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Un monde dont le nom est forêt Bruce Albert

Hommage à Napëyoma

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JE SUIS ENTRÉ en contact pour la première fois avec Claudia Andujar par
l’entremise d’une lettre de quatre pages écrite durant l’été 19771. Étudiant
de doctorat en anthropologie, j’étais de retour à Paris après un premier
long séjour chez les Yanomami du rio Catrimani, dans le nord de
D’après le titre du livre
d’Ursula K. Le Guin, The Word l’Amazonie brésilienne (1975-1976)2. Claudia avait réalisé en 1974, dans
for World is Forest, Berkley
Books, New York, 1972 (Le Nom
la même région et auprès des mêmes communautés, une étape
du monde est forêt, Robert fondamentale de son travail photographique grâce à une bourse de la
Laffont, Paris, 1979) sur lequel
ont attiré mon attention
Fondation Guggenheim3. Lors de mes pérégrinations en forêt, mes hôtes
Déborah Danowski et Eduardo m’avaient souvent parlé de cette intrigante visiteuse, à la fois chaleureuse
Viveiros de Castro. Voir Há
mundo por vir? Ensaio sobre os et intrépide, qu’ils avaient surnommée Napëyoma, « la femme blanche ».
medos e os fins, Cultura e
Barbárie Editora, Florianópolis /
Depuis le début 1977, des échos encore imprécis d’une épidémie sur le rio
Instituto Socioambiental, Catrimani m’avaient alerté sur la situation sanitaire des groupes isolés que
São Paulo, 2014, p. 100, note 116.
j’avais visités sur le haut cours de cette rivière. J’ai donc résolu de faire appel
1 Lettre du 9 août 1977. à Claudia afin de contribuer à organiser un programme de santé dans la
2 Le peuple Yanomami compte région. Je l’ignorais encore, mais le pire avait déjà eu lieu. Claudia m’apprit
environ 36 000 personnes qui
occupent un territoire de
dans sa réponse, le mois suivant4, que l’épidémie de rougeole qui s’était
179 500 km2 de forêt amazonienne propagée à partir d’un poste de l’agence indigéniste brésilienne, la Fundação
de part et d’autre de la frontière
du Venezuela et du Brésil. Nacional do Índio (FUNAI), sur le rio Mapulaú en décembre 19765, avait fini
Sur la période évoquée, voir Davi par décimer la plupart des habitants des affluents voisins du haut Catrimani.
Kopenawa et Bruce Albert,
La Chute du ciel. Paroles d’un Elle avait passé deux mois très éprouvants sur place, en avril et juin 1977,
chaman Yanomami, Plon, collection
« Terre Humaine / Pocket », Paris,
accompagnant Carlo Zacquini, en charge de la mission Catrimani,
2014, p. 701-706 et 711-712. au secours des derniers survivants. Puis elle avait été expulsée sans
3 La chronologie de la saga ménagement de la région par un agent de la FUNAI xénophobe et hostile au
photographique de Claudia
Andujar chez les Yanomami du rio
travail de la mission en faveur des Indiens. Elle avait dû retourner à São Paulo
Catrimani depuis 1971 est début juillet6. Elle tentait maintenant désespérément d’obtenir une nouvelle
minutieusement décrite dans
l’article de Thyago Nogueira dans autorisation officielle afin de pouvoir reprendre son travail photographique
ce catalogue : « Claudia Andujar,
La Lutte Yanomami ».
et humanitaire chez les Yanomami. Ce document lui sera refusé à plusieurs
reprises par la FUNAI, alors dirigée par des militaires7, sous prétexte que sa
4 Lettre du 14 septembre 1977.
présence chez les Yanomami, situés dans une zone frontalière, constituait
5 Le rio Mapulaú est un affluent
du rio Demini (bassin du rio Negro). une atteinte à la « sécurité nationale ».
La Fundação Nacional do Índio
(Fondation nationale de l’Indien,
Pris dans le même labyrinthe politique et bureaucratique, étudiant anonyme,
FUNAI) a été créée en 1967. Lettre j’eus plus de chance d’échapper à l’attention des militaires. Je réussis enfin
du père Giovanni Saffirio de la
mission Catrimani du 6 janvier 1977. à revenir sur le terrain en février 1978 pour être à mon tour le témoin de la
6 L’agent de la FUNAI en question
tragédie de ceux qui avaient été nos hôtes et nos amis sur le haut Catrimani.
avait déjà expulsé de la région en Effondré, je recensai peu à peu soixante-huit victimes fauchées par l’épidémie,
