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Une bouleversante révélation

D’Helen Brooks
1.
— Je suis désolé de me mêler de ce qui ne me regarde pas,
mais vous n'avez pas l'air bien, mademoiselle. Auriez-vous
eu un accident? Avez-vous besoin d'aide?
La tête lui tournait affreusement mais, au prix d'un terrible
effort, Catherine parvint à comprendre qu'un homme
s'adressait à elle. S'adossant avec dif iculté au banc public
sur lequel elle s'était réfugiée, elle leva les yeux et ixa son
interlocuteur.
Elle croisa alors le regard gris acier d'un inconnu à la
silhouette athlétique, qui se penchait vers elle.
— Je..., commença-t-elle dans un balbutiement.
Elle dut s'arrêter, incapable de se concentrer suf isamment
pour construire une phrase correcte.
— Je ne sais pas ce qui m'est arrivé, reprit-elle en in d'une
voix à peine audible. Je me sens bizarre, mais je ne... je ne
me souviens de rien. Où suis-je?
L'homme continuait à la dévisager, de plus en plus
perplexe, et Catherine songea dans un éclair de lucidité
qu'il devait la prendre pour une faible d'esprit.
— Est-ce votre bagage? s'enquit-il en désignant le sac de
voyage posé aux pieds de la jeune femme.
— Oui, mais...
Cette fois, elle ne parvint pas à conclure. D'ailleurs, elle ne
savait même plus ce qu'elle s'apprêtait à dire...
— Etes-vous accompagnée? poursuivit l'homme.
Un soudain élancement dans le dos tira à la jeune femme
une mimique de douleur, mais elle s'efforça de ré léchir
pour pouvoir répondre à la question qui lui était posée.
— C'est-à-dire que..., marmonna-t-elle, les traits crispés.
Non, je ne crois pas, ou plutôt : j'en suis sûre. Il faut que je
me repose un peu, et tout ira bien, ajouta-t-elle à la hâte.
L'attention soucieuse que lui portait l'inconnu commençait
à lui peser. Elle aspirait à être seule dans l'espoir de
recouvrer enfin ses esprits.
L'homme resta silencieux un moment, son regard presque
minéral toujours rivé sur elle.
— Vous avez une vilaine blessure au front, reprit-il en in.
Vous avez dû subir un choc et perdre connaissance. Vous
souvenez-vous d'être tombée? Vous aurait-on frappée?
Soudain effrayée, elle se redressa aussi vivement que le lui
permettaient ses muscles endoloris.
— Non, répondit-elle en mobilisant le peu d'énergie qui lui
restait. Personne ne m'a frappée, j'en suis certaine. Mais
pour le reste...
— Votre nom? Vous souvenez-vous de votre nom?
La question acheva de la désemparer. Longtemps, elle
chercha sur les traits virils de son interlocuteur la réponse
que ses neurones endormis refusaient de lui transmettre.
Ce faisant, elle nota presque mécaniquement l'harmonie
parfaite du visage de l'inconnu. Avec ses cheveux bruns
coupés court, sa bouche bien dessinée et ses yeux gris
aussi mystérieux qu'insondables, il avait un physique hors
du commun, songea-t-elle, admirative.
Quelle question lui avait-il posée ? se dit-elle soudain. Ah,
oui, son nom !
Paniquée, elle prit conscience qu'elle avait oublié jusqu'à
son propre nom. Mais au moment où elle allait s'effondrer,
saisie d'angoisse, un éclair lui traversa l'esprit.
— Catherine ! s'exclama-t-elle avec un intense
soulagement. Je m'appelle Catherine. Et...
Elle chercha son nom de famille — en vain.
En proie à un profond découragement, elle se passa la
main sur le front, puis la retira aussitôt avec une grimace
de dégoût. Elle avait touché quelque chose de chaud et de
gluant.
Etonnée, elle regarda sa paume et comprit avec horreur
qu'il s'agissait de sang. Ainsi donc, elle était blessée...
Comment s'était-elle fait cette plaie?
L'homme s'éloigna d'un pas et, l'espace d'un instant, elle
crut qu'il allait l'abandonner. Elle ne le connaissait pas,
mais dans l'état de détresse où elle était, sa seule présence
la rassurait. Que ferait-elle, s'il partait? Elle ne savait ni où
elle était, ni comment elle s'appelait! Désormais, elle
souhaitait plus que tout qu'il ne passe pas son chemin.
— Je pense que vous avez dû subir un traumatisme
crânien, décréta-t-il alors, l'air soucieux.
— Un traumatisme crânien? Mais je n'ai pas perdu
connaissance !
— Peut-être que si, répliqua-t-il. Je parie que vous ne savez
même pas depuis combien de temps vous êtes là, et
comment vous êtes arrivée sur ce banc.
Elle fouilla désespérément dans sa mémoire, et fut dans
l'incapacité de protester : le passant avait raison. Il dut voir
la lueur de panique qui traversa son regard, car il reprit
d'un ton rassurant :
— Ne vous inquiétez pas : je n'ai pas l'intention de vous
laisser à votre triste sort. En fait, j'ai rendez-vous pour
déjeuner avec ma sœur, qui est in irmière. Elle vous
conseillera et vous indiquera le médecin ou l'hôpital
approprié. Vous allez me suivre, et nous en aurons bientôt
le cœur net.
— Mais..., protesta-t-elle.
Elle répugnait soudain à se mettre entre les mains d'un
inconnu, même s'il semblait animé des meilleures
intentions du monde.
Il fronça les sourcils, visiblement agacé.
— Vous n'avez rien à craindre, assura-t-il sèchement. Je
n'ai pas l'intention de pro iter de la situation, et vous avez
besoin qu'on prenne des décisions pour vous. Alors, êtes-
vous prête à me suivre ? Le restaurant est au coin de la
rue, vous pourrez y boire un verre d'eau et vous
rafraîchir. De toute façon, il n'est pas question que je vous
laisse ici, à la merci de n'importe qui. Selon toute
vraisemblance, ma sœur vous conseillera de vous faire
admettre à l'hôpital pour y subir quelques examens et
suturer votre blessure.
L'hôpital? Mais elle n'était pas grièvement malade! pensa-t-
elle, effrayée par la tournure que prenaient les
événements.
— Allons, Catherine, suivez-moi ! Ma sœur vous donnera
un avis autorisé, insista l'inconnu d'une voix qui
n'admettait pas la réplique. Je vais vous aider à faire les
quelques pas qui nous séparent du restaurant. Tout ira
bien, vous verrez.
Convaincue, à la fois par ses paroles et par l'autorité qui
émanait de toute sa personne, elle comprit qu'elle n'avait
pas le choix.
— Entendu, acquiesça-t-elle d'une voix lasse. Emmenez-
moi où vous voulez. Je n'ai de toute façon pas la force de
m'opposer à quoi que ce soit.
D'une main, il saisit alors le sac de voyage et, de l'autre, il
aida Catherine à se lever.
— Appuyez-vous sur mon bras, ordonna-t-il. Faites-moi
con iance et laissez-vous guider. Ne craignez rien, vous ne
tomberez pas. Je m'appelle Kevin Durrell, ajouta-t-il
soudain. Je suis le vétérinaire de Towerby.
Elle se tint un instant sur ses jambes tremblantes, puis la
tête lui tourna, et elle dut s'accrocher au bras de son
compagnon pour ne pas tomber. Avec une patience et une
délicatesse étonnantes pour un homme de sa carrure, il
l'incita à marcher, réglant son pas sur le sien, et ils
traversèrent lentement la petite place aux pavés disjoints
qui les séparait de l'auberge. Sous le chaud soleil de juin,
de rares passants déambulaient sans hâte. Rien ne
semblait pouvoir troubler le calme de cette tranquille
bourgade du Yorkshire. ,
— Janice sera certainement déjà arrivée, déclara Kevin
Durrell en poussant la porte de l'auberge.
Serrant les dents, Catherine marchait avec peine. Elle
craignait de se donner en spectacle en chutant, et le simple
fait d'avancer un pied après l'autre lui demandait une
intense concentration. Aussi éprouva-t-elle un réel
soulagement quand, après l'avoir aidée à pénétrer dans
une petite salle aux boiseries de chêne, Kevin lui it signe
de s'asseoir à une table où était déjà installée une
ravissante jeune femme brune.
— Kevin ! Te voilà en in ! s'exclama-t-elle. Je commençais à
me demander si tu avais oublié notre rendez-vous.
— Non, pas du tout, dit-il. Je t'expliquerai... Je te présente
Catherine.
Esquissant avec peine un sourire, la jeune femme ferma les
yeux, sur le point de perdre connaissance. Dans un
brouhaha, elle perçut des bruits de voix, des murmures, et
devina que Kevin mettait sa sœur au courant de la
situation. Cette courte marche l'avait épuisée, et des
élancements de plus en plus fréquents lui vrillaient le
crâne.
Soudain, elle sentit une main se poser sur son bras et
comprit que la sœur de Kevin lui parlait.
— Catherine... Vous avez subi un choc, af irma une voix
douce et apaisante. Je pense qu'il serait préférable de vous
conduire à l'hôpital. Me permettez-vous de regarder dans
votre sac pour chercher vos papiers ? Peut-être pouvons-
nous prévenir quelqu'un?
Dans son état de demi-conscience, Catherine eut envie de
crier qu'elle était désormais seule au monde, et qu'ils
perdaient leur temps. Personne ne s'inquiéterait pour
elle...
— Faites, murmura-t-elle simplement, incapable d'articuler
la moindre phrase.
Elle comprit que Janice ouvrait son portefeuille.
— Catherine Prentice, murmura-t-elle en lisant sa carte
d'identité. C'est bien votre nom, n'est-ce pas ?
Catherine eut tout juste la force de hocher la tête en signe
d'assentiment.
— Nous allons vous emmener aux urgences. Ne vous
inquiétez pas. Laissez-vous faire et...
Soudain, tout se mit à tourner, et Catherine perdit
définitivement connaissance.

— Catherine?
Une voix qu'elle ne connaissait pas la tira de sa torpeur.
Elle ouvrit les yeux. Aussitôt, une lumière blanche et froide
l'agressa désagréablement.
— Je vais vous faire une piqûre, reprit la voix, et vous allez
vous rendormir. Ne vous inquiétez pas, je ne vous ferai
pas mal.
Elle sentit un picotement dans le bras, puis tout redevint
trouble, et elle sombra dans un profond sommeil.

Bien longtemps après, elle s'éveilla. Cette fois, une lumière


douce régnait dans la pièce, ainsi qu'une odeur qu'elle eut
du mal à dé inir. Etait-ce de l'éther, de l'alcool? Elle devait
être à l'hôpital. Elle remua légèrement, et devina une
présence à ses côtés. Une femme d'âge mûr, coiffée d'un
drôle de bonnet blanc, se pencha sur elle. C'est cela, elle
était à l'hôpital, pensa-t-elle confusément. Cette femme
était une in irmière. Que faisait-elle à l'hôpital? Que lui
était-il arrivé?
Soudain, comme dans un éclair, elle se revit sur le banc et
songea à l'inconnu aux fascinants yeux gris qui l'avait
rniraculeusement secourue.
— Kevin, murmura-t-elle faiblement. Kevin...
L'in irmière lui tapota le bras comme elle l'aurait fait avec
un enfant.
— Tout va bien, assura-t-elle d'une voix posée. Ne vous
inquiétez pas. Rendormez-vous ; demain matin, vous vous
sentirez mieux. Si vous avez un problème, vous pouvez
m'appeler en pressant sur ce bouton, conclut-elle.
Catherine aurait voulu lui poser des questions sur les
circonstances qui l'avaient amenée là, mais elle n'eut pas la
force d'ouvrir la bouche et ferma les yeux, épuisée.
L'in irmière remit le drap en place, puis s'éclipsa en
refermant la porte derrière elle.

— Voilà du thé ! lança gaiement une voix féminine.


Le tintement des tasses acheva de réveiller Catherine, qui
se dressa péniblement sur son séant.
Une jeune in irmière releva les stores, et le soleil entra à
lots dans la pièce aux murs blancs. Puis elle lui tendit une
tasse, que Catherine accepta avec gratitude : jamais elle
n'avait eu aussi soif.
— J'ai dormi toute la nuit? s'enquit-elle, étonnée.
— Vous dormez depuis que vous êtes arrivée ici, répondit
l'in irmière en souriant. C'est d'ailleurs la meilleure chose
à faire pour vous rétablir. Comment vous sentez-vous, ce
matin?
— Beaucoup mieux, répondit Catherine en lui rendant son
sourire.
— Vous avez eu un accident?
— Un accident?
Catherine ré léchit quelques instants. Et soudain, tout lui
revint à la mémoire. Elle avait en in récupéré ses facultés
mentales ! comprit-elle avec un intense soulagement.
— Oui, c'est cela! s'exclama-t-elle. Je suis tombée dans
l'escalier en sortant de la gare, et ma tête a heurté le bord
d'une marche.
— Vous avez dû faire une très mauvaise chute, car vous
étiez inconsciente en arrivant chez nous. Heureusement
qu'un passant vous a trouvée sur votre banc, car Dieu seul
sait dans quel état vous seriez à l'heure actuelle si on ne
s'était pas occupé de vous ! Mais assez bavardé : mes
autres malades m'attendent. Buvez votre thé et continuez à
dormir, si vous le pouvez. Je reviendrai tout à l'heure.
Restée seule, Catherine ferma les yeux, douillettement
appuyée sur son oreiller. Mais son repos fut de courte
durée : une sœur coiffée d'une cornette grise arriva
bientôt, et s'assit à côté d'elle.
— Vous sentez-vous mieux? demanda-t-elle avec douceur
après avoir longuement observé la jeune femme. En plus
de votre chute, nous vous avons trouvée dans un mauvais
état général. Avez-vous eu des ennuis de santé, récemment
?
Catherine toussota.
— Oui. Je sors d'une pneumonie, expliqua-t-elle. A vrai
dire, c'est pour respirer un peu d'air pur que j'ai décidé de
quitter Londres et de venir passer mes vacances ici, dans
le Yorkshire.
— Vous avez bien fait, dit la sœur en souriant. Vous serez
vite remise ! La campagne est magni ique et vous n'aurez
que l'embarras du choix pour les randonnées. Je vais vous
laisser, à présent. Le docteur passera tout à l'heure.
Après le départ de la sœur, Catherine s'assoupit de
nouveau. Bien qu'elle ait récupéré ses facultés mentales,
elle se sentait encore très faible, et ne voulait pas prendre
le risque de se lever prématurément.
Quand on frappa à la porte un moment plus tard, elle se
prépara à rencontrer le médecin qui l'avait examinée. Mais
l'homme qui entra dans la pièce n'appartenait pas au
corps médical.
— Catherine, murmura Kevin Durrell de sa belle voix
grave, dont les accents chaleureux étaient restés gravés
dans la mémoire de la jeune femme. Vous allez mieux ?
Prise de court, elle esquissa un sourire timide et songea
avec horreur qu'elle devait être repoussante avec sa
blouse réglementaire et son bandage sur le front. Alors
que lui... Il était plus séduisant encore que dans son
souvenir !
Ses cheveux très bruns et son teint mat faisaient ressortir
ce regard extraordinaire qui l'avait d'emblée frappée, et
dont le gris profond attirait l'attention comme un aimant.
Mais plus que son indéniable séduction physique, c'étaient
son assurance et son charisme qui le rendaient fascinant. A
n'en pas douter, Kevin Durrell était habitué à obtenir tout
ce qu'il voulait, et pas seulement des femmes, songea
Catherine, en proie à une étrange émotion.
— Vous souvenez-vous de moi? interrogea-t-il en
approchant du lit. Je vous ai trouvée sur le banc. Ma sœur
et moi vous avons conduite à l'hôpital, hier matin.
— Bien sûr, murmura-t-elle. Je n'ai pas encore eu la
possibilité de vous remercier de ce que vous avez fait,
mais...
Il eut un geste de la main.
— Je vous en prie. N'importe qui aurait agi ainsi en vous
voyant si mal en point ! af irma-t-il. J'ai été heureux
d'apprendre que vous aviez recouvré toutes vos facultés.
Si j'ai bien compris, c'est en tombant dans l'escalier de la
gare que vous vous êtes blessée.
Elle se força à sourire, sans comprendre pourquoi la
présence de Kevin la mettait si mal à l'aise.
— Oui. C'est idiot, n'est-ce pas? dit-elle en affectant un ton
dégagé. J'ai trébuché et...
Il lui coupa la parole, soudain sérieux.
— Vos parents doivent regretter de vous avoir laissée
seule dans cet endroit inconnu, observa-t-il d'un ton
quelque peu réprobateur.
Elle lui lança un regard étonné.
— Mes parents? Mais je n'ai de compte à rendre à
personne, vous savez ! rétorqua-t-elle, piquée au vif.
A quoi bon préciser qu'elle avait rompu les ponts avec sa
famille? C'était là un événement qui ne regardait qu'elle-
même.
— A personne? releva-t-il d'un ton moqueur. Permettez-
moi d'en douter... Quel âge avez-vous, Catherine? Seize ans,
dix-sept ans ? Si vous avez fait une fugue, c'est le moment
de le dire. Si vous le souhaitez, je peux vous aider à
reprendre contact avec vos proches.
Catherine se raidit, mortifiée au plus profond d'elle-même.
— Je sais que j'ai l'air d'une adolescente, mais tout de
même ! protesta-t-elle avec aigreur. J'ai vingt-deux ans !
L'air surpris, il la dévisagea avec incrédulité. A l'évidence, il
ne semblait pas convaincu de son assertion, tant elle
semblait fragile et frêle avec son ossature délicate, ses
cheveux d'une blondeur enfantine et ses mains graciles
aux ongles coupés court.
— Je regrette, mais j'ai du mal à vous croire, reprit-il.
— La con iance règne ! s'exclama-t-elle. Puisque vous
mettez en doute ma parole, vous n'avez qu'à vous assurer
par vous-même de ce que j'avance. Voici ma carte
d'identité !
Joignant le geste à la parole, elle fouilla dans son sac et en
tira un étui de cuir, qu'elle lui tendit.
— Et pour achever de vous convaincre, voici mon permis
de conduire, insista-t-elle. Je l'ai depuis quatre ans déjà, ne
vous en déplaise ! Cela vous suf it-il, ou souhaitez-vous un
extrait de naissance? ajouta-t-elle, agacée. Sachez que non
seulement je n'ai pas fait une fugue, mais que je suis tout
simplement venue passer mes vacances dans le Yorkshire.
Cette explication vous suf it-elle ? Il eut une moue qui
trahissait son trouble.
— J'ai commis un impair, et je m'en excuse, admit-il en in.
Mais vous paraissez si vulnérable que j'aurais juré... En in!
Au temps pour moi... Toujours est-il que vous n'avez
certainement pas pu prévenir vos proches de votre
accident. Voulez-vous que j'appelle à votre place? Peut-
être faudrait-il prendre contact avec votre hôtel, si vous
aviez réservé une chambre ?
Prêchait-il le faux pour savoir le vrai? songea-t-elle. Dans
tous les cas, il était bien curieux...
— C'est inutile. Je n'avais fait aucune réservation préalable,
indiqua-t-elle.
— Vraiment? Vous avez eu tort! Towerby n'est pas une
grande ville, mais en cette saison, les quelques hôtels
af ichent souvent complet. Vous pourrez cependant
certainement trouver une chambre chez l'habitant dans un
des villages alentour.
-— Non. Je souhaite rester à Towerby même, objecta
Catherine d'un ton déterminé.
— Pourquoi donc? La région est ravissante, et...
— Peut-être, mais je ne changerai pas d'avis, coupa-t-elle.
Elle n'allait tout de même pas lui expliquer les raisons de
son choix! songea-t-elle, agacée. Le problème ne
concernait qu'elle-même.
Il la dévisagea en plissant les yeux.
— Vous êtes têtue, c'est le moins qu'on puisse dire,
remarqua-t-il comme s'il se parlait à lui-même. Faites
comme voudrez, mais vous risquez d'essuyer plusieurs
refus avant de dénicher une chambre.
— Je ne suis pas pressée, répondit-elle.
Kevin Durrell lui lança un regard décontenancé. Cette ille
n'avait pas de sens commun! pensa-t-il, agacé. A peine
remise de sa chute, elle allait arpenter les rues de Towerby
à la recherche plus qu'hypothétique d'une chambre libre!
Peut-être avait-elle en effet vingt-deux ans d'âge civil, mais
son âge mental n'en excédait pas quinze !
Tout à coup, il consulta sa montre.
— Il faut que je vous laisse, dit-il. On m'attend dans une
ferme de l'autre côté de Kilburnn... Je passais devant
l'hôpital et j'étais juste venu m'assurer que tout allait bien.
Si j'ai le temps, je m'arrêterai au retour pour savoir si vous
avez trouvé un hébergement, ajouta-t-il à la grande
surprise de la jeune femme.
— C'est très aimable à vous, mais peut-être serai-je déjà
sortie, répondit-elle, évasive. Quoi qu'il en soit, merci
encore à vous et à votre sœur, ajouta-t-elle pour lui
signi ier son congé. Vous m'avez tirée d'un bien mauvais
pas.
Il la dévisagea longuement, comme s'il voulait imprimer
dans sa mémoire l'image de son visage aux traits ins et
délicats.
— Au revoir, Catherine, murmura-t-il, avant de s'éclipser.
Et à l'avenir, ne montez pas tout de suite sur vos grands
chevaux quand on vous donne de bons conseils...
Interloquée, elle le regarda disparaître sans avoir eu le
temps de lui dire ce qu'elle pensait de cette remarque
déplacée. De quel droit se permettait-il de lui parler
comme si elle avait dix ans? C'était trop fort!
Elle était encore sous l'emprise de la colère quand le
médecin pénétra dans sa chambre.
Après avoir réexaminé son dossier, il lui expliqua avec
fermeté qu'il souhaitait la garder en observation une nuit
supplémentaire.
— Je comprends votre déception, mais c'est une mesure
de prudence, argua-t-il. Vous avez subi un choc, et il est
nécessaire que vous vous reposiez encore quelques
heures dans notre service. D'autant que, si j'ai bien
compris, vous n'avez pas de famille à Towerby. Où logerez-
vous ?
Oh non! Il n'allait pas s'y mettre lui aussi! pensa-t-elle,
découragée. Pourquoi donc personne ne voulait la
considérer comme une adulte responsable de ses actes ?
— Je n'en sais encore rien, répondit-elle de mauvaise
grâce.
— Il faut pourtant que nous puissions vous joindre. Vous
sortez d'une pneumonie, c'est cela? Il ne me paraît pas très
raisonnable de vous mettre à courir la ville en quête d'un
logement. Voulez-vous que nous vous indiquions quelques
adresses?
— Non, merci, déclina-t-elle sèchement.
Elle étouffa alors une quinte de toux d'un geste qui
trahissait sa nervosité et le médecin, alerté par la fébrilité
qu'il percevait chez elle, lui lança un regard incisif.
— Etes-vous sûre qu'il n'y a pas autre chose que la
pneumonie? murmura-t-il en fronçant les sourcils d'un air
suspicieux. Vous sembîez avoir les nerfs particulièrement à
vif... Auriez-vous des problèmes d'ordre privé?
— Non, répliqua-t-elle en s'efforçant d'adopter un ton
ferme. Rien de grave, en tout cas. Cette pneumonie m'a
fatiguée, et j'ai eu dernièrement quelques contrariétés.
Mais tout va bien, à présent, et je suis certaine que ces
vacances dans le Yorkshire vont me remettre sur pied.
Catherine semblait si sûre d'elle que le médecin parut
rassuré.
— Entendu, dit-il. Alors, pro itez bien de vos vacances, et
surtout n'hésitez pas à venir nous consulter si votre
fatigue persiste. Mais avant de nous quitter, je veux que
vous ayez trouvé un logement. Vous n'aurez qu'à
demander l'annuaire local aux in irmières et à réserver
une chambre dans un hôtel. JJ est indispensable que nous
puissions vous joindre.
Catherine poussa un soupir. Elle n'avait pas la force de
s'opposer à ce médecin si déterminé.
— Très bien, convint-elle. Je m'en occuperai demain matin.
Après le départ du médecin, elle resta un long moment
appuyée sur les oreillers, les yeux perdus dans le bleu du
resplendissant ciel de juin qui se déployait par-delà la
fenêtre grande ouverte.
En d'autres temps, elle se serait réjouie de l'arrivée de l'été
et aurait pro ité avec délice des premiers rayons du soleil.
Mais, à présent, tout lui était indifférent.
Les mois qui venaient de s'écouler, si douloureux, avaient
profondément modi ié sa vision des êtres et des choses,
annihilant en elle toute capacité à s'enthousiasmer et à
goûter sans arrière-pensée les joies simples de l'existence.
Elle n'était coupable de rien, et pourtant, à vingt-deux ans,
les siens l'avaient abandonnée sans le moindre remords.
Elle était seule, désormais, à affronter les questions
lancinantes qui l'obsédaient jour et nuit.
En perdant son identité, elle avait perdu tous ses repères.
Elle n'était plus celle qu'elle avait cru être. Le përe et la
mère qu'elle avait toujours considérés comme ses
géniteurs, sans jamais cependant éprouver la moindre
af inité avec eux, n'avaient en réalité aucun lien de sang
avec elle.
Pourquoi lui avait-on si longtemps caché la vérité?
Pourquoi lui avait-on asséné la terrible nouvelle sans le
moindre ménagement?
Elle poussa un profond soupir et se recroquevilla sur le lit,
comme pour échapper à ce passé qui la poursuivait et au
souvenir encore si douloureux de cet instant où tout avait
basculé.
Bien sûr, ses parents af ichaient tant leur préférence pour
ceux qu'elle croyait être son frère et sa sœur qu'elle s'était
toujours sentie mal aimée. Mais, incapable de trouver une
explication logique à cet état de fait, elle avait ini par en
conclure qu'elle n'était pas aimable.
D'abord, elle avait terriblement souffert de ne pas être
traitée comme les autres. Puis, peu à peu, elle s'était forgé
une carapace, acceptant — en apparence — l'idée que ses
parents n'avaient pas d'affection pour elle.
Des années durant cependant, elle avait cherché à percer
le mystère de ce manque d'affection. Etait-ce dû à son
apparence physique, qui la différenciait ostensiblement du
reste de la famille ? Autant ses parents, son frère et sa
sœur étaient grands et très bruns, plutôt massifs, autant
elle était délicate, presque frêle, et blonde comme les blés.
Bref, elle avait toujours eu le sentiment d'être un vilain
petit canard, sans jamais deviner pourquoi. Jusqu'au jour
où…
Comme chaque fois qu'elle songeait à l'instant où elle avait
appris la vérité sur sa naissance, son estomac se noua.
Pourquoi ses parents avaient-ils attendu aussi longtemps
pour lui annoncer la nouvelle? se demanda-t-elle pour la
millième fois. N'était-il pas atrocement pervers de leur part
de l'avoir laissée grandir dans le mensonge pour inir par
tout lui dire sans l'avoir aucunement préparée à cette
brutale révélation?
Elle s'en souvenait comme si c'était hier, et s'en
souviendrait toute sa vie.
Elle venait de traverser une période particulièrement
éprouvante. Le jour, elle travaillait comme secrétaire chez
un avocat pour se payer ses études de commerce ; le soir,
elle suivait ses cours avec assiduité. A peine venait-elle
d'apprendre qu'elle avait passé avec succès tous ses
examens qu'elle se retrouva clouée au lit par une forte
grippe. Quelques jours plus tard, on l'hospitalisait pour
une pneumonie aiguë.
En in guérie, mais épuisée, elle était retournée au domicile
familial en proie à une terrible amertume : en quinze jours,
aucun membre de sa famille n'était venu lui rendre visite
sur son lit d'hôpital. Si ses camarades de cours ne l'avaient
pas entourée, elle serait restée seule, ignorée de ceux
qu'elle croyait encore être les siens.
Ce fut le soir même de son retour que sa vie bascula. Tout
à coup, pour une timide remarque de la part de Catherine,
sa mère avait explosé.
— Maman par-ci, maman par-là ! avait-elle hurlé. Tu ne
peux pas m'oublier un peu de temps en temps? De toute
façon, je ne suis pas ta mère, alors pourquoi serais-je
venue à l'hôpital ! Tu ne peux rien me reprocher !
Le souf le coupé, Catherine s'était agrippée au dossier du
fauteuil qui trônait face à la télévision.
— Que veux-tu dire par là? avait-elle murmuré d'une voix
blanche.
Comme sa mère ne répondait pas, elle s'était tournée vers
son père.
— Qu'est-ce que tout cela signi ie? avait-elle balbutié,
hagarde.
M. Prentice avait lâchement baissé les yeux, avant de jeter
un coup d'œil furieux à son épouse.
— Quand est-ce que tu apprendras à tenir ta maudite
langue? lui avait-il lancé.
Puis il s'était tourné vers Catherine.
— Oublie ce qu'elle vient de dire, avait-il bougonné dans sa
barbe.
— Tu n'as qu'à lui dire, George! avait repris Jane Prentice
d'un ton railleur. Après tout, il est grand temps de lui
dévoiler le pot aux roses, à l'âge qu'elle a. De toute façon,
pour ce qu'elle en a à faire...
Toutes couleurs avaient disparu du visage de Catherine.
— Pas question! s'était récrié George Prentice. C'est toi qui
as voulu la prendre en lui cachant la vérité, à toi de jouer
maintenant ! Moi, je m'en lave les mains !
Et il avait quitté la pièce en claquant violemment la porte
derrière lui.
Restées seules, les deux femmes s'étaient fait face. La lueur
de haine que Catherine avait lue dans le regard de Jane
Prentice avait achevé de la glacer.
Horri iée par la violence de ses souvenirs, la jeune femme
étouffa un sanglot. Mais, déjà, la voix cinglante de sa mère
adoptive résonnait à ses oreilles. Déjà, la scène se
déroulait sous ses paupières closes, inéluctablement...
— Tu n'es pas notre ille, annonça Jane avec une évidente
délectation. Nous t'avons adoptée à ta naissance car nous
pensions être stériles. Tu es la fille de ma sœur.
Il sembla à Catherine que tout son univers s'écroulait — et
que toutes les questions qu'elle se posait depuis son plus
jeune âge trouvaient enfin leur réponse.
— C'est impossible! lança-t-elle, refusant encore de se
rendre à l'évidence. Tu m'as toujours dit que tu étais
enfant unique !
— Ce que je dis et la réalité sont parfois deux choses
différentes, comme tu as pu t'en apercevoir, rétorqua Jane
Prentice avec un sourire machiavélique. Ma sœur s'est
retrouvée enceinte à l'âge de dix-sept ans, et son petit ami
l'a laissée tomber dès qu'il a appris la nouvelle. Elle était le
chouchou de mes parents. Tout lui était dû, et elle était
traitée comme une princesse. Evidemment, elle est tombée
de haut quand son amoureux l'a quittée !
Elle éclata d'un rire mauvais chargé d'une telle rancœur
que la gorge de Catherine se serra.
— Elle a d'abord voulu se débarrasser de toi, poursuivit-
elle en la ixant des yeux, comme pour s'assurer de sa
souffrance. Elle n'avait pas d'argent, pas de travail... Alors,
George et moi avons décidé de t'adopter.
— Tu es ma tante, balbutia Catherine d'une voix à peine
audible.
— Non! s'emporta Jane, comme si cette idée même lui était
insupportable. Je te l'ai dit, nous n'avons aucun lien de
sang ! Je suis moi-même une enfant adoptée. Mes parents
ne pouvaient pas avoir d'enfant mais, sept ans après mon
arrivée, ils ont eu Anna. A partir de ce moment-là, je ne les
ai plus intéressés. C'est elle qui avait droit à leur affection,
à leurs cadeaux, et...
— Et naturellement, tu l'as détestée, conclut Catherine.
— Oui, je l'ai détestée, renchérit Jane avec arrogance. Elle
était belle, très belle, et mes parents ne perdaient pas une
occasion de me rappeler qu'elle était plus belle que moi.
— Pourquoi lui es-tu venue en aide, si tu la détestais à ce
point? questionna-t-elle en s'efforçant de trouver une
logique quelconque au comportement de Jane.
Elle aurait voulu partir, fuir cette maison et cette femme
qui lui faisaient horreur, mais avant de disparaître, elle
avait besoin de savoir. Pas pour excuser, mais pour tenter
de comprendre l'incompréhensible...
Jane Prentice se redressa de toute sa taille, et sa silhouette
parut plus massive encore.
— Parce que ça m'arrangeait, répondit-elle avec un
cynisme terrible. D'ailleurs, de quoi te plaindrais-tu? Tu as
été nourrie et logée pendant vingt ans ! Dans ta position,
tu n'as rien à dire. Tu peux au contraire t'estimer heureuse
d'avoir été recueillie !
Elle s'avança d'un pas et it face à Catherine, le visage
déformé par la haine.
— C'est ce que mes parents m'ont seriné toute mon
enfance, alors je sais de quoi je parle ! Je devais leur être
reconnaissante de ce qu'ils avaient fait pour moi : eh bien
toi, ma jolie, c'est pareil ! A ton tour maintenant !
Tout s'éclairait, pensa Catherine avec horreur. Jane s'était
servie du bébé qu'elle était alors pour se venger des
brimades dont elle avait souffert enfant. Elle avait détesté
Anna, elle ne pouvait donc que détester la ille d'Anna. Le
sort avait cruellement reproduit le même schéma en
permettant à Jane de devenir mère à son tour. Désormais,
le destin de Catherine était scellé...
— Alors, tu fais moins la faraude, n'est-ce pas? lança Jane
avec un ricanement aigre. Tu n'as rien à dire?
Catherine prit une profonde inspiration pour ne pas
s'effondrer.
— Si, dit-elle. Où est ma mère, ma vraie mère ?
Jane haussa les épaules.
— Je ne sais pas, répondit-elle d'un air indifférent. Et c'est
le cadet de mes soucis. Elle a quitté Londres juste après ta
naissance et nous n'avons plus jamais entendu parler
d'elle. Bon débarras !
Catherine la dévisagea avec l'intensité du désespoir.
— Où est-elle allée? interrogea-t-elle d'une voix blanche.
Tu le sais, j'en suis sûre!
Un ricanement moqueur déforma les traits de sa mère
adoptive.
— Alors, mademoiselle je-sais-tout, tu es bien curieuse
maintenant, et persuadée comme l'était ta mère que tu
peux mener ton monde par le bout du nez !
— Où est-elle partie ? répéta Catherine avec violence.
Il y eut un silence, pendant lequel les deux femmes
s'affrontèrent du regard.
— Dans le Yorkshire, répondit en in Jane, comme si elle
avait mesuré la détermination de Catherine. Une petite ville
appelée Towerby. Mais c'était il y a vingt ans! Dommage,
ma belle, mais j'ai peur que tu aies du mal à retrouver sa
trace ! D'ailleurs, elle a sûrement refait sa vie et ne
souhaite certainement pas entendre parler de toi ! ajouta-
t-elle avec perfidie.
Catherine se raidit, anéantie par tant de méchanceté. Elle
en savait assez, et ne supporterait pas une seconde de plus
la présence de cette femme, songea-t-elle, sur le point de
s'effondrer.
A la hâte, elle quitta la pièce pour se réfugier dans sa petite
chambre et se jeta sur son lit en sanglotant.
Là, elle resta des heures, prostrée, le regard vide.
Dès qu'elle le pourrait, elle quitterait cette maison pour ne
plus jamais y revenir.
Désormais, elle consacrerait toute son énergie à la
recherche de sa mère.
Et quand elle la retrouverait, car elle était persuadée
qu'elle la retrouverait un jour, elle lui raconterait ce
qu'avait été sa vie d'enfant mal aimée, et lui poserait la
question qui lui brûlait déjà les lèvres.
Comment une mère peut-elle abandonner son enfant?
Comment as-tu pu faire une chose pareille ?
Puis elle lui dirait qu'elle la méprisait, qu'elle ne lui
pardonnerait jamais, et qu'elle ne voulait plus la revoir. Et
quand elle aurait lu dans les yeux d'Anna une trace même
in ime de culpabilité, elle s'en irait, la rage au ventre, pour
aller pleurer loin de cette femme indigne qu'elle détestait
sans la connaître...
2.
— Vous êtes de meilleure humeur?
La voix grave de Kevin Durrell it sursauter Catherine. Il
était revenu ! Perdue dans ses pensées, elle n'avait
entendu ni la porte s'ouvrir, ni le jeune homme entrer
dans sa chambre.
— Je... C'est-à-dire que..., bredouilla-t-elle. Que faites-vous
ici? Je croyais que vous étiez attendu dans une ferme...
Il sourit, et son menton carré se creusa d'une fossette
discrète, accentuant encore son charme.
— J'y suis allé, rassurez-vous, répondit-il. C'est fou comme
vous avez l'air heureuse de me voir, ajouta-t-il avec une
ironie appuyée. Vous débordez littéralement
d'enthousiasme !
Catherine rougit, confuse. Compte tenu des services qu'il
lui avait rendus, elle se devait de faire preuve, sinon de
chaleur, du moins de politesse à son égard. Mais pourquoi
était-il revenu la voir? Elle commençait à trouver sa
sollicitude aussi étrange que son insistance.
Pourtant, Kevin ne paraissait pas gêné le moins du monde.
Très à l'aise, il s'assit sans y avoir été invité dans le fauteuil
destiné aux visiteurs.
— Votre problème de logement m'a trotté dans la tête,
annonça-t-il. Aussi ai-je pris la liberté de téléphoner moi-
même aux quelques hôtels de Towerby. Comme je le
craignais, ils sont malheureusement tous complets.
— Vraiment?
Catherine songea qu'elle aurait dû le remercier de s'être
donné la peine de se renseigner, mais il ne lui en laissa pas
le temps.
— Oui, déclara-t-il, péremptoire. De même que les
chambres d'hôte.
Il la ixa longuement, et la jeune femme regretta
amèrement de n'avoir pas pensé à se maquiller, ni à
passer une chemise de nuit présentable. Dans la blouse
grisâtre de l'hôpital, elle devait avoir l'air d'un bagnard
évadé! Mais Kevin ne semblait pas s'en formaliser...
— Avant de venir, j'ai discuté avec Janice : nous avons une
proposition à vous faire, reprit-il sans la quitter des yeux.
Une proposition à laquelle vous aurez le temps de réfléchir
tranquillement avant de nous donner votre décision.
— Ah oui ? marmonna-t-elle.
Pourquoi n'était-elle pas capable d'énoncer un discours
intelligent et de manifester un minimum de vivacité, au lieu
de s'en tenir à ces quasi-onomatopées? se dit-elle, furieuse
contre elle-même. Nul doute qu'il la jugeait aussi stupide
que totalement dénuée de charme, à présent !
— Pour être bref, continua-t-il, en homme habitué à ne pas
perdre son temps, on peut résumer ainsi la situation.
D'une part, vous cherchez un logement et vous aurez à
l'évidence un mal fou à en trouver, d'autre part ma sœur
et moi disposons d'une chambre. Elle vient d'être libérée
par un étudiant vétérinaire qui effectuait un stage chez
moi. Puisque vous semblez déterminée à n'habiter qu'à
Towerby, et que tous les hôtels et chambres d'hôte sont
pris, installez-vous donc chez nous !
— Mais... C'est impossible! protesta Catherine, prise de
court.
— Ne dites pas non sans avoir ré léchi à la question,
rétorqua-t-il sans se démonter. J'ai appris que vous étiez
ici pour encore vingt-quatre heures : vous avez donc le
temps d'y penser ! A moins bien sûr que vous ne changiez
d'avis et que vous choisissiez de vous installer dans un des
ravissants villages des environs.
— Kevin..., commença-t-elle. Il ne la laissa pas poursuivre.
— Il se fait tard. Il est temps que je parte, observa-t-il en
consultant sa montre.
Il se leva, et la jeune femme fut de nouveau frappée par le
magnétisme et la virilité qui émanaient de toute sa
personne. Sa chemise en jean mettait en valeur ses larges
épaules et son torse puissant. « Un vrai athlète »,
commenta-t-elle par-devers elle avec une fascination
qu'elle se reprocha aussitôt.
— Mes patients m'attendent, souligna-t-il en se dirigeant
vers la porte. Je repasserai plus tard pour connaître votre
réponse au sujet de cette chambre. Bon après-midi,
Catherine! Si j'ai un conseil à vous donner, c'est d'essayer
de dormir autant que vous le pouvez. Vous en avez besoin
!
Elle le regarda partir en réprimant un élan de mauvaise
humeur. Elle croyait avoir mis les choses au point, mais il
continuait à se comporter avec elle comme si elle avait
douze ans! Quel individu exaspérant! Bien sûr, c'était
aimable à lui d'avoir téléphoné aux hôtels, mais elle aurait
parfaitement pu s'en charger. Pour ne rien arranger, il lui
proposait maintenant de venir habiter chez lui — sans
doute pour la surveiller de peur qu'elle ne commette une
bêtise ! Elle leva les yeux au plafond, excédée. Pas question
qu'elle accepte, en tout cas : elle était venue à Towerby
dans un but précis, et rien ni personne ne la détournerait
de cet objectif.
Quoi qu'il en soit, Kevin était aussi séduisant qu'irritant,
songea-t-elle en fronçant les sourcils. Jamais elle n'avait
rencontré un homme aussi parternaliste et sûr de lui !
Même si, il fallait bien le reconnaître, ses points de
comparaison dans le domaine se comptaient sur les doigts
d'une seule main...
Bien sûr, elle avait connu quelques lirts au lycée, mais pas
un seul de ses rares petits amis ne lui avait laissé de
souvenir impérissable. Ses parents avaient toujours refusé
qu'elle invite quiconque à la maison, ce qui avait
naturellement limité les contacts. Puis, entre ses études et
son travail, elle n'avait guère eu le loisir de sortir. Au inal,
sa vie d'adolescente et de jeune femme avait été bien
monotone.
Mais peu importait le passé, résolut-elle en chassant ces
souvenirs de son esprit : désormais, seule comptait la
recherche de sa mère. Tout lui paraissait si dérisoire
comparé à cette quête désespérée qui était devenue sa
raison de vivre ! Tant qu'elle n'aurait pas dit à sa mère ce
qu'elle pensait de l'attitude monstrueuse qui avait été la
sienne, tant qu'elle ne se serait pas déchargée de ce poids
qui la hantait, elle serait incapable d'envisager son avenir.
Les larmes aux yeux, elle tenta d'oublier les traits haineux
de Jane Prentice quand elle lui avait annoncé la nouvelle, et
init par s'assoupir, en proie à des rêves confus qui
troublèrent son sommeil.
Quand elle s'éveilla deux heures plus tard, le soleil
déclinant répandait une douce lumière sur les collines
boisées qu'elle apercevait par la fenêtre ouverte. On
devinait au loin une vallée bordée de peupliers, puis des
champs où paissaient des troupeaux de moutons. En
arrière-plan, se dressaient les ruines romantiques d'une
forteresse au donjon à moitié écroulé. Le tout dégageait
une paix bucolique et une harmonie pastorale à des lieues
de l'état d'esprit de Catherine.
Comme elle aspirait à retrouver la paix, elle aussi! pensa-t-
el le en retenant un soupir de détresse. Parviendrait-elle
jamais à surmonter le traumatisme qu'elle venait de subir?
Saurait-elle découvrir un bonheur qu'elle n'avait même
jamais approché? Aussi loin qu'elle s'en souvienne, elle
avait éprouvé le sentiment diffus qu'il lui manquait
quelque chose d'essentiel : elle savait à présent que c'était
tout simplement l'amour...

