Vous êtes sur la page 1sur 241

LOUISE

DUPRÉ

THÉO
À JAMAIS
TH ÉO

THÉO À JAMAIS
Béatrice travaille au montage d’un documentaire sur les tueries
de masse quand elle reçoit un appel des États-Unis. Son mari,
conférencier invité à l’Université de Miami, et leur fils Théo, parti le
À JAMAIS
rejoindre pour profiter de la plage, se trouvent tous deux à l’hôpital
entre la vie et la mort. Sous le choc, Béatrice prend le premier vol
pour la Floride. C’est à son arrivée seulement qu’elle apprendra la
vérité, plus terrible encore que ce qu’elle avait pu imaginer.
Elle s’emploiera dès lors à fouiller le passé familial pour trouver
un sens à la tragédie. Mais les doutes se multiplient et les certitudes
se font rares. Pour ne pas sombrer, elle devra d’abord admettre sa

LO U I S E D U P R É
propre fragilité, ainsi que l’impossibilité pour les parents de toujours
sauver leurs enfants.

Poète et romancière, L O U I S E D U P R É est l’auteure d’une


vingtaine de livres, dont La memoria, La Voie lactée, Plus haut
que les flammes et La main hantée. L’album multicolore, son
précédent roman, est paru chez Héliotrope en 2014 (série « P » ,
2016). Ses écrits ont été maintes fois récompensés, notamment
par le Prix Ringuet et le Prix du Gouverneur général.

ISBN 978-2-924666-96-8

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine
Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril
2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 1 2019-12-05 11:35 PM


THÉO À JAMAIS

Dupre-Theo a jamais.final.indd 3 2019-12-05 11:35 PM


de la même auteure
Fiction
L’album multicolore, Héliotrope, 2014 ; série « P », 2016.
L’ été funambule, XYZ, 2008.
Tout comme elle, Québec Amérique, 2006.
La Voie lactée, XYZ, 2001 ; Bibliothèque québécoise, 2010.
La memoria, XYZ, 1996.

Poésie
Carnet ocre, L’Atelier des Noyers, 2018.
La main hantée, Le Noroît, 2016 ; Éditions Bruno Doucey, 2018.
Plus haut que les flammes, Le Noroît, 2010 ; Éditions Bruno Doucey, 2015.
Une écharde sous ton ongle, Le Noroît, 2004.
Les mots secrets, La Courte Échelle, 2002.
Tout près, Le Noroît, 1998.
Noir déjà, Le Noroît, 1993.
Bonheur, Remue-ménage, 1988.
« Quand on a une langue, on peut aller à Rome », avec Normand de Bellefeuille,
La Nouvelle Barre du jour, 1986.
Chambres, Remue-ménage, 1986.
Où, La Nouvelle Barre du jour, 1984.
La peau familière, Remue-ménage, 1983.

Essais
Sexuation, espace, écriture. La littérature québécoise en transformation, sous la
dir. de Louise Dupré, Jaap Lintvelt et Janet M. Paterson, Nota bene, 2002.
Stratégies du vertige. Trois poètes : Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, France
Théoret, Remue-ménage, 1989.
La théorie, un dimanche, avec Louky Bersianik, Nicole Brossard, Louise
Cotnoir, Gail Scott et France Théoret, Remue-ménage, 1988 ; réédition 2018.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 4 2019-12-05 11:35 PM


Louise Dupré

THÉO À JAMAIS
roman

h é l io t rope

Dupre-Theo a jamais.final.indd 5 2019-12-05 11:35 PM


Maquette de couverture et photo : Antoine Fortin
Maquette intérieure et mise en pages : Yolande Martel

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec


et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : Théo à jamais / Louise Dupré.
Noms : Dupré, Louise, 1949- auteur.
Identifiants : Canadiana 20190038551 | ISBN 9782924666968
Classification: LCC PS8557.U66 T56 2020 | CDD C843/.54—dc23

Dépôt légal : 1er trimestre 2020


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Héliotrope, 2020

Héliotrope reconnaît l’appui financier du gouvernement du Canada.


Héliotrope remercie le Conseil des arts du Canada et la Société de ­développement
des entreprises culturelles du Québec (SODEC) de leur soutien.
Héliotrope bénéficie du Programme de crédit d’impôt pour ­l ’édition de livres du
gouvernement du Québec, géré par la SODEC.

impr imé au canada

Dupre-Theo a jamais.final.indd 6 2019-12-05 11:35 PM


Et les fils brandissent à bout de bras la mort
Alors que l’enfance n’a pas encore quitté
Leur poitrine offerte au fer

Anne Rothschild,
Nous avons tant voyagé

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 7 2019-12-05 11:35 PM


Dupre-Theo a jamais.final.indd 8 2019-12-05 11:35 PM
Il pleuvait, une pluie drue, dure, déterminée, qui tam-
bourinait dans la fenêtre devant ma table de travail,
une pluie sans pitié, une pluie comme au cinéma,
quand on veut nous préparer à une catastrophe. Deux
ans déjà ! Malgré ma mauvaise mémoire, je me rap-
pelle tout de cet après-midi-là, je réentends le clapotis
de chaque goutte d’eau, comment oublier ? Il pleuvait
aussi dans mon ordinateur, le film que je montais
finirait par me noyer, et je me demandais pourquoi
j’avais accepté de vivre pendant des semaines dans
l’atmosphère sinistre d’archives vidéo où l’on voyait
des corps joncher le sol, élèves et professeurs emmêlés,
troués de balles.
J’avais hésité à accepter ce projet. Pourquoi, pour-
quoi ce documentaire alors qu’il existait d’excellents
reportages sur les tueries dans les écoles, qu’est-ce
que ce film ajouterait aux précédents ? Mais Jean-
Marcel avait bien plaidé sa cause. Il voulait esquisser
un portrait des jeunes tueurs, interviewer des parents,

[ 9 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 9 2019-12-05 11:35 PM


des collégiens, des psychologues, approfondir le sujet,
tout n’avait pas encore été dit. Avec le nombre de ces
tragédies qui augmentait sans cesse au fil des ans,
le film devenait une nécessité. J’ai fini par céder, je
venais de terminer un contrat et je n’avais rien en
vue. Et puis il avait besoin de moi, s’était empressé
d’ajouter Jean-Marcel, et moi j’avais besoin de me
sentir indispensable, les vieux amis savent trouver les
mots pour nous convaincre.
Je m’acharnais à passer en revue des images insup-
portables quand le téléphone a retenti. J’ai plaqué
distraitement le récepteur sur mon oreille. Au bout du
fil, une voix posée, j’ai saisi Helen Gardner, la femme
voulait parler à Béatrice Hubert, c’était bien moi, oui,
l’épouse de Karl Glackmeyer, la mère de Théo, oui.
Ils étaient tous deux à l’hôpital, tous deux entre la vie
et la mort, un drame à l’université. Une autre tuerie ?
J’ai cru que mon cœur allait se rompre. Que pouvait
bien faire Théo dans la salle où Karl donnait une
conférence, lui qui était allé rejoindre son père pour
la plage ? Mais j’ai été incapable de poser la moindre
question, j’ai bégayé que je prendrais le premier vol
pour Miami.
J’ai éteint mon ordinateur sur le plan américain
d’un professeur étendu dans son sang, cheveux poivre

[ 10 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 10 2019-12-05 11:35 PM


et sel, bouclés, comme ceux de Karl. Je n’avais pas
accepté ce contrat par hasard. Comment croire au
hasard quand il y a tant de coïncidences troublantes,
tant de rimes, comme l’écrit Paul Auster. Depuis que
j’avais lu L’ invention de la solitude, j’osais faire des
rapprochements qui jusque-là m’avaient paru saugre-
nus. J’avais adopté le mot rimes, notre existence ne
ressemble-t-elle pas à un poème qu’il faut se donner
la peine d’interpréter ?
J’ai ramassé mes affaires, salué la secrétaire sans lui
donner d’explications et couru jusqu’au stationnement,
il n’y avait pas une minute à perdre. Heureuse­ment,
Les Productions Cosmos n’étaient qu’à dix minutes
de la maison ! Sitôt arrivée, je suis montée dans la
chambre d’Elsa sans savoir comment je lui appren-
drais la nouvelle. Elle n’était pas là, j’avais oublié
qu’elle avait un examen. J’ai téléphoné à Monika, je
ne me rappelle plus les paroles que j’ai bafouillées,
elles devaient être à peu près intelligibles, elle a semblé
comprendre. Bref silence au bout du fil, puis cette
simple phrase, Je viens tout de suite. Comment Monika
faisait-elle pour rester aussi calme alors que son frère
et son neveu allaient peut-être mourir ? Sous le choc,
j’ai fixé le plafond jusqu’à ce que tinte la sonnette de
la porte.

[ 11 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 11 2019-12-05 11:35 PM


Nous nous sommes longuement enlacées, Monika
et moi, sans pleurer. Mais il fallait agir. Monika se
chargerait d’annoncer la nouvelle à Elsa dès son retour
de l’université, elle dormirait à la maison, il n’était pas
question de la laisser seule. Elle m’a aidée à réserver
un vol. C’était la première fois que j’achetais un billet
ouvert, la première fois que j’empilais des vêtements
dans ma valise sans me préoccuper de les agencer. J’ai
prévenu Helen Gardner que j’arriverais le soir même,
à vingt-trois heures. Elle a promis de m’attendre, la
police de Miami était décidément d’une grande gen-
tillesse. Je n’ai pas compris que la situation était bien
pire que ce que je pouvais imaginer.
Le taxi appelé, je suis remontée en vitesse dans la
chambre, j’ai pris sur ma table de chevet la photo de
nous que je préfère, nous, tous ensemble, Karl, Elsa,
moi, et Théo, Théo, son sourire ébloui, un sourire
d’enfant de six ans ravi de tenir son chat. Aujourd’hui,
je trouve ce geste dérisoire mais, sur le moment, j’étais
certaine que cette photo me donnerait de la force. Je
pourrais la regarder sous tous ses angles. On était à
l’heure de pointe, le trajet prendrait peut-être une
heure, mais j’avais suffisamment de temps, je ne rate-
rais pas mon avion. Je n’avais pas cette inquiétude-là
du moins. J’ai embrassé Monika en lui promettant

[ 12 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 12 2019-12-05 11:35 PM


des nouvelles dès que possible et je suis sortie sans me
retourner.
Je devais avoir un air d’enterrement, car le chauf-
feur m’a demandé où j’allais. J’ai prononcé Miami
et il a paru surpris. Passer des vacances au soleil, vous
en avez de la chance ! Je n’ai pas répondu et il n’a pas
insisté. Mais nous n’avions fait encore que quelques
kilomètres, la pluie ne cessait de battre le pare-brise
et l’atmosphère devenait de plus en plus lourde. J’ai
décidé de dire Je vais rendre visite à un ami malade. Il
ne m’a plus posé de questions.
Au moment de descendre, il m’a souhaité bon
voyage. Je l’ai remercié distraitement, j’avais oublié
de prendre l’adresse de l’appartement qu’avait loué
Karl. Tant pis, Helen Gardner savait sûrement où il
habitait. De toute façon, je passerais la nuit à l’hôpital.
Je me voyais dans une chambre toute blanche, entre
les lits de Karl et de Théo. Souffraient-ils ? On les
avait sûrement bourrés de médicaments mais, entre les
injections, peut-être la douleur devenait-elle terrible.
Dans quelques heures, je serais là, je veillerais sur eux,
je saurais lire sur leur visage la moindre grimace, ils
ne seraient pas seuls.
Je me donnais le beau rôle. J’étais l’épouse courage,
la mère courage qui se tenait, avec son grand bouclier,

[ 13 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 13 2019-12-05 11:35 PM


entre eux et la mort. Notre réalité à nous ne ressem-
blerait pas aux scènes d’horreur devant lesquelles je
passais mes journées. Je voulais croire au scénario
que je me faisais, ils survivraient tous les deux, ils
se rétabliraient, il y avait des limites à imaginer des
rimes. Maintenant, je le vois autrement. Avec le recul
du temps, on devient plus lucide.

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 14 2019-12-05 11:35 PM


La dernière vidéo d’archives que j’avais visionnée
m’obsédait, les étudiants en panique, les professeurs,
les coups de feu, le sang, tout le sang, et l’assassin,
un adolescent semblable à ceux du journal télévisé,
les parents qui avaient fait leur possible, le cottage en
banlieue, les voisins incrédules et les compagnons de
classe stupéfiés. À l’Université de Miami, qui avait
tiré ? Un délinquant, un malade mental, un jeune
kamikaze se réclamant de Daech, un créationniste
qui voulait faire taire Karl ?
À côté de moi, une femme lisait une revue et je ne
pouvais m’empêcher d’y plonger les yeux. On montrait
un bar après une tuerie, on interrogeait des survivants,
une autre rime, décidément, tout me ramenait à des
tueries. J’ai eu beau essayer de rester discrète, la femme
a vu que je regardais l’article, elle a murmuré Mon
fils aurait pu se trouver là. Ses yeux se sont embués.
Combien de personnes remerciaient le ciel, combien
pleuraient la mort d’un proche ? Elle a demandé si je

[ 15 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 15 2019-12-05 11:35 PM


connaissais Miami, la société française pour laquelle
elle travaillait voulait y ouvrir une succursale, c’était
la première fois qu’on l’envoyait aux États-Unis. Je
lui ai répondu d’une voix étonnamment calme, sans
hésitations, on aurait dit que je partais en vacances.
La Floride, j’y étais allée à deux reprises en famille,
nous avions visité le parc des Everglades, les Keys, il y
avait de magnifiques endroits à découvrir si on sortait
du Miami touristique.
Dans ma tête défilaient des centaines d’images de
bonheur depuis que nous étions ensemble, tous les
quatre, et l’histoire inimaginable qu’adorait racon-
ter Théo quand il était petit. Un matin d’automne,
j’avais entendu miauler un chaton sous mon balcon.
Je l’avais recueilli, chouchouté, et j’entendais bien
l’adopter quand j’avais aperçu, quelques jours plus
tard, sa photo sur une affiche. Juste en dessous, un
numéro de téléphone avec un mot, S’ il vous plaît,
rapportez-nous Darwin, les enfants sont inconsolables. Je
le rendrais, le chaton, je n’avais pas le choix. L’homme
à qui j’avais parlé m’avait dit que sa petite fille était
fiévreuse, serait-il possible pour moi de me rendre
chez eux ?
J’avais été accueillie par des cris de joie, deux ado-
rables petites frimousses tendaient les bras au chaton,

[ 16 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 16 2019-12-05 11:35 PM


j’en avais été bouleversée. J’avais refusé la récompense
promise, mais accepté de prendre un café, accepté de
rester pour le repas, accepté de revenir le dimanche
suivant, puis tous les autres, avant d’accepter de rester
pour la vie. Dans la famille, mon premier coup de
foudre avait été pour Darwin, et pourtant je l’avais
complètement oublié au moment de partir pour
Miami. Mais Monika s’en occuperait, et Elsa aussi,
elle adorait le vieux matou.
Qui aurait pu prédire ce drame quand j’avais vendu
mon appartement pour m’installer avec Karl ? Quinze
ans déjà que nous étions ensemble. La vie quotidienne
d’un couple, Karl poursuivait ses recherches sur les
médicaments, les enfants s’étaient transformés en
adolescents dégingandés sous l’œil bienveillant du
chat, et moi, j’additionnais les films aux films. Notre
bonheur venait de s’effondrer à cause d’un fou. Mais,
contrairement à la femme assise à côté de moi, je ne
ressentais aucune colère contre l’assassin, plutôt de la
surprise, une sorte d’hébétement. La colère surgirait
plus tard sans doute, pour m’empêcher de sombrer.
J’ai essayé de sommeiller tandis que ma voisine
replongeait dans sa revue, la nuit serait longue, je ne
savais pas ce qui m’attendait. Je me suis répété les
mots d’Helen Gardner, Karl n’était pas en danger,

[ 17 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 17 2019-12-05 11:35 PM


mais je ne la croyais qu’à moitié. Elle ne m’aurait pas
annoncé que le corps de mon mari serait froid quand
j’arriverais à son chevet. Et au sujet de Théo, qu’avait-
elle précisé ? J’avais beau parler anglais, il y avait des
nuances de la langue que je ne maîtrisais pas parfaite-
ment, cela d’autant plus que j’étais sous le choc.
Chaque minute me paraissait une heure, le temps
m’avait capturée dans une toile dont je n’arrivais pas
à me dépêtrer. Il aurait fallu arrêter de me débattre,
me laisser entourer, border, bercer, tout simplement,
cultiver la confiance comme une plante d’intérieur,
pourquoi Karl et Théo ne survivraient-ils pas ? Mais
aussitôt surgissait l’image du professeur, cheveux
poivre et sel, bouclés, comme ceux de Karl, pleins de
sang séché.
On nous a demandé de regagner notre siège et
d’atta­cher notre ceinture, nous allions atterrir dans
quinze minutes. Enfin ! Les passagers ont fait un large
sourire, on voyait beaucoup de têtes blanches qui pas-
seraient l’hiver au soleil. La femme à côté de moi m’en
a fait la remarque. Je lui ai parlé des snowbirds, elle
a trouvé l’expression jolie. Et vous ? a-t-elle demandé.
Moi, j’allais rejoindre mon mari, sa compagnie l’avait
envoyé en Floride pour son travail. Quand rentrerait-
il à Montréal ? Quand ? Je ne pouvais le dire au juste.

[ 18 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 18 2019-12-05 11:35 PM


Bientôt, sûrement. J’ai balbutié Bientôt en baissant
les paupières. Comme lorsque je voulais cacher à ma
mère que je lui mentais. On ne se débarrasse jamais
de ses réflexes d’enfance.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 19 2019-12-05 11:35 PM


J’ai été entraînée par le flot de retraités qui se pré-
paraient à envahir Miami, on aurait pu faire des
auditions pour une annonce de médicaments contre
l’hypertension, et je suis sortie en tirant ma valise,
j’avais dû oublier la moitié de mes effets personnels.
Tant pis, je n’étais pas dans la brousse, j’achèterais
sur place ce qui me manquait. Les passagers ont com-
mencé à se disperser et j’ai pu m’arrêter, j’ai cherché
un uniforme de police. Mais j’ai soudain lu mon nom
écrit au crayon-feutre sur une feuille, mon nom bien
orthographié, Béatrice Hubert, je me suis approchée
de la femme qui la tenait. Une jolie blonde en tailleur
bleu ciel, un peu plus jeune que moi, pourquoi n’avais-
je pas pensé qu’elle serait en civil ? D’une voix douce,
elle m’a demandé si j’avais fait un bon voyage et j’ai
acquiescé, j’avais hâte de sortir, hâte de me trouver avec
elle dans un endroit tranquille, de connaître enfin les
détails du drame.

[ 20 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 20 2019-12-05 11:35 PM


Je me souviens des corridors interminables que
nous avons longés avant d’entrer dans un bureau où
nous attendait un autre policier, en uniforme celui-là,
qui m’a offert un café. Un profond malaise impré-
gnait l’atmosphère, j’ai frissonné, ce qui s’était passé
devait être très grave, je l’ai soudain compris. Et Helen
Gardner a compris que je comprenais. Sans attendre,
elle m’a raconté les faits. Karl avait commencé sa
conférence à l’université quand Théo était entré dans
l’auditorium avec une arme. Il avait visé son père et
l’avait atteint au ventre. Un agent de police du cam-
pus avait dégainé, il avait blessé Théo à la poitrine.
Grièvement.
Helen Gardner s’est tue. Visiblement, son collègue
et elle guettaient une réaction de ma part. Mais je
restais d’un calme absolu, j’étais abasourdie. Ce à
quoi Karl n’avait pas voulu croire s’était produit. J’ai
demandé comment ils allaient. Helen Gardner a repris
son souffle. Karl s’en sortirait, a-t-elle affirmé, mais
Théo, Théo. Il venait de succomber à ses blessures,
elle avait reçu un appel de l’hôpital juste avant mon
atterrissage.
L’impression d’être prise dans une tornade, le monde
qui vole en éclats, le corps sur le point de se désintégrer.

[ 21 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 21 2019-12-05 11:35 PM


J’ai serré la tasse pour me rattacher à quelque chose de
concret, ressentir dans mes paumes une chaleur, la
sensation d’être encore vivante. Combien de temps
suis-je restée immobile ? J’avais oublié Helen Gardner,
son collègue de travail, la pièce où ils m’avaient emme-
née, l’aéroport, la ville de Miami, je faisais un cauche-
mar et j’allais me réveiller. Puis, au fond de ma tête
s’est mise à résonner ma voix, et je me suis entendue
dire à Karl, au téléphone, Es-tu sûr que Théo est assez
bien pour aller te rejoindre ? Je ne rêvais pas, non, Théo
avait voulu tuer son père et il y avait laissé sa peau.
Une caresse, un frôlement d’aile, Helen Gardner a
effleuré mon épaule, inquiète de me voir si calme sans
doute, elle m’a demandé si je désirais aller à l’hôpital.
Je me suis levée et je l’ai suivie comme une automate
dans les corridors déserts. Dehors, il faisait noir, noir
ténèbres, l’air sentait l’humidité, il avait donc plu
ici aussi. J’ai réentendu les gouttes dures tambouri-
ner dans ma fenêtre au début de l’après-midi, et la
sonnerie du téléphone, chez moi. Et la voix d’Helen
Gardner qui m’annonçait une tuerie semblable à celle
que j’étais en train de visionner. Et moi, je l’avais crue,
on en voit toutes les semaines aux États-Unis. Pouvait-
elle me dire la vérité ? Non, je ne lui en voulais pas.

[ 22 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 22 2019-12-05 11:35 PM


Nous avons marché en silence vers une auto sombre,
puis roulé en silence mais, en tournant dans l’entrée de
l’hôpital, Helen Gardner a voulu savoir comment je
me sentais. La colère est montée le long de ma colonne
vertébrale jusqu’à la nuque, comment ­pouvais-je me
sentir ? Je lui ai répondu d’une voix mauvaise, com-
ment se sentirait-elle, elle, si son fils avait tiré sur son
mari ? Elle m’a regardée dans les yeux, s’est excusée,
et je me suis excusée à mon tour. Elle faisait tout ce
qu’elle pouvait, cette femme, elle voulait seulement
être sûre que j’étais capable de me retrouver devant
Karl. J’ai fait un semblant de sourire pour la rassurer,
je ne m’effondrerais pas. Non, je ne m’effondrerais pas.
J’avais toujours détesté les hôpitaux, les odeurs
de désinfectant, le sang et la souffrance. Je m’étais
évanouie dans la chambre de mon père lors de son
opération pour la prostate, les infirmières avaient dû
s’occuper de moi, quelle honte ! Après l’hystérectomie
de ma mère, je ne lui avais rendu visite qu’à son retour
à la maison. Mais avec Elsa et Théo, j’avais bien dû
m’habituer aux urgences, les otites, les bronchites,
les amygdalites, sans compter la fracture de Théo au
soccer. Tout à coup, le visage de Théo, dix ans, dans
son uniforme de gardien de but, et le goût des larmes

[ 23 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 23 2019-12-05 11:35 PM


sur mes lèvres, un déferlement de larmes. J’ai pleuré
comme je n’avais jamais pleuré.
Helen Gardner m’a fait asseoir au poste de garde,
juste devant l’affiche « Intensive Care Unit ». J’ai pu
pleurer tout mon soûl, sentir l’étau se desserrer un
peu sur mon cœur, entendre le médecin de garde me
dire que Karl allait bien. On avait réussi à lui extirper
la balle du ventre, le foie avait été à peine touché,
Thank God, a-t-il soupiré, et j’ai presque eu envie de
croire en Dieu moi aussi. Mais il ne fallait pas dire
à mon mari que Théo était mort, pas tout de suite,
a-t-il insisté, il était préférable de le laisser se remettre.
Helen Gardner a acquiescé, et j’ai fait un signe de tête,
ils pouvaient compter sur moi. Que Karl apprenne la
mort de son fils un peu plus tôt ou un peu plus tard…
Soudain, j’ai trouvé la force de me lever. Et j’ai
marché jusqu’à la chambre de Karl.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 24 2019-12-05 11:35 PM


J’ai pris la main de Karl et je l’ai caressée. Il a ouvert
les yeux, une tendresse est passée dans son regard. Je
suis arrivée à me contenir. Il fallait avoir l’air détendue
et confiante, je pensais aux paroles du médecin, Karl
était en état de choc, il avait besoin de sérénité. Rien
ne me venait aux lèvres, aucun mot de consolation ni
d’encouragement, seul l’épuisement, j’aurais voulu
me coucher à côté de lui et dormir, dormir pendant
des jours et des jours. De toute façon, que dire à un
homme que son fils vient de tenter d’abattre ?
Savait-il que c’était Théo qui l’avait blessé ? Comment
pouvait-il se sentir ? Peut-être comme moi, l’impression
d’une erreur sur la personne, de tels drames n’arrivent
pas dans une famille comme la nôtre, un père aimant,
les vacances à la mer en juillet, le ski à Noël, les amis
qu’on accueille à bras ouverts à la maison, les cours de
karaté, de guitare, de tennis, les tournois de soccer, les
voyages à New York et à Toronto avec la classe. Et moi,
moi qui avais aimé les enfants comme si je les avais mis

[ 25 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 25 2019-12-05 11:35 PM


au monde. Mais mon amour n’effaçait pas le souvenir
de leur mère, j’avais renoncé depuis longtemps à cette
idée. Pourtant, Elsa avait perdu sa maman elle aussi, et
elle n’avait jamais tenté de commettre un crime, elle,
elle marchait dans les traces de son père.
Les premières paroles de Karl ont été pour Théo,
je le réentends encore, Comment va-t-il ? Il avait
donc vu son fils le viser. Il s’inquiétait pour lui, ça
ne m’étonnait pas. Si Théo avait été vivant, la mou-
tarde me serait montée au nez, mais il était dans
un réfrigérateur à la morgue, je n’éprouvais aucune
colère, seulement une infinie tristesse. Théo aurait
pu tuer son père, est-ce que je l’aurais alors détesté
pour l’éternité ?
Tout à coup, un étrange soulagement dans ma poi-
trine. M’est revenue la phrase d’Helen Gardner à pro-
pos de Théo, dans l’automobile, pendant notre trajet,
C’est peut-être mieux ainsi. Je venais de comprendre ce
que je n’avais pas saisi plus tôt, le procès, la prison, la
peine de mort peut-être, je ne connaissais pas les lois
de la Floride, on n’aurait peut-être pas réussi à faire
extrader Théo au Québec. Je revoyais la photo du
meurtrier qui avait mis près de quarante-cinq minutes
à mourir après l’injection létale, je ne me souvenais
plus dans quel État, l’Oklahoma peut-être. Dans la

[ 26 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 26 2019-12-05 11:35 PM


presse, on parlait de barbarie, et j’ai eu mal. Oui,
c’était mieux ainsi, Helen Gardner avait raison.
Est-ce que j’avais vu Théo ? Karl a répété sa phrase.
Il avait entendu un coup de feu, puis un cri qui sortait
de la gorge de son fils. En fuyant son regard, je me
suis empressée de lui faire signe que oui. Théo avait été
blessé, mais il se remettrait, je m’en occupais, il ne fal-
lait pas s’inquiéter. Mon assurance m’a étonnée. J’étais
capable de mentir et Karl a fermé les yeux, il sem-
blait me croire. Sa confiance en moi m’a bouleversée.
C’était un premier mensonge, combien en faudrait-il
d’autres ? J’ai eu peur que ce climat pervers ne nous
éloigne. J’ai regardé dormir Karl pendant un moment
et je suis sortie de la chambre en titubant, je n’avais
qu’une pensée en tête, trouver un lit et m’y jeter.
Aucun bruit dans le corridor. J’ai longé les murs
immaculés jusqu’au poste de garde, Helen Gardner
bavardait avec une infirmière. Dès qu’elle m’a aper-
çue, elle m’a fait un sourire. Compassion, sympathie ?
Soulagement peut-être. Ou, tout simplement, le bon-
heur à l’idée de me déposer enfin à l’appartement,
de pouvoir terminer cette éprouvante journée. Notre
drame n’était qu’un cas parmi des milliers, elle devait
se retrouver tous les jours devant l’horreur. Désir pro-
fond ou hasard de la vie, comment pouvait-elle faire

[ 27 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 27 2019-12-05 11:35 PM


un tel travail ? Et nous, était-ce pur hasard si nous
avions un meurtrier dans la famille ? Je revoyais la
mère d’un tueur dans une scène d’archives que j’avais
visionnée quelques jours auparavant. Quand on lui
avait appris la nouvelle, elle s’était exclamée en pleu-
rant Qu’est-ce que j’ai fait, qu’est-ce que j’ai pu faire ?
Helen Gardner m’a entraînée, elle m’avait réservé
une chambre à l’hôtel. Il n’était pas question de mettre
les pieds dans l’appartement de Karl pour le moment,
il fallait faire une enquête, trouver des indices, essayer
de connaître la vérité. Demain, elle viendrait me cher-
cher, on m’emmènerait au poste de police afin de faire
un rapport. Elle a pris une voix exagérément douce,
n’a pas employé les mots perquisition ni interrogatoire.
J’ai ressenti une grande méfiance, comme devant trop
de gentillesse.
Le lendemain, j’aurais à affronter une autre journée
impitoyable.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 28 2019-12-05 11:35 PM


Par la fenêtre pénétraient les rayons d’un soleil encore
tiède, feutré. J’ai eu du mal à ouvrir les yeux. J’avais
dormi comme si j’étais tombée au fond de l’abîme, là
où rien ne pouvait plus m’atteindre. Mais la mémoire
m’attendait, intacte, quand j’ai soulevé les paupières.
D’abord, il fallait apprendre à Monika le décès de
Théo. J’étais si épuisée en mettant les pieds dans la
chambre d’hôtel que je m’étais écrasée sur le lit tout
habillée, sans fermer les rideaux. J’ai fait l’effort de me
lever. Sur mon cellulaire, un message. Elsa avait assez
bien réagi, surtout ne pas m’inquiéter. J’ai demandé
à Monika de me téléphoner quand elle serait seule.
Et, presque aussitôt, la sonnerie a retenti. J’ai pu lui
apprendre la vérité. Interminable silence dans mon
oreille, puis elle a dit qu’elle arriverait avec Elsa dès
que possible. Elle n’a rien ajouté et moi non plus.
Helen Gardner m’avait donné rendez-vous à dix
heures, il restait deux heures avant notre rencontre, le
temps de prendre une douche, d’avaler une bouchée.

[ 29 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 29 2019-12-05 11:35 PM


Elle viendrait me chercher et nous irions à l’hôpital,
quel genre de nuit Karl avait-il passé ? Deux heures
à retourner dans ma tête les mêmes questions. Je me
suis demandé ce que je pourrais bien raconter au
poste de police, notre Dr. Jekill qui se transforme peu
à peu en Mr. Hyde, les mauvaises notes au collège,
les mensonges, les insultes, les menaces, et la crise
terrible quand Karl avait accepté ce séjour en Floride.
Était-ce suffisant pour expliquer ce crime ? Sans doute
n’avions-nous pas voulu voir venir le pire, voilà ce que
disait un psychologue dans le documentaire de Jean-
Marcel. Les assassins, ce sont toujours les enfants des
autres, jamais nos fils à nous. J’ai pensé aux mères
des tueurs de toutes les tueries, ceux des écoles et des
universités, ceux des centres commerciaux, ceux qui se
font exploser dans une foule au nom d’Allah. J’aurais
voulu leur parler, me faire dire que ces enfants-là
n’étaient pas de mauvais enfants, j’aurais voulu me
faire dire que nous avions bien fait notre métier de
parents, Karl et moi.
Je me souviens, j’ai fouillé dans mon sac pour
retrouver la photo que j’avais prise sur ma table de
chevet avant de partir, j’avais besoin de voir Théo
comme un petit garçon qui nous aimait, son père
et moi, même si je n’étais pas sa vraie mère. Il riait,

[ 30 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 30 2019-12-05 11:35 PM


il fixait l’objectif de ses yeux plissés, il étrennait le
joli chandail que je lui avais rapporté de voyage, il
avait hâte de retourner jouer dehors avec ses amis.
Quelques minutes plus tard, il demanderait si Karim
et Francisco pourraient venir manger à la maison, et
nous répondrions oui, comme d’habitude. Il nous
embrasserait, puis franchirait en sautillant le seuil de
la porte sans la refermer, et Monika rangerait l’appa-
reil photo en murmurant Il essaie de voler, on dirait.
Théo, notre feu follet, notre petit ange ! Si j’avais été
plus perspicace, nous n’en serions peut-être pas là.
De minuscules aiguilles ont commencé à me trans-
percer la poitrine. Après la tristesse, la colère, une
attaque de colère, comme souvent ces derniers mois.
Inutile de lutter, il fallait attendre que ça passe, ça,
telle une rage de dents, une crise, je me le répétais, tu
es en crise, oui, nous sommes en crise, depuis six mois
c’était la crise perpétuelle, nous vivions l’enfer à la
maison. Tu exagères, aurait dit Karl, mais je le pensais
vraiment, nous aurions dû faire quelque chose. Nous
étions responsables de ce qui venait d’arriver.
Trois coups à la porte, le petit-déjeuner. L’odeur
du café, l’odeur quotidienne du pain grillé, la voix
de ma mère à mon oreille, il faut manger, il fallait
­manger, peine ou pas, colère ou pas, se maintenir

[ 31 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 31 2019-12-05 11:35 PM


dans la vie, continuer. Elle n’aurait jamais pu imagi-
ner ce que je vivais aujourd’hui, Simone. Elle n’était
plus là, heureusement. Dans notre petite ville, les
fils ne tuaient personne. Ils allaient tranquillement
à l’école, prenaient un métier, se mariaient, avaient
des enfants, économisaient pour acheter une maison.
Ils avançaient en âge et en sagesse jusqu’à leur souffle
dernier. Qu’avait-il bien pu nous arriver ?
Le café n’était pas mauvais, je me suis sentie récon-
fortée, on est peu de chose. Depuis quinze ans, nous le
prenions ensemble, Karl et moi. Notre rituel du matin.
Mes papilles se souvenaient. Cette scène, reprise des
milliers de fois, il se lève d’un bond tandis que j’essaie
d’ouvrir un œil, Réflexe de scout, a-t-il l’habitude de
dire en riant, je l’entends s’agiter dans la cuisine, le
bruit du moulin à café, le bruit des tasses déposées sur
la table, le bruit de l’eau dans le percolateur, tout ça,
qui avait failli nous être enlevé. Mais ce n’était pas le
moment de m’apitoyer.
La colère avait soudainement disparu, remplacée
par un chaos de sensations et d’émotions, nostalgie,
abattement, désespoir, je n’arrivais pas à identifier
clairement ce qui grouillait en moi, et puis tout à
coup la douleur, une douleur sauvage m’a noué la
gorge, aucune possibilité d’avaler quoi que ce soit.

[ 32 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 32 2019-12-05 11:35 PM


Il me fallait de toute urgence bouger, prendre une
douche, m’habiller, sortir de cette chambre. J’ai ras-
semblé mes forces en souhaitant retrouver ma colère.
Sans la colère, est-ce que j’arriverais à résister ?
Dans le miroir de la salle de bains, j’ai aperçu le
regard fatigué de ma mère. J’avais vieilli de trente ans
en une seule nuit.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 33 2019-12-05 11:35 PM


Helen Gardner m’apaisait, était-ce inné chez elle ?
Elle avait tout de suite trouvé quoi répondre à Karl
quand il lui avait demandé pourquoi je ne restais pas
à l’hôpital avec Théo et lui. J’avais ravalé mes larmes,
passer la journée avec lui, c’est ce que j’aurais voulu,
moi aussi. Je reviendrais le plus rapidement possible. Il
a fermé les yeux. Il ne lui était pas venu à l’esprit que
son fils était mort, j’en étais sûre. Au poste de garde, le
Dr Moore m’avait répété d’attendre encore avant de le
lui apprendre, puis il avait souhaité savoir comment je
me sentais, moi. J’avais haussé les épaules. Il avait tenu
à prendre mon pouls et ma tension, puis il m’avait
laissée partir avec Helen Gardner. À tort ou à raison,
ma méfiance envers elle s’était dissipée.
C’était la première fois que j’étais assise dans un
poste de police. D’une banalité désolante, la pièce res-
semblait à ce qu’on voit dans tous les films. J’en ai fait
la remarque à Helen Gardner, elle a ri, les criminels
ont plus d’imagination que les architectes, a-t-elle dit.

