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Émergence

L’émergence est un concept


philosophique formalisé au
XIXe siècle et qui peut être
grossièrement résumé par l'adage :
« le tout est plus que la somme de
ses parties ». Il s'oppose au
réductionnisme comme aux
doctrines dualistes (dualisme ou
vitalisme).
:
Une propriété peut être qualifiée
d’émergente si elle « découle » de
propriétés plus fondamentales tout
en demeurant « nouvelle » ou
« irréductible » à celles-ci[1]. Ainsi,
pour John Stuart Mill, les propriétés
de l'eau seraient non réductibles à
celles de l'hydrogène ou de
l'oxygène[2].

Dans le champ des sciences, le


concept d'émergence permet de
décrire la réalité de façon moniste,
sans pour autant tomber dans le
:
seul réductionnisme. Il présuppose
quelque unité fondamentale dans la
composition de la nature (que ce
soit pour la matière inerte, les
organismes vivants ou le
psychisme) en prenant acte que la
connaissance intégrale de ces
phénomènes ne se déduit pas
toujours de celle de leurs
composants fondamentaux. L'enjeu
des divers émergentismes
proposés depuis l'apparition de ce
concept est précisément celui de la
clarification des termes
:
« découler », « nouvelle » ou
« irréductible » (appliqués aux
propriétés), et de leurs différentes
acceptions possibles.

On parle parfois d’« émergence


synchronique » pour qualifier les
rapports entre des propriétés
considérées à des échelles
spatiales différentes, ou
d’« émergence diachronique »
pour qualifier l'apparition d'une
propriété nouvelle à un moment
donné (évolution,
:
embryogenèse...). Selon les auteurs
et la définition choisie, l'émergence
est aussi souvent associée aux
concepts de « causalité
descendante »[3], de
« survenance »[4], de
« rétroaction »[5], d’« auto-
organisation » ou de
« complexité ».

Les deux exemples classiques de


phénomènes proposés comme
émergents sont la conscience,
comprise comme une propriété
:
émergente du cerveau, et la vie,
entendue comme une propriété
émergente de la physico-chimie
des organismes vivants.

Définitions de
l'émergence
Certaines caractéristiques sont
généralement associées aux
différentes formes du concept
d'émergence[E 1],[6] :

physicalisme : tout ce qui existe


peut se réduire en dernière
:
analyse aux constituants décrits
par la physique et à leurs
aggrégats ;
émergence de propriétés : à
partir d'un certain niveau de
complexité et d'organisation des
particules matérielles, des
propriétés authentiquement
nouvelles émergent de ces
systèmes complexes ;
irréductibilité de l'émergence :
les propriétés émergentes sont
irréductibles et ne peuvent être
déduites des phénomènes de
:
bas niveaux à partir desquels
elles émergent ;
causalité descendante : les
entités émergentes peuvent être
à l'origine causale d'une
influence sur les entités de
même niveau ou plus bas niveau,
soit directement (émergence
forte), soit via les micro-
constituants (émergence faible).
Cela distingue une entité
émergente d'un épiphénomène,
qui n'a pas d'influence causale.
:
Chaque auteur peut formuler
différemment, apporter des
nuances, voire réfuter certaines
propriétés comme la dernière, mais
ces quatre propriétés forment le
cadre conceptuel de réflexion à
propos de l'émergence[E 2].

Par exemple, O'Connors définit


l'émergence d'une propriété P à
partir d'objets O de la manière
suivante[7] :

P survient des propriétés de ses


parties O ;
:
P n'est pas une propriété des
objets O ;
P est distinct de toute propriété
structurelle des objets O ;
P possède une influence causale
directe (descendante) sur le
comportement des structures
constituées par les objets O.

Émergences « faible » et
« forte »
Même s'il existe de nombreuses
formulations et conceptions de
l'émergence, il est généralement
:
admis que les théories
émergentistes du XXe siècle se
répartissent en deux catégories
principales[E 3].

