Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
CHM 075 0033
CHM 075 0033
Jean-Yves Guengant
2015/1 N° 75 | pages 33 à 46
N° 75 - Année 2015 33
A
u tout début du xixe siècle, alors que la France se remet peu à peu
de l’épisode révolutionnaire et que la guerre semble s’éloigner, les
francs-maçons brestois, et plus particulièrement la Loge de L’Heu-
reuse Rencontre, souhaitent rapprocher les Rites, français et écos-
sais, et les Obédiences. Détentrice d’une patente délivrée par la Grande Loge
d’Hérédom de Kilwinning, de Rouen, elle va imaginer une stratégie pour
ouvrir des Chapitres français et d’Hérédom dans chacune des deux Loges
brestoises, afin de permettre aux Frères de se réunir et d’accélérer la fusion
des rites, ou tout au moins leur fédération. Deux années avant l’acte d’union
signé entre le Grand Orient de France et les partisans du Rite Écossais Ancien
© Grand Orient de France | Téléchargé le 17/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 80.215.4.92)
La tradition écossaise
Lorsque la Loge est réveillée, en 1761, elle se dote d’un Chapitre où, rapi-
dement, différents grades vont être expérimentés, souvent dans un désordre
étonnant et un temps de passage d’un grade à l’autre très variable. Les appel-
lations écossaises apparaissent en 1763 avec le Maître écossais parisien. Les
grades se structurent et nous pouvons découvrir l’architecture et le rythme de
progression dans le Chapitre de la Loge. On parcourt, en deux mois, les trois
1
Les Jacobites sont les partisans de Jacques II Stuart qui, définitivement vaincus, embarquent à Limerick, pour
Brest, en octobre 1691. En juillet 1645, le prétendant Charles-Édouard essaie de débarquer en Écosse. L’un des
deux bateaux affrétés pour l’expédition doit se réfugier à Brest. L’aventure marque la fin des espoirs jacobites.
La Loge connaît une succession d’arrêts et de réveils, dus aux guerres. À par-
tir des années 70, une nouvelle strate, constituée par les Chevaliers Rose-
Croix, se met en place. Un règlement de la Loge (1797) indique qu’elle
pratique un rite en 28 degrés + un (« Tous les grades ») qui est le suivant :
Ce rite est très proche du Rite de Perfection, tel que connu par les rituels
de Francken, datant de 17832. Les liens entre Brest et les Antilles est un
fait ancien. Sur le plan maçonnique, des relations étroites existent entre
les Loges de Saint-Domingue (l’actuel Haïti) et L’Heureuse Rencontre.
Au début de la Révolution, puis lors des révoltes dans l’île, de nombreux
habitants de Saint-Domingue séjournent à Brest. Nous retrouvons trace de
cette proximité après l’Empire : le 29 juin 1817, quatre marins de la gabare
La Zélée, en rade de Kingston (Jamaïque), sont initiés par le Souverain
2
Claude Guérillot, Le Rite de Perfection, restitution des rites traduits en anglais et copiés en 1783 par Henri Andrew
Francken, Guy Trédaniel éditeur, Paris, édition de 2007.
N° 75 - Année 2015 35
Cette inflation de hauts grades est une façon de maintenir une émulation entre
les Loges brestoises et d’occuper le terrain maçonnique face aux deux nou-
3
Constitutions du 4 mai 1774, qui remplacent celles de la Grande Loge Saint-Antoine.
4
Constitutions du 7 décembre 1773. Un registre est tenu de 1774 à 1798 et des initiations ont lieu.
Alors que la Révolution éclate, la distance que la Loge met avec les ins-
tances du Grand Orient, le rappel incessant de ses origines « anglaises »,
puis l’interdiction faite, par l’Ordre d’Hérédom de Kilwinning au Chapitre de
fréquenter les autres Chapitres « français », ont isolé la Loge à un moment
où les dangers s’accumulent. La mort du Grand Maître, Philippe-Égalité, ci-
devant duc d’Orléans et intime des Brestois, puis l’arrestation des adminis-
trateurs du département, dont plusieurs membres de la Loge, et leur exécu-
tion au printemps 1794, traumatisent durablement L’Heureuse Rencontre.
