiplier par trois pour
obtenir le nombre minimum des citoyens d'Alexandrie, qui étaient donc

42 Vie de Jean l'Aumônier, 11, éd. cit., texte, p. 357, trad., p. 458.
43 Pour l'expulsion des étrangers, ci-dessus, p. 53 ; pour la limitation des rations, ci-
dessous, p. 416-417.
44 Eusèbe de Cesaree, Histoire ecclésiastique, loc. cit.
45 Si les distributions avaient été faites aux pauvres, la diminution de leur nombre
n'aurait pu être mis en relation directe avec celui du nombre des habitants, car leur
mortalité pouvait être supérieure à celle du reste de la population.
46 CTh 14, 26, 2, 436.
47 Ci-dessus, p. 336.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 339

environ 100 000. Pour obtenir une estimation de la population totale, il


faut en outre tenir compte des éventuels citoyens qui attendaient sur
des listes l'obtention d'une tessere, des riches qui dédaignaient cette
faveur, des résidants non citoyens, des personnes de passage et des
esclaves. Dans ces conditions, 1 50 000 habitants me semble constituer
une estimation maximale raisonnable de la population alexandrine qui
a pu décliner momentanément, à l'occasion de l'épidémie de 261 ou de
la peste de 542, qui a pu se gonfler à d'autres moments, par exemple à
cause de l'afflux des réfugiés fuyant les Perses; mais qui a dû rester
relativement stable pendant une longue période, puisque, d'après Pro-
cope, on distribuait les mêmes quantités au milieu du VIe siècle qu'à
l'époque de Dioclétien48.
2 000 000 de muids représentent 130 000 qx, soit, à 2 qx par
personne49, de quoi nourrir 65 000 personnes, approximativement la moitié
de la population totale de la ville, ici comme à Rome. Si l'on tient
compte des ventes de blé public à prix coûtant et des compléments
fournis par le σιτωνακόν, on peut assurer que l'Etat fournissait plus de
la moitié du blé nécessaire à la ville et peut-être près de sa totalité.
Alexandrie ressemblait donc d'assez près ou de très près aux deux
capitales dont il faudrait savoir si elles se sont inspirées de son modèle,
pour le cas où les interventions de l'Etat dans l'approvisionnement de
la ville remonteraient à l'époque lagide, ou si c'est elle qui a imité
Rome. Mais la question sort du cadre de cette étude.

b) Les prétendus panes aedium

II est généralement admis que la métropole égyptienne bénéficiait


de panes aedium, de ces pains versés aux propriétaires de maisons, que
l'on croyait rencontrer à Rome comme à Constantinople50. Que reste-
t-il de cette hypothèse depuis que nous savons que les panes aedium

48 Ci-dessus, p. 329. Procope n'aurait pas rappelé le nom de Dioclétien, sans autre
indication, si le volume total du blé donné par l'Etat avait fortement varié. Cependant il a
été légèrement augmenté par Théodose (ci-dessus, p. 330).
49 Ci-dessus, p. 113.
50 Hypothèse avancée par V. Martin et D. Van Berchem, Le panis aedium
d'Alexandrie, Revue philologique, Nelle série, 16, 1942, p. 521. Ces auteurs croyaient retrouver ä
Alexandrie ce qui était postulé à Rome et à Constantinople : une annone liée aux maisons
en sus de l'annone personnelle (ci-dessus, p. 64-65 et 200-203). Hypothèse reprise par J.-
M. Carrié, op. cit., p. 1 090-1 094.
340 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

sont distribués uniquement dans la seconde capitale et correspondent à


la volonté impériale de peupler une cité dont les citoyens originaires lui
paraissaient en nombre insuffisant? Il faut noter aussitôt que, si on ne
peut plus se fonder sur la présence de ces pains ailleurs qu'à
Constantinople, il faudra de très solides arguments pour établir l'existence d'une
institution qui a tout pour surprendre dans une ancienne cité, fort
peuplée depuis longtemps, et qui n'avait aucun besoin d'un complément de
population. Or la lecture des deux seuls documents qu'on puisse verser
jusqu'à présent à ce dossier, laisse sceptique. Ces textes sont de peu
postérieurs à 350.
Le premier est une lettre adressée par son représentant à Abin-
naeus, officier de cavalerie qui ne réside pas à Alexandrie, dans
laquelle celui-là rend compte de la mission qui lui a été confiée par celui-ci,
et qui consiste à enquêter sur les revenus d'une maison possédée par
l'officier, dans la grande métropole51. «J'ai constaté, écrit Apollôs, le
représentant, qu'il (le gérant de la maison, Isas) avait touché, en vertu
de ta lettre (une lettre antérieure d'Abinnaeus) 232 myriades et il en a
donné quittance à la dite occupante (une femme qui avait loué la
maison). Voici donc que je t'ai aussi envoyé la quittance, donnée par Isas,
des 232 myriades et tout le compte de la maison et des miches de pain
(ψωμία). A partir du mois de Pharmouthi il a repris fidèlement la
maison et les pains (άρτοι) jusqu'à ce jour». Isas ne donne quittance que
pour une somme de 232 myriades, mais reprend possession de la
maison et des pains à l'expiration du bail de location. Il ne fait donc aucun
doute qu'un lien existe entre la maison et les miches de pain, mais c'est
à peu près la seule certitude. Peut-être les 232 myriades payaient-elles à
la fois le loyer et les pains qui étaient fournis en même temps qu'elle.
Rien n'autorise cependant à considérer ces pains comme des pains
publics liés à la maison à la manière des panes aedium. D'abord ils ne
sont jamais qualifiés de publics ou politiques alors que, dans les très
rares exemples dont nous disposons, on donne cette précision52.
D'autre part, si nous étions en présence de pains liés à la possession d'une
maison, les pains suivraient la maison si le contrat l'avait prévu, et ce

51 P. Abinn. 22.
52 Voir ci-dessus, p. 195-199, pour l'étude du vocabulaire des pains civiques, qui vaut
aussi pour Alexandrie. Les sources parlent soit de σιτηρέσιον, soit de αίτησις, comme à
Constantinople. Elles devraient aussi parler d'âpxoi πολιτικοί, pour éviter toute
confusion. Il ne faut pas oublier que le papyrus est rédigé par un agent qui connaît un
minimum de vocabulaire administratif, de par la charge qu'il exerce.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 341

dernier vaudrait à la locataire de les toucher pendant tout le temps de


la location. Le propriétaire n'aurait alors aucun besoin d'en faire tenir
un compte puisque la concession pour un certain temps d'un partis
aedium, qui fait figure de «pain de compte» vaudrait un pain concret
par jour sans qu'il soit nécessaire de préciser davantage. La locataire
les aurait touchés jusqu'à son départ et Isas aurait pris la relève dès le
lendemain matin. On ne peut supposer que le compte se rapporte aux
ventes, dons ... de pain effectués par Isas après le départ de la
locataire puisque la lettre dit formellement qu'il concerne la période pendant
laquelle la maison était louée. Pour la suite on se contente de dire
qu'Isas a repris les pains, sans autre détail. En outre l'emploi exclusif
du pluriel (ψωμία, άρτοι) est gênante car un appartement ou une
maison individuelle ne peuvent avoir droit qu'à un pain, et on aurait dû
faire allusion au pain de compte en même temps qu'on dressait la liste
des pains concrets auxquels il donnait droit. Enfin, au terme de la
lettre, on note qu'Isas a reçu d'une personne inconnue, et pour une raison
qui nous échappe tout autant, 50 myriades et 2 cruches de vin53. Les
versements mixtes, en nature et en espèces, paraissent donc la règle
dans ce type d'économie et rendent inutile l'hypothèse d'après laquelle
il aurait existé des pains des maisons à Alexandrie. Le seul lien qu'on
peut supposer entre la maison d'Abinnaeus et les pains résiderait dans
le fait qu'Isas, responsable des intérêts de son mandataire, vendait les
pains auxquels celui-ci avait droit en tant que citoyen d'Alexandrie : il
fournissait à une ou plusieurs personnes des ψωμία obtenus en allant
toucher en son nom le pain auquel il avait droit. Encore cette
hypothèse est-elle difficilement admissible, parce que le droit au pain était
normalement personnel et ceux qui quittaient la ville dont ils étaient
citoyens perdaient ce droit pendant toute la durée de leur absence54.
Mieux vaut reconnaître notre incapacité actuelle à expliquer
correctement un texte qui n'a manifestement rien à voir avec d'éventuels panes
aedium.
Le second texte est tout aussi décevant que le premier mais, en
outre, il est encore moins clair. Sans qu'on comprenne bien tous les
détails, on remarque néanmoins qu'il règle un litige entre quatre frères
et sœurs à propos d'une maison avec une cour, d'une boutique ou d'un

53 P. Abinn. 22.
54 La comparaison entre Alexandrie et les capitales a mis en évidence une
ressemblance telle qu'elle aurait dû exister aussi sur ce point.
342 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

dépôt, de deux pains (άρτοι) et d'un don (δωρεά) non précisé55.


L'existence des deux pains n'est pas attestée formellement dans ce qui reste
du texte mais découle de ce que le quart qui revient à chacun se
compose de la moitié d'un pain et du quart du «don»56. Comme dans le
texte précédent, il est tour à tour question de pains (άρτοι) et de miches
de pain (ψωμία) et même de «petits pains» (άρτίδια), sans qu'on voie
beaucoup mieux la distinction qui pouvait être faite entre les trois
termes dont les deux derniers ne sauraient en aucun cas désigner autre
chose que des pains réels. Jamais on n'attribue un caractère public à ce
pain. En outre l'existence de deux pains, dont chacun revendique un
quart, pose une question difficile. Une maison qui n'avait
manifestement rien d'un palais ne pouvait avoir donné droit à deux panes
aedium, car on aurait au moins distingué parmi les biens celui qui
donnait droit au premier et celui qui procurait le second. D'un autre côté
on voit mal quatre enfants se disputer pour deux pains concrets, dont
la valeur était très minime et qui seraient depuis longtemps
immangeables, lorsque le différend serait tranché! L'hypothèse de pains touchés
par les parents au titre de l'annone personnelle et que les enfants se
partageraient est difficilement admissible d'abord parce que seul le
père y avait droit et ensuite parce que seul le jeune frère pouvait y
prétendre à la mort de son père. On ne s'explique pas, dans ces conditions,
pourquoi deux pains sont en cause. Il est toujours possible d'imaginer
que la boutique ou le dépôt a été loué moyennant le versement annuel
de deux pains par jour et peut-être aussi du «don» qui désignerait le
loyer, mais rien ne permet d'étayer cette supposition. Une fois de plus,
nous constatons que le texte ne peut servir à prouver, ou même à
suggérer, l'existence de panes aedium, sans que nous puissions en rendre
compte actuellement.
Les seules distributions gratuites connues à Alexandrie sont celles
qui étaient attribuées aux citoyens originaires de la ville, à titre
personnel, dans la limite des places disponibles sur les listes municipales. Une
fois écartés les deux seuls textes de toute la documentation qui pou-

55 Voir le commentaire de V. Martin et D. Van Berchem, qui ne résoud pas


entièrement la question de la nature du texte : il a toutes les apparences d'une liquidation
d'héritage, pais on ne voit intervenir aucun fonctionnaire et on ne retrouve aucun des éléments
du formulaire qui devrait être utilisé en pareil cas. Par contre le rattachement de ce
papyrus au dossier d'Abinnaeus est justifié par le fait que l'une des femmes, Nonna est
son épouse. P. Abinn. 63.
56 Chacun recevra το ήμισυ τοδ άρτου και τό τέταρτον τής δωρεάς.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 343

vaient laisser croire à l'existence de panes aedium ailleurs qu'à


Constantinople, on peut affirmer que cette ville est effectivement la seule à
en avoir bénéficié pour les raisons dirimantes exposées plus haut57.

3) La gestion du blé public

Les sources, quoique rares, nous permettent d'établir la place


respective de l'Etat et des autorités municipales dans les deux types de
prestations qui nous soient accessibles : le τρόφιμον, le blé gratuit
réservé aux citoyens; le blé payant du σιτωνικόν qui apporte une aide
conjonturelle à l'ensemble de la population. Encore une fois, nous
ignorons la manière dont le blé vendu à prix public était obtenu et livré à la
population.

a) Le τρόφιμον

Blé gratuit pour les bénéficiaires, le τρόφιμον ne peut être payé par
le budget municipal dont les ressources seraient vraisemblablement
insuffisantes58. En outre on sait que, depuis Dioclétien au moins, et
sans doute depuis bien plus longtemps, c'est le pouvoir impérial qui
accordait 2 000 000 de muids à la ville59. C'est donc bien l'Etat qui
finance cette prestation permanente. En cas de nécessité pressante -
dont nous ignorons la nature - il peut décider, vraisemblablement à la
requête de la curie, un accroissement du nombre des bénéficiaires,
donc des quantités livrées60.
Le blé est perçu au nom de l'empereur par le duc Augustal
d'Egypte, au VIe siècle, et par ceux qui remplissaient la même fonction que

57 Cf. ci-dessus, p. 200-203. A côté de Constantinople, seules les fondations nouvelles


pouvaient éventuellement bénéficier de panes aedium. Mais nous n'en avons pas le
moindre indice.
58 2 000 000 de muids représentent, au prix public, sans tenir compte des frais de
gestion, 66 000 sous, près de 1 000 livres par an, une charge supérieure à 1 sou par adulte
vivant en ville. D'ailleurs on voit mal l'intérêt, pour une ville, d'instaurer une distribution
gratuite permanente pour tous puisque tous paieraient, sous forme d'impôts locaux, ce
qu'ils retrouveraient ensuite comme gratification.
59 Cf. ci-dessus, p. 330.
60 CTh 14, 26, 2, 436, nous apprend que l'empereur intervient pour faire face à un
besoin pressant et permanent de la cité. Le meilleur avocat de cette cause est sans
conteste la curie.
344 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

lui, aux siècles antérieurs61. Depuis qu'il a perdu sont autorité


eminente sur tout le diocèse d'Egypte, il est seulement duc des deux provinces
d'Egypte, qui occupent la partie orientale du delta, et d'Alexandrie où
on a établi sa capitale62. A ce titre, il percevra le blé dû par ces deux
provinces à l'annone de Constantinople et l'embarquera avant le mois
d'août63. De même il recevra la part de blé donnée par l'empereur à
Alexandrie, sur les quantités dues par ses deux provinces et transmettra
ce qui lui aura été remis par les ducs des autres provinces, afin que
cette ville reçoive tout l'approvisionnement qui lui est dû,
conformément aux traditions64. Inutile, dans ces conditions, de chercher dans
les reçus fiscaux délivrés aux paysans ou aux collectivités responsables
de la fourniture du blé annonaire de nombreux témoignages sur le τρό-
φιμον)65. La loi est formelle : ce n'est pas une levée particulière mais

61 C'est ce qui ressort de l'Edit 13, 4 et 6 de Justinien, promulgué peu avant 539. On
manque de sources pour les époques antérieures, mais il ne fait aucun doute que les
divers responsables successifs de l'administration d'Alexandrie ont exercé, sur ce point,
les mêmes responsabilités que le duc Augustal.
62 Edit 13, 1-2.
63 Edit 13, 4 et 6. Commentaire, p. 244, n. 159.
64 Edit 13, 4 : 'Ομοίως δέ και τον (σΐτον) παρ' ημών φιλοτιμούμενον τής μεγάλης των
'Αλεξανδρέων πόλεως τον μέν άπαιτεΐν, όσος εξ Αιγύπτου καθέστηκεν έκατέρας, οίκείφ
κινδύνω και τής ούτοϋ τάξεως, τον δέ ύποδέχεσθαι όπόσος έξ ετέρων άφίκοιτο τόπων και
αύτφ παραδοθείη κατά το μάλλον ετι σαφέστερον έν τοις εφεξής δηλωθησόμενον, και
δαπαναν καθάπερ είσθισται περί το τρόφιμον τής αυτής πόλεως, ώστε το άφθονον αυτήν
βουλήσει θεοΰ δια πάντων εχειν : de même (que pour l'annone de Constantinople), pour
le blé que nous avons accordé, qu'il perçoive celui qui est levé dans les deux Egyptes,
sous sa responsabilité et celle de ses services, et qu'il reçoive celui qui arrive d'autres
régions et qui lui est remis selon une procédure qui sera expliquée plus bas, et qu'il le
dépense, comme de coutume, pour l'approvisionnement de cette ville, de sorte que Dieu
veuille qu'elle ne manque jamais de rien. § 6 : Si le duc ne lève pas le blé dû par les deux
Egyptes et, d'une part, n'envoie pas ce qu'il doit à Constantinople avant la fin août, et
d'autre part, ne livre pas ce qu'il doit à Alexandrie avant la fin septembre, il versera 1 sou
par artabe manquante sur ses biens et ses héritiers seront éventuellement responsables.
Le plus significatif dans cette loi tient, une fois de plus, à ce que le blé d'Alexandrie est
placé exactement sur le même plan que celui de la capitale. Noter l'importance que
l'empereur attache à ces deux prestations à travers le taux de l'amende : 1 sou par artabe
manquante, alors que l'artabe vaut 1/10 de sou.
65 G. Rouillard, op. cit., p. 121, n. 2, a recueilli quelques papyrus qui lui semblaient
faire allusion au τρόφιμον d'Alexandrie. Stud. Pal. t. 3, n° 328 : reçu pour du blé fiscal
destiné à une ville dont le nom a presque totalement disparu: 'Υπέρ τροφίμου τής
ρας πόλεως; il faudrait corriger en Άλεξανδ]ρ(εί)ας πόλεως. Stud. Pal. t. 8, n° 1
208 : état de versements de blé (άνάλωμα σίτου), principalement au profit de σιλιγνιαρίου
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 345

une part de l'impôt annonaire global qui reste en Egypte, à la


disposition d'Alexandrie. Cette dernière n'est cependant pas exactement sur le
même plan que la capitale puisque Γ« heureux envoi» en direction de
Constantinople doit se faire avant la fin du mois d'août et que le blé
d'Alexandrie ne sera livré qu'en septembre66. Il est vraisemblable qu'on
servait d'abord la capitale et que, en cas de disette, la ville du Nil était
la plus mal lotie.
Τρόφιμον, comme son équivalent latin alimonia désigne le seul blé
distribué gratuitement, dans le Code Théodosien, comme dans le Code
Justinien. Les lois ne précisent les responsabilités du duc que pour ce
qui concerne cette prestation. Cependant, puisque le duc Augustal avait
la charge de rassembler et d'expédier à la fois le blé gratuit et le blé
payant de Constantinople, on imagine mal qu'il n'en ait pas fait autant
pour Alexandrie. On doit donc supposer qu'il avait la charge de
procurer à la ville tout le blé qu'elle consommait en temps normal, à
l'exception de celui que livrait le σιτωνικόν. Rien cependant ne permet de
l'affirmer.
La loi ne dit pas, d'autre part, si le duc se chargeait
personnellement des distributions. On pourrait le supposer pour la double raison
que l'Etat tient à conserver aussi longtemps que possible le contrôle des
sommes qu'il dépense, et que, dans les capitales, cette responsabilité
échappe aux sénats locaux, au profit du préfet de l'annone. Cependant

(marchands de farine ou plutôt meuniers qui ont la charge de moudre le blé public,
puisque le versement leur est fait λόγφ άννωνικών, pour les annones, sans doute pour celles
des fonctionnaires) ; on y fait mention aussi de blé δοθέντα εις άγορασίαν λόγω τρ[οφίμου
πόλ]εως ...(?) ζητη ... : donné pour l'achat au titre de l'alimentation de la ville (?) zètè . . .
Bien qu'on ne puisse préciser si ζητη appartient ou non à un nom de ville, il est
impossible d'en faire une partie du nom d'Alexandrie. Stud. Pal. t. 8, n° 1 344 : fragment d'un
texte qui a pu être un reçu fiscal ; on y lit la mention από λόγου τροφί(μου) της πόλεως /
θ[εοδωσίου. Ou la seconde ligne commençait avant θ et le nom de la ville est perdu. Ou
cette lettre appartient effectivement au nom de la ville. Dans le premier cas, rien
n'autorise à attribuer le versement à Alexandrie ; dans le second, cette possibilité est totalement
exclue. De ces textes, dont le premier vient du Fayoum, sans doute au VIe siècle, le
second vraisemblablement d'Hermopolis, sans doute au VIIe siècle, et le dernier du
Fayoum, peut-être au VIIe ou au VIIIe siècle, aucun ne provient des deux Egyptes (qui
sont d'ailleurs trop humides pour que les papyrus s'y conservent facilement). Aucun, en
outre, ne peut être attribué à Alexandrie avec certitude. Ils me semblent témoigner plutôt
de l'existence d'un τρόφιμον dans des villes autres qu'Alexandrie, que dans cette dernière
(ci-dessous, p. 436).
66 Cf. n. 64. La différence s'explique sans doute parce que les bateaux n'auront pas à
revenir avant la fermeture de la mer.
346 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

une loi peu utilisée jusqu'à ce jour prouve que la curie d'Alexandrie
avait la charge de répartir le blé gratuit, comme celle d'Oxyrrynchos le
faisait dans sa ville67. Elle se trouve dans le livre 14 du Code Théodo-
sien qui traite très longuement de tout ce qui touche à l'annone, de près
ou de loin, et dans son chapitre 26 De frumento alexandrino, dont le
titre indique sans ambiguïté qu'il s'agit bien de blé destiné à Alexandrie,
et non de blé qui passe par cette ville pour une autre destination.
D'ailleurs la seconde loi de ce chapitre est celle qui traite de l'alimonia
versée à la ville, et rien dans toute la législation ne montre la curie
alexandrine jouer le moindre rôle dans l'annone des capitales68. Nous
sommes donc en présence d'une loi qui porte sur la partie de l'annone
impériale qui a été accordée à la ville d'Alexandrie. C'est exactement ce
que dit le texte de la loi : « Pour ce qui concerne le contrôle du blé qui
est acheminé vers la ville d'Alexandrie, nous confirmons tout ce que
ton eminence (le préfet du prétoire) a établi à propos de l'évaluation
des grains (crithologia) et du pesage, ainsi que pour la protection des
biens des bateliers. Et, pour ôter aux curiales des motifs d'exactions,
nous ordonnons qu'ils n'aient jamais la possibilité de modifier une
aussi sage disposition, mais que les bureaux responsables appliquent eux-
mêmes cette décision après un contrôle de ta prévoyance»69. Tous les
frais de contrôle du blé, de pesage et de transport du τρόφιμον seront
pris en charge par les agents du préfet du prétoire, responsables
ultimes de l'annone de Constantinople, qui n'a jamais utilisé les services

67 Ce texte, parfois cité, n'a pas fait l'objet d'un commentaire approfondi depuis son
édition par J. Godefroy, Codex Theodosianus, t. 4, Leipzig, 1740, p. 299-300 = CTh 14, 26,
1, 412 = CI 11, 28, 1. A. H. M. Jones, The later roman Empire, Oxford, 1964, p. 735, le cite
sans aucun commentaire. Jugement rapide, qui reprend celui de J. Godefroy, par J.-M.
Carrié, op. cit., p. 1 080 : «II apparaît que les fonctions mentionnées dans cette loi de 412
n'ont pas trait à la distribution de blé dans la ville même; il s'agit plutôt de liturgies
exigées de la classe curiale alexandrine pour l'acheminement de l'annone impériale vers
Constantinople ».
68 Sur la loi CTh 14, 26, 2, voir ci-dessus, p. 330. Nous n'avons jamais constaté le
moindre rôle du Sénat dans l'annone de l'une ou l'autre capitale. Ils n'avaient
compétence que pour Varca frumentaria.
69 CTh 14, 26, 1 : In estimatione frumenti quod ad civitatem Alexandrinam convehitur,
quidquid de crithologiae et zygostasii munere et pro nauclerorum tuenda substentia emi-
nentia tua disposuit, roboramus. Adque ut curialibus praedae auferatur occasio, jubemus
eos ad hujusmodi sollicitudinem adfectandam numquam accedere, sed designata officia
tuis provisionis examinata sollicitudinem praedictam implere. Sur le sens de crithologia,
voir H. Cadell, Sur un hapax grec connu par le Code Théodosien, Atti del XVII congresso
internazionale di papirologia, Naples, 1984, p. I 279-1 285.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 347

des curies locales. L'empereur qui donne le blé, craint les abus des
curiales qui doivent réceptionner cette denrée et donner aux bateliers
du Nil le reçu qui leur permettra de se faire payer à leur retour dans
leur port de départ70. Sans doute a-t-on peur qu'ils sous-estiment la
qualité du blé, faussent les balances et établissent des reçus frauduleux
pour recevoir plus que leur dû et réaliser des profits illégaux en
revendant ce surplus.
Procope, qui n'a aucune raison de nous tromper, lorsqu'il nous
montre un pouvoir libéral envers ses sujets, confirme le rôle des
curiales dans les opérations de distribution du blé ou plutôt du pain71. Le
peuple, c'est-à-dire la curie, et surtout les principales, dressait lui-même
la liste des bénéficiaires72, délivrait les tessères73, en demandait de
nouvelles, si le besoin s'en faisait sentir74 et organisait les
distributions75. A partir du VIe siècle au moins, il est certain que l'évêque était
à la tête de tout ce service car, ici comme ailleurs, il dirigeait
l'administration municipale76. La liberté laissée par l'empereur s'explique
aisément car les règles, qui existaient même si nous n'en savons rien, ne
pouvaient être facilement tournées : la population prêtait certainement
une grande attention à la défense de ses droits. Il suffisait à
l'administration ducale d'attendre les éventuelles plaintes de citoyens mal servis
pour vérifier la bonne marche des bureaux municipaux et prendre les
sanctions qui s'imposaient. Comme toujours dans l'Etat byzantin, la

70 Sur le paiement des naviculaires, qui est sans doute proche de celui des bateliers
du Nil, voir ci-dessus, p. 85-90.
71 Procope, on l'a vu {Anecdota, 26, 35-44), reproche à l'empereur d'empiéter sur les
libertés municipales qui profitent aux notables. Il ne peut être soupçonné de partialité
lorsque son récit montre ces libertés en acte. Sur la transformation du blé en pain, voir
ci-dessus, p. 330, n. 22 et ci-dessous, p. 471. L'Edit 13, 4 et 6 dit sans détour que le duc
remet le blé fiscal à la cité. C'est donc qu'elle a la charge de moudre la farine et de
confectionner le pain.
72 Voir ci-dessus, p. 316-317, sur le rôle et la composition du groupe dirigeant dans
les cités. Comme l'évêque est devenu le chef des principales au moins à partir du VIe
siècle, on pourrait s'étonner de ne pas voir mentionner cette fonction de responsable du
τρόφιμον dans la Vie de Jean l'Aumônier, mais l'exemple d'Antioche nous montrera que
la gestion de cette institution est trop monotone et trop banale pour être fréquemment
évoquée.
73 CTh 14, 26, 2, 436.
74 Ibid. Cf. p. 330.
75 Anecdota 26, 42.
76 On en trouve un bon exemple dans la Vie de Jean l'aumônier, riche de détails en
de nombreux domaines de l'activité administrative de l'évêque (op. cit., passim).
348 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

gestion des ressources publiques est confiée à des collectivités locales,


faute des fonctionnaires indispensables, sans que pour autant ces
ressources soient détournées de leur but premier.
Le τρόφιμον d'Alexandrie est donc bien un service municipal dont
tout le poids pèse en définitive sur la paysannerie égyptienne; celle-ci
faisait vivre à la fois la première et la seconde ville de l'empire
protobyzantin, sans compter ce qu'elle livrait aux autres villes égyptiennes et
aux autres ports de la Méditerranée orientale et même de Rome jusqu'à
la fin du VIe siècle77.

b) Le σιτωνικόν

Nos informations à son sujet se limitent aux indications contenues


dans la «vie» de Jean l'Aumônier. Conformément aux dispositions du
Code et des Novelles de Justinien, il est placé sous l'autorité de l'évêque
puisque les faits rapportés se situent au début du VIIe siècle78. Celui-ci
ne semblait pas tenu de convoquer les trois ou cinq principales qui,
jusqu'au milieu du VIe siècle au moins, formaient avec lui le conseil
responsable de cette activité, sauf si la mise en valeur du saint prélat, pour
sacrifier aux lois du genre hagiographique, conduit à minimiser le rôle
de tous les autres personnages. Il est fort possible que l'auteur attribue
au seul évêque le résultat d'une décision collégiale, dans laquelle son
rôle était, dans tous les cas, prépondérant79.
Nous apprenons aussi que le σιτωνικόν dispose de fonds propres
puisque Jean les a dépensés en totalité80. Ils ne peuvent être confondus
avec ceux du τρόφιμον qui est livré en nature et non en espèces, et qui
n'est pas laissé à la libre disposition de la cité. Alexandrie, comme nom-

77 Pour Rome, Antioche, Thessalonique et des villes d'Orient non identifiées qui
touchent du blé égyptien, voir index, s. v. Egypte.
78 Voir ci-dessus, p. 316-317, 335-336, pour les lois générales. Ci-dessus, p. 205-206,
pour le cas particulier de Jean l'Aumônier. Il agit en tant que chef de l'administration
municipale, mais doit tenir compte de l'avis des principales qui ont leur mot à dire pour
l'attribution de crédits supplémentaires. En effet un évêque ne pouvait pas diriger seul
une grande ville.
79 On doit, dans ces conditions utiliser avec précaution les sources qui mettent des
évêques en scène, car il ne faut pas conclure trop rapidement de ce qu'on ne parle guère
que d'eux, en leur attribuant le mérite de tout, à ce qu'ils auraient réellement éliminé les
curies dont de nombreux indices montreraient, si on les analysait avec soin, qu'elles
gardèrent de très larges prérogatives jusqu'au VIIe siècle.
80 Vie de Jean l'aumônier, 11, éd. cit., cf. p. 335-336.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 349

bre de grandes cités, sans doute leur totalité, a décidé d'affecter


certains crédits à l'intervention en période de disette pour un meilleur
approvisionnement du marché. Le recours à l'emprunt n'était
certainement pas exceptionnel, et l'était d'autant moins que les sommes prêtées
consistaient sans doute en avances sur les impôts à percevoir l'année
suivante plutôt qu'en prêts à longue durée. L'emprunt était lancé par
les curiales parmi les plus riches κτήτορες, c'est-à-dire dans leurs
propres rangs, non dans un but philanthropique, mais pour éviter deux
écueils dommageables pour tous les citoyens, riches ou pauvres :
l'émeute qui provoque inévitablement des destructions considérables,
voire des morts; la fuite ou la mort des habitants qui ne seront plus là,
une fois passé le mauvais moment, pour assurer les services
indispensables et payer les impôts nécessaires au budget municipal. La survie
de la cité, bénéfique pour tous, suscitait cette générosité, intéressée, des
plus riches81.
Il ressort, au moment de conclure sur l'approvisionnement
d'Alexandrie, qu'il ressemble beaucoup à celui des capitales. Une part
considérable, et sans doute majoritaire en temps normal, du blé
consommé est fournie par l'Etat, tandis que la ville se charge de
financer sur son propre budget les soudures difficiles pendant les mauvaises
années. La métropole de l'Egypte, comme Rome ou Constantinople,
dépend, pour son approvisionnement en blé, non d'échanges
économiques fondés sur la réciprocité des services, mais de la décision politique
d'avoir une très grande ville à la tête de cette région. Sans le τρόφιμον,
Alexandrie aurait 65 000 habitants de moins, sans les livraisons de blé à
prix coûtant le déficit serait encore plus grand, et sans le σιτωνακόν
ceux qui résideraient malgré tout dans la ville éprouveraient les plus
grandes difficultés à survivre pendant une année de famine. Cette ville
ne reflète en rien la prospérité générale de l'économie locale. Peut-être
même obère-t-elle lourdement le dynamisme économique de
l'Egypte82.

81 Pour les buts poursuivis par la cité à travers l'assistance alimentaire à la


population, voir ci-dessous, p. 452.
82 Les 2 000 000 de muids distribués gratuitement à la population suffisent à
montrer qu'Alexandrie vit pour beaucoup de subsides publics. Leur suppression soulagerait
d'autant la paysannerie égyptienne. Elle pourrait résulter d'une décision politique qui ne
supposerait pas nécessairement un déclin de la production agricole.
350 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Β - ANTIOCHE

Antioche nous offre une documentation moins variée


qu'Alexandrie, pour ce qui concerne la nature des sources. En particulier nous ne
disposons d'aucune loi, les indications chiffrées sont peu nombreuses,
et nous devons nous en remettre à des sources « littéraires », chroniques
ou discours, dont les premières ne sont ni très explicites ni très sûres,
tandis que les seconds, destinés à un public averti des mécanismes
administratifs qui régissaient sa vie sociale et qu'il faut convaincre plus
qu'informer, nous brossent de la situation à un moment donné un
tableau pittoresque, mais sans grand recul. Pour nous qui ignorons le
contexte, ils restent souvent trop vagues pour qu'on puisse en tirer des
conclusions indiscutables. En outre, dans tous les cas, il faut
déterminer exactement la position politique des auteurs afin de bien évaluer le
point de vue auquel ils se placent, les éléments qu'ils passent
volontairement sous silence et ceux, au contraire, auxquels ils accordent une
importance parfois excessive.
Ces sources frappent suffisamment l'imagination du lecteur pour
avoir été plus fréquemment étudiées que les documents concernant
Alexandrie. Cependant on n'a pas toujours trouvé l'équilibre entre deux
directions contradictoires mais complémentaires : ou bien on retient
seulement les quelques phrases qui font allusion directement aux
mécanismes administratifs, mais la sécheresse d'informations trop
dispersées conduit parfois à des exposés un peu superficiels83; ou bien on
raconte en détail les événements en cherchant leurs implications
sociales et politiques, ce qui conduit à privilégier le comportement des
acteurs au détriment des conditions précises de leur action, et on en
arrive trop fréquemment à imaginer qu'Antioche était presque exclusi-

83 Réflexion sur les conditions de la vie économique en général et de


l'approvisionnement en particulier dans : P. de Jonge, Scarcity of corn and corn prices in Ammianus
Marcellinus, Mnemosyne, 4e série, 1, 1948, p. 238-245; W. Liebeschuetz, The finances of
Antioch in the fourth century A. D., BZ 52, 1959, p. 355; id., Antioch. City and imperial
administration in the later Roman Empire, Oxford, 1972, p. 126-132; J. M. Carrié, Les
distributions alimentaires dans les cités de l'empire romain tardif, MEFR 87, 1975, p. 1073-
1078; H. Schneider, Die Getreideversorgung der Stadt Antiochia im 4. Jh. n. Ch., Müns-
tersche Beiträge zur antiken Handelsgeschichte, 2, 1983, p. 59-72; A. Giardina, Aristocrazie
terriere e piccola mercatura. Sui rapporti tra potere politico e formazione dei prezzi nel
tardo impero romano, Quaderni urbinati di cultura classica, neUe série, 7, 1981, p. 135-
137.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 351

vement approvisionnée par le commerce libre de producteurs


indépendants ou par des libéralités totalement contingentes84. Comme le
dossier comporte surtout des informations très dispersées dans le temps et
qui nous renseignent abondamment sur plusieurs crises alimentaires,
principalement au IVe siècle, il est préférable de suivre l'ordre
chronologique, en dégageant les enseignements de chaque événement décrit.
C'est seulement en conclusion qu'on pourra rassembler les traits
caractéristiques qui révèlent l'importance réelle des mesures politiques
visant à assurer l'approvisionnement d'Antioche. Ici, comme à
Alexandrie, il ne faut pas hésiter en outre à remonter assez haut dans le passé
pour bien faire ressortir la continuité d'institutions fort anciennes qui,
en conséquence, ne devront absolument rien aux influences chrétiennes
postérieures à la conversion de Constantin.

1) Avant la crise de 354

Pour Antioche, le texte le plus ancien qui traite du ravitaillement


en blé remonte au règne de Commode (180-192) : «Un riche décurion,
nommé Artabanès, qui fut responsable de la police municipale, montra
sa générosité en donnant au peuple, dans le quartier de Daphnè, de
nombreuses tessères pour recevoir des pains à perpétuité et les appela

84 Point de vue surtout descriptif dans : G. Downey, The economic crisis at Antioch
under Julian the Apostate, Studies in economic and social history in honour of A. C.
Johnson, Princeton, 1951, p. 311-321; id., A history of Antioch in Syria from Seleucus to the
Arab conquest, Princeton, 1961, passim (récit rapide des divers épisodes sur lesquels nous
reviendrons à la place qu'impose la chronologie) ; P. Petit, Libanius et la vie municipale à
Antioche au IVe siècle après J.-C, Paris, 1955 (Institut français d'archéologie de Beyrouth.
Bibliothèque archéologique et historique, 62), surtout p. 105-122. Ce dernier ouvrage est
de loin le plus complet sur les crises de la seconde moitié du IVe siècle, mais il ne tient
compte ni des textes antérieurs à 354, ni de ceux qui sont postérieurs à cette date. En
outre il postule dès le début de son chapitre sur « Le ravitaillement de la cité » : « II est
vraisemblable que le commerce de détail suffisait à écouler et répartir librement les
produits du terroir. Toutefois, ajoute-t-il aussitôt, il est curieux de ne trouver aucune
mention des gros commerçants, importateurs et grossistes, qui devraient normalement
s'occuper des marchandises venues de la mer ou des provinces voisines» (p. 107). Cet aveu,
de la part d'un excellent historien, auquel aucun détail n'a échappé, et qui croyait à
l'existence d'un grand commerce privé des denrées, est particulièrement important. Mais
son étude se ramène essentiellement à une illustration de son hypothèse de départ plutôt
qu'à une réflexion sur les conditions réelles de l'approvisionnement, quitte à négliger les
détails qui n'entraient pas dans le cadre préétabli ; ils sont cités, car la rigueur du travail
est incontestable, mais sont considérés comme non significatifs.
352 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

pains politiques, parce qu'ils étaient offerts à sa cité, en fixant le


revenu produit par ses propres biens qui serait nécessaire à la fourniture
de ces pains»85. Dans son état actuel, le texte est pour le moins
suspect86. Mais est-ce suffisant pour le rejeter? Jamais personne n'a en
effet offert des pains politiques à sa cité pour la raison très simple que,
si on les définit comme politiques, c'est précisément parce qu'ils sont
payés par l'Etat avec du blé fiscal, ainsi que nous l'avons amplement
constaté pour Constantinople, Rome et Alexandrie87. Cependant il me
paraît difficile d'affirmer que Malalas ait tout inventé. Peut-être a-t-il
confondu les alimenta, ou toute autre forme de fondation alimentaire,
qui étaient fréquemment offerts aux enfants pauvres de la cité par
quelque riche citoyen, avec les pains politiques que l'on touchait de son
temps88. On peut supposer qu'il a regroupé deux activités d'Artabanès.
Ce riche décurion, qui devait être très influent, a pu obtenir soit la
création, soit l'extension des pains politiques d'Antioche89. Il a en outre

85 Jean Malalas, Chronographia, ch. 12, a. 181, éd. G. Dindorf, Bonn, 1831, p. 289-
290 : Έπί δε του αύτου Κομμόδου, κτήτωρ τις καί πολιτευόμενος 'Αντιοχείας τής μεγάλης,
ονόματι Άρταβάνης, αλυτάρχης, μετά το πληρωσαι το στεφάνιον των 'Ολυμπίων έν
Δάφωνη, έφιλοτημήσατο ρίψας έν τη ίερςί Δάφνη τφ δήμω καλαμιών συντομία πολλά
άρτων διαιωναζόντων, καλέσας τους αυτούς άρτους πολιτικούς δια το τη ιδία αύτου πόλει
τούτους χαρίσασθαι, άφορίσας έκ των ιδίων χωρίων πρόσοδον άναλογουμένην εις λόγον
των αυτών άρτων. Texte repris, en des termes très proches, par le Chronicon Paschale, éd.
G. Dindorf, Bonn, 1832, p. 490.
86 J.-M. Carrié, op. cit., p. 1 074-1 075, comparant ce passage avec celui qui relate la
fondation de l'annone de Constantinople, constate une telle ressemblance que le premier
ne serait qu'un doublet du second. Il en conclut que «Malalas a projeté anachronique-
ment l'institution constantinopolitaine sur une fondation évergétique privée de type
classique ». Il est plus vraisemblable de considérer que cet Antiochéen a utilisé, pour décrire
la création de l'annone constantinopolitaine les formules en usage dans sa ville pour
parler de l'annone qui y avait été instituée. Mieux vaut suivre la tradition qui accepte les
informations livrées par ce texte. Sur les fondations évergétiques confiées à des cités, voir
en dernier lieu J. Andreau, Fondations privées et rapports sociaux en Italie romaine (Ier-
IIIe siècle), Ktèma, 2, 1977, p. 157-209.
87 Sur le sens de άρτος πολιτικός, voir ci-dessus, p. 196. Ce terme ne peut se
rapporter à une fondation privée au moins parce que les sommes nécessaires pour instituer des
pains politiques en faveur des citoyens étaient trop considérables pour qu'une seule
personne, aussi riche fût-elle, ait pu les rassembler.
88 Sur les alimenta, voir ci-dessous, p. 452-455.
89 L'absence de sources sur des distributions publiques à Antioche ne constitue pas
une preuve de leur inexistence avant 181. Comme c'est l'empereur qui peut seul procéder
à leur création, le fait qu'il ne soit pas mentionné donne plutôt à penser qu'elles ont
seulement été élargies ou réformées. On peut se demander si ce curiale (πολιτευόμενος) ne
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 353

vraisemblablement offert des distributions alimentaires auxquelles il a


consacré le revenu d'une partie de sa fortune90. Ce qui importe, par-
delà le cas particulier d'Artabanès, c'est la quasi-certitude qu'on
distribuait réellement des pains politiques à Antioche, au moins dès la fin du
IIe siècle, dans des conditions qui nous demeurent inconnues.
Un siècle plus tard, sous le règne de Probus (276-282), l'existence
des pains politiques n'est plus une hypothèse, c'est une certitude :
«L'empereur fournit aussi les annones de cette même ville d'Antioche,
sur les revenus du Trésor»91. On notera d'abord que la mesure a été
prise peu après celle d'Aurélien, censé avoir restauré l'annone,
pourtant bien vivante, de Rome, et peu avant celle de Dioclétien qui aurait
instauré le τρόφιμον d'Alexandrie, dont nous avons vu qu'il lui est
largement antérieur92. Le rapprochement ne peut être fortuit93. Bien au
contraire, il donne à penser que, à Antioche comme ailleurs, on a
attribué à un empereur la création d'une institution qu'il a simplement
réformée, et éventuellement étendue, mais qu'il n'a en aucun cas créée.
La fin du IIIe siècle est donc marquée, au moins dans les trois plus
grandes villes de l'Empire, par des mesures en faveur des distributions
gratuites. Dans ce court passage, on apprend en outre l'intervention du
Trésor impérial dans le financement : elle n'est pas nouvelle mais elle
est ici affirmée de manière incontestable, à la fois par le nom donné

fut pas, pendant un certain temps, le σιτώνης de sa ville. La mention de son


ap artenance à la curie confirme qu'il n'agissait pas comme personne privée mais comme
responsable municipal.
90 Voir J. Andreau, op. cit.
91 Jean Malalas, Chronographia, ch, 12, p. 302 : L'empereur a restauré divers
monuments; ό δέ αυτός βασιλεύς και τας σιτήσεις τής αυτής πόλεως 'Αντιοχείας έκ του
δημοσίου εταξεν, ϊνα δωρεάν παιδεύωσι δια θείας αύτοϋ προστάξεως, θεσπίσας. Il
fournit les annones (noter le terme technique, σίτησις, qui ne laisse aucun doute sur la
nature de ce qui est fourni), donnant des ordres pour que, par cette décision
impériale, on instruisît gratuitement les enfants. On n'a pas prêté attention à la fin de la
phrase. Malalas ne veut pas dire que l'empereur a seulement créé des annones pour
payer les maîtres d'école mais que, sur les annones qui étaient ainsi créées, une part
devait servir à l'enseignement. On a noté cette pratique à Constantinople (ci-dessus,
p. 207) et on la retrouve à Antioche, au IVe siècle : Libanius, par exemple, touche de
telles annones (P. Petit, op. cit., p. 299 . . .).
92 Pour Rome, voir ci-dessus, p. 46. Pour Alexandrie, ci-dessus, p. 331.
93 Ces indications sont à verser au dossier de la réorganisation administrative de
l'Empire après la très grave crise de l'anarchie militaire.
354 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

aux prestations qu'offre l'empereur et par l'indication formelle de son


intervention94.
Le rappel de faits anciens est important à deux points de vue :
d'abord la politique impériale en faveur d'Antioche ne sera que la
continuation d'une pratique traditionnelle, comme on l'a noté; donc les
indices, même légers, qui illustreront la continuation de distributions
gratuites par le service du τρόφιμον, après 330, apparaîtront plus
solides, puisqu'on voit mal l'Empire réorganiser et renforcer partout son
assistance aux grandes villes tandis qu'il abandonnerait à elle même,
sans que nous en sachions rien, une grande métropole qui faillit
devenir capitale d'Empire.
Un dernier épisode, sous le règne de Constantin, en 333, pourrait
suggérer la sollicitude de l'empereur envers cette ville, comme envers
beaucoup d'autres, pendant une famine95. Celle-ci était si dure que
les paysans d'alentour se précipitaient en ville, et pillaient greniers et
entrepôts, tant la faim les tenaillait. Leur fuite vers la ville, qui
semble avoir été un réflexe normal chez les paysans protobyzantins96
suffit à prouver l'importance des réserves urbaines de grain dans une
ville qui pouvait compter 150 000 habitants97. L'empereur, pour
soulager la population d'Antioche. accorda 36 000 muids aux églises
pour leur clergé et leurs œuvres, à un moment où le muid de blé
valait 40 pièces d'argent98. Mais on peut douter que les stocks exis-

94 Les annones sont des αιτήσεις, et elles sont versées par le δημόσιον, terme
technique pour désigner le Trésor impérial, aussi bien l'institution que les diverses caisses par
lesquelles il remplissait son rôle.
95 Théophane, Chronographia, a. m. 5824, éd. C. de Boor, Leipzig, 1883 (coll. Teub-
ner), t. 1, p. 29; cf. Saint Jérôme, Chronique, a. 333 (Die Chronik des Hieronymus. Hiero-
nymi chronicon, éd. R. Helm, Berlin, 1956, p. 233).
96 Voir, par exemple, ci-dessous, p. 376-377, à Antioche, et p. 409, à Edesse.
97 Les sources relatives à l'approvisionnement ne fournissent aucune indication sur
la population d'Antioche. Cependant la comparaison de plusieurs nombres concordants,
donnés par Jean Chrysostome qui avait accès aux archives, permettent de considérer que
la ville comptait environ 150 000 habitants dans la seconde moitié du IVe siècle (W. Lie-
beschuetz, Antioch . . ., p. 92). Toutes les autres estimations sont excessives et sans
fondement (P. Petit, op. cit., p. 310-311).
98 La plus petite pièce d'argent était taillée, à cette époque, à 1/96 de la livre. 40
pièces valent presque 40% d'une livre d'argent, laquelle vaut, pour sa part, 5 sous. Le
muid de blé aurait été vendu à 2 sous, ce qui est excessif. Mieux vaut traduire άργύριον
par « pièce de monnaie » et penser à une pièce de billon, dont on ne peut préciser la
nature exacte. Le muid de blé valant entre 1/10 et 1/5 de sou pendant les famines les plus
dures, cette pièce devait valoir entre 1/200 et 1/400 de sou (ci-dessous, p. 367, pour les
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 355

tants aient suffi sans un don exceptionnel du souverain. A mon avis,


les chroniqueurs ecclésiastiques n'ont conservé que le souvenir du
secours accordé aux Eglises, le premier sans doute qu'un empereur
ait accordé aux desservants du nouveau culte - ce qui a frappé les
esprits -, sans noter les secours, beaucoup plus banals bien que plus
importants en volume, dont on peut difficilement imaginer qu'ils
n'aient pas été attribués au reste de la population.
Avant 354, nous avons constaté l'existence de distributions
gratuites, comme à Alexandrie, et deviné la fourniture d'aides conjoncturelles
en période de difficultés, sans doute servies par le σιτωνακόν
municipal. Les crises postérieures, dans la seconde moitié du siècle, vont
confirmer cette certitude et cette impression. Mais il faudra les
analyser avec beaucoup de soin car nos sources insisteront désormais sur le
plus spectaculaire, les aides conjoncturelles, et n'auront presque jamais
à nous parler de l'essentiel, les livraisons permanentes qui devaient être
beaucoup plus considérables, ainsi que le suggère la comparaison avec
ce que nous ont révélé les sources alexandrines.

2) Les crises de 354 à 393

Des descriptions détaillées ont plusieurs fois été données des crises
survenues pendant la seconde moitié du IVe siècle, du moins pour ce
qui concerne leurs implications sociales. Il suffira de relire, à la
lumière des sources législatives, un dossier déjà constitué, pour mettre en
évidence les mécanismes administratifs sous-jacents aux opérations
concrètes dont parlent en particulier des témoins directs, l'empereur
Julien lors de son séjour dans la ville, Libanius, l'une des figures de la
curie locale, ou Jean Chrysostome, lorsqu'il était prêtre de l'église d'An-
tioche. Ainsi pourra-t-on mieux apprécier l'importance du blé public
dans la vie quotidienne des habitants et dans l'équilibre économique de
la ville.

prix de famine à Antioche; J.-P. Callu, Problèmes monétaires du quatrième siècle (311-
395), Antiquitas, Ie Reihe, 29, Bonn, 1978, p. 103-126, pour des indications sur les pièces
qui circulaient à cette époque).
356 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

a) La crise de 387 et la question des distributions gratuites

Une crise mérite d'être traitée à part, parce qu'elle n'a pas pour
cause directe une difficulté frumentaire et parce qu'elle seule pose une
question particulièrement importante, celle des distributions gratuites
de blé, celle du τρόφιμον.
En 387, la levée d'un impôt exceptionnel provoque la protestation
des principales au nom de la cité, et aboutit, bien malgré ces derniers, à
une émeute dont la cause principale semble être l'exaspération
provoquée par la politique brutale du gouverneur Tisamenus". La famine, à
laquelle aucune source ne fait allusion pour cette année, n'est pour rien
dans les événements, contrairement à ce qui se passe lors de toutes les
autres périodes de tension dont nous aurons à parler.
Face à cette sédition, l'empereur Théodose dut proclamer l'état de
siège et imposer une répression très dure contre les meneurs, mais
finalement, il pardonna à la cité: «(La ville souffre puis) la lumière
d'une lettre revient, dissipe l'ombre, et toute la tristesse est chassée;
nous avons retrouvé notre nom, les spectacles, les bains; la ville a
retrouvé sa terre, et le pauvre sa nourriture»100. Comme on l'a fort
justement noté, une cité ne mérite le nom de cité que si elle a une curie101.
Retrouver son nom, c'est mériter à nouveau le titre de citoyen d'une
véritable cité, c'est-à-dire avoir obtenu la levée de l'état de siège et la
restauration des droits de la curie. Les spectacles et les bains, payés
pour une large part par le budget impérial, font aussi partie des
éléments essentiels à la vie urbaine et sont des services municipaux102. Les
terres de la cité sont évidemment celles dont les revenus assurent le

99 Récit des événements par P. Petit, op. cit., p. 238-244. Cet auteur note seulement, à
propos du passage qui va nous retenir : « Libanius décrit complaisamment la liesse
populaire » (p. 244).
100 Libanius, Discours 20, 7 (Libanius, Operae, éd. R. Foerster, 12 t. Leipzig, 1903-
1927 (coll. Teubner), t. 2, p. 424 : Φως ήκεν επιστολής, άπελαΰνον το σκότος και παν μεν
στυγνόν έξεκεχωρήκει, παν δε εις εύφροσύνην άγον είσεληλύτει και προσηγορίαν τε την
πρίν αύθις εϊχομεν καί θεαμάτων είδη και λούσασθαι δή και την αύτης γην ή πόλις και τήν
αύτου τροφήν ό πένης.
101 P. Petit, op. cit., p. 26. Les disparitions ou destructions de cités dont parlent les
sources ne sont souvent que le résultat de la dispersion de la curie ; les maisons n'ont pas
nécessairement été détruites et la population, chassée.
102 YOir ç Mango, Daily life in Byzantium, Akten des XVI. internationalen Byzantinis-
tenkongresses (Vienne, 1981), JOB 31, 1, 1981, p. 337-354.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 357

fonctionnement du budget, qu'elle en soit propriétaire ou non103. Tout


dans ce passage est allusif mais tout rappelle par des formules qui
étaient parfaitement claires pour les auditeurs, des faits précis et
particulièrement significatifs de la décision impériale, qui pardonne aux
Antiochéens et restaure les institutions municipales. Dans ces
conditions, la nourriture du pauvre ne peut désigner que les distributions
faites au peuple par la cité. Nous avons vu, à Alexandrie, que le blé donné
par l'empereur était géré par la curie; nous avons constaté aussi, à
Constantinople et à Alexandrie, que la suppression du blé impérial est
la conséquence assez naturelle d'une révolte, et que sa restitution
accompagne le pardon104. En 387, Antioche se trouve dans la même
situation. On pourrait certes penser au rétablissement, non des
distributions gratuites, mais des ventes du σιτωνικόν; il faudrait cependant
que nous ayons une allusion quelconque à une difficulté frumentaire
puisque c'est la condition nécessaire à l'intervention de ce service. En
outre on voit mal l'empereur interrompre cette assistance alimentaire
pendant une émeute qui surviendrait au cours d'une disette : a-t-il
juridiquement le droit de supprimer un service qui n'est pas financé par
son budget? Oserait-il surtout accroître la famine, ce qui serait le
meilleur moyen de réveiller la sédition? On pourrait aussi penser au
rétablissement des ventes de blé à prix public. Cependant leur suppression
n'aurait fait qu'attiser l'émeute et aurait produit une crise du
ravitaillement à laquelle il n'est fait aucune allusion.
La mention du pauvre, quant à elle, ne doit pas nous égarer. Il ne
saurait être question, dans un contexte purement municipal,
d'as istance aux nécessiteux. Le pauvre est le simple citoyen qui ne bénéficie
d'aucun droit particulier et qui n'exerce aucune charge publique ou
municipale 105, celui qui attachait le plus d'importance aux distributions
gratuites de pain car cette denrée représentait une très lourde dépense
pour le budget familial, lorsqu'il fallait l'acheter. Pour moi, donc, ce
passage de Libanius constitue une allusion claire aux distributions
gratuites de blé, si on fait l'effort de retrouver la réalité à laquelle il se
réfère, en usant des images habituelles de son temps.
Un deuxième détail confirme cette impression. A propos du même

103 Sur les revenus fonciers d'Antioche, voir, en dernier lieu, J. Gascou, Κλήροι
άποροι (Julien, Misopogôn 370D-371B), Bull, de Vinsi, fr. d'archéo. or., 77, 1977, p. 235-255.
104 Voir ci-dessus, p. 330.
105 Sur les diverses significations du terme « pauvre », voir ci-dessous, p. 540-542.
358 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

épisode, Libanius raconte aussi que «ceux qui s'étaient cachés (pour
fuir la répression impériale), surgirent à la vue des πινάκια»106. Ce
terme désigne des tablettes ou bien les insignes qui permettaient de
reconnaître des magistrats, à la manière de nos modernes badges. Aucun de
ces deux sens ne convient. Mais πινάκιον peut aussi s'appliquer aux tes-
sères, ces certificats qui donnaient droit aux distributions, dans les
capitales et à Alexandrie 107. Dans ce cas, la formule devient claire : les
fuyards sont revenus précipitamment pour retrouver leurs pains
gratuits. La suite du texte inciterait cependant à une certaine méfiance. On
y voit en effet la foule manger entre les colonnes des rues et des places,
au milieu des larmes de joie 108. Ce détail convient mal à une
distribution de pain municipal. Faut-il alors imaginer des réjouissances
organisées par la cité pour fêter le pardon impérial? L'hypothèse n'est guère
admissible car Libanius aurait dit expressément que la curie, dont il
loue toujours les actions, avait payé un tel festin public, et surtout
parce que Antioche ne pouvait organiser pareille distribution pour
l'ensemble des citoyens : elle n'en avait pas les moyens. Il est posssible que
Libanius exagère la liesse populaire quand il imagine la foule en train
de consommer immédiatement le pain qu'on lui a donné. Le
rétablissement des distributions fut sans doute accompagné d'une explosion de
joie déjà indiquée par la précipitation avec laquelle on revient pour en
profiter, mais il est plus vraisemblable de supposer que l'immense
majorité des bénéficiaires est rentrée chez soi pour consommer le pain.
Encore une fois, derrière la rhétorique de l'expression, on retrouve la
réalité d'un τρόφιμον, attestée au IIIe siècle, qui n'a donc pas disparu et
que nous rencontrerons à nouveau dans la suite de l'histoire d'Anti-
oche. Il est distribué par les services de la curie; les bénéficiaires rece-

106 Libanius, Discours, 22, 37, éd. cit., t. 2, p. 490 : έξαληλιμμένων δη τοις γεγραμμέ-
νοις των χαλεπωτέρων στας ούπερ πρότερον, εύφημίαις έστεφανοΰτο παρά πολύ πλειόνων ή
πρότερον, ήδη των καταδεδυκότων άναδύντων θέοντων εις τα πινάκια : Les lettres
(annonçant le pardon impérial) chassent les difficultés; la ville, qui retrouve son aspect
antérieur, reçoit beaucoup plus de louanges que par le passé et déjà les habitants qui s'étaient
cachés surgissent à la vue des πινάκια. (Larmes de joie et explosion de liesse). Μεστή μεν
δαιτυμόνων ή πόλις, αυτών εαυτούς έν μέσφ των κιόνων έστιώντων : La ville est pleine de
gens qui dévorent en s'installant pour manger, au milieu des colonnes.
107 Pour Alexandrie, voir ci-dessus, p. 330.
toe Voir à la n. 106. Les colonnes sont certainement celles des rues et des portiques de
maisons ou d'établissements publics, plutôt que *des temples. Les bénéficiaires ont dû
s'installer à proximité des lieux de distribution. Peut-être les fouilles seront-elles plus
heureuses que dans les autres villes et nous en révèleront-elles un.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 359

vaient des jetons et devaient évidemment être inscrits sur des listes. La
comparaison avec Alexandrie, la taille de la ville dont l'arrière-pays
n'était que partiellement accessible par voie d'eau à une époque où les
transports par route revenaient si cher que le commerce privé ne
pouvait être considérable109, l'impression de liesse générale que rapporte
Libanius, tous ces détails suggèrent qu'à Antioche aussi la générosité
impériale était grande et qu'elle tenait une place essentielle parmi les
raisons qui expliquent la persistance d'une très grande ville sur les
bords de l'Oronte.
On objectera sans doute qu'on ne parle de ces distributions à
l'occasion d'aucune autre crise de la société antiochéenne. Il ne faut pas
oublier que ces crises sont nées d'une disette, alors que les formes
normales d'approvisionnement étaient défaillantes et qu'il fallait leur en
substituer d'autres. Toute l'attention des témoins se concentre donc sur
ces dernières, comme nous allons le voir, ce qui explique leur silence
sur les premières, dont rien ne prouve qu'elles aient disparu entre la
fin du IIIe siècle et celle du IVe siècle, et dont nous verrons plus loin
qu'elles existaient encore au VIe siècle110.

109 Antioche, située à l'ouest de la plaine fertile dont elle était le chef -lieu, se trouvait
à plus de 50 km à vol d'oiseau de ses extrémités. Un chariot de 1 200 livres (400 kg) aurait
coûté 1/2 sou au titre du transport, pour une valeur marchande de 2 sous, non compris
les pertes et les frais de stockage dans la ville (pour les prix des transports, voir ci-
dessous, p. 513). Le prix sur le marché aurait été de l'ordre de 3 sous pour 2 qx, soit 20
muids pour 1 sou. Antioche serait la seule ville où le blé aurait été vendu aussi cher. En
outre un prix de 15 muids pour 1 sou, pratiqué par Julien (ci-dessous, p. 367) serait à
peine supérieur au prix moyen. Enfin la plaine d'Antioche, avec ses quelque 200 km2 est
dans l'impossibilité de nourrir seule 150 000 habitants avec une charge de 7 citadins à
l'ha, à supposer, ce qui ne pouvait pas être, que tout ait été cultivé en céréales et que le
nombre des citadins vivant dans d'autres villes ait été très faible. Il fallait donc avoir
recours au moins à la plaine d'Apamée qui était elle-même insuffisante pour combler le
déficit en grain. Comment imaginer, avec P. Petit, une ville qui aurait eu 500 000
habitants (op. cit., p. 311), nourrie exclusivement par les ânes, les chariots ou les barques des
paysans privés ou de petits bateliers de l'Oronte qui auraient livré au minimum 1 000 000
de qx par an, soit au moins 2 500 qx par jour, soit encore, pour donner une idée 2 500
chariots chargés de 4 qx chacun pour apporter 1 000 qx et 12 bateaux de 2 000 muids
pour les 1 500 restants? Il faut d'ailleurs doubler ou tripler ces nombres puisque routes
et fleuves ne sont pas toujours praticables. Les grands propriétaires qui auraient vendu
de grosses quantités auraient agi comme les paysans. En fait seul l'Etat pouvait organiser
de tels transports avec régularité et avec le minimum de spéculation.
110 Nous avons déjà noté à Alexandrie que les formules relatives aux distributions
gratuites sont particulièrement brèves et vagues, même si elles ne peuvent en aucun cas
être mises en doute. La grande difficulté d'une histoire fondée sur des récits contempo-
360 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

b) La crise de 354

Gallus gouvernait l'Orient avec le titre de César quand éclata, en


354, une disette dont les causes ne sont pas décrites mais qui résulta
plutôt d'une mauvaise récolte que de la présence des soldats. Ils étaient
en effet très peu nombreux à Antioche car le gros de l'armée se
trouvait près de l'Euphrate, à Hiérapolis, en pleine préparation d'une
expédition contre les Perses, et disposait de ses propres réserves111. Il serait
important de pouvoir préciser si la production était insuffisante dans la
région d'Antioche ou dans d'autres lieux d'approvisionnement, pour
déterminer l'origine du blé consommé dans la ville. On ne dispose
d'aucun indice, sauf qu'aucune trace de disette dans la campagne anti-
ochéenne n'apparaît dans les sources, à la différence de ce qu'on
constate en 362-363 ; mais la minceur du dossier interdit de tirer la moindre
conclusion de cette remarque112.
Nos sources font de cette disette une double présentation. Ammien
Marcellin et Libanius, qui n'aiment pas le César et prennent le parti des

rains des faits tient à ce qu'ils insistent sur ce qui frappait les esprits, l'extraordinaire, et
négligeaient les réalités quotidiennes. En outre nous verrons le rôle des boulangers (ci-
dessous, p. 373). Le blé n'arrivait pas chez les particuliers, mais chez ceux qui le
transformaient en pain. Il ne fait donc pas l'objet d'un commerce privé important. P. Petit
(op. cit., p. 116, n. 2) remarque le fait sans en tirer parti. Et si l'on s'en prend aux
boulangers pendant une famine, et non aux négociants qui devraient être les premiers visés,
c'est que ceux-ci n'existent pas. Enfin, le seul argument avancé pour identifier et localiser
le quartier où se serait négocié le blé repose sur un contresens : Libanius ne dit pas,
comme le pense P. Petit (op. cit., p. 107), que «le blé se négocie (c'est moi qui souligne) dans la
partie Est de la ville» mais qu'on l'amène par là (Libanius, Discours 11, 250; éd. cit. t. 1,
p. 525 : Λέγουσι τοίνυν oi μέν την προς εω μοϊραν οίκοοντες ότι δή το πλείστον των πυρών
δια τής εκείνων άγεται). C'est ce qu'a vu W. Liebeschuetz, Antioch, p. 96, qui conclut que
l'essentiel du blé arrive des plaines de l'Est. N'oublions cependant pas que ce sont les
habitants du quartier qui le disent et que la majorité commence à 50%; 50% du blé
pouvait en fort bien arriver de l'Ouest, d'au-delà des mers.
111 Récit de la crise dans P. Petit, op. cit., p. 107-109 et 235-237. Cet auteur veut
expliquer les crises frumentaires par la présence des soldats. Ammien Marcellin (voir n. 116)
dit pourtant que Gallus partit pour Hiérapolis et non qu'il y partit avec son armée ;
aucune source ne mentionne la présence de nombreux militaires.
112 En fait, comme on constate, lorsque les sources sont plus riches, qu'une disette
s'accompagne d'un afflux de paysans en ville, on doit conclure à une corrélation entre
mauvaise récolte et disette ou famine. Antioche dépend assez largement des régions
voisines, mais peut aussi souffrir durement d'un déficit des livraisons égyptiennes.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 361

curiales, attribuent à Gallus la plus lourde part de responsabilité113.


Julien, au contraire, fait face à l'hostilité des notables et veut peut-être
aussi défendre la mémoire de son frère; aussi charge-t-il les curiales114.
Si on ignore le fonctionnement de l'administration impériale et
municipale en matière d'approvisionnement, on retire de ces textes
l'impression contradictoire que l'essentiel du blé doit provenir de petits
paysans, parce que les curiales n'ont pas les moyens de fournir seuls, et
sur leurs revenus personnels, les denrées indispensables, mais, en
même temps, que ceux-ci ont la haute main sur les stocks de vivres -
mais d'où viennent-ils? - et que les fonctionnaires devaient jouer un
certain rôle, au moins par la fixation de prix maximums - pourquoi
donc? -, puisque les uns et les autres sont en butte à la vindicte
populaire pendant les périodes de crise115. Par contre, si on relit Ammien
Marcellin, la plus explicite de nos sources, à la lumière des textes
législatifs, on peut reconstituer l'essentiel des faits116.

113 Sur les idées politiques d'Ammien Marcellin, porte-parole des élites provinciales
contre les abus du pouvoir, E. A. Thompson, The historical work of Ammianus
Marcellinus, Cambridge, 1947, surtout, p. 60-61. Sur celles de Libanius, qui n'aime pas Gallus,
mais recherche souvent un compromis entre les curiales d'Antioche et les empereurs,
voir P. Petit, op. cit., passim.
114 Simple allusion dans le Misopogôn, 42, éd. C. Lacombrade, L'empereur Julien.
Oeuvres complètes, t. 2, 2, Paris, 1964 (coll. Budé), p. 198 : «Je ne veux point vous rappeler ce
que vous avez fait, il y a neuf ans, lorsque vous vous êtes rendus mutuellement la justice :
alors le peuple, à grands cris, a mis le feu aux maisons des notables et massacré le
gouverneur, avant d'expier à son tour une conduite qui, bien que répondant à une juste
colère, avait dépassé toute mesure».
115 La maison d'un πρωτεύων (principalis en latin), Eubulus, fut brûlée (ci-dessous,
n. 116) et le gouverneur massacré (n. 112 et 116). Cela «laisse cependant voir que, dans
une certaine mesure, difficile à apprécier, puisque la foule fut poussée au crime, les
fonctionnaires étaient également responsables, aux yeux de la population, du
ravitaillement» (P. Petit, op. cit., p. 109). En outre «il est bon de noter, dès maintenant, que la curie
est considérée comme maîtresse du ravitaillement» (op. cit., p. 108). Toute la question
posée dans le chapitre de cet ouvrage consacré au «ravitaillement de la cité» consiste
précisément à savoir dans quelle mesure les fonctionnaires intervenaient, et pourquoi la
curie avait la haute main sur l'approvisionnement. Or l'auteur ne peut répondre.
116 Ammien Marcellin, Res Gestae, 14, 7, 2, éd. et trad, par J. Fontaine, Paris, 1968
(coll. Budé), p. 79-80 : «il (Gallus) finit par ordonner la mort, en une seule condamnation,
des chefs du sénat d'Antioche, rendu furieux de ce qu'à un moment où menaçait la
disette, ils lui avaient répondu d'une façon plus rude qu'il n'était convenable, quand il les
pressait, mal à propos, de hâter la baisse des prix. Il auraient péri jusqu'au dernier si le
comte d'Orient, Honorât, ne lui avait résisté avec une fermeté tenace». Id., 14, 7, 5, éd.
cit., p. 80: «Au moment où Gallus s'apprêtait à partir pour Hïérapolis, afin de prendre
362 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Gallus aurait d'abord été rendu furieux contre les principales d'An-
tioche car ils critiquaient la limitation des prix qu'il voulait imposer, et
aurait, pour cela, décidé de les faire exécuter. Plus tard, la foule
supplia le César de prendre des mesures contre la famine, mais «il ne
suivit pas la conduite habituelle des princes dont le pouvoir largement
étendu peut guérir des difficultés locales»117. Au lieu d'agir, il accusa le
gouverneur de Syrie Théophilus «en répétant plusieurs fois qu'il
dépendait du gouverneur que personne ne manquât de ravitaillement»118. La
population incendia la demeure du principalis Eubulus et tua le
gouverneur119.
Le rôle de la curie est clair. Si elle est «la maîtresse du
ravitaillement», ce n'est pas en tant que regroupement des plus gros
négociants120, mais en tant que gestionnaire de fonds publics. L'incendie de

part à l'expédition, en apparence du moins, la plèbe d'Antioche le supplia d'écarter la


crainte de la famine dont on appréhendait déjà l'approche en raison des multiples
difficultés ; il ne prit en sa faveur aucune des dispositions auxquelles recourent d'ordinaire les
princes dont le pouvoir étendu porte souvent remède aux infortunes locales, ni ne fit
venir des vivres des provinces voisines, mais, à la multitude qui redoutait les pires
extrémités, il livra le gouverneur de Syrie, Théophile, qui était à ses cotés, en répétant sans
cesse que nul ne manquerait de vivres si le gouverneur ne le voulait pas». § 6, p. 80-81 :
« Ces propos accrurent l'audace d'une populace immonde et, comme la pénurie de vivres
s'aggravait, sous l'aiguillon de la faim et de la fureur, elle mit le feu à la somptueuse
demeure d'un certain Eubulus, illustre parmi ses compatriotes (inter suos clams : «
illustre parmi les curiales » plutôt, si suos désigne les curiales, les collègues d'Eubulus) ; quant
au gouverneur, comme s'il lui eût été livré par un jugement impérial, elle se jeta sur lui à
coup de pieds et à coups de poings, le foula sous ses pieds à demi-mort, le déchira et le
mit en pièces pitoyablement».
117 Ut mos est prindpibus quorum diffusa potestas localibus subinde medetur aerum-
nis.
118 Id assidue replicando quod, invito rectore, nullus egere poterit victu.
119 Eubuli cuiusdam inter suos clari domus ambitiosam : ce personnage est un
πρωτεύων.
«20 p. Petit, op. cit., p. 116 et 305, note, à juste titre, que les curiales ne sont pas des
négociants. L'argumentation de W. Liebeschuetz, Antioch, p. 75, est fragile et contestable.
Par deux fois Libanius dit lui-même que les curiales ne sont pas des marchands :
Discours 15, 21, éd. cit., t. 2, p. 127: ημείς δε των λειτουργούτων έσμέν, ούχι των κα-
πηλευόντων, nous faisons partie des magistrats, non des commerçants (cette phrase suffit
à ruiner l'hypothèse mal étayée de A. Giardina, op. cit., p. 135-137, qui voulait voir dans
les curiales des boutiquiers d'Antioche); Discours 1, 205, éd. et trad. J. Martin et P. Petit,
Paris, 1979 (col. Budé), p. 177 : «Le peuple est monté contre la boulé, bien à tort, car la
boulé n'est pas maîtresse des pluies». On n'en veut apparemment pas à la richesse des
curiales et on ne leur reproche pas de ne pas faire de commerce, car, dans ces condì-
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 363

la maison d'Eubulus n'est pas l'expression directe d'un conflit social


entre grands propriétaires fonciers et prolétariat urbain car, dans ce
cas, on aurait poursuivi un grand nombre de curiales, au moins les plus
riches d'entre eux, les principales. Si un seul est visé, c'est qu'il exerçait
des responsabilités particulières. Pour moi, c'est le σιτώνης qui aurait
dû acheter du blé au prix maximum fixé par Gallus, en imposant à tous
ceux qui avaient encore des réserves de les livrer aux greniers
municipaux. Quant à l'emprisonnement de certains curiales par le pouvoir, il
sanctionne le refus de remplir correctement la tâche incombant au
groupe de notables qui doivent collaborer avec le σιτώνης pour assurer
le ravitaillement. Faut-il suivre Ammien Marcellin lorsqu'il estime que
le maximum a été imposé à contretemps, ou voir dans les réticences de
la curie une réaction de possédants qui devront vendre leurs réserves à
un prix trop faible, en même temps qu'une réaction de magistrats qui
devront imposer la vente du blé par les paysans, à ce même prix121?
Nous ne le saurons jamais, car l'affrontement presque constant entre la
curie et les représentants de l'Etat interdit tout jugement tranché dans
un cas particulier. On notera cependant que le maximum vaut
uniquement pour une συνωνή appliquée par le σιτώνης à l'intérieur de sa cité.
La curie supporterait donc toute la charge de fournir le marché urbain
avec les seules ressources locales, ce qui constituerait une double
raison de protester : d'abord les paysans de la cité n'ont sans doute pas
une production suffisante pour supporter une pareille charge; ensuite
on devine la réaction égoïste. d'Antiochéens qui souhaiteraient voir
transférée à d'autres une part de leurs difficultés.
Que le gouverneur ait été victime en même temps qu'Eubulus de la
colère populaire n'a rien pour nous surprendre. C'est lui qui avait la
responsabilité de décider la συνωνή que la cité devait pratiquer. Gallus
avait apparemment reculé devant la protestation des curiales mais le

tions, Libanius aurait présenté un autre argument pour les défendre. La question de la
richesse des curiales, à Antioche comme dans tout l'Empire, est à reprendre. On
constatera que non seulement ce ne sont pas de grands marchands, mais que l'immense majorité
d'entre eux n'avait pas les latifundia qu'on leur attribue parfois. On peut au moins noter
ici que le peuple s'en prend à la boulé, donc à une institution, et non aux riches, à une
classe sociale. Or personne ne peut plus soutenir que boulé et riches forment un seul et
même corps.
121 L'affrontement avait été très violent et le contentieux ne se limitait sans doute pas
à la question de l'approvisionnement : on ne condamne pas à mort pour cela. Ammien
Marcellin nous égare et veut nous présenter Gallus comme un tyran sanguinaire.
364 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

gouverneur n'avait pas besoin de son ordre pour agir122. Qu'on s'en
prenne donc à lui si le pain manque! Le César a pour lui la lettre de la
loi mais non son esprit. En effet, lui présent, c'est de son autorité qu'on
devait attendre des mesures efficaces. Le peuple ne s'y est pas trompé
quand il lui a demandé par deux fois d'agir, mais a fait semblant de le
croire quand il cherchait sur qui passer sa rage de manquer de pain.
Surtout, pour Ammien Marcellin tout au moins, Gallus aurait dû
suivre «la conduite habituelle des princes», qui ont les moyens de
pallier les difficultés d'une disette, en particulier si les ressources locales
sont insuffisantes 123. L'allusion est claire. La curie ne peut agir que sur
le territoire municipal. Le gouverneur peut certes étendre son autorité
à toute la province mais ses limites sont certainement trop étroites
pour nourrir une très grande ville et, en outre, la sécheresse doit
régner dans une assez vaste région. Seul l'empereur, ou le César, a le
droit d'utiliser le blé de provinces plus lointaines, et c'est ce qu'il aurait
dû faire, comme font tous les souverains en de telles circonstances.
Ammien Marcellin reproche donc directement à Gallus d'avoir failli
aux devoirs de sa charge en imposant une solution locale à un
problème trop grave pour qu'on puisse le résoudre sur place. Il aurait dû
appliquer le remède administré neuf ans plus tard par Julien : livrer à
la cité de grosses quantités de blé extérieur. Pour donner raison à
l'historien, il faudrait avoir la certitude que la disette était aussi grave que
celle de 363, ce qui reste à prouver en l'absence de tout indice positif
d'une disette dans les campagnes environnantes.
La crise de 354, à travers ses diverses péripéties, révèle à un
observateur averti le fonctionnement de la σιτωνία et lui seul, mais en
montre les divers aspects : le gouverneur ordonne, sans doute sur
proposition de la cité124, la curie exécute la décision prise en respectant les

122 D'après les lois qui nous ont été conservées (ci-dessus, p. 308-309), le gouverneur
ne peut prendre l'initiative de mesures pour l'alimentation de la cité ; il doit attendre une
initiative de la curie. Ammien Marcellin semble admettre que le gouverneur peut
ordonner de sa propre autorité une συνωνή. Peut-être la foule a-t-elle surtout reproché à ce
fonctionnaire de ne pas l'avoir imposée car il considérait que les ressources étaient trop
faibles pour cela alors que les Antiochéens croyaient à l'existence de stocks.
123 Ammien Marcellin donne, dans une formule parfaitement limpide, la raison pour
laquelle Gallus aurait dû intervenir (cf. n. 116) : Son pouvoir étendu peut réquisitionner
du blé au loin et porter ainsi remède aux difficultés locales. Nous verrons Julien user de
ce droit.
1M Cf. n. 122.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 365

limites de prix et sans doute de quantités qui lui sont imposées.


L'empereur, pour sa part, peut et doit intervenir lorsque la situation devient
difficile, mais son action se borne soit à faire pression sur le
gouverneur pour qu'il prenne les mesures qui sont de son ressort, soit à
attribuer des secours exceptionnels. La crise de 362-363 met en œuvre les
mêmes institutions, mais les éclaire d'un jour différent.

c) La crise de 362-363

Cette crise a souvent été étudiée mais n'a pas, à mon sens, livré
encore tous ses secrets125. Le cadre chronologique est bien connu.
L'empereur Julien, arrivé à Antioche le 18 juillet 362, avait trouvé une
situation difficile, ce dont témoigne l'inquiétude populaire qui s'est
exprimée devant lui, au théâtre. Il n'y avait cependant pas urgence
puisque l'empereur se contente d'avertir la curie en lui demandant
d'agir. Il patiente même trois mois sans protester devant l'inertie de
celle-ci. L'hiver 361-362 avait été sec, la récolte était faible mais il n'y
avait pas lieu de trop s'alarmer car les réserves publiques ou privées
suffiraient vraisemblablement à assurer la soudure, même si les prix
devaient être élevés. Par contre, à l'automne 362, on constate la
persistance de la sécheresse qui compromet définitivement la récolte de 363
et rend inéluctable, sans intervention des pouvoirs publics, une violente
disette, voire une famine, au moins entre la récolte de 363 et celle de
364 126.

125 Voir à la n. 1, pour la bibliographie; tous ceux qui ont étudié le ravitaillement à
Antioche se sont penchés sur cette crise, sauf P. Jonge, op. cit.
126 Misopogôn, 41, éd. cit., p. 196 : «Constatant que la plainte populaire était fondée et
que le marché était bloqué non par pénurie de marchandises mais par l'insatiable avidité
des propriétaires, j'ai procédé à une taxation équitable de chaque denrée et fait publier
un édit. De fait, pour les autres produits, on était largement pourvu : on avait du vin, de
l'huile et tout le reste. Le blé, en revanche, manquait, la récolte étant largement
déficitaire à cause des récentes sécheresses ». G. Downey attribuait à la sécheresse le rôle
déterminant dans l'apparition de la crise (The economic crisis . . ., p. 315). P. Petit a fort
justement remarqué que le passage d'Ammien Marcellin sur lequel s'appuyait son
prédécesseur visait en fait l'automne 362 et non 361 ; il a en outre noté que les passages de Liba-
nius traitant d'une sécheresse sont mal datés (op. cit., p. 111, n. 4). Il a cependant oublié
la phrase parfaitement explicite de Julien, contemporain directement engagé dans cette
crise alimentaire. Antioche connut donc au moins deux années successives de sécheresse.
En face, le texte tardif de Socrate (Histoire ecclésiastique, 3, 17, 2-4, éd. dans PG 67, col.
424) n'a que peu de valeur. Pour lui, la crise alimentaire proviendrait de ce que Julien, en
366 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

C'est dans ce cadre qu'il faut interpréter les appréciations de Julien


sur la situation, telle qu'il les expose en février 363 127. En juillet 362, la
foule s'en prenait aux riches et criait : «on regorge de tout mais tout est
trop cher»128. On peut proposer de cette formule une explication
simple : les producteurs, et sans doute certains citoyens aisés, ont des
réserves, ce qui permet d'affirmer qu'on regorge de tout, non sans
quelque exagération car les ressources privées ne peuvent suffire à
nourrir la ville, ainsi qu'on l'a déjà constaté ailleurs et qu'on le
constatera souvent; tout cependant est trop cher car chacun garde ses stocks
soit par précaution, soit avec l'intention de les vendre le plus tard
possible, puisqu'on a la certitude que les prix seront particulièrement élevés
au printemps. Mais, dans l'automne ou l'hiver suivants, Julien prétend
qu'on manque seulement de blé mais que l'huile, le vin et les autres
denrées sont abondants129. On songe alors à une autre explication, sans
doute plus proche des faits. Peut-être la foule a-t-elle sensiblement
déformé la réalité dans son slogan, et peut-être aussi Julien a-t-il
transformé ce slogan pour en faire une belle formule : On regorgeait de
tout, sauf de blé, mais tout, c'est-à-dire au moins le blé qui constitue
l'essentiel de l'alimentation, était trop cher. Il n'est pas impossible en
outre que le manque de blé ait provoqué un report de la consommation
sur les autres denrées dont le prix augmenta130. Les exemples de Thes-
salonique et d'Edesse montrent qu'on ne peut se passer de pain qu'à
toute extrémité, donc son prix monte le premier; quand on n'en a pas

provoquant une baisse artificielle des prix, aurait vidé le marché, et de ce que l'armée
aurait absorbé une trop grande quantité de produits. Description de la suite des
événements qui ont provoqué la famine dans P. Petit, op. cit., p. 108-111.
127 Julien a exposé son interprétation de la crise dans le Misopogôn, 41-43, éd. cit.,
p. 195-199.
128 Misopogôn, 41, éd. cit. p. 195 : Πάντα γέμει, πάντα πολλού. Ce slogan paradoxal
devait exciter les manifestants ; il ne faut cependant, pas oublier que c'est un slogan.
129 La meilleure explication que l'on puisse fournir de cette anomalie apparente
réside dans le fait que les oliviers, la vigne et les légumes n'ont pas besoin de pluie au même
moment que le blé. Ils peuvent prospérer alors que celui-ci ne pousse pas. En outre le
manque de blé augmente son prix et réduit la part disponible pour les autres produits;
d'où une diminution de la demande supérieure à celle de l'offre, au moins dans un
premier temps.
130 C'est ainsi que P. Petit, op. cit., explique la promulgation d'un édit général de
maximum alors que tous les produits étaient abondants, sauf le blé. Dans l'alimentation
traditionnelle, c'est le blé qui nourrit; les autres denrées ne font que tromper la faim et
empêcher de mourir.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 367

assez pour se nourrir on se tourne vers d'autres aliments, la famine


survenant quand tout manque et qu'on n'a plus rien à manger131. Tout
augmente mais le blé augmente sans doute plus que les autres
denrées.
Enfin la sécheresse de l'hiver 362-363, complétée par la fourniture
de blé à Antioche sur les greniers d'autres provinces, renversa la
situation : on manqua de tout, sauf de blé 132. Quand on connaît les prix alors
pratiqués pour cette denrée, on constate que la rhétorique l'emporte
sur la rigueur économique dans le discours impérial et que, en fait, le
blé manqua seulement moins que les autres produits.
Tel fut le déroulement de la crise dont les effets transparaissent
dans nos sources. Ce sont, naturellement, la hausse des prix et la
spéculation. La disette dut être rude car l'édit impérial instituant un
maximum le fixa à 1 sou pour 10 muids dès l'hiver 362-363, soit à un niveau
triple du prix moyen en année normale, après la moisson 133. Pour
s'attirer les bonnes grâces de la population, Julien vendit à 15 muids le sou
le blé qui lui venait d'autres régions134. Il affirme en outre que, sans

131 Cf. ci-dessous, p. 395, n. 225.


132 On voit ici à quel point Julien caricature la situation puisque les prix pratiqués
pour le pain montrent que son abondance était toute relative.
133 Pour le prix du blé, voir ci-dessous, p. 497-502.
134 Misopogôn, 41, éd. cit., p. 196 : «J'ai fait cadeau à la ville du blé qui venait de m'ar-
river d'Egypte, et, au lieu d'exiger le prix fixé pour 10 mesures, j'en ai cédé 15 au prix
demandé précédemment pour 10». Tous les chercheurs ont interprété έδωκα comme la
traduction que je reproduis. Julien aurait fait un cadeau, aurait donc agi comme
bienfaiteur à titre personnel (W. Liebeschuetz, Antioch, p. 127, n. 4, en conclut que le versement
a été fait sur les fonds de la res privata conçue, je pense, comme la cassette privée du
souverain !). En fait δίδωμι signifie aussi bien « donner » que « exécuter une décision
budgétaire avec des fonds publics». C'est ici le cas. Julien n'avait pas les dizaines de milliers
de sous nécessaires à sa disposition, ni des greniers personnels répartis dans tout
l'Empire. On a aussi conclu de ce que Julien se fait gloire d'avoir livré le blé à un prix plus
faible à ce que ce prix était celui du marché en temps normal (P. Petit, op. cit., p. 114, a
vu que des prix de 10 à 15 muids pour 1 sou sont très élevés; W. Liebeschuetz, Antioch,
p. 128, n. 4, pense que 15 muids pour 1 sou est le prix normal dans la ville). En fait Julien
lève toute ambiguïté lorsqu'il écrit : (Le pain est la seule denrée qu'on trouve à bon
compte). « A vrai dire, qui se souvient chez vous avoir vu, au temps où la cité était florissante,
vendre 15 mesures de blé pour 1 sou d'or?» L'abondance est toute relative puisque les
prix sont supérieurs à ceux qu'on pratique lorsque la cité est correctement nourrie (εύθυ-
νουμένη). Ce passage très riche lève aussi les doutes que l'on pourrait avoir quant aux
dénominations des unités de capacité. Dans le même chapitre Julien explique que les
«mesures» (μέτρα) représentent ce qu'on appelle désormais muid sur le plan national
(ους έπιχώριον έστι λοιπόν όνομάζειν μόδιους). Notre auteur ne veut pas utiliser un néolo-
368 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

cette intervention, on aurait atteint le prix de 5 muids pour 1 sou dans


un proche avenir, sans doute dès le printemps135. C'est véritablement
un prix de famine car une famille modeste ne peut vivre avec moins de
7 qx de blé pour une année entière136. Dans cette situation complexe, où
l'on sait à l'avance le niveau approximatif que les prix atteindront, où
l'introduction de blé public à faible prix suscite naturellement le
développement du marché noir, les nantis, du moins certains d'entre eux, se
livrent à une spéculation aussi humaine que scandaleuse. Les riches
Antiochéens - et, parmi eux, des curiales que Julien attaque tout
particulièrement et que Libanius ne défend guère137 - conservent leur grain
pour en tirer le meilleur profit, achètent de grosses quantités de blé
public à 15 muids le sou, assurés de le revendre sur place à un prix
supérieur quelques temps après, et recherchent même un profit
supplémentaire en l'exportant vers les villages éloignés où les prix sont plus
élevés, ce qui confirme la situation privilégiée des grandes villes
pendant les périodes très difficiles. On notera aussi que le blé public ven-

gisme qui ne lui plaît pas. Enfin on notera que άργύριον désigne non pas l'argent-métal,
mais l'argent-monnaie et plus précisément la pièce de monnaie par excellence, le sou d'or
(πραττόμενος άργύριον ού κατά δέκα μέτρα . . .).
135 Ibid. : « Or, si dix mesures valaient chez vous, cet été, 1 sou d'or, que deviez-vous
nous attendre à les payer à l'heure où, comme le dit le poète béotien, ' II est dur de voir la
disette succéder à la moisson ' ? N'est-il pas vrai qu'à ce prix-là, on n'en aurait eu à peine
cinq ... ?»
136 Avec un revenu inférieur à 20 sous, pour une famille de 5 personnes seulement,
on a 100 muids (6,5 qx) pour 20 sous, soit 1, 3 q par personne et par an, ce qui est
nettement insuffisant.
137 Misopogôn, 41, texte cité à la n. 126. Libanius défend les curiales qui ne sont pas
des négociants (cf. n. 120). On trouve certes des riches dans la curie, et certains doivent
participer à des opérations commerciales mais ils ne trafiquent pas ès-qualités, les
quantités sont trop faibles pour agir sur le marché, même si elles ont une action très
bénéfique pour la fortune du spéculateur, et ces riches sont loin de former toute la curie; cf.
Discours 15, 23, éd. cit., t. 2, p. 128 : (à propos des fautes commises par les curiales
pendant la famine) ήμάρτομεν, όμολογοΰμεν καί γεγόναμεν τής σης βουλήσεως βραδύτεροι.
Οί μεν ήμων άμβλύτερον τους σιτοποιούς έφύλαξαν, οι δε όλως έκαθεύδησαν, οι δέ
έπεθύμησαν αργυρίου πλείονος: Nous avons des torts, nous le reconnaissons, et nous
avons appliqué tes décisions avec retard; les uns ont mal surveillé les boulangers, les
autres ont tout simplement dormi, d'autres ont désiré trop d'argent. L'accusation de
cupidité n'arrive qu'en dernière position et la formule n'est pas claire; rien ne prouve
que ces curiales aient été des spéculateurs, peut-être attendaient-ils des
dédommagements supplémentaires pour exécuter l'ordre impérial, estimant les commissions légales
qu'on leur accordait, insuffisantes vu les circonstances. Cette dernière hypothèse est,
pour moi, la meilleure.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 369

du, et non distribué gratuitement, ne donne lieu à aucun contrôle,


puisqu'on peut s'en procurer à volonté. En outre, il n'est pas réservé aux
citadins, car les paysans des environs viennent en acheter sans que
personne trouve rien à redire 138.
Les curiales qui spéculent agissent à titre privé et ne peuvent se
livrer à des opérations très importantes car, comme le dit Libanius, ce
ne sont pas des commerçants139. Leur comportement est moralement
condamnable, et Julien en tire contre eux tout le parti possible, mais il
n'a guère modifié la situation alimentaire de la ville. Quelles furent,
dans ce contexte, les mesures politiques et leur effet sur la situation de
la population antiochéenne?
La ville est, à cette époque, résidence impériale. Le souverain y
intervient directement, comme s'il se trouvait dans sa capitale. C'est en
outre lui-même qui constitue notre principale source de
renseignements. Autant de raisons pour que son action soit mieux mise en valeur
que celle des curiales.
Dès l'été de 362, l'empereur demande aux autorités municipales
d'agir, c'est-à-dire de proposer des mesures exceptionnelles,
conformément aux lois ; mais elles ne font rien, vraisemblablement parce qu'elles
préfèrent se dispenser d'une charge supplémentaire, et peut-être
impopulaire, à un moment où on craint l'émeute140. Julien attendait
apparemment que le σιτωνικόν fît quelques achats au moyen d'une συνωνή
qu'on lui aurait soumise pour approbation, afin de soulager le marché
au printemps suivant.
A l'automne ou au début de l'hiver de cette même année, Julien
promulgua un édit du maximum. La mesure était sans doute sage,
malgré ce qu'en dit Ammien Marcellin, puisque Libanius, dont la
sympathie à l'égard des curiales ne fait aucun doute, reproche à ses collègues

138 P. Petit, op. cit., p. 115, s'étonne que les paysans viennent acheter en ville.
Impossible en effet s'ils «peuvent à peu près subsister grâce a leur production personnelle», et,
s'ils approvisionnent le marché par leurs ventes. Mais la difficulté disparaît s'ils viennent
acheter du blé que la cité a emmagasiné pour faire face aux disettes.
139 Cf. n. 120.
140 Julien reproche aux curiales d'avoir attendu trois mois à partir du moment où il
les a mis en garde (Misopogôn, 41, éd. cit., p. 195-196) et Libanius reconnaît cette
négligence (n. 107). Julien a été alerté par le peuple en juillet. Il a attendu trois mois et a donc
promulgué l'édit de maximum en octobre.
370 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

leur refus de collaborer avec l'empereur141. Celui-ci ne s'étend guère,


dans son discours, sur cet édit qui, pourtant, resta en vigueur au moins
jusqu'à sa mort (26 juin 363) puisqu'il écrit au comte d'Orient, après
son départ pour l'armée, de ne pas confondre la situation à Rome avec
celle d'Antioche, c'est-à-dire de respecter les coutumes locales qui
attribuent à la population - ou plutôt aux curiales, ses représentants - une
plus grande autonomie que dans la capitale142. Le gouverneur, pour sa
part, applique les décisions impériales avec rigueur, instituant un corps
de contrôleurs des prix qui alla même jusqu'à réclamer aux
commerçants les factures qu'ils n'avaient plus, ou qu'ils dissimulaient,
manifestement pour vérifier qu'ils n'appliquaient pas des marges trop fortes
pendant la disette143.
Au printemps de 363, les prix montent encore et la situation se

141 Ammien Marcellin, Res gestae, 22, 14, 1, éd. W. Seyfarth, Leipzig, 1978 (coll. Teub-
ner), t. 1, p. 280. Pour lui c'est cette baisse (vilitas) autoritaire qui vida le marché.
Cependant Libanius lui-même trouve la mesure appropriée (μέτριον). Il ne faut pas oublier
qu'un maximum des prix accompagne normalement une συνωνή. Elle touche, il est vrai
ceux qui ont des réserves, donc les élites dont Ammien Marcellin se veut le porte-parole
(cf. n. 113), mais elle remplit de blé les greniers publics et elle rend les ventes de blé au
marché noir plus difficiles, puisque les céréales, achetées par l'Etat, sont moulues par les
moulins qu'il contrôle et cuites par les boulangers sur lesquels il exerce une surveillance
sévère.
142 Libanius, Ep. 1 379, éd. R. Foerster, t. 11, p. 423 : «Ce que tu as eu le courage de
faire, écrit-il au comte, au sujet du blé est assurément digne de Rome, mais nous
estimons préférable ici de laisser le marché libre». Antioche n'est pas Rome, les mêmes
mesures n'y sont pas applicables, et la curie n'en veut pas. Il ne faut pas oublier que le
comportement de la curie n'est qu'un élément dans le conflit entre l'empereur et elle.
Plutôt que de lui chercher des mobiles spéculatifs, il est préférable de considérer, comme
le lui reproche l'empereur tout au long du Misopogôn, qu'elle veut faire échouer sa
politique par tous les moyens. Libanius suggère la même explication (cf. n. 137).
143 Libanius, Ep. 1 406, éd. cit., t. 11, p. 448 : II faut distinguer entre les commerçants
des diverses denrées, excepté le blé, qui exercent librement leur profession, sauf ceux qui,
éventuellement distribueraient du vin, de la viande ou de l'huile publics, et ceux qui
traitent le blé. Ceux-ci (meuniers et boulangers) sont surveillés de très près (ci-dessous,
p. 373). Les autres ne s'attendaient pas à être contrôlés par les agents du pouvoir (λόγισ-
ται) et n'avaient pas conservé leurs γράμματα (leurs factures pour P. Petit : cette
interprétation est plausible mais non certaine). C'est la preuve que les petits commerçants (κά-
πηλοι) doivent tenir des comptes et avoir un minimum d'archives. C'est aussi l'indice que
les commerçants sont considérés comme les boucs émissaires dont on veut réduire les
marges, pour limiter la hausse des prix, au moment où la vie est la plus chère. Si les
boulangers sont rarement accusés par la foule ou par le pouvoir, c'est qu'on les
surveil ait en permanence et qu'ils n'avaient pas une marge de manœuvre suffisante pour
pouvoir peser par eux-mêmes sur les prix.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 371

tend. L'empereur décide d'attribuer à la ville un complément de blé


venu de Chalcis et de Hiérapolis, mais aussi d'Egypte. Cette allocation
était certes indispensable, mais Julien, qui cherche à se faire aimer de
la population par tous les moyens, commet l'erreur de vouloir trop bien
faire en vendant ce blé à un prix inférieur à celui de la taxation 144. Il en