On parle d'émergence « faible »


lorsque la dynamique causale du
tout est entièrement déterminée
par la dynamique causale des
parties[8], et est subjectivement
interprétée comme émergente
par un observateur extérieur.
Dans le cas des molécules d'eau,
leur cristallisation en glace est un
:
phénomène qui n'appartient ni à
l'hydrogène, ni à l'oxygène, ses
constituants. Il s'agit toutefois
d'un phénomène qui peut
s'expliquer à partir des
propriétés de l'hydrogène et de
l'oxygène. Il n'y a donc pas de
propriété réellement nouvelle, si
ce n'est celle qu'un humain peut
observer, et qui peut surprendre
ce dernier de premier abord.
L'émergence « forte » se
caractérise principalement par la
mise en avant d'une influence
:
fondamentale et irréductible du
tout sur les parties, c'est-à-dire
par l'apparition d'authentiques
agents ou processus causaux à
un haut niveau de complexité
influençant causalement les
processus de même niveau, ou
de niveau inférieur[E 3]. Par
opposition à l'émergence faible
qui, pour sa part, insiste sur le fait
que les causes ultimes de tout
phénomène, même émergent, se
situent fondamentalement au
niveau micro-physique. C'est
:
l'existence de telles propriétés
émergentes fortes qui est
discutée : l'impossibilité, dans
tout système complexe, de voir le
lien causal entre le niveau micro
et le niveau macro pourrait
résulter des limites de l'être
humain. On peut toutefois citer
deux exemples d'émergence qui
semblent fortes : l'apparition de
la vie à partir de l'inanimé, et
l'émergence de la conscience.

Hugues Bersini[9] dénie à la


physique et la chimie, dont la
:
pratique se doit d'être
réductionniste, la possibilité de
nous éclairer sur ce concept
d'émergence. En physique et en
chimie, le meilleur niveau
d'explication reste celui qui sous-
tend le phénomène collectif. À ces
niveaux, l'émergence n'existe que
dans sa version « faible ». La
température n'est en rien
« davantage » que l'agitation
erratique d'un ensemble de
particules. En revanche, la biologie
offre la possibilité d'une
:
émergence « forte » car tout
phénomène biologique collectif
(vol d'oiseau, insectes sociaux,
métabolisme cellulaire...) ne peut
être expliqué qu'à la faveur d'un
environnement intégratif (jouant le
rôle du macro-observateur) et de la
sélection naturelle. Deux
ingrédients épistémologiques
additionnels s'avèrent
indispensables à la pleine
compréhension du phénomène :
l'environnement et la sélection
naturelle. Ces deux ingrédients
:
épistémologiques sont absents de
la modélisation physico-chimique
des phénomènes naturels.

Émergence faible …

Selon le point de vue de


l'émergence faible, qui est de loin le
plus répandu parmi les
scientifiques et philosophes
modernes[E 4], les structures
émergentes possèdent bien
d'authentiques caractéristiques
autonomes, irréductibles, et qui
:
peuvent servir de fondement à des
descriptions ou à des théories
scientifiques. Ces structures
peuvent même être perçues et
décrites par ces théories comme
des agents causaux. Mais les
processus causaux réels et ultimes
résident au plus bas niveau,
probablement au niveau
microphysique[E 4]. Les automates
cellulaires sont une illustration du
phénomène d'émergence faible.

Émergence forte …
:
Comme le note Timothy O’Connor,
la relation causale du tout sur les
parties mise en avant par
l'émergentisme fort doit bel et bien
être conçue comme une influence
directe, au plus haut niveau, et non
comme une influence
macroscopique indirecte via les
propriétés des micro-
constituants[7],[E 5], car sinon cela
reviendrait à de l'émergentisme
faible.

