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Le mythe gastronomique français

Alain Drouard

DOI : 10.4000/books.editionscnrs.5380
Éditeur : CNRS Éditions
Année d'édition : 2010
Date de mise en ligne : 20 juin 2016
Collection : Anthropologie
ISBN électronique : 9782271091192

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782271066275
Nombre de pages : 155

Référence électronique
DROUARD, Alain. Le mythe gastronomique français. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions,
2010 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
editionscnrs/5380>. ISBN : 9782271091192. DOI : 10.4000/books.editionscnrs.5380.

© CNRS Éditions, 2010


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Alain Drouard

Le
mythe
gastronomique
français

CNRS EDITIONS

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© CNRS éditions, Paris, 2010
ISBN : 978-2-271-06627-5

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Introduction

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I l existe un mythe gastronomique fran-
çais. On entend ici par mythe un récit
imaginaire forgé à partir d’un ensemble
de croyances et de représentations collec-
tives sur la cuisine française, son excellence
et sa prééminence séculaire par rapport
aux autres cuisines nationales.
Ce mythe est né après la Révolution
française avec la mise en place de ce qu’on
peut appeler le « système de la cuisine fran-
çaise », c’est-à-dire un ensemble de relations
de dépendance entre trois acteurs princi-
paux : les critiques gastronomiques, les cui-
siniers et les amateurs de bonne chère.
En effet, il n’y a pas de gastronomie sans
critiques gastronomiques c’est-à-dire sans
discours sur l’art de faire bonne chère et
donc sans une littérature gastronomique
faite de guides et de revues gastronomiques.
Il n’y a pas de gastronomie non plus sans
restaurants « gastronomiques », où l’on sert
à une clientèle aisée une Haute ou Grande
Cuisine, c’est-à-dire une cuisine luxueuse
et fastueuse, telle qu’elle fut codiiée, au
début du XIXe siècle, par Antonin Carême
et revue par Auguste Escofier au début du
XXe siècle.
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Enin, il n’y a pas de gastronomie sans inscrire le patrimoine culinaire français par
artistes culinaires. Après les grands noms l’Unesco sur la liste du patrimoine culturel
du XIXe siècle : Carême, Viard, Beauvilliers, immatériel de l’humanité. On retrouve le
Urbain Dubois, Jules Gouffé, Escofier, les mythe jusqu’ au sommet de l’État puisque le
chefs étoilés au Michelin tiennent de nos président de la République afirma au Salon
jours le lambeau de la gastronomie. de l’agriculture le 23 février 2008 : « L’agri-
culture et les métiers qui la façonnent sont
Porté au départ par les gastronomes et également à l’origine de la diversité gastrono-
les cuisiniers le mythe s’est développé et mique de notre pays. J’ai pris l’initiative que
épanoui au XIXe siècle avant de se diffuser la France soit le premier pays à déposer, dès
au il du temps dans l’ensemble de la popu- 2009, une candidature auprès de l’UNESCO
lation et d’être exporté à l’étranger par les pour permettre la reconnaissance de notre
chefs français. patrimoine gastronomique au patrimoine
Au début du XXe siècle il fut réactivé par mondial. Nous avons la meilleure gastrono-
les clubs et associations gastronomiques qui mie du monde....nous voulons que cela soit
se multiplièrent pour défendre la cuisine reconnu au patrimoine mondial. »
« française », menacée par l’industrialisation
et l’internationalisation. Ainsi, en 1923, Aus- Mais quand on parle de Gastronomie de
tin de Croze it-il de la gastronomie le neu- quoi parle-t-on ? Parle-t-on de cuisine ? De
vième art tandis Curnonsky, prince élu des Haute cuisine ? De Grande cuisine ?
gastronomes, fondait, en 1930, l’Académie Dans le passé les deux termes ont sou-
des gastronomes. vent été confondus et employés l’un à la
L’adhésion collective au mythe ne s’est place de l’autre.
pas démentie au il du temps, et, en 1977, De nos jours les défenseurs du projet
les Français estimaient encore que la cui- d’inscription de la gastronomie française au
sine française était la meilleure du monde, patrimoine immatériel de l’humanité par-
alors qu’en 2006 on concevait l’idée de faire lent aussi de gastronomie et de cuisine, sans

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les distinguer. Et, les exemples récents de de la démarche de Pascal Ory qui afir-
cette confusion ne manquent pas. mait : « Faire l’histoire de la gastronomie,
Mais, un effort de déinition ou plutôt de c’est faire l’histoire d’une littérature » ?, ou
redéinition s’impose aujourd’hui, d’autant de celle de Jean-François Revel qui disait à
plus que la gastronomie n’est plus seule- propos de son Histoire littéraire de la sen-
ment un discours, une littérature ou une sibilité gastronomique de l’antiquité à nos
critique. Elle est désormais une industrie de jours : « Histoire littéraire, ai-je dit, histoire
luxe avec ses chefs étoilés, devenus grands par les textes. » ?
entrepreneurs, ses produits haut de gamme, Si l’analyse des liens entre littérature
ses produits dérivés et ses « marques ». entendue au sens large et gastronomie est
riche d’enseignement, elle ne saurait suf-
Comment, dans ces conditions, abor- ire. Le mythe doit, en outre, être confronté
der l’histoire du mythe gastronomique ? à la réalité des pratiques culinaires aussi
Comme celle d’une « passion » française bien des professionnels de la restauration
parmi d’autres, pour reprendre le titre des que de la population ainsi qu’à l’évolution
livres de Theodor Zeldin et de Jean-Robert de l’alimentation et plus précisément à celle
Pitte ? ou de Jean Vitaux. Faut il s’inspirer de la consommation alimentaire.
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La naissance
du mythe
gastronomique

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Cuisine royale
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle nourriture des ménages qui ne font qu’une
et au début du XVIIIe siècle un ensemble dépense réglée et modérée. »
de livres de cuisine sont publiés qui reven- Or, il se trouve que d’autres titres, portant
diquent l’identité de la cuisine française, eux aussi l’adjectif françois voient le jour
déinie comme cuisine aristocratique et dans la décennie 1650 : le Jardinier fran-
bourgeoise, et afirment sa prééminence çois (1651), Le Pastissier françois (1653) et
sur les cuisines étrangères. Le Coniturier françois (1660).
Florent Quellier [La table des Français]
◗ Les règles du bon goût
nous éclaire sur cette coïncidence :
« Elle [la cuisine] acquiert une vraie person-
Le premier livre, le plus important, nalité française à mesure que le prestige poli-
parait en 1651 sous le titre : Le cuisinier tique, diplomatique et culturel de la France et
françois enseignant la manière de bien de ses monarques s’affermit en Europe et que
apprêter et assaisonner toutes sortes pâlissent la puissance militaire espagnole et
de viandes grasses et maigres, légumes, l’éclat culturel de l’Italie. […] Bien que desti-
pâtisserie et autres mets qui servent tant née à l’agrément des privilégiés, la cuisine en
sur les tables des Grands que des parti- principe ne devrait être qu’un art mécanique
culiers. Son auteur, François Pierre dit La participant à l’ignoble travail productif. Ici la
Varenne est écuyer du marquis d’Uxelles, nouvelle génération de livres de cuisine née
gouverneur de Chalon-sur-Saône. L’aver- avec Le Cuisinier françois a joué un rôle pri-
tissement du libraire précise que l’auteur mordial : en contribuant à la codiication et à
présente des recettes : « qui se servent la théorisation de l’art culinaire, elle a hissé
sur les tables des Grands », mais aussi « les la cuisine au rang des Beaux-arts. La même
préceptes des choses plus communes et année 1674 paraissent L’Art de bien traiter de
plus ordinaires qui se débitent dans la L.S.R. et L’Art poétique de Boileau ; il n’est
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pas innocent que le pic éditorial marquant le goût, il n’en fait pas moins référence à la
la naissance littéraire de la cuisine française notion de bon goût : « Dans toutes les diffé-
– 13 titres différents entre 1651 et 1691, 75 rences de goûts que l’on vient de marquer,
éditions, peut-être 90 000 exemplaires – cor- il est très rare et presqu’impossible de ren-
responde à la période de création des acadé- contrer cette sorte de bon goût qui sait don-
mies et de codiication des arts sous le règne ner le prix à chaque chose, qui en connaît
de Louis XIV : les académies de Peinture et de toute la valeur et qui se porte généralement
Sculpture (1648), des Inscriptions et Belles sur tout : nos connaissances sont trop bor-
Lettres (1663), des Sciences (1666), d’Archi- nées, et cette juste disposition des qualités
tecture(1671), de Musique (1672), la règle des qui font bien juger ne se maintient d’ordi-
trois unités du théâtre classique. » naire que sur ce qui ne nous regarde pas
directement… »
On ne peut évoquer cette période sans
mentionner le nom de Vatel. Quoiqu’il n’ait En 1674 le livre L’Art de bien traiter,
rien écrit, il est devenu légendaire par sa mort divisé en trois parties. Ouvrage nouveau,
et fait partie du mythe lui-même (voir p. 12-13) curieux et fort galant, utiles à toutes per-
Maintenant, tout en s’adressant à des sonnes et conditions. Exactement recher-
publics aristocratiques et bourgeois, les ché et mis en lumière par L.S.R. – sous les
livres de cuisine contribuent aussi à faire initiales du titre on a cru reconnaître un
reconnaître la notion de goût et surtout de « oficier de bouche » gourmand et rafiné :
bon goût c’est-à-dire le goût déini par la « le sieur Rolland » ou « le sieur Robert » –
Cour. Ils consacrent ainsi les gens de goût prônait la simplicité mais se défendait de
comme des connaisseurs et des gourmets « la vilenie de faire une petite épargne ».
capables de discuter des mérites de la cui- L’auteur attaquait violemment La Varenne
sine moderne comparée à l’ancienne. au nom de la défense du bon goût :
Ainsi, bien que dans une de ses Rélexions « Je crois qu’on ne verra point ici les absurdi-
diverses, intitulée Des goûts, La Rochefou- tés et les dégoûtantes leçons que le sieur de la
cauld souligne l’extrême dificulté à déinir Varenne ose donner et soutenir, dont il a de-

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François Vatel ¢
François Vatel (1631-1671). Maître d’hôtel de Nicolas Fouquet, au château
de Vaux-le-Vicomte, puis « contrôleur général de la Bouche » du Grand
Condé au château de Chantilly. Créateur de la crème Chantilly, il est aus-
si connu comme grand organisateur de festivités. Mais il entre dans la
légende à la suite de son suicide, que raconte la Marquise de Sévigné :

« Il est dimanche 26 avril; cette lettre ne par- ville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que
tira que mercredi; mais ceci n’est pas une lettre, je n’ai dormi  ; aidez-moi à donner des ordres.  »
c’est une relation que vient de me faire Moreuil, Gourville le soulagea en ce qu’il put. Ce rôti qui
à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly avait manqué, non pas à la table du Roi, mais aux
touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à la tête.
s’était poignardé: voici l’affaire en détail. Le Roi Monsieur le Prince [le Grand condé] alla jusque
arriva jeudi au soir; la chasse, les lanternes, le dans sa chambre, et lui dit : « Vatel, tout va bien,
clair de la lune, la promenade, la collation dans rien n’était si beau que le souper du Roi. » Il lui dit :
un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à sou- « Monseigneur, votre bonté m’achève; je sais que
hait. On soupa; il y eut quelques tables où le rôti le rôti a manqué à deux tables. - Point du tout, dit
manqua, à cause de plusieurs dîners où l’on ne Monsieur le Prince, ne vous fâchez point, tout va
s’était point attendu. Cela saisit Vatel; il dit plu- bien. » La nuit vient : le feu d’artiice ne réussit
sieurs fois: «  Je suis perdu d’honneur; voici un pas, il fut couvert d’un nuage; il coûtait seize
affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gour- mille francs. À quatre heures du matin, Vatel s’en
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va partout, il trouve tout endormi; il rencontre l’honneur en sa manière; on le loua fort, on loua
un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement et blâma son courage. Le Roi dit qu’il y avait cinq
deux charges de marée; il lui demande : « Est-ce là ans qu’il retardait de venir à Chantilly, parce
tout ? » Il lui dit : « Oui, Monsieur. » Il ne savait pas qu’il comprenait l’excès de cet embarras. Il dit à
que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Il Monsieur le Prince qu’il ne devait avoir que deux
attend quelque temps; les autres pourvoyeurs tables et ne se point charger du reste. Il jura qu’il
ne viennent point; sa tête s’échauffait, il croit ne souffrirait plus que Monsieur le Prince en
qu’il n’aura point d’autre marée ; il trouve Gour- usât ainsi; mais c’était trop tard pour le pauvre
ville, et lui dit : « Monsieur, je ne survivrai pas à Vatel. Cependant Gourville tâche de réparer la
cet affront-ci; j’ai de l’honneur et de la réputa- perte de Vatel; elle le fut : on dîna très bien, on it
tion à perdre. » Gourville se moqua de lui. Vatel collation, on soupa, on se promena, on joua, on
monte à sa chambre, met son épée contre la fut à la chasse ; tout était parfumé de jonquilles,
porte, et se la passe au travers cœur; mais ce ne tout était enchanté. »
fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux [Lettre à sa ille de Madame
qui n’étaient pas mortels, il tombe mort. La ma- la Marquise de Sévigné.]
rée cependant arrive de tous côtés; on cherche
Vatel pour la distribuer; on va à sa chambre, on
heurte, on enfonce la porte; on le trouve noyé
dans son sang; on court à Monsieur le Prince,
qui fut au désespoir. Monsieur le Duc** pleura  ;
c’était sur Vatel que roulait tout son voyage de
Bourgogne. Monsieur le Prince le dit au Roi fort
tristement : on dit que c’était à force d’avoir de

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puis si longtemps leurré et endormi la sotte et foie de chevreuil en omelette, poulets en ra-
ignorante populace, en lui faisant passer ses goût dans une bouteille, ramequins de suie
productions comme autant d’infaillibles véri- de cheminée et d’aulx, tripes de morue fri-
tés et la doctrine du monde la plus approuvée cassées, bouillie, topinambours, carottes et
au fait de la cuisine. Je sais qu’il a jusques à une ininité d’autres gueuseries que l’on souf-
présent emporté la gloire d’en avoir donné les frirait plus volontiers parmi les Arabes et les
règles et la méthode ; je sais que la plèbe et margajats que dans un climat épuré comme le
les gens même assez éclairés ont donné dans nôtre, où la propreté, la délicatesse et le bon
cette lecture, comme dans quelque chose de goût font l’objet et la matière de nos plus so-
sublime, d’entendu et de parfait. La raison de lides empressements. »
cet aveuglement est qu’il ne s’est jamais trou-
vé personne pour en combattre les erreurs, Au-delà de la référence au bon goût s’af-
non que je veuille tout à fait les détruire et les irmait aussi la prééminence de la cuisine
désapprouver. […] Ne frémissez vous point française sur les cuisines étrangères. En
au récit d’un potage de sarcelles à l’hypo- présentant au public son Cuisinier royal
cras, d’alouettes à la sauce douce ? Voyez-vous et bourgeois en 1691, Massaliot, qui exerça
sans horreur ce potage de trumeau de bœuf son art au service des grandes familles de
au tailladin, cette soupe de marmite ? Celle la noblesse, écrivait : « On peut se vanter,
de tête de veau frite ne vous fait-elle pas rire, en France, de l’emporter en cuisine sur les
ou plutôt pleurer de compassion ? Allez plus autres nations, comme on le fait en politesse
avant, et considérez ces potages de manches et en mille autres avantages assez connus. »
d’épaules en ragoût, de citrouille et d’herbes Et il ajoutait : « Mon livre peut être un
sans beurre, de grenouilles au safran, de son, assez bon témoignage de ce que j’avance.
d’houblon, de panais, de framboises et de plu- C’est un cuisinier qui ose se qualiier de
sieurs autres saletés de cette farine. Voyons Royal et ce n’est pas sans raison puisque
ensemble un jarret de veau à l’épigramme, un les repas qu’il écrit pour les différents
poulet-dinde à la framboise farci, des manches temps de l’année ont tous été servis depuis
d’épaule à l’olivier, du gras-double en ragoût, peu à la Cour, ou chez des Princes et des

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personnes de premier Ordre. Et montrant de chez le Roi qui y ont travaillé ; ainsi l’on
ensuite ce qui composait tous ces repas, il peut dire que c’est tout ce qu’il y a de plus
donne les véritables manières des oficiers à la mode et de plus exquis. »

La nouvelle cuisine
Quelques décennies après la parution du les différents goûts de ceux qu’on est obligé
Cuisinier royal et bourgeois, était lancée de servir. Quoique le Cuisinier françois dit
une polémique autour de la « nouvelle cui- Royal et Bourgeois est trop ancien et d’une
sine française », anticipant en quelque sorte nature à ne plus pouvoir être suivi, n’ayant
celle des dernières décennies du XXe siècle. point été augmenté ni diminué depuis plus
Vincent La Chapelle, chef de cuisine du de trente années, cela n’a pas empêché celui
chevalier de Chesterield fut le premier à qui en a le privilège de mettre à la tête de
s’engager en faveur d’une nouvelle cuisine son livre qu’il est Nouveau : ceux qui seront
en publiant Le Cuisinier moderne, qu’il curieux et qui voudront prendre la peine
écrivit d’abord en anglais, The Modern de l’examiner verront bien le contraire. […]
Cook [Londres, 1733], avant d’en don- Pour ce qui est de moi, je n’emprunte rien
ner une édition française : « La table d’un des livres imprimés et je ne donne que mon
grand Seigneur, servie à présent de la savoir. »
même manière qu’il y a vingt ans ne satis- Dans un livre publié peu après, Les Dons
ferait point les conviés. Cette manière avait de Comus ou les Délices de la table (1739),
pourtant ses règles que l’on suivait scrupu- François Marin, le cuisinier de Madame de
leusement, et dont la pratique avait un mer- Gesvres, défendait lui aussi la nouvelle cui-
veilleux succès. Il faut donc, maintenant sine « la cuisine moderne » :
que tout a changé, de nouvelles règles qu’on « Il y a cependant plus de deux siècles qu’on
puisse suivre sûrement, et contenter par là connoît la bonne chère en France mais on
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peut assurer sans prévention qu’elle n’a ja-
mais été aussi délicate et qu’on n’a point
encore travaillé, ni si proprement, ni d’un
goût si in. On distingue aujourd’hui chez les
gens du métier et chez les personnes qui se
piquent d’avoir une bonne table, la Cuisine
ancienne et la Cuisine moderne. La Cuisine
ancienne est celle que les Français ont mise
en vogue par toute l’Europe et qu’on suivoit

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généralement il n’y a pas encore vingt ans. La Cuisine et paru à la même époque : « La
Cuisine moderne établie sur les fondements délicatesse de la table a été augmentée
de l’ancienne, avec moins d’embarras, moins depuis peu par le goût exquis de plusieurs
d’appareil et avec autant de variété, est plus seigneurs qui ont contribué à perfection-
simple, plus propre et peut-être encore plus ner leurs chefs de cuisine ; elle a fourni
sçavante. L’ancienne Cuisine était fort com- matière de réformer les anciens ragoûts
pliquée et d’un détail extraordinaire. La Cui- pour les mettre dans un goût nouveau. Les
sine moderne est une espèce de Chymie. La sauces ines et piquantes, la nouveauté des
science du Cuisinier consiste aujourd’hui à mets recherchés des personnes qui aiment
décomposer, à faire digérer et à mieux quin- les délices de la table, tout cela fait que
tessencier des viandes, à tirer des sucs nour- l’oficier qui travaille dans le nouveau est
rissants et légers, à les mêler et les confondre préféré à celui qui suit l’ancienne méthode.
ensemble, de façon que rien ne domine et que C’est sur cette matière que je me suis pro-
tout se fasse sentir ; enin à leur donner cette posé de travailler ; mais je ne prétends pas
union que les Peintres donnent aux couleurs décrier l’ancienne cuisine, puisqu’elle est la
et à les rendre si homogènes, que de leurs dif- base de la nouvelle. »
férentes saveurs il ne résulte qu’un goût in Toutefois un autre ouvrage de Menon :
et piquant et si je l’ose dire, une harmonie de La cuisinière bourgeoise devait être le
tous les goûts réunis ensemble. » [Les Dons grand succès de la littérature culinaire de
de Comus, Paris, 1739, Avertissement.] la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il y pré-
sentait « des mets simples bons et nouveaux
On retrouve la nouvelle cuisine dans le et en it des explications intelligibles et à la
premier livre d’un autre cuisinier célèbre, portée d’être entendues de ceux même qui
Menon, intitulé Nouveau traité de la ne savent pas la cuisine. »
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Gastronomie : le mot et la chose
◗ La gourmandise
Avant le XIXe siècle différents mots : accablent de leurs caresses. Souvent le
gourmand, glouton, goulu, gourmet corps y succombe et s’il échappe aux mau-
étaient en usage en français pour déinir vais effets de l’intempérance ce n’est qu’en
l’art de faire bonne chère ou le pêché de le chargeant de mille inirmités. »
gourmandise. Le chevalier de Jaucourt, quant à lui, déi-
Jusqu’à l’apparition du mot « gastrono- nissait, dans l’Encyclopédie, la gourmandise
mie » la gourmandise avait été l’objet d’une comme : « l’amour rafiné et désordonné de
réprobation constante. Condamnée depuis la bonne chère. »
des siècles par l’Église comme l’un des sept Inséparable d’une corruption et d’une
pêchés capitaux – un des deux pêchés de dégradation des mœurs, elle est signe
chair avec la luxure – elle l’était aussi par de décadence ; la civilisation éloigne
les éducateurs et les médecins qui se pré- l’homme de la frugalité primitive et lui
occupaient du bonheur futur de l’espèce créé des besoins artiiciels : « La gourman-
humaine. Vandermonde, connu pour être dise est un mérite dans les pays de luxe
l’auteur d’un traité d’inspiration eugéniste : et de vanité où les vices sont érigés en
Essai sur la manière de perfectionner vertu. »
l’espèce humaine, n’hésitait pas en 1757 Au-delà de la gourmandise, le chevalier
à en dénoncer les ravages : « La gourman- de Jaucourt dénonce la cuisine dont elle
dise est le léau le plus grand de l’enfance : procède, « cet art de latter le goût, ce
elle seule moissonne les trois quarts des luxe, j’allais dire cette luxure de bonne
nouveaux nés. Les nourrices indulgentes chère dont on fait tant de cas est ce qu’on
ou craintives peuvent apaiser leurs cris nomme dans le monde la cuisine par
et au lieu d’étouffer leurs maux, elles les excellence. »

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Rabelais avait parlé des « gastrolâtres, à la religion, à l’Estat et aux bonnes mœurs
Montaigne de « science de gueule » et M. combattue et renversée par le Père Fran-
de la Mothe Le Voyer de « gastrologie ». çois Garassus]. Forgée sur nomos (loi en
« Gourmand » est encore synonyme de grec) et gaster (le ventre), la gastronomie est
« glouton », de « goulu » dans le Diction- donc la loi ou la règle du ventre.
naire de l’Académie française de 1787, Le mot en lui-même apparaît pour la
et s’y oppose à « gourmet », celui qui sait première fois dans le poème en quatre
apprécier la qualité des vins et des mets. chants de Joseph Berchoux (1765-1839) :
Quelques années plus tard, loin d’avoir « La gastronomie ou l’homme des champs à
disparu, la distinction subsiste mais il faut table. », paru en 1801.
désormais compter avec des mots nou- La gastronomie y est conçue comme une
veaux : « gastronomie » et « gastronome », pédagogie destinée à « l’Homme à Table »,
qui reçoivent aussitôt un accueil favorable, en fait à la nouvelle classe dirigeante, c’est-
même si leur sens ne s’impose pas d’emblée. à-dire à la bourgeoisie et plus particulière-
Tout en distinguant le glouton, le gastro- ment aux nouveaux riches, aux parvenus
lâtre, le mangeur, le gourmand, le friand, le à tous ceux qui ont fait fortune ou se sont
gastronome, l’ivrogne, le buveur, le somme- enrichis par la vente des biens nationaux et
lier, le dégustateur, le gourmet, Balzac, par qui ne connaissent pas les usages de la table.
exemple, note qu’il est pratiquement impos- Le cuisinier, les services de la table,
sible d’être à la fois gastronome et gourmet. l’ordre des mets (potage, hors d’œuvre,
entrées, rôts, entremets, desserts), la
◗ « Gastronomie »
conversation à table, autant de règles et de
prescriptions que Berchoux a mises en vers
En 1623 le mot gastronomia avait été men- dans son poème et qui s’imposent au gastro-
tionné pour désigner « les loix et la police de nome soucieux de faire connaître et recon-
la gourmandise. » [La doctrine curieuse des naître son statut social.
beaux esprits de ce temps ou prétendus tels Le mot gastronome qui désigne l’expert
contenant plusieurs maximes pernicieuses en bonne chère apparaît en 1803 dans le
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L’Homme à Table
Je chante l’Homme à Table, et dirai la manière
D’embellir un repas ; je dirai le secret
D’augmenter les plaisirs d’un aimable banquet
D’y i xer l’amitié, de s’y plaire sans cesse...
Et d’y déraisonner dans une douce ivresse.
Vous qui, jusqu’à ce jour, étrangers à mes lois
Avez suivi vos goûts sans méthode et sans choix
Qui, dans votre appétit réglé par l’habitude
Ne soupçonnez pas l’art dont j’ai fait mon étude
Ma voix va vous dicter d’importantes leçons :
Venez à mon école, ô mes chers nourrissons ! [...]
En formant la maison dont vous avez besoin,
Au choix d’un cuisinier mettez tout votre soin.
Voilà l’homme important, le serviteur utile,
Qui fera fréquenter et chérir votre asile,
Et par qui vous verrez votre nom respecté,
Voler de bouche en bouche, à l’envi répété !

J. Berchoux, La gastronomie, chants I et II.

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titre de Simon Célestin Croze-Magnan (1750- Enin, la gastronomie, qu’il ne faut plus
1818) : Le Gastronome à Paris, Épitre à confondre avec la gourmandise, fait son entrée
l’auteur de La Gastronomie. dans le Dictionnaire de l’Académie en 1835.

