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LE JURIDIQUE DANS LE POLITIQUE

De la relation entre "sciences" à l'étsid.ence de l'objet

PAR

JacquesCOMMAILLE

au C./[.R.S.(CEVIPOF)
Directeurde Recherches

La mise en relation d'une "Science politique" avec une "Science juridique"


peut avoir a priori pour le chercheur toutes les vertus. C'est une façon de rap-
peler qu'au-delà de leur légitime spécificité, ces deux "Sciences" sont suscep-
tibles en collaborant, de contribuer à rappeler que la question juridique peut
avoir des liens avec la question politique. C'est aussi bénéficier du préjugé
favorable accordé à tout effort de pluridisciplinarité relevant à la fois d'une
attitude perçue comme moralement juste : s'ouvrir à la différence, sortir de
son ooterritoire" o et intellectuellement pertinente : approfondir le sens d'un
phénomène en jouant sur la complémentarité des savoirs. C'est enfin réunir
formellement les conditions d'un travail aux "frontières", là où la "subver-
sion" d'une organisation classique de la production de connaissances peut
favoriser l'innovationl.

Pourtant, il n'est pas sûr que le traitement des interactions éventuelles


entre le juridique et le politique passe par l'affirmation préalable de l'existen-
ce de deux disciplines comme la "Science politique" et la "Science juridique".
C'est ce que nous voudrions montrer avant de considérer qu'il est peut-être
préférable de partir de l'objet plutôt que des disciplines. C'est en tous les cas
ce que nous donnent à penser nos propres travaux auxquels nous nous rêfêre-
rons comme une illustration au service de notre démonstration.

l. M. Dogan et R. Payre, L'innoaation dans les sciences sociales. La marginalité créa-


træe. PUF. Paris" 1991.
270 DROTTETPOLTTTQUE

I. _ L'4tr'FIRMATION D'UNE PLURIDISCIPLINARITE ENTRE


*SCIENCE POLITIQUE" ET "SCIENCE
JURIDIQUE"
A-T-ELLE UN SENS?

Nous n'entrerons pas dans ces débats épistémologiques inépuisables sur la


pertinence, du point d,eaue strittem.ent dc Ia connaissance, des découpages des
sciences sociales aboutissant par exemple à l'existence d'une "Science poli-
'oScience juridique".
tique" et d'une Quelle est l'unité du point de vue épisté-
mologique de chacun de ces disciplines constituant les sciences sociales :
présence de théories et de paradigmes spécifiques ? Originalité des objets ? Etc.

Nous oserons avouer être partagé entre le respect des identités discipli-
naires affirmées et la réserve à l'égard de découpages issus souvent de luttes de
territoires académiques où le savoir a été moins sollicité au service de la
connaissance qu'au service de valeurs... et de corporatismes.

C'est sans doute ces genèses problématiques qui expliquent l'existence


d'un rapport entre certaines disciplines de sciences sociales comme un rapport
ooSciencepolitique" et
de pouvoir. Et poser le principe d'une relation entre
"Science juridique", c'est sans doute introduire dans l'analyse de l'articula-
tion entre juridique et politique des éléments qui relèvent d'une politique des
disciplines précisément atrachêe à d'abord distinguer ce qui nous semble intel-
lectuellementdevoir être uni.

L'histoire de la relation entre "Science politique" et "Science juridique",


c'est celle d'une ignorance non pas involontaire mais assumée ou d'un rapport
o'proportion rela-
de pouvoir réel ou constamment virtuel. S'il est constaté we
tiaement faibl.e de recherches en la matière comparatiaement à d,'autres pro-
blèmes et s'il est estirné que Ia science politique tend. assez généra,lement ù
ignorer ce problÀme [celui d,e la Justice]", c'est par rapport à ce qui serait
"un point de uue d'ensembln sur la politique et sur l'objet de Ia sci,encepoli-
tique qui conduit ù négliger les problèmes de droit, de droits, de libertés
publi4ues'2.

Cette apparente négligence peut en fait s'expliquer par une volonté de dis-
tinction. Dans son manuel de sociologie juridique, Jean Carbonnier souligne
ooC'est
d'abord la difficulté de cette distinction : déjà. une d.fficuhé que de dis-
tinguer du droit la politique (au sens noble s'entend). On ne peut s'aid.er
d'une distinction d.es organes : ainsi, les mêmes parlnrnentaires qui ootent Les
Iois, fixent la politique du pays ; le même juge qui dit Le droit peut, moclulant
les condamnations sur I'effet d'intimiclation qu'il recherche, pratiquer ù sa
façon une politique criminell,e. Parmi lcs auteurs qui mettent Lesd.eux notions
en parallÀln, Lesuns placeront ln droit au-dessus, Lesautres au-dessous de la
politique : sans doute ceux-ci pensent-ils au droit positif, ceux-Iù au droit

2. G. Soulier, "Les institutions judiciaires et répressives", in M. GR{WITZ et J. LECA


(sousla direction), Traité de SciencePolitique, PUF, Paris, 1989, vol. 2,pp. Sl0-552.
SCIENCEDU DROIT ET SCIENCEDU POLITIQUE 271

naturel"s. Mais ce préalable de la difficulté de la distinction étant énoncê,le


même auteur:

a. justifie la distinction. "La politique et Ledroit sont d.eux mod,es d'action


des pouuoirs ; mais, tand,is que dans Le droit, le pour.toir s'exprirne par des
règlns continues quoil donne aux indiaid,us et d.ont il lnur irnpose le respect au
moyen de décisions discontinues, dans Ia politique iI s'exprime par des déci-
sions discontinues qu'il prend en uertu d'un plan continu, qu'il ne s'est d.onné
qu'à lui-rnême ( . . .). Le droit, c'est la construction du naaire, songréément, sa
flnttaison, mais ce n'est pas la directinn, Lecap"a.