Les défenseurs de l'émergence


:
forte font - d'un point de vue
philosophique - souvent appel à la
théorie aristotélicienne de la
causalité qui distingue non
seulement les causes efficientes et
matérielles, qui correspondent à la
notion de cause dans la science
moderne, mais aussi la cause
formelle, provenant de la forme,
structure ou fonction d'un objet qui
retrouve un sens en émergentisme
fort, qui tente de refonder une
théorie de la causalité sur cette
base[E 5]. La cause finale
:
aristotélicienne, qui met en jeu des
notions comme le vitalisme, le
dualisme ou le surnaturel, a
tendance à être évitée par la
plupart des émergentistes
scientifiques[E 5].

Ian Stewart [réf. nécessaire] et Jack


Cohen[10] montrent que le concept
d'émergence est un point de
passage obligé pour expliquer des
propriétés macroscopiques que
l'on ne sait pas reporter sur des
propriétés des seuls composants,
:
et ainsi de suite : en effet, si l'on
constate que les chats sont
vivement attirés par les souris, il
semble absurde d'en inférer que ce
sont les molécules des chats qui
sont directement attirées par les
molécules des souris. La cause de
cet attrait doit donc être cherchée
dans l'organisation interne de
celles-ci, ou de structures plus
complexes encore comme, ici,
celles des systèmes nerveux et
hormonaux.
:
Exemples

Exemple de l'émergence de la propriété


enzymatique

L'émergence est un phénomène


physicaliste, c'est-à-dire qu'il peut
être expliqué par les propriétés
:
physiques, chimiques ou
biologiques de la matière.

Biochimie : l'émergence de la
fonction enzymatique s'explique
principalement par le repliement
de la protéine d'une forme
linéaire en une forme compacte
(voir figure ci-contre). C'est le
rapprochement dans l'espace
tridimensionnel des acides
aminés chimiquement actifs
(rectangles rouges) qui fait
apparaître (émergence) de
:
nouvelles propriétés physico-
chimiques dans une région
localisée de l'espace : le site actif
de l'enzyme.
Anatomie : des considérations
sur l'apparition de variantes de
l'œil dans plusieurs branches
très différentes de la
classification du vivant incitent à
penser que l'apparition de l'œil
fait partie des propriétés
émergentes prévisibles là où
existe une source lumineuse.
Dans son livre L'horloger
:
aveugle, le biologiste Richard
Dawkins étudie plus en détail le
mécanisme de cette émergence
à partir d'une simple cellule se
trouvant douée au départ de
photosensibilité[11], par le biais
de sélections naturelles
successives. Il utilise pour cela
des simulations sur ordinateur.
Dans sa théorie de la complexité
en mosaïque, Georges
Chapouthier vise à expliquer
cette émergence par la
différenciation et l’intégration
:
d’entités à l’origine juxtaposées
et identiques[12].
Zoologie (Éthologie et
entomologie) : chez les
insectes sociaux comme les
fourmis ou les termites, il
apparait un comportement
émergent, effet global qui
résulte de l'application de règles
locales. « Les études réalisées
par les éthologistes ont montré
que certains comportements
collectifs des insectes sociaux
étaient auto-organisés. L’auto-
:
organisation caractérise des
processus au cours desquels
des structures émergent au
niveau collectif, à partir d’une
multitude d’interactions simples
entre insectes, sans être codées
explicitement au niveau
individuel. »[13],[14]. Par exemple,
par le fait qu'un termite ait plus
de chance de déposer une motte
de terre en un lieu où il y en a
déjà, on verra émerger la
construction d'une termitière au
sein d'un groupe de termites.
:
Intelligence artificielle : des
robots programmés avec des
règles simples peuvent avoir des
comportements émergents :
« An agent typically has certain
sensory-motor abilities, i.e. it can
perceive aspects of the
environment, and depending on
this information and its own
state, performs a particular
behavior [...]. One point of
interest has been the emergence
of complex global behavior from
simple rules and local
:
interactions »[15]
Sciences sociales : les
institutions, les langages sont
des exemples de phénomènes
émergent décrits par les
sciences sociales[16]. Si, comme
l'explique Bernard Walliser, les
« phénomènes d'émergence
sont tout aussi pertinents dans
les sciences sociales qu'en
physique ou en biologie »[16], les
premiers se distinguent par
l'intentionnalité des
comportements humains, qui en
:
ayant conscience du
phénomène d'émergence
peuvent en influencer le cours.
Botanique : les brousses tigrées
sont des communautés
végétales caractérisées par une
structure spatiale périodique dite
émergente. En effet, cette
structure en motif périodique
décimétrique à hectométrique,
échelle largement supérieure aux
individus végétaux qui la
composent, est le résultat
d'interactions locales entre ces
:
individus et leurs plus proches
voisins[17].
Médias : les technologies
Internet présentent des
phénomènes d'émergence.
[réf. nécessaire]

