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26/02/2022 09:25 Marcel Proust - Marcel à la chapelle de l’Arena - CNRS Éditions

CNRS
Éditions
Marcel Proust  | Rainer Warning,  Jean Milly

Marcel à la
chapelle de l’Arena
Karlheinz Stierle
p. 181-204

Full text
1 La visite de Marcel à la chapelle de l’Arena est l’un des
passages les plus énigmatiques d’A la recherche du temps
perdu 1. Elle fait partie du voyage de Marcel à Venise en
compagnie de sa mère, qui met fin à l’histoire de sa passion
malheureuse pour Albertine et dans lequel se concentrent
tous les thèmes porteurs du souvenir, avant même que l’idée
de l’œuvre surgissant du souvenir ait été explicitée dans la
dernière partie du roman, Le Temps retrouvé.
2 Dans la géographie imaginaire de Marcel2 le Padoue de la
chapelle de Giotto appartient à ce Venise où le travail
inconscient du souvenir semble trouver sa forme objective,

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comme si Venise n’était autre que ce lieu magique où la


mémoire aurait procédé à la récollection et à la
sédimentation de ses trésors.
3 Que les visites artistiques que Marcel entreprend avec sa
mère à Venise et dans les environs de Venise finissent par les
conduire à Padoue semble se donner de manière presque
fortuite. Or ce lieu occupe l’imagination de Marcel depuis le
moment où Swann a fait cadeau à l’enfant des photographies
des «  Vices et Vertus  » faisant partie du grand cycle des
fresques de Giotto dans la chapelle de l’Arena, qui représente
pour l’Italie le début de la peinture post-moyenâgeuse. Si la
visite à l’église Saint-Marc, où se réveillent des souvenirs très
anciens, est placée sous le signe d’une profonde communion
avec la mère, à la visite de la chapelle de l’Arena, la mère
semble comme absente. Marcel, émergeant de la clarté du
jardin, perçoit le bleu profond du ciel qui déploie sa voûte
au-dessus de l’ensemble du cycle de Giotto, donnant à l’œil
l’impression que c’est le vrai ciel qui est entré dans la
chapelle. Marcel est tellement sous le charme de cette
contemplation qu’il ne voit que ce ciel et, sur son fond, une
apparition qui le fascine au plus haut point  : des anges qui
volent, dont le mouvement donne la même impression
d’immédiateté que les gestes des allégories de Giotto dont les
reproductions avaient déjà tout à la fois attiré et repoussé
l’enfant :
Dans ce ciel transporté sur la pierre bleuie volaient des anges
que je voyais pour la première fois, car M. Swann ne m’avait
donné de reproductions que des Vertus et des Vices, et non
des fresques qui retracent l’histoire de la Vierge et du Christ.
Eh bien, dans le vol des anges, je retrouvais la même
impression d’action effective, littéralement réelle que
m’avaient donnée les gestes de la Charité ou de l’Envie3.

4 Le regard est fixé par l’effet de surprise produit par ces êtres
si naturellement surnaturels, sorte de «  volatiles d’une
espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer
dans l’histoire naturelle des temps bibliques et
évangéliques  » (ibid.). Et, afin de rendre vivace l’image des
temps premiers, le narrateur recourt à des images de la plus
récente actualité. Pour l’observateur, les cohortes d’anges qui
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volent deviennent des êtres qui savent mouvoir leur corps


avec la légèreté enjouée d’artistes du vol, ou, plus
exactement, comme les jeunes élèves de l’instructeur Garros,
auxquels celui-ci enseigne les acrobaties aériennes les plus
audacieuses. Mais avec la description de cette impression, la
rencontre de Marcel avec la chapelle de l’Arena, préparée de
si longue date et avec tant d’insistance, s’achève déjà. Le
paragraphe suivant nous ramène d’un bond à Venise et
raconte ces moments du retour à l’hôtel, où l’apparition de
jeunes filles ne cesse de faire ressurgir fugitivement en
Marcel le souvenir d’Albertine, dont il dit qu’elle gît enterrée
dans les Plombs vénitiens de son oubli.
5 La rencontre de Marcel avec la chapelle de l’Arena témoigne
d’une faculté d’oubli surprenante, voire provocante. Non
seulement la mère est oubliée, mais il semble même que soit
oubliée la raison qui a conduit ces passionnés d’art en ce
lieu. Cette grande œuvre de Giotto, qui, par sa force de
création, par l’audace et la nouveauté des solutions formelles
qu’elle propose, ne se laisse comparer qu’à la Divine
Comédie de Dante, le passionné d’art qu’est Marcel ne la voit
pour ainsi dire pas. Il ne comprend pas que ce qu’il prend
pour la légèreté et l’exubérance d’anges, voltigeant et faisant
des loopings, a chez Giotto le sens d’un geste pathétique
exprimant avec quelle intensité ils prennent part aux
événements bibliques représentés. Cela vaut tout
particulièrement pour les anges pleurant la mort du Christ, à
propos desquels le regard de l’avide amateur d’art qu’est
Marcel s’égare étrangement, voire se méprend totalement
sur Giotto.
6 Le regard que Marcel porte sur le cycle de Marie et du Christ
dans la chapelle de l’Arena nous intéresserait simplement
comme exemple d’une erreur d’appréciation artistique
mémorable, s’il ne renvoyait à des présupposés qui lui sont
propres et qui méritent d’être éclairés. Mais avant d’en
arriver là il nous faut nous attarder sur une deuxième
version, antérieure, de cet épisode, à laquelle la nouvelle
édition de la Recherche, sous la direction de Jean-Yves
Tadié, nous a permis d’avoir accès4.

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7 En relation avec les notes concernant cette femme de


chambre de la baronne Putbus (primitivement baronne
Picpus) – qui n’a pas de nom, et qui, à l’origine, devait jouer
un rôle très important dans le roman mais qui, dans la
version définitive, n’est plus qu’une ombre – on trouve, dans
les Cahiers5 de Proust, la description d’une rencontre dans la
chapelle de l’Arena, rencontre arrangée d’avance, entre
Marcel et cette femme de chambre, dont, sans la connaître
mais sur la base des récits de son ami Saint-Loup, il a fait
l’objet de ses fantasmes érotiques.
8 De la fenêtre du wagon, Marcel aperçoit tout d’abord le
panorama de la ville. A ce moment, le rendez-vous fixé
apparaît encore comme un projet dérisoire comparé à
l’attente démesurée que fait naître la perspective de
découvrir les grands chefs-d’œuvre de Donatello, de
Mantegna, et surtout les «  Vices et Vertus  ». Ces figures
allégoriques et énigmatiques ont en effet accompagné la vie
du jeune Marcel dans la maison de la tante Léonie et il
espère les voir enfin dans leur véritable lieu. Face à cette
attente, la femme de chambre n’est plus qu’«  un objet
d’autant plus insignifiant que j’étais sûr de le trouver » (IV,
723).
9 La rencontre des allégories de Giotto dans la chapelle de
l’Arena réalise  –  par son caractère d’anticipation et de
remémoration  –  la synthèse imaginaire entre Combray et
tous les souvenirs d’enfance dont ce nom est porteur pour
Marcel, avec la présence du lieu si longtemps attendu, qui
représente l’origine réelle de sa toute première expérience –
  transmise par les photographies  –  de l’imaginaire
artistique :
Et comme si le monde et la vie étaient une seule même carte
qui se repliât, je me dirigeai vers l’Arena, lieu de mon
rendez-vous, pour faire coïncider avec elle la maison de ma
tante à Combray et le rêve d’art de mon enfance, dans une
superposition à deux étages qui enrichissait la construction
primitive de mon passé, de ce que les architectes appellent
un couronnement, d’une époque, d’un style et d’une
signification différente. Ainsi je m’avançais, tenant Combray

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et mon passé à la main et prêt à leur faire toucher


exactement le point correspondant de l’Arena. (IV, 724)

10 La superposition du souvenir et du présent engendre une


troisième dimension, que la langue ne peut plus approcher
que sous forme d’images. Mais la rencontre dans le jardin de
la chapelle de l’Arena avec la femme de chambre provoque
encore une synthèse imaginaire d’un autre genre. Dans le
jardin, que les pieds de vigne semblent transformer en un
« paysage de primitif » (ibid.) vu par les yeux de Ruskin, un
paysage de Giotto, l’attend l’étrangère qui, aux yeux de
Marcel, est parée de tous les attributs d’une figure féminine
allégorique de Giotto. Elle possède elle-même la «  majesté
d’une de ces femmes de Giotto », son chapeau, « en forme de
cloche » contribue à la faire apparaître comme une « femme
allégorique  » (ibid.) dans le style de Giotto, et l’imposant
miroir qu’elle tient à la main devient un attribut dont le
statut allégorique est fluctuant :
[...] tenant un instrument que je reconnus ensuite pour être
seulement un face-à-main extrêmement grand et prétentieux
mais qui de loin avait l’air d’un de ces attributs qu’on ne sait
pas bien démêler d’abord et qui aurait pu être l’emblème de
l’impudeur, les balances de la justice ou le miroir de la vérité.
(ibid.)