144 Misopogôn, 41, éd. cit., p. 196-197 : L'empereur a fait livrer du blé à 15 muids pour
1 sou au lieu de 10. Il ajoute : «N'est-il pas vrai qu'à ce prix-là on n'en aurait eu à peine
cinq, surtout après l'arrivée d'un hiver si rude? En cette circonstance, qu'ont fait vos
riches ? Le blé qu'ils avaient à la campagne, ils l'ont vendu plus cher au marché
clandestin, faisant ainsi supporter à la communauté leurs propres pertes». La dernière phrase
doit être traduite différemment. Λάθρςι άπέδοντο signifie seulement : « ils ont vendu en
cachette» sans qu'il soit nécessaire de suggérer l'existence d'un marché noir organisé à
grande échelle. Έβάρησαν δέ το κοινον τοις ιδίοις άναλώμασι doit être traduit ainsi : « ils
ont imposé à la cité le poids de leurs propres dépenses», c'est-à-dire qu'ils ont acheté le
blé que l'empereur avait livré, au lieu de le faire venir de leurs terres. P. Petit., op. cit.,
p. 114-115, a imaginé une interprétation qui fait la part trop belle aux stocks de blé local
et attribue aux riches curiales des intentions plus noires que celles qu'ils ont eues
réellement : Les riches « revendent une partie (du blé impérial) . . . dans des campagnes plus
éloignées ... Le blé ayant baissé en ville grâce aux importations impériales, les gros stoc-
keurs voyaient fondre leurs bénéfices; ils se rattrapèrent en achetant à bon compte le blé
du gouvernement, et en revendant cher, mais au loin, leur propre blé» (p. 115). Julien ne
s'en prend pas à de gros négociants qui revendraient au loin son blé acheté à Antioche,
mais simplement, si on lit le texte de près, aux riches qui revendent leur blé au prix de 10
muids pour 1 sou, c'est-à-dire au prix de la taxation - ou plus cher, s'ils trouvent des
clients -, et achètent à Antioche ce dont ils ont besoin, à 15 muids : au lieu de faire venir
de leurs terres le blé qu'ils possèdent, ils préfèrent le vendre sur place et «imposer à la
cité le poids de leurs propres dépenses ». La spéculation se borne à revendre sur place ce
qu'on reçoit des fermiers et à acheter en ville ce que l'on veut manger. Ces ventes sont
peu importantes puisque les paysans des alentours se précipitent en ville, preuve qu'ils
manquent de blé sur place et donc que les riches n'en ont vendu que de très petites
quantités. Et même on peut dire que ces ventes n'ont eu aucun effet sur le marché d'Antioche
puisque ce qui a été vendu dans les campagnes directement aux paysans ne manque pas
à la ville, mais est exactement compensé par des achats moins importants des paysans
sur le marché urbain. C'est ce qu'indique la suite du texte : «Aussi bien ce ne sont pas
seulement les citadins, mais surtout les gens accourus également des campagnes qui se
jettent, en achetant du pain, sur la seule denrée qui puisse se trouver ici à bon compte ».
En réalité Julien fait un mauvais procès aux curiales, en les accusant de dérégler la vie
économique alors qu'ils ont seulement tiré un petit profit de leurs revenus en grain.
C'était suffisant pour espérer attiser l'hostilité des humbles qui ne pouvaient se livrer à
cette spéculation. Julien n'a pas réussi puisque toute la population lui est restée hostile,
mais il a trompé nos contemporains qui ont suivi P. Petit (W. Liebeschuetz, Antioch,
p. 127; G. Downey, A history of Antioch, p. 390; H. Schneider, op. cit., p. 64). Julien, en
outre, se berçait d'illusions s'il imaginait que les particuliers n'essaieraient pas de jouer
sur la différence entre le prix taxé (10 muids pour 1 sou) et le prix qu'il pratiquait (15
372 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

résulte des malversations qui provoquent sa fureur mais qui


témoignent de la maîtrise avec laquelle les curiales utilisent ses décisions à
leur avantage. Antioche reçut au moins 420 000 muids avant le mois de
février, sans compter ce qui a pu arriver par mer à partir du mois de
mars145. Ces quantités sont considérables et représentent peut-être 10%
de la consommation moyenne de la ville pendant un an, si sa taille était
à peu près équivalente à celle d'Alexandrie146. D'après l'empereur, qui
doit avoir raison, elles ont permis de maintenir les prix au niveau du
maximum alors qu'ils auraient dû doubler sans cette intervention.
Malgré son importance, celle-ci ne pouvait cependant suffire; elle
n'apportait qu'un complément aux fournitures habituelles, insuffisantes certes
mais toujours présentes 147.
Les curiales, pour leur part n'apparaissent guère dans les sources.
Julien préfère critiquer ce qu'ils n'ont pas fait, alors que c'était leur
devoir, plutôt que de rappeler ce qu'ils ont accompli dans l'exercice
normal de leurs responsabilités. De même pour Libanius, qui cherche à
jouer un rôle de conciliateur entre le souverain et ses collègues : il leur
reproche essentiellement leur hostilité radicale qui interdit toute action

muids pour 1 sou). On comprend cependant son amertume lorsqu'il constate que la
faveur faite à la ville ne lui vaut aucune marque de gratitude.
145 Misopogôn, ibid. : Julien fit venir 400 000 muids de Chalcis et Hiérapolis, puis
5 000 muids, 7 000 muids et encore 10 000 muids au moment où il parle, sans qu'on sache
d'où viennent les 22 000 muids supplémentaires. P. Petit, op. cit., p. 114, n. 1, remarque
que l'essentiel de blé vient des villes où l'armée était concentrée à l'époque de Gallus sans
tirer la conclusion qui s'impose : les greniers publics tiennent des comptes particuliers,
mais se prêtent ou se vendent du blé lorsque la situation l'exige. En outre Julien a
«donné » le blé qui lui est dû par l'Egypte, mais qui n'est pas encore arrivé. On peut
comprendre que la livraison sera faite dès que la mer sera ouverte. En effet le discours a été
prononcé en février 363, à un moment où les bateaux n'avaient pas le droit de circuler.
146 Pour une population de 100 000 habitants, à 2 qx (30 muids) par personne et par
an, en moyenne, il fallait 3 000 000 de muids pour l'année. Avec 180 000 muids venus
d'Egypte, on obtient une allocation supplémentaire de 600 000 muids, soit 20% des
besoins annuels et sans doute de quoi tenir au moins 4 mois avec des rations de disette.
Ces estimations hypothétiques donnent une idée du poids des fournitures publiques
exceptionnelles, qui s'ajoutent aux fournitures habituelles et suggèrent une fois de plus
que l'essentiel du blé venait des greniers de l'Etat.
147 Comme il n'est jamais question de commerçants privés et que les livraisons
exceptionnelles sont insuffisantes pour que la ville puisse manger pendant une année, il faut
supposer que les fournitures normales ont été partiellement assurées, malgré l'ampleur
des difficultés. Cependant nos sources ne parlent que de ce qui fait problème, les
suppléments qui combleront plus ou moins bien le déficit enregistré cette année-là.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 373

efficace, et peut-être aussi leur avidité, qui les conduit à profiter des
difficultés148. Est-ce à dire qu'on ne faisait réellement rien?
Certainement pas. Il fallait d'abord assurer les distributions habituelles, dans la
mesure où l'état des stocks les rendait possibles149. Il fallait aussi
vendre les réserves de la cité et le blé accordé par l'empereur. Celui-ci «a
donné du blé à la ville»150, mais ne dit pas avoir assuré lui-même la
vente. Il n'en avait d'ailleurs pas les moyens, faute d'un corps de
fonctionnaires d'Etat capable d'effectuer cette tâche; sur ce point la
situation d'Antioche est semblable à celle de toutes les villes pour lesquelles
nous disposons de sources, et d'abord Alexandrie : c'est la curie qui
gère les denrées qu'elle perçoit ou que l'Etat lui fait verser151. On trouve
de cette action un indice mince mais sûr dans le fait que Libanius
reproche aux curiales un contrôle insuffisant des boulangers152. S'il
s'agissait uniquement des prix, le rhéteur aurait parlé de tous les
détaillants comme il le fait par ailleurs153. Si, au contraire, les boulangers
reçoivent leur blé de la curie, leur faute n'est pas tant d'avoir affiché
des prix trop élevés, ce qu'ils pouvaient difficilement faire sans s'attirer
immédiatement les foudres des consommateurs, puisque les prix
étaient bloqués, c'est d'avoir vendu au marché noir une partie du pain
fabriqué. Le contrôle a dû porter sur le rapport entre les quantités de
farine livrées et les quantités de pain présentées sur les étals. On sait
d'autre part que les curiales sont soumis à la σιτηγία, au transport du
blé public, par les bateaux σιτηγοί, comme on le voit à travers un petit
dossier154. Cette charge profite évidemment surtout à l'empereur, à l'ar-

148 P. Petit., op. cit., p. 117.


149 Cf. n. 147.
150 Cf. n. 134.
151 Cf. ci-dessus, p. 343-346. C'est la curie qui gère les greniers, surveille les
boulangers . . . Julien ne pouvait effectuer, avec un petit nombre de fonctionnaires impériaux,
toutes ces opérations indispensables.
152 Libanius, Discours 15, 23, éd. R. Foerster, t. 2, p. 128 : «Les uns ont mal surveillé
les boulangers ... ».
153 par exemple Libanius, Discours, 15, 21, éd. R. Foerster, t. 2, p. 127. Cf. aussi
n. 156.
154 P. Petit, op. cit., p. 158-163 a rassemblé quelques textes où la charge municipale de
la σιτηγία apparaît et nous montrent les curiales responsables des opérations qui lui sont
liées, essentiellement le transport du blé public. L'auteur ne pouvait expliquer le sens
exact du terme, faute d'éléments de comparaison. Cependant le rapprochement est facile
entre σιτηγία et σιτηγός qui, nous l'avons vu, désigne les bateaux annonaires (ci-dessus,
p. 223). D'après les exemples antiochéens, on constate d'abord que la même charge s'ap-
374 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

mée et aux capitales, les plus gros consommateurs de blé fiscal, mais
aussi à la ville lorsque l'empereur lui accorde une allocation de blé
égyptien. La curie fournit donc les responsables de l'acheminement
vers Antioche du blé donné par le souverain. Pour le reste, que pouvait-
elle faire? L'empereur se chargeait de compléter l'approvisionnement;
il était donc inutile que le σιτωνικόν procédât à des achats importants.
L'empereur avait imposé un maximum des prix; il suffisait de
l'appliquer.
La crise de 362-363 illustre donc une situation assez particulière,
celle d'une grande ville de province, devenue résidence impériale, où la
curie perd l'initiative en matière de ravitaillement au profit du
souverain, sans pour autant perdre son rôle d'exécutant. Nous avons ici le
cas d'une mésentente constante entre l'empereur et les autorités
locales, ces dernières effectuant, à n'en pas douter, les missions qui sont les
leurs, mais avec la plus grande mauvaise volonté, ce qui compromet en
permanence l'efficacité des mesures décidées. Aussi le fonctionnement
normal de la σιτωνία antiochéenne est-il peu visible dans les sources
dont nous disposons. Par contre on voit très nettement quelles
conditions provoquent une disette ou une famine. Une mauvaise récolte fait
tripler les prix, au moins à partir de l'hiver suivant la moisson.
Cependant les stocks disponibles doivent normalement éviter la famine. Par
contre, si la récolte suivante est aussi mauvaise que la première, il est
impossible à la ville de survivre par ses propres moyens. Les συνωναί et
le blocage des prix permettent d'accroître un peu les stocks et de
répartir la pénurie, non d'assurer un ravitaillement suffisant. Il faut alors
soit que le σιτωνικόν procède à des achats sur le marché libre dans les
régions épargnées, soit que l'empereur accorde, sur les greniers
impériaux, de quoi attendre la prochaine moisson. A aucun moment on
n'entend parler de négociants qui combleraient le déficit, et cela malgré les
profits considérables qu'ils pouvaient attendre et qui, apparemment,
auraient dû susciter des vocations parmi les marchands. En effet,
quand le prix triple, la cargaison d'un bateau de 20 000 muids, rempli
avec du blé à 30 muids le sou, vaut 666 sous au départ, mais, vendue 10
muids le sou, elle rapporte 2 000 sous à l'arrivée, soit un bénéfice net
d'environ 1 000 sous, une fois payés tous les frais, pour un seul voyage

plique au transport de blé pour Antioche et pour la capitale, et que cette charge
correspond exactement à ce que nous avons dit du rôle des curiales en tant que naviculaires-
possessores (ci-dessus, p. 80-85).
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 375

d'Alexandrie à Antioche. On doit pourtant constater un fait dont il


conviendra de rendre compte : même pendant une famine, alors que la
vie des habitants est en jeu, le salut ne peut venir que de
l'administration municipale ou de l'Etat.

d) Les crises de la fin du siècle

Ni Césars, ni Augustes ne résident en ville pendant cette période, à


la différence de ce qui s'est passé en 354 et en 362-363. La situation est
donc à nouveau celle d'une grande métropole de province. En
conséquence la documentation redevient très pauvre, ce qui contraint à
étudier ensemble trois crises.
La première débute en 383, après un hiver et un printemps secs;
elle se prolonge par une véritable famine en 384, ce qui peut
uniquement s'expliquer par la persistance de la sécheresse. Il s'ensuivit
naturellement une épidémie qui gêna les travaux des champs, et des
inondations pendant l'hiver 384-385, qui détruisirent vraisemblablement une
partie de la production155. En outre les exactions du gouverneur
auraient détourné les paysans du marché antiochéen, mais cette
affirmation de Libanius est peu plausible car, si l'on a quelque chose à vendre,
il est rare qu'on se prive longtemps de ses clients habituels156. Les
causes des difficultés sont donc des plus banales.
Pour faire face à cette situation difficile, les mesures ne sont guère
originales. Les divers gouverneurs promulguent des édits de
maximum157 dont les effets furent limités, car ils ne touchaient apparemment

155 P. Petit, op. cit., p. 118-120.


156 Libanius, Discours 27, 27, éd. R. Foerster, t. 3, p. 35 ; Discours 29, 2, t. 3, p. 64. Les
boulangers font grève, les autres commerçants refusent de vendre, sans doute parce
qu'ils auraient dû vendre à perte, les prix n'étant taxés qu'à la vente (sauf pour le blé qui
est fourni par l'Etat ou la cité à prix public, mais ce sont alors les marges des boulangers
qui ont dû être réduites), et aussi - et sans doute surtout -pour faire pression avant une
négociation qui n'a pas pu ne pas avoir eu lieu, et que Libanius ne raconte pas.
157 P. Petit, op. cit., p. 119, pense que les taxations et les contrôles de l'administration
n'ont été introduits qu'à la fin du IVe siècle. En fait, ils n'apparaissent pas directement en
362-363, mais existaient obligatoirement car le blé est taxé à 10 muids le sou. En outre il
en était de même à Carthage dès 366-368 (ci-dessous, p. 386-387) et le Digeste y fait
allusion en indiquant qu'on devra respecter certaines contraintes pour la fixation des prix
(ci-dessus, p. 296). On vérifie l'obligation d'une étude globale de chaque problème
d'histoire urbaine, pour éviter de voir des innovations là où il n'y a qu'indigence de la
documentation en un lieu donné.
376 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

que les commerçants de la ville. Aussi se voyaient-ils obligés de vendre


les denrées moins cher qu'ils ne les avaient achetées. C'est du moins ce
que prétend Libanius, mais il ne doit pas avoir entièrement tort car les
boulangers, furieux, préfèrent quitter la ville et faire la grève du pain 158.
L'incident est intéressant puisqu'il montre la réaction collective d'un
corps de métier, sans doute organisé depuis longtemps et qui trouve ici
une raison d'exprimer avec force sa cohésion 159. On constate en outre le
rôle essentiel des boulangers, à Antioche comme ailleurs, puisque, sans
eux, le pain manque; c'est donc que les particuliers n'en font pas ou en
font très peu. Ce maximum des prix, qui n'a pu être appliqué longtemps
car on voit mal clés commerçants vendre à perte, montre aussi, une fois
de plus, que l'initiative vient du gouverneur : poussé par la pression
populaire, il a voulu prendre une mesure que, seuls, quelques curiales
approuvent160. Enfin les gouverneurs prennent aussi des mesures de
contrôle contre l'exportation frauduleuse du pain hors des murs de la
ville, même par ceux qui l'ont régulièrement acheté161. Est-ce bien une

158 P. Petit, op. cit., p. 119.


159 Sur les boulangers de Rome, A. Chastagnol, La préfecture urbaine à Rome sous le
Bas-Empire, Paris, 1960, p. 308-310. Sur le fait que le blé est livré sous forme de pain et
que les particuliers ne le cuisaient pas eux-mêmes, ci-dessus, p. 327, n. 11, pour
Alexandrie : p. 373, n. 152, pour Antioche. On voit ici que cette corporation (έθνος en grec)
discute directement avec l'administration. Elle est donc aussi bien organisée que les
corporations romaines. On voit ainsi un curiale nommé Argyrius, chargé de surveiller le marché
et les boulangers (Libanius, Discours, 16, 40, éd. R. Foerster, t. 2, p. 175-176) : c'est
manifestement le σιτώνης de la ville ; et les curiales accusés de ne pas avoir agi avec assez de
vigueur {Discours, 15, 23, t. 2, p. 128): ils sont collectivement responsables de ce que le
σιτώνης fait en leur nom.
160 Certains mêmes, non contents d'obéir aux ordres, les dépassent en cruauté envers
les boulangers (P. Petit, op. cit., p. 120-121). On constate ici que les nominations sont
normalement confirmées par le gouvernement. La collaboration des deux autorités était
étroite. On peut se demander si toute décision de la cité ne doit par être approuvée par le
gouvernement, et si ce dernier ne peut désigner un magistrat d'office, pour le cas où la
curie refuserait de prendre ses responsabilités.
161 Les paysans ne peuvent quitter la ville avec plus de deux pains et des soldats les
fouillent aux portes de la ville (Libanius, Discours 27, 14, éd. R. Foerster, t. 3, p. 29; 50,
29, t. 3, p. 483). On remarquera le rôle particulier des murailles, destinées au contrôle des
entrées et des sorties et l'obligation d'un minimum d'état civil et de moyens de contrôle
pour distinguer les citoyens des paysans. On ignore si les citoyens pouvaient exporter du
pain.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 377

nouveauté162? On peut en douter même si c'est la première fois qu'une


telle décision est mentionnée dans la documentation, car c'est aussi la
dernière à Antioche et la seule pour toute la période protobyzantine. Il
faut donc considérer que nous avons un exemple unique de pratiques
sans doute fréquentes. Elles aboutissent au même résultat que l'éviction
des étrangers, telle qu'on l'a rencontrée en particulier à Rome, et
confirment le statut privilégié des villes qui profitent des productions agricoles
locales, tant que les récoltes sont bonnes, mais gardent jalousement pour
elles leurs réserves et les ressources obtenues au loin, dès que la
situation se dégrade. On notera qu'il est interdit d'emporter le pain qu'on a
acheté, comme client d'un boulanger, et non reçu gratuitement d'une
institution charitable. Cela confirme les faibles possibilités d'importer
même à un moment où la demande est forte et le profit assuré : on
repousse les paysans solvables plutôt que de s'enrichir en les
nourrissant.
Pour leur part, les curiales jouent une fois de plus le rôle
d'exécutants. Libanius, qui est hostile aux gouverneurs, ne nous dit pas
que la curie ait demandé les mesures qu'il évoque. Nous ne pouvons
déterminer si, conformément aux lois, une majorité s'est dégagée
pour les proposer aux gouverneurs, ou si ces derniers ont agi de leur
propre chef. Le fait que certains curiales aient accepté de surveiller
les boulangers, les poids ou les prix, et se soient acquittés de cette
tâche avec un zèle parfois excessif, pourrait faire pencher pour la
première hypothèse163. Au lieu d'un affrontement entre la population,
dont les gouverneurs prennent le parti, et les curiales qui auraient
formé un front uni des possédants spéculateurs, il faut peut-être
envisager un affrontement entre une partie de la population à laquelle
cèdent les autorités, mais aussi une partie de la population - la
majorité sans doute - alliée à certains curiales, aux commerçants et aux
artisans164. La question de l'approvisionnement ne se posait pas véri-

162 Sur le danger de se fier aux indications fragmentaires des sources, et de croire
qu'une réalité apparaît au moment de sa première mention dans les sources, ci-dessus,
n. 157).
163 Pour la description des faits, voir P. Petit, op. cit., p. 120-121.
164 L'histoire sociale des IVe- VIIe siècles est encore à écrire, pour l'essentiel, car on a
trop insisté sur la différence entre potentes et humiliores, qui ne constituent que très
rarement des groupes homogènes. Ces classifications juridiques ne recoupent pas toujours les
réalités de la vie sociale. On en a ici un exemple. César avait bien joué le peuple contre la
noblesse !
378 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

tablement en termes d'affrontement économique entre les curiales


disposant de vastes ressources et les humbles; c'était avant tout une
question politique portant sur la gestion et la répartition de revenus
publics, sur la lutte d'influence entre les fonctionnaires,
représentants de l'Etat, et les notables à la tête de la cité, sur les rapports
entre curiales et commerçants, ainsi qu'entre curiales et les divers
groupes de consommateurs, sans doute aussi, dans cette seconde
moitié du IVe siècle, entre chrétiens et païens165.
En 388-389, on entrevoit une nouvelle disette, sensible par le fait
qu'un curiale, qui avait reçu l'ordre d'envoyer du blé en Italie, ne peut
s'acquitter de sa tâche à cause d'une mauvaise récolte166 et par le fait
que le gouverneur de l'époque modifie tous les prix des denrées
«sachant que de la ruine du marché sortirait quelque bénéfice pour lui et
pour sa famille»167. Libanius exagère manifestement, emporté par sa
haine contre un homme qu'il traite de fou 168. On a pensé que ces
modifications s'étaient faites dans le sens d'une hausse, ce qui est
difficilement imaginable quand on connaît l'hostilité du rhéteur contre toute
limitation autoritaire des prix et l'attitude constante des gouverneurs
qui imposent une diminution pendant les disettes 169.
En 393 enfin, une famine ravagea la ville, provoquant sans doute
un contrôle des marchés170. On a dû procéder comme pour les crises
précédentes, mais nous n'en savons rien.

3) Aux Ve et VIe siècles

Les sources relativement abondantes de la seconde moitié du IVe


siècle montraient davantage les conflits à propos de
l'approvisionnement pendant les crises que le fonctionnement de ce dernier, surtout en

165 Sur les implications sociales de l'approvisionnement public des villes, voir les
matériaux rassemblés, pour la ville de Rome, par H. P. Kohns, Versorgungskrisen und
Hungerrevolten im spätantiken Rom, Bonn, 1961. L'enquête devrait être élargie à tout
l'Empire, et la nature des crises devrait être exactement précisée, pour qu'on puisse en
tirer des conclusions.
166 Libanius, Discours 54, 40, éd. R. Foerster, t. 4, p. 88.
167 Libanius Discours 4, 35, t. 1, p. 298.
168 Ibid. : il est fou parce qu'il bouleverse ce que des gens de bon sens - évidemment
les amis de l'auteur! - ont établi.
169 P. Petit, op. cit., p. 121.
170 Libanius, Discours 1, 285, éd. R. Foerster, p. 206.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 379

temps normal. On pouvait se demander si les institutions que l'on


retrouve partout dans l'Empire, et dont nous avons relevé quelques
indices épars dans la documentation relative à Antioche, existaient
réellement. Deux brèves indications viennent opportunément nous
confirmer que les services dont nous avons entrevu la présence depuis le IIIe
siècle au moins, fonctionnaient effectivement. Comme on voit mal
pourquoi ils auraient disparu au IVe siècle pour réapparaître après 400,
nous avons une preuve supplémentaire de leur existence à Antioche dès
avant cette date.
En 444, l'impératrice Eudocie, chassée par son mari, prend le
chemin de Jérusalem. En route, elle offre à la ville d'Antioche de Syrie de
l'argent pour son σιτωνικόν171. On n'a aucune raison de rejeter cette
information qui s'interprète très facilement d'après ce que nous savons
de l'institution. C'est une caisse disposant d'un certain capital grâce
auquel elle peut constituer des réserves pour régulariser le marché. Le
don de l'impératrice consista à accroître sa dotation et donc la capacité
d'intervention de la curie.
Sous le règne de Justinien, une novelle déjà citée atteste la
distribution d'annones gratuites, donc l'existence d'un τρόφιμον identique à
celui d'Alexandrie 172. On pourrait supposer que ces distributions étaient
de peu d'importance car les sources les mentionnent rarement.
Cependant un passage méconnu d'Evagre, dont la valeur est immense car
l'auteur est un témoin des faits qu'il rapporte, confirme l'existence,
encore en 588, de ce τρόφιμον. Un tremblement de terre ravagea
presque entièrement Antioche : « Une foule de gens, dont le nombre n'est
pas fixé, fut victime de la catastrophe; et selon la conjecture de
certains, se fondant sur les distributions de pains, ce fléau fit périr environ
60 000 personnes»173.
Les distributions de pain gratuit étaient donc assez importantes
pour que, d'après les registres municipaux, on pût se faire une idée de

171 Chronicon Paschale, a. 444, éd. G. Dindorf, Bonn, 1832, p. 585 : L'impératrice se
rend à Jérusalem φιλοτιμησαμένη τη των Άντιοχέων πόλει τής Συρίας χρήματα λόγω
σιτωνικοΰ. Le don est évidemment fait es qualités d'impératrice, sur des fonds publics,
qu'elle est chargée de remettre en accord avec l'empereur et ses services.
172 NJ 7, 8, Cf. ci-dessus, p. 329, n. 20.
173 Evagre, Histoire ecclésiastique, 6, 8, éd. J. Bidez et L. Parmentier, Londres, 1898,
p. 227 : και πλήθος δέ άστάθμητον ήλω, και ώς είκαζον εναοι τφ άρτω τεκμαιρόμενοι, άμφί
τας έξήκοντα χιλιάδας παρανάλωσεν ό πόνος ούτος. Trad. A.-J. Festugière, dans Byz. t. 45,
1975, p. 453.
380 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

la population antiochéenne. Il faut, pour cela, qu'une part non


négligeable des habitants y ait eu droit, sans doute, comme à Alexandrie, la
quasi-totalité des citoyens originaires de la ville. La seule difficulté tient
au nombre de 60 000 victimes, qui est considérable. De trois choses
l'une : ou la population était beaucoup plus importante que celle
d'Alexandrie; ou environ 50% de la population mourut, en comptant
dans cette population aussi bien les citoyens et leurs familles que les
résidants non citoyens ; ou, plutôt, il manqua environ 1 5 000 à 20 000
ayants droit aux distributions des jours qui suivirent la catastrophe,
d'où l'on conclut à la mort de 60 000 personnes avec un sens de
l'exagération propre aux chroniqueurs, alors qu'un bon nombre d'entre elles
s'était simplement enfui de la ville en ruines par peur des épidémies ou
parce qu'elles avaient perdu leur logement. Bien que je penche pour la
troisième hypothèse, rien ne permet actuellement d'affirmer sa valeur.
Par contre l'idée de calculer le nombre des morts d'après celui des
absents lors des distributions ne laisse aucun doute sur la place qu'elles
tenaient dans l'approvisionnement de la ville.
Ainsi on retrouve à la veille des invasions perses puis arabes les
institutions qui étaient en place dès avant le début de la période
considérée. Leur très grande ressemblance avec ce qu'on trouve à
Alexandrie permet de rapprocher les informations recueillies pour l'une et
pour l'autre, de même qu'on a pu interpréter tel document difficile de
l'une des capitales par les informations dont nous disposions pour
l'autre.
Il en ressort que les deux grandes métropoles possédaient un σιτω-
νικόν, conformément à la loi, dont le rôle n'était pas négligeable
pendant les crises de faible importance. Celui d'Antioche n'apparaît que
très discrètement dans les sources, mais il existait assurément et
fonctionnait comme celui d'Alexandrie, même si les subventions du
souverain l'ont plus souvent assisté à cause de la présence de la cour. Ces
subventions exceptionnelles nous livrent le seul nombre directement
utilisable à propos d'Antioche, mais on ne peut en tirer aucune
conclusion sûre. En effet 420 000 muids représentent 28 600 qx de blé valant
14 300 sous (ou près de 200 livres) au prix public, le triple si l'on n'avait
que 10 muids pour 1 sou, du fait de la pénurie, permettant de nourrir
14 300 personnes pendant une année à raison de 2 qx par personne et
par an. Cependant nous ignorons la part de la population qui était ainsi
alimentée, les quantités données à chaque citoyen puisque nous
ignorons la durée de cette assistance, et aussi à combien de qx se montait le
complément apporté par les ressources propres du σιτωνικόν. Le nom-
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 381

bre de 60 000 «disparus» à la fin du siècle est tout aussi difficile à


interpréter. Mais si on veut que l'aide apportée par Julien ne soit pas très
faible, il ne faut pas que la population soit supérieure à 1 50 000
habitants environ, et si l'on veut que 60 000 personnes aient pu disparaître
au moins temporairement, il ne faut pas qu'elle soit par trop inférieure
à ce nombre. 150 000 Antiochéens du IVe au VIe siècle pourrait être une
estimation vraisemblable de la population, d'autant plus qu'elle est
proche de celle proposée pour Alexandrie174.
Outre les aides conjoncturelles, l'Etat fournit du blé pour les
distributions permanentes qui correspondent à ce que nous savons déjà du
τρόφιμον, à travers les maigres détails qui y font allusion. D'autre part,
il doit très vraisemblablement livrer du blé vendu à prix public par les
boulangers de la ville car on explique mal, sans cette intervention,
l'absence de négociants spécialisés dans le commerce des grains, auxquels
aucune de nos sources, qui, pourtant, sont riches de détails concrets, ne
fait la moindre allusion. Les nombreux textes qui parlent de
l'abondance sur les marchés d'Antioche traitent manifestement des denrées
autres que le blé175. Parmi celles-ci certaines, comme le vin ou l'huile,
étaient peut-être aussi fournies par l'Etat, mais nous n'en savons rien.
Antioche dépendait donc très largement pour sa survie du blé
public. Sans lui la population n'aurait pu que décroître. C'est la
continuité des livraisons publiques au moins jusqu'à l'invasion arabe qui
explique la taille d'Antioche, à la fois considérable et apparemment
constante, à l'abri de tous les changements de l'économie ambiante, si
du moins on peut extrapoler à cette ville la conclusion à laquelle nous
avait conduits l'étude d'Alexandrie.

II - LES METROPOLES RÉGIONALES

Comme Alexandrie et Antioche, bien qu'à un moindre degré, les


métropoles régionales sont les capitales de vastes unités géographiques,
carrefours de nombreuses routes commerciales, assurant la concentra-

174 Cf. ci-dessus, n. 97 et 109, pour la critique de nombres trop élevés. Le seul indice
utilisable, en l'absence de toute indication sur le nombre des bénéficiaires du blé gratuit,
du nombre des habitants ou des quantités totales livrées à la ville, tient au fait - bien
fragile - que, à l'occasion d'une crise frumentaire grave, on a pu donner aux deux villes
des quantités équivalentes de blé (ci-dessus, p. 336, n. 40).
175 Libanius, Discours, 11, 173-174, 251-252; 254-255.
382 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

tion des productions locales destinées à l'exportation et fournissant


l'arrière-pays en produits importés. Elles occupent des places
importantes à divers titres dans l'administration civile, militaire et religieuse.
Enfin, symboles du prestige impérial pour les populations des environs,
elles bénéficient des largesses du souverain et disposent à la fois d'une
parure monumentale importante et de spectacles plus brillants que
partout ailleurs jusqu'à une bonne distance. Toutes ces activités
appellent une population nombreuse qu'il faut nourrir. Nous ne saurons
sans doute jamais, faute de sources, si l'empereur se contentait d'aider
à vivre une population qui devait être nombreuse à cause de toutes les
tâches à accomplir ou s'il souhaitait aussi que ce nombre, peut-être
excessif pour les besoins réels, fût un signe supplémentaire de sa
gloire. Cependant il ne fait aucun doute qu'il a au moins joué un rôle
essentiel dans la survie de ces villes, s'il ne leur a pas offert le luxe de
nourrir plus d'habitants qu'il n'était nécessaire. C'est ce que nous
pouvons constater à travers l'exemple de Carthage, la plus grande ville
d'Occident après Rome, et de Thessalonique, la plus grande d'Europe
orientale après Constantinople.
Il ne sera pas question, dans ces deux cas, de brosser un tableau
complet des institutions qui assuraient leur approvisionnement, faute
de sources, et encore moins de poser la question d'une éventuelle
évolution. Nous entrevoyons seulement certains aspects de ces institutions,
au IVe siècle pour Carthage, à la fin du VIe et au VIIe siècle, pour la
seconde. Il est en outre vain de vouloir comparer des données aussi
hétérogènes. Nous nous contenterons d'engranger des données
significatives qu'il faudra rapprocher des indications dispersées dans le reste
des sources.

A - Cartahage

Nous possédons, pour connaître les conditions du ravitaillement à


Carthage, une loi adressée par Constantin au gouverneur Catullinus en
317-318 et le récit de l'assistance accordée en 366-368 par le
gouverneur Hymetius, pour diminuer les effets d'une disette.

1) La loi de Constantin

Le premier texte, fort important, mérite d'être traduit


intégralement : «Si quelqu'un a vendu des biens-fonds soumis au frumentum
aeneum, qu'il soit libre de toute sommation, même s'il possède ou a
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 383

acheté d'autres biens-fonds libres du souci du frumentum aeneum. En


effet, les acquéreurs de biens soumis à une charge doivent être
astreints à cette charge dans la mesure du bien qu'ils ont obtenu, même
s'ils l'ont acquis à titre non gratuit. Mais, comme la plupart des
magistrats obligés au paiement du frumentum aeneum ou bien, durant leur
administration, ont fait désigner d'autres personnes en remplacement,
ou bien ont accepté des cadeaux pour désigner d'autres personnes à la
place de celles qui devaient l'être, que ces désignations de remplaçants
soient supprimées, et qu'ils soient tenus au paiement du frumentum
aeneum. Il convient en effet que seuls soient maintenus, de ceux qui
furent désignés en remplacement, ceux qu'on aura reconnus aptes à
cause de leurs biens et non à cause du choix de magistrats vénaux, à la
place des personnes idoines»176. C'est, comme on l'a fort justement
noté177, un rappel des obligations découlant de la loi déjà analysée du
Digeste, d'après laquelle certaines cités ont le privilège que ceux qui
possèdent des terres sur leur territoire versent chaque année une
quantité de blé proportionnelle à la taille du bienf onds 178. La loi rappelle
que la charge est un munus patrimonii et qu'elle suit donc ce dernier
quoi qu'il arrive. Les magistrats n'ont pas le droit de la transférer sur
d'autres terres soit pour s'en dispenser, soit pour en dispenser d'autres
personnes moyennant des pots-de-vin. Pour qu'on cherche à se
débarrasser de cette obligation, il faut qu'elle ait été lourde, ou, plutôt, que
celui qui s'en faisait dispenser n'ait pas versé sous une autre forme la
part d'impôt dont il était libéré tant qu'il livrait du blé en échange.

176 CTh 14, 25, 1 (O. Seeck, Regesten des Kaiser und Päpste für die Jahre 311 bis 476,
Vorarbeit zu einer Prosopographie des christlichen Kaiserzeit, Stuttgart, 1919, p. 167,
propose l'année 318) : Si quis corpora aeneo frumento obnoxia distraxerit, ab omni interpella-
tione liber sit, quamvis alia corpora possèdent sive coemerit libera ab aenei frumenti
inquietudine. Comparatores enim rerum obnoxiarum teneri oportet pro modo ejus rei,
quam adepti sunt, etiamsi extra liberalitatem rem fuerint consecuti. Sed quia plerique ex
magistratibus aenei frumenti pensitationi obnoxii vel ipsi sibi, dum administrant, alios
subrogarunt vel redempti pro aliis alios creaverunt, rescissis subrogationibus ad ejusdem
aenei frumenti pensitationem teneantur. Illos enim solos ex subrogatis perseverare oportet,
quos constiterit idoneos esse facultatibus et minus idoneorum loco non a redemptis
magistratibus subrogatos.
177 C. Lepelley, Les cités de l'Afrique romaine au Bas-Empire, t. 2, Notices d'histoire
municipale, Paris, 1981, p. 30, n. 68.
178 D 50, 4, 18, § 25 : Praeterea habent quaedam civitates praerogativam, ut hi, qui in
territorio earum possident, certum quid frumenti pro mensura agri per singulos annos prae-
beant. Cf. ci-dessus, p. 291, η. 7.
384 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

II est incontestable que le blé ainsi perçu servait au ravitaillement


de Carthage. On a essayé de rejeter cette interprétation en remarquant
que, dans le cas de Rome et de Constantinople, le Code Théodosien
emploie la formule De canone frumentario urbis Romae ou De frumento
urbis constantinopolitanae, tandis que le titre du chapitre concernant
Carthage s'intitule De frumento carthaginiensi 179. Nous avons vu
cependant que le chapitre où on traite du blé distribué gratuitement par le
τρόφιμον de la ville d'Alexandrie s'intitule de frumento alexandrino1*0.
La légère différence dans la formulation des titres de chapitres ne peut
donc faire douter que, dans les quatre cas, il s'agit bien du blé qui est
accordé à une ville pour la nourriture de ses habitants. En outre on ne
parlerait pas de frumentum aeneum pour désigner le blé de l'annone
romaine car cette expression constitue un hapax. Si elle se rapportait à
la capitale on la retrouverait ailleurs dans la très vaste documentation
que nous avons déjà étudiée. Le frumentum aeneum est donc un blé
destiné à nourrir la métropole de l'Afrique.
Si le bénéficiaire du blé ne fait aucun doute, la manière dont les
Carthaginois en profitaient demande à être précisée soigneusement.
Pour trancher, il faudrait pouvoir établir le sens exact de la formule
qui, jusqu'à présent, n'a pas été traduite. On pourrait comprendre que
le blé aeneum, «de bronze» est du blé que l'on peut acheter avec de la
monnaie de bronze, la monnaie habituelle des petits échanges. Ce ne
serait pas un blé gratuit mais un blé vendu par la cité à prix coûtant.
Cependant rien n'interdisait d'utiliser l'argent ou même l'or si on
achetait de grosses quantités. Surtout le législateur ne semble pas se placer,
dans ce texte, du point de vue du consommateur qui achète, mais de
celui du producteur-contribuable qui verse le produit. Comme, dans le
Digeste, il est dit que le blé sera versé per singulos annos, sans doute

179 Ch. Saumagne, Un tarif fiscal au quatrième siècle de notre ère, Karthago 1, 1950,
p. 160. Argument repris par A. H. M. Jones, The later roman Empire, Oxford, 1964, p. 234,
n. 53, et J.-M. Carrié, Les distributions alimentaires dans les cités de l'empire romain
tardif, MEFR 87, 1975, p. 1082-1083. Ch. Saumagne faisait valoir aussi, pour essayer de
prouver que cette loi concerne l'annone de Rome, que le vocabulaire et le formulaire sont
ceux des lois relatives à cette annone. C'est oublier que l'argument peut se renverser et
que, si on prouve, comme j'espère le faire, l'existence de distributions publiques de blé à
Carthage, le fait que le vocabulaire et le formulaire la concernant sont identiques à ceux
de l'annone de Rome, confirmera que les distributions gratuites dans les cités sont de
même nature que l'annone romaine.
180 Cf. ci-dessus, p. 329 et 343.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 385

pour le distinguer de celui qui était levé exceptionnellement, à


l'occasion d'une coemptio, on peut se demander s'il ne faudrait pas corriger
aeneum en annuum et comprendre «le blé annuel», celui qui est dû
chaque année. Il manque cependant, pour que cette correction puisse
être admise sans discussion, des textes où la formule restituée ait été
utilisée. Mieux vaut, dans ces conditions, en revenir à l'interprétation la
plus généralement admise. Elle consiste à supposer que frumentum
aeneum est une expression elliptique pour désigner le blé que l'on peut
obtenir avec du bronze, c'est-à-dire en présentant une tessere réalisée
avec ce métal, ou plutôt en étant inscrit sur le titulus aeneus ou la
tabula aenea qui portait le nom des ayants droit si on faisait à Carthage
comme à Rome181. Dans ce cas, le blé sera gratuit, constituant Y
alimonia de la ville de Carthage, réservée aux citoyens majeurs
régulièrement inscrits sur les listes de bénéficiaires, comme dans toutes les villes
qui bénéficient de cette institution. Le chapitre 25 du Code Théodosien
traiterait donc, comme le chapitre 26, des annones civiques accordées
ici à Alexandrie, là à Carthage. L'explication ne paraît pas entièrement
satisfaisante car, en grec, on garde, pour ces parts distribuées
gratuitement, le terme qui désigne l'annone de Constantinople (αίτησις)182. Le
latin aurait dû conserver, lui aussi, le terme habituel à Rome {annona).
C'est oublier que les bénéficiaires de l'annone romaine sont désignés
comme des aeneati, des «inscrits sur le bronze», donc des personnes
dont le nom est gravé sur des plaques situées vraisemblablement à
proximité des gradus 183. Ce rapprochement prouve, à mon sens, que le
frumentum aeneum est bien le blé gratuit de la ville de Carthage. De
même que pour Alexandrie, le Code Théodosien, peu soucieux de
s'étendre longtemps sur les législations municipales, a conservé comme
loi unique relative à Carthage, celle qui atteste l'existence de
distributions gratuites dans cette ville. En outre ce blé est certainement un don
de l'Etat pour des distributions gratuites car la cité n'a guère les

181 Cette hypothèse a été présentée pour la première fois par J. Godefroy, Codex
Theodosianus, t. 5, p. 298, adoptée ou rejetée par les commentateurs postérieurs dont
aucun n'a proposé une autre explication de la formule principale de cette loi. Pour le
titulus aeneus ou la tabula aenea, voir CTh, 14, 17, 5. Voir aussi, ci-dessus, p. 152.
182 Voir, en particulier, NJ 7, 8, cf. ci-dessus, p. 329 et 356-358.
183 Sur l'emploi de aeneatus pour désigner un bénéficiaire de l'annone gratuite de
Rome, voir J.-M. Carrie, op. cit., p. 1004.
386 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

moyens de payer une telle générosité184. Plus qu'une partie des revenus
municipaux, c'est une part de l'impôt d'Etat, peut-être, comme pour
Alexandrie, une partie de l'annone de la capitale qui est détournée de
son but par l'empereur.

2) L'affaire du gouverneur Hymetius

Ammien Marcellin, qui n'est pas avare de détails hostiles aux


empereurs, et en particulier à Valentinien Ier, raconte que, à l'occasion
d'une disette, le gouverneur d'Afrique Proconsulaire, Hymetius,
homme de très grande qualité comme il se doit, avait puisé dans les
greniers de l'annone romaine pour soulager la population. Il lui vendit du
blé au prix de 10 muids pour 1 sou mais, peu de temps après, restitua
le blé qu'il acheta, pour ce faire, au prix de 30 muids pour 1 sou,
puisque la récolte avait été bonne185.
Le déroulement des événements se laisse facilement reconstituer.
Puisque le rachat du blé, après la récolte, suit de très près la vente,
c'est que la disette n'a commencé à se faire sentir sérieusement qu'au
moment de la soudure. Nous sommes dans la situation qu'aurait
connue Antioche si la récolte de 363 avait été normale186. Cela explique
naturellement le niveau des prix. A Antioche, on avait dû les bloquer à
10 muids pour 1 sou dès avant le mois de février, car la certitude d'une
nouvelle mauvaise récolte avait provoqué une anticipation de la haus-

184 Cf. ci-dessus, p. 343 et n. 58, sur l'impossibilité, pour une cité, de payer son blé
gratuit sur sou budget propre.
185 Ammien Marcellin, Res gestae, 28, 1, 17-23, éd. W. Seyfarth (coll. Teubner), t. 2,
1978, p. 63-64 : Carthaginiensibus victus inopia jam lassatis ex horreis romano populo desti-
natis frumentum dédit pauîoque postea, cum provenisset segetum copia, integre sine ulla
restituii mora. Verum quoniam dénis modiis singulis solidis indigentibus (ceux qui
manquent de blé, pas les indigents permanents) venundatis emerat ipse tricenos, interpréta
compendium ad principis aerarium misit. CIL 6, 1 736 : L'ancien gouverneur d'Afrique
Proconsulaire eut droit à l'érection de deux statues dorées, l'une à Carthage, l'autre à
Rome, pour les services qu'il avait rendus à la province, en particulier ob depulsam ab
eadem provincia famis et inopiae vastitatem consiliis et provisionibus, pour avoir écarté de
cette province la faim et les ravages de la disette par ses décisions et ses
approvisionnements. Les consilia sont évidemment les décisions concernant la fixation autoritaire des
prix, le contrôle des boulangers . . . que nous avons vu prises à Antioche et auxquelles il
est fait ici une allusion irréfutable, mais trop discrète.
186 Noter que le blé a été remplacé paulo postea, peu après, donc que la récolte
suivante a été abondante.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 387

se187. Cependant le niveau atteint est le même dans deux villes


éloignées, quand on souffre seulement d'une disette, sévère mais brève, au
moment de la soudure188. De même, le prix normal du marché, au
moment de la récolte, est celui qu'on connaît partout dans l'Empire, et
se trouve être rigoureusement identique au prix public d'adaeratio-
coemptio189. La question du blé se pose donc en des termes identiques
dans les diverses régions de l'Empire190.
Face à cette situation difficile, le gouverneur agit comme on peut
s'y attendre, tant d'après les textes législatifs que d'après l'exemple
d'Antioche. C'est lui qui lève l'annone pour la capitale et doit expédier,
à date fixe, les quantités qu'on exige de lui, sans le moindre retard191.
Mais nous apprenons ici qu'il peut disposer, dans une certaine mesure,
du blé annonaire puisque l'empereur ne lui reproche pas de l'avoir
détourné de sa fonction première : si Hymetius est puni par la
confiscation d'une partie de ses biens, c'est uniquement parce qu'il aurait
réalisé des profits personnels au cours de cette opération, soit en
vendant le grain plus cher qu'il ne l'avait annoncé, soit en le rachetant à
meilleur prix au moment du remboursement192. Tous les éléments
d'appréciation de sa conduite nous manquent : en particulier resta-t-il
honnête ou se livra-t-il à des malversations? Constatons seulement qu'il fut
remercié par le conseil de la province d'Afrique qui lui fit élever deux
statues dorées, l'une à Rome, l'autre à Carthage; mais la raison
fondamentale semble bien avoir été autre que la question du
ravitaillement 193.

187 yoir ci-dessus, p. 367.


188 C'est un indice que non seulement les prix moyens, mais aussi les prix de disette et
de famine sont les mêmes, ou presque, sur toute l'étendue de l'Empire. La seule
dif érence provenait de ce que certaines régions connaissaient plus souvent que d'autres des
situations difficiles.
189 Sur le prix de 30 muids au sou, à la fois prix public et prix moyen après la récolte,
ci-dessous, p. 497-502.
190 II suffit, pour s'en convaincre, de comparer les cinq exemples analysés dans ce
chapitre.
191 Sur le fonctionnement des services africains de l'annone romaine, voir aussi ci-
dessus, p. 46, n. 16, pour le préfet de l'annone local, et p. 80-85, pour l'organisation du
corps des naviculaires.
192 Ammien Marcellin, loc. cit., § 18.
193 Cf. n. 185. L'allusion à l'action du gouverneur pendant la disette est des plus
brèves et ne constitue qu'un des motifs de remerciement parmi beaucoup d'autres (cf. C.
Lepelley, op. cit., p. 31).
388 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Pour résoudre la contradiction apparente entre l'affectation du blé


annonaire à la seule ville de Rome, et le droit dont dispose le
gouverneur d'en prélever une part pour Carthage, on peut faire valoir qu'il
n'y a aucune commune mesure entre les immenses quantités absorbées
par la première et les faibles quantités suffisantes pour soulager les
autres villes, dont la métropole de l'Afrique. Dans ces conditions, Hy-
metius a pu, apparemment sans faillir à ses obligations, prélever,
pendant quelques mois, un peu de blé annonaire. Nous avons déjà
rencontré des exemples, et en rencontrerons d'autres, de cette interconnexion
entre les divers greniers qui, tout en préservant leurs droits, se
prêtaient des quantités variables pour un temps donné194. On a pu
s'étonner que ni le vicaire d'Afrique, ni le préfet de l'annone d'Afrique ne
soient mentionnés195. Une lecture correcte des lois montre cependant
que le premier n'a eu un droit de regard sur l'annone d'Afrique
Proconsulaire que entre 395 et 400, et que ce droit de regard portait sur la
levée de l'impôt et non sur sa conservation196, tandis que le second
intervenait uniquement pour le transport entre Carthage et Rome 197. Le
gouverneur semble bien avoir été seul responsable des greniers entre le
moment où le blé y entrait et celui où il en sortait.
Quel fut le rôle de la curie pendant cette crise? Nos sources n'on
pas à en traiter et nous laissent dans une ignorance totale. Notons
cependant que son action, que l'on doit supposer jusqu'à preuve du
contraire - car une si grande ville n'a pas pu ne pas avoir de service de
la sitonia - fut insuffisante. Ou bien elle n'avait pas les moyens de faire
face à un gros déficit de blé, ou bien elle préféra demander quelques
secours au gouverneur plutôt que d'affréter des bateaux pour aller s'en
procurer au loin. Il est clair que l'achat pouvait difficilement se faire
en Proconsulaire car une disette à Carthage implique une mauvaise
récolte dans toute la province et sans doute dans une grande partie de
l'Afrique romaine.
Il resterait à savoir si l'affirmation, inscrite sur la base de la statue,
que le gouverneur arracha toute la province à la disette, est justifiée 198.
Peut-être les auteurs de la dédicace ont-ils attribué à toutes les cités

194 Cf. ci-dessus, p. 371 et ci-dessous, p. 464-471.


195 P. de Jonge, A curious place in Ammianus Marcellinus, dealing with scarcity of
corn and cornprices, Mnemosyne, 4e série, 1, 1948, p. 78-83.
196 CTh 1, 15, 14, 395, et 1, 15, 17, 401.
197 Ci-dessus, p. 46, η. 16.
198 Pour le texte, voir à la n. 185.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 389

d'Afrique Proconsulaire ce dont sa capitale fut seule à profiter, mais


nous verrons qu'une telle attitude a été adoptée dans de nombreuses
provinces, à une époque ou à une autre199. On est porté à croire le texte
gravé, sans en tirer de conclusions générales. Ce petit dossier nous a
donc livré des informations importantes puisqu'on apprend
l'attribution de blé public à la ville de Carthage, sans aucun doute à titre
gratuit, comme à Alexandrie, et l'intervention du gouverneur en cas de
disette. Les lois qui nous parlent de l'approvisionnement, le considèrent
toujours du point de vue de la cité qui demande une aide ou
l'autorisation de prendre des mesures locales; elles négligent donc un aspect
apparemment important de l'approvisionnement des villes,
l'intervention directe de l'Etat. A Antioche, on pouvait croire qu'elle était
exceptionnelle, à cause de la présence de l'empereur. Ici, on doit reconnaître
que le pouvoir complète l'action de la cité, même lorsque le souverain
est absent. On doit cependant postuler, sans grand risque d'erreur,
l'existence d'une sitonia qui a dû agir dans la mesure de ses moyens et
qui a très vraisemblablement assuré la répartition du blé donné par le
gouverneur. Hélas! nous ignorons tout du ravitaillement en blé et
autres denrées aux époques vandale et surtout byzantine.

Β - Thessalonique

Notre source unique pour connaître les conditions de


ravitaillement de Thessalonique est constituée par les deux recueils de miracles
attribués à saint Démétrius. La dernière édition dont nous disposions,
ainsi que le commentaire qui l'accompagne, offre une base
particulièrement sûre pour l'interprétation d'un texte où, malgré les apparences,
la description de faits réels l'emporte sur la fiction hagiographique200.
Pour l'approvisionnement de la ville, comme pour tous les points
traités dans cette œuvre, il faut distinguer deux périodes qui correspondent
l'une à une période antérieure à la mort de Jean, évêque de Thessaloni-

199 Cf. ci-dessous, p. 428-429.


200 Les plus anciens recueils de miracles de saint Démétrius, éd. P. Lemerle, 1, Le texte,
Paris, 1979; 2, Commentaire, Paris, 1981.
390 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

que, décédé aux environs de 620, l'autre à la seconde moitié du VIIe


siècle201.

1) De 586 à 618

Par trois fois la disette frappa la ville, imposant des mesures


exceptionnelles qui nous dévoilent certains aspects de l'approvisionnement.

a) La disette de l'automne 586

C'est l'occasion d'un premier miracle où nous pouvons apprécier


l'habileté de l'hagiographe qui, au prix de quelques ommissions de
détail, transforme une procédure administrative tout à fait banale en
intervention extraordinaire du saint202.
La récolte avait été mauvaise, soit au printemps de 586, soit plutôt
dès 585 2O3. Il en était résulté une épizootie puis une épidémie de peste.
Les symptômes de la maladie sont décrits avec suffisamment de
précision pour qu'on n'ait aucun doute sur sa nature204. Elle frappa toute la

201 P. Lemerle a édité deux recueils de miracles. L'un est l'œuvre de l'évêque Jean,
prélat de Thessalonique entre une date postérieure à 608 et une date proche de 620 (P.
Lemerle, op. cit., t. 2, p. 80 et 110); l'autre, d'un auteur anonyme écrivant vers 684-685.
Jean rapporte des miracles que l'on peut attribuer à l'épiscopat de son prédécesseur
Eusèbe (vers 586-vers 608) ou au tout début de son propre épiscopat. L'Anonyme raconte
d'une part des miracles survenus sous l'épiscopat de Jean (en 614-615, et vers 618),
d'autre part des miracles postérieurs d'environ soixante ans, en 676-678 et 682-684 (?).
L'historien de Thessalonique est tout naturellement conduit à distinguer fortement le recueil de
Jean et les « récits johanniques du recueil anonyme » (P. Lemerle), des miracles
contemporains de l'Anonyme.
202 Miracles 1,3, 8, 13-15. Commentaire, t. 2, p. 46-69.
203 Miracle 1, 3, § 32 : Dieu frappe d'abord les fruits de la terre (τοις έκ γής καρποΐς)
et les troupeaux (τοις κτήνέσιν), puis les enfants, car les Thessaloniciens ne lui
obéissaient pas, et, enfin, envoya la peste (τον του λοιμού καυτήμα). On peut interpréter
simplement ces faits, en se dispensant d'y voir des prodiges : une mauvaise récolte détruisit
les récoltes et décima les troupeaux. La population affaiblie fut victime d'un retour de
peste et les enfants, non immunisés lors de l'épidémie précédente, furent les premières
victimes. Les faits sont antérieurs au siège des 22-29 septembre 586 (§ 136). Ils se
rapportent à la récolte du printemps 586 dont les conséquences désastreuses proviennent peut-
être en partie de ce qu'elle succède à une mauvaise récolte en 585.
204 § 36-38 : On observe des tumeurs à l'aine, donc une peste bubonique, des hémopti-
sies, donc peut-être une peste pulmonaire, et des délires. Il ne fait ici aucun doute qu'on
se trouve en présence d'une épidémie de peste.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 391

population sauf les vieillards, sans doute immunisés par la précédente


épidémie à laquelle ils avaient échappé205. La moisson avait été
perturbée au moins par les conséquences de la maladie, et les stocks de blé
devaient être insuffisants. En outre nombre de paysans avaient laissé
leur blé dans la campagne quand survint une attaque des Sklavènes,
suscitée par les Avars206. La vendange en fut interrompue, ce qui n'était
pas vital, mais ceux qui étaient dans les champs, habitants de la ville ou
ruraux, ne purent revenir se réfugier derrière les murs et encore moins
y transporter leur grain207. Enfin, la rumeur s'étant répandue que la
ville était prise, les bateaux ne venaient plus208. La disette a donc pour
cause à la fois le déficit de blé local et l'arrêt des livraisons venues
nécessairement d'assez loin puisqu'elles arrivaient par bateau. Nous
ignorons la part respective de l'une et l'autre source
d'approvisionnement mais il ne fait aucun doute que les deux sont importantes209.
Alors que la population souffrait, saint Démétrius serait apparu à
des marins qui faisaient escale à Chio et se préparaient à partir pour
Constantinople, sans que Jean fasse mention d'une intervention humai-

205 On constate que la peste frappa plusieurs fois entre 542 et le début du VIIe siècle,
partout où les sources sont assez nombreuses. Voir J. Biraben, Les hommes et la peste
dans les pays européens, t. 1, La peste dans l'histoire, Paris, 1975, p. 25-48; P. Allen, The
« justinianic » plague, Byz, t. 49, 1979, p. 5-20. Ces travaux ne reposent pas sur un
dépouillement exhaustif des sources. Enquête complète, dans une région particulière (mais qui
ne distingue pas suffisamment les épidémies de peste, les épidémies qui peuvent être de
peste, et les autres) : L. Ruggini, Economia e società nell'« Italia annonaria». Rapporti fra
agricoltura e commercio dal IV al VI secolo D. C, Milan, 1961, p. 478-487. Seule une étude
critique de tous les documents permettrait de poser correctement la question essentielle
de la place tenue par cette maladie dans l'affaiblissement de l'Empire à la fin du VIe
siècle. Il faudra sans doute distinguer entre les grands ports, le long des routes maritimes
fréquentées, et les campagnes reculées, sans doute moins contaminées. Les sources
parlent des grandes villes, mais ce sont les campagnes qui assuraient l'essentiel de la
production économique.
206 Miracle 1, 14, § 137.
207 Miracle 1, 13, § 127.
208 Miracle 1, 8, § 69 : Aucun de ceux qui font du commerce par bateau (μηδένα των
έν πλοίοις εμπορευομένων). L'auteur ne parle pas des seuls bateaux effectuant des
transports publics, car il existait dans ce port, comme dans tous les autres, des commerçants
privés, mais nous verrons que les premiers jouent le rôle principal dans
l'approvisionnement en blé.
209 Miracle 1, 13, § 127 : II suffit de voir l'intérêt porté aux bateaux qui arrivent enfin
pour se persuader que leur rôle est déterminant.
392 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ne, à ce point du récit, tout au moins210. Il ne fait aucun doute que les
bateaux qui vont vers la capitale en convoi important, qui portent
exclusivement du blé, en grande quantité, nous dit-on211, et dont les
capitaines sont des naviculaires212, sont des bateaux de l'annone partis
d'Egypte et faisant escale dans l'île de Chio, sur le trajet habituel entre
la vallée du Nil et Constantinople, en automne, c'est-à-dire au moment
où il est normal qu'ils se trouvent là, à l'occasion du dernier trajet de
l'année213. Saint Démétrius apparaît à l'un des capitaines qui, frappé de
stupeur, obéit quand il lui ordonne de se rendre aussitôt à Thessaloni-
que en entraînant à sa suite le maximum de bateaux possible214. La
remarque du capitaine, objectant non pas qu'il ne peut disposer du blé
de la capitale, mais que, la ville ayant été prise, on n'a plus aucune
raison de s'y rendre, donne à penser que le blé était destiné, dès l'origine,
à Thessalonique et non à la capitale et qu'il attendait de savoir à qui il
serait envoyé. Le saint se contenterait de lui faire reprendre la bonne
route.
Les bateaux arrivent dans la ville et la sauvent. Jean parle
maintenant de tous les bateaux qui, chargés de produits annonaires ou autres,
arrivent dès qu'ils apprennent que la ville est délivrée215. Il ajoute enfin
un détail qui, à le lire, paraît sans importance puisqu'il est relégué à la
fin du récit : « (les bateaux) devancent le retour de la délégation envoyée
par la ville auprès de l'empereur pour lui faire part des malheurs nés
de la famine»216. Les envoyés de la ville sont évidemment ceux de la
curie et ce qu'ils vont demander ne peut être autre chose qu'une alloca-

210 Miracle 1, 8, § 70-72 : Saint Démétrius apparaît à un naviculaire du nom de


Stephanos, en lui ordonnant de se rendre à Thessalonique et non à Constantinople, comme il
avait l'intention de le faire. Notre homme a peur car il a entendu parler du siège, mais le
saint le rassure. Stephanos crie à ceux qu'il rencontre que la ville est sauvée et un grand
nombre de bateaux le suit.
211 Apparition à Στεφάνφ τινί ναυκλήρφ φόρτον έπιφερομένφ σίτου και λίαν πολύν, à
un naviculaire qui conduisait une grande quantité de blé.
212 Le terme ναύκληρος ne suffit pas à prouver que le capitaine est un naviculaire,
mais la présence du blé en très grande quantité et le trajet suivi excluent qu'il soit un
commerçant privé (cf. ci-dessous).
213 Le blé est parti avant la fin août (Edit 13, 6, éd. dans NJ, p. 782). Il est normal
qu'un mois plus tard, vers le 25 septembre, la flotte annonaire soit dans les parages de
Chio et qu'elle avance en formation serrée.
214 Cf. n. 210.
215 II faut évidemment faire rejaillir sur le saint l'essentiel du mérite.
216 § 72 : Τών προς βασιλέα τής πόλεως πρεσβευτών περί τής άναγκής του λιμοΰ.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 393

tion exceptionnelle de blé public ou le rétablissement des versements


habituels.
Pour rendre compte des faits, il faut modifier quelque peu l'ordre
des interventions. Le siège ne dura que quelques jours217. A son terme,
la curie, constatant l'absence de réserves locales et l'approche de
l'hiver qui interdirait les importations, adressa une délégation à
l'empereur. Cette dernière semble avoir obtenu aussitôt ce qu'elle demandait.
Un ordre fut transmis à la flotte annonaire d'expédier du secours à la
ville ou de lui faire livrer à nouveau le blé qu'elle recevait
normalement : dans le second cas, l'ordre n'est qu'un contrordre après
l'interdiction de faire route vers Thessalonique. Les bateaux se sont hâtés
d'obéir, tandis que la délégation aura pris son temps, arrivant après le
blé qu'elle avait obtenu. On ne sut pas très bien, pendant quelques
instants ou quelques jours, pourquoi le grain inespéré arrivait soudain; la
rumeur d'un prodige fournit à Jean - ou à l'auteur contemporain des
faits qui l'a inspiré218 - matière à créer un miracle supplémentaire de
saint Démétrius.
L'intérêt de ce miracle est grand, pour notre propos,
essentiellement en raison des nombreux détails concrets à peine transformés par
la mise en scène hagiographique. Les livraisons annonaires sont un
facteur déterminant dans l'alimentation puisque leur défaut est une des
causes principales de la disette. Le commerce pratiqué par des
négociants non producteurs est totalement absent, comme partout. Au
contraire nous voyons une part non négligeable de la population
résidant en ville formée de Thessaloniciens qui se livrent à des activités
agricoles. Notons qu'ils semblent se consacrer davantage à la culture
de la vigne qu'à celle du blé219. On peut se demander si leur production

217 Du 22 au 29 septembre (P. Lemerle, op. cit., t. 2, p. 80).


218 Jean a difficilement pu décrire des faits vieux de trente ans sans consulter des
documents, peut-être une chronique locale, qui aura raconté le miracle - ou, peut-être les
faits qui ont donné lieu à une interprétation hagiographique (cf. P. Lemerle, op. cit., t. 2,
p. 82, n. 100 bis). La reconstitution des événements sur une base aussi fragile est
nécessairement schématique, bien que, sur le fond, elle me semble s'imposer sans discussion
possible.
219 Miracle 1, 14 § 137: Les Thessaloniciens avaient abandonné beaucoup de blé et
d'autres produits, car toute la production de l'année et les réserves des années
précédentes se trouvaient hors de la ville. Noter, ici aussi, la distinction entre le blé, base de
l'alimentation, et les autres denrées. Noter aussi l'exagération manifeste de l'auteur. Il a
raconté peu avant que la ville sort d'une famine. Les stocks restants dans les campagnes
environnantes étaient nuls ou très faibles. Cependant cette exagération est significative,
394 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

de céréales jouait un rôle prépondérant dans l'alimentation de la


population, mais ce détail confirme la place des activités primaires dans les
villes protobyzantines. Enfin notre source dissocie le sort des céréales
et des autres denrées, comme à Edesse par exemple : une mauvaise
récolte des premières, qui sont les plus importantes, ne signifie pas une
baisse générale de la production220; quant à l'effet des opérations
militaires, il est réduit et ne touche que les récoltes d'automne,
essentiellement la vendange, alors que le blé était depuis longtemps engrangé,
même si tout n'avait pas été rentré en ville221.

b) Une famine vers 610

Les faits sont si proches que l'auteur ne peut pousser trop avant
l'interprétation hagiographique. L'intervention de saint Démétrius est
si secrète qu'il n'est pas sûr de pouvoir en convaincre le lecteur222.
Le saint aurait montré sa sollicitude au cours d'une «famine»
générale qui frappa apparemment au moins tout le bassin oriental de la
Méditerranée, puisque, au dire de notre auteur, elle fit sentir ses effets
presque partout, c'est-à-dire au moins sur presque toute la côte
orientale de la Grèce et à Constantinople223. Comme le ravitaillement de la
capitale venait d'Egypte pour l'essentiel, il ne fait guère de doute que
cette province aussi était touchée. Les faits se passent
vraisemblablement peu avant ou peu après 610224, et la situation devait être particu-

car, si Jean se la permet, c'est parce que, habituellement, ces réserves existent. La ville,
qui ne doit pas être très peuplée, vit pout une part non négligeable des productions
locales. Sur l'importance de la vigne, Miracle 1, 13, § 127.
220 Ibid. : Le blé manque parce que l'hiver précédent a été trop sec, mais les barbares
peuvent se gaver des fruits et des légumes d'automne, bénéficiant d'une irrigation ou de
pluies de printemps et d'automne.
221 Cf. n. 219. C'est encore une erreur que de prétendre que le blé était resté hors de
la ville si longtemps après la moisson, au moins parce que la population affamée avait
fait venir du grain pour se nourrir après une soudure particulièrement difficile.
222 Les faits sont rapportés dans le Miracle 1, 9. L'auteur ne cache pas son embarras :
le miracle est indubitable (pour lui) parce qu'un prodige a eu lieu, mais comment
l'attribuer avec certitude à Démétrius, car aucun marchand (έμποροι) n'a reconnu avoir eu une
apparition du saint?
223 § 73.
224 Jean écrivit son recueil vraisemblablement au début du règne d'Héraclius, peu
après 610 (P. Lemerle, op. cit., t. 2, p. 44), et insiste, au début de ce miracle, sur la
proximité des faits (tout le monde est au courant ; les faits sont récents, § 73).
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 395

lièrement grave puisque non seulement le blé, mais aussi les autres
denrées, manquaient, ce qui nous vaut une définition de la famine qui
ne recoupe pas exactement la distinction actuelle entre disette et
famine225.
Le miracle commence par une invraisemblance. A l'approche de
l'hiver, le saint fit parvenir à Thessalonique des bateaux pleins à ras
bords de toutes sortes de denrées fraîches et sèches226. Comment l'au-
rait-il fait puisque toute la Méditerranée orientale manquait de tout?
Pour que le saint ait pu intervenir, il faut supposer que le Seigneur fit
tomber des pluies bienfaisantes vers la fin de l'été, permettant la
production de légumes hâtifs. On ne peut cependant tirer de ce fait,
surprenant et narré en quelques phrases fort vagues, la conclusion que des
commerçants privés fournissaient le marché de Thessalonique. En effet
le seul épisode raconté avec force détails et précisions se rapporte une
fois encore au blé annonaire et à lui seul.
Le comte d'Abydos, que nous connaissons déjà227, envoya un de ses
fonctionnaires dans l'île de Chio228, pour hâter l'arrivée des bateaux qui
faisaient voile vers la capitale. Ce sont évidemment des bateaux anno-
naires puisqu'ils sont regroupés en un convoi, qu'ils suivent tous le
même itinéraire et qu'on peut leur donner des ordres. La mission de ce
fonctionnaire se comprend facilement en cas de disette : on essaie
d'emmagasiner le maximum de blé le plus vite possible, alors que la
collecte auprès des contribuables, privés d'une partie de leurs ressour-

225 Cf. n. 219. Ici la distinction entre le blé et les autres denrées est explicite : les
spécialistes (oi έχέφρονες) considèrent que la situation est grave quand on manque de blé,
mais qu'on peut survivre avec les autres productions agricoles, et que la famine survient
seulement quand on n'a ni l'un ni les autres. Le manque de blé conduit à ce que nous
appelons une disette, et l'absence de tout, à la famine; mais, au début du VIIe siècle, on
n'a pas l'idée que la situation puisse être grave tant que le blé ne manque pas. C'est là
une indication importante pour une histoire de l'alimentation, qui confirme, par un
témoignage explicite, tout ce que nous avons pu conclure à partir de preuves indirectes.
Il faut en outre noter que, si les productions autres que céréalières jouent un grand rôle,
c'est que la ville n'est pas très grande, car ces denrées se transportent difficilement et ne
peuvent venir que du « contado ».
226 § 74: Comme pour le miracle 1, 8 (cf. ci-dessus, n. 210), il faut dissimuler que
l'appoint essentiel fut fourni par du blé annonaire. On confond donc les gros porteurs
venus d'Egypte et les barques de la région, en les qualifiant tous de όλκάδες (gros
bateaux de transport).
227 Voir ci-dessus, p. 243.
228 Άνήρ πιστός : un homme pieux (§ 76). Πιστός est un titre attribué aux
fonctionnaires de rang inférieur (en latin, dévolus).
396 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ces, a dû être plus longue que d'ordinaire. Sa déception d'en trouver si


peu s'explique par la mauvaise récolte. A son arrivée, une vision lui
révèle que Démétrius a fait partir «tous les bateaux» pour Thessaloni-
que229. La vision est en contradiction avec le fait que le fonctionnaire a
trouvé un certain nombre de bateaux, et cette erreur trahit une
intention de l'hagiographe230. Des autochtones de l'île confirmèrent qu'un
Démétrius était effectivement venu donner l'ordre aux bateaux de se
rendre à Thessalonique. Le fonctionnaire, pris de soupçons, écrivit au
«préfet d'Illyricum» pour lui reprocher d'avoir donné l'ordre de
détourner le blé; il rendit compte aussi de la situation au comte d'Abydos,
qui transmit à l'empereur, lequel fit des reproches «aux préfets de
Thessalonique»231. Lesdits préfets répondirent qu'ils n'avaient envoyé
personne nulle part, sauf en Sicile, conformément aux ordres
impériaux232.
Toutes les personnes impliquées dans cette affaire embrouillée
sont des représentants de l'Etat. L'empereur intervient parce qu'on ne
peut disposer du blé de la capitale, et le comte d'Abydos, en tant que
responsable de l'acheminement du blé annonaire sur mer entre le

229 § 76 : απαντά τα πλοία.


230 § 76 (au début) : le fonctionnaire se lamente du petit nombre de bateaux qu'il
croise sur sa route entre Abydos et Chio. Ibid. (à la fin) : tous les bateaux ont été détournés
vers Thessalonique. L'hagiographe utilise donc un fait réel, le petit nombre des bateaux
annonaires qui s'explique aisément par la mauvaise récolte en Egypte (§ 73 : si le blé
manque à Constantinople, c'est que l'Egypte souffre elle aussi de disette), pour en faire
un miracle ; le saint a détourné une partie de la flotte, ce qui explique sa petite taille.
231 § 77 : Le fonctionnaire soupçonne les ύπαρχους του 'Ιλλυρικού, écrit προς τον τηνι-
καϋτα την επαρχον έγκεχειρισμένον αρχήν του 'Ιλλυρικού, écrit aussi au comte d'Abydos
pour accuser les έπαρχους θεσσαλονίκης. L'empereur, mis au courant, écrit aux
έπαρχους. P. Lemerle, op. cit., 1. 1, p. 39-40, a noté la confusion entre έπαρχος et ύπαρχος qui
sont employés l'un pour l'autre. On peut se demander si les éparques (au pluriel) ne
désignent pas les curiales, surtout quand il est question des éparques de Thessalonique,
tandis que l'éparque qui «exerçait alors la charge de préfet d'Illyricum» serait le préfet
du prétoire d'Illyricum. Έπαρχος, comme έξαρχος, a un sens très général de « celui qui
commande» ou «celui qui préside», et les dictionnaires donnent, pour l'époque
hellénistique, des exemples de έπαρχοι τής πόλεως. Έπαρχος est assez fréquemment employé
comme adjectif. Voir, parmi d'autres exemples : Eusèbe de Cesaree, Vita Constantini, éd. I. A.
Heikel, Leipzig, 1902 {Die Griech. christl. Schriftst.), p. 23. C. Foss, Byzantine and Turkish
Sardis, Harvard 1979, doc. 15.
232 Le mensonge est manifeste, on va le voir. Noter l'importance de la Sicile dans un
empire encore unifié où les greniers publics d'une province viennent au secours d'une
autre. On peut en conclure que la récolte fut mauvaise seulement dans le bassin oriental
de la Méditerranée.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 397

moment où le préfet de l'annone d'Egypte ou le duc augustal l'expédie,


et celui où il arrive à Ténédos233. Quant aux «préfets» de Thessalonique
ou d'Illyricum, ils ont, d'une manière ou d'une autre, obtenu plus de
blé que leur dû. Un véritable détournement paraît difficile parce que
les naviculaires n'auraient vraisemblablement pas obéi, et parce que
l'empereur aurait pris des sanctions plus sévères qu'un simple blâme.
Peut-être les autorités d'Illyricum ont-elles fait venir jusqu'à
Thessalonique une quantité de blé identique à celle des autres années, sans tenir
compte des ordres leur enjoignant d'en prendre moins, pour supporter
une part de la pénurie. Les naviculaires, non prévenus de ce
changement, auront obéi sans discuter. Pour le reste, l'action des autorités de
l'Illyricum est conforme à la loi : les préfet de Macédoine ou le préfet
d'Illyricum, sont l'un ou l'autre, ou tous deux, à des titres divers,
responsables de l'approvisionnement de Thessalonique, chef-lieu de ces
deux circonscriptions, au VIIe siècle234. Chio, pour sa part, apparaît
comme un relais important sur la route empruntée par l'annone
d'Egypte et surtout comme le centre d'où divergeaient la route de la
capitale et celle de Thessalonique235. Enfin, la ville a droit
régulièrement à sa part de blé annonaire; sa population vit de ce blé qui couvre
une portion non mesurable de ses besoins, et qu'elle reçoit peut-être
pour partie sous forme de rations gratuites236. Le «miracle» révèle donc
le fonctionnement normal du ravitaillement en blé de Thessalonique à
partir de l'Egypte. On notera aussi que, en cas de disette, en Orient, et
surtout en Egypte, on fait appel à la Sicile, chargée de corriger un peu
les effets de la crise. Et, comme le blé d'Egypte, celui de Sicile, accordé
sur ordre de l'empereur, ne peut être que du blé public. Pour le reste, il
n'est jamais question de bateaux privés faisant le commerce des
céréales.

233 Cela conduit à supposer que le préfet de l'annone d'Egypte a disparu ou qu'il
partage la responsabilité du transport avec le comte d'Abydos, dans des conditions qui
nous échappent.
234 Cette multiplicité de personnes qui peuvent porter le titre d'éparque (le préfet du
prétoire d'Illyricum, le gouverneur de Macédoine, un éventuel préfet de la ville de
Thessalonique) explique peut-être aussi le pluriel οι ύ'παρχοι (voir aussi n. 231).
235 Les Miracles 1, 8 et 1, 9 font diverger la route des bateaux à Thessalonique à
partir de Chio. L'île représentait donc un point de passage pour l'annone, peu avant l'arrivée
à Ténédos.
236 Nous ne savons rien de l'annone gratuite à Thessalonique, mais ce que nous
dirons plus loin de cette institution dans d'autres villes impose au moins de poser la
question (ci-dessous, p. 269-274).
398 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

c) Le ravitaillement miraculeux de 617 ou 619

Le chagan des Avars, aidé par les Sklavènes et les Bulgares, avait
attaqué à nouveau la Macédoine, mettant le siège devant Thessalonique
qui avait dû accueillir une masse de fuyards, accourus de tout le nord
des Balkans237. La ville, qui ne s'attendait pas à l'attaque, souffre vite
de la faim, d'autant plus qu'elle est totalement investie et que son port
est sous la menace des traits barbares238. Elle reçoit alors chaque jour
«des bateaux céréaliers qui portent aussi d'autres produits»239. Les
naviculaires qui les commandent déclarent être guidés par un καγκελ-
λάριος inconnu qui, en outre, faisait souffler pour eux des vents
favorables240.
L'emploi du terme ναύκληρος ne suffit pas à établir que le blé est
d'origine publique. Cependant on voit mal pourquoi l'arrivée de navires
marchands venant tenter leur chance auprès d'une population affamée
serait miraculeuse. Au contraire, le passage de bateaux publics portant
du blé gratuit ou à faible prix, malgré les difficultés d'un siège dont
leur cahier des charges ne prévoit pas qu'ils aient à affronter les
rigueurs241, tient du prodige; on ne s'attendait pas à un secours aussi
rapide. En outre, les naviculaires ne disent pas être venus d'eux-mêmes,
mais avoir été guidés par un fonctionnaire, ce qui serait bien étrange,
s'agissant de commerçants privés, mais qui va très bien à des
transporteurs au service de l'Etat. Enfin, les bateaux spécialisés dans un seul
produit, surtout quand il s'agit de blé, rappellent plus les bateaux anno-
naires que ceux de négociants. Pour moi, c'est du blé public qui a été

237 Les faits sont rapportés dans le Miracle 2, 2. Il faut le dater de 617 ou 619 (P. Le-
merle, op. cit., t. 2, p. 99-103) mais plutôt de 617 car le blé semble avoir manqué après
l'invasion perse en Egypte. Il n'est pas impossible en outre que les Avars aient profité des
difficultés en Asie pour attaquer Thessalonique. Sur les fuyards qui augmentent le
nombre des bouches à nourrir, § 197. Cf. aussi ci-dessous, n. 242.
238 § 209 : Les bateaux qui entrent dans le port ou en sortent, le font de nuit, preuve
que les barbares peuvent les toucher de jour.
239 § 209 : σιτοφόρους όλκάδας μετά και ετέρων διαφόρων είδων πλείστος. Une fois
encore, la formule ne doit pas tromper. Ce sont des bateaux de blé auxquels on a ajouté
d'autres denrées en petite quantité (cf. ci-dessus, n. 211 et 215).
240 Ibid. : Les transporteurs sont dénommés ναύκληροι., naviculaires. Le άγνωστος
καγκελλάριος est le «secrétaire général» d'un haut fonctionnaire, que l'on dit inconnu
pour ne pas dévoiler la procédure administrative grâce à laquelle les transports ont été
organisés. Comme toujours, l'hagiographe dissimule la réalité des faits, mais si mal que
celle-ci transparaît derrière son léger voile.
241 § 210 : L'empereur lui-même ignorait l'attaque.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 399

acheminé pour assister la population pendant un siège vital pour la


présence byzantine dans les Balkans242. On aimerait savoir d'où venait
ce blé alors que l'invasion perse supprimait ou diminuait les envois de
l'Egypte. Peut-être les greniers de Sicile avaient-ils été mis à
contribution une nouvelle fois.
Ce petit épisode n'est donc pas en contradiction avec ce que nous
avons constaté jusqu'ici, au contraire : les seuls bateaux dont on fasse
mention avec quelques détails sont des bateaux publics transportant du
blé public.

2) L'approvisionnement de Thessalonique pendant le siège de 676-678

Une soixantaine d'années après le siège dont il vient d'être


question, la situation a changé à Thessalonique : les barbares se sont
installés près des murs243; on trafique avec eux car la ville entretient de
bonnes relations avec ses voisins, mais on ne dit pas que les échanges
portent sur des denrées244; Thessalonique dispose de réserves de grains qui
permettraient éventuellement de faire face à un siège245. On n'a pas
l'impression que ce grain public soit indispensable en temps de paix. La
ville semble maintenant vivre surtout des ressources de sa campagne.
C'est alors qu'une erreur diplomatique grossière aboutit à une guerre, à
un blocus de la ville et à une famine qui, cette fois, résultait pour partie
des opérations militaires246, mais dont les effets se firent sentir plus tôt
que prévu par suite d'un forfait de «ceux qui administraient la ville».
L'empereur avait fait constituer des réserves qui auraient permis
de subvenir aux besoins locaux pendant un certain temps, et les
greniers publics contenaient une quantité non négligeable de blé, quand

242 Le récit est plus vague que celui des Miracles 1, 8 et 1, 9. En particulier on ne sait
d'où viennent les bateaux céréaliers, sans doute parce qu'ils ont plusieurs origines. C'est
un indice que l'annone d'Egypte est interrompue, donc que l'on est sans doute en 619,
l'année de l'attaque perse contre la vallée du Nil. Même imprécision sur l'origine du blé
dans le miracle suivant, à la fin du siècle, alors que l'annone a été définitivement
arrêtée.
243 Les faits sont rapportés dans le Miracle 2, 4. Commentaire qui précise le contexte
politique du siège, dans P. Lemerle, op. cit., t. 2, p. 111-136.
244 §231.
245 § 244 : δντος έν τοις ένθάδε δημοσίοις ώρείοις σίτου ούκ όλιγοστοΰ : alors que les
greniers de la ville contenaient une bonne quantité de blé (avant le siège).
246 § 245 : A cause du siège la mer fut fermée, l'agriculture cessa et on en vint à
manger de l'âne ou du cheval.
400 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ceux qui administraient la ville le vendirent au prix de 7 muids pour 1


sou à des bateaux «étrangers», c'est-à-dire venus d'une autre ville, alors
qu'ils connaissaient déjà les mouvements des troupes barbares. En effet
la veille du jour où ceux-ci commencèrent leurs courses, les autorités
décidèrent, le soir, de faire partir ces bateaux céréaliers bien qu'on
n'ait jamais exporté de blé depuis cette ville247. Le départ nocturne
suggère une volonté de dissimuler un acte peu conforme à la loi ou aux
nécessités du moment.
Ce paragraphe extrêmement dense exige quelques explications.
Ceux qui administrent Thessalonique peuvent être soit les représentants

247 § 244 : on ne manquait pas de blé car l'empereur avait ordonné de constituer des
réserves quand oi της διοικήσεως xfjç πόλεως τότε λαχόντες κατά επτά μοδίων τοΰ
νομίσματος έπί των ξένων πλοίων κατέπρασαν, καίτοι της κινήσεως των βαρβάρων καταδήλου
αύτοις γεγενημένης. Τη προ μιας γαρ του τα κούρσα γενέσθαι τη εσπέρα διέγνων τα
τοιαύτα πλοία σιτοφόρα άποπέμψαι έκ του ένταΰθα λιμένος, μηδέπω έκφορίου έκ των ενταύθα
γενομένου : Ceux qui avaient reçu l'administration de la ville vendirent (le blé) à raison de
sept muids pour un sou, quoique les mouvements des barbares leur fussent connus. C'est
en effet la veille du jour où les raids commencèrent qu'ils décidèrent de faire appareiller
les bateaux céréaliers, alors qu'on n'avait encore jamais exporté de blé de cette ville.
J. Teall, The grain supply of the byzantine empire, DOP, 13, 1959, p. 121, comprend ainsi
la dernière phrase : « ils emportèrent le grain si vite qu'ils ne s'arrêtèrent pas pour payer
les taxes». Έκφόριον ne désigne pas une taxe sur la circulation mais des taxes diverses
(par exemple, P. Cairo-Masp. 67 021). En outre, on voit mal l'intérêt d'un tel détail. Enfin
le paiement des taxes s'effectuait à terre, avant l'embarquement et ne prenait que peu de
temps. Il faut comprendre, comme l'a senti P. Lemerle (op. cit., t. 2, p. 1 19), que cette
exportation est tout à fait exceptionnelle : on n'avait jamais vu cela ! Le brillant éditeur du
texte voit cependant une objection insurmontable dans le fait que, si on traduit ainsi, on
ne peut expliquer la présence de bateaux «étrangers» dans le port. En fait, la capitale est
assiégée et manque vraisemblablement de nourriture. On a dû envoyer des bateaux en
quête de denrées, comme nous allons voir qu'on l'a fait pour Thessalonique. Ils sont
arrivés dans cette ville où on leur a proposé ce qu'on considérait sans doute comme le
surplus des greniers publics - et qui aurait sans doute été de trop pour attendre la moisson
suivante, si le siège avait été bref - au prix extrêmement élevé de 7 muids pour 1 sou, le
quadruple du prix moyen en année normale, le double du prix pratiqué par Julien
pendant une famine, 50% de plus que le prix de famine à Antioche et à Carthage (ci-dessous,
p. 497-502). Ce ne sont pas des marchands privés qui achètent à des prix pareils, et ce ne
sont pas des particuliers qui ont effectué la vente. En réalité, les autorités ont vendu, à
des bateaux envoyés par l'administration de la capitale, du blé public dans des conditions
qui provoquèrent la colère de la population : Thessalonique ne vendait jamais de blé
parce que la ville était importatrice nette et structurelle de céréales et, la seule fois où on a
vendu, ce fut au seuil d'un siège particulièrement difficile, et en pleine connaissance de
cause. D'où l'indignation du narrateur et l'insinuation que cette opération a été effectuée
pour le profit de ceux qui l'ont organisée.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 401

de l'empereur, préfet de l'Illyricum, ou gouverneur de Macédoine, ou


responsable militaire de la ville, soit les membres de la curie ou du
moins les πρώτοι. Le verbe κρατεΐν s'applique plutôt à des dirigeants
nommés de l'extérieur qu'à des représentants librement choisis par la
population248. Si les πρώτοι étaient intervenus, on aurait difficilement
pu s'empêcher de mentionner au moins une fois l'évêque qui est leur
chef, à Thessalonique comme ailleurs249. On note aussi que Jean ne
parle qu'une fois des κρατούντες, dans un passage qui désigne plutôt les
représentants de l'empereur que la curie250, mais désigne ces derniers
comme έπαρχοι ou ύπαρχοι, tandis que l'anonyme n'emploie que deux
fois έπαρχος251. Comme il use cinq fois du terme οί κρατούντες, on doit
admettre que c'est sa manière de nommer les représentants de
l'empereur252. Enfin la curie n'intervient jamais dans aucun des miracles de
manière explicite253, alors que les autorités impériales sont partout
présentes, et sont si violemment critiquées dans l'affaire de Perboundos
que les détenteurs de l'autorité mis en cause dans notre passage ne
peuvent être que les mêmes personnes.
La vente du blé fut faite à des capitaines de bateaux céréaliers qui
étaient des citoyens de l'Empire, mais étaient étrangers à la ville de
Thessalonique254. Le prix, quant à lui, est intéressant, car il est
approximativement le quadruple du prix public255, ce qui permettait de réaliser
un profit considérable, plus important que celui du proconsul Hyme-
tius, s'il avait été malhonnête256. Mais ce blé public ne peut en aucun
cas être jeté sur le marché en dehors de la ville où il est stocké. Comme
l'Anonyme, qui se souvient sans doute d'avoir eu faim, quand il écrit

248 Ce verbe, qui ne me semble pas être employé pour désigner la fonction de curiale
dans les autres sources, évoque la domination ou la conquête sur quelqu'un plutôt que
l'autorité d'un conseil élu sur un corps civique.
249 En outre, l'Anonyme était lié au groupe dirigeant, quel qu'il ait été. On le voit mal
critiquer si ouvertement ses proches.
250 Miracle 1, 13, § 121 : saint Démétrius a tué le premier assaillant qui ait escaladé
les murs de la ville, lors d'un siège, car, malgré l'enquête des autorités, on n'a jamais
retrouvé l'auteur de cet exploit. Une telle enquête peut difficilement être l'œuvre de la
curie. Elle relève plutôt de l'autorité militaire.
251 Voir P. Lemerle, op. cit., t. 1, index, 5. v.
252 Ibid.
253 En particulier lorsqu'il s'agit d'approvisionnement.
254 C'est le sens de ξένος (peregrinus en latin).
255 Cf. n. 247.
256 Voir ci-dessus, p. 386-389.
402 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

son texte, ne reproche aux vendeurs que leur souci du profit et non la
dilapidation du blé public, il faut admettre que les «acheteurs»
n'étaient en fait que des transporteurs de blé public envoyés par
l'empereur pour prélever à un prix de famine une partie des stocks
constitués dans la ville; ils en feraient profiter la capitale qui souffrait elle-
même des attaques arabes, et pouvait fort bien connaître une famine
semblable à celle de Thessalonique. La faute est certainement plus de
ne pas avoir tenu compte des besoins locaux en obéissant
immédiatement à un ordre venu de Constantinople, où on ignorait l'évolution
récente de la situation, que d'avoir pris des initiatives illégales257. On ne
doit pas se laisser abuser par la présentation de l'auteur, aussi habile
chroniqueur que Jean. Si la famine est due à l'impéritie ou à la cupidité
des responsables, il est surprenant qu'elle «ait augmenté»258 au
lendemain du siège qui, lui-même, survient au lendemain de l'exportation
scandaleuse. Il est impensable que les fonctionnaires aient vendu la
totalité de ce que contenaient des greniers «bien remplis» et que,
aussitôt, la population affamée se soit traînée dans les rues, privée de tout, y
compris de l'huile, du vin et des légumes secs qui n'avaient pas été
réquisitionnés259. Nous sommes trompés par un raccourci orienté. En
fait, il faut comprendre que la vente du blé a diminué les stocks et
qu'elle a accéléré l'évolution de la disette puis de la famine, mais que
cette dernière ne s'est produite que longtemps après. N'oublions pas
que le siège a duré deux ans, et qu'aucun grenier municipal ne pouvait
vraisemblablement stocker de quoi tenir plus d'une année entière.
Comme le blocus commença dans l'été 676, il y a fort à parier que les affres
décrits par l'Anonyme ont été ressentis vers le printemps suivant, avant
l'attaque de juillet 677 260. Ils étaient inévitables puisque la ville était

257 Cf. ci-dessus, n. 247. L'hypothèse d'un ordre impérial que l'auteur aurait omis
n'est cependant qu'une hypothèse, même si elle explique l'absence de sanctions lorsque le
souverain est mis au courant de ce qui s'est passé (§ 281).
258 On a l'impression que plusieurs faits sont abusivement rapprochés. L'empereur
avait fait constituer des réserves. Les autorités en vendent une partie avant le siège, sans
qu'on parle de disette à ce moment-là. Cette vente aurait provoqué une disette. N'est-elle
pas survenue tout naturellement, plus tard, lorsque le blocus très strict de la ville fit
sentir ses effets, et non dès le lendemain du siège? Le seul tort des autorités - ou de
l'empereur, si c'est lui qui a donné l'ordre - serait alors de ne pas avoir prévu la dureté et la
longueur de ce siège. Cela n'a rien à voir avec la spéculation dont on les accuse.
259 § 245 : Le départ de bateaux céréaliers aurait provoqué immédiatement le manque
de toute denrée dans la ville !
260 Sur la chronologie des événements, P. Lemerle, op. cit., t. 2, p. 132.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 403

coupée de son arrière-pays et ne pouvait plus communiquer que très


difficilement par mer avec l'extérieur261.
A partir de ce moment, les seuls arrivages de denrées sont le fait de
l'Etat. La famine était devenue si dure que nombre d'habitants fuyaient
chez les barbares262. C'est alors que l'empereur envoya dix bateaux de
guerre avec des vivres, en s 'excusant de ne pouvoir apporter une aide
supplémentaire à cause de sa guerre contre les Arabes263. Les vivres
étaient apparemment destinés surtout à l'équipage et aux soldats
embarqués, mais ces derniers vendirent leurs rations contre des bijoux,
des vêtements, en un mot, contre tous les biens que possédaient les
Thessaloniciens 264.
A quelques temps de là, les «autorités et les citoyens» décidèrent
d'expédier ces dix bateaux et ceux qui se trouvaient alors dans le port,
pour acheter des denrées le long des côtes environnantes. Leur départ
ne peut avoir eu lieu qu'après la récolte, au moment où la famine
atteint son maximum mais où les produits sont disponibles dans les
campagnes. Ils rentrent dès que la violente attaque des 25-27 juillet 677
eut été repoussée265, rapportant du blé et des légumes secs. Peu après,
les habitants de Thessalonique peuvent sortir et piller le camp des
assaillants où ils récupèrent encore du blé et des légumes secs. Enfin
l'empereur, après avoir défait les Sklavènes, expédia des bateaux
céréaliers avant que les autorités de la ville ne les eussent demandés, tant
elles craignaient d'être réprimandées, si on apprenait leur exportation
de blé à partir de la ville266. Pour moi, la crainte des responsables, si
elle n'est pas imaginée, était sans doute qu'on n'apprît leur
précipitation à obéir à un ordre qu'ils savaient obsolète au moment où ils

261 Sur les conditions de vie, § 245-246 : l'eau elle-même finit par manquer.
262 § 248.
263 § 251 : II n'est question d'aucune distribution. Les marins sont des hommes de la
marine de guerre à qui on confie la tâche de perquisitionner chez les particuliers pour
réquisitionner tous les grains disponibles (§ 252). Cette mesure, prise par les κρατούντες,
ne relève pas des autorités municipales, mais de la préfecture du prétoire ou du
gouverneur.
264 C'est un exemple parmi d'autres de la valeur que peut atteindre la nourriture
dans une ville frappée par la famine.
265 § 254 : Départ des bateaux; § 268 : Retour avec du blé et des légumes secs. Sur la
date du siège, P. Lemerle, op. cit., t. 2, p. 132.
266 § 281. On ne trouve, dans ce paragraphe, aucun indice de sanctions prises par
l'empereur.
404 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

l'avaient reçu, mais plus encore qu'on n'enquêtât sur le prix qu'ils
avaient obtenu et l'usage qu'ils avaient fait des sommes encaissées.
Le plus important cependant réside dans l'indication sur les
quantités. 5 000 muids auraient suffi, et l'empereur, dans un accès de
générosité, en expédia 60 000 267. Même si l'on admet que le premier nombre
est arbitrairement diminué pour faire ressortir la munificence
impériale, le second a d'autant plus de chances d'être exact que l'auteur écrit
plus prêt des événements, et appartient à un milieu qui avait facilement
accès aux informations administratives de la ville268. Comparés aux
400 000 muids accordés à Antioche, qui sont sans doute inférieurs à la
totalité des quantités versées, ces envois représentent au mieux 15% de
ces quantités et peut-être 10% seulement269. Si la capitale de la Syrie
comptait environ 1 50 000 habitants dans la seconde moitié du IVe
siècle, on obtient une population de 15 000 à 25 000 personnes pour celle
de l'Illyricum, ce qui est très faible et suppose sans doute un déclin
assez sensible par rapport à la belle époque de la ville et même par
rapport au début du VIIe siècle, quand un certain nombre de bateaux
faisait voile vers la ville pour la soulager à la suite d'un siège. Les
60 000 muids tiennent sur trois bateaux de 20 000 muids et sur 6 de
10 000. En faisant un autre calcul, on arrive à des résultats aussi
médiocres. Thessalonique a été délivrée en été, donc après la récolte et
11 fallait attendre la fin du printemps suivant pour avoir une nouvelle
moisson. La campagne ravagée par les barbares n'avait sans doute
produit que très peu de grain, dont une partie avait été emportée par les
assaillants. Or il faut plus de 2 muids par personne et par mois. Même
en supposant que les Thessaloniciens pouvaient trouver sur place la
moitié de leurs besoins, ,60 000 muids ne pouvaient nourrir que 15 000
personnes pendant 4 mois au plus et 25 000 pendant moins de 3 mois.
Comme ces 60 000 muids représentent beaucoup plus qu'on n'espérait
pour parer au plus pressé, il faut admettre qu'ils couvraient
effectivement les besoins de la ville pour plusieurs mois, d'autant plus que
l'Anonyme ne parle d'aucun nouvel envoi.