février 1976 l’équipe du Plano
Yanoama, programme d’assistance la majorité étant des femmes, des enfants et des jeunes gens.
aux Yanomami de l’université de
Brasília dont je faisais alors partie
C’est à cette époque que je me souviens avoir rencontré, ou plutôt entrevu,
(voir Davi Kopenawa et Bruce Albert, Claudia pour la toute première fois. Ce souvenir, récemment exhumé,
op. cit., p. 706).
présentait, à vrai dire, des contours si fantasmagoriques que je n’y ai
7 Le Brésil était depuis 1964 sous
le joug d’une dictature militaire,
accordé foi qu’en corroborant sa possibilité chronologique en rédigeant
dirigée entre 1974 et 1979 par le ce texte8. Qu’on en juge. J’entamais mon second séjour d’ethnographe dans
général Ernesto Geisel.
la région du rio Catrimani et j’étais arrivé depuis deux jours à la mission
8 Je remercie ici Carlo Zacquini
dont les précieuses annotations catholique locale qui y servait de point d’entrée. Soudain, Claudia, à ma plus
m’ont permis de retrouver plus grande surprise, y fit irruption à son tour, seule, en pleine nuit, totalement
précisément la mémoire de cette
époque (e-mails du 28 mai et du à l’improviste, au volant d’une coccinelle Volkswagen noire. La route
1er juin 2019). Je suis arrivé à la
mission Catrimani le 28 février
Perimetral Norte, bretelle de la tristement célèbre Transamazonienne, était
1978 et Claudia le 2 mars, pour en à ce moment-là carrossable jusqu’au rio Catrimani et Claudia venait de
repartir le 7.
la petite ville locale de Boa Vista, capitale de l’État nord-amazonien de Roraima.
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Réveillé en sursaut par le ronronnement saugrenu d’un moteur de VW 1300
dans la nuit de la forêt, je me précipitai aussitôt en titubant sur le sentier qui
menait de la maison Yanomami voisine, où je dormais, au bâtiment de bois de la
mission. Ébloui par la lumière de phares jaunâtres auréolés de nuages d’insectes,
j’ai tout à coup confusément aperçu la silhouette de Claudia. Estompée dans
un halo de lumière diffuse, telle une apparition chamanique, elle semblait jaillir
au sein du célèbre chiaroscuro d’une de ses propres photographies.
Après son expulsion, à la mi-1977, elle avait été finalement autorisée par
la FUNAI à revenir à la mission Catrimani quelques jours, uniquement pour
récupérer ses bagages. La situation ne fut, à l’évidence, guère propice à
de longs conciliabules. Ce n’est donc que quelques mois plus tard, au cours
d’un séjour médical qui m’avait ramené à Brasília, que nous avons enfin
eu l’occasion, chez une amie commune9, de converser plus longuement.
Tous deux fascinés par notre rencontre avec les Yanomami et bouleversés
par les menaces que les projets de développement de la dictature militaire
faisaient peser sur leur survie, nous rédigeâmes un premier document public
pour défendre l’intégrité de leur territoire10. Puis, nous nous retrouvâmes
à São Paulo afin de préparer, avec Carlo Zacquini (et l’aide de plusieurs amis
dont Beto Ricardo, Maria Helena Pimentel et Alain Moreau), un projet
de légalisation des terres Yanomami. Nous avons alors créé une association,
la Comissão pró-Yanomami (CCPY), et lancé une campagne internationale
de soutien aux droits territoriaux Yanomami.
Depuis, plus de quarante ans ont passé au cours desquels notre amitié et
notre lutte commune ont continué à accompagner indéfectiblement le destin
des Yanomami. Cet écrit est un modeste hommage anniversaire à Napëyoma,
guerrière infatigable et visionnaire hors du commun. J’y évoquerai
l’imagination métaphysique, l’invention sociale et l’ironie poétique des
« habitants de la terre-forêt » Yanomami (urihi thëri), dont ses photographies
ont si somptueusement capturé l’esthétique. Images aussi précieuses
qu’énigmatiques, venues du cœur d’un monde-forêt qui nous a depuis
si longtemps et si intensément séduits et que nous avons tenté, ensemble
et parmi d’autres, au premier rang desquels notre ami Davi Kopenawa,
de défendre contre la folie prédatrice du « Peuple de la marchandise ».