[ 34 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 34 2019-12-05 11:35 PM


J’ai ri avec elle, étonnée de me détendre tout à coup.
Le rire pouvait donc surgir même dans des moments
pareils ? Je le savais pourtant, j’avais vu une amie en
phase terminale faire de l’humour quelques heures
seulement avant sa mort.
Un policier est entré, il s’est présenté, John Matthews,
on l’avait chargé de l’interrogatoire. Dans l’automobile,
Helen m’avait expliqué qu’elle travaillait pour les ser-
vices sociaux, voilà pourquoi elle ne portait pas d’uni-
forme. Elle accompagnait des personnes en état de
choc, des personnes comme moi. Elle me laisserait
avec son collègue et viendrait me chercher après ma
déposition.
Quand la porte s’est refermée, je me suis sentie mal,
John Matthews l’a vu, il a voulu se montrer aimable,
m’a demandé comment j’allais. Je lui ai répondu le
minimum, j’avais hâte d’en venir aux faits. De toute
façon, j’étais là pour parler de Théo, aussi bien commen-
cer. Le policier est revenu sur les dernières semaines.
Quand Théo était-il arrivé à Miami ? Comment était-il
avec moi à la maison avant de partir ? Karl m’avait-il
parlé du comportement de son fils en Floride ? Est-ce
que nous nous étions imaginé qu’il pouvait passer à
l’acte ? Non, Théo avait beau avoir menacé Karl, toute
l’imagination du monde ne nous aurait pas permis de

[ 35 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 35 2019-12-05 11:35 PM


penser qu’il en viendrait à v­ ouloir le tuer réellement.
On a beau savoir que certains jeunes commettent
l’irréparable, on n’y croit pas. Pas plus qu’à un acte
terroriste dans la station de métro à côté de chez nous,
à Montréal.
L’impression désagréable d’être prise en faute. Je
me suis défendue, j’ai défendu Karl, nous ne sommes
pas stupides, Monika avait trouvé un psychologue à
Théo, il l’avait vu à quelques reprises, nous espérions
un miracle, mais en vain. Un mercredi soir, Théo avait
refusé de se rendre à son rendez-vous, sans discussion
possible. J’avais retenu mes larmes. J’avais aussi retenu
mes larmes quand Théo n’était pas allé à ses cours la
semaine suivante, quand il avait commencé à passer
des journées entières dans sa chambre, quand il avait
refusé de manger avec nous le soir, de répondre aux
questions d’Elsa. Il interdisait même sa chambre à
Darwin. Un soir, je l’avais surpris à le repousser brus-
quement du pied et j’avais explosé, je m’étais mise
à hurler. Je réentends clairement mes paroles. S’il
touchait à un seul poil de Darwin, il apprendrait qui
je suis. Il m’avait fixée d’un regard vitreux, puis avait
refermé la porte derrière lui.
Non, nous n’avions jamais imaginé ce qui s’était
produit, nous cherchions à briser la chape de silence

[ 36 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 36 2019-12-05 11:35 PM


qui nous asphyxiait, nous n’étions plus nous-mêmes,
nous nous demandions comment agir. Théo n’était
tout de même pas en état d’inaptitude, nous ne pou-
vions pas le forcer à se faire soigner. Oui, nous en
avions discuté avec Monika, nous avions consulté
un psychologue nous aussi, une amie psychiatre, des
spécialistes d’un centre de jeunes en difficulté. Non,
nous n’avions pas averti la police, ce n’était pas parce
que Théo insultait son père qu’il allait passer à l’acte,
il ne fallait pas exagérer. Nous avions été bien naïfs.
Je m’en suis tenue à la vision de Karl. Je n’ai pas dit
à John Matthews que j’avais parfois eu peur. Comme
souvent, j’étais celle qui voit des drames là où Karl ne
voit que l’ordinaire. Je n’avais pas su me faire confiance.
Si j’avais insisté, Théo serait encore parmi nous et Karl,
dans son laboratoire. Ce n’est pas votre faute. J’ai sur-
sauté, le policier lisait donc dans mes pensées ? Il a vu
mon mouvement d’épaules, s’est mis à sourire. Tous
les parents de jeunes meurtriers réagissaient comme
moi, à ce qu’il semblait. Il a ajouté Vous avez fait ce
que vous avez pu.
Il croyait à ma version des faits, il me croyait. Je me
suis mise à sangloter. Je lui ai répondu Ce n’ était pas
suffisant, il faut croire.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 37 2019-12-05 11:35 PM


Était-ce l’odeur de Karl, une photo de nous sur sa table
de chevet, le désordre laissé par Théo, ses vêtements
dispersés ici et là dans sa chambre ? Je me sentais à
la maison, ou presque, il suffit de peu de chose pour
faire son nid dans un appartement inconnu, même à
des milliers de kilomètres de chez soi. La perquisition
était terminée, je pouvais m’installer. Ne manquaient
que le cellulaire et l’ordinateur de Théo, les policiers
nous les remettraient bientôt.
J’ai déposé ma valise dans le petit vestibule, exploré
les quatre pièces, l’une après l’autre, comme un chat
un nouveau territoire, puis je me suis fait un thé et je
l’ai bu sur le canapé vert bouteille. Ni laid ni beau, le
canapé, tout était neutre, même les tableaux accrochés
aux murs du salon, on se serait cru dans un hôtel
décoré pour ne déplaire à personne. Je reprenais mes
esprits, j’essayais de me détendre. Dans une heure,
Helen Gardner viendrait me chercher pour aller à la
morgue, c’est moi qui devrais identifier le corps de

[ 38 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 38 2019-12-05 11:35 PM


Théo, est-ce que je tiendrais le coup ? Peut-être devais-
je avaler le calmant que m’avait prescrit le Dr Moore,
mais j’hésitais, je n’en prenais jamais, c’était ma petite
fierté. Et pourtant, que peut-on exiger de soi dans une
situation pareille ?
Je n’arrivais plus à voir clair, j’avais peur, s’il fal-
lait que la douleur s’installe en moi si profondément
que je ne puisse plus l’extirper, qu’elle m’engourdisse,
m’emporte, mais est-ce que ce n’était pas déjà fait ? Je
pensais à Monika, je m’accrochais à sa force tranquille
en lisant et relisant son message. Elsa et elle arrive-
raient à la fin de la matinée le lendemain. Il faudrait
préparer la chambre de Théo pour elle, Elsa dormirait
avec moi dans le grand lit. Même dans le malheur, il
y avait des tâches domestiques à accomplir.
Monika apprendrait à Elsa la mort de son frère le
soir même. Comment allait-elle réagir ? Et quand le
médecin me permettrait-il d’avouer la vérité à Karl ?
J’aurais voulu avoir une boule de cristal, savoir que
nous nous en sortirions, que nos années de bonheur
n’étaient pas toutes derrière nous. Je voyais noir, noir
épais, noir sale, noir nuit noire, l’horizon était bou-
ché par un mur si haut qu’on ne parviendrait jamais
à l’escalader. C’est ça, une crise, m’avait écrit Monika.
Elle en vivait tous les jours dans son travail, elle était

[ 39 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 39 2019-12-05 11:35 PM


capable de garder son calme. Mais sans doute ne
­voulait-elle pas me montrer sa douleur, Théo était son
filleul, presque un fils pour elle.
J’avais beau savoir que Théo était mort, je n’arrivais
pas à penser à lui au passé. Quand je verrais son corps
glacé sur une civière à la morgue, je pourrais sans
doute dire C’est lui, c’est bien lui, il est mort. Comment
faire le deuil quand on ne retrouve pas le corps de ceux
qu’on aime ? Nous, nous donnerions à Théo une sépul-
ture, nous pourrions le pleurer. Karl v­ oudrait-il qu’il
soit incinéré ou enterré ? Nous n’avions jamais parlé
ensemble de la mort des enfants, même si, comme
tous les parents, j’avais souvent craint qu’ils ne nous
soient arrachés, et Karl aussi, j’en suis sûre.
Dans un film que j’avais vu récemment, la mère
d’une victime caressait le front de sa fille comme si
elle était encore vivante, on pensait à une pietà. Puis
un bruit sourd, la femme s’écrasait sur le plancher. La
scène se terminait là, on ignorait si elle s’était blessée,
au spectateur de le deviner. Est-ce que moi je m’éva-
nouirais ? Essayez de vous reposer une heure, m’avait
suggéré Helen Gardner en me déposant, mais la pen-
sée de dormir me terrifiait. J’attendrais de m’écrouler
de fatigue, comme la nuit précédente, de basculer
dans une sorte de coma, sans rêves ni cauchemars.

[ 40 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 40 2019-12-05 11:35 PM


Est-ce que je venais de passer dans le clan des millions
d’êtres humains qui ont peur du sommeil ?
Nous n’étions pas les seuls, j’en étais bien consciente.
Des drames familiaux, on en voyait tous les jours aux
États-Unis, m’avait répété dix fois Helen Gardner,
des hommes qui tuent leur femme, des enfants, leurs
parents, j’en étais bien consciente, oui, je regardais
la télé, je lisais les journaux, je m’évertuais même à
monter un documentaire sur les tueries, mais ce savoir
ne m’aidait pas à comprendre, il ne me consolait pas.
Jusqu’à la mort, mon cœur saignerait.
Et pourtant, je voulais qu’Elsa s’en sorte, elle. Qu’elle
ait une vie, des amours, des enfants, du bonheur. La
résilience, est-ce que ça se transmet ? Peut-être tenait-
elle de ses grands-parents, Elsa, un vrai miracle s’ils
avaient réussi à échapper aux nazis pour venir s’instal-
ler à Montréal, il leur en avait fallu, du courage ! Mais
c’était fuir ou mourir, ils n’avaient pas eu le choix.
Nous n’avions pas le choix, nous non plus, il faudrait
bien survivre. J’ai pensé à eux, Eva Müller et Friedrich
Glackmeyer, et je les ai implorés. J’ai eu besoin de
croire en eux, de croire que, dans la tranquillité de
leur cimetière, ils pouvaient faire quelque chose pour
nous. J’étais prête à m’accrocher à n’importe quelle
bouée de sauvetage.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 41 2019-12-05 11:35 PM


Je me suis réveillée ce matin avec de la pluie plein la
tête, une pluie de novembre, une pluie folle, mena-
çante, un déluge comme le jour où l’appel d’Helen
Gardner m’avait précipitée dans l’horreur. Deux ans
maintenant, à quelques jours près, je n’en reviens pas.
Un jour, aurai-je du mal à me rappeler les événements
de Miami ? Ils seront toujours imprimés en moi, je
crois, ce n’est pas pour cette raison que j’ai entrepris
ce récit. Tous les jours, j’écris dans mon lit, Darwin
à mes pieds. Une bonne journée, peut-être ce besoin
disparaîtra-t-il comme par enchantement. Je conser-
verai le dossier « Floride » un certain temps, puis je le
ferai glisser dans la corbeille de mon PC. J’aurai fini
de porter sur mes épaules le cadavre de Théo. Mais
suis-je bien franche, oserais-je jeter mon manuscrit ?
J’écris pour arriver à nommer une fois pour toutes
ce que j’ai éprouvé, la boule de feu dans la poitrine,
le cœur toujours sur le point d’éclater, et l’incrédu-
lité, oui, j’allais me réveiller brusquement, sortir de

[ 42 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 42 2019-12-05 11:35 PM


mon cauchemar. Je sais, je ne suis pas originale, n’est-
ce pas ce que racontent tous les parents des jeunes
meurtriers ? Notre fils n’a pas pu faire ça, pas notre fils.
Depuis le drame, j’ai acheté tous les livres que j’ai pu,
je pensais y trouver un certain réconfort, mais aucun
de ces témoignages ne m’a apaisée.
Non, je ne cherche pas l’originalité. Je souhaite que
l’écriture me permette de comprendre la violence de
Théo. Karl n’a sûrement pas été le père idéal, mais il
aimait profondément son fils, il l’a toujours encou-
ragé, réconforté, aidé dans ses devoirs et ses leçons,
applaudi quand il avait de beaux bulletins, applaudi
à ses compétitions sportives, applaudi à ses concerts
de fin d’année. Il n’a jamais agi comme si ses enfants
ne comptaient pas, même sous le choc, après la mort
de Laurence, m’a confirmé Monika. Je l’ai vu de mes
propres yeux quand je suis arrivée dans la vie de Karl.
Même s’il avait perdu sa femme, il avait tenu le coup,
pour Elsa et Théo. Il voulait leur donner une belle
enfance, et il a tenu sa promesse. Qu’est-ce qui a pu
déclencher la colère de Théo à l’égard de son père ?
Colère ou haine, comment les différencier ? Chaque
fois que j’y pense, il me vient un sentiment d’incom-
préhension. Et d’injustice.

[ 43 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 43 2019-12-05 11:35 PM


Je place les mots comme des pierres sous mes pieds
pour me tracer un chemin, mais je marche sur des
sables mouvants. L’écriture pourrait me mener là où
je ne veux pas aller, me mettre carrément en danger.
Que cache l’amour qui grouille dans une famille ?
Suis-je prête à déterrer des vérités que je ne pourrai pas
supporter ? J’ai parfois peur d’ouvrir mon ordinateur.
Hier, Jean-Marcel est passé à l’improviste, j’étais
encore en robe de chambre. Ce n’est pas ton genre,
m’a-t-il dit sous l’effet de la surprise. Je lui ai avoué
que j’avais commencé un récit, il s’est soudain animé.
Très vite il en est venu à cette remarque, Pourquoi pas
un roman, un vrai roman ? Je pourrais multiplier les
points de vue, présenter la vision de Karl, donner une
voix à Théo. J’ai répliqué que je ne publierais pas mon
texte. J’essaie seulement de faire un peu de lumière sur
ce que nous avons vécu, de tisser un fil entre les faits,
de rapiécer notre tapisserie. J’écris en espérant que les
mots m’aideront à comprendre.
Les paroles de Jean-Marcel m’ont secouée, mais je
suis restée sur mes positions. Je ne donnerai pas la ver-
sion de Karl, ni d’Elsa, ni de Monika. Ce serait à eux
de mettre sur papier ce qu’ils ressentent, pas à moi,
j’aurais l’impression de les trahir. Je ne me vois pas

[ 44 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 44 2019-12-05 11:35 PM


non plus imaginer ce qui a pu se passer dans l’esprit de
Théo, tout ce que je pourrais raconter sonnerait faux.
Mon récit ne présentera que ma version du drame, il
sera troué comme un gruyère.
Jean-Marcel est revenu à la charge, déformation
professionnelle, on n’imagine pas un film où l’on
n’explique pas tout, c’est ce qu’exigent les producteurs,
qui pensent constamment au box-office. Écrire ne me
coûte rien, il ne me faut que du temps et un ordina-
teur, j’ai toute la liberté que je désire. Et d’autant plus
que j’écris ce récit pour moi, pour moi seule. Je l’ai
répété à Jean-Marcel, mais ça ne lui rentre pas dans
la tête, il m’a répondu, avec un air de défi, Tu verras,
tu te laisseras prendre au jeu.
La voix de Karl monte du vestibule, À ce soir, mon
amour. Je lui réponds que je l’aime, assez fort pour
qu’il entende. J’ai besoin de lui dire que je l’aime, il
faut se serrer les coudes. Cette nuit, nous avons fait
de l’insomnie, nous sommes sidérés. Tout à l’heure,
Karl m’a apporté le journal avec un air d’enterrement.
À la une, on répète ce que nous avons appris hier soir
à la télévision, nos voisins du sud viennent d’élire un
voyou de l’extrême-droite comme nouveau président.
Cette victoire, Karl la sentait venir, il m’en parlait au

[ 45 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 45 2019-12-05 11:35 PM


début de son séjour en Floride. Je lui répétais d’avoir
confiance, mais je n’arrivais pas à le convaincre. C’est
lui qui a eu raison.
Ce matin, je pense à Helen Gardner, au Dr Moore,
au personnel de l’hôpital, comment se sentent-ils ? Je
pense à la violence qui enflammera le pays. Je réentends
cette phrase de l’oncle Heinrich, Durant le nazisme, la
haine était exploitée à des fins politiques.
Je pense à Théo, je me demande ce qui a bien pu
attiser la haine qui lui a coûté la vie.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 46 2019-12-05 11:35 PM


Théo est mort, n’est-ce pas ? Dis-moi la vérité. J’ai fait un
signe de tête. Karl est devenu blanc, plus blanc que la
chambre. Il a tourné les yeux vers le mur, l’a fixé un
long moment. Je me suis contentée de lui caresser la
main. Je n’ai pas eu à me demander comment il avait
deviné, quinze ans que nous étions ensemble, je ne
lui parlais pas de Théo depuis le drame. Mon silence
m’avait trahie, n’était-ce pas ce que je souhaitais ? Karl
n’apprendrait pas de moi le décès de son fils. J’espérais
seulement qu’il ne m’en voudrait pas, nous ne nous
mentions jamais, lui et moi.
Je ne m’étais pas évanouie à la morgue devant le
corps de Théo. J’avais été étonnée en apercevant sur
son épaule gauche un dessin non identifiable, une
forme noire, inquiétante. Depuis quand avait-il ce
tatouage ? Mais il semblait dormir doucement, comme
quand j’allais l’embrasser dans son lit, le soir, avant de
me coucher. J’avais oublié toute ma colère, je lui avais
caressé le front et j’avais senti monter les larmes. On

[ 47 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 47 2019-12-05 11:35 PM


m’avait apporté une chaise et j’avais pleuré sans pou-
voir m’arrêter, pleuré jusqu’à l’épuisement, la main
d’Helen Gardner sur mon épaule. Elle devait avoir
l’habitude, elle avait attendu en silence, puis elle avait
proposé de me ramener à l’appartement.
Dehors, un soleil de plage, un soleil indécent. Nous
n’avions pas dit un mot dans l’automobile. J’en étais
sortie en titubant, je m’étais jetée sur le lit, épuisée,
comme si j’avais accompli une tâche trop lourde pour
moi. Combien de temps nous faudrait-il pour accepter
le crime de Théo ? Et sa mort ? Se pourrait-il que nous
n’y parvenions jamais ? Je voulais nous voir comme un
bloc indivisible, Karl et moi, j’avais des sueurs froides
à l’idée que ce drame puisse nous éloigner l’un de
l’autre. Il y a tant de couples qui se séparent après la
mort d’un enfant.
Une chape de plomb pesait sur la chambre d’hôpi-
tal. Pour alléger l’atmosphère, j’ai annoncé à Karl
l’arrivée d’Elsa et de Monika le lendemain matin. Elsa
savait-elle la nouvelle ? Elle l’apprendrait le soir même,
à son retour de l’université. Tout comme moi, Karl
était inquiet. Je lui ai serré la main très fort, je voulais
lui montrer que sa détresse était aussi ma détresse.
D’une voix éteinte, je lui ai dit qu’il nous faudrait sur-
vivre. Des larmes se sont mises à couler sur ses joues

[ 48 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 48 2019-12-05 11:35 PM


à travers les poils de barbe, j’aurais voulu les lécher.
Pour la première fois, je voyais pleurer Karl à chaudes
larmes et je me suis mise à pleurer avec lui. Pleurer
de tristesse, de désespoir, de douleur, pleurer parce
que nous ne pouvions rien faire d’autre, seulement
reconnaître que nous avions pitoyablement échoué
comme parents. Aucune possibilité de réparer le passé,
Théo était bien mort. J’ai réentendu Helen Gardner,
Il y a tellement d’adolescents aimés qui tournent mal.
J’ai entendu la voix de Monika, Ce que tu peux être
dure avec toi-même. Oui, j’étais dure, je m’étais tou-
jours placée dans le rôle de la coupable, ça me venait
de l’enfance, de l’odeur des cierges et de l’encens, de
l’image du Christ sur la croix. Mais peut-être aussi
d’un savoir hérité d’un âge dont plus personne n’avait
souvenir, de l’intuition que personne n’est innocent.
Nous étions tombés au fond d’un gouffre, un abîme
de souffrance. Pourrions-nous réapprendre à man-
ger, à dormir, à travailler, à faire nos courses, à payer
nos factures ? Je n’arrivais pas à me voir devant mes
logiciels de montage, aux Productions Cosmos. Ni à
m’imaginer rire lors d’une fête. Mais Karl a balbutié
Au moins, nous serons ensemble, et cette petite phrase
m’a rassurée, nous nous battrions l’un à côté de l’autre.
Karl n’était pas le type d’homme à se laisser emporter

[ 49 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 49 2019-12-05 11:35 PM


par le chagrin, il avait surmonté la mort de Laurence
parce que ses enfants avaient besoin de lui. Tout à
coup, j’ai aperçu une lueur au fond du noir. C’est Elsa
qui le sauverait, jamais il n’accepterait de l’abandon-
ner, pour elle il tiendrait tête à la détresse.
J’ai trouvé assez de force pour me ressaisir. J’ai pensé
à l’oncle Heinrich, enfermé à Dachau à dix-neuf ans
pour ses idées politiques. Toujours vivant, Heinrich
Glackmeyer, toujours militant de gauche dans son
petit village de Bavière, il n’avait pas renoncé à ses
convictions, je lui ai demandé son aide comme on
implorerait un saint. Peu à peu je m’apaisais. Depuis
que je n’avais plus à mentir à Karl, je me sentais de
nouveau proche de lui. Elsa serait là le lendemain, il
fallait s’y préparer. J’ai dit On y arrivera.
Karl a déposé un baiser sur ma main et je lui ai
rendu son baiser, un baiser maladroit, mais plein de
tendresse. J’ai fermé les yeux, le malheur n’aurait pas
le dernier mot. Je l’ai juré.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 50 2019-12-05 11:35 PM


Elsa s’est jetée dans les bras de son père en sanglotant.
Monika et moi, nous avons regardé Karl la bercer,
stoïque, comme s’il avait surmonté sa douleur. Il était
obligé de jouer le rôle du papa solide, il avait une tâche
concrète, veiller sur Elsa. J’ai réentendu les mots de
ma mère, Il ne faut pas se laisser aller. Nous ne nous
laisserions pas aller, nous résisterions, mais comment,
comment résister sans tomber malade ? Le corps a des
façons bien à lui de nous rappeler à la réalité.
Monika m’a caressé le dos, je lui ai souri, un sou-
rire qui ressemblait à une grimace, mais je souriais,
elle m’a souri elle aussi, et j’ai vu dans son regard
celui de l’oncle Heinrich. Elle adorait son parrain,
allait le voir tous les ans, l’écoutait parler durant des
heures. Je le savais, il avait eu une grande influence
sur elle, comme sur Karl. Un oncle qui a survécu à
Dachau, c’est tout un exemple pour des jeunes. Moi,
mon enfance, je l’avais vécue à l’abri de l’horreur,
dans l’enthousiasme de la Révolution tranquille, est-ce

[ 51 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 51 2019-12-05 11:35 PM


pour cette raison que je me sentais fragile ? J’aimais
dire que, avec le temps, j’étais devenue forte de mes
fragilités, mais une phrase comme celle-là sonnerait
creux désormais, l’impression d’être en verre.
J’espérais que l’oncle Heinrich avait transmis assez
de force à Karl pour qu’il ne sombre pas. Je le regar-
dais, il parlait doucement à Elsa, bientôt il serait
assez bien pour rentrer à la maison, la vie reprendrait,
le labo, l’université, on n’oublierait pas Théo, mais
on aurait du courage, on était capables de courage.
Je me suis demandé s’il croyait vraiment à ce qu’il
disait. Oui, Karl était un homme solide, il l’avait
montré après la mort de Laurence. J’ai pensé à ses
parents qui avaient fui en laissant tout derrière eux,
leur errance en Europe, leur arrivée à Montréal, le
français à apprendre, le travail mal rémunéré, la réalité
habituelle des immigrants. Du courage, il en avait
fallu tous les jours pour se faire une place ici. Monika
et Karl n’avaient pas eu la vie douillette d’Elsa et de
Théo, mais leur mère à eux n’avait pas trouvé la mort
dans un accident d’auto quand ils étaient tout petits.
Les grands-parents Glackmeyer étaient décédés
depuis quelques années déjà, ils ne verraient pas leur
petit-fils en meurtrier, cette peine-là leur avait été épar-

[ 52 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 52 2019-12-05 11:35 PM


gnée, Dieu merci. Avant Théo, y avait-il eu des tueurs
dans la famille, un grand-oncle qui avait assassiné son
père ou sa femme, se pouvait-il qu’un vieux secret de
famille soit revenu hanter Théo ? Nous devrions vivre
avec nos suppositions. Ne pas comprendre, c’était pour
moi le pire, voilà ce que j’avais dit à Karl juste avant
de le quitter la veille. Cette douleur, l’éprouvait-il lui
aussi ? J’essayais de me mettre dans sa peau, mais c’est
lui que Théo avait voulu tuer, pas moi, je ne pourrais
jamais ressentir ce qu’il ressentait, nous vivrions diffé-
remment notre peine. Ma peur avait ressurgi comme
une immense vague qui menaçait de m’engloutir. Et si
nous devenions deux barques qui dérivent, s’éloignent
l’une de l’autre, si ce drame parvenait à nous séparer
définitivement ?
Monika m’a entouré l’épaule de son bras, on aurait
dit une grande sœur qui voulait me protéger, je me
suis demandé comment elle arrivait à prendre assez de
distance face à sa tristesse pour penser à moi. Elle avait
l’habitude des drames, bien sûr, mais nous sommes
ses proches, non des patients. Cette attitude, elle avait
dû l’acquérir dès l’enfance, une aînée est une aînée,
elle emmenait Karl à l’école, elle le gardait, les jours
de congé, quand leur mère acceptait de petits contrats
de traduction.

[ 53 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 53 2019-12-05 11:35 PM


Nous, nous n’étions pas riches, mais ma mère n’avait
jamais travaillé, nous arrivions à joindre les deux
bouts. Monika et moi, nous n’avions pas vécu la même
enfance, et pourtant je me sentais plus près d’elle que de
ma propre sœur. Depuis que Flavie vivait à Vancouver,
nous ne nous voyions presque plus, nous habitions des
vies si différentes, je ne lui avais pas encore téléphoné.
Comment lui apprendre que Théo avait essayé de tuer
son père ? Son fils à elle, Martin, venait de terminer
des études en génie, brillant, gentil, beau garçon, il
obtiendrait sûrement une bourse pour aller étudier
aux États-Unis, tout pour faire l’orgueil de ses parents.
J’avais de plus en plus honte, aussi honte que si
j’avais pénétré moi-même dans l’auditorium avec un
révolver. Vous n’ êtes pas responsable, avait beau me
répéter Helen Gardner, je ne la croyais pas. Et je
cherchais, je fouillais dans ma mémoire pour trouver
un indice, le jour où nous n’avions pas puni Théo
pour avoir dit des gros mots à un copain, celui où
nous avions fermé les yeux sur un mensonge, peut-
être n’avions-nous pas été assez sévères, y a-t-il une
recette pour que nos enfants ne deviennent pas des
meurtriers ?
J’ai jeté un regard oblique à Karl et j’ai perçu dans
ses yeux toute la profondeur de sa fatigue. D’une voix

[ 54 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 54 2019-12-05 11:35 PM


douce et ferme, j’ai décrété la fin de la visite, il n’a pas
protesté. Il avait épuisé son énergie pour tenir devant
sa fille. Nous sommes sorties de la chambre en pro-
mettant de revenir. Quand j’ai embrassé Karl, il m’a
souri, un sourire de soulagement, et il a dit Le pire est
passé, je vais dormir, cette nuit. Une immense joie est
montée en moi, je retrouvais Karl, sa volonté, sa force
intérieure. Mais que le pire soit derrière nous, j’étais
loin d’en être certaine. Je savais qu’Elsa pouvait nous
réserver des surprises, même si je voulais me montrer
optimiste.
Dehors, le vent frais transportait une odeur de sel,
d’humidité sereine, des souvenirs de siestes accompa-
gnées du ronronnement des vagues. J’avais dans la tête
la voix de Théo, quand il nous demandait où finissait
la mer. Et Karl l’emmenait près de l’énorme globe ter-
restre qu’il avait acheté, il lui montrait l’Europe, puis
l’Afrique et l’Asie avant de revenir vers l’Allemagne,
où avaient vécu grand-papa et grand-maman. Dès sa
tendre enfance, Karl avait cultivé une passion pour
la géographie, était-ce parce qu’il était fils d’immi-
grants ? Il collectionnait les cartes, aimait les déplier
sur la table de la salle à manger, le dimanche, il inven-
tait des itinéraires avec Théo. Si attachant, notre Théo,
quand il était petit ! Tout ce bonheur nous avait été

[ 55 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 55 2019-12-05 11:35 PM


enlevé, mais il nous restait au moins de magnifiques
images.
J’ai réussi à garder les yeux secs. Garder les yeux
secs, c’était désormais un effort de tous les instants.
Comme Karl, j’essaierais de bien dormir moi aussi.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 56 2019-12-05 11:35 PM


Brett Morris. Il s’appelle Brett Morris. Karl a demandé
à Helen Gardner le nom de celui qui avait descendu
Théo. Moi, je ne lui avais pas posé la question. À
vrai dire, je n’avais pas eu le temps de m’intéresser à
Brett Morris. Ni de m’imaginer comment les choses
s’étaient passées. Karl, lui, voulait savoir. Le nom,
l’âge, le moment où il était entré dans les forces poli-
cières de l’université. Brett Morris avait été interrogé,
puis relâché. Il y avait une enquête en cours, mais il
n’avait rien à craindre, il avait fait son travail, a dit
Helen Gardner. L’agent accompagnait un auditeur
dans la salle de conférences quand il avait vu Théo
révolver au poing, il avait aussitôt dégainé, c’était son
devoir. S’il n’avait pas tiré, il aurait pu être blâmé,
comment aurait agi Théo ensuite ? J’ai sursauté, Théo
n’aurait sûrement pas tourné son arme contre les étu-
diants. Sa colère, elle s’adressait à son père, non à la
terre entière. J’ai regardé Karl, il est resté les yeux dans
le vague, comme s’il n’avait pas entendu. Quelles idées

[ 57 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 57 2019-12-05 11:35 PM


noires lui venaient dans sa chambre d’hôpital, durant
ses longues heures d’immobilité ?
Monika avait convaincu Elsa d’aller marcher sur la
plage, elles viendraient à l’hôpital le soir. Karl et moi,
nous pourrions passer l’après-midi en tête à tête, nous
n’aurions personne à consoler. Karl était faible, mais il
se remettrait doucement, selon le médecin. Beaucoup
de patients se seraient retrouvés dans un état bien
pire après un tel choc. Et puis il y avait l’interroga-
toire commencé le matin, et les décisions à prendre
puisqu’on ne pouvait pas attendre.
Le corps de Théo avait été transféré dans un salon
funéraire. Si tout allait bien, nous le verrions le sur-
lendemain et il serait incinéré en notre présence. Ce
serait dur, mais Karl y tenait mordicus, il voulait
embrasser son fils une dernière fois, il voulait qu’Elsa
et Monika puissent le voir aussi. Je n’ai pas discuté.
Quand on a un oncle dont on n’a jamais retrouvé
les restes, on comprend l’importance d’identifier ses
défunts. Heinrich et le père de Karl ne savaient pas
dans quelle fosse commune avaient été déposés les
ossements de leur frère.
Théo, lui, reviendrait à Montréal, le salon funé-
raire s’occuperait du rapatriement. Il dormirait sous
terre avec ses grands-parents, nous irions lui rendre

[ 58 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 58 2019-12-05 11:35 PM


visite le dimanche. Puis le temps ferait son œuvre, du
moins on pouvait le souhaiter. La douleur de la perte
se transformerait en une mémoire tranquille, voilà
ce que j’avais vécu après le décès de ma mère. Mais
la mort de Théo était bien différente, notre douleur
finirait-elle par s’apaiser ? Les parents de jeunes meur-
triers que j’avais vus à l’écran ne semblaient pas plus
sereins que moi.
Un psychiatre était passé voir Karl juste après la
visite d’Helen Gardner, l’homme l’avait beaucoup
impressionné. À la question How are you ?, Karl avait
fait la grimace, et le Dr Elsdale avait immédiatement
répliqué qu’il comprenait, il se sentirait comme Karl
s’il avait vécu un tel drame. Cette franchise était très
rassurante, le médecin était capable d’empathie, on
pouvait lui faire confiance. À qui se fier quand tout
tremble autour de nous, que les gens nous regardent
comme des bêtes curieuses ? Dans les corridors de
l’hôpital, je surprenais parfois des regards appuyés,
qui se détournaient aussitôt. La nouvelle s’était répan-
due à l’étage, on avait beau avoir l’habitude des tue-
ries, un fils de bonne famille venu de Montréal avec
l’intention de tuer son père, c’était plutôt hors normes.
Jean-Marcel, un jour, voudrait peut-être faire un film
avec notre histoire.

[ 59 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 59 2019-12-05 11:35 PM


Il m’avait téléphoné le matin, je lui avais renvoyé un
courriel, je n’avais pas le courage de lui parler. Rien
ne pressait pour le montage, disait-il, nous avions
du temps devant nous. Il ne m’avait pas demandé si
j’arriverais à vivre encore plusieurs semaines avec ses
meurtriers et je n’avais rien dit, ce n’était pas le temps
de prendre des décisions. À aucun moment je n’avais
vraiment pensé à me faire remplacer cependant, je
ne me voyais pas renoncer au film. Il me fallait bien
gagner ma vie, on aurait besoin d’argent, de beaucoup
d’argent, ce séjour forcé en Floride coûtait cher. Et
puis, comment convaincre Elsa de s’accrocher à ses
études si moi je flanchais ?
Monika me dirait On voit bien que tu es une aînée.
Deux filles en dix-huit mois, ma mère avait besoin
d’aide, j’avais appris toute petite à donner l’exemple.
Tu es l’aînée, tu dois comprendre, j’entendais encore
cette phrase dans ma tête. À dix-huit ans, je savais
que je ne désirerais jamais d’enfants, je ne voulais plus
donner l’exemple. Mais la vie avait été plus obstinée
que moi. Elle avait mis un chaton sur mon chemin,
il m’avait conduite jusqu’ici, au cœur d’un enfer qui
me consumait. Pourquoi étais-je allée rendre Darwin
aux enfants ? Aucun de nos choix n’est innocent, selon

[ 60 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 60 2019-12-05 11:35 PM


Monika, mais l’inconscient peut-il tout expliquer,
fallait-il voir des rimes partout ?
L’impression d’avancer, les yeux bandés, sur un
fil de fer rouillé qui menaçait à chaque moment de
se rompre. Je ne vivais plus, je survivais, nous nous
battions pour notre survie, Monika comme nous, j’en
étais certaine, même si elle tentait de nous le cacher.
J’avais l’air sereine moi aussi, mais ça se fissurait de
partout en dedans, comment marcher droit quand le
cerveau ne dirige plus les pas ?
Si j’avais été croyante, j’aurais pu implorer Dieu,
m’en remettre à l’ordre inaltérable de l’univers. Je fai-
sais partie d’une génération qui avait été abandonnée
par Dieu dès l’adolescence, mais nous persistions, nous
luttions à coup de thérapies, de verres de vin rouge,
d’antidépresseurs, on retrouvait du Prozac dans l’eau,
assez pour que les poissons en soient affectés, selon un
article que j’avais conservé. Comment éviter la détresse
à nos enfants ? Brett Morris prenait-il des tranquilli-
sants, lui, avant d’aller tuer des gens au travail ?
Mes pensées, je les gardais pour moi, je ne voulais
pas inquiéter Karl. Et lui, il faisait de même, nous
nous jouions la comédie, mais ce n’est pas mentir que
de cacher ses craintes. Je lui ai parlé de Monika, elle

[ 61 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 61 2019-12-05 11:35 PM


devait rentrer à Montréal le plus rapidement possible,
elle avait des dossiers importants à traiter, et Elsa
souhaitait retourner à la maison, elle aussi, elle voulait
reprendre ses cours à l’université, essayer de terminer
sa session. Karl a souri, rassuré. Elsa était peut-être
plus forte que je ne le croyais, pourquoi ne s’en tirerait-
elle pas ? Si j’arrêtais de voir Elsa comme une bombe
à retardement, je me porterais mieux.
Et pourquoi est-ce que je ne m’en tirerais pas, moi
aussi ? Des oncles Heinrich, il n’y en avait pas dans
ma famille, mais j’avais entendu parler du courage
de mes arrière-grands-mères, qui avaient tenu tête
à tous les malheurs. J’essayais de déplier le temps, je
me projetais dans le passé pour ensuite imaginer un
avenir paisible avec l’espoir secret de m’en persuader.
Tant pis s’il s’agissait de déni, je voulais me rattacher
à quelque chose, je m’adonnais à la pensée positive.
J’étais même prête à me tourner même vers la psycho-
logie populaire.
Depuis le drame, j’acceptais de renier mes convic-
tions profondes pour arriver à résister.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 62 2019-12-05 11:35 PM


Nous sommes entrées dans la chambre de Karl avec le
gâteau au chocolat qu’Elsa avait choisi dans une pâtis-
serie tout près de l’appartement et nous avons chanté
en chœur. Karl a soufflé les bougies en s’efforçant de
montrer de la joie, il avait oublié son anniversaire.
Pour lui, le fil du temps s’était rompu. Elsa était ravie
de lui faire une surprise. Elle a embrassé son père
comme toutes les autres années et lui a tendu une
carte. Elle avait écrit Je suis là ! d’une écriture soignée,
et j’ai vu luire deux larmes dans les yeux de Karl.
Pensait-il à Théo qui, lui, ne serait plus jamais là ?
Elsa essayait de se montrer forte, j’étais émue de
voir qu’elle se préoccupait de la tristesse de Karl. Elle
désirait défier le malheur, elle nous montrait le che-
min. Une douceur a flotté dans l’air parfumé de la
chambre, entre le bouquet de roses jaunes et l’hibiscus
en fleur, un apaisement, une bulle de foi en l’avenir. Si
le coup de feu était allé se loger dans son cœur, Karl
n’aurait pas fêté son anniversaire, je n’étais sûrement

[ 63 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 63 2019-12-05 11:35 PM


pas la seule à y songer. Ma colère contre Théo s’était
réveillée, je la sentais grouiller dans mes entrailles,
un nid de guêpes, j’ai essayé de l’étouffer, mais je n’y
arrivais pas.
Monika, elle, semblait détendue dans le fauteuil
bleu, comme si son frère n’avait pas frôlé la mort. Cette
femme me fascinait, je lui avais souvent demandé son
secret. Quand on combat tous les jours la détresse,
m’avait-elle répondu, on développe des techniques
de survie. Dix fois elle avait pensé abandonner son
travail, mais elle s’était accrochée. Rien de sentimen-
tal, rien de candide, seulement la lucidité de com-
prendre qu’il fallait être là. C’était viscéral chez elle,
Connais-toi toi-même, disait-elle en riant, Socrate est
notre contemporain.
Monika avait toujours été à la fois une femme de
tête et de passion, c’était sans doute ça, son secret.
Chaque année, elle entreprenait un long voyage, allait
dans des pays où même les aventuriers ne mettaient
pas les pieds, elle nous rapportait des objets que nous
n’aurions jamais pu imaginer. Je les rassemblais dans
une armoire vitrée qui avait appartenu à ma mère,
Elsa et Théo s’extasiaient, les faisaient admirer à leurs
copains. Nous étions les seuls dans le quartier à pos-
séder un tel trésor et nous en étions très fiers.

