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Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria

maia
Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria
maia
LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

CHANTÉ PAR CELLE QUI FUT LA

Amour, ô mon amour, immense fut la nuit,


immense notre veille où fut tant d'être consumé.
Femme vous suis-je, et de grand sens, dans les
ténèbres du cœur d'homme.

La nuit d'été s'éclaire à nos persiennes closes; le


raisin noir bleuit dans les campagnes; le câprier
des bords de route montre le rose de sa chair;
et la senteur du jour s'éveille dans vos arbres
à résine.

Femme vous suis-je, ô mon amour, dans les silences


du cœur d'homme.

La terre, à son éveil, n'est que tressaillement


d'insectes sous les f euilles aiguilles et dards
sous toutes feuilles.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et moi j'écoute, ô mon amour, toutes choses courir


à leurs fins. La petite chouette de Pallas se fait
entendre dans le cyprès; Cérès aux tendres
mains nous ouvre les fruits du grenadier et les
noix du Quercy; le rat-lérot bâtit son nid dans
les fascines d'un grand arbre; et les criquets-
pèlerins rongent le sol jusqu'à la tombe
d'Abraham.

Femme vous suis-je, et de grand songe, dans tout


l'espace du cœur d'homme
demeure ouverte à l'éternel, tente dressée sur votre
seuil, et bon accueil fait à la ronde à toutes
promesses de merveilles.
Les attelages du ciel descendent les collines; les
chasseurs de bouquetins ont brisé nos clôtures;
et sur le sable de l'allée j'entends crier les essieux
d'or du dieu qui passe notre grille. 0 mon
amour de très grand songe, que d'offices célébrés
sur le pas de nos portes! que de pieds nus courant
sur nos carrelages et sur nos tuiles!
CHANTÉ PAR CELLE QUI FUT LA

Grands Rois couchés dans vos étuis de bois sous

les dalles de bronze, voici, voici de notre offrande


à vos mânes rebelles

reflux de vie en toutes fosses, hommes debout sur


toutes dalles, et la vie reprenant toutes choses
sous son aile!

Vos peuples décimés se tirent du néant; vos reines


poignardées se font tourterelles de l'orage; en
Souabe furent les derniers reîtres; et les hommes
de violence chaussent l'éperon pour les conquêtes
de la science. Aux pamphlets de l'histoire se
joint l'abeille du désert, et les solitudes de l'Est
se peuplent de légendes. La Mort au masque de
céruse se lave les mains dans nos fontaines.

Femme vous suis-je, ô mon amour, en toutes fêtes


de mémoire. Ecoute, écoute, ô mon amour,
le bruit que f ait un grand amour au re flux de la
vie. Toutes choses courent à la vie comme cour-

riers d'empire.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Les filles de veuves à la ville se peignent les pau-


pières; les bêtes blanches du Caucase se payent
en dinars; les vieux laqueurs de Chine ont les
mains rouges sur leurs jonques de bois noir; et
les grandes barques de Hollande embaument le
girofle. Portez, portez, ô chameliers, vos laines
de grand prix aux quartiers de foulons. Et c'est
aussi le temps des grands séismes d'Occideizt,
quand les églises de Lisbonne, tous porches béant
sur les places et tous retables s'allumant sur fond
de corail rouge, brûlent leurs cires d'Orient à la
f ace du monde. Vers les Grandes Indes de
l'Ouest s'en vont les hommes d'aventure.

O mon amour dit plus grand songe, mon


cœur ouvert à l'éternel, votre âme s' ouvrant à
l'empire,
que toutes choses hors du songe, que toutes choses
par le monde nous soient en grâce sur la route!
CHANTÉ PAR CELLE QUI FUT LA

La Mort ait masque de céruse se montre aux fêtes


chez les Noirs, la Mort en robe de griot chan-
gerait-elle de dialecte?. Ah! toutes choses de
mémoire, ah! toutes choses que nous sûmes,
et toutes choses que nous fûmes, tout ce
qu'assemble hors du songe le temps d'une nuit
d'homme, qu'il en soit f ait avant le jour pillage
et fête et f eu de braise pour la cendre du soir!
mais le lait qu'au matin un cavalier tartare tire
du flanc de sa bête, c'est à vos lèvres, ô mon
amour, que j'en garde mémoire.

SAINT-JOHN PERSE
(1968)
LE VOSGIEN

pour M. A.

Il dit qu'il est né dans un petit village, d'une famille de


paysans. « Je suis né dans une ferme », il l'a répété jusqu'à
ces derniers temps, avec une sorte de hargne, étant certain
d'être, parmi tous ses amis, le seul qui pût dire cela. L'un
souriait avec indulgence, l'autre n'écoutait pas, un autre
était un peu agacé. « Il y a très peu d'intellectuels, disait-il,
qui viennent directement de la paysannerie, sans transition
petite-bourgeoise à ma connaissance je suis le seul depuis
que Robin est mort.»
A présent c'est bien décidé, il n'en parlera plus. Les
autres avaient raison de rester distraits, de ne pas le
prendre très au sérieux. Ils devaient flairer la littérature,
eux presque tous littérateurs. Je suis né dans une ferme,
c'est un pauvre début de roman. Possible qu'ils aient eu
légèrement pitié de lui. Peu importe, ils n'y pensent plus.
Lui, leurs sourires l'ont fait réfléchir à son histoire
de ferme. Il était mécontent de soi, gêné, silencieux, mais
aussi cheminant dans son silence, comme si son esprit
marchait sans bruit sur une litière de feuilles pourries,
par un jour d'automne bien ténébreux. Il s'est aperçu que
sa mémoire lui a joué un tour, à propos de maison. Quand
la ferme paternelle est là, la maison d'école s'en va; quand
il pense à l'école, c'est la ferme qui n'est plus là. Elles se
faisaient face pourtant, de chaque côté d'une ruelle un peu

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LE VOSGIEN

large, à l'écart de la grand-rue qui passait en contrebas.


Par la fenêtre de la cuisine, dans la maison d'école, on
voyait le portail de la grange, juste en face. La maison
d'école avait deux étages. Au second, c'était la salle de
mairie, très grande. Tout en haut, à l'arête du toit, entre
les cheminées, il y avait un clocheton carré, couvert en
ardoise, contenant une petite cloche visible de la ruelle,
dans son abri à claire-voie. L'absence d'église dans un
village non moins peuplé que ceux des environs, qui possé-
daient tous leur clocher, était sans doute à l'origine de ce
bizarre ornement au toit de l'école-mairie, surmonté en
outre d'une girouette. L'orgueil de clocher avait exigé cette
logette peut-être, visible des routes voisines. La corde
pour tirer la cloche était une mince lanière de cuir, une
de ces longues rênes que tenait, sur sa voiture, le conducteur
des diligences ou des attelages à la charrue dans les terres
lourdes. Elle pendait au plafond, par une petite ouverture
ronde, dans la salle de la mairie. A midi et à sept heures
du soir, l'un des cinq frères montait tirer la cloche. Elle
lançait des tintements courts, précipités, qui ne s'enten-
daient pas de très loin.
Il était assez grand pour tirer convenablement cette
cloche, et il aimait le faire, alors que pour ses quatre frères
c'était devenu à la longue une corvée qu'ils s'entendaient
à lui refiler. La lanière de cuir finissait en pointe, comme
un fouet de charretier. La salle de la mairie sentait le

plâtre, la poussière, la vieille pipe, et aussi les papiers des


archives, entassés par liasses au fond d'une grande armoire
bancale qui ne fermait pas. Elle contenait également quel-
ques vieux volumes en très mauvais état, le village ayant
possédé jadis une bibliothèque, extrême rareté dans ces
campagnes, aujourd'hui comme autrefois. Il y avait là,
surtout, L'Ile mystérieuse, gros volume Hetzel rogné des
souris, avec ses gravures noires et grises. C'est là qu'elle
commence vraiment, cette histoire pour lui d'être né quelque
part, à tel moment. Elle commence éternellement devant les
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mers australes, les envols d'oiseaux sur les falaises, la grotte


sous-marine et les feux du Nautilus.

Il a cessé de répéter la petite phrase fausse, mais main-


tenant qu'il entrevoit le vrai, il est bien résolu à n'en rien
dire non plus. Lorrain, traître à son prochain. Vosgien,
tête de chien, c'est ainsi qu'il se présentera désormais. Il se
rappelle aussi, elle est bonne à jeter aux autres, une phrase,
une formule Le Vosgien qui s'éveille à peine de sa longue
misère incolore. Puis cette gravure de Callot qui se range
pour lui, de manière étrange, au côté de celles de L'Ile mys-
térieuse, comme si elle appartenait à son enfance, alors
qu'elle est venue si longtemps après. Un chêne plein de
pendus, entre lesquels on voit la plaine, les fumées d'un
village qui brûle, quelques soldats dépenaillés, à la lisière
des bois. Il reconnaît la plaine vosgienne, le maigre horizon
vers l'ouest. Les soldats sont les Suédois dont on a trouvé
un baudrier en drainant le marais du Bois-Bénit. Et ces

pendus. Ils sont sans visage, dans les branches basses. On


les enterrait de nuit, sans cercueil, quand les soldats étaient
partis. Sûrement son père, tombé dans la boue des chemins
d'artillerie, a ressemblé à l'un d'eux, comme la fumée de ce
village qui brûle ressemble à celle qui s'est élevée de la
ferme bombardée, quand le village fut pris, perdu, laissé
entre les lignes. De cette ferme, il ne se rappelle rien
a-t-il seulement vu ses ruines, avant qu'elle ne fût recons-
truite ? La nouvelle ferme, plus tard, avait le sol de sa
grange tout cimenté et lisse, une grosse poutre en fer au
portail de cette grange. Il n'est pas entré dans cette nou-
velle maison l'oncle qui l'habitait était en mauvais termes
avec sa mère, mais, les soirs d'été, il a regardé, du seuil
de l'école, les énormes voitures de foin ou de blé pénétrer
lentement dans la grange, gênées par la poutre de fer,
moins commode que le cintre de pierre des anciennes
granges.
Va-t-il enfin les voir ensemble, la maison d'école et la
ferme?. Mais elles ne furent jamais ensemble; c'est l'arbre
LE VOSGIEN

aux pendus qui s'impose, lui seul unifie tout ce monde.


0 bonne volonté des vivants. Dans les prés voisins du
Bois-Bénit, une grande pierre grossièrement rectangle,
presque cachée quand l'herbe est haute, est gravée d'un
essaim de petites croix maladroites, mais distinctes. Cette
fosse commune des pendus, des soldats peut-être, des pesti-
férés de temps plus anciens, c'est là qu'il est né, c'est là
qu'il a pris visage de ceux qui n'ont plus de visage. Vrai
Vosgien, Vosgien de malheur, jamais il n'a quitté le grand
chêne. Le vent qui remue les feuilles fait aussi tourner les
corps, les âmes, comme il incline les fumées, comme il
disperse l'odeur des fleurs et de la mort.

En 1912, la jeune institutrice qui débutait dans ce village


a épousé le cultivateur plus âgé, deux fois veuf, à qui
restaient deux fils de chacune de ses femmes. L'institutrice

était pauvre, elle venait de la montagne, elle avait tra-


vaillé à dix-sept ans dans une filature des vallées, aidée
par son frère aîné, l'intelligent, le courageux, le très fort
Adrien, l'honneur même de ma famille. Ses élèves afri-
cains, car il fut directeur du collège de Saint-Louis du
Sénégal, venaient parfois lui faire visite dans sa retraite,
au fond des Vosges. A quatre-vingts ans, dans une auberge
où il voulait se reposer un instant avant de poursuivre son
chemin, en motobécane, vers des amis vivant à Bussang,
mon oncle s'est affalé sur la table, mort, la tête dans ses
bras, ses cheveux tout blancs ébouriffés.
HENRI THOMAS
PETITE METAPHYSIQUE DE LA PAROLE

(I)

Maintenant on aborde la philosophie par la perception.


C'est à cause de l'immanence. On se voit dans le monde,
faisant partie du monde, issu de lui, pour ainsi dire, un
petit bout de monde au départ, qui crie, qui geint, qui dort,
qui tète, qui fait pipi, sans trop même ouvrir les yeux
pendant les premiers temps, puis quelques années plus tard
il est parmi les autres, les grands, avec son auto, ses
livres, ses opinions. Comment raconter son histoire? Avec
l'évolution, on a l'idée qu'on se saisit dès le germe, se
regardant devenir ce qu'on est à partir de presque rien.
C'est aussi une belle tradition. Souviens-toi que tu es
poussière et que tu retourneras en poussière. Il y a trois
siècles Spinoza commençait par Dieu. Il est un de nos
précurseurs vénérés. Quelle est la différence? On répondra
qu'elle n'est pas si grande qu'il paraît. Dens sive natura.
C'est vrai. Seulement Spinoza, lorsqu'il parlait de nous,
c'était nous formés, adultes, ayant un métier, des pas-
sions, discutant, luttant. Pour Spinoza, la volonté et
l'intelligence ne faisaient qu'un. (Ethique, II, 49). On ne le
dirait pas aujourd'hui. Nous savons que la lucidité n'im-
plique pas la maîtrise de soi. Au contraire même, peut-
être. Nous serions du côté de la folie? L'homme de Spi-
noza était raisonnable.
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

A présent ce serait donc plutôt la ligne de saint Paul,


incapables du bien qu'on aime, faisant le mal qu'on déteste?
Pas non plus. Le mal, on le cultive. Le bien, on s'en
méfie. Rien n'est simple, heureux.
Est-ce tout à fait vrai, cependant? Il y a une façon
d'être malheureux qui est pour se donner le bonheur
d'attirer l'attention. Mais peut-on savoir? Ce que j'en dis,
c'est d'après les livres que je lis. D'un côté, je suis
d'accord avec eux. J'ai l'impression que j'aurais pu écrire
beaucoup d'entre eux, qu'ils sont des aspects de moi, que
je ressemble à leurs auteurs pour une partie de moi, ou
une autre, importante même, que j'aurais pu être l'un ou
l'autre, talent mis à part. Mais j'aimerais mieux un
autre ton, moins hautain, plus terre à terre, avec un peu
de confiance dans ce qu'on pourrait faire, des propositions,
pas seulement des exigences. Le talent, il est vrai, c'est
d'être entièrement ceci ou cela. Une partie ne suffit pas.
Le talent, c'est lorsqu'on se met tout entier en jeu, du moins
le plus possible. Tant pis si j'ai l'air peu moderne. Nous
sommes tous des produits de notre époque. Il s'agit seule-
ment de décider ce qui la conduira le plus loin vers l'avant.
Pour sûr, je ne dirais pas plus qu'un autre que je sais
pourquoi je suis là, d'où je viens, où je vais, à part ma
naissance et ma mort. Que je suis à l'aise dans la vie.
Non. J'assiste comme tout le monde à la révolution qui
se fait, sans y prendre suffisamment part, à mon gré, parce
que. Parce que? C'est justement le sujet de ce livre. Ce
qui me sépare de beaucoup de mes camarades écrivains,
les uns, c'est queje ne veux pas croire qu'il n'y a rien
à faire, comme on dit. La férocité n'est pas seule à mener
le jeu, irrémédiable, toujours ravageant, toujours rabais-
sant, il y a aussi de la générosité. Les autres, c'est que je
ne m'en remets pas au communisme pour préparer la
solution. Je m'acharne à dire qu'il faut penser à ce qu'elle
devra être, pour qu'elle soit un peu meilleure que ce
qu'on a eu jusqu'ici. En pensant, on doit arriver à se
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tracer un programme et à le suivre tant bien que mal.


La raison n'est pas morte avec Dieu. Ou plutôt s'il y en a,
il doit toujours en rester une bribe. Quand on la regrette,
obscurément, il ne sert à rien de se figurer qu'on pour-
rait être encore au xviii" siècle, avec les âmes sensibles
du beau monde, rêvant de liberté et d'élégance dans la
solitude. Il n'y a pas non plus, lorsqu'on désire se prouver
qu'elle n'a pas répondu à ce qu'on attendait d'elle, à se
jeter dans les mouvements de la violence ou de l'impa-
tience, comme s'ils étaient la seule source de la vérité.
On peut réfléchir, même si l'on ne sait pas bien ce que les
mots veulent dire.

Là est la clef de tout. On admet, quand on écrit, quand


on lit, que le langage est transparent, qu'à travers lui on
voit la réalité, ce que Spinoza voulait dire dans ses
ouvrages, ce que j'ai à dire ici. On ne peut guère en douter
si l'on se contente de chercher ce que l'autre voulait dire.
Mais si on essaie de savoir, au lieu, ce qu'il pensait, ce
qu'il était, ce qu'il avait à dire, c'est déjà moins certain.
Ce qu'il a dit ou voulu dire était bien, sans doute, ce qu'il
avait dans la tête à ce moment-là. On mesure l'écrivain

à ce qu'on appelle sa capacité de s'exprimer, de formuler


exactement ce qu'il veut dire. Comme, en outre, il se relit,
qu'il peut confronter ce qu'il aperçoit dans ses mots avec
ce qu'il avait voulu y mettre, il ne les livre à la publica-
tion que lorsqu'ils le satisfont entièrement. En tout cas,
dans les meilleurs textes, ceux qui restent. Mais entre
ce qu'il a réussi à dire là, et ce qu'il aurait dû peut-être
dire à la place, est-on sûr qu'il n'y a pas une différence?
Seulement pourquoi parler de cela, qu'il convenait de
dire, et qu'il n'a pas dit? S'il ne l'a pas dit, c'est que
rien ne le poussait à le faire. Mais c'est lui-même, après,
qui éprouve un regret, une inquiétude, qui revient, trop
tard souvent, sur ce qu'il a dit et publié et qui n'en est
plus content. Il y a maints exemples dans la vie des
écrivains de ce malaise, de cette impression de honte, de
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

faute, parfois assez puissants pour interdire ensuite l'écri-


ture, Racine, Gogol, Rimbaud.
On n'avance que par approximation. Chaque jour est
une occasion d'approfondir sa pensée, de préciser son
vocabulaire. Sinon chacun de nous ne ferait qu'un livre
avant de mourir. On sait bien que c'est toujours le même
qu'on récrit chaque fois, et que le dernier n'est pas encore
le tout. Pourquoi courons-nous donc toujours ainsi après
notre langage, alors qu'il devrait n'être qu'un serviteur
docile? Or nous faisons bien de courir, car dans l'œuvre
d'un écrivain, il y a toujours du meilleur et du moins
bon. En travaillant, on arrive à faire des progrès, comme
on dit, on se rapproche de soi. Mais n'est-ce pas ainsi
dans chaque métier? On apprend en vivant, on en
sait souvent plus à soixante ans qu'à vingt. Pourquoi
s'étonner, donc? Eh bien justement. Si le langage est pour
l'homme ce que le bois est pour le menuisier ou le fer
pour l'ajusteur, c'est qu'il leur est en quelque sorte étran-
ger comme la pierre au sculpteur également. Ou bien, autre
comparaison, si le langage est à l'homme comme les muscles
sont au coureur, ou le corps à chacun de nous, car nous
gagnons en nous entraînant, c'est qu'il lui échappe aussi
pour une bonne part, de même que nous sommes trahis à
chaque instant par notre carcasse qui n'obéit pas. Mais
laissons les images. De ce qu'on est aux mots qu'on pro-
nonce, il y a un passage non négligeable pour le philo-
sophe, parce que ce qu'on est n'est connaissable à autrui que
par une communication obscure qui est un mélange de
paroles, de gestes, d'actions, d'écrits, donc de documents
épars, disparates, qu'on ne peut même pas recueillir et
rassembler, encore moins considérer posément pour les
déchiffrer, comme un film qu'on ne pourrait regarder
qu'une fois.
Je me demande si ce qu'on appelle le monisme est vrai,
si l'immanence est concevable, c'est-à-dire, un peu selon ce
que suggère Spinoza, si un mouvement continu déploie

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

notre organisme dans notre conscience et celle-ci ensuite


dans nos paroles, sans l'intervention d'une autre énergie
que celle de notre sang. Je ne sais pas si cette formule
serait tout à fait correcte anatomiquement, mais chacun
verra ce que j'entends dire par elle qu'il faudrait alors
ne trouver en nous aucune trace de dualité, ni corps ni
âme, ni esprit ni matière, ni conscience ni inconscience,
mais seulement, comment dire? des ondes et des atomes
qui seraient reliés aux ondes et aux atomes qui consti-
tuent l'univers, aussi bien historiquement par l'évolution
depuis la première cellule d'où est sorti le singe, que dans
l'espace aujourd'hui où nous sommes des milliards de
gens sur la terre à respirer et à parler. Il n'y a pas de
jugement direct possible là-dessus. La naissance de la
pensée à partir de l'amibe production du supérieur par
l'inférieur est aussi difficile à imaginer que la création
du monde par Dieu production de l'inférieur par le
supérieur. Il faut de la poésie pour vivre. Disons que
c'en est et réservons pour le raisonnement d'autres
domaines plus sûrs.
L'homme a l'air de naître comme un petit lapin. Vingt
ans après, il écrit un livre, il assassine un tsar, il se fait
moine, il se pend ou il se marie. Dans cette destinée, il y
a un étrange décrochement et une non moins étrange
retombée, le besoin de liberté et le rappel à l'ordre. L'un
et l'autre. Je n'aperçois qu'une raison commune à ces
deux mouvements apparemment contraires, c'est que la
vie cède tôt ou tard son pouvoir au langage. Il faut qu'on
apprenne à parler. Entre une hirondelle et moi la diffé-
rence a été le collège avec ses conséquences une inven-
tion, un coup de tête, le suicide ou la famille. Pourrais-je
me figurer que c'est moi qui l'ai voulu? Mais pourquoi?
Par ambition? Tous les poètes m'en détournent. Moi-
même, je me suis senti forcé. Je me voyais entraîné
vers une sorte de catastrophe, qui se produisit, d'ailleurs,
sous la forme de la guerre. Rien ne pouvait mieux conclure
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

l'apprentissage du grec et des mathématiques, Thucydide


et la géométrie descriptive, que la mobilisation, les invec-
tives, la bagarre, tuer et être tué.
Tout d'un coup le sourd étonnement du gamin partagé
entre la campagne et les études devenait le drame uni-
versel des hommes jeunes courant, s'éreintant, tombant
dans les combats, et des journalistes qui le racontaient.
Où était la vérité? Mourir ou parler? Le choix était
inhumain. Et si ce n'était pas un choix, si c'était une
association, elle était également horrible. Pourtant la vie
ne peut pas n'être que notre passage pour quelques années
sur la terre, travailler, faire des enfants, puis dispa-
raître comme les papillons ou les souris. Dans ce cas,
en effet, il n'y aurait rien à dire. Les rossignols n'ont pas
besoin de poètes. Chacun d'eux en est un, admirablement,
avec justesse, avec simplicité. Mais les nôtres, je découvris
à ce moment-là qu'ils exerçaient une sorte de sorcellerie
avec sa frange d'imposture, sa volonté de puissance, ses
privilèges mal répartis. J'aurais compris un ordre où l'on
aurait chanté, raconté, discuté comme on respire. Seule-
ment, ce n'était pas cela. Il y avait un partage des rôles.
Les uns mouraient, les autres écrivaient. Peut-être à
cause de l'âge? Non, le scandale était dans la dispropor-
tion. Y avait-il des mots, des phrases, capables de ne pas
sembler creux, stupides, odieux, à côté du cadavre d'un
garçon de vingt ans sur le champ de bataille? Même ceux
de la réprobation, parce qu'ils ne coûtaient rien. C'est
ce problème, insoluble, que la poésie d'à présent s'acharne
à essayer de résoudre et qui l'exténue. Il faut trouver
une autre destination que le récit à nos paroles, sinon
elles finiront par nous rentrer dans la gorge.
Dans la perception c'est pareil. Bergson m'avait mis en
garde, au collège. Cette vie intérieure qui est la nôtre,
pleine, où l'on est bien au chaud, qu'avait-elle besoin de
s'exprimer, comme on dit? Pour se faire maltraiter par
les mots? A l'âge que j'avais, il me paraissait naturel
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'avoir envie d'être seul. J'étais interne, jamais tran-


quille, toujours en alerte, je n'avais à moi que les moments
où je me réchauffais sous mon édredon pour m'endormir,
et les grasses matinées que ma mère me ménageait lors-
que je venais à la maison. Notre repos, c'était la rêverie.
Mais elle ne se mettait pas d'elle-même en chansons. Elle
était despotique, intraitable, étrangère. Et c'est à elle qu'il
fallait que je retourne pour fabriquer des dissertations?
On dira que si j'avais été doué, la rêverie, justement,
l'aurait emporté et aurait trouvé les paroles demandées.
Je serais devenu un élève normal, tournant au poète à
l'occasion se frayant son chemin dans le langage. Il
l'aurait fallu. C'était le sort des boursiers. Eh bien non,
j'étais un garçon comme bien d'autres, un apprenti de
l'inquiétude sans doute, mal à son aise dans ce métier qu'il
n'avait pas choisi. Il n'est pas juste non plus que certains
soient chargés de parler pour les autres. Et pourtant?
Tout le monde n'est pas ébéniste, tout le monde n'est pas
champion du 400 mètres à pied, il doit bien y avoir aussi des
pinsons qui chantent mieux que leurs camarades. Ce sont
toutes ces inégalités qui sont gênantes. C'est la diver-
sité, c'est le multiple, c'est la vie qu'on ne comprend pas.
Il me semble néanmoins que ce n'est pas le même mou-
vement qui me fait regarder longuement la mer, que je
suis venu voir, de loin, et dire ce que je peux en dire
après. La suite naturelle de la contemplation serait le
silence. Sous le coup de cette puissance gigantesque, qui
m'attire et m'effraie à la fois, il me faudrait quelque
temps pour m'en délivrer, pour ne plus me sentir écrasé,
vaincu, fasciné. Je suis là sur la rive à ne rien entre-
prendre pour affronter l'Océan. Les mots que je pourrais
prononcer me paraîtraient une mauvaise revanche, même
s'ils étaient pour admirer ou révérer. Ils ne m'empêche-
raient pas de reconnaître dans l'attrait que je subis, dans
ma peur, une humiliation, une infériorité, qui ne pour-
raient être effacées que par un acte de courage. Cepen-
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

dant, que quelqu'un, à côté de moi, me demande si je sais


où nous sommes, ou bien s'il est tard, ou bien si j'ai aimé
l'endroit, ou même quelque autre question étrangère à la
circonstance, je répondrai raisonnablement, comme s'il ne
se passait rien. L'émotion aura cédé la place à la cour-
toisie, les paroles auront pris la place, le reste aura
disparu.
Il m'arrive pourtant, en lisant, de trouver dans un livre
des moments qui ressemblent à ce que j'ai pu éprouver.
Je me dis celui-là (l'auteur) a su employer les mots qui
me parlent. Il y a sûrement une correspondance entre le
langage et le réel. Seulement laquelle? Il a pû écrire des
phrases émouvantes, mais ce n'est pas nécessairement
parce que son émotion s'est dite elle-même dans ses paroles.
Sinon pourquoi la mienne ne produirait-elle pas des
poèmes, elle aussi? Parce qu'elle ne serait pas assez forte,
ou parce qu'elle le serait trop, au contraire ? Elle me ferme
plutôt la bouche. J'en reste ahuri, interloqué, muet. L'émo-
tion produit une sorte de bouleversement dans le corps
qui se manifeste de différentes façons, soit un geste, soit
une action, soit des paroles, chacun en tirant ce que son
tempérament lui propose. Mais si une cause peut engen-
drer plusieurs effets, aucun n'est nécessaire et n'est par
conséquent intelligible. Pourquoi, chez certains, l'émotion
se traduirait-elle d'elle-même en une expression juste,
pourquoi pas chez tous? Le poète n'est pas le seul à res-
sentir ce qu'il écrit. Sauf à mettre à part quelques
apprentis criminels ou les personnages singuliers qui
recherchent la plus grande liberté, on peut sans doute
même avancer que les sentiments de base nous sont à peu
près communs. Ce sont eux qui rassemblent les villages
au cimetière pour les enterrements ou font sortir les popu-
lations sur le pas des portes pour les mariages et les
baptêmes. Ce sont eux, également, qui permettent les mobi-
lisations, les révolutions. Seulement au-dessus de cette
communauté, qui s'étend peut-être à toute la terre, il y a
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

une telle diversité d'opinions, de paroles, d'entreprises,


que l'hostilité pourrait bien être la règle de nos rapports
sociaux, malgré les camaraderies ou les amitiés qui n'en
sont que l'envers. Cette course à la personnalité est à
peu près aussi naturelle et essentielle que l'attachement
à la communauté de condition, plus disent les uns, qui
sont pour la liberté, moins disent les autres, qui sont
pour la solidarité. Le langage, cependant, dériverait plutôt
de la personnalité, sur une sorte de silence un peu mys-
tique des éléments communs?
On ne voit toujours pas ce qui pourrait faire pencher
la balance d'un côté ou de l'autre. Ce n'est peut-être
qu'une question de talent. Le talent consisterait à se laisser
parler, au lieu de dire ce qui conviendrait. Chacun sa
vérité. Prenons n'importe quelle parole maladroite ou heu-
reuse, essayons d'apercevoir son essence. Je connais tout
de suite qu'elle est juste ou non pour moi, c'est-à-dire
qu'elle énonce ou non ce que je voulais dire, parce que
je l'entends et que je peux comparer ce qu'elle signifie
avec la disposition de mon esprit qui l'a provoquée. Lors-
qu'elle ne me paraît pas juste, j'ai le sentiment de m'être
trahi. Ou d'avoir été trahi. Mais par qui? Je constate
seulement le désaccord entre ma parole et moi. J'ai l'idée
d'une différence, peut-être comme si je parlais une langue
étrangère. Ou alors c'est un autre moi qui a parlé? Le
lapsus? Le conventionnel?
Ce qui est clair c'est que j'utilise mal un instrument
que j'ai emprunté, que je n'ai pas fait moi-même à ma
mesure. Ce n'est que lorsque ma parole me paraît juste
que j'ai l'impression contraire, que je peux croire que je
me suis ouvert tout grand et qu'on peut voir au fond de
moi. La langue a été pourtant la même dans les deux cas.
Mais si je reviens sur des paroles anciennes que je peux
me rappeler, ou que je peux relire parce que je les ai
écrites, il m'arrive d'éprouver une gêne ou même de la
honte qu'est-ce qui a bien pu me faire dire cela? C'est
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

peut-être que j'ai changé depuis? Bien sûr. Mais alors


pourquoi l'homme s'est-il mis à vouloir conserver ses
paroles alors qu'il ne pouvait rester le même, que celui
qui les avait prononcées devait disparaître?
Car c'est bien lui qui a inventé l'écriture, s'il avait la
mémoire naturellement. Il a tenu à renforcer celle-ci, à lui
garantir son exactitude, de même qu'ensuite avec la pho-
tographie, pour les images, il a trouvé un moyen d'enre-
gistrement. C'est que nos paroles se détachent de nous
tout de suite, elles ont leur existence propre, distincte de
la nôtre. C'est que ce n'est pas moi qui parle lorsque je
parle, c'est moi m'adressant à autrui. Lorsque je me parle
intérieurement, pour mieux réfléchir, c'est déjà pareil.
Je ne suis pas seul. Je suis avec un juge. Parler signifie
qu'on n'est pas seul. Il en résulte que le moi n'existe pas,
ou du moins sous sa forme isolée, chimiquement pure,
pourrait-on dire. A travers le langage, il subsiste toujours
en chacun de nous un rapport avec les autres, qui nous
empêche de nous connaître, ou qui fait que nous ne nous
connaissons qu'affectés de ce rapport. La monade de
Leibniz est une fiction. Certes, il y a en nous une nos-
talgie, un goût, de la solitude, parce qu'il y a en nous un
besoin de liberté, l'une étant la condition de l'autre. Mais
il ne peut s'agir que de ce qu'on appelle en mathématiques
une limite, vers laquelle nous tendons sans pouvoir jamais
l'atteindre. Le langage nous en sépare.
Pourtant, c'est bien ce mouvement-là qui nous entraîne.
La dérision de notre vie est que seule la mort nous rend
à la vraie solitude, donc à la vraie liberté. Mais nous en
recherchons passionnément les simulacres, qui sont le
silence, la méditation, l'isolement. Car c'est à ces moments-
là seulement, grâce à eux, que nous pouvons essayer
d'établir un accord avec nous-mêmes, par conséquent avec
la vérité. Nous parvenons alors à être comme si nous
étions débarrassés de la présence d'autrui, de son action
sur nous, comme si nous n'étions plus qu'avec nous seuls,
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

en contact seulement avec la force que nous sommes.


C'est ce que les philosophes appellent volontiers l'intuition.
Les mystiques et les poètes parlent aussi de leurs états
de recueillement, où l'inspiration est libre, où des voix
peuvent se faire entendre. Ce sont les instants de la paix.
Ou plutôt de la pacification. Le corps est en repos. Il se
tait. Tout se tait. La vie est comme éternelle. Elle l'est en
réalité. Car nous ne sommes, les uns et les autres, que
des apparitions. Notre disparition change infiniment peu
le cours du monde. Nous ne nous effaçons d'ailleurs jamais
complètement puisqu'il subsiste de nous la trace de ce
que nous avons fait, qui s'est incorporé dans le réel, et nos
paroles qui se transmettent tant qu'elles ont une utilité.
Seulement, et curieusement, lorsque nous faisons le silence
en nous, ce que nous apercevons bientôt, c'est notre dépen-
dance. Nous nous regardons passer d'un instant à l'autre
et aller vers la mort sans rien y pouvoir, comme tout ce
que nous avons sous les yeux, les arbres du jardin, le
chien qui rôde dans la rue, le chat qui saute par-dessus
la barrière, les maisons qui n'étaient pas là il y a quelques
années et qui s'écrouleront un jour, le soleil même peut-
être, qui doit s'user comme le reste. Ce qui dure le plus,
à part, justement, le soleil qui est là depuis sans doute
avant les hommes, ce sont les paroles. Les premières qui
ont été recueillies ont trouvé le moyen de conserver un
sens même après la fin des empires où leur langue était
parlée. Ce qui donc nous est révélé dans nos moments
de silence, c'est que nous sommes une sorte de terreau
sur lequel le verbe germe, pousse et fleurit.
Nous en prenons d'autant mieux conscience que nous ne
sortirions pas volontiers de cet état heureux. Nous avions
rejoint la paix, nous y resterions jusqu'à en mourir, si
quelqu'un ne venait pas nous en empêcher. On dirait alors
que c'est une autre personne qui naît. Chaque fois, pen-
dant ces retours, je me vois cherchant mes mots pour
répondre, comme si j'avais oublié comment les choses se
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

nomment. Et finalement, je ne peux penser à la perception


que d'après ce modèle. Je suis plongé dans les objets qui
m'entourent, je les regarde, je les sens, je jouis d'eux
spontanément, j'ai dû vivre ainsi dans une sorte de silence
plein et chaud quand j'étais enfant, puis je me réveille
et je parle. Ce n'est pas la même personne. Quand j'écris,
c'est également un autre qui court après son contraire.
Il s'est produit une séparation. La rencontre sera peut-
être au bout du compte, dans le dernier mot.
Plus précisément, je me sens double, l'un pareil au
chien ou au chat, capable de vivre sans parler, avec des
gestes seulement, l'autre bavard, heureux d'échanger avec
ses voisins les propos de la cordialité, les renseignements
utiles. Les deux ne sont pas identiques. Il y a le côté de la
mort peut-être, et le côté de la vie. Parler est un effort,
provoque une inquiétude, c'est le travail en somme, et trop
grave pour qu'on y soit à l'aise. D'autre part, cette dupli-
cité est bonne. Elle est dramatique. Elle tient en haleine.
Elle émeut. Elle est une destinée. Elle est mystérieuse.
Mais justement comme on n'arrive pas à se l'expliquer,
donc à la trouver naturelle, elle effraie aussi. Là com-
mence la philosophie. Comment cette aptitude à vivre ani-
malement, pour ainsi dire, qui n'est sans doute, au reste,
qu'une nostalgie puisqu'elle n'aboutit jamais, peut-elle
coexister avec l'incertitude de la pensée? Pourquoi suis-je
balancé constamment entre ces deux états, me reposant
dans les marches solitaires, dans les travaux de la cam-
pagne, pendant les vacances loin des livres, puis revenant
à ma ville et à mes manuscrits avec une sorte de soula-

gement, parce que j'ai repris des forces? Mais c'est aussi
un rythme analogue à celui des jours et des nuits, à celui
de la veille et du sommeil, du raisonnement et du rêve.
Nous allons peut-être de l'un à l'autre pour avancer de
la naissance vers la mort. Il nous faut un mouvement puis-
que nous passons.
Mais c'est bien un mouvement du contraire au contraire.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ma pensée n'est pas moi, mes paroles ne sont pas moi,


elles sont mon gouvernement, comme disait Platon. J'ai
observé que pendant au moins certaines périodes, l'ado-
lescence surtout, ce que je disais montrait quelqu'un
d'autre que moi à m'entendre, on aurait cru que j'étais
entreprenant, que j'avais de l'ambition, que j'étais maître
de moi, que j'étais insensible. La vie m'a révélé qu'aux
moments décisifs, j'étais d'une grande prudence; je pré-
férais renoncer aux honneurs ou aux responsabilités,
plutôt que de faire confiance à ma force ou à mon intel-
ligence, je cherchais à ne pas faire de peine. Ainsi une
sorte d'équilibre s'est établi entre ce que je serais devenu
si je m'étais laissé aller à mes goûts et la façon dont je
me figurais l'homme de ma préférence.
On découvre une sorte de logique dans ce mouvement.
Les paroles sont là pour compléter ce qu'on est, où domi-
nerait le sentiment du défaut, et lui fournir la dimension
de la richesse. Un garçon d'une douzaine d'années qui
écrit des vers, naturellement d'amour, il se donne ce que
la vie ne peut pas lui offrir. Il y a aussi la tentation du
Parnasse. Mais c'en est une approche. Les paroles sont
plus que la pensée. Elles sont déjà, par rapport à elle,
une sorte de réel. Un livre est plus que son auteur. Il
est un intermédiaire entre ce qu'il finira peut-être par
engendrer, et la première rêverie où il a commencé et qui
ne pouvait vaincre la timidité que par le moyen de l'écri-
ture. Parler est difficile. L'autre à qui l'on s'adresse est là,
prêt à répondre. On peut avoir peur de lui. Les livres,
au contraire, qui s'épanouissent dans la solitude peuvent
faire croire à la liberté; ils créent un monde nouveau
qui amplifie, qui transfigure celui des objets, et qui réussit
à le transformer, ajoutant de la puissance à la nature qui
est son support. Mais ce n'est pas gratuit. Le langage
n'est fécond que parce qu'il dévore l'existence. Elle le
nourrit. L'aurait-elle produit pour s'en faire la victime?
Je suis dans le monde comme n'importe quel autre
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