b. en souligne la nécessité. "f[ne sociologie du droit constitutionnel peut


ressembl,er beaucoup ù une sociologi.e politique. Il n'est pas impossiblc, néa.n-
moins, de taillcr à celle-ci un domaine qui lui soit propre, pouryu que l'on
prenne soin de se tenir en-dehors des structures juridiques" [souligné par
nous]5.

Ces constats et ces réflexions, formulés ici strictement par rapport à des
préoccupations de connaissance, ne nous paraissent néanmoins prendre tout
leur sens que s'ils sont resitués pâr rapport à une histoire conflictuelle ou
mouvementée des relations entre "Science politique" et ooSciencejuridique".

En retraçant l'histoire de la naissance des sciencespolitiques, Pierre Favre


parle notamment d'une 'oguerre des positions" et retraçant par exemple le
récit de la polémique Boutmy-Bufnoir, indique que Bufnoir, professeur de
droit, o'et a,uec lui ln plupart des juristes, estime que la sci.encepolitiEtn est et
reste du droit, que Lessciences politiques d,onc ne se déaelopperont et ne par-
ui.endront ù maturité que si ce sor';tLes juristes qui l'enseignent"6.

Dans la mesure où, comme le dit parfaitement Louis Assier-Andrieu, le


droit est ooaussiun système de sens qui reuendique jusque dans ses sciences
auxiliaires, Ia capacité de seruir sur lui-même sespropres uérités",la tendan-
ce risque d'être, pour la "Science du droit", fortement impérialiste. La thèse a
pu ainsi être avancée que le recours à la 'oSciencepolitique" par les constitu-
tionnalistes dans les ann.ées 50 pouvait s'expliquer par le fait qtte'ocomme
toute cliscipline sauante, Le droit constitutionnel est toujours ù Ia mnrci d'une
remise en cause de son territoire de juridiction, soit que l,esfrontiÀres de celui-
ci sont contestées par des concurrents, soit qu'il apparaît déconnecté du
"rée|", soit encore qu'il n'apparaît plus (ou po,s) cotnrne un sauoir spécifulue
justifiant l'existence de spécialistes [de telle sorte] qu'on peut tnontrer ainsi
cornment I'essor de la science politique dans les années cinquante - ensei-
gnenents, association professionnell.e, reoue, etc. - ti.ent pour beaucoup, à Ia

3. J. Carbonnier, Sociolngiejuritlique, PUF, Paris, 1978, p.32.


4. Ibid, p. 32
5. Ibid., p. 33
6. P. Favre, NaissancecleIa sciencepolitique, enFrance.1870-1914, Fayard, Paris, 1989,
p. 87
272 DROITETPOLITIQUI

d,fficulté que rencontre Ie d'roit constitutionnel ù rendre compte, d'ans ses


catégories traditionnell,es, de la pratique politique et à prétend're de la sorte
ool'encadrer""7
.

Le risque, comme le dit justement Michel Miaille est que le rapport aux
autres sciences ne s'établisse ici que dans la mesure où il s'agit de "réactiuer,
théoriquement rnais a.ussi pratiquement, la fonction juridique au momc'nt où
celle-ciparaît menacée...'8

Ainsi la nâture particulière du droit exigerait une "Science" dotée d'un


statut épistémologique exceptionnel et déterminerait un rapport aux autres
"sciences" - dont logiquement la "Science politique" - qui ne pourrait être que
de dépendance, ancillaire, instrumentalisé.

ooSciencepolitique et Scienr:e
Poser le problème en terme de relation entre
juridique", n'est-ce pas alors s'exposer à faire peser sur une approche pluri-
disciplinaire virtuellement pertinente, l'hypothèque de ces rapports de pou-
voir et de ces questions d'institutions sur les exigences propres de la
dynamique de connaissances ? N'est-ce pas aussi s'exposer à ces interpréta-
tions utilitaristes recherchant parfois jusqu'à l'excès les raisons en terme
d"'intérêt" de ce qui pourrait justifier un nouveau rapprochement entre
oosciencepolitique" et oosciencejuridique" ? Moins qu'un désir ravivé de faire
progresser les connaissances en mobilisant conjointement des savoirs a priori
différents, ce nouveau rapprochement pourrait, de ce point de vue, être inter-
prété comme devant s'effectuer sous la pression de la nécessité. La "crise" du
àroit co--. élément d'une mutation des "régulations ntacro-sociales'4 serait
étroitement imbriquée à une crise de légitimité du politique. Cette imbrication
o'crise" ne se mesurerait pas mieux que dans la remise en cause du
dans la
modèle légal rationnel défini par Max Veber comme modèle de domination
légitime au sein des sociétés industrielles (croyance en la validité de la légalité
des règlements établis rationnellement et en la légitimité des chefs désignés
conformément à la loi). Blle pourrait également s'illustrer dans la perte de
croyance dans ces modèles de référence de la légitimité comme celui d'Emile
Durkheim, fondé sur l'idée de "conscience collective", et où Ie droit est une
expression forte d'une conscience collective unitaire. Elle se manifesterait
enfin dans la négation de l"'utopie" de Georges Gurvitch, fondée sur l'idée
d'un "droit social" "uécu et reconnu par l,es acteurs sociaux eux-mêmes" et
"où l'ordre social repose pour I'essen'tielsur une régulation imrnanente et non
extérieure"ro.

