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Français, langue d’enseignement
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5e secondaire
Pingre ou prévoyant?
Domaine public
Recueil de textes
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Pingre ou prévoyant? Recueil de textes
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Pingre ou prévoyant? Recueil de textes
Le roman Un homme et son péché, écrit en 1933 et dont le thème principal est
l’avarice, a été adapté d’abord pour la radio, ensuite pour la télévision et, enfin, au
cinéma. Une nouvelle adaptation télévisuelle de ce classique de la littérature
québécoise a été présentée à l’hiver 2016. Il serait légitime de se demander s’il est
encore pertinent, à notre époque, à l’ère où les cartes de crédit et les paiements
électroniques nous éloignent des pièces sonnantes et trébuchantes, de parler de ce
thème. En effet, peut-on être « grippe-carte » comme on était autrefois grippe-sou? Afin
de nous permettre de réfléchir à la
question et au rapport que l’on
entretient avec l’argent, ce recueil
propose la lecture de deux textes
courants et d’extraits d’œuvres
littéraires de différentes époques
traitant de ce thème parfois avec
Domaine public
humour, mais aussi de façon
plus dramatique.
Le coffre-fort de
l’avare est à la fois
son paradis et son
enfer.
Citation de Chauvot de
Beauchêne; Maximes, réflexions
et pensées diverses (1819)
Signe des temps : le mot « avarice » lui-même est passé de mode. Il est relégué maintenant
5 au discours religieux, attaché qu’il est au répertoire des péchés capitaux 1.
« Le paiement par carte a certainement diminué la possibilité de développer l’amour ou le
plaisir de toucher à l’argent et d’en avoir un montant "lourd ou épais", observe Marie J.
Lachance, professeure titulaire en sciences de la consommation à l’Université Laval. Il y a
certainement une dimension tactile à ce plaisir et une dimension visuelle aussi. Les jeunes
10 enfants ont encore ce plaisir d’obtenir une grosse pièce dorée contre de petites pièces blanches
ou noires, ou leurs premiers dollars en papier... et d’en voir plusieurs. »
L’argent, sous forme de pièces ou de billets, concrétise dans la matière un potentiel latent de
dépenses. Pour l’avare classique, tout l’attrait, tout le plaisir, réside dans ce potentiel, plutôt que
dans son actualisation. Mais la société de consommation valorise l’inverse. Il ne s’agit pas de
15 cacher l’argent qu’on possède, mais de montrer celui qu’on n’a pas.
Signe des temps
Signe des temps, sans doute, on parle beaucoup plus des acheteurs compulsifs que des
thésaurisateurs compulsifs. « C’est l’envers de l’avarice, observe Solange Lefebvre,
anthropologue, théologienne, et titulaire de la chaire Religion, culture et société à l’Université de
20 Montréal. À l’époque de Séraphin, il n’y avait pas grand-chose à acheter. Le rapport physique à
l’or a peut-être été remplacé par le rapport physique à des biens consommés et
totalement inutiles. »
1. Péchés capitaux : Dans la religion catholique, les péchés capitaux correspondent aux péchés dont découlent tous
les autres. Ils sont au nombre de sept : l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, la luxure, la paresse et la gourmandise.
L’avare disparaît-il avec la monnaie et les coupures? « C’est comme si l’expression avait
perdu sa métaphore, ou son incarnation matérielle », relève Mme Lefebvre, qui a relu
25 Un homme et son péché, de Claude-Henri Grignon, il y a quelques années. « Mais pour moi, le
problème est toujours là. J’ai entendu beaucoup de récits de personnes âgées dont un parent
avait des attitudes similaires, c’est-à-dire de maintenir sa famille dans la pauvreté et
d’économiser des sous. Dans le roman sur Séraphin, il y a la notion de dissimulation. J’entends
encore parler parfois de gens qui vivent toute leur vie très pauvrement et qui ont caché à leurs
30 proches des économies considérables que ces derniers découvrent après leur mort. Ils ne
parlent pas d’avarice, mais c’est vraiment le cas. »
Pour Marcel Fournier, professeur de sociologie à l’Université de Montréal, l’accumulation et
la thésaurisation, symptomatiques de l’avarice traditionnelle, sont encore bien présentes.
« L’avare a-t-il disparu? Nombreux sont ceux qui aujourd’hui comme hier cherchent à
35 accumuler des choses : du patrimoine, du capital économique, des biens culturels comme des
œuvres d’art, du capital symbolique et de la renommée − le fameux quelques minutes de gloire
d’Andy Warhol − , etc. »
Entre-temps, le répertoire des péchés personnels − le répertoire des excès néfastes − s’est
déplacé vers le plan social. « Le péché contre l’environnement est le grand péché,
40 actuellement », souligne Solange Lefebvre.
Le péché n’est plus celui de nuire à ses proches en ne dépensant rien, mais de nuire à la
nature en dépensant trop.
http://affaires.lapresse.ca/financespersonnelles/consommation/201212/31/014607640lavariceunpechecapitaldemode.php?utm_cate
gorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=envoyer_lp
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TISON, Marc. « L’avarice, un péché capital démodé », La Presse, (1 janvier 2013), [en ligne]
http://affaires.lapresse.ca/finances-personnelles/consommation/201212/31/01-4607640-lavarice-un-peche-capital-demode.php
[COPIBEC]
2. Aristote, Sénèque, Pascal et Nietzsche : Ces quatre personnes étaient des philosophes.
3. Tout était à l’avenant : Tout était du même genre.
outils de production ou d’enrichissement, une simple force de travail. L’avare devient de moins
30 en moins motif à moquerie ou dénonciation, car il se banalise dans le monde contemporain.
Cette tendance n’a fait que s’accroître avec le développement d’une certaine forme de
capitalisme puis de la mondialisation. Je note d’ailleurs que l’avarice a aujourd’hui des habits
chics, qui portent les beaux noms d’écologie, d’anticroissance, de refus du mercantilisme...
Autant de bonnes causes qui peuvent devenir de formidables prétextes idéologiques à l’avarice.
35 Mais il ne faut pas être dupe : quand l’avare rejette le consumérisme, ce n’est pas un geste ou
une posture politique, il le fait par pur dérèglement psychique. S’il consomme peu, c’est parce
que cela lui coûte. Lui offre-t-on des choses à consommer, il les consomme sans complexe – et
même au-delà de ses besoins. […]
Dans votre œuvre de romancier ou de dramaturge, avez-vous déjà été tenté de mettre en
40 scène la figure d’un avare?
Cela m’est arrivé une fois et c’est d’ailleurs le seul personnage négatif de mon œuvre! Il
apparaît dans Hôtel des deux mondes. Il n’a pas de nom véritable, il est appelé « le président »
et c’est un crétin exhaustif parfaitement avare. Sur son lit de mort, il entend les conversations
de ses héritiers et comprend, à son grand effroi, qu’il n’aura été finalement que le trésorier et le
45 comptable de ceux-ci. C’est une des caractéristiques principales de l’avare : considérer la mort
comme son pire ennemi, car elle le rend généreux − malgré lui. D’où le refus des avares de
vieillir... Cette obsession de la mort chez eux est une véritable position métaphysique. Elle
correspond à un refus du changement, de la transformation, de l’avenir. L’avare veut figer les
choses, pétrifier l’éphémère, lutter contre la vie en mouvement. Devant un ciel qui change, un
50 ruisseau qui coule, un bois qui s’use, il s’inquiète, s’affole. Cette idée naturelle que tout change,
tout passe, tout se transforme, l’avare la rejette, la déteste. Par son refus de la condition
humaine qui est fragile, provisoire, changeante, l’avare manifeste en effet sa faiblesse
métaphysique. Le mystère de la condition humaine peut être habité avec angoisse ou
jubilation : l’avare l’habite avec angoisse en cachant cette dernière derrière le masque de
55 l’argent. […]
l’intelligence, la volonté, la sagesse. Mais quand ce souci d’économie bascule dans une forme
75 de passion, tout se gâte. Le rapport et l’attention à l’autre sont supprimés, survient une forme de
dépendance, d’addiction.
De maladie?
D’une certaine manière, oui, l’avarice en a les caractéristiques.
On en connaît les symptômes, on peut la diagnostiquer, mais peut-on la soigner ou
80 la guérir?