Les pères fondateurs


◗ Grimod de La Reynière
Discours et littérature sur l’art de faire […] Qu’on se igure un riche chargé d’or,
bonne chère, la gastronomie reconnaît après pressé du besoin de le dépenser, et sous la tu-
Berchoux deux pères fondateurs : Grimod telle d’un cuisinier ignorant ou fripon et l’on
de La Reynière et Brillat-Savarin. sentira combien notre petit ouvrage était né-
Alexandre Balthazard Laurent Grimod de cessaire. Notre Midas, sans guide dans cette
La Reynière (1758-1838) publiait en 1803 les vaste carrière, se ruinera sans se faire hon-
premiers volumes de l’Almanach des gour- neur ; et de malins parasites se moqueront
mands, qui aura huit volumes in 18, parus encore de lui et de la chère qu’il leur aura
entre 1803 et 1812, puis quelques années plus fait faire, qui, pour être dispendieuse n’en
tard, en 1808, le Manuel des amphitryons, sera pas moins, fort souvent regrettable. Si ce
contenant un Traité de la dissection des riche, au contraire, possède à fond la topogra-
viandes à table, la nomenclature des menus phie manducatoire de la France, ou même, à
les plus nouveaux pour chaque saison et des son défaut, seulement de Paris ; s’il connaît le
Éléments de politesse gourmande, ouvrage rapport des saisons avec les comestibles ; si,
qui devait lui valoir une gloire durable. raisonnant son appétit, il sait le diriger d’après
Le but de l’Almanach des Gourmands est : des principes invariables et sûrs ; enin, si,
« de guider et d’éclairer les Gourmands dans présidant lui-même aux achats, il les fait faire
le labyrinthe de leurs jouissances apéritives. en temps utile et en magasins convenable ; il

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Grimod de La Reynière ¢
Né à Paris en 1758, mort un soir de ré- parmi les membres desquels ont trouve
veillon, le 25 décembre 1837, Alexandre Bal- des personnalités comme Cambacéres, le
thazar Laurent Grimod de La Reynière marquis de Cussy et le médecin et gastro-
appartient au monde aristocratique. Tout nome Gastaldy. Ces « jurys » se réunissaient
au long de sa vie, il organisera des dîners dans un restaurant de la rue Montorgueil :
extravagants. Mais c’est avec l’Almanach des le Rocher de Cancale, où fut inventée la sole
gourmands, entrepris sous le Consulat, qu’il normande  ; un restaurant bien fréquenté,
acquiert sa réputation, en par la même oc- d’ailleurs, puisqu’il accueillait aussi les chan-
casion invente un nouveau genre, celui de sonniers du Caveau moderne, des écrivains
la critique gastronomique. Dans le même comme Balzac, sans compter le beau monde,
sens, il anticipe les Guides gastronomiques au sortir du théâtre, qui y venait déguster
avec la création de ses « jurys dégustateurs », des huitres.

se trouvera alors avoir résolu le problème que La gastronomie est aussi à ses yeux un
l’intendant d’Harpagon proposait à Maître code de politesse gourmande qui permet
Jacques, et qu’aucun cuisinier, passé, présent de légitimer la nouvelle hiérarchie sociale
et futur n’a jamais voulu comprendre et ne issue de la Révolution française : « D’un
comprendra probablement jamais : celui de côté cette longue interruption de l’exercice
faire bonne chère avec peu d’argent. On voit des fonctions gourmandes, de l’autre cette
que sous ce dernier rapport, notre Almanach révolution opérée dans les fortunes, qui
ne deviendra pas moins utile aux fortunes en les faisant presque toutes changer de
bornées qu’aux maisons opulentes. » mains, avait mis les nouvelles richesses à la
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disposition d’hommes étrangers jusqu’ici à et de leurs écus. » [L’Almanach des Gour-
l’art d’en user et d’en jouir noblement durent mands, 1803, 1ère année, Avertissement.]
apporter un changement presque total dans On l’aura compris : la gastronomie rem-
les mœurs des amphitryons et dans celle plit une fonction sociale de réconciliation
de leurs convives. C’était bien à peu près entre l’ancienne classe dirigeante : l’aristo-
les mêmes devoirs à exercer mais ce n’était cratie, et la nouvelle : la bourgeoisie.
pas les mêmes individus qui devaient les Grimod assignait à la gastronomie d’autres
remplir. » tâches comme celle d’informer les consom-
Fils d’un fermier général et homme d’An- mateurs sur les produits et sur les fournis-
cien Régime, Grimod se propose donc d’ai- seurs de denrées alimentaires (producteurs,
der la nouvelle classe dirigeante à acquérir commerçants, restaurateurs). Ainsi, dans
les usages et les manières de l’ancienne : l’édition de 1804 de l’Almanach des gour-
« Le bouleversement opéré dans les fortunes mands il propose un Itinéraire nutritif à
par une suite nécessaire de la Révolution travers les rues de Paris ; huit des vingt-six
les ayant mises dans de nouvelles mains et établissements recensés se trouvant autour
l’esprit de la plupart des riches du jour se du Palais-Royal, mais surtout, il organise des
tournant vers les jouissances purement ani- Jurys dégustateurs qu’il déinit ainsi : « Un
males, on a cru leur rendre service en leur jury composé de mâchoires respectables
offrant un guide sûr dans la partie la plus qui ont vieilli sous le harnais de la gourman-
solide de leurs affections les plus chères. Le dise et dont le palais exercé dans toutes les
cœur de la plupart des Parisiens opulents branches de l’art dégustateur sait apprécier
s’est tout à coup métamorphosé en gésier ; dans toutes leurs parties les objets qui sont
leurs sentiments ne sont plus que des sensa- soumis à son jugement, est sans doute un
tions et leurs désirs que des appétits : c’est tribunal aussi parfait que peut l’être une
donc les servir correctement que de leur institution humaine. Il mange, boit tout ce
donner en quelques pages les moyens de qu’il est chargé de déguster, sans connaître
tirer, sous le rapport de la bonne chère, le le nom des auteurs ; en sorte que c’est le
meilleur parti possible et de leurs penchants mérite seul des productions qui le décide
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et qu’il ne peut être inluencé par l’éclat tueux : les Prussiens, les Allemands le traitent
d’un nom illustre, ou rendu sévère par l’obs- avec considération ; mais une gaucherie natu-
curité d’un autre qui n’est point encore relle dont il n’a pu se défaire, et l’ignorance
connu. » [L’Almanach des Gourmands, profonde de son ils Charlot, qu’il fait appeler
1808, 6e année.] M de Saint Charles, trahissent son origine et
En publiant les résultats des délibérations le désolent. « Quoi ! dit il, j’ai le meilleur cui-
de ces jurys appelées Légitimations, L’Al- sinier de Paris ; mon ils sait par cœur Atala,
manach des Gourmands préigurait ainsi Delphine, Corine et le dernier Bélisaire ; il
les Guides gastronomiques contemporains. ne manque pas une représentation des mélo-
drames et dès qu’il dit un mot on lui rit au
Un contemporain de Grimod de La Rey- nez ! J’ai voulu lui donner des maîtres de lan-
nière, Cadet Gassicourt a souligné lui aussi gues, d’histoire, de calcul ; il n’a pu rien ap-
le rôle social de la gastronomie tout en insis- prendre : je suis un père bien malheureux ! »
tant sur l’importance de la connaissance et
du discours sur les aliments. « Sandis ! c’est votre faute, s’écrie le chevalier
Manant-Ville, au nom prédestiné, est le Versac, l’ami du jour et de tout le monde ; vou-
type même du parvenu enrichi pendant la lez vous que votre ils se morfonde d’ennui sur
Révolution qui a besoin d’un professeur de une grammaire ou sur un tableau de chrono-
« phagotechnie », c’est-à-dire d’un gastro- logie, qu’il se donne plus de mal qu’un bour-
nome, pour être admis et reconnu dans la geois qui n’aurait que dix mille écus de rente ?
bonne société : Je prétends que M de Saint Charles s’instruise
« M. de Manant-Ville, naguère porte-balle de en homme comme il faut ; et demain, cadé-
province, puis fournisseur, puis millionnaire dis, je vous envoie le maître qui lui convient. »
veut par l’éducation de son ils faire oublier Le lendemain arrive en bockei un élégant
son village. Déjà l’hôtel qu’il habite, le brillant professeur de la part de Versac. « Quelle est,
équipage qu’il a pris, ses riches habits, l’inso- lui dit Manant-Ville, la science que Monsieur
lence de ses laquais donnent le change aux enseigne ? « Toutes, Monsieur, où plutôt celle
étrangers qu’il rassemble à ses dîners somp- sans laquelle les autres ne sont rien. Je professe

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la phagotechnie, science unique, universelle lui furent servies dans un repas mais dont
dont la racine explique le but suprême : c’est l’étonnement augmenta beaucoup lorsque
l’art de bien manger qui conduit à l’art de bien son hôte lui jura que tout ce qu’on lui avait
vivre, et l’homme qui sait la phagotechnie sait servi n’était que de la chair de porc diver-
tout autant d’histoire, de physique, de philoso- sement préparée ; on rappela le cuisinier
phie, de littérature qu’il lui en faut pour briller de Néron qui avec du cochon seul servait
dans les plus illustres cercles. Une séance suf- des tourterelles, des poulardes, des canards
ira pour vous en convaincre. » » [Cours gas- et même du poisson ; enin on demanda
tronomique ou les Dîners de Manant-Ville.] quelle était la meilleure façon d’accommo-
der le porc frais : on se partagea entre la
Comment être gastronome si on ne purée de lentilles et les choux…
connaît pas les aliments et si l’on ne sait Nous ne faisons point un repas sans nous
pas en parler ? La science ou la connais- livrer à des rélexions édiiantes… » [Ibid.]
sance des aliments est au cœur de la gas-
◗ Brillat-Savarin
tronomie, tout comme les techniques de
préparation et de cuisson : « Vous voyez
que nous agitons souvent ici des questions Après Grimod et Cadet Gassicourt, on
gastronomiques ; c’est un de nos plus doux s’accorde pour voir en Jean Anthelme
amusements. On tua il y a quelques jours Brillat-Savarin, l’auteur de la célèbre Physio-
un porc à la ferme du château et l’on tint logie du goût (1826), l’un des fondateurs de
conseil sur la meilleure manière de le pré- la gastronomie. La gastronomie, cependant,
parer et de le servir sur table. D’abord on n’était pas encore un sujet sérieux si l’on en
it l’éloge de l’animal qui était autrefois croit ce que dit Brillat-Savarin dans ce Dia-
l’emblème de la paix et dont les Romains logue entre l’auteur et son ami : « L’auteur :
avaient sculpté l’image sur leurs enseignes ; Et cependant je ne le ferai pas imprimer -
ensuite on cita Titius Quintius qui étant à L’ami : Et pourquoi ? - L’auteur : Parce que
Chalcis, ville d’Étolie, fut surpris du grand voué par état à des études sérieuses, je ne
nombre et de la variété des viandes qui crains que ceux qui ne connaîtront mon
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Brillat-Savarin ¢
Comme Grimod, Brillat-Savarin est un homme Nommé commissaire du gouvernement à la
d’A ncien Régime. Né le 2 avril 1755 à Belley dans Cour de justice criminelle de Versailles, il re-
l’A in d’une famille de robe, il commença sa car- quit contre Lesurques dans l’affaire du Cour-
rière en 1779 comme juge au tribunal du baillage. rier de Lyon.
Député aux Etats Généraux de 1789, il fut nom- Sous le Consulat, il devint conseiller au tribu-
mé Président du Tribunal civil de l’A in et révo- nal qui se transforma en Cour de Cassation
qué au lendemain du 10 août 1792. Elu maire quatre ans plus tard, et où il siégea jusqu’à sa
de sa ville natale et commandant de la Garde mort le 2 février 1826, quelques jours après qu’il
nationale, il s’exila après la chute des Giron- eut pris froid en assistant à la messe anniver-
dins en 1794 pour échapper au Tribunal révo- saire de la mort de Louis XVI et peu de temps
lutionnaire. Il passa d’abord en Suisse puis en après la publication anonyme et, à compte
Hollande et en Angleterre avant de s’embar- d’auteur de l’ouvrage qui a fait sa renommée :
quer pour les Etats-Unis. Pendant deux ans il y Physiologie du goût ou méditations de gastronomie
gagna sa vie comme violoniste au sein de l’or- transcendante, ouvrage théorique, historique et à
chestre du John Street Theater de New York. l’ordre du jour  ; dédié aux gastronomes parisiens
En 1796, sous le Directoire, il fut autorisé à ren- par un professeur membre de plusieurs sociétés lit-
trer en France et réintégré dans ses fonctions. téraires et savantes.

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Définition de la gastronomie
« La gastronomie est la connaissance raison- ✓ A la cuisine, par l’art d’apprêter les mets et de
née de tout ce qui se rapporte à l’homme en tant les rendre agréables au goût
qu’il se nourrit. Son but est de veiller à la conser- ✓ Au commerce, par la recherche des moyens
vation des hommes au moyen de la meilleure d’acheter au meilleur marché possible ce qu’elle
nourriture possible. Elle y parvient en dirigeant consomme et de débiter le plus avantageuse-
par des principes certains tous ceux qui recher- ment ce qu’elle présente à vendredi
chent, fournissent en préparant des choses qui ✓ Enin à l’économie politique par les ressources
peuvent se convertir en aliments. Ainsi c’est elle qu’elle présente à l’impôt et par les moyens
qui, à vrai dire, fait mouvoir les cultivateurs, d’échange qu’elle établit entre les nations. »
les vignerons, les pêcheurs, les chasseurs et la
nombreuse famille des cuisiniers, quel que soit Brillat-Savarin, La physiologie du goût.
le titre ou la qualiication sous laquelle ils dégui-
sent leur emploi à la préparation des aliments.
La gastronomie tient :
✓ A l’histoire naturelle, par la classiication
qu’elle fait des substances alimentaires
✓ A la physique, par l’examen de leurs composi-
tions et de leurs qualités
✓ A la chimie, par les diverses analyses et dé-
compositions qu’elle leur fait subir
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livre que par le titre, ne croient que je ne nécessairement odorant : ce qui le place dans
m’occupe que de fariboles. » l’empire de l’odorat comme dans l’empire du
Pour Brillat-Savarin, si la cuisine fait par- goût. On ne mange rien sans le sentir avec plus
tie de la gastronomie, elle ne se confond pas ou moins de rélexion ; et pour les aliments
avec elle. Il met l’accent sur la connaissance inconnus, le nez fait toujours fonction de sen-
et en particulier sur la physiologie, science tinelle avancée qui crie : qui va là ? quand on
qui est alors à la mode. Il veut connaître les intercepte l’odorat, on paralyse le goût. »
mécanismes physiologiques du goût pour le
perfectionner et l’améliorer : Science de synthèse qui fait appel à plu-
« La sensation du goût est une opération sieurs disciplines, cette connaissance nou-
chimique qui se fait par voie humide comme velle était appelée à progresser « parce que
nous disions autrefois, c’est-à-dire qu’il faut que le domaine de la gastronomie ne peut que
les molécules sapides soient dissoutes dans un s’agrandir par les découvertes et les travaux
luide quelconque pour pouvoir ensuite être des savants qui vont la cultiver. »
absorbées par les houppes nerveuses, papilles Mais la connaissance doit être trans-
ou suçoirs qui tapissent l’intérieur de l’appa- mise, d’où la nécessité pour la gastrono-
reil dégustateur. Car si on demande ce qu’on mie « d’avoir ses cours, ses professeurs, ses
entend par corps sapides, on répond que c’est propositions de prix et son Académie ». Il
tout corps soluble et propre à être absorbé par faudra attendre un siècle pour que ce vœu
l’organe du goût. Pour moi je suis non seule- se réalise, lorsque Curnonsky fondera, en
ment persuadé que sans la participation de 1930, l’Académie des Gastronomes.
l’odorat, il n’y a point de dégustation complète Ainsi conçue la gastronomie doit per-
mais encore je suis tenté de croire que l’odorat mettre de réconcilier le plaisir et la santé. La
et le goût ne forment qu’un seul sens dont la gourmandise se transforme en connaissance
bouche est le laboratoire et le nez la cheminée raisonnée des lois de la nutrition humaine.
ou, pour parler plus exactement, dont l’un sert « On a commencé à séparer la gourman-
à la dégustation des corps tactiles et l’autre à dise de la voracité et de la goinfrerie ; on
la dégustation des gaz… Tout corps sapide est l’a regardée comme un penchant qu’on

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pourrait aimer, comme la qualité sociale leur récompense consiste à savoir qu’ils ont
agréable à l’amphitryon, proitable aux reculé les bornes de la science et procuré
convives, utile à la science et on a mis les aux hommes des jouissances nouvelles. »
gourmands à côté de tous les amateurs qui [Ibid., Méditation XXX.]
ont aussi un objet de prédilection. » [Physio- La gastronomie est un culte célébré aussi
logie du goût, Méditation XXVIII.] bien par des prêtres, des savants, des rois que
Mais la gastronomie n’est pas seulement par le peuple car : « il n’est point de véritable
une science de synthèse ou une connais- fête quand le peuple ne jouit pas. Des tables
sance pluridisciplinaire. Elle est un des dont l’œil n’aperçoit pas la in sont dressées
beaux-arts puisque Brillat-Savarin la place dans toutes les rues, sur toutes les places, au
sous la protection d’une muse : Gastéréa, « la devant de tous les palais. On s’assied et on se
dixième Muse » qu’il imagine « sous la igure retrouve ; le hasard rapproche les rangs, les
d’une jeune ille belle comme Vénus. » âges, les quartiers : toutes les mains se rencon-
Cette Muse a son temple et ses autels à trent et se serrent avec cordialité ; on ne voit
Paris qui est aux yeux de Brillat-Savarin la que des visages contents. Quoique la grande
capitale gastronomique : « De tous les lieux ville ne soit alors qu’un immense réfectoire,
où Gastéréa a ses autels, celui qu’elle pré- la générosité des particuliers assure l’abon-
fère est cette ville, reine du monde, qui dance tandis qu’un gouvernement paternel
emprisonne la Seine entre les marbres de veille avec sollicitude pour le maintien de
ses palais. Son temple est bâti sur cette l’ordre et pour que les dernières limites de la
montagne célèbre à laquelle Mars a donné sobriété ne soient pas outrepassées. »
son nom ; il est posé sur un socle immense En invoquant Gastéréa et son culte,
de marbre blanc, sur lequel on monte de Brillat-Savarin inventait ce qu’il appelait une
tous côtés par cent marches. C’est de là que « mythologie gastronomique ». Une mytho-
s’échappent, à des époques déterminées, logie alimentée tout au long du XIXe siècle
des recettes merveilleuses dont les auteurs par la presse, les livres, les revues, les chan-
aiment à rester inconnus, parce que leur sons ainsi que par de nombreuses associa-
bonheur est dans leur conscience et que tions, clubs et sociétés gourmandes.
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La production littéraire
◗ Les écrivains
Tous les grands romanciers et écrivains situation des convalescents : il demandait à
français aussi bien au XIXe siècle : Balzac, la bonne chère toutes les sensations qu’elle
Stendhal, Flaubert, Zola, Dumas, qu’au XXe peut donner, et il les avait jusqu’alors obte-
siècle : Proust, Colette, Simenon, Giono ont nues tous les jours. » [Le Cousin Pons.]
célébré la gourmandise et les plaisirs de la Autre gastronome, le Vidame de Pamiers,
table, l’excellence de la gastronomie pari- qui afirmait quant à lui qu’on ne devait
sienne et de la cuisine de province. pas être plus de six à table : « Le Vidame
Tous les héros balzaciens fréquentent les professait une profonde mésestime pour
grands restaurants de l’époque : le Rocher les dîners où les convives dépassaient le
de Cancale, Véry, le Café Anglais, le Café nombre de six. Selon lui, dans ce cas il n’y
Riche, Tortoni, le Café de Paris et le Cadran avait plus ni conversation ni cuisine ni vins
Bleu dont l’ancienne écaillère – Mme Cibot goûtés en connaissance de cause. » [Le cabi-
– devint la portière du Cousin Pons. Ce der- net des antiques.]
nier fut l’un des trois gastronomes dépeints Enin le Docteur Rouget savait que pour
par Balzac : « La gourmandise, le pêché des réussir une omelette il fallait battre sépa-
moines vertueux, lui tendit les bras : il s’y rément jaunes et blancs : « En prenant ses
précipita comme il s’était précipité dans degrés à Paris, le docteur y avait suivi les
l’adoration des œuvres d’art et dans son cours de chimie de Rouelle, et il lui en était
culte pour la musique. La bonne chère et le resté des notions qui tournèrent au proit de
bric-à-brac furent pour lui la monnaie d’une la chimie culinaire. Il est célèbre à Issoudun
femme […] Le sage Pons, dont toutes les par quelques améliorations peu connues en
jouissances étaient concentrées dans le jeu dehors du Berry. Il a découvert que l’ome-
de son estomac, se trouvait toujours dans la lette était plus délicate quand on ne battait

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pas le blanc et le jaune des œufs ensemble d’Yvetot pour les tourtes et les nougats.
avec la brutalité que les cuisinières mettent Comme il débutait dans le pays il avait
à cette opération. On devait selon lui, faire soigné les choses et il apporta, lui-même
arriver le blanc à l’état de mousse, y intro- au dessert une pièce montée qui it pous-
duire par degrés le jaune et ne pas se servir ser des cris. […] Jusqu’au soir on mangea.
d’une poêle mais d’un cagnard en porce- Quand on était trop fatigué d’être assis, on
laine ou en faïence. Le docteur avait aussi allait se promener dans les cours ou jouer
trouvé le moyen d’empêcher l’âcreté des une partie de bouchons dans la grange puis
roux. » [La Rabouilleuse.] on revenait à table. Quelques uns vers la in
s’y endormirent et ronlèrent. » [Madame
Le repas de noces de Madame Bovary Bovary.].
est un véritable hymne à la table et à la cui- Dans l’Éducation sentimentale Flaubert
sine normande : « C’était sous le hangar de décrit le riche dîner de la maréchale au Café
la charreterie que la table était dressée. Il Anglais composé d’« un simple tournedos,
y avait dessus quatre aloyaux, six fricas- des écrevisses, des truffes, une salade d’ana-
sées de poulets, du veau à la casserole, trois nas, des sorbets à la vanille. »
gigots et, au milieu, un joli cochon de lait,
lanqué de quatre andouilles à l’oseille. Zola nous a donné, lui aussi, à voir les
Aux angles se dressait l’eau de vie dans les mœurs des Français à table. Et, il n’y a pas
carafes. Le cidre doux en bouteilles pous- que Pot-Bouille qui mérite d’être cité. En
sait sa mousse épaisse autour des bouchons, dehors du roman, le terme est employé
et tous les verres d’avance avaient été rem- pour la première fois dans L’Assommoir :
plis de vin jusqu’au bord. De grands plats de Copeaux va manger la pot-bouille chez
crème jaune, qui lottaient d’eux-mêmes au les Lorilleux. Si l’on en croit le Grand
moindre choc de la table, présentaient, des- Dictionnaire universel du XIXe siècle de
sinés sur leur surface unie les chiffres des Pierre Larousse, la pot-bouille est « l’or-
nouveaux époux en arabesques de nonpa- dinaire du ménage, la cuisine de tous les
reille. On avait été chercher un pâtissier jours ». Paul Alexis, ami de Zola, la déinit
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ainsi : « Pot-Bouille, c’est-à-dire le pot-au-feu À l’autre extrémité de l’échelle sociale la
bourgeois, le train-train du foyer, la cui- fête de Gervaise dans l’Assommoir n’en est
sine de tous les jours, cuisine terriblement pas moins un moment de franche ripaille.
louche et menteuse sous son apparente Qu’on en juge par le menu : Potage aux
bonhommie. » pâtes d’Italie-bouilli, blanquette de veau,
Dans La Curée nous entrons dans la salle épinée de cochon aux pommes de terre-
à manger de nouveaux riches : les Saccard : petits pois au lard-oie grasse rôtie, salade-
« La salle à manger était une vaste pièce car- fromage blanc, gâteau de Savoie, fraises.
rée, dont les boiseries de poirier noirci et Et que dire des courtisanes qui fréquen-
verni montaient à hauteur d’homme, ornée taient le Café Anglais ou le Café Riche ?
de minces ilets d’or. Les autres grands pan- Le restaurateur Brébant, boulevard Hauss-
neaux avaient dû être aménagés de façon mann, fournit à Nana non seulement le
à recevoir des peintures de nature morte ; souper mais la vaisselle, les cristaux, le
mais ils étaient restés vides, les proprié- linge, les leurs et le personnel. Le menu
taires de l’hôtel ayant sans doute reculé est celui d’un dîner servi chez M. et Mme
devant une dépense purement artistique. de Freycinet le 6 novembre 1878 : purée
On les avait simplement tendus de velours d’asperges comtesse, cèpes à l’italienne,
gros vert. Les meubles, les rideaux et les croustades d’ananas Pompadour.
portières de même étoffe, donnaient à la
pièce un caractère sobre et grave, calculé Mais nul mieux que Guy de Maupassant
pour concentrer sur la table toutes les n’exalta la gourmandise :
splendeurs de la lumière. » « D’ailleurs je ne cacherai pas mes préfé-
Le dîner, typique des réceptions bour- rences. De toutes les passions, la seule vrai-
geoises comprenait trois services : un pre- ment respectable me paraît être la gour-
mier service d’entrées et de relevés, un mandise. De toutes les passions, la plus
second service de rôtis et d’entremets avant compliquée, le plus dificile à pratiquer su-
le dessert : « La nappe achevait de se char- périeurement, la plus inaccessible au com-
ger de fruits et de sucreries. » mun, la plus sensuelle au vrai sens du terme,
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Repas de noce à Yport (1886) par A. Fourie.

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la plus digne des artistes en rafinement est table les sentiments d’indéracinable affec-
assurément la gourmandise. De création pu- tion, ininiment plus indissolubles que les
rement humaine, inconnue aux premiers sentiments qui naissent entre compagnons
vivants, perfectionnée d’âge en âge, gran- de lune de miel. » [Amoureux et primeurs in
dissant avec les civilisations, dédaignée des Le Gaulois, 30 mars 1881.]
barbares et de la plèbe, incomprise des mé-
diocres, méprisée des sots, ce qui est une De son côté Théophile Gautier écrivait :
gloire ; peu appréciée des femmes, ce qui « Je réhabilite la gourmandise et je lui rends
l’idéalise ; variable à l’inini malgré les siècles sa place parmi les vertus reconnaissantes.
et les travaux des grands cuisiniers, la gour- Je prends l’un après l’autre chacun de nos
mandise réside dans l’exquise délicatesse du mets usuels et j’en explique la saveur par-
palais et dans multiple subtilité du goût, que ticulière ; j’en décris l’entrée triomphale
peut seule posséder et comprendre une âme dans le palais, son séjour aux enchante-
de sensuel cent fois rafiné. Les véritables ments prolongés et son règne éphémère ;
gourmands sont rares comme les hommes je pose les règles de ce poème de gueule
de génie. Il n’en existe à Paris qu’une di- qu’on nomme un menu » [Émile Bergerat-
zaine. La gourmandise a sur l’amour mille Théophile Gautier, Entretiens, souvenirs
avantages. Mais le plus important c’est qu’il et correspondance.]
importe d’être deux pour s’abandonner à ce- L’auteur du célèbre Grand Dictionnaire
lui-ci ; tandis qu’on pratique celle-là tout seul de cuisine Alexandre Dumas se vantait, lui,
[…] C’est qu’en effet, pour bien apprécier la de ses talents culinaires : « Je vois avec plai-
saveur des choses il faut dîner avec des com- sir que ma réputation culinaire se répand et
pagnons tranquilles, réléchis, ne parlant promet d’effacer bientôt ma réputation litté-
guère que des plats servis (ce qui centuple la raire […] Je vous annonce donc qu’aussitôt
sensation) et connaisseurs experts, subtils. débarrassé, et ce ne sera pas long, de cer-
Tous les hommes de lettres sont gourmands. tains droits qu’ont encore mes éditeurs sur
La gourmandise a encore l’inestimable avan- mes publications, je mettrai sous vos yeux
tage de développer entre compagnons de un livre de cuisine pratique à l’aide duquel,
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je le déclare, l’individu le plus ignorant en universel du goût qui commence sa paru-
gastronomie pourra faire tout aussi bien que tion en 1830. Elles étaient l’œuvre de chan-
mon ami Vuillemot, une espagnole ou une sonniers mais aussi de gastronomes et
mirepoix. » [Propos d’Art et de Cuisine.] d’amateurs car comme il est écrit dans le
numéro 103 du dimanche 13 mars 1831 : « (la
◗ Les chansons et les revues
chanson) s’est réfugiée à table au fond d’une
bouteille de Champagne et la table pour un
D’innombrables chansons à boire et à vrai Français est toujours une affaire d’hon-
manger composées par des poètes et chan- neur. […] Tel est le caractère français !
sonniers, dont la plupart ont été oubliés, Dans les dangers, dans la douleur, dans le
accompagnaient dîners et soupers des gas- désespoir le plus sombre, toujours quelques
tronomes. Nombre d’entre elles ont été moments pour la gaîté ! Or aujourd’hui il n’y
publiées dans Le Gastronome, journal a de gaité que par écuelles. »

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En 1806, le Caveau moderne s’installait parmi lesquelles on ne peut pas ne pas citer
chez Baleine, au restaurant du Rocher de Les Rois de la terre.
Cancale. Son objectif était déini dans l’une Une autre chanson dédiée à Jules Gouffé,
de ses premières chansons : ancien oficier du Jockey Club, auteur du
Buvons disait Anacréon, Livre de cuisine, du Livre des conserves et
Buvons, disait Horace, du Livre de pâtisserie, commençait par la
Les Grecs, les Romains du bon ton strophe :
Les suivaient à la trace À toi, Gouffé, cette chanson
Pour nous réchauffer le cerveau À toi, dont le savoir extrême
Pour bannir l’humeur noire, Élargit encore l’horizon
Invoquons de nouveau Découvert par Carême
Le Caveau Gloire à vous, Carême et Gouffé !
Et les chansons à boire Votre juste prépondérance
Dans tous les pays a greffé
Chacun des quarante membres du Caveau Le renom de la France
était tenu d’acquitter le dîner mensuel par
des chansons qui devenaient la propriété de À côté des chansons, de nombreuses
l’éditeur. publications – revues, journaux – se consa-
L’un des chansonniers les plus connus, crèrent à la gastronomie dès les premières
Desaugiers, interpréta la chanson compo- décennies du XIXe siècle. En 1806 Le Jour-
sée par le comte de Ségur qui donne le ton nal des Gourmands et des Belles ou l’Épicu-
du Caveau moderne : rien français précisait qu’il était : « Rédigé
Rions, chantons, aimons, buvons par quelques littérateurs gourmands, plu-
En quatre points c’est ma morale sieurs convives des Dîners de Vaudeville ou
Docteurs en médecine. »
Desaugiers et d’autres chansonniers Mais il faut citer aussi Le Gastronome,
comme le célèbre Béranger composèrent journal universel du goût rédigé par
pour le Caveau des centaines de chansons une société d’hommes de bouche et
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Chanson : Les Rois de la terre
de Marc-Antoine Desaugiers
Boire et manger devient un art Le cuisinier, C’est mériter plus que personne,
Chez les anciens Grecs puis à Rome Le sommelier, Fin pâtissier, que l’univers
Mais il n’est que beaucoup plus tard Le pâtissier, Te tresse une couronne
Digne du gastronome Sont les rois de la terre ! –
Où cet art devient vraiment grand – Gourmet, buveur et chansonnier
C’est en France, en ce siècle même : Quel contraste ! Au ier cuisinier Je ne puis plus me taire
De droit il passe au premier rang Il faut une toilette blanche ; Le cuisinier,
Sous l’illustre Carême Et , comme tout bon oficier, Le sommelier,
– Son arme sur la hanche. Le pâtissier,
Gourmet, buveur et chansonnier Au feu, commandant d’un ton bref, Sont rois de la terre !
Je ne puis plus me taire : Chacun lui prête obéissance ; –
Le cuisinier, Il a la majesté du chef Vous nous faites entr’égorger
Le sommelier, Qui connaît sa puissance Souverains, que l’on doit maudire
Le pâtissier, – Ces rois du boire et du manger
Sont les rois de la terre ! Gourmet, buveur et chansonnier Partout on les admire.
– Je ne puis plus me taire : Quand Dieu pour tous est généreux
Vêtu de son noir tablier Le cuisinier, Par les fourchettes et les verres
Le sommelier trône en sa cave ; Le sommelier, Sachons enin nous rendre heureux
Ce n’est que pour le mieux veiller Le pâtissier Et nous serons tous frères !
Qu’il tient son vin esclave Sont les rois de la terre ! –
Avec bonheur, avec ierté – Gourmet, buveur et chansonnier,
Aux plus ins produits de nos vignes Donner la forme et la couleur Je ne puis plus me taire
Il vient donner la liberté C’est deux fois se montrer artiste, Le cuisinier,
Dès qu’il les en croit dignes ! Doubler l’arôme et la saveur Le sommelier,
Gourmet, buveur et chansonnier C’est œuvre de chimiste Le pâtissier
Je ne puis plus me taire : Unir tant de talents divers Sont les rois de la terre !