?. B. François, "IJne revendication de juridiction. Compétence et justice dans le droit


constitutionnel de la VèmeRépublique", Politix, n" f0-11, 1990, pp. 92-109.
8. M. Miaille, "Le droit constitutionnel et les sciences sociales", Rerue d'e droit public et d'e
scicnce politique en France et à I'êtranger,2' 1984.
9. J. Commaille et F. Chazel (sous la direction), Nornes juri.d.iques et régulation sociale,
L.G.D.J., Coll. Droit et SociÂté, Paris, 1991.
f0. J.-G. Belley, "Georges Gurvitch et les professionnels de la pensée juridique", Droit et
Société, 4, 1986, pp. 353-371..
SCIENCEDU DROIT ET SCIENCEDU POLITIQUE 273
La "crise" du droit coïncide, converge, s'articule avec la oocrise"de légiti-
mité du politique. Le juridique et le politique seraient simultanément à la
recherche d'une nouvelle méta-raison, de nouveaux référents universels. La
volonté d'unir leurs "Sciences"" comme d'ailleurs ces incantations aux "droits
de l'homme" ou à l'Ethique, découleraient d'une lucidité retrouvée ; elles
répondraient à une volonté de mieux maîtriser la connaissance de ces interac-
tions entre le politique et le juridique pour les faire échapper à toute menace
de disqualification et leur faire retrouver, au contraire, une place privilégiée
dans la construction d'une nouvelle méta-raisorr.

Bien que le rappel de ces préalables nous ait paru nécessaire en ce qui
concerne ce qui était susceptible de peser ainsi sur une question introduite
sous la forme d'un rapport entre disciplines, nous admettrons éprouver une
certaine lassitude à l'égard de ces réflexions interminables (auxquelles nous
reconnaissons avoir nous-même largement participéll) sur les conditions de
réalisation de la "science" et les "intérêts" supposés pesant sur celles-ci.

II._ L'EVIDENCE DE L'OBJET

C'est pourquoi, nous nous demanderons maintenant s'il ne convient pas de


substituer l'objet à la discipline afin que l'énoncé des préalables ne se suffise
pas, une nouvelle fois, à lui-même et que soit au moins fournie une esquisse
d'illustration quant à l'intérêt, du point de vue de la connaissance, d'une mise
en oeuvre effective de l'approche nécessaire de la relation entre le juridique et
le politique. Quels sont les phénomènes ou les processus sociaux susceptibles
de révéler une articulation du juridique et du politique et éventuellement un
renforcement de celle-ci dans la période contemporaine ?

Sans méconnaître l'intérêt de préserver l'existence de disciplines du point


de vue de la constitution d'un savoir, de son enrichissement permanent, et de
sa transmissionl2, il s'agit ici, d,u point d.e aue cle la recherche, de mettre au
moins provisoirement entre pârenthèses des appartenances disciplinaires ou
des spécialisations, comme celles internes à la sociologie, et de faire appel à des
concepts, à des paradigmes, à des théories de sciencessociales relevant indiffé-
remment des "sciences du politique" et des "sciences du juridique"... ou de la
sociologie et susceptibles de dévoiler le sens de phénomènes ou de processus
sociaux posés comme objets au clépart de Ia démarche d.erecherche.

A) In production d,es nortnes jurid.iqzes nous paraît pouvoir constituer un


premier prétexte pour illustrer ces principes de recherche. Bien entendu, on ne
peut éviter d'avoir d'abord à souligner les risques d'un tel thème de recherche.

11. Voir par exemple : J. Commaille, "The Law and Science. Dialectics between the Prince
and the Maidservanr", Lau and Policy, vol. 10, no 2-3, April-July I9BB, pp. 253-265.
12. J. Commaille, o'En attendant... la pluridisciplinarité, pratiquons-Ia", Actes,75-76,
juin 1991, pp.42-44
274 DROIT ET POLITIQUE

Ceux-ci sont ici, de façon exemplaire, d'être exposé à un discours interne légi-
'otechnique", éventuellement "scientifique" (la
timé par la compétence
"science du droit") et nourri de l'idéologie juridique. Ainsi l'illusion de l'auto-
nomie du juridique par rapport au politique chez les praticiens du droit les
plus éminents ne se mesure pas mieux que dans cette remarque surprenante
que nous avons tant de fois rapportée, de ce Professeur de droit, devenu pour
un temps Conseiller technique au Cabinet du Garde des Sceaux, et, à ce titre,
chargé du dossier de la réforme du divorce : "J'ai appris que toute matière
jurid.ique est aud,nt tout politique, tributaire de la politique, de la uolonté poli-
tiqup"tt. C'est cette illusion de l'autonomie du juridique qui va d'ailleurs sus-
citer le désenchantement face à un changement perçu comme imposé
absurdement par un social irresponsable et un Etat laxiste. A propos de la
production étatique du droit, ce sont des termes comme "crise", "inflation
oodélégation", qui vont être utilisés, tous ces termes
législative", "dêclin",
visant à conférer à l'opinion exprimée les attributs d'un diagnostic d'autant
plus irréfutable qu'il affirme à la fois la force et la linéarité d'un changement
irrationnel face à la "sagesse" du droit.