11 Enfin, vu de plus près, le visage de la « merveilleuse Vierge


de Giotto, sous la cloche dont je me demandais  : “Qu’est-
ce ?” » (IV, 725) se révèle aussi grêlé de taches que la Charité
de Giotto, et ce, comme Marcel le sait déjà, par suite d’une
brûlure.
12 A peine Marcel s’est-il approché de cette silhouette
mystérieuse et attirante, dans laquelle il a investi toutes ses
attentes liées à Giotto, que la cristallisation imaginaire se
brise. Ses « mystères », que nourrissait l’attente, deviennent
les « lieux communs les plus connus de la stupidité banale »
(ibid.). Ce n’est pas tellement parce que le visage, au début si
hautain, revêt une expression de familiarité lourdaude, mais,
pour l’oreille sensible de Marcel, le babil intarissable de la
femme de chambre, avec le tic linguistique qui la fait
terminer chaque phrase par un «  ppas  » légèrement

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bredouillant, est d’une insupportable vulgarité. La raison qui


la pousse à entrer dans la chapelle est tout aussi banale : ce
n’est pas l’espoir d’une jouissance artistique mais la fuite
devant la chaleur de l’été et la lumière aveuglante, dont elle
avait manifestement tenté de se protéger par son miroir.
Plus massivement encore que dans la version définitive, la
présence de la femme de chambre fait écran à l’œuvre de
Giotto. Marcel, que dérange le visage brûlé de la Vierge de
Giotto, s’abandonne à la contemplation des fresques mais en
même temps à la jouissance de sentir ce corps près de lui. La
froideur de la contemplation est soulignée encore une fois
par l’utilisation du verbe «  vérifier  »  : «  Je vérifiais devant
les fresques [...]  » (IV, 726). Entre-temps Marcel s’efforce,
dans cette situation légèrement embarrassante de soudaine
intimité, d’entretenir la conversation. Or le hasard veut qu’il
mentionne aussi les Guermantes et il se révèle alors que non
seulement la femme de chambre connaît les Guermantes,
mais qu’elle a grandi près de Combray dans le petit village de
Pinçonville, à proximité duquel l’adolescent a tant rêvé d’une
aventure amoureuse avec l’une des jeunes paysannes. La
pensée que la banale femme de chambre parisienne aurait
pu le rencontrer là-bas comme jeune paysanne et le combler
l’excite tellement que, fou du désir de la posséder, il emmène
la femme de chambre complaisante hors de la chapelle et
l’entraîne dans la chambre d’hôtel la plus proche. Cette
rencontre amoureuse ordinaire est une double profanation,
de l’église et de l’art. Le passage brutal du monde de Giotto
au monde de la sensualité immédiate s’annonce déjà dans le
souvenir de Combray :
[...] cette marche à côté d’elle [...] me parut aussi délicieuse
mais de délices aussi solitaires que ceux qu’en quittant les
Giottos du cabinet d’études, en regardant le clocher de
Pinçonville, je goûtais dans le cabinet sentant l’iris [...] (IV,
727)

13 La femme de chambre à laquelle s’unit Marcel devient la


petite paysanne dont il se languissait autrefois mais, le jeu de
l’imagination étant devenu impuissant à combattre la banale

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réalité, il en résulte immédiatement une deuxième


décristallisation.
14 De manière encore plus provocante que dans la version
retenue par Proust, Marcel se méprend ici sur l’œuvre de
Giotto. Le passionné d’art, pour qui l’aventure avec la femme
de chambre ne devait être qu’un épisode passager, est
tellement bouleversé par sa banale présence que le chef-
d’œuvre n’est perçu que distraitement, comme une
rencontre passagère. Ici aussi se pose la question de savoir
ce que Proust recherche en montrant cette rencontre
manquée avec Giotto dans la chapelle de l’Arena.
15 Si l’on veut comprendre ce qui est visé à travers cet épisode,
il est nécessaire de garder présent à l’esprit un moment
décisif de la genèse du roman de Proust6.
16 On sait qu’il a pour origine la confrontation avec la critique
littéraire de Sainte-Beuve, dont Proust constate que celui-ci
a négligé tous les auteurs essentiels de son temps. Cette
confrontation, qui demeura inachevée et ne fut publiée que
de manière posthume, devait être introduite par une préface
dont le brouillon offre un aperçu remarquable sur la
conception qui sous-tend la future Recherche 7. Pour mieux
se distinguer de Sainte-Beuve et se rapprocher d’auteurs
qu’il a négligés ou mal compris, comme Chateaubriand,
Nerval et Baudelaire, lesquels ont mis en œuvre une nouvelle
poétique du souvenir, Proust parle d’expériences
personnelles de souvenir involontaire. On rencontre ainsi la
toute première version du célèbre épisode de la madeleine,
par lequel s’ouvre la porte du souvenir involontaire, dans la
proximité immédiate du souvenir de Venise que déclenchent
dans une cour parisienne deux pavés inégaux, et par lequel
débute le grand épisode final du Temps retrouvé. Ces deux
épisodes, placés côte à côte dans la préface du Contre
Sainte-Beuve, sont donc deux piliers de la grande arche du
souvenir décrite par la Recherche. Nous nous trouvons
exactement au moment décisif où le discours va changer,
passant de la méta-critique littéraire à l’ébauche d’un projet
personnel, ce chef-d’œuvre du souvenir, qui s’inspire certes
du schéma de l’autobiographie, mais bouleverse la linéarité

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de sa structure narrative et donne naissance à une toute


nouvelle forme de l’organisation du souvenir, avec sa
continuité et sa discontinuité. La volonté artistique de
Proust, qui le fait écarter au maximum les deux piliers de sa
grande arche du souvenir, apparaît encore plus nettement
quand on se rappelle que Proust lui-même, en 1900, l’année
de la mort de Ruskin, avait, sur les traces de celui-ci, déjà
fait deux fois le voyage à Venise et que, lors de sa première
visite en avril, pendant laquelle, avec l’aide de Marie
Nordlinger, il travaillait à la traduction de la Bible d’Amiens
de Ruskin, il avait visité à Padoue la chapelle de l’Arena. Que
Venise soit destiné à devenir le point de mire de la
Recherche comme œuvre du souvenir, ne s’explique pas
encore à partir de la première esquisse de la préface, qui date
de  1909. Il est nécessaire de faire entrer en jeu un second
complexe thématique, sans aucun rapport avec Sainte-
Beuve. Le fait que Marcel entreprenne ce voyage à Venise,
qui devait soudain, dans le cadre du souvenir involontaire,
lui revenir en mémoire, est lié à son admiration pour Ruskin,
auquel il doit non seulement son intérêt pour l’architecture
moyenâgeuse de Venise, mais surtout pour la chapelle de
Giotto à Padoue. Si le roman du souvenir se détache du
projet de critique littéraire pour devenir le paradigme d’une
œuvre ayant pour prémisses poétologiques une poétique
romantique et post-romantique du souvenir, totalement
étrangère à Sainte-Beuve, c’est bien sous le signe des
représentations allégoriques que fait Giotto des vices et des
vertus dans la chapelle de l’Arena que ce mouvement
s’accomplit. Mais le lien à Giotto ainsi qu’à l’interprétation
qu’en donne Ruskin est assez particulier. Proust oppose au
culte de Ruskin pour Giotto une manière d’écrire qu’on
pourrait appeler «  giottesque  ». En  1909, lorsque prit
naissance la première partie du roman, Proust écrivit un
pastiche qui porte le titre circonstancié et précieux de «  La
Bénédiction du sanglier. Etude des Fresques de Giotto
représentant l’Affaire Lemoine à l’usage des jeunes étudiants
et étudiantes du Corpus Christi qui se soucient encore d’elle
par John Ruskin », sorte de parodie de Giotto et de Ruskin,