être vivant, j'en tire ma substance, l'air que je respire,


ce que je mange, tous mes gestes, qui s'adressent à des
objets autour de moi, et qui se définissent par des échanges.
Pourtant je m'en détourne par moments pour prononcer
quelques paroles. Il arrive même que je ne fasse plus rien
d'autre que m'occuper des mots, quand j'écris, par exem-
ple, ou pendant mon travail, au bureau. A ces moments-là,
je suis ailleurs, ma respiration même est différente, je ne
vois pas le temps qu'il fait, je suis au service de ce qu'on
appelle la pensée, qui est une activité impersonnelle, où
je suis attentif aux vérités que je recherche, non à moi.
C'est un plaisir parce que j'aime cette activité; par là
elle est reliée à moi directement; mais c'est ma personne
sociale qui l'exerce, celle qui parle, et qui n'est pas stric-
tement moi, plutôt un ensemble d'obligations, de respon-
sabilités dont il faut que je me repose en dormant, en
me promenant, en regardant des arbres, en me refaisant
du silence, en retrouvant de la clarté, donc finalement en
me réconciliant avec la mort; j'en ai besoin après cette
lutte menée contre elle. La pensée, elle, m'avait été donnée
par le langage.
C'est ainsi que, peu à peu, à partir de ma naissance, je
suis entré dans l'humanité, recevant un nom, des fonctions,
chargé d'une part d'histoire. J'ai été façonné par mon
éducation, au point que je suis incapable de discerner,
maintenant, qui je suis en dehors du rôle que je joue. Le
nombre très grand des inadaptés qui souffrent parce qu'ils
ne savent pas parler montre que cette existence urbaine
est trop lourde pour la plupart de nous. La vie d'autre-
fois, à la campagne, plus routinière, plus artisanale, était
plus facile. Mais elle a été ruinée par le développement
de la science, qui a engendré l'industrie. Il faut que nous
apprenions à la penser, pour nous organiser selon elle.
Quand je parle, je remplace l'arbre que je regarde par
son nom et par ce queje me mets à en dire. C'est telle-
ment une étrangeté que je ne suis même pas sûr de lui
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

donner son vrai nom. Il en a sûrement plusieurs, un


savant, d'autres plus familiers, qu'il faut savoir choisir. Je
ne suis pas certain non plus de ce que je pense à son
sujet, si c'est vraiment juste, ou si ce n'est pas à côté
de mes préoccupations réelles. Il y a tant de paroles en
l'air, de mensonges, de masques, de fuites, on écoute, on
écoute, on ne comprend pas toujours pourquoi c'est ceci
plutôt que cela, que les oreilles entendent. Ce n'est pos-
sible que parce que nous sommes doubles, nous le sommes
parce que nous pensons par le moyen du langage, qui
n'est qu'une fonction entre les autres, non pas l'organe
central. On peut le perdre sans perdre la vie. Pourquoi
donc ne pas inverser le cogito et dire je pense, donc je
ne suis pas? car penser n'est pas être, c'est vouloir être.
Penser ne serait être que si c'était toujours un contact
avec la vérité, comme l'entendait Descartes. Mais non.
Penser c'est se débattre péniblement dans le mensonge et
dans l'erreur, contre eux, pour en sortir.
Notre préoccupation de chaque instant pourrait être de
surveiller les paroles que nous prononçons et de com-
prendre celles que nous entendons. Il m'attaque, il me
reproche d'être un monstre, mais c'est parce qu'il a besoin
de moi, non parce qu'il me rejette. Quand je me suis
mis à réfléchir, au collège, ce n'était pas parce que j'en
savais plus que d'autres, c'était parce que j'avais peur
de mon incertitude, de mes faiblesses, peut-être de la
mort. Sinon je serais devenu tout simplement un ingé-
nieur comme je me l'étais proposé. Mais c'est tout un
roman aussi, dans lequel il est malaisé de discerner le
réel du fantastique. J'étais en C, mes frères en A. J'ai
eu tout d'un coup l'impression, à la fin de la première,
que je n'étais pas aussi doué pour les mathématiques qu'on
me l'avait dit. C'était peut-être déjà un peu trop difficile.
Je me souviens de la géométrie dans l'espace, dans laquelle
je me débrouillais mal. J'ai peut-être été affolé en me
voyant partir seul dans les carrières scientifiques, sans être
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

sûr de réussir. Et puis c'était aride. J'avais en plus, pres-


que surtout, le sentiment de trop m'éloigner de mes frères,
de les renier un peu, de ne pas leur être assez fidèle.
C'était la guerre, le besoin d'être pur. Un coup de tête
et je suis revenu aux lettres sans consulter personne.
De fil en aiguille, il fallait que j'aboutisse à l'opposé de
mon point de départ. En 4', j'étais bon en géométrie,
mauvais en rédaction. Me voilà écrivain, mais toujours
maladroit. La constante est peut-être là d'ailleurs. On
creuse, on creuse à un niveau, on trouve la bataille, en des-
sous c'est peut-être le vrai fond qu'on découvre, l'unité, la
paix. Je suis écrivain parce que j'ai voulu me prouver que je
pourrais y arriver après les premiers déboires ou parce
que j'avais envie, quand j'étais enfant, d'écrire des
poèmes? Quelle a été la vraie raison du choix? Finale-
ment, mathématiques et philosophie sont peut-être le
même mouvement. Avec, en plus, une pointe de dépit, par
rapport à la poésie? Toujours est-il que c'est pour moi
chaque fois le même rébus, quand je suis en face d'un
autre ou même de moi ce qui est dit, est-ce le vrai ou
le contraire? De même dans les livres par moments on
a l'impression de rencontrer un homme comme les autres,
puis c'est souvent de nouveau la coquetterie, le goût d'en
imposer ou la séduction, le rideau de fumée, parfois
l'intrigue.
S'il y avait une règle, on l'appliquerait. C'est souvent
le contraire, je veux dire qu'on parle souvent selon le
contraire de ce qu'on est, mais pas toujours. Dans la matu-
rité, un écrivain a l'air d'être arrivé à une sorte d'unité.
Mais les livres ne sont pas clairs. On ne connaît pas
l'auteur. On ne sait pas s'il est pareil à ce qu'il dit. Quand
on est jeune, on se fait de lui l'image de l'homme hon-
nête, sérieux, scrupuleux, attentif, prudent, ou du héros
sans peur, prêt à tout jeter dans le feu, à s'y jeter lui-
même pour aller jusqu'au bout de ses convictions. C'est
l'âge où l'on est entier. Ensuite, on devient plus avisé.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

On recueille des potins, on lit des biographies, on compare,


on regarde. Le mal est fait. Il y en a qui ont l'air de
ressembler à ce qu'ils disent, c'est parce qu'on ne connaît
d'eux que leurs paroles, les autres non. La vie se trans-
forme en un exercice de critique littéraire, on glisse sans
s'en rendre compte vers l'attitude esthétique; n'est à retenir
que ce qui surprend par sa qualité d'expression. L'homme
n'est que ce qu'il dit, le reste n'a pas d'importance. La
notion de mensonge s'évapore même puisqu'il n'y a plus
de réalité à laquelle on pourrait comparer ce qui est dit.
Adequatio rei et intellectus n'a plus de sens, puisqu'il
n'y a plus que de l'intellectus. C'est le triomphe de l'idéa-
lisme, donc de l'irréalité.
Nous en sommes là malgré nos protestations de maté-
rialisme et nos allures de jouisseurs. On dirait que rien
n'a changé avec la mort de Dieu. Nous restons des dévots.
Autrefois, seuls comptaient les péchés et la vie éternelle,
les souffrances du corps étaient mises entre parenthèses.
Aujourd'hui ce sont les paroles seules qui sont consi-
dérées elles sont enregistrées, mesurées, pesées, pour être
adoptées ou rejetées, les sentiments et les actions n'ayant
qu'à s'y conformer, ou même étant négligeables. N'est-ce
pas pareil? Mais c'est logique aussi. Si nos paroles nous
expriment, si elles donnent de nous une image fidèle, elles
sont capables de nous représenter légalement, pour ainsi
dire; nous sommes comme absorbés par ce que nous disons.
J'ai été élevé dans cette doctrine. Elle était celle de notre
université, et de notre tradition. Elle est toujours domi-
nante. C'est elle, justement, que je suis en train de tourner
et de retourner dans tous les sens, ayant eu l'impression,
au cours de ma vie, qu'elle ne correspond pas à la réalité
telle que je l'ai observée. La grande difficulté de la vie
quotidienne n'est pas tellement le manque de franchise.
On peut arriver à savoir ce qu'on aurait besoin de savoir
en faisant très soigneusement attention à tous les rensei-
gnements qu'on recueille. On peut aussi se contenter d'en
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

savoir peu. Le raisonnement sur le réel parvient souvent


à suppléer au manque d'informations. Non, ce qui est
lourd, c'est la surenchère de l'imagination, la comédie
que chacun se joue et joue naturellement pour les autres,
la sorte de perversion qui fait qu'on attribue ses échecs
et ses déceptions à la faute des autres, qu'on en veut
toujours plus qu'on en a, parce qu'on peut toujours plaider
que ce qu'on a n'est pas ce qui convient, qu'on est né
pour autre chose de différent, de plus raffiné, bref le mar-
chandage naturel de l'amour-propre qui transforme la
vie en une lutte féroce pour le prestige. Cela n'est pos-
sible que parce qu'il y a une articulation de roue libre
entre le langage et nous, que nous avons la capacité de
dire n'importe quoi à n'importe quel moment, en étant
même convaincu que c'est la vérité, à tel point que la
police est amenée à recourir à la torture pour faire venir
un peu de vérité dans les interrogatoires difficiles. Philo-
sophiquement, l'erreur ne peut s'expliquer que par là.
C'est la vérité qui est étonnante. Il faut se donner beau-
coup de mal pour ne pas rester dans le faux où l'on est
jeté presque irrémédiablement par les passions puisque
peu de paroles, portées par elles, peuvent être justes. La
science mise à part, où les précautions sont prises, il y
a au moins beaucoup d'à-peu-près dans les relations entre
les hommes. Le retour périodique des guerres, la fréquence
des drames le montrent.

Enfant, le mensonge m'a troublé. Je le pratiquais volon-


tiers. Il me semblait d'un emploi facile on racontait une
histoire, on la soutenait mordicus, on ne se démontait
pas, et s'il n'y avait personne pour vous démasquer,
on ne pouvait pas être convaincu d'avoir triché. Les
autres n'en pensaient pas moins, évidemment, mais on
avait toujours gagné ceci ou cela. Il ne fallait pas en
être à une réputation près. Mais c'était choquant pour la
pensée. Elle était donc si incertaine qu'on pouvait la trom-
per facilement? Ou un peu folle? Trop dépendante d'une
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

morale, qui était fragile. Pour bien penser, connaître la


méthode ne suffit pas, il faut aussi la volonté de l'appli-
quer, c'est-à-dire finalement que celle-ci soit la maîtresse.
Or elle a contre elle ce que j'appellerai le corps, pour
simplifier. Socialement, c'est un problème nouveau, apporté
par la démocratie. Autrefois, il y avait une sélection natu-
relle ne faisaient des études que ceux qui en avaient la
vocation, qui, par conséquent, se sentaient la force d'être
honnêtes, disons maîtres d'eux-mêmes, chastes, dans le
sens large du mot. Aujourd'hui où la plupart des enfants
passent par le lycée, l'exercice de la pensée se heurte à
l'adolescence, qui est le lieu de toutes les tentations. L'in-
telligence ne pose plus comme sa première condition
qu'elle est faite pour dominer, par conséquent qu'elle ne
doit pas l'être par d'autres désirs que les siens, elle croit
qu'elle peut se développer naturellement, spontanément,
sans rien s'imposer, elle regrette les sacrifices qu'elle serait
obligée de faire ou de demander, il lui vient l'envie de
faire l'école buissonnière, de savoir sans apprendre, de
s'accorder les délices des passions, sans avoir peur de la
folie, de leur pouvoir sur l'imagination. Tout se brouille.
On ne peut pas être à la fois clerc et bateleur de foire.
Spinoza était polisseur de lunettes. Seulement, aussi, le
problème est plus réel, de même que les guerres civiles
ou la guerre de 40-45, avec leurs camps d'extermination
et leurs tortures, ont été plus vraies que celle de 14-18,
qui était restée, malgré sa sauvagerie, dans les limites
de la politesse. Comment éliminer le mensonge sans recou-
rir à la violence? Comment gouverner sans police, ni
armée ?

Comme on l'a toujours dit, l'incertitude affecte notre


connaissance dès la première opération. Mais ce n'est pas
la perception elle-même qui en est la cause. Ce ne sont
pas nos sens. Ou plutôt nous devons les prendre tels
qu'ils sont. Ils nous définissent. Si nous nous mettons à
douter d'eux sans nous donner le moyen de rectifier leur
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

information, nous nous coupons de notre lien avec la vie.


C'est d'eux que nous tenons notre consistance. Sans eux,
nous ne sommes rien. Ou bien des fanfreluches, des
ombres chinoises. Un bébé ne se trompe pas, ni ne trompe.
Il crie ou il dort, c'est nous qui interprétons les signes
qu'il nous propose. L'erreur, le mensonge ne se pro-
duisent que dans le déchiffrement. Il n'est jamais facile
de formuler exactement ce qu'on perçoit. Le soleil a bien
l'air de tourner autour de la terre. Le bâton a bien l'air
d'être cassé dans l'eau. Qui aurait eu l'idée, au début, de
dire je vois le soleil tourner autour de la terre, mais
je ne sais pas si c'est bien cela qui se passe? Nous sommes
libres. Le malheur est que ce n'est pas une vraie liberté.
Ou plutôt, une sorte de nécessité ferait mieux notre
affaire. Comment admettre que la vérité n'ait pas assez de
puissance pour s'imposer? Quand j'étais enfant, je n'étais
pas du tout content de pouvoir mentir; j'aurais préféré
que toute faute soit punie sur place comme si Dieu ne
nous quittait pas du regard, et nous jugeait pour chaque
geste. Il y aurait eu plus de rigueur. Pourquoi ne pou-
vait-on pas s'amuser avec un revolver, ou bien ne pouvait-
on pas sauter d'un toit sans risquer de se tuer, alors
que l'on jouait impunément avec les mots? Deux ordres,
deux règles. On n'y est pas à l'aise. Il faut pourtant le
reconnaître, c'est notre condition.
Cependant, c'est trop de dire impunément. Dieu
connaît la vérité mais ne la révèle pas tout de suite, dit
un proverbe russe. Tolstoï raconte, sous ce titre, qu'un
paysan a passé vingt ans aux travaux forcés pour un
crime qu'il n'avait pas commis. L'erreur n'a pris fin que
lorsqu'un autre bagnard est mort après s'être accusé du
meurtre, à la dernière minute. Dostoïevski a écrit son
Raskolnikov pour montrer qu'il était impossible de sou-
tenir indéfiniment le mensonge. En effet, quelle épreuve!
Nous aurions en nous un besoin d'honnêteté qui fonderait
une morale naturelle? Hélas non. Ce n'est qu'une possi-
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bilité. Ou bien peut-être on n'aurait pas assez de patience


pour attendre? Après tout, dix ans, vingt ans ne seraient
que le prix de notre liberté. On peut concevoir une sagesse
de l'immanence où la société résorberait elle-même les

perversités de ses membres, sans le secours d'une police,


d'une justice, d'un appareil de terreur ou de répression,
comme le corps humain résorbe ses maladies par le moyen
du repos, de la fièvre, et finalement de la mort. Mais
non, le drame est dans notre imagination. Nous voulons
une sécurité totale, des solutions définitives, pas simple-
ment un calcul de probabilités. Nous sommes des avares.
C'est pourquoi nous sommes obligés d'établir sur nous un
gouvernement qui sache se faire obéir. Il faut toujours
s'en souvenir lorsqu'on écoute des discussions sur les
libertés civiques et la tyrannie.
Le libéralisme s'appuie sur une sorte de confiance qu'il
demande à la nature humaine pour accepter la proportion
des crimes et des monstruosités qui résultent de la liberté
et qui n'est peut-être pas tellement considérable, après
tout. D'autre part, en effet, la sécurité offerte par les
gouvernements autoritaires n'est jamais totale, et ne jus-
tifie jamais parfaitement l'oppression qu'ils exercent.
Pour en revenir au mensonge, qui est une articulation
de notre liberté, il s'agit finalement de sortir du cercle
vicieux dans lequel il paraît nous enfermer ou bien,
en effet, nous essayons de nous garantir contre ses ravages
en nous l'interdisant, mais c'est une restriction illusoire,
parce que la liberté ne la supporte pas, ou bien nous
renonçons à la morale, qu'il ruine, nous sommes désarmés,
il nous ôte l'usage de la parole.
L'erreur dans la philosophie classique n'avait pas des
effets aussi désastreux. On se la représentait comme une
imperfection, qu'on avait à corriger, on supposait qu'elle
pouvait toujours être décelée, quand ce ne serait que par
une contradiction interne. La réflexion s'ingéniait à définir
les méthodes qui permettaient d'y échapper. Néanmoins
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

sa seule possibilité a toujours été un grand embarras pour


la métaphysique. Si l'esprit humain peut se tromper, pour-
quoi ne se trompe-t-il pas fondamentalement? ce qui lui
paraît vrai, même étant indiscutablement démontré, n'est-il
pas lui-même entaché d'une erreur imperceptible?
Le mensonge est plus destructeur, parce que son art
est de prendre l'aspect de la vérité. Il consiste essentiel-
lement à remplacer la formulation de ce qui est par une
autre qui en est une déformation, mais également vrai-
semblable. Les faits peuvent ainsi être rapportés d'une
façon telle qu'il est impossible d'établir ce qu'il aurait
été exact de dire. Or toute perception comporte une part
d'interprétation de ce qui est perçu par la conscience qui
le dénomme, et dont la fonction est justement de le
dénommer, pour en fixer une image. Celle-ci demeure
seule ensuite dans la mémoire, l'original ayant disparu.
Le recours est dans la contestation. En même temps
que le langage transforme le réel en notions, il les soumet
à l'examen. On voit se dessiner un mouvement de tri,
qui ne conserverait à travers les confrontations que les
paroles acceptées par une sorte de consentement universel.
Mais, de cette manière, on ne sort pas de ce que l'on
appelait autrefois l'opinion, pour en marquer l'incertitude.
C'est le même reproche que mérite la dialectique moderne.
Elle n'est qu'une sélection naturelle avec une part non
négligeable de démagogie. La vérité doit avoir sa voie
propre, directe. Elle doit s'imposer par elle-même, non
grâce à des partisans. Seulement il faut se garder de trop
médire de la démagogie. Elle est un lien nécessaire entre
le corps et l'âme. Que signifie une vérité qui n'est pas
reconnue? Qu'elle le sera demain? Mais peut-être jamais?
Le jeu se joue entre le langage et la réalité. Un mot ne
peut avoir de sens que s'il substitue à la réalité la loi de
cette réalité ce qui ne varie pas en elle ou qui varie selon
une règle bien déterminée, permettant de faire entrer le
temps dans ses calculs. Telles étaient les mathématiques
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

cartésiennes. J'écris y = ax b et j'ai l'équation d'une


droite. Mais de là, je passerai à sj 1, aux nombres
complexes, aux nombres transfinis, à l'ensemble vide, à
des combinaisons que je ne me représente plus facilement
et je me trouve en face de formules dont je ne sais pas
si elles sont uniquement des inventions verbales, comme
était le bouc cerf pour Aristote, ou si elles ne désigneront
pas un jour une réalité nouvellement découverte de cette
façon et qui enrichira notre connaissance. C'est la
démarche ordinaire de la recherche, qu'elle soit scienti-
fique ou poétique. Chacun essaie d'introduire son nouveau
terme dans le vocabulaire. S'y installera-t-il ou sera-t-il
oublié tout de suite?

Je me représente de cette façon la vie du langage et


de la pensée. Par le langage, c'est la naissance d'une trou-
vaille, n'importe où, au comptoir d'un bistrot, dans une
dispute, au cours d'une bordée, ou bien dans la tête d'un
écrivain, une image, une tournure, une dérivation de sens
lancée dans la foire aux paroles, et qui fera peut-être,
ensuite, une ligne de plus dans le dictionnaire. De même
tous les nouveaux termes qui jalonnent l'histoire des
sciences exactes. Mais pourquoi parler de mots plutôt que
d'idées? La différentielle de Leibniz est-elle une expres-
sion ou une idée? Je préfère qu'on parle d'expression
plutôt que d'idée, car l'idée n'en devient une que lors-
qu'elle a trouvé sa formulation. C'est par là qu'elle entre
dans le réel. La différentielle n'est pas seulement une
dénomination, elle est la règle d'une opération. N'importe
quelle parole contient ainsi le moyen d'utiliser ce qu'elle
désigne. Elle est une clef qui ouvre réellement une porte
et donne accès à son trésor. Autrement elle n'enrichirait

pas notre pensée, elle ne serait qu'une lueur, qu'un appétit,


qu'une attente, qu'un besoin, dont il faudrait encore décou-
vrir l'instrument, qu'il faudrait transformer en un geste.
C'est à quoi servent les mots.
Dans le mouvement de la perception réflexive que j'ai
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

maintenant à suivre pour regarder à quelles conditions il


mène à la vérité, le premier moment est donc la déno-
mination. J'appelle ainsi le passage du silence à la parole,
la transformation en mots d'états de ma conscience que
j'ai résolu d'exprimer. J'écris mon livre à présent. Que
se passe-t-il? Il y a deux façons de décrire l'événement.
Voici la première. Je travaille. Je pourrais dormir, à la
place, je pourrais rêver, je pourrais me promener, voir
des arbres ou des devantures, je pourrais lire, rester seul,
me taire, amasser non. dépenser, préserver mon unité,
mon accord avec moi-même, ma paix, ma vie, au lieu de
me séparer de moi-même et de me tourner vers les
autres. C'est ce que je me dis d'abord. Mais je pourrais
dire aussi bien le contraire. Voici donc l'autre version.

J'écris dans le calme un livre qui ne m'a été demandé


par personne, que j'ai décidé seul d'écrire, par un besoin
que je suis encore seul à ressentir et que je veux imposer
aux autres, puisqu'en somme j'essaie de les entraîner
avec moi dans mes raisonnements, qu'ils n'auraient pas
songé à entreprendre sans moi. Il est donc peut-être abusif
de prétendre que je veux partager. Je veux peut-être, seu-
lement, me débarrasser d'un certain nombre de pensées
qui m'encombrent, qui finiraient peut-être même par
m'étouffer si je les gardais enfermées dans ma tête, je
veux peut-être également attirer l'attention sur moi, conqué-
rir plutôt que donner, me faire du bien en m'attachant le
plus possible de personnes qui m'ayant lu m'admireront
peut-être, aux frais desquelles je me mettrai à vivre, peut-
être. C'est donc peut-être le comble de la solitude qui
veut à la fois rester tranquille, au chaud, dans son coin
et n'être pas tout à fait seule, un peu comme on téléphone
pour parler sans avoir besoin de se déplacer. Quelle inter-
prétation choisir sur les deux? Elles sont peut-être aussi
vraisemblables l'une que l'autre. L'une est plus triste,
l'autre plus généreuse, mais ce ne sont pas des arguments.
On ne commencerait à philosopher dans un sens ou dans
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'autre que selon une humeur fondamentale, l'homme est


pour l'homme'un loup ou l'homme est pour l'homme un
frère?

Il semble cependant que l'on puisse raisonner à défaut


d'observations décisives. L'hypothèse de la solitude est
sans doute contradictoire. Car si je suis seul, ce que je dis
n'est que moi déployé au-dehors, un étranger pour tout
le monde. Quel espoir pourrai-je avoir d'être écouté? Mes
paroles me seront renvoyées, n'ayant servi à rien, comme
des balles de caoutchouc lancées contre un mur. Elles

n'auront plus qu'à revenir se réfugier en moi, d'où elles


n'auraient jamais dû s'en aller. Mais je ne les suppor-
terai plus d'être sorties et rentrées. Ou bien imaginer
des consonances, des rencontres, des réussites? C'est le
pari des poèmes obscurs, qui peuvent être aimés, et même
d'autant plus qu'ils ont, étant obscurs, l'air d'une confi-
dence, personnelle, exclusive, privilégiée. Mais ils supposent
l'existence au moins d'une âme soeur. Simplement elle
serait cachée, peut-être lointaine, en tout cas inaccessible
autrement que par des signaux fortuits et discrets? Pour-
tant elle suffirait à rompre métaphysiquement la solitude?
Non. Communiquer n'a de sens que si c'est avec d'autres
que soi, des presque étrangers, justement. Il faut seu-
lement un élément commun pour le lien. Donc qu'on en
prenne son parti. Ou bien parler est absurde, ou bien on
doit admettre une communauté qui fonde la conversation,
et ce ne peut être que l'ensemble des attitudes signifiées
par le langage.
On dira que le problème n'est que déplacé, qu'il s'agira
maintenant d'expliquer comment le va-et-vient se fait
en chacun de nous de la solitude à l'homme public. Car
il ne peut pas ne pas y avoir en chacun de nous une
personne seule au fond du corps qui l'enferme. C'est ce
qui fait penser à la solution de l'érotisme. Mais elle est
trompeuse. Une visite d'un instant, sur tant d'heures de
cachot. Suffit-il de ces relais pour vaincre le temps? On
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

dirait plutôt, au contraire, un désir inapaisable, une sorte


de malédiction. Le problème se reforme aussitôt rompu
le silence du transport. Les êtres se retrouvent séparés
avec le premier mot qu'ils prononcent. Ce qui s'impose
c'est plutôt d'inverser le problème, simplement, que ce
soit le langage qui soit chargé d'atteindre nos oubliettes
et de les ouvrir à la lumière du jour. Notre personne
sociale aurait pour tâche de sauver l'individu. Il faudra
seulement qu'elle en soit capable, que son langage y soit
propre. C'est le ressort de la pensée. Le goût que nous
avons aujourd'hui pour la solitude, après la longue
période où, depuis la Révolution, les Français s'étaient
surtout préoccupés de leur vie politique, s'explique par
là. Nous avons cherché une retraite après la guerre, qui
avait été mortelle, pour nous reposer. Puis nous commen-
çons maintenant à en souffrir. Le renversement n'est pas
loin peut-être? Il n'est pas encore prêt. Il ne se produira
que lorsque la poésie cessera de vouloir être obscure,
lorsque la peinture décidera de redevenir figurative. La
mutation nécessaire est tellement considérable qu'il fau-
dra beaucoup de temps pour l'accomplir.
En apparence, ce qui s'opère, c'est un passage dans
l'immanence après la mort de Dieu. Coller à la durée.
Mais l'immanence est contradictoire, nous l'avons vu. Ce
n'est donc pas le vrai sens. Il s'agit plutôt de l'élaboration
d'un langage nouveau, où il y ait à la fois l'industrie, la
bureaucratie, comme conditions de la vie présente, et les
sentiments qui nous ont toujours protégés de la mort.
Notre ambition ici est peut-être de découvrir la vérité
d'aujourd'hui avant les autres pays, qui se hâteraient trop?
Je veux le croire pour ne pas penser que nous sommes
tout simplement en train de périr d'anémie. Nous en pre-
nons le risque. Mourir pour renaître. Il est inévitable. Il
est peut-être aussi la seule garantie de sérieux dans une
telle circonstance. L'obscurité de notre poésie provient
de ce qu'elle n'est plus qu'un recensement, sans lien de
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sens, des mots qui sont encore utilisables dans notre langue,
qui n'avait servi jusque-là qu'à exposer, expliquer, ordon-
ner pour dominer. Nous apprenons à vivre ordinairement.
Le premier moment est constitué par des images, sans
qu'elles fassent un discours. C'est l'état d'humilité. Il
fallait cet excès pour détruire la certitude élaborée dans
une réalité aujourd'hui disparue, celle de la vie manuelle,
où l'évidence avait sa place, celle des relations directes et
limitées dans une communauté restreinte, où l'on pouvait
s'orienter facilement. Avec les débris que nous aurons
sauvés, réussirons-nous à reconstituer un langage ayant
une syntaxe, des propositions, des verbes, des adverbes,
des conjonctions? Oui, si nous parvenons à refaire une
société, l'une aidant l'autre. Non, si nous nous dissolvons
dans la dispersion, où il n'y a plus que des solitudes les
unes à côté des autres.

Il n'y a pas à regretter ce que nous avons perdu,


la bonne entente avec la vie, la confiance, la facilité, qui
étaient pourtant précieuses. Elles n'étaient plus possibles.
Nous ne sommes plus des seigneurs. Nous avons été entraî-
nés (plus que nous ne nous sommes lancés, car nous n'en
aurions sans doute pas eu le courage) dans le gigantesque
mouvement de mécanisation qui transforme l'ancienne civi-
lisation européenne des petites demeures calfeutrées, piano,
violon, boîtes d'aquarelle, en un immense chantier de
construction pour immeubles à loyers moyens. La proléta-
risation vient avec. En plus, nous avons cessé d'être le
centre du monde; personne ne peut plus se contenter chez
nous de ne connaître que sa langue maternelle. Ou bien,
donc, retrouver un langage, ou bien être des Esquimaux.
S'acharner à vouloir que les paroles soient là pour
révéler au-dehors ce qu'on est dans l'intimité, c'est la folie
ou l'accablement qui menacent. Cette solitude ne se rompt
que par la violence. On reste incompris, méconnu. Tou-
jours vaincu, exaspéré, en prison. C'est l'impossibilité fon-
damentale, la première contradiction ce qui est unique en
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

chacun ne peut être su de personne, seulement pressenti.


Nous pouvons dire uniquement de nous ce qui est pareil
à d'autres. Parler, c'est déjà se placer dans le rang.
Mais alors que penser de la poésie? Elle est le geste
spontané de l'homme qui veut sortir de soi pour aller à la
rencontre d'un autre. Elle est l'élan naturel vers la liberté.

Comment ce mouvement peut-il être à la fois nécessaire


et impossible? Il n'est impossible que lorsqu'il veut aller
jusqu'à la liberté totale, comme aujourd'hui, la liberté
absolue du postkantisme. C'est là qu'il devient contra-
dictoire, puisqu'il consisterait à faire sortir l'homme de
la solitude tout en l'y maintenant. A moins d'admettre,
peut-être, que l'on peut être libre sans être seul? Ce serait
de nouveau contradictoire, parce que cette liberté ne serait
possible que comme le résultat d'une entente avec autrui,
ce qui soumettrait la liberté à la raison, on l'a déjà vu.
En fait, le mouvement dans lequel nous sommes à pré-
sent a été provoqué par le renversement des positions
métaphysiques au cours du xixe siècle. Il est le passage,
difficile, du climat de la transcendance à celui de l'imma-
nence. La mutation était inévitable. L'humanisme ne peut
pas partager. Qui partage jusqu'au bout? Ce ne serait pos-
sible que si le bout n'était pas la mort de l'un ou de l'autre.
De nouveau nous retombons sur le choix entre l'hypo-
thèse, classique, de la raison dominant les passions, qui a
été rejetée par le romantisme, et le règne de l'imagination,
la dialectique, la solitude. Quand on regarde le choix à faire
en pensant au langage on s'aperçoit qu'il comporte le risque
d'un grave contresens. La parole, parce qu'elle est faite
pour communiquer avec autrui, donc pour partager ce qui
peut être mis en commun, ne peut contenir que la part
impersonnelle de chacun. Sinon elle proposerait de la
matière inéchangeable. D'où le conflit actuel entre la poé-
sie obscure, fille de la liberté, et la vocation du langage,
ressort de la philosophie.
Mais quelle est la réalité de cette situation? Y a-t-il
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vraiment en nous autre chose que de l'impersonnel? Je


veux dire y trouverions-nous un élément assez particulier,
assez secret, assez inexprimable, pour qu'il soit impossible
de le révéler? L'inconscient? La psychanalyse est allé le
chercher. Rien ne doit pouvoir échapper à l'élucidation.
Seulement on aperçoit là l'occasion d'un choix de principe,
où nous ne sommes peut-être pas les maîtres de notre déci-
sion. Théoriquement, nous sommes tous pareils, à des
degrés près, tous un peu généreux, tous un peu fidèles,
tous un peu bienveillants, et en même temps, tous un peu
pervers, tous un peu méfiants, tous un peu criminels, il
nous est donc possible de tout écouter d'un autre. Finale-
ment, je le crois, et que c'est une affaire de confiance ou de
méfiance. Seulement on peut dire également le contraire,
que nous sommes tous ombrageux, fermés, meurtris, que
nous sommes vraiment des étrangers les uns pour les
autres, qu'il ne faut pas l'oublier. Mais alors pourquoi
parler? Si on commence, c'est qu'il y a tout de même un
espoir de communication? Ou quoi? Limiter les conversa-
tions à des renseignements précis, pratiques, un peu comme
au téléphone, l'heure, le temps, les rendez-vous, le mariage,
la mort, les événements?
On perçoit une tendance de ce genre dans le Tractatus
de Wittgenstein et c'était sans doute le sens de la neue
Sachligkeit des années 25 en Allemagne. J'ai traversé une
période semblable. Il y avait comme un besoin de retoucher
terre après la bourrasque où tout paraissait avoir sombré.
Repartir de peu, mais que ce soit des certitudes. Il faut
rassembler ses raisons de croire à la vie, si l'on ne se tue
pas. Le pis est de vivre sans l'accepter, en disant que le
mieux est de mourir, sans s'y résoudre. Après la guerre,
une telle imposture n'était pas supportable. Mais on ne
peut pas bâtir une civilisation sur une base aussi étroite.
On n'obtiendrait qu'une sorte de jungle, pittoresque certes,
et libre, mais féroce, qui éliminerait les faibles, les malades,
les sentimentaux. Il y a ce danger dans la technocratie. Ou
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

bien qu'on en fasse des incurables, et qu'ils pèsent lourd


sur les autres. En devenant riches, nous prenons le goût
du luxe. Notre coquetterie est de sauver ceux qui ne
semblent pas pouvoir résister. On ne leur refuserait pas,
en tout cas, le droit de parler et c'est assez pour tout
détruire. Nous continuons donc à lutter contre l'impossible,
avec acharnement, un peu tout ou rien, essayer au moins
de vaincre la solitude, qui fait des ravages. Elle est peut-
être une infirmité sur laquelle le raisonnement n'a pas de
prise? Qui relève de la médecine, de traitements appropriés,
coûteux? De toute façon, ce que la pensée simple peut
découvrir et enseigner, c'est qu'elle n'est pas une notion
claire, ni une donnée immédiate, puisque la seule attitude
qui en résulterait rigoureusement serait le silence, non une
théorie de notre condition.

Pour parler il faut être deux, un qui énonce, l'autre qui


écoute. Un effet de la littérature est'd'habituer peu à peu de
plus en plus de gens à entendre des confessions mons-
trueuses. C'est peut-être une solution, puisque le domaine
de la solitude se réduit ainsi progressivement.
Seulement ce qui se dit selon la solitude n'a pas le même
ton que ce qui se dit avec le sentiment d'une communi-
cation. La solitude est douloureuse. Elle est volontiers

amère, revendicatrice, violente, emphatique, également


parce qu'elle ne peut pas ne pas être convaincue au fond
d'elle-même, qu'en parlant elle se contredit, qu'elle est
donc condamnée à souffrir. Ce que Montaigne avait à dire
en son temps était aussi insolite que ce qui se trouve dans
ce que nous lisons à présent. Pourtant il y va d'un pas
tranquille. L'Ulysse de Joyce est une tempête à côté. Mais
pourquoi pas, dira-t-on? La vie est tumultueuse, avec ses
passages dans la nuit, sa fureur, ses fatigues, ses éclaircies,
sa plainte.
Hélas, j'aime mieux plus de calme. Après tout, ce qui
arrive à chacun de nous n'arrive pas qu'à lui. C'est un peu
le sort commun. Le caractère impersonnel, comme neutre,
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pâle, plat, que les mots donnent aux événements n'est que
le signe de la condition partagée. Il faut s'y faire. Vivre est
banal, depuis le temps. Tout a été essayé, tout a échoué.
Non, tout n'a pas échoué. C'est l'ambition déçue qui le
dit, parce qu'il faut continuer quand même. Mais tout a
toujours été ramené dans une obéissance à des règles qui
répondent sans doute à la structure du réel. On ne peut
pas parler sans finalement se soumettre, à une syntaxe,
à des significations reconnues, reconnaissables. On ne peut
pas gouverner sans une présidence, une armée, une police,
des tribunaux, un code. On ne peut pas vivre uniquement
dans la contemplation des grandes alternances qui régissent
la vie, la naissance et la mort, l'hiver et l'été, le jour et la
nuit, l'effort et le repos, la foi et le doute, l'amour et l'in-
différence, bien qu'elles contiennent toute la vérité que nous
pouvons atteindre. Il faut aussi s'exprimer, travailler,
combattre, exagérer, juger, être injuste, se repentir. Et
cependant l'existence de chacun est scandée depuis tou-
jours, au moins depuis que nous en avons une connaissance,
par la même respiration, le même besoin de se nourrir, de
dormir, d'aimer, de penser. C'est dans cette permanence
que nous communiquons avec les autres époques, avec les
autres continents. Elle est la trame des événements. Elle

étend sur nous tous la même tristesse parce qu'elle se


termine par la mort, et la même résignation parce que la
mort est aussi la fin de la fatigue. Je crois que même les
subtilités les plus singulières de la réflexion peuvent y trou-
ver leurs harmoniques. C'est en elle que se produisent nos
rencontres avec ce que nous ont laissé les civilisations dis-
parues. Autrement nos paroles ne seraient que du bruit.
Mais on ne peut pas le reconnaître sans imaginer là une
certaine transcendance. Celle de la respiration? Non, bien
sûr. Celle qui fait correspondre à la communauté de la
respiration une communauté de significations verbales qui
n'en proviennent pas.
La formule est obscure? Essayons de la rendre claire.
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

Chaque fois que, parlant russe, je fais une faute d'aspect,


qu'on me corrige, j'ai l'impression de buter sur un obstacle
irréductible. Je vois que je ne cesserai pas d'en faire, qu'il
y aura toujours un piège imprévu dans lequel je devrai
tomber, à un moment ou à un autre de la conversation,
parce que j'ai beau connaître la théorie, l'avoir appliquée
mille et mille fois, l'avoir comprise, son maniement ne
peut pas être aussi sûr, pour moi, que si j'en avais une
pratique mille fois plus grande parce que j'aurais parlé
le russe mille fois plus souvent, comme c'est le cas pour
la langue maternelle, et parce qu'alors je ne penserais que
conformément aux catégories de la conjugaison russe, qui
ne sont pas les mêmes que les nôtres.
Quand je pousse ma pensée dans cette direction, elle
prend le chemin de la solitude. Je perds mon courage.
Ce que j'ai à dire est le fruit d'une expérience sérieuse
de la vie. Je l'ai menée aussi scrupuleusement, aussi obsti-
nément que je l'ai pu selon mon intelligence. Pourtant
j'arrive si mal à la dire. Il y a comme une résistance,
comme une obscurité, qui l'enferme et l'empêche de se
déployer. Pourquoi s'entêter? Nous sommes, peut-être,
vraiment seuls, en prison, bouclés.
Mais non, ce n'est pas possible. Je parle comme je
marche. Seulement je ne suis pas capable de bien déter-
miner qui parle, lorsque je parle, si c'est moi ou quelque
esprit par ma voix, peut-être le langage (ou la raison?),
qui se serviront de moi pour se développer, je ne sais pas
bien ce que je dis et ce qui en résultera, et personne non
plus ne peut me démontrer que je descendrai bien cette
marche de l'escalier, que je ne tomberai pas tout d'un
coup comme il m'arrivera peut-être un jour de le faire,
il faut donc qu'il y ait un ordre, auquel j'obéis, et qui
accorde les choses les unes avec les autres en dehors de ma
volonté, qui fait correspondre un ressort du monde aux
chiffres et aux signes mathématiques que je combine dans
ma tête, qui attribue un sens aux mots que je prononce,
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qui ne sont pourtant l'image de rien en dehors d'eux, qui


ne sont que des éléments de l'ensemble de rapports en
mouvement constitué par ma langue, le français, partie
elle-même d'un autre ensemble composé par toutes les
langues de la terre passées, présentes et à venir, qu'on
appelle le langage, et qui est en perpétuelle transformation.
Je n'ai pas pu m'arrêter de parler. J'aurais dû, pour
mener ma révolte jusqu'au bout. Eh bien, non. Mais conti-
nuer c'est accepter. Accepter c'est se soumettre. Je marche,
je respire, en respectant les lois de la vie, je les observe sans
les avoir établies. Je ne peux rien contre elles, sinon leur
refuser mon adhésion et me tuer. Je parle, c'est pareil.
J'écoute, je confie au vocabulaire et à la syntaxe de ma
langue le soin de manifester en sujets, verbes, complé-
ments, en adverbes, propositions, conjonctions, ce que je
ressens et que je pourrais, sans doute, aussi bien traverser
sans rien dire, c'est ce que je fais aux moments où je me
réduis à ce qu'on appelle une vie végétative, qui est le
sommeil du langage dans un corps éveillé. Je nomme trans-
cendance ce qui me fait accomplir cet effort de communi-
cation, parce que j'y vois un appel à une existence plus
rude que l'indolence du repos. Plus passionnante, certes,
plus riche, parce qu'on ne donne jamais sans recevoir en
retour, mais aussi plus tourmentée, parce que les échanges
sont incertains.