Catherine feuilletait distraitement des magazines, sans


parvenir à s'y intéresser, quand Kevin reparut. Cette fois, il
était accompagné de Janice. Même dans son austère tenue
d'infirmière, la jeune femme était ravissante.
— Je ne fais que passer, précisa-t-elle avec entrain. On
m'attend au bloc. Je voulais juste vous dire un petit
bonjour. Vous avez meilleure mine qu'hier, en tout cas !
Ah, inutile de vous déclarer que je trouve l'idée de Kevin
géniale ! D'une part, cette chambre est vide, et d'autre part
je serai ravie de ne plus être la seule femme à la maison !
Catherine eut une moue gênée.
— C'est très aimable à vous, vraiment, mais il n'en est pas
question, déclara-t-elle d'une voix mal assurée. Je n'avais
qu'à prendre mes dispositions un peu plus tôt. Je ne tiens à
être un poids pour personne !
Janice lui posa une main sur le bras d'un geste affectueux.
— Ne dites pas de bêtises ! Vous ne seriez pas un poids
pour nous, bien au contraire ! Si vous ne prenez pas cette
chambre, il faudra que nous trouvions quelqu'un, et qui
sait sur qui nous tomberons !
Elle leva les yeux au ciel, et Catherine songea qu'elle avait
le même charme ravageur que son frère. Ils étaient aussi
séduisants l'un que l'autre, remarqua-t-elle, et devaient à
juste titre faire la fierté de leurs parents.
— Et vos parents? enchaîna-t-elle par association i idée. Ils
n'ont peut-être pas du tout envie d'avoir une pensionnaire
!
— Rassurez-vous : nos parents ne vivent plus avec nous
depuis longtemps, répondit Janice. Mais je vais laisser
Kevin vous donner des détails sur notre installation; le
travail m'appelle. N'hésitez pas à lui poser toutes les
questions qui vous passent par la tête. Vous pourrez ainsi
prendre votre décision en connaissance de cause !
Dès qu'elle eut tourné les talons, Kevin saisit une chaise et
s'approcha du lit où était toujours allongée Catherine. Puis,
il s'assit à califourchon et, les bras croisés sur le dossier, il
fit face à la jeune femme.
— Ma sœur vous a-t-elle convaincue ? demanda-t-il de sa
voix grave, tout en la dévisageant d'un regard pénétrant —
et quelque peu embarrassant.
Il s'était changé depuis le matin, et portait à présent un
polo beige, qui accentuait son hâle et sa carrure athlétique,
— Sachez que ni Janice ni moi ne vous dérangerons
beaucoup, commença-t-il sans attendre une réponse
qu'elle n'était d'évidence pas encore prête à lui donner.
Nos métiers à l'un et à l'autre sont très prenants. Janice
dort la journée quand elle travaille la nuit, et passe une
grande partie de son temps libre avec son fiancé.
— Et vos parents? s'enquit-elle.
— Ils vivent en Cornouailles depuis deux ans. Les hivers y
sont moins rudes qu'ici, et ils y pro itent pleinement de
leur retraite.
— Vous avez récupéré la maison de famille ?
— Non. La maison dans laquelle nous avons été élevés,
Janice et moi, a été vendue quand nos parents ont quitté la
région. J'avais déjà repris le cabinet du vétérinaire local. Il
nous a semblé tout naturel que Janice, qui n'avait pas ini
ses études, s'installe avec moi, puisque j'avais la place de la
loger. L'appartement est spacieux, et nous disposons de
trois chambres à coucher. Nous ne risquons pas de nous
marcher les uns sur les autres, comme nous en avons fait
l'expérience avec le stagiaire qui vient de partir. Pour
l'instant, je continue à y vivre, mais ma clientèle se
développe très vite ; je déménagerai certainement un jour
ou l'autre pour agrandir le cabinet.
— Vous semblez avoir une vision très précise de votre
avenir, murmura Catherine d'un ton circonspect.
Kevin leva les sourcils.
— En effet! répondit-il. Pourquoi cette remarque? Cela
vous choquerait-il ?
— Non, balbutia-t-elle, mal à l'aise. Mais...
— Vous ne m'appréciez pas beaucoup, n'est-ce pas?
avança-t-il en lui lançant un coup d'œil inquisiteur.
Elle se sentit rougir jusqu'aux oreilles — à sa plus grande
honte. Il allait encore la prendre pour une adolescente
attardée! A croire qu'il avait le don de lui faire perdre ses
moyens...
— Pas du tout ! protesta-t-elle sans grande conviction.
Comment pourrais-je avoir une opinion sur vous ? Je ne
vous connais même pas...
Elle ne le connaissait pas, certes, mais tout ce qu'elle savait
de lui parlait en sa faveur, recti ia-t-elle en son for
intérieur. Il l'avait secourue dans un moment dif icile, il
était venu plusieurs fois prendre de ses nouvelles et il
mettait tout en œuvre pour résoudre son problème de
logement, allant jusqu'à lui proposer une chambre dans
son appartement ! Que pouvait-il faire de plus ? Et
pourquoi réagissait-elle comme s'il s'agissait d'un individu
dangereux ?
— Non, en effet, vous ne me connaissez pas, et j'ai
d'ailleurs le sentiment que vous n'avez nulle envie de me
connaître... A moins que vous n'ayez ré léchi, et soyez
prête à accepter notre proposition de vous loger en
attendant de trouver mieux.
L'espace d'un instant, elle pensa qu'elle prenait des
risques en acceptant de côtoyer au quotidien un homme
tel que Kevin Durrell, mais sa proposition, ainsi formulée,
ne paraissait-elle pas excessivement raisonnable ?
— J'accepte de m'installer chez vous provisoirement,
s'entendit-elle répondre. A condition que je ne vous gêne
en aucune façon... Et, ne vous inquiétez pas, je ne resterai
pas longtemps.
S'il fut satisfait qu'elle se soit en in rangée à son avis, il ne
le montra pas : son visage demeura impénétrable.
— Cela va de soi, acquiesça-t-il d'un ton laconique en se
levant. Je vous téléphonerai demain matin pour savoir si
les médecins vous autorisent à sortir. Si c'est le cas, je
viendrai vous chercher après mes opérations de la
matinée.
De nouveau, il prenait les choses en main comme si elle
était une enfant! se dit-elle, furieuse, regrettant presque sa
décision.
— Pas question! protesta-t-elle d'une voix ferme. Je peux
parfaitement prendre un taxi. Vous n'aurez qu'à me
donner l'adresse.
Il posa une main sur la poignée de la porte, qu'il
entrouvrit.
— Je viendrai vous chercher, répéta-t-il, comme s'il n'avait
pas entendu ses paroles.
— Voyons, je vous ai dit que...
Les mots s'évanouirent sur les lèvres de Catherine, qui
resta pétri iée, les yeux ixés sur la porte refermée. Kevin
était parti sans autre forme de procès, si sûr de lui et de sa
décision qu'il n'avait même pas eu la courtoisie d'écouter
la fin de sa phrase...

Quand Kevin vint la chercher le lendemain juste après le


déjeuner, Catherine était prête.
Elle lâcha le livre sur lequel elle s'efforçait sans succès de
se concentrer, et eut un petit sourire nerveux. Toute la
matinée, elle avait ressassé ce qu'elle lui dirait pour
expliquer qu'elle avait changé d'avis, mais à présent, elle se
sentait incapable d'avancer le moindre argument.
— Tout va bien? lança-t-il gaiement.
L'espace d'un instant, elle s'imagina lui annonçant qu'elle
ne s'installerait pas chez lui, qu'elle préférait l'anonymat
d'un petit hôtel pour mener à bien ses recherches, que sa
sollicitude lui pesait — mais elle n'en eut pas le courage.
Kevin semblait tellement persuadé que personne ne
pouvait s'opposer à lui, qu'elle n'avait pas le courage de
l'affronter.
— Très bien, répondit-elle d'une voix crispée qu'il ne
sembla pas remarquer.
Elle se leva, saisit son sac à main tandis qu'il prenait son
sac, et le suivit dans le couloir. Désireuse de corriger la
première impression qu'il avait eue d'elle, elle avait pris
soin de ne pas remettre le jean et le sweat-shirt qu'elle
portait lors de leur première rencontre, vêtements qui
accentuaient encore son air d'adolescente. Cette fois, dans
un pantalon à pinces en in lainage gris clair et un
chemisier de soie d'un bleu presque violet, qui rappelait la
couleur de ses yeux, elle af ichait une élégance
décontractée qui mettait en valeur sa féminité délicate. Ses
cheveux blonds relevés en chignon dégageaient joliment sa
nuque et son cou élancé.
— C'est vraiment gentil à vous d'être venu me chercher,
observa-t-elle en essayant de régler son pas sur les
grandes enjambées de son compagnon. Mais rassurez-
vous, je vais m'employer dès aujourd'hui à trouver un
hôtel.
— Catherine! s'exclama-t-il.
Il s'arrêta brutalement et posa le sac sur le trottoir.
— Vous n'allez pas commencer! s'écria-t-il, visiblement
agacé. La chambre est à votre disposition tant que vous
souhaiterez rester à Towerby ! Est-ce clair?
— Très clair, mais..., bredouilla-t-elle maladroitement.
— Si c'est clair, le sujet est clos, asséna-t-il d'un ton sec.
Vous n'allez pas dépenser votre argent alors que nous
vous offrons l'hospitalité !
Elle le regarda, effarée.
— Mais que dites-vous là? rétorqua-t-elle. Il est évident
que je vais vous payer !
— Vous ne paierez rien du tout, décréta-t-il. Pourquoi
faites-vous de l'opposition systématique?
— Ce n'est pas de l'opposition systématique, protesta-t-
elle. Je tiens juste à vous dédommager de...
Soudain, comme s'il n'avait trouvé que ce moyen pour la
convaincre, il la prit fermement par le bras et la regarda
droit dans les yeux.
— Soit, dit-il. Vous pouvez nous rendre de menus services
si vous voulez absolument faire œuvre utile. Comme, par
exemple, répondre au téléphone quand vous êtes
présente. Il sonne sans arrêt, à des heures parfois tardives,
et mon assistante n'est là qu'aux heures de bureau. Si vous
pouviez nous soulager, Janice et moi, en notant les appels,
nous apprécierions in iniment votre aide. Naturellement, il
ne s'agit pas de vous demander quoi que ce soit, mais si
cela peut vous mettre à l'aise, c'est un moyen comme un
autre.
Il reprit sa marche et elle le suivit, cherchant
désespérément une réplique appropriée à lui opposer. Ce
ne fut qu'en arrivant à sa Land Rover qu'elle trouva en in
quelque chose à dire.
— Je vous aiderai autant que je le pourrai, mais cela
demeurera insuf isant, sans commune mesure avec le
service que vous me rendez, déclara-t-elle. Vous ne tirerez
aucun bénéfice réel de l'opération !
Il lui lança un coup d'œil incisif.
— Pensez-vous qu'il soit toujours nécessaire d'attendre un
béné ice pour entreprendre une action? interrogea-t-il
d'un ton désapprobateur.
Comme une enfant prise en faute, Catherine se sentit
rougir. Pourquoi perdait-elle tous ses moyens face à lui ?
se demanda-t-elle, exaspérée. La réponse lui vint aussitôt à
l'esprit : si elle avait eu davantage con iance en elle, elle
aurait développé sa pensée en lui tenant tête !
— Non, ce n'est pas ce que je veux dire, balbutia-t-elle en
montant dans la voiture, tandis qu'il lui tenait galamment la
portière.
Quand ils furent assis, Kevin se tourna vers elle, la scrutant
du regard.
— Que voulez-vous dire, exactement? demanda-t-il d'une
voix étrangement douce.
— Juste que... Oh, et puis rien ! s'exclama-t-elle, soudain
tendue. C'est sans importance...
Il détourna les yeux et mit le contact, comprenant sans
doute qu'il était inutile de poursuivre : Catherine lui
opposait à dessein une mine rembrunie propre à le
décourager d'insister davantage.
— Avez-vous prévenu votre famille? reprit-il après
quelques minutes. A supposer que vous en ayez une…
Catherine fronça les sourcils. Il avait vraiment une intuition
étonnante !
— Je n'ai prévenu personne, répondit-elle. Pour la bonne
raison que je n'ai plus de contact avec ma famille, ajouta-t-
elle, presque malgré elle.
La gorge serrée, elle se força à ixer la route devant elle.
Le seul fait d'aborder ce sujet la bouleversait.
— Vous ne vivez plus chez vos parents ?
— Non, dit-elle d'une voix sans timbre.
Pour la millième fois, elle se remémora les paroles
haineuses de sa mère adoptive, la lâcheté de son père.
Comment n'avait-elle pas compris plus tôt qu'ils la
détestaient ? Comment avait-elle pu être assez sotte pour
croire qu'ils finiraient par l'aimer?
De peur que Kevin ne perçoive son trouble, elle se hâta
d'ajouter :
— J'ai un appartement à Londres avec des amis.
Ce qui était faux, mais elle n'avait pas le cran de lui avouer
qu'elle était sans domicile, et redoutait qu'il ne lui pose des
questions encore plus personnelles.
Au fond, ce n'était qu'un demi-mensonge... En effet, deux
de ses collègues de travail, qui partageaient une petite
maison à Kensington, lui avaient proposé de s'installer
avec elles, mais elle avait refusé leur offre. Quand elle
aurait mis les choses au point avec sa véritable mère, elle
irait s'établir dans une ville inconnue — une ville qui ne lui
rappellerait ni Jane Prentice ni sa jeunesse malheureuse.
Manchester, peut-être, ou Birmingham... Bref, n'importe
quelle grande ville impersonnelle où elle pourrait se
fondre dans l'anonymat et tenter de refaire sa vie.
— Vous n'avez pas quelques amis à avertir? hasarda
Kevin, visiblement interloqué.
— Non.
« Je suis seule, seule au monde ! eut-elle envie de hurler. Je
ne compte pour personne, comprenez-vous ? Laissez-moi
donc en paix, c'est tout ce que je vous demande ! »
Désormais, elle ferait en sorte de ne jamais s'attacher à
quiconque. N'était-ce pas le meilleur moyen de ne pas être
abandonnée? D'ailleurs, si elle n'avait pas réussi à éveiller
l'amour d'une mère, comment pourrait-elle éveiller celui
d'un inconnu?
— Catherine ? Quelque chose ne va pas ?
— Non... Tout va bien, mentit-elle, la gorge nouée.
Elle ne s'était jamais sentie aussi malheureuse de toute son
existence mais, pour rien au monde, elle ne l'aurait avoué
à cet homme si sûr de lui, auquel tout semblait réussir !
Réprimant avec peine les larmes qui lui montaient aux
yeux, elle pria silencieusement pour que le feu passe au
vert et que Kevin s'arrête de la fixer ainsi...
Par bonheur, son vœu fut exaucé. Et Kevin redémarra sans
insister.
Ils roulèrent un moment en silence et, peu à peu, la tension
de la jeune femme s'estompa. Les paysages de la
campagne du Yorkshire étaient empreints d'une telle paix
qu'elle en devenait presque communicative.
— Je vous suis très reconnaissante d'être venu me
chercher à l'hôpital, murmura-t-elle en in, brisant le
silence. D'autant que vous devez avoir un emploi du temps
très chargé.
Il lui décocha un bref sourire — qui la troubla plus que de
raison. Une nouvelle fois, elle regretta d'avoir accepté son
hospitalité : sans véritablement s'expliquer pourquoi, elle
se sentait menacée par cet homme. Quelle idée d'être allée
ainsi se jeter dans la gueule du loup ! se réprimanda-t-elle,
affolée. Hélas, il était trop tard pour faire machine arrière,
à présent.
A Londres, elle avait eu l'occasion de côtoyer des hommes
séduisants, mais jamais il ne lui avait été donné de
rencontrer quelqu'un d'aussi charismatique, d'aussi
ouvertement sensuel que Kevin Durrell. A l'évidence,
aucune femme ne lui résistait. Abusait-il de son pouvoir de
séduction ? En tout cas, il devait être un amant inoubliable,
songea-t-elle tout à coup en imaginant son corps musclé
libéré de ses vêtements.
« Un amant inoubliable » ? se répéta-t-elle, interloquée.
Qu'allait-elle chercher là? Primo, Kevin n'était que son
logeur, et rien de plus. Secundo, ces élucubrations de
midinette ne la mèneraient à rien. D'ailleurs, que savait-elle
de l'amour, hormis ce qu'elle en avait lu dans les romans?
Elle avait mieux à faire que de se perdre en conjectures
stériles à propos d'un homme qu'elle ne verrait plus dans
quelques semaines et qui, de toute façon, la considérait
comme une adolescente...
— Nous approchons, annonça tout à coup Kevin.
Le paysage avait changé peu à peu et le relief s'était
accentué. La route serpentait à travers les collines et, au
gré des virages, apparaissaient cascades et petits ponts de
pierre sous lesquels coulaient des ruisseaux limpides.
Eblouie par la beauté de cette nature préservée, Catherine
oublia bientôt ses soucis.
— J'ai passé la moitié de la nuit dans une ferme non loin
d'ici, indiqua Kevin comme s'il se parlait à lui-même. C'était
la première mise bas d'une jeune jument, et les choses ne
se sont pas passées comme elles auraient dû. J'ai cru un
moment que nous allions perdre le poulain, mais tout a ini
par s'arranger grâce aux efforts de la mère. J'ai beau faire
ce métier depuis maintenant plusieurs années, je suis
toujours frappé par la force de l'instinct maternel.
— Sûrement, murmura Catherine, soudain tendue.
Sans le savoir, Kevin venait de réveiller sa douleur. Si la
moindre créature terrestre avait droit à l'amour d'une
mère, pourquoi elle-même en avait-elle été privée?
Il était près de 2 heures de l'après-midi quand ils
atteignirent la petite ville de Towerby, qui
s'enorgueillissait, ainsi que le soulignait un panneau à
l'entrée, d'une église du xme siècle et d'un marché couvert
de la même époque. Après avoir traversé la place
principale bordée de boutiques, ils tournèrent sur leur
gauche et s'engagèrent dans une allée privative. Au bout
de celle-ci, une grande barrière de bois ouvrait sur une
cour pavée.
Kevin aida Catherine à descendre de la Land Rover. Puis,
s'approchant d'elle, il se pencha et lui ef leura le front d'un
baiser furtif.
— Bienvenue, Catherine, murrnura-t-il.
Troublée, elle se força à lui rendre son sourire comme si
de rien n'était, mais le simple contact de ses lèvres sur son
front l'avait déstabilisée. Pourquoi éprouvait-elle une telle
sensation de désarroi ? se demanda-t-elle. Ce chaste baiser
n'avait rien d'incorrect. Kevin la prenait en charge comme
la petite ille perdue qu'il croyait qu'elle était, et son geste
était presque paternel.
— Attention aux vieux pavés, conseilla-t-il en lui faisant
signe de le suivre derrière une haie de buis. Ils sont
parfois disjoints.
Ils se tenaient à présent dans un ravissant jardin potager
où se mêlaient légumes et fruits, entouré de hauts murs de
pierre recouverts de lierre. Le chemin serpentait entre les
plates-bandes d'iris et les rosiers anciens. A côté d'un puits
à la margelle moussue, un vieux banc de bois semblait
inviter au repos. Catherine inspira profondément, comme
pour mieux s'imprégner du calme et de l'harmonie qui
régnaient en ce lieu préservé. Ici, on oubliait presque que
des gens aussi détestables que Jane Prentice pouvaient
exister.
— L'ancien occupant de la maison adorait son jardin, et
nous essayons de le maintenir dans l'état où nous l'avons
trouvé, expliqua Kevin.
Ils pénétrèrent dans la maison, une bâtisse ancienne aux
tuiles d'ardoise, par une petite porte en chêne.
— Je vais vous montrer brièvement les lieux, et vous
présenter à quelques-uns de mes patients. Vous aimez les
animaux, j'espère? ajouta-t-il en fronçant les sourcils.
— Je les adore ! répondit Catherine avec enthousiasme.
— Tant mieux. D'ailleurs, j'en étais sûr.
Elle n'osa lui demander d'où lui venait cette certitude.
— Qu'auriez-vous fait si ma réponse avait été négative ?
questionna-t-elle cependant.
— Je vous aurais fait changer d'avis, répondit-il sans la
moindre hésitation.
Décidément, cet homme n'avait aucun doute sur lui-même,
songea Catherine, agacée par tant d'arrogance.
— Et si vous n'aviez pas réussi? insista-t-elle, décidée à le
pousser dans ses retranchements.
Il lui lança un bref coup d'œil.
— Quand je décide quelque chose, je me donne les moyens
de l'obtenir, et j'arrive en général à mes ins. Parfois,
j'avoue que c'est plus long que prévu, mais je sais me
montrer patient quand il le faut.
Il ouvrit une porte, et Catherine aperçut une pièce carrelée
de blanc, à la propreté immaculée.
— Voici la salle de réveil. C'est ici que nous plaçons les
animaux quand ils viennent d'être opérés.
Elle s'approcha d'une cage où un petit chien semblait
dormir paisiblement, la patte-enveloppée d'un bandage
serré.
— Il a été opéré ce matin, expliqua Kevin.
— Rien de grave?
— Non. Mais il a eu de la chance. Sa maîtresse, en visite
chez des amis, n'a rien trouvé de mieux que de le laisser
seul avec le berger allemand de la maison. Naturellement,
le berger s'est senti agressé, et a attaqué l'autre. Je suis
parfois effaré par l'inconscience de certains propriétaires
d'animaux !
Kevin lui montra ensuite la salle d'opération, qui parut à
Catherine aussi bien équipée que celle d'un hôpital, avec sa
batterie d'instruments chirurgicaux rutilants, sa grosse
lampe au-dessus de la table et ses nombreux et mystérieux
appareils électriques.
— C'est là que mon assistante prépare les repas des
animaux qui sont en convalescence chez nous, expliqua
Kevin quand ils furent dans la cuisine du cabinet.
L'alimentation est souvent la clé de leur récupération, et
nous y apportons un soin tout particulier.
La visite se poursuivit par le bureau proprement dit, la
salle d'attente décorée de couleurs gaies et vives où
étaient disposés de confortables fauteuils, et les trois salles
d'examen.
— Voilà ! Maintenant que vous avez vu mon domaine
professionnel, passons du côté privé! lança-t-il avec un
sourire. Préparez-vous à résister à l'assaut du comité
d'accueil...
Il ouvrit une porte et it signe à Catherine de le suivre.
Aussitôt de puissant aboiements déchirèrent le silence, et
la jeune femme fut assaillie par ce qui lui sembla être une
horde de chiens.
— Que se passe-t-il ? marmonna-t-elle, affolée.
— Ne vous en faites pas, rien de grave ! Ce sont juste mes
six chiens qui vous disent bonjour !
— Six chiens ? répéta-t-elle, abasourdie.
— Oui, six ! Laissez-moi vous les présenter, vous verrez
qu'ils sont tous très bien élevés... D'abord, Muf in, le chef
de la bande, dit-il en tapotant la croupe d'un épagneul. Elle
appartenait à ma mère, qui n'a pas eu le cœur de la
séparer des autres quand elle est partie pour les
Cornouailles. Ensuite, Sally, la meilleure copine de Muf in.
Quand il y a un problème, elles sont toujours solidaires.
Voici James et Josh, des beagles que mon père a trouvés
abandonnés dans la forêt. Ils sont un peu excités, mais
adorables. Megan était la seule de sa portée à ne pas
trouver preneur, alors je me suis dévoué. Je ne le regrette
pas, elle est d'une intelligence exceptionnelle. Quant au
jeune berger allemand, c'est le dernier arrivé. Je craignais
un peu la réaction des autres, mais ils ont été parfaits. Ils
veulent tous lui apprendre quelque chose !
Tout en parlant, il caressait les six chiens qui se pressaient
autour de lui. On percevait un tel amour entre le maître et
ses animaux que Catherine en eut le cœur serré.
— Je croyais que les vétérinaires évitaient d'ordinaire de
s'attacher aux animaux, observa-t-elle tout à trac.
— Voilà une curieuse ré lexion, remarqua Kevin d'un ton
surpris. Vous n'avez pas dû avoir affaire à de très bons
vétérinaires...
— A vrai dire, je n'ai jamais eu affaire à un vétérinaire,
avoua Catherine.
— Alors, d'où vous vient cette opinion? insista Kevin avec
son entêtement habituel.
— J'ai dû la lire quelque part... Dans un magazine, peut-
être, répondit évasivement Catherine, consciente de
s'enferrer.
Il y eut un silence.
— Je vois, dit-il en in avec un regard réprobateur qui en
disait long sur ce qu'il pensait d'elle. En ce qui me
concerne, je préfère me forger mes opinions par moi-
même. De cette façon, je n'ai que moi à blâmer quand je
m'aperçois que j'ai fait fausse route.
Elle lui lança un regard incendiaire. Comme chaque fois
qu'elle se sentait mise en cause, elle résolut de répliquer
sans tarder. C'était ainsi qu'elle avait toujours fonctionné
dans sa famille.
— Bien sûr, vous ne faites jamais fausse route, vous !
repartit-elle d'un ton acide. Je suis sûre que vous savez
tout, et que vous ne vous trompez jamais !
A la grande surprise de la jeune femme, il ne la rabroua
pas mais choisit au contraire de rentrer dans son jeu.
— Merci, dit-il avec la même ironie. On ne m'avait jamais
fait un tel compliment !
Décidée à enfoncer le clou, elle poursuivit sur le même ton
:
— J'imagine qu'avec les femmes également, vous volez de
succès en succès, en laissant les cœurs brisés sur votre
passage ! Votre petite amie du moment est certainement à
vos pieds !
— Je n'ai pas de petite amie du moment, objecta-t-il d'un
ton distant.
Elle ne remarqua pas la tension soudaine qui marquait ses
traits.
— Vraiment? Un homme comme vous, c'est dif icile à
croire. J'aurais pensé que...
Le regard fixe, il la saisit par le bras et la serra avec force.
— Pensez ce que vous voudrez, mais sachez que je suis
veuf depuis dix-huit mois, déclara-t-il d'une voix glaciale.
Ma femme est morte d'une maladie du sang incurable. Je
n'ai pas eu de petite amie depuis.
Les yeux écarquillés, Catherine demeura muette de
stupeur.
— Je suis désolée, balbutia-t-elle en in, au comble de la
gêne. Vraiment, je...
Il l'interrompit d'un geste.
— Vous ne pouviez pas savoir, asséna-t-il sèchement.
D'un mouvement de la main, il fit signe aux chiens de sortir
et les suivit dans le jardin.
Restée seule, Catherine se tordit les doigts nerveusement.
Comment avait-elle pu commettre un tel impair?
s'interrogea-t-elle. Pourquoi avait-elle fait preuve d'une
telle insistance sur sa vie sentimentale, alors qu'à
l'évidence il ne souhaitait pas aborder le sujet ?
Elle n'avait rien senti, rien perçu de son malaise. Encore
une fois, elle s'était comportée comme une parfaite idiote,
confortant ainsi la piètre opinion qu'il avait certainement
d'elle.
Oui, à n'en pas douter, il avait désormais toutes les raisons
de la prendre pour une écervelée sans la moindre
jugeote...
3.
Kevin reparut peu après, une expression impénétrable sur
le visage.
— Venez, que je vous présente à Sandra, mon assistante!
Je vous montrerai ensuite vos appartements, annonça-t-il à
Catherine d'un ton parfaitement neutre.
Levant les yeux vers lui, elle se mordit la lèvre d'un geste
qui trahissait sa nervosité.
— Je suis désolée, murmura-t-elle avec effort. Désolée de
ma maladresse...
— Catherine, commença-t-il de sa voix grave.
Elle se tordit les mains, dans une attitude presque
suppliante qui la surprit elle-même.
— Je vous en prie, écoutez-moi ! lança-t-elle avec ferveur.
Depuis le début, vous êtes si prévenant avec moi ! C'est
trop, je ne sais pas que faire pour...
Elle s'interrompit, en proie à une violente tristesse.
— Voyez-vous, je n'ai pas l'habitude qu'on soit gentil avec
moi, ajouta-t-elle. Vous ne comprenez peut-être pas, mais...
— Je crois que je comprends, la coupa-t-il avec un sourire.
Vous savez, je suis vétérinaire : je sais que sous leurs
piquants, les hérissons dissimulent souvent une grande
douceur...
Elle se sentit rougir. La métaphore était claire : depuis le
premier instant, Kevin avait perçu sa vulnérabilité sous
son agressivité. Comment en aurait-il été autrement? Il
semblait mûr et équilibré — qualités qu'elle ne possédait
certes pas !
— Je ne me pardonnerai jamais ma maladresse, reprit-elle
d'une voix nouée. Et je vous saurai gré toute ma vie de ce
que vous avez fait pour moi.
Le regard gris de Kevin prit un éclat métallique.
— Je ne veux pas de votre gratitude, Catherine, déclara-t-il
d'une voix rauque.
Leurs regards se croisèrent.
— Je souhaite seulement que vous pro itiez au maximum
de vos vacances parmi nous, reprit-il avec douceur.
Il semblait si accessible, tout à coup, si vulnérable, que la
jeune femme éprouva soudain le besoin de s'ouvrir à lui,
de lui raconter son terrible secret. Elle s'apprêtait à lui dire
qu'elle n'était pas en vacances, mais à la recherche de
quelqu'un qui l'avait trahie, quand la porte du bureau
derrière eux s'ouvrit.
— Il m'avait bien semblé entendre quelqu'un parler! lança
une pétulante blonde d'une voix haut perchée.
Malgré sa blouse blanche réglementaire, elle semblait
rechercher les regards masculins, avec ses talons hauts et
son maquillage appuyé. Ses cheveux, d'un blond un peu
trop parfait pour être naturel, se répandaient en cascades
savamment bouclées sur ses épaules, et ses yeux verts
avaient la dureté de l'émeraude.
— En effet, Sandra, acquiesça Kevin en se tournant vers
elle. Vous tombez bien : je voulais justement vous
présenter Catherine Prentice. Catherine, voici Sandra, mon
assistante. Vous vous souvenez, Sandra : je vous ai parlé
de Catherine. Elle va habiter avec nous pour quelque
temps.
Un sourire figé se peignit sur les lèvres de la jeune femme.
— Bien sûr, dit-elle. Vous êtes parfaitement remise de
votre accident, j'espère? poursuivit-elle d'une voix sucrée,
comme si elle parlait à un enfant.