»»»»»

Ce qui était autrefois estimé de façon nébuleuse comme le territoire


Yanomami se trouve consigné depuis 1992 dans les registres et relevés
cartographiques de l’État brésilien, grâce au long combat de la CCPY
et de Davi Kopenawa, sous l’appellation officielle de Terra Indígena Yanomami.
Ainsi répertorié, il s’y donne à voir sous la forme d’un long tracé clos qui,
adossé à la frontière Brésil-Venezuela, circonscrit une immensité de forêt
tropicale de 96 650 km², enserrée ou recouverte par un quadrillage d’unités
administratives et politiques diverses, locales ou fédérales.
Pourtant, à l’écoute des Yanomami eux-mêmes, sous l’espace plat de cette
géographie bureaucratique (que l’ethnopolitique Yanomami est loin d’ignorer,
on le verra), transparaît une autre réalité, qui a pour nom Yanomae thëpë
urihipë, « la terre-forêt des êtres humains », complexe plurivers socio-
cosmologique dont je vais m’efforcer de déplier ici peu à peu les coordonnées. 9 Memelia Moreira, spécialiste
Sous son acception la plus étendue, le terme urihi se réfère à la fois à la forêt des affaires indiennes au Jornal
et à l’espace terrestre qui la supporte (la terre en tant que sol se traduit par le de Brasília qui, à l’époque,
m’hébergeait généreusement.
terme maxita). La « terre-forêt des êtres humains » constitue le centre (miamo) 10 Au nom d’une association alors
de ce monde terrestre, dont les marges floues (kasiki, les « bords ») sont récemment créée à São Paulo
(le 28 octobre 1978), la Comissão
décrites par l’expression « terre des étrangers-ennemis », napë pë urihipë. Pró-Índio.
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Cet espace périphérique est habité, au plus proche, par d’autres groupes
amérindiens (napë pë yai, « les vrais étrangers »), puis, au-delà, par
les « Blancs » (napë kraiwa). Après la disparition progressive de la plupart des
diverses ethnies qui entouraient autrefois les Yanomami11, le mythe d’origine
des premiers (les autres Indiens) devint celui des seconds (les « Blancs »).
Toutefois, s’agissant des uns ou des autres, ce récit du « premier temps »
établit que ces « étrangers-ennemis » (napë) n’ont été créés par Omama,
le démiurge Yanomami, qu’à titre d’humanité dérivée (voire de second ordre)
à partir du sang d’ancêtres imprudents, emportés par les eaux et dévorés
par des loutres et des caïmans géants à la suite d’une infraction rituelle.
Comparée à un grand disque de terre cuite (mahe) qu’utilisent les femmes
pour préparer leurs galettes de manioc, la totalité que forme ce niveau
terrestre est nommée urihi pree ou urihi pata « la grande terre-forêt »,
« le monde entier ». C’est encore Omama qui, au « premier temps », se chargea
de définir les grands traits de sa géographie physique. Tout héros mythique
qu’il fût, dépassé par ses tâches paternelles, il le fit d’une manière quelque
peu impulsive et désordonnée. Tandis qu’il travaillait dans son jardin sous
un soleil brûlant, las des plaintes de son fils assoiffé, il perça avec exaspération
la terre avec son bâton à fouir, faisant surgir les eaux du grand fleuve souterrain
Motu uri u pour le désaltérer. Le flot se mit à jaillir avec une telle force qu’il
projeta l’enfant dans les airs et se répandit dans toutes les directions vers
les basses terres, formant le réseau hydrographique qui irrigue, à partir de la
Serra Parima, l’ensemble de la région aujourd’hui occupée par les Yanomami12.
Enfin, à l’issue de son geste fondateur, Omama se laissa fourvoyer par
les alertes de son fils qui confondit l’appel d’un oiseau minuscule, l’Alapi
carillonneur (Hypocnemis cantator), avec la menace d’un redoutable être
maléfique venu se vanter d’écorcher les humains, le maître du coton,
Xinarumari. Terrifié, notre démiurge brouillon s’enfuit aussi vite qu’il le put
en direction du levant, au-delà même de la terre des étrangers-ennemis,
abandonnant à leur sort création et créatures. Enfin, dans un ultime effort
pour dissimuler ses traces et protéger sa fuite, il planta derrière lui, çà et là,
de grandes feuilles de palmier qui se transformèrent en autant de
montagnes dispersées dans la forêt13.

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Le niveau terrestre, cette fois considéré selon un axe cosmologique vertical,