Fin 1796, les deux Loges brestoises, L’Heureuse Rencontre et Les Élus
de Sully, après avoir été fermées par le pouvoir révolutionnaire, en jan-
vier 1794, sont autorisées à se réunir à nouveau « tous les jours, entre
© Grand Orient de France | Téléchargé le 17/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 80.215.4.92)
5
Registre des délibérations du conseil municipal de Brest – 28 brumaire an V (18 novembre 1796), pour L’Heu-
reuse Rencontre, 4 nivôse an V (24 décembre 1796) pour Les Élus de Sully.
6
Jean-Nicolas Trouille (1750-1825). Jean-Yves Guengant, « Jean-Nicolas Trouille, Vénérable d’honneur des Élus
de Sully », Chroniques d’Histoire Maçonnique, n° 51, 2000.
7
Le maire, Pierre Gillart, le procureur de la République, François-Marie Guesnet, et Olivier Bergevin (1750-
1818), magistrat de profession, député aux Cinq-Cents, sont membres de L’Heureuse Rencontre.
8
Parmi ses nouveaux membres, citons Nicolas-Charles Désétangs, inspecteur des vivres, qui deviendra Véné-
rable des Trinosophes, à Paris, et le rédacteur de rituels connus. Le musée de la franc-maçonnerie possède son
diplôme reçu, en 1797, à L’Heureuse Rencontre.
N° 75 - Année 2015 37
9
Courrier de L’Heureuse Rencontre au GODF, le 5 messidor an IX (24 juin 1801).
10
Ce sont des militaires, stationnés sur les bateaux de la flotte espagnole, alliée de la France ; flotte bloquée en
rade de Brest par les Anglais.
11
Courrier de J.-P.-O. Guilhem au GODF, 29 germinal an X (19 avril 1802).
Lassé sans doute d’attendre les réponses du Grand Orient, Guilhem écrit
le 27 floréal an X (17 mai 1802) au Frère Mathéus, Vénérable de la Loge
L’Ardente Amitié, de Rouen, et surtout Grand Maître du Rite d’Hérédom
de Kilwinning12 pour la France, ce qui l’amena à organiser un Grand Cha-
pitre d’Hérédom. Le Grand Orient de France refusa alors l’installation de ce
Chapitre étranger (1786) et radia ensuite la Loge de Rouen.
12
Dictionnaire de la franc-maçonnerie, sous la direction de D. Ligou, Presses Universitaires de France, Paris, 2006
(2e édition).
13
Lettres capitulaires du 2 février 1787, archives départementales du Finistère. L’Heureuse Rencontre a également
des lettres capitulaires, mais antérieures à la réforme du Rite Français.
14
Pierre Mollier, Le Régulateur du maçon, 1785/1801, À l’Orient, Paris, 2004.
15
Jean-Pierre-Olivier Guilhem, 1765-1830, trésorier-receveur de la ville de Brest, il fut un des soutiens des fédé-
ralistes à Brest. Armateur, négociant et banquier, il devient sous l’Empire, président de la Chambre de commerce.
Le 17 mai 1815, il est élu député du Finistère, à la Chambre des Cent-Jours. Il est à nouveau élu en 1818 mais
est battu en 1824. En 1827, il est élu dans la première circonscription du Maine-et-Loire (Angers) et réélu le 12
juillet 1830. Il est l’un des chefs de file de l’opposition libérale à Brest, pendant la Restauration.
16
Contrôle général des FF. reçus ou affiliés aux trois Grades symboliques de la respectable loge L’Heureuse Rencontre de
Brest, depuis l’année 1761 ou 5761 jusqu’à celle (1820), archives de l’évêché de Quimper (AEQ).