— Oui. merci, répondit Catherine, sans s'expliquer riy allie
immédiate qu'elle éprouvait pour l'assistante de Kevin.
— Très bien, la complimenta Sandra avec froideur, avant
de se tourner vers Kevin, à qui elle adressa cette fois un
sourire des plus enjôleurs. Vous avez eu beaucoup
d'appels cet après-midi, Kevin. Dont la ferme de Beck : la
vache qui a vêlé il y a deux jours ne veut toujours pas
nourrir son veau, et le fermier s'inquiète.
— Ah, oui ! it Kevin, l'air soucieux. Je me doutais bien qu'il
faudrait quelques piqûres pour débloquer la situation. Je
vais y faire un saut tout à l'heure. Occupez-vous donc de
Catherine, pendant que je prépare ma trousse. Je lui
montrerai le reste de la maison avant de partir.
— Certainement, assura Sandra sans enthousiasme, tandis
que Kevin disparaissait. Venez, Catherine, nous allons nous
installer dans le bureau.
Après avoir fait signe à la jeune femme de s'asseoir, elle
prit place à son tour derrière sa table de travail.
— Pour combien de temps êtes-vous ici, Catherine?
demanda-t-elle alors d'un ton inquisiteur.
Catherine eut l'étrange impression que Sandra allait la
soumettre à un véritable interrogatoire.
— Je l'ignore, répondit-elle, mal à l'aise. Kevin et Janice ont
eu la gentillesse de me proposer cette solution de
dépannage et...
— Kevin est tellement bon! s'exclama Janice. Je ne sais pas
comment il fait, mais il trouve toujours le moyen de
dénicher et de recueillir les chiens perdus...
Charmante personne, pensa Catherine, effarée de tant
d'indélicatesse. Jamais encore elle n'avait été comparée à
un chien errant...
— Vraiment?
— Oui. Mais bien sûr, son travail prime sur tout le reste.
C'est sa vie, surtout depuis le drame qui l'a frappé, ajouta-
t-elle d'un ton mélodramatique. Vous êtes au courant, pour
Marion ?
— Oui, marmonna Catherine, soulagée que ce ne soit pas
Sandra qui lui apprenne la nouvelle. C'est terrible...
— Nous avons tous été bouleversés, enchaîna l'assistante
avec un soupir. J'étais une amie très proche de Marion. J'ai
pris sa suite au cabinet, car elle travaillait pour Kevin. Et
vous, vous avez un emploi? demanda-t-elle sans transition.
— Pour l'instant, je suis entre deux postes, répondit
Catherine avec prudence. J'en ai pro ité pour prendre un
peu de vacances.
— C'est curieux d'avoir choisi le Yorkshire comme lieu de
villégiature, observa Sandra d'un air soupçonneux.
— Curieux ? Pourquoi ?
— Il ne se passe pas grand-chose par ici, surtout pour
quelqu'un qui vient de Londres. Notre rythme va vous
paraître bien calme, car je suis sûre que vous aviez là-bas
une vie très excitante, avança-t-elle avec per idie, comme si
elle pensait exactement le contraire.
Que lui valait une telle agressivité ? s'interrogea Catherine,
ébahie.
— Ma vie à Londres me plaît beaucoup, mais je suis ravie
de venir me reposer à la campagne, répondit-elle d'un ton
détaché. J'adore la marche et la vie au grand air. Pas vous ?
Elle fut ravie de constater que sa question prenait Sandra
au dépourvu. Avec ses talons hauts et son maquillage
impeccable, elle ne devait pas être une habituée des
chaussures de randonnée et du sac à dos...
— Pas vraiment, rétorqua-t-elle, visiblement vexée.
Kevin reparut sur ces entrefaites. Il portait quelques
dossiers, qu'il tendit à son assistante.
— Je vais montrer le reste de la maison à Catherine avant
de iler, indiqua-t-il à Sandra. Vous serez gentille de taper
ces lettres. Je serai de retour vers 16 heures.
Et, prenant Catherine par le bras, il l'entraîna hors de la
pièce sans plus faire attention à son assistante.
Après avoir monté quelques marches, ils se trouvèrent
devant une lourde porte en chêne, que Kevin ouvrit à
l'aide d'une clé.
— Nous quittons le cabinet pour entrer dans la partie
privée, expliqua-t-il à la jeune femme en s'effaçant devant
elle. Bienvenue dans votre nouvelle résidence ! ajouta-t-il
avec un sourire. Ce trousseau de clés sera désormais le
vôtre.
Elle se força à lui rendre son sourire tandis qu'il lui tendait
le trousseau, mais une appréhension soudaine la saisit.
Tout allait si vite — trop vite, pensa-t-elle avec un soudain
accès de frayeur.
— Votre chambre est au bout du couloir. Faites comme
chez vous, et surtout sentez-vous libre d'aller et de venir
dans les pièces communes. Je vous donnerai plus de
détails quand je reviendrai. A présent, il faut que je me
sauve. Ce veau va inir par avoir des problèmes graves s'il
ne se nourrit pas ! Allez vous faire un café dans la cuisine
si Je cœur vous en dit...
— D'accord, répondit Catherine d'une voix à peine audible.
Kevin lui lança un coup d'œil étonné.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Vous avez perdu votre
langue?
— Non, mais..., commença-t-elle, hésitante.
— Vous avez l'air terri ié! Seriez-vous persuadée de vous
être jetée dans la gueule du loup ? Rassurez-vous, le loup
n'est pas aussi méchant qu'il en a l'air!
— Non, pas du tout ! protesta-t-elle, extrêmement mal à
l'aise.
Cette fois, il la regarda longuement, comme s'il cherchait à
percer en elle un mystère.
— Catherine, détendez-vous, par pitié ! On dirait que vous
avez peur de moi.
Il s'interrompit brusquement, et son visage s'assombrit.
— Auriez-vous été... violentée? demanda-t-il en in d'une
voix hésitante.
— Non ! cria-t-elle.
Ou tout du moins, pas par un homme, et pas au sens
physique du terme, recti ia-t-elle en son for intérieur. Mais
la violence morale à laquelle elle avait été soumise l'avait
brisée aussi sûrement que des coups...
Kevin continuait à l'observer, comme s'il sentait que sa
dénégation n'était qu'à moitié vraie, et Catherine eut
l'étrange sensation qu'il Usait en elle à livre ouvert.
— Vous avez dit que vous étiez en retard, murmura-t-elle.
— C'est exact, convint-il avec un mouvement d'épaules,
comme s'il revenait tout à coup à la réalité. Vous avez
raison, je dois partir.
— Je vais vous accompagner à la voiture pour chercher
mon sac, annonça Catherine a in de dissiper l'atmosphère
pesante qui s'était établie entre eux.
— C'est inutile : il est déjà dans votre chambre, expliqua
Kevin. Je l'ai porté pendant que vous parliez avec Sandra.
La chambre de Janice est à côté de la vôtre. Elle a travaillé
cette nuit et dort encore, mais elle ne tardera pas à se
réveiller. Vous pourrez lui poser des questions sur le
fonctionnement de la maison.
— Très bien, dit Catherine.
Intérieurement, elle éprouva un réel soulagement à l'idée
que la chambre de Kevin ne soit pas contiguë à la sienne.
Sans s'en expliquer la raison, elle aurait détesté qu'une
simple cloison les sépare...
Quand il fut parti, elle prit le temps de visiter le salon, la
salle à manger et la cuisine. L'appartement, un premier
étage très clair, offrait une vue plaisante sur le village et
ses toits d'ardoise, grâce à de larges baies vitrées qui
avaient d'évidence été percées bien après la construction
de l'édi ice. La grande cuisine était équipée luxueusement
avec des appareils ménagers dernier cri. En revanche, le
mobilier ancien de la salle de bains avait été préservé : on
avait gardé la grande baignoire à pieds de fonte et la
robinetterie de cuivre qui conféraient tout son cachet à la
pièce. Mais ce fut quand elle ouvrit la porte de sa propre
chambre que Catherine tomba réellement sous le charme
de l'endroit.
Décorée très simplement dans un camaïeu de beige, depuis
les boiseries cérusées jusqu'à la courtepointe en boutis
couleur sable, la pièce béné iciait d'une vue remarquable.
Une grande fenêtre ouvrait en effet sur la campagne, ses
champs et ses bois, et Catherine resta un long moment
accoudée au garde-corps. En ce mois de juin
particulièrement clément, l'air embaumait de mille
senteurs printanières. La jeune femme, enivrée, reconnut
le parfum sucré du seringat, sa leur préférée, mêlé à
l'odeur plus forte de l'herbe coupée. Quel bonheur de se
lever tous les matins quand on pouvait ouvrir sa fenêtre et
jouir d'un tel spectacle! songea-t-elle, émerveillée. Kevin ne
savait peut-être pas quelle chance il avait.
Penser à Kevin la ramena à la réalité. Que dirait-il s'il
apprenait la véritable raison de son séjour à Towerby,
alors qu'il la croyait simplement en vacances ? Comment
lui faire comprendre qu'elle avait tout laissé pour se lancer
à la recherche d'une femme qui l'avait abandonnée vingt-
deux ans plus tôt, qui ne souhaitait certainement pas la
revoir et dont elle ne savait même pas si elle habitait
encore la ville ?
Il penserait probablement qu'elle était folle et qu'elle
perdait son temps : bien des choses avaient dû changer
pendant une si longue période et sa mère n'habitait
certainement plus Towerby.
Pourtant, Catherine était intimement persuadée que sa
mère était toujours dans les parages, même si elle ne
disposait d'aucun élément pour l'affirmer.
Etouffant un bâillement, elle décida d'aller s'allonger sur le
lit, fort tentant avec ses gros oreillers et son édre-don à
l'ancienne.
A peine s'était-elle étendue, épuisée par tous ces
événements, qu'elle s'endormit d'un sommeil de plomb
que, cette fois, par bonheur, aucun rêve ne vint troubler.