267 L'unité de mesure n'est pas indiquée, mais ce ne peut être que le muid.
268 L'empereur n'avait pas tant de blé qu'il pût en envoyer sans que ce fût
absolument indispensable. Les faits se passent en 678 et le récit date de 685 environ.
269 Cf. ci-dessus, p. 372. Antioche reçut au moins 420 000 muids de blé, sans compter
le blé d'Egypte qui pouvait représenter une part importante de la quantité totale. 60 000
muids représentent environ 15% de 420 000 muids, 10% de 600 000 muids (si l'Egypte
verse 50% de blé en plus), 7% de 800 000 muids (si l'Egypte verse la moitié du total).
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 405

II ressort de cette dernière crise que Thessalonique perdit


vraisemblablement une partie importante de sa population pendant le VIIe
siècle, mais que, même diminuée, elle dépendait entièrement des céréales
et des légumes secs publics pour la part de son alimentation qui n'était
pas livrée directement par les paysans résidant en ville ou vivant
alentour. Jamais il n'est question d'un seul bateau privé venant vendre en
quête d'un profit et non pour remplir une mission publique. Les
moyens de transport de l'époque, ainsi que les circuits commerciaux ne
permettaient pas d'amener du blé en ville lorsqu'on résidait à une
distance supérieure à un certain maximum que nous ignorons mais qui
était assez contraignant. Donc on doit considérer que chaque ville
recevait de la campagne des quantités à peu près équivalentes, à diverses
époques, puisque les sols, les techniques et les rendements évoluaient
peu. Dans le cas de Thessalonique, cela signifie qu'à l'époque de sa
splendeur, elle dépendait plus largement du blé étranger car plus une
ville était peuplée, moins elle était capable de se contenter de son
marché local. Or le blé étranger apparaît toujours comme du blé public.
Ainsi dès qu'on dépasse un certain seuil de population, tout nouvel
habitant suppose une aide accrue de l'Etat; réciproquement, un déclin
démographique s'accompagne d'une diminution de cette aide.
Si l'on considère les deux exemples de métropoles régionales qui
viennent d'être analysés, les grandes villes possédaient les mêmes
services qu'Alexandrie ou Antioche. Elles bénéficiaient - au moins certaines
d'entre elles, dont Carthage - de distributions gratuites; elles recevaient
du blé public à prix fixe, comme on le voit surtout à Thessalonique
avant et après 600 : les bateaux qui attendaient pour débarquer leur blé
amenaient la cargaison destinée chaque année à la ville. En période de
crise, les deux villes obtiennent des subventions supplémentaires de la
part du gouverneur. Sans doute aussi ont-elles un service municipal de
la σιτωνία, mais les sources que nous avons pu utiliser n'ont pas à nous
en parler. A côté de ce blé public, elles bénéficient de la production
locale, livrée en partie par la population agricole vivant en ville. On
sent, en particulier à Thessalonique, que le rapport entre production
paysanne et livraisons publiques n'est plus le même que dans les deux
très grandes villes. Ces livraisons ne fournissent plus la quasi-totalité
des céréales consommées en ville car la population est moins
nombreuse et trouve dans la production locale une part plus importante de sa
nourriture. Enfin, il faut noter la rupture - très sensible à
Thessalonique - du début du VIIe siècle : avant 620, la ville attend une grande
partie de son approvisionnement de l'extérieur; elle mange beaucoup
406 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

de blé public et ne pourrait vivre sans lui, même pendant une année
moyenne. Après 670, au contraire, elle semble pouvoir se contenter des
ressources locales quand un siège ou une autre catastrophe de même
nature ne vient pas perturber les conditions du ravitaillement. Le blé
public est surtout un complément nécessaire pour compenser une trop
mauvaise récolte. Entre ces deux dates, il s'est produit un changement
important sur lequel nous reviendrons.

III - UNE VILLE MOYENNE : ÉDESSE

Parmi les autres villes de l'Empire, seule la ville d'Edesse offre la


particularité de nous révéler certains aspects de son ravitaillement, aux
environs de 500, grâce à une chronique locale, œuvre d'un témoin
oculaire qui, selon toute vraisemblance, raconte les faits tels qu'il les a vus,
en toute bonne foi. Cette œuvre est incluse dans une chronique
universelle syriaque, dont la valeur est bien moindre270. Nous avons donc la
chance de posséder une source de première main, rédigée, pour autant
qu'on puisse en juger sans autre intention que de «décrire, comme
pour en garder le souvenir, l'époque où survinrent les sauterelles, où le
soleil déclina, où l'on connut tremblements de terre, famine, peste,
ainsi que la guerre entre Romains et Perses»271, comme l'écrit l'auteur
anonyme au prêtre et abbé Serge qui lui a commandé ce récit. La cité,
quant à elle, est significative de toute une catégorie d'agglomérations.

270 Le passage qui nous intéresse a fait l'objet de deux éditions : W. Wright, The
chronicle of Joshua the stylite composed in syriac A. D. 507 with a translation into english and
notes, Cambridge, 1882 (rééd. Amsterdam, 1968); Incerti auctoris chronicon pseudo-diony-
sianum vulgo dictum, t. 1, éd. J.-B. Chabot, Louvain, 1927 (CSCO, 91); trad. J.-B. Chabot,
Louvain, 1949 (CSCO, 121). Je cite d'après la traduction de la dernière édition dont le titre
indique clairement ce qu'il faut penser du nom attribué à l'auteur : nous ne le
connaissons pas. Il n'est pour nous, actuellement, que le pseudo-Josué le stylite dont l'œuvre fut
écrite au lendemain même des événements qu'il narre, sans doute en 507 de notre ère.
Principales études sur ce texte très important pour l'histoire économique : A. Guillou, La
cosiddetta cronaca siriaca di Giosuè lo stilita, Bari, Corsi di studi, 1, 1976 (1977) p. 369-384;
E. Patlagean, Pauvreté économique et pauvreté sociale à Byzance (IV-VIIe siècle), Paris,
1977, index, 5. ν. Edesse; H. Leclainche, Crises économique à Edesse (494-506), Pallas, 27,
1980, p. 89-100.
271 Chronique, trad, cit., p. 174. Les qualités et la franchise du témoin ne dispensent
pas d'une lecture critique car, nous le verrons, il écrit d'Edesse, avec les yeux d'un clerc
qui porte sur les faits les jugements des hommes de son milieu.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 407

C'est une ville moyenne, capitale d'une petite province, l'Osrhoène,


centre intellectuel connu pour sa littérature de langue syriaque, centre
commercial, pour les caravanes qui faisaient des échanges avec la
Perse, place militaire importante, avec ses deux murailles, sa garnison et
ses casernes pour des armées nombreuses. Mais c'est une ville sans
activités artisanales importantes, trop éloignée du Tigre et de l'Euphra-
te - qui, en outre ne sont pas navigables si loin de leur embouchure -
pour recevoir son alimentation par voie d'eau. Edesse avait
vraisemblablement une importance voisine de celle de la majorité des chefs-lieux
de provinces, ce qui accroît l'intérêt de notre source, car, décrivant une
ville particulière, elle suggérera ce qui se passait ailleurs. La faiblesse
essentielle de ce document, qu'il partage avec presque tous ceux que
nous avons étudiés jusqu'à présent, dans ce chapitre, tient à ce qu'il
raconte une crise et ses effets, non la situation habituelle dans la cité.
En particulier, ici comme à Thessalonique, l'absence de toute
indication concernant des distributions gratuites ne prouve rigoureusement
rien : quand on n'a rien à manger, on se soucie peu de ces faveurs
accordées à la ville, et qui ne pouvaient être assurées dans ces
circonstances plus ou moins dramatiques. En outre, le récit, ici comme
partout, est écrit pour des lecteurs qui connaissent la vie de la cité : on
n'explique guère le fonctionnement des services municipaux car
chacun était sensé le connaître.

1) L'an 811 de l'ère des Séleucides (499-500)

La ville coulait des jours paisibles quand, au printemps de 499,


éclosent les œufs de sauterelles, déposés l'année précédente. La ville
possède alors un grenier public, construit sans doute par un
gouverneur272, et le blé coûte 30 muids le sou273. L'indication est très
importante car l'auteur prend soin de nous préciser que, à ce moment, la région
bénéficiait de tous les dons du ciel, sans excès et sans manquer de rien.
Ce prix représente donc le prix moyen habituel sur le marché d'Edes-

272 Chronique, p. 189. Noter l'expression horreum frumenti. Le même grenier sera
désigné plus loin par le terme d'apothéton (p. 196).
273 Chronique p. 187: Prix donné pour l'année 806 (= 494-495). Il n'est assorti
d'aucun commentaire et correspond exactement au prix public qui est aussi le prix moyen du
marché, chaque fois que nous pouvons le connaître (ci-dessous, p. 497-502).
408 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

se274. Mais certains provoquèrent le courroux divin en se livrant à des


pratiques païennes275. Dieu suscita la multiplication des sauterelles qui
détruisirent toute la récolte. Le prix du blé passe immédiatement de 30
muids à 4 muids pour 1 sou276. Il ne fait aucun doute que ce soit un
prix de disette ou plutôt de famine. La brutalité et l'importance de la
hausse tranche avec ce que nous avons vu ailleurs. Cette différence
s'explique par le fait que les relations avec l'extérieur sont impossibles :
on ne doit pas attendre le moindre secours d'un bateau plus ou moins
providentiel, comme dans les villes précédemment étudiées. C'est
pourquoi les prix augmentent immédiatement, et plus fortement
qu'ailleurs277, puisqu'on peut prévoir longtemps à l'avance la situation au
moment de la soudure. Les villes de l'intérieur semblent totalement
dépendantes des conditions climatiques locales. De fait, il ne sera
jamais fait mention d'aucun envoi de nourriture à partir d'une autre
cité, sauf dans le cas très particulier des militaires278.
Chacun essaie de s'adapter du mieux qu'il peut à la situation.
Certains paysans cherchent à obtenir un aliment de substitution en semant
du millet mais cette récolte est insuffisante et le prix de 4 muids le sou

274 Ibid. : L'auteur note qu'en mai de l'an 807 (= 495-496), on ne manquait de rien et
que les conditions climatiques étaient clémentes.
275 Chronique, p. 191 : Avant de raconter les malheurs terribles qui fondirent sur
Edesse, l'auteur prend soin de préciser qu'ils ont pour but de punir les habitants de leurs
fautes, et que les sauterelles sont arrivées au moment où on célébrait une fête païenne.
276 Chronique, p. 196.
277 A Carthage, les prix n'ont pas dépassé la valeur de 10 muids pour 1 sou, et, à
Antioche, ils n'auraient dépassé cette valeur que si l'empereur n'était pas intervenu. Dans
les deux cas, ce sont des prix au moment de la soudure et non en cours d'année (ci-
dessus, p. 367 et 386). A Edesse, si notre source respecte l'ordre chronologique, ce qui fait
peu de doute, les prix ont atteint des niveaux très élevés dès le lendemain de la récolte,
puisque leur valeur est donnée avant que l'évêque ne parte pour Constantinople afin de
demander un dégrèvement qui ne peut luì être accordé car les impôts viennent d'être
levés. Le paiement de l'impôt est dû avant le 31 août. L'évêque s'est donc rendu dans la
capitale vers cette époque, car, au-delà du 1er septembre, il était inutile de demander une
diminution, tout ayant été payé. Le prix de 4 muids au sou, qui est indiqué avant le récit
de ce voyage, a été constaté au cours de l'été, à la fin de l'an 811 (été de l'an 500). Le
maintien des prix du blé à ce niveau pendant presque une année entière (de l'été 500 au
printemps 501) rendait cette denrée pratiquement inaccessible à la plupart des habitants.
Avec un budget de 15 sous pour l'alimentation, dont les 50% pour le blé, une famille
humble ne pouvait acheter que 2 qx de blé au maximum, ce qui était insuffisant pour
permettre de survivre à plus de deux personnes.
278 Voir ci-dessous, p. 418-420.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 409

se maintient pendant toute l'année qui s'étend du printemps 499 au


printemps 500. D'autres paysans s'enfuient vers les régions moins
touchées au nord ou à l'ouest. Eux-mêmes et d'autres habitants vendent
tout ce qu'ils possèdent à moitié prix, y compris le bétail qui ne
pourrait survivre faute de nourriture279. L'attitude, en apparence la plus
surprenante, et pour nous la plus révélatrice, est celle des habitants des
villages environnants, trop âgés ou trop faibles pour s'expatrier, qui se
précipitent vers la ville pour y mendier ou y acheter de quoi
subsister280. En effet si les paysans fuient vers la ville, c'est qu'ils ont bon
espoir d'y trouver de quoi manger malgré l'absence de toute
importation. Il faut que le grenier municipal soit bien rempli281 et que l'arca
frumentaria ou σιτωνικόν fonctionne avec une efficacité d'autant
moins contestable que rien ne laissait prévoir la catastrophe : les pluies
ne manquaient pas, les récoltes levaient dans les champs; on n'avait
aucune raison particulière de faire des provisions; c'est donc qu'on a
en permanence des greniers remplis pour faire face à toute éventualité.
L'importance de cette institution apparaît ici nettement avec sa
fonction de régulation du marché, pour éviter que les très mauvaises
récoltes s'accompagnent d'une émigration trop considérable et d'une
mortalité excessive. Dans les deux cas, il est vraisemblable que les
considérations financières comptaient au moins autant que le désir d'assister des
malheureux. En effet un paysan qui part ou qui meurt, c'est un
contribuable qui disparaît et un producteur qui ne pourra plus contribuer à
l'alimentation de la ville.

279 Les légumes secs (pois chiches, fèves, lentilles) augmentent considérablement (sur
ces prix, voir E. Patlagean, op. cit., p. 407), la viande n'augmente pas, tandis que les
autres biens (vêtements, vaisselle) perdent entre 50 et 66% de leur valeur (Chronique,
p. 196). Les bêtes (chevaux, bœuf et moutons) se vendaient à moitié prix (Chronique,
p. 195). On peut en déduire que non seulement la viande n'augmentait pas, mais que son
prix diminuait. De fait, au plus fort de la crise, il sera à peine supérieur à celui des
années normales; à son début, il pouvait avoir légèrement diminué. Cette stabilité ou
même cette diminution s'explique par le manque de nourriture pour les bêtes, les
pâturages ayant été dévorés comme les cultures, mais aussi par les habitudes alimentaires : on
consommait peu de viande, même en période de famine.
280 Chronique, p. 195 : Multi loca deseruerunt et in loca alia septentrionis et occidentis
migraverunt. Qui in pagis debiles erant, senes et pueri, mulieres et parvuli et qui fame tor-
quebantur et non poterant abire et ire in loca remota, ingrediebantur in urbes ut mendica-
rent et viverent. P. 196 : On doit prendre des mesures ob multitudinem rusticorum quibus
repleta erat civitas et ob pauperes qui non habebant panem in suis domibus.
281 Sur le grenier municipal, ci-dessus, n. 273.
410 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Cet afflux de réfugiés a une conséquence fort importante, elle


aussi, car nous entrevoyons ainsi l'organisation de la corporation des
boulangers282. En effet la demande de pain fut telle qu'on dut suspendre le
privilège de ces artisans et autoriser quiconque à recevoir du blé public
pour en faire du pain qui sera mis en vente sur le marché, sur
l'agora283. L'auteur est sans ambiguïté sur deux points au moins. Il existe
une corporation des boulangers qui, en temps normal, a le monopole
de la vente du pain, donc de la confection pour cette vente : les
particuliers pouvaient avoir leur four; ils n'avaient pas le droit de vendre leur
production. La demande a crû considérablement avec les difficultés
consécutives à la mauvaise récolte, puisque les boulangers ne peuvent
plus faire tout le pain nécessaire. Les informations sont moins sûres
quant à l'origine de cette demande supplémentaire et à la nature exacte
du blé commercialisé.
On doit cuire davantage de pain à cause «des paysans qui affluent
et des pauvres qui n'ont pas de pain chez eux». L'accroissement de la
demande par celui des bouches à nourrir se comprend facilement, mais
ne constitue pas le seul, et sans doute pas le plus important facteur
d'accroissement. En effet, les pauvres qui n'ont pas de pain chez eux
pourraient être des déshérités, manquant de tout, qui mendient du
pain, mais alors on ne pétrirait par pour l'agora, c'est-à-dire pour
vendre; on donnerait. Il faut comprendre que ces pauvres sont les humbles
qui habituellement cuisaient leur pain, donc l'avaient chez eux sans
l'acheter. A cause de la mauvaise récolte, ils n'ont aucune réserve, et
comptent sur le grenier municipal pour subvenir à leurs besoins. Dans
ces conditions, les paysans qui disposent de revenus suffisants pour
acheter leur pain en ville ne devaient pas être légion. De fait, on ne
peut utiliser, après une mauvaise récolte, une quantité globale de blé
supérieure à celle des années «normales»284. Si la population urbaine

282 Des corporations de boulangers existaient ailleurs, en particulier à Antioche (ci-


dessus, p. 376). Nous constatons ici qu'elles existaient au moins dans certaines villes
moyennes.
283 Chronique, p. 196 : Cum autem is Eusebius videret pistores non sufficere ad
faciendum panem pro foro, ob multitudinem rusticorum quibus repleta erat civitas et ob pauperes
qui non habebant panem in suis domibus, decrevit ut quicumque velit faciat panem et ven-
dat in foro.
284 Le concept de norme ne vaut rien pour les régions méditerranéennes, où on peut
calculer des moyennes, sans que plus d'une année sur trois ou quatre y corresponde.
Cependant les habitants savent s'adapter à ces variations constantes et jugent « normales »
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 411

demande davantage, la population rurale ne peut obtenir beaucoup.


Certes les citadins - dont notre auteur - attachent une grande
importance à ces bouches supplémentaires, intruses que l'on soupçonne
d'accroître le mal, à elles seules, ou presque. Il est certain qu'ils exagèrent.
Plus que par une forte augmentation des bouches à nourrir, la crise se
traduit par une augmentation de la part du grenier municipal dans la
consommation totale. Il en découle que l'accroissement de la demande
de blé public provient moins d'une augmentation de la demande
globale, que d'un recours plus important au marché par des gens sans
réserves de céréales, qui fuiraient ou mourraient si la cité ne leur accordait
une aide. Celle-ci n'est pas constituée par des dons mais par des ventes
à des prix tels (4 muids pour 1 sou) qu'ils provoquaient un ajustement
de la demande aux ressources disponibles. Le résultat paradoxal d'une
crise frumentaire consiste donc à développer les échanges malgré le
manque de céréales, ou, plus exactement, à cause de lui.
Les grains traités par les boulangers et par les particuliers qui
acceptent de les seconder sont ceux du grenier public, ceux qui sont
vendus et non donnés, puisqu'ils sont destinés à l'agora. Mais les
boulangers sont-ils réellement submergés de travail? Le texte l'affirme et
on peut admettre sa version des faits. Cependant il ne faut pas oublier
que le grenier public n'a pas des capacités si considérables qu'il puisse
livrer longtemps de grosses quantités de blé. Si on note que les seules à
être venues pour prendre du blé public sont des femmes juives, on doit
se demander si le gouverneur n'a pas pris cette mesure non parce que
les fours des boulangers étaient insuffisants mais parce que la cuisson
du pain public était une charge peu rentable que l'on assumait en
échange du monopole de fabrication du pain pour le marché : les
boulangers compensaient par les bénéfices sur la cuisson de pain des
particuliers, le gain insuffisant sur la cuisson du pain public. Quand le
premier diminuait tandis que le second augmentait fortement, ils
pouvaient être amenés à demander un allégement de leur charge par
l'attribution du blé public à d'autres personnes qui, faute de revenus
suffisants, acceptaient des travaux peu rémunérateurs. Cette hypothèse ex-

ou, si on préfère, «satisfaisantes» des récoltes qui sont dans un rapport de 1 à 2, de part
et d'autre de la moyenne. Voir, sur ce thème, toute la littérature traitant des formes
traditionnelles de vie rurale dans les régions méditerranéennes (voir, pour une étude
minutieuse, dans une région représentative, J. Despois, La Tunisie orientale. Sahel et basse
steppe, Paris, 1955, en particulier, p. 222-224, p. 241).
412 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

pliquerait pourquoi, lorsqu'on voulut, quelques années plus tard,


produire du pain pour l'armée, on répartit la charge entre les «maisons»
d'Edesse, c'est-à-dire qu'on considéra la fabrication du pain comme
une liturgie municipale dont on était responsable au prorata de sa
capacité contributive285.
Pendant cette première partie de la crise, la cité ne reçut que peu
de secours, si du moins on en croit l'auteur qui voit tout d'Edesse.
L'évêque se rendit à Constantinople pour demander un dégrèvement,
mais les impôts étaient déjà encaissés et le gouverneur était même
arrivé à la cour pour présenter ses comptes286. Quoi qu'on puisse penser de
la réalité des faits287, le prélat obtint seulement une remise d'impôt de 2
follets par paysan, «les prix qu'ils avaient donnés» et la dispense, pour
les citadins, de fournir les soldats en eau288. Il n'est jamais question
d'une aide alimentaire quelconque. La ville manquait toujours de blé;
les «pauvres» qui ne pouvaient plus en acheter mendiaient, mais
personne n'avait de surplus et on leur donnait uniquement des piécettes

285 Ci dessous, p. 419.


286 Chronique, p. 196: Aurum a judice in urbem imperialem missum est. . .Quando
vidit imperator aurum ... : II ne faut pas croire, malgré les formules employées, que le
gouverneur a apporté de l'or. Les espèces ne circulaient guère (voir, sur ce point, J. Dur-
liat, Moneta e stato, Bari, Corsi di studi, 4, 1986, p. 167). Ce qu'on transmettait, c'était le
compte récapitulant le total des rentrées et celui des sorties effectuées par le responsable
local du Trésor. Seul le solde, quand il était positif, donnait lieu parfois à des transports
de fonds.
287 Dans ce récit, l'évêque local a le beau rôle et le gouverneur «étranger», le
mauvais; il ne faut pas oublier cependant que l'auteur est un clerc de l'église d'Edesse!
288 Chronique, p. 196 : (Le gouverneur) remisit rusticis duo folles, et pretta quae
dabant, et incolas urbis liberavit ab aqua romanis militibus afferanda. La réduction de 2
folles ne peut être une remise uniforme de 2 folles par paysan car on voit mal que
l'abattement ait été le même pour tous et, en outre, les deux valeurs les plus communément
attestées du follis (40 ou 125 nummi, à une époque où le sou valait sans doute environ
14 400 folles) sont trop faibles pour que l'empereur ait pu faire un tel cadeau (sur les
valeurs du follis, voir A. H. M. Jones, The Origin and the early history of the follis,
Journal of roman studies, 49, 1959, p. 34-48 = J.-P. Callu, La politique monétaire des empereurs
romains de 238 à 311, Paris, 1969, p. 362-368 et J. Durliat, La valeur relative de l'or, de
l'argent et du cuivre dans l'empire protobyzantin (IVe-VHIe siècle), Revue numismatique
6e série, 22, 1980, p. 138-154). Pretta quae dabant est une formule manifestement
incomplète. On comprend que l'empereur remet les sommes dues pour Yadaeratio d'une charge
quelconque, en nature ou sous forme de travaux. Ce peut être une «corvée», comme celle
de fournir de l'eau à la garnison et aux soldats de passage.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 413

année (ère d' Edesse)


807 808 809 810 811 812 813 814 815 816 817

1 2
1/4- Ά1

1/5- /\
2 1
1/6- 1 ../.
/ \Y...

1/12 "
/
1 /on
1/30- 1
V
2

495 496 497 498 année


499 (ère
500chrétienne)
501 502 503 l:prix
2:prix
504 après
avant
505la récolte
récolte
506

Fig. 5 - Evolution des prix à Edesse de 495 à 505.

avec lesquelles ils se procuraient des légumes289. Edesse connut donc


une situation de disette et non de famine, si on accepte la définition
donnée par les Thessaloniciens : le blé manque, mais on trouve de quoi
survivre avec les autres denrées, d'autant plus facilement que le prix de
la viande n'a pas augmenté et, au contraire, a baissé, dans un premier
temps290.
En l'an 811 de l'ère des Séleucides, Edesse connut une situation
difficile puisque les céréales manquaient cruellement, ce dont
témoignent les prix, mais on ne mourut pas de faim car on consommait
d'autres denrées. D'ailleurs, notre source ne parle pas de famine
provoquant la mort d'hommes.

289 Chronique, p. 196-197: Ces «pauvres» indigents sont nettement distingués des
«pauvres» qui peuvent acheter le plain cuit par les boulangers ou ceux qui les secondent.
Sur les pauvres d'Edesse, voir aussi, p. 416.
290 Sur la définition de la famine à Thessalonique, voir ci-dessus, p. 395.
414 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

2) L'an 812 de l'ère des Séleucides (500-501)

La nouvelle année, selon la chronologie locale, commença par une


vendange qui fut mauvaise, comme le montrent les prix indiqués et
l'appréciation du chroniqueur dans le jugement qu'il porte sur la
récolte de l'an 500 : «La pénurie crût dans les villages et dans la ville»291. La
famine s'installa et, avec elle, la mort292. Pour enlever les cadavres et
soigner ceux qui avaient contracté une maladie, le xénodoque et les
plus riches, c'est-à-dire les πρώτοι293, prirent des mesures qui n'ont pas
à être étudiées ici294. Par contre, le seul qui s'occupa de soulager la
faim qui tenaillait la majorité des survivants, fut le gouverneur.
Démosthène, car tel est son nom, avertit l'empereur de la gravité
de la situation295. Celui-ci lui donna une importante quantité d'or à
distribuer aux pauvres. Revenu dans sa ville, il fit placer un collier de
plomb autour du cou de nombreuses personnes, à qui il donna une
livre de pain par jour, ce qui était absolument insuffisant, et ne fit pas
cesser la mortalité296.

291 Chronique, p. 197.


292 Chronique, p. 197-199. Le pathos dans la description des maladies nous prive des
précisions qui seraient indispensables pour les identifier.
293 La chronique donne un certain nombre d'indications importantes sur les optima-
tes urbis (p. 198 : il faudrait connaître le sens exact du terme syriaque), qui sont les
principales de la ville, les mêmes qui sont les possessores vicorum (p. 196), non les
propriétaires des villages, mais les responsables de la levée de l'impôt (συντέλεια, ρ. 196) sur les
villages, conçus non comme des ensembles des maisons groupées mais comme des
assiettes fiscales, et qui sont à la tête des οίκοι urbains entre lesquels on partage les charges
reposant sur la ville (cf. ci-dessous, p. 553).
294 Ibid. : Construction d'hospices rudimentaires, organisation d'un service de
pompes funèbres, distribution de nourriture et soins aux agonisants . . .
295 Chronique, p. 197.
296 Ibid. : Cum inde reversus est Edessam multos homines signavit sigillis plumbeis in
collibus eorum et dabat quotidie cuique istorum libram panis. Non tarnen potuerunt vivere
quia torquebantur angustia famis quae eos emaciavit. Les sigilla plumbea (leaden seals pour
la traduction anglaise) font évidemment penser aux tessères que l'on remettait pour
recevoir sa ration. Les colliers sont plus difficiles à interpréter. Peut-être le plomb portait-il le
nom du bénéficiaire, ce qui dispensait d'établir les coûteux documents écrits utilisés à
Rome et Constantinople (cf. ci-dessus, p. 250) et le passait-il autour de son cou pour se
présenter aux bureaux de distributions, à moins qu'il ait été si court qu'on ne pouvait
l'enlever, ce qui supprimait les possibilités de vol. Le double emploi, pour sa part, était vraisem-
blement impossible car à chaque jeton correspondait nécessairement une indication (nom,
numéro. . .?) dans un registre où on portait la mention de chaque distribution. Le principe
de l'opération est facile à définir, ses modalités sont insuffisamment décrites.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 415

La libéralité impériale, la distribution de pain, le contrôle au


moyen des colliers de plomb sont des réalités indiscutables. Cependant
les procédures par lesquelles ces interventions ont été accomplies ne
sont pas claires.
Pourquoi, d'abord, donner de l'or? Une ville qui connaît la famine
a besoin de denrées plus que de liquidités. Le plus simple consisterait à
supposer que le souverain a accordé des fonds pour pratiquer une
συνωνή auprès de ceux qui avaient obtenu une récolte moins mauvaise
que les autres. Les optimates devaient posséder quelques réserves car
ils ouvraient des hospices et subvenaient aux besoins des malades.
Cependant si une telle mesure avait été prise, le narrateur l'aurait
mentionnée puisque l'évêque, le principal des optimates, c'est-à-dire des
πρώτοι de la curie, aurait participé à cette vente forcée, et on lui en
aurait fait gloire. Peut-être faut-il supposer des mesures comptables
plus complexes. L'empereur n'a pas donné des espèces au gouverneur,
qui les aurait transportées avec lui jusqu'à Edesse; il lui a ouvert un
crédit payable par l'une des caisses du Trésor local297. Ce crédit
correspond à l'affectation d'une certaine part de l'impôt, exprimée en or,
mais qui n'a pas nécessairement été levée sous cette forme; le
gouverneur a pu exiger du blé en guise de paiement de la part de telle ou telle
personne, selon un principe constant de la comptabilité publique298.
Quelle qu'ait été la démarche du gouverneur, il a fait rentrer dans les
greniers de l'Etat, à Edesse, la contrepartie en blé de l'or débloqué par
le pouvoir central. Il en ressort que, en 812 comme en 811, le
chroniqueur noircit un peu la situation. Certes des pauvres sont morts de
faim et tout le monde n'a pas eu tout le blé dont il aurait eu besoin,
mais les réserves n'étaient pas si basses qu'on n'ait plus eu de blé local;
en effet on a pu se procurer des quantités de céréales assez
importantes, sans importations, uniquement avec les ressources de la région299.

297 Cf. ci-dessus, n. 286, sur les méthodes de la comptabilité publique.


298 C'est le sens exact de Yadaeratio-coemptio qui consiste à faire coïncider les
nécessités de la comptabilité pour qui tout doit être exprimé en or et celles des agents de
l'administration qui ont besoin de biens ou de services et les reçoivent à la place d'un certain
nombre de sous (cf. J. Durliat, Moneta e stato, Bari, Corsi di studi, 4, 1986, p. 192-200).
299 Le silence total de notre source sur des importations de blé est ici significatif, car
l'auteur décrit assez précisément les démarches du gouverneur. Il n'aurait pas manqué
de raconter l'acheminement du blé qui aurait sans doute été pittoresque, vu les
conditions de l'époque. C'est donc bien sur place, ou dans un rayon de quelques kilomètres ou
dizaines de kilomètres qu'on a trouvé du grain, non auprès de commerçants qui n'au-
416 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Rien n'interdit de penser d'ailleurs que les crédits impériaux ont


seulement complété les rentrées normales du σιτωνικόν, plus faibles que
d'ordinaire, mais pas forcément nulles.
Se pose aussi la question des bénéficiaires et de la nature exacte de
la prestation : don à des indigents, vente - à quel prix? - à des
«pauvres», c'est-à-dire à des travailleurs modestes qui subviennent
entièrement à leurs besoins en temps normal? Les deux aspects de la question
sont liés et les informations sont bien maigres pour répondre. Le
gouverneur fit mettre un collier de plomb à de nombreuses personnes
(multi). L'imprécision du terme semble exclure que certaines catégories
sociales aient eu accès de droit à ce pain public : notre source est assez
explicite pour qu'on doive penser que si les citoyens de la ville avaient
été les seuls bénéficiaires possibles, elle l'aurait indiqué; de même, si
un plafond de ressources avait été fixé. On peut donc considérer que
toute personne le désirant pouvait demander à être inscrite sur les
listes d'ayants droit et recevoir le collier, ce qui n'a rien d'irréaliste car
les paysans qui trouvaient de quoi manger dans les champs n'avaient
aucun intérêt à se déplacer jusqu'à la ville chaque jour pour une seule
livre de pain, et les citadins non dépourvus de ressources devaient
hésiter à porter en permanence un collier infamant sous le regard
soupçonneux de voisins qui pourraient les dénoncer comme faux indigents.
Si les conditions d'accès à cette prestation étaient larges, il est
douteux qu'elle ait été gratuite. Il ne faut pas se laisser abuser par l'emploi
du verbe «donner» qui peut désigner aussi bien un don personnel du
gouverneur - ce qui ne saurait être ici le cas -, une distribution gratuite
payée par l'Etat, ou une vente à prix réduit dans laquelle l'Etat ne
couvrait qu'une partie de la dépense. Comme on voit mal pourquoi
certains auraient été servis gratuitement tandis que d'autres mouraient de
faim, le plus vraisemblable consiste à supposer que l'empereur payait
la différence entre le prix public fixé par le gouverneur pour cette
vente et le prix de famine qui était alors pratiqué sur le marché300; les

raient eu aucun moyen d'imposer la vente aux détenteurs de blé, mais par une συννή si
légale et si banale qu'il est inutile d'en parler.
300 La συνωνή ,doit se faire au prix du marché tel que le gouverneur l'a fait constater.
On peut la pratiquer au titre de l'impôt dû par tel contribuable qui a en outre des
réserves, ou par achat contre des espèces monétaires. C'est pour cela que l'empereur a donné
de l'argent. En outre il n'est pas sûr qu'on ait revendu le blé au prix auquel on l'a acheté,
comme le montre l'exemple d'Antioche, où Julien faisait livrer du pain à un prix inférieur
à celui de la taxation (ci-dessus, p. 367).
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 417

bénéficiaires, pour leur part, payaient le prix public grâce auquel on


pouvait faire des achats complémentaires et accroître un peu les parts
disponibles. Les distributions gratuites sont le fait du ξενοδοχεΐον
municipal ou des hospices privés, vraisemblablement pas celui de
l'Etat301.
Le plus important pour nous tient cependant à ce que les autorités
ne peuvent prendre que des mesures d'urgence sans grande efficacité :
la mortalité est sans doute diminuée, non stoppée; le prix ne cesse de
monter jusqu'à la nouvelle récolte qui, d'ailleurs, ne le fait baisser que
très faiblement. Cela s'explique par l'absence de toute possibilité
d'importation : l'empereur a donné ce qu'il pouvait, des fonds pour acheter
et redistribuer aussi équitablement que possible les maigres
disponibilités; ni lui ni personne d'autre, particulier pour son compte, cité ou
particulier pour le compte de la collectivité, n'a même l'idée d'aller acheter
ailleurs le blé qui fait défaut. Le chroniqueur ne parle jamais de cette
éventualité, pas même pour regretter qu'elle ne soit pas utilisée. Le
commerce des céréales était nul entre les cités. On ne peut invoquer ici
l'absence de rentabilité de l'opération puisque, en vendant son blé 9
fois plus cher qu'il ne l'avait acheté, n'importe quel commerçant aurait
réalisé un beau profit, même s'il avait transporté les grains à dos de
mulet, et sur de mauvaises routes, pendant plusieurs centaines de
kilomètres302. Il faut donc admettre, jusqu'à preuve du contraire, que les
profits auraient été trop aléatoires pour qu'on songeât à en tirer parti,
et donc à faire les investissements nécessaires. En effet, on aurait
gagné gros, mais on aurait gagné seulement une année sur cinq, dix ou
quinze. On comprend, dans ces conditions, que les villes aient su faire
face à une mauvaise récolte : les prix montaient mais le σιτωνικόν
assurait à chacun le minimum vital ; par contre elles étaient impuissantes si
plusieurs mauvaises années se succédaient : une fois le σιτωνικόν vide,
on n'avait aucun moyen de le remplir, tant que la terre restait avare.
En 813 (501-502), la situation demeura tendue puisque la récolte du
printemps 501 avait été mauvaise, mais, au printemps de 502, la
moisson fut plus abondante, bien que encore insuffisante; les prix
baissèrent jusqu'au niveau qui semble avoir été celui d'une année de disette

301 Chronique, p. 198.


302 Sur le coût des transports, ci-dessous, p. 512-513.
418 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

sévère dans un grand port303. On a là un indice supplémentaire que les


seuls transports rentables à cette époque, pour des produits de faible
valeur, étaient les transports maritimes ou fluviaux.

3) Les années 814-816 de l'ère des Séleucides (502-505)

La récolte de 813 (printemps de 502) avait constitué un répit dans


la longue série de malheurs qui s'abattirent sur Edesse, non un arrêt.
Les difficultés demeurèrent, les habitants continuèrent à souffrir de la
faim. Cependant les causes du malheur avaient entièrement changé et,
avec elles, les réactions face aux difficultés.
En effet, à partir de 502, Edesse et toute sa région furent en butte
aux attaques des Perses. Les conséquences furent doubles : d'une part
les opérations militaires désorganisaient la production tandis que les
Perses pillaient, faisaient des prisonniers et levaient des tributs; d'autre
part, la seule présence de l'armée byzantine, qui, une fois, est estimée à
52 000 hommes pour l'ensemble de la Mésopotamie et qui pèse lourd
sur l'Osrhoène voisine, suffit à déséquilibrer le marché304. A deux
reprises au moins, Edesse doit cuire 630 000 muids de blé, soit 42 000 qx, de
quoi nourrir quelque 15 000 soldats pendant une année entière305. La
charge est si lourde qu'il faut l'imposer non seulement aux boulangers
de la ville et des environs, mais aussi aux «cours», c'est-à-dire aux
maisons conçues comme des unités fiscales, imposées proportionnellement
à leurs revenus306. On utilise, pour confectionner ce pain, du blé
spécialement affecté à l'armée, mais les soldats achètent des compléments de
nourriture sur le marché et provoquent la hausse des prix307.

303 Chronique, p. 200 : Avant la récolte de 502, le blé se vendait à 4 muids pour 1 sou.
Après cette récolte, il baisse à 12 muids pour 1 sou.
304 Chronique, p. 207 : Les deux armées de Mésopotamie comptent ensemble 52 000
soldats.
305 Chronique, p. 207 et 211. 630 000 muids représentent 42 000 qx, soit, à 3 qx par
personne et par an, la nourriture de 14 000 soldats (P. Oxy. 1 920 donne des rations de 4
livres de pain par soldat et par jour, 3,5 qx de blé pour l'année). Cependant les soldats ne
touchaient pas toujours leurs rations directement de l'intendance (cf. n. 307).
306 Sur les aulae, les cours qui ont les fonctions des οίκοι voir A. Guillou, op. cit.,
p. 377-378.
307 Chronique, p. 225-226, 228-229. Le blé n'est n'est pas mentionné parmi les
«achats» supplémentaires qui sont tous présentés comme des exactions. Mais, comme
notre source prend toujours le parti des Edesséniens, on peut penser que les achats ont
souvent été librement consentis par les vendeurs. L'armée éveille la jalousie des civils
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 419

La crise frumentaire ne provient plus de l'insuffisance de l'offre


mais du gonflement de la demande. Elle confirme l'inélasticité presque
totale du marché qui ne peut satisfaire des besoins légèrement
supérieurs puisque 50 000 bouches supplémentaires à la charge d'une vaste
région ne représentent pas un accroissement important des besoins
globaux en blé. Cela prouve la faiblesse des «surplus», si l'on entend par
ce terme ce qui n'est pas strictement indispensable à la survie de la
population, dans une région donnée, en économie traditionnelle. Les
prix atteignirent à nouveau le niveau de la famine antérieure, 4 muids
pour 1 sou308.
Par contre les réactions des autorités diffèrent radicalement de ce
qui s'était passé lors de la crise précédente : le commerce était nul et on
n'envisageait pas non plus de transport public des denrées
indispensables. Maintenant, on ravitaille les villes dans le besoin309 et, même, on
fait venir d'Egypte le complément nécessaire aux soldats310. Quand on
connaît la difficulté et le coût des transports terrestres, on constate que
le pain égyptien revenait, à son arrivée, à plus du double de ce qu'il
aurait coûté là où on le fabriquait311; mais, pour l'armée, rien n'est trop
cher. De même on compense les charges supplémentaires pesant sur
les habitants par des dégrèvements fiscaux qui n'étaient pas accordés
aussi vite quand la population mourait de faim à cause des mauvaises
récoltes312. Les dépenses militaires sont largement remboursées tandis
qu'une cité doit vivre du sien; on lui accorde parfois des subventions,
jamais on ne mobilise pour elle les moyens de l'Etat. Quand l'évêque
sollicitait un secours pour sa ville affamée, on lui concédait chichement
une faible part de ce qu'il demandait; quand des soldats y sont instal-

puisque, dit le chroniqueur, on trouve davantage de denrées dans les camps que dans les
villes (p. 221).
308 Chronique, p. 227.
309 Chronique, p. 224 : L'empereur Anastase fit construire un grenier dans chaque
ville, en prévision de nouvelles attaques perses, et fit transporter du blé d'Edesse à Amid. Ce
blé et donc destiné à l'armée.
310 Chronique, p. 217 : On fait envoyer du pain d'Egypte pour l'armée de
Mésopotamie.
311 Sur le coût des transports, cf. p. 512-513.
312 Chronique, p. 215 : Remise d'impôt en 815 (= 504); p. 222 : en 816 (= 505).
L'empereur se sent tenu de compenser par des mesures publiques les dépenses considérées
comme publiques qu'entraîne la guerre (entretien des soldats, déprédations . . .), mais pas le
manque à gagner dû aux intempéries contre lesquelles nul ne peut rien, et dont personne,
pas même le pouvoir, ne doit se croire responsable.
420 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

lés, on lui fait sentir qu'il est inutile d'intervenir pour que des
allégements de charge soient accordés, au moment même où les militaires
reçoivent une aide substantielle313.
L'exemple d'Edesse montre donc l'importance vitale des
institutions municipales en matière d'approvisionnement dans une ville
moyenne de l'intérieur, car, sans elles, Edesse n'aurait pas passé le cap
de la première année de crise et n'aurait pas reçu le faible secours qui
permit la survie de nombreux habitants pendant la seconde année. Il
montre aussi la limite des moyens mis en œuvre qui visent à répartir la
pénurie, non à la compenser par des apports extérieurs. On devait faire
des provisions pour les mauvaises années, d'où le rôle essentiel du
grenier municipal, des achats de précaution et des perceptions
exceptionnelles en céréales, pour alimenter ces réserves. Indépendamment des
distributions gratuites qui ont pu exister sans que notre source en
souffle mot, le blé public permettait seul de faire survivre les populations
urbaines au moment où les agriculteurs, eux-mêmes affamés, ne
pouvaient plus rien livrer. Ce blé venait même au secours des populations
rurales les plus démunies.

CONCLUSION

L'étude des villes pour lesquelles nous disposons d'une


documentation suffisamment abondante pour qu'on puisse y décrire avec quelque
détail un aspect ou l'autre du ravitaillement public a partiellement
répondu à notre attente : ici on voit comment sont organisées les
distributions gratuites, payées par l'Etat; là on découvre le grenier public et
les réserves qui permettent le fonctionnement de la σιτωνία; plus
rarement on devine ou on doit supposer l'existence de livraisons de blé par
l'administration pour compléter les apports d'un marché privé qui s'est
partout révélé particulièrement limité, car jamais on n'a rencontré de
marchands transportant de loin le blé indispensable à une ville. En
outre, chaque fois que nous avons vu fonctionner ces institutions, elles
nous sont apparues conformes aux prescriptions légales telles que nous
les avons décrites. Celles-ci ne sont pas de vaines considérations de

313 Chronique, p. 221-222 : L'empereur rabroue l'êvêque venu lui demander un


dégrèvement fiscal et accorde ce dernier avant que l'êvêque rentre dans sa ville, pour bien
montrer qu'il n'a en rien cédé aux pressions du prélat.
QUELQUES EXEMPLES DE RAVITAILLEMENT PUBLIC 421

juristes, souvenir d'un passé révolu ou programme généreux d'une


politique non appliquée. Dans ces conditions, il est légitime de tenir le
cadre légal pour représentatif de la réalité.
Cependant les informations que nous avons recueillies sont
partielles d'un double point de vue : d'abord elles sont fragmentaires et
elliptiques car aucun auteur n'a jugé bon de nous décrire en détail ce que
tous ses contemporains connaissaient parfaitement; ensuite elles sont
tendancieuses malgré elles car, précisément, la réalité de
l'approvisionnement public apparaît seulement dans des circonstances
exceptionnel es où nous n'en découvrons que certains aspects, toujours les mêmes,
ceux qui contribuent à atténuer les effets d'une crise particulièrement
dure. Il n'est pas jusqu'aux distributions gratuites qu'on ne voit
mentionnées que lorsqu'elles sont menacées ou suspendues. Enfin on peut
difficilement fonder la reconstitution d'une des structures urbaines les
plus importantes sur cinq exemples seulement - six si on ajoute le cas
de Rome à l'époque byzantine, alors que cette ville se présente comme
une grande ville provinciale et non plus comme une capitale.
Il faut donc compléter l'enquête ici ébauchée et rassembler tous les
détails épars dans le reste de la documentation pour confirmer le
caractère très général de ces institutions municipales, et pour préciser
certains points encore trop vagues. Les exemples analysés en détail
nous ont montré que l'approvisionnement public était vital pour toutes
les villes ccncernées. Il suffira d'établir qu'il existe ailleurs pour
admettre qu'il y tenait une place aussi importante. Il faut donc, par la
multiplication des indices, minces ou détaillés, montrer que le quasi-silence
des sources narratives ne prouve rien quant à la faible importance de
l'Etat dans le ravitaillement urbain. Bien au contraire, la contradiction
entre ce silence et le nombre des allusions significatives confirmera
que, si on parle peu de l'approvisionnement public dans les villes, c'est
précisément parce qu'il était d'une uniformité et d'une banalité qui
dispensaient d'en parler.
CHAPITRE 3

IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT
DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC

Des cinq exemples étudiés précédemment, on doit tirer au moins


une conclusion : tous s'interprètent parfaitement à la lumière des textes
législatifs qui les éclairent d'un jour nouveau et livrent la solution de
certaines questions restées jusqu'à aujourd'hui sans réponse. Cette
concordance nous prouve aussi la validité des lois analysées dans le
premier chapitre pour toute la période où se déroulent les événements
décrits, en fait pendant l'ensemble de la période protobyzantine, de 330
au VIIe siècle. Il est alors possible d'utiliser sans réticence le cadre légal
tel qu'on l'a défini pour regrouper maintenant tous les détails tirés des
cinq études, aussi bien que du reste de la documentation. Dans ce
domaine, comme dans la plupart des autres, les lois ont été
promulguées pour être appliquées et l'ont été réellement.
L'échantillon considéré jusqu'ici était à la fois varié par la taille
des villes, les régions et les époques, et par la diversité des informations
recueillies. Cependant il ne suffit pas, à lui seul, pour dissiper toute
inquiétude et pour répondre à toutes les interrogations. Une seule ville
moyenne suffit-elle pour prouver que toutes les villes moyennes avaient
un service de la σιτωνία et bénéficiaient, en cas de mauvaise récolte,
d'une subvention impériale? Ce service a-t-il fonctionné, dans la ville
même d'Edesse, avec la même efficacité pendant toute la période
considérée? L'a-t-on effectivement supprimé au moment de la grande crise
qui secoua l'Empire pendant le VIIe siècle? De quel poids ce service
pesa-t-il sur la vie sociale? En particulier, était-il indispensable à la vie
d'une cité au point que celle-ci ne pouvait que décliner fortement si on
le supprimait? En d'autres termes, une ville protobyzantine était-elle en
mesure de se suffire par l'échange de sa production artisanale ou de
ses services contre des denrées, ou avait-elle un besoin vital d'une
assistance de l'Etat?
424 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Avant de répondre à ces interrogations de fond, il faut résoudre


certains problèmes de détail qui empêchent encore de se faire une idée
très précise de l'approvisionnement public : nous avons entrevu le rôle
des greniers sans bien voir leur fonctionnement, l'existence de
distributions gratuites dont nous ignorons l'importance réelle, quelques
indications quantitatives dont il faudrait préciser la valeur exemplaire, des
différences entre grandes et petites villes qui restent vagues . . .
Certes toutes les questions ne trouveront pas de réponse, d'abord
parce que les sources manquent, ensuite parce que leur dépouillement
véritablement exhaustif dépasserait les possibilités d'une seule
personne. Cependant l'accumulation des informations directes ou indirectes,
livrées par les sources les plus diverses, pour un grand nombre de
régions de l'Empire, établira le bien-fondé de l'hypothèse qui a déjà été
avancée : si les sources parlent peu du ravitaillement public des cités -
détournant ainsi les historiens de lui accorder l'attention qu'il
mériterait, c'est, de façon paradoxale, parce que cette institution était si
répandue et si vitale que nul n'éprouvait le besoin d'en parler
longuement et d'en expliquer le fonctionnement.
L'étude commencera par les prestations, pour mesurer
approximativement leur extension et leur nature exacte : fournissait-on du blé ou
du pain, et dans quelles conditions? La présentation des bénéficiaires
insistera sur les rapports entre l'assistance sociale, destinée aux
indigents, et ce qu'on pourra appeler l'assistance civique, qui vise tous les
citoyens pour le plus grand bien de la cité, sans tenir compte de leur
fortune. La gestion de ce ravitaillement précisera nos connaissances
sur le pouvoir réel des autorités municipales et fera entrevoir les
moyens de pression dont elles disposaient sur les «humbles» qu'on
appelle aussi les «pauvres», dans les sources. Enfin une esquisse
d'étude quantitative rassemblera toutes les indications chiffrées rencontrées
dans les sources pour apprécier l'importance exacte de cette
institution. Ainsi la réflexion sur l'un des rouages administratifs des cités
débouchera-t-elle sur l'histoire de la société pour qui elle fonctionnait.

I - LES PRESTATIONS

Pour ce qui concerne les denrées livrées sous une forme ou sous
une autre, il faut reconnaître d'emblée que seul le blé apparaît dans
notre documentation. Les sources législatives mentionnaient aussi l'hui-
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 425

le mais on ne la voit jamais figurer parmi les prestations destinées à


l'alimentation, même dans les cités pour lesquelles les sources sont
nombreuses1. Les papyrus d'Oxyrhynchos semblent prouver, pour une
période légèrement antérieure à la nôtre, il est vrai, que ce silence est
significatif et que le blé apparaît seul, au moins parmi les distributions
gratuites2. Pour les ventes à prix fixe, on ne peut rien affirmer, bien
que la vraisemblance fasse pencher, là aussi, en faveur d'une absence
de toute denrée autre que le blé. La raison en est sans doute que ce
produit tenait une telle place dans l'alimentation qu'il apparaissait seul
comme vital, donc comme devant être fourni par la cité, avec ou sans
aide de l'Etat, dans des conditions très favorables aux bénéficiaires.
Même si on ne s'intéresse qu'au blé, une question demeure :
donnait-on ou vendait-on du blé ou du pain? Poser cette question c'est
entrer dans l'intérieur des maisons individuelles, où l'on a souvent noté
l'absence de fours et de grands foyers3. Dans les villages, on peut
toujours supposer qu'ils se trouvaient à l'extérieur, dans un coin de cour et
qu'ils n'ont laissé aucune trace. Par contre, en ville, on doit admettre
que les foyers étaient de dimensions réduites et que les fours
individuels n'existaient pas, ce qui ramène au problème du pain : où le
cuisait-on? Ne faut-il pas supposer que les particuliers étaient incapables
de le faire eux-mêmes et avaient recours aux boulangers, jusque dans
les petites villes? L'hypothèse prendra l'aspect d'une quasi certitude
quand on aura constaté le rôle important de cette profession dans
toutes les catégories de villes, depuis les plus grandes jusqu'aux plus
réduites. Mais, avant d'aborder ce point, il convient d'établir que les
institutions alimentaires étaient très largement répandues dans les cités de
l'Empire.

1 Le Digeste (50, 4, 18, § 5) mentionne la cura emendi olei et les responsables


municipaux de cette charge : nom harum specierum curatores quos ελαιώνας appellant, creari
moris est. Sur l'éclairage urbain de la ville d'Antioche, à la fin du IVe siècle, Evagre,
Histoire ecclésiastique, 6, 8, éd. J. Bidez et L. Parmentier, Londres, 1898, p. 228. Sur
l'importance du problème de l'huile dans les villes, bien qu'on ignore pour quel usage précis,
voir la révolte provoquée à Alexandrie contre le gouverneur qui y trouva la mort à
l'occasion du manque d'huile (δια λεΐψιν ελαίου) : Jean Malalas, Chronographia, 16, éd. G. Din-
dorf, Bonn, 1831, p. 401. Ici encore on accuse l'Etat, non les commerçants.
2 Le dossier d'Oxyrhynchos, sur lequel nous reviendrons (ci-dessous, p. 434-437),
montre que seul le blé est distribué (P. Oxy. 2 908, III; 2 934-2 937).
3 Voir, sur ce point des foyers dans les maisons individuelles en ville, les remarques
de M. Harrisson, Monumenti e urbanistica nella città, Bari, Corsi di studi, 6, sous presse,
à propos de la petite ville byzantine de Harif, dont on attend une étude scientifique.
426 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

A - Importance de l'approvisionnement public

II faudrait citer tous les documents utilisés dans l'ensemble de ce


travail pour montrer l'importance de l'approvisionnement public.
Cependant quelques exemples particulièrement significatifs montrent
plus nettement sa place dans un grand nombre de régions, sinon
partout.
Les lois générales traitent de la cura frumenti emendi ou de la sito-
nia dans des termes tels que la plupart des cités, ou du moins celles qui
ont une certaine importance, doivent posséder ce service4. Nous avons
déjà étudié les lois particulières, relatives aux villes d'Alexandrie et de
Carthage qui confirmaient l'existence d'une telle institution, et aussi de
distributions gratuites dans ces deux villes5. D'autres lois,
particulières à une province, montrent, par leur nombre et le contenu de leur
texte, que la pratique était réellement très courante, sinon universelle.

1) Dans la partie orientale de l'Empire

Trois novelles de Justinien attestent la présence de greniers publics


destinés à ravitailler la population civile du chef-lieu ou de toutes les
cités de trois provinces, sans qu'on sache cependant s'ils fournissaient
seulement du blé payant ou aussi du blé gratuit.
Le préteur de Pisidie, qui détient à lui seul l'autorité civile et
militaire dans sa province, doit pourvoir, entre autres choses, à
l'abondance dans les villes, aux besoins de tous les citoyens ainsi qu'aux travaux
publics (aqueducs, ponts, murs, routes)6. L'abondance ne peut
signifier que l'approvisionnement en blé et peut-être en autres denrées,
puisque les travaux publics et autres commodités (eau, bains . . .) sont

4 Voir ci-dessus, le chap. 1 de la seconde partie. Ces lois parlent de la sitonia en des
termes si généraux, et sans jamais définir une catégorie de villes que cette institution
concernerait plus particulièrement, qu'il ne fait aucun doute qu'on la trouvait partout, ou
qu'on pouvait l'y trouver. Peut-être les villes les plus petites se dispensaient-elles d'en
avoir une en permanence.
5 Cf. ci-dessus, p. 329, 384-386.
6 NJ 24, 3 : κήδεσθαι τής των πόλεων αφθονίας. Il (le préteur) doit veiller à ce que
nous avons indiqué ci-dessus, mais aussi prendre soin de l'abondance dans les villes et de
ce que rien ne manque aux citoyens. Il veillera aussi sur les travaux publics des villes, les
aqueducs, les ponts, les murailles et les routes. Noter le pluriel των πόλεων. Le préteur
n'est pas responsable uniquement du chef-lieu de la province.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 427

mentionnés explicitement ou sous-entendus dans la suite de la loi.


L'introduction du texte précise en outre que la compétence de ce préteur
est semblable à celle des autres préteurs, en particulier ceux de Sicile,
de Sardaigne et d'Espagne7. Comme nous le rappellerons, il est
certain que la Sicile disposait d'un sitonicum (σιτωνακόν) et donc d'un
service de la sitonia8. Cette loi suffit à établir que quatre provinces au
moins connaissaient cette institution. Le pluriel « les villes », quant à lui,
indique que le chef -lieu de la province n'est pas seul concerné et sans
doute que l'essentiel des cités en profitait.
Une loi, adressée au préteur de Lycaonie, prend toute sa
signification si on la compare à la précédente. Ce fonctionnaire doit en effet
«mettre tout son soin à ce que ses administrés ne manquent de rien»,
de même que veiller sur les travaux publics, aqueducs, ponts, murailles
et routes9. Des similitudes entre ce formulaire et le précédent on
conclut aisément que veiller à ce que les administrés ne manquent de
rien revient à dire en termes plus vagues qu'on doit assurer un
approvisionnement convenable aux villes de la province, c'est-à-dire veiller à la
σιτωνία. Le silence de l'empereur sur cette institution, dans la novelle
suivante, alors qu'elle est rédigée selon le même plan que la précédente
et concerne un autre préteur, celui de Thrace, me semble confirmer
seulement ce qui est dit dans son prologue, à savoir que le nom de la
province évoque plutôt la guerre que la paix. On insiste donc, pour ce
qui la concerne, sur les fonctions militaires et on rappelle uniquement
que, pour le reste, le préteur a les mêmes responsabilités que ses
collègues de Pisidie et de Lycaonie. En outre les trois lois sont datées du
même jour 10. Il fait peu de doute que, en Thrace aussi, le préteur est
responsable de la σιτωνία et, éventuellement, des autres prestations
offertes aux citadins.

7 NJ 24, intr. : Justinien donne une liste sommaire d'autres préteurs établis dans
certaines provinces de l'Empire, dont le statut sert manifestement de modèle pour la
définition des droits et devoirs de leur collègue de Pisidie. Il est donc tout à fait
vraisemblable, et même certain, que tous avaient les mêmes prérogatives, en particulier en ce qui
concerne l'alimentation.
8 Voir ci-dessous, p. 433.
9 NJ 25, 4 : Δει δε αυτόν καί τής τών πόλεων εύκοσμίας προνοεΐν . . . του μηδέν τοΐς
ύπηκόοις ένδεΐν πασαν τιθέμενον πρόνοιαν.
10 NJ 26, 4 : Le préteur de Thrace doit veiller sur les ports, les murs, les ponts, les
routes etc., et doit les entrenir avec les revenus de la cité (έκ τών πολιτικών πόρων); sinon
qu'il en réfère à l'empereur. Les trois lois sont datées du 15 des kalendes de juin 535.
428 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

En Cappadoce, le proconsul reçoit l'ordre de veiller sur la cité, sur


les σιτωνικά et sur les travaux publics11. La juxtaposition du singulier,
«la cité» et du pluriel, les σιτωνικά, est surprenante, d'autant plus que
tous les ouvrages d'art ne se trouvent pas dans la seule cité de Cesaree,
le chef-lieu de la province, et qu'une cité n'a qu'un σιτωνικόν. Il faut
comprendre que, ici comme au début de la loi, cité est employé pour
«province»12. Le gouverneur doit administrer tous les σιτωνικά qui se
répartissent à raison d'un par cité, au moins par cité d'une certaine
importance.
Ces quelques exemples montrent que l'approvisionnement est une
préoccupation normale de tous les responsables de provinces, quel que
soit le terme qui désigne leur fonction. Cependant cette préoccupation
n'est pas la plus importante puisqu'ils se contentent de fournir du blé
aux cités et de surveiller le fonctionnement d'institutions municipales
dont les lois d'Etat n'ont pas à traiter directement13. On comprend
alors la discrétion du législateur qui omet cette tâche dès que la loi
devient un peu plus particulière et n'envisage pas tous les aspects de
cette fonction avec beaucoup de précision. Dans ces conditions, le
silence des sources ne prouve rien quand les lois fixant les tâches d'un
responsable de province ou de préfecture du prétoire restent
muettes14.
Les lois révèlent, par leur caractère allusif , à quel point les
σιτωνικά, et donc la σιτωνία, constituaient une institution banale dans
l'Empire, mais elles le font surtout pour sa partie orientale. Des
correspondances administratives italiennes attestent qu'il en fut de même en
Occident, pendant trois siècles au moins. En outre les renseignements
qu'elles livrent sont beaucoup plus complets.

11 Λ7 30, 8 : Φροντιεΐ και xfjç πόλεως και των καλουμένων σιτωνακών και των έργων
των αυτής.
12 NJ 30, 1 : Le texte parle de la région, c'est-à-dire de la province, puis dit que la cité
(τα τής πόλεως) est divisée en deux parties. Ce ne peut être la seule cité de Cesaree, dont il
n'est pas question dans ce paragraphe, mais toute la province.
13 Sur l'autonomie des cités, pour ce qui concerne le fonctionnement des institutions
annonaires, cf. ci-dessus, p. 308-309. Pour l'approvisionnement du σιτωνικόν par l'Etat,
voir ci-dessous, p. 433 et p. 462.
14 Par exemple NJ 26-29 ou α 1, 27, § 1.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 429

2) En Italie

Pendant sa préfecture de la ville de Rome, Symmaque écrit à


l'empereur Valentinien II pour lui soumettre un différend qui oppose Pouz-
zoles et Terracina15. Constantin avait accordé 150 000 muids de blé
pour l'alimonia, c'est-à-dire pour des distributions gratuites, de la cité
de Pouzzoles, à une date non précisée. Constance avait diminué cette
quantité de moitié et Constant II l'avait augmentée de 25 000 muids, la
portant à un montant total de 100 000 muids. Sous le règne de Julien,
un gouverneur de Campanie décide de prélever 5 700 muids sur ce
volume pour les donner à la cité de Terracina, en contrepartie des
services qu'elle rend en fournissant du bois pour les thermes de Rome et
de la chaux pour les travaux publics; en effet diverses agglomérations
(oppida) qui devaient livrer ce blé ne l'avaient pas fait et les services
rendus à Rome risquaient de s'en trouver affectés. Mais Julien mourut
avant de confirmer la décision de son fonctionnaire. Celle-ci était donc
appliquée sans avoir été promulguée officiellement. C'est alors que
Gratien rendit 38 000 muids de blé que les cités de Campanie donnaient
à l'annone de Rome, à la demande de ces dernières16. Pouzzoles en
profita pour décider qu'elle ne paierait plus les 5 700 muids à
Terracina. Le conflit entre les villes ne pouvant être réglé sur place, le préfet
de la Ville demande à l'empereur de prendre une décision, que nous ne
connaissons pas et qui importe peu à notre propos. Il suffit en effet de

15 Symmaque, Relationes, 40, éd. O. Seeck, Berlin, 1883 (MGH, AA, 6, 1) = D. Vera,
Commento storico alle Relationes de Quinto Aurelio Simmaco, Pise, 1979, p. 382-383.
16 On comprend généralement que les cités campaniennes donnaient une part de
leur production à l'annone romaine parce que la région était riche en céréales et pouvait
être mise à contribution (A. Chastagnol, La préfecture urbaine à Rome sous le Bas-Empire,
Paris, 1960, p. 61 et 310; D. Vera, op. cit., p. 297). En fait le texte dit bien que Gratien fit
rendre à chaque ville le blé que Céréalis avait réclamé pour le peuple romain (eum
frumenti numerum, quem Cerealis ex multis urbibus romano populo vindicaret, restituì
omnibus impetraret). On ne fait restituer que ce qu'on a donné. En outre ces grains servent à
l'alimonia, c'est-à-dire à la nourriture des villes, sans doute à la fourniture de blé gratuit
(cf. ci-dessous, p. 441 : Y alimonia d'Alexandrie est un versement de blé gratuit, comme le
σιτηρέσιον des capitales et de nombre d'autres villes). Donc le blé était du blé annonaire
donné à ces villes sur les greniers d'Egypte ou d'Afrique car le blé de Campanie pouvait
servir à rétribuer certaines villes, jamais à nourrir la plèbe de Rome. Ce blé annonaire est
à distinguer de ce que les villes de Campanie devaient livrer à Terracina pour payer un
service que cette ville rendait à Rome. Dans ce cas, il est vraisemblable qu'elles versent en
nature, sur leurs ressources propres, une part de l'impôt d'Etat affecté au paiement des
chaufourniers.
430 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

constater que, depuis au moins le règne de Constantin, au moins deux


cités de Campanie, et vraisemblablement un grand nombre, sinon la
totalité, touchent du blé annonaire17. Terracina le reçoit en
contrepartie de services publics qu'on lui impose, mais l'utilise pour ses citoyens,
ce qui suffit à prouver l'existence de distributions gratuites, peut-être
gérées par le service municipal de la sitonia18. Donc, au IVe siècle, la
Campanie, et sans doute toute l'Italie, connaît des institutions
identiques à celles qui apparaissent dans la documentation orientale au VIe
siècle.
C'est précisément au début du VIe siècle qu'on retrouve la sitonia
en Italie et, à cette époque, elle fonctionne comme un service municipal
présent partout en Italie du Nord, essentiellement pour lutter contre les
irrégularités de la production mais aussi pour assurer des distributions
gratuites aux citoyens. D'ailleurs le préfet du prétoire Cassiodore tient
pour l'un des soucis principaux du pouvoir que l'alimentation ne fasse
pas défaut dans les villes car, dit-il, les peuples y prêtent attention
pardessus tout, plus attentifs à leur ventre qu'à leurs oreilles19.
Vers 527, dans une lettre adressée à tous les évêques et les
fonctionnaires au nom du roi Athalaric, il demande aux habitants de
toute l'Italie ou d'une région indéterminée de ne pas se livrer à la
spéculation20. En effet, il a appris par une plainte des curiales que
certains citoyens achètent du blé au meilleur prix après la récolte et le
revendent ensuite très cher. Que les émissaires royaux veillent à ce

17 Pouzzoles touchait donc 100 000 muids de blé annonaire, sans doute du blé
égyptien. Terracina recevait 5 700 muids sur cette quantité et les villes de Campanie, pour leur
part, bénéficiaient aussi du blé annonaire, pour des quantités inconnues.
18 Le blé ne peut être donné directement à ceux qui livrent du bois ou de la chaux
car nous savons par ailleurs que les chaufourniers ne sont pas payés en blé (cf. ci-
dessous, p. 506).
19 Le pouvoir doit prendre soin ne desii alimonia civitatibus quae super omnia populi
plus requirunt, studentes ventri, non auribus (Cassiodore, Variae, préface, éd. A. J. Fridh,
Turnholt, 1983 (CC, 96, p. 4). Il y parvient en général; ainsi Bélisaire, après un siège de
Rome, y fait apporter de la nourriture, si bien que la population dispersée dans les
environs revient à la fois pour rentrer chez elle et pour profiter de cette abondance relative
(Procope, De bello gothico, 7, 24, 7, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963 (coll. Teubner), p. 402-
403).
20 Cassiodore, Variae, 9, 5, éd. cit., p. 351-352 : Cassiodore a appris que certains ont
la détestable habitude dum primo tempore panicii speciem coemptam in propriam recon-
didere substantiam spectantes caritatem mediocribus gravent, ut parcius reponentibus de-
testabilem inférant nuditatem, quando homines in famis periculo constituti rogantes offe-
runt quo se spoliari posse cognoscunt.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 43 1

que les responsables de greniers, ceux des «gradins» ou d'autres


lieux, gardent seulement le grain nécessaire pour eux et leur
«famille» c'est-à-dire leur personnel, et vendent le reste à un prix tel que
l'acheteur ne soit pas écrasé et que le vendeur trouve une juste
rétribution21. La lettre vise, pour répondre à une plainte de certains cu-
riales, à provoquer une diminution du prix du blé par vente de
céréales publiques, en particulier du blé qui sera affecté aux gradins de
la province ou des provinces concernées. Ces gradins ne sont pas
ceux de Rome à la fois parce que l'absence de précision
géographique conduit à les situer dans la province de l'évêque et des
fonctionnaires qui reçoivent la lettre, et parce que les greniers des gradins
sont mis sur le même plan que ceux des autres lieux qui, eux, ne
peuvent se trouver hors de la province22. Il ressort de cette lettre
que, si les gradins provinciaux existent, c'est qu'on procède à des
distributions gratuites hors de Rome, comme nous allons le voir, et que,
si on procède à des distributions gratuites, on dispose d'un service du
blé municipal; ce dernier obtient, en cas de difficulté grave, le
secours de tous les autres greniers, ceux qui sont destinés à fournir
aux fonctionnaires et peut-être aussi aux militaires, la nourriture à
laquelle ils ont droit. On retrouve ici l'interdépendance de tous les
greniers d'une région à laquelle il a déjà été fait allusion23. L'un de
ces greniers sert pour les habitants de la ville et tous doivent
l'assister pendant une disette, à charge de revanche si un autre se trouve
en difficulté. On notera que la décision est prise par le roi à la
demande des curiales, sans aucun doute parce que le service de la
sitonia est incapable de faire face aux difficultés. Au lieu de solliciter
du gouverneur l'autorisation de procéder à une coemptio qui serait
peut-être impossible, si les effets de la crise sont trop graves, on
préfère donner l'ordre aux détenteurs de blé public de mettre leurs
surplus au service de la cité. On peut se demander, dans ces conditions,
si les bateaux que Théodoric fit construire pour l'armée et pour le

21 Ibid. : Cassiodore ordonne ut sive in gradu sive in aliis locis frumentorum condita
potuerint invenire, tantum sibi unusquisque dominus vel familiae suae retineat, quantum
se expendere posse cognoscit, reliquum periclitantibus vendat. La familia est constituée par
le personnel des greniers.
22 Sive in gradu, sive in aliis locis . . .
23 Voir ci-dessous, pour d'autres exemples de mobilisation de greniers divers en cas
de manque grave de céréales (p. 467-468). Voir aussi, ci-dessus, p. 369, pour l'usage des
greniers militaires de Syrie, lors d'une famine à Antioche.
432 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

transport du blé, n'acheminaient du blé que pour l'armée, ou


pouvaient éventuellement être mis au service des villes24.
Les greniers urbains apparaissent beaucoup plus nettement en
535-536, quand le roi Théodat ordonne, dans un édit général, dont
l'application est illustrée par deux lettres contemporaines, que l'Etat
vende le blé à 25 muids pour 1 sou, là où les curiales ne pourraient
en obtenir 10 pour cette somme25. Nous avons une idée précise de
l'ampleur de la crise, à travers une évocation d'un prix de disette
sévère, celui que nous avons déjà rencontré à Antioche et Carthage26.
Nous apprenons en particulier que, pour y remédier, l'évêque de
Milan reçoit le tiers du blé contenu dans les greniers de Pavie et de
Dertona au prix fixé par l'édit, afin de secourir les indigents, à
l'exclusion des riches27. Les sommes obtenues par la vente du blé seront
conservées par le prélat qui les transmettra au caissier du grenier
pour que ce dernier refasse ses stocks, en vue d'une autre période de
difficultés28. En outre, on vendra au même prix un autre tiers du
contenu de ces greniers de Pavie et de Dertona aux paysans de Ligu-

24 Cassiodore, Variae, 5, 16, éd. cit., p. 195-196 : Decrevimus mille interim dromones
fabricandos assumere qui et frumenta publica possint convehere et adversis navibus, si
necesse fuerit, obviare. Ces bateaux ont apparemment une finalité militaire, mais rien
n'interdit de supposer que, parmi les blé publics qu'ils transporteront, se trouveront des
céréales destinées aux villes.
25 Cassiodore, Variae 12, 28, éd. cit., p. 498 : Vendit itaque largitas publica viginti
quinque modios dum possessor invenire non possit decem. Application de cet édit dans
Variae 10, 27, éd. cit., p. 314, et 12, 27, éd. cit., p. 383.
26 Cf. ci-dessous, p. 497-502.
27 Cassiodore, Variae, 12, 27, éd. cit., p. 496 : On croirait à une assistance aux
pauvres de la cité de Milan, en donnant à «pauvres» le sens de nécessiteux qui ne peuvent
subvenir à leurs besoins. Cependant le prix de vente, supérieur de 20% au prix moyen du
marché, exclut que les déshérités puissent se procurer ce blé. Il faut comprendre que la
mesure a été prise pour venir en aide aux pauvres, c'est-à-dire à ceux qui gagnent
difficilement leur vie, la majorité des humbles de la ville, plutôt qu'aux riches, ceux qui
disposent peut-être de quelques stocks et qui se suffisent facilement en toutes circonstances.
Peut-être des mesures seront-elles prises pour empêcher l'accaparement et la spéculation
de ceux qui en auraient les moyens. L'évêque agit donc en tant que chef de
l'administration municipale, en aucun cas en tant que responsable religieux ayant la charge d'assister
les malheureux.
28 Solidi vero, quanti ex suprascripta quantitate panici potuerunt congregari, vestra
nobis relatione declorate ut apud arcarium reconditi ad supra memoratam speciem repa-
randum futuris reservetur, Deo auxiliante, temporibus. Jamais les bénéficiaires de blé
donné aux pauvres n'ont eu à vendre les quantités reçues et à reverser la somme ainsi gagnée
aux responsables d'un grenier.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 433

rie, et un tiers du contenu des greniers de Trévise et de Trente à la


Vénétie «car le cultivateur des champs provoquera une nouvelle
famine par sa fuite, si on ne lui vient pas en aide quand il est dans le
besoin»; or les paysans vivent pour la nourriture des citadins29. De
même Ravenne dispose de stocks considérables que le roi lui
demande de mettre au service de tous, sans doute pour l'armée dans ce cas
précis, mais évidemment aussi pour la ville de manière habituelle30.
Dans toute l'Italie du Nord, le blé public circule, assiste villes et
campagnes dans le besoin parce que, ici comme à Edesse et à Antioche,
ce sont les greniers urbains qui viennent au secours des paysans
pour la raison clairement exprimée par Cassiodore : sans assistance,
plus de paysans et, sans paysans, plus de récoltes et plus de villes31.
D'autre part les rentrées fiscales futures seraient diminuées : mieux
vaut dépenser un peu maintenant pour le maintien du paysan que le
voir disparaître à jamais.
A l'époque byzantine, une lettre déjà analysée du pape Grégoire
le Grand atteste l'existence d'un sitonicum en Sicile32. Comme il est
placé sous l'autorité directe du préfet de l'île et que son curateur est
nommé par décision impériale, on doit supposer que ce sitonicum est
celui de l'île toute entière, considérée comme une circonscription
administrative33. Il dispose de nombreux greniers où les divers greniers
de l'Eglise romaine doivent reverser une partie du blé fiscal qui a été
consigné chez eux jusqu'à ce moment34. Bien que nous ne voyions
pas fonctionner ce service, il est certain qu'il existe et qu'il fournit
une assistance assez semblable à celle que nous venons de voir en
action au début du VIe siècle dans le reste de l'Italie. Un nombre

29 Cassiodore, Variae, 10, 27, éd. cit., p. 408-409 et 8, 31, p. 337.


30 Cassiodore, Variae, 2, 20, p. 70-71.
31 Sur l'afflux des paysans affamés vers la ville, voir aussi ci-dessus, p. 374
(Antioche), p. 410 (Edesse), p. 430, n. 19 (Rome).
32 Grégoire le Grand, Ep 1, 2, éd. D. Norberg, t. 1, Turnholt, 1982 (Corpus christiano-
rum. Series latina, 140), p. 3.
33 Le curator du sitonicum a été nommé principum jussione. L'ordre de lui verser le
blé a été transmis par une personne qui se esse praefecturium memorai. Ce n'est pas un
préfet mais un fonctionnaire du préfet, c'est-à-dire du gouverneur de Sicile puisqu'il
porte le titre de préfet.
34 Le blé versé était stocké dans plusieurs greniers (in horreis); il est livré par des
horrearii et par des defensores. Comme ces derniers sont chacun responsable d'une
région, s'ils sont plusieurs, c'est que les greniers sont dispersés. C'est donc un gros
versement qui concerne diverses régions de Sicile.
434 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

important de villes siciliennes, sinon toutes, profite donc de la sito-


nia.
Ravenne, enfin, recevait, à l'époque ostrogothique, du blé, de
l'huile et du vin d'Istrie au titre de l'impôt dû par ces régions, sous
forme de versements permanents et aussi de coemptiones
exceptionnelles, en cas de difficulté35. Il furent complétés, après la reconquête
byzantine, par des levées de blé en Sicile, encore attestées au VIIe
siècle36.
Il ressort donc des quelques exemples analysés ci-dessus, que,
dans de très vastes régions de l'Empire, et certainement dans la
plupart d'entre elles, fonctionnent plusieurs services du ravitaillement
public, pour le blé payant comme pour le blé gratuit37. Les
informations qu'ils donnent, tantôt très générales, ce qui prouve l'extension
de l'institution, tantôt précises, ce qui révèle son uniformité sur toute
l'étendue de l'Etat à travers la ressemblance des pratiques dans des
lieux différents, ces informations retirent définitivement toute valeur
à l'argument que l'on pourrait tirer de l'indigence des sources38. Elles
seront complétées par les indices que livre l'ensemble des autres
documents et lèvent toute ambiguïté sur l'importance de l'assistance
alimentaire accordée aux villes à l'époque protobyzantine. La carte
ci-jointe montre bien le nombre et la dispersion tant géographique
que chronologique des documents39.

35 Cassiodore, Variae, 12, 22, éd. cit., p. 489; 12, 24, éd. cit., p. 491-492; cf. le
commentaire de L. Ruggini, Economia e società neu'« Italia annonaria». Rapporti fra
agricoltura e commercio dal IV al VI secolo d. C, Milan, 1961, p. 341-347. Ces denrées sont surtout
destinées aux militaires et aussi aux fonctionnaires; mais Cassiodore dit qu'une partie
d'entre elles va aux simples citoyens (12, 22: médiocres victualium pascit expensis); ce
doit être uniquement du blé puisqu'on ne voit nulle part ailleurs d'autres denrées
destinées à la consommation des populations urbaines.
36 Àgnellus, Liber pontificalis ecclesiae Ravennatis, 111, éd. O. Holder-Egger,
Hanovre, 1878 (MGH, Script, rerum langobardicarum et italicarum saec. VI-IX), p. 350.
37 Donc les documents qui font allusion à des situations concrètes confirment
l'impression tirée de la lecture des lois.
38 On ne doit donc plus faire apparaître ou disparaître les institutions alimentaires
dans une ville donnée, en fonction de leur apparition ou de leur disparition dans les
sources.
39 Voir la carte p. 437.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 435

Β - Les prestations de l'Etat et des cités

Nous ignorerons sans doute toujours ce qu'on offrait réellement


dans chaque ville, tant la qualité du pain que sa quantité et
l'organisation concrète des prestations qui variaient naturellement d'un lieu à
l'autre. Par contre, nous pouvons distinguer entre ventes à prix fixe et à
prix variable d'une part, distributions gratuites de l'autre.

1) Les distributions gratuites

Les distributions gratuites de blé posent une question


particulièrement difficile car, selon l'importance qu'on accorde aux sources qui
nous en parlent, on leur attribuera une place plus ou moins grande
dans l'approvisionnement des villes de provinces, grandes ou petites.

a) Oxyrhynchos et les villes égyptiennes


La source la plus indiscutable pour les distributions gratuites
concerne une ville moyenne d'Egypte, malheureusement plus d'un
demi-siècle avant le début de l'époque considérée dans ce travail40.
Dans la cité d'Oxyrhynchos, une série de documents datés des
années 265-275 nous montre que l'on distribuait gratuitement 3 muids
de blé par mois à 3 000 personnes âgées de plus de 18 ans, choisies
parmi les citoyens originaires de la cité ou parmi ceux d'Alexandrie, et
peut-être aussi de Rome, qui y résidaient ou y résideraient. Il faut
ajouter 900 anciens magistrats municipaux qui reçoivent de droit le blé
gratuit et 100 ομόλογοι dont le statut n'est pas connu avec précision41. Les
distributions sont strictement réservées à la population urbaine, car les
textes indiquent, pour chaque bénéficiaire, le nom du quartier où il
habitait42. On peut en conclure que les ruraux étaient exclus et qu'à
Oxyrhynchos on avait établi un gradin par quartier car la mention du
quartier n'a de sens que si c'est dans ce cadre que sont organisées les
distributions. Comme on le constate immédiatement, les critères pour
l'inscription sur les listes d'ayants droit sont purement administratifs et

40 The Oxyrhynchus papyri, vol. 40, éd. J. R. Rea, Londres, 1972 = P. Oxy. 2 892-
2 942. Commentaire de J.-M. Carrié, Les distributions alimentaires dans les cités de
l'empire romain tardif, MEFR, 87, 1975, p. 995-1 101, passim.
41 P. Oxy. 2 928-2 929.
42 P. Oxy., t. 40, passim; cf. index, 5. ν. άμφοδος.
436 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ne tiennent aucun compte de la situation de fortune des intéressés;


cette prestation n'a aucune fonction charitable. La courte période
couverte par le dossier ne doit pas tromper le lecteur : le groupe de textes a
été trouvé en un même lieu; les papyrus ont été jetés ensemble et
appartiennent nécessairement à la même période. Avant de les
connaître on ne savait presque rien de ces distributions en Egypte43; une
nouvelle découverte, à Oxyrhynchos ou ailleurs, peut à tout moment
apporter la preuve de leur existence avant ou après le dernier tiers du IIIe
siècle. Il serait donc dangereux de limiter trop nettement dans le temps
la portée de ce dossier.
Les conditions d'admission, fondées sur l'appartenance au corps
civique, donc sur le fait d'être un mâle adulte, rappellent de très près
celles de Rome. On peut en conclure soit que les distributions ont été
organisées sur le modèle romain, la cité provinciale voulant imiter la
capitale dans sa munificence envers ses citoyens, soit qu'elles ont été
accordées par le pouvoir impérial qui appliqua dans les provinces les
mêmes règles qu'à Rome44. Pour trancher, il faut tenir compte d'une
formule administrative utilisée par les papyrus. Les distributions sont
désignées comme le σιτηρέσιον, Γ« annone», avec le terme utilisé, dans
les sources grecques, pour nommer l'annone des capitales45, et même
comme le ιερόν σιτηρέσιον, Γ« annone sacrée» dans le sens de «annone
impériale», donc d'annone accordée par le pouvoir, vraisemblablement
sur les réserves de blé fiscal égyptien46. Cette annone municipale, qui
porte le même nom que l'annone romaine, et qui va aux mêmes
catégories de bénéficiaires, paraît avoir été attribuée sur le modèle de l'anno-

43 Outre les distributions d'Alexandrie et les textes d'interprétation difficile cités


p. 344, n. 65, on a deux indices en faveur de distributions gratuites à Hermoupolis : P.
Lond 955 (a. 261) et SB 4 514 (a. 269). Peut-être faut-il joindre à ce petit dossier un texte
très tardif (SPP 1 208, VIIe- VIIIe siècle) provenant de la même ville où on lit ... δοθέντα
εις την άγορασίαν, λόγφ τρο(φίμου) πόλεως : ... donné pour des achats au titre du τρόφι-
μον de la ville. Comme ce terme désigne l'annone gratuite d'Alexandrie, il pourrait avoir
la même signification à Hermoupolis. De même dans le Fayoum, SPP 1 344 : fragment de
papyrus portant la formule άπ]ό λόγου τροφίμ[ου. Voir aussi p. 344, n. 65.
44 J.-M. Carrié, op. cit., p. 1 083-1 086, penche pour des distributions fondées par
l'empereur qui a sans doute accordé un dégrèvement fiscal à l'origine pour les financer,
mais qui, par la suite, seraient devenues municipales, car ce sont les agents de la cité qui
en ont toute la responsabilité.
45 P. Oxy., t. 40, index, 5. v.
46 P. Oxy. 2 898. Ce qui est ιερός (sacer en latin) est impérial dans le langage
administratif.
400 km
Fig. 6 - Villes et provinces où des prestations de blé public sont attestées entre
438 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ne romaine, mais il resterait à prouver que ce n'est pas une tradition


lagide imitée à Rome. Par contre il est clair que la cité d'Oxyrhynchos
reçoit, pour nourrir ses habitants, une partie de l'annone levée sur
ordre de l'empereur, non pour le budget municipal, mais pour celui de
l'Etat, et ensuite rétrocédée à la cité. On comprend alors pourquoi les
citoyens originaires d'Alexandrie, et peut-être de Rome47, y ont droit,
eux aussi : l'Etat accorde aux habitants de la capitale et du chef -lieu de
l'Egypte le droit de recevoir ce qu'il leur verse normalement dans leur
ville d'origine, mais qu'ils ne peuvent toucher momentanément, du fait
de leur absence48.
La situation des habitants d'Oxyrhynchos n'est cependant pas
absolument identique à celle de la capitale puisqu'ils reçoivent uniquement
3 muids de blé par mois au lieu des 5 muids accordés par l'annone
romaine. C'est peut-être un indice en faveur du fait que le coût de la vie
était moins élevé dans une petite ville que dans la Ville. Il suffisait
d'une assistance de moindre importance pour attirer vers la ville un
nombre convenable de campagnards.
Ce dossier fourni, d'où l'on peut tirer des conclusions assez
précises doit être complété par les documents plus isolés qui montrent la
fréquence relative de ce type de distributions gratuites en Egypte49. Il
reste à se demander si cette institution se retrouve ailleurs dans
l'Empire. De même il convient de vérifier si elle est toujours alimentée par le
budget impérial ou si elle est offerte par la cité sur ses fonds propres.

b) Dans le reste de l'Empire

Au premier abord, les deux capitales paraissent seules concernées.


Cependant une lecture attentive des sources nous a convaincus
qu'Alexandrie en bénéficiait50. De même à Antioche deux indices, tirés

47 P. Oxy. 2 927, 1. 3 : Indication que les citoyens d'Alexandrie et de Rome sont


inscrits parmi les citoyens ayant droit aux distributions. P. Oxy. 2 916, 1. 9-10 : Exemple d'un
citoyen d'Alexandrie qui bénéficie réellement des distributions et fournit pour cela un
certificat de résidence à Oxyrhynchos. Les citoyens originaires de Rome avaient sans
doute assez rarement l'occasion de profiter de cet avantage.
48 Sur le fait que les citoyens absents perdent provisoirement le droit à l'annone,
voir ci-dessus, p. 61, n. 69. Ce qui était vrai à Rome l'était évidemment à Alexandrie et à
Oxyrhynchos.
49 Cf. n. 43. Pour des exemples plus anciens d'annone gratuite, voir P. Oxy. 2 941 et
P. Mich. 629. Ces deux textes sont de la seconde moitié du IIe siècle.
50 Cf. ci-dessus, p. 324-337, passim.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 439

l'un d'un épisode dramatique de la vie dans la cité, l'autre d'une novelle
de Justinien, prouvent que la capitale de l'Oronte jouissait du même
privilège51. Les deux grandes métropoles sont donc placées sur le
même plan que les capitales. La même novelle précise, dans une
formule vague, que les annones gratuites seront distribuées ailleurs «car
on en trouve dans certaines autres provinces»52. L'empereur et ses
bureaux savaient parfaitement ce qui en était et n'auraient pas
introduit cette clause si un nombre important de villes n'avait touché cette
largesse. La seule manière de comprendre cette formule consiste à
supposer que l'administration s'est dispensée d'une enumeration
fastidieuse; elle a seulement cité les deux plus gros bénéficiaires du blé
imperial, en omettant les autres. Il faut confirmer cette interprétation par
d'autres exemples.
Une loi, qui traite des maisons, annones civiles, autres édifices et
esclaves que la ville de Constantinople ou une autre ville viennent à
recevoir en héritage ou en don, paraît fournir un indice supplémentaire
en faveur de distributions fréquentes de l'annone gratuite dans les
villes de province. Si les quatre types de dons peuvent être effectués non
seulement à Constantinople, mais aussi dans toutes les villes, il serait
difficile de supposer qu'on envisage le cas, nécessairement
exceptionnel, de citoyens de Constantinople qui feraient don à une autre cité de
la part qu'ils auraient touchée de leur vivant, dans cette ville. On est
donc tenté d'interpréter ainsi : les habitants d'une ville quelconque
peuvent donner ou léguer l'annone que leur verse leur cité d'origine.
Cependant, dans ce texte, l'annone, qui figure entre les maisons et les
autres édifices, apparaît intimement liée aux maisons, et ce d'autant
plus qu'elle est transmissible; en effet, nous l'avons vu, les annones
personnelles peuvent être héréditaires, mais reviennent à la cité soit à
la mort du bénéficiaire, soit à celle du dernier de ses héritiers directs53.

51 Cf. ci-dessus, p. 351-355.


52 NJ 7, 8, commentée ci-dessus, p. 330, n. 25. On ignore combien de provinces
étaient concernées et si, dans les provinces, seul le chef-lieu bénéficiait de ces libéralités.
L'exemple des villes de Campanie tend à prouver que, parfois au moins, un grand
nombre de cités profitait de distributions gratuites.
53 Ο 11, 32, 3, 469 : Si qua hereditatis vel legati seu fideicommissi aut donationis titu-
lo domus aut annonae civiles aut quaelibet aedificia vel mancipia ad jus inclitae urbis vel
alterius cujuslibet civitatis pervenerunt sive pervenerint, super his licebit civitatibus vendi-
tionis pro suo commodo inire contractum. Les annones vont avec les maisons qui se
distinguent précisément des aedificia par le fait de donner droit à des annones.
440 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Ces annones correspondent donc entièrement à la définition des panes


aedium. Comme les panes aedium sont propres à la capitale, et
éventuellement à des villes nouvelles que l'on aurait désiré peupler de cette
manière, à supposer qu'on ait distribué des annones à leurs habitants,
il paraît impossible que la loi concerne les annones des villes de
province ; elle se rapporte plutôt à la seule capital«. Pour elle seule, les quatre
catégories de dons sont possibles; ailleurs on n'en a que trois. Ainsi la
documentation législative est d'un faible secours pour étudier les
distributions gratuites : que le blé soit payé par la cité ou par l'Etat, les lois
n'ont pas à nous en parler car il est distribué dans le cadre d'une cité et
elles sont muettes sur ce qui touche à la vie interne des cités.
Les autres types de sources apportent quelques indices qui, pour
être succints, n'en sont pas moins irréfutables et suggestifs. Nous
avons vu ce qu'on doit penser du blé de Carthage, blé gratuit
distribué aux citoyens inscrits sur des listes officielles54. En Italie, le blé
annonaire que se disputent diverses cités de Campanie, et que la ville
de Rome leur conteste, est assurément un blé gratuit quand il arrive
dans les greniers municipaux, car, s'il était payant, on n'aurait pas
discuté son affectation55. L'une des villes le reçoit comme salaire ou
récompense des services qu'elle rend à l'Etat, mais rien de tel n'est
dit ou suggéré pour les autres. Elles touchent du blé annonaire sans
contrepartie apparente. Le plus plausible consiste à admettre qu'elles
le redistribuent gratuitement. De même, dans le cas des cités
italiennes qui, au début du VIe siècle, possèdent des gradus dont les
greniers conservent du grain et dont la présence suffit à prouver qu'ils
servent à des distributions. En outre une épitaphe de boulanger
«municipal» (πολιτικός) rappelle les pains civiques (πολιτικοί) donnés aux
possesseurs de logements à Constantinople56; mais ce terme n'est pas
univoque car le boulanger peut n'être qu'un boulanger de la cité,

54 Voir ci-dessus, p. 382-386.


55 Cf. ci-dessus, p. 427-429.
56 Tombe trouvée à Sardis, qui pourrait être du IVe siècle (C. Foss, Byzantine and
turkish Sardis, Harvard, 1976 (Archaeological explorations of Sardis, 4) : . . .Αύρ(ηλίου)
Ζωτικού, γερουσιαστοΰ, άρτοπώλου πολειτικου : Zotikos, citoyen de Sardis, curiale,
boulanger municipal. Il est sûr qu'il traite le blé municipal, donc pour la cité et non pour les
services de l'Etat, mais il faudrait savoir si ce blé est gratuit ou payant. Le fait que le
boulanger appartienne à la curie peut s'interpréter aussi bien comme le fait que, par
ailleurs, il était propriétaire foncier, ou qu'il était le curiale responsable du bon
fonctionnement de la corporation locale des boulangers.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 441

comme l'était la plupart des boulangers, ainsi que nous allons le voir.
Enfin le sitonicum de Sicile et les σιτωνικά orientaux peuvent assurer
des distributions, à côté de leur fonction première qui consiste à en
vendre57.
L'existence de distributions gratuites de pain aux citoyens résidants
des villes protobyzantines est donc bien connue pour les capitales et un
nombre suffisamment important d'autres villes pour qu'on puisse
considérer que la novelle de Justinien fait allusion à une situation assez
- ou très - courante dans tout l'Empire et que beaucoup d'autres cités
en bénéficiaient. Cependant rien ne permet d'évaluer précisément
l'importance de ces distributions, ni celle des quantités données ou du
nombre des ayants droit dans chaque cité. Ainsi les indications fournies
par le dossier d'Oxyrhynchos, pour une période immédiatement
antérieure à la nôtre, prennent un relief particulier car elles suggèrent la
manière dont fonctionnait ce service municipal.
Pour ce qui est de son financement, dans tous les cas connus, sauf
à Carthage où nous n'avons pas de renseignements sur ce point, il est
assuré par l'empereur. A Oxyrhynchos, c'est la formule ιερόν σιτηρέ-
σιον qui prouve l'origine impériale de la prestation58. A Alexandrie,
nous le savons parce qu'une source nous apprend explicitement que le
blé donné vient des greniers d'Etat59. En Italie, nos sources précisent
que l'empereur ou le roi fournit le grain, ou bien le sous-entendent,
puisqu'il donne des ordres à son sujet60. A Antioche, et dans les autres
villes, auxquelles Justinien fait allusion dans sa novelle, l'emploi du
terme αίτησις qui désigne des prestations publiques en blé et
principalement l'annone de la capitale, suggère fortement que les distributions
locales provenaient elles aussi des réserves de l'Etat61. Comme la
dépense était assez lourde, on peut penser que partout le pouvoir
central assumait cette charge car les finances municipales auraient été
incapables de s'en occuper.

