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L'ODE FLUVIALE CHEZ FRIEDRICH HÖLDERLIN ET MAURICE DE

GUÉRIN

Nicolas Waquet

Klincksieck | « Revue de littérature comparée »

2008/4 n° 328 | pages 417 à 428


ISSN 0035-1466
ISBN 9782252036600
DOI 10.3917/rlc.328.0417
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2008-4-page-417.htm
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L’Ode fluviale chez Friedrich Hölderlin
et Maurice de Guérin

Am Eurotas stehet mein Zelt, und wenn ich nach


Mitternacht erwache, rauscht der alte Flußgott
mahnend mir vorüber, und lächelnd nehm ich
die Blumen des Ufers, und streue sie in seine
glänzende Welle und sag ihm : Nimm es zum
Zeichen, du Einsamer ! Bald umblüht das alte
Leben dir wieder. 1
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« Le dialogue authentique avec le Dict d’un poète n’appartient qu’à la
poésie ; il est le dialogue poétique entre poètes » 2, et ce qui est tout à fait
merveilleux, c’est que ce commerce dont parle Martin Heidegger existe
entre des poètes qui ne se sont ni lus ni connus. Car ce sont les « dicts » (et
non les personnes) qui dialoguent entre eux. Faisons donc l’expérience de
cet échange, en écoutant le chant absolument unique de deux poètes qui se
sont exprimés dans le vaste champ de l’ode. Le plus jeune, Maurice de
Guérin, né quarante ans après Friedrich Hölderlin, n’eut — malgré la ger-
manophilie qu’atteste son Cahier Vert 3 — aucune connaissance de l’œuvre
du grand poète souabe. Sa vie très brève (1810-1839) traversa d’ailleurs sans

1. Nous traduisons : « Auprès de l’Eurotas, ma tente se dresse, et lorsque après minuit je


m’éveille, le vieux dieu fleuve murmure devant moi ses conseils, alors je cueille en
souriant les fleurs de sa rive, les jette dans ses ondes scintillantes et lui dis : Accepte
ce signe, ô Solitaire ! bientôt l’ancienne vie refleurira en toi ». Hölderlin, Hyperion oder
der Eremit in Griechenland, Sämtliche Werke und Briefe, sous la direction de Jochen
Schmidt, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1994, Bd. 2, p. 128.
2. Martin Heidegger, « La Parole dans l’élément du poème », trad. Jean Beaufret et
Wolfgang Brokmeier, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, (1re éd. alle-
mande, 1959), p. 42.
3. Nous citons tous les textes de Guérin d’après l’édition de sa Poésie établie par Marc
Fumaroli, Paris, Poésie/Gallimard, 1984. L’article du 6 février 1833 montre un goût
particulier pour les maîtres de Hölderlin (Klopstock, Herder, Wieland, Gellert, Gleim,
Bürger), p. 77.

Revue 4-2008
de Littérature comparée

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Nicolas Waquet

la toucher la longue période de folie et d’isolement que vécut Hölderlin


entre 1805 et 1843. Si bien que ces deux poètes connurent chacun une pré-
sence au monde d’une trentaine d’années. L’un et l’autre, malgré les diffé-
rences qui séparent un Allemand kantien du XVIIIe siècle et un enfant du
siècle romantique, s’étaient destinés à l’Église et reçurent une profonde for-
mation religieuse en vue d’être un jour pasteur luthérien et prêtre catho-
lique. L’artiste l’emportant finalement sur le clerc, ils se vouèrent tous deux
à la poésie. Mais celle-ci leur était expression religieuse, vocation, véritable
sacerdoce. Cette célébration de la divinité apparaît très nettement dans les
deux chefs-d’œuvre guériniens, datant probablement des années 1835-
1836 : le diptyque du Centaure et de La Bacchante. Ils résonnent dans la
même tonalité que les trois odes de Hölderlin issues du cycle des fleuves :
Der Main (écrit en 1798 et publié en 1800), son remaniement Der Neckar
(achevé en 1800, paru en 1801) et l’aboutissement que constitue Der gefes-
selte Strom (1801) 4. Ces odes trouvent leur forme dans la nécessité de dire le
sacré, en offrant des solutions comparables pour dépasser l’aporie à laquelle
est condamné le chant de l’inexprimable. Voilà ce qui motive notre tentative
de voir en quoi le fleuve n’est pas un thème, mais une réalité poétique et
spirituelle.

