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L’INCONSCIENT ET L’ÉVÉNEMENT DE CORPS

Entretien avec Éric Laurent

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2015/3 N° 91 | pages 20 à 28
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040916
DOI 10.3917/lcdd.091.0020
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2015-3-page-20.htm
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LE VIF
Ce qui ne ment pas.
Jacques-Alain Miller

L’INCONSCIENT
ET
L’ÉVÉNEMENT DE CORPS
Entretien avec Éric Laurent
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L’inconscient : réel, symbolique ou imaginaire ?

La Cause du désir — Lacan, dans l’un de ses séminaires, dit : « vous croyez que l’incons-
cient, c’est du Symbolique. Eh bien non ! Vous vous trompez, c’est de l’Imaginaire ou
du Réel »1. Comment entendez-vous cela ?

Éric Laurent — C’est un tournant fondamental dans l’enseignement de Lacan. Il a


plusieurs fois mis en exergue les dimensions et consistances de ce ternaire, qu’il a promu
à l’orée de son enseignement RSI. Il avait d’abord beaucoup exploré l’Imaginaire, avant
même d’isoler ces trois catégories, et ensuite le Symbolique. Mais alors même qu’il
donnait une priorité à une consistance particulière, il ne perdait pas de vue le ternaire.
Par exemple, quand il développe la fonction de la négation, son importance symbolique
pour l’aspect créationniste du Symbolique lié à un « non » fondamental qui permet de
faire exister le vide, Lacan maintient une référence au Réel2. Nous avons aussi le témoignage

Éric Laurent est psychanalyse, membre de l’École de la Cause freudienne, ancien président de l’Association mondiale de
psychanalyse. Dernier ouvrage paru : La bataille de l’autisme. De la clinique à la politique, Paris, Navarin / Le Champ
freudien, 2012.
1. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 101-102.
2. Cf. Lacan J., « Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung” de Freud », Écrits, Paris, Seuil,
1966, p. 369 & sq.

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des difficultés de Jean Hyppolite, qui, en tant qu’hégélien, était sensible au travail du
négatif, au mécanisme de l’Aufhebung, mais avait du mal avec le montage des trois consis-
tances dans le schéma des deux miroirs3. Lacan maintenait déjà cette articulation.
Après avoir exploré les tours et détours du Symbolique, au moment de la crise, de la
fracture qui sépare dans la pensée française le moment structuraliste du moment post-
structuraliste, Lacan s’est servi de son ternaire pour situer les impasses de la structure
selon Lévi-Strauss. À partir du Séminaire XI, il a montré comment son sujet n’est plus
seulement abordable par les tropes de la signification, la métaphore et la métonymie. Il
donne toujours plus de place à la logique de l’aliénation et de la séparation, qui met en
jeu l’objet a, mixte d’imaginaire et de réel. Cela a été poussé jusqu’à ses conséquences
ultimes dans la déclaration d’égalité des consistances, comme l’indique Jacques-Alain
Miller4. Il reprendra tout à partir du Séminaire XXII5 dans lequel aucune consistance ne
domine l’autre. Cette égalité des consistances redonne un poids formidable à cette bascule
qui a eu lieu dans le Séminaire « La logique du fantasme », où Lacan dit que le lieu du
Symbolique n’est pas l’esprit, comme certains le croient, mais le corps6. À partir de là, on
a un remaniement en série.

Conséquences cliniques
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LCD — Pourriez-vous donner quelques exemples ?

É. L. — Partons de l’indication donnée par J.-A. Miller depuis 2005, année où il publie
le Séminaire Le sinthome7 : reprendre tout l’enseignement de Lacan à partir de ce
Séminaire. Les différentes étapes ont été les suivantes : 2005, la publication du Séminaire,
avec le commentaire qui l’accompagne, ensuite le Parlement de Montpellier8 en 2011, où
J.-A. Miller a proposé de commenter un certain nombre de phrases extraites du Séminaire
Le sinthome, et qui indiquaient une transformation de la clinique à partir de ce moment-
là. Ensuite, en 2014, nous avons la conférence préparatoire au Congrès de l’AMP de 2016.
À chacune de ces étapes, J.-A. Miller explore les remaniements cliniques successifs. Cette
année, dans le cadre des Études lacaniennes, j’ai essayé de poursuivre ces pistes-là9.
À Montpellier, la fécondité de l’égalité des consistances, de la non-domination du
symbolique, avait surpris. Le premier développement clinique a porté sur les psychoses,
en particulier les psychoses éclairées par Joyce. « Joyce le Symptôme »10 fait apparaître la
très grande diversité des psychoses « non déclenchées », et introduit un mode nouveau

3. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 166-167.
4. Cf. Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, octobre 2015.
5. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », 1974-1975, inédit.
6. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 10 mai 1967, inédit.
7. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit.
8. Conférence prononcée par Jacques-Alain Miller au second Parlement de l’Uforca qui s’est tenu les 21 et 22 mai 2011
à Montpellier sous le titre « Autour du Séminaire XXIII ».
9. Séminaire d’Éric Laurent « Parler lalangue du corps » tenu à l’École de la Cause freudienne dans le cadre des Études
lacaniennes, 2014-2015.
10. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

La Cause du désir no 91 21
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Le vif

de forclusion, la forclusion « de fait ». Là se séparent le mode de carence du père pour


Joyce et la forclusion à l’œuvre dans le cas de Lucia, la fille de Joyce. Sa rupture avec
Beckett provoquera un véritable déclenchement. De plus, Lacan trouve un phénomène
particulier, attrapable à partir de son nœud, le fameux « le corps qui est prêt à partir »11
et qui se maintient par une consistance supplémentaire, l’Ego, comme instrument pour
faire tenir l’ensemble. Le terme d’Ego est utilisé là dans une acception nouvelle, une sorte
de corps séparé de sa forme, un mixte des consistances. Ainsi, à partir de ce Séminaire,
dans le champ des psychoses, cette clinique permet de sortir de l’opposition trop méca-
nique entre forclusion et non-forclusion. S’ouvre alors un continent à explorer qui va bien
au-delà de la « psychose ordinaire ». Il s’agit, en chaque cas, d’essayer de trouver un
montage des nœuds qui rende compte d’un sujet, au-delà de son insertion dans une
petite case ou une classe clinique.
Pour les névroses, la conférence de Montpellier a fait valoir que la déclaration d’éga-
lité des consistances permettait de situer l’hystérie et l’obsession dans une approche tout
autant renouvelée. L’hystérie est abordée à partir du « symptôme de symptôme », non
plus comme impact premier du langage sur le corps, qui était le symptôme hystérique
selon Freud, mais comme médiation par l’Imaginaire. Le symptôme de symptôme est
symptôme au second degré, emprunté sur un autre corps. L’hystérie s’inscrit dans une
série où ce n’est plus le symptôme hystérique qui est première cisaille du corps. Il y a
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d’abord la position féminine, qui se définit de réduire son être au être sinthome d’un autre
corps. La clinique de l’hystérie s’en trouve profondément remaniée, ce qui est compa-
tible avec la clinique contemporaine de l’hystérie, qui n’a pas grand-chose à voir avec la
clinique freudienne. On a affaire à une étendue de phénomènes beaucoup plus grande,
qui ne peut pas avoir comme éponyme simplement « Dora ».
Pour l’obsession, J.-A. Miller met en exergue que Lacan situe l’obsessionnel comme
celui qui n’arrive pas à se dégager du regard. C’est donc le corps en tant que pris sous le
regard, et en tant qu’il a une forme ou n’en a pas par rapport au regard qui le domine.
Le corps réel sous le regard permet d’aborder le champ de l’obsession, lui aussi, à partir
du corps et de l’événement de corps. Le champ de l’obsession paraissait à priori le plus
loin des questions du corps, puisque centré sur la pensée. En situant la conjonction si
difficile à défaire du regard et du corps réel informe, nous avons un événement de corps,
remaniement de ce qu’est l’obsession. Cela permet de penser la division subjective comme
division à partir de l’Imaginaire et du Réel.

Hystérie et corps parlant

LCD — Dans la perspective freudienne de l’hystérie il y avait au premier plan la soma-


tisation en tant que phénomène du même ordre que le Symbolique, puisqu’il se laissait
déchiffrer uniquement par les signifiants, faire et défaire par eux. Avec ce remaniement,
que devient le phénomène somatique dans l’hystérie ?

11. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 148.