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d’hommes de lettres ; Le Gastronome , Innombrables encore furent les écri-
journal des gens du monde et des prin- vains, journalistes, bourgeois et ren-
cipaux oficiers de bouche de la France tiers qui participèrent alors au culte de
et de l’étranger ; Le Gastronome à Paris ; Gasterea.
Le Gastronome cosmopolite ; Le Gastro- Dans Les Soupeurs de mon temps,
nome français ou l’art de bien vivre par Roger de Beauvoir alias de Bully les décrit
les anciens auteurs du Journal des Gour- en train de fréquenter les restaurants à la
mands. Comme le rappelle Vicaire, « Gri- mode tout comme Eugène Briffault, dans
mod de la Reynière et Cadet Gassicourt son Paris à table, qui ne manque pas de
ont collaboré pour une large part à cet souligner la primauté gastronomique de
ouvrage. Balzac en a rédigé le discours pré- la France et la situation exceptionnelle de
liminaire. » Il faudrait aussi ajouter Gastro- Paris qui concentre toutes les richesses
nomiana : recueil d’anecdotes, rélexions, du pays : « Quand Paris se met à table, la
maximes et folies gourmandes ; Gastro- terre entière s’émeut ; de toutes les parties
nomania de Charles-Yves Cousin d’Aval- de l’univers connu, les choses créées, les
lon ; Le Gastrophile ; La Gastronomie : produits de tous les règnes […] accourent,
rédigé par une Société de gens de lettres se pressent et se hâtent ain d’obtenir la
et de gastronomes formés à l’École de Gri- faveur d’un regard, d’une caresse ou d’un
mod de la Reynière et de Brillat-Savarin ; coup de dents. Pour la France, le dîner
La Revue gastronomique ; Le Gourmet : de Paris est la grande affaire du pays. La
Charles Monselet, célèbre gastronome, fut plaine, la colline, la montagne et la vallée,
le rédacteur en chef du premier numéro et le bois, la forêt, le vignoble et les guérets,
y participa avant de lancer, en 1866, une le potager ou le verger, la terre et l’eau
autre publication : l’Almanach gourmand sont ses tributaires. Tous ne désirent la
qui devait paraître jusqu’en 1870 ; La Salle fécondité et n’enfantent des prodiges que
à manger : fondée par le baron Brisse, gas- pour plaire à cette ville souveraine dont la
tronome célèbre, cette revue n’eut qu’une voracité les réjouit et fait leur opulence et
brève existence… de deux années. leur félicité. »
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◗ Les gastronomes
Parmi les gastronomes, les personnages duel à la fourchette qu’il soutint et gagna
excentriques ne sont pas rares, tel M. de contre un Anglais au Café de Paris.
Saint Cricq, un habitué du Café Anglais, ou Si parmi les écrivains, critiques gastro-
le comte de Viel Castel qui s’illustra par un nomiques, Nestor Roqueplan ou Armand

Le cochon
Car tout est bon en toi, chair, graisse, muscle, tripe !
On t’aime galantine, on t’adore boudin
Ton pied dont une sainte a consacré le type
Empruntant son arôme au sol périgourdin,

Eût réconcilié Socrate avec Xantippe,


Ton ilet qu’embellit le cornichon badin
Forme le déjeuner de l’humble citadin ;
Et tu passes avant l’oie au frère Philippe

Mérites précieux et de tous reconnus !


Morceaux marqués d’avance, innombrables, charnus !
Philosophe indolent, qui mange et que l’on mange !

Comme, dans notre orgueil, nous sommes bien venus


A vouloir, n’est ce pas te reprocher ta fange ?
Adorable cochon ! animal roi ! – cher ange !

Charles Monselet, Sonnets gastronomiques.

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Malitourne furent loin d’être négligeables,
Charles Monselet (1825-1888) domina tous Recette
les autres sous le Second Empire. Celui
Grives à la polonaise
qu’on appelait « le petit abbé à lunettes »
fut un auteur prolixe, écrivain et journa- Quand vos grives sont épluchées, vous
liste, puisqu’on lui doit une quarantaine de les passez dans une casserole avec lard fon-
titres dont Vignes du Seigneur (1853), La du, des truffes et des champignons ; ajou-
Cuisinière poétique (1859) puis la série des tez cinq ou six petits oignons, un bouquet
Almanachs gourmands de 1861 à 1870 garni, un ris de veau blanchi, une tranche
Puis ce furent les Lettres gourmandes de jambon fumé. Mouillez ensuite d’un
ou Manuel de l’Homme à table, les Mois verre de vin de Champagne et d’un peu de
gastronomiques et enin les fameux Son- coulis, salez et poivrez, laissez cuire dou-
nets gastronomiques parmi lesquels le plus cement. Après cuisson, arrosez d’un jus de
connu est celui du cochon. citron, enlevez le bouquet et la tranche de
La gastronomie était aussi à l’honneur jambon ; servez, à sauce réduite, les grives
dans les « Dîners » littéraires réunissant au montées en buisson, flanquées du ris de
restaurant écrivains et journalistes célèbres. veau découpé en tranches.
Avec le Dîner Bixio, le Dîner Drouant, les Alexandre Dumas Père.
Dîners du Figaro, le Dîner naturaliste, le plus
célèbre fut « Les Dîners Magny » du nom du
restaurant où se retrouvaient deux fois par décerne un prix. Aujourd’hui disparu, le res-
mois à partir de 1862 notamment Flaubert, taurant Magny était situé rue Mazet. En 1869
Gautier, Gavarni, Sainte Beuve et les frères les Dîners Magny se transportèrent chez Bré-
Goncourt qui devaient eux-mêmes fonder »la bant au coin du boulevard Montmartre et du
société littéraire des Goncourt » plus connue faubourg Poissonnière que l’on surnommait
sous le nom d’Académie Goncourt. À l’is- « le restaurateur des lettres ».
sue d’un déjeuner qui se tient chez Drouant Pendant que des cuisiniers écrivaient des
depuis le début du XXe siècle, l’Académie poèmes et des chansons gastronomiques,

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écrivains et romanciers composaient
des recettes. Ainsi, pour ne prendre que Recette
quelques exemples, Alexandre Dumas père La salade japonaise
nous a laissé sa recettes de Grives à la Polo-
naise (p.45) ; on doit à Alexandre Dumas ils «  Vous faites cuire des pommes de
celle de La salade japonaise ; à Jules Claretie terre dans du bouillon, vous les coupez
celle du clafoutis. Edmond Rostand est connu en tranches comme pour une salade or-
pour sa recette des Tartelettes Amandines. dinaire, et, pendant qu’elles sont encore
tièdes, vous les assaisonnez de sel, de
◗ La promotion de la France
poivre, très bonne huile d’olives à goût de
fruit, vinaigre d’Orléans, un demi verre de
Au-delà de la diversité des œuvres et des vin blanc, Château Yquem si c’est possible.
publications, la gastronomie et les gastro- Beaucoup de ines herbes, hachées menu,
nomes ont cherché dès le début du XIXe menu. Faites cuire en même temps, au
siècle à promouvoir et à défendre la cuisine court bouillon, de très grosses moules (un
« française », la cuisine « nationale ». tiers de la quantité des pommes de terre)
avec une branche de céleri, faites les bien
égoutter et ajoutez les aux pommes de
terre déjà assaisonnées. Retournez le tout,
légèrement. Quand la salade est termi-
née, remuée, vous la couvrez de rondelles
de truffes – une vraie calotte de savant,
cuites au vin de Champagne Tout cela
deux heures avant le dîner, pour que cette
salade soit froide quand on la servira ».
Alexandre Dumas ils, Francillon,
acte I, scène II.
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Celle-ci peut se déinir tout d’abord
Recette comme un ensemble de relations de dépen-
Tartelettes amandines dance mutuelle entre les cuisiniers d’un
côté et les critiques gastronomiques de
Battez pour qu’ils soient mousseux l’autre. En effet les gastronomes qui ne sont
Quelques œufs jamais des professionnels de la cuisine mais
Incorporez à leur mousse des écrivains, des juristes, des médecins
Un jus de cédrat choisi font et défont dans leurs ouvrages et dans
Versez-y les guides la réputation des cuisiniers.
Un bon lait d’amande douce
Toutefois, bien qu’ils aient besoin d’eux
pour se faire connaître, les cuisiniers ne se
Mettez de la pâte à flanc
Dans le flanc sont jamais privés de contester les compé-
De moules à tartelette; tences et les aptitudes des gastronomes à
D’un doigt preste, abricotez juger leur cuisine. On connaît la suite : les
Les côtés polémiques ont été incessantes dans la presse
Versez, goutte à gouttelette professionnelle et les journaux spécialisés.
Les cuisiniers n’ont ainsi jamais manqué
Votre mousse en ces puits, puis l’occasion de dénoncer ou de confondre
Que ces puits la science des gastronomes. Ainsi Eugène
Passent au four, et, blondines Chavette, anagramme de l’écrivain Eugène
Sortant en gais troupelets Vachette (1827-1902), avait un soir invité
Ce sont les
Monselet chez Brébant pour déguster un
Tartelettes amandines !
menu alléchant : Potage nids d’hirondelle, Bar-
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac,
Acte II, scène IV. bue sauce crevettes, Côtelette d’isard sauce
piquante, Coq de bruyère bourré d’olives,
Clos Vougeot, Château Larose, Johannisberg.
Monselet était ravi et ne tarissait pas
d’éloges jusqu’à ce que Chavette lui révèle

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que les nids d’hirondelle étaient des nouilles rendent notre existence plus honorable et
à la purée de lageolets et que la Barbue plus douce. »
était du cabillaud, les Côtelettes d’isard des Carême parlait du « pénible et dificile
côtelettes d’agneau marinées dans du bitter, métier de cuisinier » mais il ajoutait aussitôt
le Coq de bruyère un dindonneau sur lequel
on avait versé un vers d’absinthe. Quant aux
vins, le Château Larose n’était que du Mâcon
additionné de punch Grassot et le Johannis-
berg un Chablis ordinaire dans lequel on
avait versé un peu d’essence de thym !
Le cuisinier, si l’on en croit Antonin
Carême, le plus illustre cuisinier du XIXe
siècle, met son talent au service des gastro-
nomes, c’est-à-dire de ceux qui connaissent
l’art de faire bonne chère. Mais qui sont
ces gastronomes ? Carême mentionne « les
grands médecins », « les grands musiciens »
mais surtout « les hommes de lettres » et
« les poètes », tous ceux qui savent écrire
et parler de la table et de la bonne chère.
Ils connaissent les restaurants et les cuisi-
niers dont ils peuvent d’autant plus faire
ou défaire la réputation que ceux-ci sont
mus dans leur travail par un sens de l’hon-
neur : « Ce point d’honneur vient de la
conviction que nous avons que nos travaux
sont appréciés par d’illustres gastronomes
qui font notre réputation ; or ces succès
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Antonin Carême ¢
Né en 1753 et mort en 1833 Antonin Carême
a voulu être un artiste culinaire, un inventeur,
un créateur. Après une première formation
de pâtisserie dont il pensait qu’elle était une
branche de l’architecture, il entra au service de
Talleyrand. S’il termina sa brève carrière chez
les Rothschild, il servit aussi le tsar Alexandre,
le Prince Régent, puis roi d’A ngleterre, George
IV ou encore l’ambassadeur lord Stewart. Ad-
mirateur du XVIIIe siècle qui avait vu naître la
grande cuisine en France et dont il se voulait
l’héritier, il afirmait que : « la cuisine moderne
doit savoir extraire le suc nutritif des aliments
par une cuisine rationnelle.  » Il supprima
les «  jus noirs  », les épices fortes et préconisa
l’usage des condiments tels que le sel, le poivre,
le thym, le laurier, le persil. Réformateur il dé-
cida de codiier les recettes de la Haute Cuisine
et refusa le mélange d’aliments pratiqués au-
paravant.

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que les gastronomes seuls pouvaient le faire l’on préfère dans chaque pays. En Angleterre,
oublier en en reconnaissant les mérites : le rosbif, le bifteck, le pouding, la venaison,
« Certes un tel intérieur de maison est un le porter, voilà le grand régal qu’offre un lord
bienfait pour un cuisinier jaloux d’acquérir quand il veut traiter à la mode de son pays…
de la réputation et de la mériter sans cesse En Hollande, où le fromage et le bœuf salé pa-
près des nobles et illustres gastronomes raissent sur toutes les tables... En Allemagne,
français et étrangers qui se rendent avec on me força d’y vanter le saourbrandt, le kir-
empressement aux aimables invitations de chwasser, les keneffes. Et les Polonais me ser-
cette maison opulente : et l’honorable suf- virent des merlans cuits dans le curcuma : on
frage de lady Morgan atteste que l’homme me donna, il est vrai, du vin de Hongrie qui
de bouche dévoué à sa profession est tou- me dédommagea. Les seigneurs hongrois sont
jours récompensé de ses soins et fatigues de solides buveurs et j’en ai connu qui se van-
par l’agrandissement de sa renommée. taient de suer du vin quand ils s’enivraient.
Grâce à vous, Madame, la mienne est agran- Mais en Russie, je ne pus jamais m’accoutu-
die notablement par le récit enchanteur que mer au caviar ; je trouvais les Russes moins
vous avez daigné faire du dîner de B., donné délicats que leurs sobres voisins les Turcs qui
le 6 juillet 1829… » [Dédicace à Lady Mor- au riz, au café, au sorbet joignent le pilau et le
gan de l’Art de la cuisine française.] garum, imaginé par les Romains… En Italie,
je me régalai de polenta (faite ici avec de la fa-

◗ La cuisine française
rine de châtaigne) de macaroni, de lazaignes,
de glaces et fromage de Parmésan (sic) ; j’y
L’afirmation de la supériorité de la cui- savourai aussi les raviolis et le sabaione que
sine française suppose la confrontation les gastronomes français auraient dû adopter.
avec les cuisines des autres pays. Mais je traversai l’Espagne où je trouvai la cui-
Ainsi dans Les Dîners de Manant-Ville sine aussi peu avancée que les autres arts. Il
l’un des participants déclarait : faut être Sancho Pança pour trouver bon le
« Je n’ai parcouru que l’Europe ; mais j’ai été pochero ou l’olla podrida et le gland comes-
frappé de l’énorme différence de mets que tible. Ma foi, m’écriais-je à mon retour, il n’est
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rien de tel que la France pour la bonne chère comparée à Paris. » [Le Maître d’hôtel fran-
et les jolies femmes. » çais, 1822.]
Et de renchérir quelques années plus
Antonin Carême, quant à lui, soulignait tard : « La France est la mère patrie des
les liens entre cuisine, gastronomie et pré- Amphitryons ; sa cuisine et ses vins font le
éminence française quand il écrivait : « La triomphe de la gastronomie. C’est le seul
France est la mère patrie de l’art culinaire pays du monde pour la bonne chère ; les
et le seul pays au monde qui réunisse avec étrangers ont la conviction de ces vérités »
le plus d’abondance les productions néces- [L’Art de la cuisine française, 1833.]
saires à la vie. Aucune ville ne peut être Mais Carême ne fut pas le seul à présen-
ter la cuisine française comme la première.
Beauvilliers, autre cuisinier et restaurateur
célèbre, n’hésitait pas à afirmer que : « la
cuisine française est sans contredit la plus
savante et la plus estimée de toute l’Eu-
rope. » [L’art du cuisinier, 1814.]
Enin, tous les cuisiniers connus à
quelques nuances près reprirent à leur
compte les propos de Carême. Au-delà
de son caractère répétitif tout au long du
XIXe siècle, cette célébration alla souvent
de pair avec une dépréciation des cuisines
étrangères.
Elle accompagna aussi les chefs fran-
çais partis à l’étranger exporter la cuisine
française.
Ainsi à la in du XIXe siècle Achille
Ozanne, cuisinier poète chantait en vers

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l’arrivée triomphale de la cuisine française mérites des « praticiens culinaires », c’est-
Outre- Atlantique : à-dire des cuisiniers qui sauront « venger la
Amérique, salut ! États-Unis, hurrah ! science par des travaux honorables pour la
Votre gloire naissante a des lueurs aimables gastronomie du XIXe siècle. »
Vos ils sont des gourmets, aimant les belles Le cuisinier est à ses yeux autant un gas-
tables, tronome qu’un artiste : « Le cuisinier est
Et leur ier appétit jamais ne faiblira ; gastronome par goût et par état. »
Car vos fourneaux sacrés, aux succulents Après avoir rendu hommage à la « ména-
mystères, gère » qui « par le simple procédé d’avoir
Ont, pour veiller sur eux et marcher au succès, conduit doucement son pot-au-feu a obtenu
Le souverain talent du cuisinier français un bouillon savoureux et nutritif et un
Cet éternel vainqueur des luttes culinaires ! bouilli tendre et de bon goût », Carême
[Poésies gourmandes.] afirme que les cuisiniers sont capables
d’obtenir un bouillon aussi bon que celui
◗ Le pot-au-feu et la cuisine régionale
de la ménagère. S’il est à la fois la base des
sauces de la Haute Cuisine et un aliment
L’identiication du pot-au-feu comme essentiel pour la population, le pot-au-feu
« plat national » est l’autre volet de la déini- est un plat national pour ne pas dire le plat
tion de la cuisine « française » au XIXe siècle. national puisqu’il est consommé aussi bien
Dans son maître ouvrage L’Art de la cui- par les riches que par les pauvres, par les
sine française au dix neuvième siècle élites que par le peuple.
Antonin Carême consacre plusieurs lignes
au pot-au-feu « nourriture principale de la Plusieurs décennies plus tard, le pot-au-
classe laborieuse de la nation » qui mérite, feu était encore présenté comme un plat
comme tel, les soins du cuisinier. Tout emblématique de la cuisine française.
en afirmant qu’il est au service des gas- En 1883 Philéas Gilbert contestant la
tronomes, il n’admet pas leurs critiques, qualiication de national donné par l’un
dénonce leur ignorance et chante les des collaborateurs de L’Art Culinaire,
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Thomas Génin, à un potage de sa fabri-
cation précisait : « Le classique pot-au-feu Poème
[…] nous semble en effet mériter davan- Le Pot-au-feu
tage la qualité de potage national car il est
Et tous, pauvres, bourgeois ou riches de la terre,
confectionné à la chaumière et au palais
Femmes, vieillards, enfants
et a surtout le mérite d’être la base de l’ali-
Vont, du Potage Roi, humer avec mystère
mentation de la classe ouvrière […] mais
Les fumets triomphants !
tout en adoptant le pot-au-feu comme
Laissant ma muse à son nuage
potage national, cette appellation nous
Qui parfois lacte son ciel bleu
semble inadmissible pour quelque nou-
Heureux aujourd’hui je partage
velle création que ce soit. Étant donnée la
Les délices du pot-au-feu.
raison que notre cuisine française est uni-
verselle, tous ses produits sont donc notre
Achille Ozanne.
propriété et par conséquent nationaux. »
[L’Art Culinaire, 1883.]
Quelques années plus tard, toujours dans « N’oublions pas que toute la magniicence
L’Art culinaire, en 1888, le cuisinier Achille de la gastronomie au pays de la langue d’oc,
Ozanne faisait paraître un poème Le Pot- le tiers de la France, tient en ces trois plats :
au-feu où il soulignait encore son caractère la potée d’Auvergne, la bouillabaisse de
national. ma Provence et le cassoulet de Gascogne »
[Cuisine française.]
Alors que le pot-au-feu faisait l’unani- En fait, le statut des cuisines régionales
mité sur le plan national, le choix des plats n’a pas échappé à l’ambiguïté. D’un côté
censés représenter les gastronomies régio- elles représentent un ensemble de tradi-
nales a été beaucoup plus dificile et plus tions culinaires précieuses, un patrimoine
controversé. menacé de disparition et donc à préserver,
Le célèbre gastronome Austin de et de l’autre elles ne sont pas jugées dignes
Croze (1866-1937) n’hésitait pas à écrire : d’appartenir à la Haute Cuisine.

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De fait la question de déinition et de la on y mange admirablement et selon moi,
promotion de la cuisine française n’a cessé mieux qu’à Paris. Les légumes surtout y sont
de se poser de manière lancinante aussi divinement apprêtés. À Londres j’ai appris
bien aux cuisiniers qu’aux gastronomes. que l’on cultive 22 espèces de pommes de
La cuisine française est-ce la « Grande cui- terre ; à Lyon j’ai vu 22 manières différentes
sine » ? La « cuisine bourgeoise » ou la « cui- de les apprêter et douze au moins de ces der-
sine de province » ? nières sont inconnues à Paris. » [Mémoires
La Grande cuisine est la cuisine des d’un touriste.]
grands restaurants parisiens ; elle est un Balzac ne dit pas autre chose : « On ne
« art » et une « science » célébrés par tous. dîne pas aussi luxueusement en province
C’est « la gastronomie ». La cuisine bour- qu’à Paris mais on y dîne mieux ; les plats
geoise, appelée aussi cuisine de ménage, est y sont médités, étudiés. Au fond des pro-
une cuisine de femme, une pratique quoti- vinces, il existe des Carêmes en jupons,
dienne et ne jouit pas du même prestige que génies ignorés qui savent rendre un simple
la cuisine parisienne. plat de haricots digne du hochement de tête
Jugée plus « naturelle », la « cuisine de pro- par lequel Rossini accueille une chose par-
vince » n’est pas la cuisine paysanne mais faitement réussie. » [La Rabouilleuse.]
celle des villes de province. Les avis et les
jugements qu’elle suscite n’échappent pas Pour déinir la cuisine « française » les gas-
à l’ambiguïté. D’une part les auteurs jugent tronomes ont tout à la fois exalté et dépassé
« les plats en usage à la campagne » comme la richesse de ses traditions, sa diversité
des mets de qualité inférieure par rapport sociale et régionale.
aux chefs-d’œuvre de la cuisine parisienne. En présentant ainsi l’ouvrage intitulé
Mais les mêmes n’hésitent pas à louer la cui- Cuisine française, l’Académie des Gastro-
sine simple, fraîche et bonne qu’on déguste nomes et l’Académie culinaire insistent
dans les provinces. sur la synthèse qu’elle représente : « Nous
Ainsi Stendhal afirme : « Je ne connais avons cherché à mettre à l’honneur à la fois
qu’une chose que l’on fasse très bien à Lyon, la haute cuisine et la cuisine de tous les
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La richesse
des traditions
gastronomiques
lyonnaises à travers
les âges.

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jours en présentant, sous une forme que des châtaignes et des oranges, du seigle
nous croyons pratique, la recette des plats et des citrons ; qui élève des bestiaux,
retenus, de manière que la ménagère, la ménage son gibier, broie son froment,
mère de famille attentive à la santé des siens cultive une foule de légumes, même ceux
puisse l’appliquer aisément. » de faible ou de mauvais rapport ; invente
Et de son côté Georges Duhamel chante des fromages, distille des eaux de vie, dis-
la diversité tout en la niant : « La cuisine tingue les champignons, récolte du miel,
française est ce qu’on dit qu’elle est, parce pêche des poissons, fabrique du sucre,
que la France est un heureux pays qui pré- honore les œufs, ne méprise rien de ce
pare en même temps l’huile d’olive et le qui se mange, même pas les grenouilles,
beurre in, le vin et la bière, qui récolte même pas les truffes. »
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L’Âge d’or

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La cuisine bourgeoise
En dépit de son nom, la mythologie gas-
tronomique de Brillat-Savarin n’en avait Allocution
pas moins une base et un fondement réels
puisque la bourgeoisie, nouvelle classe diri-
d’un gourmand
geante, a voué tout au long du XIXe siècle Air : Je suis Français, mon pays avant tout
un véritable culte à la table et à la cuisine.
Le mythe gastronomique a triomphé dans Amis, gourmands ! Du pays de Cocagne
une société composée « presqu’en entier Vous conserviez à peine un souvenir :
de gourmands » comme le constatait, en Comus lui-même a battu la campagne.
1830, le Code culinaire : « Aujourd’hui De nos banquets tout semblait le bannir.
la table est bien véritablement la goutte Mais il revient. Un jour plus pur l’inspire
d’huile de ce bon M. Beugnot. Elle met en Sous ses drapeaux, accourez-vous ranger…
mouvement le vaste rouage des affaires. Oui, puisqu’en paix, on peut chanter et rire ;
La politique, la littérature, la inance, la En paix, amis, on doit boire et manger.
galanterie, le commerce, ont besoin de son
secours. Point de promotions, point de cou- Alphonse Salin,
ronnes académiques, point d’affaires, point L’âge d’or de la gastronomie.
de conquêtes, point de marchés qui ne se
fassent à table ; le cuisinier est un autre
destin. Le nombre des individus exerçant
une profession alimentaire s’est augmenté
dans une proportion extraordinaire depuis
douze ans. Cuisiniers, traiteurs, pâtissiers,
coniseurs, marchands de comestibles, de
thés, de liqueurs, pullulent de toutes parts ;
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et ces honorables et bienfaisants indus- la leur de leurs récoltes. Il y a deux déjeu-
triels, tout en faisant fortune, sont la preuve ners dont le second ixé vers les dix heures,
vivante que la gastronomie est aujourd’hui est d’une remarquable solidité ; vient le dî-
un besoin général. » ner, qui est un triomphe ; et ignorez vous ce
Si la bourgeoisie manifestait par la table gentil ambigu qui dans les bonnes maisons a
et à table son pouvoir et sa richesse, Balzac pris une respectable consistance ? De là l’em-
avait raison d’écrire : « On n’a jamais peint les bonpoint qui distingue les deux sexes : nos
exigences de la gueule, elles échappent à la dames ont cette belle proportion de formes
critique littéraire par la nécessité de vivre ; qui sied à la volupté ; les roses de la santé
mais on ne se igure pas le nombre des gens brillent sur leur visage ; ce qui vaut bien
que la table a ruinés. La table est à Paris mieux que le fard de l’ancien régime. Les
l’émule de la courtisane ; c’est d’ailleurs la hommes sont plus vaillants sous tous les rap-
recette dont elle est la dépense. » [Le Cou- ports ; l’amour cimente mieux les ménages ;
sin Pons.] la population se développe d’une manière
Et il ajoutait qu’elle est « le plus sûr ther- constante, et le bien-être public comme le
momètre de la fortune des ménages pari- bien-être particulier signale les progrès de la
siens. » [La cousine Bette.] gastronomie. »
Tous les témoignages concordent pour
faire de Paris, en ce début du XIXe siècle, Mais la table fut aussi une passion dévo-
la capitale de la bonne chère et de la gastro- rante, parfois plus forte que le sexe si l’on
nomie. Ainsi l’on peut lire, dans Le Gastro- en juge par les vers extraits d’une chanson
nome du 19 juin 1831 : intitulée Mes derniers amours (voir p.60).
« Nos ancêtres mangeaient pour vivre, nous Brillat-Savarin a désigné clairement les
vivons pour manger. Que Londres se délecte groupes qui au sein de la bourgeoisie don-
avec son thé ; que Naples se noie dans ses ra- naient libre cours à leurs passions de la
fraîchissements à la glace ; Paris fait ses trois table et de la bonne chère :
repas pour activer la consommation et char- « S’il est des gourmands par prédestina-
ger d’écus les provinciaux qui lui ont envoyé tion, il en est aussi par état et, je dois en

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signaler quatre grandes théories : les inan-
ciers, les médecins, les gens de lettres et les Chanson
dévots. » [Physiologie du goût.] Mes derniers amours
Le Code Culinaire ajoutait à cette liste
les gens d’Église, les magistrats et la classe Las de courir de belle en belle
politique ! On me verra sur mes vieux jours
Fidèle

◗ Les types de cuisine


A mes derniers amours
Depuis qu’à mes tendres folies
Élaborée par Carême au début du XIXe L’âge m’arrache sans retour
siècle et redéinie par Escofier un siècle Je renonce aux femmes jolies
plus tard dans son Guide culinaire, la A Vénus, à toute sa cour
haute cuisine, luxueuse, fastueuse et déco- Aux genoux de Claire ou Rosine
rative utilise et combine de manière com- On ne me voit plus soupirant,
plexe et sophistiquée des produits rares et Mais pour la cave et la cuisine
chers (truffes, foie gras, ilet de bœuf, fai- Je brûle d’un feu dévorant.
san, bécasse, saumon, langouste) à l’inten-
tion d’une clientèle fortunée et privilégiée : V. Delacroix, chanson publiée dans
noblesse, bourgeoisie d’affaires et rentiers, Le Gastronome n° 105, du 30 mars 1831.
qui se veut gastronome.
Cette haute cuisine, appelée aussi grande
cuisine, se différencie de la grande cuisine
bourgeoise qui utilise certes les mêmes
produits rares et coûteux mais de manière
moins sophistiquée.