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dont le montage temporel fantastiquement anachronique


fait penser par endroits à un texte pré-surréaliste.
17 Dans la première partie du roman – Combray – c’est Swann,
cet ami de la famille passionné d’art, qui offre au jeune
Marcel des photographies des vertus et des vices de la
chapelle de l’Arena. C’est également Swann qui, avec sa
manie de retrouver des portraits de la Renaissance italienne
dans des visages, attribue ironiquement aux filles de cuisine
anonymes, qui se succèdent dans la famille de Marcel, le
nom collectif «  la Charité de Giotto  ». Ainsi, la première
apparition des « Vices et Vertus » de Giotto met en jeu une
distance ironique ou «  giottesque  ». La fille de cuisine,
toujours embesognée, toujours exposée au vice, toujours
enceinte, qui sous des identités différentes est haïe de
Françoise, est en même temps le symbole du caractère
inséparable de la vertu et du vice, et de l’ambiguïté qui fait
apparaître le vice comme vertu et la vertu comme vice. Cette
ambiguïté fascinante deviendra finalement un moment
déterminant de toute la construction narrative.
18 Dans une version qu’il a rejetée, Proust renforce encore le
lien entre les filles de cuisine et les vices et vertus, et recentre
finalement la description sur les représentations de la
chapelle de l’Arena elle-même  ; ce faisant, l’accent est mis,
déjà, sur les mouvements particuliers, «  réels  » du vol des
anges :
Même les anges qui accompagnent les saints n’ont pas l’air
[d’] exprimer le moins du monde une assistance divine, mais
d’une espèce animale particulière, ni enfant ni oiseau, qui
devait effectivement à cette époque, voltiger toujours à
quelque distance de certains personnages, voltiger vraiment,
avec toute la vitesse, mais aussi tous les mouvements
souvent difficiles du vol. (I, 779)8

19 C’est là une indication précieuse. Dans l’esquisse, Proust


laisse encore côte à côte ce qui dans la réalisation définitive
représentera la grande parenthèse entre Combray et Padoue-
Venise. Tandis que l’esquisse fait se recouper le souvenir de
Padoue et le souvenir des filles de cuisine, la version
définitive établit entre eux une distance d’une grande
efficacité narrative.
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20 Par cette mise à distance narrative, qui, en les éloignant


l’une de l’autre, constitue l’attente de Padoue-Venise et la
réalisation de cette attente comme le début et la fin du long
cheminement du souvenir, Venise reçoit un poids
thématique qu’elle n’avait pas encore, ni dans le souvenir
involontaire, ni dans le rapport à Ruskin. Mais cette distance
pose en même temps le problème de la transition. Qu’est-ce
qui organise la transition entre début et fin, et qu’est-ce qui
donne forme à la dynamique de ce passage  ? Il semblerait
que la première intention de Proust était d’ordonner le
thème « Les vices et vertus de Combray et de Padoue » – qui
apparaît encore comme titre dans l’annonce de la troisième
partie (Le Temps retrouvé), à la fin du premier volume (A la
recherche du temps perdu  –  Du côté de chez Swann), paru
en  1913  –  autour de la figure anonyme de la femme de
chambre de Madame Putbus, reprenant ainsi la fille de
cuisine anonyme, qui, comme elle, représente une vision
carnavalesque ou «  giottesque  » de la peinture de Giotto.
Grâce au hasard qui a voulu qu’elle ait appartenu autrefois
au monde de Combray, Combray peut être rapproché de
Padoue, et vice et vertu peuvent se côtoyer et s’opposer l’un à
l’autre dans une dialectique encore plus poussée. Mais le
problème, tel qu’il se manifeste tout particulièrement quand
on regarde l’esquisse de la rencontre dans la chapelle de
l’Arena, est sa présence massive. La femme de chambre ne
saurait se dissoudre dans le souvenir de ces premiers désirs
érotiques de Combray, qu’elle a déclenchés chez Marcel. Et
de même que, pour Marcel, après la première rencontre à
Padoue, sa présence à Venise devient pesante9, de même,
pour l’auteur, elle devient un poids, parce que, à Venise, il ne
sait plus que faire d’elle, et que la position occupée par
« Venise » dans la structure d’ensemble de la Recherche ne
se laisse pas expliquer par la femme de chambre.
21 C’est Albertine, la «  fugitive  », puis la «  prisonnière  », elle
qui fait de Marcel lui-même son prisonnier, qui, comme J.-Y.
Tadié le montre clairement, va prendre la place de la femme
de chambre et la supplanter. Certes Proust a encore pensé à
lui attribuer la place de l’Albertine qui s’est enfuie, à faire de

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l’aventure avec la femme de chambre à Venise la suite de


l’histoire d’Albertine, mais il y a renoncé. Dans la version
définitive, Madame Putbus quitte Venise avec ses
domestiques au moment même où Marcel et sa mère y
arrivent.
22 Ici se pose un problème méthodologique de principe, qui
concerne le statut des variantes ou des esquisses. Faut-il les
considérer comme des possibilités autonomes, des
perspectives, des réalisations, comme l’indice que l’œuvre se
donne finalement dans la multiplicité de ses variantes, à la
prolifération desquelles seules la maladie et la mort ont mis
un terme  ? Ou bien s’agit-il de possibilités rejetées,
d’impasses, de chemins impraticables, interrompus, qui
certes mettent en lumière l’inépuisable force imaginative de
Proust, mais qui laissent inentamée la différence
herméneutique entre l’œuvre et ce qui ne pouvait devenir
œuvre ? Les esquisses sont-elles la marque d’un mouvement
d’écriture déconstructif, qui fait éclater l’unité de l’œuvre, ou
apportent-elles au contraire la preuve que Proust s’est
soumis avec une conséquence grandissante à l’idée de
l’œuvre  ? Apporter à de telles questions des réponses
fondées sur une logique rigoureuse serait difficile, mais il
semble possible de raisonner dans le domaine du plausible.
En principe, pour comprendre les esquisses de Proust, il me
semble nécessaire de leur concéder une visée téléologique,
une volonté d’aboutir à une forme définitive10. Ce n’est en
effet qu’à la lumière de l’œuvre que ces fragments peuvent
bénéficier d’une attention qu’on ne leur accorderait pas
autrement. Et ce, avant tout parce que, chez Proust,
l’important n’est jamais l’instant isolé, multipliable à l’envi,
c’est le travail de mise en relation qui seul confère à ce qui
est isolé sa valeur complexe.
23 Albertine elle aussi, dès le moment où elle pénètre dans le
champ du regard de Marcel, est une figure placée sous le
signe de Giotto. Marcel l’aperçoit avec un «  diabolo  », qui,
comme le dit le narrateur, la rend comparable à
l’« Idolâtrie » de Giotto11. Chez Giotto cette figure, et c’est là
apparemment un subtil signe annonciateur, ne s’appelle

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cependant pas Idolâtrie, mais Infidelitas. Mais si le nom


imprononcé d’Infidelitas entretient un lien secret avec
Albertine Simonet, le nom d’idolâtrie renvoie à la fascination
de Marcel lui-même pour la mystérieuse beauté d’Albertine.
Contrairement aux incarnations anonymes des allégories de
Giotto, Albertine va acquérir une personnalité propre. A
travers elle, l’imaginaire de l’attente et l’imaginaire du
souvenir s’augmentent de l’imaginaire de l’absence dans la
présence. La jalousie qui s’empare de Marcel et qui a trait,
comme dans La Fille aux yeux d’or de Balzac (que Proust
admirait) à la crainte que l’autre ne vous échappe pour
rejoindre un autre monde de l’expérience sexuelle, est une
nouvelle ressource de l’imaginaire, qui vient s’ajouter au
souvenir et à l’attente. En 1913, lorsque Proust vit se préciser
la figure d’Albertine, il l’introduisit dans les parties déjà
écrites mais encore non publiées de la Recherche, parvenant
ainsi à une grande condensation thématique. Le nouveau
personnage d’Albertine offrait en particulier une multiplicité
d’accès possibles à ce point focal qu’est Padoue-Venise. Ce
n’est que dans le roman, à travers le motif d’Albertine, que
Venise peut trouver sa réalité profonde.
24 Le catalyseur décisif entre Albertine, Marcel et Venise sera,
après la première rencontre à Balbec avec la « petite bande »
des jeunes filles, le peintre Elstir, qui présente Albertine à
Marcel. En la liant à un nom et ce faisant en la sortant de
l’anonymat de la petite bande, il confère à cette figure qui
enflamme l’imagination de Marcel une nouvelle réalité
sociale, qui certes ne restera qu’une des dimensions
mystérieuses, en perpétuel devenir, grâce auxquelles
Albertine retrouve en permanence son caractère
insaisissable. C’est bien en cela qu’Albertine se distingue
définitivement de la «  saisissable  » femme de chambre de
Madame Putbus. Lors des visites à l’atelier que les jeunes
filles ont l’habitude d’entreprendre avec Marcel, Elstir
montre volontiers ses esquisses de courses de chevaux et de
voiliers, où la lumière saturée d’humidité marine confond
pour ainsi dire la terre et la mer dans une indécision
métaphorique, où l’hippodrome reçoit des traits d’une