est désigné par l’expression warõ patarima mosi, « le vieux ciel », ou pour
les chamans, hutukara. Sous cet aspect, il constitue l’un des quatre étages
(mosi) qui composent la structure feuilletée du cosmos Yanomami. Par
ailleurs, ces quatre strates sont entourées d’une immensité vide connue
sous le nom de wawëwawë, terme qui qualifie également, en forêt,
les espaces dépourvus de végétation.
11 Les derniers survivants de ces Sous le « vieux ciel » qu’est la terre s’étend « le monde du dessous »,
peuples ont disparu au tout début
du XXe siècle, sauf les Ye’kwana pëhëtëhami mosi, univers humide et boueux habité par des pécaris,
(So’to), de langue carib (environ
600 personnes au Brésil et 8 000 au
lombrics et guêpes monstrueux, irrigué par les flots chtoniens de Motu uri u
Venezuela). et sans cesse balayé par l’être irascible du vent des tempêtes, Yariporari.
12 Le cours supérieur de l’Orénoque Ce monde de l’obscurité et de la pourriture, repaire des êtres de la nuit
et des principaux tributaires de la
rive droite du rio Branco et de la rive (Titiri), du temps couvert (Ruëri) et du chaos (Xiwãripo), est aussi celui des
gauche du rio Negro. aõ pataripë. Ces ancêtres précipités dans le monde souterrain par la chute
13 Sur ces différents mythes, voir du ciel du « premier temps » (voir plus avant) s’y sont métamorphosés en
M202, M210 et M211 (recueillis par
l’auteur), in Johannes Wilbert et monstres gloutons aux dents acérées, friands des « restes » (kanasi) d’êtres
Karin Simoneau, Folk Literature of
the Yanomami Indians, UCLA, Latin
maléfiques, d’esprits de l’épidémie ou de substances sorcières que leur
American Studies, Los Angeles, 1990. jettent sous terre les chamans à l’issue de leurs cures.
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Le disque terrestre est surplombé par le ciel, hutu mosi, dont les humains
contemplent la lointaine « poitrine » et sur le « dos » duquel habitent les êtres
tonnerres, les êtres éclairs et les spectres des défunts (pore) qui y sont envoyés
par les soins du grand rituel d’alliance et de funérailles reahu. La forêt du dos du
ciel est exceptionnellement giboyeuse et regorge d’arbres fruitiers, garantissant
aux revenants une vie de fêtes et d’abondance, au point qu’ils peuvent parfois
abandonner un peu de cette « valeur de fertilité » (në rope) aux vivants qui en
sont démunis. Ils la cèdent alors volontiers aux chamans qui viennent la leur
demander, à moins qu’occupés à entonner leurs chants cérémoniels (herii),
ils s’émeuvent d’entendre les femmes des humains se plaindre de la faim et
se contentent de la laisser choir dans la forêt terrestre.
L’amont du ciel (hutu mosi ora) se situe à l’ouest, l’aval (hutu mosi koro),
à l’est. Le niveau céleste s’incurve à ses confins pour se rapprocher du plateau
terrestre sur lequel il prend appui à l’aide de « pieds » (pieux) gigantesques
(hutu mosi mahu ki). Aux limites de la terre, là où au levant elle devient très
proche du ciel, s’élève dans la nuit et le froid Maa hi, le grand arbre de la pluie
dont les feuilles ne cessent de ruisseler d’eau et dont la floraison amorce
à la fois la saison des pluies et la crue des rivières.
Au-delà du niveau céleste, hutu mosi, existe un ciel embryonnaire (tukurima
mosi, « jeune ciel ») encore diaphane et habité par les spectres humains après
une seconde mort qui les transforme en êtres mouches (Prõori), asticots
(Moxari) et vautours (Watupari) monstrueux, ainsi qu’en esprits (Yorohiyoma).
Le qualificatif tuku (« clair, jeune »), qui entre dans la composition du nom de
ce ciel en formation, évoque la blancheur des jeunes pousses de la végétation
des jardins ou de la forêt.
L’architecture à quatre étages qui ordonne la cosmologie Yanomami n’est
toutefois pas une structure statique. Au contraire, elle est l’image, fixée à une
époque donnée, d’une dynamique de longue durée qui prend la forme d’une
sorte de feuilletage descendant. Le niveau terrestre actuel (warõ patarima mosi)
est de ce fait formé par un ancien niveau céleste (hutu mosi) tombé aux
premiers temps, lequel s’est vu à son tour remplacé par un nouveau « jeune
ciel » (tukurima mosi), tandis que l’ancienne terre devenait elle-même monde
souterrain (pëhëtëhami mosi). Depuis l’effondrement inaugural du temps des
origines mythiques qui a instauré son état actuel14, le cosmos est à la merci d’un
nouveau bouleversement que les chamans s’efforcent constamment de prévenir,
comme si tout changement brutal vouait le temps cosmologique au futur
antérieur, celui de la chute du ciel dont a si bien parlé Davi Kopenawa. Ainsi,
à la fin des années 1980, la catastrophe environnementale et épidémiologique
provoquée par l’invasion massive du territoire Yanomami par les chercheurs d’or
y a-t-elle suscité la propagation d’une rumeur prophétique associant la crainte
d’un nouvel effondrement céleste à la décimation des anciens chamans15.

»»»»»

Pour les Yanomami, la « terre-forêt » urihi n’est pas un domaine extérieur


à la société, décor muet et inerte des activités humaines et simple champ
de ressources dont il faudrait s’assurer la maîtrise. Il s’agit plutôt d’une vaste
entité vivante dotée, comme toutes les autres, d’une image-essence (utupë)
que les chamans nomment Urihinari. Cette image (urihi në utupë) se réfère
d’abord à l’unité visible de la forêt, à sa forme corporelle : le sol est ainsi sa
« peau extérieure » (siposi) et la végétation sa pilosité. Elle renvoie également .