Le langage m'apparaît comme transcendant parce qu'il


est un instrument de communication. Il ne réussit à l'être
qu'en se servant de ce qui peut s'élaborer, grâce à lui, de
commun entre ceux qui communiquent. En dehors de lui,
qu'y a-t-il en nous qui ne soit pas propre à chacun de nous ?
Rien. Dans la vie du corps, par exemple, même les fonc-
tions élémentaires ne sont pas identiques. Personne ne
respire comme son voisin. Il y a les poussifs et il y a les
champions de 400 mètres, de 1 500 mètres, de 5 000 mètres,
qui sont rares. L'amour porte les individus les uns vers les
autres, dans un élan très fort. Ils se rencontrent, ils s'appro-
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

chent, mais ensuite ils s'isolent à nouveau, n'ayant fait peut-


être que préparer la naissance d'un autre corps, qui sera lui-
même différent de ceux qui l'auront engendré. On arrive
cependant à provoquer des mouvements simultanés et
concordants par le dressage, dans l'armée, dans les travaux,
dans les cérémonies. Mais c'est justement à la suite d'exer-
cices destinés à faire venir l'ordre nécessaire, qui utilisent
largement le langage pour s'accomplir.
On dit ordinairement que cette part en nous qui nous est
commune avec d'autres est factice, par conséquent étran-
gère à nous, que ce que nous avons de précieux, c'est le
reste ce qui en nous ne ressemble à rien des autres, ce
qui nous fait sentir notre liberté par notre singularité.
Certes, mais c'est aussi ce qui nous rend obscurs, même à
nous-mêmes. Que faisons-nous de cette obscurité? Elle
agit en nous, elle nous pousse dans un sens, dans un autre,
mais finalement nous essayons de l'exprimer, comme pour
lui donner sa place, ses droits, ne pas la garder méconnue.
La voilà « civilisée » Le mouvement même du langage
l'amène peu à peu à devenir claire pour être communicable,
par conséquent à perdre son autonomie pour devenir une
qualité, un adjectif, un mot du vocabulaire. Tout doit
peut-être finir par être dit.
Ou bien subsiste-t-il toujours en chacun de nous une
obscurité irréductible, qui serait la force même de la vie en
nous? Qui en décidera? Pour quelles raisons? On n'en
viendra pas à bout avec de l'expérimentation, puisqu'il est
impossible de distinguer de l'extérieur ce qui, dans la cons-
cience, est authentique et ce qui est feint. Quand on expé-
rimente, on transforme. Et qui peut prétendre que l'écri-
ture automatique est une image fidèle de ce qui se passe
en nous? La capacité de mensonge propre à l'homme est
telle qu'elle réussit à brouiller les traces. L'obscurité d'un
texte résulte peut-être d'une impossibilité pour l'auteur de
s'exprimer autrement, mais peut être aussi d'une volonté
clandestine de chercher un abri derrière un rideau de
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

fumée, pour acquérir une apparence de personnalité? Lui-


même peut-être ne pourrait pas en répondre avec certitude.
J'aime la paix, je suis à l'aise lorsque je me sens comme
transparent, plutôt que si j'étais masqué, attirant les
regards, les soupçons, peut-être même aussi l'hostilité.
C'est ce qui me fait écrire, et précisément de la façon que
j'ai adoptée. Je suis heureux lorsque je parviens à ce qui
me paraît être de la clarté. Mais qui me dit qu'une fois
le livre achevé je ne retomberai pas dans une sorte de
pénombre qui commencera bientôt à s'épaissir et à devenir
lourde, peut-être insupportable? C'est là que le besoin
d'écrire revient peut-être. Il m'arrive aussi d'être gêné
par le bonheur d'être léger comme en plein jour, d'avoir
peur de m'y perdre.
Ces alternances, comment les mesurer, en saisir les arti-
culations ? Se réfugier dans le terme de dialectique? Mais
ce ne serait que pour dissimuler l'ignorance. Une descrip-
tion ne révèle pas le fonctionnement du mécanisme. On est
obligé de s'arrêter là, si on veut rester dans le domaine des
constatations capables d'assurer les bases d'un raisonne-
ment sur l'essentiel.

J'ai parié pour la communication, pour la clarté, pour


l'impersonnalité, parce que j'en vois la nécessité, et que
la solitude m'effraie. Je me souviens du moment où le choix
s'est produit. C'était dans les années qui ont suivi la
guerre. Je m'étais donné pour règle de mes pensées la
formule contraire c'est illogique, donc c'est vrai. En
même tempsje me disais « tu ne seras pas poète, il faut
trop s'écarter des autres ». Je venais sans doute de suivre
pendant trop longtemps le chemin de la révolte élémen-
taire, celle de l'enfant, la révolte personnelle, solitaire.
J'avais sans doute été trop loin dans cette voie, peut-être
plus loin que je n'en étais capable, me voyant bientôt
acculé au geste du fou, par fatigue, par exaspération, lors-
qu'on finit par se faire abattre sans avoir même su se ména-
ger une signification. Une sorte de point zéro de la liberté,
PETITE MÉTAPHYSIQUE DE LA PAROLE

qui a pu être aussi bien un commencement pour la


réflexion. L'histoire est venue me confirmer dans ma déci-
sion.
Non seulement la révolution russe était devenue exces-

sive, dictatoriale, policière, fière même de l'être, mais tout


poussait l'Occident vers une direction à la fois analogue et
contraire, à savoir la recherche de la démesure dans le
maniement des mots. J'y répugnais parce que la seule atti-
tude honnête me semblait être de payer comptant, à
l'exemple de ce qui s'était passé sur le front. J'interprétais
de même la fuite de Rimbaud, la vente des armes, comme
un désaveu de la gratuité. Il y a sûrement du vrai dans
cette réaction, même si elle est un peu trop paysanne pour
la civilisation d'aujourd'hui, qui est urbaine.

BRICE PARAIN

(A suivre.)
LES BONS APÔTRES

De ma vie, ai-je vu tant de neige à Saint-Léonat? Il y


en avait en quittant Vineuilles, sans doute, et sur les che-
mins de la vallée; puis sur le plateau, les bastions, les
glacis, autour des casernes, au pied des remparts c'est peu
commun. Maisjusque dans les rues de la ville! Toutes
blanches, les rues, et d'une neige amoncelée depuis des
jours. Si bien qu'arrivé à la place du Général-Chevert (tout
blanc aussi, le général, comme sa monture), j'ai laissé ma
deux-chevaux devant la pâtisserie de la Meuse. Après tout,
j'avais mes bottes, et l'hôpital n'est pas au bout du monde;
fût-ce en glissant ou pataugeant, et malgré mes deux
paquets, il m'a suffi d'un bon quart d'heure. Mais le
concierge, de sa loge
« L'heure de la visite est passée.
C'est que je viens de loin, Monsieur.
On dit toujours ça!
Je le dis, Monsieur.»
J'avais pris mon air « consulet, très consul, j'ai
demandé

« Est-ce que Mme Jeanne est encore dans la même


chambre ?

Quelle Mme Jeanne ?


Mme Jeanne Léon.
Rez-de-chaussée, à gauche, deuxième couloir, porte
cinq.
LES BONS APÔTRES

Je vous remercie, Monsieur.


»
Il a grogné
« Si chacun faisait comme vous.
Eh bien, chacun ferait son devoir, Monsieur.»
Une telle assurance, pour un homme gêné d'un rien dans
le courant des jours c'était drôle. J'en ai souri tout au
long du couloir, jusqu'à cette porte entrebâillée, cette dou-
zaine de lits, ce lit dans un coin, cette. bon Dieu! une
soutane. Un malheur? Je n'ose plus avancer. Pourtant je la
reconnais bien, dans ce lit, ma vieille Jeanne, et bien
vivante, qui m'a vu, qui me fait signe. Donc je m'appro-
che je l'entends
« Quand je vous le disais! C'est mon Monsieur.»
Et la soutane se retourne, une très belle soutane, avec
de belles mains blanches, une belle et noble figure, aux
yeux profonds, qui me jaugent.
« C'est Monseigneur, dit Jeanne. Monseigneur l'Evê-
que.
»
J'ai dit
« Bonjour, Monseigneur.
Bonjour, Monsieur. Monsieur Dussault?
En effet.

Votre gouvernante me parlait de vous, monsieur


Dussault.
»

Et Monseigneur m'a tendu quelques doigts, que j'ai dis-


crètement serrés.

« Je vous félicite, Monsieur, d'une personne qui vous soit


si attachée.
»

Puis, comme s'il m'eût désigné un exemple


« Une bonne chrétienne.
»
Là-dessus, Monseigneur s'est éloigné avec beaucoup
d'onction. Et la chrétienne, aussitôt
« Alors Il a fallu que vous veniez par ce temps, sur ces
routes du Maudit
Mais c'est le jour des Rois. Je ne pouvais pas te
laisser seule, voyons!
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Vous n'en ferez donc jamais qu'à votre tête!


J'ai soixante-deux ans, ma bonne.
Et moi, quatre-vingt-un, mais avec plus de raison que
vous.
»

Ce n'est pas difficile, je le reconnais volontiers, et, ce


que je lui dois, je le sais depuis longtemps.
« D'abord, je n'étais pas seule, vous avez vu!
J'ai vu. Un évêque, tu as de la chance!
Et pourquoi donc? Parce qu'un évêque et moi, ça
fait deux? Ça fait deux êtres de ce monde, pas plus. Et
celui-là ne me dit pas grand-chose. J'aime encore mieux
notre curé, que je n'aime pas tellement.
N'empêche que tu lui parlais, ma bonne.
Il faut bien parler.
Et que tu lui parlais de moi.
Il faut bien parler de quelqu'un.»
Ce ton rageur. On se croirait chez nous, et j'en profite
« Qu'est-ce que tu as pu lui raconter ?
Je ne me souviens plus.
Tu ne lui aurais pas demandé par exemple, par
hasard, de prier un peu, un tout petit peu, pour ton
quelqu'un ?
»
C'est l'explosion
« Allez-vous rester debout Planté là comme un long
pieu des champs Avec vos deux paquets Des paquets pour
qui ? Des paquets pour quelle manigance, Seigneur »
Peu de chose quelques fruits, une galette (c'est le jour
des Rois), un pot de confiture.
« Croyez-vous que je meure de faim? Mon Dieu! et
cette bricole, un foulard! On dirait que vous êtes trop
riche

Je le suis assez pour nous.


Et pour vous, le serez-vous assez longtemps, quand
je n'y serai plus?»»
On nous regarde; elles nous regardent, toutes ces vieilles
étendues dans leur lit. Et regardez de vos yeux près du
LES BONS APÔTRES

visiteur, c'est une vieille comme vous, Jeanne Léon qu'elle


se nomme, qui s'est cassé la jambe, mais qui a un bon
Monsieur (un peu drôle), puisqu'il est venu de loin, dans
la neige, sur les routes, par les vents, pour lui apporter
ces gâteries.
Le Monsieur s'est assis. Il a regardé à son tour cette
vieille figure jaune sur la blancheur de l'oreiller, ces rides,
ces pommettes saillantes, ces lèvres minces, ces yeux striés
de rouge, ces deux longs plis de misère qui s'accusent, du
nez au menton, quand il nous vient un peu de bonheur.
« Et ta jambe, ta pauvre jambe?
Elle fait ce qu'elle peut, ma jambe. Elle a mon âge.
Mais le médecin, qu'est-ce qu'il en dit?
Oh! les médecins!
Tu souffres ?

J'en ai vu d'autres.»
Elle souffre.

« Mais ne prenez donc pas cette mine d'enterrement Je


n'en ai plus que pour deux semaines, mettons trois. C'est
le médecin qui me l'a dit, puisque médecin il y a.
Et tu pourras marcher?
Vous voudriez que je danse?
Revenir à Vineuilles, rentrer à la maison?
Il faut bien. Qu'est-ce que vous feriez sans la
vieille »
?

Mais c'est la vieille à présent qui me dévisage, le soupçon


aux yeux, et l'inquiétude. Je devine elle se demande si je
me débrouille, si la maison est en ordre, si la fille du
facteur.

« Elle vient tous les jours, la fille du facteur?


Comme c'était convenu.

Et qu'est-ce qu'elle fait ?»


Une question après l'autre le ménage, la couture, la
lessive, les repas, les vêtements à brosser. ? Et la. Tête,
la jolie tête des fouilles, des Gaulois, des Romains, des
vieux temps est-ce qu'elle y touche?
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

« Mais non.

Et votre lit, elle sait le faire?


Bien sûr.
Peut-être aussi le défaire?
Jeanne »
J'ai crié « Jeanne », la rougeur au front, et, me sentant
rougir
« Tu es folle

C'est que je les connais, ces futées, et celle-là ne me


dit pas grand-chose.
Comme Monseigneur.»
Elle a ri de ses deux ou trois dents jaunâtres et, l'œil
malin

« En somme, Monsieur le Consul peut se passer de la


vieille à présent?
Comme la vieille de Monsieur le Consul », ai-je dit.
Elle a détourné les yeux. C'est le silence, la paix, déjà
un peu d'ombre autour de nous et, dans l'ombre, tant de
souvenirs qui affleurent de nos années. Repose, je suis là,
nous sommes ensemble comme jadis, quand tu veillais sur
un orphelin (et né d'un père « inconnu »). Je te retrouve
tu es jeune, une jeune femme, puis une jeune veuve, ce qui
fait que nous avons deux tombes, le dimanche, à saluer.
Tes jours sont durs jusqu'à la nuit; tu te plains, tu grognes,
tu souffres, tu me regardes, tu rêves. Mais à la veillée, me
regardant encore, c'est d'une voix jeune que tu murmures
« Dis donc, l'enfant. », et c'est doux. Tu es Jeanne, je
suis l'enfant, le petit, qu'il faut préserver parce qu'il est
seul et que peut-être, dans tes songes, il ira loin. Je suis
allé assez loin, et revenu en homme seul, à qui tu disais
vous, obstinément, mais dont tu as partagé l'abandon.
Elle se tient silencieuse, immobile, maigre visage obscur
que l'on croirait engagé dans la mort. Et j'ai peur
« Jeanne?
Oui.

Tu es fatiguée?
LES BONS APÔTRES

Non.

A quoi penses-tu?
Et vous?
Peut-être à la même chose.
Peut-être. »

De nouveau le silence. Il fut long. Soudain, de la pièce


voisine, une chanson de radio nous est parvenue, une ren-
gaine, une romance pleurnicheuse. Que s'est-il passé? Ces
vieilles femmes autour de nous, la chanson celle du
« temps des cerises elles l'ont reconnue. Elles se sou-
lèvent comme elles peuvent, elles s'y tendent, s'y balancent,
s'y retrouvent une voix éraillée la fredonne, une autre s'y
mêle, et de lit en lit, parce que cela vient des temps heureux,
des amours, de ce que l'on a connu de beau, ou rêvé.
Cependant,' c'est l'hôpital, la misère, la solitude, les vieux
corps infirmes dans la pénombre, les bouches édentées qui
furent le plaisir des amants, et toi, les yeux gros, et moi
dans la dérision de mes jours.
Tu as murmuré

« Il est tard allez-vous-en.


Mais.

Il n'y a pas de mais. Je ne veux pas que vous vous


cassiez le nez sur les routes.
»

Et comme j'hésitais encore


« Ce serait dommage. Un nez de Consul »
Le Consul s'est levé et, se penchant, a frôlé le creux de
ces joues. Elle ne m'a pas embrassé; elle a simplement
claqué du bec, comme ça, dans le vide, comme il convient
à l'égard d'un Monsieur.
Il y a eu autre chose. J'allais partir, j'étais au seuil de
la chambre, quand, tout à coup, une voix, je l'ai entendue,
une voix ou une plainte, qui disait « Mon enfant.Je
me suis retourné

« Tu m'appelles ?
Moi? mais non.
Tu n'as rien dit?
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais rien du tout »

J'ai interrogé des yeux, d'un lit à l'autre, ses compagnes.


Partout le silence. Personne, je ne pouvais en douter,
personne n'avait entendu la voix. Je suis parti.

Le vent sur la ville, le vent dans les rues enneigées. Cela


souffle des remparts, cela gronde sous les porches et dans
les cours. Des murs, des couvents, des séminaires; de loin
en loin, dans l'ombre, une lueur. Et quand on débouche sur
le parvis de la cathédrale, c'est un vent déchaîné qui vous
assomme; on se courbe, on va en aveugle, on recule, on
patauge, on se heurte aux angles de l'édifice où l'on
pénètre enfin. Respirons.
Tout est calme sous les voûtes, et silencieux. C'est
d'abord la pénombre, mais plus loin, très loin, le faible
rayonnement du choeur. On avance les pas résonnent dans
l'étendue d'un désert. Ce monde hors du monde, un enfant
l'a connu autrefois, collégien exilé de son village et malheu-
reux, mais avec tant de jours et de jours à vivre, qui lui
gonflaient la gorge. Tant de jours passés à présent! Et qui
revient ce soir ? Quel est cet homme déconcerté par le bruit
de ses pas, ou le silence, la hauteur des voûtes, le sommeil
de ces murs, le Dieu disparu? Tout semble mort. Qu'attend
ce peuple de chaises vides? Que demande cette longue
silhouette bottée, en ciré sombre, toque de fourrure à la
main, qui est venue s'asseoir, puis qui s'agenouille sur un
prie-Dieu, au premier rang, face à la clôture du chœur?
Mais c'est le Consul, voyons! M. Alex-Julien Dussault,
LES BONS APÔTRES

qui a représenté la France un peu partout, en bon fils de


la Meuse, qui fut marié comme beaucoup d'autres, et
délaissé comme quelques-uns, qui a retrouvé son village,
acheté une maison, pris une gouvernante, fait des fouilles
au mont Mercure, exhumé des vestiges gallo-romains, des
amphores, des clous, une jolie tête de marbre (une tête
d'adolescente), adressé des comptes rendus aux Sociétés
archéologiques de Verdun et de Besançon enfin quoi?
un homme qui essaye d'employer le temps, le peu de temps
qui lui reste à vivre. Et, mon Dieu, si elle revient, la pauvre
Jeanne, si elle revient avec sa jambe.
« Mon Dieu» quel Dieu ? On en a beaucoup parlé,
jadis. « Ta mère est auprès du bon Dieu disait Jeanne.
C'était quelque chose, et qu'elle avait bien mérité, la fille
mère, la fille de ménage engrossée par le seigneur du lieu,
baron de Mécrun, conseiller d'arrondissement et qui s'y
connaissait pour arrondir, eh! c'est un joli mot, un de ces
mots dont un gamin, un bâtard, ne comprenait pas la saveur.
Que voulez-vous? Quand les autres gamins vous ont baptisé
« le petit baron» (assez !) et d'aucuns disaient « le petit
marquis(assez, bon Dieu, assez !) quand la fille mère
(sans doute par reconnaissance) vous a donné le prénom
du géniteur, une partie du moins le baron se prénommant
Alexis, et le bâtard, plus discrètement, Alex mais Jeanne
l'a toujours appelé Julien, ou le petit, ou l'enfant. Et
l'enfant, si d'aventure il rencontrait le baron, quelle frousse
A vous vider les entrailles. M. de Mécrun joignait à la
prestance une bonhomie sans défaut « Eh bien, mon gar-
çon, ça va?-Oui, Monsieur(jamais l'enfant n'a pu dire
« Monsieur le Baron ~). « Et l'école, ça va? Oui, Mon-
sieur. Et ta pauvre maman, tu y penses ? Il faut y penser.
Je ne l'ai pas oubliée, moi. Et tu t'en rendras compte un
jour, petit.» De fait, si M. de Mécrun, en mourant, devait
léguer à de bonnes oeuvres, en homme de bien, sa fortune
et son château, c'est pourtant grâce aux paternelles atten-
tions que le bâtard a pu obtenir une bourse, entrer au
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

collège, puis aux grandes écoles, donc devenir consul, avant


d'exhumer un marbre gallo-romain (plutôt romain) et
d'apporter à Jeanne Léon, sa gouvernante, un jour de vent
neigeux, la galette des Rois. 0 Jeanne, Dieu veuille que
tu reviennes bientôt ton vieil enfant en a besoin.
Quel Dieu ? Cette église est une immense solitude. Regar-
dez l'autel, les ornements dorés, les statues peintes, les
vitraux aveugles sous les voûtes, c'est la tombe la plus
haute elle est vide. Vide, le siège épiscopal. Trône béant
Monseigneur a sans doute emporté son Dieu pour son
usage personnel. Et les Rois? Ils ne sont pas venus. Et
l'Enfant? On ne distingue, avec beaucoup d'application,
qu'un Dieu mort. On peut appeler, crier, supplier, c'est une
rengaine dans la tombe, le <: temps des cerisesàla mesure
d'une cathédrale. Debout, dehors, ailleurs, consul Dussault,
Alex, Julien, baron, marquis et autres personnages consu-
laires.

Don Quichotte, par exemple, comme on avait surnommé


le Consul dans un comptoir des Indes, peut-être à cause de
son long corps dégingandé, de sa longue figure aux yeux
pâles, de sa mine de veuf avant la lettre, ou de mari bafoué
(lettre reçue), et des moulins sans doute qui lui tournaient
dans le cerveau. Tournent les moulins, le vent souffle ce
soir, le vent d'Est, le vent des frontières, comme on dit à
Saint-Léonat-sur-Meuse. Et cet homme, voyez-le donc,
battu des vents, battant des ailes, sans toutefois parvenir
à s'envoler.

Mais moins sombres, les rues celle du Chapitre, du Pré-


sident-Poincaré, des Sœurs de la Providence, et voici, au
milieu de la place, la statue du général Chevert, qu'au-
réolent quatre ou cinq ampoules de couleur; l'auto devant
la pâtisserie (laissons-la pour l'instant) le vieux collège
Lavoisier (une prison), le carrefour de Verdun, enfin, à
gauche, l'hôtel de l'Etoile et de la Meuse. Mais fermé
l'hôtel! Plus d'Etoile; quant à la Meuse, elle dort dans la
profondeur de ses vallées. Incroyable! Un dimanche! Où
LES BONS APÔTRES

va loger le Consul? Il piétine dans la neige, frappe à la


porte, heurte aux carreaux ouvrez à un pauvre Consul!
Et quand la porte s'entrebâille, le patron, qui a reconnu
son client

« C'est vous, monsieur Dussault? Mais l'hôtel est fermé.


Le jour des Rois?
Comme chaque dimanche, jusqu'au lundi matin.
Diable Mais alors.
»

Quelle figure! A vous fendre le coeur. Et l'on a bon


cœur dans la Meuse. Allons, M. Dussault aura sa chambre.
« Sur la cour?
Mais oui.
Et le dîner ?
»

Ça, c'est une autre histoire. Il faut chercher ailleurs.


Où? Eh bien, par exemple. mais oui, place Jeanne-d'Arc,
c'est à cinq minutes, au restaurant des Bons Apôtres.
Cuisine soignée, noces et banquets, et le décor est plaisant.
« A tout à l'heure »

Le Consul a repris sa marche, vent debout, tête baissée


à chaque pas un effort, mais on avance. On tourne à
gauche, on n'y voit rien, on est dans l'obscurité du monde
et vlan! un choc. Puis une voix douce, doucereuse
« Excusez-moi, je ne vous avais pas vu.»
Qu'est-ce que ce gros petit bonhomme noir qui vient de
le heurter du bedon ? Sapristi, un curé, face de pleine lune
et souriante

« C'est qu'on n'y voit pas grand-chose.»


Et de sourire toujours, planté là comme un champignon
devant un pin, un gros champignon rondouillard et gras-
souillet, qui se présente
« Chanoine Genou.
Dussault.
Plaît-il?

Consul Alex-Julien du Sault de Vineuilles.


Monsieur.
Monsieur.
»
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Chacun s'est incliné; chacun poursuit sa route. Cinq


minutes, avait dit le patron voilà plus d'un quart d'heure
que l'on cherche et l'on n'a trouvé qu'un chanoine. Où
sont « Les Bons Apôtres à la fin?. Une église! Ce ne
peut être que l'église Saint-Nicolas. Une statue devant
l'église? Celle de Jeanne d'Arc. On s'y retrouve. Au fond,
à gauche, c'est la rue de Varenne-en-Argonne (les rois
s'en vont). Mais le restaurant ?. Ah une lumière, ici, dans
le coin, une lumière rose. Dieu que c'est bon, la lumière!
Doucement, Consul, attention, le trottoir, doucement, suffit
d'une jambe cassée. La pauvre Jeanne à l'hôpital. Le vent
qui hurle dans les cours. Une enseigne qui grince. Voici
« Les Bons Apôtres

Ils sont dix-neuf, les Apôtres, et leur table est si longue


qu'elle occupe tout un flanc de la pièce. Au-dessus d'eux,
fixée au rouge sombre de la tenture, une tête de sanglier.
Et l'on mange, on trinque, on boit, on s'apostrophe, on rit,
on gueule c'est à vous rendre fou.
A peine entré, je ne songeais qu'à fuir; mais la patronne
« Oh Monsieur, venez donc, vous serez très bien, ici, à
cette petite table, entre le paravent et le rideau de la
fenêtre. Nous l'appelons la table des amoureux. Façon de
parler, puisque vous êtes seul. Et bien chaud que vous
aurez, Monsieur, plus chaud que dehors, n'est-ce pas ? Quel
vent! Voici le menu. Rose? Rose, viens prendre la com-
mande de Monsieur. Vous êtes bien, Monsieur?
Je vous remercie.
LES BONS APÔTRES

Quand je vous le disais! Vous serez encore mieux


tout à l'heure, vous allez voir.
»
J'entends surtout, et c'est au-dessus de mes forces, c'est
à crier non et non A moins de. comme dans mon
enfance le pain, un peu de mie, une boule, deux boules,
que l'on enfonce dans les oreilles. Et maintenant? Bravo;
il ne vous parvient plus qu'une rumeur, juste de quoi vous
assurer que vous n'êtes pas sourd.
Le plus drôle, c'est que l'on y voit mieux, qu'on voit
enfin ces gens, qu'on les découvre tels qu'ils sont dans leur
nature. Mais oui, leurs paroles donnaient le change;
étouffés les mots, restent les visages, les yeux, ce qui est
au fond des yeux la ruse, l'envie, le remords, l'abandon,
l'espoir, la peur, l'appel. Et ces groupes qui se composent
un instant, voyez, comme dans un tableau ce grand
monsieur qui raconte, et vers qui ses voisins se penchent
d'autant plus, se courbent, qu'ils sont plus éloignés du
conteur si bien que de leur disposition, c'est un esprit
qui se dégage. Tout prend un sens, même les choses dans
leur immobilité cette soucoupe, cette corbeille de pain, ce
bocal de cornichons, ce. jusqu'à ces longues bouteilles de
vin d'Alsace au col d'argent. Presque immobile, la servante,
inclinée, qui offre à l'un des compagnons un plat de chou-
croute que c'est gracieux! Et cet autre, que peut-il deman-
der ? Du pain? Le pain est au bout de la table, et la table
est longue, mais chacun fait passer la corbeille prenez le
bon pain des hommes et, le bon vin d'Alsace, buvez-le.
Je bois avec vous.
« Pardon?
»

Rose. Je ne l'avais pas vue. Etje l'entends mal. L'oreille


qu'il faut délivrer de sa boule, mine de rien, mine ailleurs.
« Pardon?

Je demandais à Monsieur le pintadeau?


Le pintadeau? Excellent, le pintadeau, merci.»
Un peu dur autant qu'il m'en souvienne, mais vraiment
de chez nous.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

« Monsieur prendra autre chose?


C'est que j'ai déjà beaucoup mangé. Dites-moi donc,
Mademoiselle, ces messieurs, là, ces messieurs du banquet,
ce qu'ils mangent, c'est bien de la choucroute?
Monsieur en désire?

Oh! ce n'est pas que j'aie grand-faim. Mais un peu


de choucroute.

Ça ne fait de mal à personne.


Mais très peu. Une ou deux saucisses.
Avec du saucisson de Morteau?
De Morteau

Et un peu de jambon fumé?


Un tout petit peu. Mais rien de plus.o
De quoi me donner une indigestion.
« Et comme vin, une autre demi-beaujolais?o
Comment! La première est donc vide? Je ne m'en suis
pas aperçu.
« Mon Dieu.

Vous ne l'aimez pas, notre beaujolais? C'est le vin


du patron.
Le patron a bon goût. C'est un vin, un vin.
Ça se boit comme du petit-lait.
Exactement.
»

C'est-à-dire. le petit-lait, j'en ai horreur; et je bois peu,


très peu, par crainte des brûlures. Mais ça change les
idées.

« Merci, Rose. »
et puis c'est le jour des Rois. Allons la mie de pain
dans l'oreille et tout reprend.

Où sont les Rois? Drôles de Rois, ces gens du banquet.


Venus d'où, de quelle société, amicale ou confrérie? De
quels magasins, bureaux, études, chantiers ou vieilles
demeures? N'importe, ces Messieurs se sont rassemblés
pour un soir. A quelle instigation? Cet homme vers qui
se penchaient les convives, ce gros homme dont le chandail
LES BONS APÔTRES

blanc laisse dépasser une collerette non moins rouge que la


tenture c'est en tout cas le meneur de jeu. Il me tourne
le dos, mais, comme il interpelle chacun de ses voisins,
puis la servante, le patron, et se tord, se trémousse sa
figure aussi, je peux l'apercevoir, cette grosse figure
vineuse, ce nez épaté, ce pinceau de moustache au-dessus
des grosses lèvres en ventouse, ces yeux aigus et malins
comme charbon qui pétille malin comme un diable, c'est
le mot, et qui fait le bon Diable, le bon enfant, le plaisant
compère, le meilleur homme du monde! Je n'aime pas cet
homme.

Cette femme non plus, devant lui (la seule du dîner)


mince visage en triangle, poudre au museau, bleu des
paupières, boutonnée jusqu'au menton, appliquée dans sa
décence, contenue dans sa chaleur. Ce genre de femme, en
quelque lieu que m'ait porté ma vie, j'en ai toujours vu
un exemplaire. Je les nomme les petites-Dames-putains.
Et depuis longtemps! Depuis le jour où, quittant le collège,
j'ai voulu remercier Mlle de Beaulieu, qui maintes fois, le
dimanche, m'avait accueilli. Elle n'était pas là; je l'ai
attendue au salon; dans le salon se trouvait une petite
Dame, qui l'attendait aussi. Par contenance, j'ai ouvert un
bouquin. « Vous aimez la lecture? Je. Et qu'est-ce
que vous lisez donc?Elle s'approche, s'assied près de
moi « Oh des vers Vous aimez la poésie se penche
« Lamartine! Comme vous êtesjeune! », se penche encore
(je résume), et soudain un malaise elle étouffe, défaille,
mon Dieu, elle va tomber, « Madame Madame elle ne
peut répondre, elle m'a pris la main, la presse, la porte à
son cou, murmure, les yeux mourants, que c'est le cceur,
son pauvre coeur, tenez, qui bat trop fort, et, de sa main
crispée, elle conduit, elle enfonce la mienne « Vous sen-
tez ?Je n'ai senti qu'une molle tiédeur qui me retenait
dans son impure palpitation. Je l'ai sentie jusqu'à la nau-
sée. J'étais jeune.
Presque aussi jeune que ce garçon, à la gauche de la
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

petite-Dame-putain. Je doute qu'il s'amuse; il rêve, indif-


férent aux grâces de sa voisine, buvant peu, impatient de
ce long diner, l'esprit à ces jeunes amours, peut-être, que
je n'aurai pas connues.
Les autres? Des gras et des maigres, des courts et des
longs. A l'un des angles, une énorme figure plantureuse et
béatement immobile. Non moins immobile au coin opposé,
ce vieux, très vieux et silencieux monsieur lugubre. Je les
regarde l'un après l'autre; je les ai vus tous sinon l'un,
un seul, dont je devine la présence (de l'autre côté de la
Dame-putain), mais que le Diable me dissimule. Est-ce lui
qui préside au banquet? Est-il jeune ou vieux? Et si per-
sonne ne se tourne vers lui, pas même le Museau enfariné,
est-ce par déférence?. Reprenons le gracieux Museau, le
garçon rêveur, le Diable farceur, aux deux extrémités les
deux figures de gargouille, et celui-ci, et chacun, bien, mais
l'autre, queje ne puis voir, l'Inconnu?. J'en ai les yeux
fatigués. Tout se confond, tout se disperse; ce ne sont que
pantins qui gesticulent ou se figent dans une sourde rumeur.
Buvons.
« Comment?
»

La patronne! (L'oreille, la mie de pain.)


« Madame, vous disiez ?
»
Elle sourit

« On ne s'y entend pas beaucoup. Vous prendrez bien


de la galette, Monsieur ? La galette des Rois »
Oui, je prendrai ce qui me revient des Rois et de leur
galette, ce qu'un homme, ce qu'un assez pauvre homme.
« Et une autre demi-beaujolais?»
Le petit-lait (ça rime)
« Une simple goutte, Madame.»
La mie de pain, l'oreille. Et à présent.

Où donc ai-je entendu cette rumeur, ou plutôt ce silence


dans une rumeur? Ce fut de loin en loin dans mes jours
d'extrême dénuement. Ce fut, la première fois, après l'école,
LES BONS APÔTRES

quand ils m'ont pourchassé au long de la côte « Marquis,


Marquis, petit bâtard et que, me réfugiant dans une
masure à l'abandon, j'y suis resté jusqu'au milieu de la
nuit; je ne voyais rien, ne sentais rien c'était au-delà de
tout, et j'ai perçu la rumeur, mais tout au fond ce silence
prodigieux, comme si la vie et la mort, se mêlant, m'eussent
convié à des terres sans nom ni fin. Trente-sept ans plus
tard, en pays étranger, j'étais assis dans le jardin de notre
demeure, une lettre sur les genoux, quelques lignes que
m'avait laissées ma femme, quelques mots où je pouvais
apprendre que j'étais seul, qu'elle ne m'avait jamais aimé,
qu'elle en aimait un autre, et qu'elle allait le suivre. C'était
l'ombre. Le Consul est resté là quelque temps. Il se peut
qu'il se fût douté de la chose; mais ces choses, quand elles
surviennent, ont une saveur inattendue. Il l'a goûtée jusqu'à
l'effondrement. Et ce fut la nuit, mais peu à peu, dans la
nuit, cette sorte de rumeur de très loin venue, et dans la
rumeur ce silence, cet effacement du monde, ce nouveau
monde innommé où l'on respire à peine, où l'on est nu,
démuni comme au premier ou au dernier jour, où il semble
que sous une seule figure viennent de se joindre la déré-
liction et la Grâce.

Tu rêves, Consul! Que non; je m'écoute, je me sou-


viens. Souvenirs heureux! Et j'en ai d'autres.
Par exemple? Eh bien supposons qu'un homme ait vu
sa femme le quitter. Nous le supposons. Que, neuf
ans plus tard, ailleurs (traversant Salonique), il la re-
trouve. Admettons. Qu'elle lui apprenne qu'elle a
épousé l'autre, qu'elle est heureuse, qu'elle a un enfant.
Pourquoi pas? Qu'il lui demande l'âge de cet enfant,
qu'elle réponde d'un air de défi ~Bientôt neuf ans ».
Tiens! Tiens. Elle s'y était prise de bonne
heure? Peut-être avant? A moins que. A moins.
Il ne l'a jamais revue? Jamais. Et l'enfant, l'a-t-il
rencontré? Jamais. C'était une fille.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais qu'est-ce qui se passe? Chacun se retourne.


Quel est ce cortège? Le patron d'abord, puis deux enfants
qui soutiennent un brancard, la patronne enfin. C'est la
galette qui s'avance, la galette des Rois, ornée du gui-l'an
neuf, et couronnée d'or. Un triomphe! Elle a fait le tour
de la table; on l'a posée au milieu, partagée d'un couteau
d'argent, distribuée entre les convives.
Ah! cette fois, mes deux oreilles, je les débouche, je
veux entendre. On s'est tu, on se recueille dans le pieux
grignotement des morceaux. Soudain quelle explosion Le
Diable a la fève! Applaudissez, convives! Et cependant
que la Dame-putain dépose sur les cheveux crépus et la
face vineuse la couronne de carton doré, debout, gens du
banquet Que chacun, soulevant son verre, salue le Roi de
ce monde! C'est le Diable, je le savais bien, je le sais, je
le sens à cette odeur de soufre, je le reconnais à ses contor-
sions, ses trémoussements, ses glapissements, ses hurle-
ments. Je le vois grandir, grandir, dépasser les menus
Apôtres et pour un peu rejoindre, sur la lueur rougeâtre
de la tenture, l'énorme tête de sanglier.
Un seul c'est curieux un seul ne s'est pas levé,
l'inconnu, celui que je n'ai pu voir encore, mais qui sou-
dain, un instant, dans une trouée furtive. Dieu! je suis
fou. Ce visage, ce n'était pas un visage humain, c'était une
sorte de longue figure sans joues, sans nez, sans bouche,
ou presque pas, mais les yeux, oh! les yeux lointains,
tristes, cependant doux, d'une telle douceur, comme s'il en
avait tant vu, tant vu pour chacun, pour les vieilles des
hôpitaux, pour lui, pour moi qui perds la raison à force
de beaujolais, de petit-lait, ivrogne, vieux fou, Consul,
marquis, bâtard.
« L'addition!
»

Et ça gueule, ça chante! Mais c'est le vide; comprenez-


vous, le vide, le néant, le rien.
« L'addition L'addition »

C'est aussi vide que la cathédrale.


LES BONS APÔTRES

<'

Plus de vent. Tout repose, murs et demeures, dans la


nuit sans âge. On vacille entre des tombes, on traîne la
jambe au long des murs toujours des murs, et de mur
en mur on débouche sur le général Chevert, dont l'auréole
s'est éteinte et qui chevauche, immobile, dans le silence.
Général, prenez en croupe un pauvre Consul; emportez-le
loin des hideurs de la terre; ce n'est pas un conquérant,
c'est un homme dans son destin d'homme seul, et qui, de
plus en plus seul, a cheminé au long des jours. Direz-vous
qu'il a un peu trop bu? Pas tellement, Général. Ce n'est
pas le vin, c'est la fatigue, l'abandon, les maudits Apôtres.
Mais déjà, voyez, cela va mieux il se redresse, il continue
et, quand il parvient au rempart, c'est un homme qui se
retrouve.

Son pays, il le retrouve. 0 pays L'air est pur. Dorment


les gens dans leur prison Monseigneur l'évêque aux mains
blanches, Genou le chanoine, les maudits apôtres, et tous,
chacun avec son dieu ou son diable particuliers. Dieu,
Celui qui n'a pas de face ni de nom, Celui que l'on perçoit
à la pointe de la solitude et du silence, qu'il vienne enfin,
ce Dieu! La nuit s'est vaguement éclairée; partout le
calme, mais au fond du ciel il se passe quelque chose c'est
une lueur qui trouble l'ombre, qui la perce, la déchire
et soudain, sur l'immense étendue de neige jusqu'à la
Meuse, devant nous, inclinée vers nous, ô Lune, c'est toi.
Tout sort de l'ombre les hameaux, les fermes dans la
vallée, les bois, les routes, les chemins perdus, et la Meuse,
notre fleuve, tout s'éveille.
Eveillez-vous, choses de la nuit un homme se penche
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et vous regarde. Mais c'est long! Qu'est-ce qu'il attend,


ce vieil homme? Il attend d'être jeune, ou de rejoindre sa
mère l'un ou l'autre, ça lui est égal. Et la mère, peut-on
dire qu'il l'ait connue ? Cependant il ne l'a pas oubliée s'il
la rejoint, si un mort peut parler à des restes de mort
« Ce que je fus, dira-t-il, je te le dois. Ton seul nom, ton
nom de fille mère, je l'ai assumé, je l'ai porté partout,
dans les écoles, les fonctions, les pays, le mariage, les nou-
veaux pays, la retraite, les fouilles au mont Mercure, les
bulletins de la société archéologique de Verdun, et de
Besançon.
»
Général, Général Chevert, prenez aussi en croupe Marie
Dussault elle l'a bien mérité. Par la même occasion,
prenez Jeanne, la vieille gouvernante. Et en avant sur le
chemin de ronde. Tout est net; tout scintille dans la nuit
sans fin, et nous juge.
C'est comme autrefois, à la veillée, quand la veuve Léon
regardait l'enfant, rêveuse, et que soudain, tombée de la
lune « Dis donc, l'enfant!» Les beaux yeux que c'étaient,
et sa voix douce. Il y eut même un soir où il la surprit à
fredonner rougissant aussitôt, bien sûr, et disant
« C'est une chanson, une bêtise qu'on chantait autrefois,
toutes les deux, ta maman et moi, quand on était des petites
filles, et qu'on avait chantée bien avant nous. Quelle
chanson? Mais rien.» Et il a fallu beaucoup la supplier,
pour entendre

Au trot, au galop,
Sur mon cheval, sur ton chevau
Pie.

C'était tout. Mais la chanson est allée loin.

Au trot, au galop, où va le Consul dans la pâleur de la


nuit? Il traverse l'Océan; dans une chambre il est entré;
près d'une femme il s'est couché. Le Consul? Un
Consul ne peut-il avoir des amours ? Ce corps féminin à son
côté, ces traits gracieux, ce sourire ambigu, ces douces
LES BONS APÔTRES

épaules de blonde, et le reste qui l'attend c'est sa femme.