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marine, tandis que le lieu des courses de voiliers devient un


« hippodrome marin » (II, 252). Et dans les deux cas, cette
réalité redoublée et lumineuse se reflète dans la beauté des
femmes, qui seules donnent à l’événement sportif son éclat.
Lors de l’une de ces visites, une remarque de Marcel, qui,
sensible à l’impression de fondu que font naître les esquisses
d’Elstir, propose l’heureuse expression d’«  hippodrome
marin » pour désigner les deux lieux, conduit à Véronèse et à
Carpaccio et à leurs tableaux de fêtes marines vénitiennes.
Cela fournit à Elstir l’occasion d’évoquer, par contraste avec
la fête vénitienne qu’il a peinte dans un style moderne et
sportif, la fête représentée dans les tableaux de Carpaccio,
avec ses lourds bateaux quasi amphibies, qui ressemblent à
une petite Venise, elle-même amphibie, en tant qu’elle abolit
la différence entre la terre et l’eau ou, à tout le moins, la fait
vaciller.
On ne savait plus où finissait la terre, où commençait l’eau,
qu’est-ce qui était encore le palais ou déjà le navire, la
caravelle, la galéasse, le Bucentaure. (II, 252)

25 Mais dans ces tableaux les femmes apparaissent dans le


lourd éclat de somptueuses étoffes de brocart ou de damas,
dont la description fascine à ce point Albertine  –  pour la
première fois elle se détache ainsi du groupe indistinct des
jeunes filles – qu’elle exprime le souhait passionné de voir de
ses propres yeux les précieux vêtements de soie brodée
décrits par Elstir, et même d’aller visiter Venise. Elstir est
alors amené à parler de Fortuny, qui a retrouvé le secret de
la fabrication de ces brocarts dont se paraient autrefois les
patriciennes de Venise, si bien que, aux dires d’Elstir, la
mode de Fortuny va bientôt offrir aux femmes l’occasion de
rivaliser avec les nobles Vénitiennes de la Renaissance, et,
qui plus est, de se transporter sans sortir de chez elles dans
une Venise imaginaire  : «  et surtout rester chez elles dans
des brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait,
pour ses patriciennes, avec des dessins d’Orient.  » Référé à
l’existence d’Albertine comme «  prisonnière  » de Marcel,
c’est là un indice d’ouverture textuelle. Ainsi, déjà à Balbec,
lors des premières rencontres avec Marcel, Albertine est
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placée sous le signe de Giotto et de Venise. Enfin, lorsque


commencent les tourments et les obsessions de l’histoire
d’amour avec Albertine et que Marcel l’emmène chez lui à
Paris, il apaisera son désir d’aller à Venise, auquel sa jalousie
l’empêche de céder, par des modèles de Fortuny, qui
matérialisent en quelque sorte une idée de Venise. La
prisonnière fait de Marcel lui-même un prisonnier. Ce n’est
que lorsqu’elle l’aura quitté qu’il se sentira libre de réaliser
avec sa mère le vieux rêve de son enfance et de visiter lui-
même Venise et Padoue. Plutôt que d’être le lieu d’une
présence  –  celle de la femme de chambre  –  Venise et la
chapelle de l’Arena deviennent le lieu d’une absence et donc
le lieu magique des couches superposées du temps. Après la
rencontre avec Elstir, Marcel fait un rêve sur Venise, où la
vision d’Elstir d’une Venise comme synthèse imaginaire se
prolonge dans la dimension du temps :
Un de mes rêves était la synthèse de ce que mon imagination
avait souvent cherché à se représenter, pendant la veille,
d’un certain paysage marin et de son passé médiéval. Dans
mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu d’une
mer aux flots immobilisés comme sur un vitrail. Un bras de
mer divisait en deux la ville  ; l’eau verte s’étendait à mes
pieds ; elle baignait sur la rive opposée une église orientale,
puis des maisons qui existaient encore dans le xive siècle, si
bien qu’aller vers elles, c’eut été remonter le cours des âges.
Ce rêve où la nature avait appris l’art, où la mer était
devenue gothique, ce rêve où je désirais, où je croyais
aborder à l’impossible, il me semblait l’avoir déjà fait
souvent. (II, 444)

26 Venise est ce lieu, mais porté à la puissance supérieure tant


par l’imaginaire d’une attente que par l’imaginaire d’un
souvenir, où les deux dimensions fusionnent.
27 Le rapport fonctionnel d’Albertine à Venise, en tant que clef
de voûte de l’édifice du souvenir, permet de comprendre que
le roman d’Albertine n’est pas en rupture avec le roman du
souvenir qui le précède, mais représente une nouvelle strate
de sa construction. Jamais la rupture ou le caractère
fragmentaire ne l’emportent sur une logique interne de
l’œuvre et des images qui est admirable jusque dans le
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moindre détail. Comme beaucoup d’œuvres de la modernité,


l’œuvre de Proust recèle une volonté de classicisme. Dans
une lettre de  1920  à Emile Henriot (parue en  1921), où il
aborde le problème du classicisme et du romantisme, Proust
prend, sans la moindre ambiguïté, position pour une
conception de l’art classique, déterminée par l’idée de
l’œuvre :
Je crois que tout art véritable est classique, mais les lois de
l’esprit permettent rarement qu’il soit, à son apparition,
reconnu pour tel.

28 Et plus loin :
Que les novateurs dignes de devenir un jour classiques,
obéissent à une sévère discipline intérieure, et soient des
constructeurs avant tout, on ne peut en douter. Mais
justement parce que leur architecture est nouvelle, il arrive
qu’on reste longtemps sans la discerner. Ces classiques non
encore reconnus, et les anciens pratiquent tellement le
même art, que les premiers sont encore ceux qui ont fait la
meilleure critique des seconds12.

29 La question du lien interne qui unit le roman d’Albertine à


l’ensemble de la Recherche nous ramène à l’examen de la
forme définitive de la rencontre de Marcel avec la chapelle
de l’Arena.
30 Que, contemplant les fresques de Giotto, Marcel soit attiré
avant tout par la nouveauté artistique de leur évocation de la
réalité, s’explique au premier chef, non pas par une
idiosyncrasie qui lui serait propre, mais par sa reprise de
l’interprétation que fait Ruskin de la peinture de Giotto dans
la chapelle de l’Arena. Ruskin déjà voit en Giotto « a daring
naturalist, in defiance of tradition, idealism and formalism13
». Bien avant Proust il admire déjà l’extraordinaire naturel
des anges qui volent et qui ont tant fasciné Marcel :
There is noticeable here, as in all Works of this early time, a
certain confidence in the way in which the angels trust to
their wings, very characteristic of a period of bold and
simple conception.

31 Les ailes des anges sont « réelles », et non pas « a mere sign
of an angel » :
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But in Giotto’s time an angel was a complété créature, as


much believed in as a bird ; and the way in which it would or
might cast itself into the air, and lean hither and thither
upon its plumes, was as naturally apprehended as the
manner of flight of a chough or a starling. (p. 72)

32 Mais ce qui fixe le regard de Marcel aussi exclusivement sur


le ciel d’un bleu profond de Giotto et le vol des anges n’est ni
l’intensité inattendue d’un effet de réalité, ni la contrainte de
la lecture de Ruskin, même si, pour l’amateur d’art qu’est
Marcel, Venise et Padoue se situent expressément sous le
signe de Ruskin. Seule la lecture des signes intratextuels que
le discours prépare pour cette histoire permet d’appréhender
une dimension plus profonde de l’expérience de Marcel à
propos de cet instant où un regard se fixe. Au moment où
Marcel, qui, dans la bibliothèque des Guermantes, attend la
fin du morceau de musique, réfléchit sur la nature de ses
« résurrections de la mémoire » (IV, 456), il prend du même
coup conscience de la nature de sa perception du monde :
[...] déjà à Combray je fixais avec attention devant mon
esprit quelque image qui m’avait forcé à la regarder, un
nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en
sentant qu’il y avait peut-être sous ces signes quelque chose
de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée
qu’ils traduisaient à la façon de ces caractères
hiéroglyphiques, qu’on croirait représenter seulement des
objets matériels. Sans doute ce déchiffrage était difficile mais
seul il donnait quelque vérité à lire. (IV, 457)

33 Sa perception du bleu du ciel de Giotto est du même ordre. Il


semble à Marcel que la lumière du jour ait franchi le seuil en
même temps que lui :
[...] et soit venue un instant mettre à l’ombre et au frais son
ciel pur  ; son ciel pur à peine un peu plus foncé d’être
débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts
répits dont s’interrompent les plus beaux jours, quand, sans
qu’on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné ailleurs son
regard, pour un moment, l’azur, plus doux encore,
s’assombrit. (IV, 226)