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Hölderlin et Guérin partagent, à première vue, un univers antique tout


à fait semblable, que l’on décèle dans un même héritage poétique formel.
Le poète allemand, suivant en cela ses maîtres Klopstock et Schiller, moule
ses trois odes fluviales dans la strophe alcaïque issue de la lyrique grecque.
Cette forme héritée de Pindare, Sappho, Alcée et Horace (que Hölderlin
lut assidûment pendant sa jeunesse) jaillit et rebondit du fait de sa base
ïambique qui lui procure ce dynamisme propre à chanter le fleuve. Guérin,
abandonnant l’adéquation classique entre l’hexamètre et l’alexandrin, n’uti-
lise pas le vers sublime traditionnel mais les ressources alors nouvelles
du poème en prose, que Chateaubriand et Aloysius Bertrand avaient mis à
l’honneur. Cette prose n’en demeure pas moins toute virgilienne. Comme
le remarque Charles Du Bos 5, elle l’est par son « côté lisse, liquide », flu-
vial, en quelque sorte, puisque le fleuve informe la langue guérinienne au
point de la rendre fluide. Dans la tradition du molle atque facetum d’Horace 6,

4. Le Main, Le Neckar, et Le Fleuve enchaîné. Nous citons d’après l’édition de Jochen


Schmidt, Gedichte, Sämtliche Werke und Briefe, Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker
Verlag, 1994, Bd.1, 1992. Les traductions sont tirées de notre anthologie bilingue des
Poèmes fluviaux, Paris, Éditions Laurence Teper, 2004. On peut également se référer à
l’édition de Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie de la poésie allemande, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1993.
5. Charles Du Bos, Du spirituel dans l’ordre littéraire, Paris, Corti, 1967, (1re éd. 1930),
p. 99.
6. Satires, I, 10, v. 44-45.

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L’Ode fluviale chez Friedrich Hölderlin et Maurice de Guérin

ce grand maître des odes, la prose de Guérin allie grâce, fermeté, et sur-
tout souplesse. L’emploi d’octosyllabes, de décasyllabes, de rimes au sein
des phrases trahit une nette tension vers le langage poétique qui fait de ces
poèmes un exemple frappant d’odes en prose.
En ce qui concerne la langue elle-même, nos deux poètes laissent volon-
tiers transparaître hellénismes et latinismes. Les premiers sont surtout
perceptibles dans l’emploi hölderlinien des participes déterminatifs et subs-
tantivés 7, comme dans la tournure du datif impersonnel, équivalent alle-
mand de la voix moyenne grecque 8. Il célèbre le dieu par des épiclèses à
l’antique, en procédant par juxtaposition, tandis que Guérin préfère bâtir
toute une période autour du nom divin qui en devient l’acmé (comme l’invo-
cation à Bacchus dans La Bacchante, p. 218). Cet écrivain romantique
construit effectivement ses phrases selon une logique de l’emboîtement et
de l’enchâssement héritée de la syntaxe latine. Dans une magnifique période
de La Bacchante (p. 221), célébrant l’influence de Saturne sur les fleuves, il
fait jouer de manière très ferme coordination et subordination pour que la
phrase progresse tout en se retournant sur elle-même. Cette langue si par-
ticulière est enfin émaillée de mots directement latins, comme ces destins
(fata), cette fontaine (fons) ou cette étrange expression au passif « quelques-
uns sont racontés », reprenant le dicuntur 9 des écrivains romains.
D’autre part, le décor de ces odes est construit selon le topos du locus
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amœnus. Tous les éléments y sont : herbe, arbres et bien sûr, fleuves et
rivières. Comme l’indiquent les noms de lieux que Guérin place dans La
Bacchante — à la différence du Centaure qui n’en comporte pas — la scène
est en Grèce. Mais cette « Thessalie » (p. 218), ces « montagnes de la
Thrace » (p. 219) diffèrent de la Grèce de Hölderlin, bâtie autour de monu-
ments et de sites comme l’« Olympeion », « Sunium », et Athènes (Der Main).
Cependant, il s’agit aussi d’un paysage d’âge d’or. L’ode au Main en esquisse
le tableau ensoleillé et fécond à traits de « Limonenwald » (forêts de citron-
niers), « Granatbaum » (grenadiers) et « purpurne Äpfel » (pommes pour-
pres), monde où l’on fête le vin et où l’on danse au son du tambourin et de la
cithare (v. 23-24). Bien qu’il soit le support d’une rêverie sur la disparition de
la grandeur ancienne (qui constitue la substance des odes Der Main et Der
Neckar), ce paysage est pénétré de sacré. Ce ne sont plus des dieux qui
l’habitent (comme ceux que rencontre le centaure, p. 209) mais les
« Göttersöhne », les fils des dieux, endormis entre les ruines de leurs tem-
ples et les décombres des statues de leurs dieux.
Pourtant, les deux poètes structurent ce tableau de la même manière.
Ce monde de « vallées » guériniennes et de « Täler » allemands s’organise
autour du fleuve et de ses rives pour ressembler profondément au type
antique du Tempé 10. Ce paysage topique repose sur l’union indissoluble du

7. Cf. Der Main, v. 32 ; Der gefesselte Strom, v. 14.


8. Par exemple « es quillt […]/ Ihm auf », Der gefesselte Strom, v. 9-11.
9. La Bacchante, p. 217.
10. Théocrite, Idylle XXII, 36 ; Virgile, Georg., II, 469 ; IV, 365.