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Entretien avec Éric Laurent, L’inconscient et l’événement de corps

É. L. — Lacan a pris plusieurs distances par rapport à cela. Il a pu reformuler ladite


« complaisance somatique » comme un refus de la féminité corporelle12. Dans ce refus
basé sur l’idée d’un corps qu’il n’y a pas, le corps-hystérique se donnait par identification
à un autre corps, celui dit de « l’autre femme », qui avait pour fonction de faire
suppléance à ce corps qu’il n’y a pas. Simplement, ce corps de l’autre femme, c’est l’autre
femme en tant qu’ayant un rapport avec La femme. Souvent, on veut réduire l’autre
femme à l’égale, la rivale. Mais Madame K., c’est La femme, raison pour laquelle Lacan
dit, après de longues chaînes de raisonnement : l’hystérique, c’est celle qui du point de
vue féminin veut faire exister l’universel de la femme, qui se bat pour faire exister cet
universel. La position féminine comme telle, c’est au contraire se défaire de l’universel
féminin pour faire exister sa singularité. Celle-ci consiste à se faire le symptôme à déchif-
frer pour un autre corps ; spécialement homme, mais ça peut être femme. Ce type de
détermination n’est pas simplement l’incarnation « être le phallus pour »13. Lacan a, à un
moment, soutenu que le passage de la position hystérique à la position féminine se faisait
par la traversée de l’être phallique, dans la dialectique de l’être et de l’avoir. Au-delà, ce
qui se constitue, c’est le symptôme à déchiffrer d’un corps particulier, qui dépend d’un
fantasme particulier. Lacan peut dire que Dieu intervient de façon constante dans les
affaires humaines14, la preuve en étant que chaque fois qu’une femme intervient dans la
vie d’un homme, cela n’est pas à partir de l’universel. Les dieux sont du Réel, pas du
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Symbolique. À cet égard, croire, ce n’est pas une fonction symbolique, c’est une fonction
réelle, un événement de corps. Ça touche le point fondamental d’avant tout développe-
ment symbolique. Les faits de l’hystérie se voient déplacés par tout cet ensemble.

LCD — Que diriez-vous de ce passage où Lacan dit : « Je suis un hystérique parfait »15,
parce qu’il n’y a pas le bâton « Nom-du-Père » ?

É. L. — Une hystérique parfaite est-elle encore une hystérique ? Une hystérie parfaite
devient-elle la position féminine ? Serait-ce une façon de dire : j’essaie de reconstruire toute
la psychanalyse depuis la position féminine sans croire à La femme ?

LCD — L’exemple que donne Lacan est étrange, puisqu’il revient à dire qu’il est sans cesse
en rapport avec l’inconscient, tout le temps dans le circuit moebien.

É. L. — Il est tout le temps du côté de l’inconscient, c’est-à-dire qu’il dit : je ne veux plus
de « moi ». Autant chez l’obsessionnel, c’est une résistance du moi, autant l’hystérique est
marquée par la faiblesse de son moi, comme le disaient les postfreudiens. Lacan s’ef-
force de ne plus avoir de moi. Il s’est efforcé dans son style de vie d’être à la fois pulsion

12. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 107.
13. Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 694.
14. Lacan J., « Conférence à Yale University », Scilicet, n° 6/7, 1976, p. 32.
15. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 14 décembre 1976, Ornicar ?,
n° 12 / 13, décembre 1977, p. 7-10.

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et absence de moi, et en contact constant avec son inconscient entendu comme parlêtre.
Ce n’est plus « moi, la vérité, je parle », mais « moi, le parlêtre, je parle ». Lacan a fait son
éthique de vie de quelque chose comme ça.

Le corps parlant, c’est le corps de la civilisation

LCD — Question un peu plus politique. Récemment, dans Lacan Quotidien, vous avez
dit : « le corps parlant, c’est le corps de la civilisation »16. Et à PIPOL 7 : « la radicalisation,
c’est la radicalisation de la jouissance »17. Pourriez-vous déplier ces deux propositions ?

É. L. — À PIPOL 7 était évoquée la polysémie du terme de « radicalisation » qui a supplanté


une série d’autres termes. J’ai essayé d’attraper cela, non pas en termes d’idéaux, comme
l’un de nos collègues le soulignait – chute des idéaux, traumatisme sur l’idéal, humilia-
tion –, mais plutôt comme radicalisation du pousse-au-jouir : la radicalisation comme
un des noms de la jouissance, et en ce sens, c’est ce qui fait sauter le corps. Dans le
processus appelé « civilisation », qui a ses mensonges, ses limites, ses inconsistances, le
corps soumis à un certain type de régulation est soumis à un reste, un malaise surmoïque,
mais il peut tenir. Dans la radicalisation, de la toxicomanie à la bacchanale fatale, dans
cette façon de se faire sauter avec une bombe, on passe hors civilisation, dans une
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déliaison, fait de jouissance.