57 Cf. ci-dessus, p. 433.


M Cf. ci-dessus, p. 436.
59 Cf. ci-dessus, p. 328. Les 2 000 000 de muids sont une dotation de Dioclétien.
60 Cf. ci-dessus, p. 429-432.
61 NJ 7, 8. En outre, à Antioche, il ne fait guère de doute que les empereurs
continuent les versements de blé publics qui remontent au moins au règne de Probus (ci-
dessus, p. 353, n. 91).
442 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

2) Les ventes de blé public

a) Les ventes occasionnelles à prix variable

Dans les sources, ce sont les ventes à prix variable qui sont les
mieux représentées. Elles interviennent à l'occasion d'une mauvaise
récolte, grâce aux stocks que la cité entretient en permanence et aux
achats auxquels elle peut procéder, pour faire face à toute éventualité,
depuis les conséquences d'une guerre jusqu'à celles d'un vol de
sauterelles, en passant par une suite de difficultés climatiques plus ou moins
durables et violentes.
Le prix apparaît toujours fixé par l'Etat en fonction de la situation
pendant la crise. Dans certains cas, c'est le prix public légèrement
augmenté, sans doute pour tenir compte de la pénurie à ce moment-là,
dans la province, comme dans l'Italie ostrogothique en 535-53Ó62. Dans
d'autres cas, c'est un prix intermédiaire entre celui qui serait pratiqué
sans intervention de l'Etat et le prix public, comme à Antioche, en
363 63. On peut alors penser qu'on vend cher pour retrouver de quoi
refaire les stocks à un moment où le blé est très onéreux sur tous les
marchés. Ailleurs, il semble que l'Etat ait livré du blé au prix du
marché local, quel qu'ait été son prix, comme on peut légitimement le
supposer à Edesse, au tournant du Ve et du VIe siècle64. Ici aussi, l'Etat
cherche à se donner les moyens de racheter la même quantité de blé
que celle qu'il a mise à la disposition des consommateurs urbains.
L'avantage pour la population consiste dans le fait que l'administration
impose apparemment la vente des surplus de ceux qui en disposaient,
par le biais d'une συνωνή.
La généralité de cette pratique est confirmée à la fois par les lois
sur la sitonia et par l'existence des σιτωνικα municipaux dont le rôle
consiste précisément à mettre en œuvre les dispositions relatives à la
sitonia65. En outre on imagine mal une ville, même d'importance

62 Cf. ci-dessus, p. 431-432.


63 Cf. ci-dessus, p. 367.
64 Cf. ci-dessus, p. 415. On peut supposer que le gouverneur paya, avec de l'argent
public, une partie du blé qu'il vendit, en 501, mais, pendant le reste de la longue crise, on
n'entend parler ni de prix publics particuliers, ni d'autres subventions publiques.
65 Le terme même de sitoma-σιτ-ωνία, vente de blé, est significatif de la mission
affectée à ce service municipal. En outre la loi précise que c'est la cura frumenti emendi.
L'achat implique la revente. D'autre part cette vente ne peut se faire au-dessous du prix
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 443

moyenne, ne disposant d'aucune réserve pour survivre au moment où


les paysans n'ont plus rien à vendre.

b) Les ventes à prix public


Les céréales vendues à prix public posent une question irritante.
L'exemple des capitales nous apprend que le silence des sources ne
peut en aucun cas prouver leur inexistence, puisque, à Rome comme à
Constantinople, elles livrent presque tout le blé consommé dans la ville
en sus du blé gratuit, alors que la seule preuve irréfutable de leur
existence est fournie par le volume total du blé annonaire dirigé vers ces
deux villes. Puisque nous ne savons, pour aucune ville, de combien de
blé public elle disposait, il est prévisible que les documents seront peu
nombreux et peu probants, comme si cette activité municipale était si
banale que les sources n'éprouvaient que très rarement le besoin de
s'étendre sur son existence et son fonctionnement. Les lois elles-mêmes
ne font que des allusions rapides à cette institution quand elles parlent
de l'annona des cités, ou quand elles interdisent de vendre à un prix
inférieur à celui de l'annone66: on ne peut interdire une vente à trop
bon marché que pendant une année moyenne, où le marché est
normalement approvisionné; pendant une disette ou une famine, toute vente à
faible prix est la bienvenue, et d'ailleurs, l'empereur en donne
l'exemple et s'en vante67. Il est donc vraisemblable, pour ne pas dire assuré,
que les σιτωνικά, ou du moins nombre d'entre eux, collectent chaque
année le blé dû par certains contribuables au titre des munera
personalia, et le vendent pour compléter les apports du marché libre.
La lettre du pape Grégoire le Grand, qui cite le sitonicum de Sicile,
ne fait pas la moindre allusion à des difficultés particulières liées à de
mauvaises récoltes, alors qu'il n'aurait pas manqué de tirer argument
de ce que le blé manquait pour essayer de retarder ou diminuer le
versement imposé aux greniers de l'Eglise68. Le sitonicum de Sicile et, par
conséquent, un grand nombre des autres - nécessairement important
quand on voit la fréquence de leur mention dans les sources narratives

de l'annone, c'est-à-dire du prix public (voir ci-dessus, p. 298-299). On ne donnerait pas


cette précision si le service de la sitonia ne livrait du blé que pendant les périodes de crise
frumentaire, car, alors, il dépassait de très loin le prix public. C'est donc que la sitonia
vend aussi au prix public.
66 Cf. ci-dessus, p. 298-299.
67 Cf. ci-dessus, p. 367.
68 Cf. ci-dessus, p. 432.
444 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ou juridiques - apparaît comme destiné à livrer du blé au marché


autant pendant les périodes où la récolte est suffisante que pendant les
crises frumentaires.
Pour Alexandrie, le fait que le gouverneur Héphaïstos transforme
des distributions gratuites en distributions payantes tend à prouver que
des ventes à prix public existaient déjà et que, plutôt que de les créer, il
s'est contenté de les accroître par la mise sur le marché de ce qui,
jusque-là, était donné69. En outre, pour Alexandrie comme pour Antioche,
il fallait trouver environ 2 000 000 de muids en plus des 2 000 000
distribués gratuitement, soit 133 000 qx ou encore la production
disponible pour le marché de quelque 1 50 000 ha en Egypte et 300 000 ha de
terres emblavées en Syrie70. Le petit commerce des paysans d'alentour
ne pouvait en aucun cas livrer de telles quantités, au moins à cause des
distances considérables imposées à ceux qui seraient venus de loin, de
50 voire de 100 km71. Or nous avons vu que les gros négociants privés
qui auraient dû exister pour effectuer les transports en masse à partir
des régions éloignées, n'existaient pas, d'abord parce que, jamais, on ne
les voit transporter du blé dans aucune source, ensuite parce que de
tels échanges étaient impossibles dans le système économique de
l'empire protobyzantin, ainsi que nous le verrons72. On doit donc supposer
des ventes à prix public.
En dehors des deux grandes métropoles, nous avons vu que les
bateaux annonaires guidés vers Thessalonique à la fin du VIe siècle et
au début du VIIe siècle n'apportent pas un supplément à l'occasion
d'une disette, mais ce qui est dû à la ville au titre des prestations qu'elle
touche chaque année, sauf peut-être une fois73. Rien ne permet de
croire que ce blé ait été destiné à des distributions gratuites puisque notre

69 Cf. ci-dessus, p. 333.


70 33 000 bénéficiaires supposent une population d'au moins 100 000 personnes, non
comptés les «étrangers», les esclaves . . ., soit, à 2 qx par personne et par an, 200 000 qx,
et sans doute 300 000, si on compte toute la population (cf. ci-dessus, p. 337-338). En
Egypte la terre produisait sans doute environ 10 qx à l'ha, car on obtient une récolte par
an (ci-dessus, p. 260). Mais l'Etat ne perçoit que 10% de la production en nature (ci-
dessus, p. 258). Il livre 2 000 000 de muids, soit 133 000 qx, gratuitement. Il faut donc s'en
procurer approximativement autant, soit la contribution de quelque 1 50 000 ha en
Egypte, et le double en Syrie qui pratique l'assolement biennal, à supposer que tout le blé
consommé à Antioche soit venu de Syrie.
71 Sur le coût des transports, ci-dessous, p. 513-514.
72 Sur le négoce de gros des denrées, et surtout du blé, voir ci-dessous, p. 513-539.
73 Cf. ci-dessus, p. 394-399.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 445

source insiste bien sur le fait qu'il constitue la nourriture indispensable


à la survie des habitants et non une gratification, agréable mais non
vitale. On notera que Thessalonique, comme les villes siciliennes, ne
peut vivre sans cet apport qui s'ajoute à la production des agriculteurs
locaux. De même Ravenne reçoit au moins 50 000 muids de la Sicile,
complétés par les apports des régions qui entourent les côtes
septentrionales de la mer Adriatique74. Les villes moyennes de l'Empire, au
moins certaines d'entre elles, attendent donc une part importante de
leur subsistance de ces fournitures publiques indépendantes de tout
circuit commercial privé.
La régularité de ces livraisons suppose une adaptation très
complexe des moyens disponibles à un moment donné, aux besoins
constants que l'on doit satisfaire. C'est ainsi que, à Thessalonique, on fait
appel aux greniers de Sicile quand ceux d'Egypte sont défaillants75. On
constate encore une fois l'interconnexion des greniers publics, seuls
capables de corriger les excès du climat alors que les particuliers n'ont
pas les moyens de faire suffisamment de provisions. Quand les
ressources habituelles sont toutes épuisées, la sitonia et ses ressources prévues
pour les situations exceptionnelles interviennent. Dans les régions de
l'intérieur, comme à Edesse, ou à Cesaree de Cappadoce, on doit se
contenter des produits locaux76. Il se peut que le grenier vende alors
au prix du marché ce qu'il vendait normalement à prix public, avant
d'utiliser l'argent ainsi gagné pour organiser une coemptio (συνωνή).
Dans les ports fluviaux ou maritimes, on envoie des bateaux vers des
régions où ils ne se rendent pas habituellement. Nous l'avons vu pour
les deux capitales qui ont mis à contribution les régions les plus
diverses77. On le constate aussi à Alexandrie dont l'évêque n'hésite pas à
expédier une petite flotte jusque dans l'Adriatique78.
A propos des prestations, l'enquête se révèle à la fois positive et
imprécise. On ne peut raisonnablement douter que toutes les villes ou
presque aient possédé un grenier susceptible d'assister les habitants
pendant les très mauvaises années. Il n'est guère douteux que beaucoup
de cités bénéficiaient de distributions gratuites, sans qu'on puisse déter-

74 Cf. ci-dessus, p. 432.


75 Cf. ci-dessus, p. 395.
76 Pour Edesse, voir ci-dessus, p. 417. Pour Cesaree, ci-dessous, p. 516.
77 Cf. cartes, p. 120 et 227.
78 Cf. ci-dessus, p. 241, n. 149. Il n'est pas assuré, cependant que ces bateaux
transportaient du blé à l'aller. Cf. aussi carte, ci-dessous, p. 437.
446 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

miner leur nombre exact. Et si elles recevaient du blé gratuit, il fait peu
de doute qu'on leur en fournissait aussi à titre onéreux. On a de même
constaté que les deux dernières prestations étaient d'autant plus
indispensables que la ville était plus grande car le marché libre ne pouvait
approvisionner plus de quelques milliers de personnes, à cause de
conditions très difficiles imposées aux transports. Comme ces
interventions de l'Etat étaient facilitées par la proximité de la mer ou d'un
grand fleuve navigable, les grandes villes, celles qui pouvaient
bénéficier de l'assistance indispensable pour dépasser le minimum de
population qui était alimenté par les ventes des paysans, étaient toutes des
ports où l'on ne voit jamais aborder des flottes privées de bateaux
céréaliers destinés à assurer le ravitaillement. Les villes importantes de
l'époque protobyzantine dépendent nécessairement des livraisons de
l'Etat, sous les trois formes que nous venons d'analyser.

3) Le blé ou le pain ?

Préciser la forme sous laquelle les prestations étaient assurées - en


grain, ou en produit transformé, le pain - est encore plus difficile que
de déterminer le prix auquel elles étaient servies. Aucune étude ne peut
servir de base à l'enquête dès qu'on essaye de dépasser les limites
traditionnelles du Bas-Empire ou d'étudier les villes de province79. En outre
les sources nous tendent un piège quand elles parlent de blé là où il est
en fait question de pain, sans que la réciproque se rencontre jamais.
Les mentions de pain sont donc nécessairement plus rares que n'étaient
les prestations de ce produit. Ainsi à Antioche, le prix indiqué est celui
du blé alors que la population achète du pain, comme nous allons le
constater80. Enfin les lois, ici comme souvent, ne traitent que des
boulangers de la capitale, laissant croire qu'ils ne jouent ailleurs qu'un rôle
secondaire. Cependant les indications ne manquent pas, au moins pour
poser la question du type de prestation livrée à la population.
Dans les capitales, il ne fait aucun doute que l'on recevait du pain
et non du blé81. A Antioche, les sources mentionnent une corporation

79 Pour Rome, on possède l'étude de J.-M. Carrie, op. cit., passim, surtout, p. 1037-
1047 : II est toujours question du partis distribué à la population. Voir aussi, ci-dessus,
p. 61-64, pour le pain à Rome, au IVe siècle uniquement.
80 Cf. ci-dessous.
81 Pour Rome, cf. ci-dessus, n. 79. Pour Constantinople, voir, par exemple CTh 14,
16, 2, 416 : Integer canon mancipibus consignetur : que tout le montant de l'annone soit
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 447

des boulangers qui est fort influente. En particulier, la grève qu'elle


organisa après la fixation d'un maxinum des prix et les remous qui
s'ensuivirent parmi les habitants n'ont de sens que si ceux-ci dépendent
d'elle pour leur approvisionnement en pain82. Cette importance pour
l'alimentation de la population explique le soin avec lequel on contrôle
ses membres car, si les Antiochéens avaient cuit eux-même au moins
une part non négligeable de leur pain, ils auraient pu augmenter leur
propre production en cas d'abus des boulangers et faire pression sur
eux jusqu'à ce qu'ils reviennent à des tarifs plus normaux. La simple loi
de l'offre et de la demande aurait obligé les boulangers à tenir compte
de la pression populaire. Dans les faits, au contraire, les habitants sont
totalement dépendants de leurs fournisseurs qui peuvent exercer une
pression si forte par leur départ qu'on doit céder à leurs exigences. Que
les paysans quittent la ville avec des pains, et non avec du blé, en
période de disette, confirme la primauté absolue du pain dans cette ville83.
Ce qui est vrai d'Antioche, pour laquelle nous disposons de sources,
l'est très vraisemblablement d'Alexandrie et des grandes villes, bien que
nous n'en sachions rien.
L'histoire des crises traversées par Edesse vers 500 conduit aux
mêmes conclusions. En effet, quand le gouverneur donne un
complément de blé pour la population, il faut trouver des boulangers
supplémentaires et on s'adresse aux femmes juives qui acceptent ce travail84.
La quantité de blé disponible dans la cité n'a pu que décroître puisque
la famine sévit. Donc l'exigence de nouveaux bras pour pétrir le pain ne
correspond pas à une augmentation de l'offre totale de pain mais
seulement à une augmentation du volume du pain public. C'est donc que
l'administration ne livrait aux particuliers que du pain fabriqué dans
les boulangeries municipales ou dans les fours de leurs
sous-traitants85. Comme les boulangers ne sont pas submergés de travail, bien
au contraire, pendant cette crise, on est même conduit à supposer
qu'ils refusent la charge supplémentaire parce que la cuisson du pain
des particuliers ne leur rapporte plus suffisamment pour qu'ils
acceptent un surcroît de travail mal payé. Cela signifierait que la plus grande

versé aux boulangers. On ne saurait être plus clair. C'est pourquoi l'annone porte le nom
de άρτος πολιτικός.
82 Cf. ci-dessus, p. 375.
83 Cf. ci-dessus, p. 376-377.
84 Cf. ci-dessus, p. 411 et 415.
85 Cf. ci-dessus, n. 56.
448 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

partie du blé livré sur le marché libre était elle aussi transformée par
les boulangers86. Les pétrins et fours à pain privés étaient donc sans
doute relativement rares, même dans les villes moyennes. On attend de
l'archéologie, plus que d'hypothétiques sources écrites non encore
exploitées, des éléments pour aller plus avant dans la discussion.
Une autre ville moyenne possédait son boulanger municipal, et
sans doute ses boulangers, comme l'atteste une inscription de Sardis87.
Qu'il ait été seul ou qu'il ait fait partie d'un collège d'artisans, il atteste
par son titre le lien intime entre un ou plusieurs boulangers et la cité.
Ils remplissent une fonction municipale. De ce point de vue,
l'inscription de Sardis doit être rapprochée d'un épisode rapporté par la
chronique d'Edesse. Quand l'armée stationne dans la ville ou ses environs,
on a besoin de beaucoup de pain et les boutiques ne suffisent pas; on
doit faire appel aux contribuables pour leur imposer de cuire une
certaine quantité de farine88. Dans ce contexte, le métier de boulanger
correspond effectivement à une charge municipale que certains
exercent en permanence, moyennant sans doute quelques privilèges fiscaux
ou autres, tandis que le reste de la population se la voit imposer de
manière temporaire, peut-être sous forme de main d'œuvre fournie à la
corporation. Une inscription de Sétif où l'on voit, malgré son mauvais
état de conservation, la curie restaurer, sur ordre du gouverneur, les
fours publics qui assurent la nourriture de la population, confirme à la
fois l'importance des boulangers municipaux dans l'approvisionnement
des habitants et le fait que l'entretien des fours constituait une charge
municipale89.

86 Cf. ci-dessus, p. 411. Cette charge fiscale, répartie entre les contribuables
(ci-dessus, p. 415), montre à la fois la nature fiscale de la confection du pain public et
l'existence d'une corporation des boulangers sans laquelle on voit mal comment on pourrait
savoir combien doivent les boulangers de la ville. C'est manifestement en échange d'un
avantage, sans doute le monopole de la fabrication du pain dans les cités, qu'ils acceptent
une charge publique, la cuisson du pain municipal, sans doute avec des bénéfices réduits,
car, dans le cas contraire, ils ne rechigneraient pas devant un travail supplémentaire. Il
resterait à savoir si les particuliers qui sont réquisitionnés ont des fours ou si, plutôt, ils
doivent travailler dans les boulangeries, sous les ordres des boulangers.
87 Cf. n. 56.
88 Cf. ci-dessus, p. 415.
89 CIL 8, 8 480 (peu après 388) : ... unum quod dfecuriones ?) e[t] p[rinci/p]ales ac
cives gravi quatiebantur inco[mmodo, furnarias ad annonam pujblicam a veteribus institu-
tas omn[i perfectju operis, ruinis imminentibus destitutes detersa] I veteris squaloris inlu-
viae, adjfecto novo] cultu, sua instantia reformavit, [instrumento] / pistoris exornatas ad
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 449

Les quelques documents dont nous disposons donnent donc très


nettement l'impression que, au moins dans les villes grandes et
moyennes, la concentration des habitants était telle que les particuliers ne
pouvaient faire leur pain eux-mêmes, sauf de manière marginale. La
confection du pain constituait donc une charge importante de la cité
qui la sous-traitait aux boulangers organisés en corporation, lesquels
cuisaient tout le blé public et une part considérable de celui qui se
vendait sur le marché ou que l'on ramenait soi-même des champs. On ne
peut rien dire pour les villes petites et très petites où la concentration
démographique ne devait pas poser plus de problèmes que dans les
villages voisins.

II - Les bénéficiaires

L'enquête sur les bénéficiaires devrait, si elle était conduite avec


des sources suffisantes, établir la finalité véritable de l'assistance
fournie par les cités et l'empereur à certains citoyens; les critères pour leur
choix révèlent immédiatement les intentions de ceux qui donnent.
Cependant ils n'apparaissent pas très nettement dans la documentation.

1) Le blé gratuit

Les distributions gratuites obéissent aux mêmes règles que celles


des capitales; c'est sans doute pourquoi on les désigne des mêmes
termes que l'annone de Rome ou de Constantinople : σιτηρέσιον à Oxyr-
hynchos, σίτησις à Alexandrie, Antioche et nombre d'autres villes.
Seuls les mâles majeurs y ont accès, à condition d'être citoyens origi-

annon[ae publicae] I coctionem pistoribus tradifdit et ita populum] I pavit Fl(avius) Mae-
cius Constan[s v(tr) p(erfectissimus), praes(es) prov(inciae) Mauretaniae Sitif(ensis), curant
[agente curatore] I rei p(ublicae) splend[i]d(ae) col(oniae) Sitifen[sium] . On notera que
tous les termes qui établiraient avec certitude qu'il est question de l'annone municipale,
et non de celle de l'armée ou des fonctionnaires, que ces termes sont restitués plus ou
moins largement. Cependant la mention du populus, du curateur de la cité, de l'annona
une fois et de l'adjectif publica, un peu plus loin, permettent de conclure
raisonnablement que cette inscription traite de Γ« annone» servie aux citoyens de la ville. C'est le seul
exemple d'emploi de annona pour une ville autre que les capitales, pendant notre période
(cf. C. Lepelley, Les cités de l'Afrique romaine au Bas-Empire, t. 2, Notices d'histoire
municipale, Paris, 1981 {Etudes augustiniennes), p. 499-500, dont j'adopte les restitutions et suis
les conclusions).
450 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

naires de la cité90. De plus leur nombre est limité, ce qui provoque une
distinction entre ayants droit théoriques et ayants droit réels; et ils
reçoivent des quantités fixes de «blé», c'est-à-dire de pain fait avec ce
blé : à Oxyrhynchos, ils sont 3 000 qui se partagent 3 000 artabes de blé
par mois91; à Alexandrie, ils touchent 2 000 000 de muids par an, à
raison peut-être de 5 muids par personne et par mois, soit 60 muids par
an pour 33 000 bénéficiaires92. Dans la première ville, nous assistons
au choix de nouveaux élus, sans doute en remplacement d'anciens qui
ont quitté la ville ou sont décédés93; dans la seconde, il semble que la
transmission ait été héréditaire à l'intérieur d'une même famille, ce qui
n'a rien de contradictoire avec ce qui se passe à Oxyrhynchos94. Une
chose est certaine : le niveau de fortune et l'état du marché ne jouent
aucun rôle, sauf quand l'approvisionnement est si insuffisant qu'on ne
peut livrer les quantités dues, car on n'a pas plus de chances d'être
inscrit si on est pauvre et on ne touche aucun supplément les mauvaises
années. La situation est exactement la même qu'à Rome, ce que
confirme l'existence de gradins manifestement destinés, en Italie, à assurer
les distributions de la même manière que dans la capitale95.

90 A Oxyrhynchos, on peut se faire inscrire sur les listes d'ayants droit théoriques à
condition d'être un homme, puisqu'aucune femme n'est mentionnée parmi les
bénéficiaires; d'être un citoyen originaire de la ville puisqu'on indique le quartier de chaque
bénéficiaire; d'avoir un âge minimum qui ne peut être supérieur à 16 ans puisque c'est l'âge
du plus jeune parmi les inscrits (P. Oxy. 2 902), mais qui pourrait être de 14 ans (J. Rea,
introduction à P. Oxy., t. 40, p. 13).
91 P. Oxy. 2 929 donne la liste par quartier des 3 000 inscrits (κατ'άνδρας των τρισχει-
λίων) alors que le total des bénéficiaires recensés quartier par quartier n'est que de 2 928
ou 2 904 personnes. C'est donc que le total théorique n'a pas été atteint, par suite de
décès ou autres disparitions non encore remplacées. La ration mensuelle est de 1 artabe
par personne, puisque P. Oxy. 2 908 indique que 900 personnes reçoivent 900 artabes.
Mais ces 900 bénéficiaires sont les anciens magistrats de la cité. Peut-être ne touchaient-
ils pas les mêmes rations que les citoyens mais le fait que tous les ayants droit, quelle que
soit leur catégorie, sont mis sur le même plan, rend cette hypothèse peu plausible (J. Rea,
op. cit., p. 6 admet que tous recevaient 1 artabe par mois).
92 Cf. ci-dessus, p. 336-338.
93 P. Oxy., t. 40.
94 Voir ci-dessus, p. 328. L'hérédité tant qu'un mâle peut prendre la succession de
son père n'est pas en contradiction avec le choix d'un remplaçant, quand un bénéficiaire
meurt sans héritier direct.
95 Cf. ci-dessus, p. 430-431. Le fait que le même terme soit utilisé à Rome et dans les
provinces confirme que l'institution est de même nature et a la même finalité. Ce qu'on
rencontre en Italie apparaît comme très proche de ce que les sources égyptiennes nous
révèlent.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 45 1

Une telle similitude avec Rome exclut que le choix ait répondu à un
quelconque désir d'atténuer les effets de la pauvreté sous l'influence de
sentiments humanitaires ou du christianisme. Nous assistons sans
aucun doute à la continuation de pratiques anciennes dont on aimerait
connaître l'histoire antérieure96. Il apparaît que l'Etat, car c'est lui qui
paie la dépense, décide d'accorder à certaines villes les mêmes
avantages qu'aux deux capitales, sans aucun doute pour les mêmes raisons :
on cherche à attirer et retenir en ville une population nombreuse, plus
nombreuse que celle qui y viendrait spontanément en fonction des
possibilités économiques naturelles, parmi laquelle on pourra recruter
tous les fonctionnaires nécessaires à la bonne marche de
l'administration et qui assurera tous les services dont ont besoin les agents du
pouvoir. Peut-être veut-on aussi assurer à l'Etat la parure urbaine qu'on
estime indispensable à sa gloire. La continuité entre des prestations
identiques à Alexandrie depuis une date largement antérieure à notre
période jusqu'au terme de celle-ci renforce le sentiment que, pour
l'histoire urbaine, le passage de l'empire romain à l'empire byzantin ne
modifia pas la conception que le pouvoir se faisait des villes, même si
l'application des principes fondamentaux révêtait des formes
différentes.

2) Les ventes de blé public

II est significatif que les ventes de blé public, sous les deux formes
que nous avons analysées, apparaissent dans la documentation presque
exclusivement à l'occasion de crises frumentaires. Cela révèle leur
finalité essentielle qui consiste à venir au secours des villes au moment où
le marché libre ne peut plus les nourrir puisque les paysans
commencent par garder de quoi manger avant de vendre une part de la récolte.
Si donc celle-ci diminuait de 20 ou 30%, la part mise sur la marché
spontanément risquait de se réduire de 80 ou 90%; pendant les très
mauvaises années, elle finissait par être quasi nulle. On ne doit
cependant pas oublier, même si les sources insistent peu sur cet aspect, que
les ventes à prix fixe complétaient aussi les distributions gratuites car
elles livraient des quantités de grain qui pouvaient être considérables et
que le marché libre aurait été bien incapable de fournir; ces ventes
étaient indispensables pour que la population d'une ville donnée pût

96 Cf. ci-dessus, p. 291-312.


452 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

dépasser le seuil où elle resterait bloquée si elle devait se contenter des


apports du marché libre.
L'absence de tout critère pour l'accès au blé public s'explique
parfaitement dans ce contexte. Tous ceux qui manquent de pain, c'est-à-
dire tous les citadins, peuvent se procurer leur nourriture dans les
boulangeries publiques. Ni à Antioche, ni à Thessalonique, ni à Edesse, on
ne constate la moindre restriction au libre accès au blé public. Dans le
cas de la première et de la dernière ville, nos sources précisent même
avec soin que les paysans sont admis dans les mêmes conditions que les
citadins. La seule limite provient, lorsque la crise est trop dure, de ce
que les autorités fixent les quantités maximales qu'on peut acheter :
deux pains par personne, donc deux pains par paysan qui repasse les
portes d'Antioche, une livre par personne, donc une livre par paysan,
avec vérification au moyen d'un collier de plomb passé au cou des
bénéficiaires, à Edesse, pour être sûr que le même individu ne fera pas
la queue deux fois par jour97.
Là encore les précccupations charitables sont absentes. Il ne faut
écouter qu'avec méfiance un empereur qui affronte l'hostilité de la
curie d'Antioche nous expliquer que la spéculation des riches est cause
de tous les maux et qu'il vient au secours des humbles98, ou un clerc
décrivant l'action d'un saint évêque, insister sur le secours qu'il apporte
aux pauvres, pour montrer que son héros obéissait aux prescriptions de
l'Evangile99. Partout les préoccupations charitables sont absentes si on
considère les conditions concrètes des ventes. Aucune ségrégation par
la richesse n'apparaît dans aucune ville et Cassiodore résumait sans
doute les deux soucis principaux des autorités quand il disait qu'elles
craignent l'émeute d'une population qui écoute son ventre plus que sa
raison100 et qu'elles doivent éviter la disparition des paysans sans les-

97 Cf. ci-dessus, p. 374 et 415.


98 Julien, Misopogôn, 42, éd. C. Lacombrade, L'empereur Julien. Oeuvres complètes,
t. 2, 2, Paris, 1964 (coll. Budé), p. 197.
99 Vie de Jean l'Aumônier, dans Vie de Syméon le fou et vie de Jean de Chypre, éd.,
comm. et trad, par A.-J. Festugière, en collaboration avec L. Ryden, Paris, 1974 (Institut
fr. d'archéo. de Beyrouth. Bibliothèque d'archéo. et d'hist, 95), 11, p. 357-359 et 458-460.
Περί των αδελφών μου των πτωχών : Au sujet de mes frères les pauvres . . . Jean, qui
s'occupe de tous les citoyens de la ville, est présenté comme ne se préoccupant que des
pauvres.
100 Cassiodore, Variae, préface, éd. A. J. Fridh, Turnhourt, 1983, p. 4. Cf. p. 430,
n. 19.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 453

quels toute nouvelle récolte est impossible101. La crainte des citadins et


le souci d'assurer la continuité de la vie tant rurale que citadine
fournissent sans aucun doute les deux seuls mobiles réels et durables qui
ont poussé les cités et les gouverneurs à collaborer pour la mise au
point d'une assistance en période de disette.
Pendant les années moyennes, l'action du grenier public est à peine
décelable. Inutile donc de chercher à savoir qui bénéficie de ses ventes
à prix public. On doit cependant supposer que tous ceux qui le
désiraient avaient accès au pain livré par la cité, chaque fois que de telles
livraisons avaient lieu.

3) La question des alimenta

Deux lois de Constantin, relatives aux alimenta qui étaient


distribués à des parents pauvres pour élever correctement leurs enfants,
pourraient laisser croire que les allocations municipales de blé public
gratuit ou à faible prix allaient, pour partie au moins, aux déshérités.
Pour détourner les Italiens de l'infanticide, l'empereur promulgue,
en 315, en loi par laquelle il ordonne qu'on remette aussitôt, sur les
ressources du fisc impérial et de la res privata 102, aux parents qui
présenteront un enfant, en apportant la preuve qu'ils sont dans
l'impossibilité de subvenir à ses besoins, la nourriture et le vêtement
nécessaire103. Sept ans plus tard, une autre loi, adoptée pour venir en aide aux
Africains qui, souffrant de la faim, vendent ou donnent leurs enfants
en gage, dispose que les gouverneurs auront la possibilité de puiser
dans les greniers publics pour apporter l'aide indispensable sans avoir
à en référer au pouvoir central104.
Ces deux textes suffisent à établir que l'empereur veut secourir
toutes les familles nécessiteuses de la Pars Occidentis et sans doute de

101 Cassiodore, Variae, 10, 27, éd. cit., p. 408-409. Cf. p. 433, n. 25.
102 Sur la res privata, les biens de la couronne, voir la mise au point de M. Kaplan,
Les propriétés de la couronne et de l'Eglise dans l'empire byzantin (Ve-VIe siècles), Paris,
1976, p. 10-11.
103 CTh 11, 27, 1 : . . .Per omttes civitates Italiae proponatur lex, quae parentum manus
a parricidio arceat . . . Si quis parens adferat subolem, quant paupertate educare non possit,
nec alimentis nec in veste inpertienda tardetur . . .
104 CTh 1 1, 27, 2 : Le père dans la misère per fiscum nostrum adjuvetur ita ut procon-
sules . . . stipem necessariam largiantur atque ex horreis substantiam protinus tribuant com-
petentem.
454 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

tout l'Empire. Les lois correspondent à un besoin réel et rien ne permet


d'affirmer qu'elles furent promulguées sans résultat105. Mais, ce
faisant, Constantin innovait par rapport à la pratique antérieure des
alimenta. Par l'intention qui anime le législateur - lutter contre la misère
plus pour des raisons démographiques qu'humanitaires, puisque seuls
les enfants sont concernés - ces dispositions méritent de figurer dans
un chapitre consacré aux alimenta 106 bien que, par la manière dont les
mesures sont prises, elles diffèrent radicalement de la législation en
vigueur sous le Haut-Empire107.
En effet les empereurs du second siècle avaient institué des
fondations au moins dans les villes d'Italie, pour les enfants de citoyens
pauvres. L'Etat donnait à la cité un capital immuable qui était prêté à des
propriétaires fonciers, moyennant un intérêt fixe; tant que ce dernier
était versé, le pouvoir ne réclamait pas son capital; s'il cessait de l'être,
il récupérait le montant du prêt par confiscation des biens-fonds
appartenant à l'emprunteur défaillant. Les sommes rapportées chaque
année par ces intérêts, constantes par définition, permettaient de verser
un nombre lui aussi constant de pensions à des enfants pauvres108. Un
tel système n'a rien pour nous surprendre puisqu'il est fondé sur le
même principe que l'annone gratuite, principe de toute comptabilité

105 Les sources non législatives ne parlent, il est vrai, jamais des alimenta non
ecclésiastiques ; ce n'est pas une raison suffisante pour penser qu'ils n'ont jamais été mis en
œuvre, au moins par l'intermédiaire de l'Eglise, à qui on aurait sous-traité une forme
d'assistance sociale à une époque assez haute.
106 CTh 11, 27 s'intitule De alimentis quae inopes parentes de publico petere debent.
107 On a insisté sur la différence formelle entre les alimenta de Trajan qui
s'adressaient à tous les citoyens de l'Empire, même si les plus pauvres étaient
vraisemblablement les seuls à demander à en bénéficier, et les alimenta de Constantin qui sont
proposés exclusivement aux pauvres dont l'état d'indigence aura été constaté (P. Veyne, Les
«alimenta» de Trajan, Les empereurs romains d'Espagne, Paris, 1965 (Colloques
internationaux du CNRS), p. 169-170). Faut-il en conclure que Trajan avait des intentions
essentiellement démographiques alors que Constantin aurait surtout voulu lutter contre
l'infanticide et opposer une attitude économique à une attitude morale? Il ne le semble pas
en lisant les lois. Constantin, influencé par l'esprit du temps, dit tout haut ce qui était
implicite dans la pensée de Trajan. En outre, lutter contre l'infanticide est une manière
d'agir sur la natalité.
108 Sur les alimenta, voir aussi F. C. Bourne, The roman alimentary program and ita-
lian agriculture, Trans, of the Amer. Philol. Association, 1960, 43-75; A. R. Hands, Charities
and social aid in Greece and Rom, Londres, 1968, p. 108-115; R. P. Duncan- Jones, The
economy of the roman Empire, Cambridge, 1974, p. 288-319: L'institution des alimenta
aurait disparu au IVe siècle, mais l'auteur n'explique pas d'où il tire cette conclusion.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 455

publique traditionnelle : il est impossible de tenir à jour des comptes


précis des besoins et de modifier la répartition des crédits budgétaires;
aussi affectait-on une somme fixe, assise sur un revenu déterminé, à un
poste donné. Cela permettait, dans le cas qui nous intéresse, de donner
satisfaction à un nombre constant de bénéficiaires, les autres s'inscri-
vant sur des listes d'attente plus ou moins longues en fonction de la
différence, à chaque instant, entre le nombre des ayants droit
théoriques et celui des pensions mises à leur disposition.
La pratique était-elle tombée en désuétude? On ne peut l'affirmer
car le silence des sources ne prouve rien, mais cela paraît
vraisemblable, au moins si les sommes versées aux cités l'étaient effectivement en
numéraire, car la dévaluaiton du IIIe siècle avait réduit à néant les
revenus dont les cités disposaient : fixes en monnaie réelle, ils
décroissaient sans cesse en monnaie constante109. Quoi qu'il en ait été de la
situation en 315, Constantin innova profondément en décidant que
désormais l'assistance serait attribuée en fonction des besoins et non
d'une décision immuable, et en laissant, pour ce faire, une assez grande
latitude aux gouverneurs qui prennent seuls la décision d'attribuer un
secours, sans que les autorités municipales interviennent. Il est donc
impossible de confondre les institutions municipales qui donnent ou
vendent le blé aux citoyens et les distributions faites par le gouverneur
aux enfants dans le besoin, même s'il se trouvait que l'administration
civique ait finalement la charge d'appliquer la décision. Leur seul point
commun est d'être toutes deux financées par des fonds publics, pour
une mission essentielle au bon fonctionnement de l'Etat, soit la
prospérité des cités, soit la stabilité démographique de l'Empire.
Pour en terminer avec les alimenta, il faut expliquer pourquoi cette
institution, vivante au début du IVe siècle et même profondément
renouvelée, a pu disparaître si rapidement que le code de Justinien n'y
fasse plus allusion110. Il me semble significatif que le terme s'efface de
la langue administrative pour figurer dans celle de l'Eglise111. Tout se

κ» Voir, par exemple, P. Veyne, op. cit., p. 163.


110 Aucune des deux lois n'est reprise dans CJ.
111 Le liber pontificalis, texte, introduction et commentaire, par L. Duchesne, t. 1,
Paris, 1886, p. 435 : Sous le pontificat de Zacharie (741-752), le pape fait donner aux
pauvres et aux étrangers les alimenta qui jusqu'alors portaient le nom d'elymosina (aumône).
On voit le glissement progressif du sens de prestation publique selon des tarifs prévus
par une loi au sens de distribution charitable. Liber pontificalis, t. 1, p. 502: Le pape
Hadrien fait distribuer, comme alimenta aux pauvres 50 pains de 2 livres, 2 decimatae de
456 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

passe comme si l'Etat s'était déchargé sur elle de cette forme


d'assistance qui s'est fondue dans l'assistance en général, au point que le sens
des termes en a été modifié : alimenta ne désigne plus le secours à des
enfants nécessiteux mais à tous ceux qui sont dans le besoin, même des
pèlerins. On voit ici l'osmose qui s'est produite entre l'Eglise et l'Etat,
celui-ci se déchargeant sur celle-là d'une partie de ses responsabilités et
donnant les crédits nécessaires, celle-là remplissant une fonction
publique mais lui imprimant la marque de son inspiration chrétienne112.
Le survol des rares documents concernant les alimenta nous a
apparemment détournés de l'enquête sur les bénéficiaires des
libéralités publiques ou municipales, mais c'est seulement une apparence car
le contraste entre ce qui est donné aux pauvres et ce qui l'est aux
citoyens des cités fait mieux ressortir le caractère spécifique de la
seconde forme d'assistance : l'existence d'un grenier municipal
disposant de stocks suffisants et de fonds importants pour pratiquer des
achats en période de crise frumentaire était une nécessité. Il ne faut
pas se laisser tromper par la présentation que l'on nous donne des
faits : si l'empereur se vante de venir en aide aux humbles ou si l'évê-
que est loué de son action en faveur des pauvres de la cité, c'est
uniquement pour sacrifier à l'idéologie dominante qui valorisait, chez les
chrétiens comme chez les païens, l'action en faveur des défavorisés.
Mais au fond l'approvisionnement public des villes avait des
motivations purement économiques ; il constituait la condition sine qua non de
leur survie. L'intention de l'Etat, en instituant cette forme d'aide, n'est
pas, dans son essence, de secourir les indigents, même s'il a utilisé ce
thème pour sa propagande. Il ne tient aucun compte des niveaux de
fortune dans ses libéralités et ne se soucie guère des véritables
malheureux; il aide ceux qui ont les moyens d'acheter le pain au prix fixé à un
niveau assez élevé et qui, sans lui, en manqueraient, non ceux qui sont
trop pauvres pour pouvoir payer. A ces derniers on offre soit un
travail, s'ils sont assez solides pour cela, soit la prise en charge par des
centre spécialisés, s'ils sont malades ou âgés, et, s'ils n'acceptent ni
l'une ni l'autre solution, on les chasse car la mendicité est interdite113.

vin, soit 120 livres ou 40 litres de vin, et un chaudron de ragoût. Avec ces rations on
nourrissait 100 pauvres par jour.
112 Sur la pratique de la charité, voir ci-dessous, p. 540-558.
113 NJ 80, 4-5. L'assistance offerte aux indigents incapables de subvenir à leurs
besoins s'apparente aux alimenta bien qu'elle soit fournie à des adultes et qu'elle le soit
par des établissements pieux.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 457

L'étude des mécanismes administratifs qui concourent à la bonne


marche de ce service finiront de montrer son caractère profondément
civique.

III - ADMINISTRATION DU RAVITAILLEMENT PUBLIC

Faute de documents, on ne peut découvrir tous les rouages admnis-


tratifs du service municipal du ravitaillement en blé. Le trait le moins
discutable porte précisément sur son caractère civique, au point même
qu'il n'est pas toujours facile de reconnaître ce qui le distingue d'autres
services civils ou religieux de la ville. Les lois ont déjà insisté sur ce
trait; les exemples concrets révèlent l'intrication de cette institution et
des autres affaires municipales. Cependant la cité n'est pas la seule à
intervenir, comme les sources non législatives l'ont abondamment
montré. Les textes narratifs parlent surtout des interventions de l'Etat. Les
lois, presque uniquement de l'initiative prise par la cité. En effet elles
traitent principalement des conditions dans lesquelles les cités peuvent
agir sous le contrôle public; les autres documents, au contraire,
rapportent des événements si exceptionnels qu'ils ont réclamé une action
du pouvoir; en outre, rédigés souvent pour ou contre ce pouvoir, ils
s'attachent plus particulièrement à décrire l'action de ses représentants
ou de son chef. Quels furent donc les rapports entre les autorités
locales et l'Etat?

1) Le financement

Ce qui est municipal ne peut être public, comme le répète le


Digeste, repris sur ce point par les Basiliques114. Cela ne veut pas dire pour
autant que l'Etat n'intervient jamais dans les finances de la cité, soit

114 D 50, 16, 15 : Bona civitatis abusive publica dicta sunt : sola enim publica sunt quae
populi romani sunt. Β 2,2, 14 traduit ce texte en grec. La distinction est purement
financière. Elle revient à dire, comme dans le droit actuel, que les affaires et les finances des
collectivités territoriales, ici les cités, sont distinctes de celles de l'Etat. Cela n'empêche
pas des imbrications si intimes - alors comme aujourd'hui - que, pour un profane ou un
usager d'un service public, quel qu'il soit, la différence n'est pas directement perceptible.
La question du budget total des cités et de la part qui en était consacré aux dépenses
effectuées au profit des cités mériterait d'être étudiée de manière approfondie.
458 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

pour lui verser des subventions, soit pour les contrôler, bien au
contraire.

a) Le financement municipal

Les traces plus ou moins nettes de dépenses municipales, pendant


les périodes exceptionnelles, ne sont pas totalement absentes de notre
documentation, ce qui prouve la valeur des lois, appliquées car elles
traitent de situations réelles, ici comme partout.
Ainsi les curiales d'Antioche promettent à Julien de prendre des
dispositions contre la famine; peu importe qu'ils ne fassent rien, il
suffit de constater qu'ils auraient dû agir, donc procéder à une συνωνή ou
à des achats à l'extérieur de la ville115. C'est exactement ce que prévoit
la loi : la cité doit proposer des mesures au gouverneur, ici à
l'empereur qui s'est substitué à lui, pour que ce dernier les promulgue116.
Ainsi quand un gouverneur édicté un maximum des prix, la décision n'a de
sens que si elle s'accompagne d'une action de la cité pour acheter du
blé par le biais d'une συνωνή117. Il faut, là encore, que les autorités
municipales soient intervenues. Elles ont donc des fonds disponibles
pour cette action qui évite le développement du marché noir en
obligeant ceux qui détiennent du blé à vendre leurs réserves au grenier
municipal. A Alexandrie, on nous dit, dans un texte rédigé à la gloire de
l'évêque, qu'il a emprunté de l'argent pour lutter contre la disette et
qu'il a envoyé des bateaux jusqu'en mer Adriatique118. A Edesse, on doit
supposer que la cité prend des initiatives puisque citadins et ruraux
sont nourris alors que le gouverneur ne prend qu'une fois des mesures,
bien modestes119.

115 Voir ci-dessus, p. 366 et 368. La curie aurait seulement dû présenter un plan
d'intervention qui, soumis à l'avis impérial, aurait eu besoin, pour être applicable, d'un visa
du gouverneur autorisant la συνωνή ou d'autres mesures.
116 De même le César Gallus, résidant, à Antioche, en 354, s'est substitué au
gouverneur pour ordonner l'établissement d'un maximum des prix (yilitas). Ce maximum ne
donna aucun résultat car la curie refusa de collaborer avec lui, sans doute pour
pratiquer une συνωνή (voir ci-dessus, p. 364-365). C'est pourquoi, dans les lois, c'est la cité qui
propose la συνωνή et le gouverneur qui fixe le prix permettant de l'effectuer.
117 Inutile en effet de bloquer les prix si on n'a rien à vendre. La révolte de 354 à
Antioche provient précisément de la mauvaise entente entre le pouvoir central et les
autorités locales.
118 Ci-dessus, p. 241, n. 149 et 332-335.
119 Ci-dessus, p. 406-420.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 459

On peut tirer quelques enseignements de ces exemples. L'initiative


des interventions apparaît purement locale, comme en témoigne la
situation à Antioche où l'empereur reproche aux curiales de n'avoir
rien fait après qu'il les eut convoqués pour leur demander comment ils
comptaient faire face aux difficultés. Dans un premier temps, il
attendait une décision de la cité pour pouvoir commencer à agir. Mais,
comme la cité ne peut prendre des décisions qui engagent d'autres
personnes que ses citoyens, les mesures seront nécessairement limitées : les
lois nous en préviennent120. C'est pourquoi toutes les actions
mentionnées dans les sources se rapportent exclusivement à ce que les lois
appellent la sitonia (σιτωνία), c'est-à-dire aux ventes au prix du marché
pendant les crises frumentaires graves121. Les cités n'ont pas les
moyens de financer elles-mêmes des distributions gratuites ou des
ventes importantes à prix public. Quant aux interventions pendant une
famine, elles sont apparemment limitées à la première année, si on en
croit l'exemple d'Edesse122.
Si l'initiative est locale, l'exécution est surveillée de près par le
pouvoir. Le législateur l'avait voulu123. La pratique confirme qu'il en était
bien ainsi 124. Les autorités municipales ne peuvent prendre des mesures
inconsidérées qui pourraient mettre en danger l'équilibre économique
local; d'autre part, le gouverneur doit veiller à ce qu'elles agissent pour
le mieux contre la famine car la mort de contribuables serait un drame
pour l'Etat.
Le financement municipal du ravitaillement en blé apparaît donc
limité aux seules interventions pendant une crise alimentaire. Il permet
d'assurer aux habitants qui viennent spontanément s'installer en ville le
moyen de passer un cap difficile; il ne jette pas en permanence de
grosses quantités de grains sur le marché. En outre il est étroitement
surveillé.

120 Ci-dessus, p. 308-309 : La cité ne peut procéder à des achats forcés hors de son
territoire.
121 Ci-dessus, p. 292, pour la définition du terme.
122 Ci-dessus, p. 418, sur les limites de l'action du σιτωνικόν, dès qu'une crise se
prolonge au-delà d'un an.
123 Ci-dessus, p. 299 et 308-309.
124 En 385, à Antioche, le gouverneur dirige fermement le fonctionnement du ravitail-
lemant bien que, apparemment, il n'ait pas contribué à son financement; il intervient
donc dans la gestion des revenus locaux.
460 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

b) Le financement public

L'Etat, pour sa part, intervient de diverses façons dans ce qui ne


relève apparemment que des institutions locales.
C'est lui qui finance, chaque fois que nous avons des indications
sur ce point, les distributions gratuites, à Oxyrhynchos, à Pouzzoles et
sans doute dans toute l'Italie, à Alexandrie125. Il fait peu de doute, dans
ces conditions, que le frumentum aeneum de Carthage ou les
distributions d'Antioche soient eux aussi payés par l'Etat.
C'est aussi l'Etat qui livre le blé vendu régulièrement à prix public,
que ce soit le blé égyptien qui arrive à Thessalonique ou celui de Sicile
destiné à Rome ou Ravenne126.
Non seulement il est seul responsable des prestations constantes,
mais il accorde souvent des subventions en grain qui viennent
compléter les mesures municipales pendant une période difficile. On le
constate en Italie avec la vente du blé public au prix de 25 muids le sou127, à
Thessalonique au VIIe siècle où l'empereur envoie 60 000 muids de blé
pour aider la cité qui vient déjà d'acheter de la nourriture le long des
côtes grecques128, à Antioche où on peut supposer que les curiales ont
fini par prendre des dispositions, ce qui n'empêche pas le souverain de
donner 420 000 muids, sans compter ce qu'on attend d'Egypte129. C'est
même un leitmotiv dans les chroniques les plus diverses que ces
subventions à la suite d'un tremblement de terre, d'une inondation, d'un
vol de sauterelles, d'une guerre, d'une épidémie ou de tout autre
événement qui provoque une disette130. Alors que la συνωνή consiste en une

125 Ci-dessus, p. 435-441.


126 Le blé de Thessalonique est prélevé sur le total des envois annonaires de l'Egypte
(p. 390-397) ; celui de Rome ou de Ravenne provient de la part d'impôts publics accordés
par l'Etat à l'évêque de la ville pour l'alimentation de la population (p. 151-154 et
p. 434).
127 Ci-dessus, p. 433-434.
128 Ci-dessus, p. 403.
129 Ci-dessus, p. 372.
130 Subvention à la suite d'un tremblement de terre : Jean Malalas, Chronographia, éd.
G. Dindorf, Bonn, 1831, p. 417-422, à propos des tremblements de terre sous le règne de
Justin, en particulier celui d'Antioche (29-30 mai 526). L'empereur envoya chaque fois
beaucoup d'argent. Une partie dut servir pour la σιτωνία. Ibid., p. 482-485 : tremblements
de terre entre 545 et 548, accompagnés de famine. L'empereur envoie de l'argent, sans
doute en partie pour acheter du blé. Subvention à la suite d'une inondation : un
versement exceptionnel de la Sicile à Rome (Grégoire le Grand, Ep. 1, 2, éd. D. Norberg, Turn-
hout, 1982 (Corpus christianorum. Series latina, 140), p. 3). Subvention à la suite d'un vol
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 461

ponction sur les ressources locales pour assurer une forme particulière
et efficace de redistribution des richesses disponibles, l'aide publique
aboutit à une injection de céréales dans un marché asphyxié faute de
ressources suffisantes et faute de pouvoir importer des quantités
notables, avec les moyens dont on dispose sur place. Cette injection se fait le
plus souvent à partir des greniers publics dispersés dans tout l'Empire,
surtout ceux d'Egypte et de Sicile, mais aussi de la plaine du Pô ou
d'Afrique131.
L'intervention de l'Etat s'accompagne d'un contrôle sur l'usage des
quantités ainsi données et sur toute la gestion des prestations, même
quand elles sont d'origine purement locale. Quand le représentant du
souverain décide qu'on vendra du blé à raison de 10 ou 25 muids pour
1 sou, il est clair qu'il vérifie d'une manière qui n'est pas précisée la
conformité de la vente avec ses prescriptions132. De même quand le
gouverneur fait placer un collier au cou des Edessiens, ce n'est pas lui
qui dirige l'opération, mais c'est lui qui a prévu ce moyen de vérifier
que les bénéficiaires n'obtiennent pas plusieurs rations, et les autorités
compétentes obéissent133.
Les indices dont nous disposons imposent donc l'idée que
l'approvisionnement des cités est d'abord une affaire municipale, comme les
textes législatifs le prescrivent, et cela à un double titre : parce que la
cité paie elle-même une part de la dépense sur son budget propre;
parce que l'Etat, quand il finance l'opération, verse les fonds aux autorités
d'une cité particulière. Mais ce que les lois ne disent pas assez
nettement car ce n'est pas leur propos, c'est que l'empereur surveille de très
près toute cette politique de l'approvisionnement car il donne aux cités,
l'ordre d'agir, il les aide ou se substitue à elles quand elles n'ont pas les
moyens d'intervenir efficacement, il contrôle de près que les fonds
affectés à cette mission sont effectivement utilisés de la manière qu'il
avait prévue.
Un tel contrôle montre que l'approvisionnement est considéré corn-

de sauterelles, à Edesse, ci-dessus, p. 412 et 415. Subvention à la suite d'une guerre, à


Thessalonique, ci-dessus, p. 403.
131 Sur la circulation du blé public, voir carte, p. 472.
132 Dans le cas du blé, le contrôle devait être relativement aisé car le marché privé
était très faible en période de crise et le blé public devait être vendu par les boulangers
municipaux, faciles à surveiller, au moins par la menace d'une délation venant d'un
client mécontent.
133 Ci-dessus, p. 415.
462 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

me les autres aspects de la vie municipale dont l'Etat pense qu'ils sont
importants pour le destin commun de l'Empire. Ainsi fait-il en
particulier pour les murailles 134. Dans ces conditions, ce qui apparaissait
comme une affaire locale se révèle être un souci constant de l'Etat, ce dont
témoigne l'ordre donné aux gouverneurs de veiller sur le σιτωνακόν de
leur province135. Le ravitaillement est une préoccupation permanente
de l'empereur qui délègue cette tâche à la cité mais tient à ce que cette
dernière l'exécute sans faille : il lui donne, si nécessaire, les moyens
indispensables pour remplir sa mission. Notons aussi que les villes qui
bénéficient d'une assistance à partir de greniers publics situés hors des
limites de la cité sont le plus souvent des ports méditerranéens et qu'ils
reçoivent du blé venu de régions proches de la mer ou de cours d'eau
navigables, à la seule exception de l'Afrique, dépourvue de cours d'eau
perènnes et qui fut cependant un grenier important de l'annone
imperiale comme de l'alimonia de Carthage, sans compter peut-être les
versements à d'autres cités dont nous avons perdu le souvenir136. L'Empire
dispose de gros moyens mais ne peut aller contre une nécessité
majeure : l'impossibilité d'assurer des transports de masse sur les routes. Il
ne se résoud à utiliser ce moyen de transport que dans les
circonstances les plus graves, et de manière très exceptionnelle137.

2) Les services municipaux du ravitaillement

Quelles que soient les sources d'approvisionnement, la gestion du


blé se fait dans le cadre municipal.
Le sitona (σιτώνης), dans la mesure où il est réellement le respon-

134 Les murailles constituent une affaire municipale si on se place du point de vue
financier, puisqu'elles sont payées et entretenues par le budget de la cité. Cependant le
pouvoir intervient en permanence pour que le réseau de défense corresponde exactement
aux besoins généraux de l'Empire. Il en découle une interaction permanente de
l'administration centrale et de la curie, la première fixant les objectifs et affectant d'office une
part du budget local aux fortifications tandis que la seconde doit appliquer ces décisions
en fonction des possibilités au moment où l'ordre arrive. Voir, sur cette question, J. Dur-
liat, Les dédicaces d'ouvrages de défense dans l'Afrique byzantine, Rome, 1982 (Collection
de l'Ecole française de Rome, 49), p. 93-105.
135 Ci-dessus, p. 426-428.
136 Ci-dessus, p. 438-441.
137 Ci-dessous, p. 513-514.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 463

sable local du ravitaillement138, doit coordonner l'action de divers


services, depuis la perception des grains jusqu'à leur distribution sous des
formes variables, en passant par le stockage et plusieurs autres
opérations qui nous échappent pour la plupart. Il doit aussi recevoir et
affecter à la fin qui lui est assignée le blé que lui donne l'Etat.

a) La perception

Parfois les cités reçoivent les céréales de personnes sur lesquelles


elles n'ont aucune autorité. C'est le cas en Egypte, où le duc Augustal
fait verser directement dans les greniers d'Alexandrie une partie du blé
encaissé par les cités pour le compte de l'annone impériale et
transporté jusque dans la ville par les bateliers du Nil139. C'est aussi le cas pour
les cités qui reçoivent du blé annonaire transporté par les naviculaires
de manière régulière, comme à Thessalonique, ou de manière
exceptionnelle, pendant la famine d'Antioche en 363 14°. Parfois, sans le
percevoir, les cités semblent aller chercher le blé dans les greniers de
l'annone, en Sicile ou dans les autres ports de Méditerranée141.
Mais dans la majorité des cas, elles assurent la perception elles-
mêmes. On le voit quand l'Etat accorde le revenu fiscal d'un certain
nombre d'unités d'imposition, à charge pour la cité d'assurer, pour sa
part, la levée de l'impôt : ainsi pour la ville de Rome et sans doute celle
de Ravenne qui lèvent dans les campagnes siciliennes le blé qui les
nourrira142; ainsi, pour Carthage, qui s'est vu accorder la part d'impôt
versée en nature par un certain nombre d'unités fiscales, situées en

138 Sur les pouvoirs du sitona, tels qu'ils ressortent des lois, ci-dessus, p. 299-300 et
302. Sur le petit nombre de sitonae qui apparaissent dans la documentation, ci-dessous,
p. 474.
139 Ci-dessus, p. 344.
140 Pour Thessalonique, ci-dessus, p. 391-396. A Antioche, on ignore comment le blé a
été conduit jusqu'à la ville; ce peut être par la flotte annonaire ou par des bateaux placés
sous la responsabilité de curiales d'Antioche qui devaient organiser une σιτηγία (cf. ci-
dessus, p. 373).
141 Thessalonique et Alexandrie ont eu recours au blé de Sicile (ci-dessus, p. 334 et
397).
142 Rome et Ravenne reçoivent du blé sicilien, assurent sa perception, sous-traitent
son transport à des armateurs indépendants et organisent le stockage et la vente en ville
(ci-dessus, p. 151-154 et 434). Pour Ravenne les renseignements sont rares, mais les
procédures devaient être les mêmes.
464 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Afrique, de manière très vraisemblable143. C'est aussi le cas lorsque la


cité décide, après avis du gouverneur, d'organiser une συνωνή sur son
territoire144, ou lorsque certaines régions du territoire municipal sont
soumises au munus patrimoniale qui consiste à livrer régulièrement du
blé à la cité 14S.
Il faut alors disposer du personnel qualifié indispensable pour
délivrer les reçus, organiser les transports, exercer les poursuites contre les
mauvais payeurs. On aimerait en particulier savoir dans quelles
conditions étaient organisées les συνωναί. Peut-être levait-on un certain
nombre de muids par unité de surface ou unité d'imposition au titre d'une
partie de l'impôt dû par ces terres, mais nous n'en savons
rigoureusement rien à l'heure actuelle146. Par contre il ne fait aucun doute que
toutes ces opérations étaient contrôlées par les agents du gouverneur
qui pouvaient apporter leur aide en cas de besoin face à des
contribuables récalcitrants 147.

b) Le stockage : les greniers

Reçu ou perçu, le blé était stocké. C'était là l'opération la plus


importante dans le cas de la sitonia puisque la finalité essentielle de
cette institution consistait à emmagasiner assez de blé pour atténuer au
maximum les effets des variations climatiques. Mais elle était tout aussi
essentielle quand il fallait assurer à une population nombreuse un
approvisionnement suffisant en permanence, à partir de greniers
publics.
Notre connaissance de cette charge municipale particulièrement

143 Ci-dessus, p. 387.


144 Ci-dessus, p. 458-459.
145 D 50, 4, 18, § 25.
146 II ne fait guère de doute que des mesures contraignantes étaient nécessaires
puisque le prix était fixé à un niveau inférieur à celui du marché, ou, au mieux, égal à ce
dernier. Il faudrait savoir à partir de quel niveau de richesse on était contraint de vendre.
On peut supposer que toute personne possédant plus de χ juga devait verser tant par
jugum. On pouvait en effet difficilement imposer tous les détenteurs de blé pendant une
mauvaise année puisque les petits propriétaires avaient à peine de quoi ne pas mourir de
faim, quand ils ne devaient pas fuir vers la ville pour y chercher assistance.
147 Là encore nous manquons de données. Cependant la responsabilité de l'Etat était
engagée puisqu'il avait donné son autorisation pour la levée d'une συνωνή. Il se devait
d'en assurer la rentrée dans les meilleures conditions, ainsi qu'il le faisait pour l'impôt,
en utilisant la force armée, le cas échéant.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 465

importante dépend pour une large part des progrès de l'archéologie


byzantine, et surtout des fouilles de greniers. L'enquête n'a pas encore
été conduite, à ma connaissance, avec la même minutie que pour
l'époque précédente, celle de l'empire romain 148. On voit encore les greniers
de Darà presque entièrement enfouis dans le sol. A Sirmium, les
fouilles ont mis à jour des greniers du Bas-Empire qui ont pu être utilisés
jusqu'à la fin de la période byzantine149. A Rome, l'enquête, beaucoup
plus approfondie, a fourni des indices importants pour l'histoire des
greniers de l'annone après le VIe siècle, confirmant par l'étude des
églises qui y ont été construites, la mainmise du pape sur ces bâtiments,
dans des conditions que nous avons étudiées150. Mais ailleurs, même à
Constantinople, on ne sait rien, ou presque151. Outre la difficulté de
fouiller qui gêne beaucoup les recherches en milieu urbain, on doit
d'abord incriminer l'absence de curiosité devant des sites faciles à
observer et le manque de minutie dans les fouilles qui, trop souvent, a
fait disparaître les preuves que tel édifice, construit à l'époque du Bas-
Empire a survécu et a été entretenu très longtemps. Peut-être aussi
nombre de greniers étaient-ils construits en matériaux périssables, ce
qui justifierait l'interdiction de les édifier à moins de 30 mètres d'une

ie travail partiel, surtout pour la province, alors que les greniers de Rome et
d'Ostie sont étudiés avec soin, de G. Rickman, Roman granaries and store buildings,
Cambridge, 1971.
149 Publiés par N. Duval et N. Popovic, Sirmium VII. Horrea et thermes aux abords du
rempart Sud, Belgrade-Rome, 1977 (coll. de l'Ecole française de Rome, 29, 1), surtout
p. 92 : les horrea du bâtiment A auraient pu être réutilisés au VIe siècle, mais on ne sait à
quelle fin, malgré la présence de débris d'amphores. Les auteurs ne citent aucun
bâtiment comparable, car les dépouillements n'ont pas été effectués pour les époques dites
tardives.
150 Sur l'histoire tardive des greniers romains et leur occupation progressive par des
édifices ecclésiastiques, voir ci-dessus, p. 144-145. On constate une continuité dans
l'occupation. Il serait sans doute intéressant de savoir ce que sont devenus ailleurs les greniers
municipaux et à quelle date ils ont changé d'affectation. On disposerait alors d'un indice
supplémentaire pour une histoire de l'approvisionnement à partir du VIIe siècle.
151 Sur les greniers de Constantinople, voir R. Janin, Constantinople byzantine.
Développement urbain et répertoire topographique, 2e éd., Paris, 1969 (Archives de l'Orient
chrétien, 4 A), p. 181-182. On ignore même, actuellement, la situation exacte des énormes
greniers où était stocké tout le blé de la capitale. Une liste, pour le IVe siècle, en est donné
par la Notitia urbis constantinopolitanae (éd. O. Seeck, Notifia dignitatum. Accedunt noti-
tia urbis constantinopolitanae et laterculi provinciarum, Berlin, 1876, p. 227-243).
466 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

habitation152. Quoi qu'il en soit, la surabondance des textes parlant des


greniers en général ou des greniers particuliers à une ville est telle
qu'on ne peut attribuer la moindre signification à l'absence de restes
archéologiques répertoriés.
Un liste exhaustive des greniers connus par les sources écrites
serait démesurément longue et inutile car toutes les villes de quelque
importance avaient au moins un grenier. Toutes les villes étudiées au
chapitre précédent avaient le leur ou les leurs153. Les lois présentent
toujours le grenier comme un bâtiment devant se trouver presque
obligatoirement dans une ville154. Son existence ne fait pas problème mais
son organisation et sa gestion demande quelques éclaircissements.
Il ne semble pas, d'abord, que le grenier du blé municipal soit un
grenier particulier où l'on ne conserve que le blé destiné à la
population civile de la cité. L'exemple d'Edesse montre que même une ville de
taille raisonnable peut ne compter qu'un entrepôt et donc que tout le
blé utilisé dans la cité, pour la population, pour l'armée155, ou pour
toute autre fin, en sortait. Même si on en comptait plusieurs, la situation

152 CTh 15, 1, 46 : II faut détruire tous les édifices privés qui sont mitoyens d'un
édifice public. CTh 15, 1, 38 : Même disposition pour les greniers. CTh 15, 1, 4 : On construira
toujours les habitations particulières à plus de 100 pieds des horrea.
153 Le ou les greniers ne sont mentionnés explicitement que pour Thessalonique (ci-
dessus, p. 399) et Edesse (p. 407). Cependant le fait même que les trois autres villes aient
une annone municipale implique nécessairement qu'elles aient eu des greniers.
154 II ressort des deux dernières lois analysées (n. 152) que, si on adopte des lois
particulières pour les greniers installés dans les villes, c'est qu'ils devaient être nombreux.
Voir aussi les nombreuses lois de CTh 12, 6, qui traitent des greniers, surtout CTh 12, 6,
33, 430, qui ordonne aux curiales de Byzacène de ne plus veiller sur les horrea de leurs
villes et interdit à un principalis de diriger les greniers de la Proconsulaire. On ne saurait
mieux dire que chaque cité a son grenier. Nous verrons que l'annone et les autres
services qui ont besoin d'un grenier utilisent le même dès que la ville est petite. Que toute ville
ait un grenier ne prouve donc pas qu'elle ait un service de l'alimentation, mais l'absence
de grenier ne pouvait que très exceptionnellement expliquer l'absence d'un tel service. En
fait on trouvait l'un et l'autre à peu près partout. Pour d'autres exemples de greniers,
voir les n. suivantes. Voir aussi ILGS 306 et 2 081 (un grenier public construit par l'évê-
que d'Aréthuse en 503-504) ; K. Hermann et O. Puchstein, Reisen in Kleinasien und
Nordsyrien, Berlin, 1890, p. 405, n. 5 : construction d'un grenier par l'évêque de Constantina
(Wiranschehr) en 542 (je remercie Monsieur Cyrille Mango de m'avoir signalé cette
référence).
155 Edesse ne possède qu'un grenier (ci-dessus, p. 407), mais conserve du blé pour
l'armée (ci-dessus, p. 418-419). Le grenier servait donc à la fois aux civils et aux
militaires. Pour ce qui est des civils, il faut sans aucun doute distinguer entre les citoyens et les
fonctionnaires qui touchaient en nature une part de leur salaire.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 467

ne devait pas être très différente car le gouverneur fait donner du blé
public, pris dans le ou les greniers qu'il dirige, aussi bien aux civils
affamés qu'aux militaires stationnés pour un temps assez court, sans
qu'on dise jamais que les stocks considérés se trouvent en des lieux
différents ou sont soumis à des autorités particulières156. Tout se passe
donc comme si le responsable du grenier tenait à jour des comptes non
seulement de la quantité globale de blé, mais aussi du blé à la
disposition de l'armée, de l'annone des capitales, de l'administration
municipale, de l'Eglise, du σιτώνης . . . 157. La situation était évidemment
différente dans les grandes agglomérations comme Carthage où on nous
cite les greniers de l'annone, vraisemblablement distincts des autres158,
mais, à Darà, Anastase ne prévit qu'un grenier159, de même que dans les
villes de Mésopotamie, après la guerre contre les Perses 16°.
Cette fonction multiple d'un même greniers permet de rendre
compte de l'opération réalisée par l'Eglise de Rome en faveur du
sitonicum de Sicile161. Les agents du pape avaient la charge de conserver
dans leurs greniers tout le blé qu'ils avaient perçu pendant l'année
écoulée et de reverser à chaque grenier public les quantités qui lui
revenaient, au moment où il l'exigerait. Le blé du sitonicum de Sicile
avoisinait celui de l'annone romaine et celui destiné aux agents de
l'Eglise, en Sicile ou à Rome. Mais le curateur du sitonicum lui-même
pouvait fort bien faire déposer ce blé dans le grenier municipal des
diverses cités où, par ailleurs, le tribun conserverait le blé des soldats,
et l'évêque, celui des clercs. Dans nombre de villes, comme par exemple
à Thessalonique, on parle des greniers publics sans préciser leur
affectation, indice que, même là óù ils étaient plus nombreux, ils servaient

156 A Carthage, dans un contexte différent, on voit le même blé servir à des usages
divers, malgré l'existence de plusieurs greniers. En effet le gouverneur utilise le blé anno-
naire pour la population locale tenaillée par la famine (ci-dessus, p. 387).
157 Ainsi, quand les responsables des greniers de Dertona, Pavie, Trente et Trévise
doivent donner le tiers de leur blé aux villes d'Italie du Nord, voit-on bien qu'ils gèrent
une masse indifférenciée dont ils doivent bien connaître l'origine, mais qu'ils affectent à
divers postes, soit de manière constante, soit sur ordre particulier, en fonction de telle ou
telle circonstance particulière (cf. ci-dessus, p. 432-433).
158 Voir ci-dessus, p. 387.
159 Cf. par exemple Historia ecclesiastica Zachariae rhetori vulgo adscripta, 1, trad. E.
W. Brooks, Louvain, 1953 (CSCO, script, syri, 41), p. 25.
160 Incerti auctoris chronicon pseudo-dionysianum vulgo dictum, trad. J.-B. Chabot,
Louvain, 1949 (CSCO, 121), p. 224.
161 Cf. ci-dessus, p. 151-154.
468 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

de lieu de stockage indifférencié pour des blés de toute origine


administrative162. La distinction entre grands et petits greniers, entre
greniers de village, greniers municipaux, greniers ecclésiastiques et
greniers publics n'est pas d'un grand secours pour la question qui nous
intéresse ici163. Elle témoigne plutôt de la diversité des responsables de
greniers que de la spécialisation des divers greniers dans le stockage du
blé destiné à une opération particulière ; les grands greniers sont plutôt
ceux de la cité par opposition aux petits, ceux des villages, que les
greniers de l'annone distincts de ceux du blé destiné aux dépenses
locales164. On pourrait supposer que les greniers «publics», comme ceux de
Thessalonique, ne contiennent que du blé à la disposition directe des
agents de l'empereur et de ses gouverneurs tandis que les autres,
municipaux ou locaux, concentreraient tout le blé fiscal, gardant celui qui
doit être distribué sur place et versant celui qui va dans les greniers
publics. C'est oublier que ce qui est «public» est parfois municipal165,
que le blé des greniers «publics» de Thessalonique aurait dû servir à
nourrir la population s'il n'avait été vendu à l'extérieur166 et qu'il en fut
de même pour les greniers italiens qui fournirent des subsides aux
villes pendant une disette167.
Le mélange des produits d'origine diverse ne touche pas seulement
le blé, mais toutes les denrées et sans doute tous les objets conservés
dans les greniers publics. En effet horreum-ώρεϊον, grenier à blé, est
synonyme de αποθήκη ou άπόθετον. A Edesse, le grenier reçoit ce der-

162 Cf. ci-dessus, p. 399.


163 Quelques exemples, pris dans la vaste documentation papyrologique montrent,
outre un très grand nombre de greniers, une diversité de dénomination dont on ne peut
actuellement préciser exactement à quelles réalités elle correspond. Όρρια πολιτικά : BGU
683; SPP III, 579, 962, 973, 1 024, 1 176. Δημόσια oppia: BGU 838; P. Lond. 1 135
(δημόσια oppia d'une ville ; donc les πολιτικά oppia ne sont pas les seuls à appartenir à une
ville); SPP III, 398, 962, 973; SB 4 502; Όρρια κώμης : SPP III, 432. Όρρια μικρά : SPP III,
582. "oppia μεγάλα: SPP III, 476; SPP XX, 193. Tous les greniers ne sont pas publics;
exemple de greniers de monastères : SPP III, 627. Voir aussi ci-dessus, p. 238, n. 145.
164 SPP III, 193 : Le grand grenier effectue un versement en faveur d'une personne
privée et non de l'annone. Le sens des formules nous échappe, contrairement à ce que
croyait pouvoir supposer G. Rouillard, L'administration civile de l'Egypte byzantine, 2e
éd., Paris, 1928, p. 135-136.
165 Voir à la n. 163 pour les greniers d'une ville.
166 Cf. ci-dessus, p. 399.
167 Cf. ci-dessus, p. 433-434. Ces greniers ont manifestement une fonction polyvalente
(cf. n. 155).
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 469

nier nom 168. Un texte hagiographique, qui porte témoignage du


vocabulaire courant de son temps, montre sans conteste que αποθήκη et
ώρείον ont le même sens169. Un papyrus d'Egypte dont il ne reste que
quelques signes suggère un rapport entre Γάποθήκη et l'annone, dans
un texte qui doit vraisemblablement sortir d'un secrétariat public170.
Autant d'indices que Γάποθήκη n'est parfois qu'un ώρείον ou que, si elle
a une acception plus large, dans le cas des άποθήκαι des douanes ou
des greniers privés dont parle saint Basile171, Γώρεΐον au sens strict de
grenier à blé est l'un des bâtiments dont l'ensemble forme Γάποθήκη. Il
ressort de cette analyse qu'on peut aussi bien rencontrer le grenier
d'un σιτώνης, quand son service a la chance de posséder des
installations indépendantes, qu'un σιτώνης utilisant les locaux du grenier de sa
cité ou de sa province, dans d'autres cas - dans la majorité des cas? Il
se pourrait même que le grenier ne soit qu'une abstraction comptable
regroupant divers greniers concrets placés sous la même autorité : le
grenier concret du σιτώνης serait alors l'un des greniers dont
l'ensemble constituerait le grenier municipal, placé sous la direction de l'hor-

168 Incerti auctoris chronicon pseudo-dionysianum vulgo dictum, éd. cit., p. 196.
169 ρ yan den Yen, La légende de saint Spyridon, évèque de Trimithonte, Louvain,
1953 (Bibliothèque du Muséon, 33), p. 11 : Dans un texte très riche, l'auteur explique que,
à la suite d'une famine, les σιτώνοα και σιτοκάπηλοι profitaient des malheurs des gens et
que l'un de ces σιτοκάπηλοι est un riche κτήτωρ (possessor, curiale, plutôt que gros
propriétaire) qui vend du blé, de l'orge ou des légumes secs si on le paie sur le champ. Le
saint promet aux pauvres affamés (πένης πείνων, c'est-à-dire le citoyen modeste qui est
touché par la famine et non le mendiant sans ressources) que tout ira mieux le
lendemain. A la suite d'une pluie miraculeuse, on ouvre tout grand le grenier (άποθήκην την
παρά τισιν ώρείον καλουμένην). Outre l'homonymie άποθήκη-ώρεΐον, on remarquera qu'il
n'est pas question de marchands de blé (σιτοκάπηλοι) à côté des σιτώναι, mais que ce
sont les σιτώναι qui se comportent comme des spéculateurs puisque tout rentre dans
l'ordre dès que la pluie miraculeuse a obligé à ouvrir le grenier municipal. Il n'est nulle part
question de greniers privés. L'opposition entre l'évêque et les σιτώναι est plus
vraisemblable au IVe siècle, quand il n'est pas encore devenu leur chef qu'au VIIe siècle, quand la
vie fut rédigée. C'est un argument en faveur du fait que l'auteur a utilisé des documents
anciens, quelle que soit leur origine.
170 PSI 939, cité par G. Rouillard, op. cit., p. 136, suggère un rapport entre l'annone et
une αποθήκη, mais on ne lit plus guère que ώς φθάσαντα την άποθήκην δια μηδέν άλλο
άνελθών ει μη δια την έμβολήν : Quelqu'un qui revient à Γάποθήκη uniquement pour
l'annone est apparemment quelqu'un qui revient dans ce lieu parce qu'on s'y occupe de
l'annone.
171 Basile, Commentaire à Luc 12, 18 : «Je détruirai mes greniers et je les reconstruirai
plus grands», éd. dans PG 31, col 261-277, où grenier, au sens de grenier privé, est
constamment rendu par αποθήκη.
470 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

rearius-ώρειάριος ou de Γάποθηκάριος de la cité. S'il en est bien ainsi, le


σιτώνης ne dirige pas les greniers dans lesquels sont conservés les blés
qui lui reviennent, pas plus que ceux dans lesquels ils transitent avant
d'être reçus par les autorités municipales. Pour autant qu'on puisse
interpréter des informations amphibologiques, Γάποθηκάριος d'une cité
est responsable pour toutes les denrées stockées dans les greniers
municipaux; il rend des comptes au σιτώνης pour le blé qu'il lui doit, mais
ne dépend pas de lui172. En particulier les ώρειάριοι doivent entretenir
des rapports avec le σιτώνης ou avec son chef, l'évêque : ainsi, pendant
une disette, Γώρειάριος d'Amaseia vient annoncer au prélat de la ville
qu'il n'a plus de blé pour satisfaire la demande et lui dit qu'il aimerait
recevoir un secours au moins pour ne plus être harcelé par des
réclamations qu'il ne peut satisfaire 173.
Ainsi les greniers, et en particulier ceux qui servent au
ravitaillement des villes, apparaissent comme formant un système complexe et

172 La question de Γάποθήκη et de Γάποθηκάριος est loin d'être réglée. Abusés par le
fait que les sceaux conservés sont surtout ceux du commerciaire de telle αποθήκη, les
historiens ont fait de ce grenier le lieu exclusif du stockage des produits perçus au titre
du κομμερκιον, l'impôt sur la circulation des produits au moins entre l'empire byzantin
et le monde extérieur (voir, en particulier, H. Antoniadis-Bibicou, Recherches sur les
douanes de Byzance, Paris, 1962 (Cahiers des Annales, 20), p. 106, 168, 169, 185, 186, 189, 246).
On trouve cependant, entre autres exemples, un sceau de Γάποθήκη των άνδραπόδων
Φρυγών Σαλουταρίας, le grenier des esclaves de la Phrygie Salutarla (G. Zacos, A. Veglery,
Byzantine lead seals, t. 1, Bale, 1972, n° 187, p. 267) Je remercie Mme Cécile Morrisson
d'avoir attiré mon attention sur ce texte important. Dans ce cas, Γάποθήκη ne peut être
un grenier des douanes. Le terme a donc une grande variété de sens et peut très
facilement désigner le grenier de l'annone, lorsque le contexte l'exige ou le suggère. Dans ces
conditions, κομμερκιάριος αποθήκης signifie plutôt commerciaire de la ville de . . ., c'est-
à-dire commerciaire qui stocke ses revenus dans le grenier municipal de telle ville, dans
un grenier qui sert à une foule d'autres usages. Il n'est pas l'agent d'une αποθήκη conçue
comme un service des douanes. Le grenier, quant à lui, peut n'être qu'une unité de
compte, formée de plusieurs locaux correspondant à autant de greniers réels. La formule
αποθήκη κομμερκίων, pour sa part, désigne sans doute le local concret, ou la partie du
grand grenier qui sert au commerciaire d'une ville pour conserver ce qu'il a perçu.
173 Vie du patriarche Eutychius, 15, Acta sanctorum, avril, t. 1, p. LXIII : L'évêque est
le supérieur de Γώρεάριος, puisque ce dernier lui remet les clefs du grenier et il agit, dans
ce miracle, en tant que chef de la cité car ce ne sont pas les pauvres ou les clercs qui ont
faim, mais toute la population de la cité : Έν τω όρείω σίτος ούκ εστί, και την δχλησιν ού
φέρω του λαού : II n'y a plus de blé dans le grenier et je ne supporte plus les réclamations
du peuple. En outre ni l'évêque, ni le responsable ne reçoivent, dans cette scène de
qualificatifs religieux. Par contre, dans le miracle suivant, où un monastère vient en aide à la
population affamée (p. LXIII), tout le vocabulaire et le contexte sont religieux.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 471

parfaitement interconnecté dans lequel les distinctions comptables ne


recoupent pas les distinctions géographiques en fonction de la position
des divers lieux de stockage. L'interconnexion rend possibles les
services que se rendent les divers greniers en fonction des besoins les plus
urgents de chacun : quand on voit dans les sources tel grenier prêter du
blé à un autre, il faut comprendre qu'il cède une partie du blé auquel il
a droit dans le grenier commun, partie qu'il retrouvera quand celui à
qui il a prêté aura assuré les rentrées de grain correspondant à sa
dette. Il n'est pas nécessaire de supposer l'existence d'un service des
greniers du ravitaillement municipal, dont on ne trouve d'ailleurs aucune
trace dans les sources.

c) Ventes et distributions
Pour être livré aux consommateurs, le blé doit être transformé.
Nous n'avons aucune indication sur la manière dont le grain est moulu,
par les boulangers ou par des meuniers spécialisés qui n'apparaissent
dans aucun document, ce qui ne prouve rien174. La fabrication du pain
est effectuée par les boulangers qui, en échange du privilège de faire
seuls le pain pour toute la ville, s'engagent à en confectionner les
quantités requises au prix fixé par l'administration175. Les autorités
municipales doivent surveiller qu'ils respectent bien les normes établies, et
sont parfois obligés d'engager avec eux une épreuve de force qui
tourne à l'avantage des boulangers s'ils décident de faire la grève et de
quitter la ville 176. L'existence, dans une autre ville, d'un boulanger
municipal177, tend à prouver que la corporation178 était un mode
d'organisation fréquent des boulangers, sous le contrôle de la curie.

174 Tout le travail qu'on lit ici attire l'attention sur le fait que les sources accordent
rarement aux réalités dont elles témoignent la même importance que les contemporains.
En outre le silence des textes peut à tout moment être rompu par une découverte.
Cependant on notera que les moulins à eau exigent à la fois de l'eau et une pente suffisante. On
ne peut en trouver que dans quelques régions particulières.
175 Le monopole des boulangers, au moins dans un certain nombre de villes, se
déduit de ce qu'une grève de leur part paralyse toute une cité et de ce qu'on doit prendre
une mesure particulière pour que tout un chacun puisse cuire du pain (ci-dessus, p. 446-
449).
176 Sur le contrôle des boulangers d'Antioche par la curie, ci-dessus, p. 376.
177 Voir, pour le texte, p. 440, n. 56.
178 Etre boulanger municipal suppose des liens particuliers avec la cité. Dans une
petite ville comme Sardis, on peut imaginer que le boulanger municipal ait été seul, ce
qui est peu vraisemblable si l'on tient compte de ce que nous apprennent les sources
400 km
Fig. 7 - CirculationRome
du blé
auxpublic
IVe etentre
Ve siècles;
le IVe Constantinople
et le VIIe siècle de
à l'exclusion
330 au VIIedusièb
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 473

Enfin, les distributions devaient être exécutées par les boulangers,


sur les gradus pour les distributions gratuites là où elles existaient,
tandis que les ventes à prix public ou à prix variable avaient lieu dans les
boutiques des boulangers.
Comme on le voit, le ravitaillement des villes fonctionnait avec très
peu de fonctionnaires municipaux, comme la plupart des services, qui
étaient sous-traités à des corps de métiers organisés en corporations
responsables d'un service public. Le σιτώνης, aidé de quelques
secrétaires et contrôleurs, tenait les comptes, donnait des ordres et vérifiait
qu'ils étaient exécutés.

3) Les responsables du ravitaillement municipal

Pour la commodité de l'exposé, nous avons attribué au σιτώνης


toute la responsabilité du ravitaillement municipal. Quel rôle tient-il
exactement? Est-il le seul responsable ou agit-il en collaboration avec
d'autres magistrats ou fonctionnaires?

a) Le σιτώνης et la curie
Les lois anciennes, reprises dans le Digeste, accordaient une
grande place au sitona, choisi par la curie, parfois à titre temporaire, quand
la cité se trouvait dans le besoin179. Par la suite, son intervention est
moins nettement indiquée puisque, au VIe siècle, ce sont l'évêque et
trois principales qui s'occupent de ce service, comme des autres, celui
des murailles, celui des aqueducs ou celui des travaux publics180. Rien

relatives à Edesse. Mais dans les grandes villes, comme à Antioche, une corporation
(έθνος) est nécessaire pour coordonner une action difficile. Sur la corporation des
boulangers au Bas-Empire, voir J.-P. Waltzing, Etude historique sur les corporations
professionnelles chez les Romains jusqu'à la chute de l'empire d'Occident, t. 2, Les collèges
professionnels considérés comme institutions officielles, Louvain, 1896, p. 219-222. Pour l'époque
postérieure, voir Le livre du préfet ou l'édit de l'empereur Léon le sage sur les corporations
de Constantinople, 18, éd. et trad. J. Nicole, Genève, 1893, p. 53-55. Les boulangers
reçoivent leur blé de l'administration, leur bénéfice est fixé par la loi ; leurs représentants vont
chez le responsable administratif quand il faut modifier le prix du pain. Ce règlement,
valable au Xe siècle pour la capitale, n'est pas en contradiction avec ce que nous
apprenons des boulangers de province à notre époque.
179 Cf. ci-dessus, p. 292, 299-300 et 308-309.
180 Pour les lois qui attribuent aux principales et à l'évêque la responsabilité des
services municipaux, cf. ci-dessus, p. 313-315. Les autres sources, toutes hagiographiques,
attribuent le mérite de l'assistance alimentaire à l'évêque. Voir cependant ci-dessus,
474 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ne dit que chacun des quatre soit spécialisé dans une ou plusieurs de
ces charges, bien que le plus probable consiste à supposer que l'évêque
est le responsable ultime, et que chacun des autres membres de cette
commission municipale est responsable d'une activité dans le cadre
d'une administration collégiale.
Cette conception de la charge du σιτώνης rend assez bien compte
de la discrétion des autres sources à son sujet. On ne mentionne
explicitement son existence qu'à Cesaree de Cappadoce181. A Antioche, on
devine seulement l'action de deux σιτώναι. En 354, la population affamée
s'en prend à l'action de la curie et n'attaque qu'une seule maison, celle
d'Euboulos à laquelle on met le feu182. Pour que cette personne
cristal ise toute la colère populaire, il faut qu'elle joue un rôle particulier dans
l'approvisionnement; c'est pourquoi elle me paraît occuper une
fonction spécialement affectée à cette charge, qui ne peut être que celle de
σιτώνης. De même, en 384, on voit apparaître un principalis
spécialement chargé de surveiller les boulangers, la vente du pain et les poids
et mesures de la cité183. Il est surtout passé à la postérité pour son
comportement cruel envers le boulanger Antiochus, que Libanius
défendit184. Ses fonctions font très vraisemblablement de lui un autre
σιτώνης d'Antioche. On notera que son collègue Kallipos est
responsable des ventes sur le marché, ce qui confirme que le blé et le pain ne s'y
échangeaient pas, mais qu'ils étaient vendus par les boulangers,
directement dans leurs boutiques185.

p. 335-336, pour un exemple de collaboration, très discrètement suggérée entre l'évêque


qui propose un emprunt de 1 000 livres et les curiales qui approuvent la mesure.
181 Grégoire de Naziance, In laudem Basila Magni, 34-35, éd. dans PG 36, col. 544 :
Bien que Grégoire ne lui attribue pas cette fonction de manière explicite, Basile fut
σιτώνης de Cesaree pendant une famine et mérita des louanges pour la qualité de son
travail. En effet son action fut celle d'un agent de l'administration civile car il agit pour
la ville (ή πόλις) et non pour les pauvres, même si les plus déshérités sont les principaux
bénéficiaires, ce qui permet d'assimiler, dans un panégyrique religieux, le mérite civil
aux vertus chrétiennes. Basile fit, entre autres, ouvrir les greniers des riches, c'est-à-dire
qu'il pratiqua une συνωνή. Voir aussi ci-dessus, n. 169, la mention des σιτώναι d'une cité.
Leur attitude est à l'opposé de celle de Basile, car il se comportent comme des
spéculateurs.
182 Cf. ci-dessus, p. 362-363.
183 Cf. ci-dessus, p. 377; P. Petit, Libanius et la vie municipale à Antioche au IVe siècle
après J.-C, Paris, 1955, p. 120 et index, 5. v. Candidus. Il remplit exactement les fonctions
du représentant de l'administration à Constantinople au Xe siècle (ci-dessus, n. 178).
184 Voir P. Petit, op. cit., p. 80.
185 P. Petit, op. cit., p. 120.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 475

Au même moment et dans la même ville, nous apprenons de la


même source que les curiales reconnaissent qu'ils auraient dû mieux
surveiller les boulangers186. On imagine mal tous les curiales mobilisés
pour cette opération. Il faut comprendre que la curie est responsable
collectivement de ce contrôle, c'est-à-dire que certains de ses membres,
désignés à cet effet, auraient dû s'en occuper. On peut supposer qu'ils
étaient choisis parmi les principales et constituaient le petit groupe
dont parlent les sources du VIe siècle, même s'ils ne comptaient pas
trois ou quatre membres. Quoi qu'il en soit, le σιτώνης apparaît peu
libre de ses mouvements, et son autorité n'est pas si entière qu'on
pourrait le supposer. On retrouve une situation assez semblable à celle de la
législation tardive comme si, dès le IVe siècle, le σιτώνης avait fait
partie d'un groupe de responsables municipaux.
Il est cependant le symbole, pour la population, de la politique
menée à propos de l'approvisionnement puisque, dans le cas d'Eubou-
los, seule la maison de ce dernier fut incendiée, de même que,
lorsqu'on en veut au souverain, c'est son gouverneur qui perd la vie 187.
Cette remarque impose de nuancer l'idée d'un affrontement violent entre
classes sociales à l'intérieur des cités. Tensions et luttes existent; les
exemples abondent. Cependant elles sont orientées et canalisées par les
institutions administratives : on en veut aux riches de ne pas avoir
organisé une συνωνή suffisamment tôt mais on s'en prend à celui qui avait
la charge, au nom de la curie, d'organiser cet achat.
Après le IVe siècle, le pouvoir ayant été concentré entre les mains
de l'évêque, c'est lui qui apparaît dans les sources quand on parle de
σιτωνία, d'autant plus facilement que les sources sont dorénavant
surtout ecclésiastiques et qu'elles accordent la première place aux clercs.
C'est ainsi, par exemple, que l'évêque d'Alexandrie prend des mesures
qui sont de la compétence du σιτώνης188. Tout se passe comme si ce
dernier était devenu le subordonné du premier. En particulier la
décision d'acheter du blé semble être du ressort de l'évêque, en tant que
chef de la cité. Il en découle un risque permanent de contresens sur le
poids réel de la fonction episcopale dans la vie municipale. En effet nos
sources confondent les diverses activités du prélat en attribuant à sa

186 voir ci-dessus, p. 373.


187 Voir ci-dessus, p. 362-363.
188 Lorsqu'il emprunte de l'argent, envoie des bateaux en Sicile et se trouve là pour
les attendre (ci-dessus, p. 335-336). De même, ci-dessus, n. 173.
476 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

bonté ce qui est exécuté dans l'exercice de ses fonctions civiles ou


religieuses. On a donc l'impression que la cité dépend entièrement de son
bon vouloir et qu'il doit posséder une fortune considérable pour se
permettre des largesses aussi nombreuses qu'importantes. En outre, on
tend trop souvent à confondre les fonctions civiles et les fonctions
religieuses, attribuant au développement de la charité chrétienne ce qui,
en fait, n'est que la continuation d'une pratique fort ancienne189. Et
c'est en grande partie pour cette raison que la réalité d'un service
municipal de l'approvisionnement a été si largement négligée jusqu'à
ce jour.

b) Le σιτώνης et le gouverneur
Le service de l'approvisionnement, fermement tenu par la curie
qui ne délègue pas son autorité au point de se priver de tout moyen de
contrôle, est aussi surveillé par le gouverneur, ou plutôt par son agent,
dont nous connaissons le nom latin : le curator sitonici. Il est bien
fonctionnaire du gouverneur puisque le pape Grégoire le Grand s'adresse
au second pour se qui concerne l'action du premier 19°. Si le curator
sitonici était un sitona, le pape s'adresserait directement à lui ou à la curie
qui l'a nommé. Il faut donc comprendre que Varca frumentaria (σιτωνι-
κόν) provinciale est un service qui supervise, sous la direction du
curator, les arcae urbaines dont le gouverneur a la responsabilité. C'est
pourquoi le curator est nommé directement par les bureaux de
l'administration centrale 191 et se fonde sur les ordres du gouverneur pour
exiger que les responsables locaux lui versent le blé auquel il a droit192 et
qu'il doit reverser aux sitonae de sa province. Ces derniers recevront
par son intermédiaire leur part de céréales publiques. C'est sans doute
à lui qu'ils rendront des comptes, en lieu et place du gouverneur193.
Les rapports entre le σιτώνης et le gouverneur qui lui fait verser
une partie du blé dont il se sert, qui fixe le prix d'achat pour les συνω-
ναί, qui contrôle l'usage des fonds versés et peut même intervenir pour

189 C'est ce qu'ont montré tous les exemples analysés jusqu'ici et qui mettent des évê-
ques en scène.
190 Voir ci-dessus, p. 152-153.
191 Voir ci-dessus, p. 433.
192 Ibid.
193 Puisque le gouverneur a un droit de regard sur la gestion de l'annone municipale
(ci-dessus, p. 461), il a aussi un droit de regard sur celui qui en a la responsabilité. Son
agent chargé de l'annone des cités se substitue tout naturellement à lui.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 477

que des mesures soient prises194, ces rapports sont révélateurs des
rapports existant entre administration ou finances publiques et
administration ou finances municipales. On a déjà vu que la distinction entre les
unes et les autres n'est pas toujours facile; on voit ici qu'elles sont
profondément imbriquées. L'étude de l'annone des capitales nous a
montré le rôle des cités dans le fonctionnement de l'administration
d'Empire puisqu'elle constitue une assiette fiscale dont la curie doit percevoir
les sommes exigées par l'Etat selon les barèmes qu'il a fixés, avant de
les conserver ou de les reverser à qui de droit conformément aux
ordres qu'elle reçoit. Ici nous voyons comment l'administration
impériale se décharge sur la curie de toute l'administration locale. L'antique
autonomie des cités, pour autant qu'elle ait existé, a disparu. Les
ressources sont sévèrement surveillées par les agents de l'Etat qui peut en
disposer pour ce qu'il croit être le plus grand bien de chaque cité et de
l'Empire, ainsi qu'on le voit dans le cas des fortifications195. De même
que les murailles protègent à la fois la ville et l'Empire,
l'approvisionnement municipal assure la continuité des activités locales et par là
même celle des ressources publiques. Les cité sont des pions dans un
vaste ensemble; elles peuvent faire des propositions, comme demander
l'organisation d'une συνωνή, mais ne peuvent pratiquement rien faire
sans ordre exprès du pouvoir. Les secteurs essentiels de la vie
municipale, comme l'entretien des bâtiments publics, des aqueducs, des
murailles et l'approvisionnemnt en blé, sont placés sous la haute
surveillance de l'administration centrale qui fournit une grande partie des
ressources nécessaires. Les finances municipales ne sont plus guère
alimentées que par le produit de recettes concédées ou rétrocédées après
confiscation par le pouvoir impérial; elles contribuent à
l'accomplissement de tâches qui, pour avoir un intérêt local immédiat, concourent
aussi à la prospérité de tout l'Etat. Les lois présentent à juste titre le
ravitaillement comme une activité municipale, car elle concerne direc-

194 C'est du moins ce qu'on peut conclure de ce qu'un gouverneur a été condamné à
Antioche pour n'avoir rien fait à l'occasion d'une famine. Il faut donc qu'il ait eu le
pouvoir de donner des ordres à l'administration municipale (cf. ci-dessus, p. 362-363) ; mais il
ne doit pas dépasser certaines limites (cf. ci-dessus, p. 373).
195 Cf. ci-dessus, n. 134. La question des rapports entre l'administration centrale et
celle des cités devrait être reprise sur des bases plus larges que les travaux trop
juridiques de J. Declareuil, Quelques problèmes d'histoire des institutions au temps de l'empire
romain, Paris, 1911, p. 306-393 et N. Charbonnel, Les munera publica au IIIe siècle, thèse
dactylographiée, Université de Paris II, passim.
478 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

tement les citoyens, et en outre l'Etat laisse aux autorités locales une
certaine marge de manœuvre puisqu'elles sont bien placées pour
apprécier l'urgence des mesures, mais cette activité s'exerce dans le cadre
strict de l'administration provinciale, sous l'œil vigilant du gouverneur
qui veille à ce que personne ne détourne fonds et décisions de leur but
initial.
Il reste à tenter d'apprécier le coût de ces dépenses jugées trop
importantes pour qu'on laisse les cités en décider à leur gré.