Je ne connais pas d’avare guéri. Mais, de même que j’ai guéri, adolescent, de ma dépression
en écoutant Mozart, qui m’a ouvert les yeux et les oreilles sur la beauté du monde, il me semble
qu’on peut guérir l’avarice par des lectures philosophiques. […]
BUISSON, Jean-Christophe. « Éric-Emmanuel Schmitt; L’avarice est un refus de la condition humaine », Le Figaro (16 juillet 2011),
[en ligne]
http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2011/07/16/01006-20110716ARTFIG00468-eric-emmanuel-schmitt-l-avarice-est-un-refus-
de-la-condition-humaine.php [COPIBEC]
Extrait
La sonnerie venait de retentir et les élèves, dans un brouhaha indescriptible, rangèrent leurs
cahiers dans la sacoche énorme qui se trouvait, il y a peu, au pied de leur table.
Avant qu’ils quittent leur classe, le professeur jugea bon de leur rappeler :
− N’oubliez pas, dimanche, c’est la fête des Mères.
5 − Oui, on y pensera! déclara une voix gouailleuse au fond de la classe.
− Surtout toi, avec ta mémoire de linotte!
− Mais, M’sieur, on n’a qu’une mère.
− Ah! Tu te souviens de cela!
− Oui, M’sieur.
10 − Alors, à la semaine prochaine.
Tous sortirent dans le vacarme, et quittèrent la cour du collège en se bousculant. Dès qu’ils
eurent franchi le portail d’entrée, un de ses camarades demanda à Colin Dariotic :
− Que vas-tu offrir à ta mère?
− Je ne sais pas encore.
15 − Alors, dépêche-toi de trouver, car il ne te reste plus que demain pour acheter quelque
chose.
− Et toi, que vas-tu lui offrir?
− J’ai trouvé une belle écharpe en soie, verte comme ses yeux.
− Si j’achète ces fleurs, où vais-je les mettre en attendant dimanche? Elles vont se faner et je
me serai ruiné en pure perte. Il faut trouver autre chose!
65 Il avait beau se creuser la tête, les idées se faisaient rares, et, quand elles venaient, elles
étaient immédiatement traduites en argent sonnant et trébuchant, ce qui le terrifiait. Il eut beau
traîner devant les commerces, il ne trouva rien qui puisse lui convenir. Ennuyé, plutôt que
découragé, il finit, après deux carrefours traversés, par arriver chez lui.
Son frère Jacky était déjà arrivé. Il alla le trouver et lui demanda :
70 − Que vas-tu offrir à maman dimanche?
− J’ai acheté un beau vase torsadé. Elle le mettra sur l’enfilade du salon. Il est coloré en bleu,
on dirait du Murano.
− Qu’est-ce que c’est que le Murano?
− C’est une île qui se trouve en face de Venise, en Italie.
75 − Je sais où est Venise!
− Sa spécialité est le travail du verre. Ils font des choses superbes. Mais je n’ai pas les
moyens d’acheter des vases venant de là-bas! Et toi, que vas-tu lui offrir?
− Je ne sais pas.
− Mais la fête des Mères est après demain!
80 − Je le sais, on n’arrête pas de nous le dire. Malheureusement, je n’ai pas d’idée!
− Va chez la fleuriste et achète un bouquet. Ainsi avec mon vase, elle pourra fleurir la maison!
− Oui, c’est vrai! Mais je suis passé devant chez elle et je n’ai pas assez d’argent pour acheter
ces fleurs. Elles coûtent une fortune!
− Tu as déjà dépensé ton argent de poche!
85 − Tu oublies que nous sommes en fin de mois et que je n’ai pas seize ans, comme toi. Papa
ne me donne que vingt euros par mois.
− Comme je n’ai pas pu sortir ce mois-ci, avec mes cours, je n’ai pas trop dépensé. Alors, je
vais te donner dix euros.
− Ah ça, c’est gentil de ta part!
90 − Ne le dis à personne, qu’il me reste de l’argent.
− Je sais me taire, mais toi aussi, ne dis à personne ce que tu m’as donné!
− D’accord! Tiens, prends ce billet et sauve-toi, j’ai beaucoup de travail.
Colin ne se le fit pas dire deux fois et alla dans sa chambre, tout content d’avoir récupéré dix
euros. Il ouvrit son sac, sortit son cahier de textes, et commença ses devoirs. Ils n’étaient pas
95 longs à faire. Quand il eut fini, il se mit à apprendre la récitation qu’il devait savoir dès le lundi
suivant. C’était un texte bien connu de Lamartine : Le Lac. Elle était plaisante à lire, mais
longue à étudier. Il commença à ânonner. Puis il ferma son livre et essaya de répéter ce texte
de mémoire. Il passa plus de deux heures avant d’arriver à réciter correctement les trois
premiers quatrains. Quand il lui sembla qu’il les connaissait, il sortit de sa chambre et alla voir
100 son frère. Ce dernier était sorti, ayant fait une partie de ses devoirs, il alla dans la chambre de
sa sœur, Linette, et lui demanda de le faire réciter. Toujours gentille avec lui, elle ouvrit le livre.
Voyant le texte qu’il devait apprendre, elle lui déclara qu’elle connaissait par cœur ce poème, et
qu’il pouvait commencer.
Ce fut laborieux. Elle le reprit à plusieurs reprises. Il mit près d’une demi-heure avant de dire
105 la première partie d’une façon à peu près correcte.
− Il va quand même falloir que tu révises un peu.
Le lendemain matin, il n’avait qu’une heure de cours. En sortant, son camarade de la veille lui
150 demanda :
− Alors, tu as trouvé ce que tu allais offrir à ta mère?
− Oui, lui dit-il fièrement, avec mon frère on achète un vase de Murano, et on y ajoutera des
fleurs.
− Dis donc, ça c’est un beau cadeau. Un Murano!
155 Je fais un peu miteux avec mon écharpe.
− Mais non, puisque ton cadeau, tu le fais avec le cœur.
− C’est gentil, ce que tu me dis. Alors, à lundi!
N’oublie pas que nous devons réciter Le Lac.
− Je ne l’oublie pas, j’ai déjà commencé à l’apprendre. Passe un bon dimanche.
160 − Toi aussi, et mes félicitations pour ton idée!
Colin repassa devant chez la fleuriste. Sans hésiter, il demanda qu’on lui prépare trois roses
rouges, mais qu’on ne les lui emballe pas, voulant mettre quelque chose entre les fleurs.
Il ajouta qu’il ferait lui-même la présentation du bouquet, mais qu’on lui donne un bon métrage
de papier transparent, ainsi que du bolduc et une étiquette pour fermer ce bouquet. Il paya les
165 cinq euros qu’on lui demandait, et déclara qu’il passerait le soir même afin de prendre sa
commande. La fleuriste l’assura que les roses seraient mises de côté sans problème, mais que
le magasin n’était ouvert que jusqu’à 19 he s.
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Il remercia et rentra chez lui.
L’après-midi du samedi se passa devant la télé. À 18 he s, il alla chercher ses fleurs, qu’il fit
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170 recouvrir de papier journal. La fleuriste lui dédia un beau sourire en lui remettant son bouquet.
Colin rentra chez lui, faisant en sorte que personne ne puisse voir ce qu’il portait. Il alla à la
cave, où il plaça son paquet derrière des cartons, après avoir mesuré la longueur des tiges des
roses, puis remonta dans sa chambre.
Jacky avait l’habitude d’aller au cinéma avec ses copains, Linette, ce soir-là, était invitée à
175 l’anniversaire d’une de ses camarades. Colin annonça, après le repas, qu’il repartait étudier.
Il resta dans son antre jusqu’à la nuit.
À 22 heures, il sortit subrepticement de la maison, muni d’une paire de ciseaux et d’un cutter.
Il resta dehors pendant près d’une heure. Quand il revint, ses parents finissaient de regarder
une émission de variétés. À pas de loup, il gagna la cave, les bras chargés, et se mit à
180 l’ouvrage. Il s’activa une demi-heure durant. Ce n’est que lorsqu’il fut satisfait de son travail qu’il
remonta dans sa chambre, se coucha et s’endormit.