[ 64 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 64 2019-12-05 11:35 PM


Un souvenir terrible a soudain surgi parmi mes
belles images. Un après-midi où nous étions seuls, lui
et moi, Théo qui ouvre l’armoire, prend une poterie
qu’affectionne particulièrement son père et la lance sur
le plancher. Et moi, incapable d’articuler quoi que ce
soit, moi qui me contente de ramasser les morceaux
éparpillés et de les recoller soigneusement sans en par-
ler à Karl. Qu’est-ce que j’espérais ? Que Théo se rende
compte de ce qu’il avait fait, qu’il sache que je le pro-
tégeais ? Qu’il réponde à mon amour par de l’amour ?
Ma bulle avait éclaté, j’aurais pourtant eu besoin
d’un peu de sérénité avant la crémation, le lendemain.
Le médecin avait donné à Karl la permission d’y assis-
ter, j’essayais de cacher mon inquiétude. Moi, j’avais vu
Théo de mes yeux, mais pas Karl, ni Elsa, ni Monika,
ils n’avaient pas idée de la douleur qui les attendait.
Pour moi aussi, ce serait terrible, j’assisterais pour la
première fois à une crémation. Karl m’avait raconté
le choc qu’il avait ressenti lors de celle de Laurence,
il en avait été marqué pendant plusieurs mois. J’étais
angoissée, j’étais celle qui absorbait comme une éponge
l’angoisse de la famille, heureusement que je pouvais
consigner mes émotions sur papier.
Tu tiens un journal ? m’avait demandé Monika à
l’appartement en me voyant sortir un carnet. Je me

[ 65 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 65 2019-12-05 11:35 PM


suis mise à rire, je noircissais des pages, je mettais
seulement de l’ordre dans ma mémoire. Tu décideras
peut-être de raconter le drame. Je n’aurais jamais pensé
qu’elle avait vu juste, que, deux ans plus tard, je com-
mencerais un récit. Sur le coup, je n’avais pas répondu,
Monika essayait de m’encourager, je l’ai laissée espé-
rer. Nous nous aidions, elle et moi, nous pratiquions
toutes deux l’instinct de survie. Et Karl, et Elsa. Et
Théo aussi, jusqu’à l’année précédente. Pourquoi tout
avait-il basculé, quel événement avait provoqué chez
lui le désastre ?
Je n’avais pas soupçonné l’ampleur de sa haine,
et je ne me le pardonnais pas. Tous les adolescents en
crise ne tuent pas leur père, avait dit Monika pour me
rassurer. Vous avez fait ce que vous pouviez. Nous nous
occupions de lui, nous l’avions envoyé consulter, il
faut croire que ce n’était pas assez. Comment aurions-
nous pu convaincre Théo de continuer sa thérapie ?
Nous avions peur, peur d’empirer la situation, peur de
perdre sa confiance, peur d’être de mauvais parents.
Cent fois j’avais essayé de me rappeler. Quand Théo
avait lancé des insultes à Karl pour la première fois,
quand il avait commencé à le menacer, quand il avait
crié d’une voix infernale Je te tuerai. Karl n’avait pas
voulu comprendre que ces mots-là étaient déjà des

[ 66 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 66 2019-12-05 11:35 PM


actes. De quoi se sentait-il coupable ? Si Karl avait
menacé son père, celui-ci aurait sûrement réagi, on ne
peut pas tout laisser passer. Peut-être Karl cherchait-il
à expier la mort de Laurence ?
Serais-je entrée si j’avais pu voir l’avenir dans une
boule de cristal quand j’ai sonné à la porte de Karl,
un dimanche d’octobre, Darwin dans les bras ? J’ai
sauté dans la barque avec tout l’amour que je pouvais
donner. Et recevoir. Car j’avais besoin d’amour, et j’en
ai reçu, reçu beaucoup, même de Théo. Il m’avait tout
de suite adoptée, il y a tant d’enfants qui n’acceptent
jamais la compagne de leur père, je n’avais pas connu
ce chagrin. Elsa et Théo étaient tout petits, il faut
dire, et puis je ne prétendais pas remplacer leur mère,
seulement devenir pour eux une présence, un point
d’appui. Mais était-ce si vrai ?
Je m’étais vite trouvée prise dans le labyrinthe d’une
vie vivante, j’étais une femme avec un travail, des
réunions de production, des tâches quotidiennes, des
vêtements à acheter aux enfants qui grandissent trop
vite, des visites à l’école. Et j’ai cessé de me poser des
questions. Je suis restée aveugle, aveugle et sourde face
au passé. Mais le passé est revenu vers moi comme un
boomerang.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 67 2019-12-05 11:35 PM


Toute la maison était plongée dans le sommeil. Sauf
moi. Je suis restée les yeux ouverts pendant une bonne
heure. Devant l’évidence, je me suis levée sans bruit,
j’ai allumé mon ordinateur et suis allée me promener
sur les réseaux sociaux pour me distraire, mais peut-
être aussi pour m’assurer que j’appartenais toujours
à une communauté. Est-ce que je craignais qu’on
m’oublie ? Ou plutôt qu’on me rejette ? Cette pensée
m’a traversée. Elle n’avait pas effleuré Karl, j’en étais
sûre, il ne se sentait pas jugé, lui. Mais qu’est-ce qu’on
sait de la personne qu’on aime ? La culpabilité prend
souvent de drôles de détours.
Karl n’éprouvait pas de honte devant la Shoah. Sa
famille avait été du côté des persécutés, non des nazis.
Il avait voulu faire oublier à ses parents la peur, l’exil,
il avait été un fils parfait, il avait tout réussi, jusqu’au
désastre de son mariage avec Laurence. Mais était-ce
de sa faute si sa femme avait fait une dépression après
la naissance de Théo ? Et puis Laurence ne s’était peut-

[ 68 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 68 2019-12-05 11:35 PM


être pas donné la mort. Qu’elle ait perdu le contrôle de
sa voiture par une belle journée d’été ne prouvait rien.
Dans le cas de son fils, c’était sans conteste un
désastre, pourrait-il se remettre de ce deuxième drame ?
Il y avait Elsa, heureusement, Monika était d’accord
avec moi. Un père qui se suicide, c’est d’une violence
inouïe pour un enfant, Karl n’en arriverait pas là, je
n’avais pas à m’inquiéter. Et pourtant, inquiète, je
l’étais, comme on l’est pendant une insomnie, quand
des fantômes viennent nous hanter dans le noir.
Inquiète, je l’avais toujours été, c’était une inquiétude
sans objet, sans images, sans visages, des revenants
sous des draps blancs qui agitent les bras, on ignore
d’où ils proviennent, de quel continent, de quel siècle,
on sait seulement qu’ils veulent nous rappeler un crime
immémorial qu’on n’a pas empêché.
Le crime de Théo me poursuivrait toujours. Si j’avais
voulu ouvrir les yeux, Théo ne serait peut-être pas à la
morgue, ni Karl à l’hôpital. J’aurais dû me montrer plus
ferme, insister pour que Karl réagisse, j’avais préféré
attendre, croire que le temps ferait son œuvre. Théo
filait un mauvais coton, son bon sens lui reviendrait,
il entrerait à l’université comme mon neveu Martin,
trouverait sa voie, deviendrait amoureux, aurait des
enfants. Un jour, il rirait avec nous de ce que nous

[ 69 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 69 2019-12-05 11:35 PM


appellerions sa crise d’adolescence, il admettrait qu’il
avait été impossible, nous nous sentirions réconfortés,
Karl et moi, nous consolerions les parents qui vivent
des périodes difficiles. Un jour viendrait où tout ren-
trerait dans l’ordre. L’amour triompherait. Mais la vie
n’est pas un film à l’eau de rose.
Sur l’écran de mon ordinateur est apparue la photo
d’une jeune cinéaste de ma connaissance, avec son
nouveau-né. Elle rayonnait, on aurait dit la Vierge
à l’enfant. Et un doute m’est venu. Si j’avais été la
mère, la mère biologique de Théo, est-ce que j’aurais
agi de cette façon ? J’avais joué mon rôle de compagne
aimante, j’avais été celle qui comprend, appuie, ras-
sure, j’avais laissé à Karl les décisions importantes.
J’aurais pu prendre plus de place, je ne vivais pas avec
un homme divorcé, les enfants ne se sentaient pas
écartelés entre leur mère et moi.
J’ai toujours eu l’impression que Théo m’aimait.
Mais qu’est-ce que j’en savais, au fond ? C’était Darwin
qui m’avait choisie, c’était lui qui était venu se réfugier
sur mon balcon, lui qui m’avait conduite jusqu’aux
enfants. Peut-être Théo aurait-il préféré continuer à
habiter seul avec son père, sans une belle-mère comme
moi, qui lui faisait prendre ses vitamines, le forçait à
mettre son foulard l’hiver, à manger des légumes verts

[ 70 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 70 2019-12-05 11:35 PM


tous les jours. Ce n’est pas parce que j’avais joué à la
maman avec lui qu’il me considérait comme sa mère.
Peut-être avait-il espéré jusqu’à sa mort que Laurence
vive encore. Et Karl ?
À vrai dire, je ne connaissais pas grand-chose à la
vie de Karl durant cette période et je n’avais jamais
cherché à en apprendre davantage, je désirais respecter
l’intimité qu’il avait eue avec Laurence. Je sais qu’ils
s’étaient connus au travail, avaient vite décidé de vivre
ensemble puis de faire des enfants, comme le désirait
Laurence, sans prévoir les effets de deux grossesses rap-
prochées. Sur une photo, ils semblaient épris d’Elsa,
toute joyeuse sur les genoux de sa maman. Mais aucune
photo avec Théo, le moral n’y était plus. Laurence ne
se remettait pas de son accouchement, chaque journée
était pour elle un calvaire, m’avait confié Karl. Mais
il le voyait comme un mauvais moment à passer, il
ne désespérait pas. Laurence se préparait d’ailleurs à
consulter quand était arrivé l’accident.
J’ai pensé au choc qu’avait dû éprouver Karl en
apprenant la mort de Laurence. Comment s’était-il
senti quand les policiers avaient sonné à la porte, quand
il avait reconnu le corps de sa femme à la morgue,
quand il avait compris qu’elle ne serait plus jamais là ?
Cette terrible douleur s’était sûrement réveillée depuis

[ 71 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 71 2019-12-05 11:35 PM


le drame. Il ne m’en avait pas encore parlé, mais ça
viendrait, à son heure. Karl était secret, mais il finissait
par se confier si on lui en laissait le temps.
Dormait-il dans son lit d’hôpital ? J’ai espéré qu’il
ne fasse pas d’insomnie, qu’il ne soit pas envahi lui
aussi par des idées noires.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 72 2019-12-05 11:35 PM


Rien ne s’est passé comme prévu. Karl avait eu un
malaise durant la nuit, le médecin lui a interdit de se
rendre au salon funéraire. J’ai suggéré de remettre la
crémation, il a refusé, Monika et Elsa devaient ren-
trer au Québec. Il fallait procéder comme prévu, il
assisterait à l’inhumation à Montréal, au printemps.
Il ne reviendrait pas sur sa décision, je le connais-
sais. Je n’ai pas insisté, il avait toujours fait passer
les enfants avant lui. Peut-être y avait-il aussi chez
lui une crainte inavouée, celle de s’effondrer devant
le cadavre de Théo. Nous sommes parties, Monika,
Elsa et moi, sans dire un mot, en songeant à ce qui
nous attendait. J’ai demandé au conducteur du taxi
d’enlever sa musique cubaine, il a fait la moue, mais
il s’est exécuté. Nous nous sommes concentrées sur
le décor, fast foods, centres commerciaux enveloppés
de lumière, on aurait dit le printemps, on ne pouvait
imaginer une crémation sous ce soleil.

[ 73 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 73 2019-12-05 11:35 PM


J’ai jeté un coup d’œil à Elsa, elle regardait par
la fenêtre, pensait-elle à son frère ? Quelles images
lui revenaient, celles des derniers mois ou celles du
temps où ils étaient soudés l’un à l’autre dans une
même enfance ? De quelle façon vivrait-elle son deuil ?
Comme moi, peut-être. Tout me revenait en même
temps, les disputes avec les petits camarades, les câlins
à Darwin, les crises et les insultes. L’amour et la haine.
Il n’allait pas bien, pas du tout, j’avais beau me le répé-
ter, je lui en voulais encore. Et je m’en voulais de lui
en vouloir. Est-ce que je sortirais jamais de ma colère ?
Quand la colère cesse-t-elle de nous apporter l’adréna-
line nécessaire pour résister, quand se retourne-t-elle
contre nous, menace-t-elle de nous détruire ?
Si j’avais porté Théo pendant neuf mois, je ne suis
pas certaine que j’aurais éprouvé les mêmes senti-
ments. Karl, lui, ne lui en voulait pas, il se contentait
d’être malheureux. Culpabilité, tristesse de n’avoir pas
compris la gravité de la situation, impression d’avoir
été un mauvais père, remords, j’ignore quelles pensées
lui trottaient dans la tête. La culpabilité vient avec
l’enfant à la naissance, c’est un tout-inclus, comme les
forfaits de vacances, avait dit Monika plusieurs années
auparavant. J’y repensais chaque fois que Karl laissait
Théo l’insulter, mais il y avait des limites à la com-

[ 74 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 74 2019-12-05 11:35 PM


préhension. Moi, je lui aurais montré qu’un père est
un père.
Karl, lui, refusait de jouer de son autorité, il tournait
les talons et s’en allait dans son bureau, il espérait que,
quand Théo serait plus calme, ils pourraient s’expli-
quer tous les deux. Il élevait son fils comme il avait été
élevé, alors que Friedrich, son père, avait été éduqué
à coup de taloches et de punitions, je l’avais compris
en voyant Le ruban blanc. Karl avait visionné le film
à trois reprises. C’est de cette façon, avait-il dit, qu’on
fabrique des nazis. Mais était-ce si vrai ? Par réaction,
peut-être, Friedrich et ses frères s’étaient con­vertis au
communisme. L’âme gardera toujours sa part de mys-
tère, malgré les avancées de la psychologie.
Le taxi s’est immobilisé devant le complexe funé-
raire. Monika a payé le trajet et je l’ai suivie machina-
lement dans cet édifice qui encourageait la compassion
étudiée, on voulait sans doute moins consoler les
clients qu’éviter la douleur bruyante. Bouquets par-
faits, employés aux paroles suaves, tout était prévu,
on encadrait les endeuillés afin que rien ne sorte de
la norme, ni les larmes ni les gestes. On avait mis
Théo dans un cercueil, on l’avait habillé, maquillé,
il était devenu si présentable qu’on pouvait à peine le
reconnaître.

[ 75 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 75 2019-12-05 11:35 PM


J’ai senti l’irritation monter en moi, j’avais préféré
regarder Théo sur sa civière à la morgue que dans cette
mise en scène. Mais Elsa et Monika, elles, ne l’avaient
pas encore vu. Elles se sont agenouillées sur le prie-
Dieu et elles ont pleuré doucement. Le bon côté des
choses, c’est qu’Elsa tenait le coup. Elle a tenu le coup
quand on a dit une prière, qu’on a fermé le cercueil,
qu’on a emmené Théo, puis quand nous nous sommes
retrouvées toutes les trois près d’un immense four,
qu’on a ouvert une grande boîte de carton pour nous
montrer le visage de Théo, et qu’on a poussé le corps
dans les flammes. J’ai tressailli de tous mes muscles.
C’était tellement violent que je me suis demandé si
j’avais toujours l’intention d’être incinérée à ma mort.
Dernière image de Théo : un enfer où on l’enfonce
avant de refermer une lourde porte de fonte. Théo
ne méritait pas ce châtiment, j’avais pitié de lui.
Heureusement que Karl n’était pas venu ! J’essayais
de refouler une nausée, combien de temps faudrait-il
avant que le corps ne soit totalement réduit en cendres,
la chair les os les dents ? Sur le moment, je ne me suis
pas rendu compte que ma colère s’était volatilisée,
qu’elle avait fait place à la compassion.
L’employé nous a offert d’aller nous recueillir dans
un petit salon et nous sommes entrées dans une pièce

[ 76 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 76 2019-12-05 11:35 PM


sobre, toutes trois hébétées, à attendre nous ne savions
quoi, peut-être simplement de reprendre notre souffle.
Il faudrait au moins une heure trente pour que le corps
soit consumé, puis les restes d’os devraient être broyés
et les cendres refroidies, puis Théo serait déposé dans
une urne spéciale pour le rapatriement. Nous avons
décidé de rester au moins le temps de la crémation,
nous accompagnerions Théo jusqu’au bout.
C’est Elsa qui a ouvert la bouche la première. Elle a
proposé de dire une prière à la mémoire de son frère.
Je suis restée bouche bée. Karl et moi ne pratiquions
plus depuis l’adolescence, nous ne l’avions jamais
emmenée à l’église. Où avait-elle appris à prier ? J’ai
eu mal, nous n’avions pas suffisamment pris le temps
de nous demander qui étaient nos enfants.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 77 2019-12-05 11:35 PM


En sortant du salon funéraire, Monika m’a dit, de sa
voix la plus décidée, Tu devrais aller te reposer, tu es
plus fatiguée que tu ne le penses. Son intonation m’a
irritée, si irritée que j’ai failli répondre Justement, je
suis incapable de penser, mais je me suis tue, ce n’était
pas le moment de jouer sur les mots. Même si j’aime
beaucoup Monika, elle a le don de m’exaspérer quand
elle se prend pour ma mère. Mais, cette fois, elle avait
raison, je l’admettais. Les idées surgissaient sans lien,
sans ordre logique, ma tête était un labyrinthe dont
je n’arrivais plus à retrouver la sortie. J’étais épuisée.
À quel moment la fatigue commence-t-elle à s’appeler
folie ?
J’avais peur de ma fragilité, peur et honte, sans
pouvoir distinguer si la honte provoquait la peur ou
la peur, la honte. Et pourtant, la crémation venait de
se terminer sans dérive ni excès, nous avions mani-
festé la bonne dose de compassion, pleuré la bonne

[ 78 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 78 2019-12-05 11:35 PM


quantité de larmes, prié avec Elsa, témoigné à Théo
notre affection en essayant d’oublier qu’il avait tenté
de tuer son père, Karl aurait été content de nous.
J’aurais dû me sentir allégée, mais l’angoisse m’a peu
à peu submergée, comme une tempête assez puissante
pour tout détruire sur son passage. Décidément, la
tête n’était pas différente du corps.
Dans le taxi, j’ai prétexté une migraine et j’ai gardé
le silence. Elsa et Monika bavardaient sur un ton
grave, un ton de femmes en deuil, mais capables d’y
faire face. Moi, j’étais prise d’un grand vertige. En
vérité, j’avais tellement senti le besoin de protéger Elsa
au salon funéraire que j’avais dépensé mes dernières
énergies. Mais elle n’avait pas craqué, je n’avais donc
pas à m’inquiéter pour elle, pas pour le moment du
moins. Ni pour Karl, il se rétablissait bien malgré son
malaise de la nuit. Il y aurait des hauts et des bas, avait
dit le médecin, c’était normal, nous pourrions bientôt
rentrer. Le monde autour de moi n’était pas en danger
et ma vieille vulnérabilité ressurgissait de je ne savais
où. Nous nous connaissions bien, toutes les deux, nous
étions des ennemies qui avaient perdu tout espoir de
faire la paix. C’est à peine si nous réussissions à nous
tolérer quand la vie coulait comme un fleuve à peu
près tranquille.

[ 79 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 79 2019-12-05 11:35 PM


Deux jours plus tard, je serais de nouveau seule, je
retrouverais l’appartement vide, le lit sans la respira-
tion d’Elsa, je siroterais un thé en tête à tête avec mes
questions sans réponse. Un frisson a couru le long
de ma colonne vertébrale. J’ai pris une inspiration,
inspirer, oui, faire entrer tout l’air que je pouvais dans
mes poumons, comme lorsque j’avais failli flancher,
trois ans plus tôt, un soir où j’avais entendu des cris
si déchirants au journal télévisé que j’avais eu peur
de m’évanouir. Des femmes à moitié folles après un
bombardement, leurs enfants déchiquetés près d’elles,
je m’étais sentie basculer dans le désespoir. Comme si
leur douleur risquait de m’anéantir.
Je n’avais plus regardé les nouvelles du reste de l’été,
je sortais du salon dès que Karl allumait le téléviseur,
je me trouvais un prétexte, un courriel à envoyer, un
article à lire. Tout l’été j’avais essayé de tenir le coup
sans dire un mot de mon effroi, j’avais vécu dans la
peur et la honte, honte d’être fragile, trop fragile pour
qu’on puisse s’appuyer sur moi, peur de perdre respect
et amour. Pourquoi ? avaient demandé Karl et Monika,
quand je m’étais confiée à eux, une fois la crise pas-
sée. Parce qu’on a avantage à cacher ses faiblesses et
ses lubies. On peut montrer de la compassion pour
une personne qui a des problèmes mentaux, mais la

[ 80 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 80 2019-12-05 11:35 PM


c­ ompassion cache souvent une pointe de mépris ou, du
moins, un sentiment de supériorité. Monika n’était pas
d’accord, mais j’étais sûre de ce que j’avançais. Est-ce
que, dans les hôpitaux, on traite les patients de psy-
chiatrie comme ceux de chirurgie ou de cardiologie ?
Monika avait fini par avouer qu’il était plus facile
de soigner le cancer que la démence. Perdre la tête
est la pire des afflictions. Pas étonnant que, durant
ces longs mois, Théo se soit cloîtré dans sa chambre,
j’aurais dû le comprendre au lieu de me mettre en
colère. Mais il faut de l’empathie pour comprendre,
et Théo se montrait d’une arrogance insupportable. Il
refusait de nous expliquer pourquoi il ne voulait plus
aller au collège, ridiculisait toute parole de Karl, lui
lançait des injures comme des confettis. Comment se
montrer accueillant envers lui alors qu’il faisait tout
pour se faire détester ? Il aurait fallu être une sainte
pour avoir de la compassion envers lui.
Moi, l’été de ma crise, j’avais dissimulé mon vacille-
ment. J’avais réussi à berner tout le monde, je m’étais
accrochée, j’avais attendu que la tempête passe, je me
répétais tous les jours que je pourrais demander du
secours si jamais je chavirais, demander du secours,
oui, mais secrètement. La volonté ferme, indiscu-
table, de ne mêler personne à mes problèmes. Était-ce

[ 81 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 81 2019-12-05 11:35 PM


de l’orgueil ou de la fierté ? Sans doute la peur de
perdre complètement pied, comme mon oncle. Karl
et Monika n’avaient pas vu la folie à l’état brut dans
leur enfance, ils ne pouvaient pas comprendre.
J’ai dû faire un effort pour payer le taxi, ouvrir la
portière, pour me déplier et sortir, je serais restée là
tout le jour à me faire balader en regardant défiler les
affiches le long de la route, j’avais besoin de chaleur,
besoin qu’on s’occupe de moi, qu’on me berce. Mais
je n’étais plus une fillette et j’étais encore capable de
réagir, j’avais du moins cette certitude, ma capacité à
mettre un pas devant l’autre, à avancer, j’avais tenu le
coup trois étés auparavant, et je le tiendrais encore.
À la différence de mon oncle, je ne serais pas internée.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 82 2019-12-05 11:35 PM


Malgré ma fatigue, j’avais tenu à me rendre à l’hôpital
avec Monika, sinon Karl se serait inquiété. Elsa, elle,
avait décidé de rester à l’appartement, soi-disant pour
préparer un examen. Elle viendrait nous rejoindre
plus tard, m’étais-je empressée de préciser. Le visage
de Karl s’était épanoui, sa fille pouvait étudier, elle
absorbait le choc. Moi, j’en étais moins sûre. Elsa était
plus bouleversée qu’elle ne le laissait paraître, mais elle
ne voulait pas le montrer à son père. Je n’ai pas exposé
mon hypothèse à Karl, sa fille lui donnait du courage,
voilà ce qui comptait.
Nous sommes si différents, Karl et moi. Toi, tu
grattes tes plaies jusqu’ à ce qu’elles saignent, me dit-il
parfois en riant. Je ressens le besoin d’aller au fond
des choses pour avoir l’impression de comprendre.
Karl, lui, a le sentiment de tourner en rond dans son
chagrin, il préfère le garder à distance. Il ne s’agit
pas d’évitement, je crois, plutôt d’un mécanisme de
défense, j’ai mis plusieurs années à le saisir. Est-ce dû

[ 83 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 83 2019-12-05 11:35 PM


à son tempérament ou à son éducation ? Si les parents
de Karl avaient passé leur temps à se rappeler leurs
souffrances sous le régime nazi, ils ne s’en seraient pas
sortis, ni l’oncle Heinrich. Ils auraient tous sombré.
Nous, nous n’avions jamais connu la délation, ni
les camps de concentration, ni la torture, ni l’exil.
La Deuxième Guerre, mes parents l’avaient vécue
de ce côté-ci de l’Atlantique, mon père n’avait pas
été conscrit, il faisait des crises d’asthme terribles,
chaque fois j’avais très peur qu’il ne meure, là, dans
le salon, avant que le médecin n’arrive pour lui faire
une injection. Je ne sais pas ce qu’il lui donnait, mais
il réussissait à le sauver. Et tout recommençait, les
étouffements, la peur, le médecin, l’injection, jusqu’à
ce que ma mère trouve l’allergie de mon père, il ne
tolérait pas le porc. Elle n’en a plus jamais mis sur la
table.
Les méchants, on n’en imaginait pas dans notre
voisinage, on en voyait seulement à la télévision, dans
les films de gangsters. On sortait sans crainte de la
maison, on n’avait rien à redouter. Quand mon père
et ma mère avaient-ils appris les atrocités des nazis ?
Ils ne me l’ont jamais dit, ni les enseignantes à l’école.
On ne prononçait jamais le nom d’Hitler, de Franco
ni de Mussolini, on ne nous avait pas enseigné le mot

[ 84 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 84 2019-12-05 11:35 PM


réfugié. On ne nous parlait que de la Russie commu-
niste, un fléau qui menaçait notre belle religion.
La guerre, on la vivait quand même dans la famille,
elle avait un visage, celui de mon oncle Guy. Il était
malade, très malade, comme si sa tête avait été tou-
chée lors d’un bombardement, c’était arrivé à dix-huit
ans, comme pour Théo. Mes grands-parents l’avaient
gardé, nourri, logé, l’avaient fait soigner par des psy-
chiatres de Montréal. Sans résultats. Il avait fallu le
placer dans une institution, heureusement qu’il y avait
des hôpitaux pour les gens comme lui. Mais a-t-on le
droit de se débarrasser de ses enfants, même quand
on est vieux, même quand nos épaules ploient sous
la charge ? Mon grand-père était décédé peu après, ça
l’avait emporté, disait ma mère, on peut mourir de
tristesse. Au moins, Karl pourrait suivre l’exemple de
ses parents et de son oncle Heinrich, lui. En serait-il
capable ? Et moi, est-ce que je serais assez forte pour le
garder en vie ? Je ne le formulais pas clairement, peu
après le drame, mais cette question me minait, je le
vois maintenant. Souvent, ce qu’on ne réussit pas à
identifier nous empoisonne la vie.
Mais déjà, je savais que c’était la culpabilité d’avoir
fait interner l’oncle Guy qui avait emporté mon grand-
père, qu’est-ce qui couve sous un grand chagrin ? Et

[ 85 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 85 2019-12-05 11:35 PM


moi, j’avais été incapable de sauver mon grand-père,
comme j’avais abandonné Théo à son sort. J’aurais dû
l’empêcher de partir pour Miami. Karl, lui, n’était
pas là, il ne pouvait pas constater l’état de son fils.
En vérité, je ne voyais pas clair moi non plus, je ne
voulais pas voir clair. J’étais ravie de me débarrasser
de Théo, ravie de retrouver bientôt ma tranquillité. Je
n’avais pensé qu’à moi. Coupable, je l’étais, même si
Monika me disait le contraire.
L’après-midi où j’avais sonné à la porte chez Karl,
j’ignorais que Darwin me ramenait à ma propre his-
toire. Je retrouverais là l’oncle Guy, la culpabilité de
mon grand-père, et sans doute celle de ma mère qui,
elle, avait été épargnée de la folie. Mais dans le petit
cimetière où elle reposait à côté de mon père, il était
trop tard pour le lui demander. Tant de questions
que je n’avais pas pris le temps de lui poser ! J’avais
eu l’impression que je n’avais pas à me presser, qu’elle
était éternelle. Maintenant, je devrais vivre avec un
puzzle dans lequel il manquait des morceaux.
Mon récit sera rempli de questions, lui aussi, puis­
que je me suis promis de ne rien inventer.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 86 2019-12-05 11:35 PM


Je m’étais juré de m’en tenir à Théo, de raconter les
événements dans leur plus stricte succession, la ten-
tative d’assassinat, l’hospitalisation de Karl, les inter-
rogatoires, la crémation. Mais j’ai glissé vers mon
propre passé, comment aurais-je pu éviter d’entrer
dans les méandres de mon histoire personnelle ? Me
voilà replongée dans le spectre de la maladie mentale.
Décidément, l’internement de mon oncle me pour-
suivra toujours.
Je n’en ai jamais parlé avec ma sœur, je ne lui ai jamais
demandé si elle avait déjà eu peur de la folie, pourquoi
aurait-elle été épargnée ? Flavie aussi a entendu maman
parler à voix basse avec nos grands-parents, le soir,
quand nous étions couchées, elle aussi est venue voir
l’oncle Guy à Saint-Jean-de-Dieu. Et pourtant, nous
nous taisons, nous jouons le jeu de la normalité, domi-
ciles stables, conjoints stables, emplois stables, chaque
famille a ses tabous. Mais c’est moi qui ai passé le plus
de temps auprès de mon grand-père. Je suis l’aînée, je

[ 87 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 87 2019-12-05 11:35 PM


suis sans doute celle qui a vécu le plus durement l’en-
trée de notre oncle à l’hôpital psychiatrique. Flavie,
elle, était trop petite. Et pourtant, elle a été touchée,
j’en suis sûre. Quand elle me vante les mérites de
son fils, peut-être essaie-t-elle de se convaincre qu’il
échappera à l’hérédité.
Curieusement, c’est mon fils à moi qui a été frappé
par la malédiction, ce fils que je n’ai pas mis au monde,
ce fils qui a les gènes d’une femme que je n’ai pas
connue, je suis obligée de me fier à ce qu’on m’a dit
d’elle. Elle était dépressive, mais peut-être était-ce pas-
sager, tant de femmes connaissent une période difficile
après la naissance d’un enfant, et puis Théo n’avait pas
forcément hérité du cerveau de sa mère.
Je parle maintenant de Théo au passé, deux ans
qu’il est mort, il faut dire, Monika dirait que c’est nor-
mal. Et pourtant, je suis sûre que l’écriture y est pour
quelque chose, elle est devenue une drogue. À l’école
primaire, j’aimais tellement lire qu’une enseignante
m’avait suggéré de devenir romancière. Certains jours,
je me dis que, après mon récit, je ne pourrai pas arrê-
ter. Cette fois, j’inventerai tout, coller aux faits est
restreignant, j’ai parfois envie de tricher. Jusqu’ici, j’ai
résisté à la tentation de fabuler. Mais même quand on
ne dit que la vérité, on ne dit pas toute la vérité. L’enfer

[ 88 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 88 2019-12-05 11:35 PM


que nous avons vécu avec Théo, les derniers mois, je
suis incapable de le rendre au quotidien. Les inquié-
tudes, l’anxiété, la colère, le sentiment d’impuis­sance,
il m’aurait fallu tenir un journal plus régulièrement.
Maintenant, mes souvenirs s’emmêlent, se confondent,
je ne suis plus certaine que les choses soient arrivées
comme je les raconte.
Il y a aussi des épisodes que j’ai passés sous silence,
il faut faire des choix, je ne peux pas tout racon-
ter, mais sans doute y a-t-il aussi des motifs que j’ai
du mal à m’avouer. Préserver la mémoire de Théo,
montrer qu’il n’était pas un monstre ou donner de
notre famille une belle image, nous rendre attachants.
J’hésite constamment entre le désir d’être authentique
et celui de nous protéger, même si j’écris seulement
pour moi. Mais parfois, je me dis que notre histoire
pourrait intéresser des lecteurs, je vois tant de per-
sonnes autour de moi préoccupées par la violence qui
peut surgir de la détresse. Détresse, violence, haine, des
mots qui forment une chaîne solide, comme on le voit
actuellement.
Monika n’a plus assez de doigts pour compter les
adolescents en détresse. Détresse, oui, comme une
marée gluante qui s’étend sans qu’on parvienne à
l’enrayer. Malgré les avancées de la science, souvent

[ 89 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 89 2019-12-05 11:35 PM


les problèmes mentaux ne sont pas mieux diagnosti-
qués qu’il y a cinquante ans, les tréfonds du cerveau
restent insondables. Quel lien peut-on faire entre la
détresse et la haine ? Mais j’écris un récit, non pas un
ouvrage de psychologie ni de sociologie, j’en serais
bien incapable.
Helen Gardner nous a enfin appris que Théo s’était
procuré un révolver volé. Rien de plus simple, à ce
qu’il paraît, aux États-Unis. On n’a pas retrouvé le
vendeur, mais on connaît le nom du propriétaire de
l’arme, un red neck qui avait sûrement fait campagne
pour le nouveau président. Dès que je pense à lui,
j’entre dans un état de rage incontrôlable, je lui mets
sur le dos la responsabilité de la mort de Théo. Je ne
suis pas dupe, ma colère ne s’est pas apaisée, elle s’est
simplement déplacée.
Hier, dans un reportage à la télé, un ancien SS
de l’âge d’Heinrich pleurait à chaudes larmes en se
rappelant les actes qu’il avait commis en Pologne.
Le documentaire m’a bouleversée, toute cette jeu-
nesse soumise à des lavages de cerveau, pourquoi cet
homme avait-il adopté la cause nazie et non Heinrich ?
Théo aurait-il été SS durant la guerre ? Ce sujet, je
ne sais pas si j’aurai le courage de l’aborder dans le
récit. Ou alors, il me faudrait aller jusqu’au bout, me

[ 90 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 90 2019-12-05 11:35 PM


demander quelle femme je serais devenue si j’avais
vécu en Allemagne sous Hitler. La réponse me ferait
peut-être horreur. Combien de personnes sommeillent
dans une seule personne ?
Il est certainement plus facile d’avouer sa fragilité
que sa méchanceté.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 91 2019-12-05 11:35 PM


Emmagasine du soleil, m’avait écrit Monika. À Montréal,
il neigeait, il neigeait déjà. Les flocons fondaient dès
leur arrivée au sol, mais l’hiver s’annonçait, difficile
de garder le moral. Elsa peinait à reprendre ses cours,
elle ne réussissait pas à se concentrer, Monika avait dû
lui procurer un certificat du médecin. Elle n’avait pas
encore abandonné sa session pourtant, il fallait espérer.
Je ne l’avais pas dit à Karl, je l’avais trouvé particulière-
ment songeur malgré la magnifique journée que nous
avions eue. Peut-être avait-il fait trop beau, justement !
J’avais lu que, dans les pays tempérés, le nombre de
suicides augmente au début de mai, quand le soleil
nargue la tristesse des gens. Dieu merci, Karl n’en était
pas là, mais j’étais inquiète en quittant sa chambre.
Un parfum flottait dans l’air, un parfum de fleur,
mais lequel ? Je me posais la question en écoutant
deux femmes qui, sur le banc devant moi, conver-
saient d’une voix grave. Il y avait longtemps que je
n’avais pas parlé en espagnol. J’ai réussi à comprendre

[ 92 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 92 2019-12-05 11:35 PM


qu’un certain Jorge était malade, le conjoint de l’une
d’elles peut-être, j’ai imaginé que j’étais devant deux
sœurs, elles avaient un air de famille, comme Flavie et
moi. J’ai pensé à elle, là-bas, à Vancouver, il faudrait
bien que je me décide à lui téléphoner. Plus j’attendais,
plus ce serait difficile.
J’ai tout à coup aperçu Helen Gardner à travers
la porte et j’ai marché vers elle. L’horloge au-dessus
du poste de sécurité indiquait vingt heures, elle était
d’une ponctualité exemplaire, je me suis demandé si
elle avait déjà enseigné. Nous avons marché jusqu’au
stationnement de l’hôpital en bavardant. Karl allait
bien, oui, il nous souhaitait une belle soirée. Je n’ai
pas voulu lui parler de sa morosité. Le matin même,
elle m’avait téléphoné pour m’inviter au restaurant
avant mon retour à Montréal. Les larmes m’étaient
montées aux yeux, elle nous considérait donc, Karl
et moi, comme des personnes normales, qui ont des
agissements normaux, ont donné à leurs enfants une
éducation convenable. Cette petite délicatesse mettait
un baume sur les reproches que je me faisais en silence.
Je lisais sur Internet tout ce que je trouvais sur les
jeunes terroristes. Dans le cas de Théo, on ne pouvait
pas invoquer le choc des cultures, ni les problèmes
d’intégration, ni la pauvreté, ni l’entourage ­délinquant,

[ 93 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 93 2019-12-05 11:35 PM


il avait été élevé dans un quartier habité par des gens
semblables à nous, professeurs, ébénistes, artistes, pay-
sagistes, petits entrepreneurs dont les enfants jouaient
dans la ruelle le soir, des enfants qu’on aidait à faire
leurs devoirs et leurs leçons.
Pourquoi m’acharner à comparer le comportement
de Théo et celui des djihadistes ? J’avais entendu, à la
télévision, le père d’un adolescent qui avait commis
un attentat. Mon fils n’est pas un terroriste, avait-il
crié, il avait des problèmes mentaux. Lui avait eu la
lucidité de voir clair, alors que nous, nous n’avions
pas saisi l’ampleur des problèmes de Théo, comment
l’expliquer ? Tous les jours, j’arrivais à me trouver de
nouvelles excuses, puis me venait un frisson d’effroi.
Nous n’aurions jamais de diagnostic. Pour les dérè-
glements du cerveau, il n’existait pas d’autopsie, je
devrais apprendre à vivre avec mes questions. La nuit,
je rêvais que Théo était vivant, bien vivant, il n’avait
pas tiré sur son père, il se faisait aider, c’est moi qui
l’avais convaincu, je me donnais le beau rôle. J’avais
besoin de me donner le beau rôle.
Tant de parents en détresse, m’a confié Helen Gardner
en m’écoutant. Je m’étais pourtant juré de ne pas parler
de Théo, mais il avait suffi qu’elle me demande com-
ment j’allais pour que je me mette à déverser sur elle

[ 94 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 94 2019-12-05 11:35 PM


mes préoccupations. Des femmes comme moi, elle en
voyait de plus en plus. Puis elle a baissé la voix, elle-
même avait une fille qui n’allait pas bien, elle n’arrivait
pas à comprendre pourquoi. Abigail avait pourtant
été élevée comme ses deux autres enfants, on lui avait
donné autant d’amour et d’attention, qu’était-il arrivé ?
Autour de moi, l’air s’est tout à coup allégé. Nous nous
retrouvions dans la même bulle, Helen et moi, nous
étions deux femmes avec des problèmes semblables, ce
n’est pas parce qu’on est psychologue que les enfants
qu’on met au monde sont immunisés contre tous les
maux. Helen n’a pas poursuivi et j’ai voulu respecter
son silence. Elle m’a recommandé certaines spécialités
du restaurant, elle aimait manger, elle a commandé
une bouteille de beaujolais. Elle avait fait un voyage
en France quand elle était étudiante, elle connaissait
un peu les vins. Mais elle n’était jamais venue au
Québec, elle aimerait bien, a-t-elle dit. Com­ment en
était-elle arrivée à travailler avec des familles d’assas-
sins ? Concours de circonstances, a-t-elle répondu, on
cherchait quelqu’un capable d’empathie, elle en avait
marre de la pratique privée, elle avait postulé. Elle
s’était créé peu à peu une place à elle, elle avait réussi
à s’intégrer dans ce monde d’hommes. Elle m’ouvrait
un univers que je ne connaissais pas.