Mais il existait une autre cuisine bour-


geoise plus modeste et plus économe,
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œuvre des cordons bleus, c’est-à-dire des
cuisinières de maison.
Enin, il y avait une cuisine bourgeoise et
ménagère censée convenir à des ménages
bourgeois plus modestes. Comme l’écrit le
baron Brisse, dans ses Recettes à l’usage des
ménages bourgeois et des petits ménages
avec la manière de servir à nouveau tous
les restes : « Ce recueil contient plus de six
cents recettes, nombre bien sufisant pour
assurer une variété dans la préparation
des aliments, car on peut afirmer que les
ménages bourgeois les mieux tenus n’usent
pas, dans le courant de l’année, de plus
de cent procédés différents pour accomo-
der les mets servis sur leurs tables. Toutes
ces recettes sont simples, d’une exécution
facile, économique, n’exigeant qu’une bat- Un bourgeois dans sa cuisine
terie de cuisine fort ordinaire, et donnant (période Louis-Philippe).
des résultats d’une excellence certaine. »
On y retrouve les mêmes recettes que pourraient point se bien nourrir et j’ai la
dans les livres de cuisine bourgeoise et prétention qu’ils peuvent se donner cette
notamment des recettes à la bourgeoise jouissance aussi bien et même mieux que
mais la différence est dans l’absence des le riche, ayant presque toujours à leur ser-
produits de luxe de la grande cuisine vice ce condiment qui s’appelle l’appétit et
bourgeoise : « Il n’est nécessaire pour cela qui ne s’achète point. Quel délicieux régal
(le plaisir alimentaire) ni de truffes ni de qu’une soupe aux choux bien préparée.
gibiers ins, à ce compte les pauvres ne Quel merveilleux légume que la pomme

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de terre et quel prix la paierait-on s’il était honneurs de la séance et des plaisirs qui y
aussi rare que la truffe. Et les œufs, suscep- sont attachés. »
tibles de tant de variété dans leur prépara- Différentes selon les revenus des gastro-
tion ! Les mets délicats ne sont dits délicats nomes, ces éprouvettes donnent une liste
qu’en raison de leur rareté ; les mets dits des recettes et plats censés représenter la
vulgaires ne le sont que parce qu’ils sont gastronomie du début du XIXe siècle.
abondants. En général je me fais fort de
prouver au fourneau que ces derniers Chez ceux que Brillat-Savarin classait
bien préparés sont non seulement les plus parmi les riches, et qui dépensaient sans
sains, les plus nourrissants mais encore les compter pour la table, la passion de la bonne
plus succulents. Tout est dans la prépara- chère pouvait conduire au délire et à la mort.
tion. » [Ibid.] Tel fut le destin d’un riche Anglais venu
dîner au Rocher de Cancale et que nous a
Célébré par toute la bourgeoisie, le culte rapporté Jacques Arago dans Comment on
de la bonne chère prenait donc nécessaire- dîne à Paris. Après avoir commandé, sous
ment des formes différentes. le regard moqueur des serveurs, du pain
Dans la Physiologie du goût Brillat-Sava- rassis et une carpe frite qu’il ne put obtenir
rin se vantait d’avoir découvert ce qu’il parce qu’elle était rayée, c’est-à-dire rayée
appelle des éprouvettes gastronomiques de la carte, notre dîneur solitaire, installé
qu’il déinissait ainsi : « Des mets d’une dans un cabinet, commanda trois lacons
saveur reconnue et d’une excellence tel- de champagne et trois douzaines d’huîtres.
lement indisputable que leur apparition Ce milord engloutit ses huîtres et en com-
doit émouvoir, chez un homme bien orga- manda à nouveau deux douzaines et encore
nisé, toutes les puissances dégustatrices « douze douzaines. »
de sorte que tous ceux chez lesquels, « On les servit et, lorsqu’il n’en restait plus
en pareil cas, on n’aperçoit ni l’éclair du que les écailles, milord en demanda douze
désir, ni la radiance de l’extase, peuvent autres douzaines en disant au garçon :
justement être notés comme indignes des - Laissez-moi maintenant méditer à mon aise
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Éprouvettes gastronomiques
Première série, correspondant au revenu présumé de 5000 fr, la marque de la « médiocrité » :
Une forte rouelle de veau piquée de gros lard et cuite dans son jus ;
Un dindon de ferme farci de marrons de Lyon
Des pigeons de volière gras, bardés et cuits à propos
Des œufs à la neige
Un plat de choucroute hérissé de saucisses et couronné de lard fumé de Strasbourg.
Deuxième série correspondant à un revenu présumé de 15000 fr, l’aisance :
Un ilet de bœuf à cœur rose piqué et cuit dans son jus
Un quartier de chevreuil, sauce hachée aux cornichons
Un turbot au naturel
Un gigot de pré-salé à la provençale
Un dindon truffé
Des petits pois en primeur
Troisième série, celle d’un revenu présumé de 30000 fr et plus, la richesse :
Une pièce de volaille de sept livres, bourrée de truffes du Périgord jusqu’à sa conversion en sphéroïde
Un énorme pâté de foie gras de Strasbourg ayant forme de bastion
Une grosse carpe du Rhin à la Chambord richement dotée et parée
Des cailles truffées à la moelle, étendues sur des toasts beurrés au basilic
Un brochet de rivière piqué, farci et baigné d’une crème d’écrevisses, secundum artum
Un faisan à son point, piqué en toupet, gisant sur une rôtie travaillée à la sainte-alliance
Cent asperges de cinq à six lignes de diamètre en primeur, sauce à l’osmazone
Deux douzaines d’ortolans à la provençale comme il est dit dans le Secrétaire et le Cuisinier
Une pyramide de meringues à la vanille et à la rose (cette éprouvette n’a d’effet nécessaire que sur les
dames et sur les hommes à mollets d’abbés) etc. »
[Physiologie du goût.]

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sur le petit menu de mon dîner. Le garçon par quelques verres de Vermouth et de vin
disparut ; une heure, deux heures se pas- d’absinthe puis de Madère ; on mangeait
sent sans que l’Anglais appelle. Mais feignant jusqu’à minuit : Un potage Crécy, turbot aux
d’avoir entendu sonner, le patron inquiet câpres, ilet de bœuf, gigot braisé, poulardes
entre…. L’Anglais était mort. On descendit en caisse, langue de veau au jus, sorbets au
à grand’ peine le cadavre bondé dans la voi- marasquin, poulets rôtis, crèmes, tourtes et
ture ; son piqueur le voyant arriver dit avec pâtisserie. Chacun buvait six bouteilles de
sang froid : vin de Bourgogne. À minuit après quelques
- Voilà la troisième fois que milord se donne le tasses de thé, on servait un potage à la tor-
plaisir de mourir d’une indigestion. tue, un kary indien de six poulets, saumon
- Il ne mourra pas une quatrième fois, répon- aux ciboules, côtelettes de chevreuil au
dit le maître de maison avec tristesse. piment, ilets de sole au coulis de truffes,
Milord en effet fut enterré le lendemain au ci- artichauts au poivre de Java, sorbets au
metière du Père Lachaise. Ses amis facétieux rhum, gélinottes d’Écosse au whisky, pud-
vont déposer tous les ans auprès des restes ding au rhum, pâtisserie au rhum très épi-
du défunt une énorme quantité de cloyères cée. On mangeait ainsi jusqu’à six heures du
d’huîtres. Ce tombeau est à vingt-cinq pas matin. Après il n’y avait plus qu’une soupe
de celui d’Héloïse et d’Abélard. On lit sur un à l’oignon très poivrée suivie de pâtisseries
marbre noir : Ci gît Peeser, mort pour la troi- non sucrées. Quatre bouteilles de cham-
sième fois dans un duel avec les huîtres du pagne avant le café et l’eau de vie !
Rocher de Cancale. »

◗ Manières de table
Autre exemple de délire sous le Second
Empire, si l’on en croit Alfred Delvau dans Une chose est sûre : quel que soit le
ses Plaisirs de Paris : le Club des Grands niveau social, et même lorsque les prin-
Estomacs, dont les membres passaient dix- cipes d’économie sont pris en compte, la
huit heures à table, de six heures du soir cuisine bourgeoise respectait les règles et
jusqu’au lendemain midi. On commençait les normes édictées par les gastronomes.
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La table bourgeoise
«  Un repas, pour être bien servi et bien en trois actes, où la gradation des saveurs doit
conduit, demande, de la part de ceux qui le don- être ménagée avec sagacité et où les mets
nent, une connaissance approfondie de certains doivent être variés pour s’assortir à tous les
usages qui sont accessoires précieux, qui don- goûts. Le premier service doit être doux et lé-
nent du prix à ce que l’on imaginerait n’en être gèrement épicé ; le second plus délicat et plus
point susceptible. assaisonné ; et le troisième friand, c’est le des-
Nous dirons d’abord que le nombre des sert. Dans ce troisième acte, où l’appétit est
convives d’un repas ne doit pas passer celui de satisfait et dans lequel on ne mange et on ne
neuf à dix, si l’on veut éviter le désordre et la boit que par sensualité et gourmandise, on ne
confusion que sont presque inséparables d’une doit servir que des aliments très agréables et
grande réunion. des vins ins. »
Selon l’opinion des gastronomes les plus
exercés, un dîner bien servi doit être une pièce [La nouvelle cuisinière bourgeoise.]

Ainsi l’auteur de La nouvelle cuisinière qui lui est nécessaire de savoir, même dans
bourgeoise, ouvrage paru en 1819, prend les occasions où il s’agira de se signaler par
soin de mettre en exergue la devise sui- un repas aussi délicat que bien servi. »
vante : « Faire avec peu d’argent une excel- Le bourgeois qui n’a qu’une cuisinière à
lente chère / C’est l’utile secret de notre son service assurait le service à table :
cuisinière. » « Le maître de la maison, placé au centre de
Et de préciser : « Avec notre livre, une la table, debout quand la réunion est nom-
cuisinière de bourgeois apprendra tout ce breuse et assis quand le nombre des convives

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est borné, doit distribuer les potages ou les même au besoin servir quelques entremets.
soupes dans des assiettes creuses placées en Le café se prend ordinairement à table mais
pile auprès de lui, commençant par son voi- si c’est au salon qu’il doit se prendre, c’est
sin de droite, ensuite à gauche, ainsi jusqu’à le maître de maison qui donne le signal aux
la in. Son attention doit se porter continuel- convives pour y passer ; c’est lui, ou toute
lement et sans affectation sur chaque convive autre personne qu’il aura désignée qui doit
auquel il s’empresse d’offrir quelque mets remplir les tasses de café et les verres de
aussitôt qu’il le voit en inaction et son assiette liqueur, en laissant néanmoins à chacun de
dégarnie. Il serait inconvenant que le convive la société le soin de servir de ces derniers à
fût obligé de demander qu’on lui servit un volonté. »
mets quelconque ; il faut qu’il soit prévenu

◗ Les recettes bourgeoises


dans ses désirs. C’est le maître de maison qui
sert le coup du milieu, lorsqu’il a lieu : les
vins d’entremets que l’on sert avec le rôti, et Cette cuisine bourgeoise est une cuisine
les vins de dessert. Il pourvoit également à mijotée où les sauces ont leur place, si l’on
la dissection des viandes, soit par lui-même, en juge par les recettes, dites « à la bour-
soit par un des convives qui a fait les preuves geoise », telle que celle du Carré de veau
de cet art. C’est lui qui doit amener la conver- à la bourgeoise ou celle du Casis (sic) de
sation sur le ton qui convient le mieux à la veau à la bourgeoise (voir p. 68-69).
société qu’il a réunie, en éloignant tout sujet
de politique, qui pourrait exciter les division Il faudrait aussi mentionner bien d’autres
parmi les convives et troubler l’harmonie du préparations à la bourgeoise : le Foie de
repas. Il faut changer d’assiettes à chaque veau à la bourgeoise; les Abattis de dindon
mets et quelquefois même de verres et de à la bourgeoise; le Dindon à la bourgeoise ;
couteaux. les Pigeons à la bourgeoise ; le Civet de
lièvre à la bourgeoise ; les Harengs à la bour-
Quant au dessert, c’est la maîtresse de geoise ; les Sardines à la bourgeoise ; les
maison qui en fait les honneurs ; elle peut Choux leurs à la bourgeoise ; les Épinards à
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Le Bouillon Chartier,
un des Bouillons les plus célèbres de Paris

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la bourgeoise ; l’Omelette à la bourgeoise ;
la Compote de pommes à la bourgeoise, etc. Recette
Carré de veau à la bourgeoise
Au tournant du XXe siècle, chez les parti-
culiers comme dans les restaurants, même Parez un carré de veau, et piquez le i-
bon marché ; le menu classique comportait let avec des lardons de lard assaisonnés
plusieurs plats et plusieurs vins. Les plats d’un bon goût et de ines herbes  ; mettez
mijotés avaient la cote, tout comme le rôti le dans une braisière avec une carotte
et les sauces « à la main » des cordons bleus et un oignon en tranches et un bouquet
et des grands chefs de cuisine de l’époque garni ; mouillez-le avec une cuiller à pot de
tels que : Urbain Dubois, Philéas Gilbert, consommé, couvrez-le de bardes de lard
Auguste Escofier, Édouard Nignon, Prosper et faites le cuire pendant deux heures et
Salles, Prosper Montagné. demie  ; vous le changerez de braisière et
Un menu de réception autour de 1900 vous passez son fond par-dessus, lequel
comprenait à midi et en saison des huîtres vous faites réduire à courte sauce, ain
plates de Marennes, de Cancale, d’Ostende, que le carré de veau glace d’une belle cou-
voire de Belon, du caviar, des œufs sous leur ; vous le servez sur de la chicorée ou de
toutes les formes. Le soir : deux potages ; l’oseille ou avec ce que vous jugez à propos.
un clair comme le consommé Rachel, le
potage tortue clair, le potage oxtail, et un
lié (bisque d’écrevisses, velouté à la Reine,
crème de cresson) ; une entrée de poisson,
par exemple Barbue à la Dugleré, saumon
sauce verte ou sauce Impériale ; une entrée
de boucherie, par exemple des bouchées à
la Monglas ou des ris de veau à la Villeroy ;
un rôti comme le ilet de bœuf à la Talley-
rand ou la selle de chevreuil au Porto ; des
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légumes comme les petits pois à la Française
ou les asperges sauce Maltaise. Venaient Recette
ensuite le foie gras, les salades puis les Casis (sic) de veau
fromages et les desserts (glaces, mousses,
blanc manger) et enin les pièces montées à la bourgeoise
et les fruits.
Mettez du beurre dans une casse-
Quant aux vins, on servait du Chablis et
role, avec votre casis, des carottes, des
du Bordeaux en carafe. On aimait les vins
oignons, un peu de laurier, et deux verres
du Rhin mais on ne servait guère les vins du
de bouillon  ; faites mijoter le tout pen-
Jura ou d’Alsace. Le Cahors était apprécié.
dant deux heures environ et servez le
Avec les huîtres on servait des Graves et
avec des légumes. On le sert quelquefois
des Chablis. Avec les potages le Madère, le
à la broche.
Porto ou le Xérès étaient de rigueur. Sur
les poissons l’usage était de servir des Sau-
ternes, Barsac, Graves demi sec et vins du
Rhin ou alors des Bourgogne comme le
Montrachet ou le Meursault. Sur les viandes
les grands Bordeaux rouges avaient la cote :
Château Laitte, Château-Margaux, Château
Latour.
On réservait les grands Bourgogne au
gibier : Chambertin, Clos de Bèze, Clos-
de- Vougeot, Romanée, Pommard, Nuits,
Corton.
Avec les desserts on buvait du Fronti-
gnan, des Champagne demi doux ou demi
sec.

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Soutenir la cuisine française
◗ Les écoles
Qu’elle ait été ou non l’affaire et la pro- cuisiniers issus pour la plupart du milieu
priété des gastronomes, comme l’afirmait rural ne savaient ni lire ni écrire.
Curnonsky, la gastronomie a été aussi apprise Les choses changèrent à la in du XIXe
et transmise tout au long du XIXe siècle. Et siècle du fait de l’institution de l’enseigne-
l’enseignement de la cuisine a contribué à la ment primaire, laïque, obligatoire et gratuit.
diffusion du mythe gastronomique Les futurs cuisiniers devaient désormais
Si, dès le début du siècle, plusieurs cui- fréquenter l’école jusqu’à l’âge de treize ou
siniers célèbres se sont considérés comme quatorze ans et obtenir le certiicat d’études
des gastronomes ou des artistes culinaires, primaires.
il leur a fallu se battre pour faire reconnaître Comment enseigner la cuisine et surtout
leur art. la Haute cuisine ? Comment faire connaître
Quel meilleur moyen que l’éducation et la et reconnaître la cuisine comme un art ?
formation professionnelle pour y parvenir ? Une des premières initiatives est due à
Or jusqu’au milieu du XIXe siècle, et même l’auteur du premier dictionnaire du genre,
jusqu’en 1870, il n’était pas question d’ensei- le Dictionnaire Universel de Cuisine et
gnement ou d’école de cuisine. Cuisiniers et d’Hygiène Alimentaire, Joseph Favre. Né en
surtout cuisinières apprenaient leur métier Suisse en 1849, il fut à l’origine du premier
sur le tard et la cuisine se transmettait orale- journal culinaire rédigé par un cuisinier :
ment, à cette époque, de mère à ille. La Science culinaire qui parut pendant
La formation était empirique. Sans même sept ans à partir de 1877, et il créa en 1879
parler des livres de Carême inaccessibles l’Union universelle pour le progrès de l’art
à la plupart des cuisiniers, les livres de culinaire de laquelle devait naître, le 26 mai
cuisine étaient fort rares et, de plus, les 1883, l’Académie de cuisine.
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Fondée en 1908,
Culina, à l’instar
du Cordon bleu,
présentait des recettes
de haute cuisine, de
cuisine bourgeoise, de
grande pâtisserie et de
pâtisserie de ménage.

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Les buts tels qu’ils sont déinis dans les derniers à chercher à faire connaître et à
statuts étaient de : « donner le plus grand diffuser la cuisine bourgeoise dans la popu-
essor possible au développement de l’art lation, quitte à en simpliier les formules.
culinaire, par l’étude de toutes les sciences Ouvrons La Nouvelle Cuisine bourgeoise
qui se rattachent à l’alimentation ; de faire d’Urbain Dubois :
de cet art une science basée sur les proprié- « J’ai tenu à éviter cet écueil de produire des
tés analeptiques que réclame, d’après les recettes qui ne pourraient être pratiquées ni
individus, la répartition de la nutrition. En par les ménagères ni par les cuisinières. J’ai
un mot d’établir la cuisine hygiénique dans préféré les donner simples, mais d’une rigou-
l’intérêt de la santé publique. » reuse précision et bien détaillée, ain que les
Tel était aussi le but de la Société des cui- personnes qui les consulteront puissent non
siniers français en créant L’Art culinaire en seulement les bien comprendre mais encore
1883 : « Par son organe L’Art culinaire, la les exécuter sans de grands efforts, ou tout au
Société des cuisiniers français s’efforce de moins les faire exécuter sous leur direction.
répandre, avec le concours de tous, le goût L’ambition d’une bonne ménagère doit viser à
et la science des choses de la cuisine. » ce résultat méritoire de faire bien avec peu ;
Mais, le projet de création d’une école pro- le but est certainement dificile à atteindre ;
fessionnelle déjà formulé en 1878 par Tho- mais elle pourra cependant y parvenir si elle
mas Génin n’aboutit qu’en 1891, et l’École ne dédaigne pas de s’initier aux pratiques
professionnelle de cuisine et des sciences que j’enseigne, si elle sait s’attacher à cette
alimentaires n’eut qu’une brève existence méthode de procéder qui est la base même
puisque, ouverte en mars 1891, elle fermait de toute économie, consistant à ne rien lais-
ses portes quinze mois plus tard. ser perdre de ce qui peut être utilisé ; si en-
in elle ne veut pas oublier qu’en cuisine les
Les cuisiniers entendaient se réserver la aliments les plus coûteux sont toujours ceux
Haute cuisine. Ils ne voulaient pas d’une qui, préparés sans mesure ou en l’absence de
école professionnelle ouverte aux femmes. connaissances nécessaires ne donnent ni sa-
Mais ils ne furent pas, néanmoins, les tisfaction ni proit. »
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Seul un enseignement plus simple pou-
vait convenir aux ménagères. Ce fut l’en- Le Cordon bleu
seignement ménager. La création dans les
écoles primaires de illes de classes ména- Le Cordon bleu est créé en 1895, par une
gères, où l’on enseignerait la cuisine, avait jeune journaliste, Marthe Distel (1871-1934),
été décidée par le Conseil municipal de qui veut répandre l’art culinaire :
Paris. L’objectif était de faire des femmes des «  La création en 1894 de notre journal
classes populaires de bonnes « ménagères » Le Cordon bleu et des cours démonstratifs
au service du nouvel ordre social et poli- de cuisine a eu pour but la vulgarisation
tique républicain. Une cuisine bourgeoise de l’art culinaire auquel jusqu’alors il était
simpliiée, un foyer bien tenu dans le res- dificile d’être initié, cet art se trouvant
pect des règles de l’économie domestique accaparé par un nombre assez restreint
et de l’hygiène étaient le meilleur moyen de de professionnels qui pour la plupart le
lutter contre les « léaux sociaux » dénoncés considéraient comme un monopole réser-
par les hygiénistes et les médecins : l’alcoo- vé à leur proit. Nous sommes heureux de
lisme, la syphilis et la tuberculose. constater que grâce à cette vulgarisation
de l’art culinaire entreprise par nous un
Une femme, cependant, allait s’élever revirement commence à s’opérer dans les
contre le monopole masculin de la Haute habitudes et les idées. Les jeunes illes d’au-
Cuisine et fonder à cette in une école appe- jourd’hui sont moins disposées à considé-
lée à un grand avenir : l’École du Cordon rer la cuisine comme une déchéance. Elles
bleu. sont également convaincues que pour sa-
Le premier cours y fut donné par le cui- voir commander ou pouvoir apprécier les
sinier Charles Driessens qui avait déjà inau- services d’un chef de cuisine ou ceux d’une
guré, en 1889, les Cours d’enseignement cuisinière, il est indispensable de connaître
ménager à l’intention des jeunes illes des les dificultés d’exécution que peuvent of-
milieux populaires. frir les ordres qu’on leur donne. »

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D’autres grands chefs de maison bour- une publication en espagnol. On peut alors
geoise comme Auguste Colombié ou lire dans l’éditorial du 1er janvier 1934 : « Le
Robert Poulain apportèrent leur concours. Cordon bleu peut donc hautement procla-
Marthe Distel a l’idée de publier, dans mer qu’il fut le premier à prévoir la néces-
une revue qu’elle intitule : La Cuisinière sité de la vulgarisation des connaissances
Cordon bleu, les recettes de plat exécutés culinaires puisque le rôle de la Femme
dans les cours et qui sont classés en Haute est de garder le foyer et non de s’ériger en
Cuisine, Cuisine bourgeoise, Cuisine bour- compétitrice de l’Homme. Le Cordon bleu
geoise et ménagère. L’École reprend ces fut aussi le premier à croire à l’application
distinctions. Tout en organisant, dès le du gaz à la Cuisine, le premier à la vulgari-
départ, des cours de cuisine élémentaire, ser par des cours quotidiens de cuisine et
elle ouvre en 1902 un cours spécial de cui- de pâtisserie au gaz, cours auxquels l’élite
sine pour les dames et les jeunes illes de de la société parisienne n’a jamais cessé de
la bourgeoisie conié au Chef Paul Henri venir s’y instruire car, à quelque rang qu’ap-
Pellaprat (1869-1949). Ce chef, auteur de partienne la femme, elle doit aujourd’hui
nombreux livres de recettes dont certains, plus que jamais être initiée aux secrets
comme La Cuisine familiale et pratique, de l’Art culinaire. Pour être bien servie,
furent des best sellers, exercera pendant il faut savoir commander ; pour se servir
trente-deux ans un long magistère au sein soi-même, il faut savoir parer son foyer du
de l’École, en enseignant aussi bien les charme familial, ordonnancer sa table avec
recettes de la cuisine « pratique », « fami- goût, tout en équilibrant son budget. La
liale », « ménagère » que les recettes de Cuisine ? Nul n’ose plus sourire aujourd’hui
Haute Gastronomie. à l’évocation de cet Art et de cette Science
Parisienne au départ l’école s’ouvre rapi- auxquels préside dans le monde, avec son
dement aux étudiants étrangers avant d’es- lumineux génie, notre douce France. »
saimer en Angleterre et aux États-Unis. Après la Seconde Guerre mondiale
Dans les années trente la revue est diffu- l’École poursuit son développement. Habi-
sée à plus de 25000 abonnés et il y a déjà litée par le Département de la Défense des
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◗ Le Club des Cent
États-Unis pour former les GI ‘s démobili-
sés, elle s’internationalise en accueillant
de plus en plus d’élèves étrangers désireux S’il s’est nourri, tout au long du XIXe siècle,
d’apprendre la cuisine française ou de se des splendeurs et des richesses de la cuisine
perfectionner. Une ancienne diplômée bourgeoise, le mythe n’a pas été ébranlé –
du Cordon bleu, Julia Child (1912-2004), bien au contraire – lorsque celles-ci appa-
est la première femme à faire connaître la rurent menacées au tournant du XXe siècle.
cuisine française aux États-Unis et à l’en- Les gastronomes le réactivèrent et le renfor-
seigner dès 1962 à la télévision américaine cèrent. La remise en cause du mythe permit
dans son émission Le chef français (The en déinitive de le renforcer.
French Chef). Au début du XXe siècle, en effet, des
L’école délivre plusieurs types d’exa- gastronomes, de tous les bords politiques,
mens et de diplômes : le certiicat élé- furent nombreux à afirmer que la cuisine
mentaire obtenu à la in d’une ou de deux « française » était « en déclin » ou qu’elle
sessions de cours ; le diplôme moyen après était menacée, déjà, selon eux, par l’indus-
trois sessions de cours et l’obtention du trialisation et l’internationalisation quand
certiicat élémentaire ; le grand diplôme ce n’était pas par les inventions de la science
obtenu à l’issue de cinq sessions de cours. moderne et notamment par la chimie.
La formule de cours particuliers est main- Comme le note justement Olivier
tenue et des cours de vacances sont organi- Assouly, la défense de la cuisine française
sés pendant l’été. prit la forme d’un éloge de la « simplicité » :
De nos jours Le Cordon bleu est devenu « Comparable à la critique de la modernité
avec ses 20 000 étudiants la première école industrielle, la critique du cosmopolitisme
de cuisine au monde. Si en France elle des palaces vise l’expansion mondiale du
accueille des étudiants de cinquante pays capitalisme transgressant les délimitations
différents, elle enseigne la cuisine française locales et nationales. La simplicité prône en
dans une trentaine d’écoles sur les cinq l’idéalisant l’idée d’un retour à des procédés
continents. artisanaux de fabrication par opposition à

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Œuvre de l’afichiste
Sem, ce menu rappelle
que les femmes étaient
admises au banquet
annuel d’assemblée
générale dans un
restaurant célèbre.
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la division manufacturière du travail. » [« Le
motif de la simplicité comme enjeu de la Aliment de houille
gastronomie » in Gastronomie et identité
culturelle française.] Raoul Ponchon composa ce poème pour fus-
C’est ainsi que le pamphlétaire anar- tiger « un chimiste allemand (qui) tire de la
chiste, Laurent Tailhade, n’hésitait pas à houille un aliment qui rappelle la viande » :
écrire : « Mais si cette houille prévaut
« Oh splendeurs évanouies ! Oh soleils dispa- En tant que comestible, 
rus derrière l’horizon ! Hélas ! Affairée, insi- Sur les bœufs, les moutons, les veaux,
pide, quelconque et déloyale, au début du XXe Elle atteindra des prix nouveaux,
siècle, on peut dire que la cuisine française En tant que comestible
agonise ! Elle est tout au moins en pleine Cependant que moutons et bœufs
décadence. Les tziganes des cafés où l’on Encombreront la Sphère,
soupe, les hideuses majoliques des tavernes, Pulluleront ès prés herbeux
la chimie substituée à la probe coction des Si bien que nos petits neveux
légumes et des viandes, le régime hydrique, Ne sauront qu’en faire
le végétarisme et par-dessus tout la conserve, Dans ce cas là, qu’adviendra t il ?
la hideuse conserve qui prête le même goût De toutes ces pécores
de fer blanc aux petits pois, aux asperges en Eh bien, un chimiste subtil
branches, aux rognons de coq, à la sauce aux Viendra, de chez nous, du Brésil
tomates, aux crevettes épluchées, la conserve Ou de Bochie encore ;
où les beefpackers de Chicago laissent traîner Qui traitera, dans son humour
des doigts humains, les bouillons tout fait, les Son confrère d’andouille
sauces à la minute, ont déshonoré pour jamais Et qui, par juste retour,
l’art de Carême, de Trompette et du marquis De ces bœufs et veaux, à son tour
de Béchamel . La cuisine se meurt ! La cuisine Extraira de la houille ! »
est morte ! Pendant longtemps la province a [La muse au cabaret.]
lutté, gardé pieusement les ragoûts indigènes,

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bouillabaisse au Levant, cassoulet au Ponant de leur moyen d’action fut la création de
et les croustades, le conit d’oie en Bigorre clubs et d’associations : « C’est ain d’arrê-
et le clafoutis en Limousin. Mais la contre- ter l’afligeante décadence de notre art culi-
façon de Paris, l’abominable instar ont tout naire, de le protéger, de le défendre non
dévoré ; les « chefs » imbéciles ont abâtardi point par de vains discours mais par des
la saine et pure tradition, noyé dans leur in- actes que s’est fondé le nouveau club (le
fâme « espagnole » ce qui faisait l’orgueil des Club des Cent). »
sauces d’autrefois. Paris, seul, est coupable Le premier, le Club des Cent, fondé en
de cette déchéance. » [Petit Bréviaire de la 1912 existe toujours.
Gourmandise.] Comme l’a montré Julia Csergo (« Du
discours gastronomique comme « pro-
Curnonsky, de son côté, reprenait à peu pagande nationale » : le Club des Cent
près la même antienne de « la décadence » 1912-1930 », in Gastronomie et identité
et de la menace extérieure pour expliquer culturelle française), le Club des Cent
l’intervention salutaire des gastronomes : est une association loi de 1901 créée le
« Vers le début du siècle, l’éminente et mil- 4 février 1912 par « quelques camarades
lénaire supériorité de la cuisine française gourmets émérites et touristes convain-
fut menacée par deux léaux : le snobisme cus » dont les plus importants sont : Louis
de la cuisine anonyme et cosmopolite qui Forest, homme de lettres, Dominique
sévit dans tous les Palaces et les caravansé- Lamberjack, vendeur d’automobiles, et
rails de l’Univers et le goût suranné de cette Édouard Caspari, industriel.
cuisine compliquée et tarabiscotée qui tend Le nombre des membres titulaires est ixé
à dissimuler les saveurs et les arômes et à à cent auxquels seront adjoints, en 1913,
présenter sous des noms bizarres et pré- des stagiaires parrainés par deux membres.
tentieux des plats où la chimie se mêle à la Titulaires ou stagiaires doivent être élus à
prestidigitation. » l’unanimité. Tous doivent une cotisation
Dès lors les gastronomes se mobilisèrent dont le retard de paiement entraîne la
pour la défense de la cuisine française. Un radiation.
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L’objet de l’association est précisé dans À partir de 1927 les membres du Club
les statuts : « favoriser le développement, en conviennent de déjeuner trois jeudis de
France, de bons hôtels, de bonnes auberges, chaque mois chez Maxim’s et le quatrième
des bons garages. » jeudi dans un autre restaurant de la capitale
L’un de ses fondateurs croyait utile de ou de province. Chaque fois un membre
préciser : « Le Club des Cent est un de ces appelé « brigadier » est chargé du choix du
rares cénacles où l’on n’entre ni par l’hé- menu et de la préparation du déjeuner qui
ritage, ni par le piston, ni par l’intrigue, fait après coup l’objet de critique de la part
ni par l’argent. On n’y pénètre qu’avec les du Président.
qualités requises : goût, expérience, idéal Par ailleurs, avant même de créer un
élevé et spécial, amour de certaines tradi- prix littéraire, le Club a pris l’habitude de
tions françaises. On ne s’y maintient qu’en remettre aux restaurateurs qu’il en juge
faisant preuve de cette activité particulière digne un diplôme. De 1912 aux années
qui est la raison d’être de notre Compagnie soixante- dix une centaine de diplômes
(à savoir la collaboration permanente à la seulement seront distribués par le Club des
rédaction du carnet). Le Centiste doit circu- Cent.
ler sur les routes de France. Il doit décou- Au départ le Club des Cent est un club
vrir et encourager les bons hôteliers, chez bourgeois : près des deux tiers des membres
lesquels on mange bien et chez qui on peut sont à l’origine des industriels, des négo-
coucher proprement. » ciants et des rentiers contre un peu mois de
Outre la tenue obligatoire par chaque 20% de membres appartenant aux profes-
membre d’un carnet de route relatif aux sions intellectuelles.
hôtels et restaurants visités, d’autres acti- À l’origine, club de notables, si l’on consi-
vités sont prévues au titre de l’« œuvre de dère le prix élevé de la cotisation : 77,50
propagande gastronomique et touristique » francs en 1912, 200 francs en 1921, et du
du Club : déjeuners hebdomadaires, excur- repas d’assemblée générale : 25 puis 60 à
sions, dîner mensuel, banquet annuel d’as- 100 franc, le Club s’est ouvert par la suite, à
semblée générale. la classe politique de la IIIe République.

