Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
PAR
JacquesCOMMAILLE
au C./[.R.S.(CEVIPOF)
Directeurde Recherches
Nous oserons avouer être partagé entre le respect des identités discipli-
naires affirmées et la réserve à l'égard de découpages issus souvent de luttes de
territoires académiques où le savoir a été moins sollicité au service de la
connaissance qu'au service de valeurs... et de corporatismes.
Cette apparente négligence peut en fait s'expliquer par une volonté de dis-
tinction. Dans son manuel de sociologie juridique, Jean Carbonnier souligne
ooC'est
d'abord la difficulté de cette distinction : déjà. une d.fficuhé que de dis-
tinguer du droit la politique (au sens noble s'entend). On ne peut s'aid.er
d'une distinction d.es organes : ainsi, les mêmes parlnrnentaires qui ootent Les
Iois, fixent la politique du pays ; le même juge qui dit Le droit peut, moclulant
les condamnations sur I'effet d'intimiclation qu'il recherche, pratiquer ù sa
façon une politique criminell,e. Parmi lcs auteurs qui mettent Lesd.eux notions
en parallÀln, Lesuns placeront ln droit au-dessus, Lesautres au-dessous de la
politique : sans doute ceux-ci pensent-ils au droit positif, ceux-Iù au droit
Ces constats et ces réflexions, formulés ici strictement par rapport à des
préoccupations de connaissance, ne nous paraissent néanmoins prendre tout
leur sens que s'ils sont resitués pâr rapport à une histoire conflictuelle ou
mouvementée des relations entre "Science politique" et ooSciencejuridique".
Le risque, comme le dit justement Michel Miaille est que le rapport aux
autres sciences ne s'établisse ici que dans la mesure où il s'agit de "réactiuer,
théoriquement rnais a.ussi pratiquement, la fonction juridique au momc'nt où
celle-ciparaît menacée...'8
ooSciencepolitique et Scienr:e
Poser le problème en terme de relation entre
juridique", n'est-ce pas alors s'exposer à faire peser sur une approche pluri-
disciplinaire virtuellement pertinente, l'hypothèque de ces rapports de pou-
voir et de ces questions d'institutions sur les exigences propres de la
dynamique de connaissances ? N'est-ce pas aussi s'exposer à ces interpréta-
tions utilitaristes recherchant parfois jusqu'à l'excès les raisons en terme
d"'intérêt" de ce qui pourrait justifier un nouveau rapprochement entre
oosciencepolitique" et oosciencejuridique" ? Moins qu'un désir ravivé de faire
progresser les connaissances en mobilisant conjointement des savoirs a priori
différents, ce nouveau rapprochement pourrait, de ce point de vue, être inter-
prété comme devant s'effectuer sous la pression de la nécessité. La "crise" du
àroit co--. élément d'une mutation des "régulations ntacro-sociales'4 serait
étroitement imbriquée à une crise de légitimité du politique. Cette imbrication
o'crise" ne se mesurerait pas mieux que dans la remise en cause du
dans la
modèle légal rationnel défini par Max Veber comme modèle de domination
légitime au sein des sociétés industrielles (croyance en la validité de la légalité
des règlements établis rationnellement et en la légitimité des chefs désignés
conformément à la loi). Blle pourrait également s'illustrer dans la perte de
croyance dans ces modèles de référence de la légitimité comme celui d'Emile
Durkheim, fondé sur l'idée de "conscience collective", et où Ie droit est une
expression forte d'une conscience collective unitaire. Elle se manifesterait
enfin dans la négation de l"'utopie" de Georges Gurvitch, fondée sur l'idée
d'un "droit social" "uécu et reconnu par l,es acteurs sociaux eux-mêmes" et
"où l'ordre social repose pour I'essen'tielsur une régulation imrnanente et non
extérieure"ro.