[ 95 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 95 2019-12-05 11:35 PM


Nous avons parlé, parlé de tout et de rien, je me
suis surprise à rire de bon cœur quand elle m’a raconté
un problème domestique, nous en étions là, elle et
moi, nous avions les conversations banales qu’ont les
bonnes amies même si nous ne nous étions vues qu’à
quelques reprises. Les affinités électives m’ont tou-
jours fascinée. Je regrettais qu’elle habite si loin de
Montréal. Mais nous pourrions garder contact. J’ai
mangé comme je mangeais avant la mort de Théo,
bu comme je buvais, ri comme je riais. De nouveau,
je ressentais en moi la petite flamme que je pensais
avoir perdue à jamais. C’était momentané, une sorte
de parenthèse dans la tristesse, mais si elle avait surgi
un soir, elle reviendrait, je saurais la faire réapparaître.
Je suis rentrée un peu ivre, j’ai raconté ma soirée
dans le cahier que j’avais commencé à tenir avant
d’aller au lit. Je me sentais vivante, je voulais me sentir
vivante, je me voyais dans un avenir où, à certains
moments, Théo aurait disparu de ma vie. Le tissu du
temps se raccommoderait. Cette soirée en était un
signe, j’arriverais à sortir de ma prison intérieure.
Helen faisait partie de ces survenants qui, en débar-
quant dans notre quotidien, permettent à la roue de
se remettre à tourner dans le bon sens.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 96 2019-12-05 11:35 PM


Quand je suis entrée dans la chambre, le directeur du
laboratoire à Miami venait d’en sortir, il avait annoncé
à Karl une merveilleuse nouvelle. Le groupe pharma-
ceutique acceptait d’assumer les frais médicaux que
ne couvriraient pas les assurances, je me suis sentie
délivrée d’un grand poids moi aussi. Je n’en avais pas
parlé à Karl, mais je craignais que nous ne devions
tout défrayer, c’était une tentative d’homicide après
tout. Combien pouvaient coûter les soins qu’avait
reçus Karl jusque-là ? De quoi nous ruiner, sûrement,
comment faisaient les gens sans ressources aux États-
Unis ?
Karl ne semblait pas partager mon soulagement, il
est resté le visage fermé, comme la veille, et j’ai voulu
savoir ce qui n’allait pas. Il a essayé de se ressaisir, il
a évoqué son retour à Montréal. Une semaine tout
au plus et nous pourrions rentrer, nous retrouverions
notre chez-nous, nos habitudes. Le médecin l’avait
assuré qu’il pourrait reprendre son travail rapidement.

[ 97 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 97 2019-12-05 11:35 PM


Mais tout cela sonnait faux, j’ai dû faire une moue,
car sa voix s’est brisée. Il a parlé. Depuis notre conver-
sation avec Helen Gardner, il se demandait si Théo
avait eu l’intention de tourner son arme contre les
auditeurs. Cette question ne le quittait pas. Que son
fils veuille le tuer, il l’acceptait, mais qu’il devienne
un tueur de masse, il ne l’accepterait jamais. Il s’est
mis à pleurer.
Théo n’aurait jamais commis un acte comme celui-
là, je ne croyais pas à ce scénario, je le lui ai dit. Je n’ai
pas réussi à le convaincre, pourquoi Théo n’avait-il pas
voulu le tuer à l’appartement, pourquoi était-il venu
à l’université ? Je l’ignorais, mais j’étais sûre d’avoir
raison, d’habitude mes intuitions ne me trahissaient
pas. J’ai insisté, je me suis faite rassurante, je voulais
que Karl retrouve un peu de sérénité. Au fond de moi,
je sentais un certain soulagement, Karl ne combattait
plus sa vulnérabilité, il s’exprimait. Il m’a demandé
comment j’allais moi, si j’arrivais à dormir, à manger,
à lire, et j’ai été touchée. Karl était maintenant capable
de sortir de sa propre détresse, il redevenait l’homme
avec qui je vivais depuis quinze ans.
C’était un bon moment pour lui parler d’Elsa. Elle
avait besoin d’un signe de son père, besoin de savoir
que, si elle ne terminait pas sa session, elle ne le déce-

[ 98 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 98 2019-12-05 11:35 PM


vrait pas. Du coup, il a oublié ses angoisses, il a décidé
de lui téléphoner. D’une voix faussement joyeuse, il
lui a annoncé que nous rentrerions sous peu, lui a
demandé comment elle allait. Elle ne lui a pas caché
la vérité, et Karl a réagi comme il se doit, perdre une
session n’était pas la fin du monde. En raccrochant,
il m’a lancé cette phrase, Nous, il faut que nous tenions
le coup.
Le soleil lui arrivait dans les yeux, il a mis sa main
en visière, je lui ai suggéré de baisser le store. Il a
proposé que nous sortions, il avait envie de sentir l’air
tiède lui caresser la peau. Tant qu’à se faire du souci
pour Elsa, pourquoi ne pas s’en faire dehors ? Je me suis
précipitée au poste de garde et je suis revenue avec le
fauteuil roulant comme avec un trophée. J’ai poussé
Karl jusqu’à l’ascenseur, puis jusque dans un joli jardin
près de l’hôpital. Nous avons suivi l’allée centrale afin
d’admirer les fleurs tropicales. Devant les plantes, on
avait placé des plaques avec leur nom, nous avons pris
le temps de les lire à voix haute. Le lendemain, nous
ne nous en souviendrions plus, mais tant pis. Il fallait
sortir de notre cloître intérieur, nous laisser pénétrer
par la réalité, apprécier la beauté des petites choses.
Tout à coup, une abeille m’a frôlée et je me suis rap-
pelé les visites que nous faisions au jardin botanique,

[ 99 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 99 2019-12-05 11:35 PM


l’été, avec les enfants. Les repas à la cafétéria, la visite
de l’insectarium, juste à côté. Théo était fasciné par les
ruches, il voulait qu’on en rapporte une à la maison.
Nous lui avions expliqué que les abeilles étaient plus
heureuses là parce qu’il y avait beaucoup de fleurs à
butiner. Mais il ne renonçait pas, voulait planter des
fleurs à la maison. Quand il avait une idée dans la
tête, il se montrait tenace, buté, fallait-il y voir un pré-
sage ? Les parents doivent-ils imaginer le pire chaque
fois qu’ils constatent une petite obsession chez leurs
enfants ? Elsa, elle, avait toujours eu un tempérament
plus facile.
Karl m’a trouvée songeuse. Je lui ai dit que je pensais
à la beauté du monde. Je voulais en effet me concen-
trer sur la beauté, et non sur Théo. Il fallait qu’il y
ait des moments où nous ne parlions pas de notre
malheur, des moments où la joie chasse la tristesse,
ce serait désormais une discipline à cultiver. Regarder
une plante, une sculpture, un paysage étonnant, les
admirer, je commencerais à cet instant précis.
J’ai jeté un coup d’œil à ma montre, quinze heures
huit, je devrais trouver deux autres occasions d’être
heureuse avant de m’endormir, le soir, trois petits bon-
heurs dans une journée. J’ai dû sourire puisque Karl
m’a lancé un regard interrogateur. Je me trouve ridi-

[ 100 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 100 2019-12-05 11:35 PM


cule, ai-je avoué. Je lui ai parlé de ma bonne résolution
et il m’a approuvée, nous ne pouvions pas rester dans
cet état jusqu’à notre mort. Il voyait notre existence
comme une grande mer de tristesse, mais traversée
d’îlots d’apaisement, qui s’agrandiraient peu à peu,
jusqu’à se rejoindre, c’était à espérer. La vie devrait
tôt ou tard reprendre ses droits. Ce ne serait pas notre
vie d’avant, mais ce serait tout de même la vie, avec
des joies et des peines de personnes qui n’ont pas subi
ce que nous avions subi. Peut-être revoyait-il les siens
en pensée, l’oncle Heinrich, ses parents, qui avaient
survécu à l’enfer. Nous, nous ne pouvions pas com-
parer notre situation à celle de sa famille, nous étions
responsables de ce qui était arrivé. Il fallait cependant
que nous nous en sortions.
Durant un moment, nous sommes restés muets
devant un magnifique buisson d’hibiscus en fleur.
Puis la voix de Karl a déchiré le silence et j’ai entendu
Je t’aurai mise dans un beau guêpier. J’ai rétorqué Pas
toi. Darwin. Karl a souri, j’avais réussi à trouver les
bons mots. Je n’ai pas dit que c’était moi, moi seule,
qui étais allée me placer là, moi qui avais retrouvé
avec lui ce que j’avais vécu dans ma propre famille.
Les humains répètent à l’infini ce qu’ils ont vécu, ils
n’ont aucune imagination.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 101 2019-12-05 11:35 PM


Toute la soirée, j’ai été portée par la douceur de l’après-
midi que nous venions de passer, Karl et moi. Malgré
sa fragilité, j’étais confiante, Elsa réagissait à la mort
de son frère, le contraire aurait été encore plus inquié-
tant. Et puis Karl s’était enfin ouvert à propos de
Théo et j’espérais l’avoir rassuré. Chose certaine, nous
avions retrouvé notre bulle d’intimité, nous arrive-
rions à en créer d’autres. Des îlots, avait dit Karl. Je me
voyais sauter à cloche-pied d’une case à l’autre, comme
à la marelle. Il n’y aurait pas de ciel devant mes yeux,
mais je n’en demandais pas tant, seuls des moments
où le présent reprendrait sa place. Des moments de
rémission avant que la souffrance ne nous rattrape.
Je m’étais fait un repas chaud, j’avais même acheté
une bouteille de rouge. Je me suis installée devant
le téléviseur. Mais, dès le début des nouvelles, on a
annoncé une tuerie, une autre, et j’ai imaginé Théo,
Théo qui tourne son révolver contre les étudiants et
tire, tire tant qu’il reste des munitions. Et si Karl avait

[ 102 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 102 2019-12-05 11:35 PM


raison ? J’avais protesté à l’hôpital, mais à mon insu le
doute s’était immiscé dans ma tête. J’ai voulu chasser
cette image. J’ai zappé pour trouver une émission
anodine, je me suis arrêtée sur un jeu-questionnaire
où les participants auraient dénoncé leurs voisins pour
gagner le gros lot, je me suis demandé pour quel parti
politique votaient ces gens-là, et j’ai éteint. Je mange-
rais mes pâtes en écoutant de la musique. Ensuite, je
me ferais couler un bain chaud, puis j’irais lire au lit.
Je lirais, oui, le roman que j’avais acheté à la librairie
en revenant de l’hôpital. Le réveil serait peut-être
terrible le lendemain matin, mais je profiterais de ce
répit.
Il nous faudrait apprendre à vivre avec le malheur,
nous apprendrions, nous n’étions pas rendus à l’âge
où nous ne pouvions plus changer. Quelle détermi-
nation me venait tout à coup ? Je ne cherchais pas
à l’expliquer, je profitais de cette brève accalmie, il
devait en être ainsi durant les trêves dans les pays en
guerre. Les combats reprendraient, on le savait, mais
on sortait, on laissait les enfants jouer dans la rue, on
refaisait ses forces pour affronter le lendemain.
J’avais été élevée avec l’image de journées lisses
qui s’ajoutaient les unes aux autres pour former un
fil sans nœuds, comme à la télévision, dans les séries

[ 103 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 103 2019-12-05 11:35 PM


où chaque émission se conclut par un happy end. Plus
tard, à l’université, on nous avait fait analyser sous
toutes ses coutures le rêve américain, j’avais lu Marx,
Engels, Althusser, mais j’avais malgré tout continué
de croire secrètement au bonheur. Est-ce qu’on arrive
jamais à déraciner en soi les idéaux inculqués dans
l’enfance ?
Le téléphone a sonné, Monika, elle venait de parler
à Karl, elle lui avait trouvé une bonne voix, une voix
déterminée. J’avais bien fait de lui parler d’Elsa, a-t-elle
précisé, l’appel de son père lui avait fait grand bien.
Justement, elle était partie étudier chez un copain de
classe, qui lui avait offert de l’aider. Petite lueur dans le
ciel, Elsa terminerait peut-être sa session. Et puis nous
étions sur le point de rentrer, nous l’entourerions, nous
la cajolerions.
Rentrer, un frisson a couru le long de ma colonne
vertébrale, le mot se mettait à m’effrayer. J’ai vu Théo,
la chambre de Théo, le souvenir omniprésent de Théo.
Personne ne pourrait nous apprendre à habiter avec
son fantôme. Mais Monika s’est faite rassurante, elle
serait là, et Elsa, et Darwin. La pensée de retrouver le
vieux chat m’apaisait, Darwin est ton antidépresseur,
me disait souvent Karl en riant. Un animal ne nous
permet-il pas de donner de l’affection et d’en recevoir

[ 104 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 104 2019-12-05 11:35 PM


sans attente aucune ? D’ailleurs, Darwin ne supportait
pas les larmes, il savait si bien consoler les enfants
quand ils étaient petits.
Il suffisait d’un rien pour que me revienne l’image
du malheur, comment tenir le pas gagné ? Peut-être
s’agissait-il de ne pas combattre la douleur, de trouver
un lieu où la loger en moi sans qu’elle occupe toute la
place. Pendant plusieurs heures, j’avais senti ma force,
et voilà que je pliais l’échine, ce n’était pas une honte,
je n’avais pas à me sentir coupable. J’ai soudain vu un
lien entre ma culpabilité et mon désir de perfection.
Dans quelques mois, Béatrice Hubert ne serait peut-
être plus la femme que j’avais connue jusque-là. J’ai
trouvé terrible de penser qu’un événement aussi cruel
puisse me permettre de progresser.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 105 2019-12-05 11:35 PM


Soulagement de voir Karl recevoir son congé de l’hôpi-
tal, soulagement de téléphoner à la compagnie d’avia-
tion pour réserver nos billets, soulagement de sortir
enfin de notre trou noir, tout cela déclenchait dans ma
chair assez d’énergie pour surmonter mon angoisse.
Votre mari guérira plus vite chez vous qu’ ici, avait dit le
médecin. Karl montrait d’ailleurs un entrain que je ne
lui avais pas encore vu dans cette chambre anonyme,
il s’imaginait déjà dans ses affaires, et je me suis laissé
gagner par sa bonne humeur.
Ce serait dur, je le savais. Le matin même, j’avais
reçu un texto d’Elsa, un journaliste voulait l’inter-
viewer à propos de Théo, comment avait-il bien pu
apprendre la nouvelle ? Ici, on en avait peu parlé. Des
crimes par armes à feu, il y en a toutes les heures, plus
de dix mille par année aux États-Unis. Les médias
se déplacent rarement pour un fils qui veut tuer son
père. Le cœur battant, j’avais téléphoné à Elsa, je lui
avais dit de me transmettre toute demande d’entre-

[ 106 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 106 2019-12-05 11:35 PM


vue. Comment, comment éviter que notre douleur ne
se retrouve étalée sur la place publique, comment nous
protéger ? Il me faudrait prendre le temps de réfléchir,
sans doute consulter des avocats. Nous n’étions pas au
bout de nos peines.
J’ai fait le ménage de l’appartement, j’ai réussi à faire
entrer dans trois valises les affaires de Karl. J’ai attendu
à la fin pour rassembler les vêtements de Théo, je les
remettrais à Helen pour un organisme de charité. Elle
nous conduirait à l’aéroport. J’avais protesté, mais elle
avait refusé toute discussion, elle y tenait, et les larmes
m’étaient montées aux yeux. Elle me manquerait,
notre amitié toute récente survivrait-elle ? Dans des
festivals de cinéma, je rencontrais des personnes mer-
veilleuses, nous nous promettions de garder le contact,
mais la vie nous reprenait dans son tourbillon et nous
nous perdions de vue.
Karl passerait sa dernière nuit à l’hôpital, l’idée de
revenir à l’appartement lui était insupportable, il avait
été capable de me le dire, il avait recommencé à par-
ler. Il s’exprimait davantage depuis que nous vivions
ensemble, selon Monika, ce qui me ravissait, n’a-t-on
pas toujours le désir d’avoir une bonne influence sur
la personne qu’on aime ? Et pourtant, au fond de lui,
Karl restait l’enfant secret qu’il avait été. Comme moi,

[ 107 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 107 2019-12-05 11:35 PM


comme Elsa, comme Théo, que j’avais l’impression
d’avoir si mal compris.
C’était pire que la douleur, par moments, cette
certitude de n’avoir rien vu, rien entendu, rien saisi.
Théo s’était englué dans le noir et je ne lui avais tendu
aucune bouée de sauvetage, j’avais voulu croire que
les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes. Je n’étais pas
loin de la petite fille qui croyait à la magie des contes.
Karl n’avait pas vu la détresse de Théo, lui non plus,
j’avais beau me le répéter, cette évidence ne me conso-
lait pas. Monika, elle, avait du moins l’excuse de ne
pas le côtoyer tous les jours, elle devait se contenter de
ce que nous lui racontions. Et nous ne lui avions cer-
tainement pas tout dit, nous ne voulions pas regarder
en face l’ampleur de la vérité.
J’essayais de me rappeler certaines conversations
avec Monika, certaines phrases échangées dans un
restaurant ou au téléphone, quand j’étais sûre que
Théo n’entendait pas. J’avais lancé des appels à l’aide,
mais en restant calme, trop calme, je voulais mon-
trer à Monika que je ne paniquais pas. J’ai toujours
caché ma peur, toujours dissimulé ma fragilité, j’ai si
bien réussi que tout le monde autour de moi me voit
comme l’équilibre même, je suis une équilibriste de la
dissimulation, j’ai dû comprendre très tôt que c’était

[ 108 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 108 2019-12-05 11:35 PM


le prix à payer pour qu’on me regarde comme une
femme normale.
Dans un roman, j’avais trouvé une citation de
Deleuze. Avec son assurance de philosophe, il affir-
mait que, pour aimer quelqu’un, il fallait voir en lui
une faille, une démence, mais il n’avait jamais dû
côtoyer la folie, la vraie, celle qui terrorise l’entou-
rage. La folie, mon oncle Guy, lui, l’avait payée très
cher. Moi, j’avais juré qu’on ne m’enlèverait pas ma
liberté. De fait, personne ne me regardait avec des
yeux étranges, on m’avait toujours laissée vivre à ma
guise. Je n’avais jamais pensé que, un jour, mon atti-
tude me jouerait un mauvais tour. Si j’avais osé pleurer
devant Monika plutôt que d’essuyer mes larmes en
silence, elle aurait pu mieux évaluer l’état de Théo.
Dans la chambre aseptisée où il était étendu, Karl
avait-il passé ses journées à se faire des reproches lui
aussi ? Comme moi, il essayait sûrement de compren­
dre ce qui nous avait conduits dans le mur où notre
vie s’était fracassée avec celle de Théo.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 109 2019-12-05 11:35 PM


Je viens de tout relire d’une traite et j’ai parfois du mal
à nous reconnaître, Karl et moi, dans ce récit. Est-ce
parce que le temps a passé ? Ou à cause du langage,
qui place un filtre sur la réalité ? Au cinéma, on verrait
pleurer l’actrice, parfois à chaudes larmes, parfois dis-
crètement, une goutte qui coulerait le long de sa joue
et qu’elle écraserait d’un doigt. Mais les mots n’arrivent
pas toujours à rendre la charge émotive du moment.
J’ai cherché des synonymes au verbe pleurer, j’ai
trouvé pleurnicher, gémir, se lamenter, sangloter, mais
ce ne sont pas des mots que je choisirais. J’en ai dis-
cuté avec Jean-Marcel, Écris pleurer, m’a-t-il suggéré,
les lecteurs vont reconstituer la scène, ils aiment se créer
leur propre version des faits. N’est-on pas toujours déçu
quand on regarde un long métrage réalisé à partir
d’un livre ? Moi, je ne me risquerais jamais à adapter
un roman, a-t-il avoué.
N’empêche, je tiens à être le plus précise possible.
Je passe une bonne partie de mon temps dans le dic-

[ 110 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 110 2019-12-05 11:35 PM


tionnaire, je remets en question chaque expression
que j’écris. Faut-il employer drame ou tragédie ? J’ai
choisi le mot drame, je ne crois pas au hasard, mais
je refuse de penser qu’une fatalité pesait sur nous.
Des exemples comme celui-là, je pourrais en donner
des dizaines, il y a tant de petites décisions à prendre
quand on écrit.
Malgré mes difficultés, je sais que je terminerai
mon texte, je ne serais pas fière de moi si je l’abandon-
nais. Et puis, au fil des jours, je me suis laissé prendre
au jeu. Il y a maintenant deux piles de livres sur mon
bureau, les ouvrages sur les jeunes tueurs et ceux sur
l’écriture. Les témoignages des parents ne me suffisent
plus, je ressens le besoin de réfléchir à la façon dont je
vois mon récit, même si je l’écris seulement pour moi.
Je tiens à ce projet, j’ai besoin d’un projet.
Au début de la vingtaine, j’avais commencé un
roman, je me souviens à peine du sujet. Je l’avais
vite laissé là, rien ne me paraissait vraisemblable, ni
l’histoire ni les personnages. Il faudrait que j’essaie de
retrouver le manuscrit dans mes vieux cartons, mais
j’ai dû le perdre lors d’un déménagement. Cette fois,
je m’en tiens aux faits, c’est moins risqué. Mon récit
pourrait sembler exagéré à des lecteurs québécois,
mais il serait d’une totale banalité aux États-Unis.

[ 111 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 111 2019-12-05 11:36 PM


Je deviens obsédée par les tueries que je vois chaque
semaine chez nos voisins. Je regarde maintenant le
journal télévisé américain. L’autre soir, on montrait
des garçonnets de huit ans dans un club de tir. Ne
faudrait-il pas interdire ce genre de cours aux enfants ?
demandait le journaliste. On n’a qu’ à leur enseigner
les règles de la sécurité, a aussitôt répondu le père d’un
des enfants, un homme de la Bible Belt. Ils sont des
millions à penser comme lui, des millions à partager
les idées du nouveau président, des millions à applau-
dir à chacune de ses déclarations. Pas seulement des
hommes, des femmes aussi. C’est à désespérer du genre
humain.
La nuit dernière, j’ai rêvé du petit garçon interviewé
dans le club de tir. Il avait grandi, il était entré dans
les jeunesses hitlériennes, bientôt il s’enrôlerait sous le
drapeau allemand, il irait combattre en Pologne, son
père en était très fier. J’ai brusquement ouvert les yeux
en revoyant pleurer le vieux SS du documentaire. Mais
si l’Allemagne avait gagné la guerre, on n’aurait rien su
des camps de concentration. Le vieux nazi aurait sans
doute continué à dormir tranquille, il se serait félicité
d’avoir servi sous le Führer. Que ­faudrait-il pour que
l’homme de la Bible Belt se réveille enfin, combien de
milliers de tueries ?

[ 112 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 112 2019-12-05 11:36 PM


Devant le journal télévisé, je suis chaque soir un
peu plus révoltée, mais que faire de ma révolte ? Je ne
veux pas me replier sur moi-même, devenir déprimée.
Il y a des Allemands qui se sont suicidés sous Hitler, je
ne l’oublie pas. Moi, je n’ai pas l’intention d’en arriver
là, pas du tout. J’écris comme je m’administrerais un
médicament.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 113 2019-12-05 11:36 PM


Dès que Karl est apparu, Monika et Elsa se sont mises
à pleurer. Choc de le voir assis dans un fauteuil rou-
lant, amaigri, les yeux cernés, l’évidence tout à coup
qu’elles avaient bien failli le perdre. Je n’ai pas pensé
qu’il y avait sans doute aussi des larmes pour Théo. J’ai
abandonné le fauteuil roulant aux mains de Monika.
Mission accomplie, le vol s’était bien passé, Karl n’avait
éprouvé aucun malaise. Il souriait, d’un sourire fati-
gué, visiblement heureux de rentrer. Et ce sourire était
pour moi un talisman.
J’ai eu un pincement au cœur en voyant des déco-
rations de Noël, notre premier Noël sans Théo. Mais
Karl, lui, était vivant, dans moins d’une heure nous
aurions retrouvé notre maison, pourquoi gâcher le
moment présent ? Pour affronter les fêtes, nous pour-
rions sortir de nos habitudes, louer un chalet ou pré-
voir une petite escapade, Karl avait-il pensé à quelque
chose ? Dans l’avion, il avait mentionné qu’il aimerait
aller à Munich durant les vacances d’été, son oncle

[ 114 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 114 2019-12-05 11:36 PM


Heinrich était désormais trop vieux pour venir. On
ne sait jamais, avait-il soupiré.
La dernière fois que Karl avait vu son oncle, c’était
lors d’un colloque en Allemagne. Les enfants et moi,
nous étions restés à Montréal. Cette fois, je tenais à le
revoir, moi aussi, et peut-être Monika déciderait-elle
de nous accompagner ? En octobre, Monika m’avait
parlé, pour l’été suivant, d’un voyage dans des terri-
toires perdus de l’Océanie, mais nous pourrions nous
rejoindre à Munich. L’idée m’emballait, j’en discute-
rais avec Karl, nous avions besoin de nous projeter
dans l’avenir. Nous ignorions tant de choses de la vie
d’Heinrich, j’apporterais un dictaphone, il était grand
temps de l’enregistrer. Je ne comprenais pas assez bien
l’allemand pour converser avec lui, mais je mettrais
mes questions par écrit et Karl pourrait les lui poser.
Depuis la mort de mon père et de ma mère, je me
reprochais de n’avoir pas été assez curieuse face au passé.
Plus personne ne pouvait me répondre désormais. Qui
étaient mes parents avant qu’ils ne deviennent mes
parents ? Je connaissais un peu l’enfance de ma mère,
mais je ne pouvais dire plus de trois phrases des pre-
mières années de mon père. Il avait perdu ses parents
à trois ans, avait été placé dans un orphelinat bondé
d’enfants puis, à onze ans, on l’avait envoyé ­travailler

[ 115 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 115 2019-12-05 11:36 PM


dans une ferme. C’était une sorte d’esclavage. De cette
époque, je ne connaissais que cette phrase, Chez les
Guertin, j’ai été bien traité. Avant, il avait donc été
maltraité ? Je ne lui avais jamais demandé de préciser,
était-ce de l’indifférence ou avais-je peur d’apprendre
la vérité ?
Tu es dans la lune, a remarqué Karl, et je suis reve-
nue à la réalité. Où étions-nous rendus ? Nous appro-
chions de la maison. L’avion avait atterri juste avant
l’heure de pointe, nous circulions comme à la cam-
pagne. Cinq minutes encore et je retrouverais notre
rue avec ses érables sans feuilles, notre petit cottage,
et Darwin. Il m’avait manqué. Il passerait la nuit à
ronronner, blotti contre ma poitrine, il m’apaiserait,
et je dormirais comme quand j’étais une petite fille.
Quand je croyais encore aux anges gardiens.
J’ai avoué J’ai hâte de prendre Darwin dans mes
bras. Elsa a éclaté d’un rire trop bruyant, comme
lorsqu’on veut ouvrir une fenêtre sur le plaisir après
avoir pleuré. Karl et Monika se sont mis à rire avec
elle, nous venions de gagner sur la tristesse, une fois
de plus. Désormais, il faudrait trouver des répliques
amusantes, pratiquer la joie comme une gymnastique,
nous n’étions pas au bout de nos peines. J’ai songé aux

[ 116 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 116 2019-12-05 11:36 PM


Inuits qui pouvaient être chassés de leur communauté
s’ils ne faisaient pas d’efforts pour être gais. La vie
dans le Grand Nord était si difficile qu’on ne voulait
pas supporter la mélancolie d’un proche.
J’observais discrètement Elsa. Peut-être l’a-t-elle
perçu, car elle nous a confié d’elle-même qu’elle allait
un peu mieux. Elle avait repris ses cours, pensait même
passer ses examens sans s’imposer d’avoir de bons
résultats. Quelle belle surprise ! a dit Karl avec un brin
de gaieté dans la voix, voilà qui enlevait un poids sur
ses épaules. J’ai rendu grâce à Monika d’avoir trouvé
à Elsa une psychologue qui lui convenait. Heureu­
sement qu’elle était là !
Je me suis réjouie, mais pas pour longtemps. Plus
on approchait, plus je devenais anxieuse de retrouver
cette maison qui ne serait plus jamais la même, le fan-
tôme de Théo qui nous hanterait, la chambre de Théo
qu’il faudrait bien finir par vider, et aussi repeindre
afin d’en faire autre chose, mais quoi ? Auparavant, je
fouillerais le moindre recoin pour dénicher un jour-
nal, des notes, j’examinerais tous les dossiers de son
ordinateur. Je retracerais ses amis des réseaux sociaux,
je finirais par trouver des indices. Ce n’était pas parce
que la police de Miami n’avait rien remarqué de sus-
pect que je ne découvrirais rien, moi.

[ 117 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 117 2019-12-05 11:36 PM


Lorsque l’auto de Monika s’est arrêtée devant la
porte, le soir était presque tombé. L’ heure entre chien
et loup, disait ma grand-mère. Comme elle, j’avais
toujours détesté la fin de l’automne, la grisaille qui
éteignait toute lumière. Avec un peu de chance nous
aurions bientôt de la neige, et j’avais besoin de blan-
cheur, comme si cette ouate pouvait me redonner
l’illusion de l’innocence, de la légèreté. J’ai regardé la
maison devant moi, elle était bien telle que je l’avais
laissée. Monika avait pris soin d’allumer les lampes du
salon, elle nous avait préparé un bon repas, avait-elle
dit, et, dans la fenêtre du salon, Darwin nous atten-
dait. Je me suis sentie tout à coup protégée.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 118 2019-12-05 11:36 PM


Autant me reviennent les détails précis de notre séjour
à Miami, autant j’ai du mal à me rappeler les pre-
mières journées de notre retour à Montréal, elles com-
posent un magma indivisible. Tout s’emmêle, ce que
nous faisions, ce que nous mangions, ce dont nous
parlions. Le voyage avait fatigué Karl plus que je ne
l’avais prévu, il passait des heures dans la pénombre
à regarder le mur devant lui, rien n’arrivait à le sortir
de sa léthargie, sauf Elsa, qui le forçait à se ressaisir
dès qu’elle apparaissait dans l’embrasure de la porte.
J’essayais de la garder près de nous, mais elle désertait
souvent la maison pour aller chez des copains, et je
ne lui posais aucune question, elle ne semblait pas en
mauvaise forme.
Moi, j’étais si occupée que j’avais peu de temps
à consacrer à mes propres émotions. Il fallait bien
que quelqu’un fasse les courses et les repas, paie les
factures en retard, prenne les rendez-vous médicaux.
Puis le médecin de Karl lui a permis de se remettre

[ 119 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 119 2019-12-05 11:36 PM


au ­travail, quelques heures par jour d’abord. Il m’a
aussitôt annoncé qu’il irait au laboratoire dès le len-
demain et je n’ai pas protesté, reprendre ses recherches
lui ferait le plus grand bien. Il ne pouvait pas passer
des mois à fixer le mur du salon.
J’ai décidé de ne retourner aux Productions Cosmos
qu’après Noël puisqu’il n’y avait rien d’urgent, m’avait
répété Jean-Marcel. D’ici là, j’essaierais de me remet­
tre et je commencerais mon investigation dans la
chambre de Théo. En partant pour Miami, il avait
laissé sa chambre dans un état épouvantable. J’avais
aéré et refermé la porte, tout simplement, afin de me
concentrer sur le montage, rien ne pressait pour le
rangement. Depuis mon retour, je n’avais pas eu le
courage d’ouvrir la porte, pas eu le courage de pénétrer
dans le désordre, de revoir le lit défait, de ramasser les
vêtements éparpillés sur le plancher, pas eu le courage
de me mettre devant la réalité brutale de sa mort. Karl
non plus. Nous nous en occuperons quand je serai com-
plètement remis, avait-il promis, et j’avais acquiescé, je
lisais toute sa souffrance sous ces mots anodins.
Sans y réussir, nous essayions d’apprivoiser la vie
sans Théo. Le plus difficile, c’était de s’asseoir devant
sa chaise vide, à table. Comme si un aimant nous atti-
rait, nos yeux butaient sans cesse contre son absence,

[ 120 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 120 2019-12-05 11:36 PM


et celle-ci s’amplifiait de minute en minute, en venait
à occuper tout l’espace, nous la ressentions jusque
dans nos os. Par chance, Elsa, un soir, a eu une belle
intuition, elle a suggéré de prendre le repas dans la
salle à manger en regardant les nouvelles à la télévi-
sion. Nous nous sommes détendus, nous avons mangé
presque avec appétit, discuté ensemble de l’actualité.
Le fantôme qui nous hantait avait provisoirement
quitté la maison.
L’absence, je l’avais déjà ressentie après la mort de
ma mère. L’année qui avait suivi, je continuais à sur-
sauter en entendant la sonnerie du téléphone, peut-
être lui était-il arrivé quelque chose, une chute dans la
salle de bains, un accident en traversant la rue. Mais
Théo, lui, partageait notre vie de tous les jours, je
vivais son absence à la manière d’une rupture. Il faut
réapprendre les gestes quotidiens, sortir seule, faire les
courses seule, mettre un seul couvert à table, occuper
le centre du lit.
Cela, je l’avais vécu après le départ d’Arnaud. Au
moindre déplacement dans la maison surgissait son
visage, les inflexions de sa voix, ses remarques, ses
gestes. La mort de maman n’avait provoqué chez moi
aucune colère, elle était morte au bout de ses forces,
la vie ne voulait plus d’elle. Mais un deuil a­ moureux

[ 121 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 121 2019-12-05 11:36 PM


laisse un goût amer dans la bouche. J’avais passé douze
ans de ma vie avec Arnaud, il avait tourné la page
sans considération pour moi, je m’étais sentie trahie.
La trahison, c’est aussi ce que j’éprouvais à l’égard
de Théo. Nous n’avions pas mérité ça, Karl et moi.
L’amour qu’on donne n’est pas un placement ban-
caire, je le savais bien, mais je pensais que ce serait
différent avec un enfant. J’avais été trop crédule, tant
d’exemples autour de nous me l’avaient montré. Et
pourtant, on se dit que cette injustice ne nous arri-
vera pas, pas à nous. Nous, nous avions su faire com-
prendre à nos enfants que nous les aimions et ils nous
rendraient notre amour.
Je repassais en boucle les problèmes que m’avaient
confiés des amis à propos de leurs adolescents. Délin­
quance, dysfonctionnement, drogue, tentatives de
suicide, dépressions, petites et grandes ingratitudes
qui usaient les nerfs. Comme si toutes ces histoires
emmagasinées au fil des ans pouvaient me consoler
de notre drame à nous. Mais rien ne m’apaisait, rien
ne redorait mon image de mère. Rien ne m’enlevait
mon sentiment d’échec.
Et Karl, que ressentait-il au fond de lui, lui qui avait
traversé la mort de Laurence ? L’absence, l’absence
omniprésente, l’absence souveraine, il avait bien dû