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Nicolas Waquet

fleuve, des rocs, des montagnes et des antres, pour composer cet univers
dans lequel évoluent naturellement le centaure de Guérin et celui du frag-
ment Das Belebende 11. Le fleuve pénètre ce monde au point d’y être souter-
rain, comme le gefesselte Strom (v. 10, 20), qui trouve aussi son « séjour
dans les palais profonds de la terre » (La Bacchante, p. 221). Fidèles à la
tradition antique 12, Hölderlin et Guérin font de la grotte fluviale et souter-
raine un lieu divin.
Leurs poèmes accueillent effectivement des dieux assez divers. Le pre-
mier de ceux-ci est « le vieil Océan, père de toutes choses » (La Bacchante,
p. 212). Selon la cosmogonie antique 13, ce grand fleuve qui ceint la terre est
à l’origine de tous les cours d’eau. Comme l’indique l’épiclèse du geffeslte
Strom, ce dieu est « Titanesfreund », « l’ami du Titan » (v.4), puisqu’il est fils
de Gh` et d’Oujranov". Le fleuve, quant à lui, est le fils d’Océan, et possède ici le
statut de demi-dieu alors que Guérin en fait un dieu à part entière (La
Bacchante, p. 221). Der Main et Der Neckar possèdent aussi des traces inté-
ressantes d’adresse au fleuve ; introduites par « O », conduites à la deuxième
personne, ce sont elles qui font de ces pièces des odes véritables, dans la
mesure où l’on y trouve prière, célébration et rapport personnel au dieu sur
le modèle homérique 14. Le fleuve guérinien possède une telle charge divine
qu’il sert même de comparant à Bacchus lui-même, dont le « souffle » s’ex-
hale « du sein de la terre » comme « l’haleine semblable aux nuages » des
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fleuves de Thessalie (La Bacchante, p. 218).
Si le fleuve enchaîné de Hölderlin n’est qu’un demi-dieu, c’est certaine-
ment en vertu du syncrétisme propre à son auteur. Cette divinité dépend
effectivement d’une divinité supérieure qui s’apparente au Dieu chrétien.
C’est un Père aimant, dépêchant à son fils des « Liebesboten », des « mes-
sagers d’amour » (v. 5). C’est un Père tout-puissant, qui ne connaît pas le
pouvoir des fata guériniens règnant au-dessus des dieux eux-mêmes. C’est
enfin un Père qui forme avec le « Sohn » et les « Lüfte » la Trinité qui l’unit au
Fils et au souffle de l’Esprit (v. 4, 6). D’ailleurs, l’image finale du dieu ouvrant
les bras à son fils relève d’une iconographie chrétienne, bien différente de la
plastique antique que Guérin injecte dans ses fleuves couchés et muscu-
leux 15. Ce dernier pratique aussi le style sublime, le style orné qui chatoie de
tous les noms divins (indistinctement grecs et romains), tandis que Hölderlin
— excepté l’Océan — n’en mentionne aucun. Guérin évoque surtout des
dieux originels, des dieux pré-olympiens ou chaotiques comme Saturne,
Uranus, Cybèle et Bacchus. Le « paganisme agressif » 16 de Guérin, saturé

11. Le Vivifiant, cf. Poèmes fluviaux, op. cit., p. 118-121.


12. Virgile, Georg., IV, 363 sqq. (la demeure de Cyrénée est très proche de celle des fleuves
de La Bacchante).
13. Hésiode, Théogonie, 337 sqq. (catalogue des fleuves issus d’Océan).
14. Der Neckar, v. 34, 35. Cf. Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, IV, Le domaine de
la métaphysique, Les Fondations, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, p. 39-43.
15. On sait combien les deux poèmes en prose sont redevables de la Galerie des Antiques
du Louvre.
16. Pierre Moreau, Maurice de Guérin ou les métamorphoses d’un Centaure, Paris, Archives
des Lettres Modernes, 1965, p. 61.

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L’Ode fluviale chez Friedrich Hölderlin et Maurice de Guérin

de mythologie antique, diffère donc nettement de la religion nouvelle que le


poète souabe commence à bâtir dans ces odes.
Ces deux poètes modernes chantant les dieux, les louant et les célé-
brant, sont les dignes héritiers de la poésie sublime antique. C’est pourquoi
ils investissent des formes d’écriture ancienne pour exprimer leur dévotion
à ceux qui sont le principe de toute vie.