Bien que le rappel de ces préalables nous ait paru nécessaire en ce qui
concerne ce qui était susceptible de peser ainsi sur une question introduite
sous la forme d'un rapport entre disciplines, nous admettrons éprouver une
certaine lassitude à l'égard de ces réflexions interminables (auxquelles nous
reconnaissons avoir nous-même largement participéll) sur les conditions de
réalisation de la "science" et les "intérêts" supposés pesant sur celles-ci.
11. Voir par exemple : J. Commaille, "The Law and Science. Dialectics between the Prince
and the Maidservanr", Lau and Policy, vol. 10, no 2-3, April-July I9BB, pp. 253-265.
12. J. Commaille, o'En attendant... la pluridisciplinarité, pratiquons-Ia", Actes,75-76,
juin 1991, pp.42-44
274 DROIT ET POLITIQUE
Ceux-ci sont ici, de façon exemplaire, d'être exposé à un discours interne légi-
'otechnique", éventuellement "scientifique" (la
timé par la compétence
"science du droit") et nourri de l'idéologie juridique. Ainsi l'illusion de l'auto-
nomie du juridique par rapport au politique chez les praticiens du droit les
plus éminents ne se mesure pas mieux que dans cette remarque surprenante
que nous avons tant de fois rapportée, de ce Professeur de droit, devenu pour
un temps Conseiller technique au Cabinet du Garde des Sceaux, et, à ce titre,
chargé du dossier de la réforme du divorce : "J'ai appris que toute matière
jurid.ique est aud,nt tout politique, tributaire de la politique, de la uolonté poli-
tiqup"tt. C'est cette illusion de l'autonomie du juridique qui va d'ailleurs sus-
citer le désenchantement face à un changement perçu comme imposé
absurdement par un social irresponsable et un Etat laxiste. A propos de la
production étatique du droit, ce sont des termes comme "crise", "inflation
oodélégation", qui vont être utilisés, tous ces termes
législative", "dêclin",
visant à conférer à l'opinion exprimée les attributs d'un diagnostic d'autant
plus irréfutable qu'il affirme à la fois la force et la linéarité d'un changement
irrationnel face à la "sagesse" du droit.
17. Voir, par exemple : B. Jobert et P. Muller, L,Etat en action. Politiques publiques et
corporatismes, PUF, Paris, 1987.
18. P. Bourdieu, "La force du droit. Eléments pour une sociologiedu champ juridique",
Actes de la Recherche en Sciencessociales,64,1986, pp. 3-19.
1 9 . R . O g i e n , o o S a n c t i o ndsi f f u s e s . S a r c a s m e s ,r i r e s , m é p r i s . . . " , R e a u e F r a n ç a i s e d , e
Sociologie,XXXI, 1990, pp. 591-607.
20 P. Pharo, Le civisme ordinaire, Librairie des Méridiens, Paris, l9B5 ; Politique et
soaoir-uiare. Enquôte sur lesfondements dulien ciail, L'Harmattan, Paris, 1991.
21. P. Pharo, Le ciuisme orrlinaire, op. cit., p.I04.
276 DROIT ET POI,ITIQI]E
Mais ce qui importe ici, pour certains des auteurs impliqués et aussi pour
notre propos qui vise à perturber positivement le seul dialogue entre "Science
o'science du droit" en y introduisant la perspective
politique" et
sociologique24, ce n'est pas simplement le ieu entre norme sociale et norme
juridique, ce n'est pas l'analyse des phases successivesde traitement des litiges
ooc'est quoi ces processus au sein de cette économie
au sein d'une société, en
normatiae généralc participent d'e la construction de Ia légitimité, d'e cell'e de
l'adhésion d,escitoyens ù,la Cité, de Ia définition' d'u bien comrnun'2'.
22, L. Pinto, "Du "pépin" au litige de consommation. Une étude du sens juridique ordi-
naire" . Actes de Ia recherche en Sciences sociales, 6/77 , mats 1989 ' pp. 65-8I.