LCD — Hors lien social, hors discours.

É. L. — On marque dans le discours un lieu d’impossible et on s’identifie à ce point-là.

LCD — Dans Lacan Quotidien, vous reprenez la formule dépliée par J.-A. Miller dans son
texte « Intuitions milanaises » – « l’inconscient, c’est la politique ». Avez-vous l’idée que l’in-
conscient du psychanalyste représente tout de même une limite à la radicalisation ?

É. L. — « L’inconscient, c’est la politique » veut dire que l’inconscient, c’est ce qui s’ins-
crit dans une faille irréductible. La politique montre une faille et ce que l’on appelle
« démocratie » n’est que le nom du signifiant de l’unité perdue. Dans cette faille se greffe
la bande de Moebius, l’inconscient, qui introduit en ce point-là quelque chose qui n’est
pas l’idéal, qui n’est pas réductible à la polarisation Idéal du moi / moi idéal.

LCD — L’expression « le corps parlant »18, que J.-A. Miller place en exergue pour nous
tous comme objectif de recherche, est en décalage par rapport à l’idée d’un corps déchif-
frable, de symptômes corporels venant à la place des messages de l’inconscient.

16. Laurent É., « L’inconscient, c’est la politique », Lacan Quotidien n° 518.


17. Intervention d’Éric Laurent à PIPOL 7, Victime !, 3e congrès européen de psychanalyse, 4 et 5 juillet 2015 à Bruxelles.
18. Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », op. cit.

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Entretien avec Éric Laurent, L’inconscient et l’événement de corps

É. L. — Le corps parlant a été pendant très longtemps le corps hystérique. C’est un corps
qui parlait parfaitement le langage du rêve, donc qui donnait du sens à tout. Là, il s’agit
du corps parlant en tant qu’il est centré sur un hors sens, en tant qu’il est la limite au
« donner sens », au déchiffrage. Il est arrivé à J.-A. Miller de dire que l’événement de
corps, c’est aussi bien ce qui s’appelle les données immédiates de la conscience dans la
phénoménologie, c’est-à-dire ce qui précède toute conscience possible, y compris la
conscience « conscience d’elle-même », ou les objets de la conscience. La conscience est
conscience de quelque chose, elle n’est pas conscience du point de vue de la donnée
immédiate qui est irréductible. C’est ce que nous appelons le hors-sens. Donc le corps
parlant, c’est le corps parlant du point d’où il échappe au sens et qui pourtant est le trau-
matisme du système du langage sur lui.

Nouvel Imaginaire ?

LCD — Il est plus simple d’éclairer l’expression « corps parlant » à partir de la dimen-
sion du Réel, du hors-sens, du hors discours. Il est plus compliqué d’articuler le « corps
parlant » ayant comme consistance l’Imaginaire. Est-ce du côté des données immédiates
de la perception, de la conscience, des premières marques perceptives ? La question est
la suivante : qu’est ce nouvel Imaginaire ?
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É. L. — C’est à la fois un nouvel Imaginaire, et cela rejoint le développement constant chez
Lacan des paradoxes de l’Imaginaire. En tout cas, ce dont il faut se défaire fondamentale-
ment, si le corps est une surface d’inscription, c’est de la croyance qu’il y a sur le corps
quelque chose qui vient s’inscrire comme une première trace. C’était la tentative de notre
collègue Serge Leclaire qui imaginarisait cela avec les chatouilles de la mère, les premières
caresses ; il pensait ainsi un pré-signifiant qui viendrait s’inscrire sur le corps, délimitant des
bords, et qui deviendrait ensuite des signifiants. Eh bien non ! Le mode d’inscription, c’est un
trou. La marque réelle, c’est un trou qui fait que des signifiants deviennent inoubliables pour
celui qui les a reçus. C’est quelque chose qui s’inscrit comme un trou, un blanc fondamental,
comme un impossible à se rappeler. Lacan dit : l’inconscient ce n’est pas les lumières dimi-
nuées… l’inconscient, c’est le blanc dans lequel moi-même je ne peux me rappeler, jouant sur
l’équivoque de rappel, ce qui permet de s’extraire d’un trou et le rappel comme souvenir. Il
s’agit là du manque de souvenir, contrairement au début de son enseignement, lorsqu’il
énonçait : « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou
occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. »19