Cette confusion entre discours de sens commun et observation scientifique


risque d'être d'autant plus favorisée que les savoirs sont ici mobilisés de façon
êclatée en fonction d'impératifs institutionnels ou disciplinaires. C'est ainsi
que les o'sciencesjuridiques" vont développer une "génétique législative",
comme "science de la législation", dont la justification paraît être d'abord
d'obtenir une rationalisation des processus législatifs et réglementaires rame-
nés au rang de technique juridique, de bénéficier d'une maîtrise encore plus
grande dans la mise en oeuvre de la rationalité juridiquela.

La sociologie juridique, conçue comme discipline au service du droit, sera,


elle, consacrée à la production de la norme juridique afin d'assurer une
meilleure adéquation entre celle-ci et l'évolution sociale ; il s'agit ici de ratio-
naliser en quelque sorte le rapport droit-société. Tel est certainement l'esprit
dans lequel Henry Levy-Bruhl a conçu ce qu'il a appelé :une "juristique"rs otr
dans lequel Jean Carbonnier parle de "sociologie législative", celle-ci étant sol-
licitée pour évaluer le rapport de la loi avec le social (sondages d'opinion,
enquêtes sur les effets sociaux d'un changement législatif, etc).16

Du côté des "sciences politiques", la sociologie de la décision ou l'analyse


des politiques publiques déplacent l'attention des mécanismes proprement
juridiques au coeur du processus de production du droit vers les acteurs et les

13. J. Comnaille et M.-P. Marmier-Champenois, "Sociologie de la création de la norme,


I'exemple de changements législatifs intervenus en droit de la famille", in La création du droit.
Aspectssanctions, Ed. du CNRS, Paris, 1981, pp. 135-205.
14. A. Viandier, "Le déclin de I'art législatif' , Droits, 4, 1986 ; A. Viandier et al., Science
d.eIa lÉgislntion, PUF, Paris, 1988.
15. H. Levy-Brthl, Sociolngied.u droit, PUF, Paris, 1967.
16. J. Carbonnier, Sociolngic jurid,ique, op. cit.
SCIENCEDU DROIT ET SCIENCEDU POLITIQUE 275
institutions participant de la mise en oeuyre d'un processus inscrit d'abord
fortement dans le politiquelT.

Mais rien n'est peut-être plus illustratif de l'acuité de la question socio-


politique et de l'exigence de mobilisation de la connaissance qu'elle entraîne
que ce renouveau d'intérêt de la sociologie générale pour la norme. Celui-ci
s'exprime avec le souci de soumettre l'étude de l'objet à l'épreuve des théories
générales de la discipline. Ainsi pour Pierre Bourdieu, l'analyse de la produc-
tion de la norme juridique s'inscrit dans une théorie de la domination symbo-
lique. La mise en valeur de l'effet de'oneutralisation" et de l'effet
d"'universalisation" dans la construction du discours juridique a pour fonc-
tion de dévoiler les mécanismes suivant lesquelles le droit contribuerait, avec
une extrême efficacitê, à l'exercice de cette domination symboliquers.

Le retour des sociologues au droit apparaît bien d'abord, dans la tradition


durkheimienne, comme un retour à la norme. Ce qui semble de plus en plus
les intriguer, c'est en effet le rôle des normes dans le fonctionnement social
sans qu'a priori une hiérarchie doive être établie entre normes "sociales" et
normes juridiques. C'est, par exemple, un retour à la distinction de Durkheim
entre oosanctionsdiffuses" et "sanctions organisées" mais pour restituer toute
son importance au rire, au sarcasme, au mépris, aux échanges de politesse,
comme "sanctions diffuses" dans la mesure où s'y trouve" un critère d'identi-
fication purement sociologique du domaine de l'interaction" et dans le mesure
où ces sanctions participent du 'omaintien de l'ordre de l'interaction", du
maintien de "l'ordre social informel"re.

Il y a dans toutes les réflexions de sociologues consacrées actuellement à la


norme comme un refus implicite d'isoler, de spécifier la norme légale et sa pro-
duction et d'en rechercher au contraire les soubassements sociaux dans une
"économie normative" générale dont la norme légale ne constitue qu'un des
éléments. D'où l'intérêt porté à "la genèse ordinaire du droit", à ces "formes
de civilité" conçues comme "droit ordinaire" et agissant, si l'on ose dire
comme du droit2o. Par exemple, "I'obligation n'est pas simplement une tra-
cluction d.ans Ia pratique d.u membre des contraintes que des instances exté-
ri.euresfont peser sur cette pratique. L'intérêt d'une an1,Iysedu droit dans ses
formes les plus éIémentaires, c'est-ù-dire en particulier dans les formes de
ciailité est précisément de mettre en éuid,enceque l'obligation ciuil.e n'est po,s
toujours Ie résultat d'une menace de coercition exercée par une instance exté-
rieure de sanction"2r.