Le lendemain matin, toute la famille était réunie pour le petit déjeuner. Il était prévu qu’ils
iraient manger à midi chez la grand-mère des jeunes, qui résidait dans une commune voisine.
Jacky fut le premier à souhaiter une bonne fête à sa mère. Le vase qu’il lui offrit était superbe,
185 haut, veiné bleu cobalt, évasé, on aurait vraiment dit du Murano. Sa mère l’admira, comme il se
doit, et embrassa Jacky affectueusement.
Puis vint le tour de Linette, qui tendit une boîte entourée de faveurs. Sa mère défit le paquet,
pas trop vite pour apprécier au maximum l’instant de plaisir que procure un cadeau offert par
ses enfants. Quand le papier reposa sur la table, elle ouvrit le capot de cette boîte, et en sortit
190 une splendide ceinture en cuir tressé. Nouveaux remerciements et les deux échangèrent des
bises affectueuses. Colin, qui s’était éclipsé, revint avec, dans les bras, une superbe gerbe
composée de tulipes jaunes qui se noyaient dans des branches de cognassier du Japon
aux fleurs si délicates qu’on aurait dit de la laque, et au centre de laquelle se tenaient trois
roses rouges. Tout le monde tomba en admiration devant ce magnifique bouquet. Il eut droit à
195 une double ration de bises, de la part de la première intéressée, et de tous les autres
spectateurs.
Pascaline, leur mère, après avoir déclaré qu’ils l’avaient gâtée, qu’elle avait les enfants les
plus gentils de la terre, se leva, alla dans la cuisine, où elle garnit le vase avec le bouquet
qu’elle venait de recevoir. Sa présentation fut un véritable feu d’artifice qui illumina le salon. Les
200 yeux brillants de joie, tous dégustèrent les croissants et autres viennoiseries que leur père était
allé acheter pour ce petit déjeuner.
La journée fut très familiale. Après un repas pris avec ses parents, Faustin ramena sa famille
à la maison.
Pascaline alla admirer le vase, et les fleurs qu’il contenait, avant d’aller préparer le dîner. Car
205 tout le monde sait que les mères ne sont fêtées que le temps de recevoir un cadeau, le reste du
temps, ce jour-là, elles le passent à la cuisine.
De son côté, Colin alla dans sa chambre, ferma la porte à clé, monta sur une chaise, attrapa
une boîte de chaussures perchée sur son armoire, la descendit sur son lit et l’ouvrit.
Dans ce réceptacle, on aurait découvert, si on avait pu se pencher au-dessus, des liasses de
210 billets de cinq, de dix et de vingt euros, attachés par des trombones, plusieurs boîtes de pièces,
de différentes valeurs, ainsi qu’un carnet. Il ouvrit ce dernier, et constata que le chiffre qui
apparaissait en dernier était 857,36 €. Il se mit à compter les billets de chaque liasse, puis les
pièces de valeurs différentes. À chaque montant, il vérifiait que le chiffre porté sur le carnet était
bien exact. Alors, il resta là à regarder cet argent, caressant le papier monnaie, soulevant les
215 pièces une à une et les faisant tomber pour apprécier le bruit qu’elles faisaient en
s’entrechoquant. Il venait de remettre la boîte en place lorsque la poignée de sa chambre
tourna. Il alla ouvrir, et fit entrer sa mère.
− Tu as fait une folie, lui dit-elle. Avec le peu d’argent de poche qu’on te donne, tu m’as offert
un bouquet de toute beauté. On voit bien que c’est un fleuriste qui a du goût qui l’a préparé. Et
220 ce fleuriste ne donne pas ses fleurs. Il ne doit plus rien te rester! Ce ne sera que dans trois jours
que tu recevras ta dotation mensuelle. Aussi, tiens, prends ce billet, sans rien dire à personne.
Je n’ai pas plus d’argent liquide sur moi, mais c’est de tout cœur que je te le donne.
− Maman, c’est très gentil de ta part. Mais tu sais, ce n’était pas grave, je me serais passé de
choses ces trois jours, j’étais tellement content de t’offrir ce bouquet! Tu es la plus belle.
225 − Merci, mon chéri. Je repars dans la cuisine.
Elle lui fit une grosse bise et sortit. Il alla fermer la porte, remonta sur sa chaise, descendit la
boîte à chaussures, l’ouvrit, mit le billet de dix euros qu’il venait de recevoir avec les autres, se
munit d’un crayon, rajouta un au nombre de billets de ce montant, raya proprement le nombre
857,36 € et le remplaça par le nombre 867,36 €. Puis, les yeux brillants, il caressa de nouveau
230 cette liasse, fit tinter ses pièces et, satisfait, il replaça le tout, en haut de l’armoire.
Ceci étant fait, il se remit à sa table pour réviser sa récitation. Il était fin prêt pour le
lendemain. À 21 h 30 il était couché et dormait déjà.
À quoi pouvait-il rêver? Nul ne le savait. Mais ses doigts semblaient se frotter les uns contre
les autres, comme un tic, et un semblant de sourire flottait sur ses lèvres à peine charnues.
@ DEGALAT, Michel. L’avarice Une vie infernale… pour les autres, Paris, Éditions Édilivre, 2011,182 pages, p. 7 à 18 et la
page couverture.
ISBN 978-2-8121-4910-8 [COPIBEC]
Adaptations :
Un homme et son péché (1939-1962, feuilleton radiophonique)
Un homme et son péché (1949, long métrage réalisé par Paul Gury)
Séraphin (1950, long métrage réalisé par Paul Gury)
Séraphin illustré (1951-1970, bande dessinée illustrée par Albert Chartier)
Les belles histoires des pays d’en haut (1956-1970, téléroman)
Séraphin : Un homme et son péché (2002, long métrage réalisé par Charles Binamé)
Les pays d’en haut (2016, série télévisée)
Extrait
Le froid cinglait du nord. Les sapins noirs faisaient buter la bise aux bords des collines, et des
lièvres couraient dans la savane gelée. Ainsi qu’un tableau de grisaille, la plaine d’en bas
s’allongeait indéfiniment, et les montagnes se tassaient dans les coins de l’horizon, au souffle
de l’ennui qui signalait dans le lointain la fumée d’une chaumine.
5 C’était l’hiver! Déjà le silence hallucinant, le froid aussi, le
froid surtout, le froid qui tue l’amour et qui tourmente l’homme.
Puis, bientôt, la neige, linceul définitif.
Cette transformation de la nature s’était produite si L’avare ne connaît ni
brusquement que les habitants du pays en furent quasiment repos ni trêve, sa seule
10 consternés. Dans cette région des Laurentides, aux confins du raison d'être est
comté de Terrebonne, où s’arrêtait, en 1890, la marche d'amasser toujours
pesante et misérable des défricheurs, personne ne gardait plus.
souvenance d’un hiver aussi hâtif, avec le prélude d’une seule
gelée blanche. Que serait-ce, malheur! dans deux mois? Mais
15 Poudrier, comptant les cordes de bois en bordure du jardin, se Citation de Plutarque;
De l’amour des richesses, IIe siècle.
réjouissait de toute traînée de misère. Il pensa :
− Au village, on va être obligé de chauffer de bonne heure. J’ai
du beau bois à vendre. Dieu est ben bon. Quant à moi, ça me
coûtera pas cher. D’ailleurs, Alexis est toujours là.
20 Alexis était le seul cousin de Poudrier. Père de huit enfants, c’était un paysan par atavisme,
travaillant comme une bête, courant souvent la galipote 5 et dépensant comme un fou, dans une
semaine, tout ce qu’il arrachait au sein de sa vieille terre, labourée, ensemencée, retournée,
travaillée depuis trois générations. On le voyait toujours un sourire aux lèvres et une chanson
grivoise pendue après. Il vivait heureux, malgré ses dettes. C’est ce que ne comprenait pas
25 Séraphin, qui dormait peu, mangeait mal, ménageait la chandelle de suif et le bois de
chauffage, ce Séraphin toujours fouaillé, dans sa richesse, par les pires tourments.