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La grande affaire du Club est la défense nissaient à des tables princières (qui n’étaient
de la cuisine française et la promotion du pas celles des palaces) pour goûter les chefs
tourisme. d’œuvre d’un Carême. »
Comme le dit Louis Forest son fondateur :
« Notre société n’est pas ce qu’un vain peuple Le programme du Club exalte, avec des
pense : une association de gourmets ou de accents nationalistes, « la cuisine locale »,
sybarites ambulants qui n’ont d’autre souci la cuisine régionale, les traditions gastrono-
que de déguster des vins délicats ou des miques de la France.
mets savamment préparés. Non notre but est
plus élevé ! Nous avons voulu avant la guerre Le Club ne veut pas seulement perpétuer
contribuer au développement des richesses des traditions ; il veut mettre la bonne la
nationales ; nous voulons depuis la grande vraie cuisine française au service du tou-
épreuve aider dans la mesure de nos moyens risme et de l’hôtellerie.
au relèvement économique de notre pays. Il se préoccupe aussi de la qualité de
Faire connaître les beautés et les curiosités l’alimentation des Français et préconise un
naturelles et artistiques, les sites pittoresques régime alimentaire à base de produits frais,
de nos contrées ; développer l’industrie hôte- donc sans conserves ni produits indus-
lière sans laquelle il n’y a pas de tourisme pos- triels ou chimiques, où le poisson occupe
sible ; répandre partout les produits de notre une place importante. Lors de la Semaine
sol ; relever les spécialités locales ; soutenir du poisson de Boulogne sur Mer en 1923 à
les vieilles traditions de la cuisine française : laquelle il apporta son concours, un de ses
voilà le programme que nous nous effor- membres, Duplan, traça un portrait du Club
çons de remplir. La cuisine française ! Quel des Cent qui fut fort goûté : « En cuisine
art incomparable auquel la science (surtout nous sommes des radicaux. Nous n’admet-
la chimie) ne peut apporter de progrès ! Il a tons pas qu’on falsiie les produits. On fait la
un renom mondial. Nous voulons lui rendre cuisine avec du beurre, avec de l’huile avec
l’inluence qu’il avait au temps où les diplo- de la graisse, on ne la fait pas avec des pro-
mates des conférences européennes se réu- duits douteux. Chez nous ne se rencontre
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Le programme du Club des Cent
« Le Club des Cent favorise spécialement les boîtes chez l’épicier. A bas la gélatine  ! A bas la
bons petits hôtels, les bonnes petites auberges colle de poisson ! Toute gelée à la gélatine est un
tenus par le patron. Nous ne recommandons nid à microbes. Pas d’extraits chimiques. Pas de
les hôtels chers que si le luxe n’est pas payé aux sauces fabriquées dans les usines. Pour la pré-
dépens de la cuisine saine. Nous mangeons des paration des repas le Club des Cent n’admet pas
biftecks, non des fauteuils Louis XV. Un hôtel d’autre usine que la cuisine. La grande cuisine
propre mais où l’on ne mange pas à la perfection est souvent l’ennemie de la bonne cuisine. A bas
n’est qu’une boîte propre. Dans un bon hôtel on les écoles de cuisiniers inventées dans les pays
est reçu par le patron. Le Club des Cent exige où l’on ne sait pas manger ! On n’apprend pas à
de la bonne cuisine française. La bonne cuisine cuisiner dans une école. On apprend à cuisiner
française se fait avec des ingrédients frais : des en ayant du goût pour le in manger dans une
légumes frais, des œufs frais, du beurre frais, bonne cuisine française. Un cuisinier n’est pas
du lait frais. On reconnaît un bon hôtel à la un ouvrier ; c’est un artiste. Un cuisinier qui se
qualité du café. Pas de chicorée. Le café se fait considère comme un ouvrier doit changer de
lentement avec de l’eau bouillante. Tout café métier. Il n’est pas digne de sa noble profession.
préparé d’avance est un mauvais café. Tout hô- Prenez du personnel dans votre pays. Le Club
telier qui n’a pas une spécialité, une recette où des Cent se refuse à descendre chez les hôteliers
il excelle n’est pas digne du Club des Cent. Celui qui emploient des gens aux accents bizarres  :
qui ne conserve pas derrière les fagots quelques les Suisses en Suisse, les Italiens en Italie, les
bonnes vieilles bouteilles pour les connaisseurs Français en France. Pas de mouches. Elles nais-
n’est qu’un vil gargotier. La cuisine française sent dans les WC d’où elles sortent pour faire du
ignore les potages achetés en bouteilles ou en grand tourisme dans la cuisine. »

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pas un seul type qui prétende remplacer le cordons bleus. La cuisine simple est la seule
beurre. Nous sommes aussi des royalistes, dont on ne fatigue pas. »
dans le genre de Henri IV : nous voulons On croit entendre comme un écho des
que non seulement le paysan mais l’ouvrier aphorismes célèbres de Curnonsky, dont le
français puisse avoir sa part de toutes les premier était à la limite de la tautologie : la
bonnes choses qu’on tire de la terre et de cuisine : « C’est quand les choses ont le goût
la mer. Enin nous sommes plus catholiques de ce qu’elles sont » et : « En cuisine la sim-
que le pape car, pour ce qui concerne le plicité est le signe de la perfection. »
poisson, nous enseignons qu’on devrait en
◗ L’Académie des gastronomes
manger au moins trois fois par semaine,
une fois pour l’Église et deux fois pour la
République. » Bien d’autres académies et clubs gastrono-
Onze ans après en 1923 fut fondé par miques sont nés à cette époque : en 1910 les
scission du Club des Cent, le Club des Purs Gais Gentilshommes Gastronomes, dans le
Cent, qui se donna toutefois les mêmes buts but de « pratiquer la gastronomie dans l’ami-
et adopta la même démarche : tié », en 1942, l’Académie Granet, « ain de sau-
vegarder les traditions régionales et de faire
Président du Club dans les années trente, connaître les richesses artistiques, littéraires
le docteur Robine partageait les idées et gastronomiques des pays de l’Ain. », en
d’un autre membre célèbre, Curnonsky, 1922 l’Académie des psychologues du goût.
puisqu’on lui doit ces préceptes : « La gas- Issue des Dîners Curnonsky, dont le pre-
tronomie ne dépend pas de la mode mais de mier se tint le 9 décembre 1922, l’Acadé-
la race et de la tradition. En cuisine, comme mie réunissait des gastronomes désireux
dans tous les arts, la simplicité est le signe de mieux cerner, dans le prolongement
de la perfection. Il n’y a pas de modernisme de Brillat-Savarin, la psychologie du goût.
culinaire : un bon plat est le résultat de plu- À l’instar de l’Académie française, l’Acadé-
sieurs siècles d’expérience et l’œuvre de mie comptait quarante membres issus du
plusieurs générations de cuisiniers et de monde des lettres, du droit ou de la classe
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Curnonsky ¢
Maurice Edmond Sailland (1872-1956) est plus
connu sous son pseudonyme Curnonsky, qui
contient un jeu de mot savant. L’amitié fran-
co-russe battait son plein et la mode était aux
noms à terminaison slave. Un ami lui demanda :
« Pourquoi pas sky ? », transcrit en latin cela don-
nait : « Cur non sky ? », qui devint Curnonsky.
Journaliste, introduit dans la vie littéraire,
il entame, en 1921, avec son ami Marcel Rouff,
la rédaction de La France gastronomique, en 28
volumes, dédié à la cuisine régionale et aux res-
taurants de France. Quelques années plus tard,
en 1927, la revue Le Bon gîte et la bonne table lui dé-
cerne le titre de « prince des gastronomes ». Or-
ganisateur de dîners, créateur, en 1930, de L’Aca-
démie des gastronomes – la même année il crée
une autre académie, L’Académie de l’humour –,
auteur de nombreux ouvrages, il est aussi le fon-
dateur, en 1946, de la revue Cuisine et vins de France
– il milita pour la reconnaissance de l’AOC – dont
fut tiré, en 1953, un livre de recettes qui devint
un classique.

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politique, qui se réunissaient tous les mois Le Prince et ses amis – le baron d’Aiguy,
sous la houlette de leur Secrétaire perpé- André Robine et Marcel Rouff – décidèrent
tuel, Curnonsky, dans un restaurant dif- le mois suivant, le 22 juin 1927, de réaliser
férent pour célébrer la cuisine régionale. le souhait de Brillat-Savarin : « Et quand
Chaque nouveau membre devait organiser l’Académie promise par les oracles s’établira
le dîner suivant et prononcer un discours sur les bases immuables du plaisir et de la
auquel un ancien répondait. Autant d’occa- nécessité, gourmands éclairés, convives
sions de célébrer l’alliance des plaisirs de la aimables, vous en serez les membres ou les
table et ceux de l’esprit comme le prouvent correspondants. »
ces quelques lignes : « Prince, Excellences, Avec l’élection de son quarantième
Messieurs…. Enin une Académie où l’on membre, le 8 mai 1930, l’Académie était
peut commencer son discours en célébrant au complet et pouvait se consacrer à sa
le Cardinal, non parce qu’il a été notre fon- tâche : la défense et l’illustration de la table
dateur, mais parce qu’il a prêté son titre à française.
une recette de homard… », et le même ora- L’article 16 des statuts précise qu’elle se
teur faisait remarquer que les mêmes mots doit de « travailler avec tout le soin et la
appartiennent à la critique littéraire et à diligence possibles à encourager l’art de la
la critique gastronomique : « savoureux », table et à maintenir, en même temps que les
« délicat », « délectable », « succulent », règles du bien manger et du bien boire, les
« piquant », « truffé » caractérisent aussi bien traditions de la cuisine française. »
des plats que des œuvres. Curnonsky avait cru bon d’ajouter : « En
Toutefois la création la plus importante fondant l’Académie des Gastronomes, j’ai
de l’entre-deux-guerres fut sans conteste voulu réunir une élite de gourmets formée
celle de l’Académie des gastronomes. par des hommes de lettres qui ont le mieux
En mai 1927, Curnonsky avait été élu écrit des choses de la table, les grands spé-
Prince des gastronomes à la suite d’un réfé- cialistes qui connaissent le mieux les mer-
rendum auquel avaient participé plus de veilles culinaires et les bons vins de France,
3 000 toques blanches. les amphitryons qui tiennent à l’honneur de
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bien recevoir, et enin les personnalités qui les années trente, ou encore Les Esculapes
président les principaux clubs de gourmets. » Gourmands, fondé par le docteur Brender.
Chacun des quarante fauteuils est placé Mais aussi des clubs de civils et de militaires,
sous le patronage d’un personnage célèbre tel Le Déjeuner des Civils et des militaires.
de la gastronomie. À l’instar de l’Académie Créé en 1932 il ne comprenait que des
française, l’Académie des Gastronomes hommes et était présidé par un général. Son
entreprend la publication d’un Diction- objet était : l’amour passionné de la bonne
naire dont les auteurs se sont « appliqués à cuisine, le culte profond de la camaraderie
dresser l’inventaire des principaux termes et de l’amitié. Le Déjeuner qui réunissait
où se condensent les résultats d’une expé- neuf convives : sept civils et deux militaires,
rience culinaire de plusieurs siècles tels avait lieu tous les mois dans un restaurant
que nous pourrons les établir aujourd’hui. différent. En 1935, ce Déjeuner était présidé
Et nul pays plus que le nôtre, nous croyons par le Général Serdet et comptait parmi ses
pouvoir l’afirmer sans céder à l’amour membres Curnonsky, Marcel Rouff, homme
propre national, n’a apporté plus de soins et de lettres, Marius Gabion, Directeur de
d’amour à cette séculaire expérience, bien l’Agence Radio, Émile Roussel, Sénateur de
antérieure à l’invention du terme même de l’Aisne, de l’Académie des Gastronomes, le
gastronomie. On ne s’étonnera donc pas Général Fagalde, le docteur Planton, Maître
que la Gastronomie française occupe dans Lageat, avocat à la Cour d’Appel et André
notre ouvrage une place prépondérante. » Robine, Oficier de bouche.
Un Club des Gueules Noires, réunissant
◗ Autres clubs
des industriels du Nord, fut créé en 1935 et
Curnonsky présida le diner d’inauguration.
Des clubs réunissant les membres d’une Jusque dans les années trente, les clubs
même profession irent aussi leur appari- gastronomiques étaient restés fermés aux
tion dans l’entre deux guerres. Il y eut des femmes. Les choses changèrent avec l’ap-
clubs de médecins : le Club des Médecins parition du Cercle des Gourmettes. Fondé
Gastronomes, présidé par le Dr Viala dans en 1929 par Madame Ettlinger, dont le

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mari était Centiste, il se donna pour but femmes de lettres gastronomes comme la
de : « conserver et développer le goût de la romancière Gabrielle Reval qui publia entre
bonne cuisine française. Faciliter et amélio- autres un ouvrage intitulé Les recettes des
rer le tourisme en France en encourageant Belles Perdrix.
les bons restaurants. Développer le goût D’autres clubs se formaient, moins
de la bonne cuisine familiale et de la gas- connus, comme Les Amis de la Table ; La
tronomie régionale par des récompenses Petite Viande ; Le Plat unique ; Le Bâton
aux cuisinières et cuisiniers méritants, par de Chaise ; Le Dîner du 14 ; Le Grand
l’échange entre ses membres de bonnes Perdreau ; Les compagnons de Cocagne ;
recettes. Combattre la vie chère en faisant La Pipe ; Les Bourguignons salés ; Le in
connaître les adresses des fournisseurs ven- palais ; Le club des joyeux morts ; La Ser-
dant les articles de bonne qualité à des prix viette au cou ; Les Gourmets de L’écu ; le
raisonnables. Favoriser la création de cours Dîner du vin d’Anjou, dont le président
et d’écoles de cuisine et d’art ménager. » était Curnonsky ; le Dîner des Zonze, pré-
L’action du Cercle ne ressemblait pas à sidé par le Dr Rouvillois ; Toujours 11 ;
celle des clubs masculins. En effet, l’une des Les Esculapes gourmands ; la Société
initiatives qu’il prit, pour contrer la mode nationale d’acclimatation de France ;
des cocktails, fut la création des « Goûters de Les Gastronomes amateurs de poissons ;
Bacchus » où étaient servis des vins français Grandgousier, présidé par les Dr Gotts-
accompagnés de friandises salées et sucrées. chalk et Malachowski ; Le Déjeuner civil
Aux yeux des Gourmettes, la gastrono- et militaire ; Les Déjeuners de la revue Le
mie était inséparable de la cuisine familiale. Golf ; La Bidoche ; Les Piscivores et Ichtyo-
Le Cercle organisait donc des concours phages de France.
de recettes parmi les membres du Cercle
et procédait à l’élection de la Reine des Les clubs gastronomiques se multipliè-
Gourmettes. rent également en province. On connaît le
Autre club féminin : Les Belles Perdrix, Club des Vingt à Nevers, le Club des Trente
fondé par Marion Gilbert, réunissait des à Bordeaux, le Club des Vingt à Alger, les
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Sacs à vins d’Anjou. Plusieurs virent le jour à Grancher, Lyon, capitale mondiale de la
Lyon et dans la région lyonnaise. gastronomie.]
Créé en 1922 par Maître Chambre avoué
à Lyon et membre du Club des Cent, le L’article 5 des statuts de cette académie
Club Brillat-Savarin ne comptait que dix précisait : « Les quarante académiciens se
membres choisis par le fondateur et n’avait réuniront au moins quatre fois par an en un
ni statut ni règlement. déjeuner ou dîner dont le menu et les vins
En 1934, fut fondée, sur le modèle de seront chaque fois soumis à l’appréciation
l’Académie parisienne, l’Académie lyon- d’une commission. »
naise des gastronomes. Son but était de Les Frères de la Croûte ne comp-
développer la grande cuisine lyonnaise et taient guère plus de vingt membres et
de maintenir par l’exemple les traditions n’avaient pas de président mais un « bou-
culinaires. Comme le rappelait le secré- canier » faisant fonction d’organisateur
taire perpétuel de l’Académie lyonnaise des agapes.
des gastronomes, leur mission était de Sans être un club gastronomique au
conserver les traditions culinaires : « En sens propre l’association des Amis de Gui-
science gastronomique nous n’innovons gnol, forte de deux mille membres dans
pas, nous conservons, partant de ce prin- les années trente, organisait tous les ans
cipe que l’art de la gueule à Lyon a atteint à Mardi Gras un banquet où était toujours
son point de perfection depuis toujours servi le même menu : des « os de china »,
et que notre devoir consiste – comme le (sic) dinde aux marrons, la salade de
l’Académie pour le langage français – à « groins d’âne » avec des « z’harengs » des
maintenir le bon usage du goût. Dans rigottes, un « cuchon de bugnes » et un pot
cet esprit se sont constitués à Lyon cer- de Beaujolais.
tains clubs gastronomiques dont on peut On a estimé à 1200 le nombre de ces
dire que la même devise les unit, mal- groupes de gourmets et de gourmands dans
gré la diversité des ins poursuivies : « Je la France des années trente.
maintiendrai ». » [Curnonsky et Marcel

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Quelle cuisine défendre ?
◗ Les culinographes
Pendant que se multipliaient clubs, asso- entre autres connu pour Le nouveau savoir
ciations et confréries gastronomiques, les manger et Plats nouveaux 300 recettes
cuisiniers jouaient leur rôle d’acteurs de inédites et singulières (Essai de gastrono-
la gastronomie en prenant, eux aussi, la mie moderne).
défense de la cuisine « française » menacée Au-delà de la reprise des vieilles polé-
et attaquée. miques une question lancinante resurgis-
Les cuisiniers n’admettaient pas que sait : qui a le droit de parler de la cuisine
l’on pût parler de « décadence de la cui- française ? Deux cuisiniers célèbres, Auguste
sine française », surtout lorsque ces propos Escofier et Prosper Montagné, conduisi-
émanaient de certains critiques gastrono- rent une enquête sur « Les Nouveaux Pères
miques, que Prosper Montagné appelait de la table » dont la conclusion fut que les
des « culinographes ». À ses yeux les culino- « culinographes » n’ont pas « la compétence
graphes, « guêpes et frelons des cuisiniers », voulue pour parler de la cuisine dans les
jouaient les censeurs mais n’avaient pas de journaux et les revue ».
qualiication pour écrire sur la cuisine.
En fait, le mot it sa première apparition Toutefois le rôle des gastronomes n’était
dans l’éditorial intitulé « Le pavé d’ours », pas nié et le Dr Alfred Gottschalk écrivait :
paru dans l’édition de février 1921 de La « J’estime que les “culinographes” n’ont pas
Revue culinaire. Aucun nom n’est cité mais été inutiles à la cause de la cuisine française
les initiales P.R. identiient Paul Reboux en créant un mouvement “culinophile”,
comme l’un des « culinographes » visé par en remettant en honneur la gourmandise,
la revue. Écrivain prolixe et critique gas- en intéressant les lecteurs, les directeurs
tronomique, Paul Reboux (1877-1963) est de journaux, aux choses de la cuisine,
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Escoffier ¢
Georges Auguste Escofier (1846-1935). Si l’Hôtel Savoy, à Londres, il crée, pour la canta-
Curnonsky a reçu le titre de «  prince des gas- trice Nelly Melba, la pêche Melba.
tronomes », Escofier a été surnommé « roi des En 1898, pour le Ritz à Paris, puis, l’année sui-
cuisiniers et cuisinier des rois  ». Il est connu vante, pour le Carlton à Londres, il invente une
pour avoir modernisé la cuisine de Carême en nouvelle organisation en cuisine : la brigade.
l’allégeant. Un bon repas devait, à son goût, être De part ses collaborations à l’étranger, les
agréable à déguster et léger à digérer. recettes qu’il a crées, Escofier est l’un des chefs
En 1884, à Monte-Carlo, pour la saison d’hi- français qui a le plus fait pour la renommée de la
ver, il est chef de cuisine du « Grand Hôtel » dirigé cuisine française dans le monde.
par César Ritz. C’est dans ce creuset que va s’éla-
borer l’hôtellerie de grand luxe qui ouvrira aux
femmes l’accès des salles de restaurant, et per-
mettra à Escofier de cuisiner pour elles. C’est
ainsi qu’en 1890, alors qu’il dirige les cuisines de

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reléguées autrefois dans les plus modestes et se bornant à traduire spirituellement
journaux de modes. Évidemment il y en a leurs impressions de table. » Ils « ne s’impro-
parmi eux qui sont loin d’avoir la compé- visent pas plus cuisiniers qu’architectes ».
tence la plus élémentaire ; la mode qu’ils Leurs remarques et conseils sont « toujours
ont mise en honneur est plutôt un snobisme les bienvenus » mais à condition qu’ils ne
mais qu’importe, l’impulsion est donnée, le cherchent point à empiéter sur le terrain
mouvement est en marche, c’est aux cui- des cuisiniers. [« À chacun son métier », La
siniers français de le diriger et de le main- Revue culinaire, n° 35, août 1923.]
tenir dans le bon chemin ; je les connais Les cuisiniers dénonçaient l’ignorance
assez pour être sûr qu’ils ne failliront pas aussi bien présente que passée des cri-
à ce devoir. » [« Notre enquête : quelques tiques et des journalistes gastronomiques.
réponses », La Revue culinaire, n° 54, Ainsi l’article consacré au baron Brisse,
février 1925.] célèbre gastronome du XIXe siècle, était
Philéas Gilbert allait plus loin dans la un portrait à charge. On y apprenait que
reconnaissance : « Une division entre (les le baron Brisse s’amusait « à compliquer
cuisiniers et les gastronomes) serait incon- toutes les recettes qu’il publiait, celles qui
cevable […] le retour au néant culinaire. lui étaient communiquées ou celles imagi-
Sans les gastronomes, le rôle du cuisinier nées par lui, et à les fausser en leur prin-
tomberait à celui de fabricant de nourriture cipe. » Comment ne pas être troublé de voir
[…] Ses œuvres resteraient sans jugement, que des « ignorants écrivains culinaires
et il ne peut être son propre juge, car il se tiennent les rubriques gastronomiques
tromperait sûrement. » [« Cuisiniers et gas- dans les plus importants quotidiens pari-
tronomes français en 1928 », La Revue culi- siens ? » [Mont Bry, « Les culinographes :
naire, n° 99, décembre 1928.] le baron Brisse », La Revue culinaire, n°
Mais il avait précisé, auparavant, que les 18, mars 1922.]
bons gastronomes : « se contentent d’être de En parlant de décadence de la cuisine,
simples conseillers, des convives aimables et des « culinographes » portaient atteinte non
souriant, maniant dextrement la fourchette seulement au prestige de la corporation
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mais à la renommée de la cuisine française à M. Montagné », La Revue culinaire, n° 17,
l’étranger : « (on) risque de discréditer notre février 1922.]
cuisine à l’étranger » [« Le pavé de l’ours », Il y avait de moins en moins de patrons
La Revue culinaire, n° 5, février 1921.] prêts à dépenser sans compter et de plus de
Or celle-ci était identiiée à la France « cuisine commerciale » pour répondre aux
elle-même. attentes d’une nouvelle clientèle, toujours
Comment admettre que des cuisiniers plus pressée, comme l’explique Francis
étrangers travaillent dans les cuisines d’une Carton :
ambassade française : « J’ai même appris – « Aujourd’hui à peine le client a-t-il gri-
avec stupeur » une chose effarante. Dans gnoté deux hors d’œuvre qu’il lui faut tout
un pays ami – et gourmand – l’ambassadeur de suite le plat de poisson qu’il vient de
de France, seul, entre tous ses collègues, a commander ! Hérésie ! Monsieur, hérésie !
un chef qui n’est pas français. Chez l’am- On ne prépare jamais un poisson chaud
bassadeur d’Espagne, chez l’ambassadeur d’avance. Il faut des poissons froids, un ou
des États-Unis, il y a des cuisiniers français. deux plats du jour qui puissent se préparer
Chez notre représentant, il y a un marmi- d’avance et se maintenir chauds sans être
ton exotique… » [Maurice Prax, « La queue compromis pour cela. » [« Au sujet de la
de la poêle », La Revue culinaire, n°26, crise culinaire : juste réponse », La Revue
novembre 1922.] culinaire, n° 13, octobre 1921.]
Le patriotisme, voire le nationalisme culi-
◗ La cuisine régionale
naire, était d’autant plus vif chez les cuisi-
niers qu’ils avaient conscience de vivre,
après la Première Guerre mondiale, la in de La Grande Cuisine est morte ! Vive la
la « cuisine artistique ». Et de s’interroger sur cuisine régionale ! Les cuisiniers « inven-
les raisons de cette disparition : « La Grande tèrent », de concert avec les critiques
Cuisine, la seule qui soit artistique, exige, gastronomiques, Austin de Croze, Cur-
indépendamment de l’artiste, du temps et nonsky, Maurice des Ombiaux, la « cuisine
de l’argent » [J.Bruna, « Lettre ouverte à régionale ».