à son animatio vitale : la forêt est dotée d’un souffle (urihi wixia), exhalaison 14 Voir Johannes Wilbert et Karin
Simoneau, op. cit., M7 et M13.
humide dont la fraîcheur garantit sa « valeur de fertilité » (urihi në rope),
15 Voir Davi Kopenawa et Bruce
c’est-à-dire à la fois le pouvoir de croissance de sa végétation et celui de toutes Albert, op. cit., chapitre XXIV.
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les plantes cultivées des jardins qui y sont défrichés. Comme les humains,
la « terre-forêt » souffre et ressent la douleur lorsqu’on abat ses arbres.
Elle meurt lorsqu’elle est incendiée, laissant place à une terre sèche et
brûlante où vient s’installer Ohinari, l’esprit de la disette. On dit alors que
la « forêt a valeur de faim », urihi në ohi, et que cette entité maléfique
souffle, jour après jour, sa poudre hallucinogène dans les narines des
humains afin de les affaiblir avant de s’en repaître.
Les « êtres humains » (Yanomae thëpë) ne sont, au demeurant, pas les
seuls habitants de la « terre-forêt ». Plusieurs classes de non-humains y font
société avec eux par un commerce direct ou à travers la médiation des
chamans. Ce sont, en premier lieu, les animaux (yaro), ex-humains
transformés en gibier au temps des origines.
Avant que le démiurge Omama n’advienne à l’existence et ne recrée
un monde ordonné, les premiers ancêtres mythiques furent des humains
à noms d’animaux, les Yarori16. Adonnés à toutes sortes de dérèglements
– inversions par anticipation des normes sociales actuelles (avec une
certaine prédilection pour l’inceste et le cannibalisme) –, ils finirent
par perdre leur forme (mais non leur subjectivité) humaine (xi wãrii) et par
se voir, l’un après l’autre, saisis par un devenir animal irrépressible (yaroprai).
Humains-animaux mythiques, ils se métamorphosèrent ainsi peu à peu
en gibier. Ex-humains, les animaux se considèrent depuis lors comme
les véritables « gens de la forêt » (urihi thëri) par opposition aux êtres
humains plus récents, descendants de la progéniture issue du démiurge
Omama, qu’ils appellent les « gens des maisons » (yahi thëri).
Puis, en opposition aux humains et au gibier s’ouvre l’immense catégorie
des êtres invisibles (au moins au regard des hommes du commun), les yai
thëpë, parmi lesquels se distinguent les « esprits » chamaniques (xapiri).
Ces entités, décrites sous forme d’images humanoïdes miniatures
aux parures brillantes et colorées, sont en réalité les « êtres-images »
des ancêtres primordiaux avant leur transformation animale. De ce fait,
ils portent souvent le même terme générique qu’eux : Yarori.
Les chamans ont pour tâche de « faire descendre » et de « faire danser »
ces êtres-images qui deviennent, à titre d’esprits auxiliaires, leurs
« enfants ». En outre, « hommes-esprits » (xapiri thëpë), les chamans
s’identifient à ces entités au cours de leurs transes (chorégraphies et
chants) et endossent tour à tour leurs subjectivités d’humains-animaux
du temps des origines. Ils acquièrent par ce biais la capacité d’entretenir
des relations, amicales ou hostiles, avec la légion des entités non
humaines à la fois dangereuses et versatiles qui peuplent l’univers.
C’est cette diplomatie ontologique qui leur donne le pouvoir de soigner
les êtres humains et de garantir la régularité des cycles météorologiques,
écologiques et cosmiques.
Les xapiri, qui regardent les humains non-chamans, les « gens
communs » (kuapora thëpë), simples mortels, comme des spectres, sont
les véritables maîtres de la « terre-forêt ». Ses ensembles montagneux
constituent leurs demeures. Toute son étendue est couverte de larges
miroirs (mireko) ornés de plumules brillantes et immaculées où ils ne
cessent de s’ébattre. Leurs déplacements produisent le vent (watori) qui
conserve la fraîcheur des sous-bois. Ils doivent cependant partager cet
immense domaine avec d’autres entités tout aussi multiples mais fort
16 De yaro, « animal », et -ri, redoutées, les në wãri kiki17, esprits maléfiques qui peuplent le fond des
« surnaturel, monstrueux,
excessif ».
bois (urihi komi, « la forêt bouchée, sans chemins »), le flanc des collines,
17 De në wãri, « valeur de mal »,
les profondeurs des lacs et des grands cours d’eau. La plupart des
et kiki, pluriel d’agrégats. cures chamaniques mettent ainsi en scène l’affrontement des esprits
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chamaniques avec ces êtres forestiers qui voient les humains comme leur
gibier (les adultes comme des singes-araignées, les enfants comme des
perroquets) et s’emparent de leurs images vitales (utupë) pour les dévorer.

»»»»»

Venons-en maintenant aux grands traits de la géométrie variable par


laquelle les « êtres humains » (Yanomae thëpë) tissent, de maison en maison,
l’entrelacs social, politique et rituel dont ils couvrent, pour leur part, toute
l’extension de la « terre-forêt ».
Les groupes locaux Yanomami sont en général composés d’un ensemble
de parents cognatiques réels et/ou classificatoires corésidents (kami thëri
yama ki), abrités par une maison collective de forme conique (ou, si elle est
plus spacieuse, tronconique), appelée yano ou xapono18. Ces collectifs sont
les plus endogames possible : leurs membres tendent à se marier entre eux
autant que la démographie et la nomenclature de parenté le leur
permettent. Toutefois, malgré cet idéal autarcique, chacune de ces entités
locales n’en est pas moins liée à plusieurs unités circonvoisines semblables,
à la fois par un réseau d’intermariages, des relations de solidarité politique,
de même que par des échanges économiques et, surtout, cérémoniels :
les reahu, à la fois rites d’alliance et rites funéraires.
Ainsi se forment des ensembles multicommunautaires à stabilité et
composition variables qui maintiennent, envers les autres réseaux
multipolaires de même nature, un état d’hostilité structurel décliné de
diverses manières (raids guerriers, accusations de sorcellerie, chamanisme
agressif). Ces petites galaxies de maisons alliées, dont les frontières
floues séparent amis (nohimotima thëpë) et ennemis (napë thëpë), visiteurs
(hwama) et guerriers (wai), se superposent partiellement à leurs marges
pour former, de proche en proche, un important maillage social et politique
qui connecte, sous forme d’une structure en écailles, la totalité des maisons
ou des groupements de maisons de part en part de la « terre-forêt des
êtres humains ».
Finalement, c’est au niveau du groupe local – « les habitants ou gens de »
(thëri)19 –, unité de base de cette topologie intercommunautaire, que prend
sens l’acception la plus étroite du concept de « terre-forêt » (urihi). Les
expressions ipa urihi (« ma terre-forêt ») ou kami yama ki urihipë (« notre
terre-forêt ») dénotent-elles donc, à une époque donnée, pour un individu
ou un ensemble de corésidents, l’espace familier au sein duquel, à partir
de leur unité résidentielle, se déroulent les travaux et les jours de leur
communauté. Cet espace local d’usage des ressources est articulé par
la connaissance et l’utilisation d’un très complexe réseau de chemins
(principaux et secondaires) reliant une constellation de lieux-dits
(campements de chasse et de collecte, anciens jardins et sites d’habitation, 18 De nombreuses variantes
sont possibles : un ensemble
groupements d’arbres fruitiers, accidents géographiques, etc.)20. de petites maisons collectives,