Neurosciences : des règles


simples d'interactions neurales
implantées comme des règles
d'apprentissage non-supervisé
permettent de voir l'émergence
de structures complexes. Un
exemple est l'organisation du
cortex visuel primaire et en
:
particulier l'émergence de la
selectivité de ces neurones à des
orientations locales dans l'image
rétinienne[18]
Systémique : l'accent est mis
sur le phénomène d'émergence :
« Emergence is a concept
embedded in system
theory »[19]. Ce n'est plus une
somme de comportements
simples, mais le résultat d'une
interaction entre ces
comportements et la complexité
du système.
:
Histoire

L'émergentisme
britannique …

Bien qu'on puisse certainement


rechercher des positions proches
chez des auteurs antérieurs, c'est
au XIXe siècle, chez un certain
nombre de philosophes
britanniques, que le concept
d'émergence fait explicitement son
apparition. Le premier à l'employer
avec une définition philosophique
précise est George Henry Lewes
:
dans Problems of Life and Mind
(« Problèmes de la vie et de
l'esprit ») en 1875. Mais John
Stuart Mill est présenté
généralement comme la première
source d'inspiration de ce
courant[20], bien qu'il n'utilise pas
directement le terme. Dans son
Système de logique déductive et
inductive publié en 1843, celui-ci
propose une distinction entre des
lois homopathiques, dont les effets
se combinent selon le principe de
« composition des causes » (sur le
:
modèle de l'addition vectorielle des
forces en termes contemporains),
et des lois hétéropathiques, dont
les effets se combinent en violant
ce principe de composition des
causes. Les réactions chimiques en
particulier mobilisent des lois
hétéropathiques. Pour Mill, les
organismes vivants sont donc
strictement composés d'éléments
physiques mais leurs propriétés,
résultant de lois hétéropathiques,
diffèrent d'une simple composition
des propriétés de leurs
:
constituants.

Samuel Alexander …

C'est avec le philosophe


britannique Samuel Alexander que
la notion d'émergence apparaît
pour la première fois, à la fin des
années 1910, comme un concept
philosophique central au cœur d'un
véritable système métaphysique.
L'œuvre principale d'Alexander,
Space, Time and Deity (1920),
expose cette conception
métaphysique du monde fondée
:
sur l'idée d'une hiérarchie entre les
différents niveaux d'existence. Cet
ordonnancement du monde est lui-
même le résultat d'un processus
évolutif.

Alexander place l'Espace et le


Temps à la base de ce système,
chacun d'eux étant concevable
séparément, bien qu'ils soient à
l'origine équivalents. Emerge à
partir de cette réalité fondamentale
l'Espace-Temps proprement dit
(première forme d'émergence), au
:
sein duquel les processus se
réalisent en tant que simples
mouvements ou déplacements.
C'est l'Espace-Temps qui constitue
pour Alexander la substance
proprement matérielle du monde,
encore dépourvue de qualités
matérielles autres que celles qui
définissent le mouvement[21]. À
partir du mouvement, de nouvelles
« qualités émergentes »
apparaissent à différents niveaux
d'organisation : la matière
constituée, la vie et l'esprit (mind)
:
font partie de ces qualités qui ont
émergé au cours du processus
évolutif à des niveaux
d'organisation toujours plus élevés.
Samuel Alexander forge alors la
notion d'« évolution émergente »
pour caractériser ce processus qui,
bien qu'inhérent à l'Espace-Temps,
conduit inexorablement à
l'émergence d'un niveau de réalité
supérieur associé au « divin »
(Deity).