*
* *

Ces divinités, en effet, ont part à la fécondité originelle dans leur réalité
vivifiante, créant le monde, la vie et les autres dieux. Leur passion pour la
fécondité amena Guérin et Hölderlin à se tourner vers la source de cette vie.
Dans une lettre datée du 11 avril 1838, le jeune romantique va jusqu’à écrire
à son ami Barbey d’Aurevilly que « le mot de vie est le dieu de [son] imagina-
tion ». Comme le note Albert Béguin 17, Guérin partage cette caractéristique
de la pensée germanique qu’est le retour à l’origine. C’est la raison pour
laquelle l’ode fluviale située au milieu de La Bacchante se greffe sur la « nou-
velle fécondité » du mythe originel (p. 221). Arrêtons-nous un instant sur le
mot « Ursprung » (Der gefesselte Strom, v. 3), terme central pour comprendre
ces poèmes. Composé du préfixe Ur- et d’un radical formé sur le verbe sprin-
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gen, il ne peut se traduire en français que par la périphrase du « jaillisse-
ment originel ». Cet Ursprung auquel il faut retourner est un dieu source de
vie : Ozean chez Hölderlin, Cybèle pour Le Centaure. Cette dernière déité,
grâce à la comparaison des gouttes de pluie rejoignant les eaux (p. 210),
devient une entité liquide. Guérin développe et illustre cette idée à l’échelle
du poème entier par les deux comparaisons fondamentales qui l’encadrent :
le centaure compare sa naissance dans les grottes à celle du fleuve dans les
antres. Et lorsqu’il parle de sa mort, c’est en la comparant à celle de la
« neige flottant sur les eaux » qui ira se « mêler aux fleuves qui coulent dans
le vaste sein de la terre » (p. 205 et 214).
Si l’on pense à présent à l’enfance de la bacchante Aëllo, on s’aperçoit du
rôle nourricier du fleuve. Par le biais d’une image virgilienne 18, celui-ci lui
apporte en son flux la jeunesse et apparaît comme un principe d’irrigation.
De même, le fleuve hölderlinien brisant ses chaînes est l’agent principal du
mythe printanier. Il transmet la vie « im Busen der Erde » (v. 20), « au sein de
la terre », qu’il féconde en bâtissant l’espace par des montagnes et des
forêts (comme le Rhin dans l’hymne qui lui sera plus tard consacré). Le cen-
taure, lui, décrit la vie qui « frémissait dans tout [son] sein » (p. 209). Il l’en-
tend « courir en bouillonnant » comme un fluide, pour ressembler alors aux
fleuves impétueux de Hölderlin. Mais cette présence du fleuve vital est tota-
lement implicite ; on ne le perçoit (comme souvent chez Guérin) que par le
jeu des connotations. Cela provoque donc une sorte de renversement.

17. Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Paris, Corti, 1991, (1re éd. 1937), p. 473.
18. Celle des canaux d’irrigation en Buc., III, 111.

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Puisque la vie est implicitement un fleuve, le centaure possède en lui un


véritable fleuve « im Zorne » (v. 15), tout aussi furieux que celui de Hölderlin :
« Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés inté-
rieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n’est connue que
des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son
comble et irritée » (p. 209).
Il y a là un certain contraste avec ces fleuves strictement et positivement
dénotés, « paisibles la plupart et monotones » dont les eaux sont « portées
d’un cours traînant » (p. 209). Nous pouvons en conclure que le fleuve véri-
table, celui qui est bien le cours de la vie, celui qui se déchaîne, est un fleuve
métaphorique. Il n’existe que dans les images, uniquement dans le fait poé-
tique lui-même (l’implicite, la connotation). Cette présence du fleuve dans et
par la poésie se rencontre aussi dans l’autre poème (La Bacchante, p. 219) où
le champ lexical renvoie à l’isotopie fluviale : le fleuve est là grâce au mouve-
ment d’Aëllo qui propage le dieu et se répand dans la plaine. Au fond, l’ode
fluviale guérinienne imite souterrainement le cours d’un fleuve. Le poète
modèle les phrases dans un jeu d’emboîtements, de glissements et de
méandres. Les paragraphes se développent et se construisent autour de
charnières isotopiques et d’anadiploses métaphoriques, si l’on peut dire,
comme dans ce passage de La Bacchante (p. 221) où l’adjectif « ténébreux »
entraîne l’apparition de la « nuit », où le « sang » répond au « sang » et où
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les « eaux » d’un paragraphe découlent dans les « fleuves » du suivant.
Hölderlin procède par des moyens textuels différents mais tout aussi flu-
viaux. Der geffeslte Strom est une ode construite selon une logique rigou-
reuse et linéaire. Grâce aux enjambements, l’apostrophe initiale suscite le
réveil du fleuve, les glaces fondent, le fleuve se répand dans le monde qu’il
transforme sur son passage, pour se diriger enfin vers son père Océan. Le
poète allemand a pris soin dans la dernière strophe de prolonger à l’infini
cette ligne fluviale dans un effet d’éloignement : nous quittons le fleuve qui
poursuit seul son chemin.
Ainsi, ces odes possèdent un caractère résolument fluvial par l’énergie et
la vitalité qu’elles mettent en œuvre. Dans Der gefesselte Strom, le retour du
mouvement marque le retour de la vie. D’où ce puissant éveil rythmique, à
partir de la deuxième strophe, fait de répétitions, de disjonctions, d’accélé-
rations. De même que les fleuves guériniens « agitent » et « émeuvent » (La
Bacchante, p. 221-222), celui de Hölderlin, en ranimant la vie, communique
l’agitation, de sorte que « les montagnes s’éveillent » et « s’émeuvent les
forêts » 19. L’adéquation est scellée lorsque le centaure explique à Mélampe
qu’il « viv[ait] de mouvement » (p. 208), ce qu’il développe un peu plus loin :
« vivant avec l’abandon des fleuves […] je bondissais partout comme une vie
aveugle et déchaînée » (p. 210). En réalité, cette comparaison avec le déchaî-
nement de la vie semble s’appliquer au fleuve. Elle se déploie sur deux
niveaux et s’appuie sur la métaphore précédente qui faisait de la vie un fleuve
intérieur démonté. Le centaure, en se comparant à un fleuve puis à la vie,