Ce réseau toujours mouvant de toponymes et de sentiers se superpose une maison principale ainsi
que plusieurs petites maisons
aux ramifications du système hydrographique pour constituer la trame satellites et, plus rarement,
un ensemble de petites maisons
de la géographie culturelle qui structure l’espace local de la « terre-forêt ». rectangulaires.
Il se déploie à partir de la maison collective et de ses jardins selon trois 19 Suivi d’un toponyme ou,
branches principales (elles-mêmes très ramifiées) : réseau de proximité plus rarement, d’un nom
d’ancien leader.
des sites de collecte, pêche et chasse occasionnelles, réseau des chemins
20 Voir Bruce Albert et François-
de chasse quotidienne (rama huu), réseau des pistes et campements Michel Le Tourneau,
des expéditions collectives de longue durée de chasse (hwenimuu) « Ethnogeography and Resource
Use among the Yanomami:
ou de collecte (waimi huu, yanomoãi), le tout couvrant un espace aux Toward a Model of “Reticular
Space” », Current Anthropology,
contours flous de quelque 400 km². nº 48 (4), 2007, p. 584-592.
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Cependant, pour un individu ou un ensemble d’individus, le concept
restreint de « terre-forêt » ne s’applique pas seulement à ce territoire
collectif local dans lequel s’inscrit leur existence au cours d’une période
donnée, mais à tous les espaces de même nature successivement occupés
au long de l’histoire migratoire de leur groupe.
Une brève parenthèse historique s’impose sur ce point. Depuis
le XIX e siècle, les Yanomami ont connu une forte croissance
démographique due à l’acquisition d’outils métalliques et de nouveaux
cultigènes, ainsi qu’une considérable expansion territoriale, favorisée par
la décimation des ethnies circonvoisines, notamment au Brésil durant la
colonisation du rio Branco (à partir du milieu du XVIII e siècle). Cet essor
de l’ancienne population Yanomami a pris la forme d’une intense
dynamique de scission et de migration de groupes locaux à partir
d’un territoire d’origine (probablement modeste) situé dans la chaîne
montagneuse de la Serra Parima, entre le Brésil (rio Parima) et
le Venezuela (haut Orénoque) actuels.
Restituée par les enquêtes ethnographiques réalisées depuis
les années 1960 dans les deux pays, la multiplicité de ces trajectoires
migratoires peut être schématisée sous la forme d’un imposant réseau
radial composé d’un ensemble de branches prenant elles-mêmes la forme
d’arborescences qui couvrent de leurs ramifications complexes la totalité
de ce territoire amérindien. Tout semble se passer comme si ces macro-
parcours, inscrits dans l’espace de l’urihi globale (« terre-forêt des êtres
humains »), constituaient la réplique, à grande échelle, des réseaux de sites
et de chemins internes à chacune des urihi locales (passées et présentes)
qui forment des sortes de « nœuds » (nodes) de cette vaste topologie
migratoire. Nous aurions dès lors, entre « terre-forêt » globale et « terres-
forêts » locales, non seulement un emboîtement sémantique, mais encore
une relation de « fractalité » géographique.
Tous les groupes locaux Yanomami actuels sont le produit de cette
ancienne dynamique de scissions et de migrations. C’est pourquoi,
les membres les plus anciens de chaque maison collective retracent-ils
spontanément l’histoire de leur vie et celle de leur communauté à partir de
la topologie réticulaire de ces déplacements. La narration de chaque
parcours migratoire individuel ou collectif aboutissant à une communauté
actuelle (thëri) et à son espace de « terre-forêt » (urihi) locale est, de ce fait,
structurée par une chaîne de toponymes formée par les noms des sites
successifs occupés au fil du temps (urihi thë ã, « noms de terre-forêt »).
Les événements biographiques (événements vitaux et autres faits
mémorables) ou collectifs (conflits, scissions, guerres, contacts, épidémies)
sont par conséquent relatés à partir de leur agrégation mnémotechnique à
des « nœuds » toponymiques situés le long d’un itinéraire migratoire
d’autant plus riche que la communauté du narrateur est proche de
21 Voir l’exemple analysé par Keith
Basso en utilisant ce concept de la périphérie du territoire Yanomami dans son extension maximale.
« temps-espace » issu de Mikhaïl De cette manière, les chaînes toponymiques de « noms de terre-forêt »
Bakhtine : « Stalking with Stories:
Names, Places, and Moral fournissent une sorte d’exosquelette spatial à la mémoire individuelle et
Narratives among the Western
Apache », in Edward M. Bruner
sociale Yanomami. Elles forment des chapelets de chronotopes21 à partir
(éd.), Text, Play, and Story: The desquels la géographie du groupe devient la condition de son histoire
Construction and Reconstruction
of Self and Society, American et où espace, temporalité et narrativité s’entrelacent indissociablement.
Ethnological Society, Washington, Dans un tel contexte, le concept restreint d’urihi comme « terre-forêt »
1984, p. 19-53.
locale circonscrit cette fois une sorte de module itinérant, un « territoire
22 Voir Gilles Deleuze et
Félix Guattari, Capitalisme et transportable22 » susceptible de glisser sur le sol de la forêt de région
Schizophrénie 2. Mille Plateaux,
Les Éditions de Minuit, Paris,
en région. Aussi est-ce à cette échelle qu’un individu Yanomami pourra
1980, p. 393. se référer par l’expression ipa urihi, « ma terre-forêt », à l’espace forestier
109
qui l’a vu naître (keprai) ou, plutôt, grandir (patai). Toutefois, cette terre-forêt
des toutes premières années aura généralement été assez vite abandonnée
par les siens et l’expression ipa urihi fera ensuite toujours référence, pour
l’intéressé, au dernier espace occupé dans son parcours migratoire, au
moment où il parle. Au final, « ma terre-forêt » se réfère donc le plus souvent
pour un Yanomami à son espace vécu actuel et, plus rarement dans un récit
biographique, à sa « terre-forêt » sinon de naissance, au moins d’enfance.