[ 122 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 122 2019-12-05 11:36 PM


l’éprouver après le décès de sa femme. Et Elsa, qui
avait des souvenirs de sa première maman ? J’avais
essayé d’aborder le sujet avec elle un matin, mais elle
avait habilement contourné la question. J’avais beau
essayer de me conduire comme une mère, je n’y arri-
vais plus. Est-ce que j’étais en train de devenir une
étrangère dans la maison ?
Je reprendrais le contrôle de mon espace physique
en commençant à vider la chambre de Théo. La pièce
une fois libérée, Karl se sentirait soulagé lui aussi. Je
suis descendue au sous-sol et j’ai tourné délicatement
la poignée. Stupéfaction, rien ne traînait par terre, le
couvre-lit était placé convenablement sur les draps, la
table de l’ordinateur était à peu près rangée, j’ai eu un
moment de vertige. Qui avait fait le ménage ? Monika,
sûrement, elle avait voulu nous éviter le chaos à notre
retour de Miami. Peut-être avait-elle fouillé la pièce
pour trouver une lettre, un journal, des notes, peut-
être avait-elle même examiné les cahiers de Théo avant
moi.
Je me suis écrasée sur le lit comme si on venait de
jeter sur mes épaules une chape de plomb et je suis
restée là, la gorge nouée, un long moment. La dernière
chambre que j’avais vidée, c’était celle de ma mère.
J’avais dû me faire violence chaque fois que je prenais

[ 123 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 123 2019-12-05 11:36 PM


dans mes mains une robe qu’elle avait mis tant de
soin à se confectionner. Tellement de temps passé à
coudre, tellement de patience qui aboutissait dans des
sacs verts. Pourtant, j’avais terminé ma tâche, et je la
terminerais encore cette fois.
J’ai sursauté en entendant des pas dans l’escalier
et je me suis ressaisie, Elsa venait de rentrer. Je lui ai
lancé un beau bonjour et elle est descendue. Elle s’est
avancée dans la chambre, elle a regardé partout, s’est
assise à côté de moi. Elle m’a demandé si elle pourrait
occuper la chambre de Théo, elle la peinturerait, la
décorerait. Et aussitôt, sans me regarder, elle a glissé
entre ses lèvres Ce sera plus simple quand mon copain
viendra à la maison. J’ai essayé de dissimuler mon
étonnement, un copain ? Oui, un garçon de sa classe,
ils se voyaient depuis quelques semaines, ils étudiaient
ensemble, il l’aidait beaucoup. Comment s’appelait le
copain ? Damiel. J’ai demandé Daniel ? Non, Damiel,
comme l’ange dans Les ailes du désir, sa mère était folle
de ce film.
Une rime de plus dans notre vie. J’avais visionné ce
film si souvent que j’en connaissais des passages par
cœur, chaque fois fascinée, confortée par les images
de Berlin habitée par des anges bienveillants. Toute
ma tension est tombée d’un coup, Elsa était amou-

[ 124 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 124 2019-12-05 11:36 PM


reuse, elle entendait tourner le dos à la mort. Oui,
elle pourrait bien sûr s’installer au sous-sol, Karl serait
d’accord. Elle m’a sauté au cou.
J’ai vu le visage apaisant de Bruno Ganz. Il se tenait
derrière moi, dans la chambre, j’ai presque senti sa
main sur ma nuque.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 125 2019-12-05 11:36 PM


Je me suis fait violence. Depuis le retour, mon cerveau
semblait pris dans un bloc de marbre et je remet-
tais sans cesse au lendemain les tâches non urgentes,
prendre rendez-vous chez l’optométriste, retourner
un appel téléphonique, commencer les emplettes de
Noël. Une inconnue avait pris possession de mon
corps, elle me paralysait. Sensation d’être à la merci de
forces incontrôlables, peur, peur allant jusqu’à l’effroi
quand on se rend compte qu’on ne s’appartient plus.
Cette peur, Théo l’avait-il éprouvée ? Était-il cons­
cient qu’il n’était plus lui-même lorsqu’il a déposé le
révolver dans son sac à dos, qu’il a pénétré dans la
salle, qu’il a visé son père en plein milieu du ventre ?
Karl ne semblait pas se poser la question, mais moi,
j’avais besoin de savoir, savoir si c’était vraiment notre
Théo qui avait voulu tuer son père, savoir s’il était
responsable de ses actes. Pour moi, il y avait une
énorme différence entre être un monstre et être pos-
sédé par un monstre. En d’autres termes, est-ce que

[ 126 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 126 2019-12-05 11:36 PM


je pourrais réapprendre à voir Théo comme mon petit
garçon ?
Je me suis demandé si j’arriverais à retourner aux
Productions Cosmos après les fêtes. Si oui, il fallait
me secouer, retrouver ma volonté. Après mon café,
j’ai décidé de descendre dans la chambre de Théo
pour commencer mes recherches. Je consulterais ses
cahiers, ses notes de cours, j’allumerais son ordinateur,
je lirais tous ses courriels. J’ai soudain été attirée par
la couverture rouge d’un cahier de notes, j’ai réussi à
lire Français, puis le nom du professeur, Félix Messier-
Ruiz. Le cœur serré, j’ai ouvert le cahier comme si je
consultais un manuscrit précieux, Théo avait perdu
son écriture fine, nette, visiblement il n’allait pas bien.
Je m’efforçais de déchiffrer les mots, mais je n’appre-
nais rien, rien qui puisse m’éclairer. En tournant une
page, je suis tombée sur une copie de la photo que
j’avais apportée à Miami, Karl, Elsa, Théo et moi,
Théo et son sourire plein de trous, Théo ravi de tenir
Darwin dans ses bras. Je ne comprenais plus rien.
Théo était-il resté attaché à nous, cherchait-il dans
cette photo la force nécessaire pour contrôler sa haine ?
Je suis demeurée là un long moment, hypnotisée
par cette image, comme devant une rédemption. Je
voulais penser que Théo nous aimait, oui, il avait

[ 127 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 127 2019-12-05 11:36 PM


continué à nous aimer, ma colère contre lui est tom-
bée. Ça épuise, la colère, ça détruit à la longue, je
voulais arrêter de me ronger les sangs, de nouveau res-
sentir une certaine sérénité. Karl aussi, son indulgence
démesurée pour Théo était peut-être tout simplement
un désir de sérénité.
La sonnette de la porte m’a brusquement sortie
de mes pensées. Je suis montée en courant et, à ma
grande surprise, j’ai vu se découper à travers la fenêtre
la silhouette de Jean-Marcel. Il a secoué son manteau,
je ne m’étais pas aperçue qu’il neigeait, une neige de
Noël. Décor ouateux, engourdi, bruits étouffés, la
ville était redevenue une oasis de paix. Tu n’as pas trop
mauvaise mine, a dit Jean-Marcel en m’embrassant.
Il s’était fait du souci pour moi, a-t-il ajouté, était-ce
vraiment pour moi ou pour son film ? L’amitié est
comme l’amour, elle n’a pas toujours le détachement
qu’on souhaiterait, pourquoi demander aux autres une
impossible perfection ? Il n’y a qu’aux enfants qu’on
donnerait tout sans conditions, mais était-ce si vrai ?
On espérait leur affection en retour. Encore une fois
a surgi le visage de Théo, j’ai fait la grimace.
J’ai entraîné Jean-Marcel dans la cuisine. Nous
avons bavardé en prenant un café. Tu m’as manqué,
a-t-il dit en posant un instant sa main sur la mienne,

[ 128 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 128 2019-12-05 11:36 PM


pourquoi avais-je douté de lui ? Il ne m’avait pas man-
qué à moi, personne d’ailleurs ne m’avait manqué.
Depuis mon départ pour Miami, je vivais sous une
cloche de verre, coupée de mes sentiments habituels,
livrée à des sensations violentes qui allaient frapper
les murs de ma prison pour aussitôt revenir vers moi.
Mais je n’avais pas le goût de lui parler de moi.
Jean-Marcel en est vite venu aux faits. Nous n’avions
plus le temps prévu pour terminer le documentaire,
celui qui achetait les films pour la télé venait d’avoir
une promotion, il voulait régler tous ses dossiers avant
la mi-février. Jean-Marcel s’est raclé la gorge, comme
s’il cherchait un peu d’énergie. Myriam comprenait
ma situation, elle pouvait me remplacer si je le dési-
rais. J’ai regardé Jean-Marcel. Il m’avait fait le message
avec sa délicatesse habituelle, il avait dû insister auprès
de la productrice pour venir me voir à la maison.
Elle, elle se serait contentée de me téléphoner. Et elle
n’aurait sûrement pas mis des gants blancs.
Je me suis sentie piquée au vif. Il n’était pas question
de me faire remplacer, j’avais donné ma parole à Jean-
Marcel et je terminerais mon montage. Comment y
arriverais-je ? Je ne le savais pas, mais j’y arriverais.
Jean-Marcel m’a remerciée. Je serai là, a-t-il murmuré.
Touchée, j’ai répondu, d’une voix que je voulais ferme,

[ 129 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 129 2019-12-05 11:36 PM


Attends-moi, je me prépare et je viens avec toi. Je ne me
sentais pas capable d’entrer seule dans les locaux des
Productions Cosmos.
J’ai rassemblé tout mon courage et je me suis levée
en pensant à Karl qui allait tous les jours au laboratoire
malgré sa tristesse, à Elsa qui avait trouvé dans l’amour
un moyen de survivre, à Monika qui n’avait pris aucun
congé, sauf pour venir nous rejoindre quelques jours à
Miami. Est-ce que j’étais plus fragile qu’eux ? Ce n’était
pas le temps d’établir un palmarès. Moi, pendant plus
d’un mois, j’aurais à passer toutes mes journées devant
des meurtriers. J’avais beau me trouver une excuse, je
ne m’avouais pas toute la vérité, et je le savais. Oui,
j’étais fragile, plus fragile que Jean-Marcel, en tout
cas. Il m’arrivait de l’envier, de me demander comment
me fabriquer une carapace. Mais Jean-Marcel avait
du cœur, il n’était pas insensible comme Myriam. Et
je préférais mille fois ma porosité à sa dureté à elle.
Des femmes et des hommes comme elle, il y en avait
de plus en plus dans le métier, hélas ! Et c’étaient ces
personnes-là qui tiraient le mieux leur épingle du jeu.
À travers les flocons de neige est tout à coup apparue
dans le pare-brise l’enseigne des Productions Cosmos.
Jean-Marcel s’est engagé dans le stationnement. Quel­
ques minutes à peine et je poserais les pieds dans

[ 130 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 130 2019-12-05 11:36 PM


l’édifice. J’ai dit à Jean-Marcel Toi et moi, nous sommes
des cinéastes en voie d’extinction. Évidemment, il ne
pouvait pas comprendre. J’ai simplement ajouté que
nous n’avions pas l’étoffe des conquérants du vingt et
unième siècle.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 131 2019-12-05 11:36 PM


Je suis parvenue à me concentrer sur les plans qui se
succédaient sans faire de liens avec Théo, je réussissais
à garder une distance entre notre drame et ceux que
je voyais à l’écran. Je n’aurais pas cru que je repren-
drais si facilement le fil, j’étais fière de moi. Il me
restait encore beaucoup de travail, mais j’étais sur
la bonne voie, je verrais bientôt s’illuminer le visage
de Jean-Marcel. J’ai continué, continué jusqu’à ce
que j’entende mon estomac gargouiller. J’ai regardé
ma montre, quatorze heures déjà. J’avais oublié mon
repas, comme avant. J’étais encore capable de me
comporter comme la femme d’avant.
Je n’irais pas manger une bouchée avant d’avoir
montré à Jean-Marcel où j’en étais. Je suis allée le
chercher dans le bureau d’à côté et je me suis instal-
lée un peu de biais devant le moniteur, je pourrais
surprendre ses réactions pendant le visionnement.
Sourires, hochements de tête, exclamations, je saisirais
tout de suite ce qu’il faudrait corriger. Il était beau

[ 132 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 132 2019-12-05 11:36 PM


à voir, les yeux rivés sur l’écran. Rien n’aurait pu le
distraire, son univers tenait tout entier entre les quatre
arêtes d’un rectangle où s’agitaient des images. J’en
étais bouleversée. C’est le film qui me sauverait, oui,
l’art pouvait nous sauver. Je retrouvais mon désir d’ap-
porter quelque chose à la compréhension du monde,
cette part de vérité qui n’est pas immédiatement acces-
sible dans la vie courante. Me remettre au travail ne
m’effrayait plus, pourquoi avais-je eu si peur ? Et ce
que nous avions vécu, Karl et moi, apporterait au
documentaire une plus grande profondeur.
Nous avons tout visionné, puis nous sommes reve-
nus sur certains raccords, avons discuté du scéna-
rio avec notre enthousiasme habituel. J’ai proposé à
Jean-Marcel d’accorder plus de place aux parents des
tueurs. Il a fait la moue, il pensait au budget. Il fau-
drait faire de nouvelles entrevues, que dirait Myriam ?
J’ai réussi à le convaincre, j’ai dû bien défendre ma
cause. Et, quand Jean-Marcel était convaincu, il savait
convaincre.
Soudain, il a eu une illumination, pourquoi est-ce
que je ne témoignerais pas, moi, moi qui venais de
vivre une situation si douloureuse ? Sans même y réflé-
chir, j’ai fait non, non de tout mon corps, de toute ma
volonté, il n’en était nullement question, notre drame

[ 133 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 133 2019-12-05 11:36 PM


demeurerait privé. J’avais réussi à imposer le silence au
journaliste qui voulait interviewer Elsa, je n’allais pas
revenir sur ma décision. Tu as honte ? a demandé Jean-
Marcel. J’ai haussé les épaules. La honte, sans doute,
mais pas seulement, la pudeur aussi. Quelques mois
plus tôt, j’avais refusé de participer à une émission sur
les adolescents, je ne me voyais pas parler d’Elsa et de
Théo à la radio. La recherchiste avait semblé étonnée,
tout le monde rêvait d’avoir quinze minutes de gloire,
qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ?
Jean-Marcel n’a pas insisté. Je resterais sur mes
positions, il me connaissait. Mais je lui ferais le meil-
leur montage possible, le documentaire serait un suc-
cès, toutes les télévisions se l’arracheraient, nous avons
ri, je voulais voir grand pour me donner de l’énergie.
Le soir tombait déjà, la journée avait passé sans que je
la voie, j’ai demandé à Jean-Marcel s’il avait le goût de
venir partager notre repas. L’invitation tombait bien,
Jeff était à New York depuis une semaine, la solitude
lui pesait, passer la soirée avec nous l’emballait. Elsa
irait étudier chez son amoureux, elle m’avait prévenue,
nous pourrions bavarder plus librement.
Karl était déjà revenu du bureau, il nous atten-
dait au salon, dans la pénombre, devant son mur,
j’ai ressenti un serrement dans la poitrine. Quelles

[ 134 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 134 2019-12-05 11:36 PM


images voyait-il passer devant ses yeux ? Dès qu’il
était désœuvré, son cauchemar le rattrapait. Mais en
nous apercevant, il s’est ressaisi, il s’est levé pour offrir
un verre à Jean-Marcel, et il a voulu cuisiner avec
nous, comme toujours quand Jean-Marcel venait à
la maison. J’ai pris les légumes dans le frigo et nous
avons commencé à les peler. Gestes du soir, gestes de
millions de personnes qui rentrent du travail, exté-
nuées, souvent frustrées. Nous, nous avions pour-
tant l’immense privilège de faire un métier que nous
aimions, nous le reconnaissions. Karl a parlé de ses
recherches, Jean-Marcel a répété qu’il admirait mon
montage, c’était sincère, je le savais. J’ai senti passer
dans mes vertèbres un courant de sérénité.
Tout à coup, j’ai vu Karl sortir les napperons de
leur tiroir, et ce fait insignifiant m’a touchée. Puis il a
suggéré un toast en l’honneur de Jeff, qui exposait à
New York pour la première fois. Jean-Marcel a fondu,
et moi aussi. Karl avait le don de prononcer les mots
qui vont droit au cœur. Il avait retrouvé ses vieux
réflexes. J’inviterais plus souvent Jean-Marcel.
Nous avons trinqué au succès de Jeff. La maison
était habitée. À nouveau.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 135 2019-12-05 11:36 PM


J’avais eu beau chercher et chercher, je n’avais rien
trouvé. J’avais tressailli en voyant dans l’ordinateur un
dossier intitulé Daech, mais Elsa avait aussitôt apaisé
mes craintes, Théo avait fait un travail sur le sujet dans
l’un de ses cours, il s’était documenté, comme le font
tous les élèves. Rien non plus dans sa boîte de cour-
riels, rien sur les réseaux sociaux. Le mystère gardait
son épaisseur. Un fils se rend à Miami et tente de tuer
son père, mais on ne sait pas pourquoi. Je ne l’accep-
tais pas. Au repas, je m’étais décidée à en glisser un
mot à Karl, mais il m’avait rabrouée, Qu’est-ce que tu
voudrais savoir au juste ? J’avais essayé de garder mon
calme. Je voulais savoir si Théo était allé le rejoindre
avec l’intention de le tuer. J’ai entendu aussitôt Même
si nous le savions, Théo ne ressusciterait pas.
Je me suis sentie bouillir. Si Théo avait prémédité
son acte, ça faisait toute la différence pour moi. J’étais
allée le reconduire à l’aéroport et je n’avais rien perçu
d’inhabituel chez lui, il était calme, il chantonnait, il

[ 136 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 136 2019-12-05 11:36 PM


s’était même laissé embrasser en sortant de l’auto, ce
qui ne lui était pas arrivé depuis des mois. En rentrant
à la maison, j’avais mis de la musique, j’avais chan-
tonné moi aussi, ce voyage lui ferait peut-être le plus
grand bien. Comme à moi d’ailleurs. J’avais eu raison
de le laisser partir.
Qu’est-ce que je voulais savoir ? Je voulais savoir si
je m’étais fait manipuler comme une enfant, si j’étais
encore capable de lire correctement un comporte-
ment. Je voulais savoir si j’étais folle. J’ai senti mes
joues inondées par un déluge de larmes que j’essayais
de refouler, c’était la première fois que nous nous dis-
putions depuis le drame. Voilà que je m’effondrais, je
n’aidais pas Karl à récupérer. Décidément, ma belle
image craquait de partout.
J’ai pleuré, pleuré jusqu’à épuisement. J’ai entendu
Tu es à bout. À bout, oui, c’était bien l’expression. À
bout de nerfs, de patience, d’inquiétude, de questions
sans réponse, il fallait bien l’admettre. Et ce n’était pas
mon travail qui pouvait me distraire, ces heures, toutes
ces heures passées devant des parents qui, comme
moi, cherchaient à comprendre. Karl, lui, revenait du
laboratoire plein d’espoir, son nouveau médicament
contre la dépression était presque au point, des mil-
liers, des millions de malades en ­bénéficieraient. Se

[ 137 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 137 2019-12-05 11:36 PM


sentir utile à l’humanité le sauverait. Mais qui béné-
ficierait du documentaire que je montais ? Des gens
convaincus, les happy few. Les artistes étaient là pour
poser des questions, ils n’apportaient pas de solutions
concrètes aux malheurs du monde.
Nous n’allons tout de même pas nous quereller, a dit
Karl en s’approchant de moi. Il m’a entouré les épaules
de son bras puis, après un long silence, il s’est mis à
parler. Trois jours avant sa conférence à l’université,
il avait eu une grosse dispute avec Théo, qui lui avait
demandé de l’argent pour partir en voyage. Karl vou-
lait savoir où il désirait se rendre, Théo avait refusé de
le lui révéler, il s’était enfermé dans sa chambre après
l’avoir traité de tous les noms. Le lendemain, Karl
avait essayé d’avoir une discussion avec lui, mais en
vain. Était-ce pour quelques milliers de dollars que
Théo avait essayé de le tuer ?
Le brouillard qui nous enveloppait a soudain été
traversé par un faible rayon de lumière, j’étais contente
d’avoir amené Karl à parler, contente et rassurée. Où
Théo voulait-il partir en voyage ? En Amérique du
Sud, en Asie ? Ou en Syrie ? On voyait tous les jours,
à la télé, des reportages sur des jeunes qui se radica-
lisaient, pourquoi pas Théo ? Karl a tout de suite fait
non de la tête, pas Théo, il en était sûr. La preuve, je

[ 138 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 138 2019-12-05 11:36 PM


n’avais trouvé aucun indice dans son ordinateur, à
part ce travail sur Daech. Il fallait chercher un autre
mobile, la colère contre lui, son père, une colère telle-
ment grande qu’on pouvait l’appeler haine. Le dernier
visage de Théo qu’avait vu Karl était ce visage déformé
par un sentiment de répulsion, l’image resterait tou-
jours incrustée en lui.
J’ai pris la main de Karl dans la mienne, je l’ai
caressée. Il devrait vivre désormais sans aucun espoir
de réconciliation avec son fils, ce devait être terrible.
Et pourtant, il n’avait pas flanché. Je le lui ai dit, il
a souri tristement. Le travail l’aidait à sortir de sa
peine, et puis Elsa avait besoin de lui, il la sentait
d’une grande fragilité malgré son nouvel amour. Et
moi aussi, a-t-il ajouté. Nous étions tous les trois des
rescapés du drame, nous nous en sortirions ensemble.
Ce n’était pas son premier coup dur d’ailleurs, mais
je n’ai pas voulu lui rappeler l’accident de Laurence,
un drame qu’il n’avait jamais réussi à éclaircir. La
mort de sa femme, il ne l’avait pas vue venir non plus,
il n’avait pas cherché à se l’expliquer. À quoi bon, il
n’aurait jamais de réponse concrète, m’avait-il dit. En
bon scientifique, Karl ne croyait qu’aux preuves pal-
pables, ce qui avait souvent le don de m’irriter. Mais
aurait-il tenu le coup s’il avait admis que Laurence

[ 139 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 139 2019-12-05 11:36 PM


s’était suicidée ? Et sombrerait-il s’il savait que son fils
avait prémédité de le tuer ?
Un miaulement près de moi soudain, Darwin était
monté sur le canapé, il réclamait des caresses. Je me
suis mise à sourire. Combien étions-nous à avoir besoin
de chats pour nous consoler ? J’ai pensé à l’après-midi
où j’étais arrivée chez Karl, le chaton dans les bras, j’ai
revu la joie d’Elsa et de Théo, la reconnaissance dans
les yeux de Karl, j’ai réentendu sa voix chaude, Mais
entrez, faites-nous ce plaisir. J’ignorais ce qui m’atten-
dait dans cette maison. Et pourtant, j’avais très vite
su que nous pourrions faire notre vie ensemble. Lui
aussi, m’avait-il avoué un peu après. Entre nous, ce
n’avait pas été le coup de foudre, la folle passion qui
fait vaciller les repères, plutôt le sentiment de retrouver
une personne que nous avions connue, fréquentée,
aimée depuis toujours. Le retour du passé dans le
présent, le réveil d’une mémoire ancienne qui nous
enracinait dans la vie. Nous n’avions plus voulu nous
quitter, Karl et moi. Depuis quinze ans, nous avions
résisté à toutes les embûches et nous saurions résister
à la mort de Théo. Nous nous aimions, tous les deux,
de ça j’étais sûre, nous nous aimions malgré nos dif-
férences. Et nos différends.

[ 140 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 140 2019-12-05 11:36 PM


À moins d’un miracle, nous continuerions à ignorer
ce qui s’était passé dans la tête de Théo. Karl l’ac-
ceptait, moi pas. J’espérais secrètement une réponse.
Peut-être la haine que Théo lui vouait était-elle liée à
Laurence, peut-être tenait-il son père responsable de sa
mort ? Peut-être y avait-il autre chose, un motif que je
n’arrivais pas à soupçonner. Je prendrais rendez-vous
avec ses professeurs, je rencontrerais ses copains de
collège, je poursuivrais mes recherches. Je ne renon-
cerais pas, j’arriverais à établir ma propre version des
faits. Ce serait pure fiction peut-être, mais qu’im-
porte, je ne pouvais pas rester dans le doute toute la
vie, j’avais besoin de me faire mon propre récit.
Nous sommes allés nous coucher. Darwin est venu
se blottir contre moi en ronronnant et je me suis
endormie, apaisée.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 141 2019-12-05 11:36 PM


Nous avons réussi à traverser Noël. Traverser, oui,
comme une épreuve, une lutte à finir. On le sait,
l’année qui suit un décès est difficile, aux fêtes tout
particulièrement. Premier Noël, premier jour de l’An,
anniversaires, le défunt revient hanter les vivants.
Théo n’allait pas faire exception, il aurait été trop
simple de croire qu’un décor enchanteur nous pro-
tégerait. Monika nous avait trouvé une maison de
campagne à une heure de Montréal, nous avions
invité Jean-Marcel et Jeff, nous avions même emmené
Darwin. Tout avait été parfait. Il avait neigé pendant
vingt-quatre heures, Elsa et Damiel avaient fait une
longue randonnée en raquettes, nous avions passé
des heures devant le feu de foyer, j’avais réussi ma
dinde. Tous les éléments étaient réunis pour faire
de cette journée une rédemption, mais le cœur n’y
était pas.
Ça n’avait pas été la catastrophe pourtant. Nous
avions joué notre rôle d’individus capables d’affronter

[ 142 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 142 2019-12-05 11:36 PM


les malheurs de la vie, mais une ombre passait devant
nos yeux dès que la conversation fléchissait. L’attitude
d’Elsa nous réconfortait cependant, Karl et moi, tout
en nous inquiétant. Auprès de Damiel, elle semblait
avoir retrouvé sa sérénité, et nous souhaitions que sa
bulle n’éclate pas trop vite. Qu’elle ait le temps de faire
le deuil de Théo avant la fin de son amour. Peut-être
cette romance durerait-elle quelques années, nous
avions besoin de rêver.
Ça n’avait pas été la catastrophe, non. Il y avait
même eu un éclair de bonheur lorsque Helen nous
avait téléphoné de Miami pour nous offrir ses vœux.
Pendant un moment, j’avais oublié les cris des enfants
quand ils apercevaient les cadeaux sous le sapin, leur
excitation en déchirant le papier coloré, leur fascina-
tion devant un jouet qu’ils avaient mentionné dans
leur lettre au père Noël. Elsa et Théo m’avaient récon-
ciliée avec les fêtes. Depuis mon adolescence, cette
période de joie forcée me pesait, l’obligation de me
réjouir réveillait chez moi une profonde mélancolie.
D’où cela me venait-il ? J’avais passé des heures et des
heures à m’interroger, je ne voyais pas. C’était un
état de fait, comme à chacun de mes anniversaires.
Au collège, j’avais été remuée en lisant « Je marche à
côté d’une joie », Saint-Denys Garneau avait trouvé

[ 143 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 143 2019-12-05 11:36 PM


les mots justes. Combien étions-nous à ne pas pouvoir
accepter la joie ? Mais ce n’était pas un phénomène
propre au Québec catholique. La mélancolie n’avait
aucun pays, j’en étais sûre, aucune religion. Elle avait
à voir avec la culpabilité, et nous n’étions pas les seuls
au monde à nous sentir coupables.
Cette année, ma tristesse avait un visage, elle était
rattachée aux cendres d’un cadavre qui seraient inhu-
mées au printemps. Notre enfant chéri, notre petit
Théo, qui avait décidé de bousiller sa vie et la nôtre.
Et nous ne l’en avions pas empêché. Nous ne l’avions
pas protégé contre lui-même, nous ne nous étions
pas protégés non plus. J’avais beau me répéter que les
parents ne sont pas des boucliers pour leurs enfants,
la pensée d’avoir failli à ma mission me poursuivait
comme l’œil de Dieu. Il me faudrait prendre exemple
sur Karl.
Depuis notre dispute, j’avais réfléchi. Ce que je
prenais chez lui comme le refus d’accepter la vérité,
j’avais commencé à le voir comme une écologie de
l’esprit, une volonté de continuer son chemin sans se
laisser avaler par la douleur. La capacité de se privilé-
gier au détriment de l’autre. Selon l’oncle Heinrich,
les prisonniers qui avaient survécu aux camps avaient
dû apprendre à accepter qu’ils ne pouvaient rien, ou

[ 144 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 144 2019-12-05 11:36 PM


presque rien, pour leurs compagnons. Ils n’étaient
pas insensibles au malheur autour d’eux, mais ils se
savaient impuissants devant l’horreur.
Moi, j’avais toujours voulu sauver mon entourage,
à commencer par les hommes de ma vie. Attitude
typiquement féminine, disait-on, mais est-ce si sûr ?
Mon grand-père était mort peu après l’internement
de mon oncle. Il n’avait pas réussi à sauver son fils de
la folie et moi, malgré tout mon amour, je n’avais pas
réussi à sauver mon grand-père. Son estomac avait
éclaté une nuit de septembre et il était mort au bout
de son sang. J’avais cinq ans.
Est-ce qu’on guérit jamais de ses anciennes blessures ?
Depuis Miami, mon enfance me revenait comme si je
l’avais vécue la veille. Qu’aurait pu faire une toute petite
fille pour un homme de soixante-quinze ans ? Qu’est-ce
que j’aurais pu faire pour Théo ? L’aimer davantage, le
soutenir davantage, l’affronter directement, l’enfermer
dans la maison ou le mettre dehors, le dénoncer à
la police peut-être, et, si oui, pour quel motif ? Parce
qu’il était infect avec nous ? Il faudrait bien, un jour,
que j’accepte d’avoir été dépassée par les événements,
il faudrait bien mettre à mort la petite fille qui croyait
pouvoir changer le monde par sa seule volonté. Était-il
trop tard pour déboulonner ma propre statue ?

Dupre-Theo a jamais.final.indd 145 2019-12-05 11:36 PM


Encore une fois, me voici prise au piège de mon passé,
est-ce si étonnant ? Maintenant je l’accepte, j’étais
naïve de vouloir raconter le drame comme une his-
toire séparée de moi. Théo n’est pas un électron libre,
tout se tient, dans l’écriture comme dans la vie. Mais
je suis gênée chaque fois que je me relis, j’ai toujours
détesté me dévoiler. L’impression que, en me révé-
lant, je vais me désintégrer. Si j’avais commencé ce
récit immédiatement après la mort de Théo, aurait-
ce été plus facile ? J’étais dans un état tel que je me
serais posé moins de questions, mais je n’arrivais pas à
mettre mes pensées en ordre. Les pages que je noircis-
sais à Miami étaient un véritable fourre-tout, je notais
toutes les pensées qui me passaient par la tête.
Écrire m’humilie, me mortifie, mais je continue,
poussée par j’ignore quoi, une énergie plus puissante
que moi. C’est physique par moments, un courant
d’une force inouïe qui monte, brise mes barrages les
plus résistants, envahit tous mes muscles. Je n’éprouve

[ 146 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 146 2019-12-05 11:36 PM


pas de honte, plutôt un apaisement, celui d’arriver
à me faire violence, à nommer la douleur. La honte
vient plus tard, une fois mon ordinateur éteint.
Il y a heureusement une contrepartie. L’écriture me
rassure, je l’avoue. Comme je ne peux pas tout racon-
ter, je dois constamment faire des choix, conserver
seuls les faits qui me semblent significatifs. J’ai alors
l’impression de reprendre le contrôle de la réalité.
J’ai beau dire que je veux mettre à mort la petite fille
toute-puissante qui m’habite, ce récit lui redonne ses
droits. Cela, je le vis aussi quand je fais du montage.
Une romancière norvégienne a affirmé, en entre-
vue, qu’il n’y a jamais de certitudes dans l’écriture. Je
revois son visage, magnifique regard, rides pleinement
assumées, douce détermination dans les gestes. Je
n’ai pas retenu son nom impossible, mais je l’ai citée
à l’université, dans la classe du professeur malade que
j’ai remplacé au pied levé pour la session. Tous les arts
ont des points communs. Un étudiant m’a demandé
ce que je voulais dire, concrètement. Il avait la voix
de Théo, et ses intonations. J’ai tressailli, j’ai fait sem-
blant de réfléchir, le temps de rassembler mes esprits.
J’ai parlé du cinéma d’auteur, bien différent des films
avec lesquels les jeunes ont grandi. Les étudiants ont
acquiescé, ils veulent devenir Bergman, Jean-Claude

[ 147 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 147 2019-12-05 11:36 PM


Lauzon ou Agnès Varda, c’est beau d’avoir des rêves.
Si je n’avais pas eu de rêves à vingt ans, je ne serais
pas allée vers le cinéma. Quel métier aurais-je choisi ?
Quand j’ai donné le cours pour la première fois,
il y a quelques années, j’étais sur la défensive, j’avais
peur de dire des bêtises, peur de ne pouvoir répondre
aux questions, je n’avais pas beaucoup de place en
moi pour aimer les étudiants. Aujourd’hui, j’y arrive.
Jérémie, par exemple, qui a aussi certaines manières
de Théo, pas seulement sa voix. Il m’émeut. Il veut
devenir réalisateur, j’en ai parlé à Jean-Marcel, il a
accepté de le prendre comme stagiaire pour son pro-
chain tournage. Jérémie m’a remerciée, Vous ne savez
pas ce que je vous dois. J’ai baissé les yeux sans dire quoi
que ce soit, s’il savait comme ça m’a fait du bien ! Ce
que je n’ai pas pu donner à Théo, je le donne un petit
peu à mes étudiants.
Au début, je voyais Théo chaque fois que mes yeux
s’arrêtaient sur Jérémie, mais plus maintenant. Je
ne vois que lui, Jérémie, ses réactions spontanées, sa
fougue de jeune homme. Théo aurait vingt ans lui
aussi, je me demande ce qu’il serait devenu s’il avait
échappé à ses démons. Il suffit de quelques minutes
pour que la vie bascule, j’en ai des frissons. Souvent, je
songe à Elsa, que pourrait-il lui arriver ? Elle va bien,

[ 148 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 148 2019-12-05 11:36 PM


Dieu merci !, elle terminera son baccalauréat en avril,
elle est inscrite à la maîtrise, mais ce n’est pas une
garantie pour l’avenir. Un échec en classe, la fin de
sa relation avec Damiel, une grossesse non prévue, et
l’édifice qu’elle se construit pourrait s’effondrer. Tout
le monde est vulnérable, oui, sauf l’oncle Heinrich.
Lui, il semble être bâti en béton armé.
Récemment, Heinrich a eu une pneumonie, mais
il s’est rétabli. Ses années sont comptées, il le sait, et
il l’accepte. Ce qui l’inquiète, c’est l’extrême-droite
qui monte un peu partout, en Europe comme en
Amérique, l’impression de revivre sa jeunesse, Je ne
veux pas mourir en plein cauchemar, a-t-il avoué à
Karl. Nous tentons de le rassurer, mais peine perdue.
Pour le convaincre, il faudrait commencer par y croire
nous-mêmes. Pourtant, nous essayons de ne pas tom-
ber dans le cynisme que nous voyons autour de nous.
Nous continuons, chacun à notre manière, nous
nous efforçons de croire sans foi, d’espérer sans espé-
rance. Je collectionne avidement tous les signes que je
peux, une grande marche des femmes aux États-Unis,
des hommes qui les appuient, des milliers de gens qui
se tiennent debout. Oui, nous continuons, le nouveau
médicament de Karl est présentement à l’essai, Monika
vient d’accepter un poste de d ­ irection, elle pourra

[ 149 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 149 2019-12-05 11:36 PM


mieux faire passer ses idées, Elsa et Damiel veulent
travailler sur les médicaments contre la douleur, et
moi j’enseigne, je monterai bientôt le nouveau film de
Jean-Marcel et j’écris, j’écris ce récit qui accueille mes
doutes, mes interrogations, mon amour de la vie.
Amour, ce mot usé que j’essaie de réhabiliter en y
greffant de la colère, de la révolte, des larmes et de la
joie. À mon grand étonnement, je pense maintenant
au mot joie, j’ai délaissé le poème de Saint-Denys
Garneau pour ceux-ci, Toi qui ne reconnaissais que ta
dette envers la douleur, tu as soudain reconnu ta dette
envers la joie. C’est une étudiante de mon cours qui
m’a cité cette phrase, elle l’avait apprise par cœur sans
se souvenir où elle l’avait lue. Tant pis.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 150 2019-12-05 11:36 PM


Dès que j’avais vu le nom de Félix Messier-Ruiz dans
le cahier de Théo, je m’étais promis de le rencontrer. Je
lui avais téléphoné au collège, il s’était montré réceptif,
m’avait donné rendez-vous dans un café. Nous avons
passé près de deux heures ensemble, nous avons parlé
sans nous arrêter. Il est resté sans voix en apprenant le
drame. Incrédule, il creusait sa mémoire à la recherche
d’un indice susceptible d’expliquer l’acte de Théo.
Je n’ai rien appris d’important. Théo était un élève
réservé, il s’assoyait toujours à l’arrière de la classe,
dans la dernière rangée, adossait parfois sa chaise
contre le mur, ne bavardait pas avec ses voisins durant
les cours, ne posait aucune question, ne participait pas
aux discussions. Il n’avait jamais envoyé de courriel à
Félix pour lui demander des explications. Et puis, un
jour, la chaise était restée vide, Théo avait disparu, et
Félix n’avait pas cherché à savoir pourquoi. C’est si
fréquent, les abandons, au cégep, jamais il n’aurait
pensé que Théo n’allait pas bien.

[ 151 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 151 2019-12-05 11:36 PM


Le portrait de Théo correspondait à ce qu’on enten-
dait des jeunes meurtriers à la télévision. Adolescents
discrets, fermés même, qui n’attiraient pas l’attention,
ne semblaient pas avoir besoin d’aide, et qui, un beau
jour, entraient dans leur école armés jusqu’aux dents
pour tuer leurs camarades. Autour d’eux, personne
n’en revenait, on se demandait ce qu’on aurait pu faire
pour éviter le pire. Félix se posait aussi la question,
Nous avons tellement d’ élèves que nous ne pouvons pas
tous les suivre, a-t-il soupiré après un silence. Je l’ai
aussitôt rassuré, je ne lui faisais aucun reproche.
S’il y avait eu quelqu’un à qui faire des reproches,
c’était moi. J’aurais pu me rendre au collège, par-
ler aux professeurs, essayer de savoir ce qui ne fonc-
tionnait plus, et je n’avais rien fait, rien. Vous croyiez
que tout rentrerait dans l’ordre, comme dans les bonnes
familles, n’est-ce pas ? Félix, lui, avait cru que la litté­rature
ennuyait Théo, les livres qu’il avait mis au programme
manquaient d’action, d’aventures, de rebondissements,
trop intellectuels pour des jeunes habitués aux jeux
vidéo, c’était souvent le cas, hélas !, surtout chez les
garçons élevés dans le sillage des super-héros. Mais il
tenait son bout, même s’il perdait des élèves. Il refusait
de niveler ses cours par le bas.