19. Der gefesselte Strom, v. 17, 18.

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L’Ode fluviale chez Friedrich Hölderlin et Maurice de Guérin

crée un système comparatif complexe. En introduisant son être fabuleux


dans une tierce image, Guérin, paradoxalement, associe le fleuve et la vie
avec beaucoup plus de force ; car au lieu de se rencontrer immédiatement,
ces deux éléments se chargent pour se rejoindre de toute la fougue, de toute
l’ardeur du centaure.
La divinité instaure le mouvement et c’est la raison pour laquelle ces
odes le célèbrent. La parole sacrée d’Aëllo révèle à la novice que l’univers
entier est mû par Dionysos 20, dans une réaction en chaîne connue aussi de
Hölderlin : le dieu suprême confie le flux vital aux fleuves pour vivifier le fond
des terres par leur propre puissance. Le poète qui chante le Neckar se voit
aussi poussé par la force des sources, entraîné avec lui jusqu’au Rhin et
jusqu’aux villes lointaines (Der Neckar, v. 9-12). C’est d’ailleurs sous
l’influence de son « Schutzgott », de son dieu tutélaire, qu’il sera emporté
jusqu’aux îles ioniennes (v. 34). En fin de compte, le dieu lui-même est mou-
vement : Bacchus « court », les divinités fluviales « s’agitent » (La Bacchante,
p. 221-222) et Ozean est un Titan, une force élémentaire divinisée. Le fleuve,
son fils, n’a donc pas d’autre destinée que le cheminement (Der gefesselte
Strom, v. 22).
Chez Guérin et Hölderlin, le dieu fluvial, cette entité purement dynami-
que, tient son agitation d’un dieu plus fort qui lui est supérieur. En la com-
muniquant au monde, c’est bien le dieu lui-même qu’il transmet, car ce
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mouvement vital est divin. Le fleuve devient donc un médiateur. Au bout de
la chaîne de l’influence divine, le fleuve nous apparaît comme une méta-
phore filée du poète sacré, intermédiaire entre les hommes et le dieu.

*
* *

Comme le remarque Philippe Jaccottet 21, Hölderlin est né à la poésie en


évoquant le Rhin dans une lettre adressée à sa mère 22. Cette impulsion poé-
tique déclenchée par le fleuve se poursuivra jusqu’aux derniers fragments
(12 et 27) et aux derniers hymnes (comme Der Ister, resté inachevé).
D’ailleurs, dès les Pages sans titre, Guérin compare son âme bouillonnante à
un « courant des prairies » (p. 188).
Les deux écrivains ont pris soin d’intégrer dans leurs œuvres les expé-
riences principales de la création. Qu’il s’agisse de « l’haleine » de Bacchus

20. Cf. W.F. Otto, Dionysos, le mythe et le culte, trad. de l’allemand par Patrick Lévy, Paris,
Mercure de France 1969, Gallimard, coll. Tel, p. 102-109 (« Le monde ensorcelé »).
21. Dans sa préface aux Œuvres de Hölderlin, Pléiade, Gallimard, 1967 ainsi que dans « La
seconde naissance de Hölderlin », Lettres d’Occident, Neuchâtel, 1957. Voir aussi Martin
Heidegger, Approche de Hölderlin, traduit de Erlauterungen zu Hölderlins Dichtung par
Henry Corbin, Michel Deguy, François Fédier et Jean Launay, Paris, Gallimard, 1962,
p. 91 ; et Walter F. Otto, Die Musen und der göttliche Ursprung des Singens und Sagens,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft E.V., 1956 (2. Auflage), p. 9-12.
22. Lettre À sa mère, Maulbronn, milieu de juin 1788, Œuvres, op. cit., p. 44. Nous nous
permettons de renvoyer aussi à notre postface aux Poèmes fluviaux, op. cit., p. 134-
135.