IV - APERÇU QUANTITATIF

Des rares données qui nous sont parvenues, on ne peut tirer un


tableau clair du prix de l'approvisionnement public des villes. Il n'est
cependant pas totalement impossible de montrer qu'il coûtait fort cher,
et d'autant plus cher que la ville considérée était plus importante.

1) Les grandes métropoles

Pour les deux grandes métropoles nous disposons d'indications sur


la dépense occasionnée par l'assistance permanente gratuite, dans un
cas, et par l'assistance exceptionnelle, dans les deux.
Les 2 000 000 de muids distribués chaque année à Alexandrie
valent, à 30 muids pour 1 sou, 66 000 sous, ou plus de 900 livres196. Ils
suffisent à approvisionner 33 000 personnes si on distribuait réellement
5 muids par personne et par mois, soit 4 qx par an. Le nombre des
bénéficiaires représente approximativement la totalité des citoyens de
la ville qui pouvait compter environ 100 000 citoyens résidants, et peut
être 130 000 habitants si l'on compte aussi les esclaves, les personnes de
passage . . . 197. Mais avec 4 qx on nourrit plus que le citoyen qui les
touche. Les 2 000 000 de muids représentaient donc à peu près les 2/5 du
blé nécessaire pour tous les habitants, à la seule condition que les
bénéficiaires du τρόφιμον fussent à peu près aussi nombreux que les ayants

196 voir ci-dessus, p. 327-329.


197 Voir ci-dessus, p. 337-338. Les calculs sont effectués à partir de ceux que nous
avons pu réaliser pour Rome, où nous avions à la fois le nombre des bénéficiaires et le
montant total du blé consommé. Cela permet d'établir un rapport approximatif entre
bénéficiaires de l'annone et population totale, pour une consommation moyenne
donnée.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 479

droit théoriques c'est-à-dire les citoyens résidants198. Comme d'autre


part nous voyons la cité livrer du blé payant en période de disette, il est
peu vraisemblable qu'elle n'en ait pas livré à prix public en
permanence, et cette possibilité devient une certitude quand on songe que, dans
aucune ville, nous n'avons vu de gros négociants en blé à l'œuvre, que
ce soit en période d'abondance ou en période de crise. Il est donc à peu
près certain que la cité recevait gratuitement les 2/5 de son blé et
presque certain que, en temps normal, elle recevait à prix public l'essentiel
de ce qui lui manquait.
Les renseignements dont nous disposons pour les périodes de crise
ne laissent aucun doute : tout le blé qui n'est pas stocké dans les
greniers privés par des personnes disposant de revenus fonciers, est fourni
par l'Etat. Or peu de citadins possèdent assez de terres pour pouvoir
constituer des stocks commercialisables en ville. Nous savons pour
Antioche que l'on attend le salut de l'empereur seul et qu'il livre au
moins 420 000 muids de blé (28 000 qx) au cœur de l'hiver à partir de
greniers difficilement accessibles car ils se trouvent à l'intérieur des
terres. On a là de quoi permettre à 100 000 personnes de survivre
pendant 3 mois avec 10 kg de pain par personne et par mois199. La valeur
de ce blé, au prix auquel il était vendu, est considérable, 28 000 sous ou
388 livres, puisque l'Etat le met sur le marché à raison de 15 muids
pour 1 sou200. C'est presque la moitié de ce que coûte le blé gratuit
d'Alexandrie pour une année entière201. Et ce secours ne constitue
qu'une partie de tout ce que l'empereur Julien a fait donner à la
ville202. Certes ce blé est vendu et l'Etat rentre pour l'essentiel dans ses
frais, mais il faut disposer de réserves considérables, de gros moyens
de transport et de capitaux importants pour faire l'avance de cette
nourriture.

198 Ibid. Rien ne suggère que des parts du τρόφιμον soient restées longtemps sans
bénéficiaire.
199 La ration moyenne en année normale était proche de 20 kg par personne et par
mois. Cependant, pendant une famine, elle tombait rapidement à 1 livre par personne et
par jour, soit environ 10 kg par mois (cf. ci-dessus, p. 415).
200 Voir ci-dessus, p. 373-375.
201 Voir ci-dessus, n. 196. On constate ainsi combien les évaluations faites pour des
années « normales » sont inférieures à la réalité car la vilitas ne peut au mieux que
diminuer le prix de 50%, tandis que la Caritas le multiplie très vite par deux, souvent par trois,
parfois par dix (voir ci-dessous, p. 497-502).
202 On attendait en effet du blé d'Egypte, pour une quantité qui n'est pas précisée.
480 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

A Alexandrie, un nombre suspect mais du même ordre de grandeur


nous est donné pour le début du VIIe siècle : le patriarche Jean aurait
emprunté aux plus riches habitants 10 kentenaria, soit 1 000 livres, soit
encore 72 000 sous, pour venir en aide aux réfugiés syriens fuyant les
Perses et surtout pour procurer à toute la population le blé
indispensable203. A 10 muids pour 1 sou, on peut vendre 500 000 muids ou 33 000
qx, de quoi donner près de 30 kg de blé à chacun des 1 30 000 habitants
que je suppose à la ville, encore une fois 10 kg par mois pendant 3
mois, c'est-à-dire 1 livre par jour, comme à Edesse vers 500204.
Il ressort de ces données trop fragmentaires que les deux grandes
métropoles dépendaient largement, et même presque exclusivement, de
l'Etat pour leur approvisionnement en blé et que, pour l'une et l'autre
ville, cet approvisionnement coûtait beaucoup plus de 1 000 livres par
an, si l'on tient compte à la fois du prix du blé gratuit et du prix du
transport du blé gratuit ainsi que du blé vendu par le pouvoir à prix
public ou au prix du marché205. Les deux villes attendaient tout des
largesses du Trésor et de la mobilisation des énormes moyens que l'Etat
pouvait seul mettre en œuvre.

2) Les autres villes

Ailleurs, nous voyons la cité d'Oxyrhynchos distribuer gratuitement


1 artabe de blé par mois à 3 000 citoyens et 1 000 autres bénéficiaires,

203 Ci-dessus, p. 336. La mention des réfugiés qui fuyaient les Perses a surtout pour
but de rappeler que, à cette occasion, le patriarche a agi en tant que chef de la
communauté religieuse, recevant des étrangers dans sa ville, alors que l'essentiel de la dépense a
été fait au titre de l'administration civile, en faveur des citoyens résidant dans la ville. La
disproportion entre l'assistance à un petit nombre de réfugiés et à la totalité de la
population d'Alexandrie, est flagrante.
204 Cette estimation, à partir d'un nombre douteux, attribue au blé un prix élevé, mais
attesté en pareilles circonstances, et tient compte des frais de transport, au tarif habituel
(cf. ci-dessus, p. 336-337, n. 40).
205 Dans ces conditions, le nombre de 1 000 livres empruntées à l'occasion d'une
disette sévère, qui paraît inventé, tant il correspond à une somme arrondie, pourrait être
sinon exact, du moins vraisemblable, comme nombre d'informations livrées par cette
source. Le fond est vrai ou vraisemblable, mais la présentation est déformante puisqu'on
fait passer pour de la charité chrétienne ce qui n'est en fait que de la bonne
administration municipale, réalisée avec des fonds publics et non avec les dons généreux des fidèles.
Il faut avoir en permanence à l'esprit l'importance du budget civil des cités - dont
l'alimentation ne constitue que l'un des postes - si l'on veut se faire une idée exacte de la
place réelle des dons charitables dans cette société.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 481

soit 144 000 muids en tout206. Au IVe siècle, Pouzzoles reçoit 100 000
muids des greniers impériaux207 et, au VIIe siècle, Thessalonique
obtient, comme premier secours pendant une disette, 60 000 muids208. A la
même époque Ravenne touche 50 000 muids de blé des seules terres
siciliennes dont l'Etat lui concède l'impôt209. Les informations que l'on
peut tirer de ces nombres sont des plus réduites car nous ignorons tout
des populations qui bénéficiaient de ce blé, en particulier leur
importance numérique. Notons seulement qu'on peut vivre avec 3 muids de
blé par mois, mais que cette quantité suffit seulement à celui qui la
touche. Pour le reste de la population, il faut supposer des ventes à prix
public où le recours au marché. Notons aussi qu'avec 50 000 muids on
peut nourrir environ 1 600 personnes, à raison de 30 muids (2 qx) par
personne et par an, et le double avec 100 000. Quel qu'ait été le nombre
des habitants, ces quantités sont insuffisantes pour une population qui
dépassait nécessairement 2 000 personnes, au moins dans le cas de
Thessalonique et de Ravenne. Mais ce blé ne représente que le blé
gratuit dans le cas de Pouzzoles et de Ravenne, et ne constitue qu'un pre-

206 A 30 muids pour 1 sou, 144 000 muids valent 4 800 sous, sans compter les frais de
transport et de stockage, et sans compter les dépenses occasionnées par
l'approvisionnement en blé vendu à prix public. Les dépenses pour l'alimentation se montent, pour une
ville moyenne, à nettement plus de 5 000 sous par an, sans doute de l'ordre de 100 livres
d'or.
207 Voir ci-dessus, p. 429-430.
208 voir ci-dessus, p. 404. Cela suppose que la ville recevait - au moins avant la
réduction des prestations annonaires, au début du VIIe siècle - beaucoup plus de 100 000
muids de livraisons permanentes, gratuites ou payantes, si l'on compare le montant de
l'aide d'urgence et des prestations régulières à Thessalonique et dans les deux grandes
métropoles.
209 Yoir ci-dessus, p. 433. Ces 50 000 muids soutiennent la comparaison avec les
100 000 et les 150 000 muids d'Oxyrhynchos et Pouzzoles, d'autant plus facilement qu'ils
représentent seulement une partie des ressources frumentaires de Ravenne, et qu'ils sont
attribués dans la seconde moitié du VIIe siècle, après le profond déclin de l'annone. On
peut donc supposer qu'un nombre important de villes, grandes ou moyennes, recevaient
entre 50 000 et 200 000 muids de blé (3 300 à 13 000 qx) au titre des prestations gratuites,
et peut-être autant au titre du blé vendu au prix public. Il en résulte que les quantités de
blé transportées par l'Etat étaient tout à fait considérables. Mais, si ce résultat est peu
contestable, on ne peut aller au-delà, au moins parce qu'on ignore le nombre, même
approximatif, des villes qui étaient assistées. L'exemple de Pouzzoles et des villes de
Campanie montre seulement que le chef-lieu de la province n'est pas seul concerné par ces
libéralités.
482 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

mier secours, dans celui de Thessalonique. Qu'en était-il du blé vendu à


prix public?
Il est impossible de fournir le moindre chiffre pour apporter à
cette question une réponse plus précise que celle donnée par la lecture des
descriptions. A Thessalonique, par exemple, le recueil de miracles de
saint Démétrius mentionne avec suffisamment d'insistance le fait que
la moisson a été faite ou non, qu'elle est rentrée ou encore dans les
granges rurales, pour prouver l'importance qu'on attachait à la
production des paysans, donc aux quantités fournies par le marché libre210.
A Edesse, le niveau des prix est directement lié au volume des
récoltes211. Il ressort de ces textes que le blé public existe et joue un rôle
essentiel, surtout en période de crise, mais qu'il ne tient pas partout la
place largement prépondérante qui lui revient dans les très grandes
villes. Dans les agglomérations moyennes, blé public et blé privé, vendu
sur le marché ou aux boulangers au prix qu'imposent les lois de l'offre
et de la demande, se complètent pour assurer la continuité de
l'approvisionnement et, très souvent, la part du blé distribué gratuitement ou
vendu à prix public, quelle que soit la conjoncture, devait être nulle ou
quasi-nulle. C'est seulement à l'occasion d'une crise grave - siège ou
récolte catastrophique - que le grenier municipal prend, seul ou
presque, le relais des producteurs défaillants. Le volume des subsistances
mises sur le marché peut être faible, ce qui ne l'empêche pas de tenir
une place fondamentale car il constitue, pendant quelques mois
répartis inégalement sur plusieurs années, la condition première pour la
continuité d'une vie urbaine.
Faute de sources, on ne peut préciser les impressions livrées par
des descriptions, mais il paraît peu douteux que, dans les villes
moyennes ou petites, le blé public était moins important, en part de
l'approvisionnement total, que dans les grandes métropoles. On ne doit pas
cependant en conclure trop vite que la dépense était légère pour l'Etat.
Il faut certes 20 villes comme Pouzzoles pour absorber une quantité de
blé gratuit égale à celle que consommait Alexandrie, mais un nombre
important de villes bénéficiait de quantités de blé équivalentes. Il

210 vojr ci-dessus, p. 391 et 393-394. Néanmoins le blé égyptien compte tout autant,
sinon plus, puisque la situation devient très grave uniquement s'il ne peut plus être
acheminé, et puisque son arrivée suffit apparemment à assurer un approvisionnement à peu
près normal.
211 Voir ci-dessus, p. 408.
IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 483

convient en outre de ne pas minimiser le coût de la perception, du


transport et du stockage du blé perçu à un prix public et revendu au
même tarif, en ville. En effet, il fallait d'abord payer tous les frais de
gestion pour le blé distribué gratuitement, ce qui majorait les prix de 20
à 30%, d'après les quelques éléments d'appréciation dont nous
disposons. Il fallait aussi payer les frais pour le blé vendu à prix public
puisque celui-ci était identique au prix d'achat. C'est sûr pour la viande et
le vin à Rome; c'est attesté par le Digeste pour les autres villes car les
curiales doivent vendre au prix public. C'est confirmé par l'étude des
prix, telle que nous la conduirons212. La dépense était peut-être faible
pour chaque ville particulière; elle était incontestablement considérable
pour l'ensemble de l'Empire et représentait une charge très lourde
pour le Trésor.
On aimerait enfin pouvoir tracer au moins une ébauche d'évolution
quantitative, tout au long de la période considérée. Les sources ne le
permettent pas. Tout au plus suggèrent-elles une assez remarquable
continuité jusqu'à la perte de l'Egypte puisque Alexandrie reçoit
manifestement les mêmes 2 000 000 de muids de blé à la fin du IIIe siècle, au
moment où ils lui sont concédés, ou confirmés, et au milieu du VIe
siècle, quand Justinien essaya de remettre ce privilège en question;
puisque, aussi, la σιτωνία en période de crise fonctionne dans toutes les
villes que nous avons étudiées à une date ou à une autre de notre période.
Par contre une rupture brutale se manifeste dans le cours du VIIe
siècle comme le montrent les faibles quantités livrées à Thessalonique
vers 680 et le fait que cette ville s'approvisionne d'abord dans les
régions les plus proches, sur la côte macédonienne. On comprend alors
le silence des Basiliques et l'absence de toute allusion à l'existence de
trafic, à grande échelle du blé public au-delà de VIIe siècle. La perte de
l'Egypte et la nécessité de financer un effort de guerre considérable
coïncident avec la disparition sinon de la σιτωνία qui a dû persister -
bien que les sources n'en parlent pas - au moins pour assurer la
continuité de l'approvisionnement pendant les années de disette, mais des
livraisons de blé à prix fixe à partir des greniers du fisc dispersés sur
toutes les côtes de la mer Méditerranée.

212 Voir ci-dessous, p. 497-502, pour le prix moyen du blé. Les sources donnent, pour
Carthage au IVe siècle, et pour Rome, au VIIe siècle, des prix identiques aux prix à la
production. A Rome, au IVe siècle, le prix de vente de la viande de porc est, lui aussi,
identique au prix public pratiqué auprès des fournisseurs.
484 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

CONCLUSION

L'enquête sur les villes autres que les capitales visait à établir
l'existence d'un service - ou plutôt de trois services - du blé public.
Grâce aux indices accumulés tout au long de cette partie, il me semble
incontestable que l'un au moins d'entre eux existait dans la plupart des
villes et qu'il y jouait un rôle déterminant, même si peu de villes
bénéficiaient des trois prestations possibles. En effet le dépouillement des
sources révèle l'existence en de nombreux endroits, et à toutes les
époques entre le IIIe et le VIIe siècle, d'institutions distribuant du blé
gratuitement ou contre paiement, en toutes circonstances ou seulement en
période de crise213. On ne peut plus douter que les lois analysées dans le
premier chapitre aient été réellement appliquées et qu'elles l'aient été
dans un très grand nombre de villes, sinon dans toutes. D'autre part,
l'importance des quantités dont témoignent les trop rares indications
chiffrées prouvent l'importance de ce service municipal, à la fois pour
la vie et la survie des populations urbaines, de même que pour les
finances publiques de l'empire protobyzantin.
Il ressort d'une étude globale ce qui ne pouvait apparaître que très
difficilement dans le cas particulier d'une seule ville : l'existence d'une
institution jusqu'ici dissimulée par la dispersion des sources qui y font
allusion, mais d'une importance décisive dans la vie économique et
sociale. De ce fait, les détails que nous avons rencontrés prennent un
relief nouveau. Les informations recueillies ici complètent ce que nous
savons là, et l'ensemble donne une impression difficilement contestable
d'uniformité et de continuité. En particulier, il ne peut plus être
question de croire à l'existence épisodique, au moment où les sources nous
en parlent, d'un service municipal alors qu'il est à ce point général et
vital pour chaque cité. On est même conduit à supposer sa présence là
où rien ne le mentionne. Ainsi les recherches à venir d'histoire urbaine
régionale ou locale devront tenir compte de cette nouvelle donnée, dont
elles préciseront le fonctionnement. Pour l'instant, on doit surtout
noter la différence de nature et de finalité entre l'intervention de la cité,
avec ses ressources propres, à l'intérieur du seul territoire municipal,
uniquement pour atténuer les conséquences des mauvaises récoltes, et
celle de l'Etat, beaucoup plus large par ses moyens et l'aire de son
intervention, qui non seulement vient au secours des cités en détresse,

213 Voir la carte, p. 437.


IMPORTANCE ET FONCTIONNEMENT DE L'APPROVISIONNEMENT PUBLIC 485

mais aussi gonfle artificiellement la masse du blé fourni chaque année


à la population et diminue le coût de la vie en ville grâce au blé
distribué gratuitement.
Cependant il ne suffit pas d'avoir établi l'existence d'un service
municipal de l'approvisionnement dans les villes protobyzantines. Il
faut préciser sa nature réelle dans chaque cité et son importance exacte
dans la vie économique et sociale. Sur ce point, ce sont les études
futures qui apporteront peut-être des informations nouvelles de nature à
compléter le tableau. Il faudrait en effet déterminer le nombre
approximatif des villes disposant de distributions gratuites de pain. La liste
existante, à travers la variété des exemples qu'elle contient, suggère que
ces distributions étaient certainement fréquentes. Son allongement n'en
serait que plus convaincant. Il faudrait surtout trouver d'autres
exemples indubitables de vente de blé à prix public en période d'abondance
relative. Enfin la multiplication des exemples montrerait mieux les
particularismes locaux et la différence entre les grandes et les petites
villes.
Mais il convient dès maintenant, pour déterminer plus précisément
la place de l'approvisionnement public dans la vie des cités, de le
comparer aux autres formes de ravitaillement mieux connues et auxquelles
on accorde souvent une place prépondérante : les échanges de denrées
entre particuliers par le biais du commerce et les distributions
charitables des personnes privées ou des institutions ecclésiastiques, sans
oublier l'autoconsommation, celle des paysans résidant en ville où ils
mangent la production de leurs champs situés autour de
l'agglomération ou même entre ses murs,. celle aussi des propriétaires terriens qui
se font verser en nature une part des fermages, métayages et autres
redevances dues par les locataires de leurs biens-fonds.
CHAPITRE 4

RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE

Si les informations dont nous disposons sur l'approvisionnement


public sont insuffisantes pour établir à elles seules son importance
exacte dans l'alimentation des populations urbaines, la comparaison de
ce que nous savons avec ce que nous apprenons sur les autres formes
d'approvisionnement peut se révéler instructive : ou bien elles livrent
des quantités suffisantes dans des conditions telles qu'elles peuvent
jouer un rôle déterminant, ou bien elles ont une importance limitée et,
au moins, ne peuvent suffire sans l'intervention de l'Etat qui ne se
contente pas d'offrir un complément passager mais contribue, d'une
manière irremplaçable dans la situation économique générale de
l'époque, à la survie de la population citadine.
L'origine des denrées livrées à la ville peut être triple. Le
commerce international ou interrégional est le premier auquel on pense
puisque, dans le cas ou une région manque de denrées, la seule manière de
lui en procurer consiste à en importer de plus loin. Mais il est
actuellement difficile à cerner car les historiens d'une ville ou d'une région
limitée lui accordent une place considérable au vu des sources qui
paraissent attester la présence de négociants, surtout de négociants en
blé, tandis que les historiens du commerce à l'intérieur de l'Empire
constatent les obstacles considérables que l'on rencontrait lorsqu'on
voulait transporter un produit aussi pondéreux que le blé car les coûts
de transport étaient si élevés1. Il faut donc reprendre la question, non

1 Voir, pour Antioche par exemple, les formules convaincues, mais embarrassées de
P. Petit (Libanius et la vie municipale à Antioche au IVe siècle après J.-C, Paris, 1955,
p. 106-107) qui méritent d'être citées à nouveau car elles sont représentatives de tout un
courant de la recherche sur le commerce, et en particulier l'approvisionnement des
villes : « La métropole syrienne ne peut compter que sur l'initiative privée : mais les paysans
et les producteurs font leur devoir, la ville s'alimente aisément. Mieux encore, en période
de famine, les Syriens viennent se réfugier à Antioche . . . Toutefois, il est curieux de ne
488 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

pour étudier en détail tous les aspects du commerce, mais pour estimer
la place qu'il tenait dans l'approvisionnement des villes, sans éluder
l'éventualité selon laquelle il aurait été quasi-nul, dans le cas des
subsistances uniquement, le seul qui nous intéresse ici.
La charité, qu'elle soit ecclésiastique ou privée, s'est vu parfois
attribuer un rôle important dans la redistribution des richesses à
l'intérieur d'un espace économique clos, et dans la fourniture de denrées
gratuites aux populations citadines les plus défavorisées. Cependant,
lorsqu'on veut dépasser le niveau des généralités et des proclamations
parfois grandiloquentes des prédicateurs, on doit reconnaître que cette
forme de redistribution est plus difficile à cerner qu'il n'y paraît. Il
faut donc, encore une fois, prendre le temps de démonter le
mécanisme administratif de son fonctionnement pour se donner des chances
d'interpréter correctement les indications quantitatives qui permettront
de se faire une idée de son poids réel dans la vie sociale, au moins pour
ce qui concerne l'alimentation.
Outre le commerce à grande distance et la charité, la cité recevait
les produits récoltés par des paysans résidant à l'intérieur des murs
qui, soit consommaient eux-mêmes leur production, soit la vendaient à
leurs concitoyens ; elle disposait aussi des loyers que les grands
propriétaires citadins touchaient en nature pour les terres leur appartenant,
mais sur ce point, il faudrait être sûr que ces revenus étaient
suffisamment importants pour tenir une place notable, et veiller en particulier à
ne pas confondre les perceptions fiscales et les revenus privés de ceux
qui recevaient ces sommes. En outre, il faudrait pouvoir établir que ces
personnes avaient la possibilité et le désir de distribuer une part
substantielle de leurs revenus.
Comme on le voit, la préoccupation essentielle ne sera pas de trai-

trouver aucune mention des gros commerçants, importateurs ou grossistes, qui devraient
normalement s'occuper des marchandises venues de la mer ou des provinces voisines».
La contradiction est flagrante, mais insurmontable à partir du seul exemple d'Antioche.
De même, pour Thessalonique, nous avons reconnu des naviculaires, là où on croyait voir
des commerçants privés (ci-dessus, p. 394-399). Pour l'hypothèse de L. Ruggini, Economia
e società nelV« Italia annonaria». Rapporti fra agricoltura e commercio dal IV al VI secolo
d. C, Milan, 1961, voir ci-dessous, p. 518-522. Par contre, A. H. M. Jones, The later roman
Empire, Oxford, 1964, p. 844-845, conclut au terme d'une étude sur les conditions de la
circulation dans l'Empire que les grains ne pouvaient faire de longs trajets par voie de
terre et que, par voie d'eau, ils ne pouvaient être transportés que d'un port à une grande
ville où les prix devaient être nettement supérieurs à ceux de la campagne. Nous allons
voir ce qu'il faut penser de cette dernière condition.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 489

ter au fond tous les aspects des sujets abordés, mais seulement de
suggérer par quelques notes rapides les quantités de denrées qu'ils mettent
en jeu, pour autant qu'on puisse les déterminer. Il va de soi que chaque
thème abordé nécessiterait, pour être correctement traité, un ouvrage à
lui seul. Par exemple, peu nous importera la taille des bateaux2 ou la
persistance tout au long de notre période du mare clausum3, si
d'aventure on parvient à démontrer que les transports maritimes n'approvi-
sonnaient les marchés en subsistances que de façon très marginale. Peu
importera que la charité soit multiforme et que ses prestations soient
très variées si, dans le domaine des distributions de nourriture, elle ne
tient qu'une place limitée. Peu importera, de même le volume des
revenus fonciers si leur paiement s'effectue plus sous forme monétaire
qu'en nature. Notre seule préoccupation est, ici, d'étudier un fait social
précis et limité : la part de l'alimentation urbaine assurée par les
diverses activités qui y concourent. Comme l'essentiel des calories
consommées provenait alors du blé, c'est à lui qu'on s'attachera tout
particulièrement. C'est d'ailleurs sur cette denrée que les sources sont les plus
explicites : une pénurie de vin était contrariante, non dangereuse pour
la survie du plus grand nombre. Nous ne savons presque rien du sel
qui, pourtant, faisait nécessairement l'objet d'un commerce des côtes
vers l'intérieur des terres. Nous ignorons presque tout de la viande
livrée par le marché libre. Nous entrevoyons le commerce du vin et de
l'huile à travers les restes d'amphores, sans avoir le moyen d'apprécier
son importance. En particulier transportait-on au loin les vins de
qualité inférieure, ceux qui étaient le plus largement consommés par la
majorité de la population?
Pour les deux capitales, la réponse est sans ambiguïté dans le cas
du blé, puisque les quantités livrées par l'Etat suffisaient aux besoins
de la population qu'on peut supposer à l'une ou à l'autre d'entre elles.
Le vin et la viande, quant à eux, étaient fournis soit par l'Etat, soit par

2 Indications dans A. H. M. Jones, op. cit., p. 843. Les bateaux qui effectuaient le
grand commerce jaugeaient en général de 10 000 à 20 000 muids (65 à 130 tonnes) et les
plus gros pouvaient atteindre 50 000 muids (325 tonnes). Nous avons déjà rencontré des
bateaux de 20 000 et 30 000 muids (ci-dessus, p. 240, n. 149).
3 Sur le mare clansum, A. H. M. Jones, op. cit., p. 843. La correspondance du pape
Grégoire le Grand révèle, pour sa part, que, jamais il n'écrit à des correspondants qu'on
ne peut atteindre autrement que par mer entre le mois de novembre et celui de février.
Encore les lettres écrites en février ne partaient-elles sans doute pas avant l'ouverture de
la mer, en mars.
490 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

le commerce privé, sans qu'on puisse calculer le rapport entre les deux.
Nous ignorons si le commerce libre de l'huile tenait une place notable.
Pour les autres villes, la réponse sera peut-être moins tranchée; surtout
elle variera vraisemblablement en fonction de la position et de la taille
des unes et des autres.

I - LE GRAND COMMERCE DES SUBSISTANCES

La raison d'être du commerce consiste à harmoniser l'offre et la


demande. Dans certains cas nous saisissons très bien le fonctionnement
de ce mécanisme, à travers les sources des IVe- VIIe siècles. Il ne fait
aucun doute que le commerce existe quand l'offre est limitée en
quelques points particuliers alors que la demande est dispersée dans un
grand nombre de régions. Ainsi le monde méditerranéen a besoin de
l'étain breton4, de l'argent espagnol5, des marbres de Proconnèse6
ou, pour prendre un produit qui ne vienne pas d'une mine ou d'une
carrière, les épices orientales7. De même pour la circulation du sel,
plus difficile à mettre en évidence, sauf dans quelques cas privilégiés,
et pourtant indispensable à la vie des hommes et des bêtes8. Toute la
question qui nous préoccupe revient à se demander si, pour les
subsistances, et en premier lieu pour le blé, il en était de même : s'il existait
des greniers à blé offrant des quantités importantes dont d'autres

4 C'est ce que révélerait sans doute une étude du bronze utilisé pour la fabrication
d'ustensiles byzantins et qu'illustre un miracle célèbre de Jean l'Aumônier, au début du
VIIe siècle (Vie de Jean l'Aumônier, dans Vie de Syméon le fou et vie de Jean de Chypre,
éd., comm. et trad, par A.-J. Festugière, en collaboration avec L. Ryden, Paris, 1974
(Institut fr. d'archéo. de Beyrouth. Bibliothèque d'archéo. et d'histoire, 95), 10, p. 353-354 et
452-454). Un capitaine de bateau ruiné conduit un navire de l'Eglise d'Alexandrie (sur les
bateaux de l'Eglise, voir ci-dessus, p. 240, n. 149) jusqu'en Bretagne où règne une famine;
il échange son blé contre de l'étain au prix de 1 muid pour 1 sou - le prix le plus élevé
qu'aucune source indique, sans doute un prix «miraculeux».
5 Le même bateau, sur le chemin du retour, voit une partie de son étain
miraculeusement changé en argent ; l'auteur oublie évidemment de dire qu'il a fait escale dans un
port espagnol pour vendre de l'étain contre de l'argent.
6 Sur la diffusion des marbres de Proconnèse dans tout le bassin méditerranéen,
mais seulement à proximité des côtes, voir J. B. Ward-Perkins, Nicomedia and the marble
trade, Papers of the british school at Rome, 48, 1980, p. 46.
7 Sur le commerce des épices, voir, pour des textes, L. Bréhier, Les colonies
d'Orientaux en Occident, BZ, 12, 1903, p. 1-39.
8 Voir, par exemple, ci-dessous, p. 539. Voir aussi, ci-dessus, p. 43, n. 8.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 491

régions, éloignées, avaient un tel besoin qu'elles étaient prêtes à en


faire l'achat. Ainsi posée la question est double : il faudrait que certaines
régions produisent plus qu'elles ne consomment, mais les plus riches
étaient les plus peuplées et les besoins y étaient aussi pressants
qu'ailleurs, plus pressants mêmes quand elles connaissaient une disette
tandis que les contrées voisines bénéficiaient d'une récolte moyenne; il
faudrait aussi que, ailleurs, la consommation dépasse constamment la
production. Pour cela on devrait accepter de payer le blé à un prix
supérieur à celui des régions grosses productrices afin de couvrir les
frais de transport. Rome par exemple offrait un gros marché pour le
vin italien mais le payait 33% plus cher que chez les producteurs9. En
effet l'unique moteur du commerce tient à la différence de prix entre le
producteur et le consommateur car, même si l'on se contente de
couvrir les frais de transport et de s'assurer un bénéfice juste suffisant
pour vivre et entretenir le matériel, sans profit supplémentaire, on doit
vendre plus cher qu'on n'a acheté, comme l'avait fort justement noté
Isidore de Seville10. Cette différence suppose que les prix des régions
productrices soient sensiblement plus faibles que ceux des régions
consommatrices, et d'autant plus faibles que les prix du transport
seront plus élevés. Or il ne paraît guère douteux que les prix étaient
sensiblement les mêmes dans tout l'Empire.

A - Esquisse pour une histoire des prix

Une ample documentation papyrologique, mais aussi épigraphique,


législative ou autre, donnant un très grand nombre de prix, a depuis
longtemps tenté les historiens de l'économie protobyzantine11. Pour

9 Voir ci-dessus, p. 54-55.


10 Isidore de Seville, Etymologies, 18, 15, 3.
11 On rappelera pour mémoire les travaux anciens et totalement périmés de A.
Andréadès, De la monnaie et de la puissance d'achat des métaux précieux dans l'empire
byzantin, Byz-, 1, 1924, p. 75-115, et de G. Ostrogorsky, Löhne und Preise in Byzanz, BZ
32, 1932, p. 293-333. Liste très complète, mais dressée sans esprit critique, des prix
connus par le papyrus au moment où l'ouvrage parut, dans A. C. Johnson et L. C. West,
Byzantine Egypt : Economie studies, Princeton, 1949, p. 74-95 et 175-214. Premier effort de
réflexion, à partir d'une documentation très large : L. Ruggini, Economia e società
nell'Italia Annonaria». Rapporti fra agricoltura e commercio dal IV al VI secolo D. C,
Milan, 1961, p. 360-409. Pour le Bas-Empire, voir aussi J.-P. Callu, Problèmes monétaires
du quatrième siècle (311-395), Transformations et conflits au IVe siècle ap. J.-C, dans Anti-
492 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

autant les résultats ne sont pas définitifs peut-être parce qu'on n'a pas
scruté d'assez près chacune des indications pour déterminer
correctement si on avait affaire à un prix de famine ou non, au prix payé au
producteur ou au prix de revient après divers abattements et
majorations; parce que, aussi, on a parfois hésité à embrasser d'un même
regard tous les documents depuis le texte extraordinaire que constitue
l'Edit de Dioclétien, surtout étudié par les historiens de l'Antiquité,
jusqu'aux indications les plus tardives, au VIIe siècle; parce que, enfin, on
a voulu donner la même importance à tous les prix, ceux exprimés en
sous d'or, dont la valeur est constante, comme ceux exprimés en
monnaie divisionnaire, dont la valeur est difficile à préciser, au point qu'on
avancera sans doute plus vite en commençant par calculer la valeur en
sou des principaux produits pour, ensuite, calculer la valeur par
rapport au sou des monnaies divisionnaires, à partir des prix donnés dans
ces espèces12.
Il nous suffira, pour l'instant, d'apprécier la portée de l'Edit de
Dioclétien, de notre point de vue, puis d'étudier certains prix exprimés
en sous d'or relatifs aux principales denrées mentionnées dans cet

quitas, Reihe 1, Bonn, 1978, p. 103-126. Large dépouillement des sources, pour l'Asie
byzantine, dans E. Patlagean, Pauvreté économique et pauvreté sociale à Byzance (4e-7e
siècle), Paris, 1977, p. 377-409.
12 Pour une esquisse convaincante dans cette direction (étude des prix exprimés en
monnaie de cuivre ou unités de compte fondées sur une monnaie de cuivre) voir J.-P.
Callu, op. cit., p. 116-118. L'auteur a parfaitement vu la difficulté de la tâche, p. 116, n.
79. Prenons un exemple simple. CTh 14, 4, 3, 363, nous apprend que, en Campanie, les
suarii ne pourront appliquer un prix d'adaeratio supérieur à 6 folles pour 1 livre de
viande de porc. Pour établir la valeur du follis, il faut d'abord admettre que ce maximum
correspond au prix moyen du marché, comme le dit, pour moi, le texte, et non au prix du
marché majoré d'une certaine marge au-delà de laquelle il y aurait infraction. Il faut
ensuite se rendre compte que le prix donné est celui de la viande sur pied et non de la
viande nette (ci-dessus, p. 97-98), c'est-à-dire qu'elle vaut 62,5% du prix de la viande nette.
Donc celle-ci vaut environ 10 folles la livre, auxquels il faut ajouter la commission des
suarii, soit 20%. Comme on a, au tarif public d'adaeratio, 125 livres de viande nette pour 1
sou, le follis dont il est question dans cette loi est compté à raison de (125 χ 10) + 20% =
1500 pour 1 sou. Il faut aussi déterminer si c'est une monnaie de compte ou s'il
correspond à une pièce alors en circulation, ce qui relève des numismates et exige, pour être
résolu, que l'on connaisse le taux de fiduciarité relatif de l'or et du cuivre. Comme on le
voit, le prix le plus simple, exprimé par rapport à une monnaie autre que le sou d'or pose
des questions complexes qui exigeraient une enquête très large et de nombreux
recoupements, avant qu'on aboutisse à une interprétation générale, dont le profit serait
considérable tant pour l'histoire des prix que pour celle de la monnaie.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 493

ouvrage, avec une double préoccupation : ces prix ont-ils varié à long
terme? Ces prix étaient-ils identiques d'un bout à l'autre de l'Empire?
La première question vise surtout à légitimer la comparaison entre les
prix donnés pour des époques différentes. S'ils sont stables du IVe au
VIIe siècle, on pourra comparer un prix africain du début de la période
et un prix égyptien ou romain de la fin, un prix à la production et un
prix sur le marché urbain distants de plusieurs siècles.

1) L'Edit de Dioctétien

Cet imposant document, copié à de très nombreux exemplaires, au


moins dans tout l'espace étudié ici13, est actuellement très bien édité et
largement commenté, même si tout n'a pas été dit et si nous demeurons
à la merci d'une nouvelle découverte de fragments encore inconnus14.
Il nous donne les prix en deniers pour les produits et services les plus
variés, tels que Dioclétien, son coempereur et les deux Césars, les ont
imposés à la fin de 301. En particulier, il fixe le prix maximum des
denrées dont les quantités sont généralement exprimées soit en muids
militaires (modius casîrensis), soit en livres ou setiers «italiques», c'est-
à-dire civils ou courants (sextarius italiens, pondus italicum). Pour nous,
l'importance de ce texte tient à ce que les prix indiqués sont les mêmes
quelle que soit la région considérée. Cela semble sous-entendre que de
l'Egypte à l'Italie et de l'Afrique à la Crimée on demandait le même
prix pour une même denrée. Cependant plusieurs difficultés surgissent
aussitôt : quelle est la valeur relative des unités de capacité « militaires »
et «civiles»? Quelle est la valeur du denier par rapport au sou? Que
sont ces prix maximums, et en particulier quels rapports entretiennent-
ils avec les prix moyens du marché? D'excellentes réponses ont été
apportées à ces interrogations, mais elles ne font pas toujours
l'unanimité, faute de prendre en compte les prix des denrées, et
principalement celui du blé que l'on peut comparer avec un assez grand nombre
d'indications tirées d'autres sources.

13 Ce document est connu par de très nombreuses copies dans les régions de langue
grecque de l'empire romain. Un fragment découvert en Italie prouve qu'il fut appliqué au
moins dans cette partie de l'empire d'Occident, soit dans la totalité de l'espace
géographique ici considéré, sauf l'Afrique.
14 La dernière et la plus satisfaisante des éditions est celle de M. Giacchero, Edictum
Diocletiani et collegarwn de pretiis rerum venalium, I, Edictum, Gênes, 1974
(Pub licazioni dell'istituto di storia antica e scienze ausiliarie dell'Università di Genova, 8).
494 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Nous montrerons par exemple que le sou d'or taillé à 72 à la livre


vaut 30 muids de blé, entre le IVe et le VIIe siècle, c'est-à-dire qu'une
livre d'or vaut 2 160 muids de blé, à condition de prendre le muid
«civil» et non le muid militaire de l'Edit. Nous établirons aussi des
rapports entre le prix du muid de blé et celui d'un setier d'autres denrées,
tels qu'ils sont indiqués dans le tableau ci-dessous.
Il en ressort d'abord que le muid militaire vaut 2 muids italiques
de 8,75 litres. Les objections à cette estimation ne sont pas
convaincantes 15 et ne tiennent pas compte de deux faits : d'une part les rapports
entre les prix de l'Edit et ceux des sources postérieures sont identiques
si on suppose cette valeur pour le muid militaire; or on voit mal
pourquoi ces rapports stables pendant trois siècles auraient brusquement
changé entre 301 et le milieu du IVe siècle16. D'autre part le muid
militaire de blé vaut 100 deniers, ce qui donnerait à la livre d'or une valeur
de 2 160 χ 66,6 = 144 000 deniers, si le muid militaire valait 1,5 muid
civil, alors que les estimations les plus hautes pour la livre d'or sont
d'environ 100 000 deniers. Un muid civil valant la moitié du muid
militaire convient parfaitement et lui seul.
Le rapport entre le prix maximum de l'Edit et le prix moyen n'a
d'importance, pour nous, que dans la mesure où moins l'écart sera
grand entre les prix de l'Edit et les prix moyens du marché, plus les
rapports entre les prix de l'Edit auront de chance de ressembler à ceux
qui existaient entre ces prix moyens. On pourra calculer le prix moyen
d'un produit en sous d'or à partir de son prix maximum fixé par Dio-
clétien, même si aucune source ne nous donne le premier. La
ressemblance entre prix de l'Edit et prix postérieurs est déjà à soi seule une
présomption que les prix maximums diffèrent peu, sinon pas du tout,

15 R. P. Duncan-Jones, The size of the modius castrensis, Zeitschrift für Papyrologie


und Epigraphik, 21, 1976, p. 53-62. Le modius castrensis vaudrait 1, 5 modius italicus. Le
principal argument est tiré du témoignage d'Epiphane, d'après qui le xeste italient
d'huile pèserait 22 onces tandis que le xeste castrensis 2 livres 2/3, soit 32 onces. En fait 1 xeste
italien d'huile pèse 0,54 χ 0,9 =1,5 livre, soit exactement 18 onces. Le texte d'Epiphane
est donc corrompu et son témoignage doit être rejeté.
16 A partir de la seconde moitié du IVe siècle, on a des prix correspondant à 1 sou
pour 30 muids de blé ou pour 120 ou 125 livres de viande, soit 1 muid de blé pour
presque exactement 4 livres. L'édit donne 100 deniers pour le muid militaire de blé et 12
deniers pour la livre de viande, soit presque exactement 1 muid militaire pour 8 livres. Le
muid militaire vaut donc le double du muid civil. Pour ces prix, voir ci-dessous, p. 497-
512.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 495

des prix moyens. Mais il semble possible d'établir que les prix
maximums fixés par le pouvoir sont en fait les prix moyens du marché.
Ce que nous savons des pratiques administratives tend à le
prouver. Les prix auxquels on impose aux populations de vendre à l'Etat
sont ceux du marché et non des prix supérieurs. Les empereurs
ordonnent donc qu'on ne pratique pas des prix supérieurs aux prix moyens
du marché, c'està-dire que l'Etat achète les produits au prix public
à'adaeratio-coemptio17. D'ailleurs il va de soi que des prix maximums
supérieurs à ceux du marché auraient immédiatement provoqué une
hausse des prix publics et auraient eu un effet inflationniste, alors que
le but recherché était exactement inverse. En outre de tels prix auraient
favorisé les contribuables qui se seraient libéré de leur impôt pour
moins que sa valeur s'ils l'avaient acquitté sous forme de produits
divers dont la valeur légale aurait été supérieure à la valeur dans le
commerce. Il ne fait donc aucun doute que les prix imposés sont ceux
du marché, l'Etat se réservant seulement le droit, si les conditions sont
favorables, d'acheter à meilleur compte au lieu d'exiger la livraison au
tarif public : pour obtenir du blé, on n'en percevra pas auprès d'un
contribuable, en lui donnant un reçu pour un montant égal à la valeur
de ce blé au tarif officiel; on réclamera l'argent avec lequel on se
procurera au marché une quantité supérieure de grain18. Cette interpréta-

17 L'empereur fixe un maximum qui est aussi une norme (modum statuendum esse
censuimus). Il est applicable en toutes circonstances, sauf en période d'abondance (cum
plurimae interdum provinciae felicitate optatae vilitatis et velut quodam affluentiae
privilegio glorientur : dans la mesure où il arrive que de très nombreuses provinces
s'enorgueillissent d'une abondance qu'elles ont souhaitée et en quelque sorte d'un privilège de
prospérité), car, alors, l'Etat achètera les produits au prix du marché qui sera inférieur au
prix maximum. Puisque les restrictions ne portent que sur les périodes d'abondance, c'est
que le prix mximum correspond au prix moyen du marché. Le tarif est donc un tarif
d'adaeratio-coemptio, valable sur toute l'étendue de l'Empire. Nous verrons qu'il en fut de
même par la suite, et que tous les prix publics sont identiques en tous lieux, et qu'ils sont
identiques aux prix moyens du marché en un lieu donné, c'est-à-dire partout. Pour un
exemple de la pratique de l'administration qui peut choisir entre le prix public s'il est
plus avantageux, ou le prix du marché si ce dernier est inférieur au prix public, voir CTh
14, 4, 3, 363 : Les suarii recevront la valeur du nombre de livres de porc qu'ils doivent
livrer à Rome, à condition que cette valeur, constatée par le gouverneur, ne soit pas
supérieure à 6 folles. Il est nécessaire que ce prix soit proche de celui pratiqué habituellement
sur le marché car s'il lui était inférieur, les suarii seraient pénalisés et, s'il était supérieur,
ce sont les contribuables qui en pâtiraient.
18 II resterait à savoir si les périodes de vilitas étaient très fréquentes. On a aussi,
pour tenter de diminuer la portée de l'édit, conclu de ce qu'il ne mentionne que l'armée
496 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

tion de l'intention profonde des souverains est confirmée par la valeur


qu'on doit attribuer au denier.

I II III IV V VI

Muid de blé I, 1 50 1 1/30 1


Xeste de vin
- ordinaire II, 10 8 1/6,25
- 2e qualité II, 9 16 1/3,1
- coupage 10 1/5 (?) 1/150 1/5
Xeste d'huile
- ordinaire (1) 111,3 12/24 1/4,16
- 2e qualité 111,2 24 1/2,08 de 1/60 de 0,83
- Ie qualité III, 1 40 1/1,25 à 1/33 à 1,5
Livre de viande IV, 1 12 1/4,16 1/125 1/4,16

I Unité de capacité d'une denrée (en muids et xestes civils; 1 muid militaire = 2 muids
civils)
II référence à l'édition de M. Giacchero
III Prix en denier dans l'Edit
IV Valeur par rapport à 1 muid civil de blé
V Prix en sou d'or
VI Valeur par rapport à 1 muid civil de blé
(1) Pour l'huile ordinaire (cibarus en latin, χυδαίος en grec) le prix est de 12 d dans les textes
grecs, et de 24 d, dans les textes latins. Comme l'huile de seconde qualité ne peut avoir le même prix
que l'huile ordinaire, on admettra que l'auteur de la minute latine recopiée par les scribes, puis par
les lapicides, contenait une erreur facile à expliquer, puisqu'on a reproduit deux fois le même prix.

Fig. 8 - Valeur en deniers et en fractions de sou d'or des quatre denrées annonaires.

D'après l'Edit, 1 livre d'or pur non monnayé vaut 72 000 deniers.
Comme la même livre vaut aussi 2 160 muids de blé à 50 deniers le
muid, elle vaut 108 000 deniers, soit 50% de plus que sa valeur en lingot
d'or. On doit considérer soit que le prix maximum était supérieur de

dans l'introduction au tarif (éd. cit., p. 134-136, 1. 92-106) que ce dernier avait pour
finalité essentielle d'éviter qu'elle ne pâtît des hausses de prix que son passage ne manquerait
pas de provoquer, à cause d'un brusque accroissement de la demande de denrées (voir,
par exemple, G. Mickwitz, Geld und Wirtschaft im römischen Reich des vierten
Jahrhunderts n. Ch., Helsingfors, 1932, p. 70-72). En fait la mesure était trop générale - et
appliquée dans des régions telles que l'Egypte où l'armée de campagne n'a jamais séjourné -
pour qu'on lui trouve une finalité aussi réduite. Le pouvoir voulait seulement disposer
d'un tarif d'adaeratio-coemptio précis, défini dans la nouvelle monnaie, qui supprimât
toutes les exactions liées aux difficultés de prendre en compte les multiples dévaluations
survenues au cours du IIIe siècle.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 497

50% au prix moyen du marché, soit que l'or monnayé valait 50% de
plus que l'or en lingot. Or il se trouve précisément que la valeur de l'or
monnayé était d'environ 100 000 deniers19. La similitude est trop
grande pour ne pas être significative. Pour moi, le taux de fiduciarité de l'or
monnayé était de 50%, la livre d'or valait 100 000 deniers, les prix tels
que les donne l'Edit étaient les prix publics d'adaeratio-coemptio, eux-
mêmes relativement proches des prix du marché en période
«normale».
C'est ce que confirmera l'étude des prix donnés par les sources
postérieures, en même temps que les prix de l'Edit nous aideront à
mettre de l'ordre dans des indications disparates, où il est difficile de
distinguer le prix moyen, le prix de grande abondance, le prix de disette.
Dans le tableau ci-contre les colonnes II et III qui sont établies d'après
d'Edit sont d'une grand secours pour remplir les colonnes III et IV,
établies d'après des textes postérieurs, et ces deux dernières prouvent
la valeur des premières pour une histoire des prix réellement pratiqués
entre le IVe et le VIIe siècle.

2) Les prix exprimés en sous d'or entre le IVe et le VIIe siècle

Pour interpréter correctement les textes qui fournissent des


indications de prix, il faut d'abord les traduire avec le plus grand soin, car les
formules comptables sont parfois amphibologiques, ensuite analyser
très minutieusement le contexte pour distinguer entre les prix moyens
et les prix exceptionnels, entre les prix à la production et les prix
majorés de divers suppléments. L'établissement d'une liste utile suppose une
critique très serrée de chaque indication.
Parmi les prix des denrées, ceux du blé sont essentiels, à la fois par
la place considérable de ce produit, et par le nombre des données
concordantes que nous ont livrées les sources.

a) Les prix du blé

Le témoignage le plus ancien est fourni par la vie de saint Pachô-


me et date donc du second quart du IVe siècle. Pendant une famine,
l'abbé envoie un moine acheter du blé. Celui-ci coûte 5 ou 5,5 artabes le
sou sur le marché, mais un pieux curiale en donne au moine à 1 3 arta-

19 M. Giacchero, op. cit., p. 115-116 et 233-234.


498 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

bes pour 1 sou, en lui demandant de le rendre dès que possible. Pachô-
me accueille très mal cette faveur car, dit-il, le monastère ne doit être
redevable de rien à personne20. Cette dernière remarque suffit à établir
que le blé vaut sans doute plus de 13 artabes le sou, même en temps
normal, puisque Pachôme considère ce prix comme compromettant
pour ceux qui en bénéficient. Le texte ne contredit pas le prix de 30
muids (10 artabes) au sou que nous rencontrerons souvent21. Il nous
apprend que, pendant une famine, ce prix peut monter jusqu'à 15 ou
16,5 muids pour 1 sou. Nous verrons que c'était plutôt une disette car
l'augmentation par rapport au prix moyen est faible : environ 100%.
En 362-363, à Antioche, Julien vend du blé public à 15 muids pour
1 sou, alors que le prix en ville était de 10 muids, et aurait pu être de 5
muids, sans son intervention22. Le fait de vendre du blé à 15 muids le

20 Vie de saint Pachôme : F. Halkin, Sancii Pachomi vitae graecae, Bruxelles, 1932
(Subsidia hagiographica), III- De sancii Pachomi et Theodoro paralipomena, § 21, p. 147.
Autre version du même miracle : F. Halkin, La vie abrégée de saint Pachôme dans le
ménologe impérial (BHG 1 401 b), Analecta Bollandiana, 96, 1978, § 14, p. 377.
21 Sur la valeur de l'artabe, voir ci-dessus, p. 259, n. 206.
22 Ci-dessus, p. 367. Contra, toute la tradition historique (par exemple, L. Ruggini,
op. cit., p. 372-374 (n. 449) et A. H. M. Jones, op. cit., p. 844) qui en tire la conclusion que
les prix dans les grandes villes étaient supérieurs à ceux qu'on pratiquait dans le plat
pays, ce qui rend vraisemblable l'hypothèse d'un commerce privé de la campagne vers la
ville. L'idée que le prix indiqué par Julien correspondrait au prix moyen à Antioche
repose sur une phrase de cet empereur, à mon sens mal comprise. Il déclare que « ce sont non
seulement les citadins, mais aussi des gens accourus des campagnes qui se jettent, en
achetant du pain, sur la seule denrée qu'on puisse trouver ici à bon compte». Et il
continue : « Cependant qui se souvient chez vous d'avoir vu, à l'époque où la cité connaît
l'abondance, vendre 15 mesures de blé pour 1 sou d'or?» (καίτοι τίς μέμνηται παρ'ήμΐν
ευθυνόμενης της πόλεως πεντεκαίδεκα μέτρα σίτου πραθέντα του χρυσοΰ;) (Misopogôn, 41,
éd. C. Lacombrade, L'empereur Julien. Oeuvres complètes, t. 2, 2, Paris, 1964 (coll. Budé),
p. 197; ma traduction diffère sensiblement pour la seconde phrase). On comprend
généralement que le prix de 15 muids pour 1 sou est si faible qu'on le rencontre rarement,
même en période d'abondance, ce qui revient à dire que ce prix est inférieur au prix
d'abondance, donc au moins inférieur de moitié au prix moyen qui serait d'environ 7 à 8
muids pour 1 sou, le quadruple du prix moyen dans les campagnes, plus que le prix de
disette pratiqué par l'Etat, tant à Antioche (ci-dessus, p. 367) qu'à Carthage (ci-dessus,
p. 386). Il faut donc comprendre autrement. Le mouvement du texte est le suivant. Le blé
est abondant et à bon marché (πολύ και ευωνον), ce qui explique l'afflux des paysans,
mais il l'est seulement par rapport aux autres produits qui font cruellement défaut car si
l'on compare son prix à celui des périodes d'abondance on ne peut pas dire qu'il soit peu
cher ; a-t-on en effet jamais vu un prix aussi fort à Antioche quand les greniers sont
remplis? L'interprétation compliquée de D. Sperber, Cost of living in roman Palestine, Jour-
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 499

sou en période de disette aiguë ne prouve absolument pas que ce soit


un prix public ou un prix moyen dans cette agglomération; au
contraire, le prix pratiqué par Julien est plus fort que le prix à'adaeratio : il
n'a pu que ramener le prix du triple au double du prix public. On ne
saurait en conclure que le blé se vendait plus cher dans les villes que
dans les campagnes.
L'exemple de Carthage, cinq ans plus tard, confirme cette
interprétation. Le gouverneur Hymetius ne vend pas le blé annonaire au prix
public, mais au triple de ce prix23 et le rachète, quand la nouvelle
récolte est arrivée, au prix public qui est aussi le prix moyen du
marché, soit 30 muids pour 1 sou.
Un tarif à'adaeratio donne, en 445, une valeur de 40 muids pour 1
sou, en Afrique, soit 33% de moins que le prix public habituel24.
L'empereur prend la peine d'indiquer le prix à'adaeratio, preuve qu'il
diffère du prix commun. Il explique en outre que ce prix exceptionnel est dû
au fait que les militaires doivent toucher leurs rations en espèces, donc
supporter la charge du transport et de la conservation du blé25. Le
surcoût est payé par le Trésor. Ainsi le blé est acheté vraisemblablement
au prix uniforme de coemptio de 30 muids pour 1 sou, mais payé à
l'armée au prix à'adaeratio de 40 muids pour 1 sou, à charge pour elle
de couvrir ses frais grâce à X interpretium, c'est-à-dire à la différence

nal of the economic and social history of the Orient, 8, 1965, p. 252 est inadmissible : tout,
dans ce passage, prouve que le prix est donné en nombre de muids civils pour 1 sou.
Inutile donc de remettre en cause l'équivalence μέτρον-μόδιος et άργύριον-χρυσός donnée
par Julien.
23 Voir ci-dessus, p. 386.
24 NVal 13, 445.
25 NVal 13, 3 : Comme les provinciaux éprouvaient trop de difficultés à conduire
toutes les denrées nécessaires pour l'armée, ils donneront désormais leur contribution en
monnaie. Ibid., 4 : Pour tenir compte de cette réalité, l'empereur édicté un tarif
particulier (pretta necessariarum rerum sub hoc modo, quo annonam adaeravimus, jubemus
infer i : il fixe le prix des biens de première nécessité, de la même manière qu'il a fixé le prix
de l'annone). Il faut comprendre que les provinciaux ne devaient que 22, 5 muids pour 1
sou, quand ils avaient la charge de livrer le blé dans les casernes. L'Etat prenait à sa
charge 33% de la valeur de ce blé, au titre du transport. Pour 1,33 sou, les paysans
livraient donc 30 muids, qui étaient comptabilisés pour 1 sou par les militaires.
Maintenant les paysans versent 30 muids pour 1 sou, sur place, mais l'Etat ajoute toujours 33%
de leur valeur pour les frais de transport. Les militaires reçoivent donc 40 muids qu'ils
comptabilisent toujours pour 1 sou puisqu'ils devront dépenser l'équivalent de 10 muids
pour amener le blé dans leurs greniers; ils n'en consommeront effectivement que 30
muids.
500 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

entre le prix auquel on le lui compte et le prix auquel elle le paierait


sur les marchés. Dans ce tarif, la viande est livrée elle aussi avec le
même interpretium de 35% par rapport au prix d'adaeratio26.
A la fin du siçcle, en Italie, le blé public est vendu aux villes du
Nord à 25 muids pour 1 sou27, soit 20% de plus que le prix public, sans
doute pour couvrir les frais de transport et pour tenir compte de la
disette qui régnait alors. On rappelle à cette occasion que l'on ne
pourrait le trouver sur le marché au prix de 10 muids pour 1 sou, prix de
disette souvent rencontré jusqu'ici28. Le prix d'abondance, de 60 muids
pour 1 sou, s'il est exact, confirme le niveau du prix moyen29.
En Mésopotamie, la situation est la même, au même moment, A
Edesse, en effet, nous avons rencontré, entre 494 et 502, un prix
«normal» de 30 muids pour 1 sou, avec une mise en valeur particulière de
ce prix par notre source, et des prix de famine compris entre 12 et 4
muids pour 1 sou30.
L'Egypte offre, pour le VIe siècle, une liste abondante de prix
variant légèrement autour de 10 artabes, soit 30 muids, pour 1 sou31.
Les écarts proviennent souvent des interpretia correspondant à des
commissions accordées aux percepteurs, transporteurs, acheteurs ou
fonctionnaires bénéficiant du blé public. Les écarts supérieurs à 20%

26 Cf. ci-dessous, p. 504. Même procédé comptable dans l'Illyricum, au IVe siècle
(ibid.).
27 Cf. ci-dessus, p. 432. Ce prix est trop près du prix public pour être considéré
comme un prix de famine. L'Etat ne vend pas au prix du marché, mais au prix public.
Cependant, le blé qui sort des greniers au prix de 30 muids le sou, sera vendu 25 muids le sou,
car 5 muids serviront à couvrir les frais de transport.
28 Cf. ci-dessus, p. 432, pour le prix en Italie. Nous venons de le rencontrer à Anti-
oche et à Carthage.
29 Anonymi Valesiani pars posterior, 73, éd. Th. Mommsen, Berlin, 1891 (MGH, AA, 9),
p. 18 : Sexaginta modios tritici in solidum ipsius tempore fuerunt. Pendant combien de
temps a-t-on pratiqué un prix aussi faible et sur quelle superficie du royaume ostrogothi-
que? Peu importe ici. Il nous suffit de constater que, si on veut donner l'impression que
le pays vivait très largement, on donne un prix inférieur de moitié au prix moyen. C'est
donc que les prix diminuaient au maximum de 50% quand les récoltes étaient excellentes.
On ne pouvait descendre plus bas car il faut rétribuer le travail du producteur. Par
contre on arrive à des prix dix fois supérieurs au prix du marché en période de famine.
30 Cf. ci-dessus, p. 408 et 303.
31 Voir, pour une liste provisoire, A. C. Johnson et L. C. West, op. cit., p. 176-178, à
compléter au moins par P. Leipzig 63, cité par J.-P. Callu, op. cit., p. 117.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 501

s'expliquent par des conditions particulières, comme un intérêt


dissimulé dans un contrat entre particuliers32.
Pour l'Italie, nous disposons de deux prix de famine qui sont
invraisemblables, à moins d'interpréter assez fortement le texte33,

32 II faudrait contrôler tous ces textes de très près, en procédant parfois à une
relecture de l'original. Prenons quelques exemples significatifs. Quand le blé est compté à 6
artabes pour 1 sou, dans un prêt où on emprunte du blé pour rendre de la monnaie, on
dissimule un intérêt de 66%, puisque, pour 3,5 artabes valant 3,5/10 de sou on
remboursera 14 carats, soit 0,58 sou, si on n'est pas capable de rendre le blé; on ne dit pas ce qui
se passe si on peut rembourser en nature (M. Hombert et C. Préaux, Les papyrus de la
fondation égyptologique Reine Elisabeth, Chronique d'Egypte, 41, 1946, p. 121). P. Cairo
Masp. 67 320 : On compte le blé donné à l'armée à 40 muids le sou, selon la procédure qui
a été analysée ci-dessus, n. 25. P. Oxy. 2 033 : On verse 438 artabes pour 33,5 sous au tarif
de 1 sou - 6 carats pour 13 artabes (άπο άρταβων υλη, του νομίσματος α παρά ς (άρτάβαι)
ιγ, νομίσματα λγβ'). On croirait, au premier abord, que 13 artabes valent 1 sou - 6 carats,
soit 18 carats et que le sou vaut 17 artabes. En fait 438 : 13 = 33,7, à peine plus que 33,5
sous. Donc le sou est compté pour 13 artabes. Mais en outre 10 artabes valent 18 carats.
Il faut comprendre que le texte utilise un sou de compte tel que 18 carats de ce sou valent
1 sou courant, c'est-à-dire que le sou de compte est surévalué de 33%. C'est la situation
déjà rencontrée dans le papyrus précédent. Mais ici on indique le rapport entre sou de
compte et sou courant. P. Oxy. 2 024 : 10 artabes valent 1 sou moins 4 carats au taux
privé. Une autre technique comptable est utilisée ici. La formule donne non la valeur du
blé, mais sa valeur (1 sou) moins la commission (4 carats) qui sera conservée par le
responsable de la perception, pour couvrir ses frais de gestion. Le blé qui vaut 1 sou ne sera
pris en compte par l'Etat que pour 24 - 4 = 20 carats, les 4 carats restants allant dans la
caisse de celui qui est responsable de la perception et du transport jusqu'à un grenier. P.
Oxy. 1 907 : On se sert d'une artabe de compte (artabe καγκέλλφ) plus lourde. Le
percepteur reçoit l'artabe καγκέλλφ, évaluée à 1/9,16 de sou, reverse l'artabe légale qui ne vaut
que 1/10 de sou et conserve la différence pour couvrir ses frais. Dans certains cas, A. C.
Johnson et L. C. West ont cru qu'un nombre de sous et un nombre d'artabes écrits à la
suite l'un de l'autre signifiaient qu'ils étaient de même valeur. En fait il ne faut pas
comprendre χ sous valant y artabes, mais χ sous + y artabes, sans qu'il y ait le moindre
rapport entre les deux grandeurs (par exemple P. Baden 95, où le prix varierait, dans un
même texte, de 8 à 12 artabes pour 1 sou).
33 Anonymi Valesiani, 11, 53, éd. cit. p. 316: (Pendant le siège de Ravenne par Théo-
doric) factum est usque ad sex solidos modius tritici. Procope, De bello gothico, 7, 17, éd. G.
Wirth, Leipzig, 1963 (coll. Teubner) : (Pendant un siège de Rome) le prix du blé aurait été
de 7 sous pour 1 médimne. On a tenté de comprendre que, le médimne valant environ 6
muids, le prix aurait été de 1,16 sou pour 1 muid (L. Ruggini, op. cit., p. 371). En fait
Procope, par souci d'archaïsme, ne parle jamais de muid. Il veut donc sans doute dire
que le blé se vendait à 7 sous le muid. Ce prix est peu différent de celui de l'Anonyme.
Peut-être s'est-il trouvé une fois dans chaque ville une personne pour donner l'équivalent
d'un mois de salaire d'ouvrier pauvre contre 1 muid (6,5 kg) de blé. Mais cela n'a pu, en
502 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

et d'un prix moyen conforme à ce qu'on attend : 30 muids pour 1


sou 34
Enfin, un prix de famine en Crimée clôt la liste sans nous
surprendre : le blé est vendu 3 ou 4 muids le sou avant la nouvelle récolte, à un
moment où seuls les bateaux qui viennent acheter du sel depuis les
côtes d'Asie Mineure en apportent35.
Il ressort de cette enumeration une remarquable uniformité du
prix moyen du blé qui est, partout où nous le rencontrons, et à toutes
les époques, de 30 muids pour 1 sou, et une grande similitude entre les
prix de famine ou de disette qui semblent être de 15 muids pour 1 sou
dès que la situation se tend, de 10 muids pour 1 sou quand elle devient
sérieuse, et de 5 ou moins de 5 muids lorsque la mortalité croît
fortement.
Les prix de l'orge respectent le rapport donné par l'Edit de Dioclé-
tien : ils correspondent aux 3/5 du prix du blé36.

b) Les prix de la viande

Les indications chiffrées sont moins nombreuses et tendent un


piège dans la mesure où les sources ne distinguent jamais explicitement
entre la viande nette et la viande sur pied.
D'après l'Edit de Dioclétien, où la livre de viande nette vaut 12
deniers, on sait qu'elle vaut 12/50 de muid de blé. Comme le sou vaut

aucun cas, être la norme. Par contre, on peut imaginer que, par deux fois, on a donné,
pour impressionner le lecteur, le prix du sou en muid au lieu de l'inverse : 1 sou pour 6
ou pour 7 muids constituent des valeurs qui ressemblent à celles qu'on trouve en période
de famine aiguë.
34 Cf. Ci-dessus, p. 142.
35 Martin Ier, Ep. 17, éd. dans PL 87, col. 203 : Usque ad unum trimisium frumentum
potui comparare, sed nec alterius cujuscumque generis speciem, nisi, ut praedictum est, ex
naviculis quae hue raro veniunt ut sale onustae recédant . . . Usque nunc vero non potui-
mus de novis geniminibus emere, nisi uno nomismate modios quatuor. Ce passage est très
significatif pour une histoire du commerce. On ne voit aucun bateau qui vienne pour
vendre du blé. Par contre les bateaux qui font le trafic régulier du sel profitent de
l'aubaine et amènent du blé. On est incapable d'organiser un transport de blé en grande
quantité, même quand les conditions sont très favorables. Seuls ceux qui doivent circuler
pour d'autres raisons transportent du blé plutôt que de circuler à vide.
36 D'après l'édit de Dioclétien, le muid militaire d'orge vaut 60 deniers (I, 2, éd. cit.,
p. 138-139); donc le muid civil vaut 30 deniers ou 1/50 de sou. Le rapport entre le blé et
l'orge (1/30 à 1/50) se retrouve dans diverses sources (E. Patlagean, Pauvreté économique
et pauvreté sociale à Byzance (IV-VIIe siècle), Paris, 1977, p. 405).
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 503

30 muids, il doit valoir — --— = 125 livres de viande. Le lard, quant

à lui, est plus cher, 16 deniers pour 1 livre37.


Les documents italiens du IVe et du Ve siècle ne nous donnent pas
cette valeur directement mais, par quelques calculs, on peut établir que
la livre de viande sur pied était vendue, après versement d'une
commission variable, 1/200 de sou, que le rapport entre viande nette et viande
sur pied est d'environ de 60 à 65%, ce qui donne effectivement environ
125 livres de viande nette pour 1 sou38.
Une loi de 389, mal interprétée, aboutit au même résultat, si on la
lit correctement. Le texte dit que, pour 1 sou, on versait «80 livres de
viande de porc, aussi 80 livres d'huile et 12 muids de sel»39. On a
généralement compris que 1 sou valait 80 livres de viande ou 80 livres
d'huile ou 12 muids de sel40. Nous verrons que cela peut difficilement être
vrai pour l'huile41. C'est rigoureusement impossible pour le sel dont le
muid vaut, dans l'Edit, autant que le muid de blé, 100 deniers pour 1
muid militaire, 50 deniers pour 1 muid civil42. On doit donc
comprendre que l'administration réclame, pour une valeur de 1 sou, un
ensemble composé et de 80 livres de viande, et de 80 livres d'huile, et de 12
muids de sel. Comme on a 10 muids de sel pour 1/3 de sou, il est clair
que le tarif a été indiqué dans le corps du texte pour souligner qu'il
diffère du tarif habituel et tient compte d'une commission, ainsi que le

37 Voir le tableau, p. 496.


38 Voir ci-dessus, p. 97-98.
39 CTh 8, 4, 17, 389 : Cum ante placuisset ut a primipilaribus, secundum dispositionem
divi Gratiani, species horreis erogandae comitatensibus militibus ex more deferrentur, limi-
taneis vero pretta darentur, nunc placuit ut aurum ad officium illustris per Illyricum prae-
fecturae cum certa taxatione, id est pro octogenis Hbris laridae carnis, pro octogenis etiam
Hbris olei et pro duodenis modiis salis singuli solidi perferantur. Les officiers chargés de
l'intendance livraient les denrées que l'on donnait aux soldats de l'armée de campagne,
tandis que la solde des limitanei était versée en espèces. Dorénavant, tout sera versé en or
à la préfecture du prétoire conformément au tarif qui suit, lequel comporte une certa
taxatio, un tarif officiel. Dans les lois, singulus signifie « un ». Le mode de calcul est
surprenant mais, comme on donne pour chacun des trois produits la valeur d'un tiers de
sou, je ne vois aucune raison de ne pas comprendre ainsi cette loi.
40 Voir, par exemple, L. Ruggini, op. cit., p. 378-379 (n. 458), dont l'interprétation a
été reprise par les autres commentateurs du texte.
41 Cf. ci-dessous, p. 511-512.
42 Edit, 3, 8, éd. cit., p. 140-141. Si 1 muid civil vaut 50 deniers, comme pour le blé,
12 muids ne peuvent valoir 1 sou. Par contre, ils valent 1/3 de sou, avec une commission
de 20%.
504 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

rappelle la loi43: alors qu'elle touchait 12 muids de sel, soit 12/30 de


sou, la préfecture du prétoire ne recevra plus que 1/3 de sou car, avec
cet argent, elle se procurera le sel là où elle en aura besoin au lieu
d'avoir à le transporter à ses frais; on lui supprime la majoration de
20% pour frais de gestion et de transport.
De même pour la viande. On constate que 80 livres pour 1/3 de sou
font 240 livres pour 1 sou, le prix italien qui comprend lui aussi une
majoration de 20% pour frais de gestion44. La commission était la
même que pour le sel, donc le prix sans cette majoration était le même
en Italie et dans l'Illyricum, pour de la viande sur pied, non en deux
lieux précis mais dans deux vastes espaces géographiques sans unité
physique ou humaine. C'est donc bien qu'un même produit se vend
partout au même prix. On notera qu'il n'est fait aucune allusion à des
différences en fonction de la situation dans des campagnes reculées ou
dans des villes, petites ou grandes45.
En Afrique, en 445, le prix d'adaeratio est de 270 livres de viande
sur pied pour 1 sou, avec une commission de 35% selon toute
vraisemblance46. On retrouve, au même moment qu'en Italie, le prix de 200
livres pour 1 sou, si l'on supprime cette commission.
L'Egypte livre un exemple au moins de prix de la viande nette, fixé
à 120 livres pour 1 sou, prix qui correspond presque exactement au
prix uniforme pour la viande sur pied, tel que nous l'avons rencontré
dans tout l'Empire47.
On objectera peut-être que tous ces prix sont publics et peuvent
différer des prix effectivement pratiqués sur le marché. Cela est vrai dans
la mesure où le prix effectivement pratiqué sur le marché évolue
constamment en tout lieu, mais c'est impossible si l'on tient compte non
plus du prix au jour le jour mais des prix moyens sur une longue
période. En effet, pour le blé, nous n'avons constaté aucune différence entre

43 Cum certa taxatione : conformément à un tarif constant. Si on l'indique, c'est qu'il


diffère des tarifs habituels, non parce que les prix ne sont pas les mêmes, mais parce
qu'on inclut, dans le prix fixé par l'Etat, diverses commissions.
44 Pour le prix italien, voir ci-dessus, avec la n. 38; pour le prix africain, ci-dessous,
avec la n. 25.
45 La loi, adressée au préfet du prétoire d'Orient, vaut pour tout l'Illyricum, sans
qu'aucune distinction soit faite entre les régions.
46 Voir ci-dessus, p. 499 et n. 25, pour l'interprétation de cette loi.
47 P. Oxy. 1 920 : C'est le seul prix exprimé en or que donnent A. C. Johnson et L. C.
West, op. cit., p. 185.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 505

prix public et prix du marché, et, en Italie, la confrontation des


diverses sources relatives à la viande montre que l'on est passé du prix du
marché avec ses aléas au prix public plus pratique pour les comptables
qui n'ont pas à le modifier, sans qu'on ait cherché à modifier le prix
moyen auquel l'annone se procurait la viande48 : le prix public et le
prix moyen du marché étaient donc identiques.

c) Les prix du vin

Les prix de l'Edit de Dioclétien varient entre 30 deniers le setier


pour les crus les plus célèbres et 8 deniers pour le vin commun, en
passant par 16 deniers pour le vin de deuxième qualité49. C'est le vin le
plus cher qui donnait lieu, sans doute, à un commerce à grande
distance; en effet, on ne peut en produire partout, faute de cépages et de
techniques suffisamment élaborées et, en outre, seul le vin le plus cher
ne voit pas son prix trop majoré par les frais de transport50. Cependant
ce sont les vins les moins chers qui sont fournis en grande quantité, soit
sur le marché, soit comme rémunération publique. On notera que, pour
1 sou de 1 500 deniers, on a 187,5 muids de vin le meilleur marché, et

48 Voir ci-dessus, p. 95-98.


49 Edit 2, 1-10, éd. cit., p. 140-141.Voir le tableau, p. 496.
50 A 10 deniers pour 1 setier (environ 0,5 1. ) on a 150 setiers, soit 75 1. pour 1 sou. Le
coût du transport est apparemment moindre que pour le blé dont on a 2 qx pour 1 sou.
Mais le vin doit être transporté dans des amphores. Il faut tenir compte de leur prix que
j'ignore, de leur encombrement qu'on n'a pas calculé précisément à ma connaissance, et
aussi de leur poids. A ce sujet, voir Recherches sur les amphores romaines, livre collectif,
Rome, 1972 (collection de l'Ecole de Rome, 10), 1972, p. 121 : Les amphores de la forme
Dessel 20 pèseraient de 24 à 34 kg, pour un poids du contenu allant de 58 à 71 kg, soit un
rapport d'environ 1 à 2 entre le poids du contenant et celui du contenu. P. A. Gianfrotta
et P. Pomey, Archeologia subacquea, storia, tecniche, scoperte e relitti, Milan, 1980, p. 155 :
pour les amphores du type Dessel 1, le rapport entre contenant et contenu serait
d'environ 1; p. 165 : Pour les amphores «africaines» du début de l'empire romain, ce rapport
était de 1 à 3,5. Je remercie Monsieur Jean Andreau de m'avoir communiqué ces précieux
renseignements. Il en ressort qu'un rapport de 1 à 2 est un ordre de grandeur moyen
vraisemblable. Le poids des amphores, joint aux deux autres contraintes indiquées
ci-dessus, fait que le transport du vin commun revenait sans doute à peu près aussi cher, pour
une valeur de 1 sou, que celui d'1 sou de blé. Malgré cela, il devait circuler un peu plus
facilement que le blé car la vigne ne peut pousser partout. Mais son commerce se limitait
sans doute à des régions de taille assez petite, contrairement à ce qui pouvait se passer
pour les grands crus.
506 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

93 muids de l'autre. Un vin de qualité intermédiaire, peut-être obtenu


par coupage, peut valoir 10 deniers, soit 150 setiers pour 1 sou51.
On se heurte à trois difficultés redoutables. D'une part on ne vend
pas toujours du vin mais du moût (γλεύκος en grec, au sens de vin non
encore fermenté), dont le prix est nettement inférieur à celui du vin52.
D'autre part, on ignore la capacité exacte des divers récipients utilisés.
Si l'amphore contient 50 setiers, Yangeion, le knidion, le diploun, le
sèkoma, le matron peuvent avoir des contenances de 2 à 10 setiers ou
plus53. Surtout on ignore la qualité exacte du vin vendu.
Quelques constantes apparaissent facilement. Le premier
document significatif est un ensemble de lois de 359 et 365 54: la première
indique que les chaufourniers reçoivent 1 amphore de vin pour 3
charretées de chaux, et les transporteurs, 1 amphore pour 2 900 livres
conduites à bon port, sans doute la valeur de 2 charretées55; la seconde
nous apprend que chaufourniers et transporteurs reçoivent 1 sou par
charrette et qu'il leur sera versé pour les 3/4 par les propriétaires
responsables de cette charge, et pour 1/4 par Varca vinaria. Donc, si je
comprends bien ces textes, pour 1 charrette, chaufourniers et
transporteurs touchaient les uns 1/3 d'amphore, les autres 1/2, soit 5/6
d'amphore en tout. Dans la seconde loi, ils touchent 1 sou dont 1/4 payé par
Varca vinaria, donc en vin. 1/4 de sou est égal aux 5/6 d'amphore de 50

51 C'est le prix que j'ai retenu dans le tableau, p. 496.


52 Les prix donnés par SB 4 504 et 4 505 (cf. pour les prix du vin dans les papyrus
d'Egypte, L. Casson, Wine measures and prices in byzantine Egypt, Transactions of the
american philogical association, 70, 1939, p. 1-16) (1/539 et 1/520 de sou pour 1 xeste) ne
sont pas anormaux car ils portent sur du moût.
53 Parfois un papyrus donne la valeur de l'unité choisie, mais ce n'est pas toujours le
cas, et il peut arriver que cette valeur change dans un même compte, pour des raisons
qu'il faudrait préciser par une étude d'ensemble de tous les prix du vin. C'est, par
exemple, le cas pour P. Oxy. 1 920.
54 CTh 14, 6, 1, 359 : Ex omnibus praediis, quae jam dudum praestationi calcis coepe-
runt obnoxia adtineri, coctoribus calcis per ternas vehes singulae amphorae vini praebean-
tur, vectuariis vero amphora per bina milia et nungenta pondo calcis. CTh 14, 6, 3, 365 :
. . Jubemus ut calcis coctoribus vectoribusque per singulas vehes singuli solidi praebeantur,
ex quibus très partes inférant possessores, quarta ex eius vini pretto sumatur, quod consue-
vit ex arca vinaria ministrari.
55 2 900 n'étant pas divisible par 3, 2 900 livres ne peuvent correspondre au poids de
3 charretées. Par contre, le contenu d'une charrette est estimé à 1 200 livres par l'édit de
Dioclétien (17, 3, éd. cit., p. 172-173); comme la chaux est un produit particulièrement
pondéreux, il n'est pas surprenant que la charge est été majorée de 20% pour couvrir les
fais de transport et que 2 900 livres correspondent à la charge de 2 charrettes.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 507

setiers qui étaient prévus dans la première loi, laquelle ne portait que
sur la partie, 1/4 de la somme due, versée en nature. Dans ces
conditions 5/6 d'amphore valant 1/4 de sou, 5/6 χ 50 setiers = 0,25 sou, soit
165 setiers pour 1 sou56.
Un prix très voisin se retrouve en Afrique en 445, dans la novelle
déjà citée deux fois57. Pour 1 sou, on a 200 setiers, mais il faut tenir
compte de la commission58. Si elle est de 33%, comme pour les autres
denrées, le prix du vin est de 150 setiers pour 1 sou.
L'Italie offre, vers 500, un prix inadmissible dans l'état où il nous a
été transmis. Sous le règne de Théodoric, la prospérité aurait été telle
que le prix du vin serait tombé à 30 amphores pour 1 sou59. Si
l'amphore considérée contenait réellement 50 setiers, on aurait 1 500 setiers
pour 1 sou, 7,5 fois plus que le prix public le plus avantageux. Comme
la demande de vin est plus élastique que celle du blé, et que l'on en boit
habituellement davantage quand il est moins cher, pareille chute des
cours est impossible. Sans doute faut-il considérer que le chroniqueur,
emporté par son ardeur apologétique, a donné à l'amphore une
capacité moindre que la capacité officielle, peut-être celle d'une jarre locale
équivalant à une dizaine de setiers, ce qui donnerait une valeur de 300
setiers au sou, comparable aux 60 muids au sou, indiqués par le même
texte, pour le blé.
On trouve en Egypte des variétés très grandes de jarres, et donc
d'unités de capacité. Il semble que le διπλούν vaille souvent 6 setiers,
c'est-à-dire que le sou valait 150/6 = 25 διπλά, valeur qui est effective-

56 Pour A. Chastagnol, Le ravitaillement de Rome en viande au Ve siècle, Revue


historique, 210, 1953, p. 20-21, les voituriers et les chaufourniers reçoivent chacun d'abord 1
amphore pour 3 charretées, puis 1 sou par charretée, donc l'amphore vaut 3 sous
(interprétation reprise de manière vague dans La préfecture urbaine à Rome sous le
Bas-Empire, Paris, 1960, p. 348-349). L. Ruggini, op. cit., p. 375-376, n. 467, accepte l'essentiel de
cette démonstration en considérant seulement que 1 amphore vaut les 3/4 de sou payés
par les possessores, c'est-à-dire par les responsables locaux de la perception et de
l'affectation de l'impôt. Ces prix de 3/4 de sou ou de 1 sou pour 1/3 d'amphore sont
inadmissibles, car ils placeraient le prix de l'amphore à 2,25 ou 3 sous, et celui du setier de vin à 2,
25 : 50 = 1/22 ou 3 : 50 = 1/16 de sou, soit à des prix trop supérieurs aux prix légaux,
pour être retenus. Il faut donc comprendre que la prestation de l'arca vinaria remplace
seulement la part du salaire qui était versée en vin.
57 NVal 13, 4, 445.
58 Pour cette commission, voir ci-dessus, p. 499-500.
59 Anonymus Valessiani, 2, 73, éd. cit., p. 317.
508 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

ment attestée par un papyrus particulièrement sûr, et déjà cité60. On


rencontre souvent des prix légèrement différents, de 30 à 43 διπλά au
sou qui s'expliquent peut-être par des valeurs différentes du διπλούν61.
L 'άγγείον pourrait avoir une capacité assez voisine, car il vaut souvent
environ 1/30 de sou62. Les autres unités sont trop peu représentées.
Quoi qu'il en soit, si on écarte provisoirement les prix indiqués dans
une monnaie autre que le sou d'or, les prix correspondant à du moût et
les indications qui ne correspondent pas au prix du vin, malgré les
apparences63, on retrouve dans les divers documents entre le milieu du
IVe et le début du VIIe siècle, une valeur proche de celle qu'on peut
calculer à partir de l'Edit de Dioclétien. Comme le prix le plus
largement représenté est de 150 setiers pour 1 sou environ, on doit se
demander si le vin distribué par l'Etat - puisque la plupart de nos prix
sont des prix publics correspondant à des versements de
l'administration - si ce vin n'était pas d'une qualité intermédiaire entre le vin
commun et celui de deuxième qualité.
A Edesse, le chroniqueur anonyme livre lui aussi des indications
qui ne peuvent convenir pour l'amphore de 50 setiers. Avec un prix

60 P. Oxy. 1 920.
61 Voir le tableau de L. Casson op. cit., et p. 16, pour les variations possibles du
διπλούν. Il faudrait aussi relire tous les textes de très près pour voir s'ils ne sont pas
établis avec des commissions, des intérêts dissimulés . . .
62 L. Casson, op. cit., p. 5, attribue à Γάγγεΐον une valeur de 5 setiers, et donne des
valeurs de 2/3, 3/4 ou 5/6 de carat pour 1 άγγείον approximativement 1/30 de sou, soit un
ordre de grandeur de 1 50 xestes pour 1 sou.
63 P. Cairo Masp. 67 145-67 146, par exemple, n'indiquent pas le prix du vin, mais le
montant de la commission perçue par l'agent chargé de la distribution des rations. C'est
pourquoi le prix que l'on a souvent calculé, de 1/588 de sou ou de 1/432 de sou le xeste,
selon la valeur retenue pour Γάγγεΐον, ne peut être accepté. Elle diffère d'ailleurs par
trop des prix établis avec les autres documents. Les commentateurs n'ont pas noté que
les versements ne sont pas faits «pour la ration», mais «au titre de la ration» (υπέρ ς
ρ(ογών) εκάστου αγγείου : au titre de 6 rations pour chaque άγγείον; c'est là le sens banal
de υπέρ en grec, comme de de en latin, dans le vocabulaire administratif, sens
définitivement établi par J. Gascou, La possession du sol, la cité et l'Etat à l'époque protobyzantine et
particulièrement en Egypte. Recherches d'histoire des structures agraires, de la fiscalité et
des institutions aux Ve, VIe et VIIe siècles, thèse de 3e cycle, Paris, 1974). Dans ces
conditions, ce qui est versé ne paie pas le vin, mais défraie seulement celui qui a la charge de
le distribuer. Contra, L. Casson, op. cit. et J.-M. Carrié, Monnaie d'or et monnaie de
bronze dans l'Egypte protobyzantine, Les «dévaluations» à Rome. Epoque républicaine et
impériale, Rome, 1980 (coll. de l'Ecole française de Rome, 37), p. 253-270. Ce dernier
suppose inutilement que ρ ne doit pas être développé en ρόγα, mais serait une abréviation de
100.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 509

d'abondance de 15 jarres pour 1 sou, et un prix de pénurie de 6


jarres64, on songe à un prix moyen de 10 à 12 jarres pour 1 sou, soit des
jarres de 12 à 15 setiers (6 1. à 7,5 1), sans qu'il soit possible
actuellement de préciser davantage.

d) Les prix de l'huile

L'édit de Dioclétien donne trois prix pour l'huile : celle de première


qualité vaut 40 deniers le setier, soit environ 40 setiers pour 1 sou ; celle
de seconde qualité, 24 deniers, soit environ 60 setiers pour 1 sou; la
commune, 12 deniers dans le texte grec et 24 deniers dans le texte latin
de l'Edit, soit 62,5 ou 125 setiers pour 1 sou65. Les prix dont nous
disposons correspondent aux deux extrêmes, sans qu'on puisse en tirer la
moindre conclusion sûre, puisque nous n'avons que deux nombres.
Un document déjà étudié, pour l'Illyricum, donne un prix66 :
80 livres pèsent 80 χ 0,322 = 25,8 kg, soit, pour l'huile (densité : 0,9)
25,8 : 0,9 = 28,6 1, ou encore 28,6 : 0,54 = 53 setiers, et, avec la
commission de 20% que nous avons reconnue pour les deux prix déjà analysés,
53 : 1,2 = 44 setiers. Cette valeur s'entend pour 1/3 de sou, ainsi que
nous l'avons vu. Le sou vaut donc 44 χ 3 = 132 setiers d'huile. La
différence est suffisamment faible avec le prix de 125 setiers pour 1 sou
pour qu'on les considère comme identiques, d'autant plus facilement
que le nombre donné par notre source est un nombre rond obtenu sans
doute par approximation.
En Egypte, par contre, on trouve des prix de l'ordre de 33 à 50
setiers pour 1 sou67. Comme l'huile est désignée par un terme qui
indique une qualité particulière, et sans doute, une qualité supérieure, on

64 Incerti auctoris chronicon pseudo-dionysianum vulgo dictum, t. 2, trad. J.-B.


Chabot, Louvain, 1949 (CSCO, 121), p. 199. W. Wright, The chronicle of Joshua the stylite
composed in syriac A. D. 507 with a translation into english and notes, Cambridge, 1882 (rééd.
Amsterdam, 1968), donne le prix de 25 jarres pour 1 sou.
65 Edit, 3, 1-4, éd. cit., p. 140-141.
66 CTh 8, 4, 17. Texte ci-dessus, p. 503-504.
67 P. Oxy. 1 920. Ce texte, que nous avons souvent cité, donne des prix très proches
de ceux qu'on attend d'après l'Edit de Dioclétien pour la viande et le vin. Je ne vois donc
aucune raison de rejeter le prix de 45 setiers au sou qu'il donne pour l'huile. Cela
correspond au prix de l'huile la plus chère, d'après l'Edit.
510 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

peut raisonnablement penser que c'est, dans tous les cas, une huile de
qualité supérieure68.
Même si on ne peut rien conclure d'assuré des indications relatives
à l'huile, il ne fait guère de doute que cette dernière ne peut à elle seule
remettre en question les conclusions auxquelles nous sommes arrivés.
Il apparaît donc clairement que Dioclétien avait raison de
promulguer un édit qui fut affiché dans tout l'Empire en des termes
identiques, surtout lorsqu'il s'agissait des prix. Accessoirement, on notera
que les prix restent stables pendant toute la période, c'est-à-dire qu'ils
restent dans les mêmes rapports entre eux et avec l'or, produit de
référence car il constitue la matière première de la monnaie dominante.
Cette stabilité globale n'exclut pas certaines différences. En ville,
les produits devaient être normalement un peu plus cher que dans les
villages car les paysans majoraient les prix de leurs frais de transport.
Cependant il s'agit d'un trafic local et la différence est trop faible pour
être visible dans les sources. D'autre part les prix moyens varient en
permanence en fonction de l'offre et de la demande : en particulier,
lorsqu'une cité ou une région connaissent une mauvaise récolte, les
prix du marché augmentent tandis qu'ailleurs, là où la production est
plus satisfaisante, ils sont moins élevés. Mais quelles que soient ces
incessantes variations conjoncturelles, elles n'aboutissent pas à des
déséquilibres structurels qui provoqueraient des dénivellations durables
des prix; elles se compensent à moyen terme. Enfin les produits qui
doivent circuler se vendent plus cher au loin qu'à proximité de leur lieu
de fabrication : l'Edit de Dioclétien taxe les marbres mais taxe aussi les
frais de transport qui permettront de les acheminer chez les clients69.
Certes nous avons vu à Rome le prix du vin vendu par le marché
libre être supérieur de 33% au prix public qui se trouve être aussi celui
auquel l'Etat vend le vin de l'annone payante70. On en conclut fort
justement que, dans ce cas au moins, les prix dans une grande ville sont
supérieurs à ce qu'ils sont dans la campagne. Mais il faut considérer
très attentivement la situation dans laquelle on se trouve à propos de ce

68 Plusieurs textes (P. Oxy. 1 862, 2 052 . . .) parlent de σπάνσυ ελαίου. Les éditeurs
ont suggéré que ce pouvait être de l'huile d'Espagne. Peut-être était-ce un σπάνιον ελαιον,
une huile «rare» au sens de huile de qualité supérieure, bien que cela paraisse difficile.
Cette huile était chère (33 xestes pour 19 carats, 41 xestes pour 1 sou, soit le prix de l'Edit
pour l'huile la plus chère).
69 Edit, 35, 1-107, éd. cit., p. 220-229.
70 Voir ci-dessus, p. 55.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 511

cas particulier avant d'en tirer des conclusions générales. D'abord le


vin a été produit à l'instigation de l'empereur qui ne se serait pas donné
ce mal si le marché libre avait été capable d'approvisionner la Ville. Ce
n'est donc pas l'activité de producteurs-exportateurs ou de marchands-
spéculateurs qui a créé le vignoble dont Rome avait besoin et cela
malgré les conditions très favorables : une population très nombreuse où
l'on était sûr de trouver des clients sans difficulté et, au moins pour
une partie d'entre elle - sénateurs, notables, hauts fonctionnaires
des revenus élevés qui créaient une large demande, même pour des
produits relativement chers. D'autre part la plus-value constante de
33% par rapport au prix public implique d'une part que le prix est
imposé et d'autre part qu'il n'est pas déterminé par le coût des
transports de telle région à Rome mais qu'il a été fixé une fois pour toutes à
partir du prix de revient moyen de cet acheminement. Loin de prouver
que le commerce privé des subsistances existait et provoquait une
augmentation des prix dans les agglomérations, cet exemple unique établit
que, si l'on veut garantir à la capitale un ravitaillement sûr, il faut un
investissement d'Etat et toute une réglementation à l'égard de
transporteurs qui ne sont guère que des sous-traitants d'une activité publique.
On aimerait, pour établir plus solidement la portée générale de ces
remarques, savoir comment se faisait le ravitaillement en huile et en
viande, et surtout comment fut résolu le problème quand la rapide
croissance de Constantinople créa une énorme demande de
subsistances71.
On pourrait encore objecter que l'identité des prix telle qu'on la
constate dans l'édit de Dioclétien puis dans les textes postérieurs

71 Cf. ci-dessous, le rapprochement que l'on peut esquisser - mais qui devrait
susciter un travail collectif des spécialistes de chacun de ses aspects - entre le développement
de Constantinople, celui de la production d'huile en Syrie du Nord et la création de
l'amphore, sans doute à Antioche, qui transportait cette huile vers la capitale. La question,
importante en Occident, de la complémentarité entre régions qui avaient des climats et
des productions différents, ne se pose guère pour l'Empire, où l'on trouvait presque
partout du blé, de l'huile et du vin (voir l'excellente mise au point de D. Claude, Aspekte des
Binnenhandels im Merowingerreich auf Grund der Schriftquellen, Untersuchungen zu
Handel und Verkehr der vor- und frühgeschichtlichen Zeit in Mittel- und Nordeuropa,
Göttingen, 1985 (Abhandl. der Ak. der Wissensch. in Göttingen. Phil-hist. Kl., 150), p. 9-99.
Noter la formule, écrite après de longue conversations avec les archéologues allemands :
« Die Quellelage zwingt die Forschung (...) eine Darstellung dessen zu geben, was auf
Grund des Schriftquellen ermitteln lässt, wobei Ergebnisse der Archäologie und der
Numismatik zu berücksichtigen sind* (c'est moi qui souligne).
512 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

concerne surtout les prix à la production, dans les campagnes, bien


que, dans le cas du blé au moins, cela ne soit pas toujours vrai. Il
n'apparaît donc pas impossible d'imaginer une stabilité des prix à la
production et une variation des prix à la consommation, en fonction
précisément de la distance par rapport aux lieux de production. Mais, s'il en
était ainsi, les prix à la production augmenteraient nécessairement au
fur et à mesure que l'on s'approchait des villes, et d'autant plus que la
ville serait plus grande. En effet, si le vin ou la viande se vendait 20%
ou 30% plus cher que le prix public, ceux qui en produisaient dans la
proche banlieue et ne supportaient presque aucun frais de transport,
auraient profité d'un prix de vente plus favorables que les paysans
résidant 50 ou 100 km plus loin. Les prix auraient donc varié dans tout
l'Empire, en fonction du nombre des villes et de la distance à laquelle
on se trouvait par rapport à elles et une coemptio effectuée aux portes
de Rome ou de Thessalonique, à prix public, aurait surimposé les
cultivateurs obligés de donner à un certain prix ce qu'ils vendaient
normalement plus cher sur le marché libre, avec ce que cela implique comme
coûts de production plus élevés, au moins parce que les terrains
auraient été plus chers; au contraire, la même coemptio, à 100 km de
là, aurait été à la limite une bonne affaire pour un agriculteur sans
débouchés.
En fait les denrées ont partout le même prix sans doute parce
que le rapport entre les capacités de l'agriculture et la pression
démographique était à peu près constant, réglé par l'équilibre entre la
natalité extrêmement forte et les famines ou épidémies qui,
régulièrement, remettent le poids démographique au niveau que la production
peut supporter. La seule ponction importante à l'échelle d'une
grande région est d'ordre fiscal. Et si les prix ne varient pas de manière
notable d'une partie à l'autre de l'Empire, le commerce régulier des
subsistances entre des zones qui seraient structurellement
exportatrices et celles qui seraient constamment déficitaires ne peut exister.
Cela exclut que les subsistances constituent le moteur d'un grand
commerce mais absolument pas qu'il existe un grand commerce et
que ce grand commerce porte parfois ou souvent sur des
subsistances. En outre ces considérations ne concernent en rien le commerce
local ou régional.
Il était important d'étudier les prix et les conséquences que leur
structure implique pour définir le cadre un peu théorique dans lequel
s'est développé le commerce. Mais c'est aux sources qui se rapportent
directement au commerce de nous dire ce qu'il était réellement.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 513

Β - Aperçus sur le grand commerce des subsistances

Le grand commerce existait pour les produits qui ne se trouvent


que dans un nombre limité de régions, et sans doute pour de
nombreuses autres marchandises; il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler
que les ports de Carthage ou de Naples étaient remplis de bateaux
quand la flotte de Bélisaire s'en approcha72. L'importance du
commerce dans la vie économique - qui n'a pas à être abordée ici dans son
ensemble - ne fait aucun doute et une recherche plus approfondie
devrait même se demander si les plus gros revenus urbains, outre les
dépenses publiques et les divers profits tirés de l'agriculture, ne
provenaient pas davantage du commerce que de la production artisanale,
peut-être plus dispersée sur l'ensemble du territoire.
En ce qui concerne les denrées de grande consommation, les
subsistances, les questions se posent de manière différente selon le moyen
de communication utilisé, la route ou l'eau, car, pour la première, le
prix du transport est essentiel, selon la nature des produits - le blé
étant à la fois le plus indispensable et le plus difficile à étudier avec des
sources non écrites - et selon les distances parcourues. De ce point de
vue, on ne dispose d'aucune indication pour préciser ce que les
contemporains entendaient par grand commerce d'une part, d'autre part par
commerce local et régional. Cependant 100 km sur route ou la
traversée d'Egypte en Grèce, de Syrie ou d'Italie en Afrique peuvent être pris
pour des seuils plausibles, à partir desquels on est en droit de parler de
grand commerce. Mais la question la plus perfide, rarement abordée,
porte sur la finalité du commerce des subsistances par des marchands
privés : ceux qui travaillent pour l'annone exécutent une mission
publique; ceux qui s'établissent à leur compte se donnent-ils pour but
premier d'acheminer des subsistances - auquel cas les villes peuvent
compter, de leur part, sur un approvisionnement régulier et abondant

72 Procope, De bello vandalico, 3, 20, 1 5-22 : les soldats de Bélisaire pillent les bateaux
de commerce en entrant dans le port de Carthage; peu après «la foule des marchands»
obtient une entrevue avec le général. Procope, De bello gothico, 5, 8, 21, éd. G. Wirth,
Leipzig, 1963 (coll. Teubner), p. 42 : Bélisaire traite avec un Syrien, installé depuis
longtemps dans la ville pour y faire du commerce, et qui jouit d'un grand prestige. On
pourrait multiplier les exemples de bateaux circulant d'un bout à l'autre de la Méditerranée,
et même jusqu'à Mérida ou en Bretagne (ci-dessus, p. 240, n. 149). Outre des
marchandises, ils portent des passagers prestigieux, en voyage (ou exilés), le courrier
diplomatique . . .
514 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

-, d'acheminer des produits de grande qualité, comme les vins fins, qui
ne sont produits que dans certaines régions - dans ces conditions, les
humbles, c'est-à-dire la majorité de la population, ne profitent en rien
de ces échanges -, ou d'utiliser les subsistances comme simple appoint
pour des transactions plus lucratives, ce qui entraîne de fréquents
changements dans la nature et la qualité des subsistances qui
constituent un complément, peut-être abondant mais jamais fondamental
pour la population citadine?