17. Voir, par exemple : B. Jobert et P. Muller, L,Etat en action. Politiques publiques et
corporatismes, PUF, Paris, 1987.
18. P. Bourdieu, "La force du droit. Eléments pour une sociologiedu champ juridique",
Actes de la Recherche en Sciencessociales,64,1986, pp. 3-19.
1 9 . R . O g i e n , o o S a n c t i o ndsi f f u s e s . S a r c a s m e s ,r i r e s , m é p r i s . . . " , R e a u e F r a n ç a i s e d , e
Sociologie,XXXI, 1990, pp. 591-607.
20 P. Pharo, Le civisme ordinaire, Librairie des Méridiens, Paris, l9B5 ; Politique et
soaoir-uiare. Enquôte sur lesfondements dulien ciail, L'Harmattan, Paris, 1991.
21. P. Pharo, Le ciuisme orrlinaire, op. cit., p.I04.
276 DROIT ET POI,ITIQI]E

Ce retour aux fondements normatifs du fonctionnement social justilie éga-


lement cette volonté de resaisir ces processus qui vont doune affaire "singuliè-
re",le "pépin"' en matière de consommation22, le conflit de voisinage
aboutissant à une "dénonciation"23, jusqu'à son éventuel traitement institu-
o'construction sociale"
tionnel, juridique et judiciaire, dans le cadre d'une
opérée par l'intéressé lui-même où par les agents des institutions concernés.

Mais ce qui importe ici, pour certains des auteurs impliqués et aussi pour
notre propos qui vise à perturber positivement le seul dialogue entre "Science
o'science du droit" en y introduisant la perspective
politique" et
sociologique24, ce n'est pas simplement le ieu entre norme sociale et norme
juridique, ce n'est pas l'analyse des phases successivesde traitement des litiges
ooc'est quoi ces processus au sein de cette économie
au sein d'une société, en
normatiae généralc participent d'e la construction de Ia légitimité, d'e cell'e de
l'adhésion d,escitoyens ù,la Cité, de Ia définition' d'u bien comrnun'2'.

La reconstitution du processus allant de la construction de la norme sociale


à la mise en oeuvre de la norme juridique ou la priorité accordée aux "règles
oorelationsciviles", aux procédures quoti-
de civilité", de "savoir-vivre", aux
ooinstru-
diennes de gestion des relations sociales "ordinaires" par rapport aux
ments de l'ordre gênêral de la Cité", pâr rapport à l'ordre conventionnel
incarné par les grandes institutions, les grandes entités, les idéologies ou les
néta-réfiêrents comme le droit étatique, paraissent participer d'une recherche
des fondements de la légitimité, de ceux de la "Cité", ou de leur reconstitution,
dans Ia uie social.eelle-même, "dans les situations courantes de Ia uie socia'l'e,
d,ans les conaentions interpersonnelles plutôt qu'impersonnelles'z6' et non
dans les affirmations rituelles de grands principes, l'établissement de lacteurs
sociaux globaux, l'imposition de règles générales, suivant une conception
'oconventionnaliste" de la Cité qui aurait définitivement rêvêlé des failles dans
l'établissement d'une véritable démocratie2?.

Nos propres trâvaux et nos perspectives de recherche plus centrés sur la


production de la norme légale28nous incitent à penser que l'approche systéma-
tique de l'oeuvre juridique dans toute sa technicité propre est inséparable de

22, L. Pinto, "Du "pépin" au litige de consommation. Une étude du sens juridique ordi-
naire" . Actes de Ia recherche en Sciences sociales, 6/77 , mats 1989 ' pp. 65-8I.
23. L. Boltanski, "L'amour et la justice comme compétences", Métailié, Paris, 1990
24. Les auteurs cités voudront bien nous pardonner le caractère extrêmement schématique
ootélescopages"
du propos et les de problématiques imposés par la contrainte de place' '. et jus-
tifiés par I'objectif poursuivi dans cet article.
25. L. Boltanski, "L'amour et In justice comme compétences", op. cit., p. 35.
'oles
26, Cf. P. Pharo qui considère que conventions légales et politiques qu'organisent la
Cité seraient (...) de peu d'effet si les citoyens n'étaient pas liés entre eux par des civilités et des
conventions interpersonnelles" (Politique et saooir-aiure. Enquête sur lcs fondements du lien
ciuil, op. cit., p. 114).
27. Ibid.
28. Nous nous réfèrerons ici rapidement à une perspective de recherche dans laquelle nous
comptons nous engager, dans le cadre d'un projet de recherche réalisé avec Pierre Lascoumes
et intitulé : "La prod.uction gouvernementale du droit. Une actiuité éclatée".
SCIENCEDU DROIT ET SCIENCEDU POLITIQUE 277

celle de son inscription sociale et politique. Si l'on se réfère à quelques-uns des