23. L. Boltanski, "L'amour et la justice comme compétences", Métailié, Paris, 1990
24. Les auteurs cités voudront bien nous pardonner le caractère extrêmement schématique
ootélescopages"
du propos et les de problématiques imposés par la contrainte de place' '. et jus-
tifiés par I'objectif poursuivi dans cet article.
25. L. Boltanski, "L'amour et In justice comme compétences", op. cit., p. 35.
'oles
26, Cf. P. Pharo qui considère que conventions légales et politiques qu'organisent la
Cité seraient (...) de peu d'effet si les citoyens n'étaient pas liés entre eux par des civilités et des
conventions interpersonnelles" (Politique et saooir-aiure. Enquête sur lcs fondements du lien
ciuil, op. cit., p. 114).
27. Ibid.
28. Nous nous réfèrerons ici rapidement à une perspective de recherche dans laquelle nous
comptons nous engager, dans le cadre d'un projet de recherche réalisé avec Pierre Lascoumes
et intitulé : "La prod.uction gouvernementale du droit. Une actiuité éclatée".
SCIENCEDU DROIT ET SCIENCEDU POLITIQUE 277
rait dire ainsi que le judiciaire, tout comme le juridique, constitue une sorte
de "noyau culturel dur, de mythologie essentielle, de symbolique fondamental
ooest
d'une société"36ou encore que le judiciaire une de ces références gé1'é-
riques selon lesquelles s'ordonne notre entendement des rapports sociaux"31 .
Tous les discours utilisés pour justifier l'un ou l'autre modèle se réfèrent
plus ou moins explicitement à une certaine conception de l'ordre social et poli-
tique. Si, dans le premier cas, la Justice participe dans les représentations
sociales d'un ordre politique fort, d'un Etat central puissant, dans le second
cas, la fonction de justice participe de ce que Mona Ozouf appelle un "idéal
"d'esprit public"", où chaque citoyen doit oeuvrer au bon fonctionnement de
la démocratie. De ce point de vue, les discours révolutionnaires ne constituent
pas une parenthèse : ils explicitent fortement des aspirations de justice qui
sont en même temps des aspirations d'ordre social qu'on va retrouver dans les
débats les plus contemporains. Il nous semble y avoir ainsi une parfaite conti-
nuité entre la période de la Révolution française et la volonté de Duport
"d'aller porter la justice et la distribuer pour ainsi dire dans les maisons" et la
période contemporaine avec les projets d'instituer des "Maisons de justice" ou
des formes de "justice de quartier".
o'Le
36. J.-R. Henry, changement juridique dans le monde arabe ou Ie droit comme enjeu
culturel", Droit et Société, p. 15, f990, p. 140.
37. L. Assier-Andrieu, "L'anthropologie et la modernité du droit", pp. op. cit.
38. Comme le montre par{aitement l'étude de Robert Jacob et Nadine Marchal-Jacob sur
l'architecture judiciaire, Ie bâtiment fonctionne ici comne symbole. A propos d'un projet de
Palais de Justice au XIXène siècle qui doit être construit sur un socle faisant office de prison.
'oll
il est ainsi mentionné : m'a semblé qu'en présentant cet auguste palais élevé sur I'antre
ténébreux du crime, je pourrais non seulement faire valoir la noblesse de I'architecture par les
oppositions qui en résulteraient, mais encore présenter de manière métaphorique le tableau
des vices accablés sous le poids de la justice". Cf. R. Jacob et N. Marchal-Jacob, Jalorc pour
une histoire de I'architecture jud.iciaire eru France, Lssociation Française pour l'Histoire de la
Justice, Paris, 199I.
39. Pour une analyse détaillée de ces deux modèles, voir : J' Commaille, "Ethique et droit
dans I'exercice de la fonction de Justice",,Sociétés contemporaines, T, Septembre 1991'
pp. 87-101.
290 DRorrErPoLrrrQUE
Face à ces constats d'une extrême importance pour l'avenir, notre sugges-
tion, du point de vue strictement de la connaissance, pourrait être celle d'une
double entrée, ou celle de la mobilisation d'une double compétence sur des
objets communs.