1) Le grand commerce terrestre

Sur terre, les difficultés des transports suffiraient à rendre


l'existence du commerce en grand des denrées, et surtout du blé,
particulièrement aléatoire. Les routes n'étaient pas construites pour la
circulation des charrettes73. Celles-ci manquaient de puissance puisque, dans
l'Edit de Dioclétien, la charrette-type porte 1 200 livres, un peu moins
de 400 kg, de quoi nourrir en blé deux personnes pendant un an74. Le
coût du transport était tel que le prix du blé doublait tous les 1 50 milles
de presque 1,5 km, soit tous les 220 km75. Pour transporter la
nourriture nécessaire à une ville de 100 000 habitants avec du blé qui aurait fait
un trajet moyen de 100 km, il faudrait vendre le blé au moins 50% plus
cher qu'on ne l'a acheté, le répartir en 50 000 charretées, ce qui
représente, à 30 km par jour pendant 200 jours par an, environ 1 500
charrettes circulant en permanence, entrant en longues files de 150 par
heure tous les jours ouvrables où les intempéries n'interdisaient pas la

73 Voir le passage, sans cesse cité, du «panégyrique» 8, 7, dans Panégyriques latins,


éd. E. Galletier, Paris, 1952 (coll. Budé), t. 2, p. 95 : «Notre pays (la cité d'Autun) n'est pas
d'accès facile, il n'a pas de route . . . qui passe à la porte même de la ville ... Il y a bien la
route militaire, mais pleine de trous et toute en côtes et descentes, telle qu'on n'y peut
faire passer que des chariots demi-pleins, ou même parfois à peu près vides ... ». On ne
saurait en conclure à une dégradation tardive du système routier romain. Il n'a jamais eu
d'autre finalité que militaire et, sans soldats ou paysans réquisitionnés pour pousser et
retenir les chariots, il était très difficile de l'utiliser pour des transports de denrées, dès
que les pentes devenaient fortes et que les charrettes étaient chargées.
74 Edit 17, 3, éd. cit., p. 172-173. On y donne la charge moyenne d'un chariot : 1 200
livres. Noter que les chariots à-demi chargés qui circulaient dans la région d'Autun ne
portaient que 600 livres, soit 200 kg, si l'auteur du «panégyrique» n'exagère pas un peu.
75 Un chariot chargé de 1 200 livres (600 muids de blé, valant 3 000 deniers) revient à
20 deniers, pour un trajet d'1 lieue (environ 1,5 km), soit un doublement du prix du blé
toutes les 150 lieues (220 km).
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 515

circulation76. Pour une ville de 10 000 habitants qui recevrait la moitié


de son blé d'une telle distance, on aurait encore 80 charrettes par jour
en sus des chariots et charrettes qui viendraient de moins loin. Jamais
aucune source ne fait allusion à des convois pareils, encombrant les
routes en permanence. Par contre la circulation des chariots et des
ânes sur les chemins, conduits par les paysans qui viennent
directement au marché avec leur blé et qui se déplacent au gré de leurs
besoins, était un spectacle vraisemblablement constant dans tout
l'Empire, ainsi que nous le verrons. En outre ces paysans effectuaient de
petits trajets qui ne majoraient pas le prix du blé. Mais ils n'en
apportaient que très peu à la fois; aussi les villes étaient-elles petites.
Un épisode important du règne de Justinien montre la validité de ce
raisonnement par l'absurde et l'absence de tout commerce à moyenne
ou grande distance sur les routes d'Asie, comme, sans aucun doute, du
reste de l'Empire77. L'empereur supprima le cursus publicus, dans de
nombreuses provinces pour Procope, en Asie pour Jean Lydus ; ce
service possédait entre cinq et huit relais pour une distance correspondant à
une journée de marche, et chaque relais possédait quarante chevaux.
Les agents de l'Etat y trouvaient leur compte, mais aussi les
propriétaires fonciers. En effet ceux-ci gagnaient beaucoup d'argent en vendant
au fisc les produits de leurs champs et payaient leurs impôts avec cette
monnaie. Après la suppression de ce système avantageux, les exploitants
n'ont pas trouvé de débouchés pour leurs récoltes, car ils vivaient loin de
la mer et, par conséquent, ils manquaient d'or pour payer les impôts78.
On ne saurait mieux dire que le commerce à l'intérieur des terres était
impossible et inexistant. Un autre passage de Procope, au sujet de la
συνωνή, donne la même impression. Les propriétaires doivent entretenir
une armée en campagne et se voient brusquement imposer le paiement
en nourriture de l'impôt qu'ils versaient autrement. Impossible de
recourir au commerce, faute de marchands sur place. Il faut aller au

76 Si le prix semble bien établi avec un retour à vide, il ne faut pas oublier que le
chariot, qui transporte son chargement sur 100 km en un peu plus de trois jours, a besoin
d'un délai identique pour revenir à son point de départ, non compris le temps du
chargement et du déchargement. Cela fait plus que doubler le nombre des chariots
nécessaires.
77 Procope, Anecdota 30, 5-11, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963 (coll. Teubner), p. 181-182.
Jean Lydus, De magistratibus, 3, 61, éd. R. Wünsch, Leipzig, 1903 (coll. Teubner), p. 151-
152.
78 Voir aussi J. Durliat, moneta e stato, Bari, Corsi di studi, 4, 1986, p. 192-200.
516 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

loin, chez des exploitants disposant de surplus, conduire soi-même ces


denrées alors qu'on n'est pas équipé pour les transports, et finalement
dépenser beaucoup plus de temps et d'argent que l'on n'en devait au
titre de l'impôt79. Un texte célèbre de Grégoire de Naziance brosse de
Cesaree de Cappadoce et des environs un tableau identique : la ville ne
peut avoir recours aux produits des régions éloignées car elle se trouve à
l'intérieur des terres et le commerce terrestre est impossible80.
Ainsi l'absence de toute mention de commerçants à Edesse n'a plus
rien de surprenant ni même d'exceptionnel. C'est le résultat normal et
universel dans l'Empire d'une situation où les moyens de transport
manquent tandis que l'égalité à long terme des prix d'une cité à l'autre
interdit toute perspective de profit à celui qui tenterait malgré tout
l'aventure d'un commerce exclusif et permanent des subsistances.
Les renseignements qu'on pourrait glaner dans les sources
relatives à l'Orient, aux Balkans et à l'Afrique aboutiraient au même résultat.
Peut-être la situation était-elle légèrement différente en Egypte à cause
du Nil, en Italie du Nord à cause du Pô, comme en Gaule où les rivières
étaient largement utilisées.
Mais, objectera-t-on, le prix du blé double à la moindre alerte, triple
quand la faim s'installe, et sextuple avec la famine. Certes! Cependant il
ne faut pas oublier qu'une ville est rarement touchée seule, que la
situation est à peu près semblable alentour, donc que les prix sont peu
différents dans un espace assez vaste. En outre, même en cas de famine très
localisée par suite, entre autres, d'un tremblement de terre qui n'aurait
touché qu'une agglomération, l'absence de moyens de transport
réduisait fortement la capacité de profiter de l'aubaine pour les producteurs
des régions voisines. En effet on n'improvise pas un parc important de
charrettes au moment d'une famine. Une telle opération nécessite une
grosse mise de fonds, donc la certitude d'amortir le matériel grâce à des
tournées régulières. Enfin chaque région mangeait normalement la plus
grande partie de sa production et n'avait presque rien à vendre, faute de
circuits commerciaux réguliers qui incitent à cultiver pour
l'exportation; ainsi le cercle vicieux de la stagnation économique était fermé. Les
villes de l'intérieur n'attendaient presque rien des commerçants de

79 Procope, Anecdota, 23, 11-14, éd. cit., p. 142-143. Cf. J. Durliat, ibid.
80 Grégoire de Naziance, In laudem Basila magni, éd. dans PG 36, col. 541 : Cesaree
était plus exposée aux famines que les villes côtières car elle ne pouvait recevoir de
produits de l'extérieur, à la différence de celles-ci.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 517

céréales et autres subsistances, pour la simple raison qu'ils n'existaient


pas. Par contre il n'est pas impossible d'imaginer - en attendant une
éventuelle confirmation dans la documentation - qu'un marchand
quittant une ville affamée avec un chargement quelconque ait profité de la
situation pour revenir avec du blé plutôt qu'avec une charrette vide.

2) Le grand commerce maritime

Les moyens du commerce maritime étaient beaucoup plus


considérables et moins onéreux. Les bateaux au long cours jaugeaient 10 000
muids, soit près de 90 tonnes métriques, ou plus81. Les coûts étaient
nettement inférieurs puisque le trajet d'Alexandrie à Constantinople ne
majorait le prix d'un produit transporté en vrac, comme le blé, que de
12%82. Nous avons vu que, dans le cas de l'annone, cette majoration était
seulement de 10% car le transport s'effectuait par grandes quantités
d'une denrée unique83. Dans ces conditions, on pourrait supposer
l'existence, non de lignes directes pour le commerce des subsistances, mais au
moins de bateaux qui allaient des régions temporairement favorisées
vers celles qui ne l'étaient pas, profitant de l'extrême sensibilité des prix
aux moindres variations climatiques, dans une zone où ces variations
sont constantes et souvent violentes. Pour cela, quelques conditions
auraient dû être remplies. D'abord un bon service de renseignements
aurait été nécessaire pour se trouver au bon moment au bon endroit et
pour savoir vers où le quitter. Ensuite il aurait fallu des infrastructures
qui ne semblent pas avoir existé, comme les greniers privés de grande

81 Sur le tonnage des bateaux, voir A. H. M. Jones, The later roman Empire, Oxford,
1964, p. 843. La comparaison minutieuse de toutes les indications concernant les six
premiers siècles de notre ère montrerait peut-être que l'on fabriquait à toutes les époques
des bateaux de capacité comparable. Il resterait à savoir - ce qui est apparemment
impossible - si la proportion des bateaux de chaque type demeurait constant, et si le
nombre total des navires en circulation n'a pas diminué.
82 Edit, 35, 3, éd. cit., p. 220-221. Le prix du passage d'Alexandrie à Byzance était de
12 deniers pour 1 muid militaire qui, dans le cas du blé, valait 100 deniers.
83 Voir ci-dessus, p. 258. La fondation de Constantinople n'a pu qu'accroître la
circulation, et donc diminuer les coûts. En outre, les bateaux annonaires, qui étaient assurés
de naviguer en pleine charge, et de manière régulière, pouvaient se contenter d'un salaire
inférieur. C'est pourquoi les 12 % de 301 sont devenus 10% vers 540 (cf. G. Rouillard,
L'administration civile de l'Egypte byzantine, Paris, 1928, p. 143-144). Noter que le
rédacteur de l'édit 13 utilise le même terme que celui de l'édit de Dioclétien : naulum et ναϋ-
λον).
518 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

capacité des consortiums de producteurs capables de traiter avec les


commerçants. En outre ces négociants n'auraient pu - d'après ce que
nous avons dit du commerce terrestre - transporter des produits venant
de plus de 20 à 30 km à l'intérieur des terres jusqu'à des villes situées
au-delà d'une distance identique à partir du point de débarquement. Et
quand on sait que les côtes méditerranéennes sont souvent ou
marécageuses ou montagneuses ou désertiques, les possibilités se réduisent
considérablement. Enfin on aurait dû tenir compte de la politique des
gouvernements qui réglementent les exportations pour que les besoins
publics et privés soient couverts dans les zones de production - ce qui
diminue d'autant les quantités disponibles à l'achat -, et fixent des prix
maximums pour lutter contre la spéculation, d'où il découle que le
profit possible était limité84.

a) Le problème du blé

Un livre, par ailleurs important, a voulu prouver l'existence d'un


commerce indépendant des denrées, en particulier des céréales, entre
la plaine du Pô et Rome85. La démonstration repose sur un seul tex-

84 Cf. p. 564, n. 220.


85 L. Ruggini, op. cit. Ce travail, riche d'une documentation extrêmement vaste, non
seulement sur l'Italie du Nord, mais aussi sur tout le monde méditerranéen entre le IVe et
le VIe siècle, important par la minutie avec laquelle les sources sont analysées et
comparées, pèche cependant par la volonté de prouver l'existence d'un grand commerce privé du
blé, ce qui est impossible. Cette perspective, fondée sur l'idée que les notables seraient à la
fois des grands propriétaires et des commerçants, a été reprise, sur des bases moins
solides, par A. Giardina, Aristocrazie terriere e piccola mercatura, Quaderni urbinati di cultura
classica, nelle série, 7, 1981, p. 123-146. Pour l'époque de la république et de l'empire
romains, on a récemment tenté de prouver une fois de plus que le commerce tenait une
grande place dans la vie économique : J. H. D'Arms, Commerce and social standing in
ancient Rome, Cambridge (Mass.) et Londres, 1981. Ce n'est pas ici le lieu de discuter ce
travail. Je remarque cependant que l'auteur note un changement à partir du Ie siècle de
notre ère : le contrôle impérial de la monnaie, des mines, du commerce des grains
perturbe un commerce qui aurait été vivant auparavant. Si les faits confirment que
l'établissement de l'Empire a réellement freiné les activités commerciales, ne serait-ce pas surtout
par l'imposition progressive de prix uniformes alors que jusqu'à la conquête de l'Egypte
au moins, chaque Etat aurait connu des niveaux de prix différents, favorables aux
échanges? Je note aussi que l'auteur se fonde surtout sur un texte de Caton qui recommande
d'avoir des domaines proches des cours d'eau pour faciliter la commercialisation des
productions (p. 5). Mais on ne sait ni la part qui était commercialisée, ni la nature des denrées
qu'on exportait, ni les distances auxquelles on exportait. Et pour répondre à ces questions,
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 51 9

te de saint Ambroise qui a donné lieu à des interprétations divergen-

les sources font cruellement défaut. Je note enfin que, outre les esclaves, les parfums . . .
(p. 100), la seule denrée qui apparaisse fréquemment comme objet d'un commerce à
grande distance est le vin (p. 36, 52, 72-96 . . .). Or il circule surtout de l'Italie vers la Gaule, et il
faut interdire aux Gaulois de cultiver la vigne pour maintenir ce trafic. Par contre, il est
certainement vrai que, si on interdit aux sénateurs de commercer, c'est parce que le
commerce existe (p. 33-34) et il est peut-être possible de soutenir (p. 1 1 = M. Rostovtzeff , The
social and economic history of the roman Empire, 2e éd. Oxford, 1957, p. 153) que le
commerce fut, au moins au IIe siècle avant notre ère, la source principale de richesse, ou plutôt
d'enrichissement, si l'on veut dire par là que l'investissement dans le commerce était le
plus profitable de tous. Cela ne signifie ni que le commerce jouait un rôle primordial dans
la vie économique générale, ni que les denrées et surtout le blé constituaient un poste
important dans l'ensemble du commerce. Il faudrait donc, sans doute, établir plus
fermement l'existence du commerce dans le monde romain par une analyse fine des restes
archéologiques (une simple promenade sur un site romain montre la présence de pierres
et de poteries importées alors que J. H. d'Arms utilise uniquement des textes), et, en même
temps, définir précisément le nombre apparemment réduit, des produits transportés et le
volume, certainement faible par rapport à la production totale de l'Empire, du grand
commerce. Sur ces points, il serait peut-être possible de découvrir des constantes à très long
terme. Alors seulement on pourrait poser la question des variations dont il serait naïf de
nier au moins la possibilité. Toute la question est de savoir si on découvrira seulement des
variations d'intensité ou aussi, des variations dans la nature même du commerce. Pour une
vision plus réaliste de la place du commerce dans l'économie antique, P. Garnsey, K.
Hopkins, C. R. Whittaker, Trade in ancient Economy, Londres 1983, surtout les contributions
de P. Garnsey (p. 118-130) et W. Pleket (p. 131-144). Je remercie Monsieur Jea Andreau de
m'avoir signalé cet important recueil. Mes conclusions recoupent largement celles de ces
auteurs. Malheureusement je n'en ai eu connaissance qu'au moment où mon texte était
rédigé. Pour la place réduite du commerce de subsistances en Occident, à la même époque,
voir D. Claude, op. cit., passim. L'empire protobyzantin ne se distingue donc ni de son
ancêtre ni de ses voisins barbares sur la question précise de la circulation des subsistances,
pas plus d'ailleurs que de ses lointains descendants : voir, par exemple F. Braudel,
Civilisation matérielle, économie et capitalisme, t. 1, Les structures du quotidien, Paris, 1979, p. 101-
102; au XVIe siècle, le grand commerce du blé en Méditerranée ne portait que sur 1%
environ de la production. Le commerce privé à notre époque pouvait difficilement faire
plus que les marchands du XVIe siècle mais il n'est pas sûr que la circulation totale des
blés n'ait pas été supérieure, à cause du poids des prélèvements publics. Que l'on songe
seulement au fait que 10% du blé égyptien quittaient alors le pays! L'étude exhaustive de
YExpositio totius mundi (éd. et trad. J. Rougé, Paris, 1966) confirmerait d'ailleurs cette
vision des choses. En effet cet ouvrage accorde la plus grande attention aux productions et
aux exportations de chaque région : les produits rares ou de grande qualité apparaissent
souvent, le blé annonaire parfois ; les subsistances presque uniquement à propos de
l'Espagne, géographiquement éloignée de nos préoccupations (voir aussi n. 1 10 sur la nécessaire
relativité de cette information : l'auteur n'a-t-il pas oublié de préciser la nature annonaire
des exportations?).
520 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

tes86. Pour le reste, ce sont surtout des documents montrant le


fonctionnement des transports publics qui illustrent les rapports entre les
armateurs et l'Etat87.
L'évêque de Milan s'en prend à l'égoïsme des riches qui conservent
leurs stocks pour faire monter les prix. Dans une belle envolée
rhétorique, il décrit le comportement des autorités romaines qui, à l'occasion
de deux crises frumentaires survenues à Rome, ont eu un
comportement diamétralement opposé : lors de la première, en 376, on a acheté
du blé pour venir en aide aux étrangers sans léser les citoyens de la
Ville ; lors de la seconde, au contraire, on a chassé tous les résidants qui
n'étaient pas des citoyens. Ambroise cite la première attitude en
exemple et critique violemment la seconde. On remarque d'abord que la
comparaison ne vaut rien puisqu'il met sur le même plan le commercé
privé, avec les manœuvres spéculatives qu'il provoque, et les
prestations publiques. On remarque aussi que les deux descriptions sont
truffées de contradictions qui expliquent les interprétations divergentes et
peu satisfaisantes proposées jusqu'ici. En effet le préfet de la ville de
Rome aurait tenu, en 376, devant le Sénat88 un discours pour justifier
l'intervention en faveur des étrangers, disant en substance qu'il faut
venir en aide aux résidants car ils concourent à la prospérité de la ville
en pratiquant le commerce et en cultivant la terre : si tous les paysans
meurent, c'est tout l'approvisionnement de la capitale qui sera compro-

86 Ambroise de Milan, De officiis, 3, 44-52, éd. dans PL 16, col. 158-160. Le texte est
cité in extenso par L. Ruggini, op. cit., p. 116-118. Commentaire, p. 112-152. C'est le seul
texte que l'auteur puisse citer pour la fin du IVe siècle. Le rappel d'épitaphes de navicu-
laires ayant travaillé sur les bords de l'Adriatique ne prouve rien puisque ces marins
peuvent n'avoir effectué que des transports publics (p. 149). Une lettre d'Ambroise (Ep. 18,
20-22, éd. dans PL 16, col. 978-979), où on veut voir une preuve de commerce des grains
et du vin entre la Pannonie et l'Italie, prouverait le contraire, puisque les Pannonies
vendent frumentum quod non severant, du blé qu'elles n'avaient pas produit, sans doute du
blé des greniers militaires (p. 115).
87 La deuxième partie de l'ouvrage étudie l'annone militaire à l'époque ostrogothi-
que (p. 207-525), en citant des textes où le commerce privé n'obtient que la portion
congrue. L'étude des prix, qui suggère leur identité et leur constance en tous lieux et à
toutes les époques (p. 360-379) ruine d'ailleurs la possibilité du commerce que l'auteur
veut démontrer. Elle tire des conclusions qui me semblent erronées des tableaux qu'elle a
réalisés, car elle n'a pas suffisamment poussé l'analyse de chaque texte et grossit les
différences de prix tant entre les régions que d'une époque à une autre.
88 L. Ruggini, op. cit., p. 118.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 521

mis89; en outre ce sont souvent les parents des auditeurs et du préfet


lui-même90. En 384, on aurait dû les secourir car l'Italie ne souffre pas
de disette au moment où Rome a faim et les parents de ceux qu'on
chasse auraient pu nourrir la ville. A quoi bon chasser celui qui peut
subvenir à ses propres besoins et, en outre, alimenter la cité91?
Certains, insistant sur le métier des commerçants et des paysans, en font
des Italiens92 installés à Rome où ils se livrent à ces activités93.
D'autres, notant que ce sont les parents des sénateurs, veulent voir en eux
de gros propriétaires terriens dont les agents transporteraient une part
de la production : ils auraient à la fois de vastes terres et des flottes de
commerce94.
Si on regarde le texte de près on se rend compte que les mêmes
personnes sont qualifiées de cultivateurs et de parents; ce dernier
terme peut s'entendre dans le sens faible de «membre d'un même groupe
social» ou de «parents dans le Christ» qui se doivent assistance. Rien ne
dit que nous soyons en présence de gros propriétaires fonciers qui
seraient aussi des armateurs. En outre l'auteur dit une fois que, si les
résidants non citoyens meurent, le blé manquera pour toujours dans la
Ville, une autre fois que Rome a faim tandis que la campagne a produit
une bonne récolte, et une troisième fois que l'on pourrait importer de
la campagne si on ne chassait pas les parents des paysans non
résidants. Ces allégations sont inconciliables et la première au moins est
inadmissible : on voit mal Rome manquer de blé parce qu'on aurait
chassé les agriculteurs qui vivaient entre ses murs. Les abords de la
ville étaient trop recherchés pour être consacrés à la cerealiculture. En

89 Ambroise, De offidis, 3, 46 : Tot cultoribus extinctis, tot agricolis occidentibus, occa-


sura in perpetuum subsidia frumentaria.
90 Ibid. : Nostra illic familia, plerique etiatn nostri parentes sunt.
91 Ambroise, op. cit., 3, 49 : Quid ilium ejicis qui de suo pascitur? Quid ilium ejicis qui
te pascit ?
92 C'est-à-dire des habitants de l'Italie annonaire (L. Ruggini, op. cit., p. 44, n. 91).
93 A. Chastagnol, la préfecture urbaine à Rome sous le Bas-Empire, Paris, 1960, p. 267-
268. Pour cet auteur, notre texte fait allusion à des habitants de l'Italie du Nord «qui
contribuaient modestement à l'approvisionnement de la Ville».
94 L. Ruggini, op. cit., loc. cit. Noter cependant que l'auteur hésite entre l'affirmation
peremptoire de son interprétation («il passo ambrogiano del De officiis testimonia in
chiari termini la presenza nell'Urbe di mercanti cisalpini di cereali come cosa del tutto
consuetudinaria», p. 147) et une présentation plus nuancée de ce qui apparaît alors
davantage comme une simple hypothèse (« l'Italia Superiore fu certamente legata a Roma
da un commercio di derrate agricole di una certa importanza»).
522 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

fait Ambroise mêle tout. Il prend tantôt Rome pour une ville comme les
autres qui vit du blé des alentours et qui doit assister ses paysans pour
assurer la continuité de la production95, tantôt pour la capitale qui
dépend entièrement de l'extérieur et n'a aucun rapport avec le monde
rural voisin96. Son texte vise non à décrire la situation réelle mais à
utiliser tous les arguments pour inciter les notables à se montrer
généreux. A cet effet, il analyse la situation à Rome comme celle d'une ville
de taille moyenne où la survie future de la ville dépend de l'assistance
qu'on porte immédiatement aux paysans du voisinage, utilisant
l'argument qui sera repris par Cassiodore, et demandant ce qu'on a vu en
œuvre à Edesse97. En aucun cas, on ne peut imaginer que les
commerçants mentionnés soient de gros négociants en grains.
De même à Constantinople, à Alexandrie, à Antioche, à Carthage ou
à Thessalonique, nous n'avons rencontré aucun commerçant capable
de soulager les misères de la ville avec une efficacité telle que son
activité ait mérité d'être mentionnée98. Ces grandes villes sont toutes des
ports et jamais on n'y entend parler de grands négociants en
subsistances. Plus significatif que ce silence, le fait que les manifestations ou les
révoltes se font exclusivement contre les autorités. Si le blé manque,
c'est la faute de l'Etat, preuve qu'il est seul à fournir le grain qui vient
de loin, d'autant plus important que la ville est plus grande. Quand au
blé de la région, on ne saurait accuser les paysans de ne pas l'apporter
puisqu'ils meurent eux aussi de faim et viennent demander en ville de
quoi subsister jusqu'aux prochaines moissons. On pourrait faire valoir
que, si on légifère en Italie, à l'époque de Théodoric, sur la circulation
des grains, c'est qu'un certain commerce existe. Certes, mais les
documents, assez nombreux pour être explicites, ne font aucune allusion à
des relations avec l'étranger, preuve qu'il s'agit d'échanges intérieurs
au royaume ostrogothique, donc d'échanges régionaux limités approxi-

95 Cf. n. 83 et 85 : Quid ilium ejicis qui te pascit?


96 De officiis, 3, 48 : Collato auro, coacta frumenta sunt. Ita nec abundantiam urbis
minuit, et peregrinis alimoniam subministravit. Quantae hoc commendationis apud Deum
fuit sanctissimo seni (au préfet de la Ville, qui a procédé à des achats).
97 Cassiodore, Variae, 10, 27, éd. Th. Mommsen, Berlin, 1894 (MGH, AA, 12), p. 314 :
Cultor agri ad futuram famem deseritur nisi ei cum necesse fuerit, subvenitur. Pour
l'exemple d'Edesse, où les autorités municipales sont venues au secours de la population
paysanne affamée, cf. ci-dessus, p. 409.
98 Voir ci-dessus, 2e partie, chap. 2, passim.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 523

mativement à la péninsule italienne, peut-être à des localités


relativement proches dans cette péninsule99.
De même aussi, les miracles de saint Artémios, texte rédigé vers
660 et qui mettent en scène nombre de capitaines de bateaux, ne
parlent jamais d'un marchand de blé100. Par contre un passage de la vie
de saint Jean l'Aumonier pourrait laisser croire que de tels négociants
spécialisés existaient101. Un commerçant étranger à la ville
d'Alexandrie (ναύκληρός τις ξένος) qui avait perdu plusieurs bateaux dans
divers naufrages finit par accepter de diriger un bateau de l'Eglise
d'Alexandrie. Le patriarche lui confie 20 000 muids de blé qu'il devra
conduire en Bretagne pour s'y procurer de l'étain dont il échangera
une partie dans le Sud de l'Espagne, une autre contre divers produits
le long de son chemin de retour, et dont il vendra le reste en Egypte.
On note cependant que d'abord le marin ne part pas vendre du blé,
mais acheter de l'étain; son but ne consiste pas à exporter un surplus
local mais à se procurer une matière première rare. Dans ce cas, le
commerce des céréales est très ponctuel et ne peut alimenter des
échanges considérables, et surtout réguliers, bien qu'on ait
effectivement utilisé du blé. De même quand des bateaux d'Asie Mineure
viennent se procurer du sel contre du blé qu'ils ont amené dans leurs
cales 102 : leur intention première n'est pas d'exporter du blé mais
d'importer du sel. On a donc réellement transporté du blé comme monnaie
d'échange contre un produit difficile à obtenir sur place, du sel dans
le Nord de l'Asie Mineure, de l'étain en Egypte . . . Les céréales
représentent plus un moyen de paiement que la conséquence d'une
surproduction structurelle pour laquelle il aurait fallu trouver des débouchés
assurés. Les grandes agglomérations pouvaient recevoir des bateaux

99 Voir ci-dessous, p. 564.


100 Miracula sancii Artemii, éd. dans A. Papadopoulo-Kerameus, Varia greaca (Sbornik
gretcheskikh neizdannykh bogoslovstikh tekstov IV-XV bekov, 95), Saint-Pétersbourg, 1909,
p. 1-75. On voit des Africains (miracle 5), un Rhodien (miracle 9), un marin (miracle 14),
un capitaine de bateau qui fait le commerce avec la Gaule (miracle 27), un marchand de
vin qui circule en mer (miracle 32), un capitaine de bateau rhodien (miracle 35). Aucun
de ces personnages ne manipule du blé à un moment quelconque.
ιοί vie de Jean l'Aumonier, dans Vie de Syméon le fou et vie de Jean de Chypre, éd.,
com. et trad, par A.-J. Festugière en collaboration avec L% Ryden, Paris, 1974 (Institut
français d'archéologie de Byerouth. Bibliothèque d'archéologie et d'histoire, 95), ch. 8,
p. 353-354. Voir aussi sur ce texte ci-dessus, p. 240, n. 149.
102 Voir ci-dessus, p. 502.
524 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

de céréales contre la production de leur artisanat ou contre des


produits lointains qui transitaient par leur port, mais à de rares
exceptions près - que l'on ne peut identifier d'après nos sources - elles ne
paraissent pas avoir constitué des centres si productifs que ces
apports aient pu être considérables, au moins parce que les dépenses et
salaires publics représentaient partout une part importante du
pouvoir d'achat de la population urbaine.
Pour ce qui concerne le blé, la situation paraît claire. Il ressort de
cette esquisse sur le commerce privé à grande distance qu'il n'a pu
garantir la livraison des quantités dont les villes avaient un grand
besoin. Elles devaient se contenter du marché local, si elles étaient de
petite taille, ou attendre de l'Etat le complément indispensable si leurs
besoins excédaient les possibilités de ce marché.
Le silence absolu des sources qui n'auraient pas pu se taire si un
grand commerce avait existé confirme son absence, que laissait
supposer l'étude des prix publics ou privés qui ne font apparaître nulle part
une différence telle qu'elle ait pu assurer la rentabilité de cette
activité. Cependant l'absence de grand commerce n'implique évidemment
pas qu'on nie le rôle prépondérant du commerce local dans l'immense
majorité des villes - qui étaient de petites villes - ou qu'on nie
l'existence d'une certaine circulation des céréales quand un négociant en
un produit quelconque - étain ou autre - profitait d'une conjoncture
favorable pour charger cette subsistance, disponible à bon marché
dans son port d'attache tandis qu'elle était rare et donc chère dans le
port où il se rendait. Le blé apparaît alors comme un «fret d'aller»
dans le cadre d'une économie où le principe de rareté fait qu'on va la
plupart du temps non vendre un surplus quelconque mais acheter le
plus nécessaire introuvable sur place contre une partie du nécessaire,
qui était souvent à la limite de l'indispensable. Cette conclusion, qui
rend compte de l'interprétation proposée pour les negotiatores
frumentoni, évite de supposer que pendant la période du IVe au VIIe siècle la
part de la récolte de blé commercialisée ait été supérieure à ce qu'elle
fut au XVIe siècle103.

103 Pour les negotiatores frumentoni, voir ci-dessus, p. 84, n. 132. Pour le commerce
du blé au XVIe siècle, p. 519, n. 85.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 525

b) La viande, l'huile et le vin

On ne sait rien sur la circulation de la viande privée, que ce soit


sur pied ou sous une autre forme, mais il est douteux que l'on ait
disposé d'un grand nombre de bateaux adaptés à ce type de transport.
Pour l'huile et le vin, on se trouve, au contraire, en présence d'une
catégorie particulièrement abondante de sources d'où l'on tente de tirer
des conclusions mal assurées pour des raisons qui tiennent à la nour
veauté de leur étude et à la nature même des documents : les tessons
d'amphores 104.
La nouveauté explique que, pour une discipline où seules de
longues séries cohérentes sont significatives, on ne dispose que d'un
nombre encore réduit d'échantillons étudiés avec toute la rigueur
nécessaire, ce qui interdit de trancher en ce qui concerne leur
représentativité105.
D'autre part on se trouve devant une terminologie non seulement
difficile pour qui n'est pas spécialiste, mais encore insuffisamment
standardisée pour qu'on puisse toujours comparer les données de sites
étudiés par des chercheurs différents. Surtout il manque le recul
nécessaire pour que l'on ait procédé à toutes les comparaisons souhaitables
entre les données de ce matériel neuf et celui des autres sources, dans
la perspective d'une histoire sociale capable d'harmoniser, selon ses
méthodes propres, l'apport de la philologie et des divers catalogues
constitués par le classement des nombreux documents archéologiques.
L'heure des bilans est donc loin d'avoir sonné, surtout pour les régions
ici étudiées, pendant la période choisie106. La plus extrême prudence
s'impose donc si on veut dépasser les simples remarques critiques pour
atteindre une image, même vague, de la réalité. En effet, à la différence
des textes dont le langage n'est pas toujours facile à interpréter, les
amphores, comme la plupart des sources archéologiques - à l'exception

104 Je remercie très vivement Madame Catherine Abadie-Reynal pour la générosité


avec laquelle elle m'a fait part de son expérience acquise au contact direct du matériel
céramologique, en particulier sur le site d'Argos.
105 C'est, en particulier, la conclusion de C. Abadie-Reynal, Céramiques et commerce
dans le bassin égéen du IVe au VIIe siècle (à paraître). J'ai pu consulter, avant sa
publication, cette mise au point documentée et nuancée.
106 Rome ou Carthage ont donné lieu à des études scientifiques qui autorisent à
dégager des tendances acceptables : elles seront affinées, sans doute pas contredites, dans ce
qu'elles ont d'essentiel. En Orient on en est seulement aux premiers comptages.
526 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

des inscriptions, des légendes de monnaies ... - sont presque


totalement muettes, surtout celles qui ne portent aucune marque. Il est
difficile, dans ces conditions, de préciser leur nature, leur raison d'être et
leur représentativité 107.
Il faut d'abord tenir compte de la nature du produit transporté,
subsistance, denrée de qualité ou autre produit. La troisième possibilité
ne nous intéresse pas ici108. Dans le premier cas, le commerce comble
un vide né de l'inégalité entre l'offre et la demande de produits de
première nécessité; dans le second, il offre à une clientèle relativement
aisée, le moyen de varier son alimentation, de se procurer des plaisirs
que la région ne peut satisfaire, ou simplement de faire étalage de son
train de vie. Les mobiles de la clientèle varient donc considérablement,
ainsi que les conclusions que l'on peut tirer selon qu'on se trouve dans
l'un ou l'autre cas, ou, plus vraisemblablement, dans les deux à la fois,
avec une part respective de l'un et de l'autre. Or il est impossible
actuellement de caractériser la qualité des produits puisqu'on hésite
souvent sur leur nature, telle amphore ayant contenu de l'huile pour
les uns, du vin pour les autres. Le plus plausible est sans doute que la
part des amphores ayant servi à importer du vin commun est
généralement fort inférieure à la part des amphores étrangères dans un dépôt
de tessons, car le profit supérieur retiré de la commercialisation d'une
denrée plus chère est un argument assez fort en faveur du fait qu'on
transportait plus volontiers des crus recherchés. La nature du produit
pose aussi la question de son origine. Selon qu'on attribue les
amphores d'une épave aux régions danubiennes ou syriennes, on en fait un
bateau de commerce privé ou un bateau annonaire 109.
Cela amène à prendre en considération la nature du transport qui
peut être public ou privé. Les spécialistes des amphores antiques sont
parfaitement conscients de ce problème et la méditation des textes de

107 Ce sont, comme pour toutes les sources, les questions fondamentales que l'on doit
résoudre avant de songer à tirer quelque conclusion historique que ce soit.
108 Cela élimine du champ de notre réflexion toute la céramique fine (lampes,
vaisselles) qui ne servait pas de contenant pour des denrées. Voir cependant n. 117.
109 C'est toute la question posée par le bateau chargé d'amphores vinaires trouvé à
Yassi Ada (G. F. Bass et F. H. Doorninck, Yassi Ada, Volume 1. A Seventh-century
byzantine Shipwreck, Texas University Press, 1982, p. 188). Ces auteurs penchent pour un trajet
du nord vers le sud, alors qu'il est plus vraisemblable que le dernier voyage de l'épave se
soit effectué en sens inverse, et que ce bateau était l'un des οίνηγοί qui faisaient route
vers la capitale.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 527

notre époque conduit à s'interroger110. Par exemple - mais on pourrait


allonger la liste - Cassiodore mentionne plusieurs transports de victua-
lia entre la Sicile et la Gaule du Sud, pour le ravitaillement de
l'armée111. Les troupes de Jean Troglita qui évoluent dans le Sud de la
Tunisie actuelle sont accompagnées par des bateaux de ravitaillement
qui ne sont vraisemblablement chargés que de produits africains, mais
qui confirment le rôle de la navigation publique au profit de l'armée112.
Il fait alors peu de doute que Bélisaire circulait avec des bateaux
chargés de vivres pour ses troupes quand il fit route de Constantinople vers
l'Afrique puis entre l'Afrique et l'Italie, à plusieurs reprises et qu'il en
était de même chaque fois que le nombre des comitatenses engagés
dans une opération particulière dépassait les possibilités de
ravitaillement locales. Ces bateaux qui pouvaient transporter plusieurs sortes de
subsistances se distinguent difficilement de ceux des commerçants
privés. Par contre les bateaux annonaires, spécialisés dans
l'acheminement d'un produit, devraient être plus faciles à identifier, à l'occasion
des fouilles sous-marines113.
Parmi les opérations effectuées par le commerce privé, il convient
de distinguer entre ce qui a pu constituer le grand commerce d'une
subsistance, c'est-à-dire le but premier d'une société particulière, et ce
qui ne représentait qu'un «fret d'aller» ou, éventuellement un fret de
retour114. On peut imaginer que, jusqu'à 5 ou 10% au moins des
quantités consommées dans un port - et non des tessons découverts -, les

110 Par exemple, la remarque de G. Pucci, Pottery and Trade, Trade in ancient
Economy, op. cit., p. Ill : «It is more interesting to find a Spanish oil amphora in Africa than in
Rome, the focal point of the imperial annona ».
111 Par exemple, Cassiodore, Variae, 3, 44, éd. cit., p. 127 où le terme est employé.
112 Flavii Cresconii Corippi Iohannidos libri 8, 6, 384-386, éd. J. Diggle et F. R. D.
Goodyear, Cambridge, 1970, p. 128, parmi un grand nombre d'indications du même genre.
113 Voir cependant les questions posées dans les cas particuliers, ci-dessus, n. 109.
114 Sur la notion de «fret d'aller» voir ci-dessus, p. 523-524. Elle veut insister sur le
fait que l'on commerce très vraisemblablement d'abord pour se procurer ce dont on
manque et accessoirement pour vendre un hypothétique surplus. Il a pu se produire -
c'est aux recherches futures à trancher - que les marchands d'une région productrice
d'un produit rare ailleurs aient décidé de profiter de l'occasion de réaliser de fructueux
bénéfices. Ils partaient donc avec la marchandise recherchée ailleurs et prenaient comme
fret de retour ce qui ne constituait pas le moteur premier de leur activité, car trop peu
rentable par soi-même, mais procurait un complément de ressources; ils étaient
d'ailleurs les mieux placés pour savoir ce qui se vendrait bien chez eux à leur retour.
L'existence, dans ce cas, d'un fret de retour, ne met pas en cause la vraie nature du ressort
premier du commerce.
528 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

importations correspondent très vraisemblablement au désir de ne pas


effectuer un trajet avec un bateau vide.
Ces remarques justifient que toutes les amphores n'ont pas la
même signification quand on veut prouver l'existence d'un grand
commerce des subsistances. Ainsi des amphores syriennes débarquées en
Afrique quand cette région appartenait à l'Empire ne doivent pas être
étudiées dans la même perspective que celles qui sont arrivées à
l'époque vandale115. Des amphores étrangères trouvées dans un port peuvent
n'être qu'un fret d'aller; à quelques kilomètres des côtes, elles sont plus
difficiles à interpréter; loin, à l'intérieur des terres - quand on en
trouve, elles représentent sans conteste l'objet d'un commerce, sans doute
d'une denrée de grande qualité, ou d'un transport public, car on
n'aurait pas assumé des frais coûteux sur des routes difficiles pour d'autres
raisons. Dans le second cas, on peut mettre avec beaucoup de
vraisemblance la présence de ces tessons en relation avec celle de l'armée116.
Les céramiques autres que les amphores n'ont pas à être étudiées
ici. Elles posent une intéressante question puisqu'on peut se demander
si la vaisselle, les lampes ... et autres objets de qualité sont transportés
pour eux-mêmes ou s'ils accompagnent d'autres produits, témoignant
d'un commerce autre que le leur propre. Encore faudrait-il établir que
ces marchandises d'accompagnement sont parfois ou souvent des
subsistances, pour nous en tenir à notre propos actuel117. On notera
seulement que la vaisselle étrangère se trouve surtout dans les zones côtiè-
res; c'est sans doute un indice important en faveur du fait que le grand
commerce - quelles que soient ses marchandises - concerne plutôt ces
régions car ces produits sont suffisamment légers et sans doute chers,
au moins pour les plus beaux d'entre eux, pour qu'on ait dû les
retrouver partout si d'autres produits circulaient facilement. Peut-être aussi
les plus riches - c'est-à-dire les clients potentiels - résidaient-ils plus
fréquemment dans les grands ports, où ils pouvaient être aisément en

115 Voir ci-dessous, p. 535-536.


116 Cf. W. Hautumm, Studien zu Amphoren der spätrömischen und frühbyzantinischen
Zeit, Fulda, 1981, p. 76, note que, au nord de Constantinople on trouve quelques
amphores à grains d'Egypte le long de la côte, mais que leur nombre est sensiblement plus élevé
sur le Danube, où elles ont influencé la production locale. Le lien avec le ravitaillement
des troupes est évident.
117 Sur la poterie fine, voir en particulier, J. W. Hayes, Late Roman Pottery. A
Catalogue of Roman fine Wares, Londres, 1972. Les cartes montrent sans discussion possible
que l'essentiel des tessons se trouve à proximité des côtes ou le long du Nil.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 529

contact avec tout le monde méditerranéen, que dans les villes de


l'intérieur éloignées de tout fleuve navigable.
La raison d'être des amphores tient pour partie à leur contenu, que
nous venons d'évoquer, mais pour partie aussi aux conditions de leur
utilisation. Ou bien elles n'ont fait qu'un aller et ont été jetées; ou bien
elles ont fait un aller et retour, mais au retour elles servaient
d'emballage à un autre produit; ou bien elles n'ont fait qu'un aller et ont servi
sur place pour des produits locaux; ou bien enfin elles ont été
réexpédiées vides et ont servi plusieurs fois. La seconde possibilité semble
avoir été effectivement utilisée118. Elle provoque la disparition des
traces d'une importation de vin ou d'huile et a pour conséquence que,
dans les tas de tessons, la part des emballages étrangers est inférieure à
la part des denrées étrangères introduites sur le marché; cependant,
comme une amphore vinaire qui a contenu de la térébenthine ne peut
plus être réutilisée pour cette denrée, le vin constitue manifestement un
«fret d'aller»; les marchands vendaient une amphore de vin pour
effectuer un profit supplémentaire avant d'acheter de la térébenthine et
devaient prendre une autre amphore pour recommencer un échange de
même nature. C'est un exemple particulièrement net de «fret d'aller»,
sans doute bénéfique pour la ville qui en profitait - et pouvait en
profiter largement si elle vendait de grosses quantités de produits liquides -
mais qui ne prouve pas l'existence d'un grand commerce des
subsistances pour elles-mêmes et n'a qu'une portée limitée car de telles
situations devaient être rares. Des allers et retours nombreux d'une même
amphore donneraient une image assez exacte de la part réciproque du
vin ou de l'huile locaux et étrangers puisque les récipients auraient
servi un nombre à peu près équivalent de fois dans l'un et l'autre cas.
Cependant la connaissance des prix, indispensable à toute réflexion sur
le commerce qui tente de dépasser la simple accumulation des traces
- archéologiques ou autres - de son existence, conduit sinon à éliminer
cette possibilité, du moins à ne lui accorder qu'une place réduite dans
le commerce à grande distance, celui qui - répétons-le - supposait un

118 G. Scorpan, Contribution à la connaissance de certains types céramiques romano-


byzantins (IVe- VIIe siècles) dans l'espace istro-pontique, Dacia, 21, 1977, p. 276 : des
amphores pontiques portent deux séries d'inscriptions et partaient sans doute avec du vin
pour revenir avec de la térébenthine, de la résine, de la colophane . . .
530 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

trajet d'au moins 300 ou 400 km environ119. En effet le coût de


transport du vin commun revient, si l'on tient compte du poids et du volume
des amphores, à peu près aussi cher que celui du blé, pour une même
valeur marchande 12°. Il doit tenir compte des frais d'acheminement
jusqu'à la côte, des frais de circulation en mer et éventuellement des frais
de transport jusqu'au centre de consommation, par chariots ou par
barques halées. Nous avons vu que, dans le cas de Rome, le total de la
dépense représente environ 33% du prix du vin chez le producteur121.
Or le prix de revient d'une amphore est sensiblement inférieur. En effet
si l'on a environ 1 hl de vin pour 1 sou, son transport représente 1/3 de
sou sur une assez courte distance. D'autre part les contenants produits
en Egypte, dont la capacité est inconnue, sont vendus au prix d'environ
400 pour 1 sou, 133 pour 1/3 de sou122. Pour que le coût d'une amphore
neuve soit supérieur à son retour vide, il faudrait que 133 amphores ne
contiennent que 1 hl, ce qui est impossible, quelle que soit la taille de
ces récipients. Il était donc plus rentable de laisser les amphores sur
place et de rentrer avec un produit quelconque plutôt que de les
rassembler, les charger, les acheminer, les laver et les conserver avant un
nouvel usage.
Il en découle que les deux situations de loin les plus fréquentes
étaient celle des amphores jetées après usage et surtout, sans doute, de
la réutilisation sur place, pour la même subsistance ou pour une autre,
de l'amphore vide. S'il en est bien ainsi, il faut revoir radicalement le
rapport entre le nombre de tessons «locaux» et de tessons «étrangers»

119 Voir ci-dessus, p. 513. Le commerce à l'intérieur de la mer Egée par exemple ne
me paraît pas constituer nécessairement une forme de grand commerce car des barques
relativement petites pouvaient circuler souvent à vue d'île en île.
120 Cf. ci-dessus, p. 505, n. 50.
121 Cf. ci-dessus, p. 54-55.
122 P. Oxy. 1 913 : 400 jarres pour 1 sou moins 4,5 carats; PSI 474 : 2 400 jarres pour 6
sous ; P. Bad. 95 : divers prix qui vont d'environ 400 à environ 600 jarres pour 1 sou (cf. A.
C. Johnson et L. C. West, Byzantine Egypt. Economie Studies, Princeton, 1949, p. 188-189).
Comme les unités de capacité, pour le vin, sont d'environ 3 1, on peut supposer que les
jarres étaient de cette taille. 133 amphores contiennent environ 4 hl. Pour que leur retour
vide soit rentable, il faudrait qu'elles ne contiennent que 0,75 1, ce qui est impossible.
Même si la fabrication des solides amphores qui circulaient au loin revenait deux ou trois
fois plus cher, par litre de vin transporté, que celle des jarres à usage local, le retour
reviendrait plus cher que l'abandon sur place. Celui-ci est d'autant plus vraisemblable
que l'on pouvait sans trop de difficulté trouver des acheteurs, à faible prix, dans le pays
d'arrivée.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 531

d'une part, la quantité de vin ou d'huile «locaux» et «étrangers»


consommés d'autre part. Prenons un exemple, pour éviter l'emploi
d'un vocabulaire par trop mathématique : celui dans lequel les
amphores locales serviraient en moyenne 5 fois - nombre sans doute
minimum ou inférieur à la réalité - pour un échantillon jugé représentatif
où les tessons étrangers constitueraient 50% du total, nombre cette fois
proche des maximums répertoriés et très supérieur aux moyennes à
long terme sur les sites les plus ouverts aux importations. Un nombre
d'amphores étrangères égal à la moitié du total ne représenterait
qu'une part des importations d'environ 10%, et si l'on suppose que l'on
buvait environ 1 amphore de vin de qualité pour 10 amphores de vin
commun, et que, pour les crus, la part des importations et de la
production locale étaient à peu près égale, il ne reste plus que 5% pour
l'importation du vin considéré comme subsistance, soit ce que l'on peut
attribuer au fret d'aller et qui était consommé en grande partie dans les
tavernes les plus proches du port. On peut calculer sans peine la part
du grand commerce si les amphores locales servent plus de 5 ans et si
la proportion de tessons étrangers tombe à 20 ou 30%, ce qui est encore
de loin supérieur à ce qu'on trouve dans les sites éloignées de l'eau
marine ou fluviale et correspond aux moyennes maximales à long
terme sur la plupart des sites maritimes.
La dernière difficulté que l'on rencontre concerne la
représentativité des échantillons mis à jour par les fouilleurs. Ou bien les fouilles,
sont rapides et les données mal répertoriées, mal situées dans leur
contexte stratigraphique, donc de peu d'utilité; ou bien elles ne
concernent que des portions minimes d'une ville, donc difficilement
représentatives de l'ensemble de l'agglomération 123. Et même quand on parvient
à fouiller de très larges étendues, voire la totalité d'une ville selon les
méthodes les plus modernes, il faut établir qu'elle est représentative de
toutes les autres124. Les données archéologiques constituent donc un

123 Au terme d'une étude particulièrement riche à partir de fouilles dans un quartier
de Benghazi, J. A. Riley (Coarse pottery, dans Excavations at Sidi Khrebish Benghazi
(Berenice), t. 2, Tripoli, 1984, p. 402) constate que : l'étude d'un quartier ne permet aucune
extrapolation pour l'ensemble de la ville, encore moins pour toute une région. Pour le cas
de Carthage, où les résultats ne concordent guère selon les lieux de fouilles, voir ci-
dessous, n. 126.
124 L'étude exhaustive d'Argos par C. Abadie-Reynal offrira une base solide mais cette
ville moyenne, sinon petite, peut-elle être prise pour modèle? Les vastes comparaisons
entreprises par l'auteur, op. cit., apporteront des éléments de réponse.
532 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

échantillon aléatoire d'une réalité qu'on pourra mieux saisir au fur et à


mesure que le nombre des échantillons fera apparaître des tendances
relativement constantes, et dont les particularités peuvent être
justifiées. Aujourd'hui on est loin de posséder les éléments indispensables à
cette vision d'ensemble, pour les régions ici considérées, pendant notre
période125. D'ailleurs l'étude la plus poussée pour un site donné aboutit
à des variations très fortes qui excluent les extrapolations puisque la
situation y change à plusieurs reprises126.
Dans l'état actuel des recherches, il faut aussi postuler sans avoir
toujours les éléments suffisants, la représentativité de l'échantillon
pour la seule ville considérée et pendant une période donnée. Tentons
une estimation quantitative. Si l'on suppose que la moyenne des
hommes adultes buvait un peu moins que les soldats en mission, qui avaient
vraisemblablement des rations supérieures à la moyenne, et que ces
hommes adultes buvaient environ le double de ce qu'absorbait en
moyenne la population totale, on aboutit à un nombre proche de celui

125 Cf. n. 106 et les bibliographies des travaux cités ici pour mesurer l'état
fragmentaire de nos connaissances.
126 Pour Carthage, par exemple, on note des différences nettes entre les lieux et les
époques. Si l'on peut un jour dire que dans les ports la part des amphores étrangères
atteint et dépasse rarement 33% et que dans les villes de l'intérieur elle atteint rarement
20%, Carthage sera tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de la moyenne. Ainsi J. A. Riley,
New light on relations between the Eastern Mediterranean and Carthage in the Vandal
and Byzantine periods : the evidence from the University of Michigan excavations, dans
Actes du colloque sur la céramique antique à Carthage, Carthage, 1982, p. 114, obtient les
proportions suivantes d'amphores orientales : fin du IVe siècle, 0,2% ; milieu-3e quart du
Ve siècle, 25,5% (dans une citerne); fin du Ve siècle, 5,9%; début-milieu du VIe siècle,
8,8%; fin du VIe siècle, 14% (citerne); fin du VIIe siècle, 1%. L'auteur {ibid.) note que les
proportions relativement fortes se trouvent chaque fois dans des citernes. M. G. Fulford,
The long distance Trade and Communications of Carthage, dans Excavations at Carthage :
The British Mission, t. 1,2, The Avenue du président Habib Bourguiba, Salambo : The
pottery and other ceramic objects, éd. M. G. Fulford et D. P. S. Peacock, Sheffield, 1984,
p. 258-262: fin IVe-début Ve siècle, 8%; Ve siècle, 15% vers 450, 24%; vers 475-500; fin
Ve- VIe siècle, 26% ; 540-600 : augmentation des amphores orientales. Pendant cette
période, les fouilleurs britanniques ont constaté la présence de 50 à 66% d'amphores
africaines identifiées qui représentent toujours plus du double des amphores d'Orient. Les
amphores non identifiées ne correspondent pas nécessairement à des produits du grand
commerce car on trouve des argiles semblables en Afrique ou en Italie du Sud.
Néanmoins les proportions sont beaucoup plus fortes, en moyenne, que celles des chercheurs
de l'Université du Michigan; cela tient-il au fait que l'avenue du Président Bourguiba se
trouve à proximité de la mer et des ports?
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 533

qui est bien établi pour des époques postérieures127. On dispose ainsi
d'un ordre de grandeur acceptable qui doit même représenter un
minimum si on y inclut l'huile et les autres produits conservés dans des
amphores, et si l'on admet une quantité moyenne de 1 hl par personne
et par an128. Comme l'amphore pèse approximativement la moitié de
son contenu129, il fallait environ 0,5 q d'amphore par personne et par
an, soit 50 qx par habitant et par siècle, pour une ville à population
relativement constante et 200 qx pour l'ensemble de notre période.
Admettons maintenant un nombre résolument élevé pour la durée
d'utilisation des amphores, 20 ans par pure hypothèse. On a donc dû
éliminer d'une façon ou d'une autre 2,5 qx par siècle et 10 qx entre le
IVe et le VIIe siècle pour chaque habitant. Ainsi Rome et Constantinople
à leur apogée ont «produit» quelque 1 500 000 de qx (150 000 t) de
tessons par siècle; Alexandrie et Antioche, approximativement autant
entre 300 et 700; une ville de 1 000 habitants, 250 t par siècle et 1 000 en
tout. Quel que soit le degré d'approximation de ces estimations,
retenons que les quantités d'amphores jetées chaque année se comptent
par tonnes pour les plus petite villes, par dizaine ou centaines de
tonnes pour les autres, uniquement pour l'huile et le vin.
Face à de telles quantités, les études les plus fournies ne doivent
guère porter, pour les centres les plus favorisés, que sur quelques pour
cent de la masse totale des amphores jetées. Pour prendre conscience
de leur faible représentativité, il suffit de comparer, dans une même
ville, les résultats de plusieurs fouilles 13°. Apparemment, on n'a jamais
inscrit dans le questionnaire auxquels ces documents sont soumis les
interrogations qui viennent naturellement à l'esprit quand on a la
pratique des textes : le pourcentage de tessons étrangers n'augmente-t-il pas,

127 P. Oxy. 1920 : Les soldats reçoivent 2 xestes de vin par jour quand ils partent en
mission; les fédérés, 1 xeste; les σύμμαχοι των ριπαρίων, 1/2 xeste, soit, en moyenne, 1
xeste (0,54 1) par jour ou près de 2 hl par an. A la veille de la Révolution, la
consommation par habitant était à Paris de 120 1. par an, ce qui est apparemment élevé (d'après F.
Braudel, op. cit., p. 202).
128 La consommation d'huile n'est pas considérable (environ 1/8 de xeste par soldat
et par jour, en mission, 25 1. par an) mais il faut compter avec l'huile servant à
l'éclairage, aux soins corporels ... Il faut ajouter tous les autres produits transportés par des
amphores, comme le garum, les résines . . . L'identification du produit transporté n'est
pas toujours facile et on prend parfois - ou souvent? - pour des récipients de denrées ce
qui n'en est pas.
129 Cf. ci-dessus, p. 505, n. 50.
130 Cf. n. 126.
534 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

dans une ville étendue quand on approche de la côte? n'est-il pas


supérieur dans les dépôts liés à des habitations riches - où l'on buvait
davantage de bon vin - que dans ceux des maisons pauvres?
Enfin on ne peut toujours identifier un pourcentage élevé de
tessons. La question reste entière de savoir si ceux qui viennent de centres
bien connus ne sont pas plus nombreux que les productions locales,
souvent de qualité médiocre, difficiles à caractériser et, si de, ce fait, on
ne modifie pas les proportions entre amphores locales et étrangères.
Il est, dans ces conditions, difficile de tirer d'autre conclusion que
l'urgence d'une confrontation entre la ceramologie et les autres
catégories de sources pour enrichir et affiner le questionnaire auxquelles
chacune doit être soumise, avant de rechercher des convergences entre
elles, susceptibles de donner une image plus sûre et plus précise de la
réalité des échanges entre le IVe et le VIIe siècle.
Pour l'instant on peut surtout noter que le développement de
Constantinople et les besoins de l'annone qui en découlèrent expliquent sans
aucun doute l'apparition d'une importante circulation entre la Syrie -
et peut-être l'Egypte - et la capitale, ajoutant des transports à grande
distance du sud vers le nord aux échanges locaux et régionaux internes
à la mer Egée. L'essentiel de cette activité est étrangère au commerce
privé; cependant celui-ci a profité du mouvement ainsi créé pour se
développer, comme on le constate à Argos où cependant le total des
amphores syriennes et égyptiennes ne dépasse jamais 25% du nombre
des tessons en moyenne, même si dans un dépôt le pourcentage atteint
50% 131. Le long de la côte orientale de la mer Egée, donc sur le trajet
des bateaux annonaires132, la proportion est plus forte, ce qui ne
surprend guère133. Dans cette zone on peut affirmer qu'une part du vin
courant était importée, sans doute par l'intermédiaire des bateaux
annonaires qui chargeaient quelques amphores supplémentaires pour
leur commerce personnel ; ailleurs on doit se demander si on n'achetait

131 C. Abadie-Reynal, op. cit.


132 Cf. ci-dessus, p. 394-396.
133 C. Abadie-Reynal, op. cit., qui donne une bibliographie substantielle. Sources
littéraires et sources archéologiques se complètent pour confirmer le trajet suivi par les
bateaux annonaires. Une incertitude demeure seulement pour le route des bateaux qui
venaient d'Egypte : suivaient-ils la côte ou naviguaient-ils en droiture jusqu'à Chypre ? La
présence d'amphores syriennes ou palestiniennes à Constantinople prouve seulement que
des bateaux venaient de ces régions, non que les Egyptiens les rejoignaient dès Gaza ou
Antioche.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 535

pas surtout du vin de bonne qualité, peut-être en contrepartie d'une


exportation encore indéterminable.
Cet exemple confirme qu'il convient en permanence de poser la
question de la nature publique ou privée des grands courants
d'échange. Ce que nous avons dit de la substitution progressive de l'Afrique à
l'Orient pour la fourniture du blé fiscal semble s'appliquer aussi aux
subsistances liquides, comme le montre le déclin des amphores
orientales et l'augmentation de celles de Byzacène à Rome134. Ce n'est donc
pas le commerce privé qui a changé mais les régions où l'Etat imposait
le versement des produits annonaires.
Par contre dans le cas de Carthage, où la proportion d'amphores
orientales varie fortement selon les lieux fouillés et la nature du dépôt,
les liens entre importations d'amphores orientales et annone sont nuls
car, même si l'on suppose un apport de vin public par l'Etat romain
puis l'Etat byzantin 135, on ne peut maintenir cette hypothèse pour
l'époque vandale : elle apparaît actuellement comme celle où les produits
orientaux ont continué une progression régulière qui s'étend du IVe au
VIe siècle. Il faut donc reconnaître dans ce cas l'existence d'un
commerce privé, même s'il est influencé par la conjoncture politique136.
Cependant on a fort justement posé la question de la finalité de ces
importations dans une région réputée pour sa fertilité, laquelle n'a pu
qu'être favorisée par l'arrêt des exportations annonaires à partir du
deuxième tiers de Ve siècle137. On doit admettre que l'Afrique importait
des denrées syriennes en échange d'exportations; bien plus ce n'est pas
l'importation de produits alimentaires par l'Afrique qui est première

134 Voir D. Manacorda, Anfore, dans Ostia IV, Studi miscellanei, 23, Rome, 1977,
p. 247, qui renvoie à la bibliographie antérieure. P. 247 : déclin, au IVe siècle, des
importations d'amphores orientales et augmentation des amphores africaines à Ostie. P. 185-
180 : déclin de ces importations au Ve siècle, que l'on est tenté de mettre en relation avec
l'invasion vandale, bien que la corrélation chronologique soit difficile à établir de
manière certaine. Noter aussi, p. 262, une excellente carte de la diffusion des solides amphores
africaines que l'on trouve presque exclusivement le long des côtes de cette région et des
côtes méditerranéennes jusque dans la mer Egée.
135 Cf. n. 126.
136 D. P. S. Peacock, op. cit., p. 257, explique l'augmentation des importations
africaines à partir de l'invasion barbare par le fait que les habitants, libérés des versements à
l'annone, ont pu vendre à l'Orient pour en importer ce qu'ils souhaitaient.
137 Ibid. : puisque l'Afrique était réputée pour sa fertilité, elle n'a pu importer des
subsistances, mais seulement des denrées de luxe dont la qualité dépassait ce qu'on
pouvait trouver sur place.
536 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

puisque celle-ci ne manquait de rien mais l'importation par la Syrie


d'un produit quelconque, sans doute pas une denrée car cette région
était elle-même bien pourvue138, qui provoqua l'exportation de vin ou
d'huile, pour réaliser un profit supplémentaire. Comme les prix ne
pouvaient être supérieurs en Afrique romano-byzantine à ce qu'ils étaient
en Syrie, et qu'ils étaient même inférieurs pendant l'époque vandale 139,
on est conduit à penser qu'une bonne part, sinon la totalité, de ce vin
étranger était constituée par des vins fins, absents en Afrique et pour
lesquels on était prêt à payer les frais de transport. L'hypothèse est
d'autant plus vraisemblable que la part des amphores étrangères
n'atteindra sans doute pas 25% pour l'ensemble de notre période, et peut-
être beaucoup moins, tandis que les amphores africaines représentent
toujours plus de 50% et que nombre d'amphores non identifiées
peuvent être africaines 140. Même en supposant que toutes les amphores qui
ne sont pas identifiées comme africaines viennent de loin, donc que les
africaines ne constituent que la moitié du total, il suffit qu'elles aient
servi 3 fois et les autres une seule fois pour que la part des vins
étrangers dans la consommation de Carthage tombe à moins de 15%, ce qui
est un ordre de grandeur acceptable pour la part des vins de bonne
qualité ou de qualité supérieure dans la consommation totale.
On retrouve donc une situation qui n'est pas fondamentalement
différente de celle qu'on rencontrait pour le blé, même si le tableau est
moins précis et surtout provisoire. Les petites villes, particulièrement à
l'intérieur des terres, se contentaient, quand il s'agissait de subsistan-

138 Ibid. : penser que l'Afrique n'a pas à importer de vin commun car c'est une région
fertile conduit à rejeter l'hypothèse, formulée par l'auteur, que l'Afrique ait pu vendre du
blé à la Syrie en échange des denrées de luxe qu'elle achetait. Cependant on peut
reprendre cette hypothèse avec prudence si on se rend compte que la séparation politique entre
l'Afrique et le reste de l'Empire, provoquait une différence de prix en faveur de la
première (cf. n. suivante) : le blé africain pouvait ainsi devenir intéressant. On ne le vendait
sans doute pas pour lui-même, mais il constituait un fret d'aller à bon marché. Mais on
sort ici du cadre dans lequel nous évoluons constamment, celui d'un Etat unique, pour
évoquer le commerce international qui pose des questions radicalement différentes.
139 Une comparaison, qu'il serait trop long de présenter ici intégralement, montre
que les prix dans le royaume vandale (comme d'ailleurs dans le royaume franc, et sans
doute dans tous les royaumes barbares, sauf en Italie) sont considérablement inférieurs à
ceux de l'Empire. Cette comparaison se fonde sur les données précises et convergentes de
T. Alb.
ι« Voir ci-dessus, p. 530-531, sur le rapport entre proportion des amphores et
proportion des sortes de vin consommées.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 537

ces, des ressources locales141. Les ports faisaient venir de quelques


dizaines ou, au maximum, de quelques centaines de km, le vin produit
par des régions côtières, celui de l'Italie du Nord pour Rome, celui
d'Asie Mineure à Argos, celui d'Antioche à Ibn Hani, à moins que, dans
ce dernier cas, comme dans certains autres, on ait importé les
amphores vides pour le vin local142. Une différence de prix raisonnable et
surtout la certitude de revenir avec une marchandise recherchée dans leur
pays d'origine, assurait la rentabilité de ces opérations qui devaient être
entre les mains de petits bateliers, sans concentration du vin dans de
grands ports d'où de grosses sociétés l'auraient ensuite vendu dans un
nombre important de villes. Cela explique l'absence de circulation
longue en haute mer. Les crus, qui effectuaient de longs trajets, étaient
chargés sur des bateaux sans doute plus solides. Seule l'annone
disposait de flottes capables d'importer des quantités considérables de vin
commun en grande quantité, à de grandes distances et de manière
régulière.
Cette constatation donne une signification générale à une petite
anecdote rapportée dans la vie de Jean l'Aumônier. Pour montrer que
son héros vit très simplement, l'auteur raconte que le saint, trouvant un
goût particulièrement savoureux à un vin qu'on lui servait, demanda
d'où il venait. On lui répondit que c'était du vin de Palestine. Il répliqua
en interdisant qu'on lui versât dorénavant de ce vin palestinien car il
veut se contenter, comme les pauvres, du vin du lac Maréotide. Le vin
étranger est cher, donc doit être bon et cette anecdote confirme que
pour les Egyptiens au moins, le vin importé évoquait un bon vin et non

141 En attendant l'étude de la céramique dans une ville de l'intérieur, voir, outre les
nombreuses remarques sur la présence surtout le long des côtes de la céramique
importée, quelle que soit sa nature, Déhès (Syrie du Nord). Campagne I-IH (1976-1978).
Recherches sur l'habitat rural. Extrait de Syria, 57, 1980, p. 235. La céramique est presque
exclusivement locale. Même si dans les villes le commerce est un peu plus développé, il ne
peut être considérable. Or 80% des citadins peut-être vivaient loin de la mer, si l'on
excepte les capitales et les deux très grandes villes qui se détachaient très nettement des
autres, Antioche et Alexandrie.
142 Ibn Hani présente une situation très intéressante, mais vraisemblablement assez
peu représentative (voir M. Tourna, La céramique byzantine de la Syrie du nord du Ve au
VIe siècle, Thèse de 3e cycle, Université de Paris I, 1984). D'abord, si la céramique
étrangère y est abondante (de l'ordre de 50%, mais à partir d'une série courte de quelque 150
tessons d'amphores), il n'en est pas de même à Laodicée qui se trouve à proximité (p. 3).
En outre le commerce entre Antioche et Ibn Hani ne peut être assimilé à du grand
commerce car la distance est de moins de 100 km, et la route ne s'éloigne jamais de la côte.
538 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

un vin commun143. Quand on sait en outre que le vin de Palestine était


de ceux qui allaient le plus loin, on peut se demander s'il n'en était pas
de même ailleurs. La Syrie-Palestine aurait cédé ses vins communs à
l'annone et vendu les bons qui ne faisaient donc pas partie des
subsistances. Ce qui était vrai pour l'Egypte proche devait l'être pour les
régions plus éloignées, comme l'Afrique où se rendaient des bateaux
vraisemblablement plus gros mais qui n'étaient pas organisés en
convois, aux mains de grands négociants. Seule l'annone, qui prenait à
sa charge les frais de transport, possédait de gros οίνηγοί chargeant
des quantités qu'on ne peut évaluer, mais sans doute considérables à
voir la forte progression des amphores le long de toute la côte orientale
de la mer Egée dès la fin du IVe siècle. Dans la très grande majorité des
villes, mêmes celles qui possédaient un port, la situation devait être
assez proche de celle de Thessalonique, où l'on voit la population
soucieuse de ses vendanges, et d'Alexandrie, où les pauvres, c'est-à-dire le
plus grand nombre, se contentait de vin local. De même à Edesse, le
prix du vin varie directement en fonction de la récolte locale et on n'a
ni l'idée de vendre les surplus après une excellente récolte, ni celle
d'importer un complément dans le cas inverse 144.
Pour conclure, on doit remarquer que, dans l'état actuel de nos
connaissances les données de la ceramologie ne contredisent pas
nécessairement le silence des textes si on distingue bien entre les
subsistances et les autres denrées et si on admet que le pourcentage des
amphores étrangères n'est pas identique au pourcentage du vin importé de
loin. Dans une société où la pression démographique, jointe à de fortes
variations dans le niveau des production provoque souvent la disette, il
est dangereux d'imaginer un commerce important et régulier des sub-

143 H. Delehaye, Une vie inédite de saint Jean l'Aumônier, Analecta bollandiana, 45,
1927, § 10, p. 24; trad. A.-J. Festugière, en collaboration avec L. Ryden, op. cit., p. 327.
Jean déclare, à la fin de l'anecdote : « Verse-moi du vin du lac Maréotide dont le goût
n'ait rien de rare et dont l'achat soit bon marché». On ne peut en conclure que l'Egypte
ne produisait pas de crus réputés mais que pour avoir un vin à bon marché, il fallait le
faire venir d'une courte distance. Sinon Jean aurait accepté n'importe quel vin commun,
fût-il palestinien. Cette interprétation du texte considéré isolément pourrait paraître
excessive. Replacée dans le contexte de tous les documents que l'on vient d'analyser, elle
s'impose.
144 Pour Thessalonique, cf. ci-dessus, p. 391. Comme pour le blé, le prix du vin varie,
à Edesse, en fonction directe de la production locale et jamais on ne parle ni
d'importation ni d'exportation (ci-dessus, p. 414). Cette description contemporaine des événements
sera à mettre en relation avec le résultat des fouilles à venir.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 539

sistances. Cette économie de pénurie ne connaissait pas de surplus


structurels spontanés de subsistances et ne pouvait donc en vendre
régulièrement et en masse. Par contre les régions favorisées savaient
tirer parti des crus recherchés au moins dans les ports et il arrivait que
les commerçants profitassent d'une opportunité pour transporter,
comme fret d'aller, une subsistance qu'ils pouvaient acheter à bon marché
en un lieu pour le revendre plus cher ailleurs, quitte à changer en
permanence de subsistance et de lieu d'approvisionnement ou de revente.
Vin et huile communs circulaient à peu près comme le blé mais
possédaient quelques caractères particuliers. D'abord ils étaient moins
indispensables. Dans ces conditions l'Etat et les cités ne constituaient pas de
réserves pour assurer la continuité totale de l'approvisionnement.
D'autre part les conséquences sociales d'une pénurie étaient moins graves,
ce qui explique qu'on en parle moins. En outre, à l'exception des
capitales, on laissait l'initiative privée organiser la production dans la
région en fonction de la demande. Enfin, il faut rappeler que ces
denrées ont des qualités diverses, que seules les moins prisées intéressaient
l'Etat qui se préoccupait exclusivement de donner à manger, non de
régaler les citadins, tandis que les meilleurs crus obéissaient à des lois
radicalement différentes : étant produits dans des lieux précis, ils
étaient soumis, comme les minerais, les marbres ... au principe de
rareté et circulaient donc au loin car ils étaient recherchés par les
amateurs de tout l'Empire, et même, sans doute, par les habitants d'autres
Etats.
En attendant des calculs plus précis, à partir de nouveaux
documents - à supposer qu'on puisse atteindre une grande précision - il ne
fait guère de doute que le transport privé des subsistances était
marginal, tant par rapport à la valeur - sinon au poids - des autres
marchandises que par rapport à la production totale de ces denrées dans
l'Empire, à notre époque comme aux époques postérieures 145.

145 Sur le faible développement du commerce des subsistances, voir, pour l'époque
romaine, les réflexions pertinentes et les références bibliographiques de H. W. Pleket,
Urban élites and business in the Greek part of the Roman Empire, Trade in ancient
Economy, op. cit., p. 131-144; C. R. Whittaker, Late Roman trade and traders, ibid., p. 163-
180. Pour notre époque, A. H. M. Jones, op. cit., p. 844-846, et M. F. Hendy, Studies in the
byzantine monetary economy, Cambridge, 1985, dont je note ici seulement qu'il arrive, par
des voies différentes, à des conclusions proches des miennes et surtout qu'il montre la
continuité de la situation pour ce qui est du commerce en Asie Mineure jusqu'à la fin du
XIXe siècle (à propos de ce livre, voir ci-dessus, p. 20, n. 18; pour ce qui concerne le
540 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

Si le grand commerce indépendant n'a pas transporté en masse les


subsistances d'un bout à l'autre de l'Etat protobyzantin, certaines
formes de redistribution à l'intérieur du territoire des cités n'ont-elles pas
favorisé la circulation des denrées?

II - LES DISTRIBUTIONS CHARITABLES

La charité à l'époque protobyzantine attend encore l'historien qui


rappelera ses fondements théologiques, qui étudiera les motivations
exprimées ou secrètes de ceux qui la pratiquaient ou prétendaient la
pratiquer, et qui expliquera comment une doctrine si largement
répandue a pu influencer en profondeur le comportement des hommes sans
modifier réellement le fonctionnement général de l'économie146. Notre
propos est plus modeste car il nous suffira, en résumant les
conclusions d'une étude en cours de préparation sur la pratique de la charité
à l'époque ici étudiée, de constater que les distributions de denrées
dans les villes n'ont pas été fortement affectées par la christianisation
de l'Empire. Mais, pour utiliser correctement les quelques indications
chiffrées dont nous disposons, il convient de préciser les conditions
dans lesquelles la charité était exercée, et d'abord la condition sociale
des bénéficiaires.

A - Le «pauvre» assisté

La notion de pauvreté est très complexe dans l'empire


protobyzantin, comme on l'a excellement montré147. Il faut donc lire les textes avec
beaucoup de prudence, et l'on n'est guère aidé par le vocabulaire puis-

commerce, voir surtout p. 554-602 et p. 664). Pour l'époque moderne, F. Braudel, op. cit.,
p. 81-228 (noter cependant que l'auteur étudie des régions différentes de la nôtre, qui ne
possèdent pas la même unité climatique et politique; malgré cela, les subsistances
circulent peu).
146 Esquisse sur la charité à l'époque protobyzantine, qui pose les questions
principales et cite l'essentiel de la bibliographie, mais qui, surtout, montre l'urgence d'études
spécialisées pour chacun des thèmes abordés, dans D. Constantelos, Byzantine philanthropy
and social welfare, Rutgers university press, 1968.
147 Voir l'important ouvrage de E. Patlagean, Pauvreté économique et pauvreté sociale
à Byzance (IVe-VIIe siècle), Paris-La Haye, 1977 (Civilisations et sociétés, 48). L'auteur
RAVITAILLEMENTPUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 541

que les termes désignant la pauvreté sont parfaitement


interchangeables et ne gardent plus guère de traces des sens différents qu'ils avaient
eus autrefois 148.

1) Les diverses catégories de pauvres

Tous les chrétiens sont pauvres devant Dieu puisqu'ils sont


incapables d'obtenir seuls le salut, sans la grâce divine149.
Tous ceux qui n'accèdent pas aux honneurs, essentiellement parce
que leurs biens sont insuffisants, sont eux aussi des pauvres, c'est-à-
dire des humiliores 15°. Ils constituent un groupe social si divers que des
distinctions doivent être faites en son sein, en particulier entre ceux qui
ont le droit d'intenter une action en justice ou de témoigner devant un
juge, car ils possèdent la somme indispensable pour vivre par leurs
propres moyens, 50 sous, et ceux qui possèdent moins, ou rien, et qui
vivent de leur travail151. L'Eglise prend la défense de ces «pauvres»

dégage bien la différence entre l'aspect économique de la pauvreté, qui dépend du niveau
des ressources, mais dont le seuil n'a jamais donné lieu, à l'époque qui nous intéresse, à
une évaluation quantitative rigoureuse, et l'aspect social de la pauvreté, qui touche tous
ceux dont les rapports avec l'Etat sont médiats, par l'intermédiaire de «puissants», de
ceux qui détiennent une parcelle d'autorité publique. Seul nous intéresse ici le premier
aspect, et plus particulièrement la question des moyens mis en œuvre pour venir en aide
aux nécessiteux.
148 Πένης et πτωχός n'avaient pas le même sens, à l'origine, le premier désignant
surtout la pauvreté sociale et le second la pauvreté économique (E. Patlagean, op. cit., p. 17-
35), mais depuis que les Septante avaient utilisé la redondance πένης και πτωχός pour
caractériser la misère totale de l'homme devant Dieu, l'opposition s'était estompée dans
le vocabulaire chrétien, puis dans la langue courante, et même celle des bons auteurs.
Saint Basile (Regulae brevius tractatae, 262, éd. dans PG 31, col. 1 260) est même obligé
d'expliquer la différence entre les deux termes, preuve qu'elle n'allait pas de soi, et le fait
d'une manière originale qui témoigne de sa méconnaissance des sens anciens : le πτωχός
est, pour lui, celui qui est tombé de la richesse dans l'indigence (ένδεια); le πένης, celui
qui est pauvre de naissance. On note très souvent dans les sources, même législatives, que
les deux termes sont employés alternativement, pour éviter les répétitions.
149 Ce sens, purement spirituel, constant dans la littérature théologique, ne nous
intéresse pas ici.
150 E. Patlagean, op. cit., p. 13-17.
151 On pourrait, me semble-t-il montrer, par de longues analyses des trop rares
indications dont nous disposons, que cette somme de 50 sous correspond au capital, le plus
souvent foncier que l'on doit avoir pour pouvoir témoigner en justice, car un témoin est
responsable sur ses biens et doit posséder plus que le minimum vital qu'il serait difficile
de lui prendre. De même pour intenter une action en justice. Cette somme correspond au
542 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

face aux puissants et, pour ce faire, les assimile aux indigents dont elle
assure la subsistance bien qu'ils aient de quoi vivre et ne demandent
pas la charité152. C'est pour n'avoir pas suffisamment pris conscience
de l'existence de ces pauvres qui pâtissent d'une infériorité sociale bien
qu'ils jouissent d'une totale autonomie économique qu'on a parfois
imaginé une société protobyzantine misérable dépendant largement de
l'assistance.
Les indigents sont les pauvres par excellence, ceux qu'exalte la
littérature chrétienne, car ils sont les préférés de Dieu et jouent un rôle
essentiel dans le salut des autres hommes : le don qu'on leur fait aide
l'âme de ceux qui possèdent des biens à se détacher des vanités de ce
monde et à s'ouvrir à la grâce divine. L'un des premiers devoirs de
l'Eglise, celui qui fonde son droit à posséder une fortune, les «biens des
pauvres», consiste à leur venir en aide153.

2) Les pauvres assistés

Mais l'Eglise se fait du pauvre une quatrième idée, une idée


intermédiaire entre les deux dernières : c'est celui qui est incapable de se
suffire, pour une raison quelconque, matérielle ou non. Elle a dressé

prix d'une terre d'environ 5 ha de très bonne terre (et même 2,5 ha le long du Nil, là où
on ne pratique pas la jachère) de 10 ha de terre de qualité moyenne et de 15 ha de terres
arables de mauvaise qualité. Un tel bien, dont la valeur doit correspondre à un jugum
fiscal à partir de la création de la jugatio-capitatio, assurait à une famille paysanne une
production dont la valeur semble avoir été de l'ordre de 15 à 20 sous par an, de quoi
survivre quand les récoltes ne sont pas trop mauvaises. Sur ce seuil de fortune de 50
sous, qui correspond à un capital investi et non aux liquidités que l'on a chez soi et qui ne
définit en rien un minimum à partir duquel on aurait droit à une assistance quelconque,
voir E. Patlagean, op. cit., p. 180. Il est attesté dans le Digeste (D 48, 2, 10) et se retrouve
dans toute la législation jusqu'aux Basiliques (B 60, 34, 10).
152 Une étude du vocabulaire utilisé dans les sources ecclésiastiques, principalement
les correspondances et les vies de saints, montrerait que les pauvres assistés ne sont pas
toujours des indigents, car ce sont parfois des orphelins aisés, des contribuables qui ont
trouvé asile dans une église, des réfugiés fuyant les Perses qui n'ont pas nécessairement
tout perdu . . .
153 Une étude du vocabulaire, à travers quelques situations concrètes, montrerait que
tous les biens d'Eglise sont qualifiés de biens des pauvres pour profiter des avantages
réservés à ces derniers (exemptions fiscales, générosités publiques ou privées . . .) sans
tenir compte des distinctions entre les parts de ces biens ecclésiastiques, telles que nous
allons les analyser. Les biens qui servent à soulager les pauvres ne constituent qu'une
partie des «biens des pauvres».
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 543

une longue liste des cas d'espèces, que l'on retrouve dans les types de
sources les plus variés et qui comprend évidemment les indigents, mais
aussi les veuves, les orphelins, les vieillards, les malades, les
prisonniers, les étrangers de passage . . . Tous ne sont pas sans ressources,
surtout les orphelins ou les «étrangers», c'est-à-dire les habitants de
l'Empire qui ne sont pas citoyens de la ville où ils séjournent
provisoirement. Ceux qui disposent de moyens suffisants ont seulement besoin
d'une assistance morale ou d'un correspondant local qui les aide dans
leurs démarches, par exemple l'accomplissement d'un pèlerinage154.
Les autres demandent des secours pour survivre, comme les vieillards
abandonnés de tous. L'importance de cette classification qui tient
compte à la fois des besoins moraux et matériels des individus,
apparaît lorsqu'on constate que la plupart des institutions d'assistance tirent
leur nom de l'une ou l'autre des catégories désignées dans cette liste :
ce sont les ξενοδοχεία, réservés en principe aux étrangers de passage,
les πτώχεια ou πτωχοτροφεϊα, normalement destinés aux indigents, les
ορφανοτροφεία pour les orphelins . . . 155. Une étude de ces termes
montrerait qu'ils sont souvent synonymes, et, en particulier, que le ξενο-
δοχεΐον remplit dans la majorité des petites cités toutes les fonctions à
la fois.
Pour choisir, parmi les indigents, ceux qui seront assistés, les évê-
ques agissaient seuls ou avec l'aide d'une personne, un diacre ou le
responsable du ξενοδοχεΐον (le ξενοδόχος) qui peut être un prêtre 156.
Cette assistance aux pauvres ne vise cependant pas à faire
disparaître la pauvreté. Les chrétiens, pas plus que les autres hommes vivant

154 C'est l'une des fonctions du xenodochium que d'accueillir les «étrangers», même
s'ils disposent de ressources, car, à cette époque, les hôtels n'existaient pas. Il suffit de
songer aux xenodochia de la capitale hébergeant les personnes qui venaient demander à
la cour la solution de leurs difficultés judiciaires ou autres ; ou à ceux de Jérusalem, où se
pressaient des foules denses de pèlerins (voir D. Constantelos, op. cit., p. 159 et 185-188).
iss vojj- provisoirement, au sujet de ces fondations pieuses, D. Constantelos, op. cit.,
passim. Pour une liste partielle des établissements, K. Mentzou-Meïmarè, Institutions
pieuses de province jusqu'à la fin de l'iconoclasme, Byzantina, 11, 1982, p. 243-308.
156 A Rome, avant la conversion de Constantin, les diacres étaient chargés de recenser
et d'inscrire sur des listes les pauvres qui leur étaient signalés. Dans tout l'Empire, au
moins depuis le concile de Chalcédoine, chaque ville devait avoir son xenodochium. On
connaît, dans les pays de langue grecque, plusieurs ξενοδόχοι qui étaient à la tête du
ξενοδοχεΐον municipal et, de ce fait, étaient responsables de toutes les activités
d'hébergement, et peut-être de toute l'assistance episcopale (voir, par exemple, D. Constantelos,
op. cit., p. 219-221).
544 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

dans des sociétés traditionnelles, n'imaginaient qu'il fût possible de


modifier les règles immuables de l'économie. Certaines propositions
ont parfois été faites pour renverser l'ordre des choses et supprimer la
misère, mais elles ont été formulées au conditionnel, présentées comme
des souhaits généreux plus que comme des éventualités prochaines157.
La théologie insistait sur les aspects positifs de la pauvreté puisque le
pauvre, dépouillé de tout, est davantage aimé de Dieu et plus disponible
à sa parole, allant même jusqu'à affirmer parfois qu'il fallait
absolument des pauvres pour que les riches pussent donner et, ainsi, faire
leur salut 158. Enfin il ne faut pas oublier que les évêques, issus du
groupe dominant dans la cité, ne voyaient souvent aucun inconvénient au
maintien du statu quo économique et social.
La charité est donc le résultat d'une attitude spirituelle de
dépouillement et de compassion qui vise surtout à donner des biens matériels
aux autres pour le bien spirituel de celui qui la pratique. Elle a
révolutionné les mentalités sans chercher à transformer la société, cadre
contingent d'une ascèse individuelle et non plus, comme pendant
l'Antiquité, lieu privilégié de l'épanouissement personnel et collectif. On ne
saurait s'étonner qu'elle ait été pratiquée souvent avec ferveur sans

157 Les exemples les plus nets de cette tendance, assez rare chez les Pères de l'Eglise,
à imaginer les conditions suffisantes pour la suppression de la misère dans l'Empire, se
trouvent chez Jean Chrysostome; par exemple Homélie sur saint Matthieu 66, 3, éd. dans
PG 58, col. 629 : A Antioche on compte environ 10% de riches et 10% de pauvres qui n'ont
absolument rien. Il suffirait que les premiers donnent très peu pour que les seconds
mangent à leur faim. Homélie sur les actes des apôtres, 11, 3, éd. dans PG 60, 96-98: Si on
mettait tous les biens en commun à Constantinople, on obtiendrait au moins 1 000 000 de
livres d'or, sinon le double ou le triple, alors qu'on ne compte guère plus de 50 000
pauvres ; il serait donc facile de satisfaire tous les besoins. Pour utiliser ce nombre de 50 000
pauvres, afin d'évaluer la population de Constantinople, il faudrait savoir d'abord s'il
correspond à une réalité, et ensuite, pour le cas où il aurait été pris à une bonne source,
qui sont les pauvres concernés. Pour moi, l'évêque de Constantinople ne pouvait pas ne
pas être bien informé. Son nombre doit donc provenir d'une évaluation officielle, fondée
ou non sur un recensement précis. Comme 50 000 pauvres représentent entre le 1/6 et le
1/5 de la population que la ville devait alors avoir, on peut présumer que ce n'étaient pas
des indigents sans aucune ressource mais plutôt l'ensemble de ceux qui avaient moins
que le revenu minimum permettant de vivre décemment, peut-être 15 à 20 sous par an
(ci-dessus, n. 151).
158 Les textes sur le thème de la pauvreté nécessaire parmi les hommes pour que la
charité puisse s'exercer, ont été rassemblés, dans l'œuvre de Jean Chrysostome, par O.
Plassmann, Das Almosen bei Johannes Chrysostomus, Münster, 1961, p. 53. On est loin
d'un «socialisme chrétien».
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 545

provoquer, pour autant, de grandes transformations, particulièrement


en ce qui concerne l'alimentation.

Β - La diaconie

La charité peut être une activité personnelle et secrète ; cette forme


de don est d'ailleurs celle qui procure les plus grands mérites auprès de
Dieu. Mais elle a aussi pris, par le simple fait de sa diffusion dans toute
la société devenue chrétienne, une forme institutionnalisée qui n'a pas
toujours été analysée avec un soin suffisant; pourtant la connaissance
du cadre légal, ici comme ailleurs, constitue l'introduction nécessaire à
la connaissance des pratiques et de leur place dans la vie sociale.