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(La Bacchante, p. 221) ou des « Lüfte » du Vater (Der gefesselte Strom, v. 6),
ces souffles, conformément à l’étymologie, sont intrinsèquement spirituels.
Les fleuves guériniens et hölderliniens, touchés par ces vents divins, respi-
rent le dieu et deviennent ainsi des images vivantes de l’inspiration. Cette
présence divine provoque d’ailleurs l’horror, le frisson sacré, puisque la
« Brust », la poitrine qui inhale le dieu, se met à frissonner (« schaudernd »,
Der gefesselte Strom, v. 9, 19). Instruits par les dieux, les fleuves peuvent
donc suivre « leur destinée avec plus de calme que les centaures, et une
sagesse plus bienfaisante que celle des hommes » (Le Centaure, p. 209).
Plongé dans cette exquise sagesse, l’être double se sent transformé, péné-
tré des dons de ces fleuves qui l’accompagnent et le quittent lentement à la
manière des parfums (p. 209).
Le centaure bondissant en tous sens, le fleuve brisant violemment ses
chaînes sont bien des traces du furor ; cette folie, cette frénésie, ce mouve-
ment sauvage qui est aussi délire prophétique, inspiration poétique, enthou-
siasme créateur. Or cette possession se traduit dans nos textes par le motif
de l’errance. Dans le Cahier Vert, Maurice de Guérin avait compris que le
poète « n’aura jamais de demeure assurée » 23. Voilà peut-être pourquoi le
« centaure errant » se glorifie du roulement de ses pas comme du déroule-
ment d’un poème inspiré (p. 210). Le Neckar est aussi un errant, un
« Wanderer » (v. 4) comme le « chantre sans foyer », le « heimatloser Sänger »
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astreint à errer d’un pays à un autre (Der Main, v. 26-27). Le poète possédé
erre dans sa fureur vers l’union définitive avec le dieu (qu’il soit Bacchus,
Cybèle, ou Ozean). Tel est son devoir : « il n’a droit de demeurer » qu’au lieu
où sourd la source divine (Der gefesselte Strom, v. 23).
Celle-ci, comme nous l’avons expliqué plus haut, est un jaillissement ori-
ginel. En effet, les fleuves sont naturellement des divinités du jaillissement
car « ils président à la naissance des sources » (La Bacchante, p. 221).
L’Ursprung est précisément ce à quoi le fleuve enchaîné doit être impérative-
ment attentif (achten). L’apostrophe (1re strophe) et l’interrogation oratoire
(2e strophe) sont donc là pour lui rappeler sa mission et son origine divine.
Ainsi devient-il source lui-même. Car il jaillit (v. 9), il « quillt », laissant
entendre dans ce verbe le substantif der Quell (la source). Le fleuve est donc
créateur et c’est une idée majeure chez Hölderlin, qui lui donnera une
ampleur différente dans les hymnes fluviaux 24. Nous voyons alors le fleuve
libéré de ses chaînes dompter le chaos par sa voix (v. 18) et ordonner les
montagnes (l’adverbe « rings », placé en fin du vers 17, souligne ce travail
d’harmonisation circulaire). Chez Guérin, les fleuves de La Bacchante
contrôlent et dirigent la « naissance des flots » et les « destinées des ondes »
(p. 221-222). Dernier maillon de la chaîne, ils perpétuent via Bacchus et
Cybèle la création du temps de Kronos.

23. Texte daté du 26 janvier 1835, p. 161-163.


24. Am Quell der Donau (1800-1801), Die Wanderung (1801, publié en 1802), Der Rhein (1801,
publié en 1808), Germanien (1801), Der Ister (1803, probablement).

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L’Ode fluviale chez Friedrich Hölderlin et Maurice de Guérin

Les fleuves agités sont donc dépositaires du dire divin, et finissent même
par l’incarner lorsque le discours d’Aëllo, émergeant dans la nuit, est com-
paré à la source cachée d’un fleuve (La Bacchante, p. 221). Le centaure, lui,
recherche la parole de la grande déesse endormie mais n’entend que « des
mots inarticulés comme le bouillonnement des fleuves » (p. 212). C’est
pourquoi Hölderlin parle ailleurs de « strömendes Wort » 25 : le participe, issu
de Strom (le fleuve) renvoie à une « parole jaillissante », intarissable, torren-
tielle et limpide. C’est bien cette clarté, cette pureté dénotée dans le « helles
Wort », la parole-lumière du dieu qui veille (Der gefesselte Strom, v. 7). Celle-
ci nous permet d’envisager cette ode de deux points de vue différents, selon
deux lectures superposées. En effet, le sens positif de la fonte des glaces et
de la renaissance printanière sous l’effet de la lumière, supporte un sens
métaphorique : la parole du dieu inspire et pénètre la poitrine, elle parle par
la voix du poète qui la transmet, faisant ainsi renaître la joie sur la terre. Le
poème demande presque ici une lecture parabolique, car cette ode, au fond,
est un discours sacré. Hölderlin y dépeint par une allégorie la mission spiri-
tuelle du poète dont il façonne ici l’image.
Aëllo apprend également à sa novice, mais de façon encore plus cryptée,
que les poètes sont chantres de Dionysos. Elle déploie en effet un discours
binaire faisant intervenir en chiasme l’ouïe et la vue : les fleuves séjournent
dans des « demeures étendues [vue] et retentissantes [ouïe] », avec « l’oreille
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toujours nourrie de l’abondance des bouillonnements [ouïe], et l’œil attaché
à la destinée de leurs ondes [vue] » (La Bacchante, p. 221-222). La poésie,
naturellement, mobilise l’œil et l’oreille puisqu’elle est images et musique.
Ainsi ces grottes, conformément à la tradition antique 26, semblent renvoyer
à l’atelier du poète.
Comme nous le rappelle Walter Friedrich Otto, la poésie s’exprime de
manière mythique 27. Il est donc naturel que Guérin et Hölderlin mobilisent
les images antiques que nous avons rencontrées pour y modeler (fingere) la
figure du poète (figura) et créer un nouveau mythe. Celui-ci s’appuie sur le
topos du fleuve conçu comme le cours de la vie, lieu commun que ces deux
auteurs réinvestissent pour montrer que l’existence du poète consiste bien à
fluer vers le dieu en répandant sa parole. Guérin réactualise cette image
lorsqu’il donne toute sa mesure à son centaure par le seul biais du fleuve. Ce
dernier cristallise la différence qui existe entre le favorisé et le disgracié
« renversé par les dieux » (p. 208), l’homme que l’être double rencontre pour
la première fois sur la rive opposée. Guérin utilise cette scène comme une
sorte de piédestal au paragraphe suivant, où il célèbre superbement cette
ambivalence entre l’homme et la bête mythologique : la partie humaine
émerge du fleuve, « tranquille », tandis que la partie animale immergée s’y
agite (p. 208).