34 Ce « bleu sombre » entretient avec le passage qui précède un


rapport caché mais très fort. Il y est question d’une
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rencontre avec Carpaccio, qui « faillit un jour ranimer mon


amour pour Albertine  » (IV, 225). Lors d’une visite à
l’Académie, en effet, Marcel découvre dans le tableau de
Carpaccio, « Le Patriarche di Grado exorcisant un possédé »,
le modèle du manteau conçu par Fortuny qu’il avait offert à
Albertine et qu’elle portait le soir de leur séparation. La
couleur de ce manteau Renaissance créé d’après Carpaccio,
ce n’est pas ici que nous l’apprenons mais dans ce passage de
La Prisonnière où le narrateur repense au dernier moment
passé avec Albertine :
Elle hésita une seconde entre deux manteaux de Fortuny
pour cacher sa robe de chambre [...], en prit un bleu sombre,
admirable, piqua une épingle dans un chapeau. (III, 906)

35 A la vue de ce «  bleu sombre  » de Giotto c’est pour Marcel


comme si, très loin, du fond des Plombs de l’oubli, il
entendait frapper quelques petits coups. Mais plus
profondément encore résonne un souvenir de la grand-mère,
«  qui se plaisait à regarder monter dans ce même bleu le
clocher de Saint-Hilaire  » (III, 907). Aucun autre écrivain
avant Proust n’a su comme lui tirer de la réalité signifiante
du souvenir une structure poétique et la rendre ainsi
sensible au lecteur. Mais même dans le regard jeté sur les
mouvements acrobatiques des anges, qui semblent libérés de
la pesanteur et d’un quelconque rapport avec un sens
religieux, se profile, dans une langue faite d’allusions
indirectes  –  le «  parlar coperto  » de Dante  –, Albertine
l’oubliée.
36 Lors de la première rencontre de Marcel avec la «  petite
bande  » à Balbec, il est immédiatement fasciné par
l’insolence et la virtuosité sportive des jeunes filles. Avec leur
légèreté exubérante et leur mobilité elles ressemblent à
«  une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la
plage [...] une promenade » (II, 146). On dirait qu’elles sont
mues par un « esprit d’oiseau » (ibid.) qui leur est commun.
Légères et adroites comme des oiseaux elles se déplacent sur
la plage parmi les promeneurs :
[...] les fillettes que j’avais aperçues, avec la maîtrise de
gestes que donne un parfait assouplissement de son propre
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corps [...] venaient droit devant elles, sans hésitation ni


raideur, exécutant exactement les mouvements qu’elles
voulaient dans une pleine indépendance de chacun de leurs
membres par rapport aux autres. (II, 147)

37 Incidemment, Marcel entend dire que l’une des fillettes


s’appelle « la petite Simonet » (II, 158) et le même soir, il lit
sur la «  liste d’étrangers  » de son hôtel qu’Aimé, le maître
d’hôtel, lui apporte, «  Simonet et famille  » (II, 164). Mais
comme Marcel ignore laquelle des fillettes a été désignée
comme « la petite Simonet », il fabrique à partir de ce nom
une figure imaginaire :
Cet être, une fois de plus je le fabriquais, en utilisant pour
cela le nom de Simonet et le souvenir de l’harmonie qui
régnait entre les jeunes corps que j’avais vus se déployer sur
la plage en une procession sportive digne de l’antique et de
Giotto. (II, 164 sq.)

38 Cet énigmatique renvoi à Giotto ne peut s’expliquer que si, à


propos de la « petite bande » à laquelle appartient Albertine,
on pense à la « petite bande » des anges dans la chapelle de
l’Arena de Giotto, dont le vol échappe à la pesanteur, de
même que, inversement, dans la chapelle, les anges
apparaissent à Marcel sur l’horizon de la « petite bande » de
la plage, faisant remonter des profondeurs où il a été refoulé
le souvenir d’Albertine14. Dans la mesure où le narrateur
resitue la «  petite bande  » sur l’horizon des anges de la
chapelle de l’Arena et les anges sur celui de la «  petite
bande  », le temps du souvenir fusionne pour devenir un
continuum fermé sur lui-même, où la linéarité du temps est
remplacée par la coprésence des temps dans la conscience.
C’est également dans le contexte du souvenir d’Albertine que
le sens de la métaphorique de l’avion peut se préciser. Elle
renvoie d’une part à la passion d’Albertine pour l’avion, mais
au-delà, biographiquement, à la passion pour l’avion du
secrétaire-chauffeur de Proust, Agostinelli, qui s’inscrivit
en  1914  dans une école de pilotage et périt trois mois plus
tard dans un accident d’avion.
39 Dans la version rejetée par Proust, la rencontre de Marcel
avec la chapelle de l’Arena est placée sous le signe du

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carnavalesque et de la pesanteur d’une présence. C’est le


hasard qui doit y mettre en relation les domaines de
Combray, de Paris et de Venise. Le bavardage, lourd et
banal, de la femme de chambre rend sa lourdeur et sa
banalité encore plus oppressantes. En revanche, dans la
version définitive, Marcel rencontre la chapelle de l’Arena
comme un lieu de l’absence. Même la mère, pourtant
présente, est rejetée dans l’absence. Mais cela semble être en
même temps la condition pour que Marcel soit capable
d’assumer, à travers la médiation de l’imaginaire, l’absence
d’Albertine. Comme il va falloir le montrer, c’est l’absence, et
non la présence, qui est l’expérience d’où s’origine la loi
formelle du roman de Proust.
40 Si la rencontre avec la chapelle de l’Arena conduit Marcel au
cœur de la rencontre avec lui-même, l’idiosyncrasie de sa
perception n’en demeure pas moins matériellement liée à
l’œuvre de Giotto. Le jeune Marcel, considérant les
photographies de la Charité et de l’Envie de Giotto, avait
déjà fait une observation à propos de la situation de l’art de
Giotto comme étant à la frontière entre le Moyen Age et la
Renaissance15. Marcel remarque une étrange discordance
entre les images concrètes et leur fonction d’illustration de
concepts abstraits comme les vertus et les vices. En tant que
concrétisations picturales, comme en tant que réalisations
figuratives, les représentations de Giotto se réfèrent à elles-
mêmes. Au moment même où elles se détachent pour ainsi
dire de leur substrat allégorique, elles deviennent des
allégories d’un genre nouveau, qui n’ont plus rien de
moyenâgeux, et qu’on pourrait rapprocher de ces entités
instables que sont, dans le domaine moral, les concepts de
La Rochefoucauld16. La «  Charité sans charité  » (I, 81)
devient un nom propre. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle
fonctionne lorsque Swann, adonné au péché d’idolâtrie et ne
pouvant percevoir des figures de femmes qu’à condition
qu’elles lui rappellent un tableau de la Renaissance, nomme
sèchement la fille de cuisine anonyme «  la Charité de
Giotto » (I, 80). Le dégagement devient la loi formelle d’une
présence de l’image, qui va au-delà de sa fonctionalité

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moyenâgeuse, s’ouvrant dans le même temps à un nouveau


monde profane, qui a congédié l’univocité de l’interprétation
moyenâgeuse du monde17. Il en va de même pour les anges
de Giotto, dont le vol, que ne guide plus aucun ordre
symbolique, est le point de départ objectif de la perception
idiosyncrasique de Marcel. Que ce soit Swann qui ait fait
connaître au jeune Marcel les figures de Giotto est d’une
importance programmatique discrète. Par rapport à Giotto,
Swann se situe à l’opposé de Ruskin. Si ce dernier célèbre le
Giotto moyenâgeux et «  pieux  », Swann est fasciné par la
modernité de Giotto, par sa vision tournée vers la
Renaissance. Marcel voit avec les yeux de Swann ce Giotto
moderne, que Proust lui-même avait découvert contre
Ruskin, à savoir cette recentration des figures sur elles-
mêmes, qui les libère de leur rapport de représentation
allégorique, et confère au monde moral lui-même une
impénétrable plurivocité. Mais, de ce fait, le réalisme de
Giotto acquiert un sens qui est exactement à l’opposé de
l’interprétation de Ruskin. L’éloignement par rapport à
Ruskin, qui avait un jour ouvert à Proust lui-même l’accès à
Giotto, est à son comble dans la rébellion de Marcel contre
Ruskin dans la chapelle de l’Arena. Ce que Marcel bien
entendu ne perçoit pas, mais qui pour Proust est une
découverte essentielle, c’est que ce nouvel ordre, où l’œuvre
existe par et pour elle-même, est la conséquence du
dégagement de l’art de son substrat allégorique et sacré.
Pour la première fois, dans la chapelle de l’Arena, le
programme pictural qui concerne la chapelle dans sa totalité
est articulé en scènes isolées, conçues de manière autonome,
et dont la recentration sur elles-mêmes, rendue sensible par
l’innovation technique qu’est le cadre, reste néanmoins
dominée par la composition d’ensemble.
41 Dans la visite qu’en fait Marcel, la chapelle de l’Arena
demeure, en tant qu’œuvre, pratiquement absente. En
revanche elle est d’autant plus présente, de manière explicite
ou implicite, dans la construction de la Recherche, de même
que, pour Marcel, à la fin de la Recherche, la vision de
l’œuvre dont il est chargé a pour horizon l’idée de l’œuvre