Ce sont deux époux au seuil de la nuit, ce que l'on n'ose,
ce qui vient, ce que devance un cœur nu. Et le cœur s'offre,
se raconte, tel qu'il fut dans ses jours, à la veillée par
exemple où Jeanne fredonnait la chanson du « chevau
pie ». Il la fredonne à sa façon. Qu'il est sot, n'est-ce pas?
Mais non puisqu'on l'écoute, que le sourire s'accuse,
qu'une main s'est posée sur la sienne, qu'un corps a perdu
sa nonchalance et c'est l'amour, la joie aux yeux fermés
qui monte, le murmure, la plainte (elle a gémi !), l'étrange
miracle des hommes. Retombé, qu'il ouvre les yeux, dans
le silence, sur la langueur du beau visage ce signe brun
sur la tempe, cette sorte de petite meurtrissure qu'il n'ai-
mait pas d'abord, qui lui est devenue précieuse, qui donne
un sens, un nom privé à la chère figure il la retrouve.
C'était bon. Il y eut d'autres nuits.
C'est loin, ce n'est plus. Mais cette nuit présente, que
d'étoiles! On les interroge, on va, on songe. Quelle heure?
Dix heures. Il serait temps de gagner l'hôtel (l'hôtel de
l'Etoile et de la Meuse). Le chemin tourne. Où est-on? Des
bâtiments sans fin collèges, pensions, séminaires sous la
lune, les tours de la cathédrale. Ici, une longue maison aux
volets clos peut-être un couvent? Dormez, bonnes Sœurs,
saintes filles recluses. Mais c'est qu'elles ne dorment pas,
les Sœurs Ecoutez donc on dirait des chuchotements,
des soupirs, une voix étouffée. tout à coup
« Mon enfant!
»

Appel ou plainte, comme à l'hôpital, mais cette fois


dehors, en pleine rue, en pleine ville, ça ne peut être une
illusion! Et c'est encore plus étrange, c'en est presque
douloureux, car enfin tout dort, on est seul à veiller, à
marcher et pris d'angoisse on continue, on ne découvre
que des ruelles vides, des places vides, des maisons éteintes.
Sauf, là, dans l'entrebâillement de ce porche, au fond de
la cour, cette vieille demeure d'où s'échappe une musique
de clavecin, cette maison que l'on a reconnue, où Mlle de
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Beaulieu accueillait jadis un enfant, le collégien Dussault.


Mademoiselle de Beaulieu, mademoiselle Cécile, enten-
dez-vous ? On cogne et cogne du heurtoir. Ouvrez, pour
l'amour de Dieu, à ce vieil enfant Consul.

Une illusion, cette voix? Je veux bien. Et puis? Il me


semble que je l'ai toujours entendue ou cherchée celle
d'une morte, celle d'unejeune veuve; et, chaque dimanche,
chez Mlle de Beaulieu, ici, dans le grand salon, n'était-ce
pas encore cette voix, ne fût-elle qu'un murmure, qui me
parvenait de loin? Et tout à l'heure, si je me suis trouvé
devant cette porte, est-ce le hasard? Si j'ai frappé, est-ce
d'égarement ?
« C'est vous »

Surprise, la nièce (dame! un an que je n'étais venu


et vient-on à pareille heure !) mais la tante, beaucoup
moins, comme si elle avait deviné aussitôt, et mieux que
moi, les raisons de ma présence. Tandis que je lui racon-
tais ma journée, l'hôpital, l'hôtel et ma déconvenue, le dîner
(rapidement), le chemin de ronde c'était un peu comme
autrefois, quand un collégien lui parlait de ses lectures, de
ses professeurs, de ses compositions, qu'elle semblait lui
demander des yeux « Est-ce tout?», et que, non, ce
n'était pas tout, puisqu'il y avait Jeanne à Vineuilles, une
morte aussi. Mais du baron de Mécrun mon « père », son
cousin, dont elle essayait de réparer la négligence, nous
n'avons jamais parlé.
Ainsi l'ai-je vue m'écouter ce soir, me suivre du chemin
LES BONS APÔTRES

de ronde à travers les rues éteintes, jusqu'à la seule maison


éclairée, « la maison de Mlle de Beaulieu, quelle chance »
Et je me suis tu. Mais du regard, elle m'interrogeait
encore. Que répondre?
« J'ai perçu des sons de clavecin.
C'était Yvonne.

Yvonne joue du clavecin!


Pourquoi n'en jouerait-elle pas?o
Sans doute. Mais alors elle allait mieux. Un bon signe,
le clavecin. Et ces joues plus rondes, ces yeux moins farou-
ches, cette jolie robe. Eh! l'on a vingt-deux ans. Cinq ans
déjà depuis l'Algérie.
« Que prendrez-vous, Dussault?
Mais rien. Ou peut-être.
C'est cela, du tilleul. Petite, fais-nous donc un bon
tilleul.

Bien, ma tante.
»
Yvonne s'est éloignée. Et nous voici vraiment comme
autrefois, quand.
« Que me disiez-vous, Dussault ? »
quand elle avait trente ou trente-cinq ans, mais déjà un
air de vieille fille, et très consciente de son destin, résolue,
calme, soucieuse du rôle et du nom, sans vanité, non tou-
jours sans distance, avec des pointes de malice et la pure
qualité du cœur.
« Eh bien, monsieur le Consul?»
»
J'entends; cela veut dire « Est-ce tout? ». Et tout,
la voix dans la chambre d'hôpital, la voix dans le désert
de la rue, je lui ai tout raconté (sauf les Apôtres).
« Eh bien, mademoiselle Cécile, que pensez-vous du
Consul?
»
Mademoiselle Cécile semble rêveuse.

« Que c'est un vieux fou? Un vieil enfant?»


Mademoiselle Cécile me regarde.
« Un enfant que j'ai connu, Alex.
Julien,je vous prie.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Julien, orgueilleux!
Fils de Marie Dussault, Mademoiselle. J'ai mon arbre
généalogique, je pense. Et la voix.
Taisez-vous. Vous n'êtes pas le seul.
Mais.

La petite, Yvonne, à dix-sept ans violée, une gamine,


ses parents égorgés devant ses yeux, les horreurs! Enfin,
Dussault, oui ou non, l'avez-vous vue quand elle s'est
réfugiée chez moi ? »
Je l'ai vue. Ces horreurs, ou d'autres, c'est comme si je
les avais vues. Je voudrais rejoindre maman. J'ai dit
« Je vous demande pardon.»
Et la chère femme

« Un bon Julien, le Consul.


Un pauvre bougre, Mademoiselle. x-
Yvonne est entrée, avec le tilleul qu'elle a servi
« Un sucre, deux?
S'il vous plaît.
Deux?»
»

Tout ce qu'elle voudra, étant donné que le tilleul, au


fond, j'aimerais mieux m'en passer. Mais c'est chaud, cela
réchauffe de la nuit et de la solitude. On est bien; j'ai
retrouvé le fauteuil de mes dimanches, et devant moi, sur
le canapé de velours, ma vieille amie, cependant qu'Yvonne,
appuyée au clavecin, songeuse, semble écouter des pas dans
la rue: Je regarde, je reconnais; rien n'a changé; les jours,
le temps, ne furent que mots. Mlle de Beaulieu va-t-elle
encore me questionner sur mes livres ? « Comment Vous
lisez Pascal? Mais c'est très bien, mon enfant. x- Et voici
la pendule Louis XVI, les rideaux bleus, le guéridon, le.
tiens le petit Corot, près de la cheminée, je ne le vois plus.
« Vous n'avez plus votre Corot?
Non.

Quel dommage Vous l'aimiez bien pourtant. Et votre


frère, le docteur, vous rappelez-vous comme il l'aimait?
Mon frère est mort. D'autres vivent.
»

Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria


maia
LES BONS APÔTRES

Une voix sèche, blessée, je le sens, et je souffre de sa


blessure, j'en ai honte. Il faut vivre, et de l'argent pour
vivre, et plus encore quand on est deux. Le nom ne suffit
pas, ni la vieille demeure du nom. Je sais; j'en ai connu,
de ces vieux hôtels au fond de leur cour le passant
s'attendrit « Que c'est beau » c'est un reste de nom
qui se cache et mesure ce qui lui reste à vendre pour sub-
sister. Et l'on vend. Où avais-je les yeux? Tout a changé,
même ces rideaux dont je vois l'usure, ces fauteuils, ce
velours déteint, et devant moi ces épaules qui se courbent,
ce long visage qui se creuse, ces yeux qui s'enfoncent, ce
nez en saillie qui se pince, ce maigre corps qui se rassemble
à la fois et s'effeuille. Que non, le temps ne fut pas un
mot; nous avons vécu. Mais jeune, là, près du clavecin,
cette jeune demoiselle échappée aux horreurs, et qui songe,
je la regarde qu'elle vive à son tour et pour nous, qui
n'avons pas d'enfants, qui n'attendons que la mort.
« Petite
Ma tante?

Va donc nous chercher un peu d'eau chaude. Ce


tilleul est trop fort.
Bien, ma tante.
»
Elle a disparu (elle a compris, sans doute). Et Mlle de
Beaulieu, d'un ton de reproche
« Vous n'auriez pas dû, Julien, devant elle.
Je sais.
Et vous savez que la maison aussi.?
Votre maison ? Vous avez vendu votre maison!

Il fallait bien. Mais pas tout à fait. Un emprunt. Et


l'on m'a promis de m'y laisser jusqu'à la fin de mes jours.
Vous avez. on vous a. mais qui?
Vous le verrez tout à l'heure, à onze heures. C'est
un dîner qui l'a retenu.
Mais qui?
Mon voisin, le maire, M. Brinquetaille.
»
Ça ne me dit pas grand-chose.

Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria


maia
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

« Les Galeries de la Meuse, voyons


Ah! les. place Jeanne-d'Arc?
Bien sûr. Vous y êtes cent fois passé. »
Trop souvent. Et ce soir encore. Donc les Galeries, le
maire, M. Brinquetaille (s'appeler Brinquetaille!), le Corot
vendu, la maison vendue. bon (si l'on peut dire). Mais
s'amener à onze heures, tout maire qu'on soit, ça, je ne
peux comprendre. A moins que.
« Dites-moi, Mademoiselle, est-ce que. c'est une suppo-
sition. est-ce qu'Yvonne. ?
La voici.
»

Et toujours songeuse, la blonde Yvonne. Elle ressemble.


elle ressemble à quelqu'un que j'ai dû voir, mais quand,
mais où? Fragile et gracieuse, avec ses traits délicats, la
fossette du menton, la bouche qui semble ignorer sa dou-
ceur, le nez pur, cette feinte innocence d'une eau qui dort
mais qu'elle s'éveille, c'est un feu vif.
« Et vos fouilles, Dussault?
Mes fouilles? Pas de fouilles dans la neige, vous
pensez bien
Mais depuis la figure, la tête de marbre?
Pas grand-chose un pied de colonne, des clous.
Des clous?

De gros clous.
»
Veut-elle distraire la songeuse? Voilà qu'elle me demande
d'où m'est venue l'idée des fouilles.
« De Tacite, Mademoiselle.
De Tacite! Tu entends, Yvonne?
Au deuxième livre des Annales, lorsque Germanicus
fait camper ses légions près de la Meuse.
Mais la Meuse est longue!
Oui, mais il est parlé d'un mont Mercure. Vous me
direz qu'il y en a beaucoup? Mais pas un autre dans ce
pays, Mademoiselle.
Et cela se passait quand, Dussault ? »
Elle a pris un grand air d'admiration. Yvonne, je la vois
LES BONS APÔTRES

sourire. Si bien que je continue et c'est Tibère, puis les


Histoires, livre I et livre IV (Civilis et les Lingons), où
l'on retrouve la Meuse et le mont Mercure (ainsi qu'une
altération Mecrunium, qui a donné Mécrun que je
préfère passer sous silence).
« Tout cela dans Tacite? Que c'est merveilleux, le latin!
Vous étiez déjà très fort, au collège.
J'ai beaucoup perdu.
Mais vous en lisez encore ?

Un peu, le matin, une ou deux pages.


Sans dictionnaire?

Une habitude, et je ne lis pas sans erreur.


Sans dictionnaire! Tu entends, Yvonne?»
Qu'elle entende, je ne peux en douter, ni de ces pas
dans la cour, ni du visiteur attendu. On frappe. Elle hésite.
« Eh bien, Yvonne, à quoi penses-tu? C'est M. Brin-
quetaille.»
Lentement la jeune fille a quitté le salon, referme la
porte.
« Julien ?
Mademoiselle?

Rappelez-vous ce qu'elle a subi.»


Et quand la porte s'ouvre c'est le Diable
Le Diable des Bons Apôtres. C'est en vain qu'il a revêtu
un habit de soirée, et qu'il offre un bon visage (un peu
rouge), de bons yeux souriants, des manières de salon (voyez-
le qui s'incline), je l'ai reconnu c'est bien l'homme du ban-
quet. La preuve, quand Mlle de Beaulieu me le présente
« Tiens! dit-il, est-ce que je ne vous ai pas vu à l'au-
berge ?
Vous me tourniez le dos.

Mais j'y vois de partout »


Et de rire.

Je vous ai vu, je me souviens. Je me demandais


Qui est donc ce monsieur tout seul, qui a l'air de s'en-
nuyer ?
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Un air que vous n'aviez nullement, vous.


M'ennuyer au banquet annuel des chasseurs meu-
siens Ce sont de si braves gens.»
Je ne sais s'il se moque. Il ajoute
« D'ailleurs, je ne m'ennuie jamais, Monsieur. Mon-
sieur ?
Dussault.

Excusez-moi, j'avais mal compris votre nom.»


Et Mlle Cécile
« M. Dussault est un ancien Consul.
Un Consul!
Et M. Dussault fait des fouilles.
Des fouilles! Mais c'est intéressant. Des fouilles,
M. Dussault, Dussault. Mais c'est un nom que je connais.
Attendez donc »

J'attends comme chacun. Il cherche, il a levé un doigt,


deux doigts, il explose
« Le bulletin archéologique de Verdun »
Eh! Je ne croyais pas le bulletin si répandu.
« Mais oui, c'est cela, Dussault, Julien Dussault, les
fouilles de Vineuilles-sur-Meuse, le mont Mercure, les
vestiges gallo-romains, et la tête, la tête de marbre, une
jeune fille, il me semble?
Une jeune fille.»
Le diable d'homme!

« Eh bien, Consul, (c'est Mlle de Beaulieu), qu'en dites-


vous ?
»

Je dis que je me sens flatté, bien sûr. Et je vois une


autre jeune fille, jusqu'à présent un peu gênée, qui sort
à son tour de l'ombre, mais si vivante, heureuse, et qui
rayonne.
« Et la galette, petite »
Comment Une galette, encore une Mais Brinquetaille
« La seule qui compte.»
J'ai glissé
« Une nouvelle couronne, monsieur le Maire.
LES BONS APÔTRES

Vous êtes jaloux, monsieur le Consul? »


Deux complices. Mais le plus drôle (quand chacun de
nous a reçu sa part), c'est que la fève, ma gorge, je
m'étrangle.
« Vive le Roi »

Saute un bouchon. Mademoiselle de Beaulieu, vous avez


fait des folies. Mademoiselle Yvonne, non, pas de cham-
pagne, rien qu'un peu, une goutte, pas plus, non c'est trop
Que me dit mon voisin? Il se penche
« Vous préférez le beaujolais? »
Satané Diable! Malin, retors, flatteur, et je n'aime pas
beaucoup ses mines avantageuses (quel âge? dans les qua-
rante), politicien d'une ville déchue, commerçant avisé,
amateur à l'occasion (le Corot), amoureux peut-être, sans
doute, sans aucun doute mais au fond pas si méchant,
Brinquetaille le Diable!
« Vous dites?
Moi? Rien.

J'ai entendu le Diable. »


Ai-je pensé tout haut?
« C'est que. non, rien, une sottise.
C'est que?
Figurez-vous que ce soir, à l'auberge.
Oui.

L'auberge des Bons Apôtres.


Eh bien?

Eh bien, en vous voyant, avec votre chandail rouge,


non, blanc, mais avec du rouge.
En me voyant?
En vous voyant et en vous entendant.
Et en buvant un peu?
Je le reconnais.
Alors ?

Alors, figurez-vous, je vous ai pris.


Pour le Diable! Il m'a pris pour le Diable. Made-
moiselle de Beaulieu, Mademoiselle Yvonne, vous l'enten-
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dez ? Le Consul m'a pris pour le Diable. Non, mais compre-


nez-vous ? Le Diable, je suis le Diable »
Et je ne suis qu'un sot, naturellement, un vieux fou.
Mais riez donc! C'est à crever de rire. Vous ne riez pas,
mademoiselle de Beaulieu? Un petit effort, voyons. un
peu plus, bien, parfait, et que dites-vous? Que j'ai « des
idées curieuses » ? Mais bien sûr. Et notre Yvonne? Quoi,
pas même un sourire! Elle se détourne, elle rentre dans
ses ombres, Yvonne! On dirait qu'elle a peur. Mais,
Yvonne, voyons, ce n'est qu'un diable pour rire. Si j'ai eu
peur, moi, à l'auberge, un instant, je me souviens, c'était
surtout de cet homme entrevu, de ce.
« Monsieur le Maire?

Je ne suis plus le Diable?


Je voudrais vous demander. Tout à l'heure, au res-
taurant.

Encore!

Presque en face de vous, à droite de la dame.


Mme Olivier, l'épouse du Proviseur; eh bien?
Qui était donc assis?
A sa droite? Personne.

Comment! Mais je l'ai vu. Je ne l'ai vu qu'un instant,


mais je l'ai vu.»
Qu'a-t-il à me regarder avec cette sorte de compassion?
« Mon cher Monsieur, la place est restée vide jusqu'à
la fin. Nous attendions le Sous-Préfet, qui a été retenu à
Verdun.
»

Enfin, je l'ai vu, cet homme, ce long visage presque


sans bouche, mais les yeux si tristes, si douloureusement
tristes.

« Je l'ai vu, monsieur Brinquetaille.


Le beaujolais, monsieur Dussault.
Mademoiselle de Beaulieu, je l'ai vu, vous ne me
croyez pas?
On a souvent des illusions, Julien. Vous le savez.
»
Je le sais. La voix. Mais.
LES BONS APÔTRES

« C'est la fatigue. Reposez-vous un peu, quelques mi-


nutes. Ne dites rien. Monsieur le Maire comprendra.»
(Un galant homme, M. le Maire.)
« Allons, détendez-vous, mon enfant. »
Elle a dit « mon enfant », et d'une voix si douce que
j'ai obéi comme dans mon enfance. Le vieux fauteuil; la
nuque au dossier râpeux, les mains sur les genoux et la
couronne entre les mains. Un Roi dans la dérision. Chacun
se détourne. Je les entends de loin chuchoter. Je ferme les
yeux. Patience. Le Roi dort.

S'est-il vraiment endormi? A-t-il revu le long visage


douloureux, le visage de personne, long comme un jour
sans pain, comme le désert de son existence, comme les
longues heures nocturnes des hôpitaux? Mais il vient
d'entrouvrir les yeux. Eveillez-vous, Consul et Roi c'est le
silence, mais regardez, ça vaut la peine.
Deux amoureux, près du clavecin, dans la pénombre, la
petite sur le tabouret, l'homme debout à son côté. Mais la
tante? Sur le canapé, la bonne tante, et qui se détourne.
Pour quelle raison? C'est qu'il lui faut repriser un linge
et, voyez-vous, c'est urgent. Mais les autres, que font-ils,
silencieux? Ils goûtent la tiédeur des approches. Bah!
laissons-les à leurs amours.
Mais j'ai vu. Ce n'est pas seulement la main qui s'est
posée sur l'épaule de la jeune fille; c'est ce regard qui la
fouille, qui s'allume, comme s'il retrouvait les horreurs et
la honte dont une enfant fut blessée. Cette main et ce regard
qu'il lui impose, qui la troublent, elle s'y refuse et les
appelle; c'est une rougeur qui monte du souvenir et de
l'attente et ce gracieux visage qui sur la main de
l'homme peu à peu s'est penché, qui la frôle, qui s'appuie,
qui accepte l'homme je l'ai vu.
J'en ai trop vu. Je ne me suis que trop attardé. Debout
Roi fainéant, fais tes adieux, et rejoins le seul royaume de
tes ombres. Remercie la bonne Demoiselle.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

« Ça ne va pas, Dussault ?»
Présente à chacun tes excuses, tes remords d'avoir trou-
blé une réunion si intime.

« Qu'est-ce qui vous prend, Julien ?»


Et que prend-il à ce Brinquetaille, qui sort de sa chaude
pénombre et de sa luxure? Qu'est-ce qu'il me veut?.

Il se tenait devant moi, me regardait, me défiait, dans


l'insolence de ses amours, et comme s'il eût voulu me châtier
de les avoir surprises.
« Ecoutez un peu, Consul.
Monsieur le Consul je vous prie.
Monsieur le Consul, écoutez. Et si vraiment j'étais
le Diable ?
»

Ricaneur, et dans la figure sanguine ces yeux méchants.


J'ai répondu
« J'y penserai un autre jour.
Et sije vous en donnais la preuve ? »
De sa poche, brusquement, il a tiré un jeu de cartes
« Choisissez.

Cela ne m'intéresse point, Monsieur.


Mais pour faire plaisir à ces demoiselles ?
»
Et l'une des demoiselles, la prénommée Yvonne
« Oh! oui, oui, monsieur le Consul?
»
D'une voix aussi fausse que douce, la tendre amoureuse,
la captive dans l'orgueil de sa honte. Bien~ J'ai pris une
carte, je l'ai regardée
« C'est fait.

Neuf de cœur, monsieur le Consul. Je me trompe?


Mes compliments, Monsieur. Mais vous savez.
Je sais. Ça n'est rien. Facile comme tout. Passons à
des choses plus sérieuses.»
J'aurais dû rompre. Ce qui m'a retenu, piqué, c'est
l'audace du bonhomme. Me prenait-il pour un nigaud, un
gamin sans défense? J'ai dit
« Voyons.

Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria


maia
LES BONS APÔTRES

Pensez à quelqu'un. Quelqu'un que vous connaissez


bien, que vous avez vu, par exemple aujourd'hui.»
Aujourd'hui, les Bons Apôtres, Monseigneur, ma gouver-
nante oui, c'est cela, ma gouvernante.
« C'est fait, monsieur le Consul?
C'est fait.

Les nuits sont longues à l'hôpital.»


Un geste de recul le démon! ai-je pensé. Et lui
<s Quand je vous le disais! Encore une épreuve, une
preuve, monsieur le Consul?»
Mais Mlle de Beaulieu, qui s'est levée
« C'en est déjà trop. Vous tombez de fatigue, Julien. II
faut rentrer. Et vous, monsieur le Maire.
Oh! c'est comme voudra M. le Consul. Si M. le

Consul est fatigué, ou s'il a peur.»


J'ai peur!
« Allez-y, monsieur le Diable
C'est vous qui le demandez?
Je vous le demande.
Je vous obéis. Donc pensez à quelqu'un.»
Encore! Peu de tours au sac, le pauvre.
« A quelqu'un que vous connaissez sans le connaître.
Comment?

A qui vous tenez sans l'avoir jamais vu. »


A qui je tiens? Et que je n'ai jamais vu? Ma mère,
tout petit je l'ai vue. Ma femme, celle qui fut ma femme,
je la voyais chaque jour; je l'ai même rencontrée à Salo-
nique, sur le port, quand elle m'a parlé de. l'enfant, de
cette fille dont je ne sais rien, pas même si elle est ma fille,
si elle est vivante, si je peux garder l'espoir de la rencontrer
quelque jour, de lui parler une heure, mon Dieu, ne fût-ce
qu'une heure, avant de mourir.
Ils se sont tus, ils attendent. C'est long. Ma vieille amie
se voûte, se détourne, crispant ses pauvres mains. La nièce,
baissant les yeux, semble revenue à son passé. Il n'y a plus
que ce gros homme qui me regarde, lourde figure de mar-
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

cassin ou de taureau mais on dirait que, peu à peu, à sa


façon, il s'attendrit, que, me perçant, il a pitié, qu'il me
demande en toute bonne foi A qui la faute? et que, de loin,
de très loin, de son jeu maudit, de sa cruelle dérision, il se
substitue de son mieux à Celui que j'ai vu un instant au
banquet, ou cru voir.
Quel silence Qu'a-t-il deviné ? Il m'interroge des yeux.
Je l'interroge à mon tour. Je l'entends qui soupire
« Il est bien tard.
»

.Il est trop tard.


« Mon enfant » morts et vivants, sommes-nous donc
reliés par cette voix, plainte ou appel? Reliés, mais chacun
plus seul et, la voix disparue, quel silence
C'est le silence de la maison vide et des champs au loin
sous la neige. Un homme à son bureau trois heures les
nuits sont longues. Et le retour dans la nuit a été dur,
avec le verglas, la bagnole qui dérapait aux tournants, les
mains crispées, brûlés les yeux. Mais il fallait fuir. Assez
de dérision et de honte; assez de murailles, de cathédrale,
de Diable et de tours de diable Fuir, et c'est à tout instant
une lutte, mais avec les choses, comprenez-vous, avec la
pureté des choses (attention! pas de coup de frein), la
délicate pureté des choses. Un autre monde, et quand la
fatigue devient trop lourde, on s'arrête, et ce monde, on le
sent, on le voit blancheur sans fin jusqu'à la Meuse,
blanc désert scintillant sous la lune; qu'elle se voile, c'est
une ombre qui coule, une présence dans la nuit, un Dieu
inconnu qui nous frôle. Passée l'ombre, passé le Dieu
LES BONS APÔTRES

qu'importe, tout en garde le souvenir et de partout, du


ciel, de la lune, de la vallée, de la Meuse notre Meuse,
c'est un ruissellement qui me parvient. Comme autrefois,
quand j'allais vivre, quand je me suis embarqué pour mon
premier poste, ô conquérant! Le paquebot, la foule sur le
quai, devant la foule cette fille qui nous avait vendu des
fleurs et qui soudain s'est mise à chanter pour tous et
chacun, pour l'amitié des hommes et pour la mémoire de
ceux qui s'en vont. Je suis parti je ne suis que trop revenu.
Où est le chant? Et à l'heure du dernier voyage, quel
réconfort espérer? Quelles mains qui se posent sur votre
front et vous ferment les yeux, quel chuchotement si fami-
lier, que l'on puisse encore l'entendre de par-delà?
Continuons. L'auto, la nuit, les routes, la neige, la glace,
la vallée qui s'étrangle, le mont Mercure, Vineuilles.
Et la maison vide. Un homme épuisé, qui se tient à
son bureau, pourquoi? par épuisement, par habitude, parce
qu'il a peur de l'ombre où il ne pourrait dormir, parce
qu'il voudrait comprendre ce qui s'est passé dans ses jours,
parce que, si vieux que l'on soit, si seul, on cherche une
présence, une figure, un témoin, que l'on interroge.
Ne fût-ce que devant moi cette jolie tête des fouilles, ce
gracieux visage d'adolescente, oui, cette grâce noyée
d'ombre et dont on ne sait si elle vient du sommeil ou de
la mort sur la bouche, ce mince sourire est-ce le bonheur
de n'être plus, ou l'annonce d'un éveil que je ne connaîtrai
pas ? Elle ressemble. mon Dieu que de figures me revien-
nent de mes jours! Celle de Marie Dussault, la malheu-
reuse, la fille enceinte, ma fille dont je suis né et que je
porte en moi. Celle un peu de Jeanne Léon, la veuve, dont
j'entendais la voix à nos veillées « Dis donc, l'enfant.o
Celle de l'enfant que j'ai eue, que je n'ai pas eue, je n'en
sais rien, ça ne fait rien, ça me déchire et c'est tout. Et
même la petite amoureuse, ce soir, quand elle a fait de ma
blessure, un instant, la sienne, et s'est détournée. Et
d'autres, d'autres.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Je me souviens. Ce que peut être la grâce, je l'ai connue,


moi aussi. Nous n'étions mariés que de quelques jours, et
ça n'allait pas très fort si jeune, cette jolie fille épousée,
au regard de mes tempes consulaires! Je n'avais eu que
des liaisons (pas beaucoup); mais une femme! car enfin
elle était ma femme, je me le disais à longueur de jour, je
le balbutiais aux approches de la nuit, dans la crainte, dans
l'attente. Et c'est venu; notre nuit, presque toute une nuit
dans l'amour, corps et âmes qui, s'épousant, se confondent
ce fut. Je me suis levé avant l'aube, je me suis penché
sur l'amoureuse endormie, j'ai vu sa gorge soulever le drap
et il n'était rien de plus beau. Je l'ai quittée en silence, j'ai
quitté la maison, traversé le jardin, gagné les champs, une
rivière, un bois, et partout, dans l'aube je l'ai reconnue.
Je l'ai saluée à chaque rencontre c'est une fleur, une
feuille, un brin d'herbe, un oiseau qui s'enfuit « Bonjour
à chacun.o Cet arbre, mi-ombre, mi-lueur d'or, je l'ai
caressé de la main, et, la bouche, je l'ai posée sur le tronc
rugueux. Un Consul? Un enfant? Non, c'est un homme
dans le bonheur. Qu'il en jouisse, qu'il le savoure, qu'il se
hâte; les jours changent. Où est le bonheur? En voici
encore quelques miettes, de loin en loin, en plus loin, un
soupçon, une aumône un souvenir. C'est tout.
C'est peu. Juste assez pour vous tordre un vieux coeur
dans la solitude, l'étouffer d'une angoisse intolérable et
je la sens qui monte, grandit, je ne peux me lever, est-ce la
fin? Je cherche des yeux, j'interroge, mais je n'attends pas
de réponse, pas plus que dans leur cathédrale de bons
Apôtres. Monseigneur, dormez-vous? Et toi, dans ton lit,
dans ta chambrée de vieilles miséreuses, Jeanne, Jeanne
Léon, que fais-tu si loin de ton enfant? Que ne suis-je resté
sur la route, quand c'était blancheur jusqu'à la Meuse, et
quand une ombre a glissé sur ce désert, comme si elle
m'eût appelé à une vie inconnue! Quelle était cette ombre
sans forme, mais seule vivante? Je ne sais, je n'ose ou ne
peux lui donner un nom d'usage. Je sais pourtant que je
LES BONS APÔTRES

voudrais la rejoindre, et que je l'ai quelquefois pressentie


comme l'an dernier quand j'ai vu.
Presque un an, mais ces choses ne se laissent pas
oublier. Crise de fièvre un peu plus forte que d'habitude,
et le docteur « Allez donc en convalescence dans le
Midi. Dans le Midi, un Lorrain Une pension au-dessus
d'une ville provençale C'était drôle. Le fameux soleil dans
la brume, les petits jeux dans le grand salon, les petits soins
au long des heures, la mort à petits pas. Si bien que,
m'évadant un jour, je suis descendu à la ville. Boulevard,
autos, magasins de parfums (puanteur !) mais, en dessous,
c'est la cité de l'ancien temps ruelles tortueuses, escaliers
obscurs, boutiques dans l'ombre, maigres chats qui rôdent,
et je rôdais. Cela s'est mis à monter. Sur un terre-plein,
deux platanes; au fond une vieille église trapue à porche
semi-roman. Je suis entré.
L'ombre! Une telle ombre que je crains de faire un pas.
Au fond pourtant, au-dessus du chœur en cul de four, c'est
un vitrail rond, une lueur jaune. Puis, levant les yeux sur
l'un des angles de la nef, j'ai perçu, tout en haut, une
seconde lueur, mais plus pâle, bleutée, un peu de jour qui
se glisse, de loin, un peu de l'essence du jour qui ciselé,
au milieu d'une étroite ouverture, la plus fine, la plus
gracieuse colonne.
Et maintenant. Mes yeux se sont habitués à l'ombre.
Bénie l'ombre, où chaque pas me révèle une beauté l'am-
pleur des arches, la voûte aux épais doubleaux, les rudes
piliers massifs dans leur pâleur d'ossement. Restes de cata-
combes, mais l'église n'est pas morte; elle se souvient
toujours, elle garde l'Esprit, le feu secret, que je salue.
Je m'avance. Un long Christ dégingandé pend dans
l'ombre. Le chœur est tendu de noir. Des couronnes tiens
un enterrement? Drapés de noir aussi, devant l'autel, ces
tréteaux et qu'ils attendent le cercueil, aucun doute
témoin ces quatre enfants survenus, et ce monsieur (le
maître de cérémonie? le bedeau?) qui leur montre com-
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ment, à quel instant, on s'agenouille, on change de place,


on fait tinter la sonnette. Très sérieux, les enfants ils
écoutent, ils ont compris. Tout ira bien, ils s'en vont. Tout
est prêt pour le cercueil.
Les belles couronnes les beaux rubans Et ces inscrip-
tions en lettres dorées. Je me penche « La Société des
Phosphates lorrains.» Lorrains c'est un peu fort. Un
Lorrain dans le Midi, comme moi-même (qui d'ailleurs ne
suis pas décédé) Et sur ce long ruban, presque une
écharpe « Le Préfet de la Meuse.Impossible, la Meuse,
voyons, la Meuse, pourquoi pas Vineuilles-sur-Meuse!
C'est ahurissant.

Je suis revenu sur mes pas, je me suis assis au dernier


rang des chaises, sous les orgues. J'ai attendu. Un visiteur,
de loin en loin, pénètre dans l'église; il va dans l'ombre,
découvre les tréteaux, se penche sur les couronnes, s'éloi-
gne, s'en va évidemment, ce n'était pas pour lui.
Soudain, au-dessus de moi, une rumeur les orgues. Elle
grandit, puissante, solennelle, monte et gronde sous les
voûtes. Elle s'est tue. Elle a repris un peu plus tard, et,
retombée dans le silence, elle a repris de nouveau, plus
fort, sûre, et de nouveau, comme pour scander l'attente.
Quand elle s'élève, elle me prend au cœur, elle me secoue
et m'emporte. Oui, le cœur tordu, blessé, mais non de
crainte. C'est une communion je ne sais où elle se passe
mais que l'on m'attende un jour, comme ce mort, je
l'accepte. Cela me brise et m'exalte. C'est bonheur qu'un
destin commun. Ai-je vécu? Si je songe à ma vie, il me
semble que partout c'était l'ombre. Mais voyez, là-haut,
cette pure colonne, ô la précieuse,, qui à travers le temps
dit l'amour, que des doigts humains ont sculptée, qui, de
plus haut, a reçu la grâce et le sourire; de tout mon cœur
tendu vers elle, j'en épouse le chant nous n'aurons pas
vécu en vain.

Reste la maison vide, un homme épuisé qui regarde


LES BONS APÔTRES

une figure d'adolescente (aussi gracieuse que l'autre


« figuresous les voûtes, aussi lointaine), un homme qui
songe à tant de pays parcourus, à tant de laideurs, de vio-
lences, de cruauté, de diableries, de misère sur le monde,
au peu d'amour qu'il a connu, au peu de temps qui le sépare
de sa fin.

Je songe à ce reste de vie qui s'use, qu'il faut mener


jusqu'au bout, mais comment? C'est un vieux coeur qui bat
dans l'angoisse, qui voudrait se délivrer de ce qu'il porte,
atteindre à ce qu'il a cherché toujours, à cela seul dont
l'espoir l'a fait vivre quelques mots purs, avant le silence.

MARCEL ARLAND
LANGAGES

QUELQUES TRAITS DU STYLE


DE JACQUES LACAN

Il ne serait pas illégitime d'enfermer Lacan dans son style;


de le caractériser, de le définir, de le psychanalyser même sur
le seul examen de son style. Lui-même en effet, dès la pre-
mière ligne de son gros recueil, place ce style au premier
plan, comme égal au sujet qu'il traite, comme commandé
c'est son mot par ce sujet. Ailleurs, il pratique, à l'égard
de ce style qu'on lui reproche, la bonne tactique polémique,
celle de la défensive offensive non seulement il accepte, mais
il se glorifie d'être « le Gongora de la psychanalyse, à ce qu'on
dit parce que, dit-il en généralisant au maximum tout
ce qu'on a écrit sur le style, « il n'est pas de forme si élaborée
du style où l'inconscient n'abonde» (Ecrits, p. 497). Dans
l'interview qu'il accorde au Figaro Littéraire du 29 décembre
1966 il le justifie encore autrement, tout à fait sur la défen-
sive cette fois comme une <: barrière dit-il, opposée aux
« interprétations aberrantes à « l'exploitationvulgarisa-
trice qu'on a faite de sa pensée « Tout est organisé, dit-il,
pour interdire que ces textes soient lus en diagonale.Justi-
fication certainement a posteriori, car le style de Lacan a déjà
la quasi-totalité de ses caractères dès 1944, dans l'article
qu'il donne aux Cahiers d~4~, à une époque où il n'est nulle-
ment menacé par un vedettariat journalistique de mauvais aloi.
Toutefois ce qu'on tente ici, ce n'est pas ce diagnostic qui
serait légitime aux yeux de la doctrine de Lacan même on
n'est pas psychanalyste. On recherche uniquement quelques-
uns des traits soit superficiellement signalétiques, soit plus
profondément caractéristiques du style de Lacan.
Sa marque la plus voyante, c'est qu'il est un style à tics;
et pour la majorité des lecteurs non snobs, un style agaçant
QUELQUES TRAITS DU STYLE DE JACQUES LACAN

dès l'abord. Par exemple il manifeste un goût qui n'est pas


répréhensible, mais qui modifie sensiblement la fréquence habi-
tuelle du mot, pour promu, promeut, promotion, promeuve
(p. 9, 10, 61, 336, etc.). Il se délecte à l'usage de remparder
(p. 379, 877), sans doute un néologisme, qui mériterait de
survivre. Il préfère, à mouvement, motion (p. 97). Tout cela
reste anodin, quoique franchement caractéristique on attribue-
rait à Lacan n'importe quelle page anonyme sur ces seuls indices.
Mais le maniérisme lacanien, tel qu'il est sans doute perçu
sans analyse par la plupart de ses lecteurs, tient à d'autres tics
encore, parfaitement analysables. Chose curieuse, l'un des plus
anciens, et des plus typiques, est une série d'emplois anormaux
des prépositions (~, de, plus rarement pour) et des pronoms
adverbes (en, plus rarement y).
Par exemple pour à
« Non certes que nous allions à conseiller.[1945] p. 199;
« On sait que je vais à penser.[1951] p. 217;
« Et je ne veux induire ce que Freud pouvait en penser qu'à
rappeler ses sentiments.[1954] p. 377;
« La strate psychique s'évoque là, déplaçant le phénomène à
suggérer une possible endoscopie»[1966] p. 718;
« Et dépourvue de toute forme à s'inscrire dans l'intimité
»
[1966] p. 719;
Les emplois de en ne sont pas moins remarquables
« Il n'est que de faire apparaître au terme logique des autres
la moindre disparate pour qu'il s'en manifeste combien.»
[1945] p. 212;
« Certes me faudra-t-il indiquer que l'incidence de la vérité
comme cause dans la science est à reconnaitre sous l'aspect
de la cause formelle. Mais ce sera pour en éclairer que la
psychanalyse par contre en accentue l'aspect de cause maté-
rielle » [1965] p. 875;
« Le style c'est l'homme, en rallierons-nous la formule, à seu-
lement la rallonger[1966] p. 9.
Le maniement de la préposition c~ semble encore plus
inattendu, souvent sous la forme de ce que
< II pourrait même trouver dans la nouvelle initiative des
autres la confirmation logique de ce qu'il se croit d'eux dis-
semblable[1945] p. 209-210;
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