LCD — Dans le texte qui vient d’être publié, « Des religions et du réel », Lacan dit : ce
n’est pas Fiat lux, mais Fiat trou20. C’est au fond la formule du rapport entre le Symbolique et
l’Imaginaire.

19. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 259.
20. Lacan J., « Des religions et du réel », La Cause du désir, n° 90, juin 2015, p. 12.

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Le vif

É. L. — C’est le rapport au corps en tant qu’il obéit à une logique de sac et de corde, c’est-
à-dire la droite infinie, qui est l’exemple du trou qui inclut à la fois le trou et un bord.
Il y a d’abord le sac, et ensuite vient la forme, qui est une gonfle. Et ce que la forme
dissimule, c’est que le sac est fondé sur un trou. Là, tout le montage que propose Lacan,
et qui a pour vocation de remanier l’esthétique transcendantale kantienne, pose un autre
statut du sujet, une autre topologie du sujet, qui bouleverse l’intuition. C’est aussi un
abandon clair de tout ce qui traîne encore dans la psychologie liée à Aristote : l’âme est
la forme du corps, les facultés cognitives, etc. Beaucoup de choses que l’on raconte dans
les neurosciences sont des reformulations d’Aristote, reprises dans des métaphores figées
du type : l’expérience montre que l’on retrouve enfin telles inscriptions dans le corps de tels
systèmes, où l’on retrouve de vieilles facultés aristotéliciennes recodées. Ce que veut Lacan,
c’est rompre à la fois avec la représentation aristotélicienne, et avec le remaniement
d’Aristote lié à la nouvelle conception du Symbolique développée par Kant.

L’analyste fait partie du corps parlant

LCD — Dans la perspective du corps parlant, que devient la position de Lacan sur l’ana-
lyste comme faisant partie du concept de l’inconscient ?
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É. L. — Il est tout à fait clair que sa position est maintenue. Il la reformule à la fois dans
Télévision21 et dans son travail sur Joyce. Faire partie du système de l’inconscient, ce n’est
pas, si je puis dire, en faire partie passivement ; c’est activement déchariter, renvoyer le
sujet à la question : quel est ton désir, hors du système des biens ? L’analyste décharite en se
situant juste au-delà de ce point pour que le sujet puisse, de sa position, en faire la cause
de son désir, c’est-à-dire se poser à lui la question de son désir. Dans le Séminaire « L’iden-
tification », Lacan mettait en série la mystique musulmane soufie avec la mystique catho-
lique22 pour poser la question du désir en tant qu’il se situe au-delà de tout le système des
biens.

LCD — Lacan a toujours eu l’idée que le désir était au-delà du système des biens.

É. L. — Oui, mais ça va très loin quand on prend le mystique comme idée du désir.
Pour autant, Lacan ne disait pas de transformer les analysants en mystiques. Le désir
comme au-delà du système des biens peut s’incarner hors d’une relation avec un dieu.
Ça s’incarne dans la version que donne Lacan de la psychanalyse comme discours. La
psychanalyse comme mode de vie, ou la question de la psychanalyse au-delà du théra-
peutique, ou le remaniement du thérapeutique tout en visant un au-delà, c’est dans ce
double mouvement que se situe le psychanalyste.

21. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 519.
22. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », 1961-1962, inédit.