Elle s'éveilla apaisée, plus calme et détendue qu'elle ne


l'avait été depuis des mois. Etait-ce la douce lumière du
soir, le bêlement des moutons au loin, ou la fraîcheur
vespérale qui pénétrait par la fenêtre ouverte? Elle
n'aurait su le dire, mais tout ici l'emplissait d'une paix
qu'elle croyait ne plus jamais pouvoir goûter.
Ici, elle serait peut-être heureuse, songea-t-elle tout à coup,
étonnée d'en arriver à envisager une telle hypothèse.
Soudain, elle reconnut, indistincte, la voix grave de Kevin
qui répondait à Janice à l'autre bout de l'appartement, et
son cœur se mit à battre plus vite.
Pourquoi Kevin lui faisait-il un tel effet ? se demanda-t-elle,
affolée. C'était stupide! Elle n'allait pas tomber sous son
charme, comme devaient le faire toutes les femmes qui
l'approchaient ! D'ailleurs, il n'y avait rien à craindre,
songea-t-elle avec une ironie amère : il se comportait avec
elle quasiment comme si elle avait été sa fille...
Quoi qu'il en soit, il n'était pas question de perdre son
temps en vaines rêveries sentimentales. Elle était à
Towerby pour retrouver sa mère, et cette tâche allait la
mobiliser tout entière.
Avec une détermination un peu forcée, elle sortit ses
affaires de son sac et disposa ses quelques produits de
beauté sur la ravissante coiffeuse ancienne qui semblait les
attendre.
Puis, assise devant le miroir, elle peigna longuement ses
cheveux blonds et se démaquilla soigneusement, ôtant
toute trace de fard et de rouge à lèvres. A présent, elle
avait vraiment l'air d'avoir quinze ans! se dit-elle en
observant son re let dans la glace, et tant pis pour ce que
Kevin en penserait !
Un coup frappé à la porte la fit sursauter. C'était Janice...
Une tasse de thé à la main, elle s'assit familièrement dans
un fauteuil à côté de Catherine.
— Vous avez dormi tout l'après-midi, et c'est exactement
ce dont vous aviez besoin, déclara-t-elle en souriant. Vous
avez enfin repris des couleurs !
— Je me sens mieux, en effet, renchérit Catherine.
— Kevin est en train de préparer le dîner, et si j'étais vous,
j'irais jeter un œil sur ce qu'il fait! Il oublie souvent ses
casseroles sur le feu. C'est un conseil désintéressé, car je
ne dîne pas avec vous, je pars travailler.
Catherine dissimula sa surprise. Dîner en tête à tête avec
Kevin ne lui disait rien qui vaille.
— Bon, il faut que je me dépêche, déclara Janice en se
levant. Michael vient me chercher dans un quart d'heure
et, entre-temps, il faut que j'aie avalé un sandwich et que je
me sois changée. J'ai de la chance qu'il travaille dans le
même hôpital que moi, il m'y conduit lorsque nos horaires
concordent. Il est médecin, ajouta-t-elle avec une ierté
aussi naïve qu'attendrissante.
— Vous l'avez connu à l'hôpital?
— Non, c'est un ami de longue date, expliqua Janice en
jetant un coup d'œil à sa montre. Je vous laisse, il déteste
que je le fasse attendre. Malheureusement, ça arrive un
peu trop souvent ! lança-t-elle dans un éclat de rire, avant
de refermer la porte derrière elle.
Catherine demeura pensive un moment après le départ de
la jeune femme. Kevin et sa sœur se ressemblaient
physiquement, mais la similitude s'arrêtait là, songea-t-elle,
étonnée. Autant Kevin était posé, maître de lui et des
événements, autant Janice semblait désorganisée et en
permanente ébullition.
Après avoir passé son jean préféré et un T-shirt ample
dont la couleur bleu lavande s'harmonisait avec ses yeux,
elle se décida à quitter sa chambre et à retrouver Kevin
dans la cuisine.
— Vous allez mieux? demanda-t-il quand elle parut dans
l'embrasure de la porte.
Elle s'arrêta un instant, et comme chaque fois qu'elle se
retrouvait en sa présence, son cœur se mit à battre plus
fort dans sa poitrine — à son grand agacement d'ailleurs.
Leurs regards se croisèrent, et la lueur appréciative qu'elle
lut dans ses yeux au gris profond lui it in iniment plaisir.
Même si elle ne ressemblait pas aux superbes créatures
qu'il devait avoir l'habitude de fréquenter, il semblait au
moins la trouver regardable, songea-t-elle, rassurée.
— J'espère que vous aimez le poulet au curry, remarqua-t-
il avec un sourire en coin. C'est quasiment la seule recette
que je connaisse.
— J'adore ça, af irma-t-elle en approchant. Désirez-vous
que je vous aide ?
Il parut stupéfait.
— Ne me dites pas que vous faites partie de ces rares
femmes qui ne considèrent pas comme déshonorant de
faire la cuisine ! s'exclama-t-il. Ce serait trop beau pour
être vrai !
— Pas du tout, répliqua-t-elle aussitôt en dissimulant un
sourire. Je pense simplement qu'après tout ce que vous
avez fait pour moi, je peux au moins mettre la main à la
pâte !
Il remua énergiquement le contenu de la marmite.
— Ne revenons pas sur le sujet! protesta-t-il. Nous avons
simplement mis à votre disposition une chambre qui était
libre : il n'y a pas de quoi fouetter un chat... Versez-nous
plutôt un verre de ce délicieux bourgogne, si vous voulez
vraiment vous rendre utile.
Elle s'exécuta en silence. Kevin avait une étonnante façon
de dire les choses les plus aimables...
Après lui avoir tendu son verre, elle s'assit sur un des
tabourets face au bar, non loin de Kevin, toujours occupé à
surveiller la cuisson du poulet.
— Parlez-moi un peu de vous, suggéra-t-il d'un ton dégagé.
Elle se raidit. Voilà précisément la question qu'elle
redoutait... Elle prit une gorgée de vin pour se donner du
courage.
— Il n'y a pas grand-chose à dire, répondit-elle, éva-sive. Je
suis née à Londres, où j'ai toujours vécu. J'ai vingt-deux
ans, comme vous le savez, et je suis venue passer mes
vacances dans le Yorkshire. C'est tout.
Il se tourna vers elle.
— C'est tout? rétorqua-t-il, incrédule. J'espère que non ! Et
votre famille, vos amis ? Tout ce. qui fait la vraie vie !
Elle aurait du mal à échapper à sa curiosité insistante,
pensa-t-elle, de plus en plus mal à l'aise.
— J'ai un frère et une sœur, commença-t-elle d'une voix
mal assurée. Et mes parents, bien sûr, ajouta-t-elle très
vite, comme si ce mot lui brûlait la bouche. Quant au reste
de la...
— Attendez, attendez, la coupa-t-il. Parlez-moi un peu plus
de votre famille proche! Votre frère et votre sœur sont-ils
plus âgés ou plus jeunes que vous ?
— Plus jeunes, indiqua Catherine. Ils sont très rapprochés
tous les deux et se disputent sans arrêt.
Elle prit une profonde inspiration, décidée à se lancer pour
devancer la question de Kevin.
— Quant à mes parents... Nous sommes très différents,
murmura-t-elle.
« Je n'ai aucun lien de sang avec eux, et j'espère que je ne
leur ressemblerai jamais », ajouta-t-elle en son for
intérieur.
— Vous les voyez?
— Non. Nous ne nous entendons pas, précisa-t-elle, avant
de baisser les yeux pour échapper au regard inquisiteur
de Kevin.
— Je comprends, dit-il.
Non, il ne pouvait rien comprendre du tout —
heureusement, d'ailleurs. Car elle n'était pas prête à lui en
raconter davantage !
— Quant au reste, poursuivit-elle en af ichant un ton
parfaitement détaché, j'ai de bons amis, je travaille comme
secrétaire tout en continuant mes études et je crois que
notre dîner est en train de brûler...
A ces mots, il se précipita sur la casserole et se remit à
remuer la mixture avec énergie.
— Il était temps ! s'exclama-t-il. Quand je pense que sans
vous tous mes efforts culinaires allaient être réduits à
néant ! Vous allez voir ce que vous avez failli rater : à table
!
Ils prirent place, l'un en face de l'autre, à la vieille table de
chêne, devant la fenêtre ouverte sur les ombres et les
senteurs de la nuit. Une à une, les lumières du village
s'allumèrent, redonnant vie à la tranquille bourgade
endormie.
Kevin parla beaucoup, lui racontant mille anecdotes sur
son métier et sur la région, et la jeune femme l'écouta,
captivée. Cependant, malgré cette conversation enjouée,
elle devinait que la curiosité de son hôte n'était pas
assouvie, et craignait à tout moment qu'il revienne à la
charge. Que lui dirait-elle, s'il lui posait d'autres questions
sur ses parents? Oserait-elle lui avouer son secret, au
risque de s'effondrer? Personne ne savait la vérité sur sa
naissance en dehors d'elle et des Prentice. Pourquoi se
confier à lui, qu'elle connaissait à peine?
— Souhaitez-vous du café ? demanda-t-il. Nous avons une
tarte aux pommes pour le dessert, mais ce n'est pas moi
qui l'ai faite, je vous rassure tout de suite, ajouta-t-il en
souriant.
— Non merci. Je n'ai plus faim.
— Il faut manger! s'exclama-t-il avec énergie. Vous êtes
mince comme un il, et toute pâlotte! Vous seriez tout aussi
jolie avec quelques kilos de plus.
Elle sourit malgré elle.
— Non, vraiment, dit-elle.
— Par politesse, vous êtes obligée de m'accompagner,
insista-t-il en lui coupant une part, qu'il lui présenta dans
une assiette.
Elle poussa un soupir et prit l'assiette à contrecœur.
— Vous êtes vraiment... têtu, quand vous le voulez,
remarqua-t-elle avec une pointe d'agacement. Je n'ai pas
l'habitude qu'on s'occupe autant de moi, vous savez !
Kevin décela aussitôt l'amertume qui teintait ses propos.
Pour la centième fois, il s'interrogea sur les raisons de
cette blessure intérieure qui semblait la traumatiser. Alors
qu'elle était ravissante et adorablement sexy, elle semblait
convaincue du contraire, et se recroquevillait dans sa
coquille dès qu'on tentait d'en savoir plus sur elle. Que lui
était-il donc arrivé pour qu'elle ait d'elle-même une si
mauvaise opinion, et pour qu'elle se mé ie dès qu'on
s'intéressait à elle? Il aurait donné cher pour le savoir... Et
pourquoi passait-elle ses vacances dans le Yorkshire en
solitaire? Il y avait sûrement derrière tout cela un mystère
qu'elle ne voulait pas dévoiler.
— Towerby est une petite ville, dit soudain Catherine.
J'imagine que tout le monde doit se connaître.
Il lui lança un coup d'œil incisif.
— Tout le monde, non... mais il est vrai qu'ici, on ne reste
pas longtemps un étranger. Pourquoi me posez-vous cette
question ?
— Pour rien, répondit-elle à la hâte. Votre femme était-elle
originaire de Towerby? demanda-t-elle sans ré léchir,
uniquement préoccupée par la volonté de changer de
sujet.
Elle s'aperçut aussitôt de son manque de délicatesse.
— Je suis désolée, marmonna-t-elle. Vous n'avez sûrement
pas envie de parler d'elle.
Les traits de Kevin se tendirent soudain, mais ce fut d'une
voix parfaitement maîtrisée qu'il répondit.
— Pourquoi pas? dit-il. Marion vivait à Towerby quand je
l'ai connue, en effet, bien qu'elle ait passé son enfance à
Londres. Nous étions au lycée ensemble.
Il prit une bouchée de tarte.
— Et vous? Avez-vous laissé des cœurs brisés à Londres ?
— Absolument pas ! s'exclama-t-elle.
— Très bien, dit-il d'une voix soudain rauque. La jeune
femme releva la tête. Le visage de Kevin n'exprimait pas la
moindre émotion mais, pourtant, elle frissonna, in iniment
troublée.
Elle n'aurait pas dû venir s'installer chez lui, songea-t-elle
avec un regain d'anxiété. Jamais elle n'aurait dû accepter
sa proposition...
4.
Catherine dormit si profondément cette nuit là que même
la sonnerie du téléphone ne parvint pas à la tirer de son
sommeil. Elle se contenta d'ouvrir un œil, et comprit aux
bruits de pas dans le couloir et au claquement de la porte
d'entrée que Kevin avait dû être appelé pour une urgence.
Puis elle se rendormit aussitôt.
Elle n'avait à dessein pas fermé ses volets, et ce furent les
rayons du soleil qui la réveillèrent. Il n'était même pas 7
heures, mais la vue sur les champs depuis son lit était si
tentante qu'elle sauta hors de ses draps. Les blés
ondulaient sous la douce lumière du matin, et une journée
magni ique s'annonçait à en juger par le ciel que pas un
nuage ne venait ternir : elle se sentit tout à coup pleine
d'énergie.
Elle en ila un peignoir en éponge sur sa chemise de nuit de
coton blanc et sortit précautionneusement dans le couloir.
Allait-elle se retrouver nez à nez avec ses hôtes ? Elle n'en
avait pas la moindre envie... Par bonheur les portes des
chambres de Kevin et Janice étaient ouvertes, et elle
comprit avec soulagement qu'ils étaient partis.
Kevin n'était probablement pas encore rentré de ses
urgences de la nuit, constata-t-elle en songeant qu'il
semblait travailler énormément. D'ailleurs, elle avait noté
la veille au cours de leur dîner en tête à tête qu'il avait les
traits tirés. Le stress professionnel, sûrement. Il devrait
faire attention...
Brusquement, elle s'interrompit dans ses pensées. La vie
de Kevin ne la regardait pas, pensa-t-elle. Pourquoi
perdait-elle son temps à ce genre de ré lexions? Elle n'était
qu'un détail dans l'existence du vétérinaire. Dans quelques
semaines, il aurait vraisemblablement déjà oublié son nom.
Elle avait donc autre chose à faire à Towerby que
s'intéresser à l'emploi du temps de Kevin Durrell !
Elle s'aventura dans la cuisine et se prépara une tasse de
café instantané, qu'elle emporta dans le salon. Là, elle
choisit un vieux fauteuil de cuir placé à côté de la fenêtre
et s'y installa confortablement, les yeux ixés sur les toits
d'ardoise de Towerby qui s'étendaient au loin.
Sa mère habitait peut-être une de ces maisons si proches
qu'on aurait pu se parler de fenêtre à fenêtre, pensa-t-elle
tout à coup, tandis qu'une boule se formait dans sa gorge.
Comment réagirait cette femme indigne quand elle
apprendrait que sa propre ille, la chair de sa chair, avait
retrouvé sa trace? Succomberait-elle à la colère, à la honte
? La rejetterait-elle une seconde fois ? A cette pensée, le
cœur de Catherine se serra. Souhaitait-elle vraiment
affronter une telle épreuve ? Et aurait-elle la force de la
supporter le jour où elle se présenterait ?
Catherine sentit les larmes perler à ses yeux et it un
terrible effort sur elle-même pour les retenir. Elle était
adulte à présent, et devait affronter son destin. Elle avait
toujours su qu'elle irait au bout de cette quête
douloureuse, qu'elle ne trouverait pas la paix tant qu'elle
n'aurait pas tout fait pour remonter jusqu'à cette inconnue
qui lui avait causé une blessure inguérissable. Le moment
était enfin venu...
Le bruit d'une clé qui tournait dans la serrure la it
sursauter. Elle se retourna et aperçut Kevin qui posait son
sac sur une chaise d'un geste las. Ses traits tirés, son teint
gris témoignaient de sa nuit sans sommeil.
— Bonjour, dit-elle timidement. La nuit a été longue?
— Longue et pénible, murmura-t-il d'une voix sans timbre.
C'était un cas désespéré, je le savais, mais je m'en veux
toujours de ne rien pouvoir faire.
— Je vois, dit-elle, déroutée par l'émotion qu'il ne
cherchait même pas à dissimuler. Je peux vous faire un
café? Ou vous préparer quelque chose à manger?
Une lueur de surprise brilla dans son regard, puis un
sourire détendit ses traits.
— Voilà une proposition qui me met du baume au cœur,
dit-il. J'accepte, et pendant ce temps-là j'irai prendre une
douche et me changer. J'en ai bien besoin... Mais bien sûr,
vous mangez avec moi !
Elle s'éclipsa dans la cuisine sans lui répondre. Là, elle
resta appuyée au mur quelques instants, le temps de
reprendre son souf le. Elle était en effet in iniment
troublée, et ce trouble même l'inquiétait. H n'y avait
pourtant rien de très compromettant à proposer à un
homme de lui préparer son petit déjeuner, alors à quoi
rimait cette réaction disproportionnée?
Avec un haussement d'épaules, elle chassa cette question
dérangeante de son esprit et se mit à l'ouvrage. Le
réfrigérateur était bien garni et elle n'eut aucun mal à
trouver ce qu'elle y cherchait : du bacon, des œufs et des
champignons. Elle était occupée à casser les œufs quand
elle sursauta brusquement. Elle venait de se rendre
compte que Kevin était dans la pièce, juste derrière elle.
Elle ne l'avait pas entendu entrer.
Elle paraissait si effarouchée qu'il lui jeta un regard
stupéfait.
— Du calme, voyons! lança-t-il en souriant. Vous n'avez
rien fait de mal! Au contraire, je suis ravi de constater que
vous semblez commencer à vous sentir à l'aise ici. A
propos, je propose que nous nous tutoyions : ce « vous »
commence à m'agacer. Pas toi? Bon, j'étais juste venu
chercher une serviette ! Cette fois-ci, j'y vais...
Elle hocha la tête, incapable d'articuler une parole. Cette
fois encore, elle avait la sensation d'être ridicule. La
proposition de Kevin la troublait comme la plus impudique
des avances ! Pourquoi était-elle si gênée de le tutoyer?
Craignait-elle donc qu'une certaine familiarité s'installe
entre eux? Et pour quelle raison?
Mieux valait le reconnaître, plutôt que de se voiler la face :
elle était attirée par lui, admit-elle à contrecœur. Inutile de
nier l'évidence plus longtemps, elle le trouvait même
in iniment séduisant! Mais cette attirance n'avait rien
d'étonnant : c'était une simple réaction épidermique due
au charme indéniable et à la virilité in iniment dérangeante
de Kevin. Rien de bien important en somme — d'autant
que toute personne du sexe féminin devait avoir
exactement la même réaction face à lui, et cela sans la
moindre conséquence. Il n'y avait pas de quoi en faire une
telle histoire...
Le bacon rissolait dans la poêle, les œufs étaient cuits à
point et le jus d'orange fraîchement pressé quand Kevin
reparut.
— Quelle bonne odeur! s'exclama-t-il. J'ai une faim de loup.
Il portait à présent un jean et un T-shirt noir, et ses
cheveux bruns humides plaqués contre ses tempes
mettaient en valeur son pro il de statue grecque, son nez
fier et droit et ses lèvres au dessin parfait.
Pourquoi demeurait-il beau en toutes circonstances?
pensa-t-elle, agacée, en songeant qu'une fois encore, au
contraire de lui, elle n'était vraiment pas à son avantage
dans son peignoir trop grand pour elle.
— Je peux t'aider? demanda-t-il.
— Pas question, répondit-elle avec fermeté. Elle hésita un
instant à le tutoyer, puis se lança.
— Je te suggère plutôt d'aller m'attendre dans le salon,
reprit-elle d'une voix plus douce. Je t'appellerai quand tout
sera prêt. J'aime bien être tranquille quand je fais la
cuisine...
Comme s'il n'avait pas entendu ses paroles, il ne bougea
pas d'un pouce. Au contraire, il s'assit sur un tabouret, en
face d'elle.
— C'est curieux, parfois j'ai vraiment l'impression de te
faire peur, dit-il en la dévisageant avec perplexité. Es-tu
ainsi avec tous les hommes ou est-ce un traitement de
faveur qui m'est réservé?
Elle se crispa et, sans s'en rendre compte, se mit à touiller
les œufs avec brutalité.
— Quelque chose s'est-il produit dans le passé qui puisse
expliquer la mé iance que tu semblés avoir à l'égard du
sexe masculin? insista-t-il.
— Rien du tout, répondit-elle sèchement.
Tout à coup, il s'approcha d'elle. Elle commençait à reculer
dans une réaction instinctive de défense quand il lui prit la
spatule de la main.
— Si tu continues, nous allons avoir des œufs plus que
brouillés, et pas une omelette ! s'exclama-t-il. Arrête donc
de tourner dans cette malheureuse casserole !
Il posa la spatule sur le plan de travail et resta près de la
jeune femme. Trop près, pensa-t-elle, en alerte, tandis qu'il
continuait à l'observer, sourcils froncés.
— Par moments, tu ressembles à un jeune faon effarouché
prêt à s'enfuir au moindre bruit, murmura-t-il d'un air
pensif. J'ai du mal à croire que tu es confrontée au monde
extérieur depuis plus de vingt ans, tant tout a l'air de-
t'effrayer !
Il recommençait à la prendre pour une enfant ! pensa-t-
elle, exaspérée. Quand donc comprendrait-il que ses
réflexions parternalistes l'insupportaient?
— Les apparences sont parfois trompeuses, dit-elle d'un
ton pincé. Je suis tout à fait capable d'affronter seule
l'existence, et c'est d'ailleurs ce que je fais depuis
longtemps déjà.
— Je vois..., commenta-t-il d'un air sarcastique. Une femme
libérée, en quelque sorte !
— Exactement, répliqua-t-elle avec acidité. J'en sais
certainement autant que toi sur l'existence, sinon plus,
même si cela te paraît surprenant !
Il la dévisagea avec insistance, mais toute trace de
moquerie avait soudain disparu de son visage.
— Et c'est pour cela que tu as des réactions d'écorchée
vive ? demanda-t-il.
— D'écorchée vive? rétorqua-t-elle avec une agressivité
qui trahissait son désarroi. Je ne suis pas une écorchée
vive ! Je vais très bien, merci !
— Permets-moi d'en douter, Catherine, murmura-t-il. Il
suf it de te côtoyer cinq minutes pour constater que tu
n'es pas heureuse. Tu essaies de te protéger derrière ta
carapace, mais de temps à autre il y a une brèche, et...
Elle réalisa trop tard qu'il avait percé à jour sa
vulnérabilité. Avec lui, impossible de jouer la comédie : il
était trop in et trop sensible pour se laisser berner.
Comment allait-elle sortir de cette situation ? Elle ne
voulait à aucun prix s'effondrer devant lui, or c'est ce qui
ne manquerait pas d'arriver si elle commençait à
s'épancher. Elle se sentait cernée, prise au piège comme un
animal sauvage et sans défense...
— Kevin, commença-t-elle d'une voix mal assurée, avec un
ton détaché qui sonnait terriblement faux, je ne sais pas ce
que tu veux dire, mais...
Il ne la laissa pas terminer. D'un mouvement doux et lent, il
se pencha sur elle et s'empara de ses lèvres, la prenant par
surprise. Ce ne fut pas un baiser chaste destiné à la
réconforter, mais un échange empreint de sensualité et de
désir qui dura de longues minutes et la laissa pantelante.
Car loin de songer à le repousser, elle répondit à son
baiser, paralysée par l'émotion, envoûtée par la force qui
émanait de cet homme à la virilité si prégnante. En
quelques secondes, il avait fait exploser en elle mille
sensations nouvelles et merveilleuses qui annihilaient
toutes ses velléités de résistance.
Puis, reprenant soudain conscience de la réalité, elle le
repoussa.
— Non, Kevin, dit-elle d'une voix tremblante. Je ne veux
pas de ça.
— Pourquoi, Catherine ? Je ne te ferai aucun mal, je te le
jure.
Justement, pensa-t-elle, en plein désarroi. C'était la
douceur même de Kevin qui l'effrayait. Il aurait été
tellement plus simple de lui résister s'il s'était montré
macho ou insistant, s'il avait usé de sa force!
— Je n'ai pas besoin qu'on me drague, dit-elle,
volontairement agressive.
— Qui parle de draguer? Et d'abord, quel terme ridicule !
s'exclama-t-il. Il ne s'agit pas de ça, tu le sais bien ! Je t'ai
embrassée, c'est tout!
— Justement, répliqua-t-elle d'un air buté. Je ne t'avais rien
demandé.
Cette fois, il éclata de rire.
— Parce que tu demandes ce genre de choses, d'ordinaire
?
Il avait réussi à la rendre ridicule, une fois de plus, songea-
t-elle avec amertume.
— Tu comprends très bien ce que je veux dire, reprit-elle
d'une voix sourde. Restons-en là, veux-tu? C'est mieux
ainsi. Je pense qu'il est préférable dorénavant que je
cherche un autre logement.
Il leva les bras au ciel.
— Parce que je t'ai embrassée?
— Pour ça, et pour plein d'autres raisons, répondit-elle.
J'ai juste besoin de me reposer un peu avant de...
Il l'interrompit, soupçonneux.
— Avant de quoi ? Je croyais que tu étais simplement en
vacances et que tu retrouvais ensuite ton appartement à
Londres !
Elle se mordit la lèvre d'un geste qui trahissait sa
nervosité.
— Oui, bien sûr, mais je... Ecoute, je n'ai pas d'explications
à te donner, ni à toi ni à personne d'autre...
— En effet, dit-il. Mais je n'aime pas l'idée que tu fuis
quelque chose.
— Je ne fuis rien du tout ! protesta-t-elle.
— Tant mieux, commenta-t-il, sans conviction.
Il s'écarta d'elle et se dirigea vers la plaque, où le bacon
commençait à brûler.
— Je pense qu'il est temps de passer à table, dit-il. Je me
charge du bacon, tu prends les œufs ?
Tout en lui lançant un regard surpris, Catherine s'exécuta.
Comment pouvait-il arborer un ton aussi dégagé après ce
qui s'était passé entre eux? Alors qu'elle était encore
bouleversée par ce baiser si sensuel, Kevin ne semblait en
aucune façon affecté.
Cependant, quand ils furent assis face à face à la grande
table de chêne, il prit la parole d'une voix presque
affectueuse.
— Je suis désolé si je t'ai effrayée, Catherine, dit-il en lui
servant un verre de jus d'orange.
— Tu ne m'as pas..., commença-t-elle, mal à l'aise. Mais il lui
coupa la parole d'une voix ferme.
— Je voulais juste te réconforter, poursuivit-il. Oublie donc
cette idée de chercher un autre logement, je t'en prie.
Janice serait vraiment déçue de ton départ, elle qui se
réjouit tant de ne plus être la seule femme à la maison ! Et
que raconterai-je à Sandra pour expliquer un aussi
brusque revirement de situation?
Un sourire éclaira son visage, et Catherine se sentit faiblir.
Pour son malheur, elle ne résistait décidément pas au
charme de Kevin.
— Quel délicieux petit déjeuner! s'exclama-t-il, comme si
l'incident était clos. D'habitude je prends juste le temps
d'avaler un toast en passant, mais là, c'est un vrai festin!
Elle se força à sourire, de plus en plus troublée. Pourquoi
semblait-il toujours parfaitement à l'aise, alors que dès
qu'elle était en sa présence elle perdait tous ses moyens ?
— Tu as des plans pour aujourd'hui? demanda-t-il tout à
coup.
— J'avais l'intention d'aller marcher dans la campagne en
emportant un pique-nique, dit-elle. Mais en ce qui
concerne ce que j'ai dit précédemment, je maintiens que...
Il ne la laissa pas terminer.
— C'est une excellente idée ! coupa-t-il d'un air malicieux.
Tu devrais emmener les chiens : ils adorent se promener,
comme tu peux l'imaginer. Ils te tiendront compagnie : ils
ont l'habitude d'accompagner Janice.
Le repas se poursuivit dans une apparente décontraction,
mais si Kevin bavardait de tout et de rien d'un air dégagé,
Catherine avait bien du mal à maîtriser son trouble. Le
souvenir des lèvres de Kevin pressées sur les siennes lui
brûlait encore la bouche... Désormais, elle se mé ierait, et
ferait en sorte que la chose ne se reproduise pas. Peut-être
cette brève étreinte ne représentait-elle rien pour Kevin,
mais elle savait déjà qu'elle aurait un mal fou à s'en
remettre.
— Je vais refaire du café, proposa-t-elle en se levant dès
qu'elle eut terminé son assiette.
— Non, c'est moi qui m'en occupe ! protesta Kevin. Tu as
assez travaillé comme cela.
— Peut-être, mais je n'ai pas veillé toute la nuit! J'insiste...
Tu n'as qu'à aller m'attendre dans le salon et te reposer
quelques instants.
En effet, il s'était assoupi quand elle pénétra dans le salon
quelques minutes plus tard, chargée d'un plateau, mais il
s'éveilla aussitôt et accepta une tasse de café avec un
sourire.
— Tu n'auras qu'à te servir dans le réfrigérateur pour ton
pique-nique, proposa-t-il en in. On se retrouve vers 7
heures ici pour le dîner, bien sûr...
D'un geste mal maîtrisé qui en disait long sur sa tension
intérieure, Catherine posa sa tasse sur le plateau.
— Certainement pas ! s'exclama-t-elle. Je vais vous laisser
dîner tranquilles Janice et toi, j'avalerai juste un morceau
en rentrant.
L'espace d'un instant, une expression de déception
marqua les traits de Kevin.
— Ah, bon, tant pis ! dit-il. J'en serai quitte pour préparer
le dîner tout seul si Janice rentre tard. J'avais espéré que tu
serais là pour me donner un coup de main, car je ne sais
pas dans quel état je serai ce soir après la nuit que j'ai eue,
plus une journée de travail...
Il poussa un soupir éloquent et un terrible sentiment de
culpabilité s'empara de Catherine. Après tout ce que Kevin
avait fait pour elle, la moindre des choses était d'être là à
l'heure du dîner pour l'aider !
— Dans ce cas, je reviendrai, bredouilla-t-elle, confuse.
Kevin releva la tête et lui lança un sourire tellement
radieux qu'elle se demanda à quel point il n'avait pas joué
la comédie pour l'obliger à changer ses plans.
— Ça, c'est gentil ! s'exclama-t-il. Je vais tout de suite
mettre une bouteille de vin blanc au frais. Tu aimes le vin
blanc, j'espère?
Catherine acquiesça d'un signe de tête, déroutée par la
tournure que prenaient les événements. Alors que
quelques minutes auparavant elle était fermement décidée
à chercher un hôtel le soir même, il avait suf i que Kevin
prenne une mine de chien battu, à dessein ou non, pour lui
faire aussitôt oublier ses bonnes résolutions ! Décidément,
elle perdait toute volonté en sa présence, et ferait mieux
de se montrer plus prudente. En tout cas, pour le dîner, il
était déjà trop tard : Kevin avait gagné...
L'air satisfait, il regarda sa montre.
— Je vais descendre au cabinet véri ier mon planning
d'opérations pour la matinée, dit-il. A tout à l'heure donc,
et bonne promenade !
Toujours très gentleman, il rassembla les tasses sur le
plateau qu'il déposa dans la cuisine avant de disparaître,
laissant Catherine perplexe dans son fauteuil.
Non seulement Kevin était l'homme le plus séduisant
qu'elle ait jamais rencontré, pensait-elle, mais il avait aussi
le chic pour imposer sa volonté en usant de son charme
ravageur !

Une heure plus tard, elle quittait l'appartement, sac au dos.