apports de la recherche en la matière, ceux-ci relèvent indistinctement d'une ap-
pià"h" des processus juridiques et de celle des processus politiques. En fait la
création de ia loi est un moment qui doit être resitué dans un long processus fait
tl'appropriations, d'interprétations par les acteurs socianx, les forces sociales à
l'o"ut.". L'analyse du processus de création de la norme juridique ne relève pas
d'une conception mécaniste du fonctionnement sociâl mais d'une conception où
la décision eit l'aboutissement d'actions d'ajustement, d'opposition, de contra-
o'sociole
dictions entre des logiques multiples. C'est bien pourquoi l'expression
gie de la décision" ne convient pas pour désigner ce qui est finalement un conti-
,ruu- où se succèdent en séquences les interactions entre les acteurs socialur, les
gardiens de la "raison juridique", les "décideurs" politiques, où apparaissent les
cooTlits ou contradictions entre impératifs techniques (la "raison juridique") et
impératifs politiques (au sens de compromis entre des forces socio-politiques),
et législatif, ou entre bureaucratie et pouvoir politiqude.
"ni." "*é"..tif
L'enjeu de connaissance n'est pas ici de nourrir une quelconque des
"sciences" susceptibles d'être imposées dans ce domaine mais de comprendre,
dans toute leur complexité,les processus participant de cette transformation
de la régulation juridique inscrite elle-même dans ce qui est annoncé comme
une mutation des régulations macro-sociales3o'

La connaissance de la régulation juridique ne peut être ici qu'étroitement


associée à celle de la fonction de l'Etat. Les combinaisons extrêmement com-
plexes entre des techniques juridiques contraignantes par rapport à des
formes contractuelles, entre la loi et le pouvoir réglementaire, entre ce qui
relève du juridique proprement dit et ce qui relève de l'expertise dans la pro-
duction de la norme, n'informent pas uniquement sur le statut du juridique et
sa "crise" éventuelle. Elles sont indicatrices des incertitudes quant au rôle de
l'Etat, celui-ci s'accomplissant comme "Etat managérial"3r , ou étant pressé de
revenir à l"'Etat de droit", c'est-à-dire à une forme d'Etat où à la valeur
supérieure tle la loi comme régulateur des rapports sociaux est associéela légi-
timité absolue du pouvoir politique.

B) Les fonnes d''exercice de la' fonction d.e justice constitueront notre


second prétexte pour témoigner dans les principes de cette intention qui nous
porte dans nos tiavaux à trouver logiquement l'articulation du juridique et du
politique à partir d'objets de recherche'

29. J. Commaille et M.-P. Marmier-champenois, "sociologie de la création de la


norme...", op. cit. I C. Barberger et P. Lascoume s, Le temps perdu à Ia recherche du droit
pénal. Les en droit pénal administratif comme mode de changement du droit
"iong"*"nt,
pénal, Ministère de la Justice, Paris, 1991 ; P. Lascoumes, "La formalisation juridique du
risque industriel", Sociolagie clu tauail,3, 1989, pp. 315-333-
30. J. Commaille et F. Chazel (sous Ia direction), Normes juridiques et régulation sociale,
op. cit.
.,Normes juridiques et mise en oeuvre des politiques publiques",
3r. P. Lascoumes,
L'Année Sociologique, 1990, 40, pp. 42-7 I.
278 DROIT ET POLITIQUE

Dans l'ensemble des analyses consacrées à la Justice au cours des dernières


décennies, on observe d'abord cette tension entre un traitement technique de
la question, qui pourrait relever d'une "science du droit", et un traitement
politique qui pourrait relever de la sociologie ou... d'une philosophie sociale.
La sociologie des organisations va être ainsi sollicitée pour contribuer à une
rationalisation du fonctionnement judiciaire et de son ajustement aux besoins
sociaux de justice. A l'inverse, des travaux participant de cette mobilisation
quasi exclusive des sciences sociales pendant plusieurs décennies sur la ques-
tion de l'inégalité32, vont souligner les inégalités d'accès et de traitement. Dans
la version la plus classique, la Justice ne peut être qu'une "Justice de classe",
l'analyse de la Justice vise à dénoncer une des manifestations de l,iniquité de
l'ordre social et politique. Dans cette perspective militante ou quasi militante,
la mise en valeur des "alternatives" de justice participe d'une volonté de trou-
ver des solutions à la o'question sociale" que pose le fonctionnement classique
de la Justice.

C'est sans doute l'anthropologie du droit qui nous permet le mieux de


redécouvrir que l'exercice de la fonction de justice, et les attitudes dont cet
exercice fait l'objet peut être mis en relation avec des conceptions de l'ordre
social et politique. Nous pourrions dire que l'anthropologie aborde depuis
longtemps l'analyse des multiples interactions du social, du politique, du juri-
dique et du judiciaire. Ses approches plus globalisantes des sociétés tradition-
nelles aux sociétés contemporaines (cf. l'anthropologie anglo-saxonne), sa
vision "culturaliste", plus assumée qu'elle ne l'a éré au moins jusqu'à ces der-
niers temps par exemple en sociologie, prédisposent mieux, semble-t-il cette
discipline à se libérer des strictes catégories de la pratique juridique et judi-
ciaire : le champ juridique et celui de la pratique judiciaire sont naturellement
conçus oocomtneun éuènement culturel"ss dans lequel, pour ce qui nous
concerne ici, les formes de justice renvoient à une vision du monde social et
politique. Des travaux soulignent ainsi la relation étroite dans la représenta-
tion des citoyens entre une certaine conception de la mise en oeuvre effective
de l'idée de justice comme pratique de résolution des litiges au sein d'un gr.ou-
pe social, en-dehors de toute institution et de toute professionnalisation, et une
certaine conception du fonctionnement social fondé sur la proximité, l'harmo-
nie dans les relations sociales, le traitement des difficultés nées de la vie sociale
dans l'inter-connaissance, etc34. Auerbach dans son "Justice uithout Latn"
justifiera ainsi l'extraordinaire permanence dans l'histoire américaine de
l'aspiration aux modes 'oinformels", "alternatifs" de résolution des conflits par
ce qui reste fortement ancré dans les mentalités : l'idée de communauté, de
préserver la communauté3s. Pour paraphraser Jean-Robert Henry, on pour-