[ 152 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 152 2019-12-05 11:36 PM


Il me plaisait, Félix. Il me rappelait quelqu’un,
mais qui ? Un comédien, peut-être. Vêtu avec une
certaine recherche, raffiné sans être précieux, des
lunettes rouge vif qui mettaient ses yeux en valeur,
il aurait pu jouer le rôle d’un enseignant dans une
série télévisée. J’ai voulu savoir ce qui l’avait conduit
à la littérature, lui qui ne semblait pas avoir beau-
coup plus de trente ans. Une professeure au collège,
a-t-il dit, une femme qui lui avait transmis sa pas-
sion. Son regret, c’était que lui n’avait pas su le faire,
pas pour Théo, malheureusement. J’ai posé ma main
sur la sienne, où commence notre responsabilité, où
s’arrête-t-elle ?
Dans une revue de Karl, j’avais lu un article sur la
tristesse qu’éprouvent les médecins lorsqu’ils perdent
un malade, sentiment d’impuissance, d’échec, de
culpa­bilité. De la responsabilité à la culpabilité, il n’y
avait qu’un pas. Et chez les artistes ? Quand un film
est mal reçu, n’a-t-on pas l’impression d’avoir failli
à notre mission, l’impression de n’avoir pas réussi à
faire comprendre aux spectateurs un aspect inédit du
monde ? Félix m’a regardée dans les yeux. Parents,
professeurs, médecins, cinéastes, nous étions tous
logés à la même enseigne, il n’y avait jamais songé.

[ 153 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 153 2019-12-05 11:36 PM


Et pourtant, il faisait un doctorat sur l’engagement
en littérature.
L’engagement ? Quel beau sujet ! Oui, il analysait
des essais d’écrivains contemporains, il s’est mis à me
parler de ses recherches avec la même passion que Karl,
j’étais émue. Et puis il s’est brusquement arrêté et, en
me regardant droit dans les yeux, il a déclaré Vous
aussi, vous êtes engagée, vous êtes une cinéaste engagée.
J’ai vu plusieurs documentaires que vous avez montés. Je
me suis détendue. Pour lui, je n’étais pas uniquement
la mère de Théo, j’avais aussi une autre identité, j’étais
une femme qui voulait apporter quelque chose à la
société. Cette rencontre me faisait le plus grand bien.
J’ai regretté que Karl ne soit pas avec nous, lui qui se
battait tous les jours pour surmonter la mort de Théo.
Il n’avait rien pu pour lui, mais pour d’autres, oui,
il pouvait agir, il aiderait des millions de personnes
dépressives. C’était ça, sa consolation. Il fallait bien
que nous trouvions des motifs d’encouragement.
Et pourtant, je le savais, nous ne verrions jamais le
jour où nous serions parfaitement consolés. Nous rou-
lerions notre pierre jusqu’au sommet de la montagne
et elle redescendrait jusqu’en bas. Comme Sisyphe, il
nous faudrait recommencer, et recommencer, jusqu’à
la mort. Quelle sagesse chez les Anciens, a dit Félix,

[ 154 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 154 2019-12-05 11:36 PM


l’ époque moderne n’a rien inventé. J’allais acquiescer
quand une longue jeune fille à la crinière blonde s’est
approchée, une élève de la dernière session. Marie-Ève.
Félix m’a présentée comme la mère de Théo et elle a
fait la moue. Elle a aussitôt essayé de se reprendre, elle
a demandé comment il allait, elle a tout de suite ajouté
Je lui avais prêté des vinyles, j’aimerais bien les récupérer.
Elle a blêmi quand je lui ai dit que Théo était mort,
mais je ne me voyais pas lui mentir.
Cette Marie-Ève, avait-elle été pour notre fils une
camarade de classe, une amie, ou davantage ? Je l’ai
invitée à la maison, j’avais un prétexte, je lui remet-
trais ses vinyles. Nous avons échangé nos coordon-
nées. Elle m’a promis de me donner des nouvelles dès
qu’elle aurait son horaire, elle venait d’être embauchée
comme serveuse dans ce café, oui, elle s’était trouvé
du boulot. Comme la plupart des élèves, a précisé
Félix. Si Théo avait dû travailler pour payer ses études,
peut-être ne se serait-il pas replié sur lui-même, peut-
être ne l’avions-nous pas aidé à se prendre en main,
comment savoir ? S’était-il confié à Marie-Ève ? Je le
lui demanderais, j’espérais en apprendre un peu plus
sur le Théo des derniers mois.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 155 2019-12-05 11:36 PM


Je me suis réveillée la tête sale, pleine de toiles d’arai-
gnées, comme après un mauvais rêve que j’aurais oublié.
Ne me restaient que des impressions désagréables qui
flottaient dans l’air de la chambre sans que j’arrive à y
greffer des images précises. J’ai senti monter la bonne
odeur du café depuis la cuisine, puis celle des rôties
dans le grille-pain, Karl était déjà levé, il se préparait à
aller au laboratoire. Quelle heure était-il ?
Je me suis assise dans le lit, j’ai essayé de retrouver
un détail de mon rêve avant qu’il ne s’efface tout à
fait, un personnage, un geste, une parole, un morceau
du puzzle qui m’aurait permis de reconstituer toute la
scène, mais en vain. Amnésie totale. Ma nuit restait
opaque comme un ciel de novembre. Refus d’ouvrir
les yeux sur la réalité, désir de me protéger ?
En enfilant ma robe de chambre, j’ai senti l’ombre
de Théo passer près de moi, furtivement, son ombre
désemparée, elle rôdait dans la maison sans trouver le
repos, et soudain j’ai eu hâte au printemps, hâte qu’il

[ 156 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 156 2019-12-05 11:36 PM


soit inhumé, qu’il ait trouvé un lieu de paix, entouré
de ses grands-parents, qui l’accueilleraient dans l’éter-
nité de leur sommeil. J’ai pensé à l’oncle de Karl, mort
à Buchenwald, j’ai pensé à tous les fantômes de tous
les camps qui erraient, sans sépulture. Comment les
familles avaient-elles réussi à tenir ? Le fait de savoir
qu’elles étaient si nombreuses à vivre le même drame
leur avait-il apporté du réconfort ?
Moi, je me sentais seule avec ma détresse. Le premier
janvier, comme d’habitude, Flavie m’avait téléphoné
de Vancouver pour m’offrir ses vœux. Elle m’avait à
peine demandé comment nous allions, puis m’avait
aussitôt parlé de son fils. Martin venait de recevoir
une bourse importante, il s’apprêtait à aller faire des
études aux États-Unis. J’avais perçu un léger tressail-
lement dans sa voix, fierté, joie de me montrer qu’ils
avaient réussi l’éducation de leur enfant, elle et son
mari, ce que je comprenais tout à fait. Je m’étais pro-
mis de lui parler de Théo, mais je n’avais pas réussi à
articuler un mot. J’avais raccroché, irritée contre elle,
irritée contre moi aussi. Si elle m’avait demandé de nos
nouvelles, je lui aurais dit la vérité. J’attendais encore
d’elle une tendresse, une écoute, et c’était chaque
fois la déception. Mais n’était-ce pas moi, la respon-
sable, moi qui n’avais pas eu le courage de lui raconter

[ 157 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 157 2019-12-05 11:36 PM


notre drame ? Peur d’être jugée, peur de me fragiliser­
davantage.
Oui, nous étions seuls avec notre détresse, Karl et
moi, sans doute parce que nous le voulions. La tenta-
tive de meurtre de Théo n’appartenait pas à l’Histoire,
celle qui s’écrit avec un grand H. C’était un fait divers,
un simple accident de parcours, non un événement. Et
pourtant, tellement d’adolescents semblables à Théo
commettaient des crimes, des garçons toujours, pou-
vait-on vraiment parler de cas particuliers ? Le privé
est politique, disaient les féministes des années 1970.
Est-ce qu’un jour on admettrait le lien entre le poli-
tique et toutes ces tueries ?
J’essayais parfois d’imaginer des adolescentes tirer
froidement sur leurs camarades de classe. Je me figu-
rais Elsa à Miami, Elsa entrant dans la salle de classe
avec un révolver, Elsa visant son père, et je n’y arrivais
pas. Les femmes étaient-elles aussi habitées par la vio-
lence que les hommes ? Avant notre drame, j’aurais eu
une réponse toute faite, j’aurais parlé de l’incidence
de la culture sur les comportements, mais je m’étais
mise à en douter, je doutais de tout. Il restait peut-être
un fond de violence indomptable chez les hommes,
héritée du temps où ils se battaient entre eux pour
devenir le mâle dominant de la horde. J’ai pensé à

[ 158 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 158 2019-12-05 11:36 PM


Darwin, nous ne le laissions pas sortir dans la ruelle
parce qu’il se querellait avec tous les chats.
Dans mon téléphone, un mot de Marie-Ève, elle
passerait le lendemain. Il me fallait trouver ses vinyles.
J’ai pénétré à contrecœur dans la chambre de Théo et
je me suis dirigée vers la bibliothèque, qu’il avait lui-
même choisie juste avant de commencer son cégep. Je
revoyais clairement l’après-midi où nous étions allés
ensemble chez Ikea, le soleil suffocant, le bouchon sur
l’autoroute, le groupe musical que Théo tenait à me
faire écouter, il faisait encore de la musique, il avait
composé tout l’été, des pièces pour guitare, quand
avait-il cessé ? J’ai cherché, je n’en avais aucune idée.
Cet automne-là, j’avais donné un nouveau cours de
cinéma à l’université, toute la session j’avais couru
après mon souffle. Je n’avais pas eu le temps de me
préoccuper de Théo, ni d’Elsa, ni même de moi.
Mais Théo allait bien, tout au moins me semblait-
il, il s’était adapté à la vie du collège, avait des notes
satisfaisantes, parlait de former un band avec des amis.
Rien qui soit susceptible d’inquiéter des parents dans
son attitude. C’est durant l’hiver que la machine
s’était mise à se détraquer, qu’est-ce qui avait bien pu
arriver ? Marie-Ève pourrait sans doute m’apprendre
quelque chose ou, du moins, me mettre en contact

[ 159 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 159 2019-12-05 11:36 PM


avec d’autres élèves. Je n’avais pas renoncé à connaître
la vérité, tant pis si Karl, lui, n’y croyait pas. D’ailleurs,
je ne lui avais pas dit un mot de ma rencontre avec
Félix, il en aurait été irrité, faut-il tout se raconter dans
un couple ?
J’ai pris tous les disques qui étaient dans la biblio-
thèque, je les ai apportés dans mon bureau et je les
ai examinés un par un. Sur aucune pochette je n’ai
trouvé le prénom Marie-Ève, mais j’ai pu lire Sam en
lettres moulées sur deux pochettes. Je n’avais aucun
souvenir d’un quelconque Sam, de qui s’agissait-il ?
J’ai essayé de ne pas trop m’emballer, il y avait près de
cinq mille élèves au collège. Mais ceux d’un même
programme devaient souvent suivre des cours com-
muns, je faisais confiance à ma bonne étoile.
En fait, j’avais besoin d’agir. Tant pis si je ne décou-
vrais pas la vérité, je me fabriquerais mon propre récit,
je me ferais ma thérapie personnelle. J’ai eu envie
d’écouter l’un des vinyles du fameux Sam, des airs de
blues assez connus, rien qui puisse laisser croire que
Théo cultivait des idées macabres. Il avait connu Sam
avant de sombrer, j’en étais à peu près sûre, je retrou-
verais coûte que coûte ce garçon. Si Marie-Ève ne le
connaissait pas, Félix pourrait m’aider. Et si Félix ne
pouvait rien pour moi, je rencontrerais ses collègues.

[ 160 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 160 2019-12-05 11:36 PM


Quand tu es déterminée, rien ne peut t’arrêter, me répé-
tait toujours Karl. Si je ne l’avais pas été, je n’aurais
pas fait de vieux os dans le milieu du cinéma. Et
Jean-Marcel encore moins. Comme réalisateur, il était
constamment sur le champ de bataille. Justement,
j’avais rendez-vous avec lui aux Productions Cosmos.
Je n’avais pas vu le temps passer, je devais me presser.
Jean-Marcel me remettrait les nouvelles entrevues,
j’avais hâte de les intégrer au montage.
Quand je me suis levée, l’ombre de Théo avait dis-
paru. Où était-elle donc allée se réfugier ?

Dupre-Theo a jamais.final.indd 161 2019-12-05 11:36 PM


Je m’étais construit un scénario, mais la vie n’entre
jamais dans les histoires que nous nous fabriquons,
elle se rebelle, nous fait des pieds de nez. J’avais acheté
des viennoiseries, Marie-Ève n’en mange pas. Elle ne
boit ni café ni thé non plus. Que de l’eau. Durant le
temps des fêtes, une amie de sa mère lui avait suggéré
un régime pour diminuer son anxiété, elle prenait
des antidépresseurs et voulait se sevrer. J’ai essayé de
cacher mon étonnement, il ne fallait pas qu’elle se
ferme. J’ai cherché une question anodine à lui poser,
mais elle a continué d’elle-même, elle avait la confi-
dence facile, c’était visible, elle avait besoin de par-
ler. Parents séparés, père à l’étranger, une situation
comme on en voyait des milliers, pourquoi certains
s’en sortent-ils plus facilement que d’autres ?
L’année précédente, une de mes étudiantes m’avait
confié qu’elle prenait des antidépresseurs elle aussi.
Karl avait beau me le répéter, j’avais peine à croire qu’on
en prescrivait aussi régulièrement. Marie-Ève avait

[ 162 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 162 2019-12-05 11:36 PM


presque oublié pourquoi elle était venue et moi, pour-
quoi je tenais à la rencontrer. Comme si Théo n’avait
jamais existé. C’est elle qui l’a finalement ramené dans
la conversation. Depuis qu’elle avait appris sa mort, elle
avait du chagrin pour nous, elle tenait à me le dire. Je
ne lui ai pas demandé si Félix lui avait raconté le drame
en détail, j’ai voulu me concentrer sur le comporte-
ment de Théo au collège, qu’avait-elle remarqué ? Rien,
justement, ils n’avaient jamais été vraiment copains,
elle avait connu Théo par Sam, Sam Dubé.
Le nom de Sam a surgi comme un cadeau, je n’au-
rais pas à l’interroger. J’ai montré à Marie-Ève les
disques que j’avais découverts, elle les a examinés,
ils appartenaient bien à Sam, elle y tenait beaucoup.
Elle ? Devant mon air ahuri, Marie-Ève a éclaté de
rire, Oui, Samantha, non pas Samuel. Tout le monde
faisait cette erreur. Mon édifice venait de s’écrouler.
Dès que j’avais appris l’existence d’un Sam, j’avais
commencé à m’en faire un portrait que je retouchais
d’heure en heure, j’avais tout faux.
J’ai écouté. Sam avait rencontré Théo dans un cours,
il lui avait demandé de chanter dans son groupe,
elle avait une voix magnifique. Elle était devenue sa
petite amie, puis elle était partie planter des arbres
en Colombie-Britannique à la fin de la session après

[ 163 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 163 2019-12-05 11:36 PM


avoir fermé son compte Instagram. Et elle n’était pas
revenue pour la session d’automne. Depuis, personne
au collège n’avait de nouvelles d’elle. Marie-Ève avait-
elle téléphoné aux parents de Sam ? Elle ne connaissait
pas leur numéro. En avait-elle parlé avec Théo ? Non.
Je sentais monter en moi la colère. Sam avait disparu
de la circulation, elle avait peut-être été enlevée et
tuée, et Marie-Ève ne semblait pas s’en préoccuper.
Et Théo, lui ?
J’ai pensé à Félix. À chaque session il devait com-
poser avec une centaine de Marie-Ève, de Samantha
et de Théo, tant de douleurs différentes à affronter,
est-ce que je tiendrais le coup, moi ? Même si je pes-
tais parfois contre mon métier, il me convenait, je
pouvais donner une charge de cours à l’université de
temps à autre, mais l’enseignement n’avait jamais été
pour moi une vocation. J’ai demandé à Marie-Ève ce
qu’elle voulait étudier après le collège. Elle a haussé
les épaules, elle voyagerait sans doute à l’étranger,
Asie ou Amérique du Sud, elle prendrait une année
sabbatique et déciderait ensuite si elle continuerait ses
études ou non.
L’idée que Théo n’aille pas à l’université ne m’avait
jamais effleurée. Karl non plus, j’en étais sûre. Il sui-
vrait les traces de son père et de sa sœur, Elsa se pré-

[ 164 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 164 2019-12-05 11:36 PM


parait à un avenir dans le sens du droit fil, Damiel
aussi, comme mon neveu Martin, à Vancouver. Dans
quelle bulle vivions-nous ? Nous étions à des années-
lumière de Théo, de sa réalité quotidienne, peut-être
souhaitait-il aller rejoindre Samantha dans l’Ouest,
ou partir à l’aventure en Amérique du Sud lui aussi ?
Je repensais à la dispute qu’il avait eue avec Karl, à
Miami, trois jours avant le drame.
J’ai demandé à Marie-Ève si Théo avait déjà parlé
de partir en voyage, elle a haussé les épaules. Il était
si secret, elle n’avait jamais réussi à savoir ce qu’il
pensait. C’est elle qui avait deviné qu’il était amou-
reux de Sam, il ne s’était pas confié. Et Sam, était-elle
amoureuse de Théo ? Au début oui, elle le croyait.
Mais elle s’était vite éloignée d’eux, elle ne savait pas
vraiment ce qui s’était passé après. Elle a baissé les
yeux. En fait, Marie-Ève était amoureuse de Sam, elle
avait eu très mal quand Théo était entré dans le décor,
elle le détestait, elle avait été ravie que Sam fasse ses
bagages après la session. Voilà donc pourquoi Marie-
Ève n’avait pas tenté de savoir ce qu’était devenue son
amie en Colombie-Britannique…
Qu’était-il arrivé réellement ? Sam avait-elle rompu
avec Théo, était-elle partie dans l’Ouest en lui pro-
mettant de revenir ? En juin déjà, il avait commencé

[ 165 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 165 2019-12-05 11:36 PM


à se renfrogner. Il n’avait pas cherché de travail d’été,
passait des heures dans sa chambre à écouter de la
musique, il refusait de nous parler. Lui aurait-il fallu
des antidépresseurs, à lui aussi ? Je me suis mise à rire,
d’un rire nerveux, désarçonné, inquiet. J’avais pensé à
des problèmes mentaux, à un dérèglement hormonal,
à de mauvais amis, à la rencontre de djihadistes, à un
œdipe mal résolu avec Karl, aux conséquences de la
mort de Laurence, à du harcèlement au collège, mais
à une peine d’amour, non. Samantha n’était jamais
venue à la maison, son prénom n’avait jamais été pro-
noncé devant moi par Théo, elle surgissait dans ma
vie comme une apparition. J’aurais voulu la voir, la
toucher, la forcer à m’expliquer ce qui s’était passé.
Colère, colère bleue contre elle, contre moi qui n’avais
rien compris. Contre le monde entier.
Vous avez l’air découragée, a murmuré Marie-Ève.
J’ai essayé de me ressaisir. Le plus simple était de lui
dire la vérité. Elle m’a regardée au fond des yeux, elle
m’a répondu Vous voyez les choses trop simplement. C’est
plus compliqué qu’une peine d’amour. Décidément, plus
j’espérais des réponses, plus je soulevais des questions.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 166 2019-12-05 11:36 PM


Karl avait rendez-vous avec un chercheur étranger et
Elsa était chez Damiel, j’ai pu passer tranquillement
la soirée à brasser ce que m’avait dit Marie-Ève, j’en
avais besoin. Je n’avais pas connu le Théo de la der-
nière année, j’étais forcée de l’admettre, tant de choses
m’avaient échappé, j’en éprouvais une vive douleur.
Douleur de n’avoir pas su décoder ses appels à l’aide
muets, de n’avoir pas été là au bon endroit, au bon
moment. Douleur et culpabilité, toujours la culpa-
bilité. Même si Théo était insupportable à la maison,
j’aurais dû garder ma colère à distance, essayer de
comprendre, avoir les bons gestes, je n’avais pas su
être une bonne mère.
Darwin est venu se frotter contre moi, il voulait me
consoler, aurait-on dit, comme il le faisait avec Elsa
et Théo quand ils étaient petits. Décidément, il était
plus facile d’élever un chat qu’un enfant, comment
s’étonner que les animaux de compagnie aient autant
de succès ? Je me suis détendue. J’étais fatiguée, je

[ 167 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 167 2019-12-05 11:36 PM


voyais tout en noir, j’ai pensé à Helen Gardner, à ses
paroles rassurantes, à sa sagesse. Théo nous avait fait
vivre une période pénible, nous avions réagi comme
nous le pouvions, il ne fallait pas revenir en arrière,
mais plutôt penser à Elsa. Elle avait traversé son ado-
lescence sans heurts, nous avions dû être de bons
parents pour elle, pourquoi pas pour Théo ? Pourquoi
avait-on souvent plus de problèmes avec les garçons
qu’avec les filles ?
Autour de moi, je voyais des garçons qui ne termi-
naient pas leur secondaire, refusaient de se chercher
un boulot, restaient dans leur chambre à jouer à des
jeux vidéo. Des garçons qui parfois se suicidaient.
Théo, lui, était entré au cégep, avait réussi ses deux
premières sessions, commencé la troisième. Tant pis
s’il n’était pas agréable à la maison, disait Karl, il
continuait à fréquenter le collège. Quand il a aban-
donné ses cours, nous savions qu’il n’allait pas bien,
mais je n’aurais jamais pensé à une déception amou-
reuse, pourquoi ?
À partir de détails glanés auprès de Marie-Ève, je
m’étais construit une image de Sam. Cheveux bruns,
longs, yeux noisette, grandeur moyenne, mince, jolie,
ni le genre mannequin ni le genre intellectuelle, une
de ces adolescentes qu’on rencontre par dizaines dans

[ 168 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 168 2019-12-05 11:36 PM


les classes, le type de fille dont tombent amoureux des
garçons comme Théo. Je la voyais avec du charisme,
voire de l’emprise sur son entourage, elle avait subjugué
Marie-Ève et Théo, ni elle ni lui ne s’étaient remis de
leur rupture. Et sans doute égocentrique, gâtée, diva.
Soudain, j’ai pris conscience de ce ­portrait-charge et je
me suis mise à rire. J’agissais comme certaines de mes
connaissances qui croyaient la petite amie de leur fils
responsable de tous les torts. Décidément, le bon sens
ne résiste pas devant l’amour d’une mère.
J’ai essayé de me figurer Théo en amoureux, je n’y
suis pas arrivée, pas plus qu’on ne réussit à imaginer
ses parents en train de copuler. La naissance, on se
la représente, la mort aussi, l’acte sexuel, non. Théo
a dû faire ses classes avec plus ou moins de doigté,
comme nous tous, en avait-il parlé avec Karl ? Petit, il
n’abordait jamais le sujet avec moi, il attendait d’être
seul avec son père. Moi, il me réservait les questions
philosophiques, m’interrogeait à propos de l’existence
de Dieu, du mal dans le monde. Nous avions chacun
notre spécialité, Karl et moi.
Pourquoi n’était-il pas allé avec Sam en Colombie-
Britannique ? Celle-ci l’avait sûrement quitté, je don-
nais raison à Marie-Ève. J’aurais voulu savoir s’ils
avaient gardé contact, s’ils s’envoyaient des ­courriels,

[ 169 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 169 2019-12-05 11:36 PM


se téléphonaient. Savoir si Sam avait rencontré quel­
qu’un là-bas, si Théo gardait espoir de la retrouver,
savoir quand il s’était laissé aller à la détresse, quand
il avait commencé à sentir la violence monter en lui,
et son cerveau se dérégler, et ses paroles devenir incon-
trôlables, et ses gestes. Une tendresse m’est venue pour
Théo, comme quand il était petit, quand il venait
pleurer sur mes genoux. J’avais été folle de cet enfant,
il était encore plus attachant qu’Elsa, pour être hon-
nête, cet amour ne s’était donc pas complètement
volatilisé ? Pourquoi est-ce que je ne l’avais pas pris
dans mes bras quand il insultait Karl ? Il m’aurait
repoussée et frappée peut-être. Je devais me rendre à
l’évidence, Théo me faisait peur, il voulait me faire
peur. Il cherchait à nous faire souffrir comme il souf-
frait, lui. Son père avant tout. Était-ce le seul moyen
de nous faire partager sa douleur ?
Il avait fallu qu’il aille jusqu’à une tentative de
meurtre pour nous le faire comprendre. Son père
mort, il devait bien se douter qu’il ne s’en tirerait
pas indemne, il était intelligent, Théo. Mais était-il
encore capable de réfléchir ? J’ai parié que oui. S’il
voulait éviter la prison, il n’avait pas le choix. Pour la
première fois, j’ai pensé à un suicide. Peut-être Théo
avait-il voulu se tuer en entraînant Karl dans sa propre

[ 170 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 170 2019-12-05 11:36 PM


mort ? C’était une hypothèse, une hypothèse qui me
paraissait moins épouvantable que celle d’une tuerie
de masse. Mais personne ne pouvait la confirmer.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 171 2019-12-05 11:36 PM


Le stationnement était vide, personne aux P­ roduc­tions
Cosmos, j’ai toujours aimé travailler le samedi. Je
pourrais passer l’avant-midi à faire mes corrections
sans être dérangée. En sortant, j’aurais peut-être ter-
miné. Je tenais à intégrer des segments d’entrevues qui
apporteraient sûrement une profondeur au documen-
taire. J’ai réécouté la mère d’un jeune assassin dire sa
honte sans fond, sans fin. Des phrases que, il n’y avait
pas si longtemps, j’aurais pu moi-même prononcer.
Ma honte m’avait donc quittée ? Je mesurais le chemin
parcouru depuis novembre. Théo, il fallait dire, n’avait
pas tué six de ses camarades, l’horreur qui hantait
Karl n’était pas arrivée. Notre drame restait un fait
privé, mais il n’avait rien de glorieux pour autant.
Ma honte ne m’avait sans doute quittée que pour un
moment, et pourtant il s’ouvrait un espace en moi, un
espace de paix que je commençais à ressentir.
Était-ce à cause de mon enquête ? Marie-Ève et
Félix m’avaient mise en contact avec d’autres cama-

[ 172 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 172 2019-12-05 11:36 PM


rades de Théo, Maxime, Sarah, Diego, Kamal, de
beaux adolescents qui faisaient de la musique eux
aussi. Je n’avais rien appris de plus que ce que je savais,
mais j’espérais un jour entendre une phrase échappée
dans la conversation, une phrase assez éclairante pour
me mettre sur la bonne voie. Est-ce que je désirais
vraiment connaître la vérité vraie ? Rien de moins sûr,
pour être franche. Je m’étais habituée à ma théorie du
suicide, plus facile à admettre que l’hypothèse de la
tuerie de masse, mais aussi que celle du parricide. La
haine de Théo envers Karl demeurait pour moi une
blessure incurable.
J’avais fini par parler à Karl de mes rencontres au
cégep, mais il campait sur ses positions. Même après
avoir entendu cent personnes, on ne comprendrait pas
davantage. Théo était malade, profondément malade,
son cerveau ne fonctionnait plus correctement. Chaque
crime resterait toujours un mystère, on n’avait qu’à lire
les faits divers dans les journaux, à regarder l’émis-
sion Faites entrer l’accusé, de purs actes de folie. Selon
lui, il fallait voir l’être humain comme une machine
susceptible de se détraquer pour un oui ou pour un
non. J’enviais les scientifiques, j’aurais voulu souscrire
à cette vision, mais j’en étais incapable. Je tenais à

[ 173 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 173 2019-12-05 11:36 PM


poursuivre mes recherches, oui, je les poursuivrais. Je
ne resterais pas les bras croisés.
Midi déjà, et je n’avais pas accompli la moitié de
mon travail. On ne peut jamais prévoir combien de
temps prendront des modifications. J’ai éteint l’ordi-
nateur, Monika m’attendait chez elle. Elle voulait
me voir, j’espérais une révélation à propos de Théo.
J’étais à la fois curieuse et heureuse en faisant démar-
rer l’auto, il y avait longtemps que nous n’avions pas
passé un moment en tête à tête. Et puis j’adorais son
appartement de célibataire, avec ses sculptures afri-
caines, ses poteries, ses carpettes et ses masques rap-
portés de l’autre bout de la planète. Chez elle, on
croyait à un monde sans frontières entre les peuples.
Je me suis attardée un instant devant le mur du
salon où étaient disposées des photos d’enfance,
Monika et Karl avec leurs parents, puis avec Heinrich,
Monika et Karl enfants, main dans la main, on aurait
dit Théo, Karl ne pouvait renier son fils. La tristesse
venait me surprendre, mais Monika ne m’a pas laissée
m’enliser, elle a passé son bras autour de ma taille. J’ai
demandé si Karl avait le tempérament de Théo quand
il était petit, et aussitôt elle a dit non, c’est Elsa qui
avait hérité de celui de son père. Karl était un enfant
sage, calme, introverti, il pouvait jouer seul pendant

[ 174 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 174 2019-12-05 11:36 PM


des heures avec son Meccano. De qui retenait Théo ?
Elle l’ignorait, peut-être de Laurence, mais elle ne
l’avait pas assez bien connue pour en être certaine.
Durant ces années-là, Monika terminait sa maîtrise
tout en travaillant aux services sociaux, elle avait peu
de temps à elle. Peut-être aussi d’Heinrich, qui était
extraverti, impulsif.
Avec sa chaleur habituelle, elle m’a entraînée dans
la salle à manger. Elle m’a servi un verre de douro et
des mets achetés dans un restaurant portugais. Elle a
continué à évoquer ces lointains souvenirs, puis elle a
glissé doucement vers ce dont elle voulait me parler.
À son cours de taï-chi, elle avait connu une femme
qu’elle aimait bien, Madeleine, puis cette femme avait
déserté le groupe sans aucune explication. Elle avait eu
une mauvaise intuition, lui avait téléphoné, elle avait
trouvé Madeleine dans un état pitoyable. Sa fille avait
poignardé son père, celui-ci n’avait pas survécu. Sa
fille ? Et moi qui n’imaginais que des garçons ! Toutes
mes théories chaviraient. Mais je réentendais la voix
de Karl, certaines femmes aussi avaient les mains
tachées de sang.
Dans une sorte de brouillard, j’ai entendu la voix
de Monika, elle voulait me demander si j’accepte-
rais de rencontrer Madeleine. Elle a pris d’infinies

[ 175 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 175 2019-12-05 11:36 PM


­ récautions, Monika est Monika, il s’agissait de savoir
p
si ça me semblait possible. J’ai ressenti un grand ver-
tige, j’essayais de me sortir de mon marasme et tout
m’y ramenait. J’ai promis de réfléchir. Il me faudrait
changer de rôle, est-il si facile de passer d’affligée à
consolatrice ?
En retournant aux Productions Cosmos, j’oscil­lais
entre la compassion et la colère, Monika exigeait beau-
coup de moi, se rendait-elle compte de ce que je vivais ?
Je n’ai pas réussi à me remettre au travail, je ne pensais
qu’à Madeleine. Je m’imaginais la femme que je ren-
contrerais sans doute. Qui était-elle ? Une femme sans
histoire, m’avait dit Monika, une femme semblable à
moi, à n’en pas douter. Alors que notre fils était mort,
elle avait toujours sa fille, elle. C’est son mari qu’elle
avait perdu. Qu’est-ce que je serais devenue, moi, si
Karl avait succombé ? Je n’aurais pas survécu, je crois.
Et puis oui, j’aurais survécu, comme cette femme, elle
finirait bien par survivre, dans le désespoir bien sûr, et
la colère, et la honte, mais elle survivrait, elle n’aurait
pas le choix, surtout si elle avait d’autres enfants. En
avait-elle ? J’avais été si secouée que je n’avais pas posé
la question à Monika. Madeleine me le dirait elle-
même, quand je la rencontrerais, j’avais déjà pris la
décision malgré moi. Madeleine aurait un visage à

[ 176 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 176 2019-12-05 11:36 PM


elle, et une histoire différente de la mienne. Ma curio-
sité était plus grande que la peur. J’aurais souhaité que
ce soit de la compassion, mais c’était de la curiosité,
il ne fallait pas me penser plus généreuse que je ne
l’étais. Je voulais la connaître, l’entendre me parler de
son drame. La compassion viendrait après, peut-être.
Et l’amitié, si le cœur était consentant.