A côté d'un sandwich au jambon, d'une bouteille d'eau et
d'une pomme, elle avait glissé un roman d'amour déniché
sur une étagère dans le salon, et dont la page de garde
portait le nom de Janice.
La matinée, radieuse, annonçait une journée chaude,
pensa-t-elle en traversant le village à peine réveillé. Elle
n'eut aucun mal à trouver la route que lui avait indiquée
Kevin et qui commençait par suivre la rivière. Des saules
se penchaient sur ses berges, et les prés couverts de
pâquerettes et de boutons d'or descendaient en pente
douce vers l'eau limpide. Cette vision était si idyllique que
Catherine inspira à pleins poumons, pour mieux
s'imprégner des senteurs délicieuses de la campagne.
Londres était si loin, et ses soucis semblaient
momentanément évanouis...
Elle jeta un regard admiratif aux collines qui
s'échelonnaient devant elle, et un sentiment de bonheur et
de plénitude l'envahit soudain, la prenant par surprise.
Voilà si longtemps qu'elle n'avait pas éprouvé une telle joie
! Depuis des mois elle avait la sensation de se débattre
dans l'obscurité, de s'enfoncer peu à peu dans le
désespoir, et il suf isait d'un rayon de soleil sur une leur
des champs, de l'odeur de miel des leurs d'un tilleul pour
lui redonner espoir. Peut-être la vie valait-elle la peine
d'être vécue après tout?
Après avoir marché un bon moment, elle décida de
s'arrêter pour se restaurer et trouva l'endroit rêvé : une
étendue rocheuse au bord d'une cascade. Posant son sac à
dos, elle commença d'abord par se rafraîchir en
s'aspergeant le visage et les bras. L'eau, glacée, semblait si
délicieuse qu'elle n'hésita pas à la boire. Dans cette
campagne bénie des dieux, la pollution ne pouvait pas
exister...
Une fois rassasiée, elle s'allongea contre un rocher et offrit
son visage au soleil, se pénétrant de la paix qui régnait
alentour. Ainsi, c'était le pays de Kevin, songea-t-elle. Ce
devait être merveilleux d'avoir ses racines dans cette
région magni ique. Se rendait-il seulement compte de la
chance qu'il avait? Elle aurait tant aimé, elle aussi,
éprouver un sentiment d'appartenance pour un lieu, pour
une personne.
Un nuage passa soudain et elle frissonna. Non seulement
elle ne venait de nulle part, mais même sa iliation lui était
inconnue..., songea-t-elle avec un cynisme amer.
Le soleil lui sembla soudain bas dans le ciel et elle voulut
regarder sa montre. Elle l'avait oubliée! Il était tard,
beaucoup plus tard qu'elle ne l'imaginait ! Elle avait dû
s'endormir sans s'en rendre compte. Mieux valait prendre
le chemin du retour, songea-t-elle, car elle n'était pas tout à
fait sûre de ne pas se perdre.
Quand elle arriva en in à Towerby, elle it une petite pause
près d'un vieux pont de pierre pour reposer ses pieds
fatigués. De là où elle était, elle pouvait apercevoir les toits
du village sous la douce lumière du soir, le modeste
clocher de la petite église romane qu'elle avait admirée à
l'aller. De nouveau, elle éprouva une sensation intense de
paix et d'harmonie, mais se ressaisit aussitôt.
Dans quelque temps, elle n'entendrait plus parler de
Towerby, alors il n'était pas question de tomber sous le
charme de l'endroit, songea-t-elle avec détermination. A
partir de maintenant, elle mènerait sa vie seule, sans
s'attacher à rien ni à personne. C'était l'unique façon de ne
jamais être meurtrie, elle l'avait compris à ses dépends...
Dès le lendemain, elle lancerait des recherches pour
retrouver sa mère. Quelqu'un dans le village se
souviendrait peut-être d'Anna Mitchell, une jeune femme
arrivée vingt-deux ans auparavant. Bien sûr, étant donné
les circonstances, il n'était pas exclu qu'Anna se soit établie
à Towerby sous une autre identité. Dans ce cas, songea
Catherine, sa quête serait plus longue, mais elle avait
l'intime conviction qu'elle finirait par aboutir.
Et quand elle partirait, l'existence tranquille que menait
vraisemblablement sa mère serait bouleversée à jamais,
conclut-elle, en s'étonnant elle-même de ne pas éprouver
plus de satisfaction à cette idée.
5.
Les aboiements joyeux des chiens accueillirent Catherine
dès qu'elle pénétra dans le jardin des Durrell.
Elle se pencha en souriant pour les caresser tour à tour
tandis qu'ils bondissaient autour d'elle et c'est alors qu'elle
aperçut, dans l'obscurité du soir qui tombait, la haute et
familière silhouette de Kevin qui se découpait dans
l'embrasure de la porte.
Au geste timide de la main qu'elle lui it pour le saluer, il
répondit par un signe de tête qui lui parut curieusement
dénué de toute chaleur.
— Bonjour, dit-elle d'une voix mal assurée. Je suis
sûrement en retard...
Bien sûr, elle n'osa pas lui avouer que, dans sa hâte de
quitter la maison le matin même pour ne pas croiser ses
hôtes, elle avait oublié sa montre sur sa table de chevet et
qu'elle n'avait donc aucune idée de l'heure.
— Oui, tu es en retard, Catherine. Très en retard. Une
heure et demie pour être précis, dit-il sèchement.
— Je suis désolée, bafouilla-t-elle. J'espère que tu ne m'as
pas attendue pour dîner.
Elle était tout près de lui à présent et le dévisagea
longuement. La mine sombre qu'il arborait n'augurait rien
de bon, songea-t-elle, tandis que l'agacement la gagnait. Il
était vraiment très à cheval sur les horaires !
— Je n'ai pas encore mangé, dit-il.
Elle se força à sourire.
— Dans ce cas, je m'occupe de tout, lança-t-elle d'une voix
faussement décontractée. Si tu me laisses le temps de me
changer.
— Peu importe le dîner à présent, rétorqua-t-il avec une
agressivité presque palpable.
Cette fois, il exagérait! se dit-elle, exaspérée. Elle n'aurait
pas dû arriver en retard, certes, mais elle s'était excusée.
Et après tout, il aurait très bien pu se préparer son dîner
tout seul s'il mourait de faim à ce point...
— Voyons, Kevin, tout ça n'est pas tragique, commença-t-
elle en essayant de prendre un ton conciliant.
— Pourquoi n'as-tu pas emmené les chiens avec toi? lança-
t-il avec une violence mal contrôlée. Tu avais promis de le
faire !
Fronçant les sourcils, elle lui jeta un regard incrédule. Sa
colère n'avait-elle donc rien à voir avec son retard?
— Tu pars nez au vent, sans avertir personne de ton
itinéraire dans une région qui t'est totalement inconnue,
reprit-il sur le même ton scandalisé, et tu semblés
t'étonner qu'on se pose des questions parce que tu as près
de deux heures de retard ! Es-tu seulement inconsciente,
ou cherches-tu à me faire passer de mauvais moments ?
Cette fois, elle ne sut que répondre. Ainsi donc, Kevin
Durrell s'était inquiété pour elle, au point d'en perdre son
sang-froid, lui toujours si maître de lui ! Un trouble intense
l'envahit à cette idée, bientôt suivi d'un sentiment d'effroi
et de révolte. Elle ne voulait compter pour personne, pas
plus que personne ne comptait pour elle ! Il n'était pas
question de rentrer dans ce jeu-là.
— Je n'ai à rendre de compte à personne, dit-elle en in
d'une voix lointaine.
— Tu m'as déjà tenu ce genre de discours stupide,
Catherine, coupa-t-il d'un ton abrupt, mais je sais que tu
vaux mieux que cela. Tu comprends très bien ce que je
veux dire. Il ne s'agit en aucune façon de te contrôler, mais
seulement de prendre de simples mesures de sécurité.
Cours les collines tant que tu le veux, mais emmène les
chiens. Tu éviteras aux autres quelques sueurs froides...
C'est d'accord?
Bien sûr, Kevin parlait le langage de la raison, mais elle
éprouva le besoin de lui tenir tête, de lui prouver que sa
sollicitude lui pesait.
— Non, répondit-elle d'un air crâne.
Ils se dé ièrent du regard dans une tension presque
palpable, et le cœur de la jeune femme se mit à battre de
plus en plus vite. Elle n'était pas de taille à affronter Kevin
Durrell, songea-t-elle trop tard. Pourquoi s'obstinait-elle
ainsi, comme une enfant têtue? Mais, alors qu'elle
s'attendait à ce qu'il la remette vertement à sa place, il
resta silencieux, tandis qu'une expression douloureuse
marquait fugitivement son visage.
— Catherine, murmura-t-il enfin avec une infinie douceur.
Ce simple nom prononcé si doucement bouleversa la jeune
femme. Elle était prête à affronter l'agressivité, la haine,
tout ce à quoi elle était habituée depuis l'enfance, mais pas
ça ! Jamais personne ne s'était adressé à elle sur ce ton, et
elle en était bouleversée. Des larmes perlèrent à ses yeux,
mais elle résista avec vaillance. Kevin ne devait pas savoir
à quel point sa douceur la touchait.
— Peut-être n'es-tu pas inquiète pour toi-même, mais dis-
toi que d'autres peuvent l'être à ta place, poursuivit-il de
sa voix de basse.
Elle aurait dû lui rétorquer une phrase de remerciements
polis et l'incident aurait été clos, mais elle était si
vulnérable à cet instant qu'elle eut la seule réaction qu'elle
n'aurait pas dû avoir : elle éclata en sanglots.
Devant les chiens tout à coup immobiles d'étonnement, elle
se mit à hoqueter bruyamment, incapable de contrôler
l'accès de détresse qui l'envahissait. Pourquoi cet inconnu
était-il si gentil avec elle ? songeait-elle, éperdue. Elle ne
voulait pas qu'on s'intéresse à elle !
Tout d'abord, Kevin resta de marbre, interloqué par la
violence de sa réaction et l'intensité de ses pleurs. Mais la
première surprise passée, il la prit dans ses bras et la
serra contre lui comme on console un enfant.
Peu à peu, les sanglots de Catherine s'apaisèrent. Le simple
fait de reposer contre la large poitrine de Kevin, de sentir
sa chaleur rassurante, la calma aussi sûrement que les plus
réconfortantes des paroles. Dans ses bras, elle ne
ré léchissait pas, elle ne luttait plus contre elle-même et les
pulsions contradictoires qui l'agitaient. Elle était en in
apaisée, et éprouvait tout simplement un merveilleux bien-
être.
Plus rien n'existait que le plaisir d'être avec Kevin, de
respirer l'odeur envoûtante de son eau de toilette
discrètement épicée, mêlée à l'odeur plus troublante
encore de sa peau virile. Il lui murmurait à l'oreille des
mots qu'elle ne comprenait pas, mais peu importait. Il était
là, il s'occupait d'elle, il la protégeait des pensées noires
qui l'assaillaient. Que pouvait-elle demander de plus?
— Je suis désolée, dit-elle quand elle put en in articuler
une parole.
Tout en parlant, elle chercha à se dégager de son étreinte
mais il la retint avec une infinie douceur.
— Désolée ? Mais pourquoi ? demanda-t-il. Parce que tu
t'es en in laissée aller, parce que tu as levé le voile sur ta
véritable nature ? Est-ce donc si terrible ?
Oui, c'était terrible, eut-elle envie de crier. Terrible de se
sentir si bien avec quelqu'un, terrible d'avoir envie que cet
instant ne s'arrête jamais ! Elle avait toujours considéré
avec mépris les femmes qui s'entichent d'un homme au
point de devenir dépendantes de lui, et s'était bien juré
qu'une telle chose ne lui arriverait jamais ! Alors pourquoi
s'était-elle abandonnée ainsi au sentiment délicieusement
trouble que la simple étreinte de Kevin avait provoqué en
elle? Et que se passerait-il s'il cherchait de nouveau à
l'embrasser? Elle préférait ne pas y penser...
— Terrible, non, se força-t-elle à répondre d'une voix
posée. Mais un peu ridicule de pleurnicher ainsi sur ton
épaule pour rien...
Cette fois, ce fut lui qui s'écarta et qui la dévisagea d'un œil
suspicieux.
— Tu recommences..., s'exclama-t-il. Tu refuses donc
d'admettre que quelque chose ne va pas et de me dire de
quoi il s'agit!
— Tout va très bien, af irma-t-elle dans un dernier hoquet
qui démentit immédiatement ses paroles.
Il secoua la tête d'un air découragé.
— Catherine, Catherine, murmura-t-il d'une voix qui
résonna pour la jeune femme comme une caresse. Et tu
penses que je vais te croire ?
Il scruta son visage aux traits ins, ses yeux gon lés par les
larmes, sa bouche aux lèvres pulpeuses, et lutta contre
l'émotion diffuse que sa féminité si vulnérable provoquait
en lui. Jamais aucune femme ne lui avait fait cet effet. Il
avait envie de la protéger contre elle-même, de percer le
secret qu'elle cachait et qui semblait la rendre si
malheureuse. Mais il avait déjà compris qu'il devrait se
montrer patient... S'il la brusquait, elle se recroquevillerait
de nouveau dans sa coquille et il risquait de la perdre à
jamais. L'apprivoiser nécessiterait beaucoup de temps, il
devrait se montrer patient.
Il la prit par le bras et lui lança un de ses sourires au
charme dévastateur qu'elle avait appris à connaître.
— Rentrons dans la maison, dit-il d'une voix de nouveau
détendue. Les chiens se demandent ce qui nous arrive, et
moi je commence vraiment à avoir faim. Quant à la grande
marcheuse que tu es, il est temps qu'elle se restaure !
Quand ils furent dans la cuisine, Kevin se tourna vers
Catherine.
— Cette fois, c'est moi qui fais le dîner, annonça-t-il d'une
voix ferme. Va te changer, et prends un verre de vin avec
toi pour te redonner des forces. Je crois que tu en as bien
besoin...
Elle remarqua sur le plan de travail une salade composée
déjà préparée qui attendait sous un ilm plastique, ainsi
qu'une côte de bœuf sur une planche de bois prête à
passer au gril. Un couvert pour deux était mis sur la table
de ferme, et une grosse bougie ne demandait qu'à être
allumée. En l'attendant, Kevin avait déjà tout installé pour
le repas, et ceci malgré sa dure journée de travail et sa nuit
écourtée.
Et elle n'avait même pas été capable d'arriver à l'heure à la
maison..., songea-t-elle en luttant contre un intense
sentiment de culpabilité. Mais la maison de Kevin n'était
pas sa maison, et très prochainement elle quitterait ces
lieux où elle n'était que de passage. A aucun prix elle ne
devait commencer à se sentir des obligations vis-à-vis de
lui, ni à s'attacher à son appartement. Sa présence à
Towerby avait un seul objectif, le reste n'était que détail-
Kevin versa du vin rouge dans deux ravissants verres en
cristal et en tendit un à la jeune femme.
— A ta santé! dit-il gaiement. Je t'accorde dix minutes pour
te changer, et ensuite, à table !
Une fois dans sa chambre, Catherine jeta un regard navré
à l'image que lui renvoyait le miroir de la coiffeuse. Les
yeux rougis, décoiffée, elle avait piètre allure. Elle préférait
ne pas songer à ce que Kevin devait dorénavant penser
d'elle et de son incapacité à contrôler ses émotions.
Pourquoi s'était-elle ainsi laissée aller devant lui, alors que
depuis son plus jeune âge elle avait appris à dissimuler ses
sentiments et à cacher sa douleur sous un masque froid et
indifférent? Elle semblait si insensible parfois que ses
collègues de travail lui en avaient fait le reproche, sans se
rendre compte que c'était pour elle la seule façon
d'affronter un monde qui l'avait jusque-là tant meurtrie. Le
manque d'amour dont elle souffrait depuis l'enfance l'avait
rendue si mé iante que la plupart des gens, déroutés par
son comportement hostile, n'osaient pas faire l'effort de
percer sa carapace.
Elle était bien décidée à présent à reprendre le contrôle
d'elle-même et à ne plus se donner en spectacle devant
Kevin, songea-t-elle en relevant la tête. Dorénavant, elle
serait de nouveau pour lui la jeune ille mystérieuse qu'il
avait amenée à l'hôpital. Il ne saurait rien de plus sur elle.
Une bonne douche la remit d'aplomb, et le délicieux
bourgogne de Kevin acheva de la détendre. Désireuse de
ne pas faire patienter son hôte de nouveau, elle passa
rapidement un jean et un T-shirt bleu pâle assorti à la
couleur de ses yeux, brossa ses cheveux humides qui se
répandirent gracieusement sur ses épaules et regagna la
cuisine.
---Veux-tu un autre verre? interrogea-t-il. Je te demande
encore deux minutes de patience pour que la côte de bœuf
soit parfaite.
Elle acquiesça de la tête et il remplit leurs verres, avant de
continuer à préparer la sauce de la salade.
— Alors que penses-tu de Towerby? Tu as eu le temps de
t'y promener un peu, n'est-ce pas ? demanda-t-il sans se
retourner.
Il semblait si à l'aise, si décontracté que Catherine se
détendit à son tour.
— C'est ravissant, dit-elle. Et les quelques personnes que
j'ai rencontrées m'ont saluée très aimablement.
Kevin devait connaître tout le monde à Towerby, songea-t-
elle alors en son for intérieur. Mais il était trop tôt pour lui
poser des questions. Elle attendrait une meilleure
opportunité pour lancer le sujet au cours de la
conversation sans éveiller son attention.
En fait, elle dut attendre la in du dîner. En effet, jusqu'au
dessert ils bavardèrent de tout et de rien en dégustant la
délicieuse salade et la côte de bœuf cuite à point, et ce n'est
que la dernière bouchée du gâteau avalée — gâteau acheté
chez un pâtissier, comme l'avoua Kevin avec un sourire
faussement contrit — que l'occasion se présenta. Kevin
venait de lui raconter une anecdote à propos de la
résistance au changement des fermiers de la région, quand
Catherine le coupa.
— J'imagine qu'il y a très peu d'habitants de Towerby qui
ne sont pas nés ici, dit-elle.
— Peu en effet, répondit Kevin. Pourquoi cette question?
Rougissante, elle se mit à bafouiller.
— Mais, pour rien... Vous avez sûrement beaucoup de
passage, pourtant, avec les touristes en été. Les gens
doivent tous tomber amoureux de la région, comme moi
d'ailleurs...
— Tu aimes cet endroit?
— Beaucoup, dit-elle avec passion, oubliant tout à coup
son objectif premier.
Un sourire de satisfaction éclaira le visage de Kevin.
— Tant mieux, dit-il. Si on se faisait un petit café ?
L'occasion était perdue, songea Catherine. Le plus simple
serait de faire parler les commerçants, sous un prétexte ou
sous un autre. En général, le boucher ou le boulanger
connaissaient tout le monde. Peut-être l'un ou l'autre se
souviendraient-ils de l'arrivée d'une jeune femme
inconnue, plus de vingt ans auparavant. Kevin insista pour
préparer le café lui-même.
— Installons-nous sur le canapé, proposa-t-il quand il fut
prêt. Ces chaises ne sont pas très confortables au bout
d'un moment.
Alors qu'il lui faisait signe de prendre place sur le canapé,
elle saisit l'occasion de servir le café pour s'asseoir sur la
moquette, à côté de la table basse. Elle lui tendit sa tasse en
prenant garde de ne pas lui ef leurer les doigts. Depuis
qu'il l'avait tenue entre ses bras, elle se mé iait de ses
propres réactions : il semblait avoir sur elle un terrible
pouvoir de déstabilisation.
Sur la table étaient répandus quelques revues ainsi qu'un
album de photos.
— Je peux regarder? demanda-t-elle.
Kevin sembla surpris, mais acquiesça de la tête.
— Je ne sais pas ce que cet album fait ici, dit-il. C'est
certainement Janice qui a oublié de le ranger...
Un instant, Catherine regretta son indiscrétion. Peut-être
cet album contenait-il des photos de l'épouse disparue de
Kevin ? Mais la curiosité fut la plus forte : puisqu'il ne
semblait pas y voir d'inconvénient, elle commença à
tourner les pages.
Enfant, Kevin était aussi beau qu'adulte, constata-t-elle
devant les clichés où un jeune garçon au regard sérieux
dévisageait l'objectif. La ravissante brunette qu'était Janice
avait déjà son côté fantasque comme en témoignaient ses
pitreries et ses grimaces face à l'objectif. Puis le frère et la
sœur, adolescents, posaient ensemble dans une attitude de
complicité affectueuse, sous l'œil attendri d'un couple
d'âge mûr aux visages sympathiques, de toute évidence
leurs parents.
Catherine continuait de feuilleter l'album, et comme elle le
craignait et l'espérait tout à la fois, tomba en in sur une
photo de Kevin et de sa femme. Le jour de leur mariage
certainement, songea-t-elle en admirant la robe
simplissime de la jeune femme, une ravissante brune
presque aussi grande que son mari. Un sourire radieux
éclairait son visage aux traits réguliers, et le cœur de
Catherine se serra en songeant au sort cruel qui attendait
la jeune mariée.
Elle hésita un instant à tourner la page sans faire de
commentaire, mais Kevin la regardait d'un œil ixe et elle
ne résista pas au désir d'en savoir plus sur son passé.
— C'est ta femme, n'est-ce pas? osa-t-elle demander d'une
voix mal assurée.
— Oui, c'est Marion, répondit-il d'une voix étrangement
contrôlée.
A la grande surprise de la jeune femme, il quitta le canapé
et vint s'asseoir à côté d'elle sur la moquette pour mieux
observer la photo.
Quelle étrange situation! pensa-t-elle. Ils étaient là, côte à
côte, occupés à contempler la photo du moment le plus
heureux de la vie de Kevin, à évoquer le souvenir de son
épouse tragiquement disparue, et sa seule réaction était de
se dire qu'elle adorait décidément l'odeur de son eau de
toilette...
— Comme tu dois t'en douter, expliqua-t-il avec un
apparent détachement, cette photo a été prise le jour de
notre mariage.
Il s'avança, et dans le mouvement qu'il it pour tourner la
page, ef leura légèrement le buste de la jeune femme qui
ne put retenir un frémissement.
— Voilà Janice et Michael, dit-il. Tu ne connais pas encore
Michael, n'est-ce pas?
Elle sentait le souf le chaud de Kevin lui caresser la nuque,
et sa respiration s'accéléra. Pourquoi était-il si proche?
songea-t-elle. Et pourquoi réagissait-elle aussi violemment
à sa simple présence physique? Il n'avait pourtant eu à son
égard aucun geste incongru !
— Non, répondit-elle, plus morte que vive. Il a l'air très
sympthique.
— Il l'est, dit Kevin. Et surtout, il sait parfaitement
comment gérer le côté fantaisiste de ma sœur. Elle a
parfois un enthousiasme un peu... excessif. Marion l'aimait
beaucoup.
Marion, la femme de Kevin. Catherine éprouva de nouveau
le besoin de savoir...
— Vous avez été mariés très peu de temps ?
— Douze mois, dit-il de cette même voix contrôlée qui
résonna bizarrement aux oreilles de Catherine. Mais nous
nous connaissions depuis plusieurs années. Nous nous
sommes rencontrés à l'école vétérinaire, mais Marion a
souhaité arrêter ses études pour pouvoir me suivre quand
je me suis installé ici. Elle disait qu'être mon assistante lui
suf isait amplement et qu'elle ne souhaitait pas faire
carrière.
— Elle devait t'aimer beaucoup, si elle faisait passer ses
ambitions professionnelles après la réussite de votre
couple, murmura Catherine, comme si elle se parlait à elle-
même.
— Oui, je le crois, dit Kevin en baissant les yeux.
L'émotion était telle que Catherine éprouva un immense
soulagement lorsque le téléphone eut la bonne idée de
sonner. Les traits crispés, Kevin se leva pour décrocher.
— Désolé, tu vas devoir ranger la cuisine sans moi : on
m'appelle pour une urgence, annonça-t-il après avoir
raccroché.
Il semblait détendu de nouveau et Catherine, qui
culpabilisait déjà d'avoir ouvert cet album, se sentit
soudain mieux.
— Pas de problème, dit-elle en se levant à son tour.
J'espère surtout que ce ne sera pas trop grave et que tu ne
seras pas retenu trop longtemps.
Un instant plus tard, il avait disparu, et Catherine,
préoccupée, chargeait le lave-vaisselle en songeant à
l'étrange scène qui venait de se dérouler.
Kevin avait dû terriblement souffrir, pensait-elle, et son
apparent détachement quand il évoquait son épouse
disparue était plus éloquent encore que des paroles...
Quand elle eut terminé sa tâche, elle alla s'asseoir sur le
canapé et son regard fut attiré comme par un aimant par
l'album qui reposait toujours sur la table basse.
Regarder de nouveau les photos de Marion ne servait à
rien, se dit-elle, et elle n'avait pas le droit de se plonger
ainsi dans l'intimité de Kevin en son absence. Pourtant, la
curiosité fut la plus forte : elle avait besoin de savoir ce qui
dans cette jeune femme brune avait attiré l'attention de
Kevin, au point de lui demander de partager son existence.
N'y tenant plus, elle prit l'album et se plongea dans le
passé de Kevin.
Une heure plus tard, elle le fermait et le reposait sur la
table, le cœur battant. Elle n'avait rien appris de nouveau,
sinon que Kevin et Marion avaient dû être très amoureux.
Chaque cliché du couple évoquait le bonheur et la
complicité, mais la maladie avait mis un terme cruel à leur
histoire.
En proie à une soudaine tristesse, elle se leva et se dirigea
vers la fenêtre. La nuit, sans lune, était d'un noir d'encre, et
les lumières de Towerby clignotaient sous ses yeux,
témoignant de la vie qui habitait toutes ces maisons.
Marion avait vécu dans cette ville, songea-t-elle tout à
coup. Peut-être avait-elle connu sa mère? Marion n'était
plus, mais qu'était-il advenu de sa propre mère ? Peut-être
avait-elle disparu elle aussi ? Dans ce cas, sa quête serait
infructueuse, et l'explication qu'elle appelait de tous ses
vœux avec cette femme qui l'avait abandonnée n'aurait
jamais lieu...
Deux semaines plus tard, malgré son intention af ichée de
n'accepter son hospitalité que pour quelques jours,
Catherine habitait toujours chez Kevin.
Les jours avaient passé, et elle n'avait jamais trouvé la
force d'annoncer à Kevin qu'elle partait. D'ailleurs, où
aller? Elle était si bien chez les Durrell qu'elle n'avait
aucune envie de s'en aller...
Peu à peu, elle avait trouvé ses marques dans la maison et
s'y sentait presque chez elle. Le repos et la détente aidant,
elle avait l'impression d'avoir repris goût à la vie. La
meilleure des thérapies était pour elle les longues marches
qu'elle entreprenait chaque jour dans la campagne, son
pique-nique dans son sac au dos, en compagnie des chiens,
ravis de cette aubaine.
Elle qui était arrivée amaigrie avait repris du poids ; ses
insomnies n'étaient plus qu'un mauvais souvenir, tout
comme son teint blafard : le soleil du Yorkshire avait
donné à sa peau un léger hâle et jeté des re lets dorés sur
ses cheveux blonds. Jamais elle n'avait été aussi belle.
Janice avait terminé ses gardes de nuit et rentrait
dorénavant tous les soirs, épargnant ainsi à Catherine, à
son grand soulagement, les dîners en tête à tête avec
Kevin.
D'ailleurs, Catherine avait constaté avec une surprise
mêlée de déception que, passé les premiers jours, Kevin ne
semblait pas rechercher sa compagnie. Alors qu'elle aurait
dû se réjouir de son indifférence, elle qui revendiquait tant
son indépendance, elle ne pouvait s'empêcher de se poser
des questions. Bien sûr, Kevin travaillait sans cesse et était
très occupé, bien sûr il avait dû constater qu'elle allait
beaucoup mieux, mais pourquoi se désintéressait-il d'elle
après s'être montré si prévenant les premiers temps?
Catherine, elle, ne cessait en revanche de penser à lui,
malgré tous ses efforts pour le chasser de son esprit. Tout
à Towerby lui parlait de Kevin, et même lors de ses
longues marches dans la forêt les chiens lui rappelaient
perpétuellement leur maître.
En dépit de sa détermination initiale, la jeune femme
n'avait aucunement mis à pro it les deux semaines
écoulées pour avancer dans ses recherches. Bien au
contraire, elle ne s'était occupée de rien, comme si elle
avait d'instinct compris que pour affronter l'épreuve qui
l'attendait elle devait avant tout se refaire une santé, au
physique comme au moral.
En in, un matin, elle décida que le moment était venu et
poussa la porte de la plus ancienne épicerie du village.
La maîtresse des lieux, une accorte vieille dame à la robe
leurie protégée par un tablier en piqué blanc, l'accueillit
d'un grand sourire.
— Ah, c'est vous qui habitez chez le vétérinaire! lança-t-
elle d'un air intéressé.
— Oui, en effet, je suis en vacances chez Kevin et Janice
Durrell, répondit Catherine
Elle se mit à déambuler parmi les rayons, charmée par le
caractère suranné de la boutique qui semblait ne pas avoir
changé depuis trente ans, avec ses étagères en chêne ciré
chargées de bocaux de verre et ses bonnes odeurs de
jambon cru. Londres et ses supermarchés aseptisés
semblaient tout à coup bien loin et on ne pouvait que s'en
réjouir ! Ici, faire ses courses devait être un régal.
Après avoir choisi une tablette de chocolat dont elle n'avait
nullement besoin, elle se dirigea vers la caisse. Elle était
seule dans le magasin avec l'épicière, c'était le moment ou
jamais.
— Quelle magni ique région que la vôtre! dit-elle pour
lancer la conversation.
La vieille dame soupira.
— C'est ce que disent les touristes ! Mais les hivers sont
durs ici, vous savez !
— Ce n'est pas ce que m'ont dit mes parents, remarqua
Catherine d'un ton faussement dégagé. Ils ont séjourné
plusieurs fois chez une amie qui s'est installée ici, il y a une
vingtaine d'années. Vous la connaissez peut-être : elle
s'appelle Anna Mitchell.
L'épicière fronça les sourcils, en pleine réflexion.
— Non, ça ne me dit rien, déclara-t-elle en in. La seule
Anna que je connaisse est Anna Smith, et elle a cinq ans !
Mais peut-être votre Anna n'est-elle pas restée très
longtemps ici ? Vous savez, nous sommes une petite ville,
mais nous avons quand même du mouvement-Catherine
dissimula sa déception et remercia la vieille dame. Ce
n'était pas aujourd'hui qu'elle retrouverait la piste de sa
mère, pensa-t-elle quand elle fut sur le trottoir.
Qui dans cette ville pouvait bien lui donner la clé de son
passé ?
Elle était tellement plongée dans ses ré lexions qu'elle
sursauta quand quelqu'un lui frappa l'épaule. C'était
Kevin...
— Qu'est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il en souriant.
— Je me promenais, répondit-elle, évasive. Et toi ? Je te
croyais auprès d'un des chevaux du Major Gregson !
— Parlons-en ! s'écria Kevin avec une mine découragée. J'y
étais, et son étalon est si agité qu'il m'a donné un méchant
coup de sabot dans le dos alors que j'essayais de
l'examiner. Je sortais justement de la pharmacie où je me
suis fait prescrire une crème anti-douleur.
— Tu as très mal? demanda-t-elle avec inquiétude.
— Non, ça ira, assura-t-il en souriant. Ou tout au moins, ça
ira après un bon massage avec la crème. Je te ramène à la
maison?
L'idée de se retrouver en tête à tête avec Kevin dans sa
voiture la troublait, mais elle ne pouvait décemment pas
refuser, sous peine d'être encore une fois ridicule.
— D'accord, acquiesça-t-elle d'un ton dégagé.
Par bonheur, le trajet était très court : quelques minutes
après leur départ, ils poussaient la porte de la maison.
Sandra, qui était dans le hall, les accueillit d'un air étonné.
— Vous êtes déjà rentré? demanda-t-elle à Kevin. Quelque
chose ne va pas ?
Comme toujours, elle faisait preuve à l'égard de son
patron d'un empressement presque théâtral, songea
Catherine en observant les traits angoissés de la jolie
blonde. Elle semblait littéralement l'idolâtrer.
— Rien de grave, af irma Kevin sans entrer dans les
détails. Je repars dans une heure. Je ferai le point avec
vous sur les rendez-vous en cours.
— Très bien, it Sandra, visiblement vexée que Kevin soit
aussi peu bavard.
Kevin suivit Catherine dans la cuisine, et elle le vit grimacer
de douleur quand il s'assit. A l'évidence, il avait besoin
d'un bon massage... Mais il n'était pas question qu'elle lui
propose ses services ! Elle aurait à la rigueur pu accepter
de lui masser le mollet ou le bras, mais l'idée même de lui
masser le dos lui paraissait inconcevable.
Il grimaça de nouveau et un terrible sentiment de
culpabilité envahit la jeune femme. Il l'avait assistée quand
elle était dans la peine : elle lui devait bien la réciproque.
D'ailleurs, il refuserait certainement sa proposition...
Hélas, loin de la refuser, il l'accepta avec un grand sourire.
— Merci, dit-il. J'espère pour toi que la crème ne sent pas
trop le camphre. Allons-y !
S'il avait su à quel point l'odeur de la crème lui importait
peu ! songea-t-elle quand, atterrée, elle le vit déboutonner