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post-moyenâgeuse de Giotto. Les «  Vices et Vertus  » de


Giotto, où se lit encore un ordre du monde moyenâgeux,
pourtant déjà dépassé, sont présents dans la Recherche en
tant qu’ensemble obscur de forces vitales, dont le jeu
imprévisible et incalculable ne permet plus de reconnaître
un ordre, mais apporte simplement la certitude nouvelle
d’une anthropologie négative, celle qui a conduit les
moralistes français du xviie  siècle à concevoir l’homme, par
analogie au «  dieu caché  », comme un «  homme caché  »,
dont la réalité ne s’éprouve qu’à travers les vaines et
incessantes tentatives faites pour se rapprocher de lui18.
42 Il y a dans ce roman du souvenir une dimension de
profondeur historique qui organise une confrontation entre
mondes, le monde du Moyen Age, celui de la Renaissance et
de la modernité, et enfin, un monde au-delà de la modernité.
Cet approfondissement historique et esthétique va de pair
avec une sorte d’histoire des beaux-arts, en particulier de la
peinture. Aucun autre roman de la modernité n’est en même
temps une histoire aussi consistante de la peinture. Dans ce
contexte, le champ conceptuel du renaître, de la renaissance,
qui revient constamment dans le roman de Proust, prend
toute sa valeur. Vasari commence par parler d’une
« renaissance de l’art », entendant par là ce retour au naturel
et à l’immédiateté antiques que le Moyen Age semble avoir
perdus, qu’il fait débuter avec Giotto. «  Renaître  » et
«  renaissance  » sont des termes qui, chez Proust, peuvent
être utilisés à propos de l’art qui se dégage de ses liens
moyenâgeux avec le sacré, mais par ailleurs – et c’est ce qui
fait que Proust, comme Marcel, se distingue de l’esthétisme,
de l’« idolâtrie » de Swann, et reconduit ainsi, par un détour,
à Ruskin –, ils conservent leur connotation moyenâgeuse et
chrétienne lorsqu’ils servent à Marcel de métaphore pour
exprimer une expérience de soi. Mais le fait même que la
chapelle de l’Arena de Giotto représente le seuil au-delà
duquel va se donner une nouvelle idée de l’œuvre qui ne doit
plus rien au Moyen Age, et occupe, avec la Divine Comédie
de Dante, une place éminente dans l’histoire de la création

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artistique, joue un rôle non négligeable dans l’idée de


l’œuvre qui est celle de Proust.
43 Le profane se dégageant du sacré, ce mouvement que Marcel
éprouve de manière exemplaire et dramatique dans les
tableaux de Giotto de la chapelle de l’Arena, ne se réduit pas
à une simple succession temporelle et à une négation,
comme on pourrait le penser au premier abord, mais il a le
sens d’une coprésence et d’une synthèse imaginaire. C’est
pourquoi tous les lieux de Marcel se situent dans une
configuration comprenant gare et église, dans le cadre de
laquelle l’expérience du profane et du temps profane de la
discontinuité de l’expérience s’oppose à un monde
moyenâgeux du sacré et du temps intemporel19. Pour Marcel,
l’expérience de lui-même est essentiellement fondée sur le
fait qu’elle ne peut se dissoudre ni dans le monde du sacré ni
dans celui de cette modernité profane, mais que les deux
mondes doivent devenir pour lui – après la modernité – des
métaphores de l’exploration de soi et de la synthèse
imaginaire. C’est pourquoi, comme dans la chapelle de
l’Arena, le sacré doit constamment tourner au profane et,
inversement, le profane retrouver l’aura du sacré. Le retour
obstiné de la langue religieuse chez Proust n’est pas à
comprendre comme pure métaphorique esthétisante, mais
comme la langue d’une expérience qui va au-delà du
profane, et n’a pas encore de langue. Il vaudrait la peine,
dans ce contexte, de comparer l’expérience initiatique du
souvenir involontaire suscité par le goût de la madeleine
avec la force de remémoration et de transformation de la
Cène chrétienne.
44 Des années après la visite à Venise avec sa mère, une
illumination viendra par hasard dévoiler à Marcel cette
vocation d’écrivain, qu’il a si longtemps cherchée, mais en
vain. Revenant à Paris après une longue absence, il profite
de l’occasion qui lui est offerte de retrouver le monde qui est
le sien et accepte l’invitation à une matinée chez les
Guermantes. Déjà en s’y rendant, sur les pavés inégaux des
rues qui conduisent aux Champs-Elysées, s’agitent en lui,
comme libérés par les secousses physiques, les souvenirs que

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le nom du prince de Guermantes, dont l’invitation l’attend,


avait déjà obscurément réveillés :
J’avais eu envie d’aller chez les Guermantes comme si cela
avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs
de ma mémoire où je l’apercevais. (IV, 435)

45 Mais ce qui se prépare dans les profondeurs n’est libéré que


par un hasard, par un choc soudain. Une inégalité dans la
cour mal pavée des Guermantes, où Marcel, plongé dans ses
pensées, ne peut éviter une voiture qui approche que par un
écart violent, semble avoir provoqué un énigmatique
sentiment de bonheur qui l’envahit d’un seul coup. C’est
comme si les écluses s’ouvraient devant un flot de choses
sues, qui remonte des profondeurs du souvenir, savoir qui
prend une forme de plus en plus nette, jusqu’au moment où,
au cours de ce même après-midi, Marcel découvre sa future
vocation d’écrivain  : partir de son souvenir pour créer une
œuvre. Ce qui a causé cet ébranlement de la conscience c’est
le brusque souvenir physique de deux pierres inégales dans
le Baptistère de Saint-Marc. Que le détail véritablement
contingent auquel Marcel doit finalement la découverte de sa
vocation soit une pierre vénitienne, ne semble pas être un
hasard. Les Stones of Venice de Ruskin sont devenues une
«  stone of Venice  » qui, pierre d’angle ou clef de voûte,
atteste le « couronnement » de l’« édifice du souvenir », qui
s’accomplit à travers l’épisode vénitien, avant d’être à même
de parvenir à la lumière de la conscience. Le centre de cette
Venise, c’est le milieu vide de la chapelle de l’Arena. La
simple confrontation de deux souvenirs involontaires dans le
brouillon de la préface du Contre Sainte-Beuve subit ainsi
un approfondissement, fruit de la superposition de multiples
expériences et correspondances vénitiennes.
46 Dans les tréfonds de cet abîme que sont nos propres
souvenirs, le saint Augustin des Confessions pressent la
présence de Dieu. Pour Marcel  –  ou bien est-ce Proust  ?  –
  surgit, des profondeurs de lui-même, en tant que voix du
souvenir, l’idée de l’œuvre à faire. Proust partage avec le
grand art moderne post-moyenâgeux l’idée de l’œuvre
comme lieu où prend esthétiquement sens ce qui, sinon, se
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dérobe dans l’insaisissable. C’est là la raison profonde qui


explique que la première œuvre emblématiquement post-
moyenâgeuse, la chapelle de l’Arena de Giotto, ait pu jouer,
dans la Recherche de Proust, un rôle structurel central.
Comme la Divine Comédie, la Recherche du temps perdu a
jailli d’un souvenir qui pousse à la réalisation sous forme
d’œuvre20.
47 La réflexion propre de Proust sur la forme à donner à son
souvenir se situe d’entrée de jeu sous le signe d’une
architecture du temps, pour qui la figure de la cathédrale
moyenâgeuse devient une métaphore emblématique. Proust
ne se lasse pas de trouver des métaphores toujours nouvelles
pour caractériser son œuvre, allant même jusqu’à la
parodie  : la cathédrale se voit rabaissée au rang de robe  :
« [...] je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement
comme une cathédrale, mais tout simplement comme une
robe » (IV, 610), voire de rafistolage, il a même recours à la
métaphorique de la cuisine de Françoise :
[...] ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise
faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de Norpois, et dont
tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient
la gelée ? (IV, 612)