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Y a-t-il des recettes déinitives de plats
régionaux ? La Bouillabaisse
Les cuisiniers s’affrontèrent sur cette
« Moi je dis que le cuisinier
grave question et en particulier à propos
Qui sut mélanger le premier
de la bouillabaisse qui allait devenir le plat
Avec mesure, avec sagesse
emblématique de la cuisine provençale. Tel, Ces poissons et ces condiments
qui afirmait que « la vraie recette pratiquée Enin… les divers éléments
est celle donnée par Caillat dans sa chro- Qui constituent la bouillabaisse
nique et par Foucou dans sa plaquette » [M. Mérite une statue en or
Auternaud, « Autour de la bouillabaisse », La Car il établit un record
Revue culinaire, n° 105, juin 1929.], inissait C’était un homme de génie
par reconnaître que Montagné avait raison Et j’estime, qu’à tout jamais
quand il disait qu’il n’y avait pas de recette Par les véritables gourmets
unique et déinitive de la bouillabaisse Sa mémoire sera bénie
mais de nombreuses variations. D’ailleurs, Oui, Debusschère que voilà,
La bouillabaisse et un peu là
comme le disait à la même époque le poète
C’est une des moins contestées
Raoul Ponchon, cette recette appartenait
Culinaires combinaisons,
aussi bien aux Provençaux qu’à tous les Que l’homme ait jamais inventées
Français Esculente en toutes saisons
Auguste Escofier prend des accents Et les Provençaux n’ont pas tort
lyriques pour chanter la cuisine régionale S’ils en hâblent, coquin de sort !
« trésor plus ou moins varié de vieilles Sache bien, que moi qui te parle
recettes » et pour exalter : « le plat tradi- Je la prise le même prix
tionnel, un mets succulent qui se prépare Et je le dis sans parti pris ;
depuis des siècles dans les meilleures N’étant de Marseille ni d’A rles »
familles et que l’on cherchait vainement
partout ailleurs. » [« Cuisine régionale », [Raoul Ponchon, La muse au cabaret.]
La Revue culinaire, n° 67, avril 1926.] Il
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raconte ses souvenirs de l’omelette au lard de Vaucluse, aux bords de la Sorgue, on
et à la ciboulette qui se mangeait dans son prend, dans cette illustre rivière, des car-
village natal en Provence et donne une peaux dorés, des anguilles bleues, des
recette poétique de la soupe de poissons jeunes truites très agiles et puis de jolies
d’eau douce : « (Au) dessous de la Fontaine perches… On ne manque jamais d’an-
nexer à ces poétiques enfants du torrent
Eugénie Brazier (1895-1977) dite la Mère de Vaucluse, un plein panier de méchantes
Brazier. La plus célèbre des « Mères » écrevisses toutes noires qui s’échappent,
lyonnaises fut la seule à avoir deux fois qui se révoltent, et qu’on init toujours par
trois étoiles au guide Michelin. écraser à moitié… On les jette dans un
chaudron, pêle-mêle avec des oignons, des
poireaux, une poignée de gros sel et on
mouille avec de l’eau de Pétrarque. Quand
il est question de tremper la soupe, on
ajoute à la bouillabaisse, un peu d’huile
verte et on verse le bouillon sur des
tranches de pain de seigle. On mange le
poisson à la vinaigrette et les belles écre-
visses de la Sorgue avec des tartines de
beurre de Carpentras. » [« La bouillabaisse
(À propos de la bouillabaisse ou soupe de
poisson d’eau douce », La Revue culinaire,
n ° 83, aout 1927.]
Dans une France qui est encore une
société largement agricole et rurale, le
régionalisme culinaire est une des expres-
sions du patriotisme. L’amour de la patrie
c’est l’amour des petites patries, et d’abord

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des mères et des grands-mères. En effet la elle le prouve avec le livre qu’elle vient de
cuisine régionale est alors souvent représen- publier … Elle ne se pose pas en professeur,
tée comme une cuisine de femmes. Dans un elle dit bonnement ce qu’elle sait, ce qu’elle
article sur « L’alose à l’oseille », un cuisinier a appris dans le commerce des vieilles cui-
raconte la façon dont il a obtenu la recette sinières périgourdines… Voilà le bon, le
de « L’alose à l’Avignonnaise » : vrai, le livre type de la cuisine régionale à
« Une bonne grand’mère, toute mignonne son état originel et naturel et d’accord avec
et menue, sous sa coiffe blanche m’avait dit : notre rédacteur en chef, M. Montagné, je
“Teu che sies cuisiner (toi qui es cuisinier), conclus en disant : «Bravo, La Mazille !» »
connais-tu cette recette où l’alose remplie [Philéas Gilbert, « La bonne cuisine du Péri-
d’arêtes peut se manger toute, de suite après la gord par La Mazille », La Revue culinaire,
cuisson ?” [M. Auvernaud, « L’alose à l’oseille », n° 106, juillet 1929.]
La Revue culinaire, n°92, mai 1928.] Bien d’autres ouvrages contribuèrent
Cette « bonne grand’mère » avec une dans les années vingt à la diffusion et à la
« coiffe blanche », « mignonne et menue », reconnaissance de la cuisine régionale. Ils
qui parle un dialecte provençal et délivre sont écrits par des gastronomes comme la
un grand secret, n’est-ce pas le type idéal, série de monographies de Marcel Rouff et
pour ne pas dire le stéréotype de la cuisine Curnonsky intitulée La France gastrono-
régionale qui se construisit dans l’entre- mique, guide des merveilles culinaires et
deux- guerres en France ? des bonnes auberges françaises, dont la
De l’oral on passa à l’écrit avec La bonne publication, commencée en 1921 et achevée
cuisine du Périgord de La Mazille, que les en 1928, comporte 27 volumes, ou encore
cuisiniers Philéas Gilbert et Prosper Mon- Les Recettes des provinces de France ainsi
tagné saluèrent comme une cuisine « sans que Le Trésor gastronomique de France
beurre et sans reproche » : « La Mazille signé avec Austin de Croze. Mais aussi par
est, à n’en pas douter, une maîtresse de des cuisiniers. F. Foucou rédige la préface
maison joliment au courant de tout ce qui du Manuel pratique de cuisine proven-
concerne le département de la cuisine et çale et publie, en 1928, Quelques recettes
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– types de cuisine provençale avec une pré-
face de Paul Reboux. Menu alsacien
Au-delà des livres, la consécration de
la cuisine régionale eut lieu au Salon d’au-
Hôtel de la Couronne
tomne de 1928 où des hôteliers servirent les de Strasbourg (1928)
menus de leur région d’origine.
La célébration de la cuisine régionale Potage de lentilles
n’échappa ni aux excès ni aux erreurs, aux petites saucisses de Strasbourg
notamment en ce qui concerne l’origine
Matelote au vin d’A lsace
des recettes. Trop de recettes régionales,
en effet, n’avaient rien de régional et avaient Civet de lièvre à l’alsacienne
été mises au point en ville et notamment Nouilles au beurre
à Paris, comme le homard Thermidor, le Pâté de foie gras
poulet Vallée d’Auge. Ou encore la sole 
normande au Rocher de Cancale vers 1840 Fromage de Munster
par le chef Langlois. Le homard à l’améri-

caine ou à l’armoricaine vit le jour chez
Tarte aux fruits
Noël Peters passages des princes et la sauce
béarnaise au Pavillon Henri IV à Saint-Ger- Kugelhof
main en Laye. Un médecin gastronome,
le Dr Gottschalk, prenait d’ailleurs plaisir
à dénoncer l’ignorance de certains de ses
collègues gastronomes : « [La cuisine régio-
nale] est à la mode ! Toutes les auberges,
toutes les « hostelleries » en usent et en
abusent ; des pontifes de la gastronomie
en dissertent, vous afirment que la sauce
béarnaise est de tradition paloise, que la

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sole normande a été découverte sur la côte sans estragon à laquelle on n’ajoute pas de
d’émeraude, que le poulet à la crème est jaunes d’œuf. « Ce n’est pas mauvais, c’est
une création de la vallée d’Auge et il en est même bon, si le beurre est de bonne qua-
qui croient que la langouste Winterthur est lité mais ça ne casse rien ; c’est un bon
le plat national du canton de Zürich ! » [« La accompagnement pour un poisson un peu
cuisine régionale », La Revue culinaire, n fade mais il est excessif d’en faire une des
°93, juin 1928.] gloires de la cuisine provinciale… Ah s’il
Et, le même docteur allait jusqu’à contes- n’y avait pas le « secret «, le « tour de main »
ter l’originalité et la qualité de la cuisine auxquels messieurs les gastronomes
régionale : « [Le beurre blanc] « une mer- croient dur comme fer ! » [« Chronique
veille de la cuisine des provinces » ? Ce antigastronomique : le beurre blanc », La
« secret de famille » n’est qu’une béarnaise Revue culinaire, n°100, janvier 1929.]
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Le mythe
en question
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La in de la cuisine bourgeoise
◗ L’Après-guerre
Après 1945, la grande cuisine bourgeoise truites de la Cure à la façon des meunières ;
et la cuisine bourgeoise, qui avaient nourri feuilleté de queues d’écrevisses ; petits pois
tout au long du XIXe siècle le mythe gastro- à la française ; poularde de Bresse rôtie ;
nomique, ont connu un retour en grâce qui pâté de gibier en croûte, salade de saison ;
a duré environ une dizaine d’années. fromages ; entremets, corbeille de fruits.
Après les restrictions et les pénuries de la « La simplicité de la carte ne gênait en rien
guerre les Français aspiraient à une cuisine les habitués car la qualité des produits et de
riche et généreuse. Avec ses sauces et ses la cuisine faisait de ces plats ordinaires de
plats mijotés, la cuisine bourgeoise répon- véritables chefs-d’œuvre. » À côté, Alexandre
dait à leurs attentes. Elle a donc été célébrée Dumaine confectionnait aussi, sur demande,
aussi bien dans les restaurants étoilés que des plats de haute cuisine.
dans les familles. Chez Point, comme chez André Guillot,
Alexandre Dumaine et Fernand Point, son contemporain qui pratiqua toute sa vie
pour ne prendre que deux exemples de la « grande cuisine bourgeoise », on n’utili-
restaurants trois étoiles, servaient de la sait que des produits frais et les meilleurs :
cuisine bourgeoise qui était comparable à « Sa doctrine en matière d’achats était celle
celle que réalisaient à la même époque les de Winston Churchill : “Je ne suis pas dif-
chefs de maison bourgeoise. Le restaurateur icile, je me contente de ce qu’il y a de
Jean Ducloux, qui a travaillé chez Dumaine meilleur”. » [Ma gastronomie.]
juste avant la Seconde Guerre mondiale, Le cuisinier est un artisan accompli. Il
rappelle que la carte était courte et qu’il a appris son métier pendant de longues
existait encore une table d’hôte. Le menu années au cours desquelles il a travaillé qua-
à 30 francs ? Hors d’œuvre variés, beurre ; torze heures par jour : « La cuisine exige
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Fernand et Mado Point entourés par la brigade du restaurant
La Pyramide dont Paul Bocuse à droite de son mentor.

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le feu sacré. Il ne faut penser qu’à son tra- quatrième épouse, Jacqueline Delubac, le
vail. Imaginez donc en ce qui me concerne, 27 mai 1937 : La crème des mers à ma façon/
mais vous n’allez pas me croire, j’étais à mes Les poulardes de Bresse truffées en vessie/
débuts en cuisine à cinq heures du matin et La terrine de foie gras frais/ La salade Pyra-
je n’arrêtais pas avant onze heures du soir, mide/ Les fromages de Saint-Marcellin/ Pro-
avec seulement deux heures de repos dans iteroles, marjolaine et fruits
l’après-midi. Tels étaient nos horaires avant À côté de cette grande cuisine bour-
1914 à l’hôtel Bristol, à Paris, où j’ai fait mon geoise, il y avait aussi place pour une cuisine
apprentissage. C’est beaucoup trop n’est bourgeoise beaucoup plus « simple » parce
ce pas ? Mais la grande cuisine est impi- que : « Quand on pense à la grande cuisine,
toyable. » [Ibid.] on ne peut pas penser à l’argent ; les deux
Le cuisinier est toujours en quête de per- sont inconciliables. La grande cuisine coûte
fectionnement : « Mon métier est sans doute très cher. Ce qui n’empêche pas que l’on
le plus beau du monde, mais il y a toujours peut faire de la très bonne cuisine avec des
quelque chose à apprendre. Et en ce qui me produits bon marché. » [Ma gastronomie.]
concerne je me rends compte tous les jours Voici à titre d’exemple un menu à 50
que j’ai encore beaucoup de chemin à par- francs « sans le vin » servi en 1956 par Fer-
courir. » [Ibid.] nand Point : Brioche de foie gras - Pâté de
gibier grand Veneur - Filet de sole Napoli-
◗ Restaurants bourgeois
taine - Ou Truite au bleu sauce Hollandaise
- Pintadeau poêlé en cocotte - Gratin dauphi-
À La Pyramide de Fernand Point la grande nois - Ou Poularde de Bresse à la crème - Riz
cuisine bourgeoise était à l’honneur comme pilaf – Fromage - Glace ou sorbet - Gâteau
en témoigne le menu du déjeuner de l’Acadé- succès – Friandises - Corbeille de fruits.
mie des Vins de France du 25 Novembre 1935.
Citons également le dîner préparé à Paris La disparition de Fernand Point, en 1955,
par Fernand Point et sa brigade pour Sacha a une signiication historique parce qu’elle
Guitry, à l’occasion de l’anniversaire de sa coïncide plus ou moins avec la in de la
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Déjeuner de l’Académie des vins
de France le 25 novembre 1935
Vins La cuisine
Tavel 1933 Les tartelettes dauphinoises
Aimé Roudil , propriétaire à Tavel Les poulardes de Louhans truffées

Château Grillet 1934 Les mousses de truite du Rhône au coulis


(Cachet, propriétaire à Condrieu) d’écrevisses

Hermitage blanc 1921 Les cœurs d’artichauts viennois


(Marquis de la Sizeranne) (au foie gras)

Châteauneuf –du-Pape 1933 La Salade Pyramide


(Baron Le Roy) Les fromages de Saint-Marcellin

Hermitage rouge 1921 Sorbet et marjolaine


(Marquis de la Sizeranne)

Côte-Rotie 1929 Corbeilles de fruits


(Cachet, propriétaire à Ampuis)
Saint-Péray brut
(Malet –Faure à Saint-Péray) Café
Marc des Côtes-du-Rhône

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cuisine bourgeoise. La France entre alors cuisiniers français les effectifs sont, de nos
dans la modernité. Elle devient une société jours, bien inférieurs à 100.
industrielle puis, dans les années soixante, Mais, si la cuisine bourgeoise a pratique-
une société de consommation. Au-delà de la ment disparu des restaurants, elle a semble
in de la cuisine paysanne déjà bien amorcée, t-il trouvé un dernier refuge dans les cui-
l’arrivée de la Nouvelle Cuisine va consacrer sines des chefs d’État et des princes. Tenues
la disparition de la cuisine bourgeoise. par des cuisiniers conirmés et expérimen-
Ce n’est pas un hasard si les effectifs de tés, elle seule permet de cuisiner les pro-
cuisiniers de maison bourgeoise diminuent duits frais de qualité sans avoir le même
régulièrement depuis les années soixante : besoin d’innover ou de créer que les chefs
de plus de 400 adhérents à la Société des étoilés des restaurants.

La Nouvelle Cuisine
◗ Gault et Millau
« Qu’évoque aujourd’hui exactement l’ex- L’expression de « nouvelle cuisine » n’est
pression « nouvelle cuisine « ? Neuf fois sur pas une nouveauté. Le XVIIIe siècle, par
dix, une grande assiette où se perdent, comme exemple, connut déjà une controverse au
un chalutier dans la brume, une portion lilli- sujet de la « nouvelle cuisine » que Voltaire
putienne et aussi quelques combinaisons fustigea dans une lettre au Comte d’Artois
rocambolesques de produits qu’on a mariés en1765 : « J’avoue que mon estomac ne s’ac-
de force, pour avoir l’air d’être dans le vent. » commode pas de la nouvelle cuisine. Je ne
[Christian Millau, « La révolution culinaire des puis souffrir un ris de veau qui nage dans
années 70 », in Actes du deuxième colloque une sauce salée et ne puis manger un ris
de la Fondation Auguste Escofier, 1998.] d’un hachis composé de dinde, de lièvre et
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de lapin qu’on veut me faire prendre pour
une seule viande. Je n’aime ni le pigeon à la
crapaudine, ni le pain qui n’a pas de croûte.
Quant aux cuisiniers, je ne saurais supporter
l’essence de jambon, ni l’excès de morilles,
de champignons, de poivre et de muscade
avec lesquels ils déguisent des mets très
sains par eux-mêmes. » Au XXe siècle, la for-
mule apparaît sous la plume d’Henri Gault
dans un article intitulé : « Vive la Nouvelle
Cuisine française ». Celui-ci est publié en
1973 dans le mensuel Gault et Millau, créé
en 1969 au terme de la décennie qui a vu en
France le triomphe mais aussi la remise en
cause de la société de consommation.
Qu’est-ce que la « nouvelle cuisine » ? Est-
ce un mouvement de rupture avec la cui-
sine « classique », la cuisine « bourgeoise » ?
La Nouvelle Cuisine est elle une cuisine
« nouvelle » ?
Une chose est sûre : cette « nouvelle cui-
sine » fut le fait de cuisiniers de restaurant
encore jeunes qui se regroupèrent pour
faire entendre leurs voix, imposer leurs
vues et faire reconnaître leur place dans
la société. Ces cuisiniers connurent rapi-
dement la réussite parce que leur cuisine
répondait aux aspirations d’une nouvelle

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clientèle, elle-même porteuse et en quête Henri Gault et Christian Millau étaient des
de nouvelles valeurs. En une vingtaine d’an- nouveaux venus dans le monde de la critique
nées : de 1970 à 1990, la Nouvelle Cuisine gastronomique. L’aventure avait commencé
triompha aussi bien en France qu’à l’étran- pour eux en 1960, à Paris-Presse, quand
ger, et avec elles les valeurs d’innovation et Henri Gault se vit conier par Pierre Charpy
de création culinaires. une rubrique intitulée : « Week-ends et pro-
Ses promoteurs, les journalistes Henri menades », dans la partie magazine du jour-
Gault et Christian Millau, l’ont présentée nal dirigée par Christian Millau. Il y décrivait
comme une « réaction contre le dogmatisme ses découvertes et ses coups de cœur. Le
épouvantable qui régnait » tout en répétant succès fut immédiat car il répondait aux
à l’envi qu’ils ne l’avaient pas inventée : « La attentes d’une clientèle amoureuse de nou-
Nouvelle Cuisine – nous mettons des majus- veautés et avide de sortir des sentiers battus.
cules puisque tout le monde le fait, soit pour Christian Bourgois, directeur littéraire aux
la gloriier soit pour la moquer – mais ce pas Éditions Julliard, leur proposa de publier
nous qui l’avons inventée. Nous avons pro- ces chroniques sous forme de livre. Ce fut,
posé la formule et elle a pris comme une en 1963, le Guide Julliard de Paris puis,
superbe mayonnaise, voilà tout. Le reste, en 1966, le Guide Julliard des environs de
c’est-à-dire le principal, c’était l’affaire des Paris. Quelques années plus tard le Guide
cuisiniers eux-mêmes. Nous sommes et qui portait leur nom sortait des presses.
nous restons des observateurs ». Ensuite, la Haute Cuisine était endormie et
Qu’ont-ils donc observé ? igée dans ses dogmes et ses recettes. « Hélas,
Tout d’abord une place était à prendre dans écrit Courtine, il n’y a guère de plats nou-
le champ de la critique gastronomique depuis veaux à inscrire au palmarès des chefs, et ce
la mort, en 1956, de Curnonsky, chantre de la serait plutôt dans les familles que les ména-
cuisine régionale et de la cuisine de femmes gères se laissant aller à la fantaisie de l’occa-
et dont le disciple, Robert Courtine (1910- sion « inventent»des plats neufs et originaux. »
1998), alias La Reynière, tenait la rubrique [Un nouveau savoir manger] La cuisine et la
gastronomique du journal Le Monde. renommée des grands restaurants reposaient
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sur un répertoire limité de recettes comme nous en jeter plein les yeux, plein l’esto-
le gratin de queues d’écrevisses, le tournedos mac : soupe d’écrevisses, loup en croûte
Rossini, la sole Dugleré. On allait manger le etc. C’était parfait mais nous n’avions subi
poisson au beurre blanc de La Mère Michel, le aucun choc. »
canard au sang de La Tour d’Argent, la casso-
lette de ilets de sole chez Lasserre.
Par ailleurs, dans les années soixante les
cuisines de nombreux restaurants n’avaient
guère changé depuis la in de la Seconde
Guerre mondiale. L’hygiène et le froid
industriel étaient loin d’y régner en maîtres.
La fraîcheur des produits n’était pas la pré-
occupation générale et on avait recours en
cas de besoin aux sauces pour masquer ou
dissimuler le goût des aliments. On y prati-
quait aussi « la mise en place » en préparant
à l’avance les fonds de sauce et en cuisant
certains plats qui attendaient sur le piano
les commandes des clients.

◗ Cuisine allégée
On connaît le récit mythique de la
découverte de la Nouvelle Cuisine. Henri
Gault et Christian Millau auraient eu la
révélation de la Nouvelle Cuisine au cours
d’un repas chez Paul Bocuse, qui n’avait
pas encore sa troisième étoile : « Il voulut

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Les deux compères ont quand même Chapel, Alain Senderens, Jean Delaveyne,
l’idée de revenir le soir à l’Auberge de Col- Roger Vergé, Denis, Paul Manière.
longes-au-Mont-d’Or : « Alors Paul Bocuse Tous ces cuisiniers avaient des points
nous servit une simple salade de haricots communs, et tout d’abord leur âge. Ils
verts accompagnés de tomates. Une splen- étaient jeunes encore, puisqu’ils avaient
deur, l’odeur du jardin, une saveur inou- pour la plupart entre trente et quarante ans:
bliable. Ensuite il apporta des rougets de Paul Bocuse est né en 1926, comme Jean
roche peu cuits. Là encore nous fumes Troisgros. Pierre Troisgros, frère de Jean,
comblés de parfums oubliés. Nous venions est né en 1928 ; Michel Guérard est né en
de découvrir la Nouvelle Cuisine. Elle exis- 1933 ; Alain Chapel en 1937. Appartenant
tait, nous l’avions rencontrée et nous ne le plus ou moins à la même génération, ils en
savions pas encore. » [Le Crapouillot, 56, partageaient les préoccupations et les aspi-
automne 1980.] rations : « Les nouveaux cuisiniers avaient
Après Bocuse les deux complices s’en en commun de bannir de tristes pratiques
vont dénicher les autres cuisiniers qui fai- culinaires, tels que les fonds perpétuels, les
saient déjà de la « nouvelle cuisine » sans le sauces empêtrées de farine, les plats prépa-
savoir. À Roanne, les frères Jean et Pierre rés à l’avance avant de devenir des éclopés
Troisgros leur servent des grenouilles aux du réchauffement, les présentations tru-
herbes : « Bien entendu ils les passèrent queuses, destructrices de goût et cent autres
dans la farine mais avec une légèreté incom- façons routinières d’assassiner de bons pro-
parable et les herbes fraîches furent mises duits sous prétexte que nos pères faisaient
au dernier moment. » ainsi et nos grands pères aussi. » [« La Révo-
Christian Millau passa une semaine dans lution culinaire des années 70 », op. cit.]
les cuisines des frères Troisgros. Il y vit qu’il
n’y avait aucune « mise en place ». Tout était La « légèreté » allait être célébrée comme
fait « à la minute ». Une cuisine « sans ilet ». l’une des valeurs clefs de cette nouvelle
Un peu plus tard il se rend chez Michel Gué- cuisine. En 1976 Michel Guérard publiait
rard, à Asnières, et par la suite chez Alain La Grande Cuisine minceur, puis ce fut au
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tour d’André Guillot avec La Grande Cui- nappent, enrobent les mets, qui se digèrent
sine légère parue en 1981. merveilleusement, ces sauces qui accompa-
Cet allègement de la grande cuisine avait gnent et renforcent si bien les préparations
été préparé par quelques pionniers comme pour lesquelles elles sont exécutées, ces sauces
André Guillot. faites avec des jus de viandes, de volailles, de
Ce n’est qu’en 1947, au terme d’une lon- gibiers, de poissons parfaits, avec des éléments
gue carrière de chef de maison bourgeoise, savoriques, comme le vin de première qualité
qu’André Guillot (1908-1993) s’établit à son et de la bonne crème, eh bien, ces sauces sont
compte à La Réserve de Seine-Port. Quelques le premier secret de ma cuisine. »
années plus tard, en 1952, il acquit l’Au-
berge du Vieux Marly où il connut le succès Après la Seconde Guerre mondiale, ins-
pendant une vingtaine d’années grâce à ses tallé à son compte, il appliqua sa « décou-
feuilletés : Feuilletés aux pointes d’asperges verte » : « En effet, je crois avoir, respectant
vertes, Pâté Pantin en croûte feuilletée, la pensée et l’éthique de mon vieux maître
Feuilleté Dauphinois, Feuilleté de homard, M. Fernand Juteau fait œuvre de novateur
Feuilleté de ris d’agneau de lait au Xérès. en supprimant dès 1947 : a) les roux dans
Il était encore chef de maison bourgeoise les sauces ; b) cette ignominie qu’est « l’es-
quand il it sa « découverte ». Dans La vraie pagnole « ; c) les vol-au-vent et bouchées à la
cuisine légère, il raconte : reine, rituels depuis un siècle et que j’ai rem-
« C’est en 1934 que j’ai – le premier – décou- placés par des feuilletés (le vrai feuilleté ne
vert par hasard le secret, cherché pendant peut être que léger. L’expression « feuilleté
trente ans, des sauces sans liaison d’aucune léger « employée par certains est donc un
sorte : ni farine, ni fécule, ni arrow-root, ni pléonasme) ; d) des menus trop chargés. Ma
jaunes d’œufs. Ces sauces d’une inégalable lé- formule était : un seul plat (mais un grand
gèreté, d’un moelleux absolu, d’une onctuosité plat), une petite chose agréable et originale
parfaite, d’une saveur exceptionnelle qui ren- avant, un dessert léger après. Je conseillais
ferme toutes les subtilités des produits partici- aussi un seul vin s’harmonisant avec le grand
pant à cette parfaite synthèse, ces sauces qui plat. » [La Grande cuisine bourgeoise.]

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Raymond Oliver ¢
Né à Langon, en 1909, le 27 mars, et décédé à émissions qui donnent la parole à des chefs
Paris, le 5 novembre 1990, il était propriétaire comme Oui Chef qui it connaître Cyril Lignac,
du Grand Vefour, à Paris. Chef étoilé, 3 étoiles une chaîne de télévision est entièrement
au Michelin, il fut en 1953 le pionnier des émis- consacrée à la cuisine. A la médiatisation a
sions culinaires à la télévision française. succédé la surmédiatisation. L’image du chef
Après Raymond Oliver le relais fut pris est désormais la clef de la réussite et l’em-
par l’un des chefs de la Nouvelle Cuisine : Mi- porte sur toute autre considération, notam-
chel Guérard qui publia Mes recettes de la télé- ment la maîtrise et le savoir faire. Les jeunes
vision. Puis ce fut le tour de Michel Oliver, i ls cuisiniers promus et consacrés Chefs par
de Raymond Oliver et, après lui, de Joel Ro- les médias sont ainsi qualiiés «  innovants  »,
buchon. De nos jours, en plus de nombreuses « créatifs » et « créateurs ».

D’autres avaient anticipé le mouve- est constituée de pointes d’asperges et de


ment comme Alex Humbert, le chef du pommes parisiennes.
Maxim’s, avec sa selle d’agneau Callas. Les Quant à Raymond Oliver, issu d’une
petits légumes qui vont s’imposer avec la famille de restaurateurs de Langon, il se it
nouvelle cuisine, c’est lui. Farcie d’une bien avant d’autres le promoteur de la « cui-
julienne de truffes et de champignons, sine du marché ». Propriétaire du Grand
la selle est simplement rôtie ; la sauce est Véfour, il introduisit sur sa carte des plats
en réalité un « jus » obtenue par dégla- personnels : les œufs Louis Olivier, le pigeon
çage du récipient de cuisson avec un peu Rainier III. Il fut aussi le premier chef média-
de fond de veau et de xérès, la garniture tisé grâce à l’émission Art et Magie de la
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cuisine qu’il anima avec Catherine Langeais André Pic à Valence, Alexandre Dumaine
de 1953 à 1967. Avec lui la grande cuisine à Saulieu ou Fernand Point à Vienne. Mais,
pénétrait dans les foyers et n’allait plus en encore au sortir de la Seconde Guerre mon-
sortir. Enin, il fut l’un des premiers chefs diale, la majorité des restaurants n’étaient
français à « quitter ses fourneaux » pour se pas la propriété des cuisiniers. Les choses
rendre à l’étranger et notamment au Japon changent à partir des années cinquante et
où il fut chargé d’organiser la restauration le mouvement s’accélère dans les années
lors des Jeux Olympiques de 1964. L’esthé- soixante et soixante dix. « Le métier de
tique de la table japonaise se retrouvera cuisinier s’offrait ses lettres de noblesse et
dans la Nouvelle Cuisine. partout des jeunes gens rêvaient d’entrer
dans ces merveilleuses maisons avant de
◗ Les raisons de la réussite
devenir, à leur tour, un nouveau Guérard,
un nouveau Senderens, un nouveau Loi-
État d’esprit ? Courant ? Tendance ? seau. » [Christian Millau, Ibid.] Les chefs
Mouvement d’opinion ? La Nouvelle Cui- qui deviennent propriétaires de leur restau-
sine n’est intelligible qu’en référence aux rant apposent leur nom sur la façade. L’Au-
relations de dépendance qui s’établirent à berge de Collonges-au-Mont-d’Or devient
cette époque entre des chefs et des cuisi- Chez Paul Bocuse.
niers de restaurant en situation d’ascension Les cuisiniers s’affranchissent aussi de la
sociale, un nouveau média et une nouvelle tutelle du maître d’hôtel et imposent le ser-
clientèle. vice à l’assiette qui réduit le rôle des person-
Tout d’abord, l’émancipation des cuisi- nels de salle à celui de « porteurs d’assiette »
niers. L’émancipation des cuisiniers de leur dont l’activité se borne à soulever dans un
statut d’employé et de domestique avait bel ensemble les cloches d’argent qui recou-
commencé dès avant la Seconde Guerre vrent les mets ». Paul Bocuse, qui a été l’ani-
mondiale, lorsque quelques cuisiniers mateur et le porte parole du mouvement
célèbres s’étaient installés à leur compte à de la Nouvelle Cuisine a eu ces mots pour
Paris et en province : les Bise à Talloires, résumer son rôle dans l’ascension sociale et

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la promotion du cuisinier : « J’ai fait sortir l’entendent sans tenir compte de l’avis des
le cuisinier de sa cuisine. » Bien plus qu’un autres guides. Cette indépendance d’esprit
jeu de mots, la formule a le mérite de souli- encourage plus d’un à franchir le pas et à
gner le lien entre la Nouvelle Cuisine et la aller dans ces restaurants si controversés. La
promotion du cuisinier dans la société fran- Nouvelle Cuisine se propage ainsi à travers
çaise. Paul Bocuse regroupa autour de lui toute la France.
les « nouveaux » cuisiniers pour donner plus Chefs et cuisiniers de la Nouvelle Cui-
de force au mouvement. sine aussi bien que le nouveau media
La « bande à Bocuse », devenue en 1970 visaient une nouvelle clientèle, un nouveau
l’association La Grande Cuisine française, groupe social en expansion dans la société
réunissait en effet autour de Paul Bocuse française qui s’industrialisait et s’enrichis-
les principaux représentants de la Nou- sait : les cadres moyens et supérieurs. Or
velle Cuisine : les frères Troisgros, Pierre et ce groupe, leader en matière de consom-
Jean, Michel Guérard, les frères Haeberlin, mation, est en quête de nouvelles valeurs.
Jean-Pierre et Paul, Charles Barrier, Louis La minceur, la légèreté, la santé, le plaisir,
Outhier, Pierre Laporte, René Lasserre, l’innovation ne peuvent que le séduire. Les
Roger Vergé, Raymond Oliver. mousses sous toutes les formes ont ainsi été
Ensuite, le mensuel et le guide Gault l’une des préparations phare de la Nouvelle
Millau veulaient prendre la place du pre- Cuisine.
mier guide gastronomique de France, alors Déjà dans l’article fondateur de 1973,
le Michelin, et contribuer au renouvelle- Henri Gault et Christian Millau ont déini
ment de la cuisine française. Les deux jour- les dix « commandements » de la Nouvelle
nalistes parcourent le pays à la recherche Cuisine :
des restaurants qu’ils jugent dignes d’inté-
rêt. Leurs critères ne sont ni la richesse du 1. Temps de cuisson réduit pour les poissons,
lieu, ni la qualité de la vaisselle ou du décor les fruits de mer, les gibiers, le veau, les lé-
mais le goût, la présentation et l’imagination gumes verts, les pâtes qui doivent être « al
du chef. Ils notent les restaurants comme ils dente ».
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L’un des plats emblématiques et l’un des « Leurs fourneaux sont neufs et propres
meilleurs exemples de ces cuissons courtes et fournissent des températures aisément
fut l’escalope de saumon à l’oseille des frères contrôlables. Ils travaillent dans un air
Troisgros. Le poisson est cuit par un simple moins brûlant, sans odeurs insupportables
aller et retour dans une poêle sans matière dans des espaces clairs et généreux ; ils uti-
grasse avant d’être recouvert de sauce à lisent des mixers, des sorbetières, des rôtis-
l’oseille. La cuisson « rose à l’arête » allait soires automatiques, des éplucheuses, des
d’ailleurs rester pour longtemps comme une broyeurs de déchets. Ils travaillent prudem-
des caractéristiques de la Nouvelle Cuisine ment sur le surgelé… Enin, ils s’essaient à
des méthodes de cuisson et de réchauffe-
2. Nouvelle utilisation des produits. Il s’agit ment qui font frémir les vieilles toques, les-
de faire la cuisine du marché et donc d’utili- quelles feraient bien d’aller goûter le rouget
ser des produits frais et de qualité. cuit dans son jus au micro ondes par Paul
3. Diminuer le choix de la carte Bocuse. »