sa chemise.
Elle n'aurait jamais imaginé que le simple fait de le voir
torse nu la mette dans un tel état... Mais aussi, quel torse il
avait! Sa large carrure et ses impressionnants muscles
abdominaux dénotaient un athlète accompli, et sa peau
bronzée témoignait de ses activités de plein air. Cependant,
quand elle aperçut la trace violette qui barrait son dos
d'une épaule à l'autre, elle ne put retenir un petit cri.
— Mais... Tu es vraiment blessé! s'écria-t-elle, le cœur
battant.
Voir Kevin dans cet état la bouleversait tant qu'elle
comprit à cet instant à quel point elle s'était attachée à lui.
Tout à coup, elle vit clair en elle-même et comprit avec
affolement qu'elle était tout simplement en train de tomber
amoureuse de lui... Ce qu'elle avait soigneusement évité
jusqu'à présent.
— Blessé? Le mot est un peu fort, tempéra Kevin sans
s'apercevoir de rien. Disons plutôt que le cheval ne m'a
pas raté. Mais je suis sûr que tu vas faire des miracles et je
ne sentirai plus rien dans quelques minutes.
Les mains tremblantes, bouleversée par ce qu'elle avait
en in accepté de voir en elle-même, elle eut du mal à
dévisser le tube de crème.
— Catherine ? murmura alors Kevin avec douceur. Si tu
n'as pas envie de me masser, je demanderai à Janice de
s'en charger quand elle rentrera.
Catherine it un violent effort pour paraître maîtresse
d'elle-même. A aucun prix Kevin ne devait deviner la
tempête intérieure qui l'agitait.
— Non. Plus vite ce sera fait, plus vite tu seras soulagé !
souligna-t-elle avec un entrain forcé.
Le contact de sa paume sur les épaules de Kevin la
bouleversa. Sa peau était souple, chaude sous ses doigts, si
douce qu'elle sentit son propre rythme cardiaque
s'accélérer. Kevin, tête baissée, se laissait faire, et elle
éprouva soudain un immense plaisir à le sentir vibrer sous
ses phalanges. Jamais elle n'aurait pensé qu'un geste quasi
médical comme celui-ci pût être porteur d'une telle charge
sensuelle, erotique presque. Elle avait la sensation qu'au-
delà de ses mains à elle et de son dos à lui, leurs corps se
rejoignaient dans une communion silencieuse.
Kevin ne bougeait pas, comme envoûté par la pression des
mains dans sa nuque, dans son cou. Jamais une femme ne
l'avait touché ainsi, songeait-il. Quel pouvoir miraculeux
Catherine détenait-elle pour l'émouvoir ainsi, pour éveiller
en lui un désir aussi violent?
Dans un silence presque pesant, Catherine continuait son
travail, incapable de détacher ses mains de Kevin. Il se
dégageait de son corps viril un pouvoir de sensualité qui la
tenait si captive qu'elle craignait de ne pas trouver la force
d'arrêter.
— Ce genre de choses arrive-t-il souvent? demanda-t-elle
d'une voix étranglée pour rompre le silence.
— Quoi ? balbutia Kevin, perdu sans ses pensées. Ah,
l'étalon? Non, rarement.
A contrecœur, elle retira ses mains. Si elle continuait une
minute de plus, elle ne répondait plus d'elle-même, pensa-
t-elle, enfiévrée.
— Je crois que ça suf it, déclara-t-elle d'une voix qui
tremblait.
Il prit une profonde inspiration pour recouvrer le contrôle
de lui-même, et se leva.
— Merci mille fois, Catherine, dit-il d'une voix soudain
rauque.
Leurs regards se croisèrent. Elle aurait dû détourner les
yeux, songea-t-eîle, éperdue, mais elle en était incapable.
Quelque chose de douloureux dans l'expression de Kevin
l'en empêcha, et la retint prisonnière. Ils restèrent ainsi, les
yeux dans les yeux, pendant un temps qui parut in ini à la
jeune femme. Alors, elle sut aussi clairement que si c'était
écrit que l'irréparable allait se produire.
Comme poussés par des forces invisibles, ils se jetèrent
dans les bras l'un de l'autre et leurs bouches se joignirent
avec une ardeur impatiente. Le désir était monté en eux,
inexorable, et rien ne pouvait plus l'arrêter.
— Catherine, Catherine..., murmurait Kevin avec passion en
la serrant contre lui.
Bouleversée, elle s'accrochait à lui, lui caressait les épaules,
la poitrine pour assouvir la soif qu'elle avait de lui, tandis
qu'il lui couvrait le visage de baisers, et semblait pris d'une
fièvre égale à la sienne.
A cet instant, la sonnerie du téléphone résonna dans
l'appartement, suivie presque immédiatement d'un bruit
de pas dans l'escalier. Quelqu'un arrivait !
Toujours torse nu, Kevin s'apprêtait à ouvrir la porte
quand on le devança.
C'était Sandra, la mine sombre. Si elle fut surprise de les
trouver en tête à tête, elle n'en laissa rien paraître.
— Il y a eu un accident, annonça-t-elle. Une voiture...
Sarah Matthews promenait Toby et son chien Bingo.
Heureusement, Toby était dans sa poussette et il n'a rien.
Mais Bingo...
Catherine n'entendit pas le reste, car Kevin, saisissant sa
chemise, avait déjà suivi Sandra et descendait l'escalier
quatre à quatre sans plus se préoccuper d'elle.
6.
Il fallut quelques minutes à Catherine pour recouvrer ses
esprits et quitter la pièce, les jambes tremblantes. Dans un
état second, elle regagna le rez-de-chaussée, où se trouvait
le cabinet vétérinaire. Il n'y avait pas âme qui vive, mais en
dressant l'oreille, des bruits de voix lui parvinrent de la
salle d'examen. Kevin devait être en train d'opérer le
malheureux Bingo, avec l'aide de Sandra.
En plein désarroi, elle resta immobile dans le hall carrelé
de blanc, perdue et désorientée.
Pourquoi Kevin s'intéressait-il à elle, si simple et si peu
raf inée, alors qu'il devait avoir l'habitude de séduire des
femmes autrement plus attirantes? Pourquoi l'avait-il
embrassée, alors que, dans sa situation de veuf accaparé
par une profession qui le passionnait, la dernière chose
qui lui importait était certainement de se lancer dans une
aventure sentimentale?
La réponse était simple, conclut-elle avec une terrible
amertume. Il s'était intéressé à elle tout simplement parce
qu'elle était disponible et habitait sous son toit. C'était
tentant, en effet, et n'importe quel homme aurait pro ité de
la situation — ne serait-ce que pour assouvir un vulgaire
besoin physique...
Elle n'aurait jamais dû accepter son hospitalité, et encore
moins se laisser aller à tant de familiarité avec lui ! songea-
t-elle, les larmes aux yeux. Pour lui, cet incident n'aurait
pas de conséquences mais, pour elle, il en allait tout
autrement. Comment avait-elle été assez stupide pour
tomber amoureuse de lui?
Il était malheureusement trop tard pour revenir en
arrière. Dorénavant, son seul souci serait que Kevin ne
devine jamais l'intensité des sentiments qu'elle éprouvait
pour lui, se promit-elle.
La tête lui tournait, et tout à coup elle éprouva un besoin
urgent de quitter cette maison, où tout lui parlait de Kevin.
Elle avait envie d'être seule et de se retrouver dans la
campagne paisible, qu'elle avait appris à apprécier au
cours de ses longues marches. Après un bref passage dans
sa chambre pour mettre ses chaussures de randonnée, elle
se glissa discrètement dans le jardin. Là, les chiens lui
irent fête, car ils avaient compris à sa tenue qu'elle partait
en promenade. Leur accueil débordant d'affection lui mit
du baume au cœur.
Comme toujours, arpenter les champs et les bois en leur
joyeuse compagnie l'apaisa. L'air embaumait les leurs
sauvages, les blés ondulaient sous la brise légère et, peu à
peu, le tumulte se calma dans le cœur de la jeune femme.
L'harmonie qui se dégageait du spectacle de cette nature
généreuse l'aida à prendre du recul par rapport à ce
qu'elle venait de vivre avec Kevin.
Quand elle regagna la maison trois heures plus tard, elle
avait les idées plus claires. Après mûres ré lexions, elle en
était arrivée à la conclusion qu'il était inutile de monter en
épingle ce qui pour Kevin ne signi iait rien d'important.
Après tout, ils n'avaient échangé qu'un baiser, et elle
n'avait qu'à se comporter comme si rien ne s'était produit.
Ce serait dif icile, certes, mais elle avait appris depuis si
longtemps à dissimuler ses sentiments qu'elle parviendrait
malgré tout à jouer la comédie.
Dans la douce lumière du crépuscule, elle accéléra le pas,
soudain déterminée. Dès qu'elle aurait quitté le Yorkshire
— ce qui ne saurait tarder, quelle que soit l'issue de sa
recherche —, elle oublierait Kevin, elle en était certaine. Sa
vulnérabilité face à lui était en grande partie due à l'état de
délabrement émotionnel dans lequel elle se trouvait quand
ûs avaient fait connaissance. A présent qu'elle se sentait
mieux, elle était capable de relativiser cet attachement
relatif aux circonstances, essaya-t-elle de se convaincre.
Cependant, quand elle poussa la porte de la maison, son
cœur battait la chamade à la seule perspective de se
retrouver face à l'homme qui occupait toutes ses pensées.
Il sortait juste de la salle de réveil, et semblait épuisé.
— Catherine! s'exclama-t-il d'une voix rauque. Ça va?
— Très bien ! répondit-elle avec un entrain factice. Et
Bingo?
Kevin resta silencieux un moment, comme si son esprit
était ailleurs.
— Bingo ? Il va aussi bien que possible, Dieu merci. Il s'en
tire avec une patte cassée, mais il avait une fracture
ouverte et à perdu beaucoup de sang. Catherine...
Il sembla hésiter.
— Ce qui s'est passé tout à l'heure, commença-t-il, je...
— Je préfère l'oublier, interrompit-elle avec une fermeté
qui l'étonna elle-même.
C'était la conduite qu'elle avait décidé d'adopter, et elle
s'admira de s'y tenir. Mieux valait balayer toute ambiguïté,
plutôt que de laisser croire à Kevin qu'elle était une ille
facile prête à se lancer dans une aventure sans lendemain.
— Oublier? s'exclama-t-il d'un air stupéfait. Que veux-tu
dire exactement ?
— Exactement cela, expliqua-t-elle d'une voix qui par
miracle ne tremblait pas. C'était sans conséquence, nous le
savons tous les deux. Au demeurant, nous nous entendons
très bien, et ce serait dommage de gâcher l'amitié
94 que j'ai pour toi et Janice. Je te serai toujours
reconnaissante de ce que tu as fait pour moi, mais pas au
point de...
Il lui lança un regard cinglant, et Catherine regretta ses
paroles à double sens — trop tard, hélas.
— Parce que tu crois que j'attends quelque chose de toi en
échange de ce que j'ai fait ? Un paiement en nature, peut-
être? coupa-t-il d'un ton sarcastique qui it mal à la jeune
femme. Ne t'ai-je pas déjà dit que je ne voulais pas de ta
gratitude, et que...
L'arrivée de Sandra l'empêcha de terminer sa phrase. Elle
leur jeta à tous deux un bref coup d'œil, mais si elle fut
étonnée devant leurs visages tendus, elle n'en laissa rien
paraître.
— Désolée de vous interrompre, dit-elle en arborant un
sourire sucré à l'égard de Kevin. Vous avez Mme Matthews
en ligne.
Kevin se ressaisit tout à coup.
— J'arrive, Sandra. A propos de gratitude, reprit-il en se
tournant vers Catherine, je te serais très reconnaissant de
nourrir les chiens.
La jeune femme feignit de ne pas remarquer le cynisme
amer qui teintait les paroles de Kevin.
— Bien sûr, acquiesça-t-elle. Je m'en occupe.
— Tout est prêt, intervint Sandra d'un ton pincé.
J'attendais juste que Catherine les ramène pour les
nourrir.
— Très bien, approuva distraitement Kevin en se dirigeant
vers son bureau pour prendre l'appel de Mme Matthews.
Dès qu'il eut quitté le hall, Sandra se tourna vers Catherine
et lui jeta un coup d'œil haineux.
— C'est moi qui m'occupe des chiens ici, vous avez
compris? s'exclama-t-elle d'une voix coupante.
Interloquée, Catherine ne trouva rien à répondre face à
une telle agressivité.
— Pardon ? murmura-t-elle, les yeux écarquillés.
— Vous avez parfaitement saisi ce que je veux dire,
poursuivit Sandra avec une violence mal contrôlée. Ici les
choses fonctionnaient très bien avant votre arrivée et il
n'est pas question que vous veniez mettre votre grain de
sel dans notre organisation. C'est clair?
Pendant qu'elle parlait, Catherine avait eu le temps de
reprendre ses esprits. Bien sûr, elle mourait d'envie de
remettre à sa place cette détestable virago, mais elle jugea
préférable d'apaiser le jeu.
— Je ne comprends pas votre réaction, déclara-t-elle
posément. D'abord, c'est Kevin qui m'a demandé de
nourrir les chiens, et non moi qui l'ai proposé. De plus, je
pensais que cela pouvait vous aider, vous qui semblez
avoir tellement de travail !
Sandra la toisa d'un air important.
— Travailler ne me dérange pas, bien au contraire,
rétorqua-t-elle d'un ton cinglant. J'adore mon métier,
figurez-vous !
— Certainement, convint Catherine, toujours décidée à se
montrer conciliante. Je serais désolée de vous gêner dans
votre travail, mais je crois avoir été assez discrète jusqu'à
présent. D'ailleurs, je suis en général absente la majeure
partie de la journée.
La jolie blonde jeta à Catherine un regard noir, puis quitta
la pièce — non sans avoir violemment claqué la porte
derrière elle.
Charmante personne ! songea Catherine en ixant la porte
d'un air pensif. Que cachait cette agressivité ? A en juger
par la façon dont Sandra minaudait dès que Kevin arrivait,
elle devait avoir des vues sur lui, et la considérait donc
comme une rivale. Si elle avait su à quel point elle se
trompait ! Rien ne serait jamais possible entre elle et
Kevin, pensa-t-elle avec une douloureuse lucidité. Si
Sandra manœuvrait bien, elle avait encore toutes ses
chances...
— Coucou ! lança la voix pleine d'entrain de Janice.
Catherine se retourna aussitôt. La bonne humeur de Janice
était si communicative que même dans son état de profond
désarroi le simple fait de voir son sourire l'apaisait.
— J'arrive juste de l'hôpital et je suis é-pui-sée ! s'exclama
son amie en jetant son sac à terre. On se prend un petit
café, toutes les deux ?
— Volontiers, acquiesça Catherine en la suivant dans la
cuisine.
— Kevin t'a-t-il annoncé la bonne nouvelle? s'enquit Janice
en préparant les tasses tandis que le café passait dans la
machine. Apparemment non ! Ecoute bien : il a en in
trouvé le collaborateur de ses rêves, celui qu'il cherchait
depuis si longtemps. Désormais, il ne sera plus surchargé
de travail. Il pourra même partir en vacances sans se
sentir coupable !
— Et où a-t-il déniché cet oiseau rare? demanda Catherine.
— En fait, il le connaissait déjà : c'est quelqu'un d'ici qui
vient de finir ses études. Un garçon charmant. D'ailleurs...
Elle s'interrompit et mit la main à sa bouche comme si elle
avait dit une bêtise.
— D'ailleurs? répéta Catherine, intriguée.
— Oh, et puis je n'ai pas de raison de ne pas te le raconter!
marmonna-t-elle en haussant les épaules. Jusqu'à la mort
de Marion, Sandra s'intéressait beaucoup à Martin.
Ensuite, elle a tout fait pour devenir l'assistante de Kevin
quand il s'est retrouvé seul. Jusqu'à démissionner de son
travail à Compton, où elle était beaucoup mieux payée. Le
pauvre Martin ne l'intéressait tout à coup plus du tout…
Catherine n'en sut pas plus sur les rapports entre Kevin et
sa belle assistante, car Janice changea brusquement de
sujet.
Quand il fut question de préparer le dîner, Catherine
insista pour s'en charger, et permettre ainsi à Janice de
prendre une bonne douche et de se détendre après sa
longue journée de travail.
Penchée sur les casseroles, elle se mit à préparer
mécaniquement un poulet au curry, mais son esprit était
ailleurs.
Quelle était la véritable nature des rapports entre Kevin et
Sandra? se demandait-elle. L'indifférence qu'il af ichait à
l'égard de sa collaboratrice n'était-elle pas destinée à
brouiller les pistes ? Peut-être avaient-ils une liaison à
l'insu de tous...
Le dîner se déroula dans une atmosphère tendue, et ce
malgré la présence de Janice.
Kevin af ichait à l'égard de Catherine une politesse glaciale
qu'elle ne lui avait jamais vue, à tel point qu'elle en perdit
l'appétit et n'articula quasiment pas un mot durant le
repas. Ce fut Janice qui entretint laborieusement la
conversation, tout en lançant de temps à autre des regards
étonnés à son frère, sans oser cependant lui poser de
questions sur son étrange comportement.
Le simple fait de se retrouver en face de Kevin provoquait
chez Catherine un trouble intense, mêlé d'une douleur
terrible, à la pensée qu'il ne la serrerait plus jamais dans
ses bras, qu'elle ne connaîtrait plus le goût enivrant de ses
baisers. L'envie de se lover contre sa large poitrine et de
lui avouer que son apparent détachement n'était qu'une
comédie la tenaillait à chaque instant davantage.
Non seulement il était l'homme le plus séduisant qu'elle ait
jamais rencontré, mais plus elle le connaissait, plus elle
appréciait sa nature profonde, son intelligence, sa
considération pour autrui. Il était l'homme idéal — celui
dont elle n'avait jamais osé espérer croiser le chemin, mais
il n'était pas pour elle. Il ne s'était intéressé à elle que par
hasard, parce qu'elle s'était trouvée là, et il l'oublierait dès
qu'elle aurait passé sa porte. C'était une femme sûre d'elle
et ambitieuse telle que Sandra qu'il lui fallait, et non une
fille mal dans sa peau et perturbée comme elle l'était.
— Catherine?
Elle tressaillit. Kevin la dévisageait avec surprise. Elle
comprit qu'elle n'avait pas entendu ce qu'il venait de lui
dire.
— Désolée : je rêvais, balbutia-t-elle en rougissant.
— Je te demandais si tu pouvais m'aider un instant au
cabinet, j'ai encore du travail qui m'attend. Janice a eu une
dure journée et...
— Bien sûr, répondit Catherine avec nervosité, tandis que
Janice jetait un regard étonné à son frère, visiblement
surprise de sa soudaine sollicitude à son égard. Je serai
ravie de...
— De m'exprimer ta gratitude? interrompit Kevin d'un ton
cynique.
Leurs regards se croisèrent, et l'expression amère qu'elle
lut dans les yeux de Kevin la glaça. Il l'avait dé initivement
cataloguée comme une femme bassement matérialiste et
dénuée de toute sensibilité.
— S'agit-il de Bingo? risqua Catherine.
— Non. C'est une chienne âgée, qui a une vilaine infection,
expliqua Kevin. La pauvre a été maltraitée par son premier
maître, et depuis, elle déteste les hommes. Ta présence
suf ira je l'espère à la calmer, si tu lui parles pendant que
je l'examine.
Après avoir rangé rapidement la cuisine et souhaité une
bonne nuit à Janice, Kevin et Catherine se rendirent auprès
de l'animal qu'ils sortirent de sa cage. Ainsi que Kevin
l'avait escompté, la voix douce et les caresses de Catherine
détendirent suf isamment la chienne pour qu'elle accepte
sans broncher que Kevin lui refasse ses pansements.
— Si la nuit est bonne, elle devrait être tirée d'affaire
demain, assura-t-il du même ton professionnel qu'il
employait avec Sandra.
Le cœur de Catherine se serra. Ce n'étaient pas les paroles
qu'elle souhaitait entendre de Kevin, se dit-elle en
songeant avec une amère nostalgie aux mots passionnés
qu'il lui avait murmurés à l'oreille en la serrant contre lui.
Ces brefs moments de bonheur n'étaient plus, dorénavant,
que des souvenirs douloureux : Kevin était plus glacial et
distant que jamais. Comment en étaient-ils arrivés là?
— Puis-je faire autre chose? demanda-t-elle d'une voix mal
assurée.
— Serait-ce une proposition ? rétorqua-t-il aussitôt.
Elle devint rouge comme une pivoine, tout en songeant
qu'elle avait trop d'imagination. Kevin n'avait certainement
rien voulu insinuer de particulier...
— Tu sais que je suis toujours prête à t'aider, répondit-elle
en maîtrisant son trouble.
— Merci, dit-il. Mais s'occuper d'animaux malades est
parfois très pénible. Es-tu sûre que tu en aurais la force ?
— Je ne suis pas habituée au spectacle de la douleur, mais
j'essaierai de le supporter. D'ailleurs, même toi tu dois
avoir des moments de faiblesse dans certains cas...
— Oui, mais si je m'écoute, je suis perdu, af irma-t-il.
Parfois il faut savoir regarder les choses en face.
S'attendrir ne sert à rien...
Une ombre douloureuse passa sur son visage, et Catherine
comprit qu'il ne parlait plus seulement de son métier.
— J'ai appris à faire face pendant la maladie de Marion,
reprit-il d'une voix étranglée.
Il s'approcha de Catherine, et elle recula jusqu'au mur.
Alors, il posa les deux mains sur la paroi de part et d'autre
de la jeune femme, comme pour l'emprisonner.
Que lui voulait-il ? songea-t-elle, le cœur battant.
— Elle s'est longtemps doutée qu'elle avait quelque chose
de grave sans en parler à personne, continua-t-il d'une
voix lointaine, les yeux ixés sur le visage de la jeune
femme. Le jour où elle est en in allée voir un médecin, il
était trop tard. Fuir la réalité ne mène nulle part, Catherine.
Se raconter des histokes non plus...
Il s'approcha plus encore, si près qu'elle respira le parfum
discret de son eau de toilette. Son cœur se mit à battre à
un rythme affolant et elle résista à l'envie de poser la main
sur le large torse de Kevin pour sentir de nouveau sa
chaleur rassurante.
— Sois honnête avec toi-même, Catherine, murmura-t-il
d'une voix rauque. Etait-ce uniquement pour m'exprimer
ta gratitude que tu as répondu à mon baiser?
Il la dévisageait avec une terrible intensité, et elle baissa les
yeux pour lui cacher l'émotion qu'il aurait
immanquablement lue dans son regard.
— Je... je..., bafouilla-t-elle lamentablement.
— Réponds-moi, Catherine ! Tu as envie de m'embrasser
autant que moi, je le sais! Pourquoi te l'interdis-tu? Quel
mal y a-t-il à se laisser aller à une pulsion aussi naturelle?
— Kevin...
— J'aime quand tu prononces mon nom, dit-il d'une voix
douce.
Comment pouvait-il se montrer aussi tendre, alors qu'il
avait été si distant quelques minutes auparavant? songea
Catherine, éperdue. Jamais elle ne l'avait senti aussi
proche, aussi attentif à elle! Elle n'y comprenait plus rien !
— Détends-toi, Catherine. Laisse-toi aller, oublie tout ce
qui te bloque et t'empêche de saisir le bonheur là où il se
trouve. C'est simple, tu sais, beaucoup plus simple que tu
ne le crois...
Elle baissa la tête, en plein désarroi.
— Je ne peux pas..., avoua-t-elle dans un souffle.
— Si, tu le peux, objecta-t-il en se penchant vers elle.
Les mains toujours posées sur le mur, il lui ef leura les
lèvres si doucement qu'elle crut avoir rêvé. Luttant contre
la vague de chaleur qui l'envahissait, elle comprit qu'elle
n'était pas de taille à maîtriser le désir qu'il éveillait en elle.
Puis Kevin s'écarta de nouveau et ils se dévisagèrent alors
avec une ardeur brûlante, tenaillés tous deux par
l'impérieux besoin physique qu'ils avaient l'un de l'autre.
Alors, avec une violence presque animale, ils
s'embrassèrent à en perdre haleine. Leur long baiser
passionné les laissa pantelants, brûlants d'un désir que
cette étreinte n'avait fait qu'exacerber.
Elle voulait tout de Kevin, songea Catherine, ivre de
bonheur. Tout lui demander et tout lui donner. Plus rien
n'arrêterait les forces qui la poussaient vers lui.
Il lui parsemait à présent le visage de baisers, comme s'il
voulait l'apprivoiser, lui laisser le temps de s'accoutumer à
lui. Puis, doucement, ses lèvres glissèrent le long de la
nuque de la jeune femme, et s'aventurèrent dans
l'échancrure de son chemisier, jusqu'à la naissance de ses
seins, avec une affolante impudeur.
— Tu vois, chuchota-t-il. Tu vois que tu peux...
Ces paroles eurent sur la jeune femme l'effet d'une douche
froide. Bien sûr qu'elle pouvait : n'importe quelle femme
dans cette situation aurait pu. N'importe quelle femme —
sauf elle !
Son attirance pour Kevin n'était pas seulement physique.
Or, elle comprit soudain que, si elle s'abandonnait à ses
pulsions et se donnait à lui, elle courait à la catastrophe.
Elle serait doublement liée à lui, alors qu'il n'éprouvait
pour elle qu'une attirance passagère. Devenir la maîtresse
de Kevin, c'était jouer avec le feu, aller vers une rupture à
plus ou moins brève échéance et elle se sentait trop
vulnérable pour supporter d'être une nouvelle fois rejetée.
Elle devait avant tout se reconstruire en allant à la
recherche de son passé, et une telle aventure la
fragiliserait plus encore, la laissant incapable de
poursuivre sa quête.
— Kevin, laisse-moi, je t'en prie, dit-elle d'une voix
tremblante en se dégageant à la hâte. Je suis juste venue
pour t'aider. Pas pour ça...
Il ne chercha pas à la retenir et lui lança un regard où,
ainsi qu'une évidente frustration, se lisait une profonde
incompréhension. Pourquoi avait-elle peur de lui?
songeait-il, déconcerté et rageur. Pendant quelques
minutes il l'avait sentie en in libérée, tout simplement
heureuse sous ses caresses, puis tout s'était évanoui
comme dans un songe... Quel traumatisme se dissimulait
derrière un comportement aussi incohérent ?
— Très bien, dit-il sèchement, comprenant qu'il était inutile
d'insister. Si tu veux m'aider, allons voir mes
pensionnaires pour nous assurer que tout va bien.
Il se dirigea vers les cages comme si rien ne s'était passé.
— Voici Mopsy, indiqua-t-il en lui montrant un chat qui
s'était cassé une patte et portait une attelle. Ici, c'est un
chien qui s'est fait mordre, et...
Il continua sur le même ton impersonnel et froid, tandis
que Catherine peinait à contenir ses larmes. Comment
pouvait-il se montrer aussi indifférent, comme si leur
baiser ne l'avait nullement affecté? N'était-ce pas la preuve
que le désir qu'il avait d'elle était l'expression d'un simple
besoin physique ?
Il n'était pas question qu'il soupçonne retendue de sa
détresse, résolut-elle avec l'énergie du désespoir.
Rassemblant ce qui lui restait de forces, elle osa affronter
son regard sans sourciller.
— Il paraît que ton nouveau collaborateur arrive demain,
dit-elle d'une voix dégagée qui la surprit elle-même. Tu
dois être soulagé...
— En effet, répondit-il sur le même ton. Je vais en in
pouvoir avoir de nouveau une vie privée !
Sandra serait certainement toute désignée pour partager
avec lui sa liberté recouvrée, songea Catherine avec
amertume tout en le suivant jusqu'à l'appartement.
Mais quand ils furent devant sa porte, il s'arrêta un instant.
— Maintenant que j'ai du temps, je pourrais peut-être
t'inviter à dîner au restaurant, dit-il. Il y a des tas
d'endroits ravissants dans la région que tu n'as pas pu
voir à pied.
A l'évidence, il n'avait pas renoncé à une aventure avec
elle, pensa Catherine, bien décidée à lui résister.
— Merci, mais après une journée de marche, je n'ai en
général qu'une seule envie : c'est d'aller me coucher,
répondit-elle d'un ton poli.
L'espace d'un instant, le regard de Kevin brilla d'un éclat
métallique.
— Comme tu voudras, convint-il en reprenant le ton glacial
qu'il avait eu pour lui présenter les animaux. Je suis désolé
de t'avoir fait prendre du retard ce soir. Cela n'arrivera
plus.
Elle cherchait quelque chose à lui répondre, mais n'en eut
pas le temps. En quelques secondes, il avait traversé le
couloir et disparu dans sa chambre, sans même prendre la
peine de lui souhaiter bonne nuit.
Longtemps, Catherine resta immobile dans l'obscurité,
avec l'envie aussi ridicule qu'insensée de le rejoindre dans
son lit. Mais bientôt, la raison prévalut et elle regagna sa
chambre à son tour en luttant contre les larmes.
Elle avait appris depuis l'enfance à affronter la solitude et
les rebuffades. Elle n'avait qu'à continuer, à présent...
7.
— Alors, c'est vous la mystérieuse Catherine dont j'ai tant
entendu parler! Je suis ravi de faire votre connaissance.
Un sourire chaleureux aux lèvres, Catherine saisit la main
que Martin lui tendait. Le nouveau collaborateur de Kevin,
un grand blond au sourire chaleureux, lui paraissait très
sympathique.
— Mystérieuse, n'exagérons rien! protesta-t-elle en riant.
Je suis sûre que Towerby voit dé iler tout l'été des
touristes autrement plus étonnants que moi !
— Peut-être, mais rarement d'aussi jolies ! Savez-vous que
toute la gent masculine de Towerby envie Kevin de vous
héberger?
Catherine rit de nouveau, amusée par ces propos
exagérés, avant de s'interrompre brusquement : Kevin
arrivait et leur jeta un regard tendu.
— Je t'attends pour voir quelques derniers points de détail
avec toi, Martin, déclara-t-il d'un ton sec.
— Je suis à toi, répondit ce dernier, apparemment peu
impressionné par le ton directif de son nouveau patron.
Catherine, elle, se rebiffa. Le travail attendait, certes, mais
Kevin pouvait tout de même les laisser bavarder quelques
instants ! Elle s'apprêtait à lui lancer une remarque acerbe
quand la porte d'entrée grinça. Sandra parut, le bras et la
main droits entourés d'un impressionnant bandage.
— Mon Dieu, que s'est-il passé? demanda Kevin en se
précipitant pour lui tenir la porte qu'elle avait visiblement
peine à ouvrir.
Martin, lui, ne bougea pas, ce que ne manqua pas
d'observer Catherine. Il se contenta de jeter à Sandra un
coup d'œil étonné sans esquisser le moindre sourire de
compassion.
— Je suis tombée à la maison, stupidement comme
toujours, en me prenant les pieds dans un tapis, répondit-
elle avec une mine désolée. J'ai une bonne foulure, et je
dois éviter tout mouvement du bras pendant quelques
jours.
— Mais alors que faites-vous ici? s'exclama Kevin. Il n'est
pas question que vous veniez travailler dans ces
conditions î Vous devez rester chez vous à vous reposer.
Une expression enjôleuse s'afficha sur le visage de Sandra.
— Non, je n'ai pas voulu abandonner le cabinet au
moment où il y a tant de travail, expliqua-t-elle. Je peux
être utile ici même avec un seul bras, ne serait-ce que pour
répondre au téléphone et prendre les rendez-vous. J'ai
pensé que peut-être Catherine pourrait m'aider pendant
quelques jours, ajouta-t-elle en se tournant vers cette
dernière à laquelle elle adressa, une fois n'était pas
coutume, un sourire presque chaleureux.
— Bien sûr, accepta aussitôt Catherine. Tu peux compter
sur moi, Kevin.
Kevin fronça les sourcils.
— Je peux demander à Mlle Napier de venir travailler ici
une semaine ou deux, proposa-t-il en in. Elle connaît bien
le cabinet pour vous avoir remplacée, Sandra.
— En effet, mais malheureusement elle est en vacances
chez sa sœur, expliqua la jeune femme d'un ton presque
triomphant.
Catherine lui jeta un regard surpris. Si elle ne l'avait pas
entendue quelques jours auparavant lui expliquer avec
violence qu'elle n'avait rien à faire au cabinet, elle aurait
presque pu croire qu'elle avait changé d'avis et souhaitait
à tout prix sa présence. Mais naturellement, c'était
impensable. Sandra la détestait...
Après avoir hésité, Kevin dut se rendre à l'évidence : l'aide
de Catherine permettrait au cabinet de tourner dans une
période particulièrement chargée. Mais l'air fâché avec
lequel il accepta cette solution en disait long sur ses
pensées profondes : il n'avait aucune envie de côtoyer la
jeune femme...
— La journée commence bien ! s'exclama alors Martin
d'un air amusé. Deux nouveaux collaborateurs, Kevin, ça
se fête !
Kevin, la mine sombre, ne répondit pas et disparut à la
hâte dans son bureau, tandis que Martin se tournait vers
Sandra.
— Alors, tu travailles toujours ici ? demanda-t-il d'un air
distant.
— Comme tu vois..., répondit-elle sèchement avant de
quitter la pièce sans plus s'intéresser à lui.
Quel manque d'égards! songea Catherine, choquée, sans
oser regarder Martin. Ce dernier haussa les épaules avec
indifférence : il ne semblait ni surpris ni affecté par
l'absence de délicatesse de Sandra. De toute évidence, il
avait compris que si Sandra l'avait délaissé, c'était parce
qu'elle cherchait désormais à séduire Kevin.
Comment ces deux-là allaient-ils réussir à travailler
ensemble? songea Catherine, perplexe.
Décidément, la vie au cabinet promettait d'être pleine de
rebondissements...