N° 75 - Année 2015 39
Le centre de l’union
17
Le Vénérable de la Loge-mère écossaise de Marseille cherche à savoir si L’Heureuse Rencontre a pu nouer des
contacts avec la franc-maçonnerie écossaise et anglaise. Ce qui n’est pas le cas.
18
Courrier au Vénérable de la Loge-mère écossaise de Marseille, 17 messidor an X (6 juillet 1802).
19
Courrier du Chapitre de L’Heureuse Rencontre à la Loge-mère écossaise de Rouen, 27 vendémiaire an XI (19
octobre 1802).
Une stratégie commune est donc mise en place, consistant à croiser les
Chapitres et invitant les deux instances à se réunifier, dans le but de parvenir
à un « rit uniforme et unique »20, refusant l’isolement et la confrontation
d’Obédiences différentes ! Guilhem appuie son raisonnement sur le fait
qu’au même moment Bonaparte unifie les Français : il y aurait danger à
montrer les Maçons comme schismatiques et risque de voir l’État se mêler
d’affaires maçonniques pour réduire ces fractures, ce qu’il fera deux ans plus
tard ! Les deux Chapitres demandent expressément aux Frères Mathéus et
Roëttiers de Montaleau de se concerter pour accélérer ce mouvement qui
doit rendre à la Maçonnerie l’éclat et le respect qui lui sont dus.
20
Idem.
N° 75 - Année 2015 41
C’est par ces termes que Guilhem commence ses courriers. Formule qui
reprend les mots de la patente délivrée à la Grande Loge d’Hérédom. C’est
par cette phrase que les membres des Élus de Sully sont reçus au Chapitre
de L’Heureuse Rencontre, le 26 septembre 1803, en attendant la création
de leur Chapitre. Guilhem, qui pratique trois rites, le Rite Français pour
les grades d’Apprenti, Compagnon et Maître, le Rite de Perfection et le
Rite d’Hérédom pour les hauts grades, ne sait pas comment établir des
21
Courrier du 17 frimaire an IX (8 décembre 1802), « au Grand Orient de France, en sa chambre symbolique ».
22
Courrier à La Fidèle Union, Morlaix, 14 floréal an XI (4 mai 1803).
23
L’Ordre Royal d’Écosse, contrairement à son nom, est originaire de Londres, avant de se développer en Écosse
(mais dans une Loge anglaise) Il se compose de trois degrés. La légende dit qu’il fut fondé par le roi écossais
Robert Bruce. Il y a deux titres, le Maçon de Hérodom (1er et 2e degrés), et le Chevalier Rose-Croix (3e degré). Le
terme de degré est explicitement utilisé par Guilhem, bien que la correspondance de la Loge emploie les deux
mots, degrés et grades.
N° 75 - Année 2015 43
24
Courrier au GODF, le 19 avril 1805.
Sources
25
Annuaire de la Société d’Émulation de Brest, 1845, p. 195. (Gallica) l’Athersata est le dirigeant du Chapitre.
N° 75 - Année 2015 45
Ouvrages
Alain Bauer, Roger Dachez, Les Rites maçonniques anglo-saxons, PUF, Paris,
© Grand Orient de France | Téléchargé le 17/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 80.215.4.92)
Dictionnaires :
Dictionnaire de la franc-maçonnerie, sous la direction de D. Ligou, Presses
Universitaires de France, Paris, 2006 (2e édition)
Dictionnaire du Grand Orient de France au xviiie siècle, par D. Kerjan et Alain Le
Bihan, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2012.
Sitographies :
Base de données des députés français depuis 1789 : Assemblé nationale, http://
www.assemblee-nationale.fr/sycomore/index.asp : Bergevin, Guilhem, Trouille.
Gallica, site de la Bibliothèque nationale de France, http://gallica.bnf.fr/
Google livres, http://books.google.fr/