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Entretien avec Éric Laurent, L’inconscient et l’événement de corps

Sa position doit être suffisamment étrange dans le système de la répartition des biens.
La position du thérapeute comme tel consiste à vouloir se réduire à un je veux votre bien.
Cela s’énonce dans le système client-prestataire comme : nous sommes à votre service, nous
avons une technique à votre service, c’est vous qui définissez l’objectif, le bien tel que vous-
même le concevez, et nous avons la technique pour répondre à tout – TCC, etc. Le cogniti-
visme contemporain est différent de celui d’il y a vingt ans ; il a été remanié par
l’individualisme démocratique, par ce nous sommes à votre service et nous vous apportons
votre bien. Tout ça peut être très inquiétant, comme on s’en aperçoit par exemple en
Angleterre où un programme de santé publique a été mis en place, dans lequel, pour le
bien des chômeurs, qui sont des dépressifs, on va les traiter en quelques séances de
psychothérapie et ainsi retrouveront-ils le chemin du travail. C’est formidable, c’est un
soin ! Or maintenant des gens défilent dans la rue, dénonçant l’absence d’éthique dans
la volonté de réduire le chômage à la maladie mentale.
Le paradoxe du système des biens, c’est qu’à vouloir le bien, on le définit, et donc ne
peut surgir qu’un il n’est pas éthique de vouloir se limiter à cet objectif-là, qui entre dans l’uti-
litarisme global. Le psychanalyste comme celui qui décharite, s’efforce de sortir du système
des biens tel qu’il est défini à un moment donné dans une civilisation. Ce n’est pas dans
l’absolu, c’est un judo avec les discours établis. Ce n’est pas pareil d’essayer de pratiquer
ce jeu au XXIe siècle qu’en 1950, on ne le fait pas de la même façon. Ceux qui croient que
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l’on peut faire comme en 1950 ou en 1970 se trompent. Il faut être résolument contem-
porain, sinon on n’y arrive pas. Il faut continuer à faire le judo avec le système des biens
tel qu’il introduit son discours dans le monde dans lequel nous sommes, et permettre
ainsi que surgisse quelque chose comme le désir en tant qu’il échappe à la prise dans les
discours établis.

LCD — Ce serait le passage de l’axiome du Séminaire L’éthique de la psychanalyse23 « ne


pas céder sur son désir », type Antigone et éventuellement soufie, à la position « être
dupe du Réel ».

É. L. — Le discours psychanalytique consiste à proposer cette solution : le psychanalyste


fait partie du système de l’inconscient, ce qui introduit un système plus vivable. La posi-
tion n’est pas la transgression au-delà, d’être Antigone ou mystique. Le débat Antigone-
Créon, il faut le connaître, mais ça se joue autrement dans les analyses du XXIe siècle.

LCD — Si Antigone choisissait une position moderne de type survivor au lieu de la posi-
tion héroïque, qui est aussi une position sacrificielle, qu’est-ce que ça donnerait ?

É. L. — C’est le questionnement d’un Gérard Wajcman. Il a extrait dans une conversa-


tion avec François Régnault ce passage où Lacan dit d’Antigone que c’est une martyre,

23. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.

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Le vif

et que le moment des martyrs, c’est l’incendie dans les discours de la civilisation. C’est
un incendie, une épidémie. Et en effet, ça venait après une longue réflexion sur les épidé-
mies de martyres dans l’islam, et ça rappelait aussi que la chrétienté a aussi connu ce
type d’épidémie.

LCD — Tout à fait, elle l’a même inventé.

É. L. — La chrétienté a connu une épidémie de martyre. Peter Brown a écrit des choses
très intéressantes sur la façon dont ça s’est produit, dans quel type de discours est venue
cette fascination pour le martyre24. Ça a été un véritable incendie, et il a fallu que l’Église
passe du statut de persécutée à celui d’agent de l’État au bout de trois siècles pour que
l’âge des martyrs et des ermites du désert s’éloigne.

LCD — Pour qu’il y ait un martyre, il faut qu’il y ait une scène. S’il n’y a pas de cirque
romain, il n’y a pas de martyre. Sans le cirque Internet, pas de martyre non plus.

É. L. — Par exemple, quelle était la scène des tigres de l’Ilam Tamoul ? Ce n’était pas la
scène Internet. Ils ont encore une petite avance sur le Hezbollah ; ils ont fait 80 atten-
tats suicides entre 1987 et 2009-2010. Or, les Tigres étaient hindous et catholiques.
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LCD — Il y a aussi l’immolation des tibétains.

É. L. — Elle est plus rare, mais toujours présente. Il y a aussi l’immolation bouddhique
et birmane.

LCD — Mais dans tous les cas, il faut quelqu’un qui regarde.

É. L. — Il y a toujours quelqu’un qui regarde. Comment s’en défaire ? C’est la question


que nous pose le Séminaire XXIII.

24. Brown P., Le culte des saints : son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, CNRS éditions, 2012.

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