C. L. Morgan …
:
En 1923, Conwy Lloyd Morgan
expose dans Emergent Evolution
une conception émergentiste
forte[E 6] du monde et de
l'évolution. Il établit une distinction
entre les propriétés dites
« résultantes », qui sont
« seulement additives ou
soustractives, et prévisibles »[22],
et les propriétés émergentes.
Morgan distingue également les
processus émergents des simples
relations de causalité entre les
phénomènes. Il nie que
:
l'émergence soit une forme de
causalité[23].

Morgan défend également le


principe de « niveaux de réalité ».
Le schéma fondamental de
l'émergence selon Morgan est
constitué de trois niveaux : le
« niveau A » est le plus bas des
trois, et il peut émerger au « niveau
B » de nouvelles caractéristiques
non prédictibles à partir des seules
informations concernant le niveau
A ; de même, de nouvelles
:
propriétés peuvent émerger au
« niveau C » qui ne sont pas
déductibles à partir de la
connaissance des niveaux A et
B[24]. Morgan propose alors une
image verticale de l'émergence, du
bas vers le haut, avec un
diagramme qui dépeint ce qu'il
appelle un « schème pyramidal ».
L'espace-temps constitue la base
de cette pyramide, suivie de la
matière, tandis que l'esprit se
trouve proche du sommet, au-
dessus de la vie[25]. Morgan
:
explique que cette pyramide est
synoptique dans le sens où elle est
censée comprendre toutes les
entités naturelles, depuis les
atomes et les molécules à la base
du monde jusqu'aux êtres humains
en haut, en passant par les
minéraux, les plantes et les
animaux. Toute entité dans le
monde doit appartenir à un seul et
unique niveau, dans un système
hiérarchisé qui comprend tout.
Toutefois, cette pyramide ne justifie
pas une conception moniste de la
:
réalité car chaque niveau de la
pyramide est, selon Morgan, en
substance différent du niveau
sous-jacent[E 7].

Comme Samuel Alexander dont il


s'inspire, C. Lloyd Morgan
considère l'émergence du point de
vue évolutif. Mais il s'oppose au
principe de continuité darwinien et
associe l'émergence à des
« sauts » évolutifs. Contrairement à
Alfred Russel Wallace, qui
défendait également le principe
:
des étapes évolutives (associé à
des interventions divines), Morgan
pense qu'il est possible de
formaliser ces étapes par un
procédé scientifique ne faisant
intervenir que des mécanismes
d'émergence[E 7]. Ces mécanismes
sont associés à une forme de
causalité descendante et, en ce
sens, ils peuvent faire l'objet de
théorisations et de tests à
caractère scientifique. Cette
causalité part du haut de la
pyramide (proche de l'esprit, donc),
:
et influence chaque niveau sous-
jacent (causalité descendante),
contrairement à une conception
réductionniste de la causalité selon
laquelle ce sont nécessairement les
entités de bas niveau qui ont une
action causale sur les niveaux
d'organisation supérieurs. Il existe
également, au sein de chaque
niveau, une « causalité
horizontale » plus habituelle[E 6].