1) L'existence de la diaconie

a) L'episcopium

L'episcopium (έπισκοπεΐον en grec) désigne à la fois la résidence de


l'évêque et le centre comptable de l'église de sa cité159. C'est même la
plus haute instance comptable de l'institution ecclésiastique qui
n'apparaît pas, pour ce qui est des finances, comme une Eglise mais comme
une juxtaposition d'Eglises. Les liens entre elles sont plus ou moins
étroits; elles se doivent souvent des versements, conformément aux
traditions ou pour se porter assistance dans un moment difficile; les
métropoles contrôlent aussi les comptes des Eglises de cités. Mais ces
liens divers ne suppriment pas la réalité fondamentale : chaque Eglise,
c'est-à-dire, dans la quasi totalité des cas, chaque cité, constitue une
unité comptable autonome 160.
Cette unité comptable se divise elle-même en plusieurs services,
quatre le plus souvent dans les sources orientales, trois parfois dans

159 Voir, sur le double sens de ce terme, J. Durliat, L'administration religieuse du


diocèse byzantin d'Afrique (533-709), sous presse.
160 Ibid. Les finances ecclésiastiques, à l'époque protobyzantine, sont toujours celles
d'une Eglise et jamais celles d'un groupe d'Eglises, encore moins de l'Eglise universelle,
sous l'autorité d'un chef unique.
546 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

celles d'Occident161. Chacun des services correspond à l'une des


principales charges de chaque Eglise : le premier paie le salaire de l'évêque et
de tous les bureaux qui dépendent directement de lui; le second assure
le salaire du clergé, celui des églises qui n'est pas attaché directement à
Yepiscopium; le troisième s'occupe de l'entretien des bâtiments
ecclésiastiques et son nom est bien connu, c'est la fabrique162. C'est le
dernier qui nous occupera ici, le service des pauvres; la diaconie.

b) La diaconie

Nous avons constaté, en étudiant les sources romaines, que la dia-


conia ne pouvait y être, lorsqu'elle est présentée comme un bureau de
l'évêque et non comme une institution particulière, que le service des
pauvres163. Deux documents italiens confirment l'existence de cette
diaconie dans les cités de la péninsule. Un citoyen de Pesaro avait fait don
de ses biens aux pauvres, sans préciser de quelle manière164. La charge
de la distribution revenait donc à l'évêque de la cité, conformément à la
législation ecclésiastique165. Or le tuteur des enfants du défunt, chargé
d'exécuter ses dernières volontés, décide de faire un don à la diaconie
qui se trouve là166. Si la diaconie était une institution pieuse autonome
ou dépendant d'un monastère, on donnerait son nom167. Le fait qu'on

161 Sur la distinction fort ancienne entre l'Orient et l'Occident, sur ce point, voir J.
Gaudemet, L'Eglise dans l'empire romain (IVe et Ve siècles), Paris, 1958 (Histoire du droit et
des institutions de l'Eglise en Occident, 3), p. 310.
162 Sur ces services, voir provisoirement, J. Durliat, L'administration religieuse . . .
163 voir ci-dessus, p. 159-170.
164 Grégoire le Grand, Ep. 5, 25, éd. D. Norberg, Turnhout, 1982 (CC. Series latina,
140), p. 292 : ... Adeodatus quemdam civem Pisaurensem . . . deputasse tutorem hanc
conditionem adiciens ut, si forte heredes ipsius in pupillari aetate de hac vita transirent,
omnis ejus substantia per manus antedicti tutoris debuisset pauperibus erogari.
165 NJ 131, 11 : Si quelqu'un laisse un legs pour le rachat des captifs ou la nourriture
des pauvres, et s'il ne dit pas formellement à quels captifs ou à quels pauvres son legs est
destiné, que l'évêque de la cité le reçoive et en dispose pour le mieux.
166 Ibid. : Quoniam dicitur eumdem tutorem velie aliquid in diaconia quae ibidem
constituta est emere, summopere ei solaciari festina (le pape s'adresse à son représentant,
un notaire de l'église de Rome), ut ea quae mercedis intuitu pus causis relicta sunt te
concurrente sine cujusquam possint impedimento compleri.
167 Les diaconies de monastères portent le nom de leur monastère ou de son saint
patronyme (pour des exemples, H.-I. Marrou, L'origine orientale des diaconies romaines,
MEFR, 57, 1940, p. 127). Les autres diaconies, comme tous les édifices et institutions
religieux, étaient placées sous la protection d'un saint dont elles portaient le nom. Lors-
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 547

parle de la diaconie sans préciser laquelle, et le fait que la loi fasse


obligation d'effectuer les dons par l'intermédiaire de l'évêque, suffisent
à prouver que la diaconie en question est bien le service episcopal de la
charité.
A Naples, Grégoire le Grand reproche au préfet du prétoire d'Italie
d'avoir supprimé les annones et les subventions municipales qui étaient
versées à la diaconie «qui se trouve à Naples»168. Ce ne peut être ni une
fondation pontificale dans la ville de Naples, car le pape dirait «notre
diaconie», ni une institution particulière de la ville de Naples car on
devrait obligatoirement donner son nom. La diaconie qui se trouve à
Naples ne peut être que la diaconie episcopale de la ville conçue non
comme un bâtiment particulier, mais comme un centre comptable dont
peuvent dépendre plusieurs institutions particulières dont il assure le
financement.
Il faut sans doute interpréter aussi de la même manière une
dernière lettre de Grégoire le Grand, dans laquelle il nomme à la tête d'une
diaconie indéterminée un certain Jean, homme religieux, c'est-à-dire
clerc non prêtre, qui aura aussi la charge des tables des pauvres169. La
résidence de Jean n'est pas indiquée mais il peut difficilement être
responsable de la diaconie de Rome, car, alors, le pape lui parlerait avec
plus de chaleur, et ne peut être à la tête d'une diaconie particulière,
dont on donnerait le nom, si tel était le cas. Cependant le texte est trop
vague pour que son interprétation soit sûre.
En Egypte, à l'autre bout de l'Empire, des textes mettent aussi en
œuvre, par deux fois, cette même institution. Un papyrus, édité depuis
longtemps avait attiré l'attention sur l'existence de diaconies épiscopa-
les170. Le document se présente comme une liste des subventions muni-

qu'une source parle d'une diaconie dont elle ne donne pas le nom et que cette diaconie a
un rapport quelconque avec l'évêque de la cité, il fait peu de doute qu'elle ne soit la
diaconie de la cité.
168 Grégoire le Grand, Ep. 10, 8, éd. cit., p. 833-834 : Fertur itaque quod annonas atque
consuetudines diaconiae quae Neapolim exhibetur, eminentia vestra subtraxerit.
169 Grégoire le Grand, Ep. 11, 17, éd. cit., p. 886 : Quia igitur te Iohannem religioswn
intentionis tuae studio provocati mensis pauperum et exhibendae diaconiae eligimus prae-
ponendum.
170 La dernière édition de ce texte est de E. Wipszycka, Les ressources et les activités
économiques des Eglises égyptiennes du IVe au VIIIe siècle, Bruxelles, 1972 (Papyrologica
bruxellensia, 10), p. 125-127.
548 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

cipales accordées à la diaconie de l'Eglise de Κ . . ,171. Si cette diaconie


était une institution particulière, elle aurait son nom propre et
s'appellerait «la sainte diaconie de ...» ou la diaconie de tel saint. Si c'était la
diaconie rattachée à un bâtiment ecclésiastique particulier, ce ne serait
pas la diaconie de la sainte Eglise de K., mais la diaconie de l'église de
saint ... Le fait que le versement soit effectué au profit de l'évêque,
comme l'indique la dernière phrase du texte, suffit à prouver que la
diaconie est bien une diaconie episcopale.
Par ailleurs, l'histoire des patriarches d'Alexandrie raconte qu'un
patriarche du VIIIe siècle, sous la domination arabe, «avait un économe
à qui il avait confié le soin de la diaconie; c'était un prêtre et sa charge
englobait tout ce qui appartenait à l'Eglise»172. On serait tenté de
comprendre qu'il avait été au même moment économe, responsable de la
diaconie, prêtre et responsable de toutes les affaires temporelles de
l'Eglise d'Alexandrie. En fait, on voit mal pourquoi l'auteur aurait
séparé deux fois l'indication de la fonction et le contenu de la fonction, si
les deux charges avaient été exercées au même moment, au lieu de
désigner cette personne comme économe et prêtre, responsable de la
diaconie et de toutes les affaires de l'Eglise d'Alexandrie. Surtout la
responsabilité de tout ce qui concerne une Eglise ne relève pas de la
diaconie mais de Yepiscopium. Ici, comme dans les cas précédents, nous
sommes en présence d'un responsable de la diaconie episcopale. Il
avait le titre d'économe quand il remplissait cette charge. Ensuite il
devint prêtre et fut chargé de toutes les affaires matérielles de l'Eglise
d'Alexandrie.
On constate à travers ces quelques exemples, l'existence d'un
service episcopal de la charité. Il est placé sous l'autorité directe de l'évê-

171 Γνώσις συ[νηθειών τ]ής διακ(ονίας) της αγίας του θ(εο)ΰ έκκλ(ησίας) Κ ... Je
restitue συνηθειών à la place de συναγομένων. La formule γνώσις συνηθειών (en latin notitia
consuetudinum) est extrêmement fréquente dans des documents de toutes sortes (pour
des exemples, voir J. Durliat et A. Guillou, Le tarif d'Abydos (vers 492), BCH 108, 1984,
p. 586). La diaconie episcopale de Naples touche, elle aussi, des consuetudines, c'est-à-dire
des revenus fiscaux, donc des ressources publiques. Elles constituent une part essentielle
des revenus des églises, qu'elles concernent la charité ou les autres postes du budget
ecclésiastique.
172 History of the patriarchs of the Coptic church of Alexandria, arabic text edited,
translated and annoted by B. Evetts, 3, Agathon to Michael, Paris, 1910 (PO, 5), p. 43 :
D'après Β. Evetts, le patriarche avait un économe à qui il avait confié le soin du διακονι-
κόν, mais le texte arabe porte dïakunîâh. Faute de connaître le terme grec διακονία,
l'éminent arabisant n'a pas su traduire le terme qu'il avait lu très correctement.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 549

que, agissant en qualité de chef de l'administration ecclésiastique, et


absolument pas en tant que responsable des affaires civiles de la cité.
Quand un évêque donne quelque chose à quelqu'un, il faut distinguer
soigneusement entre ce qu'il donne comme personne privée, soit sur
ses biens propres soit sur le quart des revenus de son Eglise qui lui
revient, ce qu'il donne en tant que responsable de la diaconie, dont il
est le chef sans pouvoir en disposer à sa guise, et ce qu'il donne en tant
que chef de l'administration civile, sur les fonds municipaux. Nous
avons vu ce qui en est du troisième point, le premier nous retiendra
plus loin, quand nous traiterons des dons privés. Pour mesurer
l'importance exacte du second, il convient d'étudier rapidement les
attributions de la diaconie.

2) Le fonctionnement de la diaconie

Sans entrer dans les détails de son fonctionnement, notons


seulement que l'évéque ne peut disposer de la diaconie à sa guise puisqu'elle
possède un budget propre que l'on doit exécuter conformément aux
décisions prises en début d'exercice, qu'elle reçoit des fonds
spécialement affectés à sa mission, que l'on ne peut détourner173, qu'elle
possède un personnel particulier, nommé et contrôlé par l'évéque mais qui
dispose évidemment d'une certaine autonomie174, et surtout qu'elle est
chargée de certaines missions nettement délimitées. Ce sont elles qu'il
convient de préciser pour bien apprécier le rôle de la diaconie dans la
vie des villes.
Le responsable de la diaconie doit d'abord exécuter le budget de

173 Par exemple, Jean Chrysostome se fait remettre les brefs (τα βρέβια) conservés
par l'économe de l'église de Constantinople. Il trouve que la part de l'évéque (το μέρος
του άναλώματος τοϋ έπισκονείου) est excessive et en fait reverser une partie au profit du
νοσοκομείον (Vie de Jean Chrysostome par Théodore, évêque de Trimithonte, 24, éd. F.
Halkin, Douze récits byzantins sur Jean Chrysostome, Bruxelles, 1977 (Subsidia hagiogra-
phica, 60), p. 136-139. On pourrait conclure de ces exemple que les quatre parts ne sont
pas nécessairement égales puisque Jean peut en diminuer une au profit d'une autre et
que ce transfert de fonds implique des écritures, car les revenus d'une Eglise étaient
affectés à un poste particulier, de manière permanente, si le revenu était permanent, de
manière particulière, si ce revenu n'était touché qu'une seule fois. Cependant on ne doit
pas exclure l'hypothèse selon laquelle Jean aurait fait une sorte de virement permanent
du compte de l'episcopium à celui de la diaconie, à titre viager, sans que l'affectation
première des fonds cesse d'être faite au profit Vepiscopium.
174 Cf., parmi une foule d'exemples, le responsable de la diaconie cité à la n. 172.
550 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

son service conformément aux décisions prises. Il doit encaisser les


revenus qui lui sont accordés et qui sont souvent des parts d'impôt175. Il
reçoit aussi des dons faits au cours de l'existence et surtout après la
mort176. Ces ressources constituent les fonds propres de la diaconie.
Avec cet argent, la diaconie doit faire face aux besoins de toute la
cité. Ces derniers sont très variés. Il faut assurer des distributions, à la
fois aux étrangers de passage et aux indigents de la ville, que ce soient
des orphelins, des malades ou des vieillards, mais aussi accueillir les
mêmes personnes quand elles n'ont pas de toit, éventuellement les vêtir
et leur procurer, par le bain, les moyens d'une hygiène suffisante177.
Ces nécessiteux se divisent en deux grandes catégories : ceux que l'on
secourt en permanence parce qu'ils ne peuvent gagner leur vie, ceux
qui n'ont besoin que d'une aide conjoncturelle, pour franchir un
mauvais pas en attendant des jours meilleurs178. Les premiers constituent
vraisemblablement la charge la plus lourde car les cas de détresse sont
trop nombreux pour qu'on ait le cœur de constituer des provisions
pour les mauvaises années. C'est pourquoi, pendant les années de
famine, la diaconie demande une contribution particulière à ceux qui en ont
les moyens179, ou se contente d'assurer les soins les plus urgents aux

175 Cf. n. 171, sur le fait que les diaconies reçoivent des parts d'impôt.
176 Cf. Les legs pour les pauvres mentionnés ci-dessus, n. 165.
177 Une enquête complète montrerait, à côté des formes connues de l'assistance, le
rôle des bains: Voir, par exemple, H.-I. Marrou, op. cit., p. 116-120; de même, Vie et
récits de l'abbé Daniel le Scétiote, éd. L. Clugnet, Revue de l'Orient chrétien, 5, 1900,
p. 371 (texte grec) et 402 (texte syriaque) : L'orfèvre Andronikos et sa femme Àthanasie
passent plusieurs nuits par semaine à laver les pauvres dans la diaconie. L'importance
des bains dans l'assistance aux citadins pauvres est significative du fait que cette
as istance consiste surtout à faire profiter les indigents des privilèges de la vie urbaine. Elle ne
pouvait que se modifier radicalement quand les bains, élément fondamental du genre de
vie citadin, entretenus par la cité avec des fonds municipaux, disparurent à partir du VIIe
siècle (sur la disparition des bains, voir C. Mango, Daily life in Byzantium, Akten des XVI.
internationalen Byzantinistenkongresses (Vienne, 1981), dans JOB, 31, 1981, p. 339-341).
178 Les vieillards abandonnés et indigents constituent le meilleur exemple de la
première catégorie, les riches syriens fuyant provisoirement les Perses d'Egypte, de la
seconde.
179 Voir, par exemple, C. Butler, The lausiac history of Palladius, t. 2, Cambridge,
1904, p. 126-127. A l'occasion d'une famine à Edesse, le diacre Ephraem, rassemble les
riches de la cité et leur demande d'aider les pauvres au lieu de laisser pourrir leurs
richesses. «Nous n'avons personne, lui répondent-ils, en qui nous ayons confiance pour
assurer le service (προς το διακονήσαι) des affamés». Le saint se nomme ξενοδόχος,
ferme les portiques, y fait établir 300 lits, fait soigner les plus malheureux et leur procure de
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 551

malades et aux mourants, sans leur fournir des aliments en quantité


suffisante pour que ce soit digne de mention180. Le silence total des
sources dans toutes les crises que nous avons étudiées est de ce point
de vue significatif : il prouve l'incapacité d'un service qui n'était pas
prévu à cette fin à s'adapter aux évolutions de la conjoncture.
Le responsable de la diaconie doit aussi surveiller les diverses
fondations qui se trouvent établies sur le territoire municipal. Elles
peuvent être très nombreuses, même dans les petites cités181, mais les
conditions de leur réalisation et les sanctions prises par les lois en cas
de retard excessif suffisent à montrer leurs faibles dimensions, à
l'exception de quelques créations, le plus souvent impériales, dont les
sources relèvent la taille, précisément parce qu'elle est exceptionnelle 182. Ces
fondations n'ont pas, en outre, pour fin directe de nourrir les
personnes mais plutôt de les accueillir et de les soigner : les résidants sont
donc peu nombreux faute de place et les quantités d'aliments qui leur
sont distribuées sont minimes. Les monastères ne peuvent jouer un rôle
de notre point de vue que s'ils sont urbains. Les fondations urbaines
sont loin d'être rares mais, faute de place, elles sont souvent de petite
taille, n'ont qu'un nombre réduit de moines et ne peuvent donc faire
que des distributions limitées. Il faudrait en outre être sûr que les
monastères urbains avaient plus de blé que le simple nécessaire, à la
différence des monastères ruraux, qui étaient entourés de terres plus
vastes 183.
Un rapide inventaire des missions imparties à la diaconie montre

la nourriture. Toutes ces bonnes œuvres sont payées avec l'argent que les riches lui
donnent. Derrière la présentation édifiante du miracle, il faut restituer une pratique qui a dû
exister pour que ce haut fait pût paraître vraisemblable.
180 C'est par exemple ce qui s'est passé à Edesse pendant la grande famine des années
500 (ci-dessus, p. 417).
181 Pour une liste longue et cependant très partielle des xenodochia connus à l'époque
protobyzantine, voir ci-dessus, n. 155. La petite ville de Cara/es-Cagliari en comptait
plusieurs et le nom de deux d'entre eux nous est conservé (Grégoire le Grand, Ep. 4, 8 et 24 ;
9, 197, éd. cit., p. 224, 242 et 755-756).
182 Les délais de construction étaient de un an (NJ 131, 10). Ces établissements ne
pouvaient donc être que des maisons particulières aménagées assez rapidement. La loi
elle-même n'envisageait pas la possibilité qu'ils aient pu être de taille plus considérable
quand ils résultaient d'une fondation privée.
183 Les monastères privés étaient fondés dans les mêmes conditions que les
établissements d'assistance. Ils ne pouvaient être très grands et les revenus de toute la
communauté étaient au mieux égaux à la totalité des revenus du fondateur.
552 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

qu'elle dispose de peu de moyens pour intervenir pendant les périodes


de crise frumentaire à l'intérieur des villes, car là n'est pas son but.
Elle doit affronter avec les ressources dont elle dispose les difficultés
quasi permanentes de la vie sociale et n'a pas de quoi faire face à une
crise frumentaire qui touche toute la population. Reste cependant
entier le problème de savoir si, en temps normal, les prestations de la dia-
conie étaient si considérables qu'elles étaient capables de concurrencer
sérieusement les autres formes d'approvisionnement.

C - Indications pour une histoire quantitative

1) Les dons

La plus grosse difficulté, lorsqu'on veut étudier le poids réel de la


charité sur la vie économique et sociale, consiste à se faire une idée
claire de ce que pouvait représenter la charité privée, exercée en
dehors de toute institution. La lecture des vies de saints et de certains
passages des Pères de l'Eglise donne l'impression qu'elle tenait une
place considérable184. Cependant les documents de la pratique, lorsque
nous pouvons en découvrir certains, nous donnent l'impression de dons
limités car la forme privilégiée de la charité semble avoir été le don par
l'intermédiaire de l'église locale qui devait distribuer les biens aux
pauvres, ou la fondation185.

184 L'éloge sans doute souvent exagéré des générosités privées, surtout dans les vies
de saints, donne l'impression que la charité était suffisamment importante pour avoir
provoqué une redistribution des richesses, dont l'importance aurait été telle que ses
conséquences économiques se seraient fait sentir dans la vie économique générale de
l'empire protobyzantin, comme d'ailleurs de l'Occident barbare. La question a été posée
en particulier par E. Patlagean, op. cit., p. 196-203.
185 Je ne connais pas de grandes distributions organisées par un individu, que ce
soient des aliments ou de l'argent. Or, du point de vue de l'alimentation, ce seraient les
dons les plus importants. La fausse vie de Porphyre de Gaza, par exemple, présente
comme une offrande personnelle du saint, perpétuée par les dispositions de son testament, ce
qui n'est en fait qu'une distribution de l'évêque ès-qualités, sur des fonds ecclésiastiques
(Marc le Diacre, Vie de Porphyre, évêque de Gaza, 94, éd. et trad, par H. Grégoire et P.-A.
Kugener, (coll. Budé), p. 72-73) : Au début du chapitre, l'auteur écrit d'abord que le saint
faisait verser un subside aux étrangers et aux indigents, citoyens ou étrangers, «sans
compter ce qu'il donnait personnellement». Les subsides ne provenaient donc pas de ses
ressources personnelles. Dans ces conditions, l'affirmation que, dans son testament, le
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 553

Les donateurs très généreux laissent à d'autres le soin de recevoir


les remerciements pour leur don; la plupart préfère créer une
institution qui dira ses mérites à la postérité. En outre les dons individuels
doivent être correctement interprétés. Sauf cas de distribution
permanente qui ne passerait pas par l'intermédiaire de l'Eglise, cas que je n'ai
pas rencontré, ce sont toujours des dons faits en une seule fois. Pour
les comparer aux distributions permanentes de l'Eglise, il faut songer à
ce que rapporterait la somme donnée si elle était placée de telle sorte
que le profit qu'on en tirerait fournirait la matière d'une distribution
permanente. Le taux de profit escompté de l'argent placé ne dépasse
pas 4% dans la plupart des cas186. Un don de 100 sous effectué en une
seule fois correspond à une distribution perpétuelle de 4 sous par an.
Ainsi Porphyre de Gaza, que l'on nous présente comme l'héritier d'une
immense fortune, car il aurait été de naissance illustre, se trouve à la
mort de ses parents, à la tête de 4 400 sous, somme tout à fait
considérable et que l'hagiographe a voulue telle, mais qui ne permettra pas de
distribuer plus qu'une fondation du même montant, donnant chaque
année 176 sous avec les intérêts de cette somme187. Surtout le récit ne
dit pas ce que Porphyre a fait de ses biens, soit une distribution directe
par lui-même, soit une fondation, soit une distribution par
l'intermédiaire de la diaconie. Le plus vraisemblable consiste à admettre que,
dans une pareille situation, on choisissait plutôt l'une des deux derniè-

saint a affecté une rente perpétuelle à cette forme de don, me semble à la fois sujette à
caution et révélatrice d'une méthode presque constante chez les hagiographes : on
présente plus ou moins habilement et subrepticement comme une décision personnelle du
saint, engageant sa fortune, ce qu'il a exécuté avec les revenus de l'institution dont il
avait la charge. Pour cela on prend souvent la partie pour le tout en attribuant à sa
charité privée, qui est réelle mais limitée par la faiblesse de ses ressources, l'ensemble des
dons qu'il a effectués. Même les dons de l'Etat, pour alimenter la charité ecclésiastique,
ne sont pas aussi importants que ses allocations de vivres au bugdet municipal. Ainsi, à
Antioche, on considère comme un cadeau suffisamment important pour être rappelé, le
don de 36 000 muids de blé par Constantin (ci-dessus, p. 354-355); c'est moins de 9% de ce
que Julien a donné, non compris le blé égyptien.
186 Les taux d'intérêt légaux étaient de 4% pour les prêts entre particuliers, de 8%
pour les prêts liés à des opérations artisanales et de 12% pour les prêts maritimes (CJ 4,
32, 26). L'Eglise de Jérusalem considère comme un taux de profit exceptionnel, un
revenu de 30 livres par an pour un bien, sans doute foncier, valant 390 livres, soit près de 8%.
Le taux moyen de profit d'un investissement agricole devait être proche du taux d'intérêt
légal pour les prêts entre particuliers auxquels on n'ajoutait aucune majoration pour le
risque encouru, faillite de l'entreprise artisanale ou naufrage du bateau.
187 Vie de Porphyre, 6, éd. cit., p. 6.
554 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

res possibilités, du moins pour l'essentiel des biens car les sources ne
nous donnent que peu d'exemples de distributions importantes
effectuées par le donateur en personne.
Le montant de la somme, présentée comme considérable, alors
qu'elle n'a rien à voir avec les milliers de livres d'or qui auraient été
donnés par les très grands propriétaires, suggère une seconde
remarque : les immenses domaines de type latif undiaire n'ont pas existé ; les
plus riches citoyens de l'Empire possédaient des biens valant quelques
milliers ou dizaines de milliers de sous, non pas des pans entiers de
l'Etat 188. Leurs biens étaient donc trop nécessaires pour assurer le train
de vie de leur famille pour que propriétaires s'en soient séparés
facilement, sauf dans le cas d'un héritier célibataire qui veut assurer le salut
de son âme. Et, sans s'en défaire, on ne pouvait en tirer des revenus
tels qu'on ait pu se livrer à de grandes prodigalités. Porphyre, avec ses

188 Nous avons maintes fois évoqué les responsabilités fiscales des grands
propriétaires, qui sont de ce fait des possessores. Il en découle que ce que nous prenons pour leur
richesse se limite souvent à l'assiette fiscale dont ils sont responsables, sans profiter en
rien des sommes qu'ils gèrent. Ainsi leur fortune n'est pas aussi considérable qu'on
pourrait le penser. Ce n'est pas ici le lieu de discuter les nombres que les sources nous ont
transmis. Mais leur interprétation a parfois abouti à des exagérations, sauf peut-être dans
le cas des plus grandes familles, qui vivaient dans les capitales et dont les revenus étaient
d'ailleurs, pour une large part, d'origine publique. Voir, sur ce sujet, le travail pionnier
de J. Gascou, La possession du sol, la cité et l'Etat à l'époque protobyzantine et
particulièrement en Egypte (Recherches d'histoire des structures agraires, de la fiscalité et des
Institutions aux Ve, VIe et VIIe siècles). Pour ne reprendre qu'un texte souvent utilisé, celui
d'Olympiodore affirmant que nombre de maisons romaines recevaient un revenu annuel
de 4 000 livres d'or de leurs domaines et que Symmaque, bien qu'il ne fût pas très riche,
dépensa 2 000 livres quand son fils revêtit la preture, on se croit en présence d'un texte
irréfutable (Photius, Bibliothèque, 80, 50, éd. et trad. R. Henri, t. 1, Paris, 1959 (coll.
Budé), p. 185). Cependant Procope {Anecdota, 26, 12, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963 (coll.
Teubner), p. 159) nous apprend que les nouveaux consuls ne pouvaient certes dépenser
moins de 2 000 livres d'or à leur entrée en charge, mais qu'ils n'en payaient qu'une faible
partie, le reste étant à la charge du Trésor. On peut penser qu'il en fut de même pour
Symmaque. Olympiodore mêle donc dépense privée et dépense publique. Il en fait
certainement autant pour les recettes : les «maisons» voient bien rentrer 4 000 livres dans leurs
caisses, provenant de leurs «domaines», mais on doit se demander si la «maison» n'est
pas, à Rome, comme en Egypte, un centre de perception, et si ses «domaines» ne sont
pas des assiettes fiscales, soumis au paiement de l'impôt au moins autant que d'une rente
foncière. Voir aussi, dans la documentation papyrologique, par exemple P. Oxy. 1918 : les
Apions perçoivent à Oxyrhynchos quelque 20 000 sous dont ils dépensent au moins
quelque 7 000 sous. J'ignore ce qu'on a fait du reste qui a été affecté à d'autres postes.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 555

176 sous de revenu annuel, aurait difficilement pu faire des dons


considérables s'il avait conservé sa fortune.
La charité spontanée des individus a certainement été vive dans de
nombreux milieux et a donné lieu à des actes parfaitement admirables;
elle a difficilement pu procurer des sommes considérables, suffisantes
pour modifier notablement les conditions d'approvisionnement dans
les cités. C'est sans doute pourquoi les mêmes homélies qui exaltent la
charité ne cessent, en même temps, de reprocher aux fidèles leur
manque de générosité189. Les dons anonymes des fidèles des IV- VIIe siècles
ne pouvaient suffire pour changer la société.

2) Les fondations

Les fondations confirment cette impression. Si les hospices sont


petits, c'est sans doute qu'on manquait de moyens pour les faire plus
grands et il est peu vraisemblable qu'on ait pu donner largement quand
on n'avait pas les moyens de réaliser de grandes fondations. Comme
l'Eglise n'a pas prévu d'institution particulière pour les distributions
alimentaires, il est certain que ces dernières n'ont jamais été
considérées comme le but d'une fondation pieuse. Les chrétiens offraient
parfois un repas à leurs voisins ou à des pauvres; ils n'envisageaient pas
d'en instituer sous forme de fondation permanente190.

3) La diaconie episcopale

Pour l'essentiel, l'assistance alimentaire en temps normal comme


en période de crise dépendait donc des services de la diaconie pour
laquelle nous possédons fort heureusement quelques nombres directs
ou indirects. Il ne faut pas oublier, en les lisant qu'ils servaient à toutes
les missions dévolues à ce service et non au seul approvisionnement des
habitants ou des étrangers résidants touchés par une indigence
permanente ou provisoire.
En ce qui concerne les prêts et dons volontaires à la diaconie
pendant les périodes de crise frumentaire, on constate qu'ils portent
rarement sur l'achat de denrées parce que le marché ne peut plus en four-

189 C'est le thème de prédilection de toutes les homélies sur la charité, chez presque
tous les Pères de l'Eglise.
190 Cf. n. 185.
556 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

nir et que l'Eglise ne peut, de son propre chef, instituer une συνωνή.
Cette fonction revient exclusivement à l'administration civile, certes
dirigée elle aussi par l'évêque, mais sans qu'il existe la moindre
interférence institutionnelle entre les deux services191. Entre les crises, il
n'était pas nécessaire de faire appel à la charité des chrétiens de
manière aussi pressante et de tels prêts ou dons n'avaient aucune raison
d'être. Voyons ce qui en était des revenus propres des diaconies.
A Rome, Constantin avait donné 29 000 sous pour la fabrique des
églises de la ville 192. A supposer, ce qui constitue apparemment le
maximum possible, que la diaconie ait disposé d'un budget à peu près égal,
approximativement 30 000 sous, cela représentait de quoi acheter
60 000 qx de blé, ou 900 000 muids, 1/25 à peine des 24 000 000 de
muids livrés par l'annone 193. Comme beaucoup plus de la moitié de
cette somme de 30 000 sous servait à d'autres fins que l'alimentation
(entretien des xenodochia, achats de vêtements . . .), la quantité de blé
totale que l'évêque de Rome pouvait distribuer à ses pauvres ne
représentait qu'une goutte d'eau dans les dépenses totales d'alimentation.
Au début du VIIIe siècle, la ville déchue reçoit encore 25 000 sous
sur les revenus de l'Etat en Sicile194. Comme la Sicile tient une place

191 Ce point, tout à fait essentiel, ressort, je l'espère, de ce qui précède. Il faut
distinguer très soigneusement les activités de l'évêque en tant que chef de l'admistration
municipale et en tant que chef de l'administration religieuse. Ses deux activités n'interfèrent
pas, même si les vies de saints nous présentent comme un effet de la charité episcopale
ce qui est en réalité le résultat de son action civile: voir, par exemple, comment l'auteur
de la «vie» de Jean l'Aumônier essaie de mêler une action limitée en faveur des réfugiés
fuyant les Perses à une action beaucoup plus large pour délivrer Alexandrie de la faim
(ci-dessus, p. 334-336).
192 Le Liber pontificalis, texte, introduction et commentaire par L. Duchesne, t. 1, Paris,
1886 (Bibliothèque des Ecoles françaises d'Athènes et de Rome), p. 172-187.
193 II aurait en outre fallu que les sommes affectées à la diaconies fussent réellement
aussi importantes que celles de la fabrique (cf. ci-dessus, n. 173). Dans tous les cas, les
quantités livrées par l'annone étaient telles que rien ne pouvait leur être comparé, même
de très loin, sauf à supposer que Rome ait eu beaycoup plus de 1 000 000 d'habitants.
194 Théophane, Chronographia, éd. C. de Boor, t. 1, Leipzig, 1883 (coll. Teubner),
p. 410 : L'empereur reprend les 3,5 κεντηνάρια, c'est-à-dire les 350 livres d'or, soit 25 200
sous, qu'il donnait chaque année à l'Eglise de Rome et qui constituaient les revenus du
patrimoine de saint Pierre en Sicile. Cette récupération de ses ressources fiscales par
l'Etat au début de la querelle iconoclaste me semble révélatrice de l'une au moins des
causes du conflit entre l'Eglise et l'Etat; on se battait pour la jouissance des fonds qui
jusque-là alimentaient les budgets des Eglises: soit les Eglises prétendaient conserver
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 557

essentielle dans les finances romaines, dire que ces 25 000 sous
représentent les 50% des revenus totaux de Rome est sans doute inférieur à
la réalité. Le budget global de cette Eglise ne devait pas dépasser 50 000
sous, à supposer qu'il les ait reçus chaque année. Si la diaconie est
créditée du quart de ce montant, elle reçoit 12 500 sous, de quoi nourrir en
pain quelque 3 000 personnes à condition que le quart de cette somme
ait servi à acheter du pain et que l'on admette une consommation
moyenne de 2 qx par personne et par an. Comme on ne donnait pas
seulement du pain et comme on ne s'occupait pas seulement de la
nourriture mais aussi du vêtement et de l'hygiène des pauvres195,
comme aussi il faut tenir compte des nombreux étrangers qui avaient droit
à ces prestations, on peut douter que les habitants de Rome aient reçu
une part importante de leur nourriture de l'Eglise de Rome. C'est ce
que confirme le fait qu'on estime notable une distribution journalière
de 50 pains de 2 livres, correspondant sans doute à la nourriture de 50
personnes196. On imagine difficilement que 50 ou 100 centres de même
nature aient fonctionné dans la ville. Quelle qu'ait pu être sa
population au VIIIe siècle, la majorité d'entre elle n'avait rien à attendre des
soupes populaires organisées par l'Eglise.
Un document fort intéressant relatif à la ville de Naples nous
apprend que le nouvel évêque devra distribuer 186 sous de la manière
suivante : 150 sous, à raison de 1/3, 1/2 ou 1 sou - ou plus si nécessaire
- par personne, pour venir en aide à des habitants dans le besoin mais
qui n'osent mendier et 36 sous à des mendiants que l'on pourrait dire
professionnels197. Ce texte ne nous donne pas le montant de ce que la
diaconie de Naples doit verser normalement mais seulement la
différence entre ce que l'on aurait dû donner et ce qui a été réellement
distribué. Cependant il montre que l'alimentation ne constitue pas la
préoccupation directe de la diaconie; elle donne aux nécessiteux ce

leurs privilèges, soit l'Etat s'estimait en droit de les réduire pour assurer la survie de
l'Empire, garant des libertés ecclésiastiques.
195 Voir, sur la diversité des prestations de la charité ecclésiastique, cf. n. suivante
(l'église distribue des repas complets) et p. 549 (importance des bains).
196 Le liber pontificalis, éd. cit. t. 1, p. 435.
197 Grégoire Ep., 11, 22, éd. cit., p. 892-893 : Praebendi sunt . . . hominibus honestis ac
egenis quos publiée petere verecundia non permittit, solidi centum quinquaginta, ita ut
quidam eorum ad singulos tremisses, quidam ad binos, quidam ad singulos solidos ve/, si
visum fuerit, amplius dimittatur; reliquis vero pauperibus qui elemosinam publiée petere
consueverunt, solidi triginta sex.
558 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

qu'elle estime juste de leur verser mais les laisse libre de


s'approvisionner où ils le souhaitent, ce qui implique que, en cas de disette, la
somme donnée ne leur permettra que des achats très faibles sur les
quantités mises sur le marché et non sur des quantités introduites par l'évê-
que dans la ville. Elle ne modifie en rien le total du blé disponible.
Ravenne nous livre le montant total du budget episcopal mais ce
nombre est difficile à interpréter puisque nous ignorons la part exacte
réservée à la diaconie et la part de ce montant affectée à l'achat du
pain198. Sur les 12 000 sous que reçoit l'évêque, tout au plus le quart
revient à la diaconie, soit 3 000 sous au maximum. Si le quart de cette
somme est consacrée à l'achat de pain, 700 personnes peuvent en
profiter à raison de 2 qx de blé par personne et par an. C'est peu, comparé
aux 1 600 personnes qui étaient nourries gratuitement avec du blé
fiscal, avec les seuls revenus tirés de la Sicile par cette même ville, et au
VIIe siècle, au moment où elle était certainement sensiblement moins
peuplée. A outre ces 700 personnes sont réparties dans toute la cité de
Ravenne et pas seulement dans la ville, ce qui réduit encore le nombre
des citadins approvisionnées en blé par la charité episcopale.
Enfin, en Egypte la diaconie de la ville inconnue de K. ne reçoit de
l'Etat que la somme de 123 sous199. Elle n'est pas très éloignée de ce
que nous avons vu à Naples, où nous n'avions qu'une partie
indéterminée des ressources de la diaconie200. Elle permet au mieux d'assister
une soixantaine de personne sur toute l'étendue de la cité, dont nous
ignorons malheureusement l'importance.
Toutes les informations convergent donc. La diaconie n'a pas pour
mission première de nourrir la population. Nous avons constaté qu'elle
doit aussi accueillir, soigner, baigner, ensevelir. De plus, le voudrait-
elle, qu'elle ne pourrait alimenter tous les pauvres car les moyens dont
elle dispose sont limités. On peut conclure, sans grand risque de se
tromper, que la charité chrétienne, quelles que soient les formes qu'elle
ait prise, n'a pas soulagé la faim des citadins, ni en temps normal, ni
pendant les famines, de manière telle que l'équilibre général en ait été
bouleversé. Les 5 ou 10% d'indigents qui avaient recours à cette assis-

198 Agnellus, Liber pontificalis ecclesiae ravennatis, éd. O. Holder-Egger, Hanovre,


1878 (MGH, Scriptores rerum langobardicarum et italicarwn saec. VI-IX), p. 319. Agnellus
recopie une lettre du pape Felix (526-530) et on n'a aucune raison de mettre son
information en doute.
199 Voir ci-dessus, p. 547-548.
200 Voir ci-dessus, n. 197.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 559

tance pour tout ou pour partie de leur alimentation appréciaient


évidemment l'aide qui leur était fournie, mais celle-ci n'influait guère sur
le commerce du blé à l'intérieur de la ville.

III - COMMERCE LOCAL ET AUTOCONSOMMATION

Malgré leur faible importance pour l'approvisionnement des villes,


le grand commerce et la charité ont davantage retenu l'attention que
les ressources locales de l'autoconsommation et du petit commerce
dont les horizons ne dépassent pas les limites du territoire municipal.
Ces modestes échanges locaux ont pourtant tenu une place
irremplaçable dans la vie économique de l'Empire et sont largement illustrés par
une foule de détails épars dans les sources de toute nature dont on ne
donnera ici que quelques exemples.

A - L'autoconsommation

L'autoconsommation était pratiquée sous deux formes :


consommation de sa propre production par le cultivateur résidant en ville,
qu'il soit ou non propriétaire de la terre mise en valeur; consommation
des produits livrés par un métayer au propriétaire qui réside en ville.

1) L'autoconsommation des citadins cultivateurs

A Rome, nous voyons Bélisaire, assiégé par les Goths, ordonner de


semer des céréales à l'intérieur des murailles201. C'est donc qu'on
trouvait dans la ville des terres cultivables en quantité suffisante pour
nourrir, au moins partiellement, une armée. A Ravenne et dans les villes des
environs, les maisons possèdent des jardins attenants, des pièces de
terre et, très vraisemblablement, des étables202. Enfin les habitants de
Thessalonique sont parfois des agriculteurs installés en ville, comme le

201 Procope, De bello gothico, 7, 36, 2, éd. G. Wirth, Leipzig, 1963, p. 458.
202 Textes cités par A. Guillou, Régionalisme et indépendance dans l'empire byzantin
au VIIe siècle. L'exemple de l'Exarchat et de la Pentapole d'Italie, Rome, 1969 (Istituto
storico italiano per il medioevo. Studi storici, 75-76), p. 54. On trouve, de même, de nombreux
jardins dans Thessalonique (Les plus anciens recueih de miracles de saint Démétrius, 252,
éd. P. Lemerle, Paris, 1979, p. 213-214).
560 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

montrent les miracles de saint Démétrius : ils ont fait la moisson, mais
n'ont pas eu le temps de rentrer le blé derrière la muraille; surtout,
l'attaque des barbares empêche de vendanger203. De ces trois exemples,
il ressort que le sol même de la ville était cultivé, ainsi que ses abords,
par des personnes qui disposaient dans des greniers urbains ou
suburbains, de leur propre production. Sans doute les plus petites cités, qui
ne se distinguaient guère des villages environnants, vivaient-elles pour
l'essentiel de cette production locale parce que les activités secondaires
et tertiaires n'y tenaient qu'une place réduite. Cependant dès que la
ville atteint une certaine dimension, cette forme d'approvisionnement est
parfaitement insuffisante. L'armée de Bélisaire ne peut survivre dans
Rome qu'à condition de chasser toute la population civile204. Les Thes-
saloniciens sont désolés de perdre leur récolte, mais ce n'est
manifestement pas elle qui les fait vivre, d'autant moins qu'elle consiste pour une
bonne part en vin; tout dépendra finalement du blé annonaire venu
d'Egypte205. Il semble surtout que les abords des villes aient été
consacrés à des activités plus rentables que la cerealiculture, en particulier
aux cultures maraîchères que l'on doit supposer faute de pouvoir
prouver leur existence206 et à la viticulture, source de profit considérable
quand on connaît la valeur relative d'une terre arable et d'un vignoble,
et la facilité d'écoulement offerte pour la production par la présence
du marché urbain207. Une enquête plus approfondie montrera certaine-

i-dessus, p. 391.
204 Le général réquisitionne les hommes et envoie femmes et enfants en Campanie
(Procope, De bello gothico, 5, 25, 2, éd. cit., p. 123).
205 voir ci-dessus, p. 391-394.
206 Cf., pour l'époque romaine, R. Duncan- Jones, The economy of the roman Empire.
Quantitative studies, Cambridge, 1974, p. 36 : II cite Cominelle d'après qui on ne tire un
gros profit des produits fermiers que si le domaine se trouve à proximité d'une ville. C'est
donc qu'on ne peut se livrer à ces activités loin des villes et qu'on s'y livre d'autant plus
largement qu'on en est plus proche. De même, dans l'Occident médiéval, la ville
s'annonce par une ceinture de vignobles et de jardins.
207 Le Livre de droit syro-romain, éd. J. Furlani, dans Fontes juris romani antejustinia-
ni, t. 2, Florence, 1964, p. 795-796 (§ 121) donne une indication qui doit avoir une portée
assez générale : on compte pour 1 jugum fiscal ou bien 5 jugères de vigne (1,25 ha), ou
bien 20 jugères de terre arable de bonne qualité, ou bien 40 jugères de seconde qualité, ou
bien 60 jugères de troisième qualité. Dans une plaine aux sols légers, on estime donc que
le profit d'une vigne est quatre fois supérieur à celui d'une terre arable, et sur une pente
caillouteuse le rapport et de 12 à 1.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 561

ment que, si la ville demande légumes, lait et vin à ses environs les plus
proches, elle fait généralement venir son blé de plus loin.

2) L' autoconsommation des revenus fonciers perçus en nature

Pour ce qui concerne l'autoconsommation que l'on pourrait dire


indirecte, celle des propriétaires exigeant une part de la production
comme loyer de la terre, nous sommes à l'évidence abusés par nos
sources. Pour un lecteur moderne, les prédicateurs semblent réclamer
une redistribution des richesses qui serait susceptible de nourrir tous
les indigents de la cité. Si on lit les homélies de près, on se rend compte
cependant que le but recherché est moins la nourriture des pauvres
que le salut de l'âme de celui qui possède du grain et ne veut pas le
donner208. Il est scandaleux, pour un chrétien, de stocker quand les
autres meurent de faim, ou de tirer parti de leur dénuement pour
s'enrichir. On doit donc donner, ce qui n'implique pas que le don couvrira
tous les besoins. On sera en paix avec sa conscience, sans avoir pour
autant résolu la difficulté économique. L'appel vibrant à l'amour du
prochain ne doit pas laisser croire que l'on espère régler les problèmes
sociaux de l'Empire. Sur ce point, les orateurs païens se comportaient
de la même manière, attendant des riches qu'ils ne profitent pas de la
misère ambiante, sans espérer qu'ils la supprimeraient209.
D'autre part, pour avoir des stocks, il faut posséder des biens
considérables. Or nous avons déjà fait allusion aux résultats de
recherches récentes qui montrent l'absence, ou du moins la disparition, des
très grands domaines latifundiaires210. Les riches possédaient plus de
blé qu'il ne leur était nécessaire, mais n'en avaient pas des quantités
telles qu'ils aient pu nourrir une part importante de la cité. La
nourriture des fermiers absorbait une grosse part de la production. Et,

208 νοϊΓ) par exemple, ci-dessus, p. 544, n. 158.


209 C'est, par exemple, l'attitude de l'empereur Julien à l'égard des curiales d'Anti-
oche (cf. ci-dessus, p. 366). Il leur reproche de ne rien faire pendant une famine, sans
attendre de leur action une amélioration définitive de la situation. Encore les curiales
disposent-ils, dans cette circonstance, des ressources municipales, bien plus considérables
que la somme de toutes les bonnes actions privées. Il faut surtout que les possédants ne
profitent pas de la situation pour spéculer, ce qui pousse les humbles à la révolte dont
tout le monde pâtira, plus que des petits profits égoïstes.
210 Les plus riches d'une cité n'avaient en aucun cas les moyens d'entretenir une part
importante de la population pendant plusieurs mois. Cf. ci-dessus, p. 553, n. 188.
562 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

auraient-ils eu des stocks, qu'ils ne les auraient pas tous introduits en


ville parce que les difficultés des transports étaient telles qu'il valait
mieux vendre sur place la production non consommée et acheter en
ville ce dont on avait besoin211.
Enfin, bien que les sources fassent le plus souvent défaut au sujet
de cette autoconsommation indirecte, on notera que, dans les cas où
certains contrats nous sont parvenus, le montant des fermages est
faible, et qu'il est souvent exprimé en monnaie, surtout pour ce qui
concerne les contrats d'emphytéose212.
Tout concourt donc à montrer que les grands propriétaires
consommaient pour partie les produits de leurs champs, qu'ils se
faisaient livrer par les paysans; mais ils ne répandaient pas largement
leur production sur les marchés urbains par le biais de distributions
gratuites. Par contre, à l'image des petits paysans livrant leurs produits
sur le marché urbain, ils pouvaient alimenter le commerce local, dans
des proportions que l'on ne peut préciser.

Β - Le commerce local et régional

Le commerce local ou régional dans l'empire protobyzantin attend


encore son historien. Seuls ceux qui croyaient à la prédominance du
grand domaine autarcique, continuant la situation qu'aurait connue le
Bas-Empire, ont parlé de ces échanges, généralement pour minimiser
leur importance puisque les colons, encadrés dans la structure
domaniale, sur des latifundia qui leur offraient par l'intermédiaire de leurs
ateliers tout ce dont ils avaient besoin, se seraient dispensés d'aller
jusqu'en ville pour écouler leur production213. Il faut donc établir la réalité
de ces échanges qui ne fait guère difficulté pour qui est un tant soit
peu familier des sources, surtout hagiographiques. On sera d'autant
plus bref que, pour nous, il suffit de constater que ce commerce
existait et pouvait livrer une quantité non négligeable de subsistances
Par nature le commerce local ou régional est l'œuvre soit de

211 Voir ci-dessus, p. 367, n. 134.


212 Voir A. C. Johnson et L. C. West, Byzantine Egypt. Economie studies, Princeton,
1949, rééd. Amsterdam, 1967, p. 72-94.
213 Opinion assez commune, résumée par R. Rémondon, La crise de l'empire romain
de Marc-Aurèle à Anastase, Paris, 1964 (Nouvelle Clio, 11), p. 307-308.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 563

ruraux qui conduisent eux-mêmes leur récolte pour ajouter à sa valeur


le profit de l'échange, soit de citadins qui vont à la recherche de ce qui
manque sur place. Il peut, à cette époque de villes le plus souvent peu
peuplées, difficilement être le fait de sociétés importantes. Il dépend de
la zone d'influence d'une ville, le territoire de la cité pour un grand
nombre d'entre elles, la province peut-être pour leurs chefs-lieux, une
portion du littoral ou d'un cours d'eau pour les ports. En général, il se
limitait à des villages que l'on pouvait atteindre dans la journée ou en
peu de jours avec une charrette, un mulet, un âne, soit avec la barque
que son propriétaire exploitait lui-même ou avec un ou deux associés. Il
est difficile d'établir une limite très nette pour ce qui concerne les
distances que l'on pouvait ainsi parcourir. 100 km sur de mauvaises routes
constitue assurément le maximum possible. Sur l'eau, il fallait que l'on
pût à tout moment se protéger d'un coup de vent, soit en longeant les
côtes, soit en naviguant à vue, ou presque d'île en île, par exemple dans
la mer Egée.
De la littérature hagiographique retenons l'exemple déjà cité, tiré
de la vie de saint Pachôme214. Il porte en effet sur l'achat de blé pour
lequel on envoie un moine. Comme une famine sévit alors en Egypte,
celui-ci éprouve des difficultés à remplir sa mission, mais on ne l'aurait
pas envoyé si on n'avait eu aucun espoir d'obtenir ce que l'on
cherchait, c'est-à-dire si en temps normal il n'était pas possible d'acheter du
grain dans les villes d'Egypte. D'ailleurs le monastère n'aurait pas
possédé de barque si on n'avait rien pu échanger. En outre le périple du
moine à travers l'Egypte montre que ce commerce ne se limitait pas
aux frontières de la cité, au moins pour ceux qui habitaient près de
l'eau. Mais ce commerce, effectué ici par les moines eux-mêmes, donc
sans l'intermédiaire de marchands, ne peut être l'œuvre de sociétés
importantes. On pourrait multiplier les références à ce genre d'activités
auxquelles les saints sont mêlés comme clients ou comme vendeurs et
leur nombre tranche avec le silence absolu concernant d'éventuelles
relations avec des agents du grand commerce, quand il s'agit de
subsistances.
Dans le cas particulier de l'Egypte, l'abondante documentation pa-
pyrologique complète et confirme l'apport de l'hagiographie. Une
enquête très large apporterait une masse considérable d'éléments mais la
situation d'Oxyrhynchos est suffisamment bien documentée pour four-

214 Voir ci-dessus, p. 497.


564 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

nir un exemple significatif. Là encore le meilleur spécialiste de la ville


n'a guère trouvé de traces de relations à grande distance avec le monde
extérieur; par contre les échanges locaux ou régionaux sont bien
attestés215.
Les sources narratives content quelques épisodes particulièrement
significatifs. Bien que ne se rapportant pas au commerce, le récit de la
fondation de Darà, qui donne le prix de la journée de travail pour un
manœuvre et pour un ânier qui vient avec sa bête, sans parler de
charrettes ou chariots, peut être rapproché de ce que nous avons dit de
l'état des routes et de ce que nous lirons sur une inscription216. Plus
concrètement, nous apprenons que les Perses, maîtres d'Amid, laissent
les habitants échanger du blé et d'autres denrées avec les paysans
d'alentour217. Ils le font car les citadins en ont un besoin urgent et ce
besoin ne peut découler que d'une pratique constante et sans doute
générale car, pas plus dans ce texte que dans les autres, on ne
manifeste le moindre étonnement devant l'existence de ces échanges.
De même en Afrique, Procope raconte que les soldats byzantins
entrèrent dans la petite ville de Suîlectum, dissimulés dans les chariots
des paysans qui se rendaient en ville pour y vendre leur production218.
Si les Vandales postés près de la porte laissent entrer ces véhicules sans
méfiance, c'est qu'ils ont l'habitude de les voir passer, et pour qu'un
groupe de soldats puisse se cacher à l'intérieur des chariots, ils faut
qu'ils soient nombreux et de bonne taille. Dans cette région on vient
donc plutôt avec des chariots vendre sa production en ville.
Enfin à Thessalonique, où l'on voit les citadins cultiver les champs
dans les environs, il fait peu de doute que les villageois d'alentour
soient venus avec leurs propres denrées. Une formule vague le laisse
entendre219. D'ailleurs un siège n'aurait pas provoqué une famine s'il en
avait été autrement.
Des dispositions légales prises en divers lieux, et de diverses natu-

215 I. F. Fikhman, Oksirinh, Gorod papirusov, Moscou, 1976, p. 121-136; résumé dans :
Quelques considérations sur les données sociales et économiques des papyrus d'Oxyrhyn-
chus d'époque byzantine, JOB 22, 1973, p. 19.
216 Historia ecclesiastica Zachariae rhetori vulgo adscripta, 7, 6, Trad. E. W. Brooks,
t. 2, Louvain, (CSCO, Scriptores syri, 42), p. 24.
217 Ibid., 7, 5, p. 22.
218 procope, De bello vandalico, 3, 16, 11, éd. G. Wirth, Leipzig, 1962, (coll. Teubner),
p. 383.
219 Voir ci-dessus, p. 391-399.
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 565

res, finissent, à travers les réglementations qu'elles lui imposent,


d'établir l'omniprésence de ces échanges. En Italie, les souverains ostrogo-
thiques, dans des édits où n'apparaît pas l'exportation de subsistances
vers l'étranger, interdisent le commerce local ou régional de certaines
denrées pour éviter la spéculation ou prennent, au contraire, des
mesures en faveur des commerçants220. De même à Thessalonique les
autorités imposent à tous ceux qui disposent de grain, de le vendre pour
soulager la misère221. Enfin un tarif d'octroi, valable pour l'entrée dans la
ville de Cagliari, plutôt que dans le territoire de sa cité, cite un bon
nombre de denrées qui arrivent soit à dos de mulet - ici les chariots ne
sont pas utilisés -, soit à pied, soit en barques (naucellae)222. Les
produits acheminés par la route ne peuvent correspondre qu'à du
commerce local ou régional, vu les dimensions de la Sardaigne; de même
pour ceux qui viennent en barque car les marins qui les conduisent ne

220 Cassiodore, Variae, 1, 34, éd. A. J. Fridh, Turnhout, 1983, p. 40: le blé d'une
province doit profiter d'abord aux citoyens, ensuite à l'Etat; seul le reste peut être exporté
par les marchands vers les alienae partes ; opposées à la province, ces régions
représentent plutôt les autres provinces que les pays étrangers. 2, 12, p. 63-64 : interdiction
d'exporter, cette fois hors d'Italie, la lard car suis bonis abundare débet Italia. Mais on ignore
d'où il part et pour quelle destination; celle-ci peut être proche. En outre il s'agit de
charcuterie et non de viande, donc d'un produit qui est relativement cher. 4, 19, p. 155 :
suppression du siliquaticum sur le blé, le vin et l'huile (les subsistances) à titre temporaire
pour faciliter la circulation de ces produits pour le bien des provinciaux. Comme la lettre
est adressée à un gouverneur, les exportations doivent se faire entre provinces assez
proches. 6, 7, p. 233-234 : le comte des largesses sacrées doit surveiller le commerce avec
l'étranger pour le plus grand bien du royaume ; métaux ou soieries apparaissent dans la
liste non exhaustive des objets de ces échanges, mais le sel est la seule denrée
mentionnée. Le commerce international des subsistances est donc marginal malgré l'importance
essentielle du ravitaillement. 9, 14, p. 360-362 : Les gouverneurs doivent fixer les prix
maximums en accord avec l'évêque et les curiales de chaque cité. Le même contrôle
étatique des prix existait à Oxyrhynchos (I. F. Fikhman, op. cit., loc. cit.) : les ventes devaient
se faire exclusivement sur le marché pour qu'on pût surveiller l'application des prix
publics fixés par le logistès sur la base des rapports transmis par les responsables des
corporations qui donnaient les prix du mois précédent.
221 Les plus anciens recueils des miracles de saint Démétrius, § 252, t. 1, Le texte, éd. P.
Lemerle, Paris, 1979, p. 213-214. L'allusion aux perquisitions dans les jardins qui se
trouvent à l'intérieur de la ville suggère que ces «spéculateurs» devaient, au moins pour une
bonne part, être des paysans possédant un champ hors les murs et quelques carrés de
légumes intra muros. On les force à vendre les petites quantités dont ils espéraient un
meilleur bénéfice quelques mois plus tard.
222 J. Durliat, Taxes sur l'entrée des marchandises dans la cité de Cara/es-Cagliari à
l'époque byzantine (582-602), DOP, 36, 1982, p. 1-14.
566 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

peuvent pratiquer que le cabotage. Le tarif n'est pas complet, mais


nous avons la fin de la liste des produits taxés qui sont tous des
produits agricoles, et, parmi eux, nombre de denrées. A côté des palmes
qui servaient soit à la litière des animaux soit à la couverture des éta-
bles, granges ou autres, et des animaux de labour, on trouve en effet
des moutons, des oiseaux (volailles, pigeons . . .), des légumes en botte
transportés dans des coufins que portaient évidemment des ânes ou des
mulets, du vin qui arrive par tonneaux (horca) et du blé introduit par
un moyen de transport dont le nom a disparu ou par des barques.
Comme ces dernières apparaissent uniquement pour les céréales, on peut se
demander si le blé de la région très proche ne venait pas par la route
mais si celui qui devait effectuer plus de quelques kilomètres
n'empruntait pas la mer dans toute la mesure du possible. C'est du moins ce
à quoi conduit tout ce que nous avons constaté jusqu'à présent.
Enfin rappelons que l'archéologie donne dès à présent quelques
indications sur le commerce régional avec la présence d'amphores de
Phocée à Argos et d'Antioche à Ibn Hani, complétant, pour ce qui
concerne le vin, l'indication que l'on buvait en Egypte des vins de
qualité venus de Palestine223.
Ces indications prises un peu au hasard dans une masse
considérable de documents très divers ne laissent aucune doute sur l'existence de
relations entre la ville et les campagnes environantes, fondées pour une
grande part sur des échanges de produits ou de services, les récoltes
contre les objets artisanaux, les soins, les objets amenés de loin par les
marchands . . ., pour une part aussi sur la recherche par les paysans de
la monnaie d'or indispensable pour le paiement de l'impôt ou la
constitution d'une épargne. Dans le second cas on assiste à l'intrication de
l'économie publique et de l'économie privée car les pièces sont souvent
obtenues comme rétribution versée par l'Etat, sont échangées contre
des productions agricoles avant de revenir dans les caisses de l'Etat par
le biais du paiement de l'impôt. Le premier type d'échanges correspond
à des besoins incompressibles reposant sur la complémentarité entre
villes et campagnes, le second sur l'importance de la politique
économique. Tant que l'Etat réclame beaucoup d'or pour payer de nombreux
fonctionnaires et services publics comme les jeux, les bains . . ., il
induira un important commerce local ou régional utilisant largement la
monnaie; qu'il vienne à diminuer sa pression par une réduction à la

223 Voir ci-dessus, p. 537-538.


RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 567

fois des recettes et des dépenses locales et le commerce déclinera,


utilisant plus largement le troc. De ce point de vue, la numismatique n'est
pas le meilleur moyen de mesurer les variations dans l'intensité des
échanges locaux car elle témoigne surtout du commerce induit par
l'intervention étatique224.
Les échanges locaux ou régionaux s'effectuent jusqu'à des
distances variables, avec des moyens de transports variés qui vont de la
barque au portage à dos d'homme en passant par l'usage des animaux de
bât, y compris le chameau et des animaux de trait pour des chariots et
des charrettes. Ils couvraient une large part des besoins locaux, leur
quasi-totalité dans le cas des villes petites ou moyennes à qui il ne
manquait que les réserves de blé du grenier municipal pour compenser les
effets des irrégularités climatiques ; encore ce blé était-il le plus souvent
perçu sur place et vendu à un prix tel que ni la cité ni l'Etat ne perdait
rien. Donc, dans la majorité des cas, l'apport de blé public gratuit était
inutile. Par contre il fallait nécessairement, pour qu'une ville pût
dépasser la taille que le commerce local ou régional permettait en
fonction des conditions particulières de fertilité et de facilité des
communications, une intervention publique puisque le grand commerce privé
n'existait pratiquement pas et ne pouvait assurer en permanence la
différence entre ce qu'on pouvait se procurer à faible distance et ce dont
on avait besoin.

CONCLUSION

Après l'étude sommaire des formes de ravitaillement autres que


publiques, la question de l'approvisionnement en subsistances peut être
posé de manière plus claire. Pour le blé, les villes ne comptent guère
que sur le marché local et les prestations publiques. Le commerce à
grande distance n'en livre que de faibles quantités, comme le prouve le
cas de Pouzzoles, préférant apparemment du blé annonaire à de
l'argent en échange de la chaux fournie à la ville de Rome225. Comme on
préfère en général la monnaie qui permet de se procurer ce que l'on
souhaite à chaque instant en situation d'abondance relative, il faut

224 Voir ci-dessous, p. 592.


225 Voir ci-dessus, p. 429-430.
568 L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

comprendre que le blé est une denrée rare et qu'il est difficile d'en
importer. Pour l'huile et le vin, tout dépend du nombre de fois que
servent les amphores locales et les amphores importées. Mais, outre que
ces produits, quand ils sont communs, ne paraissent pas quitter les
zones côtières, il se pourrait que, même là, les importations
représentent une part relativement faible de la consommation.
Le rapport entre les deux principaux protagonistes, le commerce
local ou régional et les livraisons de l'Etat ou de la cité, varie
considérablement en fonction de la taille des villes. Les très grandes villes,
comme les capitales, celles sur lesquelles nous sommes le mieux renseignés
bien qu'elles ne constituent qu'une infime minorité, ne pouvaient
attendre leur salut que de l'Etat car le commerce privé était absolument
incapable de leur fournir plus qu'un appoint pour leur alimentation.
Ces cités considérables étaient nécessairement des ports maritimes ou
fluviaux car aucun moyen de transport autre que le bateau ne pouvait
leur apporter ce dont elles avaient besoin. Seule l'armée pouvait faire
circuler des subsistances sur les routes à de grandes distances. Cette
remarque explique pourquoi ce sont l'Egypte, l'Afrique et la Sicile qui
constituaient les principaux greniers à blés, fortement mis à
contribution par le biais de la perception en nature d'une part importante de
l'impôt.
L'assistance de l'Etat n'était que la conséquence de sa volonté
politique de créer des centres prestigieux entretenus par des injections
massives de pouvoir d'achat, et exigeant de quoi satisfaire la demande
énorme ainsi créée. Si, pour une raison quelconque, cette assistance
disparaissait tout le réseau urbain en serait modifié. Ces villes ne
disparaîtraient pas mais retrouveraient le niveau que leur activité
économique et les possibilités du commerce des subsistances rendaient
possibles. Ici l'écart était important et la suppression de l'intervention
publique aurait des effets spectaculaires, avec la perte de près de 90% de la
population pour les capitales.
A l'opposé, l'immense majorité des petites villes de l'intérieur et les
villes, petites ou moyennes, établies au bord de l'eau, devait vivre de ses
ressources et d'un commerce à faible rayon qui assurait aussi les
échanges entre terroirs complémentaires. Ces villes avaient seulement
besoin, en période de disette, d'envoyer des barques ou des charrettes à
quelques dizaines de kilomètres dans le premier cas, à quelques
kilomètres dans le second, ou de pratiquer une coemptio (συνωνή). Si elles
prenaient cette mesure, qui nécessitait l'autorisation du gouverneur,
elles pouvaient le plus souvent mener l'opération avec leurs propres
RAVITAILLEMENT PUBLIC ET ALIMENTATION URBAINE 569

ressources car le blé était vendu au moins à son prix de revient,


pendant la période où il était le plus cher sur le marché libre.
Entre ces deux extrêmes, toutes les situations se rencontraient,
celles des villes qui auraient pu se suffire, mais qui profitaient de
distributions gratuites octroyées à une occasion ou à une autre, celle des villes
qui ne se suffisaient que partiellement, celle enfin des villes qui
disposaient en temps normal du nécessaire, mais dépendaient d'une
intervention publique à l'occasion d'une famine particulièrement sévère.
Oxyrhynchos semble avoir été dans le premier cas car la richesse de la
région et la facilité du commerce régional le long du Nil aurait sans
doute permis de vivre sans les parts de blé gratuit qui apparaissent
comme un cadeau non indispensable. Certains chefs-lieux de province
peuvent avoir appartenu à la seconde catégorie, recevant sur le blé
public collecté dans la province, un complément indispensable pour
qu'ils aient l'éclat jugé nécessaire par l'Etat. Edesse paraît avoir
appartenu à la dernière catégorie. Mais, là aussi, comme la circulation à
grande distance était impossible, les subsistances provenaient
vraisemblablement de la province.
On peut difficilement affirmer actuellement à quelle catégorie
précise appartenait telle ville particulière et encore moins estimer la part
de l'Etat et celle du commerce, sauf dans le cas des capitales.
Cependant il est assuré que le réseau urbain avait une importance supérieure
à ce qu'elle aurait été sans intervention publique, sans une véritable
politique économique d'assistance aux villes. Cette assistance portait
surtout sur le blé car la production sur place des autres subsistances
était plus facile. Avec un rendement fort de 10 qx/ha et un assolement
biennal, il faut 2 ha emblavées pour nourrir 5 personnes; avec un
rendement faible de 20 hl/ha, il suffit de 1/2 ha de vignes pour satisfaire
ces mêmes 5 personnes. C'est donc surtout l'intervention publique dans
la redistribution des céréales qui augmentait l'offre de subsistances,
condition première d'une modification du paysage urbain, mais non
condition suffisante car il fallait donner à la ville le pouvoir d'achat qui
permettait d'acheter les subsistances supplémentaires.
CONCLUSION GENERALE
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS

L'enquête qui s'achève montre d'abord l'étendue de nos ignorances


en matière d'histoire économique et sociale de l'empire protobyzantin.
Les sources manquent moins qu'on ne pourrait le croire, mais il faut
les considérer dans leur ensemble et leur appliquer les méthodes
propres à cette discipline historique. Nous ne savons presque rien tant du
commerce que de la redistribution des biens, en particulier des
conséquences économiques de la pratique de la charité. Aussi une tentative
pour replacer une étude sur l'approvisionnement des villes dans leur
contexte conduit plus à poser des questions et présenter des
perspectives de recherche qu'à affirmer des positions solidement étayées.
Cependant cette enquête a révélé, malgré notre méconnaissance
des cadres généraux de la vie économique, l'importance des
interventions publiques dans le ravitaillement des villes. Sans elles, aucune ville
n'aurait survécu à la première crise frumentaire un peu sévère, ce qui
est d'autant plus important que l'Empire se trouve dans une région où
les mauvaises récoltes sont particulièrement fréquentes : les malheurs
d'Edesse, où le prix du pain a été multiplié par sept malgré le rôle joué
par le grenier municipal et l'achat forcé de blé, qui apporta un
soulagement sensible à la population, en sont un témoignage. Cette assistance
conjoncturelle de l'Etat, indispensable pour toutes les villes qui
dépassaient la taille d'un gros village, ne coûtait sans doute rien aux
contribuables puisque le blé public était vendu au moins au prix coûtant,
comme on le constate en Italie, parfois à un «prix d'intervention»
intermédiaire entre le prix public et le prix constaté sur le marché au
moment où il atteignait un niveau tel qu'une action du grenier
municipal était indispensable1. Dans ce cas, le grenier assure la continuité de

1 Le blé public est vendu à 15 muids le sou à Antioche (ci-dessus, p. 367), à 10 muids
le sou à Carthage (p. 386). Ce sont des prix nettement supérieurs au prix de coemptio
572 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

l'approvisionnement, sans plus, mais cette action est absolument


indispensable pour éviter le retour régulier de la famine, avec toute la
désorganisation sociale qui s'ensuit.
D'autre part, sans l'Etat, les grandes villes auraient été incapables
de se procurer le blé nécessaire, même pendant les bonnes années,
faute d'un système de transport adapté aux énormes besoins, surtout en
blé : que l'on songe à Rome ou à Constantinople, dans l'impossibilité de
mettre sur pied la flotte de plusieurs centaines de bateaux
indispensables pour acheminer les céréales; que l'on songe de même à Alexandrie
recevant 2 000 000 de muids sur le blé de l'annone, ou bien à Thessalo-
nique, plus inquiète de savoir si les naviculaires arriveraient à temps
que du sort réservé par les barbares aux récoltes faites dans les
campagnes proches de la ville2.
Sans l'Etat enfin, le coût des transports aurait atteint des niveaux
tels, dans beaucoup de villes, que la vie aurait été trop chère, pour que
la plupart des habitants aient continué d'y vivre ou même aient osé s'y
installer. Pour compenser, il aurait fallu des salaires particulièrement
élevés, surtout pour les agents de l'Etat3 qui auraient coûté au Trésor

auquel ce blé à été perçu (30 muids le sou). Il est vendu à 25 muids le sou en Italie
(p. 431), ce qui doit sans aucun doute s'interpréter comme l'intention de vendre à prix
coûtant, y compris les frais de transport et de stockage. A Constantinople le σιτωνικόν
dispose d'un fond de roulement non renouvelé, ce qui prouve qu'il ne perd pas d'argent
lorsqu'il assiste la population (p. 214-216). Cette institution compte non par son poids
dans le budget général puisque son budget particulier semble équilibré, mais par sa
capacité à assurer, au moyen de coemptiones imposées aux paysans, la continuité du
ravitaillement.
2 Voir ci-dessus, les passages consacrés à chacune de ces villes.
3 L'inconvénient aurait été double pour l'Etat : d'une part il aurait dépensé
davantage mais, comme les subventions aux villes coûtaient encore plus cher, cela ne semble pas
le mobile principal ; d'autre part, il aurait dû tenir compte du coût de la vie dans chaque
ville ou province avant de fixer les salaires, ce qui était impossible avec les moyens
techniques de l'époque. On retrouve donc la primauté des préoccupations comptables dans
l'élaboration de la politique économique. Il faut qu'un salaire identique partout ait
partout un même pouvoir d'achat car on est dans l'impossibilité d'adapter le montant des
rémunérations à une situation économique changeante. Voir, par exemple, l'identité
troublante des salaires indiqués par CJ 1, 27, 2 et par NJ 25-27. L'enquête sur les salaires
publics devrait être poussée plus avant. Comme on note en outre que les gouverneurs et
les ducs ont un même nombre de fonctionnaires, à quelques détails près, on peut
raisonnablement supposer que, là encore, il s'agit d'une exigence des comptables qui pouvaient
se contenter de multiplier le nombre de ces hauts fonctionnaires par le prix de revient
total de leurs bureaux pour savoir facilement à combien revenait toute l'administration
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 573

une bonne part de ce que celui-ci attribuait au titre des ventes à prix
public ou des distributions gratuites. La distribution à Rome de la
moitié de son blé, ainsi que la fourniture du reste à prix coûtant, mettait le
prix des céréales à beaucoup moins cher que le prix de revient,
transport compris, et faisait que le prix total de l'alimentation devait être
assez voisin de ce qu'on constatait dans les campagnes d'Italie ou dans
le reste de l'Empire.
Cette place importante de l'Etat, même dans un domaine qui,
apparemment, n'aurait pas dû être commandé par d'autres lois que celles
du marché, appelle quelques remarques supplémentaires destinées à
mieux dégager les perspectives qu'elle ouvre et celles qu'elle implique
quant à l'organisation de la société protobyzantine.
C'est d'abord l'histoire administrative de l'Empire qui reçoit un
éclairage nouveau. On savait que Byzance était un Etat de droit.
L'étude du ravitaillement des villes le confirme puisque les lois qui
l'organisent y sont appliquées constamment sur toute son étendue. Rome et
Constantinople bénéficient d'un statut particulier, mais il est lui-même
défini par des lois auxquelles leur administration se conforme. Quand
les rapports deviennent difficiles entre le représentant du pouvoir
central et la cité, les partenaires restent généralement dans le cadre légal
et quand, par hasard, une révolte éclate à Antioche contre le César Gal-
lus, elle se déchaîne parce que le souverain interprète la loi de manière
restrictive et ne respecte pas «la conduite habituelle aux princes» qui
ont les moyens de prévenir les famines4. Dans ce cas au moins,
l'auteur veut prouver que l'émeute se produit au nom du respect de la loi
et non contre elle. On ne saurait mieux montrer le sens profond de la
légalité à l'époque protobyzantine.
Ce respect des dispositions légales est d'une grande importante
pour l'appréciation de la valeur réelle des sources. Comme nous avons
constaté que tout se fait conformément aux ordres des codes, lorsqu'on
assiste une fois à leur application, on a une forte présomption qu'il en
était de même partout et toujours. C'est d'après ce principe qu'on a pu
mettre bout à bout des informations relatives à ces villes différentes, à
des époques parfois éloignées et qu'on a pu transformer une série de
données dispersées en un tableau relativement cohérent de ce que fut

provinciale. Du point de vue de l'historien des finances publiques et du budget dans


l'Empire, on dispose là d'un moyen supplémentaire pour des évaluations qui soient justifiées.
4 Ci-dessus p. 362. Voir aussi n. 6 et 7.
574 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

le ravitaillement des diverses catégories de villes pendant les trois


siècles considérés.
Si le respect de la loi dans l'Empire byzantin était assez bien
connu, et si, en ce domaine, on peut surtout confirmer les données des
autres sources, il est un point sur lequel notre dossier est plus neuf. On
a souvent tendance à opposer l'histoire administrative, l'histoire des
institutions et des cadres formels de la vie sociale, à l'histoire sociale
elle-même. Dans le cas du ravitaillement urbain - qui ne constitue
qu'un exemple parmi un grand nombre d'autres - la frontière entre ces
deux domaines est abolie. L'histoire du ravitaillement, c'est
évidemment l'histoire des institutions qui permettent sa mise en œuvre, mais
c'est aussi celle des sommes considérables qui sont manipulées par
ceux qui appliquent les dispositions légales.
L'intrication des mécanismes administratifs et de la réalité sociale
supposerait une autre étude qui n'avait pas à être conduite puisque
mon propos était essentiellement économique : il faudrait montrer
comment la loi était appliquée dans une société donnée. Cependant on
a pu entrevoir ici ou là quelques détails qui apporteront, le moment
venu, leur contribution à une histoire des rapports entre groupes
sociaux et forces politiques à l'intérieur de l'Empire. En effet
l'existence et la mise en pratique d'une législation quelconque soulèvent
plusieurs questions générales dont on ne voit pas encore comment elles
étaient résolues à l'époque protobyzantine. Il faut d'abord se demander
pourquoi telle législation a été promulguée, ici pourquoi l'Etat a pris à
sa charge l'entretien des villes. La réponse du byzantiniste est
nécessairement partielle car il réfléchit seulement aux raisons qui ont poussé
au maintien, pour l'essentiel, de dispositions bien antérieures puisqu'on
les voit en place dès le Digeste, et à celles qui expliquent leur
disparition au VIIe siècle. Personne ne croit évidemment à la toute-puissance
de l'empereur. Le fait que les très grandes métropoles, en dehors des
capitales, se trouvent à l'Est suggère que les empereurs romains et
leurs héritiers ont maintenu un système qui remontait sans doute à
l'époque hellénistique, sans avoir pu ou voulu ni le supprimer ni
l'étendre à l'Ouest. Personne en outre n'imagine un instant que l'empereur,
même dans la simple gestion quotidienne des grandes options, agit
seul. Il faut tenir compte de la haute administration, des «ministres» et
parfois même de l'impératrice et de son entourage. Procope l'avait bien
senti, qui insiste sur les pressions exercées par Theodora sur Justinien
et qui accuse Pierre Barsymès d'avoir fortement influencé l'empereur :
peu importe que ce soit à tort ou à raison; on savait, au VIe siècle, que
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 575

le souverain ne s'impose pas toujours ä ses bureaux; il faut tenir


compte des groupes de pression5. Dans le cas qui nous occupe la masse de
la population urbaine, surtout dans la capitale, aux portes du Palais,
joue un rôle important. Sans citer la révolte Nika, dont les rapports
avec l'annone sont nuls, rappelons que la population manifeste
bruyamment quand Justinien ne peut la nourrir6, que celle d'Antioche
fait de même et qu'il faut lui sacrifier un haut fonctionnaire accusé de
porter seul toute la responsabilité des décisions7. Les curiales, agents
indispensables de toute la politique financière, ont leur mot à dire,
d'autant plus qu'ils sont directement concernés, en tant que
responsables des prélèvements pour d'autres villes, des distributions locales et
comme chefs de la communauté urbaine : ils ont une opinion favorable
ou non aux décisions qu'on leur transmet, parfois se divisent, hésitant
entre le parti du pouvoir et celui des humbles, comme on le voit à Anti-
oche où le peuple s'attaque au sitônès, tandis que celui de Cesaree
s'entend au mieux avec ses concitoyens8. De ce point de vue, le mythe
soigneusement entretenu par l'administration comme par les chefs de la
cité - curiales ou clercs - d'un large consensus de la population,
exprime autant une exigence de l'idéologie politique qu'une réalité de la vie
sociale locale9. Les cités, c'est-à-dire leurs responsables, s'organisent

5 Pierre Barsymès, proche de Theodora, appartenait donc à l'un des principaux


clans qui influençaient la politique impériale. Son appel aux affaires, son renvoi et son
rappel prouvent que Justinien au moins hésitait entre diverses voies s'il ne jouait pas ces
clans les uns contre les autres (Procope, Anecdota, 22, passim éd. G. Wirth Leipzig, 1963,
p. 133-140). Une reconstitution minutieuse des buts poursuivis par Barsymès, à travers le
prisme déformant du pamphlet, permettrait sans doute d'identifier le ou les groupes
sociaux dont il défendait les intérêts (sur sa politique, telle que la juge Procope, Anecdota,
22, 37-38, éd. cit., p. 140; 23, 14, p. 143; 25, 20-22, p. 156-157).
6 Ci-dessus, p. 267.
7 Ci-dessus, p. 361.
8 Ibid. et p. 474.
9 La chronique du Pseudo-Josué le Stylite donne un excellent exemple de cette
présentation des faits systématiquement favorable au groupe dirigeant dont il défend les
intérêts puisqu'il est proche de l'évêque (ci-dessus, p. 406-420). On est pour le moins
surpris que les paysans et autres indigents affamés aient toujours accueilli avec
reconnaissance les mesures des notables qui auraient toujours fait preuve du plus grand sens de
l'intérêt général. La situation à Antioche est beaucoup plus nuancée à travers des sources
qui représentent plusieurs groupes sociaux (ci-dessus, p. 350-378). Une étude plus
approfondie des cités ferait apparaître, ce que l'on devine à travers l'étude du ravitaillement :
pour l'Etat, il faut un interlocuteur unique, la curie ou l'évêque, parlant d'une même voix
au nom de tous et exécutant les ordres impériaux; pour la curie, il faut globalement
576 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

en groupes de pression dont on voit l'action dans divers domaines :


comme il est douteux qu'on ait mobilisé des masses d'illettrés
uniquement sur des questions de dogmes, on est enclin à admettre un rapport,
par exemple, entre le monophysisme des Egyptiens et le départ pour
Constantinople de 10% du blé local. De tels groupes ont leurs
représentants à la cour, de même que le clergé, les militaires et les
fonctionnaires civils défendent chacun leurs intérêts. Mais on voit mal, pour
l'instant, les implications de ces luttes d'influence dans
l'approvisionnement, sauf peut-être au moment de sa disparition10.
Une fois la décision prise, il faut l'appliquer. Que les mécanismes
formels de l'administration soient respectés dans la plupart des cas,
n'est en rien contradictoire avec l'existence de pratiques variables, en
fonction des situations locales. Si les fonctionnaires surveillent mal les
transporteurs, les boulangers ou les curiales, ceux-ci peuvent s'enrichir
aux dépens de la population11. Certains font pression pour obtenir des
avantages par une interprétation plus ou moins fortement tendancieuse
des textes12. L'approvisionnement constitue donc un enjeu important
de la vie sociale. Les diverses péripéties auxquelles il a donné lieu à
Antioche pourraient constituer autant de révélateurs de la situation
dans la ville aux moments où ils se sont produits. On peut regretter
qu'ils aient été décrits et non exploités par les historiens de cette ville13.
Par contre, on ne peut qu'être réservé face à l'entente parfaite qui sem-

maintenir sa position dominante sur le reste de la société, mais les oppositions sont nettes
à cause d'ambitions contradictoires qui veulent dominer le reste de l'assemblée; pour la
population, la curie constitue le médiateur obligé avec l'Etat qui en outre assure la paix
civile, fournit du travail à beaucoup, dispose de moyens de pression considérables et voit
donc son autorité reconnue, non sans discussions, contestations et même révoltes quand
les intérêts sont trop divergents. L'étude du ravitaillement fournit quelques éléments
pour une enquête sur ce thème mais n'a pas à pousser l'analyse plus avant.
10 L'Egypte offrirait sans doute, grâce à la richesse de sa documentation, un bon
observatoire pour étudier les forces politiques locales, leurs choix, leurs relations avec la
cour . . . Vaste dépouillement des sources d'un point de vue exclusivement idéologique
dans J. Maspéro, Les patriarches d'Alexandrie, Paris, 1923. Plus récemment, voir, par
exemple, E. R. Hardy, The Egyptian Policy of Justinian, DOP 22, 1968, p. 23-41.
11 Voir la législation sur les boulangers, qui n'aurait pas de raison d'être s'ils ne
cherchaient à outrepasser leurs droits (CTh, 14, 3 = CJ 11, 16) et les abus, ou du moins les
contestations, à Antioche (ci-dessus, p. 373).
12 Ci-dessus, p. 336.
13 P. Petit, Libanius et la vie municipale à Antioche au IVe siècle après J.-C, Paris,
1955, p. 105-122, traite du ravitaillement de la cité sans en tirer toutes les conclusions
pour une description des conflits d'intérêts et des rapports de force dans la ville.
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 577

ble régner à Edesse pourtant secouée par une terrible tourmente; le


clerc, membre ou porte-parole du groupe dirigeant, a gommé tous les
incidents que l'on peut imaginer sans grand risque de se tromper14. La
rigueur de la présentation comptable ne doit pas laisser croire, dans le
cas de l'approvisionnement, comme dans les autres, que les conditions
concrètes de la mise en pratique étaient aussi strictes. Mais les abus,
difficiles à cerner, ne peuvent être interprétés que dans le cadre d'une
enquête sociale plus large sur l'exercice du pouvoir. Il nous suffit ici
d'avoir noté l'identité des mécanismes administratifs qui permettent de
décrire l'institution et qui, en outre, garantissent une exécution
semblable, au moins formellement, sur toute l'étendue de l'Empire.
L'application des lois est aussi un élément essentiel pour l'équilibre
de la société. Celui qui détient un pouvoir important pour la vie de ses
concitoyens voit immédiatement sa position sociale renforcée. Sans
insister sur ce point secondaire dans notre perspective actuelle, notons
que l'empereur disposait, lorsqu'il procédait à une distribution
supplémentaire, d'un excellent moyen pour s'attirer la sympathie des
populations et que, dans le cas contraire, il s'exposait à des protestations de
toutes sortes15. Mais les principaux bénéficiaires semblent avoir été les
curiales et les évêques - quand ces derniers ont été placés à la tête des
premiers. Il faut définitivement cesser de pleurer sur le sort de ces
notables qui n'ont jamais été malheureux et que le pouvoir voulait
empêcher de quitter leur poste non parce qu'ils le trouvaient pesant
mais parce qu'ils cherchaient à en obtenir de plus rentables, ce qui
réduisait d'autant les intermédiaires locaux dont l'empereur avait
absolument besoin pour la survie de l'Empire16. Il suffit, pour comprendre
à quel point la situation était profitable, de rappeler que les curiales
faisaient pression sur les paysans car ils percevaient le blé et pouvaient

14 Cf. n. 9.
15 Ci-dessus, p. 265, n. 220, pour les dangers courus si on ne satisfait pas les besoins
de la population et p. 371-372, pour les avantages politiques qu'on attend d'une plus
grande libéralité, bien que, dans ce cas précis, l'empereur Julien n'ait pas obtenu le succès
escompté.
16 Voir, en dernier lieu, sur ce point qui ne pourra plus être remis en question, F.
Vittinghoff, Zur Entwicklung der städtischen Selbstverwaltung. Einige kritische
Anmerkungen, Stadt und Herrschaft. Römische Kaizerzeit und hohes Mittelalter, Göttingen, 1982
(Historische Zeitschrift, Beiheft 7, N. F.), p. 138-142. L'étude du ravitaillement, à
compléter au moins par une étude plus approfondie de la comptabilité municipale, à travers les
papyrus, apporte des indications chiffrées sur les avantages de cette situation de
curiale.
578 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

- dans le plus strict respect des dispositions formelles - favoriser ou


gêner qui ils voulaient en accordant ou non un délai, en se montrant
plus ou moins stricts sur la qualité, sur le lieu de livraison . . . En outre
les commissions qui leur étaient accordées faisaient que les notables ne
perdaient rien en effectuant ces opérations, et l'on peut même
supposer raisonnablement qu'ils conservaient un certain profit. Quoi qu'il en
soit, ils disposaient de l'emploi accordé à tous ceux qui, sous leurs
ordres, recevaient, stockaient et reversaient les subsistances. Enfin ils
ne devaient pas être sans moyens pour favoriser tel ou tel au moment
de l'attribution des rations. L'approvisionnement des villes constituait
sans aucun doute un élément important qui assurait le prestige de la
classe dominante dans la cité et doit être, à ce titre, replacé dans un
cadre plus vaste17.
Après avoir évoqué rapidement le fait que l'Etat le plus souvent
reflète et renforce les rapports de dépendance entre les divers groupes
sociaux, il faut insister sur le poids économique de ces prestations de
subsistances, ce qui nous ramènera à nos préoccupations
fondamentales en rappelant que cet Etat sans percepteurs et presque sans
fonctionnaires jouait en ce domaine un rôle tout à fait essentiel. En effet les
capitales coûtaient à l'Etat des sommes énormes pour leur seul
ravitaillement en blé. Rome et Constantinople à leur apogée recevaient un
versement global d'environ 9 000 livres d'or par an, 40% peut-être de tout
le rendement fiscal de l'Egypte18. Alexandrie elle-même, si l'on ne
compte que son approvisionnement gratuit, touchait 2 000 000 de
muids de blé, soit 67 000 sous, et plus de 70 000, si l'on tient compte des
frais de gestion et de transport, environ 1 000 livres d'or. Les petites
villes, pour leur part revenaient moins cher mais leur nombre était tel
que la dépense totale devait être lourde pour le Trésor : à Oxyrhynchos,

17 La présente étude se borne à étudier les aspects institutionnels et économiques de


l'approvisionnement, et l'économie c'est avant tout la description des biens et des moyens
de paiement. Elle n'a donc pas à s'intéresser directement aux implications sociales des
processus analysés, sauf dans le cas où celles-ci jouent un rôle dans l'évolution des
phénomènes économiques. Par contre une étude sociale de l'époque protobyzantine devra
s'appuyer sur les données quantitatives fournies par l'histoire économique pour dépasser
le stade de la simple description.
18 Voir ci-dessus, p. 121, 265, 268. Le calcul effectué pour Constantinople représente
un minimum, en admettant que le nombre des annones gratuites est resté stable à partir
de la fin du IVe siècle. Pour Rome, la dépense était d'environ 9 000 livres, d'après les
estimations que l'on peut proposer.
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 579

les 3 000 bénéficiaires de distributions gratuites recevaient 108 000


muids de blé, valant 3 600 sous, auxquels il faut ajouter les versements
en faveur des anciens magistrats et les éventuelles prestations de blé à
prix fixe, sans compter le coût du σιτωνικόν. Une ville moyenne
pouvait donc recevoir, au seul titre de l'alimentation en blé, plus de 4 000
sous, soit environ 60 livres d'or par an. Etudier l'administration
byzantine et proposer des hypothèses sur le budget de l'Empire, c'est, entre
autres, suivre le trajet de ces sommes considérables depuis le
contribuable qui les paie, le plus souvent en nature, jusqu'au consommateur
qui en attend son salut.
Cependant, pour importante qu'elle soit, la charge était
supportable et n'absorbait ni tout le budget ni toute la richesse nationale.
L'Egypte qui était la plus lourdement frappée par ce poste, ne livre que
10% de son blé, la moitié sans doute de l'impôt foncier qu'elle doit au
titre des dépenses générales de l'Empire. Ailleurs la charge était
moindre. Si, par pure hypothèse on suppose que l'assistance aux villes
représentait 20 000 livres par an (9 000 pour la capitale, 3 000 pour
Alexandrie et Antioche, 8 000 pour une centaine d'autres villes grandes
ou moyennes?), cela représente 1 440 000 sous, de quoi payer sans
doute moins de 36 000 soldats, beaucoup moins que ce qu'aurait
représenté, d'après les sources, la constuction de Sainte-Sophie, même si la
dépense a été répartie sur 10 ans19.

19 Comme on peut estimer le revenu d'une famille pauvre à environ 15 à 20 sous


par an, le coût moyen d'un militaire, tous grades confondus, y compris les soldes, les
frais pendant les expéditions, les dépenses pour l'armement, les casernes, les ouvrages
de défense . . ., ne peut être estimé à moins de 40 sous par personne, soit 1 440 000
sous pour 36 000 personnes. Il faut se souvenir, quand on veut évaluer la place du
ravitaillement des villes dans le budget de l'Empire et ses conséquences sur la
politique générale, qu'il prive l'Etat d'une forte partie des troupes que l'on aurait pu
recruter avec l'argent qui servait à le payer. Et quand la survie de cet Etat sera en cause,
au VIIe siècle, il n'est pas choquant de supposer qu'on s'est posé sérieusement la
question de savoir s'il valait mieux continuer à bien vivre en ville, au risque d'être conquis
rapidement. La construction de Sainte-Sophie aurait coûté 3 200 κεντηνάρια (320 000
livres ou 23 000 000 de sous) d'après la Narratio de s. Sophia, 25, éd. Th. Preger, Scrip-
tores originum constantinopolitarum, t. 1, Leipzig, 1901, p. 101-102 (texte cité par C.
Mango, The art of the byzantine Empire. Sources and documents, Prentice Hall, 1972,
p. 101). Même si on peut émettre quelques doutes à la fois sur le nombre et sur la
valeur du κεντηνάριον (voir, à ce sujet, G. Dagron et C. Morrisson, Le kentènarion dans
les sources byzantines, Revue numismatique, 6e série, 17, 1975, p. 145-162), il n'en reste
pas moins vrai que la somme dépensée dut être tout à fait considérable. 23 millions de
sous représentent beaucoup plus que toutes les rentrées fiscales égyptiennes pendant
580 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

Par ces dépenses, qui ne sont peut-être pas gigantesques par


rapport au montant global du budget20, bien qu'elles représentent une
charge annuelle importante, l'Empire commande directement la vie
sociale des citadins dans ce qu'elle a de plus quotidien. On pourrait
montrer que ce qui est vrai de l'alimentation, l'est aussi de l'adduction
d'eau, du chauffage des thermes, de l'entretien des murailles...21,

10 ans, sans doute plus que ce que pouvait rassembler le fisc impérial en 1 an; c'est
égal au total de tout ce que le parcimonieux Anastase laissa dans le Trésor, si l'on en
croit Procope {Anecdota, 19; 7-8, éd. cit., p. 121).
20 Faute d'une étude de la comptabilité publique protobyzantine, et surtout
d'une réflexion approfondie sur la source principale qui se trouve être ici, sans
conteste, la papyrologie et plus largement l'ensemble des données relatives à
l'Egypte, on n'a jusqu'à présent donné aucune estimation fondée du budget pendant
l'époque qui nous intéresse. Il faudrait d'abord bien distinguer les postes, en particulier
toutes les dépenses locales dont le ravitaillement ne constitue qu'une faible partie, à
côté de l'urbanisme, des spectacles ... ; bien identifier ce qui est budgétisé, en
particulier les dépenses ecclésiastiques, qui obéissent aux règles générales qu'elles
révèlent, en même temps qu'à des règles propres à ce budget spécifique; comprendre
exactement les mécanismes de Yadaeratio-coemptio qui s'appliquent aux produits les
plus divers, dont les subsistances, mais aussi aux services - l'hébergement des
soldats, les transports, l'entretien des routes, des aqueducs ou des fossés ... - inscrits
dans le budget central pour un certain nombre de sous d'or, et perçus sur place
sous forme de «corvées»; tenir un compte rigoureux des émoluments, commissions
et autres avantages accordés aux agents de la perception; ne pas oublier,
évidemment les abus, exactions, malversations et dissimulations de la matière imposable . . .
Pour une esquisse de ce que devrait être une recherche sur le budget de l'empire
protobyzantin, voir A. H. M. Jones, The Later Roman Empire, Oxford, 1964, p. 462-
465.Les calculs largement arbitraires de E. Stein, Studien zur Geschichte des
byzantinischen Reiches, vornehmlich unter den Kaisern Justinus II und Tiberius Constanti-
nus, Stuttgart, 1919, p. 141-160, et de A. M. Andréadès, Le montant du budget de
l'empire byzantin, Revue des Etudes grecques, 34, 1921, p. 20-56, permettent, après
un examen critique qui n'a pas à être reproduit ici, de supposer que le budget total
au moment de la plus grande extension de l'Empire, vers 555-560, devait dépasser
10 000 000 de sous, sans qu'on puisse encore préciser. Sans doute était-il inférieur à
4 000 000 et même à 3 000 000 de sous à la fin du VIIe siècle (sur l'époque
postérieure, voir le travail largement arbitraire dans ses estimations de W. T. Treadgold,
The byzantine State Finances in the eighth and ninth centuries, New York, 1982).
Jusqu'au début du VIIe siècle le ravitaillement des villes pouvait représenter 10% de
toutes les rentrées de l'Etat, et Constantinople en absorber au moins 5%. Le
maintien de la ville dans un empire réduit des 2/3 environ aurait fait monter cette
proportion à au moins 15%. Une telle charge était insoutenable pour le budget.
21 Les bains, les aqueducs et les murailles sont mentionnés dans les mêmes lois
et au même titre que l'approvisionnement en blé: CJ 1, 4, 26; 10, 30, 4, 530; NJ 128,
16, 545; CTh 15, 2, 1, 330 précise que les propriétaires de terres sur lesquelles passent
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 581

en un mot de tout ce qui concerne la vie urbaine. L'Etat byzantin


n'était pas une abstraction mais une réalité parfaitement sensible qui
nourrissait, passait des marchés, offrait des emplois, embellissait et
entretenait la ville . . . Les campagnards étaient tout aussi concernés
que les citadins, au moins pour ce qui touche au paiement de
l'impôt, car, par exemple, la moitié environ de tout ce que payaient les
Egyptiens allait à Rome, au IVe siècle, puis à Constantinople,
progressivement à partir de 330, et que, dans les autres provinces, une
part sans doute notable de la production servait à remplir le σιτωνι-
κόν. Les paysans fournissaient aussi, contre paiement ou au titre de
l'impôt, les chariots pour le transport des subsistances et venaient
même en profiter quand la disette se faisait trop dure. En outre ils
trouvaient un complément de ressources dans les chantiers urbains,
profitaient des fêtes . . .
La masse et l'importance vitale des sommes manipulées par les
détenteurs de l'autorité publique confirme ce qui vient d'être dit sur le
poids social conféré à ceux qui en disposent au nom de l'Etat. On
aimerait pouvoir établir des nuances régionales sur la qualité du pain, la
réaction dans chaque province face à Yadaeratio ou à la coemptio,
l'emplacement des marchés, la forme et le lieu des distributions, leur
importance exacte dans la vie de la cité, les rapports de force exacts
entre pouvoir central et société locale . . . On aimerait aussi déterminer
les rapports entre la présentation comptable et la réalité économique et
sociale, c'est-à-dire l'importance de la fraude ... Le présent travail n'a
pas à s'en préoccuper. Par contre il donne le cadre institutionnel
indispensable à la compréhension des réalités locales. La rigueur des
mécanismes bureaucratiques paraîtra sévère à ceux qui veulent atteindre
immédiatement les mille facettes de chaque situation concrète.
Cependant l'exemple d'Antioche, où l'on a été conduit à présenter
différemment le fonctionnement des institutions d'assistance frumentaire,
montre que celui-ci remet en question la vision que l'on peut se faire des
rapports sociaux après une lecture trop rapide des anecdotes, certes

un aqueduc sont dispensés de corvées extraordinaires, car l'entretien de l'aqueduc


compense les charges que supportent les autres propriétaires. <i>onc l'aqueduc est
maintenu en état grâce à de la main-d'œuijre publique. Des revenus publics servent au
chauffage des thermes (CTh 15, 1, 32, 395; un exemple, parmi d'autres, dans Ed. 13,
14, éd. dans NJ p. 787). Pour les murailles, voir J. Durliat, Les dédicaces d'ouvrages de
défense dans l'Afrique byzantine, Rome, 1981 (Collection de l'Ecole française de Rome,
49).
582 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

riches de signification, mais à condition d'être replacées dans un


contexte juste, c'est-à-dire d'être interprétées dans le cadre
institutionnel correct, indispensable au moins pour donner aux termes leur sens
exact.
D'autre part la place déterminante occupée par les prestations
publiques dans l'approvisionnement urbain éclaire d'un jour assez neuf
les villes protobyzantines. Qu'on les ait décrites comme des centres
créateurs de richesse ou comme des parasites, on les présentait comme
des agglomérations vivant en symbiose avec le monde rural
environnant : ou bien la ville échangeait sa production contre celle des
campagnes, ou bien elle se nourrissait grâce aux revenus divers que les
propriétaires résidant en ville tiraient de leurs domaines fonciers. Dans
tous les cas, il existait une corrélation assez nette entre prospérité
rurale et prospérité urbaine; une ville riche supposait une campagne assez
riche pour lui vendre ses «surplus», ou pour lui livrer de gros
fermages22.
Il ressort des textes analysés jusqu'ici que les gros propriétaires
terriens, s'ils sont les maîtres de la vie politique et sociale par
l'intermédiaire de leurs fonctions à la curie, ne sont les maîtres de
l'alimentation que de manière indirecte. Du moins aucune source ne
nous les présente comme de gros négociants en subsistances. Ils
mangent certes une part de leur production et en livrent certaines
quantités au marché. Mais leurs terres ne sont pas si vastes que, une
fois déduite la consommation des fermiers, il leur reste de quoi
vendre beaucoup aux citadins. Leurs distributions charitables sont
généralement limitées car elles visent rarement à nourrir leurs
concitoyens. Dans aucune des situations analysées on ne voit personne
attendre son salut des réserves conservées dans les greniers privés,
sauf les prédicateurs, mais ils en espèrent un don qui assurera le
salut du propriétaire plus que l'alimentation de toute la population.