Poudrier demeurait à un mille de son cousin. L’hiver, presque tous les soirs, quand il était
célibataire, il y allait veiller. Maintenant, il amenait Donalda. Ils s’y rendaient à pied, et il fallait
que la poudrerie fût insupportable pour qu’ils manquassent une si décente et régulière occasion
30 d’économiser la lumière et les rondins de bouleau. Tous les dimanches, de même, les époux
Poudrier les passaient chez Alexis. Ils y arrivaient après la grand-messe, dînaient, soupaient et
veillaient sans cérémonie et sans gêne. C’était vite devenu, chez Séraphin, une indéracinable
habitude. Ce qui faisait dire au cousin Alexis, gouailleur, et qui riait sans cesse parce qu’il était
prodigue :
35 − C’est ça, mon Séraphin, t’es pauvre, toée , viens te chauffer, manger, t’éclairer chez nous.
Mais, mon vieil aigrefin, par exemple, si tu m’aides pas à payer mes dettes cette année, je te
casserai la margoulette.
Et, là-dessus, le cousin, dansant, mimant Polichinelle et Jambe-de-Bois, versait de grands
5. Courant souvent la galipote : Cherchant souvent des aventures avec d’autres femmes.
gobelets de whisky blanc à toute la maisonnée, qui s’amusait ferme et qui se moquait
40 absolument de la misère et des menaces de l’avenir.
Séraphin riait, lui aussi, mais pour une autre raison. Qu’on se moquât de lui, ça ne lui ôtait pas
un sou. Il était le seul à savoir parfaitement qu’il économisait beaucoup, qu’il parvenait à se
chauffer et à s’éclairer pour la somme de trois dollars cinquante par année. Il coupait du bois,
cependant, avec une régularité, avec une endurance étonnante. Il en coupait et il en sciait vingt,
45 trente, quarante cordes, qu’il vendait au village à raison de un dollar soixante-quinze la corde,
toujours vingt-cinq sous plus cher que les autres, parce que c’était là de la « belle érable
franche », qui chauffait à merveille et possédait le pouvoir de rendre tout le monde heureux,
voire la ménagère du curé, ce qui n’était pas peu dire.
Et puis, les pronostics n’annonçaient-ils pas que cet hiver serait le plus dur qui ait encore fait
50 craquer les Laurentides? Séraphin Poudrier constata donc, en ce matin de novembre, que le
froid venait de sauter sur la campagne, et il en éprouva tout de suite une sorte de jouissance.
− Ça va être dur, ma fille, dit-il à DonaIda, en entrant dans la maison et en frottant ses mains
osseuses qui avaient pris la couleur des billets de banque qu’il tripotait avec tant de volupté.
La femme ne répondit pas.
55 Assise près du poêle, elle réchauffait ses membres qu’elle trouvait anormalement lourds et
froids. Un frisson la secouait, et, recroquevillée sur sa chaise, elle claquait des dents. L’invasion
du mal fut si rapide que DonaIda prit peur, d’autant plus qu’elle éprouvait le besoin de vomir.
− Je ne sais pas ce que j’ai, Séraphin, j’ai froid, puis j’ai mal, mal. Ça serait peut-être mieux
d’aller voir le docteur.
60 « Aller voir le docteur! Séraphin savait pertinemment que cela signifiait « l’amener ici ». Et
« l’amener ici », à trois milles du village, c’était une dépense de deux dollars et peut-être trois,
avec les remèdes. Il fallait y songer. Il ne se souvenait pas d’avoir eu besoin du médecin, ni
pour son vieux père, ni pour lui-même, ni pour personne. Et voilà, pour la première fois dans sa
vie, qu’une femme demandait ce secours qui coûterait de l’argent. Non. N’importe quoi, mais
65 pas ça. Et, comme il regardait Donalda par-derrière, il la détestait maintenant. Il la haïssait
même. Une grande amertume remplit son cœur et il regretta plus que tout au monde d’avoir
épousé cette fille extravagante, qui se trouvait malade, qui allait jusqu’à exiger les soins du
docteur Dupras. Comme il se sentit malheureux, et combien il maudit la vie à deux! Quel enfer!
Mais il trouva la force de mentir d’une voix d’ange :
70 − C’est vrai, ma fille. Tu me parais bein malade et ça me fait de la peine. Mais je pense pas que
ça soye nécessaire de voir le docteur aujourd’hui. Attendons jusqu’à demain pour voir. D’abord,
tu vas te coucher avec une bonne brique chaude aux pieds et une bonne flanelle chaude sur
l’estomac. Je t’assure que c’est bon, ça, ma fille. Je peux te faire aussi une tasse de tisane.
− Comme tu voudras, si tu penses, Séraphin, que ça peut me faire du bien.
75 Elle attendit quelques minutes devant le poêle et monta se coucher.
Séraphin prit soin d’elle,à sa façon, qui était des plus simples. Il resta dans la cuisine et fit
semblant d’attiser le feu qui s’en allait. Puis il s’assit en face de la petite fenêtre où se ramassait
un paysage de fin d’automne, tout en froidure, avec, au milieu, des sapins noirs, et, un peu plus
Séraphin pouvait vous dire avec la plus grande facilité quels sont les intérêts de deux cent
trente-sept dollars cinquante à douze et demi pour cent pour 92 jours, pour 101 jours, pour 3
120 ans et 3 jours. Dans ce genre de calcul, il ne manquait jamais d’étonner l’emprunteur et de
l’acculer à une grande admiration, pas très éloignée de la crainte.
Donalda étant malade, l’occasion s’offrait belle, aujourd’hui, de caresser ces chiffres qui
représentaient presque réellement des pièces d’or, des pièces d’argent, des billets de banque,
en tas, en piles, en masse. Séraphin ne la manqua pas. Pouvait-il résister à l’ensorcelante
125 habitude, puisqu’il devait rester à la maison? Il alla donc, à pas feutrés, chercher le petit cahier
dans le meuble d’acajou, et revint s’asseoir près de la table.
Il n’avait pas déjeuné. Il n’avait pas faim de nourriture périssable et qui empoisonne
l’organisme. Il avait faim d’or, nourriture de permanence, d’éternité.
Il commença son travail lentement, avec une précision qui l’étonnait. Il constata que sa
130 mémoire était aussi fidèle que jamais. À la fin, il trouva ceci. Les intérêts sur billets et sur prêts
hypothécaires lui avaient rapporté la somme de mille six cent trois dollars et trois sous et les
produits de la petite terre, trois cents dollars exactement. Il fut surpris, d’abord, de trouver que la
ferme lui donnait exactement trois cents dollars. Pas un sou de plus ni de moins.
− C’est curieux, fit-il. Ça se peut pas.
135 Dix fois, il recommença ses calculs mentalement. Dix fois, il trouva la même solution : trois
cents dollars.
− Allons-y pour trois cents dollars. Je peux pas me tromper. Et tant mieux, viande à chiens! Pas
méchante, ma terre; meilleure que les années passées. Elle engraisse, la bonguienne. Elle
engraisse. Mais il faut la ménager pareil.
140 Après avoir fait un trait, il écrivit le grand total : « 1903,03 $ » et la date :
« 17 novembre 1890 ». ll serra ensuite dans le petit meuble le cahier rempli des secrets de son
péché, et revint dans le bas-côté, se frottant les mains de bonheur et de contentement.
Il pensait :
− C’est pas trop pire, mille neuf cent trois piastres et trois sous, pour une année de misère.
145 C’est pas trop pire.
Il vint s’asseoir près de la table, à la même place, pour mieux jouir, lui semblait-il, de sa
richesse qu’il était le seul, dans la région des Laurentides, à connaître jusqu’au fond.
Il n’avait pas faim. Il venait de respirer, de toucher, de manger avec délices des chiffres
représentant de l’argent. Il en était imprégné, saturé, gavé, il en était plein dans ses veines,
150 dans son corps, dans toutes ses facultés. Il n’avait pas faim. Il était littéralement ivre d’or.
− Mille neuf cent trois piastres et trois sous, calcula-t-il. Ajoutons ça au capital déjà placé et
prêté : cela fait bien, en chiffres ronds, dix-huit mille piastres. Les bâtiments, la terre, la maison,
les meubles, et le magasin en haut, et les trois sacs d’avoine en plus, ça fait bien, sans aucune
exagération, vingt mille cinq cents piastres.