Une carte plus courte, cela veut dire : « de 6. La Nouvelle Cuisine récuse le faisandage
moindres frais de stockage, une cuisine du gibier et en conséquence les « épices qui
plus inventive, plus fraîche, moins routi- cachent les fermentations honteuses ont dis-
nière, toujours préparée à la commande. paru de leur panoplie »
Et une heureuse élimination des fonds 7. La Nouvelle Cuisine veut en inir avec les
de sauce traînant au bain marie, gloire de sauces riches, les sauces « lourdes », les « ter-
l’avant-guerre. » ribles sauces brunes et blanches, ces inan-
cières, ces grand veneur, ces béchamel, ces
4. Les chefs de la Nouvelle Cuisine ne sont mornay qui ont assassiné tant de foies et
pas « systématiquement modernistes », couvert tant de chairs fades ». Il s’ensuit que
5. Les chefs de la Nouvelle Cuisine ne récu- la « glace de viande, le fond de veau, le vin
sent ni les techniques nouvelles de cuisson ni rouge, le madère, le sang, les roux, la géla-
les nouveaux matériels : tine, la farine, le fromage, la fécule ne sont

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pas inscrits aux tables de la loi. Les chefs manifeste d’abord dans les accompagne-
conservent bien sûr les fumets, la crème, le ments des plats qui ne sont pas condam-
beurre, les jus purs, les œufs, la truffe, le ci- nés à rester éternellement les mêmes : « Ils
tron, les herbes fraîches, les poivres ins et ne croient pas sacrilège de ne pas unir le
honorent les sauces claires, les sauces qui se mouton aux haricots, le homard au riz,
marient, qui exaltent et laissent l’esprit clair la sole aux pommes vapeur, le veau aux
et le ventre léger » épinards, le bifteck aux frites ni d’ailleurs
le vin blanc au poisson et le foie gras à la
Pour lier ses sauces Michel Guérard uti- truffe. »
lise des yaourts et des crèmes allégées en Mais les cuisiniers doivent et peuvent
matière grasse. Il n’hésite pas non plus à aller au-delà, car et c’est un principe fort
se servir de purée de légumes. Mais si la de la Nouvelle Cuisine : « Tout est permis. »
farine est désormais bannie, le beurre est Pour le meilleur et pour le pire ! 1968 n’est
utilisé pour émulsionner et monter les pas si loin avec son slogan : « Il est interdit
sauces. d’interdire. »
La Nouvelle Cuisine associe et combine
8. La Nouvelle Cuisine n’ignore pas la diététique. les produits comme on ne l’avait pas encore
Les modes de cuisson préférés sont la vapeur, fait. Michel Guérard propose ainsi le pot-au-
le court mouillement, le grillé, le rôti. feu de la mer « cousin germain de celui de
9. La Nouvelle Cuisine a des préoccupations la terre ». Il associe aussi le foie gras et les
esthétiques – le décor de l’assiette et la mise haricots verts dans sa « salade folle ». Alain
en valeur du plat – tout en posant des li- Chapel inscrit à sa carte « le pot-au-feu de
mites… qui ne seront pas respectées. pigeons ramiers à l’anis étoilé et raviolis
10. Enin la Nouvelle Cuisine se veut « inven- d’herbes ». Dans son restaurant Le Pactole,
tive » et « créative » Jacques Manière imagine la choucroute de
la mer et pratique une cuisine vapeur ins-
Cette créativité est devenue une valeur pirée de la cuisine chinoise mais aussi par
aussi centrale que la légèreté. Elle se souci d’alléger sa cuisine : « Les diététiciens
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nous mettaient en garde contre l’excès de truffes et un feuilletage, servie par Paul
lipide (entendez les graisses) dans notre Bocuse au Palais de l’Élysée lors de la remise
alimentation ; ils nous faisaient découvrir de la Légion d’honneur en 1975.
les « gras invisibles « que contiennent les Henri Gault et Christian Millau avaient
viandes et les poissons. Tous préconisaient « ajouté un onzième commandement : l’ami-
les cuissons rapides à la température la plus tié. Les nouveaux cuisiniers ne se jalousent
basse possible, respectant les aliments, leurs pas, se repassent des idées, des adresses et
vitamines et leurs sels minéraux. » [Jacques même des clients. Et nous avions terminé
Manière, Le grand livre de la cuisine à la ainsi : “Et c’est bien pour cela que ces gens
vapeur.] ont tant de talent, tant de fraîcheur et qu’on
Autre alliance inattendue : la soupe aux peut crier à la face du monde : vive la nou-
truffes, composée de légumes avec des velle cuisine française !”. »

La starisation des chefs


◗ Les cuisiniers
En France la reconnaissance ne tarda pas quelques années plus tard, en 1973, Alain
à venir pour les cuisiniers de la « bande à Chapel à Mionnay, Claude Peyrot au Viva-
Bocuse » : dès 1965 Paul Bocuse reçut sa troi- rois, à Paris, et la maison Pic à Valence
sième étoile au Michelin, puis, en 1967, ce furent à leur tour récompensés d’une troi-
fut le tour des frères Haeberlin, à l’Auberge sième étoile. En 1974, une troisième étoile
de l’Ill, en 1968 celui des frères Troisgros était attribuée Au Moulin de Mougins, de
à Roanne et de Charles Barrier à Tours. En Roger Verger. Michel Guérard et Alain Sen-
1970 l’Oasis de Louis Outhier, à La Napoule, derens attendirent encore quelques années
se vit décerner la distinction suprême puis, pour être récompensés à leur tour.

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LA NOUVELLE CUISINE

MICHEL GUÉRARD : LE PAPE A LAIN CHAPEL : L’EMPEREUR JEAN-PIERRE H AEBERLIN : LE PRINCE


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Dans le même temps les chefs français de saveurs, de techniques de cuisson, d’une
sont « sortis de leur cuisine » : ils voyagent esthétique de la table qui se retrouvent
de plus en plus et exportent la « nouvelle aujourd’hui dans les assiettes et les menus.
cuisine » qui part ainsi à la conquête du
monde. Paul Bocuse est l’un des premiers à Le succès eut pour corollaire des excès
aller au Japon et aux États-unis, bientôt suivi et des errements. Des épigones attirés par
par d’autres membres de sa « bande ». l’appât du gain et le désir de réussite rapide
Ceci-dit, après en avoir été le promoteur, reproduisirent sans talent les formules
Paul Bocuse n’a pas ménagé ses critiques des pionniers en croyant faire œuvre de
à l’égard de la Nouvelle Cuisine comme il création.
ressort de cet interview, paru le 30 octobre
1999 dans le journal La Une : « Ce qu’on
appelle “la nouvelle cuisine” n’est pas por-
teuse de nouvelles créations ou inventions.
C’est Le guide culinaire d’Escofier paru
en 1901 qui renferme des nouveautés ; il
est pour moi comme une Bible ! Avec “la
nouvelle cuisine”, il n’y a plus de beurre,
de crème ou de jus. La cuisine se fait avec
des produits riches : elle est une fête qu’on
savoure et qui dépayse comme un voyage.
Je suis cuisinier et non médecin ! »
À l’instar du voyage en Italie des peintres,
le voyage en Asie avec une prédilection
pour le Japon allait devenir un pèlerinage
quasi obligatoire pour les cuisiniers français
au cours des vingt dernières années. Et tous
de raconter, à leur retour, leurs découvertes

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Les adversaires de la Nouvelle Cuisine « D’autres encore s’appuient à outrance sur ce
ne manquèrent pas de fustiger ces dérives. gadget, au début amusant, baptisé nouvelle
Jean Ferniot dénonça « les coquilles Saint cuisine pour diminuer les portions et servir la
Jacques à l’orange […] ; des ris de veau à la carotte (en bâtonnets, il est vrai, voire en ef-
vanille ; des rillettes de hareng et de foies feuillée ou en siflets –sic !) au prix du caviar.
de volaille ; du pigeon au miel ; une ter- La cuisine allégée, susurrent-ils. Las ! Plus elle
rine de girolles accompagnée d’une sauce est allégée, plus l’addition est lourde ! Ces
au potiron ; de l’agneau au fromage blanc chefs-là ne penseraient-ils plus qu’au fric ? À
et au gingembre ; du foie gras au melon ; la parade ? À la « une « des journaux ? Si ce
des ris de veau aux huîtres ; un ragoût de n’était bien triste, au fond, elles nous amuse-
coquilles Saint-Jacques et de pieds de porc ; raient fort, ces vedettes du Bouf ‘show, prime
du foie de veau aux cerises conites ; des donne des petits légumes ! Ne voilà- t-il pas
rougets à l’oseille et aux poires ; une ter- qu’elles réclament une sorte de SACEM du
rine de langoustines au foie gras ; un lan miam-miam pour se défendre contre les pla-
de brochet aux pruneaux ; une glace à la giats confraternels ! « Nous inventons des
truffe ; un sorbet au basilic ; du homard aux chefs-d’œuvre, sont ils allés dire à je ne sais
pêches jaunes ; un melon chaud aux crus- quel ministre et n’importe qui nous copie.
tacés ; des rillettes d’anguille aux poires ; C’est honteux ! « Comme si le cher homme
une terrine de maquereaux à la groseille ; n’avait rien d’autre à faire ! Et que ne leur a-t-
du foie de lotte aux capucines (mon cuisi- il répondu qu’en cuisine comme au théâtre,
nier-horticulteur avait fait des petits) ; des on n’invente plus : on retrouve et on inter-
aiguillettes d’agneau au thé ; de la raie aux prète ! » [Le Monde, 15 novembre 1986.]
groseilles…... » [Jean Ferniot, « Les farces et
attrapes de la Nouvelle Cuisine », Le Cra- De fait éloges et critiques sont excessifs
pouillot, n° 56, 1980.] car, sans être à proprement parler une cui-
Courtine, alias La Reynière, du Monde sine « nouvelle », la Nouvelle Cuisine a exercé
n’eut pas de mots assez durs pour ce qu’il une inluence profonde sur plusieurs géné-
appelle L’Assiette aux leurres : rations de cuisiniers et de consommateurs.
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Tout en récusant le terme, le grand cui- ne veut plus dénaturer. Depuis quelques
sinier Freddy Girardet reconnaissait, en années nous avons complètement modiié
1982, sa dette à l’égard de la Nouvelle Cui- notre cuisine. Notre clientèle a pleinement
sine: « On ne peut plus parler de « nouvelle approuvé cette politique, les intégristes
cuisine «, l’expression a été trop galvaudée comme les progressistes. Pour cette raison,
par des mariages de goût contre nature et nous avons décidé de poursuivre dans la
le manque de technique de base. J’aime même voie, au moment où il est de bon ton
mieux dire la cuisine actuelle ou la cuisine de renier certaines évidences. »
spontanée, puisqu’on fait tout ce qu’on peut L’impact s’est aussi fait sentir sur les cui-
au dernier moment, avec un minimum de sines et les cuisiniers des maisons bour-
fonds, pas même de demi-glace, juste des geoises qui allégèrent leurs menus dès le
fumets réduits qui se prennent en gelée au milieu des années soixante dix en limitant
frigo. D’ailleurs les ménagères devraient le nombre des plats à trois : une entrée, un
apprendre à garder leur jus de rôtis. Une plat principal et un dessert.
fois bien dégraissés ils tiennent plus d’une L’accent mis sur la qualité et la fraîcheur
semaine au frigo. Et pour une côte de bœuf, des produits a servi à déinir les contours
par exemple, elles en ajouteraient à une d’une nouvelle gastronomie et l’encou-
petite réduction de vin rouge et d’écha- ragement au « métissage » des saveurs et
lotes… avec une noix de beurre pour inir ! des goûts a préparé le terrain à la cuisine
C’est ça qu’on appelle nouvelle cuisine, monde et à la cuisine fusion actuelles.
mais c’est la cuisine véritable ! » De son côté,
◗ La créativité
Jean-Claude Vrinat, propriétaire du célèbre
restaurant Taillevent, écrivait en 1980 à
Christian Millau et Henri Gault : « La nou- Quant au commandement relatif à la créa-
velle cuisine m’a ouvert des horizons beau- tivité, force est de constater que la leçon a
coup plus larges. Elle marque l’évolution de été entendue au-delà de toutes espérance.
notre mode de vie, passant de l’abondance De nos jours les cuisiniers qui veulent être
à la qualité et au respect des produits qu’on reconnus et surtout ceux qui sont engagés

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dans la course aux étoiles Michelin sont et à l’ambre) et révèle une saveur inédite :
même condamnés à être « créatifs »: l’ambre.
Ainsi, Christophe Michalak, élu meilleur Pour « créer » Pierre Hermé s’aventure
pâtissier de l’année peut-il écrire : « Pour dans le monde des parfums : « Il y a trois
être un bon pâtissier, il ne faut surtout pas ans que j’ai créé le goût de l’ambre ali-
chercher à imiter… » [C’est du gâteau.] mentaire avec le laboratoire de Givaudan.
Et, Pierre Hermé lui fait écho quand il C’est un goût qui n’existait pas. J’ai un ami
déclare son besoin de créer sans cesse de parfumeur chez Patou et c’est au titre de
nouvelles saveurs. l’expérience que j’ai eu envie d’en trouver
Au début de l’année 2007, il lance une transcription aromatique. Et ce n’est
d’ailleurs un nouveau concept : une série de qu’aujourd’hui que j’ai travaillé avec en
4 Émotions à partager, à savoir des desserts créant Inini. Mon ambre à moi est réa-
pour 6 à 8 personnes présentés dans des lisé à partir de cannelle, de coriandre, de
coupes en porcelaine noire et qui changent vanille de Madagascar, de pêche…. En tout
avec les saisons. Il y a « Extase » (pâte sablée une vingtaine de composants dont je tairai
au gingembre, biscuit amandes au pam- le détail ! » [L’Hôtellerie, n° 3046, 13 sep-
plemousse et gingembre conit, gelée de tembre 2007.]
pamplemousse, fraises fraîches) puis « Révé- Les créations de la pâtisserie ont tou-
lation » (pâte feuilletée à la tomate, crème tefois un prix, surtout lorsqu’il s’agit d’un
de mascarpone à l’huile d’olive et mor- macaron à la truffe noire ou au vinaigre
ceaux d’olives noires, compote de tomates balsamique (un vinaigre balsamique tradi-
et de fraises). Ensuite vient pour l’automne tionnel de 25 ans d’âge). Et que dire de la
« Indulgence » (gelée de menthe, maïs assai- Bûche à la truffe noire composée d’un bis-
sonné à l’orge malté, crème de petits pois à cuit moelleux aux amandes torréiées et de
la menthe, crumble à la semoule de maïs). crème mascarpone à la truffe noire ? Le tout
Enin la dernière Émotion s’appelle « Inini » accompagné d’une truffe noire fraîche de
(biscuit macaron au caramel, compote de 15 g est vendu au prix de 245 euros en taille
cassis, crème de mascarpone au caramel 6-8 personnes.
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Surnommé le « Picasso de la
pâtisserie » par Vogue, Pierre
Hermé est aussi une marque :
« Pierre Hermé Paris » offrant
« une expérience unique en
matière de goûts, de sensations,
de plaisirs ».

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Comme le disent en cœur les médias et Né en 1956, Alain Ducasse
les critiques, les cuisiniers sont désormais (ici au centre) est l’un des chefs
les plus étoilés au monde (trois
« créateurs », « cuisiniers artistes ». Finis les
fois trois étoiles) et le patron d’une
cuisiniers artisans. La cuisine est « créative » grande entreprise de gastronomie
ou n’est pas. Hors de la « création » point de employant près de 1 500 personnes
salut ! dans le monde entier.
Le besoin de « créer » est partout pro-
clamé et afiché comme une impérieuse
nécessité.

Alain Ducasse explique les raisons de la


publication de son Grand Livre de Cuisine
d’Alain Ducasse : « J’ai voulu que tous mes
chefs partagent leurs connaissances et leur
évolution culinaire. On doit se forcer à don-
ner, donc à créer. »
Hervé This nous explique de son côté, au
cas où on ne l’aurait pas compris, qu’on ne
va plus au restaurant… pour manger mais
pour vivre des expériences et avoir des
émotions esthétiques : « Il est temps de bien
comprendre que l’on va chez un artiste culi-
naire non pour se « remplir la panse « mais
pour le plaisir des yeux et de l’esprit. Il est
temps de comprendre que l’addition n’est
pas une somme du prix des ingrédients
mais la récompense du talent, que l’on doit
payer une fortune pour des lentilles et du
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pied de porc […] si l’œuvre est à la hau- hésitations : « Une création, par déinition,
teur ! Au fond la question technique est peu c’est quelque chose de nouveau. Deve-
intéressante mais la question artistique pas- nir créatif ou créateur, nécessite de vivre
sionnante ! » [Propos culinaires et savants, au rythme des saisons, d’être attentif aux
2008.] produits, aux odeurs les plus légères, à la
Le mystère de cette fameuse « création moindre essence ou fumet. Mon corps est
culinaire » n’en reste pas moins entier et entraîné, conditionné. Il est sans cesse
les cuisiniers appartenant à l’élite de la pro- réveillé par des envies irrésistibles de man-
fession hésitent et s’interrogent. Une chose ger et de travailler un produit fraîchement
est sûre : ils ont du mal à expliquer leurs arrivé dans ma cuisine. Quand je cherche à
créations. Partenaire d’Hervé This, Pierre façonner un nouveau plat, je me demande
Gagnaire s’étonne: « Ce que j’aime, ce sont ce que je pourrais faire pour révéler son
ces fulgurances qui me traversent parfois. essence. Ainsi, depuis mon plus jeune
Ces idées, effectivement d’ordre artistique, âge, je me suis forgé une palette de goûts,
qui m étonnent moi-même lorsque j’ai une d’odeurs et de textures qui sont ma banque
idée. Il y a cette espèce de moment magique, de données. Je les fais se rencontrer et se
cette forme d’explosion dans le cerveau qui mélanger pour trouver l’alchimie parfaite. »
me semble différencier l’artiste de l’artisan. [Yannick Alleno Kasuko Matsui, 4 saisons
Quelque chose se produit et on se dit : « C’est à la table n°5.]
comme cela. Cela ne peut pas être autre- Alchimie, instinct, fantasme mais aussi
ment. Il y a une idée à laquelle personne n’a découverte d’autres pays sont à l’œuvre dans
pensé auparavant, que l’on parvient à trans- la création de nouvelles recettes : « Après
crire, à mettre en forme différemment, de un voyage au Japon par exemple, j’avais une
façon complètement nouvelle.» » [Ibid.] image, un goût un sentiment que je voulais
S’il se déinit comme un « créateur reproduire. Alors j’ai cherché, cherché […]
compositeur », Yannick Alleno, chef trois et enin trouvé… Pour créer de nouvelles
étoiles de l’Hôtel Meurice, ne cache ni la recettes, je m’inspire de l’effervescence de
complexité du travail ni ses doutes et ses la journée, des rencontres, des mélanges

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de saveurs, de mes envies. Quand je me Le groupe Ducasse comprend plusieurs
couche le soir, au moment où je m’apaise, je secteurs ou divisions : les restaurants Alain
vois des plats, les imagine et les devine. Le Ducasse, les autres restaurants (concepts et
processus de création m’est dicté par l’ins- bistrots), les métiers de l’hôtellerie, les édi-
tinct… Créer un plat, c’est comme réaliser tions et le centre de formation. Des gestion-
un fantasme. » [Ibid.] naires spécialisés formés dans les business
Est-il pour autant un « compositeur » ou school françaises et américaines sont en
plutôt un « chef d’orchestre »? charge de la gestion du groupe.
On perçoit des hésitations quant à la Dans le groupe Ducasse, 19 des 27 restau-
nature du travail : « J’aime mes plats jusqu’à rants sont installés dans des hôtels faisant
les détester. À force de les créer, de les faire partie de chaînes ou de groupes interna-
et de les refaire, de les goûter, il arrive un tionaux (le groupe Dorchester possède
moment où la lassitude se fait sentir. J’ai ainsi le Plaza Athénée, à Paris, mais aussi le
besoin d’évoluer tout le temps, d’avancer, Dorchester de Londres, où Alain Ducasse a
de donner un sens à ce que je fais. Je n’in- aussi ouvert un restaurant).
vente rien. J’essaie juste d’interpréter les Les hôtels apportent le capital et Alain
choses à ma manière ». Ducasse « chef d’orchestre et formateur »,
comme il s’appelle lui-même, fait diriger les
◗ Industrie de luxe
restaurants par les cuisiniers qu’il a recrutés
et formés selon le principe que le client doit
À côté de cette créativité artiste, une pouvoir partout retrouver la cuisine d’Alain
autre dimension apparaît : celle de l’indus- Ducasse, même si le chef n’est pas présent
trie. Comme l’a expliqué, il y a déjà quelques dans sa cuisine. Ainsi la marque Ducasse se
années, Alain Ducasse, la gastronomie est décline-t-elle avec des variantes en fonction
devenue une industrie de luxe. [« La gastro- des lieux d’implantation des restaurants. Le
nomie doit devenir une nouvelle industrie restaurant Beige, à Tokyo, veut tout à la fois
de luxe », Le Figaro Entreprise, lundi 12 mai offrir de la cuisine française – de la marque
2003.] Ducasse – mais aussi de la cuisine ayant une
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touche japonaise et utilisant des produits artiste et « créateur », et à sa diffusion via
japonais. les média dans une stratégie de communi-
Les prix de la table, dans ces palaces, cation de groupe.
sont naturellement très élevés ; mais cela ne
devrait pas surprendre. On sait en effet que Les autres chefs étoilés, ceux qui ne tra-
les restaurants « à la carte » du XIXe siècle vaillent pas dans des hôtels ou des palaces,
pratiquaient déjà des prix hors de portée de ont aussi commencé par construire leur
la plupart des consommateurs de l’époque. image de chef artiste capable de faire des
Autant que les produits eux-mêmes ils chefs-d’œuvre, puis ils l’ont vendu à l’indus-
disent le luxe et la richesse de la table. Par trie agroalimentaire dont ils sont devenus
ailleurs, si exorbitants qu’ils soient, ces prix les conseillers et les consultants. Ils aident
s’expliquent par les coûts de production les industriels à élaborer les produits déri-
eux-mêmes qui se décomposent en général vés, c’est-à-dire des plats sous vide ou des
en trois parts : un tiers pour la matière pre- conserves et semi conserves, vendus sous
mière, un autre tiers et parfois plus pour les leur timbre dans les grandes surfaces.
frais de personnel et un dernier tiers pour
les frais ixes et divers.
Et puis, si les restaurants étoilés adossés à
de grands groupes hôteliers ne gagnent pas
d’argent ou s’ils ont une faible rentabilité,
peu importe, car l’essentiel pour eux n’est
pas là. En effet le chef étoilé est devenu un
atout et un symbole de la qualité et du pres-
tige du groupe hôtelier. On ne lui ménage
donc ni les moyens ni les investissements
pour décrocher la troisième étoile.
La gastronomie se déinit et se résume ici Un exemple de produit dérivé :
désormais à l’image du cuisinier ou du chef, la crème brulée au foi gras d’Hélène Darroze.

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Ainsi, depuis une vingtaine d’années, longues modiient le goût. Par ailleurs, et si
Fleury Michon commercialise-t-il des pro- l’on tient compte des additifs, des conser-
duits élaborés avec et par Joël Robuchon. Le vateurs, des colorants, des exhausteurs de
grand chef ne se contente pas de mettre sa goût qui sont présents dans les plats cuisi-
griffe, en l’occurrence sa signature, sur la nés ou la charcuterie, on comprend qu’il y
boîte ou le carton mais il intervient dans la a peu de rapport entre les aliments vendus
sélection des matières premières, la mise au sous vide sous le timbre des grands chefs
point de la recette et la production des plats et les produits gastronomiques servis dans
cuisinés individuels. leurs restaurants
Tous ces produits, qui se préparent au En « créant » et en « innovant » le grand
microonde en deux minutes, sont-ils pour chef est devenu un personnage indispen-
autant des produits gastronomiques ? sable à l’industrie agroalimentaire. C’est
Il sufit de lire la composition de cha- que l’innovation est, dans les pays riches,
cun d’eux pour voir que la part du produit la réponse à la saturation des besoins. Il
brut : agneau, poulet, bœuf, est la plus faut créer sans cesse de nouveaux pro-
faible par rapport aux autres ingrédients, duits pour relancer la consommation, et
essentiellement les glucides et les lipides. les cuisiniers sont pressés d’inventer ou
Sel et épices sont présents pour donner le de participer à l’invention des nouvelles
goût. recettes.
Le même Joël Robuchon rappelait, en Il faut donc dépasser l’opposition entre la
outre, que si le sous vide est une excellente création culinaire du grand chef étoilé et la
technique de cuisson, il est une moins production industrielle de produits dérivés
bonne technique de conservation, d’autant car l’une et l’autre sont liées et l’on ne peut
plus que l’industrie agroalimentaire, sou- voir l’une sans voir l’autre.
mise aux règlements européens, doit cuire Désormais industrie de luxe, la gas-
les aliments plus longtemps que les res- tronomie est devenue partie prenante,
taurateurs. [Le carnet de route d’un com- pour ne pas dire acteur de l’industrie
pagnon cuisinier] Or, ces cuissons plus agroalimentaire.
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La cuisine moléculaire
◗ La physique des aliments
« La mode c’est ce qui ce démode », disait À l’occasion du vingtième anniversaire
Jean Cocteau. Selon cette loi bien connue, de la gastronomie moléculaire Hervé This,
après le succès de la Nouvelle Cuisine il y a qui se présente, dans Propos culinaires et
eu le temps de la cuisine des terroirs, autre savants, comme son fondateur, a expliqué
nom d’une cuisine bourgeoise des plats que, comme toutes les sciences, la gastro-
mijotés et des spécialités régionales. Puis nomie moléculaire a un objet : « les phé-
la mondialisation aidant, vint le temps de la nomènes culinaires » et une méthode : la
cuisine monde et de la cuisine fusion qui méthode expérimentale.
mêle et combine dans les assiettes saveurs, Elle sert à produire des connaissances.
couleurs et textures. Les applications viendront après les nou-
À côté de la cuisine fusion, et parfois velles connaissances.
combinée avec elle, est apparue depuis À cette nouvelle science Hervé This
une dizaine d’années la cuisine moléculaire reconnaît quelques pères fondateurs :
appelée aussi constructivisme culinaire, Harold Mc Gee, Lavoisier, Darcet, Parmen-
théorisée en France par Hervé This et incar- tier, ou Denis Papin, le comte Rumford, Jus-
née par Ferran Adria en Espagne, Heston tus von Liebig, le baron Thenard, Édouard
Blumenthal en Angleterre, Thierry Marx et de Pomiane et surtout le physicien britan-
Jacques Decoret en France. nique d’origine hongroise Nicholas Kurti
Ces « créations » impliquent l’usage de avec qui furent organisées les conférences
techniques et de moyens de la chimie, pré- Physicists in the kitchen.
conisés par « la gastronomie moléculaire » Hervé This avance également la notion
ou plutôt par la « cuisine moléculaire », deux de cuisine moléculaire et la distingue donc
termes qu’il ne faudrait pas confondre ! de la gastronomie moléculaire.