25. Brot und Wein, v. 34.


26. Cf. par exemple Virgile, Buc., V.
27. W.F. Otto, « Le mythe », Essais sur le mythe, traduit par Pascal David, Mauvezin, Trans-
Europ-Repress, 1987, p. 48.

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Le fleuve se trouve donc associé à la faveur divine ; les rives du Main sont
fortunées, « vielbeglückt » (v. 32) et lui-même, ce « Glücklicher », ce bien-
heureux, partage le calme et le repos des astres (v. 37) exactement comme
les favorisés guériniens (La Bacchante, p. 222). Le Centaure présente à ce
propos une singularité, car « les mortels qui touchèrent les dieux par leur
vertu ont reçu de leurs mains des lyres pour charmer les peuples […] mais
rien de leur bouche inexorable » (p. 212). Partout ailleurs, le poète (ou plutôt
sa figure) transmet la parole divine. Renouant avec la plus ancienne tradi-
tion 28, le fleuve est un « Herold » un héraut (Der gefesselte Strom, v. 19).
Hölderlin extrait ce mot du vocabulaire épique, donnant ainsi à son ode le
caractère sublime qui distingue la mission poétique. Le fleuve devient donc
à son tour un messager d’amour. C’est là, semble-t-il, une nouvelle trace de
syncrétisme. Car, fidèle en cela à son éducation protestante, le poète souabe
demeure avant tout attentif à la Parole et à sa diffusion. Les poètes, présents
dans les fleuves souterrains de La Bacchante, comme nous l’avons vu,
deviennent également des veines, des voies diffusant la divinité dionysiaque
pour féconder la grande Cybèle tellurique (p. 221-222).
Même si les secrets du Centaure sont jalousement gardés par les dieux,
le texte retrace le cours d’une initiation : Macarée enseigne à Mélampe ce
que Chiron lui a appris. De même, son discours enchâssé au style direct fait
d’Aëllo une initiatrice, tenant un propos théogonique et cosmogonique, révé-
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lant à la jeune bacchante le secret du monde. Ce rôle initiatique est souvent
assumé par les fleuves, et le plus bel exemple s’en trouve dans Le Centaure :
« Je m’oubliais ainsi au milieu des ondes, cédant aux entraînements de leur
cours qui m’emmenait au loin et conduisait leur hôte sauvage à tous les
charmes des rivages. Combien de fois, surpris par la nuit, j’ai suivi les cou-
rants sous les ombres qui se répandaient, déposant jusque dans le fond des
vallées l’influence nocturne des dieux ! » (p. 208). Le centaure initié dispense
donc à son tour la divinité. Chez Hölderlin, en revanche, le fleuve initiatique
diffuse immédiatement la parole solaire du dieu vigilant, le « wachender
Gott » du gefesselter Strom (v. 7-8). Le Main, quant à lui, accueillit l’étranger
et lui apprit à vivre en poète en lui enseignant secrètement les chants fluides
et la vie silencieuse (v. 35-36). Der Neckar (poème issu pourtant de l’ode au
Main) délaisse l’aspect initiatique au profit de la découverte du pays natal,
qui prendra tant de place par la suite dans l’art de Hölderlin 29. Le poète,
selon Guérin, est chantre de Bacchus. Il est en cela strictement païen, avec
une touche de mysticisme dans l’évocation de la possession par un dieu qui
demeure caché (mustikÒj) ; c’est bien le « paganisme mystique » dont parle
l’abbé Decahors 30. Pour Hölderlin, plus syncrétiste, le poète est un a[ggelo",
un messager évangélique, en quelque sorte.

28. Hésiode, Théogonie, 30-35.


29. Nous songeons par exemple à l’hymne Germanien.
30. E. Decahors, “Le Centaure” et “La Bacchante”, les poèmes en prose de Maurice de Guérin
et leurs sources antiques, Paris, Bloud et Gay, 1932, p. LII.