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 177 2019-12-05 11:36 PM


Je ne connaissais pas ce café. Accueillant, vieillot,
des plantes vertes, j’avais l’impression de retourner
dans un café de ma jeunesse. Je comprenais Monika
de me l’avoir proposé. À cette heure de l’après-midi,
il était désert, ou presque, nous pourrions bavarder
doucement, verser même quelques larmes. J’ai choisi
une table près d’une fenêtre, nous verrions tomber la
neige. J’ai secoué mon manteau et je l’ai suspendu à
un crochet au mur, derrière moi. J’étais anxieuse, sans
trop savoir pourquoi, cette femme ne pouvait tout de
même pas me faire du mal.
Et si c’était moi qui lui en faisais ? Savait-elle que
Karl avait survécu, qu’en cet après-midi d’un blanc
immaculé, il discutait tranquillement avec ses col-
lègues au laboratoire, que nous nous préparerions ce
soir un bon repas, dormirions ensemble dans un lit
chaud ? Ce que je ressentais, ce n’était pas la culpabi-
lité des survivants, Théo n’avait pas voulu m’enlever la
vie à moi. Mais c’était un sentiment semblable, avait-il

[ 178 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 178 2019-12-05 11:36 PM


un nom ? Lors d’une guerre ou d’un acte terroriste,
les proches des victimes devaient bien éprouver un
tel syndrome.
Soudain, j’ai aperçu Monika, je ne l’avais pas vue
entrer, ni la femme à côté d’elle, un air de bête apeu-
rée, les yeux cernés, les épaules ployant sous le poids
de la souffrance. Je me suis levée. La femme m’a tendu
la main, Madeleine Trudel, Madeleine Trudel. Elle a
répété son nom comme si elle voulait se convaincre de
son identité. Trois mois plus tôt, j’étais moi aussi une
forme vide, un spectre. Aurais-je souhaité rencontrer
quelqu’un qui avait vécu le même drame que nous ?
Cet après-midi-là, je ne me le suis pas demandé tel-
lement je me sentais mal à l’aise. J’ai laissé Monika
amorcer la conversation, moi je n’aurais pas su, qu’est-
ce qu’on aurait pu me dire après le drame ? Je ne
voulais surtout pas lui démontrer de la pitié, la marge
est si mince entre compassion et pitié. La pitié, je
l’avais parfois ressentie à Miami chez les préposés de
l’hôpital, les infirmières, les policiers. Au lieu de me
consoler, leurs remarques attisaient en moi la honte.
Pitié, honte, deux sentiments liés, dommage que le
sujet n’ait pas été abordé dans le documentaire, mais
il était trop tard pour faire de nouvelles entrevues. J’ai

[ 179 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 179 2019-12-05 11:36 PM


tout de même voulu sortir un carnet de mon sac afin
de le noter, au cas où.
Mais j’ai suspendu mon geste. La femme a articulé,
d’une voix fêlée, Je croyais que j’ étais la seule. Je lui
ai répondu automatiquement Moi aussi. Madeleine
Trudel fixait ses mains, comme si elle en attendait une
vérité ou une consolation. J’ai remarqué l’alliance à
son annulaire gauche et j’ai eu un pincement au cœur,
j’espérais qu’elle ne me poserait pas de questions sur
Karl. C’était de Théo qu’elle voulait parler, elle vou-
lait comprendre, comment des enfants peuvent-ils se
retourner contre ceux qui les aiment ? Elle n’arrivait
pas à croire que sa fille ait voulu tuer son père. J’ai
bafouillé Moi non plus. Mon aveu a semblé la rassurer.
J’ai été contente de moi-même.
Un rideau de neige de plus en plus épais masquait
la fenêtre, j’ai observé pendant un moment les flocons,
petites étoiles qui glissaient le long de la vitre, un décor
presque kitsch, complètement à l’opposé de ce que
nous avions vécu. Ce devait être pareil durant certains
massacres, le ciel bleu de l’Algérie ou du Rwanda, un
gel féérique sur les bouleaux de Birkenau. Je ne res-
sentais aucun besoin de parler, j’écoutais. Madeleine
Trudel ne semblait rien attendre de moi, rien sauf ma
présence, le désir de se trouver avec quelqu’un qui

[ 180 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 180 2019-12-05 11:36 PM


avait survécu à un drame semblable au sien. Ne pas
se sentir seule, elle l’avait bien dit, ne pas être la seule.
Dans une vidéo sur YouTube, un conférencier affir-
mait que c’était là l’une des fonctions de l’art, sortir
les gens de l’isolement. J’avais pensé à notre documen-
taire. J’espérais que nous avions réussi à montrer la
folie des jeunes meurtriers, l’effroi des élèves, la dou-
leur vécue par les parents, la douleur des victimes, celle
de leurs amis. J’avais privilégié un montage intimiste
afin que les spectateurs entrent dans les états d’âme
des protagonistes, ressentent ce qu’ils ressentaient. Y
étais-je arrivée ? Il fallait que j’y croie, comme pour
tous les films que j’avais montés depuis vingt-cinq ans.
Madeleine parlait sans arrêt, c’était étourdissant,
elle avait besoin de raconter son histoire, j’ai donc
pu tout savoir, le prénom de sa fille, Alice, celui de
son mari, Marc-André, celui de ses jumelles de qua-
torze ans, les troubles psychiques d’Alice, les médica-
ments qu’elle ne prenait pas toujours, refus ou oubli,
Madeleine l’ignorait, les crises répétées, et la dernière,
la dernière. Elle avait saisi un couteau de cuisine pour
le planter entre les omoplates de son père avant de se
taillader les poignets. Une scène d’horreur, a précisé
Madeleine en se couvrant les yeux, heureusement que
les jumelles n’étaient pas à la maison. Je n’ai rien dit,

[ 181 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 181 2019-12-05 11:36 PM


qu’est-ce que je pouvais ajouter ? Alice avait survécu.
On l’avait placée dans un centre de détention pour
malades mentaux, on la considérait inapte à subir un
procès.
Je n’ai pas osé demander à Madeleine ce qu’elle
ressentait envers sa fille. Si, malgré la colère, le cha-
grin, la détresse, elle continuait de l’aimer, si l’amour
d’une mère est vraiment inconditionnel comme le
veut la rumeur populaire. Je ne savais pas comment
j’aurais réagi à sa place. Je n’étais pas à sa place. Karl
avait survécu, et ce fait m’aidait à pardonner à Théo.
N’avait-il pas payé de sa vie le crime qu’il avait com-
mis ? Il m’arrivait d’oublier les derniers mois avant
le drame, de revoir le petit garçon que j’avais bercé,
caressé, aimé, puis l’adolescent que j’avais écouté,
dorloté. Madeleine, elle, en viendrait-elle à retrouver
doucement sa petite fille ?
Comment avez-vous fait pour ne pas devenir folle ?
Madeleine m’a sortie brusquement de mes pensées.
J’ai déposé ma main sur la sienne et j’ai murmuré
Vous n’ êtes pas seule, vous n’ êtes pas seule. J’avais répété
ma phrase moi aussi, comme si je n’étais pas sûre de
la convaincre. Je venais de m’engager, sans savoir si
j’avais le temps de m’occuper d’elle. Le temps, la force
et l’envie. Mais il y a des situations où l’on s’engage

[ 182 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 182 2019-12-05 11:36 PM


malgré soi. L’image de Félix m’est revenue, avec son
projet de doctorat. Travaillait-il seulement sur l’enga-
gement politique ou abordait-il aussi l’engagement
personnel ? Je le lui demanderais.
J’ai souri, Félix faisait désormais partie de ma vie.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 183 2019-12-05 11:36 PM


Comment avez-vous fait pour ne pas devenir folle ? La
question m’a poursuivie tout le reste de l’après-midi,
je n’avais plus la tête au montage. Comment fait-on
pour rester debout quand le malheur tente de nous
abattre ? Il ne me venait que le mot énigme. Je pensais
à mon grand-père, à son hémorragie à l’estomac, six
mois seulement après l’internement de mon oncle,
une sorte de suicide, disait ma mère. Il avait choisi
la mort plutôt que la folie, c’est ce que je choisirais
moi aussi. Après le drame, je m’étais juré de ne pas
devenir folle, mais jurer ne suffit pas, encore faut-il
en être capable. J’avais réussi à maintenir un certain
équilibre, j’étais bien entourée, il y avait Karl et Elsa,
et puis Monika se montrait solide comme un roc,
comment y arrivait-elle ? Elle avait ses fragilités elle
aussi, elle me l’avait avoué. Nous faisions face à une
situation insupportable, elle adorait Théo, et pourtant
il fallait résister, elle pensait à Karl, à Elsa, à moi, elle

[ 184 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 184 2019-12-05 11:36 PM


avait peur de nous voir nous effondrer. Ensemble,
nous parviendrions à tenir le coup.
Madeleine, elle, n’avait que ses jumelles. Quatorze
ans, à cet âge on a encore besoin d’une mère, se savoir
indispensable suffit-il à nous sauver ? Alice pouvait
peut-être la précipiter dans l’abîme. Je n’arrivais pas
à identifier ce que je ressentais pour Madeleine, une
émotion devant sa détresse, une tendresse, une affec-
tion naissante. Compassion de ma part ou égotisme ?
Comme aînée, j’avais appris à m’occuper des autres.
Et puis, voir Madeleine si démunie m’aidait à accepter
ma propre vulnérabilité. C’était bon de me sentir forte
tout à coup, je réentendais la voix de maman, Tu es la
plus grande, la plus raisonnable. On croit avoir pris de
la distance avec le passé, mais les paroles d’une mère
restent ancrées dans notre tête toute la vie.
J’ai décidé de parler de Madeleine à Karl. Comme
je m’y attendais, son histoire l’a touché de plein fouet.
Il se demandait comment on peut sortir d’un tel mal-
heur. J’aurais pu me retrouver à la place de Madeleine,
et Elsa à la place des jumelles, il le voyait. La situation
d’Alice était-elle plus enviable que celle de Théo ? Il
m’a serrée contre lui et j’ai senti tout ce qu’il ne disait
pas, sa peine pour Théo, son amour pour Elsa et pour
moi, la douleur qui soudain desserrait son étau. Ce

[ 185 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 185 2019-12-05 11:36 PM


qui était arrivé était terrible, il l’éprouvait dans tout
son corps, mais c’était peut-être moins difficile que de
savoir son fils enfermé pour la vie dans un pénitencier.
Il a pleuré, pleuré de toutes ses larmes, j’ai pleuré
moi aussi, pleuré de toutes mes larmes, puis nous
avons séché nos yeux et nous avons préparé le repas
en pensant à Madeleine. Karl a suggéré que nous
l’invitions un dimanche avec ses filles. J’ai pensé que
nous avions autant besoin d’elle qu’elle de nous. Belle
coïncidence qu’elle ait suivi des cours de taï-chi avec
Monika. Un autre hasard de la vie.
Ces exemples de synchronicité, heureux ou malheu-
reux, je n’avais plus assez de doigts pour les compter.
Comme si un savant fou m’avait téléportée sur une
planète remplie de meurtriers. Au journal télévisé, on a
annoncé une nouvelle tuerie de masse en Floride. Et en
France, un attentat. Douze morts et vingt-deux bles-
sés, la piste de Daech était la plus plausible, affirmait
le commentateur. Un tiers des terroristes souffraient
de problèmes mentaux, a expliqué un spécialiste. Et les
autres, pouvait-on être sain d’esprit pour tirer sur des
personnes au nom d’une cause ? La maladie mentale
augmentait de façon exponentielle, dans quel monde
Elsa élèverait-elle ses enfants ? Nos mères avaient eu
une vie plus rude que la nôtre, mais elles n’avaient

[ 186 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 186 2019-12-05 11:36 PM


jamais craint que nous ne devenions des criminels.
Karl et moi non plus, d’ailleurs, mais la réalité nous
avait cruellement rattrapés.
Nous avons éteint le téléviseur, nous en avions assez
entendu. Je me sentais de plus en plus démunie dans le
monde actuel, je n’aurais pas voulu être à la place des
jeunes, il leur faudrait beaucoup de courage, seraient-
ils préparés ? J’ai vu Elsa, j’ai pensé aux jumelles, que je
ne connaissais pas, terrible façon de commencer leur
vie. J’ai pensé aux frères et sœurs de tous les meurtriers
de tous les pays, puis à ceux des victimes. J’ai pensé
à Alice, à l’hôpital psychiatrique, en sortirait-elle un
jour ? Et j’ai vu venir vers moi les yeux de Théo, bleu
acier, bleu agressif, vengeurs, ceux des derniers mois
avant Miami. Et pourtant, je ne lui en voulais plus.
Son histoire ressemblait à tellement d’autres histoires
qu’elle ne nous appartenait plus en propre. C’était à la
fois rassurant et terrifiant. Je me suis demandé si Karl
pensait à son fils, lui aussi. Mais je ne lui ai pas posé
la question. À la longue, nous avions appris à nous
ménager. Il ne fallait pas laisser Théo occuper toute
la place dans notre vie.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 187 2019-12-05 11:36 PM


Alice et Théo ont été des enfants comme les autres. Ils
aimaient rire, s’amuser, mentir, se disputer avec leurs
copains, aller à bicyclette, manger des hamburgers
et des frites. Personne n’aurait pu prévoir qu’ils com-
mettraient de tels crimes. J’ai parfois eu peur qu’Elsa
ou Théo ne se fassent enlever et assassiner, mais il ne
m’est jamais venu à l’esprit qu’ils puissent donner la
mort, eux. Madeleine non plus dans le cas d’Alice,
nous en avions beaucoup parlé toutes deux. Quelle
mère est capable d’en arriver là ?
À la une des journaux, un jeune homme qui a
abattu froidement vingt-deux personnes dans un bar
gai du centre-ville. Regard glacial, celui des djihadistes
à la télévision. Le regard qu’avait Théo, à certains
moments, pourquoi n’ai-je pas accepté de le regarder
vraiment ? Mais est-ce que je ne confonds pas tous
les genres de malades, les tueurs de masse sans cause,
ceux qui agissent au nom d’une cause et les parricides ?
Je persiste à chercher entre eux un dénominateur com-

[ 188 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 188 2019-12-05 11:36 PM


mun. Car il y a un dénominateur commun, je ne sais
pas lequel, mais je suis sûre d’avoir raison.
J’ai eu beau lire, lire et lire depuis deux ans, je n’ai
toujours pas de réponses, je laisse toutes les fenêtres
ouvertes. De toute façon, nous n’avons eu aucun dia-
gnostic concernant les problèmes psychologiques de
Théo, et même si on nous avait remis un bout de
papier, l’évaluation aurait-elle été exacte ? Théo est
mort, je veux croire qu’il a trouvé la paix. Je vois
sans cesse le tueur du bar gai qui attend son procès.
Il risque des centaines d’années d’incarcération, La
mort à petit feu, lisait-on sur Internet, j’en tremble. Je
ressens une grande peine pour ceux qui ont été tués
et blessés, mais je pense aussi à lui et à ses parents. Je
n’aurais pas supporté de voir Théo derrière les bar-
reaux jusqu’à son dernier souffle, je serais tombée
malade. Comme mon grand-père, après l’internement
de mon oncle. Il aurait peut-être survécu s’il avait
pu savoir que son fils sortirait un jour de Saint-Jean-
de-Dieu. C’est ce qu’espère Madeleine pour Alice,
c’est ce qui lui permet de tenir.
Théo aurait-il tiré dans la salle si l’agent de police
du campus n’avait pas dégainé ? Cette question qui a
empoisonné la vie de Karl depuis le drame, je l’avais
trop vite repoussée, elle m’est revenue la nuit dernière

[ 189 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 189 2019-12-05 11:36 PM


dans un cauchemar. Étonnant que ce soit deux ans
plus tard, mais l’inconscient ne connaît pas le temps,
on a bien raison de l’affirmer ! J’ai vu Théo toucher
Karl puis pointer son arme sur les étudiants et la vider.
Je me suis brusquement réveillée. Mon cœur battait
si fort que j’ai eu peur de faire une crise cardiaque.
Ces images m’obsédaient, comme les mauvaises
pensées de mon adolescence. Plus j’essayais de les chas-
ser, plus elles s’accrochaient, comme des tiques. J’en
arrivais à me sentir coupable, coupable de les attirer,
coupable de les entretenir. Le sentiment d’avoir com-
mis une faute, il n’a pas surgi avec la mort de Théo,
il était là, dès mes premières années à l’école, et sans
doute bien avant. D’où me vient-il ? De n’avoir pas
été assez forte pour empêcher la mort de mon grand-
père ? Peut-être de bien plus loin, de la folie même
de mon oncle, de la douleur de toute la famille, de
la honte des générations qui m’ont précédée, quelle
mémoire se tapit dans la chair ? Même si je me lan-
çais dans une longue introspection, je n’aurais pas de
réponse. La mort de Théo m’aura appris à vivre avec
mes questions.
Mon récit terminé, il me restera plus de doutes
que de certitudes. Mais je le poursuis. Mon texte
sera-t-il clair, crédible, pourra-t-il intéresser des lec-

[ 190 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 190 2019-12-05 11:36 PM


teurs ? Même si je ne pense pas le faire publier, j’écris
secrètement afin qu’on me lise, j’ose l’avouer. Je rêve
de trouver quelqu’un qui accepte de m’entendre sans
que je lui impose de m’écouter. Une femme comme
Monika, ou comme Helen Gardner, si elle parlait
français. Ou Karl, s’il en avait envie.
La vérité, c’est que je cherche à me faire protéger,
aimer. Karl, lui, ne ressent pas le besoin de se justifier,
il assume le crime de Théo. Est-ce un comportement
propre aux hommes ? Comme moi, Madeleine se sent
coupable. Chaque fois que nous nous voyons, elle se
fait une litanie de reproches. Au début, j’essayais de la
rassurer, puis j’ai commencé à me moquer gentiment
d’elle. Elle ne se sent peut-être pas moins coupable,
mais elle en rit. Je fais maintenant de l’humour, je
n’aurais jamais pensé en arriver là.
Et pourtant, il n’y a aucune légèreté dans mon
récit. Je raconte les premiers mois qui ont suivi la
mort de Théo, il faut dire, la chape de plomb sur la
maison, la douleur aveugle, la difficulté à supporter
chaque minute de chaque heure, chaque heure de
chaque jour, les efforts constants pour garder la tête
hors de l’eau. Si l’on m’avait prédit que je retrouverais
un jour une certaine sérénité, assez pour ne pas périr
noyée dans mes larmes, je ne l’aurais pas cru. Le

[ 191 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 191 2019-12-05 11:36 PM


temps n’a pas effacé la douleur, mais l’a rendue moins
­poignante. Et puis l’écriture me permet de me confier,
de réfléchir, c’est ma méditation à moi. J’apprends à
vivre avec le souvenir de Théo, Théo que je ressuscite
tous les matins. Théo, l’œil du cyclone, entouré d’un
mur épais où la tempête fait rage.
Théo, notre ange noir, notre ange aux ailes brûlées
qui a cherché à tout détruire sur son passage, mais qui
n’a pas réussi, heureusement !

Dupre-Theo a jamais.final.indd 192 2019-12-05 11:36 PM


L’air sentait déjà le printemps, les passants étaient
joyeux, bientôt ils rangeraient leurs bottes, on rêvait
de beau temps. J’ai pensé aux peuples nordiques qui
passaient l’hiver dans le noir, est-ce qu’on peut s’y faire
si l’on n’est pas né dans l’un de ces pays-là ? Ma mère
aurait répondu qu’on s’habitue à tout, et cette phrase
m’aurait mise hors de moi. J’aurais dû lui demander
à quoi elle avait dû s’habituer de si terrible. Aux pro-
blèmes mentaux de son frère peut-être, je n’en avais
jamais parlé avec elle, et je me le reprochais.
De nouveaux motifs de reproches me venaient
chaque jour au sujet de Théo. Près de cinq mois déjà
que le drame était arrivé et j’étais loin de l’apaisement.
Qu’y avait-il sous les volées d’insultes qu’il lançait à
Karl ? Je n’avais pas su lire sa colère, horrifiée par les
mots qui tournoyaient dans ma tête. J’aurais voulu
gifler Théo, lui faire mal, assez mal pour qu’il com-
prenne la douleur qu’il causait à son père, la com-
prenne et la ressente. Karl, lui, demeurait stoïque,

[ 193 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 193 2019-12-05 11:36 PM


ce qui stimulait la colère de son fils, j’en suis sûre. Il
aurait fallu lui mettre des limites, mais nous n’avions
pas la même vision des choses, Karl et moi.
Théo aurait pu finir par nous séparer, c’est d’ailleurs
arrivé à une chargée de cours à l’université. Les frasques
de leur fils les ont usés jusqu’à la corde, elle et son
mari. Il n’est pas facile de s’entendre sur l’éducation
d’un enfant, nous le savions bien, Karl et moi, nous
avions eu des discussions musclées à propos de Théo.
S’il n’avait pas accepté l’invitation en Floride, peut-être
la situation aurait-elle dégénéré jusqu’à l’abdication de
l’un de nous. Épuisement, dépression, désir de divor-
cer, j’ai pensé à Madeleine, les yeux rougis, le visage
ravagé, je me suis demandé quel calvaire ils avaient
subi, Marc-André et elle, avant la nuit du drame. Nous
avions encore tellement à nous dire, toutes les deux.
Mais nous étions toujours ensemble, Karl et moi, le
divorce n’était qu’une hypothèse, comme le reste, car
mon cerveau travaillait sans arrêt. Pourquoi Théo avait-
il décidé de supprimer son père dans un lieu public,
pourquoi pas à l’appartement ? Il avait un motif, mais
lequel ? Peut-être voulait-il simplement montrer au
monde entier l’ampleur de sa haine à l’égard de son
père. Était-il assez lucide pour savoir qu’il ne s’en sor-
tirait pas indemne ?

[ 194 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 194 2019-12-05 11:36 PM


Je me posais ces questions en arrivant au café où
nous nous étions rencontrés en janvier, Félix et moi.
Absorbé par un gros livre de poche, il m’attendait
dans un coin de la salle. Cette fois encore, son élé-
gance tranchait sur la tenue des élèves présents. J’ai
souri et je me suis avancée. Dès qu’il m’a aperçue, il
s’est levé pour m’embrasser et ce petit geste m’est allé
droit au cœur, Félix ne me considérait plus comme
une étrangère. J’ai jeté un coup d’œil discret au titre
inscrit sur la couverture de son livre. Le deuxième sexe.
J’ai été surprise qu’il s’intéresse à un essai féministe.
Comme s’il avait deviné ma pensée, il m’a dit qu’il
travaillait sur Beauvoir pour sa thèse, son apport était
aussi important que celui de Sartre. Je l’ai écouté m’en
parler, il avait rarement l’occasion d’en discuter avec
ses collègues, trop pris qu’ils étaient par la routine
des cours. Je vivais la même situation. Sauf avec Jean-
Marcel, je discutais peu de cinéma. Passionnée par
notre échange, je pensais à Théo, j’aurais tant aimé
qu’il devienne comme Félix.
Mais nous étions là pour tout autre chose. Félix
a ouvert son sac de cuir, il en a sorti une enveloppe.
En faisant du ménage, il avait retrouvé la dernière
dissertation que lui avait remise Théo, très éclairante,
a-t-il précisé, j’aimerais sûrement la récupérer. Je n’ai

[ 195 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 195 2019-12-05 11:36 PM


pas tout de suite reconnu la calligraphie de Théo, le
texte était bâclé, biffures, pâtés, saletés, rien à voir avec
ses travaux de l’année précédente. J’avais du mal à me
concentrer, Félix s’en est rendu compte, il m’a parlé
doucement. Les élèves devaient étudier le thème de la
nature dans Les fous de Bassan, mais Théo n’avait pas
respecté la consigne, le roman avait été un prétexte
pour cracher sa rage, il défendait le personnage de
Stevens, s’identifiait à lui, c’était flagrant.
Félix n’avait pas saisi la gravité de la situation, je
n’étais pas la seule à me faire des reproches. Il aurait
dû essayer d’avoir une conversation avec Théo, alerter
le psychologue du collège, disait-il, nous prévenir. J’ai
posé ma main sur son bras et nous sommes restés un
moment silencieux. Moi non plus, je n’avais pas com-
pris, ni Karl, la gravité d’une situation comme celle-là,
on ne la constate qu’après. La veille, un autre meurtre
de masse ouvrait le journal télévisé, un adolescent,
dix-huit ans lui aussi, les parents étaient abasourdis,
personne ne comprenait. S’ils avaient été devant moi,
je leur aurais dit qu’ils n’y arriveraient sans doute
jamais.
Un élève s’est approché de nous d’un pas nonchalant,
un certain David, il désirait un délai pour la remise
d’un travail. J’ai fixé la fenêtre pendant que Félix dis-

[ 196 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 196 2019-12-05 11:36 PM


cutait avec lui, il a fini par consentir. Le garçon est
reparti en traînant les pieds, et Félix m’a regardée d’un
air entendu. Il ne croyait pas un mot de l’histoire qu’il
avait écoutée sans broncher, mais il espérait que David
se reprendrait, terminerait sa session. Au cégep, lui
non plus n’était pas un bon élève, m’a-t-il avoué. S’il
n’avait pas eu des professeurs compréhensifs, il aurait
sûrement abandonné. Voilà pourquoi il se reprochait
tellement de n’avoir pas aidé Théo.
Soudain, j’ai vu surgir Marie-Ève dans l’embrasure
de la porte, mais elle ne nous a pas aperçus et s’est diri-
gée vers une table près du comptoir, elle s’est assise avec
des copines. Avait-elle eu des nouvelles de Samantha ?
Et Félix ? Samantha était toujours dans l’Ouest, a-t-il
dit. D’anciens élèves le lui avaient confirmé. Elle était
forte, Samantha, et décidée, et lumineuse. Dans une
classe, elle créait une atmosphère incroyable. Son sou-
rire rayonnant avait dû attirer Théo avec son côté dark
comme un aimant. Il avait adoré lui enseigner, ce qui
n’était pas toujours le cas. Les professeurs ne peuvent
aimer également tous leurs élèves, ils sont comme les
parents avec leurs enfants, a-t-il conclu. Je n’ai pas osé
lui demander s’il avait apprécié Théo.
Moi, j’avais adoré Théo, mais il avait perdu sa mère à
deux ans, en avais-je suffisamment tenu compte ? Ravie

[ 197 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 197 2019-12-05 11:36 PM


de jouer le rôle de la maman, je me donnais l’illusion
de la remplacer, j’ai occulté l’importance de Laurence.
Je ne sais pas pourquoi j’ai fait cette confidence à
Félix. Il l’a reçue avec sa délicatesse habituelle, j’ai
entendu Vous êtes dure avec vous-même, et j’ai répondu
J’essaie de comprendre, c’est tout. Comprendre, quand
est-ce que j’y renoncerais ? Quand je me serais fait une
histoire vraisemblable, une histoire qui m’apaise, me
console, me donne l’impression de toucher à quelque
chose en moi d’assez solide pour me pardonner.
Mais je savais, au fond, que je n’arriverais jamais à
donner un sens à la mort de Théo. J’ai saisi la signifi-
cation profonde du mot insensé.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 198 2019-12-05 11:36 PM


Ma conversation avec Félix m’avait hantée tout l’après-
midi. Qu’entendait-il exactement par dark ? Avait-il
perçu Théo comme tourmenté, sombre, suicidaire
ou le soupçonnait-il d’avoir des problèmes mentaux ?
Je regrettais de ne pas lui avoir posé la question. Il
n’aurait sans doute pas pu me répondre, il y a des
impressions qu’on ne peut pas faire coïncider avec
des mots. Moi, j’aurais été bien incapable de définir
le côté noir de Théo. J’avais vu sa cruauté avant de
comprendre sa souffrance. Mais la souffrance va sou-
vent de pair avec la cruauté, la dissertation de Théo
en donnait un bel exemple.
Je l’ai déchiffrée lentement, phrase par phrase, et je
l’ai transcrite dans un dossier de mon ordinateur, stu-
péfaite. Se pouvait-il que notre Théo, élevé dans une
famille comme la nôtre, porte en lui tant de haine ?
Que le petit-neveu de l’oncle Heinrich ait écrit ce qu’il
avait écrit ? Lui avions-nous assez parlé des camps
nazis ? Trop parlé peut-être ? Il y avait ­certainement

[ 199 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 199 2019-12-05 11:36 PM


eu une faute de notre part. Je me suis roulée en boule
sur le lit, dépassée, et j’ai pleuré, pleuré jusqu’à n’en
plus pouvoir. Puis j’ai dormi, d’un sommeil lourd,
sans rêves, du sommeil de l’oubli.
Je n’ai pas entendu entrer Karl. Il est venu s’étendre
près de moi et m’a caressé le dos. Je me suis réveillée
doucement et je me suis collée contre lui, j’avais besoin
de sentir sa respiration, son odeur, sa présence, j’avais
besoin de courage. J’ai pensé à Madeleine, désormais
seule dans son grand lit, où trouvait-elle son énergie ?
Bien sûr, il y avait les jumelles, elle ne pouvait pas se
laisser aller. Mais était-ce suffisant pour résister ? Je ne
sais pas si j’aurais eu sa force, moi. Et puis pourquoi
pas ?
Nous, nous voyions à peine Elsa depuis les fêtes.
Elle passait le plus clair de son temps chez Damiel,
ne faisait un saut à la maison que pour prendre des
vêtements propres. Une belle journée, elle nous annon-
cerait qu’elle emménage avec son copain, et Karl et
moi resterions seuls avec Darwin. J’aurais aimé qu’elle
revienne à ses quatorze ans, qu’elle me tienne occupée,
moi aussi. Je serais obligée de lui préparer un bon repas
au lieu de ressasser ma peine dans mon lit. Depuis
novembre, j’avais peur, j’étais devenue superstitieuse,
comme si le mauvais sort nous guettait. J’avais beau

[ 200 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 200 2019-12-05 11:36 PM


me répéter que le temps arrange les choses, les vieilles
croyances de ma mère n’arrivaient pas à m’en persua-
der. Mais elles me servaient de talisman, j’en avais
besoin pour me rassurer, il faut croire qu’on revient à
notre première éducation quand la vie se dérègle.
Le soir avait complètement envahi la pièce, on
n’aurait pas cru que, la semaine suivante, on fêterait
le retour du printemps. Il ne fallait pas se laisser aller
au désespoir, le temps arrange les choses, j’ai voulu
me le répéter. Karl a commencé à me caresser et je
lui ai rendu ses caresses, tout doucement, d’une main
pudique. J’ai senti tout à coup un frisson me parcou-
rir des épaules aux hanches, j’ai tressailli, le désir me
revenait, comme il revenait à Karl.
Pour la première fois depuis le drame, nous avons
fait l’amour.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 201 2019-12-05 11:36 PM


Robe originale, griffée, jolies boucles d’oreilles, Made­
leine avait beaucoup de goût. Elle s’était maquillée et
coiffée, elle semblait beaucoup mieux qu’à notre pre-
mière rencontre, prenait-elle des médicaments ? Elle
s’est dite ravie de notre invitation, nous a présenté les
jumelles, Léa et Lysanne, deux adolescentes renfro-
gnées, l’âge ingrat bien sûr, mais ce qu’elles venaient
de vivre ne les aidait pas à s’ouvrir comme des fleurs.
Karl et Monika sont sortis de la cuisine en tablier et
Elsa est descendue de sa chambre, elle avait tenu à être
là, sans son copain, cette soirée lui faisait visiblement
du bien. Elle a invité Léa et Lysanne à descendre dans
le sous-sol pour écouter de la musique et les jumelles
lui ont fait un sourire, elles n’auraient pas à subir
notre conversation. Et nous, nous pourrions parler
plus librement.
Madeleine n’a pas immédiatement abordé sa souf-
france, c’était bon signe. Elle avait été élevée à quelques
maisons de chez nous, Quel hasard ! a-t-elle souligné.

[ 202 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 202 2019-12-05 11:36 PM


Sans lui exposer ma théorie sur la synchronicité, je l’ai
laissée nommer les anciens voisins, elle désirait savoir
qui vivait encore dans notre rue. Quand nous acquies-
cions, son visage s’illuminait. Elle était retournée à un
temps préservé du malheur. J’ai pensé qu’elle avait eu
une belle enfance, voilà ce qui la sauverait.
Du sous-sol est monté un grand éclat de rire et les
yeux de Madeleine se sont remplis de larmes, émue
d’entendre ses filles joyeuses pendant un moment. Elle
était inquiète pour les jumelles, elle nous l’a dit avec
simplicité, et je me suis demandé si nous, nous étions
assez attentifs à la douleur d’Elsa, c’était significatif
qu’elle préfère rester à la maison plutôt que de passer
la soirée avec Damiel. Elle devait reconnaître sa propre
détresse chez les adolescentes, comme Karl et moi
chez Madeleine. Nous ne la recevions pas à la maison
par pure générosité, on n’agit jamais sans penser un
peu à soi.
Je suis sortie brusquement de ma bulle. Madeleine
confiait son agressivité envers Alice, même si elle la
savait très malade. Elle a demandé à Karl s’il se sentait
encore capable d’aimer Théo, lui. J’étais curieuse de
la réponse, et Monika aussi, j’en étais sûre. Karl s’est
contenté de dire qu’il ne voyait pas les choses de cette
façon, il essayait d’objectiver la situation. Avant, une

[ 203 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 203 2019-12-05 11:36 PM


phrase comme celle-là m’aurait irritée, mais Karl se
protégeait, je le savais, il était sensible, il fallait lui
laisser du temps. Madeleine ne s’est pas laissé décon-
tenancer, elle a continué à mettre des mots sur sa
colère, je l’ai trouvée courageuse. J’ai pu parler devant
Karl de mon agressivité envers Théo, cette agressivité
désormais ensevelie, mais qui ressusciterait peut-être
un jour sans prévenir.
Hélas, nous avons été interrompues, les trois filles
remontaient l’escalier, elles avaient faim. Elles ont
gloussé de joie quand j’ai annoncé une lasagne et
Madeleine a souri, la vie continuait, même dans le
malheur la vie continuait, on avait faim et soif, on
allait à l’école, on travaillait. Madeleine avait refusé
de prendre congé, elle deviendrait folle à la maison,
mieux valait s’occuper. Elle était acheteuse pour une
chaîne de grands magasins, j’ai compris son élé-
gance. Elle devait se tenir au courant des tendances
de la mode, rencontrer des gens, négocier, et puis ses
coéqui­pières la soutenaient. J’ai de la chance, a-t-elle
dit, aussi étonnée que nous d’entendre cette phrase
sortir d’entre ses lèvres. Au travail comme à la maison,
elle devait se montrer cordiale, agréable, le genre de
personne qu’on apprécie.

[ 204 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 204 2019-12-05 11:36 PM


Je me suis demandé comment elle se débrouil-
lait depuis la mort de son mari, un seul salaire, trois
enfants, c’était sûrement une source d’inquiétude
supplémentaire. Marc-André avait sans doute laissé
une assurance-vie, mais les compagnies paient-elles la
prime en cas de meurtre ? Moi, si Karl était décédé,
j’aurais peut-être dû vendre la maison. Mais Karl était
là, il expliquait son travail aux jumelles, a promis de
leur faire visiter le laboratoire, puis Elsa a parlé avec
fierté de ses études en pharmacologie. Elle retrouvait
son rôle de grande sœur. Oui, la vie continuait. Léa
et Lysanne ont dit qu’elles voulaient aller à l’université
elles aussi et le visage de Madeleine s’est illuminé. Il y
avait un avenir. A-t-elle eu une pensée pour Alice qui,
elle, n’en avait pas ?
Moi, j’ai vu Théo, ses yeux éteints qui me fixaient.
Il faut croire que les parents ne peuvent pas toujours
sauver leurs enfants.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 205 2019-12-05 11:36 PM


Mauvais signe, Jean-Marcel m’a embrassée distraite-
ment. Nous n’avons pas eu le temps de nous dire un
seul mot, Myriam est entrée dans le bureau. Elle a
fermé la porte, autre mauvais signe. Elle en est tout
de suite venue aux faits. À la télévision, le nouveau
responsable de la programmation venait d’entrer en
poste, il trouvait notre film élitiste, il désirait un docu-
mentaire plus léger, plus rassembleur, il voulait que
nous modifiions le montage. Il fallait aussi ajouter
un commentaire. Prenait-il les spectateurs pour des
imbéciles ? J’étais outrée, je n’en pouvais plus de ce
nivellement par le bas. Les scènes tournées récemment
s’intégraient très bien à l’ensemble, j’étais fière de
mon travail, Jean-Marcel aussi. J’ai demandé d’une
voix ironique si le nouveau patron souhaitait avoir
des entrevues d’humoristes, mais Myriam n’a pas ri.
Je protestais pour la forme, je connaissais sa réponse.
Comme productrice, elle était habituée de faire affaire
avec des gens bornés. Le responsable aurait le dernier

[ 206 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 206 2019-12-05 11:36 PM


mot. Je n’ai pas demandé son nom, je ne voulais pas
le savoir.
Mauvaise journée. Le matin, j’avais envoyé un cour-
riel à Helen, inquiète de son silence. Et, presque aus-
sitôt, j’avais reçu une réponse. Burn-out. Elle était en
congé de maladie. Interloquée, je lui avais téléphoné.
Que s’était-il passé ? Rien de spécial, sauf l’usure, les
adolescents en crise tous les jours au travail, les parents
à appuyer, à réconforter, les collègues à gérer, et Abigail,
à la maison, qui n’était pas de tout repos. Elle avait fini
par craquer. Sa voix brisée m’allait droit au cœur. Et
moi qui l’avais crue invincible ! Mais les personnes
invincibles peuvent elles aussi s’effondrer. Pourquoi ne
viendrait-elle pas passer quelque temps chez nous ? Elle
pourrait bien confier Abigail à son père. C’était à moi
maintenant de lui apporter du réconfort.
Du réconfort, je commençais à en trouver en moi,
sans doute parce que je me sentais moins coupable. J’en
étais venue à admettre qu’on ne dirige pas ses enfants
comme des drones, tôt ou tard ils nous échappent.
Si certains nous remplissent d’orgueil, d’autres nous
découragent. Ma grande peine, c’était de penser que
Théo aurait peut-être retrouvé le sens commun s’il
avait survécu. Madeleine, elle, pouvait avoir de l’es-
poir pour Alice, on faisait sans cesse des découvertes

[ 207 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 207 2019-12-05 11:36 PM


dans le domaine de la santé mentale, que de progrès
depuis l’internement de mon oncle Guy ! Mais est-
ce que je n’étais pas en train de colorer la réalité en
rose ? Si Théo était encore là, il attendrait son procès
au fond d’une prison en Floride, et Alice ne jouirait
sans doute jamais d’une vie normale. Combien de
malades finissent par se rétablir ? Madeleine s’inquié-
terait d’elle jusqu’à sa mort, je n’avais pas à l’envier.
Même quand elle riait, je voyais le masque de tris-
tesse sur son visage, semblable à celui de ma grand-
mère chaque fois qu’elle parlait de mon oncle. Ce
masque, je l’avais surpris à deux ou trois reprises chez
ma mère, qu’éprouvait-elle pour son frère cadet ? Culpa­­
bilité de jouir de sa liberté alors que lui était interné,
peur de voir la maladie se transmettre à ses enfants,
sans doute. Un imbroglio de sentiments qu’elle n’arri-
vait pas clairement à identifier. Jamais je ne m’étais
vraiment préoccupée de ce qu’elle ressentait et je le
regrettais, pourquoi ne pose-t-on pas plus de questions
à ses parents avant qu’il ne soit trop tard ?
Myriam m’a brusquement sortie de mes pensées.
Elle croyait à notre film, a-t-elle dit en cherchant
mon regard. J’ai été surprise, elle était sans doute
capable d’humanité à ses heures. Elle avait essayé de
discuter avec le responsable de la programmation,

[ 208 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 208 2019-12-05 11:36 PM


a-t-elle ajouté d’une voix déçue, rien à faire pourtant,
il ne pensait qu’à ses cotes d’écoute. Nous avions dû
souvent nous plier aux exigences du petit écran, mais
Jean-Marcel avait l’air particulièrement déprimé cette
fois. Il avait besoin de réconfort, lui aussi. J’ai essayé
de l’encourager. Nous remettrions sur le métier notre
ouvrage, nous ferions les corrections demandées, nous
nous consolerions en pensant à la version originale,
celle que nous présenterions dans les festivals. C’est
cette version-là qu’il fallait privilégier, nous tiendrions
tête à ceux qui voyaient le cinéma comme une indus-
trie. Myriam a souri. Elle ne deviendrait jamais une
amie, mais je ne la trouvais plus antipathique.
Myriam nous a quittés, j’ai proposé à Jean-Marcel
d’aller prendre un verre, je ne voulais pas le laisser
dans cet état. Avant de monter dans son automobile,
il m’a dit, d’un ton amusé, Dommage que nous ne
soyons pas des romanciers, nous aurions plus de liberté.
J’ai répondu sur le même ton Mais nous n’arriverions
pas à payer notre nourriture, nous devrions gagner notre
vie autrement.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 209 2019-12-05 11:36 PM


J’ai entendu la voix d’Elsa dans le vestibule. Elle aurait
dû être en classe, ma montre indiquait seize heures,
était-elle malade ? Je lui ai lancé un bonjour joyeux
du sous-sol et elle est descendue. Le professeur avait
annulé son cours et Damiel devait voir un copain,
elle passerait la soirée avec nous. C’était une belle
surprise, je le lui ai dit, j’ai même insisté. Je voulais
qu’elle se sente accueillie et choyée, je voulais qu’elle
soit heureuse d’être avec nous.
En apercevant la chambre de Théo à peu près
vide, elle m’a lancé un regard reconnaissant. Je lui
ai demandé si elle désirait toujours s’y installer, on
la décorerait selon ses goûts. Le projet l’a tout de
suite emballée, ­pourrions-nous commencer durant
le week-end ? Je me suis détendue. Elsa ne songeait
donc pas à aller vivre avec Damiel, je n’étais pas prête
à la voir partir. Mais est-on jamais prêt au départ de
ses enfants ? Flavie et moi, nous avions quitté nos
parents à quelques mois d’intervalle, sans nous poser