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Le cuisinier moléculaire est celui qui Fabrication de billes
« utilise des ingrédients qui étaient absents de gelées parfumées.
des cuisines en 1980 ou des ustensiles qui
étaient absents à la même époque ; idem
pour les méthodes. Oui, les divers géliiants
tirés des algues ou d’autres sources bref, tout
ce qui n’est ni gélatine ni pectine étaient uti-
lisés par l’industrie mais pas par les cuisi-
niers. Oui, les siphons étaient absents tout
comme les centrifugeuses, les colonnes à
distiller, les machines à vide, les thermostats
bien réglés (et je rappelle que les catalogues
de fournitures pour laboratoires compor-
tent des milliers de pages, avec des usten-
siles qui rendraient bien des services aux
cuisiniers, de la cuve à ultrasons au iltre
imbouchable)… La cuisine moléculaire au
fond c’est cela : avoir accepté de changer de
méthodes, d’ustensiles, d’ingrédients. Tout
comme notre société a accepté d’abandon-
ner les bougies pour l’éclairage électrique,
les citernes pour l’eau courante, la marche à
pied pour les trains automobiles, avions… »
Si la cuisine moléculaire est la cuisine de
notre temps, si elle représente la modernité
culinaire, les cuisines du passé n’ont plus de
raison d’être : « Il était indécent de cuisiner
au XXIe siècle comme au Moyen Âge ! »
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Hervé This ¢
Hervé This se présente en ces termes : « Her- ratoire de chimie des interactions moléculaires,
vé This, physico chimiste INRA, est responsable dirigé par Jean-Marie Lehn Il est entré à l’INRA
de l’Equipe de Gastronomie moléculaire au La- pour développer la gastronomie moléculaire à
boratoire de chimie d’AgroParis Tech. Il a créé plein temps en 2000.
cette discipline en 1988 avec le physicien Nicho- En 2006, l’Académie des Sciences a demandé
las Kurti (1908-1998), alors professeur à Oxford. » à Hervé This de créer la Fondation Science et
Ingénieur de l’Ecole Supérieure de Phy- Culture alimentaire, dont elle lui a conié la di-
sique et de Chimie de Paris (ESPCI) et licencié rection scientiique. Cette Fondation a pour but
de lettres modernes de l’Université Paris IV, il a de développer la culture alimentaire dans l’en-
tout d’abord conduit ses recherches dans son semble des régions de France (pour commencer)
laboratoire personnel, tout en menant simulta- et de stimuler les recherches et études autour
nément une carrière d’éditeur scientiique aux des questions alimentaires. Elle entend commu-
Editions Belin, à la revue Pour la Science (dont il niquer vers le plus large public. » [Propos culinaires
reste Conseiller scientiique) et également à la et savants.]
télévision (direction des émissions scientiiques
Archimède, Arte ou Pi = 3,14, France 5).
Après 1995 et la soutenance de sa thèse in-
titulée  : «  La gastronomie moléculaire et phy-
sique » devant un jury composé notamment des
prix Nobel Pierre Gilles de Gennes et Jean-Marie
Lehn… et d’un chef cuisinier, c’est au Collège de
France qu’il a été invité à travailler dans le Labo-

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En tout cas il n’est plus possible de revenir
en arrière : « De même que nous, qui avons
été élevés dans le confort de l’éclairage à
Programme
l’électricité n’accepterions-nous pas de reve-
nir à la bougie, les jeunes cuisinières et les
établi avec
jeunes cuisiniers qui arrivent aujourd’hui
dans la profession n’accepteront pas de
Nikola Kurti
passer des heures à faire des gelées à partir
de pied de veau s’ils ont à leur disposition
en 1988
des géliiants plus purs, plus eficaces, plus Explorer les recettes. Recueillir et tes-
réguliers, plus pratiques en un mot. » ter les dictons. Inventer des mets nou-
La modernité culinaire est la condition veaux. Introduire de nouveaux outils, us-
sine qua non de la « création » : tensiles, ingrédients. Démontrer à travers
« Les cuisiniers moléculaires restent des in- l’attrait pour la cuisine les beautés des
dividus sensibles qui doivent chercher en sciences en général, de la chimie en parti-
eux-mêmes les façons artistiques de donner culier.
de l’émotion par la cuisine. Oui, des matériels
spéciiques peuvent faire des plats nouveaux,
impossibles à faire autrement : par exemple la
distillation ne se fait pas à l’aide d’une seule ment. En revanche avec les mêmes alginates,
casserole et d’un couvercle ; par exemple on le même azote liquide, les mêmes i ltres, les
ne peut pas cuire sous vide à basse tempéra- mêmes cuves à ultrasons, des cuisiniers dif-
ture si l’on ne dispose que de casseroles et de férents feront des choses différentes parce
fourneaux en bois. De même pour les ingré- qu’ils n’encapsuleront pas les mêmes ingré-
dients : on fait dificilement des perles d’algi- dients (perles de melon, perles de foie gras,
nates sans alginate ! Et l’on fera dificilement perles d’orange…) ; parce que les locons
des mousses de lait sans protéines laitières givrés des uns (on fait un appareil à merin-
foisonnantes. Méthodes, eni n : même traite- gue qu’on laisse tomber dans l’azote liquide,
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ain d’avoir une coque glacée , avec un cœur mais d’économie ? Tout se passe en effet
tendre) ne seront pas constitués comme ceux comme si l’industrie chimique après avoir
des autres, ni avec le même goût, parce que pénétré l’industrie agroalimentaire cher-
les distillations de terre des uns auront pour chait à entrer dans l’univers de la haute gas-
pendant les distillations de jus de fruit des tronomie pour en faire un instrument de
autres, parce que… » [Hervé This, « La gas- son développement futur.
tronomie moléculaire gomme-t-elle la sensi- Hervé This a le mérite de la franchise
bilité ? », L’Hôtellerie, n° 3027, 3 mai 2007.] quand il écrit :
« Les cuisiniers commencent dans certains
La cuisine moléculaire ne se résume ni pays à utiliser les mêmes ingrédients que l’in-
ne se déinit par le recours à des techniques dustrie alimentaire. Les préparations aromati-
modernes. Son but essentiel demeure en santes, à tort – selon moi – nommées arômes,
effet la création d’« ’émotions ». C’est par ce ne sont plus l’apanage des industries alimen-
biais que la chimie rencontre l’art ou le rend taires. Pour des raisons économiques variées,
possible. les additifs, colorants et compositions aro-
Que la cuisine soit de la chimie et de la matisantes semblent devoir s’imposer. » Un
physique personne ne le conteste et que les groupe de travail européen, nommé Inicon,
connaissances des phénomènes culinaires vise ainsi à l’introduction de nouvelles tech-
soient utiles, qui le nie ? La question n’est niques en cuisine (transfert technologique) :
pas là mais dans l’utilisation des ingrédients centré sur les activités de recherche de “gas-
issus de l’industrie chimique. tronomie moléculaire”. Ce groupe comporte
des industriels (producteurs d’additifs, de

◗ L’industrie chimique
colorants et de compositions aromatisantes),
des chefs étoilés (Émile Jung, à Strasbourg ;
A-t-on besoin d’additifs, de colorants, d’al- Heston Blumenthal, en Grande-Bretagne ;
ginates, d’azote liquide, de méthylcellulose Ferran Adria, en Espagne), des établissements
pour « créer » de nouvelles recettes ou de d’enseignement culinaire. Ce dispositif vise à
nouveaux plats ? Et s’il ne s’agissait pas d’art utiliser les cuisiniers « prescripteurs » pour

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rationaliser les pratiques culinaires et la dif- cuisiniers moléculaires mettaient dans
fusion des connaissances rationnelles ; on leurs casseroles. Adria dit que son labora-
espère que les cuisiniers qui participent au toire personnel « invente » des substances
projet produiront des mets et des livres où telles que : Iota, Glice ou Gellan, quelques-
les additifs, préparations aromatisantes et uns de ses produits miracle. Mais der-
colorants seront utilisés puis que le grand rière ces noms se cache tout simplement
public les adoptera. » [Hervé This, « Cuisiner une liste issue de la chimie alimentaire. Il
avec des compositions aromatisantes ? Cuisi- s’agit des additifs alimentaires E 322, E327,
ner avec des additifs ? Cuisiner avec des co- E 331, E 400, E 406, E 407 (Iota), E 415, E
lorants ? », La revue trimestrielle du réseau 418 (Gellan), E 461, E473, E 475 (Glice)
Écrin, n° 59, mars 2005.] ainsi que la maltodextrine, un cocktail de
glucides particulièrement apprécié par les
Le « fondateur » de la gastronomie molé- bodybuilders. »
culaire admettait que l’usage de ces subs-
tances pouvait s’avérer dangereux puisque Il est désormais possible de se procu-
« les molécules sous une forme concentrée rer, via Internet, des kits de gastronomie
sont souvent toxiques » mais s’en remet- moléculaire. Vous pourrez ainsi faire, en
tait aux États pour trouver « les moyens investissant souvent plus de 100 euros
d’encadrer de telles utilisations. » ! Et d’af- par kit, des perles et des raviolis par la
irmer qu’il n’y avait pas de raison de se pri- technique de la sphériication mise au
ver de ces produits de l’industrie puisque point notamment par Albert et Ferran
de toute façon « la cuisine n’est pas natu- Adria dans leur laboratoire El Bullitaler, à
relle puisqu’elle est transformation des Barcelone.
aliments » ! D’après la description parue dans L’Hô-
Comme l’écrit le critique gastronomique tellerie Restauration le 2 mars 2006, la
Jorg Zipprick, dans le magasine Stern de sphériication est une technique culinaire
juin 2008 : « Jusqu’à récemment personne spectaculaire développée au Japon et qui
ne savait vraiment ce que ces soi-disant a été exploitée et médiatisée par El Bulli
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à partir de 2003. Elle permet d’obtenir Albert et Ferran Adria distribuent la
des billes de gelées parfumées de diverses gamme d’ingrédients de cuisine molécu-
façons et calibrées à différentes tailles : laire et le matériel spéciique appelée Tex-
caviar, œufs, gnocchis, raviolis [...] Le prin- turas qui comprend Sferiication (produits
cipe est simple : il sufit de faire tomber pour sphériication) ; Geliicacion (produits
dans de l’eau additionnée de chlorure de permettant de réaliser des gels) ; Émulsi-
calcium (produit traditionnellement uti- icacion (produits permettant de réaliser
lisé dans la production des fromages), des toutes sortes d’émulsions) et Espesantes
gouttes ou des cuillerées d’une gelée fabri- (produits permettant d’épaissir de plats ou
quée à froid à partir d’alginate et parfumée des sauces).
comme vous l’entendez ; l’alginate étant Sur le site « cuisinemoléculaire.com » on
un produit naturel rafiné, extrait d’algues peut se procurer les produits tels que : Agar-
brunes qui poussent dans les eaux froides agar, alginate, lécithine et xanthane.
d’Irlande, d’Écosse, d’Amérique du Nord Au-delà des coûts et des ingrédients utili-
et Sud, d’Australie, de Nouvelle-Zélande et sés on peut se demander si la cuisine molé-
d’Afrique du Sud. culaire est la réponse et la solution d’avenir
Des sociétés nouvelles : Phodé, Kalys et qu’elle prétend être.
Kalys Gastronomie, sont apparues récem- « Grâce à ce kit, initiez-vous aux plaisirs
ment et vendent aux particuliers ainsi d’une cuisine naturellement créative ! De
qu’aux professionnels de la restauration nombreux instants gourmands et rafinés
ingrédients et additifs alimentaires : géli- vous attendent », lit-on sur la publicité d’un
iants, épaississants, acidiiants, édulco- kit. Et si le problème était se faire plaisir
rants, ainsi que les ustensiles nécessaires tous les jours avec une gastronomie fondée
pour la cuisine moléculaire : pipettes, sur le plaisir de prendre son temps et sur la
siphons, balances de précision. Kalys pro- cuisine de produits frais et bons ?
pose trois kits de cuisine moléculaire : le kit
Perles et Cocktails, le kit Spaghetti sucrés/
salés, le kit cuisine créative.

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La Slow Food et la nouvelle gastronomie
En 1986 l’opposition à l’ouverture d’un des producteurs (agriculteurs, éleveurs,
Mac Donald à Rome fut le point de départ pêcheurs) et qu’en choisissant tel ou tel
d’un mouvement qui rassemble maintenant aliment nous choisissons tel ou tel type
près de 100 000 membres dans le monde d’agriculture. Le choix est vraiment l’acte
entier, dont près de la moitié en Italie. essentiel du gastronome, choix qui doit
Comme le rappelle Carlo Petrini, le prési- être éclairé par la connaissance et choix
dent de Slow Food international, il y avait : qui est un acte politique :
« Au point de départ, une revendication « La valeur du choix de notre alimenta-
d’un droit fondamental de l’humanité et que tion représente ce que nous avons de plus
le gastronome défend : celui du plaisir, un puissant et communicatif entre nos mains.
droit naturel, physiologique, dont la néga- Dans ce monde où compte surtout le pro-
tion a contribué à favoriser la situation mon- it, le choix de ce que nous allons acheter
diale actuelle. » et consommer est le premier acte politique
S’agit-il d’une nouvelle voie, menant à une fort que nous pouvons accomplir dans la
autre gastronomie ? À une nouvelle gastro- vie. » [Bon, propre et juste.]
nomie qui ne serait ni rétro ni moléculaire ? Fort de ces principes le gastronome doit
choisir les bons produits mais comment
Science de synthèse, réunissant bota- procéder ?
nique, agriculture, écologie, sociologie, « Pour déinir ce qui est bon, deux types
économie, physiologie, etc., la gastrono- de facteurs subjectifs sont déterminants :
mie a besoin de toutes ces disciplines. En la saveur-personnelle – liée à la sphère sen-
citant le poète Wendell Berry : « Manger sorielle de chacun de nous – et le savoir-
est un acte agricole », Carlo Petrini veut culturel, lié à l’environnement, à l’histoire
rappeler que derrière les aliments conte- des communautés, du savoir faire et des
nus dans l’assiette il y a des hommes, lieux. » [Ibid.]
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Définition
«  La gastronomie est la connaissance rai- mais aussi un devoir : la gastronomie est éduca-
sonnée de tout ce qui concerne la nutrition de tion. […] La gastronomie enseigne l’art de savoir
l’homme ; elle lui sert à choisir parce qu’elle sert à vivre le mieux possible, selon les ressources dis-
comprendre ce qu’est la qualité. Elle fait en sorte ponibles, à condition de les utiliser pour amélio-
qu’il puisse éprouver un plaisir savant et qu’il rer sa propre existence. La gastronomie est une
acquière une connaissance joyeuse. L’homme, science qui a pour objet le bonheur. Par l’entre-
en se nourrissant, accomplit un acte culturel  : mise de la nourriture, langage universel et im-
la gastronomie est culture, d’abord matérielle médiat, élément identitaire et objet d’échange,
et ensuite immatérielle. Le choix est un droit elle apparaît comme l’une des formes les plus
de l’homme  : la gastronomie est la liberté de puissantes de la diplomatie pour la paix. »
choix. Le plaisir est un droit de tous et en tant
que tel il doit être le plus responsable possible : Carlo Petrini, Bon, propre et juste,
la gastronomie est un acte créatif, non destruc- Éditions Yves Michel, 2006.
teur. La connaissance est un droit réservé à tous

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Au-delà des différents critères de sélec- un produit est propre dans la mesure où sa
tion disponibles (sensorialité, goût, plaisir), ilière répond à certains critères de natura-
tous plus ou moins subjectifs, l’accent doit lité, s’il est durable. » [Ibid.]
être mis sur la naturalité du produit : On le voit : le jugement de durabilité
« L’intégrité “naturelle” de la matière pre- exige des connaissances et des informations
mière sert avant tout à cultiver et à pouvoir qui non seulement ne sont pas facilement
percevoir le caractère bon d’un aliment. Il accessibles mais ne sont pas à la portée de
ne s’agit pas du “biologique” même si le bio- tous.
logique est naturel… On veut parler d’un S’agissant de l’agriculture, concernée au
système global, d’une méthode de produc- premier chef par la question de la durabi-
tion dans sa totalité. Naturel signiie qu’on lité, l’objectif afiché par Slow Food est de
ne doit pas utiliser trop d’éléments exté- la « désindustrialiser », ce qui implique de
rieurs et artiiciels par rapport au système : renoncer aux méthodes de production
environnement, homme, matière première, intensives aussi bien pour les végétaux que
transformation : non aux additifs et aux pour les animaux. Refus des pesticides et
conservateurs chimiques, aux arômes arti- des engrais chimiques, refus des OGM,
iciels ou dits “naturels” ; non aux techno- choix des variétés et des races locales,
logies qui bouleversent la naturalité du refus de la monoculture, autant de choix
processus de production, élevage, cultures, qui signiient : « Le rejet d’un système. Il ne
cuisine… » [Ibid.] s’agit pas seulement d’introduire des tech-
Il ne sufit pas que le produit soit bon niques différentes de celles existantes, il
pour être de qualité. Encore faut il qu’il soit faut surtout planiier la production sur une
propre : « Le produit est propre s’il respecte petite échelle, développer le biologique et
la Terre et l’environnement, s’il ne pollue le biodynamique. La désindustrialisation
pas, s’il ne gaspille pas ni ne surexploite de l’agriculture exige un nouveau rapport
les ressources naturelles durant son par- entre l’homme et la nature, un mode de pen-
cours qui va du champ à notre assiette. Si sée plus ouvert à la complexité et doté de
l’on veut utiliser un terme plus technique, tous les instruments scientiiques modernes
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ou traditionnels qui permettent d’évaluer la Quels que soient les problèmes que pose
complète durabilité d’un nouveau modèle la déinition du bon, du propre et du juste,
de production. » [Ibid.] cette approche de la gastronomie, qui met
Enin un produit de qualité doit être l’accent sur la connaissance et sur l’édu-
« juste ». Il sera juste s’il assure une juste cation, renoue avec ses origines. Comme
rémunération des paysans, des éleveurs, des Brillat-Savarin, Carlo Petrini proclame
pêcheurs, en fait de tous les producteurs de haut et fort qu’il n’y a pas de gastronomie
nourriture. sans connaissance de la nourriture. Cette
La nouvelle gastronomie ou plutôt « le connaissance n’est pas seulement celle des
néogastronome qui prend du plaisir, sait, aliments et des produits. Elle comprend
s’alimente, conscient de devoir laisser celle des techniques et des gestes des pro-
une Terre meilleure pour les générations ducteurs de nourriture pour aller jusqu’à
futures » ne peut ignorer cet aspect essen- l’éducation permanente au goût.
tiel : « L’engagement du nouveau gastro- Le gastronome doit trouver sa place dans
nome sera celui de prendre conscience de la communauté de la nourriture qui ras-
la situation de millions de paysans dans le semble ceux qui produisent les aliments,
monde (mais d’abord de tous ceux qui sont ceux qui les cuisent et ceux qui les connais-
proches de lui), de les connaître, de favori- sent. Il est un maillon dans une chaîne,
ser la production de ce qui est “propre” et un élément dans un réseau en train de se
“bon”. » [Ibid.] construire dans le monde entier.
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Où en est-on ?
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Charles Duchemin (Louis de Funès), critique gastronomique renommé, dans l’exercice de ses
fonctions, assisté de son ils Gérard (Coluche) dans l’aile ou la cuisse de Claude Zidi (1976).
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D epuis des siècles les Français se
racontent de belles histoires : ils
ont la meilleure cuisine du monde ;
ils sont le premier pays gastronomique au
monde ; aucun autre pays n’a autant de pro-
Au XIXe siècle et au début du XXe siècle,
la cuisine bourgeoise – aussi bien la Grande
cuisine bourgeoise, qui se confondait alors
avec la Haute Cuisine, que la cuisine bour-
geoise familiale et ménagère – a servi de
duits de qualité ; leurs chefs étoilés sont socle au mythe gastronomique.
parmi les meilleurs du monde, etc. Cuisine d’une élite, cuisine chantée et
Au siècle de l’image, le cinéma a pris le encensée par les gastronomes, cette cuisine
relais de l’écrit pour entretenir le mythe. La a été codiiée par Carême au début du XIXe
grande bouffe, L’aile ou la cuisse, Le festin siècle et modernisée par Escofier au début
de Babette et encore plus récemment Rata- du siècle suivant. Dans le même temps, elle
touille ne sont ils pas autant d’hymnes à la était exportée comme cuisine « française » à
table et à la gastronomie française ? l’étranger par les chefs français et diffusée
Mais d’autres voix, plus sombres, se sont en France via l’enseignement « ménager » et
aussi périodiquement fait entendre pour les média de l’époque, c’est-à-dire les jour-
dire que la prééminence française était naux et les revues.
menacée et que la cuisine française était en À la in du XIXe siècle la cuisine « fran-
déclin ou qu’elle était morte ! çaise » était célébrée par les gastronomes et
Loin de s’opposer les deux discours les cuisiniers comme la cuisine de la nation,
sont indissociables et nourrissent le mythe et le pot-au-feu consacré comme plat « natio-
gastronomique. C’est parce qu’elle est la nal » face à la choucroute des Allemands, à
première et la seule que la gastronomie l’olla podrida des Espagnols, au haggis des
française est menacée, et c’est parce qu’elle Écossais et au couscous des Arabes !
est menacée qu’il faut la défendre et la pro-
mouvoir ! Il y a là comme une tâche natio- Mais le mythe gastronomique ne prend
nale qui s’impose à tous les gastronomes tout son sens que si on le rapproche des
français quels que soient leurs engagements autres mythes républicains auxquels nous
et leurs positions politiques. croyons tels que celui de l’égalité des

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chances et de la méritocratie. Comme le Toutefois le mythe ne s’est pas effondré
dit Ezra Suleiman : « Toutes les sociétés se dans les années soixante dix ! Il a même été
servent de mythes pour créer des « commu- réactivé par les chefs de la Nouvelle Cuisine
nautés imaginaires « et de symboles pour et leurs successeurs médiatisés et surmé-
garantir l’unité nationale. Plus une société diatisés. Les Français rassurés ont donc pu
est fragile, plus le recours à une mytho- continuer de croire à l’excellence de la cui-
logie de l’unité sera important. Cela a été sine française !
le cas tout au long de l’histoire troublée Mais, dans le même temps, un coup fatal
du républicanisme. Moins il est capable était porté au mythe gastronomique par
de répondre aux nouveaux déis, plus le l’industrialisation de la production agricole
besoin de s’y attacher devient désespéré. et alimentaire, qui a creusé l’écart entre
Mais les mythes ne tiennent pas toujours les représentations et les pratiques, entre
face aux changements de la réalité. Vidés les discours et les réalités, entre le mythe,
de leur force symbolique, ils apparaissent auquel on prétend adhérer, et les compor-
alors pour ce qu’ils sont vraiment, sans plus tements quotidiens qui s’en éloignent sans
aucun mystère ni aucune ambiguïté. » [Schi- cesse : aliments service ou aliments prépa-
zophrénies françaises.] rés par l’industrie agroalimentaire, plateau
Au il des années, cependant, les fon- repas, etc. Si bien que les Français se sont
dements du mythe ont été ébranlés. La transformés en consommateurs qui, dans
Haute Cuisine a disparu après la Grande leur immense majorité, achètent les pro-
Guerre, puis ce fut le tour de la cuisine duits de l’industrie agroalimentaire via les
bourgeoise dont le déclin, amorcée dès grandes surfaces. Des produits de grande
l’entre-deux-guerres, a été effectif après la consommation qui entretiennent des rap-
Seconde Guerre mondiale. De plus, avec ports étranges avec la gastronomie.
la « in des paysans » vint aussi celle de Certes, des chefs étoilés conseillent les
la cuisine paysanne, c’est-à-dire de l’une industriels et les aident à élaborer les plats
des sources essentielles de la cuisine préparés qui sont vendus sous leur timbre.
« française ». Mais en dehors du nom et de la photo du
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chef igurant sur la boîte de conserve ou Enin, alors que les cuisiniers sont de
le carton de l’emballage on se demande ce plus en plus « créatifs » ou se croient tels, les
qu’il y a de « gastronomique » dans le pro- Français sont de moins en moins actifs dans
duit dérivé. leur cuisine. De fait, au cours des dernières
L’industrie agroalimentaire n’utilise ni les décennies la cuisine a changé de statut dans
mêmes produits ni les mêmes ingrédients la société française. Jean-Claude Kaufmann
que les restaurants « gastronomiques ». Il y a a raison d’écrire : « Il y aurait deux cuisines,
bien des techniques de cuisson qui peuvent celle de la passion avec la dimension plaisir
être communes. Ainsi la grande cuisine qui est un don de soi où on ne calcule pas
recourt de plus en plus à la cuisson sous son temps et celle de tous les jours qui peut
vide, mais, à la différence de l’industrie, elle être balbutiante et complexe car elle doit se
n’a pas à conserver longtemps les aliments renouveler sans cesse et contenter chaque
et elle les cuit donc moins longtemps. membre de la famille. » [Familles à table.]
En outre, alors que la gastronomie Mais rien de tout cela, ni le règne de l’in-
implique connaissance et discours sur les dustrie agroalimentaire sur la table, ni le
aliments et leur goût, force est de consta- modèle dual, avec ses aliments service la
ter que les Français ont de plus en plus de semaine et une pratique limitée de la cui-
mal à connaître et reconnaître le contenu sine, n’est une fatalité. Il est possible de
de leurs assiettes. Au point que Claude faire évoluer le système alimentaire et de
Fischler a pu parler d’objets comestibles faire émerger une autre ou une nouvelle
non identiiés à propos des plats préparés gastronomie.
par l’industrie agroalimentaire. Quant aux Comment ?
assiettes des chefs étoilés – pratiquant ou Même divisés et faiblement organisés en
non la cuisine moléculaire –, leur contenu France, les consommateurs peuvent, par
a besoin d’être décrit par le maître d’hôtel leurs choix quotidiens, peser sur les orien-
tant y sont nombreux les éléments, les cou- tations du système alimentaire.
leurs et les ingrédients rassemblés, combi- La cuisine commence par le choix des
nés, associés ou opposés. produits.

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Il n’y a pas de gastronomie sans produits repas comprenant deux ou trois plats. Par
frais, bio ou pas, achetés de préférence sur ailleurs, en faisant la cuisine on économise
les marchés mais aussi dans les grandes et on utilise au mieux les sommes que l’on
surfaces. consacre à l’alimentation. En effet, les pro-
Il n’y a pas de gastronomie sans une cui- duits préparés ou élaborés, et souvent por-
sine simple à la portée de tous qui privilégie tionnés pour répondre aux besoins d’une
les produits locaux et de saison sans s’inter- clientèle de consommateurs solitaires, coû-
dire tel ou tel produit « exotique » venu de tent chers.
loin. La cuisine ne consiste pas en des trucs et
Pas de dogmatisme ni de terrorisme bio, des secrets de chefs qu’il faudrait apprendre
végétarien, ou autres. dans les livres ou les émissions de télévi-
Pas de gastronomie sans pratique de la sion ; la cuisine s’apprend en regardant faire
cuisine. et en la faisant. Tous les chefs – étoilés ou
Seule la pratique permet de connaître et non – peuvent être pour les Français les pro-
de goûter pour pouvoir parler et échanger fesseurs et les médiateurs du goût.
autour de la table. L’objectif est clair : il ne s’agit pas plus de
Chacun sait qu’en cuisine on fait toujours revenir en arrière à je ne sais quel âge d’or
plusieurs choses à la fois : il est donc parfai- de la grande cuisine bourgeoise que de se
tement possible de préparer dans le temps lancer dans la cuisine moléculaire. Il nous
moyen consacré à la cuisine quotidienne faut inventer une gastronomie pour notre
(autour d’une trentaine de minutes) un temps et pour tous.
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Suleiman, Ezra, Schizophrénies françaises, et confréries gastronomiques de France,

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sants de la cuisine moléculaire, Favre, Gottschalk, Dr A., « Chronique antigastro-
2009. nomique : Le beurre blanc », La Revue
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Chaudron, Martine, « Comment l’esprit de
cuisine vient aux femmes : Généalogie
de la cuisine familiale », Dialogue, 1985,
4e trimestre.

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Remerciements
Mes remerciements s ‘adressent à celles et ceux qui m’ont aidé,
à des titres divers, à faire ce livre :

M. François Avril , peintre,


M.Thierry Devynck, conservateur chargé des afiches
(Bibliothèque Forney),
M. Jeremy Lostis,
Madame Christine Lévisse Touzé, responsable du Mémorial du
Maréchal Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris,
Madame Barbara Martorelli, commissaire de l’exposition George
Barbier au musée Fortuny de Venise,
M. Patrice Trincali, rédacteur en chef de la Revue Culinaire,
Madame Danièle Ramonet, conservateur de la bibliothèque du
Centre Roland Mousnier.

Crédits photographiques
Page 15, George Barbier, Menu pour la Compagnie générale transatlantique, 1922,
pochoir, DR.
Page 25, L’almanach des gourmands servant de guide dans les moyens de faire
excellente chère de Grimod de la Reynière, 1804.
Page 35, Chez Flicoteaux, illustration de Froment, La cuisine des familles, 1905.
Page 37, A. Fourie, Repas de noce à Yport, 1886, Rouen, Musée des Beaux-Arts.
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Page 44, caricature de Charles Monselet, par Carjat, Le Boulevard, 16 mars 1862.
Page 55, « Lyon à table », illustration de Jean Coulon parue dans La vie lyonnaise, autrefois
et aujourd’hui d’Emmanuel Vingtrinier, 1898.
Page 61, Le bourgeois gastronome, extraite du Charivari, vers 1840.
Page 67, Carte postale vers 1900, collection privée.
Page 76, Menu du Club des Cent, illustration de Sem.
Page 83, portrait de Curnonsky, DR.
Page 86-87, Dîner des psychologues du goût, 16 mai 1933, collection privée.
Page 91, portrait d’Escofier, Ritz, Paris.
Page 95, Carte postale des années 30, collection privée.
Page 101, Fernand et Mado Point entourés des cuistots de la brigade du Pyramide, DR.
Page 105, Gault et Millau se mettent à table, Paris, Stock, 1976.
Page 116, portraits de Michel Guérard, Alain Chapel, Jean-Pierre Haeberlin, Le Crapouillot,
automne 1980, p. 47.
Page 121, Pierre Hermé, photo de Jean-Louis Bloch-Lainé.
Page 122, Alain Ducasse avec le chef Tony Esnault (à gauche), le directeur Thomas
Combescot (à droite) et l’équipe d’Adour devant l’hôtel St Regis à New York, DR.
Page 125, Crème brûlée au foie gras, Monoprix Gourmet
Page 128, Un cuisinier moléculaire à l’œuvre, DR.
Page 137, Blettes et tomates dans le jardin de Slow Food Nation / © Wikimedia,
mercedesfromtheeighties.
Page 140, L’aile ou la cuisse de Claude Zidi, 1976.
Page 154, Robert Dumas, « À la gloire de la cuisine française », Hermes, 2009.

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Un carré Hermes à la gloire
d’une spécialité française.
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Table des matières
Introduction .................................................................................. 5
La naissance du mythe gastronomique ................ 9
Cuisine royale ........................................................................................................................ 10
La nouvelle cuisine .......................................................................................................... 16
Gastronomie : le mot et la chose....................................................................... 19
Les pères fondateurs ..................................................................................................... 23
La production littéraire ............................................................................................. 33
L’âge d’or............................................................................................. 57
La cuisine bourgeoise ................................................................................................... 58
Soutenir la cuisine française ................................................................................ 70
Quelle cuisine défendre ? ........................................................................................... 90
Le mythe en question ............................................................ 99
La in de la cuisine bourgeoise ............................................................................ 100
La Nouvelle Cuisine ........................................................................................................ 104
La starisation des chefs ............................................................................................. 115
La cuisine moléculaire ................................................................................................. 127
La Slow Food et la nouvelle gastronomie ............................................... 134
Où en est-on ? ................................................................................. 139
Bibliographie ................................................................................. 145
Remerciements ........................................................................... 152
Crédits photographiques.................................................... 152

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