« Or c'est bien là que le coup d'arrêt que Jones entend y


apporter d'y être le champion de Freud, prend la valeur. »
[1966] p. 718;
« Cette position de la science se justifie d'un changement de
style radical[1965] p. 855
« Le symbole qu'il appelle vrai, d'en désigner celui qu'isole
l'expérience freudienne, ne symbolise pas au sens où. »
[1966] p. 719.
Il ne s'agit pas ici de chicaner puristement la correction de
tous ces tours (qui fourniraient matière à maintes discussions),
mais seulement d'en constater la fréquence élevée par rapport
à l'usage courant, fréquence qui sert elle aussi d'indice et
suffit à repérer n'importe où trois pages de Lacan. Les exem-
ples ci-dessus sont en effet loin d'être seuls ou presque seuls.
On les relèvera par dizaines; et pour à, par centaines. Ces tics
sont d'ailleurs allés s'aggravant de 1945 à 1966, au point que
les deux premières pages des Ecrits, l'Ouverture de ce recueil
datée d'octobre 1966, en sont tapissées jusqu'au pastiche.
Expliquer ce trait serait difficile. Il ne semble pas né d'un
parti pris volontaire, ni même conscient, comme le gongorisme
syntaxique. On se demande parfois si la peut-être longue
familiarité avec l'allemand n'en serait pas responsable. Ou
quelque bilinguisme d'enfance? L'explication quoi qu'il en soit
n'ajouterait ni n'ôterait rien au fait.
D'autres traits sont aussi des tics assez superficiels encore
un goût certain pour en archaïque à la place de dans (« en
l'adage », p. 9; « en la fiction de Poe », p. 10; « en le double
rayon », p. 498), qui fait penser à Mallarmé; comme y fait
penser aussi la véritable passion de Lacan pour l'inversion
calculée, archaïsante elle-même (Le titre ici s'évoque du
poème où Pope », p. 10; « la suivante combinaison », p. 205
« sur soi conclure », p. 201). La dernière phrase du livre est
typique de cet amusement devenu mécanisme invétéré « Cet
index est aussi celui qui nous pointe le chemin où nous vou-
lons aller cette année, c'est-à-dire, là où vous-mêmes reculez
d'être en ce manque, comme psychanalystes, suscités (p. 877).
Un pas de plus et nous rencontrons un trait de style proba-
blement moins superficiel, et moins ludique, quoique vraisem-
blablement très conscient. C'est à la manière de Breton
QUELQUES TRAITS DU STYLE DE JACQUES LACAN

qui fournit sans doute ici son modèle à Lacan le mariage


très voulu d'un style tellement savant dans sa syntaxe qu'il en
devient académique et même pontifiant d'une part, alternant
par voisinage abrupt avec l'agressivité, l'insolence et l'outre-
cuidance, jusqu'à la grossièreté dans les prises à partie per-
sonnelles, d'autre part. La syntaxe alambiquée n'a pas besoin
de références, elle est partout. Mais qu'on aille lire les insultes
et les sarcasmes dont Lacan couvre à brûle-pourpoint ses
confrères. Usage abêti, idée proprement imbécile, âneries,
préceptes macaroniques, Purgons obsédés, ton fendant (oui,
c'est Lacan qui fait ce grief aux autres) y sont les aménités
les plus banales (p. 369-376). Qu'on aille lire les quatre
lignes qu'il assène au psychanalyste qui a la malchance de
s'appeler Saussure aussi (p. 414), au nom d'un Saussure que
lui Lacan vient de découvrir, en 1954, et comprend d'ailleurs
fort approximativement. Qu'on aille lire encore l'exorde de
La Chose freudienne [955] (p. 401-408) et certains passages
de la leçon d'ouverture à l'Ecole Normale [1965], où Lacan
convoque son futur biographe pour fustiger tel adversaire
innommé (p. 866). Ou bien qu'on aille savourer la majesté
tranquillement bretonienne avec laquelle Lacan dit Freud et
moi (p. 868).
L'ensemble de tous ces détails esquisse, il faut bien le dire,
un personnage amusant quelquefois jusqu'à la bouffonnerie
(p. 499, 857, 869), mais plus souvent déplaisant, théâtral et
même cabotin, tranchant, fragile aussi. Personnage public
d'autant plus troublant qu'on sait qu'il ne cadre pas avec le
personnage privé, sa gentillesse, sa fascination, ses immenses
lectures, son art clinique d'écouter. Contrairement à ce qu'il
pense et dit, le style de Lacan sur ce point n'est probablement
pas organiquement lié au sujet dont il parle, au combat qu'il
mène. Il n'est probablement lié organiquement qu'à la personne
même de Lacan, qui s'en sert comme moyen d'attaque et sur-
tout de défense, moins contre les autres que contre un certain
lui-même peut-être. Et ce style, au contraire aussi de ce qu'il
disait au Figaro, ne le protège pas contre les commentaires
abusifs il les attire. ·
Mais peut-être n'a-t-on jusqu'ici exploré vraiment que les
extérieurs du monument lacanien. Je voudrais maintenant
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tenter d'analyser trois colorations de son style qui, je crois, le


qualifient intrinsèquement.
La première est la coloration logico-mathématique sur
laquelle je ne m'arrêterai pas, faute de compétence. Elle m'est
sensible au simple niveau du langage, elle m'impressionnait
beaucoup quand je lisais Le Temps logique et la Certitude
anticipée, dans les Cahiers d'Art en 1944; ou bien Le Nombre
treize et la Forme logique de la suspicion, dans les Cahiers
d'Art de 1945-1946. Je ne suis plus aussi assuré aujourd'hui
que, quand Lacan parle de topologie (p. 10, 856, 873), ou de
la bande de Moebius, il y prenne plus qu'une métaphore. Un
mathématicien nous le dira, si la chose en vaut la peine.
La seconde est une coloration peut-être hégélienne ou
marxiste. Le mot dialectique court comme un fil rouge à tra-
vers les écrits de Lacan depuis longtemps. L'étude de la fré-
quence croissante, puis sans doute décroissante, de l'emploi
du terme chez lui mériterait d'être faite exhaustivement. Le
certain, c'est que même aux époques où le mot reste très fré-
quent (1951-1960?), il n'a pas de valeur spécifiquement hégé-
lienne, ni marxiste, même escorté de plus rares matérialisme
ou matérialisme historique. Il est un synonyme plus savant
de mouvement, de c/tSK~~M~M~ de renversement. C'est tou-
jours un stéréotype, quelquefois redondant (« mouvement dia-
lectique », « renversement dialectique ~). On est plutôt devant
une teinture d'époque, que devant une coloration solide.
La troisième, plus importante, est la coloration linguistique,
présente dès 1945 en apparence. <: L'entrée en jeu comme
signifiants des phénomènes ici en litige, écrit-il alors, fait
prévaloir la structure temporelle (p. 203) et aussi « Ce
par quoi elles [les motions] sont signifiantes.(p. 203). Mais
les deux contextes, tout à fait isolés à cette date, indiquent
bien qu'il n'y a ici nulle référence, et nul emprunt direct, à la
linguistique. Signifiant y est en fait un synonyme qui com-
mence d'être à la mode, pour significatifau sens banal du
terme. Il est probable que l'usage en arrive à Lacan par
Merleau-Ponty, qui semble inaugurer ce type de contresens
pseudo-linguistique dès 1945 avec la Phénoménologie de la
perception. Les autres références à la linguistique chez Lacan
sont d'ailleurs à cette date et jusque vers 1954 franchement
QUELQUES TRAITS DU STYLE DE JACQUES LACAN

vétustes soit une référence à ce que « les linguistes désignent


sous les termes de /'ro<a~ [sic] et d'<ï~oe!o~ (p. 205), où
il s'agit en fait de la rhétorique la plus traditionnelle; soit
quelques allusions à la sémantique également traditionnelles
(p. 93, 104, 219, 336). En fait, dans ses textes de 1936 à
1946, Lacan comme tout le monde en France ou presque,
et ce n'est pas un crime ignore la linguistique moderne à
dominante saussurienne. On en jugera par le niveau de ce
fragment « Le donné de cette expérience est d'abord du
langage, un langage, c'est-à-dire un signe [sic]. Dire ce qu'il
signifie, combien complexe est le problème, quand le psycho-
logue le rapporte au sujet de la connaissance, c'est-à-dire à
la pensée du sujet. Quel'rapport entre celle-ci et le langage?
N'est-elle qu'un langage, mais secret, ou n'est-il que l'expres-
sion d'une pensée pure, informulée? Où trouver la mesure
commune aux deux termes de ce problème, c'est-à-dire l'unité
dont le langage est le signe? Est-elle contenue dans le mot
le nom, le verbe ou bien l'adverbe? Dans l'épaisseur de son
histoire? Pourquoi pas dans les mécanismes qui le forment
phonétiquement? Comment choisir dans ce dédale où nous
entraînent philosophes et linguistes, psycho-physiciens et phy-
siologistes?(p. 82). Ce texte est de 1936; en 1946, on trouve
quelques banalités psychologiques sur le langage (Le lan-
gage de l'homme, cet instrument de son mensonge, est traversé
de part en part par le problème de sa vérité, etc. p. 166) et
sur le fait que « le mot n'est pas signe, mais nœud de signi-
fication(t'M~.). Où qu'on soit, on est à cent lieues de Saus-
sure, et de la linguistique. A cette époque-là, ce sont les réfé-
rences gestaltiste et phénoménologique qui fournissent à Lacan
sa coloration théorique extra-psychanalytique.
Il ne découvre véritablement Saussure que tard, sans doute
à travers Merleau-Ponty, vers 1954. C'est alors qu'apparaît
la coloration linguistique proprement due à l'usage d'une ter-
minologie saussurienne encore timide, et limitée le refoule-
ment, par exemple, défini comme une « discordance entre le
signifié et le signifiant»(p. 272) et une allusion aux phéno-
mènes d'oubli, de doute, qui a sont à interpréter comme ~K<-
fiants dans cette parole(p. 378). Dans ce dernier contexte,
.n'<~tt'/KM< n'est toujours rien d'autre qu'un doublet de signi-
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ficatif. En 1955 et 1956 ses mentions de Saussure restent cava-


lières, cursives, et peu compromettantes
« Si vous voulez en savoir plus, lisez Saussure [.] qu'on
peut dire le fondateur de la linguistique moderne(p. 414)
<: Freud [.]n'a fait que formuler avant la lettre [ces lois]
que Ferdinand de Saussure ne devait mettre au jour que quel-
ques années plus tard, en ouvrant le sillon de la linguistique
moderne (p. 446-447);
« Ce rudiment est la distinction du signifiant et du signifié
dont on honore à juste titre Ferdinand de Saussure, de ce que
par son enseignement elle soit inscrite maintenant au fonde-
ment des sciences humaines (p. 467). Les définitions du
langage qui surgissent alors sous sa plume sont encore surpre-
nantes pour un lecteur linguiste « Il n'est parole que de
langages(p. 412 et p. 413) (?). Cette formule sibylline est
glosée aussitôt par celle-ci, dont le moins qu'on puisse dire est
qu'elle n'a rien de résolutoire « Le langage, c'est différent
de l'expression naturelle et [.] ce n'est pas non plus un
code (?); [.]Ça ne se confond pas non plus avec l'infor-
mation, collez-vous-y pour le savoir à la cybernétique (p. 413).
C'est en 1957 que Lacan consacre à Saussure son plus long
développement (p. 496-503), qui ne témoigne pas d'une meil-
leure compréhension. Pour s'en rendre compte il suffit à
n'importe qui de méditer le passage suivant
« Pour pointer l'émergence de la linguistique, nous dirons
qu'elle tient, comme c'est le cas de toute science moderne,
dans le moment constituant d'un algorithme qui la fonde. Cet
c

algorithme est le suivant s qui se lit signifiant sur signifié,


s

le sur répondant à la barre qui en sépare les deux étapes. Le


signe écrit ainsi mérite d'être attribué à Ferdinand de Saus-
sure, bien qu'il ne se réduise strictement à cette forme en
aucun des nombreux schémas sous lesquels il apparaît dans
l'impression des leçons diverses. [.]Publication primordiale
à transmettre un enseignement digne de ce nom, c'est-à-dire
qu'on ne peut arrêter que sur son propre développement. [.]1
La thématique de cette science est dès lors suspendue à la
position primordiale du signifiant et du signifié, comme d'ordres
distincts et séparés initialement par une barrière résistant
QUELQUES TRAITS DU STYLE DE JACQUES~LACAN
à la signification » (p. 497). Tout linguiste, et même tout
lecteur de Saussure, appréciera cette volée de contresens.
S'il fallait ajouter quelque chose quant à l'incompréhension
dont Lacan témoigne à l'égard de la pensée saussurienne, on
noterait qu'il conclut ainsi « Cette distinction primordiale
du signifiant et du signifié va bien au-delà du débat concer-
nant l'arbitraire du signe (ibid.).
C'est à partir de cette date de 1957 que la fréquence du
terme signifiant se met à croître dans les Ecrits. En fait, on
assiste alors à l'assimilation pure et simple de deux termes,
qui sont faits synonymes significatif et signifiant. Où Lacan
disait auparavant qu'un symptôme est significatif(de ceci ou
de cela), il dira maintenant que ce symptôme est signifiant,
voire que ce symptôme est un signifiant, coulant par là sa
psychanalyse dans une terminologie linguistique à la mode,
sans s'assurer de la légitimité de ce transfert de sens. (Ainsi
écrit-il, en 1966, et même sans nécessité psychanalytique
aucune « Une parenthèse [.]1940-1944, signifiante pour
beaucoup de gens », p. 197. Ou bien, en 1965, à propos de la
théorie des jeux elle réduit un sujet « à la formule d'une
matrice de combinaisons .n~Mt/KMt~-f p. 860).
C'est sans doute dans le fragment suivant que s'explicite le
mieux ce glissement (jamais justifié) de la notion de symptôme
significatif à celle de signifiant « C'est dire que nous retrou-
vons là la condition constituante que Freud impose au symp-
tôme pour qu'il mérite ce nom au sens analytique, c'est qu'un
élément mnésique d'une situation antérieure privilégiée soit
repris pour articuler la situation actuelle, c'est-à-dire qu'il y
soit employé inconsciemment comme élément signifiant avec
l'effet de modeler l'indétermination du vécu en une signifi-
cation tendancieuse(p. 447). Nulle part on n'établit que les
symptômes psychanalytiques ont les propriétés très particu-
lières des unités signifiantes en linguistique. Ainsi lorsque
Lacan parle en 1957, figurément, des « maladies qui parlent s-
(p. 217) lorsqu'il affirme en 1965, plus linguistiquement, que
« l'inconscient est un langage (p. 266) ou même que
« l'inconscient [.]est structuré comme un langage(p. 268)
ou encore, en 1966, que «la psychanalyse n'est plus rien dès
lors qu'elle oublie sa responsabilité première à l'endroit du
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

langage » (p. 721), il extrapole à partir d'une hypothèse qu'il


n'a jamais vérinée que les symptômes psychanalytiques fonc-
tionneraient comme des systèmes de signes linguistiques (et à
mon avis, le véritable apport que la psychanalyse soit en
droit d'attendre pour analyser ses systèmes de symptômes,
c'est du côté non pas de la linguistique superficiellement décal-
quée, mais du côté d'une sémiologie comme celle de Prieto
qu'elle doit le chercher).
La coloration linguistique du style de Lacan, moins superfi-
cielle que les autres, l'est donc encore beaucoup trop. Tout
linguiste regrettera toujours que Lacan lui-même, qui fait ce
reproche à d'autres, ait lu Saussure en diagonale. Ses autres
références indiquent une fréquentation hasardeuse, et plus
tardive synchronie et diachronie n'apparaissent qu'entre 1960
et 1966 (p. 835, 856, 862, 10). Quant à ses mentions des
autres linguistes, Benveniste, Chomsky, Hjelmslev, Jespersen
ou Sapir, ce ne sont que des mentions. Pertinent, pur calque
terminologique aussi, la dernière mode, pointe en 1966, sous
forme d'approximations (p. 719, 721).
Une telle analyse du style de Lacan laisse intacte la qualité
probable de sa pensée psychanalytique. L'enseignement le plus
instructif est peut-être ici celui des rougeoles terminologiques
successives subies par un esprit si original. Pour avoir été
l'un des derniers touchés par la contagion linguistique, Lacan
n'est pas le moins atteint. Son exemple, grâce à ce recueil
d'écrits qui jalonnent un tiers de siècle, permet justement de
suivre pas à pas le passage de cette ignorance linguistique
(dans la culture française) à la fringale classique des retar-
dataires. Le style de Lacan ne prépare pas à la curiosité saine-
ment orientée pour la linguistique à cet égard on peut déplo-
rer que l'Ecole Normale, où eût dû par priorité se produire
l'aggiornamento linguistique de haute qualité, ait perdu, en
partie à cause de Lacan, quelque dix ou quinze ans difficiles
à rattraper, encore aujourd'hui. Mais au moins, le style de
Lacan prépare-t-il à la saine approche de la psychanalyse, dont
je ne crois pas que nous ayons moins besoin que de la bonne
linguistique ?
GEORGES MOUNIN
SAGESSE ET CHANTS BAMILËKÉ*
«0

Le tribut de l'ignorance.

Etait-ce parce que les vivants ne marchaient plus sur les pas
des ancêtres, ou que, moins débrouillards et moins sages, le
présent seul comptait pour eux? Depuis trois mois la désola-
tion était générale. Le village se débattait en vain sous les ailes
écrasantes de la calamité. Plus de chant, sinon de deuil, plus
de signe de joie; rien que le râle des mourants assoupissant de
temps en temps l'étendue comme un bruit qui noie en son sein
un grand silence. La famine dévastait le village. Elle dévorait
hommes et bêtes. Le jour, de violents serpents de poussière
montaient vers le ciel, portant dans leur sein les totems des
grands qui venaient de rendre le dernier soupir. La nuit, les
vampires enlevaient les poumons de ceux qui n'avaient pas
encore vidé leurs greniers. Tous les poulets, tous les béliers
avaient été sacrifiés, mais le sort restait entier. Les mères,
affolées, couraient d'arbre-dieu en arbre-dieu jeter leur inno-
cence au front des dieux, des ancêtres.
Tourmenté, mais décidé à mourir debout, car, disait-on dans
le village, un homme ne meurt qu'en se tortillant, qu'en remuant
les pieds, Tamo partit de Baham. Dans les plus grands
malheurs, on se débat pour vivre, on ne se couche pas pour
mourir. La résignation n'est pas humaine. Le dernier soupir
seul, en rendant l'homme inconscient, le contraint à la résigna-
tion. Il partait donc plus pour mourir en luttant que pour un
exploit. La route était pour lui d'autant plus longue qu'il igno-
rait combien de jours de marche le séparaient de Bansoa, vil-

Nous proposons les textes qui suivent, prose et poème, comme


exemple d'un langage populaire au Cameroun.

Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria


maia
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

lage, où, disait-on, les hommes se prélassaient encore dans


l'abondance. On peut tirer parti de tout, .même de ce qu'on
croit le moins utile, voire nuisible. L'ignorance seule ne nous
fait voir en certaines choses rien qu'inutilité ou nocivité. Tamo
aperçut bientôt devant lui un caméléon qui, à bout de couleurs
était sorti des herbes pour respirer à l'air libre et tentait majes-
tueusement de gagner l'autre bord de la route. Il l'attrapa,
l'enveloppa soigneusement dans un morceau de feuille de bana-
nier ainsi emballait-on à l'époque les perles. Il le mit ensuite
dans son sac, car il savait le marché de Bansoa très riche en
« tire-poche >.
Il y arriva à l'heure où le soleil, en contraignant hommes et
bêtes à se reposer, fait marcher les Esprits. Il alla prendre
place au quartier des perles où il s'assit tout en ouvrant
négligemment son sac, de manière à laisser bien visible la
boulette de perles, en l'occurrence le caméléon. Son trésor ne
tarda pas à disparaître, ce que sachant, il ne s'inquiéta pas le
moins du monde.

Quelques instants après, les voleurs, ayant pris connaissance


du contenu extraordinaire de la boulette, furent frappés de
stupeur. L'un d'eux revint trouver Tamo
Père, as-tu perdu quelque chose?
Non, mon fils.
Fouille voir ton sac.
Tamo y jeta un coup d'œil et se mit à crier de toute la force
de son gosier « J'ai perdu le fétiche du chef de Baham, on
a volé sur ce marché le fétiche du chef de Baham, ce cruel
fétiche qui ne se réjouit que d'hécatombes, qui ne se nourrit
que de vivants, ce fétiche qui a dévasté tout Baham. On l'a
volé et il va dévaster aussi cette contrée, il dépeuplera ce beau
pays. Mon village sera enfin sauvé. Bon débarras; je rentre.»
Ses cris semèrent la panique au marché. Effrayés, les gens
s'enfuyaient en tous sens sans que personne eût demandé à
savoir ce qui se passait. On piétinait les poules, les chèvres,
les porcs et même les hommes. Tano ne continuait pas moins
à pousser ses cris enragés
« Ah que deviendra ce beau pays, que fera-t-on pour que
survivent au moins quelques habitants Je ne suis plus debout
La pitié me tourmente! Tout un peuple va perdre en un jour
SAGESSE ET CHANTS BAMILÉKÉ

la lumière des vivants. Un pays plus prospère qu'une rivière


en saison des pluies, un peuple plus prolifique que la liane au
sein des forêts, qui s'ouvre un abîme, qui se précipite à la
tombe. Je rentre Puissé-je ne pas être témoin de l'anéantis-
sement de tant de familles, ne pas assister à une telle héca-
tombe Adieu, je rentre. »
Les vieillards, effrayés à la pensée de mourir avec leurs fils,
avec leur nom, l'arrêtèrent et le conduisirent à la chefferie. Le
chef, après avoir fait déployer la trame des événements,
convoqua le conseil de neuf notables, le conseil des sages. Le
doyen interrogea Tamo
Que ferons-nous donc pour survivre, ô noble et sage fils
de Baham, que ferons-nous pour éviter la ruine de notre pays,
ô toi qui es l'égal des chefs en sagesse, toi qui sans armes peux
capturer une panthère, toi qui es plus puissant que la foudre et
les totems des rivières, toi qui es aussi beau que le soleil du
soir et la lune des nuits, dis-nous, toi qui aimes tout le monde,
toi qui es pour tout le monde comme la case qui, bâtie sur
le bord de la route, abrite le pauvre et le riche, le fort et le
faible des flèches de la pluie et du feu du soleil, toi, dis-le-
nous

Faites venir, dit Tamo, tous les sujets de Baham qui se


trouvent ici au marché et tous ceux qui vivent dans notre
pays.
Lorsqu'ils arrivèrent, Tamo les rassembla à part, leur
demanda de ne faire aucun achat et d'être prêts à suivre ses
ordres.

« Pour le salut de votre pays, dit-il aux aborigènes, donnez-


moi une poule blanche et un coq blanc, neuf greniers d'ara-
chides, neuf greniers de haricots, neuf greniers de patates,
quatre-vingt-dix-neuf tines d'huile de palme, quatre-vingt-dix-
neuf sacs de sel et neuf greniers de maïs. Mais je ne sais pas si
après tout cela vous serez épargnés.Le chef ordonna de vite
satisfaire Tamo pour le salut du pays. Lorsque tout fut réuni,
le malin fils de Baham invita ses concitoyens à transporter
dans sa misérable patrie tout ce qu'il avait obtenu. Il accepta
ensuite que le fétiche lui fût rendu et il purifia, en les lavant
au pied de l'arbre-dieu, le chef et les notables en chantant
ironiquement
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Rentre
fétiche de notre chef
et épargne l'ignorance
l'ignorance est un grand mal
l'ignorance a le poids des montagnes
l'ignorance est comme le termite
qui sape les peuples
l'ignorance est une sangsue
qui suce les nations,
et elles s'effondrent comme sous l'orage
des arbres sans racines.
Rentre
fétiche de notre chef
rentre bredouille
rentre seul
comme une pierre
qui ne laisse pas de progéniture
comme un stérile
qui meurt avec son nom
rentre

fétiche de notre chef.

A la fin de ces cérémonies de purification, il s'en alla avec


la boulette de caméléon. « Maintenant, rassurez-vous, dit-il au
chef et à ses notables, vos péchés sont lavés et votre pays sera
sauvé. Employez le reste de cette journée à vénérer vos dieux
et vos ancêtres par des sacrifices. Que tous les citoyens de votre
pays aillent se laver à la rivière au coucher du soleil pour que
le courant emporte leurs péchés et que la lumière du jour les
noie dans les ténèbres.
»

En route, il déposa le caméléon là où il l'avait ramassé en


lui disant

Caméléon
tu es mon père
tu es ma mère
tu succéderas à mon père,
et à ma mère
c'est grâce à toi
que j'ai trompé
tout un peuple
SAGESSE ET CHANTS BAMILÉKÉ

tu es ma mère
va

et sous tes pas


que l'épine soit douce
comme une caresse.

De retour à Baham, il sauva ses compatriotes en leur distri-


buant les vivres mais en leur prodiguant ces conseils

Supportez toits les )MOM.)'


acceptez ~OM~ les maux
endurez tous les maux
saufl'ignorance
~M de mal aussi grand
que l'ignorance
l'ignorance a le poids
des rochers
l'ignorance a le poids des
montagnes
fuyez l'ignorance plus
que la lèpre
car l'ignorance a le poids
des montagnes
et le monde restera une jungle
tant que ne luira pas pour tous
le soleil du bien-être.

ADIEU.

(Un homme pleure sa femme.)

Va, va
au pays des Esprits
que léger soit ton pas
si tu meurs de ta mort.

Va par les chemins fleuris


et si c'est quelqu'un
qui t'a coupé le coeur
qu'il te rejoigne sans délai
qu'une mer de larmes
~0~ /p reste de ses ?OM~
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sa MMH.MMHe~ «M épi de maïs


qui ne contient que cendre
que ses nuits ne soient que veille
et que son chemin n'ait point ~~OM~~C
que loin de lui OM danse et rie
que se cache le serpent qui le MO~O
Oh! que de deuil soient tous ses chants.

Nous ne savons donner que l'eau fraîche


que jamais on ne nous en donne échauffée.

Va, va
ait pays des Esprits
ait pays des ancêtres
que léger soit ton pas
et calme ton séjour
va, va
puisque tu as pris le devant
va et à bientôt.

Je vais à la danse,
OM sont mes grelots
ma lance, mon pagne?
Je vais à la danse.

Le maïs est MM~;


qui m'en rôtira?
Ma ~tM~Mt!~ est cassée
mon foyer est une MtO~C.

OM ma madone?
Mon foyer est une mare.
le dormais étendit,
je ne me couche plus qu'en boule.
J'étais géant,
me voici nain.

Les poules rentrent déjà;


OM ma madone?
je Mtc pavanais, gambadais,
voici que je vais ramper.

Femmes de retour des champs


SAGESSE ET CHANTS BAMILEKÉ

où l'avez-vous laisséef
Voici son plantoir, sa houe,
où l'avez-vous laissée
p

Ma calebasse est cassée,


Je meurs de soif.
Mes racines sont coupées,
je Mt~~OM~

Voici lavées mes mains,


où man couscous
f
Mes pieds,
où mes C/tOM~MfMf

Je tombe,
où ma CSMM~f
Je vais parler,
CM ma langue?

Où ma madone,
mon père et ma mère,
où ma madone,
mon sel et mon /tM!f
p

Je vais au champ,
OM MMK coupe-coupep
Je veux vivre,
mes intestins ont moisi
Adieu Matamgo.

Textes recueillis par PATRICE KAYO


RUSTICITÉS

C'est à Mortumier, près de Gien, dans le Gâtinais, que des


paysans ont façonné ma langue et mon goût. J'ai appris à
vivre dans le cœur des bois, entre un château, une ferme, et
un moulin. J'ai presque oublié la pauvre maison de mes som-
meils et de mes repas. J'avais lié une sorte d'amitié, très folle
et très naïve, avec l'arche entière de Noé. Matineux comme
une alouette, les jours même où la pluie lavait les cochons,
je visitais les pots qu'on appendait aux murs, afin d'attirer les
couvées. Je brûlais du soufre à la bouche de la renardière.
Je caressais le camail d'un coq après que, battant trois fois
de l'aile, il avait chanté. Je me tenais comme une paire de
pincettes sur un vieux roussin chatouilleux de la croupe.
J'aimais les petits pas de la perdrix, le cri du roitelet que je
distinguais d'avec le craquement des ajoncs, le nez gelé des
chats, le souffle des bœufs, l'agneau sous la mamelle, le cul
tremblant des pies, le bouquet de laine qui s'accroche aux
ronces. Je donnais à la chèvre du sel et des choux. Comme
une femme avait dit que ses poules pondaient par le bec,
j'ignorais qu'elle entendit par là que le nombre des œufs
dépend de l'abondance du grain, et j'attendais que la nature se
trompât de bout.
J'étais curieux surtout des expressions rustiques dont ma
prose est restée gourmande. Lorsqu'un bûcheron abattait un
arbre, il mettait l'écureuil à pied. Un homme supérieur à sa
condition avait l'aile plus grande que le nid. Si je passais par
une fenêtre, je prenais le chemin des hirondelles. Avais-je la
mine hautaine? on me reprochait de me carrer comme un pou
sur un chignon. Quant à mes chimères, elles étaient sur la
RUSTICITÉS

queue du lièvre. Mes piailleries étaient Comparées aux cris


d'un aveugle qui a perdu son chien. Le laboureur que j'impor-
tunais me chassait comme un barbet qui pisse dans l'église.
Voyez, disait-on, le pleurard il a la larme à l'œil pour le vent
d'une mouche. Je ne faisais guère vanité de mes accoutrements,
dans les beaux dimanches, sans qu'une bonne âme ajoutât
« Le plus éclatant des papillons n'est qu'une chenille habillée.»
Dès la seconde écuellée de soupe, je mangeais comme un
jeune coucou. Lorsqu'une voisine assez pimpante était mauvaise
ménagère, une commère la lardait ainsi « La huppe est
jolie; son nid pue.Ma tante disait de mon oncle, qui avait
la vue basse « II n'apercevrait pas un corbeau dans un seau
de lait.On me permettait d'aller m'ébattre, après mes tra-
vaux d'écolier, sans désirer que je fusse une perle c'eut été
vouloir un cygne noir ou me réduire à compter les poils du
chat. Au demeurant, chacun sait qu'on peut mener la bête à
l'abreuvoir, mais qu'on ne peut la forcer à boire. L'une de nos
cousines, qui devait à Dieu et aux hommes, quémandait sou-
vent des subsides; on bouchait un petit trou; c'était une fraise
dans la gueule d'un âne. Il m'arrivait, car je suis frileux,
d'être survêtu j'étais rembourré comme un bât de mulet.
Qu'un valet de ferme parût poltron, un répondeur de messe ne
manquait pas de reprendre il est plutôt né pour traire les
vaches que pour les défendre des loups. Je me souviens qu'une
servante, de qui la mère était italienne, mettait rarement la
nappe sans annoncer qu'elle couvrait le bœuf. J'étais le mouton
coquin d'une vieille dame qui me choyait. Tel rustre eût
accusé les propos décousus, que j'enfile à présent, de se tenir
entre eux comme des crottes d'ouailles sur un bâton. Mais
quoi j'ai juré de rappeler à une France qui s'éloigne des
choses et des mots de la glèbe la puissante épaisseur d'un
langage vif et figuré. Je crains que l'exacte imposture des
nombres et les fantômes de la machine arithmétique nous
arrachent bientôt les entrailles. Seules la pierre, la plante et
la bête ont des racines dans notre cœur.
Je retourne donc à mon patois.
Léchant le beurre sur la beurrée et croquant sans pain la
tablette, je promettais d'être prodigue et de jeter par la fenêtre
l'épaule de mouton. Le dindonneau qui, pour la première fois,
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

hérissait ses plumes faisait sa robe de chambre. Mourir au


moelleux d'un lit, c'était mourir en canard. Retrancher le
meilleur d'un conte, c'était gâter la queue du faisan. Le fils
d'un de nos laboureurs partit un jour pour Madagascar; le père
m'annonça la nouvelle en ces termes Poincaré l'envoie manger
du perroquet. Dans les colonies qu'on baptisait les îles, les cha-
pons devenaient des cacatois. J'étais l'ange noir du jardinier
qui relevait dans ses planches la trace de mes pas. « Roger,
disait-il, n'est pas moins utile qu'une taupe dans un semis
de carottes.Je dévorais à si belles dents que j'avais, à n'en
pas douter, quelque hérisson dans le ventre. Certain matois
avait mis le feu à sa grange pour faire cracher au bassin
une compagnie d'assurance il avait brûlé les souris. Les
historiens d'autrefois ont parlé de la flèche du Parthe;
dans le style des croquants, c'est mordre en blaireau que
fuir en attaquant. Nos oisifs peignent la girafe; les pares-
seux de Mortumier étaient des peigne-belettes. Quand des
bohémiennes traînaient sur nos chemins leur sale magni-
ficence, les enfants, cachés derrière les rideaux, redoutaient
cette graine de loup qui les attirait. Notre calendrier chantait
le mois et, par exemple, février, chie-neige, gorge de loup,
queue d'or. Nos proverbes nous consolaient des brigands par
leur punition tardive mais immanquable on finit par trouver
le renard chez le pelletier et le voleur à la potence. Le factoton
du vétérinaire, qui possédait le château et qui s'appelait
M. Lesguillon, avait été matelot, du côté de Brest. Les choses
de la mer lui allaient, disait-il, comme un tablier à une vache.
Cependant il avait rapporté du pays des mouettes, ou plutôt
des mauves, un dicton qui berçait bien mes rêveries Dieu te
garde de la queue de la baleine et du chant de la sirène. Les
manants du hameau se rendaient au village, le jour du Sei-
gneur, mais ils laissaient aux femmes et aux enfants le soin
d'écouter l'Evangile qu'un prêtre au pied maigre et à l'œil
rond lisait sur l'aigle du lutrin. Les mécréants couraient
s'enfumer dans le cabaret, où quelque marchand déployait tou-
jours autant de babioles qu'un milan décrit de tours au-dessus
d'un lapin. Ils revenaient, conduits par la lune, la barbe en
feuille d'artichaut, comme des chouettes saoulées de grillons.
Car les oiseaux de la nuit fascinaient aussi notre langage. On
RUSTICITÉS

ne s'enrhumait point on attrapait la chevêche. Celui qui


s'assoupissait un moment, à jambe étendue, sous nos peupliers,
prenait un petit hibou. On disait d'un tel, qui avait la cervelle
un peu démontée (et l'on sait par quel tube étroit passe
l'opinion des campagnards), que l'insensé, dans son omelette,
avait mis des yeux de chat-huant. Quand j'ai rencontré, pour
la première fois, dans le fond d'une classe, l'aile d'Aristophane,
j'ai senti qu'elle était mon amie. Ouvrer pour le coucou, c'est
la besogne ingrate du mercenaire. La neige du coucou, c'est
la dernière de l'année. J'adressais au coucou, s'il se ressuyait
au plus chaud d'un arbre, la ritournelle que tous les marmots
chantonnaient « Joseph O Joseph mets tes voiles au sec.»
Prendre une collation, ce fut souvent, dans notre version,
plumer la corneille. Les agonisants pour qui nous récitions
des prières, sous une mauvaise lampe, avec une espèce d'hor-
reur, chantaient le chant du corbeau. Je m'étonnai d'abord, à
l'école, que La Fontaine eût paré le geai des dépouilles du
paon, car je ramassais avec amour les petites plumes bleues
du braillard, afin de composer, pour une tendre fillette, un
collier d'Aztèque. Au demeurant, j'étais un fier grimaud, volon-
tiers querelleur et peigné comme un nid de pie. Je continuai
donc, en dépit des fables, à nommer ailes de geai les nuages fins
et blancs où naissent les beaux jours. Le temps est clair alors
comme un œil de serpent. L'étourneau pique le dos des bœufs.
Le roitelet échappe aux mailles du filet. J'attendais pourtant les
heures mortes et froides où le pinson fait son paquet, pendant
que l'abeille tire son loquet. Nous gagnions, le dimanche, l'au-
berge des Trois Moineaux. Le maître queux avait des cheveux
roux comme la première plume des calandres. Sa femme pro-
menait de table en table son cou de tortue. Tout ce qui tombait
dans mon assiette chatouilllait mon appétit. J'aimais l'huître en
écaille, la moule au gros caillou, le persil des escargots. Mon
oncle, au contraire, bien qu'il se plût à croquer la pie (c'est-à-
dire à ivrogner), se plaignait que le vin était de la roupie de
sansonnet et que le pâté d'anguille sentait la couleuvre. Aussi
bien l'hôtesse avait des bas en échelle de crapaud et elle était
troussée comme un limaçon qui va aux fraises. Je me moquais
du grogneur, et personne ne me pinçait le nez pour me faire
avaler. La bouteille volait. C'était pour moi un carnaval, et

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maia
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

mes jambes flageolaient un peu lorsque illuminé comme une


écrevisse, je sortais enfin du festin.
Mais, parmi tant d'expressions par lesquelles encore je mets
le nez dans le serpolet, comme Adam qu'on voit, sur les tapis-
series et dans les tableaux, désigner à la file les créatures du
Paradis, les tours, plutôt devinés que compris, dont j'ai le
moins perdu la mémoire se rapportent à la chosette.
Le guilleri, c'était vit d'enfant, et la cage à moineaux le
sexe d'en face. Dès qu'une fille avait une fois laissé le chat
aller au fromage, elle devenait aussi difficile à garder que l'est
une belette dans un pré. Quant aux veuves, privées d'exercice,
elles meurent du mal de la furette. En revanche, qui se garde
poulain se retrouve étalon et la chasteté du printemps pro-
longe la vigueur de l'automne, où le dos d'un cheval et le sein
d'une maîtresse restent délicieux, sans toutefois souffrir, comme
cet âne d'Henri VIII, d'un chardon sous la queue. Les paysans
tiennent que le lièvre est hermaphrodite; c'est que le clitoris
de la hase est aussi long qu'est la verge du mâle. Au surplus,
il arrive à la chèvre d'être bique et bouc, et à la poule de
chaucher la poule, bien qu'elle n'ait pas d'épingle à retirer
du jeu. J'avais observé, car le coït est public dans une ferme,
et les valets, dans le foin, copulaient les servantes, la tristesse
de l'homme qui a besogné, du cheval qui a sailli, de l'âne qui a
baudouiné, du chien qui a couvert, du pourceau qui a souillé,
du taureau qui a vétillé, du bélier qui a béliné. Le coq seul
affiche, après le congrès, une fierté encore impétueuse. La
compagnie perpétuelle des animaux domestiques fut pour moi,
dans ces temps-là, ce que dut être pour les Romains l'accoin-
tance des esclaves je jouissais de l'empire que ma faiblesse
avait sur leur force, mais leurs moeurs dégradaient les miennes
par une facile analogie. Le roi des bêtes ne se distinguait d'elles
que pour s'assujettir à leur exemple. Darwin est un maître
auquel il n'est que trop aisé d'obéir. Les paradis sont dange-
reux. Cependant j'y vivais, et le morveux que j'étais ne cher-
chait pas de poil à un oeuf.
Crou-Crou, l'un des serviteurs du château, avait mérité,
par ses pigeonneries, le sobriquet qui lui servait d'enseigne
pour attirer les femmes à son colombier. Il les cajolait, il les
chiffonnait, et la même fleurette, qu'à toutes il débitait leur
RUSTICITÉS

était pareillement douce comme la peau des taupes. Don Juan


n'a qu'une sorte d'esprit, et son dictionnaire est court, mais
il est clair comme le désir. Crou-Crou m'instruisait malgré lui.
Il s'imaginait qu'à mon âge on n'avait pas la clé du langage
figuré. Or, quand Hercule disait, dans l'herbe, à la soubrette,
qu'un tas de paille jamais n'écrase une souris, je n'avais pas
besoin de Champollion pour deviner que la mignonne avait
peur d'une grande flûte dans une petite bouche. D'autres filles
avaient vu péter le loup sur la pierre de bois, et, maintes fois,
fait la culbute à la bergère. On nommait friquettes les plus
jeunes et les plus fringantes, dont les tétins pointaient comme
des linots. Il arrivait qu'une malheureuse ou une sotte fût
mordue par un serpent; l'enflure durait neuf mois, comme celle
des génisses. La noce quelquefois réparait le désordre; on
mangeait en famille le pain que l'inexperte avait laissé prendre
sur la fournée. Toute la parenté, grave et goguenarde, pro-
menait dans la cour ses gants jaunes, dont la couleur est celle
des crapauds morts d'amour. J'ajoute sur ce chapitre que, n'en
déplaise encore à La Fontaine, le crapaud, et non pas la gre-
nouille, se dilate. En revanche, lorsque, dans le cortège boutonné
des mariés, criait le cuir des souliers neufs, nous déclarions à
l'unisson que la petite troupe avait des grenouilles dans ses
chaussures. Heureux pourtant le jeune époux qui, sur la brune,
allait loger l'anguille sous roche (c'était empeser la chemise de
la dame, ou planter le mai, ou jouer à la fossette, ou pousser
le diable en enfer). L'enfance est méchante, et nous accom-
modions de toutes pièces, les baptisant vieilles forêts de mor-
pions, les personnes un peu cuites, mais tendres encore, qui
nous déniaisaient, sur le bord des mares, quand la feuille de
l'aune était comme l'oreille d'un rat. Quant aux fillettes pru-
dentes, qui avaient les jambes des abeilles et leur colère
inquiète, à peine se laissaient-elles voler des baisers, non sans
crier après coup au garçon qui restait sur son appétit
« Autant en emporte une mouche »
Voilà quelques pages du bestiaire où j'appris à lire et à
écrire. Ainsi va l'écureuil de branche en branche, le chevreau
de pousse en pousse, et Théocrite de feuille en feuille.