155 C’est certain, comme la lumière de Dieu nous éclaire, qu’il n’y avait pas un homme dans le
comté qui « valait » plus que lui. Lui, Séraphin Poudrier, petit cultivateur, petit prêteur de rien du
tout, mais qui tenait tout le monde dans sa main : monsieur le maire, monsieur le docteur,
monsieur le député, tous les cultivateurs, depuis le plus gros jusqu’au plus petit. Peu d’hommes
mangeant et ayant besoin d’un gîte qui ne lui devaient de l’argent. Il était le possesseur et le
160 maître. Une joie profonde, sans limites, bleue comme un ciel de printemps, l’inondait.
Mais l’horloge, qui marque la durée de toute jouissance terrestre, sonna une heure.
− Viande à chiens! grommela Poudrier en extase, qu’est-ce que je fais là? Mes animaux qui
sont pas soignés, et DonaIda, qui grouille pas pantoute.
Il sortit précipitamment, se rendit à l’étable, donna une portion aux bêtes, qui la lui rendraient
165 bien plus tard en argent.
Rentré dans la maison, il fut étonné que Donalda ne bougeât pas. Serait-elle plus mal? Cette
préoccupation fut vite bousculée par une autre : « Si au moins elle peut pas me demander du
bouillon de poule! »
Il pénétra doucement dans la chambre, ce grenier misérable, rempli d’un air de détresse,
170 traversé en diagonale par un trait de lumière pâle que portait jusqu’au lit la lucarne ouverte sur
le nord.
La malade paraissait dormir, la tête penchée à droite, une main sous la mamelle gauche.
− Ça va-t-il mieux, ma fille? dit-il.
Donalda fit signe que non. Puis, ouvrant les yeux, d’où coulaient deux rayons étrangement
175 lumineux, elle s’efforça d’articuler :
− Si tu allais au village, Séraphin, pour voir le docteur, m’achèterais-tu en même temps un
chapelet, chez Lacour?
− As-tu perdu ton chapelet de noces?
− Oui, Séraphin, ça fait un mois, je pense.
180 − Laisse faire, ma fille, j’ai le mien, mon chapelet, on le dira ensemble. Tu comprends, je suis
pas riche, il faut ménager.
Donalda laissa tomber sa tête brûlante sur l’oreiller, et de sa main droite elle pressait son côté
gauche, comme pour calmer une grande douleur. […]
Après la mort de sa femme, Séraphin la place dans un cercueil trop petit pour elle et l’enterre au
cimetière, dans le lot des Poudrier. Peu touché par cet événement, contrairement à la fille et à la
femme d’Alexis, il se console en se disant qu’il n’aura plus à l’entretenir.
Un jour, une de ses vaches, qu’il avait obtenue en remboursement d’un prêt consenti à un villageois
incapable de le rembourser, tombe à l’eau. Au moment où il tente de la sauver, il se rend compte que
sa maison est la proie des flammes, et ce, à cause d’une soupe qu’il avait laissée sur le poêle.
Paniqué, Séraphin se précipite dans la maison et succombe aux flammes.
Beaucoup de monde accourut de partout. Des femmes nu-tête, avec des bébés dans les
185 bras, des hommes avec des fanaux, et des bandes d’enfants qui pleuraient ou qui riaient. Une
grande curiosité attirait ces gens misérables. Que Poudrier se fût jeté, ni plus ni moins, dans le
feu, cela constituait la plus effrayante nouvelle qui eût jamais secoué ce pays de misère. On se
demandait si on retrouverait le cadavre et dans quel état il serait.
Il fallut attendre jusqu’à neuf heures du soir avant de se risquer dans les ruines encore
190 fumantes. À la lueur de plusieurs fanaux, et à l’aide de piques, de pelles et de fourches, on
parvint à déblayer lentement l’endroit où se trouvait, il y a quelques heures à peine, la maison
de Séraphin Poudrier, « dit le riche ».
Sous les débris sans nombre, tout au fond de la cave, on le trouva, à moitié calciné, étendu à
plat ventre sous le poêle, la tête prise comme dans un étau, les bras croisés sous la poitrine, et
195 les deux poings fermés.
On réussit à dégager le corps. Avec les plus grandes précautions, et dans la crainte que cette
charpente d’homme qui avait été l’avare ne tombât en poussière, on le tourna sur le dos. Quelle
horreur! Deux trous à la place des yeux, la bouche grande ouverte, les lèvres coupées, et une
dent, une seule dent qui pendait au-dessus de ce trou. Tout le reste du corps paraissait avoir
200 été roulé dans la glaise.
Deux fois Alexis se pencha sur le cadavre. Il voulait savoir quelque chose. Il le sut. Il ouvrit les
mains de Poudrier. Dans la droite il trouva une pièce d’or, et, dans la gauche, un peu d’avoine
que le feu n’avait pas touchée.
@ GRIGNON, Claude-Henri. Un homme et son péché, Montréal, Les Éditions internationales Alain Stanké, collection 10/10, 2008,
154 pages, p. 52 à 60 et 147-148 et la page couverture.
ISBN 978-2-923662-01-5 [COPIBEC]
@ BERTRAND, Luc. Claude-Henri Grignon, Le Lion du Nord, Montréal, Lidec, 2007, 60 pages, p. 22 (photo).
ISBN 978-2-7608-7098-7 [COPIBEC]
Mont-Cinère
Extrait
Bien que la chambre d’Emily fût petite et meublée de façon assez laide, la jeune fille
s’y trouvait mieux qu’en aucune autre partie de la maison et elle y aurait passé les
journées entières si elle avait pu y faire du feu, mais naturellement il n’en était pas
question. Elle aimait à mettre cette pièce en ordre et à se dire : « Je suis chez moi, ici.
5 Tout ceci m’appartient. » Et elle appliquait la main sur le dos des chaises, sur la com-
mode en répétant avec un geste autoritaire : « Ceci, ceci », comme si elle eût craint
qu’une personne invisible ne le contestât. Elle s’attachait passionnément à ce qu’elle
considérait sa propriété et elle s’y attachait d’une manière égale, sans que son goût la
portât plutôt vers une chose que vers une autre. De son lit à la petite boîte de carton où
10 elle serrait ses épingles, tout dans sa chambre lui paraissait précieux et intéressant au
même degré. C’était comme si le fait de lui appartenir conférait aux meubles et aux
objets une qualité spéciale et une même valeur.
En été, elle s’installait pour coudre dans le renfoncement de la fenêtre et levant à tout
moment les yeux de son ouvrage contemplait le bois poli des meubles qu’elle frottait
15 chaque matin : une commode massive, un lit d’acajou grossier et une chaise à bascule
garnie d’une tapisserie à fond grenat. Il lui semblait qu’on lui eût presque ôté la vie en la
privant de ces meubles qu’elle s’était accoutumée à voir dans sa chambre depuis
l’époque la plus reculée de son enfance et qu’elle chérissait comme elle n’avait jamais
chéri des êtres humains.
20 Les autres meubles de la maison lui paraissaient aussi beaux et elle les regardait de
près fort souvent, non sans une espèce de convoitise inavouée, mais ils ne lui
appartenaient pas en propre et cela seul l’empêchait de s’attacher à eux. Quelquefois,
cédant à un mouvement qui devenait plus fréquent et plus fort avec les années, elle se
disait qu’un jour elle serait maîtresse de tous ces biens et elle s’amusait à passer d’une
25 pièce à l’autre en examinant leur contenu, jusqu’à ce que sa
conscience lui fît honte des pensées que cette occupation
faisait naître en elle. Ne souhaitait-elle pas que ce jour vînt Les avares ont la peine
bientôt et qu’est-ce que cela supposait? Elle rougissait alors d’amasser, mais ils
de ses aspirations cupides, et la nuit, éveillée, par un
n’ont pas le plaisir d’en
jouir.
30 scrupule que la solitude et le silence nocturne rendaient plus
pénible, elle s’accusait durement d’avoir souhaité la mort de
sa mère. Citation de Plutarque;
Cependant, le désir la tenait et la même question revenait De l’amour des richesses, IIe siècle.
à son esprit avec la force et la persistance d’une obsession :
35 quand Mont-Cinère lui appartiendrait-il? Serait-ce bientôt?