48 Cependant, plus la métaphorique de l’œuvre devient


luxuriante, plus elle s’écarte du modèle du souvenir qui
détermine la structure de son roman du souvenir. Celui-ci se
situe aussi peu sous le signe de la construction que du
rapprochement des disparates. Il va se guider sur le modèle
génial du palimpseste, que de Quincey a été le premier à
développer dans Suspiria de Profundis et dont Baudelaire, à
sa suite, a fait une poétique de la mémoire. Dans un des
chapitres de Suspiria, «  The Palimpsest of the Human
Brain », la mémoire est comparée à un parchemin qui, au fil
des époques, a accueilli une tragédie antique, une légende
monacale, un roman de chevalerie, lesquels peuvent
maintenant, grâce à un art nouveau de la réanimation
chimique, être tous en même temps ressuscités à la vie. Le
cerveau humain est un palimpseste de ce genre, et pourtant,
quelque chose de radicalement différent  : «  Everlasting

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layers of ideas, images, feelings, hâve fallen upon your brain


softly as light21. »
49 Mais alors que la coprésence des textes ressuscités du
palimpseste ne produit que collisions grotesques, le
palimpseste de la conscience humaine possède en lui-même
un principe d’harmonisation, qui a son corrélat objectif dans
le chef-d’œuvre du souvenir, car lui-même, en tant que
superposition de strates du souvenir, est déjà un chef-
d’œuvre :
[...] yet, in our heaven-created palimpsest, the deep
memorial palimpsest of the brain, there are not and cannot
be such incoherencies. The fleeting accidents of a man’s life,
and its external shows, may indeed be irrelate and
incongruous  ; but the organising principles which fuse into
harmony, and gather about ftxed predetermined centres,
whatever heterogeneous éléments life may have
accumulated from without, will not permit the grandeur of
human unity greatly to be violated [...]. (p. 18)

50 Ce qui, un jour, et tout spécialement dans l’enfance, a touché


l’âme demeure indélébile :
The romance has perished that the young man adored ; the
legend has gone that deluded the boy  ; but the deep, deep
tragédies of infancy, as when the child’s hands were
unlinked for ever from his mother’s neck, or his lips for ever
from his sister’s kisses, these remain lurking below all, and
these lurk to the last. (p. 21)

51 Comme chez Baudelaire22 puis chez Proust, la


« résurrection » est ici déjà la métaphore à la fois profane et
sacrée de la résurgence de ce dont on se souvient, qui a
l’œuvre du souvenir pour telos.
52 Nous ne pouvons pour terminer que mettre très brièvement
l’accent sur l’importance qu’un tel modèle du souvenir revêt
pour l’esthétique de l’œuvre du souvenir qui est celle de
Proust. Le souvenir comme palimpseste signifie une
essentielle perméabilité de chaque strate du souvenir par
rapport à celle qui précède ou celle qui suit. C’est à partir de
là que peut être déterminée la tâche que s’est fixée Proust et
les solutions qu’il lui a trouvées. La poétique de cette
perméabilité se matérialise chez Proust par le jeu de
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l’opposition entre histoire et discours. Toute strate du passé


retenue par le discours du souvenir est confrontée par lui,
grâce à la connotation, la métaphore et la comparaison, avec
d’autres couches du passé, et ce, de telle manière que ce jeu
produise ce que je nommerais une « synthèse imaginaire23 »,
et que Baudelaire, dont Proust suit de près l’esthétique du
souvenir, nomme « confusion ». « Confusion », non pas au
sens d’une simple et arbitraire abolition des frontières
catégorielles, mais au sens d’une fusion donnant naissance à
une troisième dimension, laquelle ne peut trouver son lieu
que dans la conscience. Ainsi, au début du chapitre sur
Venise, la comparaison avec Combray est fondée non pas
tant par l’existence objective d’un tertium comparationis
que par la superposition et l’harmonisation de divergences.
Venise, ce lieu de tous les lieux, est devenu perméable aux
lieux dont la présence, dans la géographie imaginaire de
Marcel, est indélébile.
53 L’œuvre de Proust est une idée d’œuvre infinie, qui ne peut
trouver sa résolution conclusive parce que, pour épuiser tout
son potentiel, il faudrait qu’à chaque instant l’histoire
amenée à la présence renvoie par connotation à tous les
autres moments de l’histoire24. Une telle œuvre placerait
l’auteur devant une tâche infinie, mais un palimpseste qui
devrait ainsi s’écrire à l’infini dépasserait les possibilités de
la faculté de compréhension du lecteur. L’idée proustienne
de l’œuvre se heurte ainsi aux frontières de sa réalisation
possible. Et pourtant ses prémisses n’en demeurent pas
moins cette œuvre par laquelle, à la fin du Moyen Age,
Giotto a fixé un seuil, ouvrant à l’art un espace nouveau.

Notes
1. Je poursuis ici l’étude que j’avais présentée primitivement dans mon
article « Proust. Giotto und das Imaginäre », in G. Boehm, K. Stierle, G.
Winter (éds.), Modernität und Tradition, Festschrift fur Max Imdahl
zum 60. Geburtstag, Munich, Fink, 1985, pp. 219-249.
2. Ou « géographie magique », ainsi que le dit Nerval dans un passage de
son Voyage en Orient, qui a certainement profondément impressionné
Proust (« Vers l’Orient », Introduction IV : « Le Lac de Constance », in

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G. de Nerval, Voyage en Orient, H. Clouard [éd.], vol. I, Paris, Le Divan,


1988, p. 227).
3. M. Proust, A la recherche du temps perdu, édition en  4  volumes
publiée sous la direction de J.-Y. Tadié, Bibliothèque de la Pléiade, Paris,
Gallimard, 1987-1989, ici IV, 227. Nous citerons désormais d’après cette
édition, avec entre parenthèses le numéro du volume et de la page.
4. Albertine disparue. Esquisse xviii  : «  La femme de chambre de la
baronne de Picpus » (IV, 710-735).
5. Cahiers 36, 23, 24, 48, 50, cf. la remarque préliminaire IV, 710.
6. Les critiques de A. Compagnon sur ma communication m’ont incité à
modifier notablement la partie centrale de ce travail.
7. Cf. M. Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et Mélanges
et suivi de Essais et Articles, P. Clarac, Y. Sandre (éds.), Bibliothèque de
la Pléiade, Paris, Gallimard, 1971, « Projets de préface », pp. 211-218, en
particulier pp.  211-213. Pour la signification de ces ébauches pour la
genèse de la Recherche, cf. L. Relier, « Literaturtheorie und immanente
Asthetik im Werke Marcel Prousts  », in Marcel Proust. Lesen und
Schreiben, Cologne, Insel, 1983, pp. 153-169, ici pp. 160-165.
8. Esquisse xlii (Cahier 8).
9. Cf. IV, 733  : «  Et de fait sa présence dont l’espoir m’avait fait partir
pour Venise et que j’avais cru qui serait le charme du séjour, m’était si
intolérable que plutôt que d’aller avec elle en gondole, ou me promener
le soir dans les campi, j’aimais encore mieux rester à causer avec le
patron d’hôtel dans le vestibule au pied de la cage de l’ascenseur. »
10. C’est là un problème de principe, auquel est confronté la nouvelle
tendance de la critique génétique. Cf. sur le programme de la critique
génétique le premier cahier de Genesis, «  Manuscrits. Recherche.
Invention.  » (1992), avec l’exposé introductif de l’éditeur A. Grésillon
« Ralentir : travaux », pp. 9-31, ainsi que A. Grésillon, J.-L. Lebrave, C.
Viollet, Proust à la lettre. Les intermittences de l’écriture, Paris, Tusson,
Du Lérot, 1990.
11. Cf. M. Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, 241.
12. M. Proust, « Classicisme et Romantisme », Contre Sainte-Beuve, op.
cit., p. 617.
13. J. Ruskin, Giotto and his Works in Padua (1853-1860), in The Works
of John Ruskin, E.T. Cook, A. Wedderburn (éds.), Library Edition, vol.
24, London, George Allan, 1906, ici p. 27.
14. La correspondance est encore plus étroite si l’on se souvient en lisant
ce passage de cette description de Ruskin qui joue, pour la description
des anges de la chapelle de l’Arena de Proust, un peu le rôle d’un
palimpseste et où les anges et les oiseaux sont expressément mis sur le