ROGER JUDRIN
CE QUI EST ÉCRIT

Pas besoin d'aller chercher les Chinois, les Romains, eux


aussi couvraient d'écriture leurs murailles, il n'est que de voir
celles de Pompéi. La graffitomanie, répandue dans toute l'Anti-
quité, a l'âge des cavernes les gravures rupestres témoignent
de l'abondance et de la richesse des journaux muraux préhisto-
riques.
On dira que ces gens-là manquaient de papier. Et de nous qui
appartenons précisément à la civilisation du papier? et de ce
goût du graphignage qui ne s'est jamais si bien porté?
En sont les traditionnels manifestants les prisonniers (ça se
comprend), les écoliers, les soldats et les députés (sur leurs
pupitres et dans les cabinets), les aliénés et les doctrinaires
(devises, sentences, maximes, proclamations), les puissants et
les amants (sur les vitres de leurs palais, le tronc des arbres ou
le marbre de leurs tombeaux), les pèlerins, religieux ou non
(touristes) ce qui fait pas mal de monde négligent des
écriteaux « Il est interdit de dégrader et de salir les édifices
publics par des inscriptions, signes et dessins quelconques»
les mauvaises langues (Marie-Chantal est une dinde), les
érotiques maladroits et les propagandistes politiques, tous les
farceurs en herbe (Merde pour celui qui le lira. ou charité
bien ordonnée commence par soi-même) et, chose curieuse ou
pas, des écrivains. On cite toujours en tête Byron, graveur-né
(de son nom exclusivement) Rousseau, gribouilleur des rochers
d'Ermenonville; Victor Hugo (il écrivait partout et sur tout)
Benserade qui tapissait de ses vers les murs de sa maison
champêtre de Gentilly; et Restif de La Bretonne. Lui, c'était un
spécialiste, il s'était fait forger un poinçon spécial pour opérer
plus à l'aise en son lieu de prédilection, l'île Saint-Louis.
Stendhal, plus modeste, se contentait de l'intérieur de la cein-
ture de son pantalon.
Les graffiti, a-t-on dit, sont les tatouages des murailles. Bon;
que veulent les tatouages? Et aussi les niurs sont les papiers
des fous. Que disent les fous?
CE QUI EST ÉCRIT

A peu près ce que taisent ceux qui ne sont pas fous. A savoir
que, personne, au fond, ne se console de n'être pas Louis XIV.
Les fous seuls, certains du moins, ayant la compensation de se
prendre pour. Car enfin, déclarer, affirmer, monologuer, majus-
culiser, marquer publiquement ses goûts et ses idées, les mettre
sous tous les yeux, tenter de les planter dans les esprits, quoi
de plus autoritaire? Au reste, les écrivains font preuve du
même culot. Qui sont-ils sinon des graphigneurs qui ont
dépassé le mur, et leur humble confrère avec son bout de craie
ou son crayon marqueur un écrivain rentré qui cherche à en
sortir. La paroi choisie lui prête son importance (la porte du
Palais de Justice l'emportant évidemment sur la balustrade
du cirque) et, par voie de conséquence, l'audace de la « dégra-
der ». De même que la matière de poids (bois, pierre, métal)
présente l'avantage sur le papier si périssable d'assurer la
durée, du moins une certaine durée, l'exposition, tentative
de séduction permanente, de persuasion, est un moyen de
lutte contre l'indifférence et l'oubli. La phrase qui traque les
regards, racole le passant, en fait un lecteur obligatoire, c'est
le cri de guerre de la publicité (en anglais slogan).
De toute façon, la patience des graffitomanes est admirable.
Leur application aussi. Il semble que la difficulté, loin de les
rebuter, les stimule. Qui consentirait, de nos jours, à faire
des pages d'écriture? Or, pour les besoins de la cause, on
devient couramment calligraphe; mieux encore, capitalettriste.
Ce qui a une signifiance supplémentaire nostalgie de la
fameuse lettre moulée, de la consécration typographique. Ecrire
en caractères d'affiche, c'est presque le droit à l'affichage;
l'imitation de l'imprimé, de l'affichisme provocant et rancunier.
A voir tant de capitalettristes de trottoirs et de murailles, on
peut faire le compte des amours-propres malades.
Tout ça ne nous sort pas de l'histoire Louis XIV; la plus
simple. Ce serait simple, en effet, si les scripteurs publics
signaient. Or, ils s'en gardent bien. Sans doute, ont-ils besoin
de la liberté et de la sécurité que l'anonymat assure à qui
veut, sans risques, soulager son cœur ou sa tête. Car, il s'agit
généralement de scandale et de défi, ces instruments de ven-
geance amoureuse ou sociale (comme dans les monologues
d'ivrognes). Aussi est-ce bien pour l'authenticité du ton si
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tant est que l'agressivité et la vigueur verbales soient des


gestes tout à fait sincères que Victor Hugo, graffitomane
lui-même, appréciait la graphorrhée des rues. Il a fourré
son œuvre de citations de graffiti comme les meilleurs témoi-
gnages de cette vox populi à laquelle, par ailleurs, il prêtait
si volontiers la sienne.

Glissons aux tatouages. Ce sont des journaux intimes. Ils


commémorent, confirment, sacralisent, emblématiquement et
à l'aide de légendes bien senties, événements marquants dans
la vie du sujet ou sentiment obsessionnel. Comme les inscrip-
tions ce sont des agendas à grande puissance. Ils ont mission
d'assurer la pérennité et la rigueur d'un idéal, d'un regret,
d'une fierté, d'une conviction, amour ou haine (c'est la même
chose), d'une résolution, d'un anathème. Le tatouage, c'est le
cilice un ordre et un rappel en cas d'abandon ou de défail-
lance, le moyen de rafraîchir à tout instant la mémoire et
de la resensibiliser. L'inscription joue le même rôle, dans bien
des cas. Rousseau, Restif de La Bretonne, Dominique, le héros
d'Eugène Fromentin, venaient relire les plaintes qu'ils avaient
tracées dans le bois ou la pierre pour se faire pleurer. Dans
tous les cas, il s'agit bien de piquer, de secouer, d'empêcher
soi et les autres de s'endormir et d'oublier.

Le système s'applique également à Dieu. Aussi répétée que


soit la psalmodie, aussi grande la ferveur, il semble que la
voix paraisse insuffisante, la proie des vents. Tous les croyants
du monde (à commencer par les premiers chrétiens dans les
couloirs des catacombes) couvrent les murs des sanctuaires de
leurs sollicitations et de leurs actions de grâces (pour se mettre
dans les bonnes grâces). Ils écrivent au Père. C'est l'éternelle
lettre au Père Noël. Il est préférable d'écrire, selon la formule
consacrée. Suppliez saint Antoine toute la sainte journée, tant
que vous n'aurez pas obtenu satisfaction, rien ne vous assure
qu'il entende ou le veuille; alors qu'écrire en caractères bien
lisibles rendez-moi mon parapluie sur le socle de sa statue est
une autre affaire. Comme de porter sur son dos marche ou
crève, enfant du malheur, né sous une mauvaise étoile. Le
destin ainsi mis en cause, au pied du mur, honteux et
déconfit, se verra obligé de changer un peu de méthode. Ce
chantage métaphysique, qui est la base des relations terre-

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CE QUI EST ÉCRIT

ciel, se matérialise dans la chose écrite et sa mise en vue.


Car l'écriture est un dessin, un tableau, aussi abstrait soit-il.
A l'aide de signes, on trace le portrait d'une idée, on en
donne l'image elle a la force d'une représentation. En gravant
au canif son merdeà Dieu sur le dossier d'un banc du jardin
public de Charleville, Rimbaud s'apparentait au moindre éroto-
mane primaire capable de ressentir, par la pensée, l'effet
produit, par la vue ou la lecture, sur autrui. Le scandale, qui
est un brusque étalement au grand jour, procure des plaisirs
solitaires. Voilà qui peut faire partie des raisons de l'écrivain,
entre autres.

Projection de la pensée, la phrase écrite est une marque; son


auteur, bien sûr, la souhaite de feu. Tous les appels à l'ima-
gination, à son pouvoir, réclamant le pouvoir pour elle, ne
prouvent pas que l'on en possède; bien au contraire. Cela
fait partie des vœux et des prières avec l'espoir que de les
prononcer, mieux encore de les écrire, fera naître le don
(tant envié), par miracle, sans doute.
« La révolution qui commence remettra en cause non seule-
ment la société capitaliste mais la société industrielle.»
« La culture vous aura de toute façon.»
« Quand le dernier sociologue aura été étranglé avec le
boyau du dernier bureaucrate, les étudiants seront libérés.»
Cette abondance de futurs est significative. Ce sont les futurs
des poètes et des prophètes, des futurs d'incantation. Tracés
en pleine muraille, ils bénéficient de la croyance mystique en
la présence réelle qui habite toute figuration, du fait que l'on
peut se trouver face à face avec elle.
Ce qui est écrit, sorti et détaché de vous commence ainsi une
existence propre, va son chemin. C'est un secret éclatant
auquel on a laissé toutes ses chances magiques. Les mots
jettent un sort. Obscurément tous les graffitomanes le savent
qui lancent leurs inscriptions comme des bouteilles à la mer,
confiant à la destinée le soin de leur découverte et de leur
action. Ce qui est écrit marche sur les eaux.

ELISABETH PORQUEROL
CHRONIQUES

CONSOMMATION ET CONTESTATION

Toute frémissante encore de sa Grande Peur de juin, notre


société introuvable se précipite, avec l'appétit que l'on sait,
sur les diagnostics, profils, exégèses et autres contes hâtive-
ment confectionnés par ses gargotiers habituels. A la contes-
tation de la consommation, elle réagit comme elle se devait,
par la consommation de la contestation. Mais quelque chose,
des miettes qui sont autant de germes, quelque chose échappe
cette fois au festin de la comtesse Fritouille. Quelque chose
qui ne fut pas écrit mais inscrit, en charbonneuses évidences,
sur les murs blancs de notre bonne conscience. Quelque chose
qui ne fut pas écrit mais proféré, naïvement, grotesquement,
superbement, et dont ni les ravalements ni les asphaltages ne
guériront de sitôt les mémoires. Bref, l'inconsommable, l'inco-
mestible, c'est-à-dire, incarné ou mimé, lucide ou délirant, le
vécu. De quoi redonner confiance à ceux-là mêmes, écrivains
ou écrivants, qui se réunissaient naguère à la Mutualité pour
y confronter leurs doutes. « Que peut la littérature ?» Nous
connaissons aujourd'hui la réponse être prise à la lettre.
Non que mai soit arrivé par la faute à Arrabal ou par celle
à Pérec. Il n'y a que des journalistes ou des procureurs de la
République pour décrire ainsi les rapports de la littérature
avec l'histoire. La commune étudiante ne s'occupe pas des
livres elle leur préfère les pavés. Mais elle a lu, et pas seu-
lement Marx ou Mao. Elle a lu dans le désordre et dans la
confusion; elle a plus souvent feuilleté que lu et moins souvent
CONSOMMATION ET CONTESTATION

lu qu'entendu; elle a découvert Eluard dans Alphaville et


Lautréamont dans Week-end. Lecture sauvage préparant une
action sauvage. « Toute tentative pour capturer de nouveau le
grand Refus dans le langage littéraire sera fatalement absorbée
par ce qu'elle réfute 1.Marcuse n'avait pas prévu ces lecteurs
d'un nouveau genre, livrés à eux-mêmes par la bienheureuse
incurie de tout un système d'enseignement et grappillant, au
gré des présentoirs et des strapontins, les mots qui nourriront
leur révolte, ces pauvres mots que l'on croyait à jamais anes-
thésiés et qui, de toute leur violence retrouvée, s'évadent enfin
des bibliothèques pour descendre dans la rue.
« Que peut la littérature ?Un printemps nous l'aura
prouvé ce que peuvent ses lecteurs. Ce n'est point Rousseau
.qui fait la Révolution, c'est la Révolution qui fait Rousseau.
Mais il lui avait appris à parler, comme il avait disposé le
monde à l'entendre. Qu'ils les ignorent ou qu'ils les renient,
des œuvres ont porté jusqu'à nous la parole des contestataires,
les unes en lui fournissant directement ses moyens d'expression,
les autres, toutes les autres, en établissant d'elle à nous cette
sorte de complicité presque organique, cet accord immédiat,
spontané, sur quoi s'est fondée sa force. Aux sociologues et
aux historiens de dresser l'inventaire et de décider, s'ils le
peuvent, quelle écriture forgea le langage, quelle fiction façonna
les arguments de mai. Tel n'est point mon propos. Je choisirai,
j'avais déjà choisi de marquer à partir de quelques exemples
récents l'apparition ou la résurgence, chez ceux de nos roman-
ciers, si divers soient-ils, qui instruisent ouvertement le procès
de la consommation, d'un certain style de la contestation.

Parue en 1967, L'Addition ou l'Odyssée d'un Techno-bu-


reaucrate2 prétend relever d'un genre bien défini, celui, si cher
à Scarron, de l'épopée burlesque. Antoine Boursin, le héros
de Lionel Chouchon, a su accéder à la dignité enviée de Chef
de Produit. Inventeur-concepteur-promoteur d'une géniale
pâtée pour chiens, il se considère comme un homme heureux

1. L'Homme unidimensionnel, éd. de Minuit, p. 94.


2. Denoël.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

son appartement, sa voiture, sa femme et ses enfants sont là


pour l'en convaincre. Mais une menace, l'arrivée dans Ithaque
d'un jeune diplômé aux dents longues, un hasard, une confi-
dence de Télémaque à la table familiale vont précipiter la perte
d'Ulysse. Racontez la journée de votre père à son bureau
tout émoustillé par le sujet de narration qu'a traité son fils,
M. SOP entreprend, à la fois pour se divertir et pour se
rassurer, de consigner sa vie, sa vie présente, sa vie telle
quelle dans un cahier. Fatal projet. L'écriture fait prendre
peu à peu conscience à l'aveugle Boursin de la situation pré-
caire qui est la sienne. Par le regard, par le recul qu'elle pose
et qu'elle impose, elle introduit, dans l'univers proprement
unidimensionnel où il se mouvait, comme une autre dimension
qui en fait saillir l'insupportable absurdité. L'épopée tourne
à la tragédie. De catastrophes subies en catastrophes provo-
quées, Boursin perdra son poste et, appartement, famille,
voiture, tout ce qui en dépend. Il ne lui restera plus, après
s'être vengé de la société par un meurtre exemplaire, qu'à
se jouer lui-même aux dés dans un café.
On mesure l'intérêt du livre mais aussi les raisons de son
échec. Entre la satire bouffonne d'une société et la peinture
pathétique d'une déchéance, l'auteur n'a pas su trancher. Cela
commence comme du Marcel Aymé, se continue comme du
Mack Sennett et se termine comme La Porteuse de Pain. La

parabole de l'écriture achève de tout brouiller était-il donc


indispensable de répéter avec un Chef de Produit l'exploit si
brillamment accompli par Gide avec des faux-monnayeurs?
L'incertitude du sujet se reflète dans le personnage, tantôt
franchement ridicule, tantôt presque grandiose, d'Antoine
Boursin. Encombrant personnage. Sa verve amère et geignarde
finit par exaspérer s'il n'avait rien à dire, pourquoi l'avoir
tant fait parler? Autant de défaillances qui tiennent à la
conception même de l'œuvre et qu'aggravent, au lieu de les
dissimuler, des jongleries qui n'étonneront que les naïfs. Avec
une indiscrète virtuosité, l'auteur joue, comme dans un très
ordinaire roman de la Série Noire, de tous les artifices narra-
tifs et typographiques. On regrettera d'autant plus cette
intempérance qu'un certain nombre d'épisodes, comme celui
du lancement de SIP, tiennent et au-delà, par la justicière
CONSOMMATION ET CONTESTATION

jubilation qui les soulève, les promesses du sous-titre. Le titre,


hélas, a tout gâché.
Sur un thème assez voisin, Simone de Beauvoir s'est bien
gardée d'additionner, au risque de les annuler, intentions et
procédés. Ce qui frappe dans Les Belles Images, datées elles
aussi de 1967 c'est l'économie des moyens, c'est la sobriété
du trait. Où Chouchon étire interminablement les tonitruants
soliloques de son faire-valoir, Simone de Beauvoir se contente
de suggérer, par des notations précises, par des silences ou
comme l'on dit en musique par des « soupirs» opportuns, le
secret désarroi d'un être. Non qu'elle cherche à nous émou-
voir Laurence vit, Laurence existe, mais grâce à l'alternance
soigneusement concertée du monologue intérieur et du récit
objectif, la romancière maintient son héroïne comme à distance
du lecteur. Ce qui nous signifie d'avoir à comprendre plutôt
qu'à compatir et nous contraint à la plus grande attention. En
même temps que Laurence, avant Laurence à qui manquent
les mots (d'où Boursin les tenait-il?) pour exprimer distinc-
tement ce qu'elle ressent, nous percevrons les symptômes, nous
assisterons à la genèse d'une crise qui bouleverse l'image, la
belle image que se fait de la réalité une jeune femme de
notre temps, sage, belle, inoffensive, inconsistante elle-même
comme une image. Dès la quatrième ligne du roman perce,
encore anonyme, une plainte « Qu'est-ce que les autres ont
que je n'ai pas?»Le malaise se complique, s'élargit, s'appro-
fondit jusqu'à ce qu'éclate, brutale comme un vomissement,
la révolte. Toujours la prise de conscience, toujours l'unidi-
mensionnel. Mais ce n'est plus chez Laurence, comme chez
Boursin, l'action plus ou moins préméditée du langage sur la
société, contrela société, qui provoque la rupture, c'est la
réaction viscérale au langage, contre le langage même de cette
société, un langage dont il devient de plus en plus évident,
au fil des épreuves ménagées par la romancière, qu'il n'est
qu'illusion, mensonge, alibi.
Ainsi trouve son lieu, sinon exactement son style, la contes-
tation. Sinon exactement son style, car le roman de Simone
de Beauvoir ne fait que reprendre, en les adaptant, des
schémas dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils ont, depuis
1. Gallimard.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vingt ans, considérablement vieilli. Sans exercer par elle-même


aucun pouvoir de contestation, la construction, toute classique,
c'est-à-dire toute dramatique dans son principe et dans sa
progression, se borne à servir les besoins un peu trop appa-
rents de la démonstration quoi de plus artificiel, dans un
roman qui joue sur la vraisemblance, que cette conjonction
d'une petite fille qui pleure, d'une mère qui s'effondre, d'un
mari qui s'interroge et d'un amant qui s'accroche? Mais l'arbi-
traire et le convenu de l'intrigue sont très heureusement
compensés par la sarcastique efficacité des dialogues, dans
lesquels et par lesquels le roman atteint enfin son véritable
objet. Dialogues naturels, familiers, mais d'une familiarité bien
suspecte et d'un naturel bien étrange. Tout cela sonne comme
du déjà entendu, sans que l'on puisse désigner telle expression
plutôt que telle autre, isoler telle phrase ou épingler tel mot.
Preuve qu'il ne s'agit point d'une photographie, mais, comme
déjà chez Proust, d'une radiographie. Dufrène, Jean-Charles,
Lucien ou Gilbert parlent un langage qui ne leur appartient
pas en propre et dont Simone de Beauvoir, par un double
procédé d'abstraction et de concentration, réussit à faire appa-
raître les caractéristiques essentielles impératif et figé,
frivole et factice à l'image de son archétype, le langage
publicitaire.
C'est ce langage que Walter Lewino a choisi de mettre
directement en scène dans L'Eclat et la Blancheur 1, sur quoi
s'achèvera ce périple 1967. Plus d'affabulation, à peine un léger
fil et qui ne cache pas sa minceur comment se sont rencon-
trés, épousés, logés deux jeunes produits de la société de
consommation. Nous les découvrons dans le 4/5 p. s. de b.
conf. créd./lO ans où ils viennent d'emménager le temps d'un
retour en arrière, qui sera tout le « roman », et nous les
retrouverons dans le 4/5 p. s. de b. « On connaît la suite »,
conclut l'auteur la boucle langagière est bouclée. Point
d'aventures et point non plus de psychologie la parole est
aux mots. Les personnages, une contrepèterie, François Mayen,
et un sigle, Danièle Garap, sont entièrement faits, constitués,
verbe devenu chair, du langage qu'on leur parle et qu'ils
parlent à leur tour, langage-dieu, parole première, oracles et
1. Albin Michel.
CONSOMMATION ET CONTESTATION

prescriptions, Saintes Ecritures de notre siècle qui nous dictent


nos vêtements et nos sentiments, nos coïts et nos conduites.
Ces Ecritures, Walter Lewino s'interdit de les reconstituer
il les recopie, non par facilité mais par honnêteté, non par
désinvolture mais par respect. Systématiquement prospectés,
prospectus, magazines, manuels et best-sellers lui ont fourni
des matériaux qu'il a montés avec un art (car il subsiste
beaucoup d'art dans ce « pop' ») savoureux et savant. Il fau-
drait analyser, en termes de technique cinématographique, les
mille et une façons, coupures franches, fondus-enchaînés, dont
les citations ou comme dirait Aragon les collages s'insèrent
dans la trame d'un texte qui sert précisément à les dénoncer
comme« textes ». La fiction romanesque, ou du moins ce qui
en subsiste, permet la mise en contact et en contradiction per-
manente des deux types de langage analysés par Marcuse 1.
Du langage publicitaire à son contraire, ici représenté par le
langage littéraire, s'opèrent, sous l'apparente continuité du
récit, des inversions incessantes, des renversements inattendus
qui agissent comme le plus implacable des révélateurs. Dans
la même page et parfois dans la même phrase, pronoms et
modes changent de sens le « ilqui renvoyait à une per-
sonne se met à exalter un modèle; l'indicatif, fatigué
d'énoncer, prend soudain la valeur magique, autoritaire et
rituelle d'une incantation. Les effets sont irrésistibles. Para-
lysé chez Simone de Beauvoir par le poids de l'intrigue et des
caractères, le rire se déchaîne chez le délié, chez le virevoltant
Lewino rire gras, rire grave le rire même qui retentissait
dans Bouvard et Pécuchet.

Car c'est bien ce chef-d'œuvre à la fois célèbre et méconnu


qui se profile derrière L'Eclat et la Blancheur, mais auquel
font également songer, quoique de façon plus lointaine, Les
Belles Images et L'Addition. Comme s'il avait appartenu à
un écrivain du xix* siècle de définir ce style de la contestation
vers lequel tâtonnent encore nos contemporains. Stendhal
écrivait pour 1880; Flaubert aurait-il écrit pour 1968? Avec

1. Op. cit., chap. iv « L'univers du discours clos.


»
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

bonheur, avec fougue, Henri Lefebvre a célébré l'invention,


dans Bouvard et Pécuchet, de ce qu'il propose d'appeler le
cocasse. Autre nom pour l'« héneaurme », mais qui rend mieux
justice aux deux compères et à leur génial Mentor « Donc
vous n'étiez pas sots; piégés par les mots, trébuchant à tra-
vers les masques et les voiles, vous fîtes aussi votre petite
expérience 1.» Que les hauts plafonds, comme le remarque
Bouvard, ne sont pas toujours faits pour les grandes pensées.
Que les mots ne s'accordent pas toujours avec les choses.
Renonçant au lyrisme, à la morale, à la psychologie, renon-
çant aux complexités du récit et à la minutie des descriptions,
osant se dépouiller enfin de tout le bagage traditionnel du
romancier, Flaubert, dans son maître livre, nous a désigné la
cible et nous a tendu les armes. Il nous a montré comment
attaquer le langage par le langage, comment, par une certaine
rhétorique de l'accumulation, de l'accélération, des contrastes
et des raccourcis, ruiner par des mots la croyance d'une société
dans les mots qu'elle consomme. Avant Lewino, avant Simone
de Beauvoir, Flaubert avait décrit l'engluement dans le lan-
gage, dans des visions (le célèbre « ils se voyaient» qui
déroule déjà, dans L'Education sentimentale, ses rêveuses, ses
verbeuses litanies) qui sont autant de clichés qui sont autant
de mots. Lieux communs où s'assemble une société et que
rassemblent Simone de Beauvoir dans ses conversations-robots

et Walter Lewino dans ses revues de presse, dictionnaire des


idées reçues contre lequel s'irrite Chouchon au lieu de le
transcrire et dont Georges Pérec nous a donné sans doute, avec
Les Choses, le plus bel échantillon, lisse, poli, redoutable et
machiné comme ces objets sans âme qui nous possèdent. Dès
1957, Barthes avait rappelé que « la meilleure arme contre le
mythe, c'est peut-être de le mystifier à son tour2 ». Telle fut
la leçon de Flaubert. Tel était, avant mai, le « maisdes
romanciers.

JACQUES BERSANI

1. La Vie quotidienne dans le Monde moderne, Gallimard, coll. Idées,


p. 260.
2. Mythologies, éd. du Seuil, p. 243.
DE SARTRE À AUDIBERTI

Tout se passe comme si le théâtre faisait en France une


cure d'hibernation. Après le trouble des mois précédents, la
somnolence qui a gagné nos scènes ne fait que s'aggraver, et il
faut bien constater que l'imagination n'a jamais paru aussi loin
de « prendre le pouvoir ». Peut-être est-il naturel qu'en retom-
bant du rêve à la réalité, les esprits se trouvent dépaysés et
comme stupéfaits pour quelque temps; il n'est peut-être pas
impossible, non plus, que nous soyons entrés dans une période
d'attente, au bout de quoi les promesses de mai donneront
leurs premiers fruits, mais le fait est qu'on a du mal à retenir,
de ces dernières semaines, plus de trois ou quatre spectacles 1.
Et encore l'un d'eux nous vient-il de Tchécoslovaquie, tandis
qu'il faut aller à Lyon pour en voir un autre; quant au
T.N.P., il fait sa rentrée avec une pièce de Sartre vieille
de dix-sept ans, comme pour nous aider à évaluer le chemin
accompli depuis par le théâtre moderne.
A Lyon, d'abord, Marcel-Noël Maréchal a choisi une œuvre
inédite d'Audiberti pour étrenner son Théâtre du Huitième 2.
Adaptée par son auteur, non sans hâte, d'un roman qu'il avait
écrit en 1956 et dont il avait tiré en 1962 un scénario de film
à l'intention de Jacques Baratier, La Poupée n'est pas l'une
des meilleures pièces d'Audiberti, mais on l'y retrouve tout
entier, avec son goût de l'opéra baroque, son génie des images,
son rêve libertaire et cette obsession du dédoublement qu'il a
projetée dans tant de livres. A première vue, il s'agit ici
d'un sujet à résonances politiques dans une Amérique latine

1. Je parlerai de la Noce chez les petits-bourgeois, de Brecht, créé


à Chalon-sur-Saône, lorsque cette pièce sera présentée à Paris.
2. Une salle toute neuve, d'un millier de places, à l'architecture
traditionnelle, c'est-à-dire déjà surannée.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de carte postale, on s'agite dans l'ombre pour renverser la


dictature régnante; militaires, capitalistes, démocrates assoiffés
d'idéal, agents doubles et triples, femmes plus ou moins fatales,
les personnages surgissent comme par génération spontanée,
font naître des tourbillons d'événements contradictoires,
s'échangent, s'affrontent, s'annulent, dans un extraordinaire
remue-ménage. Et voici qu'un savant invente ce qu'il croit
être l'arme absolue de la liberté réussissant à dédoubler la
matière, il se réincarne dans une poupée, réplique exacte de
Marion Moren, la maîtresse du dictateur abhorré. Tel sera
le symbole de la révolution, l'image solaire de la nature, qui
ne saurait se confondre avec aucune faction ni exprimer
aucune idéologie les politiques se dévoreront entre eux comme
des caïmans et l'Histoire aux mille têtes éclatera de toutes
parts, réduisant les héros en fantoches, maquillant chacun
pour le transformer en son contraire, semant le mensonge et
l'imposture. Qu'un rebelle revête l'uniforme du dictateur, et
il n'en faut pas plus pour que son âme s'habille aux mêmes
couleurs que sa défroque et pour qu'une nouvelle farce com-
mence, aussi cruelle et monotone que la précédente, tandis que
meurt la Poupée, comme se brouille et s'efface un rêve. Elle
ressuscitera ailleurs, ou ici même, sous une autre figure, jus-
qu'à la fin des temps l'homme n'aura jamais fini d'assumer
complètement sa nature, ni de bâtir dans l'utopie, ni de rêver
à des mots qui livrent enfin tout ce qu'ils promettent.
Tout cela, Marcel-Noël Maréchal l'a intimement compris
il a, de longue date, établi un accord trop profond avec
l'univers d'Audiberti pour que les légers coups de pouce qu'il
donne à sa pièce réussissent à nous tromper. Quelques scènes,
en effet, font mine de donner à La Poupée une couleur de
mai et de nuancer son discours d'un peu plus de rouge qu'il
ne faudrait il n'y a pas de héros « positifs» ici, ni quoi
que ce soit qui se rattache à un jargon ou à une mythologie.
Réactionnaire, alors, Audiberti? Fadaise. Ce n'est pas à cette
aune qu'il faut mesurer un poète. La Poupée, plus nettement
encore que d'autres pièces d'Audiberti, s'apparente au genre
de l'opéra c'est une fête énorme, où il faut chercher la vérité
derrière le travesti et où le réel surgit du feu immense de la
parole. La mise en scène de Maréchal traduit exemplaire-
DE SARTRE À AUDIBERTI

ment cela, qui est l'essentiel expressionniste, si l'on veut, mais


d'un expressionnisme à la française, traversé de rire et ancré
dans une réalité tangible, elle transcrit la vision d'Audiberti
dans un tohu-bohu savamment orchestré, où le rêve prend
parfois une inoubliable consistance. Les décors de Jacques
Angéniol, dont le talent s'affirme ici décisivement, servent à
merveille le dessein de l'auteur ils animent joyeusement
l'espace scénique, objets et couleurs s'inscrivant dans la parti-
tion du texte plutôt que de lui apporter un commentaire plas-
tique. L'interprétation, enfin, est presque tout entière de pre-
mier ordre autour de Rita Renoir, fascinante Poupée, il faut
citer au moins Bernard Ballet et Jean Benguigui, qui figurent
désormais parmi les meilleurs comédiens de leur génération.
Si le théâtre d'Audiberti me semble rajeunir de jour en
jour et occuper une place de plus en plus importante dans le
répertoire moderne, celui de Jean-Paul Sartre a pris,chemin
faisant, quelques rides notoires. Non que je songe un instant
à nier l'intelligence, l'agilité et le savoir-faire éblouissant
qu'on remarque d'un bout à l'autre du Diable et le Bon Dieu,
mais enfin cette pièce appartient, par sa facture et par son
propos, à la tradition théâtrale de l'entre-deux-guerres, comme
celles d'Anouilh et de Montherlant ce n'est faire injure à
aucun de ces auteurs que de le constater. Ils font partie de
l'histoire de notre théâtre bien plus qu'ils ne participent à
l'élaboration d'une dramaturgie nouvelle. Ainsi, dans Le Diable
et le Bon Dieu, s'agit-il d'abord d'une escrime verbale, distri-
buée en affrontements alternés, en monologues et en mots
d'auteur, et d'une action qui épouse les soubresauts de ce qu'on
pourrait appeler un mélodrame métaphysique. Les personnages
sont solidement structurés, pourvus d'une armature psycholo-
gique cohérente, jetés dans une aventure aux déroulements
parfaitement logiques. Il serait peut-être injuste d'ajouter qu'ils
servent de supports à l'exposé d'une thèse, mais c'est tout
comme les trois actes développent une idée qui s'articule
en trois moments selon une dialectique bien connue, et c'est
l'éloquence, d'un bout à l'autre, qui prime. Le contraste n'en
est que plus violent, alors, entre cette forme traditionnelle et
la superbe âpreté de Sartre pourquoi s'étonner, dès lors, que
le public dit bourgeois « récupèredes oeuvres destinées à le
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

bafouer? La révolution passe d'abord par le langage, lorsqu'il


s'agit de théâtre La Cantatrice chauve aura dérangé plus de
monde que des dizaines de manifestes enflammés, et Comédie,
de Samuel Beckett, nous trouble plus profondément en cinq
minutes que Le Diable en trois heures et demie.
Cela dit, cette pièce, comme on sait, fourmille de répliques
percutantes; elle offre aux comédiens des scènes amples et
fortes, qui resteront dans les anthologies du théâtre et
qu'on jouera longtemps aux concours d'entrée des Conser-
vatoires de larges publics demeureront sans doute sen-
sibles à son langage, à son lyrisme et à l'étonnante virtuosité
qui s'y manifeste. La troupe du T.N.P., sous la direction de
Georges Wilson, a exploité avec talent toutes ces ressources
le style de la maison s'est parfaitement adapté au Diable
et le bon Dieu, dans un rythme soutenu et clair, et les
décors d'André Acquart ont, avec bonheur, effacé une bonne
partie du réalisme historique de la pièce. Au premier rang
des interprètes, François Périer nous a donné de Goetz une
image haute en couleurs et en nuances, Judith Magre a com-
posé une déchirante Catherine, Georges Wilson un Nasty plein
d'une savoureuse rugosité, et Alain Mottet, dans le rôle de
Heinrich, a trouvé un personnage à sa mesure, dont il traduit
très subtilement la complexité.

Grâce au Théâtre des Nations, nous avons eu la visite ce


mois-ci du Théâtre Za Branou de Prague, qui a pour direc-
teur Otomar Krejca et pour scénographe Josef Svoboda du
premier, nous connaissions une remarquable mise en scène
d'Hamlet faite à Bruxelles il y a quelques années; le second
est célèbre dans le monde entier, depuis qu'une exposition
itinérante a montré les maquettes de ses réalisations et révélé
ses idées sur l'art du décor dans le théâtre d'aujourd'hui.
Za Branou a présenté à Paris trois spectacles, dont j'ai vu
le premier Les Trois Sœurs, de Tchekhov. Sans aller jusqu'à
dire que la troupe praguoise ait renouvelé notre image du
grand dramaturge russe, elle a mis en relief, plus précisément
DE SARTRE À AUDIBERTI

qu'on n'a coutume de le faire en France, la sorte particulière


d'humour qui se mêle ici à la tragédie et éclairé, avec un art
très sûr, le lacis des rapports qui attachent chacun des per-
sonnages à tous les autres. S'il fallait à tout prix comparer,
je dirais que l'esprit de ce travail s'apparente plutôt à la mise
en scène d'André Barsacq (au Théâtre Hébertot, il y a trois
ou quatre ans) qu'à la tradition instaurée en France par les
Pitoëff et reprise par leur fils Sacha. Krejca n'a pri-
vilégié aucun rôle, mais donné tous ses soins à la reconsti-
tution d'une atmosphère sans « russifier» outre mesure, il
a stylisé le réalisme psychologique de Tchekhov, en renonçant
à souligner la détresse et l'angoisse des personnages; ces senti-
ments naissent ici avec spontanéité, sans le secours de nul huis
clos. D'où ce décor implanté dans une vaste aire scénique et
dépouillé de toute allusion misérabiliste. D'où aussi la sobriété
et le naturel de l'interprétation, toute en demi-teintes Maria
Tomasova (Macha), Jan Triska (Touzenbach), Boris Pro-
chazga (Koukiguine), Vaclav Neuzil (Verchinine) m'ont paru
particulièrement remarquables au milieu d'une compagnie
homogène.

Voici enfin, dans un registre mineur, deux actes de Murray


Schisgal, cet auteur américain au comique très personnel que
Le Tigre et Love nous avaient révélé récemment c'est une
fois de plus Laurent Terzieff qui le sert, avec une très fine
intelligence. Dans Fragments et dans Les Chinois 1, comme
dans les pièces précédentes, Schisgal s'en prend à l'imagerie
sociale et psychologique couramment adoptée par l'Américain
moyen dis-moi comment tu te rêves et je te dirai qui tu es.
L'humour renvoie ici constamment à la solitude et à un pathé-
tique qui, aussitôt, s'élude avec prestesse à peine le rire
est-il menacé de l'intérieur qu'il renaît et retrouve une assu-
rance fragile; c'est qu'il ne s'éloigne jamais de la réalité ni
ne se perd dans des arabesques gratuites. Il faut voir Domi-
nique Labourier, Pascale de Boysson, Marc Eyraud et Laurent
Terzieff détailler les cauchemars saugrenus de Murray Schis-
gal c'est un régal de haute saveur.
ROBERT AJ3IRACHEP

1. Au Vieux-Colombier.
CINÉMA LE FESTIVAL DE CARTHAGE

L'automne accordait à cette fin d'été sec une douceur qu'on


aurait ici aimée chargée de pluie. Mais pour qui arrivait de
l'Europe pourrie sous ses déluges éternels, c'était merveille que
le soleil et l'odeur des épices et des fruits. On écoute les
cigales dans Tunis même, entre deux films ou sur la plage
je pense à la jolie plage d'Amilcar défigurée par un hôtel
monstrueux la Tunisie est menacée par ce mal qui répand
un confort illusoire et détruit ses paysages sans vergogne. Près
de Bizerte, l'hôtel de la Corniche qu'heureusement on ne voit
pas trop s'aligne comme une rangée de machines à laver au
bord de la route. Didon, reine de Sarcelles. Pour quelques
réussites (le Fourati, à Hammamet, par exemple), que d'affli-
geantes horreurs! On ne peut contraindre un architecte à tra-
vailler en accord avec un paysage, avec ce qui appartient en
propre à un pays; mais on peut en choisir un autre. Cet aban-
don à ce qui vient de l'Occident ne gâte pas seulement l'urba-
nisme j'ai l'air de battre la campagne, mais j'en viens au second
festival de Carthage, à ces films africains et arabes qui furent
présentés en compétition'.
Mais l'emploi de ce terme ne s'autorise qu'en regard d'une
mise au point. Le déroulement et la conclusion des journées
de Carthage sont une leçon de salubrité dont les foires au

1. Biennales, les Journées cinématographiques internationales de Car-


thage se sont déroulées, pour la seconde fois, du 13 au 20 octobre 1968
à Tunis. Les films en « compétition» étaient présentés par les pays
suivants Algérie, Cameroun, Congo Kinshasa, Côte-d'Ivoire, Egypte,
Irak, Koweït, Liban, Maroc, Tchad, Tunisie (courts ou longs métrages).
CINÉMA LE FESTIVAL DE CARTHAGE

palmarès que sont devenus les festivals européens devraient


s'inspirer. A Cannes comme à Venise, à tous les coups l'on
gagne; le lion d'or est mangé par des mythes auxquels ne
croit plus pas même celui qui se dépense en intrigues de cou-
loirs pour obtenir un « Perchman de bronzeou la médaille
d'or de l'Habilleuse. Il s'agissait moins de compétition que
d'échanges et de rencontres, les échanges verbaux, au cours
des débats publics, fussent-ils parfois violents. Dans un avant-
propos au festival, le Secrétaire d'Etat aux Affaires cultu-
relles et à l'Information, M. Chedly Klibi, précisait des inten-
tions qui furent confirmées, et qui devraient demeurer la règle
« Nous avons cherché à favoriser une rencontre amicale, entre
la jeune génération qui, en Tunisie, au Maghreb ou en
Afrique, se passionne pour le cinéma en tant que mode
d'expression et instrument de communication, et un certain
nombre de leurs aînés qui, dans d'autres pays, se sont consa-
crés à cette nouvelle aventure de l'esprit, et en ont connu la
grandeur, les joies et aussi les périls. De cette rencontre, nous
espérons d'abord un dialogue. Un dialogue franc, lucide, sans
arrière-pensée. [.]Est-il un propos mieux indiqué pour rap-
procher les hommes et les peuples, leur faire parler le même
langage, leur donner ne serait-ce que pendant quelques
instants une même optique des choses, une même vision du
monde ?
»

S'il est une critique que l'on doive faire aux organisateurs,
comme on doit la faire aux participants, c'est une critique
qui a trait au choix des œuvres présentées. On discerne mal
quel critère a pu guider la commission responsable du pro-
gramme, ou quels objectifs s'étaient fixés les pays en compé-
tition. L'intérêt par trop inégal des films retenus et l'absence
de réalisation de premier plan ont parfaitement justifié la déci-
sion du jury il n'y a pas eu de Tanit d'or de décerné, ni
pour les longs métrages ni pour les courts métrages. Si on
peut vivement regretter la carence des chefs-d'œuvre, on peut
applaudir un jury qui s'est refusé à galvauder ses distinctions,
a conservé aux Journées de Carthage leur vocation aux ren-
contres ce rôle devrait être essentiel au cinéma africain comme
au cinéma arabe puisque Tunis leur offre une plate-forme qui
leur permet d'être mieux connus et de se mieux connaître.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Les réserves qu'on est appelé à faire quant à la sélection


des films interdisent de tirer de ces Journées des conclusions
hâtives il faut en effet souhaiter que le cinéma marocain
ne soit pas tout entier à l'image de Vaincre pour vivre, de
Mohammed Tazi et Ahmed Mesnaoui, complaisante histoire
d'un play-boy de grande consommation. La rengaine à succès
et les belles voitures vont-elles faire du jeune cinéma arabe
ce à quoi la danse du ventre et le mélo ont réduit le cinéma
égyptien ou libanais? Vingt-cinq ans de pellicule poisseuse d'un
miel fait pour attraper les mouches. Si l'Egypte a présenté,
avec Le Facteur, de Hussein Kamal, un film honnête, qui
s'efforce de dépasser, par instants, l'anecdote et les conven-
tions du récit, Le Muet et l'Amour, d'Alfred Bahri (Liban), ne
nous a fait grâce d'aucun poncif. La médiocrité du cinéma
libanais tient-elle uniquement à la rapacité proverbiale de ses
producteurs? On finit par en douter, mais il n'en est pas moins
vrai que les deux pays où l'art cinématographique demeure
aux mains des industriels du commerce (les producteurs et
les distributeurs) les plus fermés à toute recherche qui ne soit
pas immédiatement rentable, sont des pays où l'expression
cinématographique est qualitativement nulle. Mais il serait
intéressant de connaître, dans l'ensemble des pays africains
et arabes, quelle est l'implantation des ciné-clubs, dont le déve-
loppement et l'activité en Tunisie sont particulièrement remar-
quables (plus de soixante-dix centres en 1968, regroupés en
fédération). Cela témoigne d'une curiosité pour l'art cinéma-
tographique dont il faut se féliciter, et autant qu'on puisse en
juger à partir des deux œuvres, très différentes (opposées
même, dans leur conception et dans leur écriture) présentées
par les Tunisiens à Carthage, le jeune cinéma tend à traduire
des réalités nationales. Le Rebelle, d'Omar Khlifi, est une
sorte de western auquel on a reproché sa lenteur ce qui est
oublier ou méconnaître la démarche du récit arabe. Utilisation
habile d'un folklore historique, Le Rebelle ne manque pas
de qualités, sans atteindre cependant à une expression visuelle
originale. Cette originalité est ce qu'ont recherché, à l'excès
cette fois, le réalisateur et le scénariste de Mokhtar, sans possé-
der ni les moyens techniques ni la maîtrise de la réalisation
(la bande son est parfois si mauvaise qu'on pouvait se deman-
CINÉMA LE FESTIVAL DE CARTHAGE

der si les dialogues n'avaient pas été tatifiés 1 et rendus inau-


dibles pour s'intégrer davantage à cette reconstitution de la
vie d'un jeune écrivain sous la forme d'un « dossier frag-
mentéoù viennent s'emboîter plusieurs histoires.). Ce film
mis en scène par Sadok ben Aïcha était ambitieux et méritait
par là même d'être remarqué. En dépit de son montage incer-
tain, de ses images grises, et d'une bande sonore défaillante,
Mokhtar est peut-être, si l'on se place au point de vue arabe,
une date importante dans le jeune cinéma maghrébin en lui
décernant le troisième prix, le jury a sans aucun doute tenu
à manifester son soutien à une volonté d'expression neuve à
partir de thèmes et de problèmes particuliers à une nation ou
à un peuple. Le cinéma tunisien n'a pas encore d'histoire; il
est logique qu'un essai, tel celui de Sadok ben Aïssa, se ressente
des maîtres que le réalisateur s'est donnés il est logique que
ce film ait déconcerté le public; il est logique, si l'on se place
cette fois au point de vue de la critique européenne, de ne
voir dans Mokhtar qu'une tentative maladroite, en marge des
films occidentaux.