Elle essayait de lutter contre cette pente qu’elle découvrait en elle et se demandait si,
après tout, Mont-Cinère n’était pas à elle aussi bien qu’à sa mère. Ne disait-elle pas :
nos meubles, notre maison? Mais sa raison lui montrait aussitôt ce qu’il y avait de
spécieux dans ces expressions. Jamais sa mère ne lui eût permis, par exemple, de
40 mettre un des fauteuils de la salle à manger dans sa chambre.
Maintenant ces préoccupations la rendaient pensive des heures entières sans qu’elle
parvînt à s’en défendre. Elle finissait par ne plus voir en Mrs. M sizFletcherr.qu’un obstacle et
é
cette idée qui s’imposait à elle malgré sa volonté la tourmentait beaucoup. Souvent, elle
s’agenouillait au pied de son lit pour prier, mais elle perdait rapidement toute paix intérieure
45 et ne réussissait qu’à augmenter le trouble de sa conscience.
Comme elle entrait un soir dans la salle à manger, elle vit sa mère plongée dans la
lecture d’un journal, mais au bruit que fit Emily en entrant Mrs. M sizFletcherrplia ce journal avec
é
soin et le serra dans un tiroir; c’était le premier que la jeune fille eût vu depuis très
longtemps, car on n’en achetait jamais à Mont-Cinère, toutefois elle contraignit sa curiosité
50 et, sans mot dire, prit un livre et s’installa dans un fauteuil en attendant l’heure du dîner. Il
était clair cependant que Mrs. s éFletcherr ne demandait qu’à répondre à ses questions : elle
M
iz
s’était assise non loin de sa fille et la regardait de temps en temps comme si elle eût été
sur le point de lui parler; elle aspirait, posait son ouvrage sur ses genoux et ouvrait la
bouche, puis se ravisant tout à coup, elle reprenait sa couture en hochant la tête.
55 Quelques minutes plus tard, elles se mirent à table, à la lueur d’une petite lampe que
Mrs. MsizFletcherr,manquait d’éteindre en voulant toujours en baisser la mèche un peu plus. Ni
é
l’une ni l’autre ne prononçaient une parole, Emily par maussaderie, sa mère par gêne et
par timidité. Quelque chose tracassait Mrs. M sizFletcherr; on le voyait à son regard fixe et à la
é
lenteur de chacun de ses mouvements. Parfois elle soupirait, croisait les mains, ou bien,
60 par un petit geste furtif de ses gros doigts, elle brossait les miettes sur la nappe et les
rangeait près de son verre. Vers la fin du repas, elle n’y tint plus; elle écarta son
assiette et, joignant les mains sur la table, elle dit d’une voix douce :
− Mon enfant, j’ai réfléchi à quelque chose.
Emily releva la tête avec vivacité; il y avait toujours un air de défi dans ses attitudes
65 qui agaçait sa mère.
− La cuisinière est allée ce matin à Wilmington pour régler une note, reprit Mrs. M siz
é
Fletcherr. Elle en a rapporté un journal.
Elle se leva et chercha le journal dans le tiroir où elle l’avait mis.
− Le voici, dit-elle après s’être rassise, et elle le déplia et l’étala devant elle tout en
70 faisant mine de le parcourir des yeux pour ne pas voir le regard que sa fille plantait sur
elle.
− Tu te souviendras de ce que je t’ai dit l’autre jour, poursuivit-elle. Il faut que tu
m’aides un peu. Tu es plus grande...
Sa langue se liait; elle eut un moment d’hésitation et dit :
75 − Il s’agit de quelques achats. Nous voici à la fin d’octobre, dans un mois nous serons
en plein hiver et tu sais que nous n’avons presque plus de bois.
− Eh bien ? demanda Emily d’un ton dur.
− Eh bien, nouvelles dépenses, répondit Mrs. M sizFletcherr.
é
Elle devint rouge et ajouta avec une pointe d’irritation :
80 − Ce bois n’est point pour moi. Le Ciel m’est témoin que jamais une bûche n’a brûlé
dans ma chambre.
Elle s’arrêta, joignit les mains sur le journal comme pour se recueillir.
− Ce n’est pas tout. Nous avons besoin de couvertures; il faudra que je déchire les
miennes pour en faire des chiffons, elles sont trop vieilles. Enfin, ta mère porte une
réduire nos dépenses, il y aurait des années que nous aurions entamé l’argent que ton
130 père nous a laissé, et alors qu’aurions-nous pour l’avenir? Il me reste un peu d’argent de
la somme qu’il m’a donnée autrefois et je ferai en sorte que cela nous suffise, pour
quelques années encore tout au moins. Quant à son argent...
Elle souffla et reprit du ton que l’on prend pour se parler à soi-même :
− Mon Dieu, faites que je n’y touche jamais. Quand je pense à l’imprévoyance de ma
135 mère...
Elle regarda sa fille et dit plus haut :
− Vraiment le moins que tu puisses faire est de m’aider. Plus tard, tu sauras gré à ta
mère de t’avoir conservé une maison et un peu d’argent pour vivre.
Ses yeux se mouillèrent comme si ses propres paroles l’avaient émue, et elle replia le
140 journal avec lenteur.
− J’irai donc à cette vente, fit-elle en baissant les yeux.
Tout à coup, elle parut frappée d’une idée soudaine : elle joignit les mains sur sa
poitrine et s’exclama :
− Mon Dieu, j’y pense, notre voiture n’est pas en état de sortir! Que faire, mon enfant?
145 Il y avait quatre mois que la carriole des Fletcherr était dans la remise et ne servait à
rien, l’essieu d’une des roues s’étant brisé. Le cheval, une jument corneuse, avait été
loué à un commerçant de Wilmington.
Emily releva la tête et dit d’une voix lasse :
− Heureusement vous avez le chemin de fer.
150 − Jamais je n’irai en chemin de fer, répondit Mrs. M sizFletcherr,gravement; elle professait une
é
aversion passionnée pour ce mode de transport, sans qu’il fût possible de démêler la
cause de ce sentiment. Était-ce la crainte des accidents ou la répugnance qu’elle avait à
payer sa place? Était-ce un scrupule religieux qui lui faisait voir l’œuvre du démon dans
cette invention moderne?
155 Emily haussa les épaules.
− J’avais pensé, dit Mrs. s é
M
iz
Fletcherr,, en étendant la main vers sa fille par un geste amical,
que nous pourrions demander aux Stevens de nous prêter la leur.
− Ils ne voudront pas, répondit aussitôt la jeune fille, ce sont des gens fort
désagréables.
160 − Comment le sais-tu? répliqua vivement sa mère. Tu pourrais leur demander, demain
après-midi par exemple.
− Mais je les connais à peine! s’écria Emily à qui l’idée d’une visite chez ces voisins
moroses paraissait insupportable.
− Ah! ne feras-tu rien pour m’aider? demanda Mrs. M sizFletcherr,d’une voix implorante. Dois-
é
165 je supplier ma fille de m’obéir?
Elle allait continuer sur ce ton, lorsque Emily excédée lui dit rapidement :
− C’est bien, maman, ne vous plaignez pas. J’irai. Et elle se retira aussitôt, furieuse,
mais laissant sa mère stupéfaite et ravie d’une victoire aussi facilement remportée.
Le lendemain, Emily rapporta cette scène à sa grand-mère, fidèle à sa promesse de ne
170 rien lui cacher. La vieille femme l’écouta en silence, puis elle prit une mine renfrognée et
l’attirant tout près d’elle lui dit à mi-voix :
− Ma petite-fille est bien maladroite. N’est-il pas heureux que je sois là pour l’aider?
Tout à coup, elle quitta ce ton cajoleur et se rejeta brusquement dans le fond de son lit;
son visage changea et prit une expression de colère; elle fronça les sourcils et fixant
175 Emily des yeux, s’écria d’une voix rauque :
− Petite sotte! N’as-tu pas de volonté? Te laisseras-tu gouverner par cette femme
jusqu’à ce qu’elle t’avilisse tout à fait? Elle ne fait plus rien par elle-même; dans une
semaine elle t’obligera à faire le marché de la cuisinière, qu’elle renverra comme elle a
renvoyé la femme de chambre. N’est-ce pas assez qu’elle te force à balayer ta chambre
180 toi-même? Bientôt elle te fera travailler comme une femme de charge, tandis qu’elle se
prélassera dans son fauteuil et comptera les dollars que tu lui permets de mettre de côté.