»»»»»

Parvenus au terme de cette perambulation au cœur de la « terre-forêt des


êtres humains », on aura mesuré à quel point nos notions de territoire et de
terroir natal, lestées d’encombrantes métaphores racinaires, sont peu
compatibles avec l’architecture mobile et polyvalente de la territorialité
Yanomami. Le concept d’urihi ne renvoie ainsi en rien au berceau
identitaire d’un sol immuable mais, a contrario, à une géométrie mouvante,
feuilletée et « rhizomatique23 ». On pourrait considérer que, sous certains
aspects, une telle construction de l’espace social est plus proche des
configurations fluctuantes étudiées par la géographie des « territoires-
réseaux » postmodernes que de la territorialité topographique fixe
et « zonale » de notre univers rural « traditionnel24 ».
Par ailleurs, à l’encontre de notre concept de ruralité encore, l’espace
social Yanomami commence à déborder son cadre traditionnel pour
déployer des pseudopodes urbains (sièges associatifs, « maisons d’appui »)
à partir desquels s’active, entre ville et forêt, un aller et retour constant
de personnes, d’informations et de biens. Cette dynamique d’expansion
transversale est aujourd’hui caractéristique des nouvelles formes de
reproduction sociale « indigène » et n’a rien à voir avec une supposée
émigration due à l’« acculturation ». Bien au contraire, elle sous-tend dans
de nombreuses ethnies la formation de véritables « communautés
translocales » animées de flux migratoires circulaires permanents entre
rural et urbain25.
Finalement, réfractaires à toute assignation à une identité et à une
localité immuables, les communautés Yanomami s’opposent avec
détermination au découpage et à la réification de leurs « territoires
itinérants26 » (les urihi locales) en une constellation de terroirs enclavés. 23 Voir également l’emploi de ce
C’est précisément un tel modèle de sédentarité que la logique étatique concept de Gilles Deleuze et Félix
Guattari par Tim Ingold pour
a tenté de leur imposer dans les années 1970 en les mettant en demeure caractériser les relations réticulaires
que les peuples indigènes
de se plier au démembrement de la « terre-forêt des êtres humains » entretiennent avec les composantes
en un ensemble de micro-réserves à vocation agricole et de se plier de leur environnement : The
Perception of the Environment.
au statut de « petits producteurs » ruraux. Essays in Livelihood, Dwelling and
À cette époque – celle où Claudia et moi avons vécu sur le rio Catrimani –, Skill, Routledge, Londres et
New York, 2000.
l’avancée de la planification routière et agricole transamazonienne 24 Voir Rogério Haesbaert, O Mito
des gouvernements militaires, puis, dans son sillage, celle de la frontière da Desterritorialização. Do « Fim dos

économique spontanée (colonisation, fermes d’élevage, orpailleurs) territórios » à Multiterritorialidade,


Editora Bertrand Brasil, Rio de
ont commencé à encercler puis à pénétrer la « terre-forêt » Yanomami. Janeiro, 2006 (2e édition).