32. D. Merllie et J. Prevot, Lamobilité sociale,La Découverre, Paris, l99l ; L. Boltanski,


L'amour et la justice comme compétence,op. cit. , p. 5l et s.
33. L. Assier-Andrieu, "L'anthropologie et la modernité du droit,,, Anthropologie et
Sociétés,vol. 13, I, 1989.
34. c' Greenhouse,"courting Difference, rssuesof Interpretation and comparison in the
Story of Legal Ideologies", Lau and. Society, 22, 4,1988, pp. 687-707.
35. J.-S. Auerbach, Justice uithout Lau ? ResoluingDisputes uithout Lauyers, Oxford
University Press. Oxford. 1983.
SCIENCE DUPOLITIQUE
DUDROITET SCIENCE 279

rait dire ainsi que le judiciaire, tout comme le juridique, constitue une sorte
de "noyau culturel dur, de mythologie essentielle, de symbolique fondamental
ooest
d'une société"36ou encore que le judiciaire une de ces références gé1'é-
riques selon lesquelles s'ordonne notre entendement des rapports sociaux"31 .

Nos propres travaux nous ont conduit à dégager progressivement deux


grands modèles d'exercice de la fonction de justice : un modèle d'exercice de
la fonction de justice comme méta-garant du social ; un modèle doexercice de
la fonction de justice comme opérateur du social.

Dans le premier modèle, la fonction du juge est d'assurer la paix sociale


par l'exercice d'une autorité s'appuyant strictement sur la loi. Le rituel,
l'habillement, l'architecture du "Palais de Justice" doivent concourir à mar-
quer le statut extraordinaire de l'institution au service des finalités supé-
rieures de la société, sa transcendance3s.

Dans le second modèle, l'exercice de la fonction de justice ne se conçoit


qu'immergé dans le social ; la meilleure justice est celle qui s'établit dans la
proximité, le "local" prévalant sur le'ocentral"3q.

Tous les discours utilisés pour justifier l'un ou l'autre modèle se réfèrent
plus ou moins explicitement à une certaine conception de l'ordre social et poli-
tique. Si, dans le premier cas, la Justice participe dans les représentations
sociales d'un ordre politique fort, d'un Etat central puissant, dans le second
cas, la fonction de justice participe de ce que Mona Ozouf appelle un "idéal
"d'esprit public"", où chaque citoyen doit oeuvrer au bon fonctionnement de
la démocratie. De ce point de vue, les discours révolutionnaires ne constituent
pas une parenthèse : ils explicitent fortement des aspirations de justice qui
sont en même temps des aspirations d'ordre social qu'on va retrouver dans les
débats les plus contemporains. Il nous semble y avoir ainsi une parfaite conti-
nuité entre la période de la Révolution française et la volonté de Duport
"d'aller porter la justice et la distribuer pour ainsi dire dans les maisons" et la
période contemporaine avec les projets d'instituer des "Maisons de justice" ou
des formes de "justice de quartier".

o'Le
36. J.-R. Henry, changement juridique dans le monde arabe ou Ie droit comme enjeu
culturel", Droit et Société, p. 15, f990, p. 140.
37. L. Assier-Andrieu, "L'anthropologie et la modernité du droit", pp. op. cit.
38. Comme le montre par{aitement l'étude de Robert Jacob et Nadine Marchal-Jacob sur
l'architecture judiciaire, Ie bâtiment fonctionne ici comne symbole. A propos d'un projet de
Palais de Justice au XIXène siècle qui doit être construit sur un socle faisant office de prison.
'oll
il est ainsi mentionné : m'a semblé qu'en présentant cet auguste palais élevé sur I'antre
ténébreux du crime, je pourrais non seulement faire valoir la noblesse de I'architecture par les
oppositions qui en résulteraient, mais encore présenter de manière métaphorique le tableau
des vices accablés sous le poids de la justice". Cf. R. Jacob et N. Marchal-Jacob, Jalorc pour
une histoire de I'architecture jud.iciaire eru France, Lssociation Française pour l'Histoire de la
Justice, Paris, 199I.
39. Pour une analyse détaillée de ces deux modèles, voir : J' Commaille, "Ethique et droit
dans I'exercice de la fonction de Justice",,Sociétés contemporaines, T, Septembre 1991'
pp. 87-101.
290 DRorrErPoLrrrQUE

Cette relation étroite entre fonction de justice et conception de l'ordre


social et politique transparaît constamment dans tous les discours ou toutes les
analyses consacrées aux différentes formes de justice. C'est ainsi que les
Prudhommes se verront conférer la double vertu de pratiquer la "uraie justi-
ce" au service de la "araie d,émocratie"A0,ou que les jurés d'Assises, 'face aux
experts en gestion de l'homme par l'hornme, aux instances juridi.co-politiques
et médico-psychologiques (...) [apparaîtront] comnle les garants du lien
social et d,'une certaine image de l'hornme"ar.