Elle secoua la tête par un mouvement furieux qui fit voler ses mèches grises dans les
coques de son bonnet.
− Tu verras, reprit-elle avec chaleur, elle fera de toi sa petite esclave, elle te volera ta
185 maison, elle réduira ta nourriture à rien; un jour, lorsqu’elle te sentira incapable de te
défendre, elle te mettra à la porte.
Ses paroles devenaient confuses et sa langue s’épaississait. Elle fit un geste de ses
deux mains comme pour cacher quelque chose dont la vue lui était odieuse. Enfin elle
bredouilla avec un accent de frayeur :
190 − Elle s’en prendra à moi aussi, elle me déteste.
− Qu’avez-vous? s’écria la jeune fille que cette agitation terrifiait. Je n’aurais pas dû
vous parler de tout cela.
Mrs. M
sizElliot lui saisit les mains et les tint dans les siennes.
é
− Si, si, fit-elle, il faut tout me dire, tu me l’as promis. Tout ce qu’elle fait...
195 Elle s’interrompit et demanda tout à coup :
− Est-ce qu’elle t’a parlé de moi?
− Non, grand-mère.
− Si, allons, dis-moi, ma petite-fille. (Elle se pencha en avant et appliqua les lèvres sur
les mains décharnées d’Emily.) Tu vois, je suis ta pauvre grand-mère qui met sa confiance
200 en toi. Je vais t’aider, écoute-moi, dit-elle en souriant comme à un enfant à qui l’on propose
un jeu. Dit-elle que je suis désagréable? Oh! ne crains rien, cela ne me blessera pas.
− Elle ne parle pas de vous, grand-mère.
− Jamais? Ne dit-elle pas, par exemple, que je lui coûte beaucoup d’argent? Si, n’est-ce
pas? dit-elle en voyant qu’Emily réfléchissait.
205 − Elle a dit que vos feux de bois l’obligeaient à faire des dépenses.
− Le feu dans ma chambre? gémit la vieille femme.
Mais elle veut ma mort! N’a-t-elle pas d’entrailles? Est-ce que je ne l’ai pas nourrie moi-
même, élevée, entourée de soins? Dieu ait pitié! Que dit-elle encore? C’est bien, ajouta-
t-elle en caressant les mains de sa petite-fille pour l’engager à poursuivre. Dieu se
210 souviendra que tu as été bonne pour moi.
− Elle ne dit rien, c’est tout ce qu’elle a dit, répondit Emily, que ces questions rendaient
nerveuse.
Cependant, Mrs. s é
M
Elliot
iz insistait :
− Je suis sûre que si. Écoute. Lorsqu’elle te voit sortir de ma chambre, ne dit-elle pas
215 quelque chose? Ou bien, lorsqu’on me monte mon déjeuner, est-ce qu’elle ne dit pas...
− Mais je vous assure qu’elle ne dit rien, répéta Emily.
− Écoute-moi donc un peu, fit Mrs. M sizElliot avec un mouvement d’irritation; et elle reprit en
é
minaudant un peu pour imiter la douceur de sa fille : ... quelque chose comme ceci : que
d’argent nous dépensons pour ta grand-mère, mon enfant...
220 Emily se leva tout d’un coup et secoua la tête.
− Non, dit-elle.
− Oh! ma petite Emily, dit alors Mrs. M sizElliot d’un air contrit, je t’ennuie un peu, mais sois
é
patiente et douce. Je suis malade, j’ai besoin que tu me ménages. Assois-toi, ma petite-
fille. Écoute-moi. J’ai de gros défauts et je veux simplement savoir ce que ta mère en
225 pense. (Elle lui prit les mains de nouveau et les serra doucement.) Elle peut fort bien me
trouver maussade, par exemple, je ne m’en offenserai pas. Elle peut penser aussi que j’ai
des goûts de dépense et qu’on brûle trop de bois dans ma cheminée. Dit-elle que je suis
ingrate, eh?
− Non.
230 − Malpropre alors, négligée, sale, quelque chose, elle doit dire quelque chose, s’écria
Mrs. M sizElliot avec désespoir, elle me déteste, je le sais bien!
é
Et voyant que la jeune fille ne répondait rien, elle se redressa brusquement dans son lit
avec une vigueur extraordinaire. Le sang lui monta au visage et elle cria d’une voix
altérée :
235 − Tu ne me dis rien, tu vas me trahir, tu es avec elle contre moi! Tu veux rapporter sur
mon compte. Va-t’en!
La colère étouffa ses dernières paroles et elle fit mine de se lever, mais sa force la
quitta aussitôt; elle retomba sur son lit et cacha sa tête dans son oreiller. Emily se tint un
instant près d’elle immobile de frayeur, ne sachant que penser de cette étrange incartade.
240 Elle se demanda si sa grand-mère allait avoir une attaque comme celle qu’elle avait eue
autrefois, et l’idée lui vint d’appeler au secours, mais le bruit calme et régulier de sa
respiration la rassura un peu. Elle sortit.
@ GREEN, Julien. Mont-Cinère, Paris, Les éditions Fayard, 1996, 311 pages, p. 72 à 84, la page couverture et la quatrième
de couverture.
ISBN 978-2-21-3597133-3 [COPIBEC]
Extrait
Le restaurant : une affaire compliquée
Grand-maman est généreuse. C’est l’image d’elle qui domine. Elle aime faire profiter sa
famille et ses amis des bonnes choses de la vie. Elle a travaillé toute sa vie pour en arriver là :
pouvoir aller au restaurant sans compter et inviter ses amis.
Un dîner au restaurant : maman aussi n’a pas de plus grand plaisir dans la vie, mais sortir
5 son carnet de chèques le dîner le ruine à moitié.
Maman est extrêmement radine pour certaines choses : par exemple la nourriture où elle
bannit tout extra et ne jette aucun reste − dit-elle à cause de la guerre et des petits Chinois,
mais surtout parce qu’on peut très bien composer un dîner de restes et que c’est toujours ça
d’économisé. Dès qu’elle nous entend ouvrir le réfrigérateur, elle surgit tel un diable hors de sa
10 boîte pour nous demander ce qu’on cherche. Elle nous signe plus facilement un chèque de
mille francs qu’elle ne nous donne un yaourt, une gousse d’ail ou un quignon de pain. Elle n’a
jamais sur elle les dix francs ou le ticket de métro dont on a besoin. Elle ne supporte pas que
papa achète des croissants le dimanche matin − rien de meilleur que le pain frais − ni qu’on
s’arrête pour déjeuner dans un restaurant de bord d’autoroute : c’est cher et pas bon. Avant
15 chaque départ en vacances, elle tartine énergiquement six sandwiches, alors même qu’elle
n’en peut plus d’avoir à tartiner ces sandwiches.
Pendant des années je rêve d’un steak-frites dans un restau de bord d’autoroute : le luxe
même. Vingt ans plus tard je suis incapable de me l’offrir : c’est cher et pas bon. Un sandwich
préparé à la maison avant de partir, c’est bien meilleur.
20 Il est un domaine où maman est prodigue : les fringues. Elle renouvelle sa garde-robe
chaque saison, n’achète que des habits de marque, dans les meilleurs tissus. Plus de la moitié
de son salaire lui sert à s’habiller. Les habits remplissent ses placards. Pour faire de la place et
soulager sa conscience, elle les donne ensuite à tour de bras, à ma sœur et moi, à des amies
moins riches, à la femme de ménage.
25 C’est pour ça qu’elle travaille : pour avoir le droit de jeter son argent par les fenêtres en
vêtements. C’est sa névrose, son plaisir. On n’a rien à y redire. On la mettrait dans une colère
extrême.
La cigale, c’est maman, malgré ses zones de radinerie. Avec les fortunes qu’elle dépense en
habits, on aurait pu acheter des châteaux. Les châteaux n’intéressent pas maman. Elle n’a
30 jamais voulu rien posséder. Elle n’a pas une âme de propriétaire.
Papa, lui, aurait une tendance facilement exploitable à la chasse dominicale aux croissants.
Mais la fourmi, c’est lui. Il calcule. Il pense à l’avenir. Il investit l’argent. Il achète des
appartements. Il garde les vieux bouts de ficelle au cas où.