Pourtant, Mokhtar est avec les oeuvres présentées par l'Algé-


rie le seul témoignage d'une recherche non pas gratuite
comme Les Visages de la Nuit, ennuyeux et sophistiqué court
métrage du Koweït mais fondée sur une réalité immédiate,
qu'il faut exorciser, fût-ce par l'humour (Hassan Terro, de
Mohammed Lakhdar Hamina, est une sorte de Père tranquille,
film d'acteur, mais, avec ses plans psychologiques curieusement
aménagés, film ancré dans une plaie encore vive puisqu'il s'agit
de la guerre d'indépendance). Ou qu'il faut comprendre et
c'est le mérite de Sadok ben Aïssa de s'attacher à traiter,
même par le biais, ces faits de la vie arabe devenus essentiels
mutation d'une civilisation dans son équilibre économique et
ses rapports sociaux. C'est cela qui est important, c'est aussi
ce qui peut donner ses chances au cinéma arabe et africain
dans la mesure où il rejettera le miroir faux qu'est le cinéma
occidental on ne s'exprime pas dans un langage qui n'est
pas son langage.
Et parce qu'ils usent d'un langage qui leur est propre et

1. Des brides de phrases emportées par le vent des Vacances de


M. Hulol.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qu'ils maîtrisent la technique cinématographique, des auteurs


comme Ousmane Sembene ou Mohammed Lakhdar Hamina
(qu'il convient de connaître mieux que Le Vent des Aurès, film
majeur, que par le film présenté à Carthage, Hassan Terro 1,
dont l'ambition ne se situe pas au même niveau), atteignent à
ce pouvoir dans l'expression cinématographique qui ne se
traduit plus on peut écrire dès aujourd'hui que Le Mandat de
Sembene et Le Vent des Aurès de Lakhdar Hamina appar-
tiennent au cinéma universel.
Pour nous limiter aux oeuvres présentées en compétition
officielle, que l'Irak ait reçu, à défaut du premier prix non
décerné, le Tanit d'argent, peut se justifier par le fait que Le
Veilleur de Nuit de Khalil Chawki a su se préserver des faci-
lités du cinéma commercial moyen-oriental, et qu'il nous offre,
à partir d'un canevas au demeurant fort conventionnel, sobre-
ment mais efficacement mis en scène, un conte réaliste de la
vie des petites gens à Bagdad. Conte réaliste dans la mesure
où Khalil Chawki ne prend pas de recul par rapport à son
récit, où l'image demeure liée au discours mais on y trouve
justement parce que l'image y peut être allusive, et qu'elle
nous parle mieux qu'un dialogue en se laissant aller au
charme un peu désuet d'une très simple histoire, tout l'apport
d'un cinéma qui puise à la réalité. C'est dire combien l'ensei-
gnement, ou l'intérêt, reste pour nous anecdotique. Pour le
cinéma arabe, c'est un exemple à défendre contre l'abandon
libanais ou égyptien. La réussite brillante du Mandat2tient
sans doute au talent de Ousmane Sembene, mais ce talent s'est
nourri d'un fonds original pour le traiter d'une manière neuve
comme Mohammed Lakhdar Hamina, Sembene a le sens de
l'écriture visuelle. Ce sont les deux exceptions en marge de
ces rencontres de Carthage, mais le fait même qu'on puisse les
reconnaître apporte au cinéma africain et arabe la preuve de
son avenir possible. Parmi les courts métrages présentés,
quelques titres relevaient par leur qualité un ensemble assez
terne (La Médecine chez les Arabes, d'Antoine Mechahwar
1. Il n'est pas inintéressant de noter que les deux films de Lakhdar
Hamina ont eu l'Etat algérien pour producteur, et celui de ben Aissa
l'Etat tunisien.
2. Qui était présenté hors compétition, puisqu'il avait été primé à
Cannes.
CINÉMA LE FESTIVAL DE CARTHAGE

Liban; Retour en Agadir, de Mohammed Afifi Maroc).


Ce qui ajoutait à l'intérêt des Journées de Carthage, c'étaient
non seulement les débats publics ouverts à propos des films
présentés, mais encore, et surtout pour les spectateurs, les
rétrospectives et le programme de films diffusés par les salles
de Tunis pendant la durée du Festival, films hors compétition,
mais choisis avec beaucoup de discernement parmi les meil-
leurs productions internationales de l'année à titre d'exemple,
on pouvait voir à Tunis Les Sans-espoir, de Miklos Jancso;
Shakespeare Wallah, de James Ivory; Le Premier Maître, de
Kontchalovski; Dans la Chaleur de la Nuit, de Nerman Jerison,
et le très curieux, très neuf Socrate de Robert Lapoujade.
Du film de recherche comme le Socrate, au déjà classique
Jancso, Carthage célébrait le cinéma, et on oublie volontiers
pour la clôture du festival la présentation de l'Anna Karénine
d'Alexandre Zarkhi. Célébration qui avait été placée, en
quelque sorte, sous l'égide de Georges Sadoul, à la mémoire
de qui une émouvante exposition avait été consacrée. Souhai-
tons, à cette occasion, que les travaux de Georges Sadoul, qui
fut le premier historiographe du cinéma arabe, soient enfin
publiés en France et que, aux prochaines Journées internatio-
nales de Carthage, les arabes et les africains nous révèlent
les grands films que nous attendons et, parce qu'ils auront
su plier cette écriture technique qu'est le cinéma à ce qu'ils ont
d'éternel, nous rendront à notre émerveillement.

CLAUDE MICHEL CLUNY

N. B. La Médecine chez les Arabes, court métrage libanais primé


à Carthage, a sans doute été produit en application des « recomman-
dations » et suggestions déposées en conclusion de la 3" Table Ronde
Cinéma et Culture Arabes qui avait eu lieu à Beyrouth en 1964. Les
travaux de cette conférence ont été publiés avec le concours de
l'UNESCO (Beyrouth, 1965).
CHARLES MÜNCH

Au cours de leur première tournée aux Etats-Unis, les


musiciens de l'Orchestre de Paris auront connu leur plus
grande joie et ce qui pouvait leur arriver de plus douloureux
la joie de triompher dans un pays qui compte les meilleurs
ensembles du monde, la douleur de perdre celui qui était l'âme
de leur formation et qu'ils vénéraient à l'égal d'un grand
intercesseur, Charles Münch.
A soixante-dix-sept ans, cet artiste célèbre meurt d'une
mort foudroyante aussitôt après avoir dirigé un concert. On
songe à Molière expirant après une représentation du Malade
imaginaire. Rien de plus fascinant pour l'imagination poétique
que cette sortie brusquée. Münch entre dans la légende il est
mort comme il a vécu, dans un transport lyrique. On songe
à tous les romans, les scénarios de films, à toutes les pièces
de théâtre puisqu'on n'écrit plus d'épopées ni de ballades
héroïques que sa vie et sa mort exemplaires vont inspirer.
Il aurait pu diriger encore quelques années l'ensemble qu'il a
si amoureusement formé (Ansermet et Klemperer ont bien
dépassé les quatre-vingts ans !), mais il lui aurait fallu se
ménager, faire l'avare. Il a préféré la prodigalité, la désinvol-
ture, la mort seigneuriale. Le ciel l'a exaucé il n'aura pas
connu le déclin, la vieillesse qui s'appauvrit et qui tourne en
rond, la survie misérable.
Car il n'était pas un chef au sens habituel du terme, même
si l'on ne réduit pas le chef d'orchestre à un simple batteur
de mesure c'était un artiste inspiré qui dirigeait dans une
sorte d'état second, de médiumnité. Il s'identifiait avec ses
musiciens et ceux-ci, en retour, se confondaient avec lui. Ils
répondaient avec une générosité égale à la générosité de celui
CHARLES MÜNCH

qui les menait. Ce médium était aussi un magnétiseur qui


communiquait sa volonté par l'autorité de sa présence et par
l'enthousiasme qui le possédait. Il y avait dans les réussites
de Charles Münch avec les différents orchestres qu'il a pré-
sidés, celui du Conservatoire de 1936 à 1946, le Boston Sym-
phony Orchestra ensuite et pour finir l'admirable Orchestre
de Paris, quelque chose qui s'identifie à l'amour. Un orchestre
a beau être constitué d'une centaine d'hommes qui chacun
dans leur particulier réagissent en hommes, un orchestre en
tant qu'ensemble est animé d'une sensibilité féminine iladmire
pour aimer, il aime en admirant. Nul, mieux que Münch, n'a
su exciter une pareille passion. Il pouvait tout obtenir de ses
musiciens; aucune limite à leurs efforts, à leur désir de lui
plaire, de rivaliser avec lui dans l'amour de la musique. On
se souvient de ce que fut en octobre 1967 la révélation de
l'Orchestre de Paris jouant la Symphonie fantastique dirigée
par Charles Münch une découverte, une œuvre qui prenait
un sens nouveau. Outre Berlioz, c'est avec Roussel, Honegger,
Ravel, Dutilleux, Chausson et Jolivet que Münch entretenait
le plus d'affinités. On devine qu'avec une nature comme la
sienne il ne pouvait bien interpréter que ce qu'il aimait. Il
aimait les musiciens français de ce siècle et il les a fait aimer
aux Etats-Unis et dans le monde entier. Ambassadeur extra-
ordinaire, partout attendu, partout fêté, il aura beaucoup
contribué au rayonnement de l'art français.
Né à Strasbourg dans une famille de musiciens, Münch
réunit l'esprit de raison et la ferveur de l'enthousiasme. Il a
été premier violon au Gewandhaus de Leipzig à l'époque où
Furtwaengler en assurait les destinées. Ce fut pour lui un
excellent poste d'observation où il put examiner tous les
artistes qui venaient y diriger l'orchestre ou jouer en solistes,
analyser leurs techniques et leurs conceptions esthétiques et
les comparer aux siennes propres. On aurait tort de croire que
sa manière de diriger si personnelle, où l'intuition et la divi-
nation tenaient une si large part, ne fût pas fondée sur des
connaissances approfondies et un métier solide. Münch n'était
ni un improvisateur ni un mage confiant en son délire, mais
un homme qui dans le feu de l'exécution transcendait toute
technique.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

C'est dire combien il sera difficile de lui trouver un succes-


seur pour présider l'Orchestre de Paris. Serge Baudo, malgré
tous ses dons et sa maîtrise, ne possède pas un renom inter-
national. Georges Prêtre a signé des engagements qui le lient
pour longtemps. Il faudra songer à un chef étranger, bien que
le chauvinisme français répugne à ce qui se passe couramment
dans les pays anglo-saxons. Les noms de Lorin Maazel,
George Solti, Rafael Kubelik sont cités; eux non plus ne sont
pas libres dans l'immédiat. Boulez aurait tout le prestige
souhaitable, mais après sa prise de position envers le gouver-
nement actuel de la France, on voit mal comment il pourrait
accepter la proposition. On ne remplacera pas un Charles
Münch dont la personnalité était exceptionnelle, mais un autre
artiste fera autre chose, avec des moyens différents, et l'Or-
chestre de Paris acquerra une physionomie nouvelle.
Quant à nous, les admirateurs de Charles Münch, nous nous
souviendrons des soirs où, avec sa baguette fée, il dirigeait
la troisième symphonie de Roussel ou Daphnis et Chloé.

MARCEL SCHNEIDER
NOTES

LA POÉSIE

JEAN MALRIEU Le Nom secret suivi de La Vallée


des Rois. Introduction de Georges Mounin (Pierre
Jean Oswald).

La plus belle qualité de Jean Malrieu, c'est, je crois, la


fluidité de la phrase ou du vers. Le rythme assez égal, suivant
un mouvement comme naturel, tend à nous installer dans une
continuité que ferait perdre une mauvaise coupure, mais aussi
la soumission à un mètre régulier. La musicalité, par sa dou-
ceur, parce qu'elle fuit les contrastes, s'attache plus à la lumière
qu'à la couleur et vise à une transparence où toute limite
semble s'effacer Les journées sont si claires qu'on voit à
travers elles jusqu'à la nuit. L'aspiration vers une plénitude
paradisiaque (ainsi exprimée au niveau du langage) appelle
volontiers l'image de la demeure ou du jardin, lieu de ren-
contre Ici, c'est fête lieu de repos à la fois clos et
ouvert à l'hôte, au vent, à la rivière, à tout passant. De
même, l'instant vécu, bien qu'il nous enracine dans le parti-
culier, débouche sur l'universel Responsable un instant de la
totalité de la terre/ Garde l'eau pitre et le regard heureux.
C'est parce qu'il n'y a point ici de solitude, mais au
contraire une communication toujours retrouvée avec l'autre,
avec toute vie, que la leçon d'amour nous touche si vrai-
ment Et ce n'est pas ton sein que je tiens, mais la nuit,
toutes les nuits. La distance entre les êtres s'abolit. Voyons-y
la raison des libres associations réalisées, encore que,
parfois, elles nuisent à la cohérence interne du poème ou
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

fassent trop songer à Eluard ou à Breton, surtout dans Un


signe dans l'été qui m'a paru être la partie la plus ancienne.
Il arrive pourtant que certains raccourcis ainsi créés ou cer-
taines énumérations comme jaillies spontanément aient un
pouvoir suggestif rare, notamment dans la très belle suite
intitulée Fresque.
Ici, ce qui est rassemblé donne moins le sentiment d'une
totalité que celui d'une mutilation. La nuit menace toute
clarté, l'indigence, toute richesse. D'où un désir de tout saisir
(de tout réunir, précisément, dans le poème) dans une sorte
d'impatience qui est un gage de vigueur, et qui cepen-
dant ne saurait arracher aux choses leur secret. A pareil
inassouvissement, la flamme, le vent sont étroitement liés.
Faut-il conclure sur une réserve? Je regrette que dans
une oeuvre si généreuse, si propre à dire le bonheur et le
prix du bonheur, si riche en images bouleversantes, la réflexion
morale fasse parfois surface. En poésie, il me semble qu'il n'y
a de vérité que seconde, née de la création verbale elle-même
ou de ce qui, pour avoir été assez profondément ressenti,
lève dans les mots. Tels, entre autres, ces vers inoubliables
Le sommeil était couvert de marronniers et, tard, sur la
place, une charrette a crié laissant couler la mer par ses
ridelles.
PIERRE CHAPPUIS

MARC ALYN Nuit majeure (Flammarion).

Marc Alyn fut notre meilleur poète de vingt ans. C'était au


temps de l'absurde, du désarroi, du besoin de dire avec ferveur
et éloquence à quel point l'homme trouvait l'homme inaccep-
table. Le Temps des autres, Brûler le feu et les poèmes en
prose des Cruels divertissements avaient ainsi profité à la
fois des leçons de l'existentialisme et des premières inter-
rogations qui allaient mener à la fameuse « ère du soupçon»
chère à Nathalie Sarraute. Spontanément, Marc Alyn ajoutait
sa voix fraîche à ce concert d'inquiétudes; dix ans plus tard,
on peut encore relire ces textes, non sans se souvenir de
l'époque où ils ont été écrits, et à laquelle on découvre qu'ils
collent trop fidèlement. Marc Alyn a assez vite senti le danger;
dans Délébiles, en 1962, il se tournait vers un lyrisme
plus secret, plus amoureux de la forme, plus chantant aussi,

Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria


maia
NOTES

comme s'il eût aimé se placer sous les sonorités protectrices


de Lorca et de Bonnefoy.
Quel genre de poète est-il à trente ans? Nuit majeure
ne fournit qu'une réponse peu flatteuse, et qu'il faut espérer
provisoire. Le poème qui donne son titre au recueil,et qui en
occupe la première moitié, est un délayage de la pire venue
une sorte de méditation postsymboliste et évasivement néo-
grecque, qui n'a pas même l'excuse d'une forme impeccable;
il y est sans doute question, comme au temps de Leconte de
Lisle et de Fernand Gregh, de la légende de l'homme, replacée
dans d'obscures considérations sur la matière et l'antimatière.
Heureusement, les poèmes lapidaires, dans la seconde partie
du livre, donnent de la conscience en lutte avec elle-même et
le verbe des raccourcis plus convaincants. On sent là un élan,
un respect des mots, une nudité qui se fait efficace et belle

Au matin
Le f eu bleu attaque les métaux,
Les yeux, les mots amassés.

D'antiques poissons que l'ardoise enserre


Se surprennent à nager
Un peu
Dans l'épaisseur.

Ceux d'entre nous que visita le songe


Fourbissent, muets, leurs abîmes.

Cinq ou six petits poèmes de cette qualité ne suffisent pas à


justifier ce volume disparate. Marc Alyn s'était trouvé très
tôt. A présent, il se cherche.
ALAIN BOSQUET

LITTÉRATURE GENERALE ET ESSAIS

JOSEPH DELTEIL La Deltheillerie (Grasset).


Comme tant d'autres, à l'âge de l'éternel retour, Joseph
Delteil publie ses mémoires, enfin, quelque chose à sa façon
qui y ressemble, journal littérairo-personnel, une espèce de
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

post-scriptum de sa vie avec toutes les ruisselances hugo-


liennes, en plus soyons justes mathématiques.
Cette vie, il faut le reconnaître, n'est pas ordinaire un
fils de paysans pauvres (sa mère ne savait ni lire ni écrire),
premier de la classe, élève au séminaire (il aurait fait un
merveilleux évêque), modeste fonctionnaire de l'administration,
écrit un livre dans le vent de 1920, Sur le fleuve Amour,
tombe à pieds joints dans le plat surréaliste, rebondit, s'exploite
lui-même à fond (Choléra, Jeanne d'Arc, Don Juan), court
la fortune à la Rimbaud (son héros), Rimbaud adolescent et
Rimbaud du Harrar, sur les champs de course, et dans les
salons, gagne sur le front littéraire (rafle des cœurs Fémina),
devient l'Ecrivain à la mode, la coqueluche des gens huppés
pour employer les termes de l'époque que Delteil lui-même
respecte et perd tout ce qu'il avait financièrement gagné,
se retrouve épuisé de santé, est sauvé moins une, épouse une
miss comme il dit américaine, capitaine blanc de la
célèbre Revue nègre, et ça donne Caroline et Joseph qui s'en
vont bye-bye Paris pour se retrouver, trente années
durant, dans les garrigues à cinq kilomètres de Montpellier,
hors du circuit de la célébrité, en de longues retrouvailles avec
soi-même.

Pourquoi rompre le silence, pourquoi parler, pourquoi


remettre la main dans le sac, la boucle n'était-elle pas bouclée?
Il est bien possible que Delteil n'ait jamais cessé d'écrire
nous le saurons un jour en tout cas d'étinceler en quoti-
diennes deltheilleries. (L'explication du h est donnée à sa place
dans le livre.) Dans celle-ci, qu'il nous offre en manière de
bouquet, comme au feu d'artifice, prenez, prenez, ceci est mon
cœur, ceci est mon verbe, il ne nage pas absolument ce
serait au reste dommage dans l'originalité. Il n'échappe
pas, par exemple, aux tics de tout autobiographe son pays
est le plus beau du monde, papa devient Papa, le Père Eternel,
maman est Maman, la déesse Mère, évidemment, puisqu'il est
le petit Jésus, et la sœur, Marie, la vierge Marie, au moins,
Caroline est Ma Femme, et lui le sage paléolithique qui a
raison, comme tous les provinciaux, contre nous, Béotiens,
qui nous imaginons civilisés, de la Monstre Capitale (ah, vive-
ment la décentralisation, qu'on en finisse avec ces complexes
de colonisés), et de nous lancer un peu trop à la figure son
« bonheur» vindicatif. Banal. Mais il y a le curieux que le
Joseph de Pieusse, les années ont eu beau s'entasser et lui
blanchir le poil, n'en est pas encore revenu de son aventure.
NOTES

Il en est encore, comme au lendemain, éberlué. Et d'être ce


qu'il est, Delteil. Il semble qu'il ne s'y soit jamais fait. A cette
énormité, cette usine à delteillage, cette fastueuse possibilité
verbale qui habite un petit homme. On dirait qu'il écrit pour
tâter, pour voir si ça fonctionne encore, pour s'étonner lui-
même. Il s'écrit.
Nous partageons son ébahissement silhouette fluette, il a
été engrossé. Enceint toute sa vie. Il y a de la femme dans
le poète; il« porteselon l'expression de rigueur dans les
campagnes. Pauvre Joseph, voilà sa confidence, voilà ce qu'il
vient nous avouer entre le chien et loup de son existence
qu'il a été la proie d'une grâce. Innocent, certes. Pur comme
toute fille grosse; alourdi comme tous ceux sur qui tombe la
Grâce. Or, il est pieux, il croit en Dieu, enfin à tout ce que
ce mot facile recouvre.
On le pensait fini, disparu. Qui? Les analphabètes 69 qui
croient que le monde a commencé le jour où ils ont ramassé
dans la rue quelques blagues éculées du surréalisme; pas les
grands piliers du surréalisme.
Sautez, jeunes gens, sautez vite sur le Delteil, apprenez
votre catéchisme dans Choléra ou dans Saint Juan ou Jeanne
d'Arc, vous entendrez, peut-être, retentir en vous l'appel de
la foi littéraire. Et apprenez les dates Delteil est apparu
dix ans avant Céline; il est parti au moment où Céline arri-
vait. Tous deux avaient la voix, cela seul qui fait l'écrivain.
Au diable, le motif. Ecrire, c'est prendre et reprendre tout à
son compte, l'annexer, le naturaliser, le traduire en sa langue,
le mouler à son ton, c'est asservir le mot à sa propre règle,
c'est refaire le verbe, c'est faire sa loi du verbe. Rabelais trou-
vait trois pages d'adjectifs pour un seul mot. Le reste appar-
tient à tout le monde, puisque toutes les idées sont dans
l'air. Delteil est un des très rares écrivains dont on puisse
dire qu'il est. Il a tout delteillé en delteillade. Baroque, jugent
les historiens. Est toujours baroque qui suit son train, y met
tout dedans, se ferme au chemin commun, invente son écriture.

ELISABETH PORQUEROL
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

DENIS DE ROUGEMONT Journal d'une Époque


(1926-1946) (Gallimard).

La publication en un seul volume de ces journaux dispersés


ne devrait pas apparaître simplement comme un événement
littéraire, mais comme un acte politique. Il suffit de poser le
livre comme une grille sur les vingt ans d'histoire qu'il consi-
dère les décades les plus brûlantes de ce siècle pour
découvrir quelques-unes des idées-forces au nom desquelles les
hommes acceptent de mourir libres ou choisissent de vivre
opprimés. Conscience trop discrète de ce temps, Denis de Rou-
gemont n'aura eu pour n'être pas entendu que le mérite d'être
clairvoyant, c'est-à-dire prophétique et généreux, c'est-à-dire
utopique.
Ce grand promeneur érudit et sentimental proche de Valery
Larbaud et de Paul Morand n'a rien d'un dilettante. En
témoigne cette phrase écrite en 1932 « [.]la littérature
représentait déjà pour moi une manière de saisir des phéno-
mènes vécus aussi peu« littérairesque possible [.]et d'y
participer tout en les informant.Une immense culture et
une expérience personnelle irremplaçable l'ont mis en contact
avec des régions, des collectivités, des groupes sociaux très
divers nobles déchus d'Europe centrale, paysans d'une île
française de l'Atlantique, intellectuels et bourgeois allemands
confrontés à la naissance du nazisme. Pour s'être mêlé aux
hommes et les avoir écoutés, apôtre du mouvement « personna-
listedont Emmanuel Mounier fut, avec la revue Esprit,
l'âme ardente,« convaincu que la cité a pour but la personne »,
il a compris très tôt que le seul système à opposer au totali-
tarisme était « celui de la communauté, de l'interdépendance
des nations et régions qui s'appelle le fédéralisme ». Comment
la difficile gestation de la Communauté européenne s'achèvera-
t-elle ? Sans doute Denis de Rougemont va-t-il plus loin le
fédéralisme auquel il songe ne peut sauvegarder l'autonomie
de la personne humaine que s'il est fondé sur « une mystique
de la liberté ». C'est assez dire qu'il refuse toutes les aliéna-
tions et que sa praxis (« s'engager au lieu de s'indigner »)
a pour corollaire un effacement auquel l'écrivain ne peut céder
sans renoncer aux valeurs individuelles que son humanisme
voudrait finalement préserver. Cercle vicieux qui condamne
l'intellectuel à une réflexion sans fin.
Mais l'exercice de l'esprit n'est pas exclusif de la vie au
NOTES

monde. Il se nourrit dans les réunions publiques, dans les châ-


teaux souabes et dans les salons new-yorkais. Où qu'il soit,
Denis de Rougemont ne cessera de dénoncer la hautaine indif-
férence des clercs, l'abstraction de leur pensée, leur ignorance
profonde de ceux auxquels ils feignent d'être attachés. Quant
au recours à la solitude de « l'intellectuel en chômage », elle
apparaît, à travers l'expérience du dépouillement et de la fru-
galité, comme un moyen de retrouver auprès des habitants de
l'île une humanité plus proche des éléments et d'aiguiser à son
contact certaines des tentations de l'écrivain. Double insula-
rité qui enseigne « la permanente et vraie question [.]celle
des relations nécessaires entre l'esprit individuel, et l'espèce,
maîtresse du corps ». Lorsqu'il affrontera le combat, c'est-à-
dire l'opinion de ses chefs ou de ses pairs au moment de la
« montée des périls », lorsqu'il s'efforcera plus tard de substi-
tuer au chaos l'espérance d'une fraternité agissante, Denis de
Rougemont n'aura, semble-t-il, pas d'autredessein que celui
de trouver les passerelles d'une conciliation difficile, mais impé-
rieuse et toujours remise en question. En détestant la guerre
il voit trop bien que la paix n'est le plus souvent qu'un état
de terrible apathie, une terre simplement moins monstrueuse
que l'injustice qu'elle couve ou, pour parler net, « l'ignorance
satisfaite des injustices établies ».
La tentation est grande de schématiser l'univers de Denis
de Rougemont en prêtant à l'homme les deux profils que
l'écrivain a souvent offerts, l'un tourné vers son pays suisse
et l'autre vers le monde, celui-là attentif à sa vie privée et
celui-ci observant (pour l'infléchir, s'il le peut) la société de
son temps. Même si la réflexion politique et le souci normatif
l'emportent, le narrateur ne cesse pas d'exister pour son propre
compte, oserait-on dire. Sensible, volontiers romantique et par-
fois lyrique jusqu'à l'exaltation, il ne croit pas trahir la cause
qu'il défend en se prêtant aux sollicitations de l'instant, en
aimant l'Allemagne malgré Hitler, en jouissant du paysage
argentin malgré l'exil. Inlassablement, dans la sérénité ou dans
le trouble, il essaie de tenir la balance égale entre l'accom-
plissement de son propre destin et la recherche du bonheur
des hommes, tentation gœthéenne qui nous touche par ses
références à l'Histoire, celle du nazisme, du génocide, du mani-
chéisme totalitaire. Combat désespéré s'il ne permettait à l'écri-
vain d'affirmer les prérogatives de la personne décidée à
opposer l'esprit à la force, la liberté à l'oppression. « S'équi-
librer dans le chaos », telle est la sagesse qu'il assigne finale-
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ment à l'homme de ce temps. Proche d'un Roger Caillois et


soucieux comme lui de réduire le délire par la raison, Denis
de Rougemont appartient au petit groupe des intellectuels de
haut lignage. Beaucoup de ses livres sont épuisés, mais pour
reconsidérer leur auteur ce Journal d'une Epoque est un
document exemplaire.

GUY ROHOU

PAUL TILLICH Théologie de la Culture, traduit de


l'anglais par Jean-Paul Gabus et Jean-Marc Saint.
(« L'expérience intérieure », Editions Planète.)

Paul Tillich est, avec Karl Barth, une des plus singulières
figures de la théologie protestante contemporaine. Né en 1886,
fondateur à Berlin, après la première guerre, d'un mouvement
dit du socialisme religieux, il fut expulsé d'Allemagne en 1933
et passa aux Etats-Unis les trente dernières années de sa vie.
Théologie de la Culture n'est pas un ouvrage systématique
ni, pourrait-on dire, professionnel, mais, dans un simple et
cohérent recueil d'articles, comme une somme abrégée où la
pensée de l'auteur adopte sans doute à l'intention du lecteur
américain un tour didactique et presque vulgarisateur qui
déçoit d'abord quelque peu chez cet héritier de Schelling. Car,
ainsi que le note M. Gabus dans son introduction, « Tillich a
toujours voulu être en même temps philosophe et théologien ».
Mais on le voit aussi extrêmement impressionné par sa ren-
contre tardive avec le pragmatisme anglo-saxon, par ce souci
constant d'éprouver la spéculation dans ses prolongements pra-
tiques et, en sa double qualité d'Allemand et de philosophe
chrétien, effaré (comme si elle en était plutôt la conséquence)
par la négation hitlérienne d'un siècle et demi de pensée pure
et d'idéalismes.
Au reste, il n'est pas nécessaire qu'un philosophe soit obscur
pour nous convaincre de la gravité de son entreprise, et dans
l'aspect quelquefois sommaire ou hâtif de certaines grandes
synthèses de Tillich (qui, de saint Augustin à Freud, et de
Marx à Bergson, procède sous l'étendard de l'existentialisme
à un rassemblement vaguement tératologique), on trouvera non
seulement de la clarté, mais une hardiesse d'esprit assez réelle.
Même il semble que ces pages, d'où sont absents « le génie et
NOTES

le démon de la langue 1» qui emportent comme musicalement


l'Introduction à la Métaphysique, éclairent à leur façon la
recherche plus inquiète, plus abstraite et subtile de Heidegger,
là où elle se heurte à l'impensable de l'Etre, ou s'emploie à
penser l'aliénation de la technique.
Ainsi largement entendue, toute la philosophie existentielle,
athée ou non, récupère dans son angoisse et son désordre le
fonds proprement religieux dont la pensée chrétienne s'est
détournée, selon Tillich, à partir du thomisme. Car la vraie
religion n'est pas l'Autorité exclusive qui régirait les rapports
de l'homme avec Dieu, mais bien cette « dimension en profon-
deur de toutes les fonctions de la vie spirituelle, l'aspect de
profondeur de l'esprit humain dans sa totalité ». Autrement dit,
le sacré ne loge point par décret dans le giron des églises, ni
même dans la parole des Ecritures il est accessible par la voie
ontologique, non pas directement sans doute (et c'est là que
l'effort spéculatif de Tillich se sépare du mysticisme) mais
toujours comme errant au fond du manque essentiel qui hante
la pensée, l'art, l'affectivité profanes grâce à la médiation
des symboles de la religion, symboles nécessaires dont la défi-
nition permet au pasteur de modérer un peu l'audace du
philosophe.
Pris substantivement, les mots sacré, divin, rendent en vérité
mieux compte que ne ferait le mot Dieu des perspectives de
cette audace. Tillich lui-même dit l'Inconditionné, récusant
les plus majestueuses figures d'un Dieu-objet qui ne serait
plus en effet qu'« une chose parmi d'autres-», et jusqu'à « ce
concept presque blasphématoire de l'existence de Dieu.
L'athéisme, ajoute-t-il, est la vraie réponse religieuse et théolo-
gique à un tel concept ». Et plus loin, constatant que « la ter-
minologie athée du mysticisme est frappante, (qu') elle cherche
à aller au-delà de Dieu jusqu'à l'Inconditionné lui-même, en
transcendant toute détermination de Dieu en tant qu'objet
particulier. une religion authentique ne peut être pensée
sans un élément d'athéisme ».
Cette notion d'Inconditionné, qui n'est pas sans rapport avec
celle de l'Etre chez Heidegger, ni même, plus accidentellement,
avec certaines données de l'athéologie de Bataille tel est
le point où la réflexion théologique de Tillich, dans un sursaut
ultime de la foi pour se justifier, entre résolument dans l'aven-

1. De la langue allemande, précise Tillich, à propos justement de


Heidegger.

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maia
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ture et, sonnant malgré soi la mort de la théologie, ouvre peut-


être la voie à un retour authentique du sacré.

JACQUES RÉDA

RUDOLF BULTMANN Jésus, mythologie et démy-


thologisatioiz. Traduit de l'allemand par Florence
Freyss, Samuel Durand-Gasselin et Christian Payot.
(Le Seuil.)

Le Règne de Dieu n'est pas une loi universelle; on n'y


a droit ni à titre d'homme, ni à titre de Juif, car ce serait
fonder une prétention de l'homme sur Dieu n'y entrent que
ceux qui sont appelés par Dieu. Il n'est pas non plus affaire
individuelle Jésus ignore le tragique de l'homme, l'assujet-
tissement de l'âme divine au corps terrestre, sa purification
et sa libération par la dévotion. Le Règne de Dieu n'est pas
un domaine qui serait apparenté à ce qu'il y a de plus haut
dans l'homme et dans lequel l'âme pénétrerait au moyen
d'expériences spirituelles. Toute piété fondée sur l'expérience
lui est inconnue, car elle fonderait à nouveau une prétention
de l'homme sur Dieu, et notre comportement envers Dieu
serait alors une tentative d'élévation vers le divin.
C'est seulement ce que l'homme fait maintenant, qui lui
confère sa valeur. La mort n'est pas un accident qui, un
jour, mettrait fin au cours journalier de la vie elle est le
véritable futur que tout homme rencontre et qui le définit
dans son présent en le mettant en demeure de se décider.
L'homme qui intéresse Jésus, c'est l'homme placé devant la
décision par rapport à l'action future de Dieu. Jésus consi-
dère les actes de l'homme du point de vue de l'obéissance
à Dieu, mais il refuse l'obéissance formelle à une autorité
formelle toutes les pages de la Bible n'ont pas même valeur;
et il déteste l'attitude des gens dont l'obéissance constitue
une performance.
Jésus n'enseigne pas une éthique. L'éthique fait de l'homme
la mesure de l'action et le suppose assuré dans son existence.
Jésus voit l'homme dans une totale insécurité face à tout ce
qui le rencontre. L'homme ne dispose pas d'avance des possi-
bilités de faire ce qu'il faut. A l'instant de la décision, il ne
NOTES

peut s'appuyer sur aucun principe, sur aucune morale qui


le dispenserait de la responsabilité de sa décision; car chaque
instant de la décision est neuf. C'est pourquoi toute idée de
progrès est exclue.
L'homme n'a pas de temps pour l'ascèse; il ne s'agit pas
pour lui de fuir dans un au-delà du présent ou de la nature.
Toute représentation de Dieu comme une nature supérieure
est étrangère à Jésus. Tant que tu n'as pas compris que
ton présent est la dernière heure, ton idée de Dieu n'est qu'un
fantôme.

Tel est le livre que Rudolf Bultmann avait écrit dès 1926
et qu'il avait intitulé « Jésus ». Les éditeurs l'ont fait suivre
de cinq conférences prononcées en 1951 et dans lesquelles
Bultmann, mettant sa doctrine au goût du jour, semble s'excu-
ser d'avoir fait de l'existentialisme sans le savoir.

MICHEL LÉTURMY

ROMANS FRANÇAIS

MARIE-CLAIRE BLAIS Les Manuscrits de Pau-


line Archange (Grasset).

Véhémente et inspirée. Telle était la prose de cette jeune


Canadienne fortement influencée par le courant faulknérien de
la littérature. Son premier roman, Une Saison dans la Vie
d'Emmanuel, avait conquis la notoriété en recevant le prix
Médicis. Toute la critique attendait donc le second roman
pour savoir s'il s'agissait d'un heureux coup de dés littéraire
ou si un véritable écrivain s'était déclaré.
Ce récit confirme un talent, comme le dit la bande qui
entoure le livre. On retrouve ce ton abrupt et tourmenté,
délicat et mobile dans ses nuances, fougueux et tranchant dans
ses teintes, frémissant et nerveux dans son rythme, ce ton et
cette ambiance qui avaient frappé si fort les membres du jury
du Médicis. L'histoire de la petite Pauline (six ans environ)
s'impose par ses sanglots étranglés dans la rage, par ses ten-
dresses contenues, sa révolte contre la misère, la maladie et la
mort qui sont le lot de sa vie quotidienne. Entre les poubelles
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et les rats qui encombrent la ruelle qui conduit au domicile


familial (on n'oubliera pas cette salle à manger, où le linge
sèche au-dessus des bols) et les chemins venteux qui mènent
au pensionnat catholique, forteresse où règnent les femmes
noires qui punissent et étranglent la pleine liberté enfantine.
C'est entre ces deux mondes que Pauline connaîtra les mor-
sures du froid, les caresses du corps, les soirées brumeuses de
novembre qui rendent les doigts gourds, et les blessures de
l'amitié perdue (sa meilleure camarade de jeux couic sous
un autobus). Dans ce mélange dans cet extraordinaire
taudis de visions cruelles ou bouffonnes qui jaillissent
comme les détails d'un tableau de Franz Hals, une atmosphère
se tisse, qui tient son étonnante puissance d'un passé tyrannique
comme un cauchemar. C'est que Marie-Claire Biais, sans en
avoir l'air, ne se prend pas au piège du réalisme. La descrip-
tion et la psychologie, dans la même coulée, charrient les faits
et la mémoire, la tendresse et la sécheresse, la mélancolie et
les horreurs de la vie. La sensibilité a filtré le réel. Les person-
nages ont subi les surprenantes retouches de l'imagination. Le
livre tient entre ses pages des domaines hantés sans quoi le
roman n'est qu'un cerf-volant plié à terre.

JACQUES-PIERRE AMETTE

YAMBO OUOLOGUEM Le Devoir de Violence


(Seuil).

Yambo Ouologuem, jeune intellectuel noir il prépare


actuellement une thèse de doctorat de sociologie a mené
a bien ce que peu de ses compatriotes ont réussi trouver un
équilibre entre deux cultures et deux civilisations. Son œuvre
a dominé cette situation fausse tout au moins paradoxale.
Et le récit des souffrances de « la pauvre négraille », souf-
frances qui ne datent pas du xix* siècle colonialiste mais d'une
exploitation qui remonte au xi" siècle, entraîne le texte vers
la chronique plus que vers le roman.
Ouologuem prend la distance du conteur et l'éloquence
sobre d'un bon avocat pour plaider avec des équivoques
certes la cause et l'avenir des noirs. Après les longues
chaînes de crimes politiques, de luttes intestines qui se pour-
suivent aujourd'hui par des renversements de pouvoir et des
NOTES

juntes militaires qui se chassent les unes après les autres,


Yambo Ouologuem essaie de tracer les voies futures d'un
conflit qui relève de la dialectique épuisante du maître et de
l'esclave. C'est ainsi que le texte se termine par un dialogue
qui cerne au plus près le problème de la libération noire,
et que nous échappons, sur le plan stylistique, au réalisme.
Plus proche de la litanie que du paragraphe, mais plus
proche également d'une clarté bien française que d'une ori-
ginalité venant d'une mythologie de la négritude, l'écriture
ne cesse de jouer sur la corde raide. Tantôt le contre-point
de l'ironie. Tantôt l'élégie lyrique. Tantôt le détail cru et
la métaphore exotique. Tantôt la précision sèche, hautaine
parfois, d'un Froissart du Mali qui parle de massacres au
coupe-coupe avec une sérénité de politicien en jaquette. On
trouve dans ce curieux roman toutes les ambiguïtés d'une
Afrique de 1968. D'une Afrique embarrassée, en expectative,
en convulsions, avec son intelligentsia formée à l'européenne.
Ce livre se garde des schématismes. En dominant des thèmes
noirs (magie et érotisme surtout.) et une culture très fran-
çaise Ouologuem arrive à faire tenir son roman dans un équi-
libre qui constituerait, je crois, une exception à la règle plutôt
qu'un exemple. Une exception qui valait le prix Renaudot.