[ 210 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 210 2019-12-05 11:36 PM


la moindre question. Elsa ne ferait pas autrement.
Maman s’était retrouvée seule dans la grande maison,
que faisait-elle de tout son temps ? Je ne m’en étais
jamais souciée. La vie des autres nous émeut seule-
ment quand on s’y reconnaît.
J’avais trouvé l’après-midi particulièrement difficile.
Plus la chambre se dénudait, plus je sentais la présence
de Théo. J’avais l’impression d’être la marâtre qui lui
montrait la porte, je ne lui laissais pas le temps de
se séparer doucement de nous. À plusieurs reprises,
je m’étais assise sur le lit pour m’attarder devant des
cadeaux que nous lui avions offerts, son premier
dictionnaire en images, sa tirelire, sa collection de
petites autos, ses cartes de hockey, il tenait donc à son
enfance ? De grands pans de mémoire déferlaient en
moi, de grandes vagues de lave qui voulaient m’en-
gloutir. Inca­pable de me départir de ces souvenirs,
j’allais les porter un à un dans mon bureau. Un jour,
nous les donnerions aux enfants d’Elsa. Elsa aurait des
enfants, oui, je voulais le croire.
J’essayais de me tourner vers l’avenir quand une
enveloppe est tombée d’un livre, Les fous de Bassan,
justement, une enveloppe portant le nom de Théo et
notre adresse, elle était décachetée. J’ai cherché la date
d’envoi, le 25 septembre, puis la signature, Sam. Sam

[ 211 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 211 2019-12-05 11:36 PM


et Théo n’avaient donc pas rompu définitivement ?
Sam suggérait à Théo de venir la rejoindre, il y avait
du travail dans l’Ouest, Tu étouffes au cégep, tu étouffes
chez tes parents, tu étouffes à Montréal. Tu vas finir
par y laisser ta peau. Une écriture soignée, sans fautes
d’orthographe ni de grammaire, c’était une bonne
élève, Sam, Félix avait raison.
J’ai relu et relu la lettre, comme si une explication
lumineuse pouvait surgir sous les mots. Mes yeux
revenaient sans cesse à la phrase Tu vas finir par y lais-
ser ta peau. Était-ce une figure de style ou Sam parlait-
elle au premier degré ? J’aurais payé cher pour savoir
ce que Théo lui avait écrit. Pas d’adresse de retour sur
l’enveloppe, il me fallait absolument prendre contact
avec Marie-Ève. En attendant, je continuerais à rem-
plir des sacs verts, j’avais besoin de terminer mon
travail de fossoyage.
Je n’ai rien dit à Karl ni à Elsa. Nous nous sommes
fait des pâtes en sirotant un verre de rouge, cela m’a
changé les idées. Elsa hésitait sur la couleur des murs,
Karl a suggéré d’acheter de nouveaux meubles. Nous
avons regardé des canapés-lits sur Internet, discuté
de tissus, de teintes, de solidité, conversation banale,
superficielle, conversation de personnes qui n’ont jamais
vécu de drame. Nous n’avions pas été aussi proches les

[ 212 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 212 2019-12-05 11:36 PM


uns des autres depuis le décès de Théo. Et même pen-
dant toute l’année qui avait précédé le drame, à bien y
penser. Je voyais à quel point Théo rendait l’atmosphère
de la maison irrespirable. Comment Elsa aurait-elle pu
ne pas se sentir négligée ? Ravie, je la regardais mettre
sur papier ses idées de décoration. Elle était tournée
vers l’avenir, Elsa, elle tenait de son père et de Monika.
Théo, lui, tenait-il de sa mère ? Aurait-il accepté
de vivre si elle avait été encore là ? Peut-être Sam
­m’apporterait-elle une réponse, je voulais y croire,
même si une petite voix en moi me disait de me méfier,
la vie n’a pas la cohérence d’un scénario. Ce qui était
sûr, c’est que Théo avait voulu tuer Karl, puisqu’il
s’était acheté un révolver. Il s’agissait d’un acte pré-
médité. Ce fait, je ne pouvais pas le nier.
Le téléphone d’Elsa m’a fait sursauter, c’était Damiel.
Par pudeur, elle s’est éloignée pour lui susurrer des mots
tendres. Ému de voir sa fille joyeuse, Karl m’a embras-
sée. Je le voyais renaître doucement. En rentrant le soir,
il ne passait plus des heures devant le mur du salon. Il
m’a glissé à l’oreille le mot merci. J’ai senti tout ce qu’il y
avait dans ce mot, soulagement, amour, reconnaissance.
Il me faisait comprendre que lui, il n’aurait pas pu vider
la chambre de Théo. J’avais été plus forte que lui.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 213 2019-12-05 11:36 PM


Quand je sortirais de l’édifice, j’aurais terminé mon
montage. Attendons de voir, a dit Jean-Marcel en riant,
Monsieur ne sera peut-être pas satisfait. Je l’ai rassuré,
j’avais suivi à la lettre les directives du nouveau res-
ponsable, il serait enchanté de présenter le documen-
taire à la télévision. Nous, nous étions déçus, le film
avait beaucoup perdu de sa profondeur. Nous avions
essayé d’en rediscuter avec Monsieur, mais il était resté
campé sur ses positions. Comme si les gens n’avaient
envie que de se divertir, a soupiré Jean-Marcel. De
toute façon, il fallait en finir, on ne pouvait passer
des mois encore sur cette production, Jean-Marcel
avait un autre projet de film. Et moi je voulais tour-
ner la page, m’arracher définitivement à ces images
­insupportables.
J’étais en train de visionner l’une des dernières
scènes quand j’ai entendu gratter à ma porte, douce-
ment, on aurait dit une aile. Une jeune fille était là,
un casque de bicyclette dans les mains. Elle s’est tout

[ 214 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 214 2019-12-05 11:36 PM


de suite présentée, Sam. Elle était revenue à Montréal,
Marie-Ève lui avait fait le message, elle avait décidé
de s’arrêter chez Cosmos après avoir livré son dernier
colis, près d’ici. Sa journée était terminée. Le cœur
me débattait, j’avais devant moi Samantha, en chair
et en os, ma dernière chance d’avoir une réponse à
mes questions. Elle s’est assise sans que je l’y invite,
elle montrait de l’aplomb, il en fallait pour faire des
livraisons à bicyclette. Je la trouvais jolie avec ses che-
veux rouges, je n’avais pas de mal à comprendre que
Théo ait pu en tomber amoureux.
Samantha a glissé dans la conversation le nom de
Théo, elle voulait m’entendre parler de lui. Elle aussi
avait besoin de comprendre, a-t-elle dit, je n’étais donc
pas la seule. Je lui ai tout raconté, son automne à la
maison, son départ pour la Floride, la façon dont il
avait voulu tuer Karl. Elle m’a écoutée, les yeux fixés
sur un point mystérieux dans l’embrasure de la porte,
comme si Théo allait surgir du corridor. Long silence,
elle ne m’a posé aucune question.
J’ai évoqué la lettre que j’avais trouvée dans Les fous
de Bassan, elle a tiré de son sac celle qu’elle avait reçue
de Théo, elle voulait me la remettre. J’ai commencé à
la lire avidement. Mais tout ce que je pouvais perce-
voir, c’était une colère terrifiante, une sorte de volcan

[ 215 ]

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Dupre-Theo a jamais.final.indd 215 2019-12-05 11:36 PM


qui s’était réveillé dans ses entrailles et s’était mis à
cracher de la lave en voulant tout anéantir. Théo était
furieux contre Karl, contre le collège, contre Elsa et
moi, contre la terre entière, contre lui-même, seule
Samantha semblait mériter un peu de considération.
Quel événement avait pu déclencher une telle érup-
tion ? Hélas, Samantha a haussé les épaules, elle n’en
avait aucune idée.
Ils avaient fait connaissance dans un cours, lui et
elle, le cours de français, ils s’étaient mis ensemble
pour faire un travail d’équipe, Samantha le trouvait
intéressant, il composait et elle, elle faisait partie d’une
chorale, elle avait accepté d’entrer dans son band.
Elle parlait bien de notre Théo, de ce garçon plein de
vie qui avait été notre fils. Ils s’étaient rapprochés, ils
étaient devenus amoureux, puis Samantha avait voulu
aller dans l’Ouest et Théo avait refusé de la suivre, il
l’avait quittée sans lui dire pourquoi.
Je suis restée interloquée. Dans le scénario que je
m’étais créé au fil du temps, c’était Samantha qui avait
rompu, non Théo. À mon insu, je m’étais raconté un
récit simple, un récit de cinéma. Théo perdait son
amante comme il avait perdu sa mère, l’événement
avait provoqué une dépression. Je m’étais trompée.

[ 216 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 216 2019-12-05 11:36 PM


J’ai aussitôt réécrit mon histoire, Samantha partirait
bientôt pour l’Ouest, Théo ne supportait pas l’idée de
son départ, il l’avait quittée lui-même avant qu’elle ne
le quitte. Samantha a secoué la tête, Théo n’était plus
amoureux d’elle, il n’était plus capable d’amour, il ne
s’intéressait plus à la musique non plus, il glissait peu
à peu dans un monde auquel elle n’avait pas accès.
Théo avait des yeux fantômes, a-t-elle dit, il n’ était plus
avec nous. Elle l’avait compris une fois en Alberta, en
lisant sa dernière lettre, qui lui avait fait peur. Il ne lui
était jamais venu à l’esprit qu’il puisse vouloir tuer son
père, mais elle craignait qu’il ne se suicide.
Oui, Théo était un spectre et nous ne l’avions pas
compris. Avait-il voulu emmener son père avec lui
dans l’au-delà ? Derrière sa haine, il y avait peut-être,
après tout, un immense amour. J’avais espéré que cette
rencontre avec Samantha m’apporterait des réponses,
mais je resterais avec mes questions pour l’éternité. Je
l’ai dit bien humblement à Samantha. On n’arriverait
jamais à comprendre ce qui s’était passé dans la tête de
Théo, a-t-elle répondu. Elle, elle y avait définitivement
renoncé. Il fallait accepter son acte, c’était la seule
manière de faire le deuil. Où avait-elle appris cela,
dans ses cours ou dans des livres ? Chose certaine, elle

[ 217 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 217 2019-12-05 11:36 PM


était plus sage que moi. Karl s’était acharné à me le
dire, mais il était trop près de moi, c’est Samantha qui
est parvenue à me convaincre. J’ai senti qu’une porte
se refermait doucement.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 218 2019-12-05 11:36 PM


Nous étions joyeux ce samedi-là, je peux l’affirmer
avec le recul du temps. Pas de l’allégresse, une joie
grave, posée, cette sorte d’apaisement qui survient
quand on lâche prise, qu’on accepte la réalité sans
comprendre, qu’on arrive à supporter la culpabilité
sans en avoir l’estomac noué. Qu’on parvient à vivre
le présent. La presque joie de ceux qui ont décidé de
survivre. Repeinte en orangé très pâle, la chambre
avait trouvé une belle lumière. Elsa avait eu de l’intui-
tion, elle avait chassé de la pièce le spectre de son frère.
Nous ne le laisserions pas errer très longtemps, nous
irions bientôt déposer ses cendres au cimetière.
Tout à coup, Karl a regardé sa montre. Il est des-
cendu de l’escabeau d’où il venait d’installer un cro-
chet pour fixer un luminaire, c’était l’heure où il avait
promis à son oncle de lui téléphoner. J’ai entendu sa
voix gutturale, sa voix allemande, Heinrich était bien
dans sa chambre à la résidence, il attendait son appel.
J’arrivais à suivre la conversation, Karl s’informait

[ 219 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 219 2019-12-05 11:36 PM


de la santé de son oncle, lui racontait les minuscules
faits de notre vie, lui parlait de notre projet de voyage
à Munich durant les vacances. Je reconnaissais les
propos que je tenais à ma mère, les dernières années
avant sa mort, quand je voulais lui insuffler de la
gaieté. Puis il a précisé que j’allais bien, et Monika
aussi, nous allions tous bien, justement Elsa était là,
voulait-il la saluer ? Elsa a pris le récepteur et je me
suis arrêtée pour l’écouter. Décidément, elle parlait
bien l’allemand, ses cours à l’institut portaient fruit.
Théo, lui, n’avait jamais voulu apprendre la langue
de son père. Refus net, catégorique, il sortait de la cui-
sine quand Karl s’adressait à nous en allemand. Refus
de ses origines paternelles, refus de la douleur qui y
était attachée, se pouvait-il que ce soit ça, précisément
ça, qui l’avait conduit à tirer sur Karl, comme si toute
cette douleur menaçait de le détruire ? J’étais en train
de retomber dans mes suppositions, je me suis forcée
à arrêter. J’ai regardé la chambre, la sérénité de la
chambre, j’ai voulu penser au mot joie, tout à l’heure
j’irais mettre L’ hymne à la joie de Beethoven.
Elsa m’a demandé de venir au téléphone, Heinrich
voulait me parler, et j’ai souri en entendant résonner
la voix tonitruante du vieillard, il devait avoir de plus
en plus de mal à entendre, ma foi, il n’avait sûrement

[ 220 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 220 2019-12-05 11:36 PM


jamais pensé qu’il atteindrait cet âge vénérable. Nous
fêterions avec lui son anniversaire dans quelques mois,
Monika viendrait aussi, et peut-être Elsa. J’ai chassé
l’idée qu’il pourrait nous quitter avant de nous revoir.
Depuis la mort de Théo, Karl préparait ce voyage
avec grand soin, comme s’il pouvait en survenir une
rédemption. Son oncle était le dernier lien qui le rat-
tachait à la terre natale de ses parents.
C’est à moi qu’Heinrich a demandé comment allait
Théo, il aurait aimé lui dire bonjour. J’ai bredouillé
dans mon mauvais allemand que Théo n’était pas à
la maison. Le vieil homme avait rêvé de lui, la nuit
précédente, un drôle de rêve, et il s’était réveillé avec
l’impression qu’il lui était arrivé un accident. J’ai essayé
de le rassurer, Karl n’avait rien raconté à son oncle.
Heinrich n’avait pas à porter le poids de cette douleur
à son âge, m’avait-il expliqué. Je n’étais pas d’accord.
Même à cent dix ans, je n’aimerais pas qu’on me dis-
simule la vérité. Mais ce n’était pas à moi de décider,
Heinrich n’était pas mon oncle, et je n’avais pas vécu
ce qu’avait vécu la famille Glackmeyer.
Au fond de lui-même, Heinrich savait qu’on lui
cachait des choses au sujet de Théo, il le savait et devait
se fabriquer toutes sortes de scénarios, mais aucun ne
pouvait être pire que celui que nous aurions pu lui

[ 221 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 221 2019-12-05 11:36 PM


révéler. Je me suis demandé si Karl voulait vraiment
protéger son oncle ou si son silence ne camouflait pas
de la honte, celle de n’avoir pas su conduire son fils à
bon port. Et moi, pourquoi aurais-je voulu avouer la
vérité à Heinrich ? Pour qu’il nous rassure, nous dise
que nous n’avions pas à nous sentir coupables ?
Quand j’ai déposé le récepteur, ma joie s’était envo-
lée. J’ai repris mon pinceau en me concentrant sur les
dernières retouches à apporter. Bouger, m’occuper,
n’était-ce pas le meilleur remède contre la tristesse ? Je
réentendais ma mère, ses phrases qui me faisaient dres-
ser les cheveux sur la tête quand j’étais adolescente.
Moi qui n’avais cru qu’à l’introspection, voilà que je
me mettais à trouver des vertus au gros bon sens, j’étais
en train de renier mon ancienne foi. Si ma mère avait
été encore vivante, je l’aurais serrée dans mes bras,
lui aurais avoué qu’elle n’avait pas tort. Quand on a
épuisé toutes les ressources de la réflexion, que reste-
t-il à faire, sinon mettre son corps en mouvement pour
éviter de se transformer en statue de sel, comme la
femme de Loth ? Surtout, éviter de regarder en arrière.
Karl a fini d’installer le luminaire et Elsa a poussé
un cri en allumant le commutateur. L’effet était vrai-
ment réussi, la gaieté revenait dans la pièce, sur la
pointe des pieds. Je l’ai laissée s’approcher tout douce-

[ 222 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 222 2019-12-05 11:36 PM


ment, je ne voulais pas l’effrayer. Encore une fois, Elsa
avait eu du goût, avec le canapé-lit ce serait magni-
fique. Elle a rosi de plaisir quand je l’ai félicitée. Trois
couches de peinture, un luminaire, un canapé-lit, il
suffisait de si peu pour que nous tournions le dos au
passé. Tout comme une robe neuve ou une coupe de
cheveux peut apporter de la joie dans l’existence. Les
êtres humains sont-ils superficiels ? Ont-ils plutôt une
aptitude à rebondir après un désastre ? Se concentrer
sur des choses insignifiantes constitue une force plutôt
qu’une faiblesse, je commençais à l’entrevoir.
Le téléphone a sonné et Monika m’a tirée de mes
considérations. Elle venait de réserver son billet pour
l’Océanie, elle voulait nous le dire, mais elle viendrait
ensuite nous rejoindre à Munich. Et puis elle avait fait
une grosse choucroute, elle nous invitait chez elle dès
que nous aurions terminé nos travaux. Damiel aussi ? a
demandé Elsa. Damiel aussi, évidemment. Elsa a fait
un large sourire et Karl m’a lancé un regard. Depuis
quelques semaines, Elsa souriait plus souvent, et la
voir revivre nous donnait de l’énergie à tous deux.
La bête humaine est sans doute superficielle, mais
elle se montre capable d’amour.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 223 2019-12-05 11:36 PM


J’ai reconnu la silhouette élancée de Samantha, puis
la crinière blonde de Marie-Ève. Elles étaient là, elles
étaient venues, pourquoi avais-je douté d’elles ? Je suis
sortie de l’auto pour aller les embrasser. Puis Félix s’est
avancé vers nous, accompagné d’un jeune homme
aux longs cheveux que je ne connaissais pas. Alvaro,
a-t-il dit, un copain de classe de Théo, il m’en avait
parlé. J’en avais un vague souvenir, un garçon qui
devait faire partie du band, Théo l’avait platement
laissé tomber quand il avait commencé à aller mal. Le
jeune guitariste aussi revenait de voyage, c’était donc
une habitude chez les cégépiens ? Alvaro m’a tendu
la main, il avait accepté avec chaleur l’invitation. La
journée s’annonçait comme une rédemption, même la
météo semblait vouloir y contribuer. Soleil éclatant,
brise tiède, ciel bleu, on se serait cru en juin. Je n’ai
pas voulu penser aux changements climatiques, j’avais
besoin de douceur.

[ 224 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 224 2019-12-05 11:36 PM


Tout près de nous, Elsa et Damiel conversaient
avec Jean-Marcel et Jeff, puis Monika est arrivée.
Notre petit groupe était complet. Karl et moi, nous
n’avions pas voulu inviter Madeleine et les jumelles,
ni nos collègues de travail, nous désirions vivre ce
moment avec ceux et celles qui avaient connu Théo.
Karl est finalement sorti de l’édifice où il était allé
régler les dernières formalités, et presque aussitôt un
employé du cimetière s’est avancé vers nous, il nous a
demandé de le suivre. Nous sommes remontés dans
les automobiles et nous avons formé un minuscule
convoi jusqu’au lot de la famille Glackmeyer.
Quand nous avons vu le nom de Théo gravé dans la
pierre, nous avons eu un choc. Comme si, à cet instant
précis, sa mort était devenue réelle, irrémédiable. Elsa
s’est mise à sangloter. Depuis l’hôpital, je ne l’avais
pas vue pleurer. Karl s’est avancé vers elle pour la
consoler, mais son amoureux l’a devancé et l’a prise
dans ses bras. Il portait bien le prénom de Damiel,
il avait vraiment l’air d’un ange, tout le contraire du
Théo de la dernière année. Elsa avait mis un rempart
entre elle et le drame. Leur histoire aurait-elle un
avenir ? À cet âge, rien de moins sûr, mais je l’espérais
de tout cœur. Là-dessus, je n’avais aucun contrôle, je

[ 225 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 225 2019-12-05 11:36 PM


devais me contenter de prendre acte du présent. Pour
le moment, l’amour l’aidait à faire son deuil.
Monika avait accepté de jouer le rôle d’officiante.
Elle a parlé de Théo avec une infinie délicatesse, puis
elle a demandé si quelqu’un souhaitait apporter un
témoignage. Samantha s’est avancée, elle a sorti de sa
poche une feuille jaune pliée en quatre et s’est mise à
lire la lettre qu’elle avait écrite pour Théo. Les larmes
aux yeux, j’ai serré la main de Karl, ça me faisait
un bien fou de savoir que Théo avait été apprécié,
considéré, aimé de ses camarades, qu’il n’était pas
seulement l’ange noir, l’ange dark des derniers temps.
Félix a enchaîné, il a parlé de la sensibilité de Théo,
de son talent pour la musique, puis, la voix cassée, il a
souligné son regret de n’avoir pas compris l’immensité
de sa détresse. Ce drame le rendrait plus attentif à
l’avenir, voilà la leçon qu’il en tirait. Nous avons baissé
la tête. L’essentiel avait été dit. Karl et moi avions
d’ailleurs convenu de garder le silence.
Était-ce l’aveu de Félix, le poids des noms alignés
sur la pierre tombale, le soleil presque indécent ou le
regret de laisser partir son fils sans une parole, Karl
s’est ravisé, il a voulu raconter des moments bénis de
notre passé avec Théo. Théo à la garderie, Théo au
soccer, Théo à la mer, Théo à la polyvalente, puis Théo

[ 226 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 226 2019-12-05 11:36 PM


qui montre un côté sombre qu’on ne lui connaissait
pas. Il a parlé avec humilité, sans tirer de conclusions.
Seule cette exposition des faits, comme quelqu’un
qui s’en remet au mystère de l’âme, accepte l’incom-
préhensible. Ce n’était pas de l’évitement, je l’ai bien
senti. Dans ma tristesse a surgi un apaisement. Karl
ne faisait pas son deuil à ma façon, mais il le faisait,
je n’avais pas à m’inquiéter.
À tour de rôle, nous avons déposé un baiser sur
l’urne et Karl l’a mise dans le trou fraîchement creusé.
Nous avons jeté une poignée de terre sur les cendres,
puis l’employé a pris sa pelle pour refermer le sol.
C’était terminé, déjà. Nous avons lancé sur la tombe
des œillets blancs et nous sommes restés là, immo-
biles, comme s’il était impossible d’abandonner Théo.
Heureusement, j’avais prévu un goûter à la maison et
tout le monde a accepté de me suivre. Nous ne vou-
lions pas nous quitter.
Comment décrire cette journée ? Je ne revois qu’une
série d’instants isolés, semblables aux photos d’un
diaporama qui s’afficheraient les unes après les autres.
Félix discute avec Jean-Marcel, Alvaro avec Karl,
Marie-Ève avec Jeff. Elsa et Damiel s’embrassent dans
la cuisine pendant que Monika parle avec Samantha
de son prochain voyage. Félix invite Jean-Marcel à

[ 227 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 227 2019-12-05 11:36 PM


venir rencontrer ses élèves, Jean-Marcel fait oui de la
tête, enthousiasmé par le projet. Alvaro essaie d’attirer
l’attention de Marie-Ève, alors que celle-ci observe
Samantha à la dérobée. Darwin fait craquer tout le
monde avec son inimitable scène de séduction réser-
vée aux invités. Alvaro prend la guitare et joue des
compositions de Théo. Et Samantha se met à chanter.
Notre silence, notre écoute recueillie, la tête songeuse
de Karl appuyée sur ses doigts comme s’il entendait
ces chansons pour la première fois. Et Monika qui
pose la main sur l’épaule de son petit frère.
Nous avons mangé, bu, parlé et encore parlé, ri,
laissé échapper des larmes jusque tard dans la soirée.
Comme si Théo était encore présent parmi nous. Mais
il a bien fallu nous quitter. Félix a promis de nous
inviter chez lui dès que les cours seraient terminés, il
tenait à nous revoir, nous avions tellement d’affinités,
a-t-il précisé. Karl a tout de suite acquiescé, ce qui m’a
fait chaud au cœur. Félix plaisait à Karl autant qu’il
me plaisait.
Le rez-de-chaussée ressemblait à un champ de
bataille, nous avons décidé de le laisser dans cet état
jusqu’au lendemain matin, nous étions tous exténués.
Elsa et Damiel dormiraient à la maison, ils nous aide-
raient à ranger, nous prendrions ensemble le petit-

[ 228 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 228 2019-12-05 11:36 PM


déjeuner. J’avais besoin de les savoir près de nous,
j’avais besoin de réconfort. Les amoureux sont des-
cendus dans le sous-sol et j’ai entendu le rire cristallin
d’Elsa, son rire d’autrefois, elle nous a appelés. Darwin
était confortablement installé sur le canapé-lit, il avait
dû trouver les invités trop bruyants, il avait fui. Nous
nous sommes regardés, Karl et moi. C’était la pre-
mière fois que le chat retournait dans la chambre
de notre fils depuis son départ pour Miami. Il avait
commencé lui aussi à faire la paix avec Théo.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 229 2019-12-05 11:36 PM


Je n’aurais pas cru les rituels à ce point importants.
Pour nous, la journée de l’inhumation a été un
tournant, comme si le temps s’était séparé en deux.
Désormais, Théo habiterait le monde de la mémoire
et nous, celui du présent. De survivants, nous sommes
devenus des personnes pour qui le mot vivre a repris
tout son sens. Vivre, et non plus seulement exister.
Pourtant, Karl et moi serons toujours bouleversés par
le drame. À l’heure de ma mort, voilà les dernières
images qui s’imposeront à moi, c’est certain.
J’en suis arrivée à penser que je n’arriverai jamais
à faire mon deuil. Parfois, dans la rue ou le métro, je
vois un enfant qui ressemble à Théo et les larmes me
montent aux yeux. Parfois, Théo m’apparaît en rêve,
le visage déformé par la haine, et mon cœur se met
à s’emballer. Derrière sa haine, il y avait une grande
souffrance, je sais, et j’aurais envie de le prendre dans
mes bras. Ce qui m’aide, c’est qu’il n’a pas tué Karl.
Mais la pensée qu’il ait pu tourner son arme contre les

[ 230 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 230 2019-12-05 11:36 PM


auditeurs me fera toujours horreur, peut-on excuser la
violence au nom de la souffrance ? Je ne voudrais pas
être jurée au procès d’un tueur de masse.
J’ai mis le point final à mon récit, l’essentiel a été
dit, il me semble. Il faut savoir s’arrêter. Je ressens de la
fierté, mais aussi une certaine tristesse. L’écriture était
devenue pour moi un moment de méditation dans la
journée. Heureusement, Jean-Marcel terminera bien-
tôt le tournage de son nouveau documentaire, j’aurai
de quoi m’occuper. Il portera sur les personnes qui
changent radicalement de métier. Le sujet me pas-
sionne, surtout depuis qu’Helen a laissé son emploi
pour étudier l’art-thérapie, elle n’en pouvait plus de
côtoyer la mort tous les jours. Jean-Marcel est allé
la rencontrer, il est enchanté de l’entrevue. J’ai hâte
de commencer le montage. Et pourtant, mon travail
ne remplacera pas l’écriture. Il me faudrait un autre
projet, mais quoi ? Je me fais confiance, je finirai par
trouver.
Jean-Marcel a parlé de mon manuscrit à un éditeur
qu’il connaît bien. J’ai fait la moue, je ne suis pas sûre
que l’idée me plaise. Auparavant, je devrai le faire
lire à Karl, il ne voudra peut-être pas que je le publie.
Il faudra le faire paraître quand même, m’a dit Jean-
Marcel, on écrit ou on n’ écrit pas. J’ai répondu qu’écrire

[ 231 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 231 2019-12-05 11:36 PM


ne donne pas tous les droits. Je ne pourrais pas exhi-
ber Théo sur la place publique sans le consentement
de son père. Mais quand Jean-Marcel est décidé, il
est décidé. Il est revenu à la charge, il s’engageait à
convaincre Karl.
Je n’avais jamais pensé aux inquiétudes qui se
cachent derrière une publication, les angoisses des
biographes, coincés entre les faits à respecter et la
réticence des familles, les susceptibilités à ménager.
Même dans la fiction, m’a confié un scénariste qui
écrit aussi des romans. Rupture familiale, son frère
s’est reconnu dans son dernier livre alors que le per-
sonnage était inventé de toutes pièces. Mais le frère
a peut-être raison, qu’est-ce qui sommeille derrière la
conscience ?
Le désir d’écrire doit surgir des ténèbres de la chair
puisqu’il se publie autant de livres. Sans compter
tous les auteurs qui écrivent pour leur simple plaisir.
Monika tient un journal depuis l’adolescence, elle le
fait pour conserver une mémoire des événements, m’a-
t-elle confié, prendre du recul, mettre des mots sur
ses perceptions. Elle a noirci des centaines de pages
depuis le drame, ce journal l’a vraiment aidée, de son
propre aveu. L’écriture ne guérit pas les blessures, et
pourtant elle les adoucit.

[ 232 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 232 2019-12-05 11:36 PM


Et moi, suis-je plus forte que la femme que j’étais
avant ? Pourquoi te poser la question ? me dit Karl en
riant. Tu as sans doute besoin de t’ inquiéter. Et je ris
avec lui, je lui réponds que lui, il a besoin de vivre
avec une femme qui s’inquiète, besoin de déposer
son angoisse en moi. Voilà ce qu’est un couple, nous
sommes un vieux couple, un vieux couple avec un
vieux chat. Karl me fait une grimace, la mort de Théo
a laissé en lui des cicatrices qui ne s’effaceront jamais,
mais il est redevenu l’homme que j’ai connu. C’est
notre voyage à Munich qui a fait toute la différence.
Karl a fini par avouer à Heinrich ce qui était arrivé
et son oncle l’a pris dans ses bras, l’a consolé sans lui
faire de reproches. Karl se sentait coupable, lui aussi,
même si sa culpabilité ne s’exprimait pas de la même
façon que chez moi.
La présence de Théo lui revient par moments à
lui aussi, la boule dans la gorge et les larmes aux
yeux. Hier, au journal télévisé, on nous a montré
des étudiants d’universités aux États-Unis, ils mar-
chaient, manifestaient pour exiger un contrôle plus
sévère des armes à feu. De beaux jeunes hommes, de
belles jeunes femmes, conscients, politisés, détermi-
nés. J’ai jeté un regard à Karl, je savais qu’il pensait
à Théo, tout comme moi, je n’ai pas eu à lui poser la

[ 233 ]

Dupre-Theo a jamais.final.indd 233 2019-12-05 11:36 PM


question. Je revoyais le visage de Théo, je revoyais les
visages des meurtriers de toutes les tueries, je compa-
tissais avec leurs parents. J’ai songé à Madeleine, j’ai
eu envie de demander à Karl pourquoi nos enfants à
nous n’étaient pas comme ces étudiants-là. Mais je me
suis forcée à diriger mes pensées vers Elsa. Elle a com-
mencé sa maîtrise, elle continue à vivre son histoire
d’amour. Elle emménagera bientôt avec Damiel, et je
suis prête à l’accepter maintenant. Ils parlent même
d’avoir un bébé quand ils auront un emploi, ils croient
tous les deux en l’avenir. Karl et moi, nous avons hâte
d’entendre des rires d’enfant dans la maison.
J’arrive maintenant à voir la lumière à travers le
noir. Je suis fragile, oui, et Karl non moins que moi.
L’être humain est si fragile. Mais si résistant.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 234 2019-12-05 11:36 PM


Dupre-Theo a jamais.final.indd 235 2019-12-05 11:36 PM
R O M A N S PA R U S C H E Z H É L I O T R O P E

Gabriel Anctil Catherine Lavarenne


Sur la 132 Quelques lieux de Constance
Vincent Brault Grégory Lemay
La chair de Clémentine Le cœur des cobayes
Le cadavre de Kowalski C’ était moins drôle à Valcartier
Les modèles de l’amour
Nicolas Chalifour
Vol DC-408 Michèle Lesbre
Variétés Delphi Chemins
Vu d’ ici tout est petit Écoute la pluie
Sur le sable
David Clerson
En rampant Patrice Lessard
Frères Cinéma Royal
L’enterrement de la sardine
Michèle Comtois Nina
Le tableau de chasse Le sermon aux poissons
Angela Cozea Maryam Madjidi
Interruptions définitives Marx et la poupée
Martine Delvaux André Marois
Thelma, Louise & moi Je ne suis pas fou
Blanc dehors
Les cascadeurs de l’amour n’ont Catherine Mavrikakis
pas droit au doublage L’Annexe
Rose amer Oscar De Profundis
C’est quand le bonheur ? La ballade d’Ali Baba
Les derniers jours de Smokey Nelson
Julie Demers Deuils cannibales et mélancoliques
Barbe Le ciel de Bay City
Olga Duhamel-Noyer Julie Mazzieri
Mykonos La Bosco
Le rang du cosmonaute
Destin Alice Michaud-Lapointe
Highwater Villégiature
Louise Dupré Simon Paquet
L’album multicolore Une vie inutile
Julien Guy-Béland Pierre Samson
Vos voix ne nous atteindront plus Le Mammouth
Marie-Pier Lafontaine Gail Scott
Chienne My Paris
Kevin Lambert Verena Stefan
Querelle de Roberval Qui maîtrise les vents connaît son chemin
Tu aimeras ce que tu as tué D’ailleurs

Dupre-Theo a jamais.final.indd 236 2019-12-05 11:36 PM


SÉRIE « K »

Gwenaëlle Aubry Thierry Hentsch


Lazare mon amour. Avec Sylvia La mer, la limite
Plath
Mathieu Leroux
Anne-Renée Caillé Dans la cage
L’embaumeur
Michèle Lesbre
David Clerson Un lac immense et blanc
Dormir sans tête
Catherine Mavrikakis
Collectif Diamanda Galás
Printemps spécial L’ éternité en accéléré
Omaha Beach
Carole David
Hollandia Alice Michaud-Lapointe
Titre de transport
Martine Delvaux
Le monde est à toi Alice Michaud-Lapointe
Nan Goldin & Ginette Michaud
Néons et sakuras
Cynthia Girard
J’ai percé un trou dans ma tête Simon Paquet
Généralités singulières

HÉLIOTROPE NOIR

Éric Forbes André Marois


Amqui Bienvenue à Meurtreville
Isabelle Gagnon Maureen Martineau
Du sang sur ses lèvres Une église pour les oiseaux
Jonathan Gaudet Félix Ravenelle-Arcouette
La piscine Le cercle de cendres
Christian Giguère Marie Saur
La disparition de Kat Vandale Les Tricoteuses
Patrice Lessard Marie-Ève Sévigny
La danse de l’ours Sans terre
Excellence Poulet

Dupre-Theo a jamais.final.indd 237 2019-12-05 11:36 PM


SÉRIE « P »
des rééditions en format de poche

Gabriel Anctil Hélène Frédérick


Sur la 132 La poupée de Kokoschka
Forêt contraire
Nicolas Chalifour
Vu d’ ici tout est petit Kevin Lambert
Tu aimeras ce que tu as tué
David Clerson
Frères Mathieu Leroux
Dans la cage
Martine Delvaux
Rose amer Catherine Mavrikakis
Les cascadeurs de l’amour n’ont pas Les derniers jours de Smokey Nelson
droit au doublage Deuils cannibales et mélancoliques
C’est quand le bonheur ? Le ciel de Bay City
Olga Duhamel-Noyer Alice Michaud-Lapointe
Highwater Titre de transport
Louise Dupré Simon Paquet
L’album multicolore Une vie inutile

Éric Forbes
Amqui
Patrice Lessard
Excellence Poulet
Marie Saur
Les Tricoteuses
Marie-Ève Sévigny
Sans terre

Dupre-Theo a jamais.final.indd 238 2019-12-05 11:36 PM


Dupre-Theo a jamais.final.indd 239 2019-12-05 11:36 PM
Héliotrope
4067, boulevard Saint-Laurent
Atelier 400
Montréal (Québec)
h2w 1y7
www.editionsheliotrope.com
www.facebook.com/editionsheliotrope
www.instagram.com/editions_heliotrope

Achevé d’imprimer le 9 décembre 2019


sur les presses de Marquis

Imprimé sur du Rolland Enviro,


contenant 100 % de fibres postconsommation,
fabriqué avec un procédé sans chlore et à partir d’énergie biogaz.
Il est certifié FSC®, Rainforest AllianceMC et Garant des forêts intactesMC.

Dupre-Theo a jamais.final.indd 240 2019-12-05 11:36 PM


LOUISE
DUPRÉ

THÉO
À JAMAIS
TH ÉO

THÉO À JAMAIS
Béatrice travaille au montage d’un documentaire sur les tueries
de masse quand elle reçoit un appel des États-Unis. Son mari,
conférencier invité à l’Université de Miami, et leur fils Théo, parti le
À JAMAIS
rejoindre pour profiter de la plage, se trouvent tous deux à l’hôpital
entre la vie et la mort. Sous le choc, Béatrice prend le premier vol
pour la Floride. C’est à son arrivée seulement qu’elle apprendra la
vérité, plus terrible encore que ce qu’elle avait pu imaginer.
Elle s’emploiera dès lors à fouiller le passé familial pour trouver
un sens à la tragédie. Mais les doutes se multiplient et les certitudes
se font rares. Pour ne pas sombrer, elle devra d’abord admettre sa

LO U I S E D U P R É
propre fragilité, ainsi que l’impossibilité pour les parents de toujours
sauver leurs enfants.

Poète et romancière, L O U I S E D U P R É est l’auteure d’une


vingtaine de livres, dont La memoria, La Voie lactée, Plus haut
que les flammes et La main hantée. L’album multicolore, son
précédent roman, est paru chez Héliotrope en 2014 (série « P » ,
2016). Ses écrits ont été maintes fois récompensés, notamment
par le Prix Ringuet et le Prix du Gouverneur général.

ISBN 978-2-924666-96-8

Licence enqc-11-854852-6590482-3828740 accordée le 12 avril


2020 à Danielle Lafontaine

Vous aimerez peut-être aussi