Quand on demande à papa s’il a cinquante francs, il ne répond pas comme maman qu’il n’a
35 pas un sou. Il sort de sa poche les billets attachés par une pince en argent. « Merci papa. − Ça
s’appelle revient. − Mais oui, ne t’inquiète pas. »
On lui rend visite à l’hôpital après, une opération; la première chose qu’il dit quand on entre
dans sa chambre : « Et mes cinquante francs? »
Papa a une petitesse que je connais bien puisque c’est la mienne. Il lui est impossible d’être
40 généreux jusqu’au bout. Il veut faire le bien, ne supporte pas la peine ou la misère de l’autre.
Soudain jaillit un mot qui, trahissant une profonde et primitive méfiance, gâche les effets de sa
générosité et bloque les élans de gratitude.
Lui et moi vérifions toujours l’addition dans les restaurants. On fait un calcul mental. On ne
peut pas supporter d’être dupes. Maman, elle, croit sur parole le chiffre qu’on lui présente. Si
45 elle découvre qu’on l’a dupée, elle n’en accusera que sa propre bêtise et se consolera en
pensant que l’argent escroqué servira sûrement à quelqu’un qui en a plus besoin qu’elle.
Baudelaire dit que la peur d’être dupe caractérise le Français.
Le Français est calculateur et radin. On le reconnaît, à l’étranger, dans les bazars, discutant
et grognant pour faire baisser les prix. Quand je voulais marchander, j’ai toujours dit que j’étais
50 française. Avoir auprès de moi mon époux américain eût été une vraie catastrophe.
Être radin, ce n’est pas simplement avoir du mal à ouvrir sa bourse.
C’est autre chose dont je parle : une attitude de suspicion, de rétention, de calcul et de
paranoïa.
Je la condamne et me bats contre elle. Il me semble qu’elle est une diminution d’être. Mais
55 elle est un instinct premier. C’est elle qui fait que je me déteste. Je déteste ce regard torve
tourné vers mon mari et ces mots qui l’agressent : « Tu as vérifié l’addition? Combien ? Quoi!
Ce n’est pas possible. Il t’a complètement eu. Mais enfin, arrête d’être naïf comme ça, fais
attention! »
Quand je vois quelqu’un faire la manche, mon premier réflexe, c’est de dire non. Ils sont si
60 nombreux, comment choisir? Ma conscience réagit. Si j’ai de la monnaie, il m’arrive de revenir
sur mes pas. Je préfère donner à ceux qui ne demandent rien. Parfois j’achète un journal des
rues. Pas très souvent. Ça me donne bonne conscience. Dans le métro, un type gémit : le
sida, pas de toit, un enfant à nourrir, etc. Je baisse les yeux et le laisse passer. La femme en
vison, foulard Hermès et sac Vuitton assise à côté de moi me donne un coup de coude et
65 s’exclame d’une voix qui cherche ma complicité : « Qu’est-ce qu’on en sait, après tout? Hein?
On n’a pas moyen de vérifier. On pourrait tous raconter la même chose! »
Je ne souris ni ne réponds, horrifiée d’avoir été unie à elle, à son idéologie du soupçon, à son
atroce égoïsme aveugle, par mon refus de donner.
Je rêve d’avoir été éduquée ainsi : que papa et maman me tendent deux cents francs quand
70 je leur dis que j’en ai besoin et qu’ils ne me demandent pas de les rembourser puisque je suis
leur enfant. Avoir appris à donner sans même y penser à ceux que j’aime ou à ceux qui en ont
besoin. Dire oui systématiquement.
Au lieu de quoi, le non systématique. Il est difficile d’apprendre la générosité. Il n’est rien que
je désire tant.
75 Avoir une âme ouverte comme une maison où l’on peut toujours entrer pour se réchauffer,
une âme-foyer, une âme hospitalière.
Longtemps je me demande si c’est le manque de générosité qui m’empêche de concevoir un
enfant : je ne laisse pas sortir les œufs, je les retiens.
Il faut commencer par de toutes petites choses. Un soir, dans un bar, on rencontre un jeune
80 Suisse qui gagne très bien sa vie. Au moment de régler l’addition, comme mon mari ouvre son
portefeuille, le Suisse arrête le mouvement vers sa poche et remercie. Je suis furieuse :
pourquoi paierions-nous le verre de ce jeune abruti que nous avons déjà invité à dîner chez
nous et qui ne nous l’a même pas rendu?
Ce qui m’irrite le plus, c’est de percevoir chez ce Suisse la même radinerie que chez moi. Je
85 le sens qui se réjouit d’avoir, en nous rencontrant, économisé le prix modique de son verre. Ma
mauvaise humeur fuse en petites remarques sèches dirigées contre mes deux compagnons.
Sur le chemin du retour, je vide mon cœur. Mon mari sourit.
Voyant mon humeur tourner dans le bar, il a tout de suite compris
pourquoi. C’est même la raison pour laquelle il est resté à bavarder
90 si longuement avec le Suisse dont la conversation ne l’intéresse Les jeunes gens qui se
guère. Je m’exclame : « Mais pourquoi t’es-tu laissé faire? Lui payer montrent économes de
son verre, à lui qui gagne un énorme salaire! Il exagère! − C’est toi bonne heure seront
qui exagères », répond mon mari. Il pense que je dois apprendre à avares avec le temps.
me détendre, à prendre les choses plus légèrement. Il n’y avait
95 aucune raison qu’il lui paie son verre, et alors? Dans la vie, il faut
Citation de Chauvot de Beauchêne;
pouvoir payer le verre de quelqu’un qu’on n’aime pas quand on n’a
Maximes, réflexions et pensées
aucune raison de le faire.
diverses (1819)
Qu’on ne se méprenne pas aux signes évidents de ma petitesse.
Je sais me conduire. Si je sors avec un de mes étudiants boire un
100 verre ou manger une pizza, je paie. Si l’on va dans un bar avec des
amis qui ne sont pas riches, je m’assure que mon mari a réglé
l’addition.
Rien ne m’irrite comme de devoir donner trente euros quand j’ai mangé et bu pour quinze.
Cela m’agace tant que je préfère dîner seule, mon livre en main, dans un bistro pas cher, que
105 de partager une joyeuse tablée. En voyage, à Paris, partout, je me sépare des groupes,
prétextant mon goût de la solitude. Je n’aime pas payer pour les autres quand il n’y a pas de
raison. Je ne suis pas un joyeux luron.
Un ami iranien me dit que le système occidental de partage l’indigne. Dans sa culture, payer
pour tout le monde est un honneur qu’on se dispute. On est sûr d’être invité en retour. Ce
110 système est beaucoup moins mesquin.
Je suis d’accord. Mais après, quand on se retrouve dans le bar où je bois un Coca tandis
que son amie et lui, mes hôtes dans cette ville où je leur rends visite, ont pris des boissons
alcoolisées beaucoup plus coûteuses, je n’arrive pas à les inviter comme je me l’étais promis :
je pose un dollar sur la table, pour mon Coca.
115 Le lendemain, je leur achèterai une bouteille de champagne plus chère que le montant des
consommations de la veille : il n’y a pas d’addition sur la table, pas d’attente, c’est un acte libre
de ma part.
Peu après avoir rencontré celui qui deviendra mon mari, je fais la connaissance de son ex,
de passage dans la ville où il vit. En tête de table, elle ne cesse de parler et de rire. Quand
120 arrive l’addition, elle s’en empare malgré les protestations. Come onn, guysz! Elle gagne sa vie
maintenant, la voilà revenue sur son territoire, c’est à elle de payer.
Plus tard je rêve de cette fille : rayonnante, chaleureuse, entourée d’hommes qui la
regardent fascinés; mon futur mari, les yeux fixés sur elle, ne remarque même pas ma sortie
d’un lieu où je n’ai évidemment rien à faire.
@ CUSSET, Catherine. Confessions d’une radine, Paris, Gallimard, 2003,139 pages, p. 65 à 74 et la quatrième de couverture
ISBN 978-2-07-076815-8 [COPIBEC]
@ CUSSET, Catherine. Confessions d’une radine, Paris, Gallimard, 2004,144 pages, page de couverture.
ISBN 978-2-07-031541-3 [COPIBEC]