En effet, l'atmosphère les jours suivants fut étrange, et l'on


sentait sous le calme apparent de multiples tensions...
Par bonheur, Martin se révéla être un garçon charmant et
toujours de bonne humeur, ce dont Catherine ne put que
se féliciter : avec lui, on ne s'ennuyait jamais. Par ailleurs, il
était également très ef icace sur le plan professionnel, ce
qui déchargea Kevin de la somme de tâches qui
l'accablaient jusque-là.
Avec Sandra, Martin se comportait tout à fait normalement
: il ne semblait même nullement lui tenir rigueur du passé.
Il ne recherchait certes pas sa compagnie, mais semblait la
supporter sans dif icultés. La jolie blonde, quant à elle,
était tout sourires, non seulement avec Kevin, mais aussi
avec Martin, et plus étonnant encore, avec Catherine. Que
s'était-il passé pour expliquer un tel revirement? se
demandait cette dernière avec perplexité. Cette sollicitude
soudaine ne cachait-elle pas autre chose ? Elle avait une si
mauvaise impression de la jeune femme qu'elle craignait le
pire.
Elle n'eut pas à attendre longtemps pour en avoir le cœur
net.

Le quatrième jour, elle était en train de préparer la pâtée


des pensionnaires quand Martin la rejoignit dans la cuisine
du cabinet.
— Mmmhh... ! lança-t-il. Quelle bonne odeur ! J'en ai l'eau à
la bouche...
— Je ne mangerais pas ça pour un empire, protesta
Catherine en riant, même si c'est parfaitement sain ! Et
Dieu sait que je ne suis pas une habituée des grands
restaurants.
— A propos, un nouveau restaurant chinois vient d'ouvrir
en ville, indiqua Martin. Que dirais-tu d'aller l'essayer avec
moi? Je déteste aller au restaurant tout seul !
Elle n'eut pas le loisir de lui répondre, car Kevin poussa la
porte, l'air sévère, et interrompit brutalement leur
conversation.
— Catherine,. Martin, voulez-vous me suivre dans mon
bureau? demanda-t-il d'une voix glaciale. J'ai à vous parler.
L'affaire semblait grave, se dit Catherine en le suivant,
après avoir échangé un coup d'œil surpris avec Martin.
Que leur voulait-il pour arborer un air aussi solennel ?
Les bras croisés, Sandra les attendait déjà dans le bureau
de Kevin, un masque impénétrable sur son visage
soigneusement maquillé, ses yeux verts brillant d'une
excitation malsaine.
— Sandra vient de m'informer d'un grave problème,
déclara Kevin d'une voix tendue. Il manque une grosse
somme dans le coffre. L'un d'entre vous aurait-il emprunté
de l'argent en oubliant de le signaler?
— Tu plaisantes, Kevin, j'espère! lança Martin avec
indignation.
Kevin le dévisagea avec attention et sembla convaincu.
— Et toi, Catherine?
Choquée, la jeune femme se sentit rougir. Comment
pouvait-il croire un instant qu'elle était capable d'un tel
acte?
— Mais, je..., bafouilla-t-elle. Non, je n'ai pas pris cet argent
!
— Je ne pensais pas non plus que tu l'aurais fait, remarqua
Kevin d'un ton radouci.
A ces mots, Sandra se redressa, une expression mauvaise
sur le visage.
— Vous n'avez pas la moindre hypothèse, Sandra?
demanda Kevin.
— Eh bien, c'est-à-dire que...
Elle prit une profonde inspiration et se lança.
— Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qui a
fait le coup, dit-elle sans hésiter. Martin a travaillé
longtemps au cabinet sans qu'il y ait le moindre incident;
moi, je suis ici depuis dix-huit mois et jusqu'à maintenant,
je vous ai toujours donné satisfaction. Mais Catherine...
A cet instant elle lança un regard assassin à la pauvre
Catherine, qui avait l'impression de vivre un cauchemar.
— Catherine a eu accès au coffre depuis quelques jours,
poursuivit Sandra d'un ton per ide. J'avais du mal à ouvrir
la porte à cause de mon bras et je lui ai demandé de
retirer de l'argent. Elle sait parfaitement comment
fonctionne la serrure, il lui était donc très simple de
subtiliser de l'argent à notre insu à tous.
Il y eut un silence terrible, pendant lequel Kevin, Martin et
Catherine échangèrent un long regard stupéfait. Kevin
allait-il croire les accusations mensongères proférées par
Sandra? se demanda Catherine, atterrée. Et Martin la
défendrait-il s'il en était besoin ?
Retenant son souf le, elle attendit la réaction de Kevin, le
cœur battant à tout rompre, avec l'impression atroce
d'être un animal pris au piège.
Le silence se prolongeait, de plus en plus insupportable.
Les yeux ixés sur Sandra, Kevin ne bougeait pas, et rien
ne transparaissait de ses pensées.
Puis, au moment où Catherine, à bout de nerfs, allait
s'emporter et lui demander de prendre parti, il rompit le
silence.
— Sandra, auriez-vous l'obligeance de défaire votre
bandage pour nous montrer votre blessure ? demanda-t-il.
Le visage de la jeune femme se figea.
— Mais voyons, Kevin, vous n'y pensez pas ! s'exclama-t-
elle en rougissant. C'est une vilaine plaie, et il n'est pas
question que je... D'ailleurs, quel est le rapport avec le
problème qui nous occupe? Je vous signale que nous
n'avons toujours pas trouvé qui a volé les 200 livres. Si
vous m'écoutiez, vous comprendriez que...
— Kevin, je n'ai pas pris cet argent, interrompit Catherine
d'une voix tremblante. Je n'ai aucun moyen de le prouver,
mais...
Cette fois, ce fut Kevin qui lui coupa la parole.
— Je n'ai pas pensé un seul instant que tu étais une
voleuse, affirma-t-il avec douceur.
— Mais alors, qui a bien pu faire le coup ? s'exclama
Martin.
— J'ai ma petite idée sur la question, Martin, assura Kevin.
Appelle la police, je suis sûr que Sandra pourra l'aider
dans son enquête. Il est temps que cesse cette mauvaise
comédie...
Sandra se redressa et jeta un regard offusqué à Kevin.
— Que voulez-vous insinuer par là? C'est incroyable ! Vous
me soupçonnez alors que je me suis dévouée pour vous
depuis des mois, et vous m'accusez sans même prendre la
peine de fouiller les affaires de cette parasite qui s'incruste
chez vous et que tout désigne comme responsable!
— Sandra, ça suf it ! coupa Kevin d'un ton glacial. J'en ai
assez d'entendre vos mensonges. Vous vous expliquerez
avec le commissaire. D'ailleurs, certains des billets volés
étaient neufs et n'ont été manipulés que par moi... et le
voleur. Nous trouverons ses empreintes, à moins qu'il ait
eu l'intelligence de porter des gants...
— Des gants ! s'exclama Sandra en blêmissant. Mais, je...
S'effondrant soudain, elle se précipita vers Martin qui
s'apprêtait à prendre le téléphone pour prévenir le
commissariat.
— Non ! cria-t-elle d'une voix étranglée. Je vais tout vous
avouer, mais n'appelez pas la police !
— Vous n'aviez pas pensé aux gants, Sandra, remarqua
Kevin avec cynisme. Quel manque de présence d'esprit!
— J... je n'ai pas pris l'argent pour moi ! bafouilla-t-elle
lamentablement. C'était juste...
— Pour faire accuser Catherine, compléta Kevin. Joli
procédé...
Le visage déformé par la haine, Sandra se tourna vers
Catherine.
— Oui, c'est vrai ! s'exclama-t-elle. Je voulais qu'elle s'en
aille. Avant son arrivée, tout allait bien, et aujourd'hui...
— Où est l'argent? coupa Kevin. Sandra baissa la tête,
vaincue.
— Sous le matelas de Catherine, admit-elle d'une voix
sourde. Je vous l'ai dit, je n'ai jamais eu l'intention d'utiliser
cette somme à mon profit.
— Ce que vous avez fait est bien pire, souligna Kevin d'une
voix dure. Vous avez mis en jeu la réputation et l'honneur
de Catherine par vos mensonges.
Pendant tout ce temps, Martin était resté coi, et ses yeux
écarquillés en disaient long sur sa stupéfaction.
— Je ne peux pas croire que Sandra ait commis une telle
abomination, déclara-t-il en in. Comment as-tu compris
aussi vite, Kevin ?
— Parce que je savais que Catherine n'était pas capable de
malhonnêteté, répondit Kevin sans hésiter.
A ces paroles, une joie intense envahit cette dernière. Si
Kevin ne l'avait jamais soupçonnée, cela signi iait que
l'opinion qu'il avait d'elle n'était pas aussi négative qu'elle
le craignait.
— Je vous en prie, n'appelez pas la police, bredouilla
Sandra dont la belle assurance avait soudain fondu comme
neige au soleil. Je ferai ce que vous voudrez, mais
n'appelez pas la police...
— Je pense que nous pouvons régler ceci sans faire
intervenir les autorités, murmura Catherine. Je ne tiens pas
à porter plainte.
Kevin lui lança un regard surpris.
— En es-tu certaine ? Tu mesures bien ce qui aurait pu se
passer si nous avions cru Sandra et si nous avions fouillé
ta chambre ?
Catherine, bouleversée, prit une profonde inspiration pour
recouvrer le contrôle d'elle-même.
— Oui, je sais ce que je risquais. Mais j'insiste pour que
nous enterrions l'affaire.
Kevin haussa les épaules dans un geste d'impuissance.
— Je n'approuve pas cette attitude, toutefois tu es la seule
en l'espèce à pouvoir prendre une décision. Mais dans ce
cas...
Il se tourna vers Sandra qu'il dévisagea avec mépris.
— Vous avez cinq minutes pour quitter les lieux, et je ne
veux plus jamais vous revoir, annonça-t-il froidement. Pas
plus que je ne veux vous voir tourner autour de Catherine,
évidemment. A vrai dire, je vous engage vivement à quitter
la ville et à chercher du travail ailleurs. Votre départ ne
sera une perte pour personne.
Sandra releva la tête, soudain ragaillardie à la perspective
que la police resterait à l'écart de tout ceci.
— Oh, ne vous en faites pas, je n'ai pas la moindre envie de
rester parmi vous, et je serai bien plus heureuse ailleurs !
lança-t-elle d'un air de dé i, le visage déformé par la rage
et par la jalousie. Mais vous allez voir ce qui vous attend
avec cette ille, Kevin ! Vous n'êtes pas au bout de vos
peines, et un jour ou l'autre vous regretterez de m'avoir
chassée ainsi !
Et sur ces paroles vengeresses, elle sortit comme une furie
en claquant la porte derrière elle.
— Ça va, Catherine ? demanda aussitôt Kevin d'un air
soucieux.
La jeune femme baissa la tête, les larmes aux yeux. Tout se
bousculait dans son esprit et elle ne savait plus où elle en
était tant les émotions qu'elle venait d'éprouver étaient
fortes et contradictoires. D'abord, cette terrible accusation
et la terreur de ne pas pouvoir prouver sa bonne foi, et
ensuite le soutien indéfectible de Kevin qui pas un instant
ne lui avait ôté sa con iance, avant ces derniers instants où
la haine de Sandra était remontée à la surface, plus vivace
que jamais. C'était trop pour elle...
Mais elle ne devait pas s'effondrer, pensa-t-elle dans un
sursaut de volonté. Pas devant Kevin tout au moins...
— Catherine, reprit-il, parle-moi !
Martin avait discrètement quitté la pièce et ils étaient à
présent en tête à tête. Raison de plus pour garder ses
distances, pensa Catherine, sur ses gardes.
— Que vas-tu faire maintenant que tu as perdu ta
réceptionniste ? demanda-t-elle alors en affectant un ton
dégagé.
Kevin la dévisagea, incrédule.
— Pourquoi mets-tu toujours ton point d'honneur à
dissimuler tes émotions ? demanda-t-il. Je suis sûr que tu
as envie de pleurer, de crier, de te défouler après la scène
atroce que tu viens de vivre, alors fais-le, bon Dieu, au lieu
de jouer l'insensibilité comme tu as l'habitude de le faire !
Que crains-tu donc ? De me montrer que tu es un être
humain ? Au début, je croyais que tu avais peur des
hommes, mais je constate que tu semblés trouver Martin à
ton goût et...
— Martin ? Je n'ai aucune attirance particulière pour
Martin, protesta Catherine. J'apprécie sa personnalité, tout
simplement!
Une ombre passa dans le regard de Kevin.
— Tiens ! J'aurais juré que tu étais sous son charme
lorsque j'ai interrompu votre conversation tout à l'heure.
— Kevin, je t'assure que...
Mais il ne la laissa pas terminer. Elle n'eut même pas le
temps de réagir que déjà il la prenait dans ses bras et lui
fermait la bouche d'un baiser.
Son corps puissant se pressait contre le sien, et elle fut
soudain enivrée par le contact de ses cuisses musclées, de
sa large poitrine. Une telle virilité se dégageait de Kevin
qu'elle en eut la tête qui tournait. Comment lui résister
alors qu'elle rêvait de ses baisers, que chaque parcelle de
son corps appelait ses caresses ?
Kevin continuait à l'embrasser avec une ardeur de plus en
plus pressante, et la jeune femme oublia tout pour
savourer chaque seconde de cette étreinte grisante.
Ce fut le bruit des pas de Martin dans le couloir qui les
interrompit.
Une dernière fois, Kevin la serra contre lui à l'étouffer.
Puis, le visage enfiévré de désir, il la dévisagea longuement.
— Tu vois ? murmura-t-il d'une voix rauque. Tu vois ce
dont tu te prives, ce dont tu nous prives ?
Puis il la lâcha et s'écarta d'elle, tandis que les pas de
Martin s'éloignaient.
— Je sais, mais..., murmura Catherine, bouleversée.
Comment lui expliquer qu'elle ne cherchait pas avec lui la
seule satisfaction physique, et que la certitude qu'il ne
l'aimait pas lui était une infinie douleur ?
— Non, murmura-t-il en souriant. Ne dis rien, ou en tout
cas rien que je ne souhaite entendre. Aujourd'hui, je
propose que tu m'accompagnes dans mes visites. Tu veux
bien? Tu as besoin de te changer les idées après cette
scène pénible, et j'en pro iterai pour te montrer des coins
que tu ne connais pas.
— Mais... Et le cabinet?
— Ne t'inquiète pas, assura Kevin. Il y a Martin, et je vais
de ce pas téléphoner à Mlle Napier. Je suis sûr que,
contrairement à ce qu'a prétendu Sandra, elle n'est pas en
vacances, et se fera un plaisir de venir nous dépanner. J'ai
entendu dire que sa retraite récente lui pèse.
— Mais, je...
— Mais, je... rien du tout ! rétorqua gaiement Kevin. Je
promets d'être sage ! Tu vois, tu n'as aucun souci à te faire
!
Il était si irrésistible avec son sourire taquin, et semblait
tout à coup si disponible et accessible qu'elle n'hésita pas
longtemps. Pourtant, elle savait au fond d'elle-même que
passer ainsi une journée en tête à tête avec lui revenait à
jouer avec le feu.
— D'accord, convint-elle.
— Très bien. Nous tablerons sur un départ en in de
matinée, après les interventions. Peux-tu préparer un
pique-nique pendant que je contacte Mlle Napier? Il faut
que je file : mon premier malade m'attend !
Deux heures plus tard, Catherine était occupée à répondre
au téléphone pendant que Kevin recevait un patient quand
on sonna à la porte.
Quand Catherine ouvrit, elle se retrouva nez à nez avec
une dame d'un certain âge, à la silhouette replète et au
sourire conquérant.
— Je suis Mlle Napier, annonça-t-elle avec assurance, et
vous devez être Catherine. Kevin m'a tout raconté, mais
rassurez-vous, je sais tenir ma langue ! Pour tout vous
dire, je n'ai jamais eu une très bonne opinion de cette
Sandra avec ses minauderies perpétuelles. Ce qui vient de
se passer ne m'étonne guère...
Et elle continua sur le même ton, faisant toute seule les
questions et les réponses. Catherine, d'abord médusée,
tomba bientôt sous le charme de cette personne au franc-
parler et au regard droit. On lui en pardonnait presque
d'être aussi bavarde !
— Vous me rappelez quelqu'un ! lança soudain Mlle
Napier en observant Catherine avec attention/Vous avez
de la famille à Towerby ?
Il sembla à la jeune femme que son cœur s'arrêtait de
battre. Peut-être était-elle en in près du but, alors même
qu'elle commençait à abandonner tout espoir de retrouver
la trace de sa mère ?
— Non. En in, si..., bredouilla-t-elle en essayant de
maîtriser son excitation. Une parente s'est installée ici il y a
une vingtaine d'années. Une certaine Anna Mitchell. Vous
la connaissez peut-être ?
Elle lança à Mlle Napier un regard implorant, mais ses
espoirs furent une nouvelle fois déçus.
— Non, répondit cette dernière après avoir ré léchi
quelques secondes. Ce nom ne me dit rien... Mais peut-être
que ça me reviendra plus tard ! Bon, je vais retrouver
Kevin, il doit avoir besoin de moi. A bientôt !
Le premier moment d'intense déception passé, Catherine
s'exhorta à ne pas perdre courage. Si sa mère ne vivait pas
à Towerby, elle la chercherait ailleurs, où qu'elle soit. Et
elle la trouverait, elle en avait la certitude !
Après avoir préparé un pique-nique avec les moyens du
bord, Catherine monta se changer. Quand elle quitta sa
chambre, le regard qu'elle jeta dans son miroir la rassura :
avec son jean et son T-shirt vert amande qui mettait en
valeur son teint de pêche et la blondeur naturelle de ses
longs cheveux, elle se sentait bien, prête à affronter le
regard de Kevin.
Il l'attendait au bas de l'escalier, et la lueur admirative
qu'elle lut dans ses yeux quand il aperçut sa silhouette
gracile aux formes féminines la troubla infiniment.
En passant la journée avec lui, elle prenait des risques,
certes. Mais le plaisir qu'elle goûtait en sa compagnie valait
tous les risques du monde, non?
8.
— C'est le paradis sur terre, murmura Kevin, les bras
croisés derrière la tête, tout en inspirant profondément.
Il s'étira avec béatitude sur la couverture étendue à même
l'herbe, et contempla, admiratif, le paysage qui s'offrait à
son regard.
La faim les avait saisis vers midi, après les deux premières
visites de Kevin et, d'un commun accord, ils avaient choisi
pour pique-niquer un site en hauteur, qui dominait les
collines verdoyantes. Après avoir dévoré à belles dents les
sandwichs préparés par Catherine, ils se reposaient à
présent au soleil, tandis que les chiens gambadaient autour
d'eux, à l'affût des odeurs laissées par le gibier abondant à
cette période de l'année.
Oui, c'était le paradis, songea Catherine tandis qu'une
boule se formait dans sa gorge. Seigneur ! Pourquoi avait-
elle tout à coup envie de pleurer, pourquoi se montrait-elle
incapable de lutter contre le désespoir qui l'envahissait?
La réponse était d'une cruelle simplicité : elle savait que ce
paradis ne durerait pas pour elle, et entrevoir ainsi
fugitivement un bonheur éphémère lui était insupportable.
Elle aimait Kevin du plus profond de son être et brûlait de
se donner à lui — ce qu'elle s'interdisait farouchement.
Certes, connaître le plaisir avec lui constituerait la plus
merveilleuse des expériences, mais, à terme, s'abandonner
à ses pulsions lui vaudrait une terrible souffrance. Car,
dans quelques jours, quelques semaines, quelques mois, il
se lasserait d'elle et la rejetterait, elle le savait ! Pourquoi
n'agirait-il pas ainsi? Depuis sa plus tendre enfance, c'était
de cette façon qu'on l'avait toujours traitée ! Il n'y avait
aucune raison pour que Kevin soit différent des autres...
Elle se redressa sur ses coudes et se plongea dans la
contemplation du paysage pour qu'il ne perçoive pas sa
détresse.
— Tu es si belle, murmura-t-il alors avec une douceur qui
acheva de l'anéantir. Sais-tu que l'image de ton visage, de
tes yeux si bleus, de chacun de tes traits, me poursuit toute
la journée? J'essaie de me concentrer sur ce que je fais,
mais ton souvenir m'obsède trop pour que je puisse y
parvenir. Parfois, j'ai l'impression que je deviens fou...
— Arrête, ordonna-t-elle d'une voix étranglée.
— Je ne peux pas, Catherine. Tu as envahi mon esprit, et je
ne sais même pas quelle est ton opinion sur moi ! C'est
absurde, n'est-ce pas ? Bien sûr, je sais que tu es attirée
par moi physiquement, mais parfois, je te sens te rétracter
et... j'ai même l'impression de te faire peur. Que redoutes-
tu, Catherine ? demanda-t-il d'une voix grave.
— Rien de particulier, répondit-elle en maîtrisant avec
peine le tremblement de sa voix.
Il la dévisagea avec intensité, comme s'il cherchait à percer
le mystère qui se cachait sous son visage angé-lique.
— Alors, que se passe-t-il ? reprit-il. Il y a en toi quelque
chose que je n'arrive pas à comprendre, comme si tu
cherchais à te protéger, mais de quoi ?
« De moi-même, eut-elle envie de répondre, les larmes aux
yeux. De la violence de cet amour que j'éprouve pour toi,
et de ce que sera ma douleur quand tu me quitteras... »
Car Kevin ne saurait se satisfaire longtemps d'elle, elle en
était persuadée. Or, si elle devenait sa maîtresse et qu'il la
quittait, elle en mourrait...
— Il n'y a rien à comprendre, af irma-t-elle d'un ton
dégagé qui sonna faux.
Puis elle se leva et se mit à rassembler les reliefs de leur
repas en tournant le dos à Kevin pour qu'il ne lise pas sur
son visage sa profonde détresse.
Kevin lui jeta un regard blessé. Encore une fois, elle se
recroquevillait dans sa coquille : il ne tirerait plus rien
d'elle, semblait-il penser.
— Très bien, dit-il en se levant à son tour et en jetant un
coup d'œil à sa montre. Si je veux avoir le temps de inir
mes visites, mieux vaut ne pas trop tarder, tu as raison...
Il avait repris le ton posé et directif du vétérinaire
débordé, songea Catherine avec amertume. Comment
pouvait-il passer d'un registre à l'autre avec une telle
rapidité? N'était-ce pas le signe que ce qu'il éprouvait pour
elle n'était que superficiel?
Dans la voiture, Kevin se tourna vers elle.
— Je suis sûr que les gens vont jaser sur ta présence
auprès de moi aujourd'hui, dit-il. D'ailleurs, cela m'est égal,
et ne fera que renforcer ma réputation de mauvais garçon,
parfaitement exagérée au demeurant.
— De mauvais garçon? reprit Catherine d'un ton étonné.
Pourquoi, aurais-tu fait les quatre cents coups ?
Il éclata de rire.
— Les quatre cents coups, certainement pas ! protesta-t-il.
Mais Towerby est une petite ville, et les gens parlent... En
réalité, contrairement à bien d'autres garçons de ma
génération, je n'ai jamais été attiré par les aventures
faciles.
Il lui jeta un bref coup d'œil.
— Tu me crois, au moins? demanda-t-il.
Mal à l'aise, elle fixa la route devant elle sans répondre.
— Tu me crois ? répéta-t-il avec insistance.
— Je suis sûre que tu as toujours eu une conduite
angélique, répliqua-t-elle sur le ton de la plaisanterie pour
détendre l'atmosphère.
— Je n'ai pas dit ça ! Je veux simplement que tu
comprennes que je ne suis pas un coureur de jupons ! J'ai
fait des choses dans ma vie que je regrette, mais pas ça...
Pourquoi se con iait-il ainsi? s'interrogea Catherine.
Cherchait-il à la rassurer, à l'apprivoiser? Elle n'obtint pas
de réponse à ses questions, car Kevin prit soudain un
chemin de terre et s'arrêta devant une ravissante ferme au
toit de chaume, nichée dans un jardin fleuri.
— Nous sommes chez mon parrain, expliqua Kevin. Bill
élève des moutons et je dois en vacciner une partie
aujourd'hui. Cette fois-ci, je suggère que tu sortes de la
voiture pour te présenter. Martha et Bill savent que nous
t'hébergeons, et seront ravis de faire ta connaissance.
Bill et Martha étaient en grande conversation avec
l'ouvrier agricole quand ils aperçurent les deux jeunes
gens. Une fois les présentations faites, Martha prit
Catherine par le bras.
— Venez, je vais préparer un café pour tout le monde
pendant que Kevin of icie, lui glissa-t-elle à l'oreille avec un
sourire. Nous bavarderons tranquillement dans la cuisine.
Après avoir mis l'eau à bouillir, Martha se tourna vers
Catherine, et cette dernière nota l'élégance naturelle de
cette jolie femme de cinquante ans.
— Il paraît que vous habitez chez Janice et Kevin ? lança-t-
elle en proposant à la jeune ille de s'asseoir à la longue
table en chêne. Kevin est le illeul de Bill, qui l'adore, et
comme homme et comme vétérinaire ! Il n'a con iance
qu'en lui pour soigner ses animaux. Vous le connaissez
depuis longtemps ?
Catherine apprécia l'attitude directe et sans détours de
Martha.
— Non, répondit-elle. A vrai dire, je l'ai rencontré il y a
moins d'un mois.
— Ah..., it Martha, visiblement étonnée. Je croyais que
vous étiez des amis de longue date. Kevin est un homme
merveilleux, vous l'avez certainement déjà compris. Vous
savez qu'il a perdu sa femme ?
Catherine hocha la tête en signe d'assentiment, en se
demandant ce que signi iait cette question, tandis que
Martha reprenait la parole sans attendre la réponse de
Catherine :
— Kevin a été admirable pendant cette épreuve, il l'a
soignée jusqu'au bout, reprit-elle d'une voix sourde.
Marión était traumatisée à l'idée de mourir à l'hôpital et il
a tout pris en charge. Entre son métier et les soins, je ne
sais pas comment il a réussi à mener tout de front, mais il
l'a fait... sans jamais flancher.
Une ombre passa sur son visage, et elle lança à Catherine
un regard incisif.
— Il a vécu des moments terribles, murmura-t-elle, comme
si elle se parlait à elle-même, et il a droit au bonheur, à
présent. Nous l'aimons beaucoup Bill et moi, et nous avons
très peur de le voir souffrir de nouveau...
Ces paroles sonnèrent aux oreilles de Catherine comme un
avertissement. Martha, animée des meilleures intentions
du monde, pensait peut-être que Kevin songeait à refaire
sa vie avec elle ? Comme elle se trompait !
— Je n'ai pas plus envie que vous de le voir souffrir,
déclara-t-elle alors, la gorge serrée par l'émotion.
La conversation s'arrêta là, car les hommes arrivaient.
Après avoir rapidement avalé une tasse de café, Kevin
donna le signal du départ. Martha embrassa Catherine
avec chaleur, visiblement conquise, tandis que Bill serrait
la main de Kevin. Quelques minutes plus tard, les deux
jeunes gens se retrouvèrent de nouveau seuls dans la
Land Rover.
Catherine restait silencieuse : elle songeait aux paroles de
Martha, et au drame affreux qu'avait vécu Kevin. Comment
imaginer un instant qu'il était capable de se lancer dans
une relation durable après ce qu'il venait de subir? Non,
c'était impensable ! Et si un jour le désir de fonder de
nouveau un foyer le reprenait, ce ne serait certainement
pas elle qu'il choisirait comme partenaire !
— Tu es muette? demanda Kevin au bout d'un moment.
Martha aurait-elle été maladroite? Elle a un cœur d'or,
mais elle se montre parfois très... directe. Elle ne t'a pas
blessée, j'espère?
— Non. Je l'ai trouvée très sympathique. Mais j'ai été
étonnée qu'elle ne me parle pas de ses enfants. Elle n'en a
pas?
— C'est la seule ombre dans l'existence de Bill et Martha,
indiqua Kevin. Ils sont tous les deux issus de familles
aisées, ont hérité d'excellentes terres agricoles qui leur
permettent de vivre agréablement dans leur ferme, mais
malheureusement ils n'ont jamais pu avoir d'enfants.
Martha a fait fausse couche sur fausse couche, et ce
problème est devenu obsessionnel, au point que leur
couple a failli ne pas y résister. Et puis, un jour, elle a
compris qu'elle devait prendre des distances par rapport à
cette stérilité, sous peine de tout gâcher pour elle et pour
ceux qui l'entouraient.
Il s'interrompit pour décocher à Catherine un regard
spéculatif.
— Il y a des gens qui passent à côté du bonheur toute leur
existence, pour la bonne et simple raison qu'ils n'arrivent
pas à surmonter leur traumatisme, ajouta-t-il avec une
soudaine gravité.
A cet instant, il ne parlait pas de Martha, comprit tout à
coup Catherine. C'était bien à elle qu'il s'adressait, mais
quel message voulait-il lui transmettre?
— Par chance, Martha a eu suf isamment de lucidité pour
s'en rendre compte, et pour transformer cet échec en
réussite, reprit-il. Avec beaucoup d'obstination, elle a
réussi à convaincre Bill que leur grande maison vide était
capable d'accueillir des enfants en dif iculté. Pendant de
nombreuses années, ils ont ainsi eu chez eux des
adolescents à problèmes, des enfants maltraités — tous les
laissés-pour-compte dont personne ne voulait plus, et ils
ont réussi dans la plupart des cas à les remettre sur le
droit chemin. Puis, quand ils ont été plus âgés, ils ont
convaincu l'administration de leur con ier le même genre
d'enfants pour des séjours de vacances. Ils ont adopté
leurs six premiers pensionnaires, qui vivent aujourd'hui
dans la région et ont eux-mêmes des enfants. Les réunions
de famille chez eux sont plutôt animées, comme tu peux
l'imaginer...
Catherine resta silencieuse un moment.
— Tu veux dire que ce qui a d'abord été un drame est
devenu leur chance, c'est ça? murmura-t-elle en in d'une
voix indécise.
— Je veux simplement dire qu'il faut apprendre à vivre
avec les cartes que le sort vous a données, même si elles
sont mauvaises. La vie n'est pas toujours facile, c'est vrai,
mais certains individus choisissent de ne pas se remettre
des coups qu'ils ont reçus et de ressasser indé iniment
leurs souffrances, alors que d'autres relèvent la tête et
tournent la page. Je souhaiterais pour ma part ne jamais
appartenir à la première catégorie.
Il se tut et la jeune femme, mal à l'aise, sentit qu'il avait les
yeux ixés sur elle. Elle refusait de ré léchir au sens de ses
paroles, pensa-t-elle, butée. N'était-il pas facile à Kevin de
lui donner des leçons alors qu'il avait toujours vécu
entouré d'une famille aimante ? Il ne pouvait pas
comprendre ce qu'elle ressentait...
Jamais elle ne pourrait surmonter le fait d'avoir été
abandonnée par sa mère à la naissance, elle en était
certaine. Sa personnalité tout entière s'était construite
autour de cette absence d'amour. Elle portait au plus
secret d'elle-même une blessure profonde que rien ni
personne ne pourrait jamais guérir.
L'amertume et la désillusion l'habitaient : elle n'attendait
rien de l'existence et n'avait foi en personne — pas même
en Kevin qui pourtant l'avait recueillie, soignée, défendue
face aux accusations de Sandra.
Comme s'il avait lu dans ses pensées et comprenait à quel
point elle était enfermée dans sa propre logique, il arrêta
soudain la voiture sur le bas-côté et éteignit le moteur.
— Sortons, dit-il. J'ai quelque chose à te dire et ce sera plus
facile en marchant. Il y a un ruisseau dans la forêt un peu
plus loin, les chiens pourront se désaltérer.
Que lui voulait-il encore? songea Catherine, un peu agacée.
Allait-il lui faire d'autres recommandations inutiles? Il
perdait son temps...
— Marchons, si tu y tiens, murmura-t-elle avec un soupir
résigné en le suivant sur le chemin qui s'enfonçait dans les
sous-bois.
L'air embaumait de senteurs printanières et une légère
brise rafraîchissait agréablement l'atmosphère. Tout était
si calme, si harmonieux ! pensa-t-elle, le cœur serré. Elle
aurait tant voulu participer elle aussi à cette paix, mais
c'était impossible... Ils cheminaient en silence, et Catherine
attendait, sur la défensive. Si Kevin revenait à la charge,
elle lui expliquerait qu'elle n'avait que faire de ses bonnes
intentions. En in, il ralentit légèrement le pas et se tourna
vers la jeune femme, les traits tendus.
— Je n'aimais pas Marion quand nous nous sommes
mariés, déclara-t-il d'une voix grave qui résonna sous la
futaie.
— Comment? s'écria Catherine. Mais alors, pourquoi l'as-
tu épousée ?
Un éclat douloureux brilla dans le regard de Kevin.
— Laisse-moi t'expliquer, poursuivit-il avec effort. Tout a
commencé au lycée. Nous étions une bande de copains si
proches que nous avions conclu une sorte d'accord tacite
pour préserver notre amitié. Nous ne devions pas avoir
d'aventure amoureuse les uns avec les autres, et cette
règle fut longtemps respectée. Puis, nous avons tous eu
notre bac, mais seuls Marion et moi avons rejoint l'école
vétérinaire. Au cours de cette première année, nous avons
passé beaucoup de temps ensemble, et Marion était
souvent malade. Je ne m'inquiétais pas, car elle me répétait
que ce n'était pas grave. En fait, elle présentait déjà les
premiers symptômes du mal qui allait l'emporter. J'aurais
dû-Catherine perçut un sentiment de culpabilité si
douloureux dans sa voix qu'elle ne put s'empêcher
d'intervenir. Dans un geste spontané de compassion, elle
posa sa main sur le bras de Kevin.
— Comment aurais-tu deviné, Kevin ? murmura-t-elle avec
une infinie douceur.
— J'aurais dû, répéta-t-il, le visage fermé. Mais Marion
avait la phobie des médecins et des médicaments. Elle
préférait ne pas se soigner plutôt que d'aller consulter. Et
quand elle a ini par le faire, c'était trop tard... Elle a eu une
crise terrible au moment des examens de in d'année, et a
alors compris brutalement la gravité de son état. J'étais à
ses côtés : elle s'est effondrée dans mes bras. C'est là
qu'elle m'a avoué qu'elle avait toujours été amoureuse de
moi sans jamais oser se déclarer.
Il y eut un silence, long et pesant.
— Puis elle a béné icié d'une rémission, poursuivit Kevin.
Pendant près d'un an, le traitement lui a permis de mener
une vie presque normale, et nous nous sommes mariés. Je
savais que devenir ma femme était son souhait le plus
cher, et j'ai voulu la rendre heureuse pour les quelques
mois qui lui restaient à vivre. Elle l'a été, et moi aussi de la
voir renaître ainsi...
Brusquement, il s'éloigna de Catherine et avança à grandes
enjambées, comme s'il voulait chasser le souvenir de ces
heures tragiques.
— Je suis désolée, marmonna-t-elle d'une voix presque
inaudible. Désolée pour vous deux...
Il se retourna brusquement vers elle. Ses traits ravagés
témoignaient de sa souffrance intérieure.
— Ce n'est pas pour t'apitoyer que je t'ai raconté mon
histoire, Catherine, mais pour que tu comprennes où j'en
suis ! Tu me rends fou, Catherine, tu as pris possession de
mon existence, de mes pensées, de mes rêves ! Est-ce que
tu te rends compte du pouvoir que tu as sur moi? Je n'ai
jamais ressenti un sentiment aussi violent... Parfois, j'en ai
peur moi-même.
Bouleversée, Catherine comprenait peu à peu la portée de
ses paroles. Cette fois, ce qu'elle n'avait jamais osé espérer,
mais qu'elle commençait de plus en plus à soupçonner, se
véri iait : Kevin avait prononcé le mot de sentiment. Le
cœur battant, elle attendit qu'il reprenne la parole. Se
pouvait-il vraiment que... ?
— Je t'aime, Catherine, déclara-t-il d'une voix rendue
rauque par l'émotion. Je n'ai jamais dit ces mots à aucune
autre femme. Tu me crois ?
Le bonheur était à portée de main, comprit-elle, éperdue.
Saurait-elle le saisir? Mais au moment où tout allait peut-
être basculer, les démons du passé la reprirent. Non, il ne
pouvait pas l'aimer ! songea-t-elle, anéantie par cette
terrible évidence. Personne ne l'avait jamais aimée,
pourquoi le ferait-il ? Depuis l'enfance, elle n'avait connu
que trahison et haine, et au mieux indifférence. Pour se
protéger, elle avait appris à ne faire con iance à personne.
Kevin prétendait qu'il l'aimait, il le pensait peut-être, mais
son attirance pour elle ne durerait pas.
— Catherine ? reprit Kevin d'un ton plus directif. Réponds-
moi ! Cette fois, je ne te laisserai pas esquiver mes
questions comme tu en as l'habitude. Je me moque de ce
que tu as fait dans le passé, si c'est cela qui te bloque. Ta
vie commence le jour où je t'ai trouvée sur ce banc, perdue
et solitaire. Et n'essaie pas de me raconter que tu
n'éprouves rien pour moi, je sais que c'est faux !
Elle eut envie de hurler, de lui crier qu'elle n'était pas faite
pour lui, que le secret qui la hantait l'empêcherait à jamais
d'être heureuse et qu'elle ne voulait pas l'entraîner dans
cette spirale de souffrance, mais elle n'osa pas.
— Je ne veux pas m'engager dans une relation sérieuse
avec toi, lança-t-elle d'une voix tendue. Ni avec personne,
d'ailleurs !
— C'est faux, répliqua Kevin en s'approchant.
Il avança la main vers son visage et lui prit doucement le
menton pour la forcer à le regarder dans les yeux.
— Nous nous connaissons à peine..., bredouilla-t-elle, au
supplice.
— Ne cherche pas de mauvaises raisons, je ne te crois pas,
murmura-t-il. Et si tu as besoin de temps, je saurai être
patient. Regarde-moi en face, Catherine. Si tu es capable
d'af irmer sans te troubler que tu n'éprouves rien pour
moi, alors je jure de ne plus jamais t'importuner.
Comme un animal pris au piège, elle secoua la tête,
refusant la confrontation tant elle se sentait vulnérable.
— De quoi as-tu peur? murmura-t-il. De ta réaction si je
t'embrasse?
Il se pencha sur elle et lui prit les lèvres avec lenteur,
comme pour lui laisser le temps de s'écarter si elle le
souhaitait — mais elle en fut incapable.
— Je t'aime, Catherine, répéta-t-il tout en l'embrassant. Je
t'aime si fort...
Il la serra contre lui avec passion, et elle s'abandonna à
son étreinte puissante. Dans ses bras, elle oubliait ses
réticences, ses mé iances et devenait la femme libérée et
aimante qu'elle ne parvenait pas à être en temps normal.
Envoûtée par les sensations affolantes que son baiser
profond provoquait en elle, elle ne pensait plus qu'au
plaisir d'être lovée contre lui, de s'emplir de sa chaleur, de
son odeur. Elle était bien, tout simplement, et une
merveilleuse impression de plénitude l'envahissait
soudain.
Comme dans un rêve, elle s'aperçut qu'ils étaient à présent
étendus sur l'herbe. Kevin, allongé sur elle, pesait de tout
le poids de son corps viril, et elle n'eut plus aucun doute
sur la réalité de son désir. Une vague de chaleur l'envahit à
la pensée qu'elle était prête à l'accueillir au plus profond
d'elle-même, que s'il voulait la faire sienne elle n'aurait pas
la force de résister aux forces qui la poussaient vers lui. Le
moment était venu où, en in, elle allait lui accorder sa
con iance et faire tomber les barrières de défense qu'elle
avait érigées autour d'elle.
A cet instant, il s'écarta et la dévisagea, le regard en iévré
par la passion.
— Je peux te rendre heureuse, Catherine, dit-il. Tu fais
partie de ma vie comme je fais partie de la tienne
désormais ! Ouvre-moi les portes au lieu de te cacher !
Laisse-toi apprivoiser !
Ces mots eurent sur la jeune femme l'effet inverse de celui
recherché. Elle ne voulait pas être apprivoisée ! pensa-t-
elle, de nouveau sur la défensive en tentant de s'écarter.
Kevin sentit immédiatement la réaction de dé iance de la
jeune femme. Cette fois, cependant, il était décidé à ne pas
lâcher prise, à la pousser dans ses retranchements pour
comprendre enfin ce qui la bloquait.
— Que se passe-t-il, Catherine ? Pourquoi ne veux-tu rien
me dire? demanda-t-il. Pourquoi fuis-tu au moment même
où je te sens si proche ?
Elle détourna le regard, les larmes aux yeux.
— Je pourrais te prendre, là, sur l'herbe, mais ce n'est pas
ainsi que je veux que nous fassions l'amour. Je te veux
décidée, consentante, tout entière avec moi. Tant que je
n'aurai pas compris ce qui provoque cette ombre
douloureuse que j'aperçois de temps à autre dans tes
yeux, il y aura toujours un décalage entre nous. Pourtant je
suis sûr que nous sommes faits l'un pour l'autre,
Catherine, et que ce n'est pas le hasard qui t'a amenée à
Towerby. Nous étions destinés à nous rencontrer.
Catherine releva la tête, croisa le regard franc et déterminé
de Kevin et une soudaine lassitude l'envahit. Tout ça avait
assez duré, pensa-t-elle, à bout. Ce besoin de revanche qui
l'avait poussée à retrouver sa mère pour régler ses
comptes lui paraissait soudain dérisoire.
— Ce n'est pas le hasard qui m'a amenée à Towerby,
commença-t-elle d'une voix étranglée. Il y a quelques mois,
je ...
Son récit dura longtemps, et Kevin l'écouta sans mot dire.
A plusieurs reprises, il faillit prendre la jeune femme dans
ses bras tant il imaginait ce qu'elle avait dû souffrir, mais il
se retint avec peine. Catherine devait parler, expulser par
des mots ses rancœurs et son amertume. Sa guéri son
passait par là...
— Et tu n'as pas la moindre idée de l'endroit où peut se
trouver ta mère ? demanda-t-il quand elle eut en in
terminé.
Sa voix était si tendre, son regard empreint d'une telle
compassion que le cœur de Catherine se serra, tandis
qu'elle hochait la tête en signe de dénégation, trop émue
pour prononcer un seul mot.
— Viens, dit-il tout à coup en l'attirant à lui.
L'espace d'un instant, elle hésita, et ces quelques secondes
lui déchirèrent le cœur. C'était le moment d'être
courageuse, très courageuse, pensa-t-elle, au désespoir.
Elle devait quitter Kevin sans plus attendre, faire comme si
tout ceci n'avait jamais existé. Chaque seconde passée à
ses côtés rendrait son départ plus douloureux encore.
— Non, dit-elle en faisant un terrible effort sur elle-même
pour lui dissimuler sa détresse. Je vais partir, Kevin. Ce qui
s'est passé entre nous n'a pas de sens, pas d'avenir, je le
sais.
A quoi bon vivre avec lui ce qui ne serait jamais qu'une
aventure limitée dans le temps ? Un jour, il se lasserait
d'elle et la rejetterait, et elle préférait s'épargner un
nouveau traumatisme. A présent, elle allait s'employer à se
reconstruire, seule, loin de Towerby. Si elle retrouvait sa
mère, elle lui poserait des questions sur ce qui avait motivé
son abandon, non pas pour se venger, mais pour tenter de
comprendre. Sinon ? Sinon il faudrait qu'elle apprenne à
vivre avec son passé. Jamais elle ne pourrait positiver ses
épreuves comme l'avait fait Martha, mais les assumer
serait déjà un grand progrès.
— Je pars, Kevin, répéta-t-elle, butée.
— Et ta mère ? s'enquit-il d'une voix crispée.
— Je vais essayer d'accepter l'idée que je ne la retrouverai
jamais.
— T'es-tu seulement dit qu'elle serait peut-être heureuse
de te voir?
Un sourire amer se dessina sur les lèvres de Catherine.
— Elle m'a laissée à sa sœur quand j'avais deux mois et n'a
jamais donné signe de vie en vingt-deux ans, alors qu'elle
savait très bien où me trouver ! Comment pour-rais-je
imaginer une seconde qu'elle serait heureuse de me voir?
s'écria-t-elle d'une voix étranglée.
— Tu la détestes de t'avoir abandonnée, n'est-ce pas?
— Je ne sais même plus si je la déteste... Mais je sais que je
vais me détruire si je continue à la chercher. Il faut que je
tourne la page.
— Tu as tort de partir avant même d'avoir ini ton
enquête, Catherine, af irma Kevin. Je connais beaucoup de
monde ici, je pourrais f aider!
S'il insistait, il inirait par la convaincre de rester ! N'était-
ce pas ce qu'elle souhaitait le plus au monde ? A aucun
prix il ne devait comprendre qu'elle s'obligeait à jouer la
plus douloureuse des comédies...
— Je ne veux pas de ton aide, Kevin, rétorqua-t-elle d'une
voix glaciale. Je veux que tu me laisses en paix ! Tu crois
que tu m'aimes, mais tu te trompes. Tu es amoureux de
moi, peut-être, mais cette attirance ne durera pas et
comme les autres, tu m'abandonneras.
— Catherine..., commença-t-il.
Puis il se tut, lucide et désespéré. A quoi bon lutter ? Il
sentait de nouveau la jeune femme retranchée derrière ses
barrières, inaccessible et hostile.
— Je sais ce que je ressens, Catherine, murmura-t-il d'une
voix rauque, mais tu auras beau te convaincre du
contraire, je continuerai à t'aimer... Je sais ce que je veux,
et c'est toi !
— Moi aussi je sais ce que je veux, ou plutôt ce que je ne
veux pas, rétorqua-t-elle, décidée à frapper fort pour le
faire lâcher prise. Je ne veux pas de la vie que tu mènes ici,
dans cette petite ville morte, entre ton cabinet et tes chiens.
Je ne veux pas de...
— De moi ? coupa-t-il d'une voix étranglée.
— Oui, affirma-t-elle, les larmes aux yeux.
Jamais mensonge ne lui avait autant coûté, mais il fallait
tailler dans le vif pour en inir. Si cet entretien se
prolongeait ne serait-ce que quelques minutes de plus elle
allait s'effondrer, et Kevin comprendrait aussitôt qu'elle ne
disait pas la vérité.
— Je veux faire une carrière dans une grande ville, reprit-
elle d'une voix qui par bonheur ne tremblait pas. Je veux
gagner de l'argent, être indépendante, avoir mon
appartement. Je veux découvrir la vie et enfin m'amuser.
Les yeux de Kevin brillèrent d'un éclat métallique.
— Je ne te. crois pas, dit-il. Tu n'es pas comme ça !
— Je t'ai dit que tu ne me connaissais pas ! rétorqua-t-elle
avec un cynisme amer. Bien sûr, je te serai toujours
reconnaissante de ce que tu as fait pour moi, et...
— Je n'ai que faire de ta reconnaissance, Catherine, et tu le
sais très bien ! lança-t-il avec violence.
Il it demi-tour et se mit à marcher à grandes enjambées
vers la voiture.
— Viens, dit-il sans même se retourner. Il est temps de
rentrer.
C'était ini, songea Catherine, anéantie. Tout était ini entre
eux, comme elle l'avait souhaité. Pourtant, jamais elle ne
s'était sentie aussi malheureuse...
9.
Le reste de l'après-midi fut un véritable cauchemar.
Il restait à Kevin encore plusieurs visites à effectuer, et
pendant plus d'une heure il n'adressa pas la parole à
Catherine. Ce ne fut qu'à la troisième et dernière visite que
la jeune femme, murée dans son désespoir et muette elle
aussi, entendit de nouveau le son de sa voix.
— C'est mon dernier patient, je n'en ai pas pour
longtemps, dit-il en sautant du Land Rover.
Cette fois, elle n'allait pas rester dans la voiture à se
morfondre ! pensa Catherine, à bout.
— Je viens avec toi, j'ai besoin de me dégourdir les jambes,
annonça-t-elle en le suivant sans attendre son assentiment.
Il haussa les épaules d'un air indifférent, et le cœur de
Catherine se serra. Désormais, ce qu'elle pouvait faire ou
ne pas faire lui était souverainement égal. Pour lui, elle
n'existait plus.
Une demi-heure plus tard, ils prenaient le chemin du
retour. Le soleil déclinant répandait sur la campagne une
douce et chaude lumière qui accentua encore la peine de
Catherine. Bientôt, elle quitterait cette région qu'elle avait
appris à connaître et à aimer. Plus jamais elle n'arpenterait
les bois et les champs entourée des chiens bondissant de
joie, plus jamais elle ne s'assiérait à l'ombre d'un chêne
pour contempler les collines verdoyantes.
Si les choses avaient été autres, si elle-même avait été
différente, elle aurait pu être heureuse à Towerby, avec
Kevin, elle en était certaine. Mais les forces négatives qui
l'habitaient lui interdisaient ce simple bonheur, et la
volonté de s'autodétruire la forçait à rompre avec le seul
homme qui compterait jamais pour elle.
Pourvu qu'elle ait menti avec suf isamment d'aplomb pour
que Kevin croie à son numéro de femme super icielle et
intéressée ! S'il revenait à la charge, elle doutait en effet de
trouver une nouvelle fois le courage de le repousser tant
elle se sentait perdue et malheureuse.
Le jardin de Kevin et Janice gardait encore un peu de la
chaleur de la journée, et les roses anciennes piquaient du
nez le long du mur de pierre, aspirant à la fraîcheur de la
nuit. Jamais plus elle ne sentirait leur parfum
délicieusement poivré, songea Catherine, les larmes aux
yeux, en suivant Kevin qui regagnait son bureau sans plus
se préoccuper d'elle. Jamais plus... Existait-il deux mots
plus cruels que ces deux-là ? Comment aurait-elle la force
d'affronter l'existence dénuée de sens qui l'attendait après
avoir entrevu le bonheur pendant ces quelques semaines
auprès de Kevin ? Quel que soit l'endroit où elle déciderait
de s'établir, elle y serait désespérément seule.
D'un pas lourd, elle monta l'escalier pour trouver refuge
dans sa chambre. Dès le lendemain, elle quitterait la
maison. Kevin avait désormais Martin et Mary Napier pour
l'aider au cabinet, il se passerait sans dif iculté de sa
présence.
Dès qu'elle entendit la porte de Catherine s'ouvrir, Janice
sortit de sa chambre à la hâte et se précipita au-devant de
la jeune femme.
— Dieu merci, vous êtes rentrés ! s'exclama-t-elle d'un ton
dramatique. Où est Kevin? Il faut absolument que je lui
parle ! Tu n'imagineras jamais ce qui m'arrive !
— Il est en bas, répondit Catherine avec effort. Mais que se
passe-t-il donc ?
— J'ai complètement oublié que la mère de Michael nous
avait tous invités à dîner ce soir! expliqua-t-elle, affolée.
Elle me l'a rappelé la semaine dernière, et ça m'est sorti de
la tête. Heureusement que vous n'êtes pas rentrés trop
tard, sinon c'était la catastrophe. Michael aurait été furieux
que je me trompe encore : il prétend que je ne sais pas
m'organiser, et je dois reconnaître qu'il n'a pas tout à fait
tort.
En effet, pas plus tard que la semaine précédente, Janice
avait entraîné Michael au cinéma, oubliant qu'elle avait
accepté une invitation à dîner chez des amis, qui les
avaient attendus toute la soirée. Michael avait fort mal pris
la chose, et Janice lui avait promis d'être dorénavant plus
attentive. Ce nouvel incident risquait de mettre le feu aux
poudres...
Catherine restait silencieuse, et Janice la regarda, effarée.
— Ne me dis pas que vous avez un autre programme !
s'exclama-t-elle, affolée. Michael ne me le pardonnera
jamais !
Catherine poussa un soupir. Passer cette soirée en
compagnie de Kevin en sachant que c'était la dernière
serait un supplice, mais elle ne pouvait décemment pas
refuser pour la simple raison qu'elle avait besoin de rester
seule dans sa chambre. Janice n'aurait pas compris...
— Non, pour ma part je ne fais rien, répondit-elle d'une
voix tendue.
— Ah, tant mieux ! lança Janice avec un soulagement non
dissimulé. Au pire, si Kevin ne peut pas, je dirai qu'il a une
urgence et je demanderai à Martin de le remplacer ! Je vais
aller tout de suite lui poser la question !
Pourvu qu'il dise non! songea Catherine, plus morte que
vive, tandis que Janice dévalait l'escalier. Pourvu que cette
dernière épreuve lui soit épargnée! Elle était à bout-Mais
quand Janice revint quelques minutes plus tard,
l'expression réjouie de son visage glaça Catherine. A n'en
pas douter, Kevin avait accepté le dîner.
— Tout s'arrange! s'exclama Janice, ravie. Il vient !
Evidemment, il m'a fait une leçon de morale sur mon
incapacité à m'organiser, mais il sera là, c'est l'essentiel !
Tu verras, la mère de Michael est charmante, et je suis sûre
que nous allons passer un très bon moment... Bien, je vais
prendre un bain. A tout à l'heure !
Janice tourna les talons aussi rapidement qu'elle était
arrivée, et Catherine lutta contre le désespoir qui
l'envahissait de nouveau, plus vif et plus insupportable à
mesure que le temps passait.
Une fois dans sa chambre, elle se jeta sur son lit en
sanglotant. Jamais elle ne s'était sentie aussi seule, aussi
inutile, jamais sa vie ne lui avait semblé aussi vide de sens.
Par son incapacité à faire con iance à autrui, par son
manque de con iance en elle-même, elle avait gâché la
seule et unique chance qu'elle avait jamais eue d'être
heureuse, et à présent il était trop tard pour revenir en
arrière.
En quittant Towerby. elle laisserait derrière elle l'homme
qu'elle aimait et aimerait toujours, mais aussi cette mère
inconnue dont elle avait à peine commencé à chercher la
trace. Pourtant, elle était persuadée que la clé du mystère
demeurait à Towerby, et qu'en quittant la région, elle
perdrait à jamais l'espoir de retrouver cette femme et d'en
obtenir en in les explications sans lesquelles elle ne
pourrait jamais se construire une personnalité solide.
Peu à peu, ses sanglots se calmèrent et un désespoir lucide
et résigné s'empara d'elle. Il lui fallait reprendre des forces
pour cette dernière soirée, et tenter une nouvelle fois de
convaincre Kevin qu'elle n'était qu'une créature
superficielle incapable d'éprouver un sentiment profond.