Ce qui se profile finalement derrière les aspirations à l'égard de la fonction


de justice, c'est, à la limite, une vision du monde social marquée par la nostal-
gie d'un paradis perdu : celui de la communauté où la réalisation de la démo-
cratie découle'onaturellement" d'un fonctionnement social harmonieux"
impliquant chaque citoyen, marqué par la force de la cohésion sociale.

Nos travaux sur lâ carte judiciaire française et les processus complexes


aboutissant à une certaine répartition des juridictions sur le territoire et à une
certaine typologie des juridictions devraient nous permettre d'approfondir
cette approche de l'exercice de la fonction de justice commun révélateur de
visions politiques de la société. D'ores et déjà, une prernière revue des travaux
consacrés à l'histoire de la justice et un premier dépouillement expérimental
des archives concernant la réforme de l'organisation judiciafte da 22
décembre 1958 nous invitent à souligner l'influence, sur la répartition des
juridictions sur le territoire français, de "raisons" : sociale (les attentes
sociales de justice), technique (le fondement juridique de la pratique judiciai-
re), économique (l'exigence de rationalisation économique et bureaucratique),
institutionnelle (les "intérêts" de l'institution judiciaire et de ses agents y com-
pris par la réaffirmation de leur "puissance", suivant l'obligation dans laquel-
le se trouveraient les "institutions impersonnelles" de se livrer à une oosériede
repersonnalisations particulières" comme peuvent l'être certaines manifesta-
tions de "justice de proximité"42). Mais au-delà de ces 'oraisons", c'est une
"raison" politique qui va lier l'organisation judiciaire à une certaine concep-
tion des rapports entre pouvoir politique et "pouvoir" judiciaire et à une cer-
taine conception de la démocratie : ce qui doit primer est-ce l'existence d'un
Etat fort avec des institutions puissantes, dont une institution judiciaire fonc-
tionnant comme "attribut de statut" de la légitimité de l'autorité politique et
sociale, ou est-ce le dynamisme d'une société toute entière, l'engagement de ses
citoyens dans l'accomplissement de l'intérêt collectif y compris par une impli-
cation dans l'oeuvre de iustice ?43

40. N.Olszak, "Les Conseils de prud'hommes : un archétype judiciaire pour le mouvement


ouvrier ?", Le Mouuement social, l4I, oct.-déc. 1987, pp. l0l-119.
41. L. Gruel, Pardons et châtiments. Nathan. Paris. 1991.
42. P . Pharo, Politiques et sauoir-aiure.,, op. cit., p. I48.
43. J. Commaille, "Territoire judiciaire, territoire social. Pour une théorie sociologique
de la Justice", Onati Proceedings, 2, 1990, pp. 9l-f00.
SCIENCEDU DROIT ET SCIENCEDU POLITIQUE 2Br
Toutes les analyses faites sur le fonctionnement général des sociétés inclus-
trielles avancées convergent pour souligner la proximité des mutations du juri-
dique et du politique. La question des fondements de la légitimité comme celle
de l'adhésion sont posées avec acuité avec la remise en cause des modèles de
référence. Les sociétés sont à la recherche de nouveaux modèles comme autant
de nouvelles méta-raisons (les incantations portant sur l'Etat de droit par
o'Contrat"). Les travaux sur la
exemple ou la référence lancinante à l'idée de
régulation "post-moderne" mettent l'accent sur le changement de statut des
réIérentiels avec, par exemple, la rupture avec le modèle pyramidal du monis-
me juridique étatique, le développement d'une régulation juridique multifor-
me et technicienne posant notamment le problème de l'accès aux centres de
décision et la question du contrôle démocratique des pouvoirse. Nos sociétés
hésitent entre la nostalgie d'un "Etat distributeur de la raison dans un corps
social incertain" comme pouvait le concevoir Emile Durkheim et le rêve d'un
Etat résultant d'une libre négociation entre des acteurs-citoyens dans le cadre
o'Contrat". Le juridique et le judiciaire sont au coeur de ces processus,
d'un
ils en portent le sens.

Face à ces constats d'une extrême importance pour l'avenir, notre sugges-
tion, du point de vue strictement de la connaissance, pourrait être celle d'une
double entrée, ou celle de la mobilisation d'une double compétence sur des
objets communs.

A partir des sciences du politique, familières de la question de la légitimité,


de celle du fonctionnement de l'Etat ou encore du rôle des notables de la socié-
té politique, le juridique et le judiciaire constituent des révélateurs privilégiés
de processus politiques.

A partir des sciencessociales sur le juridique et le judiciaire, familières des


transformations dans ces deux domaines, grâce à une prise en considération
tout à la fois des cadres institutionnels de ces transformations et de leurs ins-
criptions dans les mécanismes techniques spécifiques au clroit, la connaissance
des processus socio-politiques généraux peut fournir des éléments d'explica-
tion importants.

ll s'agit finalement de mobiliser les sciencessociales autrement, à la mesure


des enjeux du point de vue de la connaissance et de l'action. Tel étair sans
doute le sens de cet intitulé "science politique et Science juridique", que nous
avons simplement contesté... pour éviter tout malentendu et pour défendre
autrement le principe de sciences sociales en mouvement, attachées efficace-
ment, et sans préalables excessifs, à l'étude prioritaire de l'articulation du
juridique et du politique.

44. P. Lascoumes, "Normes juridiques et mise en oeuvre des politiques publiques",


op. clt-

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