C. D. Broad …

La publication en 1925 de The


:
Mind and Its Place in Nature
(« L'esprit et sa place dans la
Nature ») de Charlie Dunbar Broad
constitue le second moment
majeur de l'émergentisme
britannique[26]. Broad propose
l'émergence comme une troisième
voie permettant de dépasser le
débat entre les vitalistes — qui
défendent l'idée d'une différence
fondamentale entre la matière
inerte et le vivant – et les
mécanistes — qui défendent l'idée
d'une nature entièrement
:
mécanique, y compris pour les
organismes vivants. Il introduit pour
cela l'idée de « niveaux
d'organisation » successifs, idée
qui restera associée à la notion
d'émergence. Pour Broad, même
s'il n'existe bien qu'un seul type de
substance physique composant
tous les corps (monisme), on peut
toutefois distinguer des agrégats
de différents ordres, dont l'étude
relève de différentes sciences
spéciales hiérarchisées et non
réductibles à la physique (comme
:
la biologie, la psychologie, etc.). À
cette fin, Broad distingue deux
types de lois : les lois « intra-
ordinales » qui décrivent
l'interaction entre les propriétés
d'agrégats d'un même ordre, et les
lois « trans-ordinales » qui
connectent les propriétés d'un
agrégat avec les propriétés des
agrégats de l'ordre immédiatement
inférieur. Par exemple, une loi intra-
ordinale propre à la biologie peut
caractériser l'interaction de
neurones entre eux, tandis qu'une
:
autre loi intra-ordinale propre à la
psychologie peut caractériser
l'évolution des états mentaux d'un
individu, alors qu'une loi trans-
ordinale pourrait connecter la
présence de certains états
mentaux avec certaines propriétés
neuronales du cerveau. Dans ce
schéma, il est important de noter
que chaque loi trans-ordinale est
considérée comme fondamentale,
impossible à déduire des lois intra-
ordinales inférieures. Elle se
contente de décrire la « covariation
:
synchronique » de propriétés d'un
niveau donné avec une propriété
émergeant à un niveau supérieur.

Ces principes sont compatibles


avec la notion d'émergence faible,
mais c'est dans le traitement
spécifique du problème corps-
esprit que Broad exprime des
considérations plus proches de
l'émergence forte[E 8]. Selon lui, les
lois intra-ordinales ne sont pas
suffisantes pour expliquer l'esprit. Il
postule alors l'existence d'un
:
« centre mental » qui unifie les
événements mentaux en un seul
« esprit », constitué de « particules
mentales » analogues aux
particules physiques, mais
fondamentalement différentes
d'elles. Cette position est proche
du dualisme, mais selon Clayton,
elle s'en distingue toutefois
nettement et constitue plutôt une
position d'émergentisme fort. En
effet, un dualiste postule a priori
l'existence d'une substance
mentale et en déduit l'existence
:
d'événements mentaux, tandis que
Broad procède à l'inverse et
considère l'esprit en tant
qu'émergeant à partir des entités
mentales élémentaires[E 8].

Un concept réinvesti
depuis les années 1970 …

Le développement de la
mécanique quantique, qui a fourni
une explication physique aux
liaisons chimiques, puis de la
biologie moléculaire, ont consacré
:
l'approche réductionniste dans les
sciences de la nature à partir de
l'entre-deux-guerres[27]. Mais un
intérêt renouvelé pour le concept
d'émergence se fait jour depuis les
années soixante-dix, avec l'essor
de deux nouveaux champs
scientifiques : d'une part les
sciences cognitives et la
philosophie de l'esprit, qui vont
réintroduire l'émergence dans leur
analyse des rapports entre le
cerveau et l'esprit ; d'autre part
l'étude des systèmes complexes, à
:
l'interface entre physique,
mathématiques, informatique et
biologie, qui va mobiliser cette idée
pour mieux appréhender
l'apparition de comportements
collectifs globaux dans toute une
classe de systèmes composés d'un
grand nombre de constituants en
interaction.