J.-P. A.

JEAN THIBAUDEAU Imagines la Nuit (Le Seuil).

Je ne sais plus quel cinéaste moderne confiait à un journa-


liste qui l'interrogeait sur son dernier film J'ai voulu cons-
truire un film en ne mettant que des scènes auxquelles je
tenais tout particulièrement. De là peut-être cet aspect frag-
mentaire qui ne manquera pas d'irriter certains spectateurs.
J'ai coupé toutes les transitions. Jean Thibaudeau, aussi, les
a coupées dans son roman Imaginez la Nuit. Et la belle
cohérence de la façade romanesque traditionnelle s'écroule.
Boum. Que reste-t-il? Des décombres, diront les méchantes
langues. C'est vrai mais certaines ruines sont plus belles
que certaines réfections. Il reste surtout un homme seul qui
se confronte, par le truchement de l'expérience littéraire, à
sa mythologie personnelle. Un homme qui se met à rêver,
à imaginer, à se souvenir, sans ordre et sans suite, mais non
sans cette harmonie qui révèle la petite musique de l'âme.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pour tout dire, Jean Thibaudeau se fait son cinéma. Un


cinéma sans raccords faux (qui nous mettraient tout de suite
sur les rails du roman traditionnel) mais plein de faux
raccords. Plus rien ne s'enchaîne. Ça va de travers comme les
chemins de traverse et ça coupe par mots et mémoires avec de
délicieux raccourcis. C'est le roman tout fou d'être lâché à
son propre délire; tout grisé de ne se soumettre qu'à ses
propres règles. Pas d'histoire donc. Le cinéma. Une suite de
séquences qui, tels des fragments d'un ver de terre coupé en
deux, n'en continuent pas moins à vivre leur vie avec une
saisissante originalité. Scènes indépendantes qui se suivent
sans forcément s'accorder. Nous sommes dans le roman atonal.
Les images, avec de curieux dérapages, vous filent sous les
yeux comme le Trans-Europ-Express. Images qui se figent
dans l'instantané d'une vitre. Personnages qui surgissent
immobiles ou fantomatiques. En groupes inquiétants, silencieux
comme une foule saisie devant un spectacle extraordinaire.
Fragments d'une marqueterie du moi. Cela tient du ballet des
derniers films felliniens. Même aspect visionnaire. Cela tient
du charme diaphane du Déjeuner sur l'herbe. Cela tient aussi,
parfois, du bruit et de la fureur d'une bande d'actualité sur
les récents événements tragiques de. (ici mettez le nom que
vous voulez). La mobilité du regard de Thibaudeau fige toutes
les scènes dans un ralenti fascinant. C'est que le jeu des
reprises, des travellings s'interrompant net au milieu d'une
phrase « accrochela réalité dans une suite de photographies
qui tenteraient de bouger. Naissance du mouvement, on assiste
à la naissance d'un romanesque franchement influencé par le
cinématographe. Mais l'écriture va où le cinéma ne va pas.
Dans les couches et les dessous de la personnalité. Cette explo-
ration des gouffres du « je» est menée par Thibaudeau avec
une habileté formelle très excitante. Avec, aussi et c'est une
surprise bien agréable une sensibilité délicate qui sait impo-
ser des vues particulières. A bien des faux beaux monuments
du roman traditionnel, Jean Thibaudeau oppose les contre-
jours, vifs et secrets, de ses histoires inachevées qui sont
comme autant de résonances du mot aux plus diverses solli-
citations.
J.-P. A.

Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria


maia
NOTES

Dominique PROY L'Envahie (Gallimard).


« Je suis à la recherche de mon style. Autant dire de mon
corps.Ainsi commence et se condamne à toujours recom-
mencer, à ne jamais que commencer, pages, esquisses, frag-
ments, l'immobile et ressassante, l'impossible et contradictoire
Odyssée d'une moderne Pénélope aux prises avec le langage.
Langage-objet dont elle attend matière, consistance et poids.
Langage-univers dont elle s'imagine que se constitue le monde,
qu'il est le monde lui-même se créant et nous créant, prenant
et donnant corps dans l'acte ou plutôt dans la passion d'écrire.
Mais qu'est-ce qu'un corps de mots, qu'est-ce que le corps des
mots, sinon l'évanescence et l'inachèvement, l'arbitraire et
l'abstraction mêmes? Voici Pénélope enfermée dans le langage,
brodant et débrodant, jouant et déjouant, raillant et déraillant.
Ecriture et désécriture. Une fille pour du vent. Une fille pour
du Vian. Les morceaux de bravoure, dialogues à la Tardieu,
monologues à la Desnos, glossaires à la Leiris se succèdent
et s'enchevêtrent avec une virtuosité suspecte, avec l'amère
allégresse de qui, désespérément, s'étourdit. Car il s'agit moins
d'une recherche que d'une fuite. Ce qu'essaye en vain de nous
masquer la tapisserie, c'est toute la médiocrité d'Ithaque, c'est
ce quotidien qu'analyse Lefebvre et que dénonce Godard, c'est
cette « journée inutileque nous avait déjà fait vivre, en
toute humilité, en toute efficacité, Jeanine Brégeon. Domi-
nique Proy se montre trop soucieuse encore de nous séduire
pour ne pas nous irriter ce « monsieurdont elle nous
affuble, ce balbutiement qu'elle s'autorise sont autant de mala-
dresses concertées pour nous circonvenir. La voix de Mar-
cienne-Martienne (quel besoin d'une aussi pesante allégorie?)
sonne parfois, puérile, écarquillée, recroquevillée, comme celle
d'une Françoise Sagan qui aurait enfin lu les bons auteurs.
Il reste que l'« envahie », malgré ses fables, ses faibles et ses
faiblesses, a su découvrir, pour le perdre ou pour s'y perdre,
le lieu, cette frontière ou ce « chemin» que hantent avec un
Le Clézio nos romanciers les plus neufs, à la jointure ou à la
fissure des mots et des choses. Prescience exemplaire. Insistante
promesse.
JACQUES BERSANI
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ROMANS ETRANGERS

Joseph SHERIDAN LE FANU Les Créatures du


Miroir, traduit de l'anglais par Michel Arnaud (Le
Terrain Vague).

Un petit singe noir, deux passants à la silhouette un soup-


çon trop maigre, au regard un soupçon trop sombre n'en
déplaise aux assoiffés de goules et de vampires, ce ne sont
point les créatures qui intéressent ici le conteur mais le miroir.
Sur les quatre « cas» que Sheridan Le Fanu feint d'avoir
choisis parmi les papiers d'un certain docteur Hesselius, grand-
père putatif du docteur Freud, aucun qui ne développe le
thème essentiel de la transparence, aucun qui ne mette en scène
un être dédoublé, dépossédé, contraint de refléter,« comme
dans un miroir », son propre destin. Peu importe que ce
destin soit de Dieu, du Diable ou de l'homme, peu importent
les appartenances et les apparences, si la seule apparition, réelle
ou imaginaire, de ce qui se mire en moi suffit à me signifier,
avec mon impuissance à ne pas voir, mon impuissance à ne
pas mourir. Il serait donc vain de se demander doctement si
telle ou telle de ces nouvelles relève ou non du genre fantas-
tique quelle que soit la nature des prétextes et des visages,
qu'il s'agisse de psychosomatique ou de pharmacologie, d'ecto-
plasmes ou d'aigrefins, c'est une même émotion qui nous retient,
et qu'il faut bien nommer tragique.
Cette émotion, qui donne au recueil sa véritable unité,
dépend tout entière de la rigueur mais aussi de la ruse avec
lesquelles le narrateur conduit son récit. Progression linéaire,
enchaînement presque mécanique des épisodes, voilà tout le
prix du Thé vert, du Familier et de M. le Juge Har-
bottle. Immuable, inéluctable scénario. Noces méthodiques et
monstrueuses du visible et de l'invisible. Le Révérend Jen-
nings, le capitaine Barton et le juge Harbottle subissent tous
trois l'obsédante, l'obsidionale présence d'un être qui n'est pas,
qui ne peut être de ce monde. D'horreur folle en fol espoir, cet
infatigable « familier », ce compagnon d'angoisses et de déri-
sion les mène, par des étapes savamment graduées, jusqu'à une
mort dont nous devinons, à travers l'ellipse obligée du dénoue-
ment, qu'ils sont à la fois la victime et l'instrument.
A ces modèles d'économie romanesque s'oppose, en un
savoureux contraste, La Chambre de l'Auberge du Dragon
Volant. La rigueur, qui n'est pas moindre, se dissimule ici
NOTES

sous le séduisant, sous le chatoyant foisonnement des person-


nages et des décors. Disparitions inexpliquées, châteaux
lugubres, vieillards sinistres et spadassins brutaux, les acces-
soires les plus traditionnels, et jusqu'au rayon violet de Ses
yeux, serviront d'appâts pour mieux berner un jeune don
Quichotte anglo-saxon dont c'est l'éducation sentimentale, en
somme, qui nous est contée. Par une péripétie dont le héros,
perdu dans ses fantasmes, ne se doute point mais que l'auteur
nous laisse insensiblement pressentir, la situation se retourne
et la sordide machination se dévoile. Ce qui sera l'occasion
du premier et du plus beau plan fixe qu'un écrivain ait jamais
imaginé. Le point de vue du mort. Regardez vous-même.

JACQUES BERSANI

GÜNTER SEUREN Lebeck, traduit de l'allemand


par Claude Miquet (Calmann-Lévy)

Ici, comme dans son premier livre (La Saison des Renards),
Seuren fond ensemble des thèmes liés aux problèmes propres
à l'Allemagne de la guerre ou de l'après-guerre, et des thèmes
qui résultent d'une réflexion du romancier sur la technique
narrative; une telle conjonction ôte à une forme résolument
moderne son caractère purement expérimental et permet à
l'oeuvre de fiction de ne pas se laisser emprisonner dans le
cadre strict de la prose documentaire.
Deux représentants de la jeune génération (celle qui a
trente ans aujourd'hui et qui s'est dressée contre celle de ses
pères) entreprennent une enquête sur le passé de Lebeck, un
objecteur de conscience désireux de faire la lumière sur une
action qu'il qualifie de « résistance à la tyrannieet qu'il
prétend exemplaire et héroïque. La confrontation de Lebeck
avec l'ancien nazi Senker, lors d'une rencontre d'abord tendue,
puis sombrant dans la mascarade, rapproche singulièrement
ces deux adversaires « Les Allemands sont toujours plus
absolus que les autres. Laisser une trace allemande dans l'his-
toire suffit à nous rendre heureux » elle révèle en outre aux
enquêteurs, étant donné l'ambiguïté des comportements humains
et les interprétations contradictoires auxquelles ils donnent
lieu, que tout acte peut se muer en son contraire et
que le passé demeure illisible pour autrui. De l'action de
Lebeck, nous ne connaissons en effet qu'un effort actuel pour
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

la reconstituer, qu'une tentative de saisir une réalité passée


qui échappe nécessairement.
Le mérite essentiel de la recherche de Seuren, c'est de
reprendre les schèmes du « nouveau roman » et de les intégrer
dans la texture d'un roman de type traditionnel. Comme il
décrit, même voué à l'échec, un processus d'élucidation, ce
roman emprunte naturellement sa matière et sa forme aux
méthodes de l'investigation documentaire. Le recours à la
première personne, si fréquent dans les oeuvres contemporaines,
est pratiqué ici par celui qui cherche à révéler sa vie; pour
celui qui se propose de la comprendre, la volonté de s'en tenir
à des faits présentés en gros plan, à des scénarios, à des
descriptions de photos, souligne le scepticisme du romancier
qui met en doute la technique narrative traditionnelle « Un
peu moins de sentiment, et nous nous comprendrons mieux »,
dit l'un des enquêteurs à Lebeck. Le jeu avec la fiction roma-
nesque, le plaisir de combiner, d'expérimenter le possible,
autre manière de remettre le récit en question, ainsi la
grande scène entre Lebeck et Senker, qui s'achève en beu-
verie sont parfaitement commandés par le a sujet », puis-
qu'ils résultent de la nature même de l'enquête. La part pré-
pondérante faite à la conversation, expression et contestation,
en soulignant l'inanité de toute communication, met l'ambi-
guïté à son comble et exclut toute conclusion définitive. Le
lecteur, à la fois juge et partie, est ainsi appelé à collaborer
activement à l'interprétation de ce fragment de réalité et
d'histoire.
JEAN-CLAUDE SCHNEIDER

MILAN KUNDERA La Plaisanterie, traduit du


tchèque par Marcel Aymonin (Gallimard).
On ne dira rien. On ne dévoilera pas. Pourquoi raconter
l'histoire? Louis Aragon, qui préface le roman, a raison il
ne faut pas priver le lecteur du plaisir de la découverte en lui
déroulant en un paragraphe, tout sec, le fil d'Ariane que le
narrateur ne laisse apparaître qu'enchevêtré d'événements et
de circonstances, de précisions et de visages, de magasins et
de rencontres, de chambres et de paroles, de sentiments et de
couleurs, de terrains vagues et de salles de restaurant, on
NOTES

pourrait continuer longtemps comme ça parce que l'auteur


s'évertue justement à en mettre 345 pages qui sont assurément
parmi les plus marquantes qu'il soit donné de lire actuellement.
Un grand roman. Ça vous laisse une trace vive. Ça vous
empoigne et vous tourmente comme vos propres souvenirs.
La substitution a eu lieu. C'est du grand art. Cela ressemble
au phénomène de la persistance rétinienne. Vous vous souvenez
d'un jour d'été, les yeux clos vous les rouvrez c'est l'été
autour de vous, le soleil de face, insoutenable. Mais ici le phé-
nomène est appliqué au roman; c'est-à-dire que cela vous per-
met de fermer les yeux sur ce qui n'est pas autour de vous (la
Tchécoslovaquie de 1948 à 1966), sur ce qui ne le sera jamais
(la lente montée de la maturité, l'apprentissage de l'âge adulte
chez un jeune intellectuel nommé Ludvik), mais qui ne vous
embrase pas moins comme le soleil. Cette première image par
exemple (particulièrement persistante) une jeune fille mince
et pauvre qui gèle derrière un grillage, des fleurs à la main
volées dans un cimetière attendant qu'un soldat vienne
lui parler au travers des fils entortillés qui délimitent le camp
disciplinaire. Ou cette autre un petit cinéma de campagne,
minable, un jour de mauvais temps. Puis les images se bous-
culent une nuit, deux êtres se battent sur un lit. Et encore
d'autres. Ici une fête villageoise en Moravie. Ici le hall d'un
pensionnat. La pente d'un champ. La boutique d'un coiffeur.
Ici le présent. Ici le passé. Avec cette nuance de grain qui
tranche entre les deux. Car le roman est l'histoire de cet
espace (ce temps, faudrait-il dire) qui les sépare à jamais.
Roman des amours fanées, des jours qui meurent, du temps
qui passe, de la jeunesse qui s'en va. Tout se consume. Tout
fiche le camp. L'enthousiasme et le passé. La rancune et la
vanité. La douceur irréelle des jours anciens. On a l'impression
que le roman vous entraîne dans une spirale de plus en plus
étroite, vers le vide, vers l'absence, parmi des personnages
qui n'auront plus le goût de ceux de jadis. Nous sommes
embarqués dans une aventure au terme de laquelle le person-
nage sera floué. Le passé se rétrécit comme une ombre
avec, toutefois, la persistance des rares rencontres bienheu-
reuses et fragiles le présent devient une coquille de plus
en plus creuse. Le véritable sujet de La Plaisanterie outre
sa dimension directement politique c'est le gâchis de la vie,
des années. Roman de la déception. Des rancœurs. Roman
qui tourne autour du passé comme une phalène autour d'une
lampe. Le roman tient sa vive beauté de la dimension que
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

prend le sentiment de l'échec, du temps perdu. Ça doit paraître


un peu curieux de se délecter d'une œuvre qui abat de si
tristes cartes. Mais je préfère au reste ces poètes et ces
romanciers qui tournent autour de l'échec, de la fêlure, ces
gens comme Nerval, Flaubert celui de L'Education senti-
mentale qui sont malades de ce qui est derrière eux. Qui
n'en reviennent pas, mais qui, au contraire, y retournent sans
cesse. Romanciers de la morosité qui s'attachent à des visages
féminins, porteurs de la magie nostalgique d'autres temps.
Romanciers qui s'agrippent à quelques rares moments la
lumière d'un soir, la vigne d'une maison, la broche sur la
robe de Mme Untel, l'échange de regards au cours d'un
dîner. Et autres fariboles. Ça paraît peut-être vicieux d'aimer
les auteurs qui remâchent leurs échecs et leurs déchéances
à travers quelques épiphanies frissonnantes bonheurs perdus.
Paradis perdus de Marcel Proust. Mais le présent et la réus-
site on n'y croit pas beaucoup. Il faut avoir été malade pour
sentir la bonne santé. Le « tout-ce-qui-va-bien », ça parait trop
neuf. Si ça va, on a autre chose à penser. Et le bonheur est
sans doute une idée trop neuve en Europe pour qu'on n'en
prenne pas méfiance. Le présent ressemble trop à un train fou
qui ne s'arrêterait plus aux gares. Il faut du cinéma pour
saisir le présent au vol. Car le présent fou qui court dans
les dernières pages du roman de Milan Kundera, c'est encore
une façon de faire les comptes à rebours, de tirer un trait et
de se retrouver au bord d'une route, englué dans la mémoire
qui vous colle aux pieds comme des chaussettes. On reste seul,
cravate sous le col de chemise, et souvenirs qui chantent
comme du Brahms. La fêlure au fond de l'âme.

JACQUES-PIERRE AMETTE

LES ARTS

SIMA (Musée d'Art moderne).

Dès 1923, l'œuvre entière de Sima était en germe dans le


tableau ovale qu'il nomme Le Havre.
La rencontre de Mondrian et la tentation des harmonies
géométriques, nous les pressentons dans la rigueur des rectan-
gles verticaux, portes dont l'intransigeance déjà s'embue,
NOTES

portes du seuil que Sima et ses compagnons du Grand Jeu1


nous invitent à franchir pour nous mener au-delà de la réalité
vue, au-delà de nos regards coutumiers. De ces rectangles, un
seul donne véritablement l'idée d'une ouverture. Celui-là, nous
le retrouvons dressé, prenant corps d'arbre dans L'Homme de
la Terre, et dans Orphée il devient mur de lumière. Ces
architectures apparaissent à nouveau durcies et contrastées,
tragiques dans Révolution en .E.<!f?M< plus diaphanes, plus
étreignantes encore dans Labyrinthe. Elles figurent les élé-
ments de solidité, les rocs en pics (Paysage à l'Obé-
~M~Mc), ceux qui séparent l'horizon (Souvenir d'ltn Paysage
que je M'M yoMMM vu), ceux qui naviguent en nuages de
pierre (Retour de Thésée). Elles se diluent dans les ocres des
terres illimitées.
Mais revenons au tableau Le Havre des formes claires,
flottantes, passage d'êtres, en occupent le premier plan. Leur
mutation en nudités blêmes, en cristaux translucides, Sima la
poursuit à travers un univers suspendu et ces apparitions
subissent d'un tableau à l'autre de continuelles métamorphoses.
Corps délivrés de pesanteur, ils procèdent du vent, de l'air,
au-delà de toute feuille, de tout oiseau, posés dans un espace
immatériel, à la fois fugitifs comme une vision, permanents
et inévitables comme une fatalité. Le troisième élément, l'eau,
sert de base au tableau Le Havre. Sur un plan de transparence
et de reflets, Sima a posé ses constructions. Cette liquidité se
retrouve dans d'autres tableaux Désespoir d'Orphée, Chute
d'Icare. Dans Paysage de Fontainebleau, le thème solidité-
liquidité est suggéré par l'entrebâillement des deux coques
d'une huitre. Elles sont ainsi lac et rocher. Souvent l'eau
intervient suspendue dans les brumes, brouillards, voiles indis-
tincts des apparences dont Sima drape ses mystères.
Cette humidité se marie fréquemment avec l'élément lumière
qui prédomine, inonde toute l'œuvre, ou plutôt sourd de toutes
parts, car on a l'impression que cette lumière se place en
arrière de ses tableaux et sur ce fond évoluent les lents pro-
diges. Le feu intervient aussi. Il est la tache sombre et dévas-
tatrice des foudres qui hante, plus ou moins nimbée, les cieux
pas toujours sereins de Sima.
Si j'ai séparé d'une manière arbitraire (on est toujours arbi-
traire lorsqu'on tente de prouver) le vocabulaire de Sima en

1. Le mouvement « Le Grand Jeu» naquit en 1927 de la rencontre de


Sima avec Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal.
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

quatre éléments, je voudrais effacer ces limites et ce serait


trahir cette œuvre que l'écarteler ainsi. Les quatre éléments
sont présents dans les peintures de Sima mais sous une forme
unique, leur forme première, celle de l'unité cosmique. Que
Sima ait rassemblé le paysage Le Havre dans un contour
ovoïde, c'est bien expliciter le sens ultime de son désir retour
à la forme essentielle, à la face sans regard qui guide les
recueillements, à l'œil unique de la révélation, cabochon
enchâssé au visage de l'Anneau.
La peinture métaphysique de Sima se déploie en un hymne
renouvelé mêlant les quatre éléments de l'Univers subjugués
dans la contemplation de l'Esprit.
RENÉE BOULLIER

WILFREDO LAM

Au printemps dernier, André Berne-Joffroy avait orga-


nisé au Musée d'Art moderne, avec le concours de l'archi-
tecte Pierre Faucheux, une exposition « Wilfredo Lam ».
Exposition des plus remarquables par la valeur des œuvres
choisies (de 1938 à 1966) comme par la façon dont elles
étaient présentées (dans un grand hall dont l'austère nudité
donnait aux toiles leur plein sens et leur grandeur).
On trouve à présent, à la galerie Villand-Galanis, d'autres
oeuvres de Wilfredo Lam, récentes, de format plus réduit, de
réussite inégale sans doute, mais dont les meilleures, complé-
tant la première exposition, affirment la profonde originalité
d'un peintre qui n'est pas suffisamment reconnu.
Le monde très cohérent de Wilfredo Lam est à sa façon un
univers du merveilleux. De quel merveilleux? Si Lam s'est
imprégné du surréalisme, ce fut précisément d'une façon si
personnelle que nous ne voyons plus dans son œuvre que
sa propre présence, la magie ou plutôt l'alchimie de ses cou-
leurs et de ses formes.
Cette peinture, comment en expliquer l'envoûtement? Avant
tout, peut-être, par l'ambiguïté qui préside à son étrange
grandeur, qui rythme ce ballet de fantômes, cette célébration
quasi-sacrée.
Peinture qui ne cesse d'osciller entre deux pôles tendresse
et cruauté. Fête assez terrible, où la guerre et la paix se
côtoient; ailes et couperets, fouets vengeurs, masques, pré-
NOTES

sences énigmatiques (mi-humaines, mi-animales), pieds et


mains qui battent l'ombre ou le vide, et, dominant le tout, le
fléau, celui de la balance, celui qui pèse.
Du fond des âges, c'est un immense Jugement dernier; on
ne voit ni le juge, ni les plateaux; on ne voit que la blancheur
du fléau par-dessous, ce sont les peurs et les nuits qui habitent
l'homme, les silences souterrains, les hantises, les prisons, les
menaces, les suppliciés et les suppliants, mais aussi les efforts
vers la lumière et vers une Justice que nous ne pouvons
appréhender.
Poète, certes, à l'imagination forte, mais toujours peintre,
et qui s'exprime par les moyens plastiques les plus sûrs, dans
une forme violemment insolite, où la suavité de la couleur
n'altère aucunement la plus rigoureuse sobriété.
Wilfredo Lam le cubain (mulâtre par sa mère, chinois par
son père), dans sa parfaite connaissance de nos disciplines
occidentales, a su en déjouer les pièges, et rester fidèle à son
propre monde comme à ses très hautes exigences.

JANINE BÉRAUD

LA LIBRAIRIE DE CHARLES V

A LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

Des quelque douze cents manuscrits que le roi Charles V


rassembla à partir de 1368 voici donc six cents ans en
sa « librairiedu Louvre, peu subsistent aujourd'hui. La
Bibliothèque Nationale a choisi de réunir les pièces les plus
remarquables (livres pour la délectation de l'oeil plus que pour
l'usage de l'esprit) encore conservées en Europe et aux Etats-
Unis, donnant ainsi à ses visiteurs une image somptueuse des
collections autour desquelles s'organisa et continue partiel-
lement de s'articuler sa croissance. Sur la sagesse de
Charles V, sur sa curiosité intellectuelle et sur la description
de ses manuscrits, l'érudition des rédacteurs du catalogue est
sans faille comme est ingénieuse et souvent spectaculaire la
présentation des pièces d'archives, monnaies, objets d'art,
tapisseries et reproductions photographiques. Quel regret assu-
rément de n'être pas mieux renseignés sur les lecteurs du temps
admis à travailler dans ce sanctuaire où tout le savoir d'une
époque était jalousement conservé
Mais en vérité il faut recevoir cette exposition comme un
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

spectacle et non comme un enseignement. L'illustration qui


en constitue la richesse et l'attrait premier est celle de l'enlu-
minure, c'est-à-dire le monde abstrait et l'univers esthétique
auxquels elle renvoie. Peinture allégorique où les saints et les
démons s'ordonnent selon leurs pouvoirs reconnus, où l'indif-
férence et le souci de simplification de l'artiste parent les
personnages des habits et des armures du temps, où la salle du
festin, la nef royale et les fortifications investies (dans les
Grandes Chroniques de France) occupent le même espace
plastique à deux dimensions. Après les travaux de Pierre
Francastel, il ne nous semble pas que l'adoption de la perspec-
tive et l'introduction de paysages reconnaissables dans la
peinture du xv° siècle doivent apparaître comme un progrès
le progrès en art étant une notion difficilement recevable.
Sans même considérer la figure humaine, l'utilisation ornemen-
tale des blancs du vélin, la diversité à la fois subtile et rigou-
reuse des fonds dits conventionnels, l'emploi de la grisaille
et des applications d'or par les enlumineurs du xiv' siècle sont
par bonheur aux antipodes d'une réalité dont la peinture n'a
pas à rendre compte, qu'il s'agisse du psautier de Saint Louis
ou du champ aux corbeaux de Van Gogh.
GUY ROHOU
REVUE

ANDRÉ SUARÈS

L'article de Roger Judrin sur André Suarès (~V..R..F.,


novembre 1968) a suscité des réactions. Nos lecteurs en trou-
veront la substance dans la lettre ci-dessous, que nous envoie
le Comité des exécuteurs testamentaires de Mme Alice Sua-
rès, et que nous nous faisons un devoir de publier. Nous la
publions d'autant plus volontiers que, depuis la mort d'André
Suarès, la .~VoMZ~Hc Revue .FfOM~aM~ a tenu à servir sa
mémoire, soit en publiant de nombreux inédits, soit en rap-
pelant, en diverses occasions, l'importance de son œuvre et
la dignité de sa figure.

2~ MOfMM&rC ~P<M

Afo)MtetH' le Dtn?c~Mf A~OMï/~M~ Revue .F~aM~at-fc,

Nous avons ~M COKMOM.MMC~, avec ~~M~CMr ~M~M~, <~M


~,r~ que Roger Judrin a publié sur André ~'«07' ~at~
Nouvelle Revue Française MO~~Mt&f~. Le <a~M~ ne fait M
g!t'0;'OM~~ à ~tM;'M~, et MOM~ à ~'Mt/M~t'C~ du ~f0ce(fe. « Myr-
MM'c!oM <: M(!~0< <: CMMM~MC ~Ot)'~ « héroïque », <: /'M~C-
~Ot~ », C~ sans ~C~OM~r COM~adt'C<tOM dans les ~MtM,
« ~M~OM Ct <: AM~M&M < Pa~M~tH~ », comment dans
MtOMOM qui ~C~t'~ un CCM~MOt'~C avec de ~t'&O'nZt'~ et
;'M~MMCM~ M<t0'f!tr~f
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La contribution que vous avez apportée aux récentes évo-


cations de Suarès par la radio et par Le Monde, la fidélité
de Paulhan, attestée par les lettres présentées à l'exposition
du Musée Bourdelle, nous Ofat~Mt fait espérer un autre hom-
MMMjrc de la part de votre revue.
La volonté de nuire paraît, chez votre collaborateur, l'avoir
emporté sur la plus élémentaire équité. Reduire les thèmes
de ~a?Mf~c aux « querelles d'un petit esprit est-ce exactf
Prétendre que Suarès « déteste l'accointance des grands
AoMtMtM ~) est-ce nier l'amitié ou la dimension spirituelle de
B~OM, Bourdelle, de Claudel, de Copeau, de Rolland, de
Rouault ? L'homme qui « ne lit à l'aise que dans le livre des
morts ~!<t-t7 ou non le seul à deviner l'importance de Partage
de midi en 1906 sa correspondance en témoigne et l'un
des rares à déceler, dès 1912, la portée de L'Immoraliste,
comme le remarqua Jacques Copeau (~. M" 127 du Catalogue
Suarès) ?
p
A quoi bon tMM!tt'H~f les exemples auprès d'une autorité
aussi informée que la vôtre? Et que penser de ce <: tCMtOM a~
qui réhabilite Liszt en face de Wagner, consacre un livre à
Debussy et correspond, en parfaite communion de pensée, avec
Paul Dukas?
Chargés par le testament de MM~ Alide Suarès de veiller
sur ~ŒM~ de Suarès et d'en assurer la publication, nous
souhaiterions que quelque réparation ~Mt accordée à la mémoire
de l'écrivain, ne ~Mt-CC qu'en publiant, dans quelque temps,
des extraits de ses carnets tKttMM déposés à la Bibliothèque
Doucet. Leur qualité ferait la meilleure justice des propos
dont votre collaborateur accable un mort.
Nous vous prions, Monsieur, d'agréer l'expression de notre
haute considération.

FRANÇOIS CHAPON (Directeur-adjoint de la Bibliothèque


Doucet)
JACQUES GUIGNARD (Conservateur en Chef de la Biblio-
thèque de L'Arsenal)
ANDRÉ MACCHIA, ARMAND ROUMANET, LUCIEN WALDSPUR-
GER, ISABELLE ROUAULT.

'f

Nous avons fait part de ces griefs à Roger Judrin. II nous


envoie la réponse suivante
Dois-je ~M~jrcM~~r d'avoir parlé Suarès en /'<!f~Kt de Sua-
REVUE

~M? Il n'était pas de ceux qui pensent que la critique est un


commerce de chrysanthèmes.
Ne dois-je pas aussi m'étonner que l'on ait trouvé naturel
que Marcel Dietschy avec toutes les autorisations néces-
saires publie ce que Suarès écrit à diverses personnes,
de Proust, de Valéry, de Colette Il disait par exemple de
Proust < Proust, un déluge de petitesses. Et dans l'arche de
ce Noé, il n'y a que des valets de pied en livrée, des cancans
et des femmes de chambre penchées sur le linge sale. Il n'est
pas permis d'êtreà ce point sans nerfs et sans muscles. C'est
l'écrivain atteint d'hémophilie mentale.»
Et de Valéry « Une têteà principe età ressorts de for-
mules, un poèteà détente de calculs et de théorèmes puérils,
c'est la Pythie de la table de Pythagore et le Pégase de
Vaucanson.
»
Et de Colette Z.a grande Colette, oui, un mètre cinquante
de haut et deux de large, une avalanche de graisse jaune et de
gélatine, une laideur horrible, CM ~MM~ est nue, un corps
informe, une goule nourrie au cimetière. L'océan de cette
Colette est son bidet, CM elle nous invite sans cesse au
plongeon.»
Je suis trop catholique pour ne pas O~MM~~ les Juifs, et je ne
dirais pas, comme Suarès « Jamais la pensée juive n'a eu
d'ennemi plus décidé que moi [.] Les Israélites doivent dis-
paraître, dans l'intérêt des autres et dans leur propre intérêt.
Il leur faut aller en Palestine former une nation.»
Si j'ai osé soutenir qu'il était teuton dans les moelles, c'est
par fidélitéà ce qu'il écrit ~M!-Mt~WC < Z.~ fond de ma vie
intellectuelle et sentimentale (je suis musicien de naissance)
est allemand.
»
Je remercie fort Suarès d'avoir dit par avance <: ~4 ceux
qui nous outragent, il ne faut même pas faire l'aumône de les
nommer.
»

Et encore « Concevez-vous qu'on puisse reprocher, si peu


que ce soit, l'oubli de la mesure à ce que je fais, à ce que je
pense?. Ils n'ont pas encore compris qu'il peut y avoir une
mesure dans l'excès même, et ~Mt-C~ mesure des mesures.»

Le Cas André Suarès, de Marcel Dietschy (La Baconnière-Neu-


chatel).
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LE MONDE (16 novembre) rend hommage à André Suarès.


Gabriel Bounoure explique fort bien l'attachement de Suarès
à la Bretagne; Etiemble comment Suarès a mieux compris
Rimbaud que ne fit Claudel. François Chapon écrit
La littérature a ses saints et ses martyrs. André Suarès
appartient à ces derniers. Romain Rolland l'avait pressenti,
qui notait, dès 1889,à propos de son ami Puisse la passion
(~~ M'C fct~ac&O' CM.)- ~KtOWM d H/~yatM~ ~<
de lavieécriva~at
Claudel l'arracherauxfantômes
à Gide en 1907 et.Suarès
« S'M07'M M<
est MK~
une cfMPtC-
des vic-
times de cette abominable idole de l'art à qui tant de pauvres
gens ont sacrifié leur vie. Ce n'est ni un but de vie ni un
moyen de vivre, mais une manière ~C~ Suarès ne voyait
pas dans l'art une manière d'être, mais l'objectif suprême de
la vie.

(Mais pourquoi Suarès n'aurait-il pas vu dans l'art une


<: manière d'être et l'une des plus hautes, des plus chargées
de vie? Il écrivait lui-même « L'art que je dis est la vie
des vies ~.)
Citons encore
Cependant l'ardeur de l'aspiration créatrice chez Suarès, les
sacrifices qu'il ne cesse d'y consentir; l'indépendance qu'il )M~
à la défendre, violent, accusateur; le respect qu'il exige pour
elle; les défiances 0!~ s'égare parfois sa souffrance, sont autant
d'aspects d'une « passion» pour reprendre un de ses titres
qui n'a jamais diminué en intensité. C'est elle qui lui
permet d'aborder dans ses essais ~tMoM, Shakespeare, Cer-
vantès, Pascal, Baudelaire, Dostoïevski, Tolstoï, d'une appro-
che qu'on dirait d'égal à égal elle établit une sorte de parité
où Z't'M<M!OK mime sous de surprenants éclairages les plus
hautes fonctions du génie.
Et, pour conclure
Z/ŒMZ~ de Suarès, sous toutes ses formes, demeure avant
tout ce qu'il souhaitait ~M'~K~ jfMt un portrait de son créateur.
La note plaisante, c'est Marcel Jouhandeau qui l'apporte.
Mme de Bassiano, en 1926, lui avait demandé d'écrire sur
Suarès; il y consent, mais il ne possède pas tous les livres
de cet écrivain. <: Qu'à cela ne tienne répond Mme de Bas-
siano (ou plutôt « A cela ne tienne ~) elle va lui envoyer
les œuvres complètes de l'auteur.
QM~!<M jours plus tard, OK sonne. J'habitaisd l'époque,
27, boulevard de Grenelle, le septième étage sans ascenseur.

Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria


maia
REVUE

J'ouvre et me trouve en présence d'un nain affolé « Monsieur,


~M~ dit-il, je viens de la part de la librairie Dorbon vous livrcr
la ~Ot~C théologique de ~'Mf~r<?~ cent (oit cent dix) ~O~f7)!M
tM-~oHo. »
On ne prête qu'aux riches.

MÉMENTO

L'ARC consacre son trente-sixième numéro à Joyce (à l'actua-


lité de Joyce).
Plus audacieuse, LA TABLE RONDE est consacrée à Jésus-
Christ sans bien parvenir, toutefois, (sauf peut-être dans
l'étude d'Elisabeth Behr-Sigel Le Christ Kénotique dans la
spiritualité russe), à percer l'écran de bons sentiments et de
mauvaises raisons que l'Europe a élevé entre le Christ des
évangiles et nous.
Dans L'ÉPHÉMÈRE (n° 7), on trouve de très beaux dessins
d'Adam Elsheimer, éclairés par Yves Bonnefoy c'est Holder-
lin « qu'Elsheimer annonce. C'est son pas absent et présent,
son regard délivré qui vont surgir de ces arbres.p
C'est précisément à Hôlderlin que la REVUE DES BELLES-
LETTRES consacre son deuxième numéro de 1968 à Hôlderlin
qui nous dit dans Pa~o~

Proche,
de saisie difficile, le dieu.
Mais en h'~M de péril, grandit
aussi ce qui sauve.

Pierre Emmanuel se demande dans RÉSONANCES (n° 163)


« si nous sommes vraiment devant l'attente d'un monde spiri-
tuel nouveau qui se dégagerait de l'effort auto-créateur de
l'homme, ou si nous ne sommes pas comme toujours devant
l'extrême diSiculté qu'il y a pour l'homme d'être à la fois en
dedans et au dehors, d'être attentif aussi à ce qu'il y a de plus
mystérieux en lui, au monde de l'ineffable
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Dans ESPRIT (novembre), Walter Dirks nous explique pour-


quoi « nous avons un pape qui appelle la compassion ».
POÉSIE VIVANTE (n° 27) place les < contestatairessous le
patronage de Péguy (mais le suivront-ils à Villeroy?).
Dans PREUVES (n° 212), José Bergamin, en compagnie de
Sénèque, s'interroge sur l'Enfer. Dans ce même numéro,
Pierre Schneider publie un Ait Louvre avec Chagall, dont nous
reparlerons.
LES LETTRES FRANÇAISES du 18 septembre ont rendu un
hommage au beau poète yougoslave Dusan Matic; de même,
dans son propre pays, le journal POLITIKA du 29 septembre et
la revue bimensuelle KNJIZEVNE NOVINE du 12 octobre.
Dans le numéro de décembre d'ESPRIT, Jean-Marie Dome-
nach, devant les thèses parfois abusives que soutient Robert La-
font dans ses livres La Révolution régionaliste et Sur la
France, réagit avec une saine vigueur qui ne manque point
d'humour

Que veut donc prouver Lafont? Que la France résulte de la


conquête CO/'Ch'~KM~ C'est vrai, Mt~Mt~ s'il en noircità plaisir
les circonstances et les conséquences. On peut s'en plaindre,
on peut ~~M féliciter. Peut-on fCCOMttM~MCO'.i' Certainement
pas, et je comprends mal l'attitude antbiguë de Lafontà l'égard
de l'histoire car d'un côté il ~K demande beaucoup, et bien
plus qu'elle ne peut donner pour MOMn'M' sa thèse, et d'un autre
côté il la traite comme si elle M~~Ot~ pas existé, comme si
l'on pouvait effacer nzille ans d'unité française. Il va me
répondre « Je n'accepte pas le fait accompli.Mais alors
pourquoi, s'il n'accepte pas le fait accompli il y a près de
huit siècles, accepte-t-il celui qui le fut onze siècles OM~OfCZ'OM~
bien plus, il s'en félicite, puisqu'il voit dans la romanisation
définitive de l'Occitanie au deuxième siècle la « chance nou-
du pays, ~M~Hc cfM~Mc~~ (~. F. 83). Chance nou-
~cH<7? Pourquoi pas « oH~Ma~OM » définitive, pour reprendre
son langage? Les Celtes et Ligures qui furent alors fOMaMMM
étaient certes plus étrangers aux Latins que les Occitans ne
le ~M~K~ plus tard aux « Franciens

Imprimerie Firmin-Didot Paris Mesnil Ivry. 1466


? d'édition 13950 Dépôt légal 4* trimestre 1968 Imprimé en France
Gérant MAMEL ARLAND

Licence eden-976-881-2231 accordée le 19 avril 2022 à Maria


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