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même plan, démarche qui seule confère à la métaphorique des oiseaux


de la « petite bande » son pouvoir de centration implicite.
15. Quand dans son livre, Proust and the Middle Ages (Genève, Droz,
1975), R. Bales déclare en ce qui concerne l’affinité entre Proust et
Dante  : «  Pulled together, the web forms a picture, the main details of
which demonstrate quite clearly that Proust is almost certainly the most
“mediaeval” of modem authors  » (p.  136), il ne prend en considération
qu’un seul des côtés de la frontière. En ce qui concerne l’importance de
Giotto pour Proust, cf. J. Mornin-Hornung, Proust et la Peinture,
Genève Lille, Droz/Giard, 1951, en particulier pp. 36-39 et 64-72.
16. La signification de la strate allégorique du roman de Proust et son
enracinement dans les conceptions allégoriques du Moyen Age a été pour
la première fois mise en lumière par H.R. Jauss. Cf. Zeit und Érinnerung
in Marcel Prousts «  A la recherche du temps perdu  », Heidelberg,
Winter, 1955, pp. 155-165. Jauss interprète les allégories de la Recherche
différemment de celles du Roman de la Rose, auxquelles selon lui elles
renvoient également, comme «  figurations du temps  » (p.  155). J. Th.
Johnson dans son essai «  Proust andGiotto  : Foundations for an
Allegorical Interprétation of A la recherche du temps perdu (in L.B. Price
[éd.], Marcel Proust. A Critical Panorama, Urbana, University of Illinois
Press, 1973, pp.  168-205) a réouvert par rapport à Giotto le dossier de
l’interprétation allégorique de la Recherche. Son étude fouillée, qui
apporte de nombreux points de vue inédits pour comprendre le rapport
de Proust à Giotto, part de la thèse « that there are very real an hitherto
insufficiently explored connections linking what Giotto did in the Arena
chapel to what Proust has done in a novel he more than once refered to
as a cathédral  » (p.  169). Le seul inconvénient, c’est que la chapelle de
l’Arena n’est pas une cathédrale et que l’art y acquiert déjà une valeur
propre, qui le distingue radicalement de l’art sacré du Moyen Age.
17. P. de Man, qui veut évacuer de sa lecture toute illusion référentielle,
comprend la figure de la «  Charité de Giotto  » comme une allégorie de
l’illisibilité  : «  The allegory of reading narrâtes the impossibility of
reading » (« Rhetoric of Reading [Proust] », in P. de Man, Allégories of
Reading, New Haven-Londres, Yale University Press, 1979, p.  77). Il
réduit ce faisant la complexité esthétique de la Recherche à une figure de
pensée abstraite, qui représente le point de fuite monotone de la
rhétorique déconstructive de la lecture qu’il propose. Sur la tension
moderne entre apparence et ambiguïté du substrat allégorique cf. K.
Stierle, «  Proust, Giotto und das Imaginäre  », en particulier, pp.  224-
227, et, sur la manière dont l’apparence s’émancipe de sa fonction
allégorique, cf. «  Der Schein der Schônheit und die Schônheit des
Scheins in Ariosts Orlando furioso », in K.W. Hempfer (éd.), Ritterepik
der Renaissance, Stuttgart, Steiner, 1989, pp.  243-276, en particulier
pp. 249-261.

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18. Cf. K. Stierle, «  Die Modernität der französichen Klassik. Négative


Anthropologie und funktionaler Stil  », in Französische Klassik  –
 Theorie-Literatur-Malerei, Romanistisches Kolloquium, vol. 3, Munich,
Fink, 1985, pp. 81-128.
19. A propos de la constellation formée par la gare et l’église chez Ruskin
et dans la Recherche, cf. notre « Proust, Giotto und das Imaginäre », op.
cit., pp. 233-238.
20. Sur le rapport entre la Divine Comédie et la Recherche cf. H.R.
Jauss, «  Erleuchtete und entzogene Zeit. Eine Lectura Dantis  », in W.
Haug, R. Warning (éds.), Das Fest (Poetik und Hermeneutik), vol. 14,
Munich, Fink, 1989, § VI  : «  La Divine Comédie à la lumière de A la
recherche du temps perdu », pp. 85-91.
21. T. de Quincey, Suspiria de Profundis  –  Being a Sequel to the
Confessions of an English Opium-Eater and Other Miscellaneous
Writings, Edimbourg, Adam & Charles Black, 1871, p. 18.
22. Dans le chapitre « L’art mnémonique » de son essai « Le peintre de
la vie moderne », Baudelaire parle à propos de de Quincey de « mémoire
résurrectionniste », qu’il résume dans la formule magique « Lazare, lève-
toi ! », qui répète l’action magique par laquelle la parole du Christ rend la
vie à Lazare. Cf. Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, C. Pichois (éd.), vol.
2, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1976, p. 699.
23. Sur le concept de synthèse imaginaire, cf. mon article «  Die
Absolutheit des Ästhetischen und seine Geschichtlichkeit  », in W.
Oelmüller (éd.), Kolloquium Kunst und Philosophie, vol. 3  : Dos
Kunstwerk, Paderborn, Schôningh, 1983, pp.  231-258, ici pp.  242-244.
Dans son tout récent travail sur la Recherche, «  Vergessen, Verdrângen
und Erinnern in Prousts A la recherche du temps perdu  » (in R.
Lachmann, A. Haverkamp [éds.], Memoria, Vergessen und Érinnern
(Poetik und Hermeneutik vol. 15), Munich, Fink, 1993, pp. 160-184), R.
Warning critique ce concept et lui oppose le concept proposé par G.
Deleuze de transversale (in Proust et les Signes, Paris, PUF, 1976,
p.  152  sq.). Il me semble cependant que le concept de transversale est
trop faible pour pouvoir englober l’effet esthétique de la superposition
par le souvenir organisée comme métaphore, même s’il est compris, ainsi
que le fait subtilement Warning, comme «  intertextualité sous le signe
d’une différence inaliénable » (p. 183). Car l’essentiel de la superposition
me semble être précisément que la différence de ce qui se superpose
n’est pas maintenue intacte, mais que se développe à partir de là un
phénomène esthétique particulier d’intériorité à la conscience. Proust me
semble ici poursuivre une perspective ouverte par la poésie
baudelairienne en tant que synesthésie de «  confuses paroles  »
(«  Correspondances  », IV), qui se donne paradigmatiquement dans le
poème des Fleurs du Mal, « La chevelure » (XXIII), où le souvenir de la
chevelure noire de la bien-aimée et le bleu de l’océan font surgir, en tant

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que chiasme imaginaire du souvenir, les «  cheveux bleus  » et la «  mer


d’ébène ».
24. La constatation lapidaire que fait L. Keller, dans son article sur
« Literaturtheorie und immanente Ästhetik im Werke Marcel Prousts »
(cf. n. 7) me semble tout à fait valable : « Le roman de Proust n’est pas la
réalisation du projet de roman de Marcel » (p. 167). Mais quand il parle
de « la force explosive latente contenue dans l’acte d’écriture de Proust »
(p. 166) est-ce que cela veut dire que tel était le projet d’œuvre que s’était
donné Proust  ? Peut-être la figure de pensée complexe, et qui doit
beaucoup à Derrida, proposée par Warning est-elle au plus près de la
manière d’écrire proustienne quand il parle de l’«  opposition  » non
résolue entre une poétique de la «  mémoire involontaire  » et «  une
poétique de la fugacité, de la contingence et du perspectivisme  »
(«  Vergessen, Verdrängen und Erinnern  », p.  161, cf. n. 22)  ? Mais
«  l’écriture sans fin  » (p.  191) qui en résulte me semble placée non pas
sous le signe d’un effondrement de la « force totalisante » du souvenir,
mais dans le mouvement infini d’une totalisation centrée autour de l’idée
de l’œuvre, qui en même temps, ici je suis d’accord avec Warning, en
raison de sa poétique du palimpseste, ne peut parvenir à trouver sa fin.

Author

Karlheinz Stierle

Université de Constance
By the same author

Histoire et discours dans Les


corps conducteurs de Claude
Simon in Lectures allemandes
de Claude Simon, Presses
universitaires du Septentrion,
2013
© CNRS Éditions, 1996

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STIERLE, Karlheinz. Marcel à la chapelle de l’Arena In: Marcel Proust:
Écrire sans fin [online]. Paris: CNRS Éditions, 1996 (generated 26
février 2022). Available on the Internet:
<http://books.openedition.org/editionscnrs/42182>. ISBN:
9782271127846. DOI:
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.42182.

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WARNING, Rainer (ed.) ; MILLY, Jean (ed.). Marcel Proust: Écrire sans
fin. New edition [online]. Paris: CNRS Éditions, 1996 (generated 26
février 2022). Available on the Internet:
<http://books.openedition.org/editionscnrs/42062>. ISBN:
9782271127846. DOI:
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.42062.
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