Notes et références
1. « We might roughly
characterize the shared
meaning thus: emergent
:
meaning thus: emergent
entities (properties or
substances) ‘arise’ out of
more fundamental entities
and yet are ‘novel’ or
‘irreducible’ with respect to
them. » O'Connor et Wong
2012, introduction.
2. John Stuart Mill, Système de
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inductive, Bruxelles,
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(ISBN 978-2-87009-334-4,
lire en ligne ), p. 492.
3. En anglais downward
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3. En anglais downward
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4. En anglais supervenience.
5. En anglais feedback.
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27. Hervé Zwirn, « Qu'est-ce que
l'émergence ? », Sciences et
Avenir Hors-série, no 143,
juillet-août 2005, p. 19
:
1. Introduction, p. 2, Ph.
Clayton qualifie ainsi la
définition de el-Hani et
Pereira
2. p. 2
3. p. 7 "Weak and Strong
Emergence"
4. p. 21
5. p. 4
6. p. 12
7. p. 11
8. p. 10
:
Voir aussi

Bibliographie …

L'émergentisme britannique …

(en) John Stuart Mill, A System of


Logic, Ratiocinative and
Inductive : Being a Connected
View of the Principles of
Evidence and the Methods of
Scientific Investigation, Londres,
John W. Parker, 1843.
Traduction française par
Louis Peisse : Système de
:
logique déductive et
inductive, Paris, Librairie
philosophique de Ladrange,
1866 (lire en ligne ).
(en) George Henry Lewes,
Problems of Life and Mind,
Londres, Kegan Paul, Trench,
Trübner & Co, 1875-1879, 4
vol. [vol. 1 ] [vol. 2 ] [vol. 3 ] [vol.
4 ].
(en) Charlie Dunbar Broad, The
Mind and Its Place in Nature,
Londres, Routledge & Kegan
Paul, 1925 (notice BnF
:
no FRBNF37419531) [lire en
[PDF]

ligne (page consultée le 23 juin


2014)].
Ouvrages contemporains …

Sciences et Avenir Hors-série :


L'énigme de l'émergence,
no 143, juillet-août 2005
(ISSN 1142-4877).
(en) Mark A. Bedau et Paul
Humphreys (éds), Emergence :
Contemporary Readings in
Philosophy and Science,
Cambridge (Mass.), MIT Press,
:
2008, 480 p.
(ISBN 978-0-262-02621-5,
présentation en ligne ).
Hugues Bersini, Qu'est-ce que
l'émergence ?, Paris, Ellipses,
2007, 139 p.
(ISBN 978-2-7298-3442-5,
présentation en ligne ).
[O'Connor et Wong 2012] (en)

Timothy O'Connor et Hong Yu


Wong, « Emergent Properties »,
dans The Stanford Encyclopedia
of Philosophy, 2012 (lire en
ligne ).
:
(en) Philip Clayton et Paul Davies,
The Re-Emergence of
Emergence : The Emergentist
Hypothesis from Science to
Religion, Oxford University Press,
2006
Norman Mousseau, « De l'atome
à la conscience : phénomènes
d'émergence et complexité »,
dans Solange Lefebvre, Raisons
d'être : Le sens à l'épreuve de la
science et de la religion,
Montréal, Les Presses de
l'Université de Montréal, 2008
:
(ISBN 9782760620605).
Chomin Cunchillos, Les Voies de
l’émergence. Introduction à la
théorie des unités de niveau
d’intégration, précédé de Patrick
Tort, « Faustino Cordon et la
naissance de l’unité dans le
champ biologique », Paris, Belin,
2014.

Articles connexes …

Autour de l'émergence …

Auto-organisation
Complexité
:
Complexité
Cybernétique
Ex nihilo
Épiphénomène
Monisme
Noogenèse
Origine de la vie
Problème corps-esprit
Rétroaction
Simulation informatique
Survenance
Système complexe
Systémique
:
Téléologie
Singularité technologique
Vie artificielle
Notions concurrentes …

Dualisme (philosophie de
l'esprit)
Réductionnisme
Vitalisme

Liens externes …

Réseau National des Systèmes


Complexes
:
Colloque au collège de France.
Émission sur France Culture.
(en) Catégorie « Emergence » de
la base bibliographique
philosophique PhilPapers

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