Elle était prête quand Janice frappa à sa porte. Grâce à un


maquillage habile, seul un observateur attentif aurait pu
deviner qu'elle avait pleuré. Tout en descendant dans le
hall, elle inspira profondément pour affronter l'épreuve
qui l'attendait. A aucun prix, elle ne devait lancher et
laisser Kevin deviner qu'elle jouait la comédie.
Il l'attendait au bas de l'escalier, et quand elle l'aperçut une
vague de chaleur l'envahit, tant sa seule présence la
bouleversait. Plus séduisant que jamais dans un élégant
costume gris anthracite à la coupe parfaite, il la dévisageait
d'un regard lointain, un masque impénétrable sur ses
traits virils.
Il l'observa longtemps, comme s'il voulait s'imprégner de
l'image de sa silhouette gracile mise en valeur par sa
simple robe de lin, se pénétrer de la transparence de son
teint diaphane et de la blondeur dorée de ses cheveux.
— Tu es ravissante, commenta-t-il enfin d'un ton détaché.
Ce compliment, qui aurait dû lui réchauffer le cœur, la
glaça. Comment pouvait-il avoir l'air aussi inaccessible
après ce qu'ils avaient vécu ensemble? Mais bien entendu,
c'était mieux ainsi, puisqu'elle n'aurait sans doute pas eu la
force de garder ses distances si elle avait perçu en lui la
trace, même infime, d'une émotion.
— Merci, répondit-elle d'une voix presque inaudible. Janice
leur lança un bref coup d'œil, visiblement alertée par la
tension qu'elle devinait entre eux.
— Allons-y ! intima-t-elle. Si en plus nous arrivons à
l'heure, Michael en sera bouche bée, lui qui prétend que je
suis toujours en retard... Bien sûr, je compte sur vous deux
pour ne pas faire de gaffe : je vous ai prévenus en temps et
en heure, c'est évident !
— Mes lèvres sont scellées, Janice, af irma Kevin. Et les
tiennes, Catherine ?
La jeune femme se troubla, tant les paroles de Kevin
étaient volontairement à double sens.
— Les miennes aussi, répondit-elle en évitant son regard.
Avait-il décidé de la provoquer en la mettant mal à l'aise,
pour se venger d'avoir été rejeté ? Cette situation aussi
absurde que douloureuse ne pouvait pas durer, et dès
qu'ils seraient dans la voiture sur le chemin du retour elle
pro iterait de la présence de Janice pour annoncer son
départ imminent.
Un taxi attendait devant la maison.
— C'est pour nous ? demanda Janice d'un air étonné.
— Oui, dit Kevin.
— Quelle drôle d'idée ! s'exclama-t-elle.
— Peut-être, mais je n'avais pas envie de conduire ce soir,
et je voulais que Catherine sache que même une ville sous-
développée comme Towerby a des taxis... De plus, je sais
que Ian sert d'ordinaire de fort bons vins, et je n'ai pas
l'intention de m'en priver. J'ai besoin de me détendre.
Janice lança à son frère un regard étonné. Il n'avait pas ce
genre d'état d'âme d'habitude. Que lui arrivait-il donc?
— Tu as eu une journée difficile ? demanda-t-elle.
Il y eut un silence, et Catherine n'osa pas regarder Kevin
de peur de lire sur son visage l'expression de mépris et de
ressentiment qu'elle craignait d'y trouver.
— Oui. Très difficile, renchérit-il, laconique.
Ils montèrent tous les trois à l'arrière, et, ironie du sort,
Catherine se trouva assise à côté de Kevin. Le simple fait
de sentir sa cuisse musclée pressée contre la sienne la
bouleversa, tandis que le souvenir cruel de leurs baisers,
de leurs étreintes, prenait possession de son corps tout
entier et la faisait frissonner malgré elle. Kevin l'avait
marquée à jamais dans sa chair comme dans son cœur,
même s'ils n'avaient pas été amants. Aucun homme ne
saurait éveiller en elle le désir d'un simple geste, d'un seul
regard comme il savait le faire.
Les parents de Michael habitaient une ravissante propriété
dans un village non loin de Towerby. Il faisait encore jour,
et dès qu'elle descendit du taxi, Catherine fut éblouie par la
profusion de leurs qui entouraient la maison. Les massifs
impeccablement entretenus rivalisaient de couleurs et de
variétés, et on apercevait en arrière-plan les masses plus
imposantes des bosquets de lilas et de seringats. Plus loin
encore, se dressaient de hauts arbres aux frondaisons
majestueuses. Un endroit de rêve, songea la jeune femme,
distraite un instant de son chagrin.
— Un modeste jardin de la monotone campagne anglaise,
lui glissa Kevin à l'oreille, qui ne supporte pas la
comparaison avec les plates-bandes londoniennes, j'en
suis sûr...
La dérision amère de ses paroles raviva aussitôt la
douleur de Catherine. Il avait pris ses paroles au pied de la
lettre, et au lieu de s'en réjouir, elle en éprouvait un
malaise intense.
— J'espère que nous n'allons pas trop nous ennuyer,
poursuivit-il sur le même ton, puisque tu as tant besoin de
te distraire et de t'amuser. Mais tu...
Michael, venu à leur rencontre, l'interrompit — au grand
soulagement de Catherine qui se sentait de nouveau au
bord des larmes.
— Bienvenue, dit-il en souriant. Et bravo, Janice, tu n'as
pas réussi à les mettre en retard...
Les trois nouveaux arrivants échangèrent un regard gêné,
mais Michael ne s'aperçut de rien.
— Viens que je te présente à mes parents, Catherine,
reprit-il en prenant la jeune femme par le bras pour
l'entraîner dans la maison.
Ils les attendaient dans le hall.
—- Voici mon père, Ian, dit Michael, et Mary, ma mère...
M. Brown, médecin de son état, dominait sa femme d'une
bonne tête. Mais Catherine fut aussitôt attirée par le visage
de cette dernière. Avec ses traits ins et sa peau diaphane,
on aurait pu lui donner moins de quarante ans, mais ses
cheveux entièrement blancs et son regard douloureux
étaient ceux d'une femme qui avait vécu... et certainement
souffert.
Elles échangèrent un sourire, puis une poignée de main
qui laissa à Catherine une sensation étrange. Cette femme
ne lui était pas indifférente, mais elle n'aurait su dire
pourquoi. Kevin observait la scène avec attention, et son
regard stupéfait allait de l'une à l'autre. Il demeura
cependant silencieux, de sorte que Catherine ne s'aperçut
pas de son trouble.
— Entrez, enjoignit Mme Brown en leur faisant signe de la
suivre dans le salon. Je suis ravie de vous avoir ici...
A cet instant, Kevin retint un instant Catherine par le bras.
— Tu m'as bien dit que ta mère s'appelait Anna Mitchell?
lui murmura-t-il à l'oreille.
— Oui, chuchota-t-elle avec un regard surpris.
— Mais alors, comment se fait-il que... ?
Sourcils froncés, il s'interrompit car M. Brown se tournait
vers lui pour lui proposer un cocktail.
L'apéritif se déroula dans une atmosphère étrange. Assis
dans de ravissants fauteuils anciens recouverts de chintz
et dans deux petits canapés de cuir, chacun dégustait, qui
son cocktail, qui du Champagne, tout en picorant des petits
fours salés; la conversation languissait. Ian Brown couvait
sa femme des yeux d'un air soucieux, tandis que cette
dernière, de plus en plus pâle, jouait nerveusement avec sa
coupe en cristal. Michael semblait lui aussi se rendre
compte que quelque chose ne tournait pas rond, car il
tentait de combler les silences avec une gaucherie qui ne
lui était pas couturnière.
— Janice nous a dit que vous habitiez Londres, intervint
tout à coup Mary Brown, qui semblait avoir recouvré ses
esprits.
— J'habitais Londres, en effet, mais j'ai l'intention de
m'installer à Birmingham, répondit Catherine.
Elle avait cité Birmingham comme elle aurait cité le nom de
n'importe quelle autre ville. L'essentiel était de faire passer
à Kevin le message que, non seulement elle avait pris la
décision de partir, mais qu'elle avait un projet précis en
tête.
Elle le sentit se crisper, mais il ne dit pas un mot.
— Vous avez de la famille à Londres? reprit Mary d'une
voix mal assurée.
Catherine jeta un regard aigu à la mère de Michael.
Pourquoi cette question? Devait-elle rentrer dans les
détails de sa situation familiale avec cette femme qu'elle ne
reverrait jamais ?
— Oui. En in, non..., répondit-elle, hésitante. En fait, je suis
adoptée.
Les traits de Mary se igèrent. Aussitôt, son mari glissa sur
le canapé pour s'approcher d'elle et lui entourer les
épaules d'un bras protecteur. Au même moment, Kevin
posait sa main sur celle de Catherine.
Que se passait-il ? se demanda la jeune femme. Pourquoi
cette soudaine sollicitude de la part de Kevin, et d'où
venait l'étrange attirance qu'elle ressentait pour Mary
Brown?
— Quel est votre nom de famille ? demanda Mary d'une
voix blanche.
Il y eut un silence terrible, pendant lequel les deux femmes
échangèrent un regard empreint d'une telle émotion que
les larmes leur vinrent aux yeux. Se pouvait-il que... ?
s'interrogea Catherine comme dans un rêve, sans oser
formuler plus précisément ses pensées. Approchait-elle
en in du but? C'était si beau qu'elle ne pouvait pas y croire.
Et pourtant...
— Prentice, répondit-elle dans un souffle.
Alors, Mary s'effondra et cacha son visage dans ses mains.
— Tu es née il y a vingt-deux ans et je t'ai appelée
Catherine ! articula-t-elle enfin d'une voix brisée.
— Vous êtes... ma mère? articula-t-elle avec peine, les yeux
brillants d'émotion.
Elle avait en in touché au but. Mais comment croire que ce
moment qu'elle attendait avec tant d'impatience était en in
arrivé ?
— Tu es ma ille, mon enfant que je désespérais de jamais
retrouver ! reprit Mary d'une voix entrecoupée de
sanglots.
Un instant plus tard, elles étaient dans les bras l'une de
l'autre, riant et pleurant à la fois. Leur étreinte se
prolongea de longues minutes, et ce fut une redécouverte
merveilleuse. Quand elles se détachèrent en in l'une de
l'autre, le sourire était revenu sur leurs lèvres et elles
constatèrent avec étonnement qu'elles étaient seules dans
la pièce. Les autres s'étaient discrètement éclipsés pour les
laisser en tête à tête.
Catherine jeta alors un coup d'œil angoissé à sa mère.
Allait-elle regretter l'irruption de celle qu'elle avait
abandonnée dans sa vie apparemment si calme et bien
organisée?
— Tu m'en veux d'être venue te chercher à Towerby ?
demanda-t-elle, bouleversée.
Mary essuya les larmes qui coulaient sur sa joue de ses
longs doigts graciles.
— T'en vouloir? Bien sûr que non, ma chérie, c'est le plus
beau jour de ma vie ! se récria-t-elle. Voilà vingt-deux ans
que je rêve de ce moment, et je n'espérais plus te
retrouver un jour !
— Mais..., commença Catherine.
Sa mère lui prit la main avec une telle tendresse que son
cœur bondit de bonheur dans sa poitrine.
— Attends, interrompit Mary. Je vais t'expliquer... Tu ne
pourras jamais me pardonner, mais je voudrais au moins
t'énoncer, bonnes ou mauvaises, les raisons qui m'ont
poussée à commettre cet acte irréparable...
Les traits marqués par la douleur, elle dut faire une pause.
— J'étais très jeune et très naïve quand j'ai rencontré ton
père. Je n'avais que dix-sept ans, mes parents venaient de
disparaître tragiquement dans un accident de voiture sous
mes yeux, et j'étais perdue, traumatisée par ce drame... Ma
sœur, ou tout au moins celle que mes parents avaient
adoptée, était déjà mariée, et j'avais été placée chez elle,
n'ayant pas d'autre famille. Je ne m'entendais pas avec elle,
elle me rudoyait à longueur de temps. Aussi, quand j'ai
rencontré Alan...
Elle s'interrompit, vaincue par l'émotion.
-— Il était charmant, très amoureux; de mon côté, j'étais
très naïve... Bref, ce qui devait arriver arriva. Quand il a
appris que j'étais enceinte, il a disparu sans laisser de
traces. Un médecin m'a proposé alors d'avorter, mais je
n'ai pu m'y résoudre. Ma sœur ne cessait de me reprocher
ma conduite, de me traiter de tous les noms, de me dire
que je serais incapable de t'élever... Autant dire que ma
grossesse fut un enfer! Mais dès qu'on t'a posée sur mon
ventre, j'ai tout oublié. Tu étais si mignonne, si ine et
gracieuse ! Je t'ai aimée dès la première seconde.
— Et après? demanda Catherine, la gorge serrée.
Mary prit une profonde inspiration pour se donner le
courage de poursuivre.
— Je suis rentrée avec toi chez ma sœur. A partir de cet
instant, elle n'a eu de cesse de me convaincre qu'un enfant
sans famille n'était pas heureux, que tu n'aurais jamais de
père, que je te ferais vivre dans la misère, alors qu'elle
avait tout pour t'accueillir...
Elle baissa la tête, anéantie.
— Très vite, elle a commencé un travail de sape pour me
persuader de la laisser t'adopter. La naissance avait été
dif icile, j'étais malade, affaiblie, encore sous le choc de la
mort de mes parents et du départ d'Alan. Je n'avais pas la
force physique et morale de m'opposer à ma sœur, et elle
le savait. Peu à peu, elle a si bien réussi à me déstabiliser et
à me culpabiliser que j'ai ini par être persuadée que, pour
ton bien, je devais m'effacer et la laisser t'élever. A
l'époque, elle et son mari croyaient ne pas pouvoir avoir
d'enfant, et je me disais qu'avec eux, tu aurais une vie
normale, que tu serais choyée, que tu ne connaîtrais pas
de dif icultés matérielles. J'ai ini par accepter, mais Jane a
exigé que je ne te revoie plus jamais et que je quitte
Londres. Là encore, je me suis laissé faire. Elle avait pris
tant d'ascendant sur moi qu'elle obtenait ce qu'elle voulait.
Comment ai-je pu devenir ainsi un jouet entre ses mains ?
— C'est alors que tu es venue t'établir dans le Yorkshire?
demanda Catherine en serrant le bras de Mary.
La conviction que sa mère avait autant souffert qu'elle
effaçait tous les griefs qu'elle avait conçus à son égard.
Dans cette affaire, elles étaient toutes deux des victimes...
— Oui. J'ai répondu à une annonce, expliqua Mary. Ian
était veuf et cherchait une personne pour tenir la maison
et s'occuper de Michael, qui avait cinq ans à l'époque.
Un sourire éclaira le visage de Catherine. Ainsi, Michael
n'était pas son demi-frère. C'était tout d'abord ce qu'elle
avait logiquement conclu, et la pensée que sa mère avait eu
et gardé un autre enfant après elle lui avait été pénible.
— Avant de partir, j'ai fait jurer à Jane de me prévenir s'il f
arrivait quoi que ce soit, et si tu exprimais le désir de
connaître ta vraie mère, car elle m'avait promis de te dire
la vérité. Mais je n'ai plus jamais eu de ses nouvelles. J'ai
alors pensé que, pour ton bien, je n'avais pas le droit de
me manifester de nouveau. Les premiers temps ici ont été
pour moi très dif iciles. J'étais trop perturbée pour
m'occuper de quoi que ce soit, et j'ai tout raconté à Ian en
lui donnant ma démission, qu'il n'a pas acceptée.
Alors, je me suis lentement rétablie grâce à sa gentillesse et
à ses soins puis, peu à peu, à son amour. Au bout d'un an il
a voulu m'épouser, et j'ai accepté, tout en lui expliquant
que je ne pensais pas être capable d'avoir un autre enfant :
donner la vie de nouveau aurait été pour moi comme une
deuxième trahison à ton égard.
Mary releva la tête et un sourire apaisé éclaira son beau
visage, enfin délivré de son expression douloureuse.
— Chaque jour depuis que je t'ai quittée, je regarde ta
photo, avoua-t-elle dans un souffle.
Catherine lui rendit son sourire, les larmes aux yeux.
— Est-ce que tu savais, quand tu m'as demandé mon nom?
murmura-t-eile.
— J'avais de plus en plus de soupçons, répondit Mary.
Mais je n'osais pas y croire ! Janice m'avait dit que tu étais
en vacances et...
— C'était un prétexte. Je suis venue à Towerby pour te
retrouver, maman, et je réussis au moment même où
j'allais repartir ! J'ai l'impression de vivre un rêve !
Les deux femmes s'enlacèrent de nouveau, comme pour
rattraper toutes les étreintes et les baisers qu'elles
n'avaient pas pu échanger en vingt-deux ans d'une cruelle
séparation.
— Je suis si heureuse, murmura Mary. Mille fois j'ai
imaginé le moment où je te retrouverais, et mille fois j'ai
pleuré en pensant que tu ne me pardonnerais jamais de
t'avoir laissée !
Catherine la dévisagea intensément à travers les larmes
qui ruisselaient sur ses joues.
— Maman..., commença-t-elle d'une voix rendue rauque
par l'émotion. Tu es ma mère, et je t'aime ! Il n'y a rien de
plus à dire, sinon que je t'ai retrouvée et que c'est le plus
beau jour de ma vie...
10.
— Tu n'arrives pas à dormir?
La voix de Kevin était douce et profonde, mais Catherine
sursauta violemment.
Il était 4 heures du matin, incapable de trouver le sommeil
après les heures si émouvantes qu'elle venait de vivre, elle
avait quitté sa chambre pour se préparer une tisane et
s'était installée dans le salon, pelotonnée dans le vieux
fauteuil de cuir, face aux toits de Towerby.
Mille pensées tournaient et retournaient dans sa tête,
tandis qu'un sentiment de bonheur aussi inconnu que
merveilleux l'emplissait. Pour la première fois de sa vie elle
se savait aimée, et cette certitude lui procurait un
apaisement extrême.
La veille au soir, une fois les larmes de joie essuyées, Ian,
pro itant des quelques minutes où Mary s'était absentée
pour se rafraîchir, avait pris Catherine à part. D'une voix
douloureuse, il lui avait alors expliqué que les cheveux de
son épouse avaient blanchi d'un coup, quelques jours
après son arrivée à Towerby, tant son bébé lui manquait.
— C'est un miracle que vous ayez retrouvé sa trace, avait
conclu Ian en enlaçant la jeune femme avec une tendresse
toute paternelle. Depuis que je connais votre mère, il n'y a
pas un jour où elle ne pense à vous... A présent, elle peut
être pleinement heureuse, et elle le mérite bien.
Vous avez de la chance d'être sa ille : c'est une femme
admirable.
Kevin s'approcha, arrachant Catherine à ses souvenirs.
Tournant la tête, elle distingua sa haute silhouette dans la
pénombre. Elle n'avait pas allumé les lumières, et seule la
lueur argentée de la lune éclairait la pièce, donnant à la
scène un aspect presque magique.
— Et toi ? murmura-t-elle. Tu ne dormais pas ?
— Je ne me suis pas couché, répondit-il. J'ai marché
dehors, dans les rues, pendant des heures. J'avais besoin
de réfléchir...
Catherine resta muette.
— Tu sais à quoi j'ai pensé pendant tout ce temps? reprit-il
d'un ton presque agressif.
Elle secoua négativement la tête, bouleversée. Elle
préférait ne pas le savoir...
— A toi, et à cet entêtement absurde qui te caractérise !
s'exclama-t-il avec violence.
Catherine se redressa vivement.
— Je ne suis pas entêtée ! protesta-t-elle sans conviction.
Il s'approcha plus encore. Comme une bête prise au piège,
elle ne put retenir un frémissement.
— Ose me dire que me quitter t'indiffère, ordonna-t-il
alors d'une voix rauque qui acheva de bouleverser la
jeune femme. Il suf it que je te touche pour que tes beaux
discours s'envolent, tu le sais aussi bien que moi !
Elle baissa les yeux, au supplice.
— Ce n'est qu'une attirance physique, répliqua-t-elle d'une
voix mal assurée.
— Non, Catherine. S'il n'avait été question que d'une
attirance physique entre nous, il y a longtemps que nous
aurions fait l'amour sans nous préoccuper du reste !
protesta-t-il, le regard dur. Je t'aime, Catherine, admets-le
une fois pour toutes au lieu de fuir ! De toute façon, je ne
te laisserai pas partir ! Où que tu ailles, je te retrouverai, et
je te forcerai à accepter l'évidence ! Nous sommes faits
l'un pour l'autre, j'en suis aussi sûr que j'ai besoin de
respirer pour vivre !
— C'est impossible, marmonna Catherine. Je...
— Pourquoi, impossible? s'exclama-t-ii, visiblement à bout
de nerfs. Qu'est-ce qui t'empêche d'être heureuse avec moi
? Tu as retrouvé ta mère, tu es capable à présent de
construire ton avenir sur des bases saines. Tu peux
surmonter le traumatisme de ton enfance, oublier en in
cette famille d'adoption qui ne t'a pas aimée. La vie est
devant toi, Catherine ! Avec moi...
Que répondre à Kevin? Il semblait si déterminé, si sûr de
ce qu'il avançait! Comment lui faire comprendre qu'elle
n'était pas assez bien pour lui, qu'elle ne pourrait que le
décevoir à la longue ?
— Kevin, je... je ne suis pas celle qu'il te faut, commença-t-
elle maladroitement. Je n'ai jamais connu aucun homme,
et...
— Et quoi? coupa-t-il d'un ton abrupt. Crois-tu qu'il faille
collectionner les aventures sexuelles pour savoir aimer?
Entre toi et moi, le courant est passé dès la première
seconde, tu le sais ! Et peu importe que tu sois
inexpérimentée... C'est même le dernier de mes soucis!
— Je ne peux pas, Kevin, je ne peux pas, répéta-t-elle d'une
voix étranglée.
Il s'approcha plus encore et lui prit le menton pour la
forcer à le regarder.
— Catherine, tu vas maintenant cesser de te faire souffrir,
intima-t-il sans complaisance. La femme qui t'a élevée t'a
rendue malheureuse pendant les vingt-deux premières
années de ta vie, et cela suf it ! Ne laisse pas le souvenir de
ce que tu as vécu gâcher le reste de ton existence... Le
passé est le passé, et avec ta mère à tes côtés qui t'aime
profondément, tu as désormais les armes pour le
surmonter. Pense à l'avenir, à ce que nous pouvons
construire ensemble ! Fonder une famille est mon souhait
le plus cher. C'est le tien aussi, j'en suis sûr : imagine un
instant la joie que tu donnerais à ta mère en lui permettant
d'être grand-mère !
— L'avenir..., répéta Catherine, comme si elle se parlait à
elle-même. J'ai peur de l'avenir, de ne pas pouvoir
assumer. Je me sens si fragile !
Kevin la serra contre lui avec passion.
— Tu n'es plus seule, mon amour. Je suis avec toi, et j'ai de
la force pour deux. Si tu m'aimes, tu n'as rien à craindre.
— Oh, Kevin, je t'aime, moi aussi! Si tu savais comme je
t'aime! avoua-t-elle enfin, des sanglots dans la voix.
Il se pencha vers elle et déposa sur ses lèvres un baiser
d'une infinie tendresse.
— Voilà en in ce que je voulais t'entendre dire depuis si
longtemps..., murmura-t-il, comblé, tandis qu'elle
s'abandonnait avec volupté à son étreinte, en in libérée
des fantômes du passé.
La petite église romane de Towerby, merveilleuse de
simplicité sur sa place plantée d'ormes centenaires, était
toute désignée pour accueillir la noce.
Kevin avait souhaité un mariage en décembre car, selon
ses dires, se réveiller aux côtés de Catherine le matin de
Noël serait son plus beau cadeau.
Resplendissante dans sa longue robe en dentelle blanche
rebrodée de grège, Catherine, frémissante, s'apprêtait à
avancer jusqu'à l'autel au bras de Ian.
— Tout va bien? lui glissa-t-il avec un sourire
d'encouragement.
Le sourire radieux qu'elle lui adressa était une réponse à
lui tout seul.
— Merveilleusement bien !
— Alors allons-y ! Je crois qu'il y a là-bas quelqu'un qui
t'attend...
Sous les accords de la Marche Nuptiale, elle avança avec
lenteur, à peine consciente de la foule d'amis et d'invités
qui n'avaient d'yeux que pour elle.
Le regard ixé sur la haute silhouette de celui qui
s'apprêtait à devenir son mari, elle avait l'impression de
flotter sur un nuage de bonheur.
Kevin accueillit sa future épouse en lui tendant la main,
sous les sourires émus de l'assemblée.
— Encore quelques minutes et nous serons unis pour
toujours, lui murmura-t-il à l'oreille de sa voix chaude.
Relevant la tête, elle lui lança un regard où s'exprimait
toute l'intensité de son amour.
— Je suis déjà à toi, répondit-elle en chuchotant. J'ai été à
toi dès la première seconde, même si j'ai mis du temps à
l'admettre...
Puis elle s'assit sur le prie-Dieu, après avoir échangé avec
sa mère un coup d'œil empreint d'une infinie tendresse.
Elle qui avait si cruellement manqué d'affection, jamais elle
n'aurait cru pouvoir être tant aimée...

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