Cette dynamique d’expropriation et la législation qui l’a sous-tendue 25 Sur cette notion, voir Marshall
Sahlins, La Découverte du vrai
(le « Statut de l’Indien » de 1973) leur ont alors imposé un processus sauvage et autres essais, Gallimard,
d’auto-objectivation au prisme juridique de nouvelles catégories Paris, 2007, p. 328-332, et, pour
des cas amazoniens, Bruce Albert,
identitaires et territoriales concoctées par l’État développeur. D’« êtres « Associations amérindiennes et
humains » (Yanomae thëpë), ils ont dû devenir, selon le modèle officiel développement durable en
Amazonie brésilienne », Recherches
des comunidades indígenas, des Índios Yanomami, tandis que ce qu’ils amérindiennes au Québec, nº XXXI
(3), 2001, p. 49-58.
considéraient comme la « terre-forêt des êtres humains » (Yanomae thëpë
26 Gilles Deleuze et Félix Guattari,
urihipë) était vouée au découpage en un archipel de terras indígenas. op. cit., p. 255.
110
Refusant de voir leurs terres spoliées et leur peuple réduit à la
« favélisation » rurale, les Yanomami se sont efforcés, depuis les
années 1980, de subvertir et de retourner en leur faveur la rhétorique
des droits identitaires et territoriaux imposés par l’État. L’exemple le plus
notable de cette « résistance mimétique27 » est celui du chaman et grande
figure de l’ethnopolitique Yanomami, Davi Kopenawa, qui n’a eu de cesse
d’étayer ses revendications légalistes par un talentueux croisement entre
réinterprétation cosmologique des effets sociaux et écologiques du
contact, invocation chamanique des multiplicités ontologiques qui animent
la « terre-forêt », et rappel de la place, modeste et transitoire, que doivent
y occuper les humains et leurs activités.
Après plus d’une décennie, les Yanomami ont pu obtenir la démarcation
et l’homologation d’un large territoire d’un seul tenant juste avant
le sommet de la Terre des Nations unies à Rio de Janeiro, en juin 1992.
La « terre-forêt des êtres humains » (Yanomae thëpë urihipë), ratifiée par
les catégories juridiques de l’indigénisme officiel et consacrée par la
montée en puissance de l’écologisme mondial, est devenue la Terra
Indígena Yanomami (dont l’intégrité se trouve aujourd’hui, une fois encore,
très gravement menacée par les chercheurs d’or).
En 2004, les Yanomami ont fondé une association dont les représentants
ou associés locaux couvrent pratiquement toutes les régions de leur
territoire. Ils lui ont donné le nom de l’ancien ciel tombé au temps des
origines pour former l’actuelle « terre-forêt des êtres humains » : Hutukara,
nom dont ils ont eu soin de réaffirmer la valeur d’usage ethnopolitique
dans le sous-titre de leur journal : « Hutukara, nom défenseur de la terre-
forêt » (Hutukara urihi noamatima wãha).
Cette subtile réaffirmation de la singularité de la pensée chamanique
de la « terre-forêt » Yanomami sous les grilles culturelles de la territorialité
dominante avec lesquelles il s’avéra nécessaire de composer, mais comme
« moyen de faire droit à la différence28 », est une nouvelle preuve, s’il en
fallait encore, de son extrême vitalité.
La résilience rebelle de la « terre-forêt-monde » Yanomami sous l’espace
graphique de la bureaucratie étatique est, à mon sens, riche d’un
enseignement crucial. Celui de la possibilité d’une « terre légère », telle
celle évoquée par Friedrich Nietzsche29, tissée de multiplicités mobiles où,
comme l’écrit John Rajchman, « on devient un “natif” […] seulement quand
on sait “changer de lieu30” ».
Avoir pour origine de l’avoir quittée31. C’est peut-être, au fond, cette
27 Voir Marc Augé, « La force du alternative lumineuse aux pesanteurs mortifères du « sol natal »
présent », Communications, nº 49,
1989, p. 43.
(heimatboden) et de l’identité heideggériens32 qui a tant captivé et
28 Marshall Sahlins, op. cit., p. 295.
rapproché Claudia Andujar et l’auteur de ces lignes, venus d’origines si
29 Friedrich Nietzsche, Ainsi
différentes, mais également lointaines (depuis la Hongrie et le Maroc), pour
parlait Zarathoustra, Gallimard, retrouver un « être-au-monde » dans l’exil et l’ailleurs, il y a plus de quatre
Paris, p. 222 (De l’esprit de
lourdeur, 2).
décennies, au Brésil, à travers un improbable mais infrangible sentiment
30 John Rajchman, « Rendre la
d’affinité et de solidarité avec le peuple Yanomami.
terre légère », Multitudes, nº 20,
2005, p. 23-31.

31 Voir Delphine Horvilleur,


Réflexions sur la question
antisémite, Grasset, Paris, 2019, BRUCE ALBERT (1952), anthropologue français né au Maroc, est docteur
p. 23. en anthropologie de l’Université de Paris X Nanterre et directeur de recherche
32 Voir l’association entre perte honoraire à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Il a participé
du foyer (heimatlosigkeit) et oubli à la création de la Comissão Pro-Yanomami [Commission Pro-Yanomami] en 1978.
de l’être chez Martin Heidegger :
Lettre sur l’humanisme, Aubier,
Il est l’auteur avec Davi Kopenawa de La Chute du ciel. Paroles d’un chaman Yanomami
Paris, 1969, p. 99-100. (Plon, Terre Humaine, Paris, 2010).
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