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L’Ode fluviale chez Friedrich Hölderlin et Maurice de Guérin

La Bacchante nous apprend que l’empire du dieu s’étend jusqu’aux fleu-


ves eux-mêmes ; son pouvoir les frappe et « le limon antique s’émeut dans
le sein de leurs urnes troublées » (p. 222). Manifestement, le dieu ravive le
vieux fond fertile des mythes antiques qui sommeillent dans le poète, ce
vase, cette urne 31. L’inspiration divine fertilise la mythologie (comme chez
les premiers poètes chrétiens 32) dans un dépassement du panthéisme stric-
tement païen vers une religion plus universelle, comme celle de Hölderlin.
Ainsi, pour donner corps à l’idée qu’ils se font du poète sublime, Guérin
et Hölderlin ont fructueusement implanté dans leurs odes le mythe orphi-
que. Brian Juden en a suivi les traces dans les œuvres guériniennes 33, cer-
tes moins nettes que l’empreinte laissé par le chantre mythique dans la
poésie de Hölderlin. En effet, Der gefesselte Strom rappelle l’apothéose de
Daphnis 34, cet Orphée bucolique, puisque le fleuve, en rejoignant le dieu
suprême, réveille la joie sur terre et fait danser monts et forêts, aussitôt
doués de parole (v. 15-20). Grâce au pouvoir de sa voix, il donne vie à l’ina-
nimé (aux « Berge » et aux « Wälder ») et défie l’abîme (la « Kluft » des
Enfers). Comme le chantre thrace, le fleuve est fils des dieux, « Göttersohn »
(v. 17), et sa parole divine est vivifiante. Aëllo marche sur ses pas (La
Bacchante, p. 219) et, par association métaphorique, dessine peu à peu les
traits troubles de l’Orphée fluvial 35, que Guérin préfère à l’Orphée sylvestre 36
présent chez Hölderlin. De même que les eaux de l’Hèbre se mettent à chan-
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ter en recevant le sang du vates divinus 37, les fleuves guériniens sont inspirés
par « le sang vieilli d’Uranus » que Bacchus diffuse « dans l’écume immor-
telle des eaux » (La Bacchante, p. 221).
Nous percevons en réalité deux strates métaphoriques : la conception
du poète selon Hölderlin trouve son expression dans l’image d’Orphée, qui
lui-même, en tant que chantre topique, investit l’image du fleuve. Pour
Guérin, le fleuve est un exemplum, un modèle pour la jeune bacchante (celui
du poète sacré inspiré qui diffuse le dieu) exemple sur lequel Aëllo conclut
son discours initiatique. Elle se trouve elle-même au bout de la chaîne et, à
l’instar du fleuve, transmet le dieu originel. Ce sont bien deux comporte-
ments distincts. Guérin introduit dans l’image du fleuve la figure de la bac-
chante, prêtresse des mystères dionysiaques ; Hölderlin, quant à lui,
superpose l’image orphique à celle du fleuve. Dans la mesure où ils célè-
brent tous deux les mystères de Dionysos 38, le chantre rejoint la prêtresse.

31. Hölderlin ouvre le poème Buonaparte par ce vers : « Heilige Gefäße sind die Dichter »,
« ce sont des vases sacrés que les poètes » que nous comprenons comme un écho de
Saint Paul, II Cor., IV, 7.
32. Comme dans l’Hymne III du Cathemerinon Liber de Prudence.
33. Brian Juden, Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme français
(1800-1855), Paris, Klincksieck, 1971, p. 467-494.
34. Virgile, Buc., V, 56 sqq.
35. Virgile, Georg., IV, 523-527 ; Ovide, Mét., XI, 50 sqq.
36. Buc., III, 46 ; VIII, 57 ; Mét., X, 86-106 ; XI, 1.
37. Mét., X, 146.
38. Orphée est bien « le chantre qui célébrait les mystères de Dionysos », Ovide, Mét., XI, 8.

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Ces deux figures, de plus, n’existent dans le poème qu’à travers le même
support métaphorique : le fleuve.

*
* *

Le legs antique a permis à Guérin et Hölderlin d’exprimer leur sentiment


vitaliste du sacré et surtout de construire la silhouette du poète inspiré, à la
fois chantre et prêtre du dieu, descendant direct du vates latin. Tous deux
surmontent de la même manière le paradoxe d’une parole destinée à dire
l’indicible, en dépeignant non pas le sacré lui-même, mais le chemin vers le
sacré. Or tel est précisément le fleuve, pure coulée vers le dieu originel.
Hölderlin ne chante pas les embrassements du Père et du fleuve. Guérin,
par la bouche de Chiron 39, préserve les secrets des dieux et prend soin
d’ouvrir La Bacchante sur la fin des mystères et de l’achever sur leur venue,
sans placer le lecteur en présence du dieu, sans l’introduire dans la commu-
nion avec Dionysos. Il s’agit ici de cette pudeur religieuse que les Grecs nom-
maient A„dèj, cette retenue d’une telle sainteté qu’elle était elle-même une
divinité 40. Ainsi, les fleuves qui font religieusement signe vers le sacré sont
également divinisés, au point d’être célébrés dans des odes, dans des poè-
mes que Guérin et Hölderlin ont façonnés à l’image du fleuve, de ce pur
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rapport à l’indicible. L’ode n’est donc pas une forme donnée à un contenu,
mais le matériau lui-même qui s’informe comme une imago, une empreinte
intrinsèquement poétique que le sacré laisse dans la langue.

Nicolas WAQUET

39. Le Centaure, p. 211-212.


40. W.F. Otto, Die Musen und der göttliche Ursprung des Singens und Sagens, op. cit.

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