22 Une telle conception, implicite ou explicite, est présente dans presque tous les
travaux consacrés à la vie économique des cités protobyzantines (voir, par exemple, D.
Claude, Die byzantinische Stadt im 6. Jahrhundert, Munich, 1969, p. 170-178), mais elle
ne peut rendre compte de la contradiction entre le déclin des villes au VIIe siècle (voir
ci-dessous, p. 595-597) et la reprise économique ou du moins le maintien de la vie
économique à un niveau convenable dans les campagnes, à la même époque (voir, en
dernier lieu, A. Guillou, Régionalisme et indépendance dans l'empire byzantin au VIIe
siècle. L'exemple de l'Exarchat et de la Pentapole d'Italie, Rome, 1969 (Istituto storico
storico italiano per il medioevo. Studi storici, 75-76), p. 179-202).
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 583

Quand on se tourne vers les riches, c'est essentiellement parce qu'ils


disposent des fonds et des stocks publics qui, eux, procureront des
quantités suffisantes, du moins temporairement. Sur leurs terres, il
n'est pas sûr que les gros propriétaires aient cultivé beaucoup de blé.
Et même s'ils l'ont fait, ils trouvaient sur place des clients pour une
part importante de leur récolte. Le reste n'était pas donné, mais
vendu, comme la production des petits propriétaires.
Le commerce tenait une place déterminante mais insuffisante
pour faire face à toutes les nécessités. Dans le cas des petites villes, il
subvenait à tous les besoins sauf en période de disette. Dans celui des
capitales, il assurait la fourniture de tout ce que l'annone ne livrait
pas, en particulier celle des denrées périssables, sans doute produites
en plus grande quantité à proximité de ces énormes agglomérations :
œufs, volailles, légumes, poisson ... Il assurait aussi le complément
de vin, viande et huile qui manquait, et cela de diverses manières :
soit par des transports réguliers à partir de régions relativement
proches qui s'étaiens spécialisées dans ces productions, à l'instigation
directe ou indirecte de l'Etat; soit par des transports plus aléatoires
réalisés par les gros bateaux venus de loin qui chargeaient des
amphores ou du blé quand les circonstances leur paraissaient favorables
ou quand le souci de ne pas venir avec un bateau vide les conduisait
à transporter des subsistances ou des denrées de qualité. Dans le cas
des villes grandes ou moyennes, on trouvait toutes les nuances entre
ces extrêmes : partout sans doute la proximité de la ville provoquait
une concentration des jardins, partout on acheminait des amphores,
partout chariots et surtout barques amenaient du blé. Mais partout
aussi on avait besoin de l'Etat.
Lorsqu'une crise frumentaire s'annonçait, les paysans
conservaient leur grain, vidant le marché, et quand la disette s'aggravait, ils
fuyaient et même venaient chercher en ville le complément de
nourriture indispensable pour faire la soudure. Or, répétons le, car c'est
une donnée géographique essentielle, les mauvaises années sont
fréquentes dans les régions sur lesquelles s'étendait l'empire
protobyzantin : sans action de l'Etat pour assurer la continuité, la vie urbaine
n'aurait été qu'une suite cahotique de fuites et de retours, à supposer
qu'elle ait réussi à s'implanter. Le σιτωνικόν représentait une
institution vitale pour le ravitaillement en blé, et c'est lui qui garantissait la
continuité et permettait les autres échanges entre villes et
campagnes. Ce n'est pas parce qu'elles sont complémentaires sur un plan
purement économique que le σιτωνικόν est rempli, mais parce qu'on
584 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

en a donné l'ordre aux agents de la cité qui lèveront les sommes


nécessaires. Cet ordre ne vient pas de grands propriétaires qui
dépenseraient en ville les profits obtenus par l'exploitation des paysans;
c'est la domination politique de l'Etat sur toute la société qui
provoque un transfert autoritaire de ressources du monde rural vers le
monde urbain, mais de l'Etat tel que nous l'avons défini, dont les
décisions bureaucratiques uniformes et abstraites dans leur
présentation reflètent les rapports de force à l'intérieur de l'Empire et sont
appliquées, avec une grande variété de nuances, par les notables
locaux.
Quand la ville dépassait la taille au-delà de laquelle les
négociants locaux ne pouvaient plus subvenir à ses besoins, car les
distances auraient été trop grandes et les investissements trop lourds dans
une situation où l'offre de subsistances était partout aléatoire, cette
distorsion entre les possibilités de l'économie de marché et les
besoins de la ville grandissait jusqu'au point où il n'existait plus aucune
corrélation entre les uns et les autres. C'était le cas de manière quasi
totale pour Rome et Constantinople, de manière plus ou moins forte
pour Alexandrie, Antioche, sans doute pour Thessalonique, Carthage
et pour les autres villes de même taille. Leur existence ne devait plus
grand chose aux échanges spontanés entre une ville et sa région; elle
dépendait presque entièrement de la volonté politique de l'Etat. Celui-
ci livrait des quantités considérables de céréales soit gratuitement,
soit à prix coûtant. Ainsi les prix, au moins pour les céréales, étaient
identiques à ceux du plat-pays, ce que l'existence d'un important
commerce privé n'aurait pu expliquer. La population des grosses
agglomérations, attirée par les emplois et le confort urbain, était
entretenue par des fournitures de blé régulières et à bon marché. Ces
dernières n'étaient cependant possibles que dans les ports.
C'est pourquoi le réseau urbain présentait un savant compromis
entre l'adaptation aux conditions géographiques et un dessein politique.
Toutes les très grandes villes, et même un nombre important des
grandes villes étaient des ports maritimes ou fluviaux, au bord de plaines
fertiles car la volonté ne pouvait braver les contraintes naturelles au
point d'établir une métropole très peuplée au milieu des terres, là où le
transport du blé aurait été ruineux pour les finances publiques. Or c'est
la décision de payer l'entretien de la grande ville qui assurait son
développement et sa persistance.
Le plus souvent le poids des traditions était tel que tout continuait
sans changement et que l'on oubliait cette intervention de l'Etat; on
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 585

pouvait croire que le réseau urbain était fondé sur des réalités
économiques immuables23. L'exemple de Constantinople - sans compter Jus-
tiniana Prima, Darà ... - montre cependant qu'il n'en était rien. Le
monde méditerranéen, principalement sa portion nord-orientale, n'était
ni plus riche ni plus pauvre qu'autrefois. Rome, depuis longtemps
privée du pouvoir impérial, qui s'installait dans diverses villes, au gré des
circonstances, n'était ni plus ni moins dynamique que dans un passé
immédiat, puisque - nous l'avons vu - sa population était sensiblement
la même vers 330 que depuis le Ier siècle; les autres villes continuaient
paisiblement une vie plusieurs fois centenaire. Rien n'annonçait un
grand bouleversement quand, soudain, la décision impériale24 de créer
une seconde capitale à l'Est modifia radicalement l'équilibre urbain,
suscitant une rivale à l'ancienne Rome, promouvant à la première
place en Orient une ville nouvelle plutôt que ses rivales, Alexandrie ou
Antioche. Il suffit, pour attirer les foules sur les bords du Bosphore, d'y
établir un palais et des bureaux administratifs, donc un centre créateur
d'emplois - de fonctionnaires, maçons, militaires, donc de domestiques,
commerçants ... - et un gros centre de consommation qui avait besoin
de fournitures considérables de subsistances, pour que, brusquement,
une très grande agglomération surgisse d'un quasi-néant. On ne saurait
mieux illustrer la primauté des choix politiques dans le développement
du réseau urbain, en dehors des petites villes.
L'étude du ravitaillement nous introduit au problème fondamental
de la ville protobyzantine. On trouve dans toute ville de cette époque
- mais une enquête plus large montrerait peut-être qu'il en fut de

23 Nous n'avons pas à discuter ici des causes qui ont provoqué l'apparition de
grandes villes uniquement à l'Est de la Sicile. Elles étaient le plus souvent antérieures à la
conquête par Rome du pays où elles se trouvaient. Ne témoignent-elles pas d'une volonté
politique de doter les Etats hellénistiques de villes dignes de leur puissance? L'absence de
grandes villes à l'Ouest - Rome mise à part - n'est-elle pas un indice en faveur du fait
que l'Empire n'eut pas les moyens ou la volonté d'y créer les grosses agglomérations qui
y manquaient faute de grands Etats préromains? La réflexion sur la destruction d'un
réseau urbain peut éventuellement offrir quelques éléments pour mieux comprendre sa
formation.
24 Quoi qu'on pense des autres villes, il ne fait aucun doute que Constantinople est le
pur produit de la volonté impériale. Elle, et elle seule, sut faire d'une ville moyenne de
province la plus grande ville du monde pendant près de deux siècles. Certes des activités
diverses se sont développées, mais elles n'ont pu le faire qu'à cause de l'immense marché
et des facilités diverses que l'action de l'Etat avait créé pour d'autres fins. Sinon
comment expliquer ce brusque développement que rien ne laissait prévoir?
586 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

même avant et après cette période25 - deux éléments hétérogènes.


D'une part la ville existe pour satisfaire des besoins réels et
incompressibles qui se manifestent dans le plat-pays, pour les petites villes, dans
toute une région pour les plus grandes : besoin d'une production
artisanale que les paysans ne peuvent réaliser seuls, besoin de biens lointains
apportés par les commerçants en un lieu donné et qu'il faut revendre,
besoin d'échanger les produits entre les diverses parties
complémentaires d'une même région, par exemple les animaux de la montagne
contre le blé de la plaine, besoin aussi d'un minimum d'administration
locale, d'un centre religieux et culturel. En contrepartie de ces services,
la campagne est prête à livrer les denrées indispensables par
l'intermédiaire des ventes réalisées par les paysans, et la partie de la population
urbaine qui vit de ces échanges est assurée d'un approvisionnement
régulier, sauf pendant les périodes de crise frumentaire grave. Ce type
de relations entre citadins et ruraux était prépondérant dans l'immense
majorité des villes qui n'étaient pas très importantes et se contentaient
de subsistances venues de moins de 20 à 50 km par terre et de moins de
100 à 200 km par voie d'eau, pour donner un ordre de grandeur
plausible.
Mais, à côté de cette nécessité économique et sociale, on trouve une
autre nécessité, purement politique. L'Etat injecte de très fortes
quantités de pouvoir d'achat dans les villes par les constructions publiques et
par les salaires versés aux divers agents de l'Etat. Que l'on songe au
prix payé, paraît-il, pour la construction de Sainte-Sophie26; à la
création ex nihilo de Justiniana Prima pour des raisons de prestige, de
Darà, pour des raisons militaires27, ou aux sommes perçues par les
seuls fonctionnaires civils de Carthage ou d'autres chefs-lieux de
provinces28; que l'on compte les églises élevées en moins de trois siècles en

25 Pour la période antérieure, voir n. 23. Pour la période postérieure, il faudrait


réfléchir aux raisons qui ont entraîné la substitution de Kairouan à Carthage, du Caire à
Alexandrie . . .
26 Ci-dessus, n. 19.
27 A propos de Justiniana Prima, voir, en dernier lieu B. Bavant, La ville dans le
Nord de l'Illyricum (Pannonie, Mésie I, Dacie et Dardanie), Villes et peuplement dans l'Il-
lyricum protobyzantin, Rome, 1984, p. 272-285 (Collection de l'Ecole française de Rome,
77). Pour Darà, indications dans Historia ecclesiastica Zachariae rhetori vulgo adscripta, 7,
6, trad. E. W. Brooks, Louvain, 1953, p. 24 {CSCO, 42). L'église aurait coûté à elle seule
plusieurs κεντηνάρια.
28 La seule administration civile de Carthage occupe 396 personnes et coûte au
Trésor la somme totale de 13 775 sous par an, non comptés les émoluments perçus lors de
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 587

très grand nombre jusque dans les cités les plus médiocres29; que l'on
ajoute les dépenses militaires souvent effectuées en ville, là où se
trouvaient les casernes, les greniers, là où les soldats vivaient avec leur
solde; que l'on pense enfin à la construction et à l'entretien des thermes et
autres bâtiments publics, qui représentent tous des dépenses de l'Etat,
financées par l'impôt; ces dernières dépenses étaient en effet
considérées comme indispensables à l'existence du cadre urbain, comme le
montrent divers indices, et l'illustrerait mieux une étude exhaustive;
une ville ne mérite réellement ce nom que si elle possède un certain
nombre d'édifices plus riches que ceux que l'on trouve dans les
campagnes et c'est l'Etat qui les paie30. Toutes les sommes ainsi affectées aux

l'exécution des actes administratifs (CJ 1, 27, 1, 534). Les gouverneurs des provinces
orientales reçoivent au moins 510 sous, pour leur seule administration civile (NJ 25, 535;
26, 535; 27, 535). Il n'est pas sûr que les lois, très succintes sur ce point, aient donné le
total des salaires. Il faut ajouter au moins une somme égale pour les militaires, un
complément pour le clergé et toutes les dépenses pour les travaux publics et autres charges
locales. 1 500 à 2 000 sous font vivre plusieurs centaines de personnes et induisent un
nombre appréciable d'activités dans une ville de quelques milliers d'habitants.
29 II suffit de regarder quelques plans de villes protobyzantines pour prendre
conscience de cette importance des bâtiments religieux. Je montrerai dans un travail en
préparation que les plus vastes, ceux qui servaient au culte public, étaient payés par le
budget ecclésiastique, certes, mais conçu comme une part du budget général de l'Empire.
30 On doit lire avec la plus grande méfiance les dédicaces de bâtiments municipaux
(pour une liste exhaustive des dédicaces africaines, C. Lepelley, Les cités de l'Afrique
romaine au Bas-Empire, t. 1, La permanence d'une civilisation municipale, Paris, 1979,
p. 304-314). Il faut tenir grand compte des dispositions légales qui autorisent les agents
de l'Etat à faire figurer leur nom sur ces inscriptions, à condition que celui de l'empereur
y apparaisse aussi (CJ 8, 11, 10). En général le responsable des travaux s'octroie la plus
belle place et se contente de rappeler l'origine publique des fonds en datant l'inscription
par le nom de l'empereur, accompagné d'une titulature plus ou moins complète. D'autre
part la formule sumptu proprio ne prouve absolument pas que les travaux ont été payés
sur la fortune personnelle de l'exécutant. CTh 15, 1, 51, 413, par exemple, utilise cette
formule pour signifier que les propriétaires de terres soumises à la charge publique de
l'entretien des fortifications devront s'en acquitter sumptu proprio, c'est-à-dire avec leurs
biens, certes, mais au titre de ce qu'ils doivent à l'Etat pour ces biens, et dans la limite de
leur capacité contributive. On peut ainsi expliquer des formules apparemment absurdes.
CIL 8, 20 266 = 8 393, par exemple, affirme à la fois que le praeses instituit, perfecit et
dedicavit une conduite d'eau dans des thermes alors qu'elle fut construite ex sumptibus
de citoyens. La contradiction disparaît si on comprend, en conformité avec les lois, que
ces citoyens ont effectué, sur les fonds publics qu'ils doivent au titre de leurs propriétés,
ou qu'ils reçoivent comme curiales, les travaux ordonnés par le gouverneur. On notera
d'autres cas voisins dans la liste dressée par C. Lepelley, en particulier les nombreuses
dédicaces par le gouverneur de travaux effectués sumptu proprio par des curiales ou des
588 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

villes créent un besoin de subsistances pour approvisionner ceux qui les


reçoivent. Or le marché ne peut toujours satisfaire toute la demande
supplémentaire. C'est pourquoi on doit instituer un ravitaillement
public qui peut être gratuit ou payant, permanent ou limité aux périodes
de crise, mais qui est indispensable pour la survie de la ville. Ainsi
s'échafaude un système économique déconnecté des nécessités
purement économiques, et qui vit, dans une mesure variable, par et pour
l'Etat, gonflé de crédits publics qui lui sont versés et nourri - au moins
pour partie - du blé public qu'on lève par la contrainte sur les paysans
pour lui permettre de vivre.
La ville protobyzantine apparaît donc, pour une part qui grandit
avec sa taille, comme dépendante de subventions diverses. Constitue-
t-elle pour autant un parasite socio-économique, vampire qui épuise la
campagne en la vidant de son sang31? L'historien, qui n'a pas à juger,
fait, à partir des informations livrées par les sources protobyzantines,
un certain nombre de remarques. La ville ne suce pas directement le
sang des paysans par le biais de la surexploitation de la campagne par
de grands propriétaires touchant en ville les profits - normaux ou
excessifs, peu importe - des fermages acceptés par les paysans. Si
parasitisme il y a, il ne provient pas de contrats privés mais d'un choix
politique qui s'appuie certes sur les notables locaux, car ils en sont les
principaux bénéficiaires, mais qui possède son autonomie propre. Pour

magistrats municipaux, avec, au début du texte, la datation par les empereurs régnants.
Les fonds sont publics, comme l'indique la datation, l'ordre vient du gouverneur qui a
surveillé les travaux et qui, à ce titre, place la dédicace, l'exécution a été confiée à des
agents locaux de l'Etat. A peu près toutes les constructions de quelque importance sont
donc payées par l'Etat. Sur le sens très technique des dédicaces, voir aussi J. Durliat, op.
cit., p. 93-104.
31 C'est l'interprétation souvent reprise de W. Sombart, Der moderne Kapitalismus,
t. 1, Munich, 1902, p. 142 : la ville antique serait un centre de consommation (Konsump-
tionstadt). La perspective ici proposée a l'avantage de déplacer le problème : que la ville
soit un centre de consommation des biens de la campagne est une évidence. Encore faut-
il savoir comment elle le fait. Ce peut être par des échanges de biens ou de services
contre des denrées ou par prélèvements imposés aux paysans. Mais ces derniers peuvent
être le résultat de rapports privés (fermages élevés qui engraissent le citadin au dépens
de l'agriculteur) ou de rapports publics (affectation à la ville d'une part de l'impôt). Dans
ce dernier cas, le paysan est certes contraint mais pour payer des biens (thermes,
routes . . .) ou des services (culte, spectacles . . .) dont il peut profiter. Toute la question est-
alors de savoir moins si le paysan est exploité que si cette ponction ne constitue pas un
frein qui bloque toute possibilité d'investissement productif susceptible de provoquer le
passage de l'économie traditionnelle à l'économie «capitaliste».
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 589

avoir duré des siècles, sinon un millénaire, Γ« exploitation» des paysans


doit reposer sur un consensus social assez large. Une étude plus
approfondie, fondée sur des sources appropriées, apportera peut-être des
informations sur ce point essentiel. D'après le dossier étudié on ne peut
faire que deux constatations. D'une part la ville ne vit pas des
superprofits procurés par la campagne; d'autre part la ville ne dépend pas
directement de la prospérité des campagnes qui l'entourent car il suffit
d'accroître la pression fiscale destinée à financer les dépenses urbaines
et l'alimentation des citadins pour accroître la taille de la ville, et, en
outre, la volonté politique d'entretenir des villes pourra varier en
fonction des disponibilités et des choix budgétaires32. Le réseau urbain sera
plus ou moins prospère selon que l'Etat voudra ou non lui consacrer
des crédits plus importants. La prospérité des villes ne peut en aucun
cas constituer un indice univoque de la prospérité générale de
l'Empire, et en particulier de la prospérité des campagnes. Le réseau urbain
sera plus ou moins dynamique selon que l'Etat voudra lui consacrer
des crédits plus ou moins importants. C'est peut-être ce qui explique
l'évolution des villes protobyzantines à partir du VIe siècle.
L'empire romain avait connu, au IIIe siècle, une très grave crise de
ses finances publiques, caractérisée par une dévaluation
exceptionnellement forte et, corrélativement, par un quasi arrêt des investissements
urbains33. A la fin du siècle nous avons noté une réorganisation des
institutions annonaires dans les capitales et les principales
métropoles34. On peut sans peine supposer qu'il en fut de même ailleurs,
d'autant plus facilement qu'on note une reprise de la vie urbaine due à de
nouveaux travaux publics qui témoignent d'un haut niveau des activités
générales dans les villes35. Par la suite, et jusqu'au VIe siècle, les villes
restèrent particulièrement prospères. Le déclin de Rome fut
exactement compensé par l'expansion de Constantinople. Alexandrie reçut au
moins jusqu'au milieu du VIe siècle les 2 000 000 de muids de blé que
Dioclétien lui avait accordés, preuve que la ville conservait une taille à
peu près constante. Les autres sources confirment cette impression, en

32 Ci-dessous, p. 599-605.
33 Sur la crise monétaire, qui est surtout une crise due au déficit budgétaire, voir en
dernier lieu, M. Corbier, Dévaluations et évolution des prix (Ier-IIIe siècle), Revue
Numismatique, 6e série, 27, 1985, p. 69-106, surtout p. 106. Sur la crise de l'urbanisme, C. Lepel-
ley, op. cit., surtout, p. 59-120.
34 Ci-dessus, p. 353.
35 C. Lepelley, op. cit.
590 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

particulier les fouilles de villes qui notent la continuité de l'habitat au


moins jusqu'au milieu du VIe siècle36, celle des édifices religieux qui
illustrent la continuité des constructions dans une foule de villes,
importantes ou non37; de même les découvertes monétaires montrent une
continuité certaine des échanges sous la même forme, du moins des
échanges qui se faisaient avec la monnaie de cuivre, dans la vie de tous
les jours38.
Brusquement, vers la fin du VIe siècle, la situation se modifie. Les
grands chantiers de la capitale cessent leurs activités. Une église
commencée à Philippes de Macédoine, vers le milieu du VIe siècle, ne fut
jamais terminée, et le reste de la péninsule balkanique donne la même
impression39. A Rome, dont les églises sont très bien connues, la
construction de nouveaux édifices diminue lentement pour se réduire à très
peu de choses, de simples travaux de restauration et d'aménagement,
dès le début du VIIe siècle40. De manière générale, on ne connaît pas de
grands édifices du VIIe siècle41.
L'architecture civile connut aussi un très net déclin. A Carthage, on
continue à entretenir certains quartiers en plein VIIe siècle, mais rien
ne prouve qu'on les ait tous occupés, et surtout qu'on ait créé du
nouveau42. A Antioche et dans l'Illyricum, on divise certaines maisons de

36 Ci-dessus, p. 1, avec les n. 1 et 3.


37 Voir, pour un jugement global, C. Mango, Architecture byzantine, Paris, 1981,
p. 129-160.
38 Voir les tableaux réalisés par D. M. Metcalf, The currency of byzantine coins in
Syrmia and Slavonia, Hamburger Beiträge zur Numismatik, 14, 1960, p. 442-443, à partir
des découvertes de monnaies, presque exclusivement de bronze, faites à Corinthe,
Athènes, Antioche, Sardis et dans la région de Sirmium. Jusqu'au dernier quart du VIe siècle,
le nombre des pièces trouvées est partout relativement abondant.
39 P. Lemerle, Philippes et la Macédoine orientale à l'époque chrétienne et byzantine,
Paris, 1955, p. 467-483. Pour l'Illvricum, Villes et peuplement . . ., passim. Comme le
déclin, dans cette région, est contemporain, ou presque, des invasions slaves, on est tenté
de leur imputer toute la responsabilité du phénomène. Une stratigraphie et une
chronologie fines permettront seules de déterminer si le déclin n'a pas plutôt des causes
structurelles et s'il aboutit à une disparition complète des villes que l'on voit parfois « renaître »
au même endroit quelques siècles plus tard (cf. n. 53).
40 B. Bavant, Le duché byzantin de Rome, thèse de troisième cycle, EHESS, sous
presse.
41 C. Mango, op. cit., p. 161.
42 Voir, par exemple, R. Brown et J.-H. Humphrey, The stratigraphical of the 1975
season, Excavations at Carthage conduced by the University of Michigan, 1975, Ann Arbor,
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 591

maître en appartements de qualité médiocre43. Si ces exemples sont


significatifs, ils révèlent une désaffection pour les grandes demeures. A
Corinthe, la ville se cache derrière les murs de l'Acropole, sur un
espace beaucoup plus réduit que celui de la ville ancienne44. On pourrait
multiplier les exemples, en citant Sardis, Ephèse . . ,45. Ce dernier cas
est important car l'effondrement du cadre urbain est contemporain
d'un maintien des activités commerciales, si un nombre unique mais
très élevé permet de tirer des conclusions46. Partout les habitations
particulières sont moins nombreuses, moins bien entretenues,
concentrées sur un espace plus restreint.
Les trouvailles numismatiques révèlent un incontestable déclin de
la circulation monétaire à l'intérieur des villes. On peut discuter sur la
valeur des variations sensibles depuis la fin du VIe siècle47. Il reste
indubitable que les monnaies de cuivre disparaissent de presque tous
les sites urbains à partir du règne de Constantin IV (668-685) 48. Cela ne
signifie nullement la disparition des villes qui ont continué à vivre,
comme le prouvent les murailles reconstruites ou entretenues, les listes

1978, p. 70-106. On attend avec impatience une interprétation d'ensemble de toutes les
découvertes archéologiques faites dans cette ville.
43 Voir S. Ellys, La casa bizantina, Bari, Corsi di studi, 6, sous presse. Pour l'Illvri-
cum, J.-P. Sodini, L'habitat urbain en Grèce à la veille des invasions, dans villes et
peuplement ... p. 341-397.
44 A. Bon, Le Péloponnèse byzantin jusqu'en 1204, Paris, 1951, p. 51-54 (Bibliothèque
byzantine).
45 C. Foss, Byzantine and turkish Sardis, Harvard, 1979; Late antique and byzantine
Ankara, DOP 31, 1977, p. 27-87; Ephesus after Antiquity : a late antique, byzantine and
turkish city, Cambridge, 1979.
46 Théophane, Chronographia, éd. C. de Boor, Leipzig, 1883, p. 634-635 : Constantin
VI (790-797) accorda 100 livres d'or à l'église Saint-Jean d'Ephèse, sur les revenus du
κομμέρκιον de la foire de la ville. Il faut donc qu'elle ait rapporté au moins cette somme,
et sans doute davantage puisque notre source ne dit pas que l'empereur donna tout le
revenu de la foire. La persistance d'un grand commerce international, dont les affaires se
traitaient lors des foires, ne contredit pas le déclin général des activités publiques en
ville. On peut continuer à y négocier bien que les monuments soient laissés en ruine par les
autorités, et que les notables soient déconsidérés parce qu'ils ne traitent plus que des
affaires d'importance médiocre.
47 Voir D. M. Metcalf, op. cit., p. 442-443. Le hasard des fouilles doit expliquer, pour
une bonne part, qu'Athènes connaisse un maximum entre 610 et 668, tandis qu'à
Corinthe, non loin de là, on constate un très fort déclin du nombre des pièces perdues pendant
la même période.
48 On ne trouve plus alors que quelques pièces, en très petit nombre, à Athènes et à
Corinthe.
592 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

épiscopales ou certains textes qui mentionnent l'existence de telle ville,


la persistance de ses activités économiques, ou la présence de tel
bâtiment qui n'aurait pu rester debout si tout le site avait été abandonné49.
La quasi-disparition des monnaies divisionnaires ne prouve pas que les
villes ont disparu, mais que leur économie s'est organisée
différemment50. Les autres sources, qui semblent montrer leur profonde
anémie doivent être interprétées convenablement avant d'être utilisées, et
alors elles ne sont pas aussi affirmatives qu'il pourrait le paraître51.
En particulier, la ruine rapide, totale et irrémédiable des édifices
publics qui servaient aux bains ou aux spectacles, thermes, théâtres et
hippodromes, livre des éléments intéressants pour une réflexion dont
on peut seulement suggérer la direction52. Ces édifices étaient de
grande taille et généralement bien visibles dans le paysage, principalement

49 P. Charanis, The significance of coins evidence for the history of Athens and
Corinth in the seventh century, Historia, 4, 1955, p. 163-172 et P. Kazdan, Vizantijskie
goroda ν VII-XI w, Sovetskaja archeologija, 21, 1954, p. 164-183, frappés par le
synchronisme des évolutions dans des régions très différentes, rejettent l'explication du déclin de
la circulation monétaire par l'effet des invasions qui ont assailli l'empire byzantin à des
dates assez variables, et y voient la preuve indubitable d'un déclin général de l'économie
urbaine. G. Ostrogorsky, Byzantine cities in the early middle age, DOP, 13, 1959, p. 45-66,
a eu le mérite d'insister fortement sur la continuité des villes et sur les preuves de leur
survie, voire même de leur prospérité entre les deux périodes particulièrement brillantes
du VIe et du Xe siècle. On ne peut plus expliquer la disparition de la monnaie de cuivre
par celle des villes.
50 Vivre sans monnaie d'appoint ne signifie pas nécessairement vivre sans monnaie,
car on perd rarement les pièces d'or, ce qui explique la rareté des trouvailles dans les
fouilles de rues, à toutes les époques. Cela ne signifie pas, non plus, la disparition des
échanges car on peut commercer au moyen du troc, surtout sous sa forme la plus
élaborée qui est très proche de la compensation : on donne un bien estimé à tant de follets
contre un autre bien ou plusieurs biens de même valeur, l'égalité pouvant être obtenue au
terme de nombreuses transactions ou par le versement d'une petite somme de monnaie;
la monnaie réelle ne circule pas mais sert de référence pour l'évaluation des produits
échangés.
51 Par exemple, l'absence d'un évêque à un concile prouve seulement qu'il était
absent et non que sa ville a disparu. La faible représentation d'une région, comme les
Balkans, prouve soit que les villes y ont pratiquement disparu, soit qu'elles étaient
provisoirement coupées de la capitale pour une raison à préciser (G. Ostrogorsky, op. cit.,
p. 54-58) ... On pourrait multiplier les exemples et songer tout particulièrement au fait
qu'un évêque soumis aux Slaves, responsable de l'encadrement idéologique dans le pays
où il réside, n'a pas à se rendre à Constantinople dans un pays étranger, pour participer
à un concile.
52 C. Mango, Daily life in Byzantium, Akten des XVI. internationalen Byzantinisten-
kongresses, (Vienne, 1981), dans JOB 31, 1, 1981, p. 337-354.
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 593

les thermes. Leur abandon peut donner l'impression que tout le site a
été délaissé, en l'absence de fouille fine et de moyens précis de
datation, pour les constructions privées, en dehors précisément des
monnaies. En fait, cet abandon témoigne surtout d'une autre manière de
vivre en ville, donc d'une autre conception du phénomène urbain53.
D'autre part, ces bâtiments, payés avec des fonds publics54, attestent
surtout une diminution des dépenses engagées par l'Etat et qui
apportaient à la ville le complément de ressources grâce auquel elle dépassait
le niveau minimum que justifiait son rôle dans la vie économique locale
et dans les échanges entre la campagne et le monde extérieur. L'Etat
était aussi le principal utilisateur de la monnaie car ses agents
recevaient leur salaire sous forme de pièces avec lesquelles ils achetaient
tout le nécessaire alors que les paysans, les artisans et peut-être même
les petits commerçants procédaient à des échanges directs de biens ou
de service avec souvent une évaluation monétaire de ce qui était
échangé, mais sans usage constant de la monnaie55. Une forte diminution des
marchés publics, des salaires de fonctionnaires . . . devait normalement
provoquer une très forte contraction de la circulation monétaire, plus

53 G. Dagron, Les villes de l'Illyricum protobyzantin, dans Villes et peuplement dans


Vlllyricum protobyzantin, Rome, 1984, p. 16-17 : l'auteur rapproche le déclin de
l'urbanisme au cours du VIe siècle de lois limitant les pouvoirs des gouverneurs pour obliger l'évê-
que et les πρωτεύοντες à respecter les lois sur l'entretien des édifices publics. J.-P. Spie-
ser, La ville en Grèce du IIIe au VIIe siècle, ibid., p. 335 et 338 : les monuments révèlent la
continuité jusqu'au VIe siècle d'un système traditionnel; leur abandon à la fin du siècle
prouve la dislocation de ce système bien plus que l'effet destructeur des invasions; par la
suite «ce qui réapparaît est d'une autre nature et nous ne sommes plus dans l'Antiquité».
La fin de l'urbanisme antique signifie la fin de la conception antique de la ville, non la
fin de la ville elle-même.
54 Voir provisoirement ci-dessus, n. 30.
55 Le fonctionnement de la poste publique au VIe siècle, en Asie Mineure, montre
que la monnaie, surtout la monnaie d'or, allait souvent directement des caisses de l'Etat
dans celles de ses créanciers pour revenir immédiatement dans les premières. Mais le
fonctionnaire payé en or devait échanger ces pièces à très haut pouvoir d'achat contre de
la monnaie de cuivre, assurant ainsi la circulation de celles-ci. Si les fonctionnaires, et
autres agents de l'Etat, étaient moins nombreux, la circulation de la monnaie de cuivre
diminuait d'autant. Voir, sur ce que j'ai appelé le circuit court de l'or qui va de l'Etat aux
fonctionnaires puis aux contribuables avant de revenir dans les caisses du Trésor sans
presque servir aux échanges économiques, J. Durliat, Stato e moneta, Bari, Corsi di studi,
4, p. 193. La question est cependant loin d'être épuisée. Voir, en dernier lieu, D. M. Met-
calf, The mint of Thessalonica in the early byzantine period, dans Villes et
peuplement .... p. 122-123 et M. F. Hendy, Studies in the byzantine monetary economy : e. 300-
1450, Cambridge, 1985, p. 606.
594 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

que proportionnelle à la diminution de l'activité économique générale.


Le VIIe siècle apparaît donc plutôt comme celui de la mutation que
celui de la disparition des villes. La forte baisse de l'intervention
étatique a ramené la ville à la place que méritait son dynamisme propre. Le
déclin démographique a sans doute été beaucoup plus limité que
l'abandon des bâtiments publics, et donc l'aspect délabré de la plupart
des villes ne le laisse supposer.
Les textes dont nous disposons ne contredisent pas cette
impression, bien au contraire. Nous avons vu que les descriptions de
Constantinople la présentent comme une ville encore populeuse et active au
milieu du VIIe siècle, comme une ville sale, encombrée de tas de fumier
et privée de son commerce international, pour partie au moins, à la fin
du même siècle, comme une ville largement en ruine, au début du VIIIe
siècle, époque à laquelle on ne comprend plus la signification des
anciennes institutions : le changement quantitatif s'accompagne d'un
changement qualitatif qui rend les souvenirs du passé
incompréhensibles à la population56. De même Thessalonique vit avec beaucoup
moins de blé à la fin du VIIe siècle qu'elle ne le faisait, selon toute
vraisemblance, vers 600 57. Elle a perdu une bonne partie de sa population
et mérite d'être définie comme une ville peu peuplée, d'après notre
source principale58. Le cas d'Ephèse, où la grande foire annuelle aurait
rapporté au fisc un minimum de 100 livres d'or, suggère que le déclin
de la vie économique n'est pas la cause première de la crise urbaine59.
Le déclin est plus fort encore dans les zones occupées par les Slaves
mais il faudrait poser la question de savoir si c'est la barbarie - dans le
pillage et la désorganisation de la vie sociale - ou le refus, sinon
l'incapacité, de maintenir le réseau urbain qui explique le mieux ce
phénomène; de ce point de vue la persistance d'une vie urbaine développée
dans les pays conquis par les Arabes donne à réfléchir60.

s6 Ci-dessus, p. 274-275.
57 Ci-dessus, p. 404-405.
58 Les plus anciens recueils des miracles de saint Démétrius, 250, éd. P. Lemerle, 1, Le
texte, Paris, 1979, p. 213.
59 Cf. n. 46.
60 Peut-être faudrait-il accorder une plus grande attention aux traces d'occupation
d'habitations privées, même si les bâtiments publics ont disparu; cf. B. Bavant, op. cit.,
p. 286-287 : si la ville prend un aspect rural, ce n'est pas nécessairement parce qu'elle se
trouve dans un contexte économique déprimé; ce peut être aussi parce que le nouvel Etat
n'éprouve aucun goût pour les dépenses d'urbanisme. Cf. n. 53.
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 595

Une fois établie la généralité du déclin ou plutôt de la


transformation définitive de la civilisation urbaine, sans disparition des villes, on
est conduit à en rechercher les raisons. Sa généralité même exclut les
explications partielles. Le déclin de Rome peut s'expliquer par la perte
de son statut de capitale, mais cela ne vaut que pour elle. Celui de
Corinthe, Athènes ou Thessalonique peut être mis en relation avec les
invasions slaves ou avares, ce qui fait en soi problème car très vite
Grecs et barbares ont vécu en bonne intelligence, comme on le constate
dans la troisième de ces villes, et surtout n'explique pas le déclin des
villes d'Asie ou celui de la capitale elle-même. La perte de l'Egypte eut
des conséquences très graves pour toutes les villes côtières de la
Méditerranée orientale, car toutes ont touché une fois ou l'autre de son blé
en plus ou moins grande quantité, mais n'a pas influencé l'évolution
des villes de l'intérieur ou d'Occident. Un phénomène général appelle
donc une explication générale.
Une explication économique devrait faire appel soit à un déclin de
la production agricole, qui représentait sans aucun doute 80 à 90% de
la richesse intérieure, soit à un déclin des activités urbaines dont la
part dans le produit national aurait diminué. Une crise de l'agriculture
est peu probable puisque des techniques identiques, sur des sols
semblables, sous un climat qui n'a pu varier de manière sensible en dehors
de quelques zones marginales61 ne pouvaient que conduire à la
continuité tant des denrées produites que des rendements. Une fois passé le
choc de la peste qui a pu être à l'origine d'une crise démographique et
donc d'une réduction de la production, et réparés les dommages
toujours mineurs des guerres, à une époque où les armées étaient peu
nombreuses et dotées d'un armement peu destructeur, tout devait
normalement rentrer dans l'ordre. Une enquête sommaire confirme cette

61 Les régions frontalières, soumises aux passages répétés des armées, certaines
zones en bordure du désert qui ont souffert des variations climatiques, d'autres qui ont
profité d'investissements plus importants à une époque qu'à une autre . . . ont pu voir
leurs rendements varier. Ailleurs un contemporain de César n'aurait pas vu de grands
changements dans les techniques agricoles et dans les profits qu'on tirait de la terre. Il
suffit, pour s'en convaincre, de constater que les taux de profits escomptés d'un
investissement foncier n'ont pas beaucoup changé. Il ressort de NJ 40 qu'un profit de 8% par an
est considéré comme exceptionnellement bon - mais se rencontre parfois -; les
agronomes de l'Antiquité jugeaient un profit de 5 à 6% comme satisfaisant (R. Duncan-Jones,
The Economy of the roman Empire. Quantitative studies, Cambridge, 1974, p. 33). Voir
aussi ci-dessus, p. 553, n. 186.
596 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

impression. Le bourg d'Aphroditô a connu une prospérité


manifestement constante du VIe au VIIIe siècle, puisque le montant de l'impôt y
est remarquablement stable, pour autant que nous puissions le
constater62. Le seul texte qui nous donne directement des rendements
agricoles, entre le IVe et le VIIe siècle, indique sans discussion possible que les
céréales rendaient un nombre de grain identique à ce que les
agronomes du Ier au IVe siècle considéraient comme normal63. Pour l'Egypte
on peut calculer que les surfaces cultivées n'avaient guère varié64. De
même, pour la seule région qui ait jusqu'à présent donné lieu à une
monographie exhaustive, on ne note aucune trace de recul des cultures,
bien au contraire65. Et pourtant ces deux régions ont subi les invasions
perses et arabes.

62 J. Durliat, Moneta e stato nell'impero bizantino, Bari, Corsi di studi, 4, 1986,


p. 194-196, corrigeant R. Rémondon, P. Hamb. 56 et P. Lond. 1 419 (notes sur les finances
d'Aphroditô du VIe au VIIIe siècle), Chronique d'Egypte, 40, 1965, p. 401-430. Les impôts
auraient augmenté de 2 000% en deux siècles, ce qui est totalement inadmissible
puisqu'ils représentaient déjà environ 20% de la production vers 540. En fait P. Lond. 1 419
donne le montant total des impôts dus par la cité et P. Lond. 1 412, 1. 9-13 fait bien la
distinction entre le bourg d'Aphroditô, redevable de la même somme qu'au VIe siècle
(mais presque tout en or et non moitié en or et moitié en blé), et la circonscription dont il
est devenu le chef-lieu à la suite d'une modification des circonscriptions administratives
par les Arabes (cf. introduction à P. Lond. t. 4, p. XIII-XIV). Un impôt globalement stable
ne peut guère correspondre qu'à une production globalement stable. Sur le rôle sans
doute limité des invasions dans la mutation urbaine dans les Balkans, voir G. Dagron et
J.-P. Spieser (n. 53).
63 D'après le poids de l'impôt (environ l'équivalent de 2 qx de blé par ha de terre
arable) on doit admettre que le rendement du blé en Egypte ne pouvait être inférieur à 10
qx/ ha, si l'on ne veut pas supposer une pression fiscale intolérable (J. Durliat, op. cit.,
p. 196). D'autre part P. Ness. 82 donne, pour le bourg de Nessana, dans le Néguev, des
rendements de 7 pour 1, qui sont absolument comparables à ceux qu'indiquaient les
agronomes antiques et que donnent les statistiques anciennes à propos de l'agriculture
traditionnelle dans des régions de même nature. L'hypothèque d'une chute
catastrophique des rendements dans l'Occident barbare semble, pour sa part, entièrement levée.
64 P. Cairo Masp. 67 057 donne le tarif de l'annone publique pour les terres arables :
1, 25 artabe pour 1 aroure. L'édit 13, 8, éd. dans NJ, p. 783, donne le montant total
de cette annone: 8 000 000 d'artabes de blé, soit 24 000 000 de muids (voir ci-dessus,
p. 257-258). On peut donc calculer approximativement la superficie cultivée de l'Egypte
car 8 000 000: 1,25 = 6 400 000 aroures, soit environ 6 400 000: 4 = 1600 000 ha ou
16 000 km2, à peu près ce qui était cultivé à la fin du XIXe siècle (d'après A. C. Johnson et
L. C. West, Byzantine Egypt : Economie studies, Princeton, 1948, rééd. Amsterdam, 1968,
p. 236).
65 G. Tchalenko, Villages antiques de la Syrie du Nord. Le massif du Bélus à l'époque
romaine, 3 t., Paris, 1953-1958 (Institut français d'archéologie de Beyrouth. Bibliothèque
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 597

Un déclin des activités secondaires et tertiaires sans baisse


importante de la production agricole ne peut s'expliquer que par des raisons
d'ordre social ou politique. Or je ne vois pas de mutation radicale dans
la structure sociale de l'Empire au VIIe siècle, du moins de mutation
qui aurait pu provoquer l'effondrement du réseau urbain. Les
nombreuses analyses du mécanisme de la perception de l'impôt,
principalement des subsistances annonaires suffisent, me semble-t-il, à montrer,
dans un premier temps, que ce qu'on a pris pour des latifundia, aux
mains de quelques grandes familles municipales ou impériales, telle
celle de Melanie ou des Apions, sont pour l'essentiel des assiettes
fiscales sur lesquelles les prétendus grands propriétaires - qui, souvent,
possédaient tout au plus quelques centaines d'hectares - n'exerçaient
d'autres droits que ceux de percepteurs des revenus publics qu'ils devaient
concentrer avant d'en redistribuer l'essentiel à des bénéficiaires locaux,
soldats ou autres; ce ne sont pas des agents des grands domaines mais
des fonctionnaires civils ou militaires touchant, par affectation directe,
leur salaire dans la région où ils exercent leur charge66. Si les
latifundia n'existent pas, ou n'existent qu'en très petit nombre, on comprend
pourquoi les esclaves travaillant les champs sont relativement rares, au
moins dans la partie orientale de l'Empire67. Trois remarques décou-

archéologique et historique, 50). Les recherches actuelles de G. Tate modifieront


certainement les interprétations, non l'ampleur de l'ocupation du sol, au moins jusqu'à la fin de
la période ici considérée. Pour l'Illyricum (Villes et peuplement . . .) la question des
rapports entre vie rurale et prospérité urbaine n'a jamais été abordée comme s'il allait de soi
qu'on ne doit chercher aucun lien entre les deux.
66 Sur l'affectation directe des recettes à des dépenses locales, voir J. Gascou, La
possession du sol, la cité et l'Etat à l'époque protobyzantine et particulièrement en Egypte
(Recherches d'histoire des structures agraires, de la fiscalité et des institutions aux Ve, VIe et
VIIe siècles), Thèse de troisième cycle, Paris, 1974; id., L'institution des bucellaires, BIFAO
76, 1976, p. 143-156, pour le paiement des soldats; voir aussi n. 30, pour les travaux
publics.
67 A. H. M. Jones, Census record of later Roman Empire, Journal of Roman Studies,
43, 1953, p. 49-64, émettait déjà des réserves à propos du rapport constamment
changeant et parfois aberrant entre le nombre des esclaves et la superficie des terres
auxquelles ils étaient rattachés : ils pouvaient difficilement constituer une main d'œuvre rurale
qui ici aurait été pratiquement inexistante, là aurait été largement pléthorique. Le grand
papyrologue soviétique I. F. Fikhman a étudié à plusieurs reprise le dossier d'Oxyrhyn-
chos qui fournit plus de 1 000 mentions d'esclaves (Slaves in byzantine Oxyrhynchus, 13e
congrès international de papyrologie, Munich 1974 p. 117-124 = Sklaven und Sklavenarbeit
im spätrömischen Oxyrhynchos, Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte, 1972, 2, 149-200 =
Ofeirinh, Gorod papirusov, Moscou, 1976, p. 197-199). Il a montré que le nombre des
598 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

lent de cette constatation. D'abord l'évolution sociale n'a rien de


révolutionnaire : dès le début du VIe siècle au moins, l'évêque est le principal
personnage de la cité, issu des rangs des notables dont il a reçu la
direction, ce qui lui donne un pouvoir spirituel, économique et social
considérable; depuis longtemps les militaires ont tendance à prendre le
dessus sur les civils avec la promotion des ducs à la tête de toute
l'administration civile et militaire de la province, le gouverneur n'étant que
leur subordonné; dès le IVe siècle les curiales ont peu à peu perdu leur
pouvoir au profit d'abord des principales, puis de l'évêque, mais ils sont
toujours présents car on les trouve encore en action dans l'Egypte du
VIIIe siècle, remplissant les fonctions qui avaient toujours été les
leurs68. D'autre part les changements que l'on note au VIIe siècle69
n'ont pu avoir qu'une influence limitée sur le ravitaillement : la montée
du particularisme régional est plutôt la conséquence d'une contraction
des échanges que sa cause. Surtout les notables municipaux qui
manipulent plus d'argent et de blé publics que d'argent ou de blé privés sont
incapables, à eux seuls, de provoquer une mutation importante; nous
avons constaté plusieurs fois que la production des grands domaines ne
tenait qu'un rôle secondaire dans l'approvisionnement, tandis que les
distributions charitables venant de personnes privées étaient peu
abondantes70. De manière plus générale, l'importance des responsabilités
financières, administratives et sociales découlant de la délégation
d'autorité publique de l'Etat entre les mains des notables municipaux sug-

mentions d'esclaves décline fortement à partir du IVe siècle et que, de la fin du IIIe siècle
à la conquête arabe, on ne trouve qu'une mention explicite d'esclave producteur. D'après
le contexte on peut conclure qu'il n'existe aucune attestation d'esclave participant aux
travaux des champs. Les esclaves constituaient essentiellement le personnel domestique
(gardiens, porteurs, employés de maison . . .). La correspondance de Grégoire le Grand
donnerait pour l'Italie un résultat très voisin (591-602). Voir aussi P. A. Yannopoulos, La
société profane dans l'empire byzantin des VIIe, VIIIe et IXe siècles, Louvain, 1975, p. 275.
L'esclave est un signe de richesse, un serviteur pour des travaux domestique, rarement
une source d'énergie pour la production, surtout pour la production agricole. Cela pose
en des termes originaux la question des servi dans les « grands domaines » (yillae . . .)
d'Occident : encore esclaves ou déjà serfs?
68 Sur l'existence de πολιτευόμενοι (curiales) au VIIIe siècle, voir P. Apol. Anô, index,
s. v.
69 Les grandes familles «impériales», c'est-à-dire disposant de relations dans
l'ensemble de l'Empire, comme celle des Apions, semblent disparaître au début du VIIe
siècle. Sur la montée du régionalisme, A. Guillou, op. cit., p. 231-254.
70 Ci-dessus, p. 551-554.
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 599

gère très fortement qu'il doit exister une corrélation directe entre les
choix fondamentaux de la politique impériale et leur place dans la
société.
On se trouve donc en présence d'un déclin des activités urbaines
que rien, dans les structures sociales ou dans les productions du monde
rural, ne permet d'expliquer de manière satisfaisante.
C'est dans ce contexte que l'évolution de l'annone municipale
prend toute son importance et sa signification historique dans un cadre
encore mal défini, que la présente recherche contribuera peut-être à
préciser. En effet il semble possible d'établir un rapprochement entre
le déclin du ravitaillement municipal, le déclin des dépenses locales de
l'Etat et le déclin des villes. La ville vivait, pour une part variable, grâce
au pouvoir d'achat injecté par les dépenses publiques (salaires,
constructions, bains, jeux . . .) et satisfaisait en partie ses besoins de
subsistances par l'intermédiaire du grenier municipal. Entrées et sorties
étaient gérées par les curiales qui tiraient de cette activité à la fois de
substantiels bénéfices et un prestige considérable. La remise en
question, à la fin du VIe siècle et au VIIe siècle, de ces dépenses publiques
provoqua une très forte diminution de la disparité entre ce qu'étaient
les villes et ce que les possibilités de l'économie rurale permettaient
d'entretenir sans aide extérieure; en même temps, à l'intérieur de la
ville de nouvelles priorités apparurent, entraînant la fin d'un genre de vie
particulier et des monuments qui lui étaient indispensables, surtout les
monuments publics, parure jugée nécessaire jusque-là mais qu'on ne
pouvait plus entretenir, à l'exception des églises dont le nombre resta
au mieux stable pendant un ou deux siècles. Enfin les curiales et les
principales, dépossédés de certaines attributions, perdaient de leur
autorité.
Nous avons noté que l'arrêt des constructions publiques était
contemporain des premières mesures de restriction à propos de
l'assistance alimentaire. Cela donne un poids supplémentaire à l'affirmation
de Procope d'après laquelle Justinien aurait diminué les dépenses en
faveur des villes, pour les jeux, les bâtiments publics, les médecins, les
professeurs et, au moins dans un cas, aurait affecté les fonds ainsi
récupérés à l'entretien de l'armée71. L'archéologie confirme, pour ce
qui la concerne, les dires du polémiste qui, de ce fait, doivent être
considérés comme en grande partie vrais. Dès le règne de Justinien, la

71 Procope, Anecdota, 26, 5-11 et 31-34, éd. cit., p. 158-159 et 163-164.


600 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

tentative, réussie ou non, peu importe ici, de supprimer ou de réduire


le ravitaillement gratuit d'Alexandrie, à la fin du siècle, les efforts de
Justin II puis l'essai de Maurice pour obtenir X adaeratio de l'annone de
Constantinople, en constituent les premiers signes. Au début du VIIe
siècle, on supprima aussi l'annone gratuite de Rome. Ces indices
témoignent d'un effort certain et cohérent pour diminuer le coût des villes à
la fois par la réduction des dépenses publiques en ville et par la
réduction de l'assistance alimentaire qui aidaient le surplus de population à
vivre. Cet effort commença bien avant que les invasions aient remis en
question la possibilité d'assurer l'approvisionnement des villes, en
particulier bien avant que les invasions perses puis arabes ne viennent
fermer les portes du grenier égyptien. En attendant une enquête plus
approfondie, il paraît possible d'entrevoir que les dépenses
considérables engagées par Justinien, le coût des guerres puis des premières
invasions dans les Balkans, non compensés par le profit de la
reconquête, ont contraint à pratiquer des coupes sévères tant dans le budget
civil que dans le budget ecclésiastique. Et ce que l'on sait des
constructions tend à montrer qu'on a commencé par les interrompre avant de
diminuer les prestations de blé public comme si on avait cessé de
donner ce qui n'était plus indispensable puisque l'activité, donc la
population, se réduisait dans les villes. Il serait intéressant de se demander si
les campagnes de propagande contradictoires sous le règne de
Justinien, les changements brusques de politique sous Justin présenté
comme trop parcimonieux puis sous Tibère, jugé soit généreux soit laxiste,
les difficultés de Maurice tant dans les provinces qu'avec l'armée,
l'assassinat de cet empereur puis de son successeur, ne révèlent pas des
luttes d'influence à la cour entre des groupes de pression
professionnels et locaux pour retarder l'heure des restrictions nécessaires ou
pour tenter d'en faire porter tout le poids par d'autres que soi.
Peut-être se serait-on acheminé vers une politique d'économies
qui auraient réparti les sacrifices sans remettre tout le budget, et
donc l'édifice social, en question. C'est alors que survinrent les
invasions perse et surtout arabe; elles tarirent d'un seul coup la
principale source d'approvisionnement pour les grandes villes. Il en
découla une remise en cause radicale des principes mêmes de la société. Et
cette remise en question apparaît surtout comme la conséquence sur
le budget des désastres militaires. Sans parler d'Antioche et
d'Alexandrie perdues, il est clair qu'on ne pouvait se procurer ailleurs qu'en
Egypte le blé indispensable pour une agglomération de 600 000
habitants.
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 601

Sans revenir sur les conditions extraordinairement complexes qui


concourent à la détermination d'une politique économique par
l'intermédiaire du budget, ni sur la difficulté d'expliquer les crises socio-
politiques de la fin du VIe siècle et du début du VIIe siècle72, on doit
souligner qu'il n'est pas question d'interpréter les textes législatifs
promulgués par les empereurs comme l'effet de leur libre arbitre
indépendamment de toute pression sociale ou de toute contrainte
extérieure, bien au contraire, comme on le verra ci-dessous73.
Cependant il ne fait guère de doute que les grands bouleversements sont
ponctués de décisions politiques, comme la tentative d'adaeratio sous
Maurice ou comme la suppression de l'annone gratuite à Rome et à
Constantinople, de même que toutes les décisions antérieures - qui
allaient en sens inverse - d'accroître les subventions permanentes ou
conjoncturelles74. Il ne fait aucun doute, non plus, que ces décisions
étaient lourdes de conséquences à cause de l'importance énorme des
sommes engagées et qui, d'un point de vue formel, dépendaient d'une
simple signature.
En effet pourquoi le déclin de Constantinople fut-il si prononcé et
si rapide? Une grande ville qui dispose d'une production importante et
peut payer sa nourriture finit toujours par en obtenir, au moins parce
que les Arabes, trop heureux de conserver à l'intérieur de leur Etat les
fonds perçus au titre de l'impôt - ce qui explique l'arrêt de l'annone -
n'auraient guère fait de difficultés pour le maintien de ventes profita-

72 Ci-dessus, p. 574-577.
73 P. 602-603. Les empereurs ont tiré les conséquences des invasions qui diminuaient
d'au moins les 2/3 les ressources du budget (n. 20). Le problème peut se résumer ainsi, de
manière schématique : fallait -il maintenir l'allocation en blé à Constantinople, alors
qu'elle passait (en nombres volontairement arrondis par excès) de 600 000 sous pour un
budget de 12 000 000 de sous (5%) à 600 000 sous pour 3 000 000 de sous (20%), au
détriment de l'armée, ou diminuer non seulement le montant de cette allocation, mais aussi sa
part dans le budget général, avec les conséquences démographiques inévitables, pour la
raison très simple que mieux valait sauver l'Empire que le perdre, ainsi que sa capitale, si
on continuait à donner à celle-ci les mêmes quantités de blé ? La question est simplifiée à
l'extrême car un second problème venait compliquer la prise de décision : était-il possible
de trouver ailleurs qu'en Egypte 24 000 000 de muids de blé, ou même 10 000 000?
74 II existe une relation fort intéressante entre choix politique, situation générale,
rapports sociaux et ravitaillement des villes : la décision de nourrir mieux ou moins bien
une ville dépend des conditions et des groupes de pression dominants, mais, pour nous,
elle constitue un élément intéressant pour une réflexion non encore ébauchée, sur les
groupes de pression et les rapports sociaux dans l'Empire, à une époque donnée.
602 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

bles à des acheteurs solvables, sauf pendant les périodes de blocus; en


outre on aurait pu créer de nouveaux circuits commerciaux le long des
côtes de la Mer Noire et des fleuves qui s'y jettent. Une adaptation,
même difficile, n'aurait pas provoqué la perte de quelque 90% de la
population.
Les livraisons de l'Egypte ne proviennent pas d'une «richesse»
particulière de cette région qui aurait nourri un plus grand nombre
d'habitants si la ponction autoritaire de l'Etat ne l'avait privée d'une
part de sa production. En Egypte, comme ailleurs, on était soumis
aux variations du climat et aux disettes; la hauteur des eaux du Nil
n'intéressait pas uniquement les prêtres et le fisc. Mais la facilité
donnée par le fleuve pour l'évacuation des céréales explique la
lourdeur de l'impôt en grain. La perte de l'Egypte ne constitue donc pas
seulement la perte d'une province, mais surtout la perte de la
province la plus fortement spécialisée dans la livraison de grain aux grosses
agglomérations.
Cette perte des greniers à blé publics imposait à l'Etat une
décision inévitable et transformait en déroute ce qui, apparemment,
n'était conçu quelques années avant que comme une diminution
limitée et peut-être provisoire. Il faut bien noter que pour les populations
des campagnes et pour celles des plus petites villes, un tel
bouleversement n'avait pratiquement aucune conséquence. Seuls étaient
concernés le budget de l'Etat et ceux qui en profitaient, non la
production des régions qui échappaient à la conquête; les passages de
troupes, au cours des guerres, n'avaient eux aussi que des
conséquences limitées. Par contre, vues de la cour et des bureaux des finances,
la perte de l'Egypte eut trois effets majeurs. C'est d'abord le déclin
irrémédiable de Constantinople car, quels qu'aient été les revenus de
l'Etat, aucune autre région ne pouvait lui procurer le blé nécessaire,
et, l'aurait-on pu qu'on ne l'aurait pas fait car la charge aurait été
par trop considérable pour ce qui restait de l'Empire. C'est ensuite la
disparition de l'annone gratuite dans les villes qui en bénéficiaient.
On n'a aucune preuve formelle de ce fait mais comme on n'entend
plus jamais parler de telles libéralités, il est hautement probable
qu'elles ont disparu à ce moment, avec les conséquences prévisibles
sur le niveau de la population. C'est enfin la diminution des
prestations assurées au οττωνικόν en période de crise. Cela tient à la fois à
la perte du principal grenier public et à une remise en question
radicale de la politique économique.
En effet les villes subissaient un autre choc, tout aussi inévitable
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 603

car il fallait à tout prix tenter de sauver l'Empire avant d'assurer le


maintien du niveau et du genre de vie des citadins. On constate à la
fois que les villes changent de manière radicale et que l'armée survit
à l'importante réduction de la superficie de l'Empire, tandis que le
pouvoir échoit aux militaires, comme le prouve la personnalité de
Maurice et surtout de Phocas et d'Héraclius. Tout se passe comme si,
dans un budget réduit peut-être au quart de ce qu'il avait été jusque
vers 55O75, on avait accru la part de l'armée. Il en découlait pour les
villes une seconde cause de déclin. Et, dans ce déclin, les difficultés
de ravitaillement ne constituent qu'un aspect du problème. En effet
elles accompagnent une décadence définitive de toutes les dépenses
urbaines traditionnelles qui diminue d'autant le pouvoir d'achat
disponible, donc les offres d'emploi et les besoins de nourriture. Il faut
insister sur ce point car l'attention portée à un seul élément de la
situation, le ravitaillement, pourrait donner l'impression qu'il aurait
joué un rôle exclusif dans la crise urbaine. Il suffit de constater que
le déclin des autres dépenses, en particulier des constructions
publiques (y compris les églises) accompagne et même précède le déclin
des prestations annonaires. Tout se passe donc comme si on avait
réduit dès la fin du règne de Justinien les dépenses publiques en
ville, diminuant de ce fait la population urbaine par la suppression de
nombreux emplois (maçons, peintres, garçons de bain ... et donc
commerçants, artisans . . .). Une ville moins peuplée avait moins
besoin de blé, ce qui appelait et permettait des réductions de
prestations en blé et autres subsistances. En aucun cas ce n'est la décision
arbitraire de réduire la politique annonaire qui peut expliquer seule
le déclin d'une ville.
Ainsi l'essence de l'assistance alimentaire aux villes est publique;
c'est le service de l'assistance à la population urbaine qui complète les
possibilités du marché libre. Ces prestations - surtout celles du σιτωνι-
κόν pour la majorité des villes qui étaient petites - sont si
indispensables à la survie du mode de vie urbain protobyzantin qu'elles lui sont
indissolublement liées; l'évolution des unes se calque sur celle de
l'autre, de même que l'essence des unes révèle l'essence du second. Le
fonctionnement de ce service de l'approvisionnement apparaît comme
le révélateur à la fois de la nature profonde de la ville protobyzantine
et de son évolution, même s'il accompagne cette évolution plus qu'il ne

Cf. n. 20 et 73.
604 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

la crée. Il est clair en effet que ce n'est pas fondamentalement le


manque de blé qui provoque le déclin des villes mais la remise en question
de la politique urbaine générale, dont le ravitaillement ne constitue
qu'un aspect. Que ce dernier ait été le premier étudié, dans le cadre
d'une histoire de l'économie urbaine à l'époque protobyzantine, ne
saurait en faire l'élément moteur de tout le système76.
Tant que la ville fut considérée comme le lieu privilégié de la vie
sociale et de l'intégration à la vie générale de l'Empire, sa prospérité
s'accompagna, entre autres, de distributions et de subventions
importantes pour sa conservation. Quand la crise dramatique du VIIe siècle
imposa un choix entre le maintien de privilèges coûteux et la survie de
l'Etat, l'approvisionnement municipal suivit toute la structure urbaine
dans son déclin. Sans disparaître, les greniers perdirent une grande
partie de leur importance, en même temps que la ville limitait sa taille,
ses besoins, ses ambitions et son cadre monumental à ce que pouvait
entretenir la campagne environnante. Perdant ses privilèges, mais dé-

76 C'est ici le lieu de rappeler la difficulté fondamentale de l'histoire


protobyzantine : il est totalement vain de dresser un plan d'enquête a priori car on bute
inévitablement sur le silence des sources; ainsi pour le «grand domaine» et les «grands
propriétaires » dont on a affirmé l'existence, malgré toutes les contradictions auxquelles on se
heurtait. Il est, de même, dangereux de pousser trop loin l'apport d'une catégorie particulière
de documents, par exemple de conclure de la circulation des amphores à l'existence d'un
grand commerce. Il faut partir d'un dossier aussi varié que possible, dans lequel les
informations livrées par la législation, la papyrologie, l'épigraphie, l'archéologie ... se
complètent, ici le dossier de l'assistance publique pour le ravitaillement des villes, et
insister sur le caractère provisoire des conclusions générales qui semblent s'imposer,
mais qui pourront être acceptées seulement après une série de recherches
complémentaires. Que les villes n'aient pu dépasser un certain stade de développement sans aide de
l'Etat pour leur ravitaillement, me semble indubitable. Que cette aide doive être associée
à des injections de pouvoir d'achat sous forme de paiement de salaires ou de travaux
publics, n'a pas à être démontré ici, mais me paraît tout aussi indubitable, et même plus
important que l'assistance alimentaire puisque cette dernière se contente d'aider à la
satisfaction d'une demande qui trouve son origine ailleurs. Que la ville protobyzantine
dépende, pour son aspect monumental et pour une part essentielle de ses activités de
l'intervention publique, représente donc pour l'instant l'hypothèse la plus vraisemblable,
compte tenu de ce qui a été établi. Il faudra, pour aller plus avant, étudier au moins la
conception que le pouvoir et les classes dirigeantes se faisaient de la ville. On aura sans
doute là la clé du problème urbain : l'Etat protobyzantin estimait nécessaire à sa gloire et
à son fonctionnement de posséder un nombre important de villes richement décorées
avec des notables et des évêques fiers d'y vivre dans un cadre agréable et prestigieux.
Mais il faudra explorer la question plus avant quand l'état de la documentation livrera
des dossiers appropriés.
BILAN, PERSPECTIVES ET INTERROGATIONS 605

barrassée des très lourdes dépenses publiques qui limitaient la


possibilité d'investissements productifs, dans des conditions qui ne sont pas
sans rappeler celles des villes occidentales, la ville byzantine pouvait,
comme elles, jeter les bases d'un développement fondé sur les capacités
créatrices de ses habitants plus que sur les subventions de l'Etat. Mais
le destin ne permit pas aux premiers frémissements de l'expansion, tels
qu'ils se firent sentir aux Xe et XIe siècles, de connaître les mêmes
développements que ceux de l'Occident.
4ο
SOURCES ET ÉTUDES

La liste des documents et des travaux relatifs à l'approvisionnement des


villes à l'époque protobyzantine ne comporterait que quelques titres, ainsi
qu'on a pu s'en rendre compte. L'énumération de tous les ouvrages, recueils de
sources ou études, utilisés pour interpréter ce dossier, serait fastidieuse. On ne
trouvera donc ici que les titres effectivement cités dans les notes et on voudra
bien s'y reporter pour une bibliographie plus complète sur tel point particulier.
La bibliographie n'a pas été complétée depuis 1985 car les publications
récentes appellent des discussions qui remettraient en cause l'équilibre de ce livre,
sans rien modifier d'essentiel.

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D = Corpus juris civilis, t. 1, Digesta, éd. Th. Mommsen, Berlin, 1877.
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608 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

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INDEX

Les noms propres de personnes sont écrits en petites capitales. Les noms grecs sont
transcrits pour faciliter leur insertion dans l'index.

Abinnaeus, 340. Annales, 18-19.


Abydos, 221. Annona, 139-140, 189-191, 2892, 293, 296,
Comte d'Abydos, 243, 394, 396. 297, 299, 300, 303, 306, 385, 443, 44989.
Acta municipalia, 30868. Annona civica, 196-199, 204.
Adaeratio, 55, 73, 88, 100, 105, 132, 216, Annona patriae, 29317.
270, 296, 30350, 30971, 387, 416298, 495, Annòna, 189, 193.
499, 504, 58021, 581, 600, 601. Annone, 31, 546.
Adriatique, 458. Annônéparchos, 189.
Aedes, 65, 199, 260. Antioche, 4, 229, 350-381, 438-439, 444,
Aedificium, 205. 449, 452, 460, 479, 498-499, 522, 534, 566,
Aeneatus, 33. 585, 591.
Aeneus, voir frumentum. Antiochus, 474.
Afrique, 23, 43, 49, 68, 104, 154, 229, 429, Aphroditô, 258-259, 596.
461, 499, 504, 507, 568. Apion, 597.
Afrique Proconsulaire, 386-388. Apothèkarios, 470.
Alaric, 39, 108, 124. Apothèton, Apotheke, 407272, 468-469.
Albinus, 107. Aqueducs, 305, 426, 427, 473, 58021.
Alexandrie, 4, 16, 18, 235, 237, 258, 323- Arabes, 273, 380, 595.
349, 435, 438-439, 444, 449, 458, 478, 483, Arca frumentaria, 54, 66, 136, 146, 159, 211-
522, 523, 572, 578-579, 585. 217, 234, 246, 255, 291, 296, 29731, 298,
Alimenta, 352, 453-456. 300, 303, 307, 325, 332, 409, 476. Voir
Alimonia, 294, 306, 324-349, 385, 462. Voir aussi sitônikon.
aussi trophimon. Arca vinaria, 506.
Ambroise de Milan, 518-522. Arcarius olearius, 154293.
Amid, 419, 563. Archéologie, 21-22.
Ammien Marcellin, 360-365, 369-370, 386- Archives, 17, 19.
388. Argos, 534, 566.
Amphodos, 43542. Argyrion, 35498, 367M.
Amphore, 525-539. Argyrius, 376159.
André le Fou, 274. Armateur, 34.
Andronikos, 550177. Armée, 418-420, 432, 528.
Angeion, 506, 508. Artabanès, 351-353.
626 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

Artémios, 274, 523. César, 35.


Artidion, 342. Cesaree de Cappadoce, 428, 445, 474, 515,
Artos, 190, 201, 221, 249, 340, 342, 352. 575.
Voir aussi partis. Chalcis, 371.
Athalaric, 430. Chariot, 359109.
Athanase, 226, 241. Charrette, 514-515, 562, 563, 566.
Athanasie, 550177. Charité, 317, 335, 452, 540-554. Voir aussi
Athènes, 595. pauvre, pauvreté.
Auguste, 35. Chaux, 305.
Aula, 419306. Chio, 391.
Aurélien, 37, 41, 42, 48, 59, 66, 353. Chroniques, 18-20.
Avars, 391, 398. Cilicie, 226.
Aykelah, 329. Civilis, 189.
Civis, 6169, 127220, 260, 295.
Bains, 307, 356, 426, 549, 599. Code Théodosien, 304-306.
Balkans, 516, 590. Coemptio, 67, 46, 55, 75-76, 100, 121, 132,
Basile de Cesaree, 474181. 155, 158, 216, 270, 292, 296, 29832, 303,
Basiliques, 3, 11, 318, 457. 317, 385, 431, 434, 512, 568, 581. Voir
Bateau, 258, 517, 527, 565. aussi synônè. Voir à adaeratio pour adae-
Bateliers, 347. Voir aussi navicularius. ratio-coemptio.
Biens des pauvres, 20. Collier, 415-417, 461.
Blé, 42-48. Commerce, 118-119, 212-213, 490-539, 559-
Boarius, 100, 122. 567, 583-584.
Boulanger, boulangerie, 247, 325, 368134, Comitatensis, 527.
373, 375156, 376, 410-411, 419, 440, 447- Commode, 351.
449, 471, 475, 576. Comparano, 155.
Boule, 362120. Voir aussi curie. Comparare, 29833.
Bruttium, 123, 127. frumentum comparendum, 30349.
Bulgares, 398. Comte des greniers, 246.
Byzacène, 534. Conductor, 156.
Confectuarius, 76U3, 79117.
Cagliari, 30969. Constance II, 47, 232, 252-253.
Campanie, 429, 440. Constantin I, 19, 33, 193, 207, 210, 232,
Cancellarius, 104, 105, 123, 131. 251, 263, 351, 354, 382-386, 430, 454.
Candidus, 474183. Constantin IV, 591.
Canon suarius, 79, 80, 91, 106. Constantinople, 4, 25, 33, 34, 43, 44, 185-
Capitale, 33. 278, 394, 522, 572-573, 578-579, 585, 594,
Capitano , 541 1S1. 602.
Cappadoce, 428. Consuetudo, 169-170.
Caracalla, 57. Contrôleur, 309.
Caroles, 3096', 55O181. Corinthe, 591, 595.
Carthage, 382-389, 462, 499, 522, 525-539, Corporation, 70, 100-101, 218.
590-591. Corpus, 80-81.
Cassiodore, 430, 452, 526. Corpus Juris Civilis, 306-312.
Catullinus, 382. Correspondances administratives, 14.
Caudicarius, 79117. Côte, 518.
Ceramologie, 21-22, 525-539. Crimée, 229, 502.
Certus, 100, 102. Crise économique, 2623, 51.
INDEX 627

Crithologia, 346. Egée, 534.


Cru, 526, 531, 537. Eglise, 354, 433, 455-456, 467, 545, 547.
Cura, 29935, 426, 442«. Egypte, 43, 49, 68, 226-231, 234, 257-265,
Pollinis cura, 30555. 371, 392, 397, 419, 42916, 435, 461, 498,
Curator, 2892, 29938. 500, 504, 507, 510, 530, 560.
Curator aquarum et Miniciae, 68. Ekphorion, 400247.
Curator frumenti et olei, 292. Elaiônia, 299, 307", 425 ».
Curator rei publicae, 30 142. Elègos, 223.
Curator sitonici, 152, 154, 476. Elemporia, 30246.
Curiale, curie, 70-72, 352, 356, 358, 360- Elymosina, 455111.
365, 368-378, 382-385, 388, 392, 401, 430, Embolè, 189, 193, 236, 259, 273235.
458, 459, 473, 474, 561, 575, 576, 59868, Emolumentum, 100-103.
599. Voir aussi boulé. Eparchos, 396, 401.
Cursus publicus, 515. Epigraphie, 12.
Erkanai, 247.
Darà, 467, 563, 586. Erogator opsoniorum, 132-133.
Decemprimi, 313. Ephèse, 591, 594.
Decurto, 295. Ephraem, 550179.
Décurions, 297, 298, 351. Episcopeion, Episcopium, 545, 548.
Defensor, 153. Episcopus (surveillant), 300.
Démétrius (saint), 389-406, 559. Epizootie, 390.
Démographie protobyzantine, 110-113. Eres locales, 2, 407-420.
Dèmosion, 35494. Ergon politikon, 31074. Voir opera publica.
Dèmosios, 293, 29419. Esclave, 597.
Demosthène, 414. Espagne, 46-49, 427.
Denys d'Alexandrie, 324, 338. Etain, 490, 523.
Dertona, 432. Etranger, 542, 549. Voir aussi peregrinus.
Diaconia, Diakonia, Diaconie, 9, 10, 164- Eubulus, 361115116, 362-363.
182, 237143, 544-551. Eudocie, 379.
Diaconita, 180. Evêque, 4, 313-317, 334-336, 347, 408277,
Diakonikon, 9, 109. 412, 420313, 429, 432, 456, 458, 467, 473,
Digeste, 3, 11, 288-304, 457, 574. 475, 548, 549, 557, 598.
Dioclétien, 67, 327-329, 343, 353, 502, 505, Evergétisme, 8.
508. Exarque, 40.
Diploun, 506, 507, 508.
Disette, 298. Fabrique, 545.
Distributions gratuites, 57-64, 92-109, 184- Famine, 316, 357, 378, 394, 402, 431«, 459,
227, passim, 303-304, 356-359. 516, 550179.
Dispensator, 180-181. Follis, 265220, 267223, 412.
Domus, 65, 83, 186, 199, 205-206. Fondation, 554-555.
Domusculta, 178, 179. Fret, 527-529.
Don, 551-554. frumentum, 29525, 29935, 384.
Donner, 10. Frumentum aeneum, 382-385, 460.
Duc, 333. Functio navicularia, 83.
Duc Augustal, 326, 343, 463. Fundus, 78115, 83, 156.

Edesse, 31588, 406-420, 445, 453, 461, 466, Gallus, 360-365, 573.
507-508, 515, 568, 571. Gaza, 16, 552.
628 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

Gaule, 46, 52, 104, 154, 527. Illatio, 4515.


Gélase, 134-136. Incisus, 33, 58, 6068, 73U1, 92145, 93, 108-103,
Geouchountes, 236. 115-116, 119-121, 133, 206.
Gesta municipalia, 214, 30868. Indigents, 18.
Gildon, 45, 47, 108. Insula, 65, 206.
Gouverneur, 294, 297, 298, 308, 32610, 356, Interpretern, 100, 101, 500.
362, 364, 370, 375-378, 386-387, 405, 414- Italie, 49, 430, 460, 461, 500, 501-502, 507,
417, 428, 44265, 444, 448, 458, 459, 477- 571.
478. Voir aussi proconsul et préteur.
Gracques, 35. Jean, 547.
Gradus, 58, 6169, 88142, 113, 132, 133, 202«, Jean chrysostome, 35497.
247, 248, 385, 440, 473. Jean, évêque de Thessalonique, 389-399.
Grammairien, 299. Jean l'Aumônier, 334-336, 348, 452", 479,
Grèce, 694. 537.
Grégoire le Grand, 14, 148-160, 165, 433, Jean troglita, 527.
443, 546. Jérusalem, 553 186.
Greniers, 305, 332, 373151, 388, 401-402, Jeux, 305.
407272, 419309, 431, 432, 445, 463-471, 571. Josué le STYLITE (pseudo-), 406-420.
Voir aussi Apothèton, horreion. Jugatio, 541 1S1.
Jugum, 541 151.
Hagiographie, 14-17, 334, 393, 394, 552- Julien, 47, 365-375, 479, 561.
553, 562. Juristes romains, 2892.
Hellespont, 222. Justin II, 224, 233, 267, 600.
Héphaïstos, 326-328, 444. Justiniana Prima, 585, 586.
Héraclius, 224, 229-230, 271-273, 603. Justinien I, 226, 233, 575, 599.
Hermogénès, 252.
Hiérapolis, 360, 371. Kalamè, 249.
Holka, 395. Kallipos, 474.
Homélies, 17. Kankellarios, 398.
Homogérôn, 324. Kentenarion, 334, 480, 579.
Homologos, 435. Kratôn, 401.
Honorât, 361 116. Ktètôr, 335.
Honoratus, 79, 81, 84, 127220.
Honorius, 47, 233. Lac Maréotide, 537.
Horca, 565. Lardègos, 223.
Horrearius, 146, 153, 255, 317, 43334, 469. Laridum, 95151.
Horreion-Horreum, 238144, 465149, 466152, Latifundium, 363120, 562, 597.
468. Latium, 284.
Horrea ecclesiae, 317. Légumes secs, 403, 409279.
Horrea ecclesiastica, 139-146, 154. Libanius, 356-378.
Hospice, 417. Liber pontificalis, 18, 23, 134-143, 149-160,
Humiliores, 541. 164-182.
Hymétius, 386-389. Ligurie, 432.
Hypomnèma, 30869. Lois, 10-12.
Hyparchos, 396231, 397«4, 401. Lucanie, 123, 127.
Lycaonie, 427.
Ibn Hani, 537, 566.
Illyricum, 509, 591. Macédoine, 47.
INDEX 629

Malade, 542, 549. Ordo, 7196, 74, 96153.


Malalas, 18. Ordo suarius, 78.
Mansionarius, 168. Origo, 195.
Marbre, 490, 539. Orphanotropheion, 543.
Marc le diacre, 16. Orphelin, 542, 549.
Marcien, 329. Osprègos, 223.
Mare clausum, 86, 244, 489. Osrhoène, 407, 418.
Massa, 156, 178. Ostie, 31, 87.
Maurice I, 19, 234, 270, 600, 601, 603. Ostium, 248.
Médecin, 299. Oxyrhynchos, 425, 435-438, 441, 449, 460,
Melanie, 597. 480-481, 568, 578-579.
Mensa, 74.
Mercator, 87141. Pachôme, 563.
Mésopotamie, 418, 467, 500. Palestine, 537, 566.
Metropolis, 35. Panes aedium, 11, 64-65, 195-211, 279, 337,
Milan, 432. 339-343, 440.
Minerai, 539. Panis aedificiorum, 6169, 64-65.
Monaxius, 245. Panis civilis, 65.
Moulin à eau, 43. Panis fiscalis, 52, 211-217.
muid, 9, 494-496. Panis gradilis, 6169, 195-199, 204.
Munus, 80, 84132, 289, 291, 29421, 29934, Panis mundus, 62, 63.
307". Panis ostiensis, 52-53, 213.
Munera extraordinaria, 305. Panis secundarius, 62, 63.
Munus patrimoniale, 291, 293, 302, 464. Panis siligineus, 62.
Munus patrimonii, 29O3, 383. Panis sordidus, 6169, 62, 113.
Munus personale, 290-291, 302, 443. Papyrologie, 13.
Munera sitoniae, 29934. Parapeteuma, 255195.
Munera sordida, 305. Pars Occidentalis, 12, 137.
Murailles, 4-5, 307, 426, 427, 477, 580. Pars Orientalis, 26, 137.
Patria, 29627.
Naples, 546, 557. Patrie, 304.
Naucella, 565. Patronus, 78-79.
Nauklèros, 222, 240149, 242, 392212, 398, Pauvre, pauvreté, 11, 18, 57, 127220, 152,
523. 284, 357, 412, 416, 432, 451-453, 540-544.
Naulon, 238144, 242, 259. Voir aussi charité.
Naviculaire, navicularius, 71, 80-90, 157, Pavie, 432.
239-244, 392, 397, 463. Paysan, 376-378, 410-411, 433, 521, 561.
Negotiator, 84132, 89, 158, 524. Pecuarius, 100, 122, 217.
Nosokomeion, 549173. Pecunia (frumentaria pecunia), 30040.
Numismatique, 20-21, 566, 591-592. Pénès, 541 148.
Pensio, 155.
Obsonium, 107182, 132. Perboundos, 401.
Officium, 7093. Peregrinus, 104, 217, 401254. Voir aussi
Oikos, 186, 419306. étranger.
Oinègos, 223. Perses, 339, 360, 380, 406, 418.
Opera, 30554. Pesaro, 546.
Opera publica, 30554. Peste, 390.
Optimas, 415. Philippes de Macédoine, 590.
630 DE LA VILLE ANTIQUE A LA VILLE BYZANTINE

Philochrystos, 335. Quaesitor, 266221.


Phocas, 603. Quirites, 129-130, 133.
Phocée, 566.
Pierre barsymès, 574. Ration annonaire, 113-117.
Pinakion, 358. Rationalis vinorum, 68.
Pisidie, 426. Ravenne, 18, 434, 445, 463, 481, 557.
Pistrinum, 305". Rector patrimonii, 156-157.
Politeuoménos, voir curie et décurion. Rendements agricoles, 596.
Politikos, 189,440. Res privata, 453.
Pollen, 305. Rhéteur, 299.
Ponts, 426, 427. Rome, 4, 23, 34, 37-183, 429, 435, 520, 525-
Popularis, 56. 539, 555, 557, 572-573, 578-579.
Porphyre de gaza, 16, 552-553. Routes, 426.
Possessor, 7196, 72-74, 82-88, 92145, 94, 103,
125, 131, 236, 239, 244, 335, 553188. Sabinianus, 141-143, 150, 160.
Pouzzoles, 429, 460, 481. Sainte-Sophie, 579, 585.
Pratura, 30246. Sardaigne, 46, 49, 104, 154, 427, 565.
Préfet de l'annone, 66, 69, 124, 245, 388. Sardis, 44056, 448, 591.
Préfet d'Illyricum, 397. Sauterelles, 407-408.
Préfet de Macédoine, 397. Schole, 207, 210.
Préfets de Thessalonique, 396. Scriptores Historiae Augustae, 371.
Préfet du Prétoire, 67-68, 124, 127-131, 234, Secrétaires des régions, 247.
346, 546. Sel, 523.
Préfet de la Ville, 66, 124, 127-131, 220, Sénat, 40, 54.
245, 429, 522. Septime Sévère, 115, 250.
Préteur, 426, 427. Serge, 406.
Pretiwn, 29626, 30971. Voir prix. Setier, 494.
Primas, 313. Sétif, 448.
Principalis, 5, 137, 313-316, 347, 362, 466, Sicile, 47, 104, 396, 397, 427, 434, 441, 443,
473, 598, 599. Voir aussi Prôteuôn. 461, 463, 568.
Prisonnier, 542. Siligo, 297".
Prix, 295-298, 326, 333, 336, 354, 366-372, Singulus, 384, 50339.
375-377, 386, 407-420, 442-446, 491-512, Sirmium, 465.
516, 524, 530, 538, 566. Sitègia, 373, 463.
Proba, 222. Sitèrésion, 190-192, 325, 436, 441, 449.
Probus, 52, 353. Sitèsis, 190, 340, 35391, 385, 441, 449.
Proconsul, 428. Politikai sitèsiai, 293 17.
Procope, 326-337. Sitègos, 223, 373, 538.
Prôteuôn, 313, 314, 361115. Voir aussi Sitona, voir sitônès.
principalis. Sitônès, 2892, 299, 302, 306, 308, 314, 363,
Prôtos, 313, 414, 415. 376159, 459, 462, 475, 575.
Psômion, 341. Sitônia, 2892, 292, 293, 299, 300, 301, 306-
Ptôcheion, ptôchotropheion, Ptôchium, 312, 364, 388, 389, 405, 421, 423, 426,
17115, 543. 427, 428, 430, 441, 464.
Ptôchos, 541 n«. Sitonicum, Sitônikon, 214, 29210, 29731, 306,
publicus, 293, 29419, 298", 29938, 30554, 307, 333", 334, 338, 348-349, 357, 369,
30971, 457114. 374, 379, 380, 409, 416, 418, 427, 428,
INDEX 631

433, 443, 467, 579, 584, 603. Voir aussi Théophanès, 1817.
arca frumentaria. Théophile, 362.
Sitônika chrèmata, 30040, 307, 30971. Thermes, 301.
Sitos, 221. Thessalonique, 229, 242, 389-406, 444, 452,
Sitophylax, 2892. 463, 467, 481, 483, 522, 559, 572, 594.
Sklavènes, 391, 398. Thrace, 427.
Slaves, 594. Tibère II, 233, 268, 600.
Spectacles, 356. TlSAMENUS, 356.
Suarius, 55, 71, 74-80, 92-107, 125, 218. Titulus, 385.
Subcurator, 299. Travaux publics, 426, 427, 473, 566.
Subsistances, 56, 27. Tremblement de terre, 460130.
Sullectum, 564. Trente, 433.
Superfluus, 93. Trévise, 433.
Superveniens, 93 146, 29524. Trophimon, 294, 324-349, 353, 354, 358,
Susceptor vini, 72, 217. 379. Voir aussi Alimonia.
Symmaque, 45, 429.
synètheiai, 293 19. Urbs, 3.
Synônè, 220, 231, 292, 332, 363, 369, 415,
442, 464, 477. Valentinien I, 386.
Politikè synônè, 30971, 458, 555. Valentinien II, 429.
Syrie, 47, 225-226. Vandales, 564.
Vénétie, 433.
Tabula, 385. Veuve, 542.
Taxation, 371. Victualia, 526.
Ténédos, 244, 245, 258, 397. Vieillard, 542, 549.
Terracina, 429. Vilitas, 370141, 458116, 479201.
Tessere, 249, 347, 351. Vraisemblance, 15.
Tesson, 525-539.
Théodat, 432. Xénélasia, 53.
Theodora, 574. Xénodocheion, Xenodochium, 21, 165,
Théodoric, 40, 126, 134, 431, 522. 17321, 175, 417, 543.
Théodose I, 233, 252-254, 263, 356. Xénodochos, xénodoque, 414, 543, 550179.
Théodose II, 233. Xénos, 401254, 523.
TABLE DES FIGURES

Pag.
Fig. 1 - Tableau récapitulatif de toutes les indications quantitatives relatives à
l'annone et la population romaines 117
Fig. 2 - Sources d'approvisionnement de Rome en blé 120
Fig. 3 - Sources d'approvisionnement en blé de Constantinople 227
Fig. 4 - Tableau récapitulatif des principales indications quantitatives relatives à
l'annone et à la population constantinopolitaines 269
Fig. 5 - Evolution des prix à Edesse de 495 à 505 413
Fig. 6 - Villes et provinces où les prestations de blé public sont attestées entre le
IVe et le VIIe siècle 437
Fig. 7 - Circulation du blé public entre le IVe et le VIIe siècle, à l'exclusion du blé
pour les capitales: Rome aux IVe et Ve siècles; Constantinople de 330 au VIIe
siècle 472
Fig. 8 - Valeur en deniers et en fraction de sou d'or des quatre denrées annonai-
res 496
TABLE DES MATIÈRES

Pages
Préface IX-XII
Liste des abréviations XIII
Introduction générale 1-28

Première partie

L'APPROVISIONNEMENT DES CAPITALES

Introduction 31

Chapitre 1 : L'annone romaine d'Aurélien au VIIe siècle .... 37

I - Le IVe siècle 41

A - Les prestations 42
1) Le blé 42
2) L'huile, le vin, la viande 48

Β - Les bénéficiaires 51
1) Les bénéficiaires de ventes publiques 51
2) Les bénéficiaires de l'annone gratuite 57
3) Les prétendus panes aedium 64

C - La gestion 66
1) Le pouvoir impérial 66
2) Le personnel dirigeant 67
636 TABLE DES MATIÈRES

pages
3) Les transports d'huile et de vin 72
4) Les suarii 74
5) Les naviculaires 80

// - Evolution quantitative 90

A - Le nombre des bénéficiaires 92


1) Le montant des rations 92
2) Quantités distribuées et nombre des bénéficiaires ... 94
3) Autres indications 107

Β - La population de Rome et la place de l'annone 110


1) Incisi et habitants 110
2) Approvisionnement en blé et population 113
3) L'annone et la population romaine 118

/// - Déclin et disparition de l'annone romaine 123

A - La fin de l'empire romain 124


Β - La période ostrogothique 126
1) Continuité de l'institution 126
2) Un nouveau responsable 134

C - La disparition de l'annone romaine 137


1) Annona et horrea ecclesiastica 139
2) La gestion de l'annone par le pape 148

Conclusion 161

Annexe : Annone et diaconie à Rome 164


A - Diaconie et diaconies 164
1) Les diaconies traditionnelles à Rome 165
2) La diaconie episcopale 166
3) Les diaconies romaines 170

Β - Les diaconies du VIIIe siècle (731-816) 175


1) Bénéficiaires et prestations 175
2) Evolution des diaconies 179
TABLE DES MATIÈRES 627

pages
Chapitre 2: L'annone constantinopolitaine 185

/ - Les bénéficiaires de l'annone 187

A - Vraies et fausses annones civiles 188


1) Les termes grecs 188
2) Annone et autres versements 193

Β - Panis aedium 195


1) Nature de l'annone civique de Constantinople 195
2) Caractères des panes aedium 200
3) Attribution les panes aedium 203
4) Evolution 206

C - Panis fiscalis et arca frumentaria 211

// - Les prestations de l'annone 217

A - Les denrées annonaires 217


1) Les diverses denrées 217
2) Prestations gratuites et prestations payantes 223

Β - L'origine des denrées 225

III - La gestion de l'annone 232

A -La perception 232


Β - Le transport 239
C - Les distributions 245

IV - Problèmes quantitatifs 249

A - L'annone et le développement de Constantinople 250


Β - Apogée et déclin de l'annone 257
1) L'apogée de l'annone 257
2) Le déclin de l'annone 265

Conclusion 275
Conclusion de la Première Partie 279
628 TABLE DES MATIÈRES

Deuxième partie

L'APPROVISIONNEMENT DES CITÉS PROTOBYZANTINES

pages

Introduction 283

Chapitre 1 : Les cadres juridiques de l'approvisionnement


public 287

/ -La tradition antique du Digeste 288

A - Origine et importance de l'approvisionnement public . . . 289


1) Les munera 289
2) Le vocabulaire des munera 291

Β - La gestion du ravitaillement municipal 294


1) Le poids de l'Etat 294
2) Le personnel municipal 299

C - Diversité des pratiques locales 302

// - Continuité et changement dans l'empire chrétien 304

A - Les silences du Code Théodosien 304

Β - La continuité de la cité antique 306


1) Persistance de la sitonia 306
2) Généralité de la sitonia 311

C - Les autorités municipales et la sitonia 313


1) L'évêque et les principales (πρωτεύοντες) 313
2) Les pouvoirs de l'évêque · 316

Conclusion 317
TABLE DES MATIÈRES 639

pages
Chapitre 2 : Quelques exemples de ravitaillement public ... 321

/ - Les grandes métropoles 323

A - Alexandrie 323
1) L'alimonia-τρόφιμον 324
a) Au IIIe siècle 324
b) D'après Procope 326
2) Les bénéficiaires 337
a) Le τρόφιμον 338
b) Les prétendus panes aedium 339
3) La gestion du blé public 343
a) Le τρόφιμον 343
b) Le σιτωνακόν 348

B - Antioche 350
1) Avant la crise de 354 351
2) Les crises de 354 à 393 355
a) La crise de 387 et la question des distributions
gratuites 356
b) La crise de 354 360
c) La crise de 362-363 365
d) Les crises de la fin du siècle 375
3) Aux Ve et VIe siècles 378

// - Les métropoles régionales 381

A - Carthage 382
1) La loi de Constantin 382
2) L'affaire du gouverneur Hymétius 386

B - Thessalonique 389
1) De 586 à 618 390
a) La disette de l'automne 586 390
b) Une famine vers 610 394
c) Le ravitaillement miraculeux de 617 ou 619 398
2) L'approvisionnement de Thessalonique pendant le
siège de 676-678 399
640 TABLE DES MATIÈRES

pages
III - Une ville moyenne : Edesse 406
1) L'an 811 de l'ère des Séleucides (499-500) 407
2) L'an 812 de l'ère des Séleucides (500-501) 414
3) Les années 814-816 de l'ère des Séleucides (502-505) . 418

Conclusion 421

Chapitre 3 : Importance et fonctionnement de


l'approvisionnement public 423

/ - Les prestations 424

A - Importance de l'approvisionnement public 426


1) Dans la partie orientale de l'Empire 426
2) En Italie 429

B .- Les prestations de l'Etat et des cités 435


1) Les distributions gratuites 435
a) Oxyrhynchos et les villes égyptiennes 435
b) Dans les autres villes de l'Empire 438
2) Les ventes de blé public 442
a) Les ventes occasionnelles à prix variable 442
b) Les ventes à prix public 443
3) Le blé ou le pain? 446

// - Les bénéficiaires 449


1) Le blé gratuit 449
2) Les ventes de blé public 451
3) La question des alimenta 453

/// - Administration du ravitaillement public 457


1) Le financement 457
a) Le financement municipal 458
b) Le financement public 460
2) Les services municipaux du ravitaillement 462
a) La perception 463
b) Le stockage : les greniers 464
c) Ventes et distributions 471
TABLE DES MATIÈRES 641

pages
3) Les responsables du ravitaillement municipal 473
a) Le σιτώνης et la curie 473
b) Le σιτώνης et le gouverneur 476

IV - Aperçu quantitatif 478


1) Les grandes métropoles 478
2) Les autres villes 480

Conclusion 484

Chapitre 4 : Ravitaillement public et alimentation urbaine . . 487

/ - Le grand commerce 490

A - Esquisse pour une histoire des prix 491


1) L'Edit de Dioclétien 493
2) Les prix exprimés en sous d'or entre le IVe et le
VIIe siècle 497
a) Les prix du blé 497
b) Les prix de la viande 502
c) Les prix du vin 505
d) Les prix de l'huile 509

B - Aperçu sur le grand commerce des subsistances 513


1) Le grand commerce terrestre 514
2) Le grand commerce maritime 517
a) Le problème du blé 518
b) La viande, l'huile et le vin 524

// - Les distributions charitables 540

A - Le «pauvre» assisté 540


1) Les diverses catégories de pauvres 541
2) Les pauvres assistés 542

B - La diaconie 544
1) L'existence de la diaconie 545
642 TABLE DES MATIÈRES

pages
a) L'episcopium 545
b) La diaconie 546
2) Le fonctionnement de la diaconie 549

C - Indications pour une histoire quantitative 551


1) Les dons 551
2) Les fondations 554
3) La diaconie episcopale 555

/// - Commerce local et autoconsommation 558

A - L'autoconsommation 559
1) L 'autoconsommation des citadins cultivateurs 559
2) L'autoconsommation des revenus fonciers perçus en
nature 560

Β - Le commerce local et régional 562

Conclusion 567
Conclusion générale 571

Sources et études 607

I - Sources 607
A - Textes législatifs 607
Β - Archéologie 608
C - Papyrus 609
D - Littérature grecque 610
E - Littérature latine 612
F - Autres littératures 613

II - Études 614

Index 625

Table des figures 633

Table des matières 635

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