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Ce texte doit être lié à la première version publiée en France : «La fonction
politique de l'intellectuel», politique-Hebdo, 29 novembre - 5 décembre
1976, pp. 31-33. Agencement d'extraits de l' «Entretien avec Michel
Foucault» qui paraîtra en Italie en 1977. (sur la redéfinition de l'intellectuel
comme "intellectuel spécifique" après 1945).
Ce texte se trouve dans Dits Ecrits III
n°184 http://1libertaire.free.fr/MFoucault133.html
- pour le public italien, vous êtes l'auteur de l'Histoire de la folie, des Mots et
les Choses et aujourd'hui de Surveiller et Punir, Est-ce que vous pourriez
brièvement esquisser le trajet qui vous a amené de votre travail sur la folie à
l'âge classique à l'étude de la criminalité et de la délinquance ?
- Quand j'ai fait mes études, vers les années 1950-1955, l'un des grands
problèmes qui se posaient était celui du statut politique de la science et des
fonctions idéologiques qu'elle pouvait véhiculer. Ce n'était pas exactement le
problème Lyssenko qui dominait, mais je crois qu'autour de cette vilaine
affaire qui est restée si longtemps
Il y avait à cela je crois trois raisons. La première, c'est que le problème des
intellectuels marxistes en France était -et en ceci ils jouaient le rôle que leur
prescrivait le P.C.F. -de se faire reconnaître par l'institution universitaire et
par l'establishment ; ils devaient donc poser les mêmes questions qu'eux,
traiter des mêmes problèmes et des mêmes domaines : «Nous avons beau être
marxistes, nous ne sommes pas étrangers à ce qui vous préoccupe ; mais nous
sommes les seuls à donner à vos vieilles préoccupations des solutions
neuves.» Le marxisme voulait se faire accepter comme renouvellement de la
tradition libérale, universitaire (comme d'une façon plus large, à la même
époque, les communistes se présentaient comme seuls susceptibles de
reprendre et de revigorer la tradition nationaliste). De là, dans le domaine qui
nous occupe, le fait qu'ils ont voulu reprendre les problèmes les plus
académiques et les plus «nobles» de l'histoire des sciences : mathématique,
physique, bref, les thèmes valorisés par Duhem, Husserl, Koyré. La
médecine, la psychiatrie, ça ne faisait ni très noble ni très sérieux, pas à la
hauteur des grandes formes du rationalisme classique.
Ce que, de mon côté, j'avais essayé de faire dans ce domaine, a été accueilli
par un grand silence dans la gauche intellectuelle française. Et c'est
seulement autour de 1968, en dépit de la tradition marxiste et malgré le P.C.,
que toutes ces questions ont pris leur signification politique, avec une acuité
que je n'avais pas soupçonnée et qui montrait combien mes livres antérieurs
étaient encore timides et embarrassés. Sans l'ouverture politique réalisée ces
années-là, je n'aurais sans doute pas eu le courage de reprendre le fil de ces
problèmes et de poursuivre mon enquête du côté de la pénalité, des prisons,
des disciplines.
Enfin, il y a peut-être une troisième raison, mais je ne peux pas être sûr,
absolument, qu'elle ait joué. Je me demande cependant s'il n'y avait pas chez
les intellectuels du P.C.F. (ou proches de lui) un refus de poser le problème
du renfermement, de l'utilisation politique de la psychiatrie, d'une façon plus
générale du quadrillage disciplinaire de la société. Peu encore, sans doute,
connaissaient, vers les années 1955-1960, l'ampleur du goulag dans la réalité,
mais je crois que beaucoup la pressentaient, beaucoup avaient le sentiment
que de ces choses-là il valait mieux de toute façon ne pas parler : zone
dangereuse, lumière rouge. Bien sûr, il est difficile de jauger
rétrospectivement leur degré de conscience. Mais vous savez bien avec
quelle facilité la direction du Parti -qui, elle n'ignorait rien, bien entendu -
pouvait faire circuler des consignes, empêcher qu'on parle de ceci ou de cela,
disqualifier ceux qui en parlaient...
Ce sont ces différents régimes que j'ai essayé de repérer et de décrire dans
Les Mots et les Choses. En disant bien que je n'essayais pas, pour l'instant, de
les expliquer. Et qu'il faudrait essayer de le faire dans un travail ultérieur.
Mais ce qui manquait à mon travail, c'était ce problème du régime discursif,
des effets de pouvoir propre au jeu énonciatif. Je le confondais beaucoup trop
avec la systématicité, la forme théorique ou quelque chose comme le
paradigme. Au point de confluence de l’Histoire de la folie et des Mots et les
Choses il y avait, sous deux aspects très différents, ce problème central de
pouvoir que j'avais encore très mal isolé.
- Il faut donc replacer le concept de discontinuité dans le lieu qui lui est
propre. Il y a peut-être un concept alors qui est plus astreignant, qui est plus
central dans votre pensée, le concept d'événement. Or, à propos de
l'événement, une génération a été pendant longtemps dans l'impasse, car, à la
suite des travaux des ethnologues et même des grands ethnologues, il s'est
établi cette dichotomie entre les structures, d'une part (ce qui est pensable), et
l'événement, d'autre part, qui serait le lieu de l'irrationnel, de l'impensable, de
ce qui ne rentre pas et ne peut pas rentrer dans la mécanique et le jeu de
l'analyse du moins dans la forme qu'ils ont prise à l'intérieur du
structuralisme. Tout récemment encore, dans le cadre d'un débat publié dans
la revue L'Homme, trois éminents ethnologues se posent à nouveau cette
question et répondent à propos de l'événement : c'est ce qui nous échappe, il
est le lieu de la contingence absolue. Nous sommes les penseurs et les
analystes des structures. L'histoire ne nous concerne pas, nous ne savons
qu'en faire, etc. Cette opposition a été le lieu et le produit d'une certaine
anthropologie. Je crois qu'elle a produit des ravages, y compris chez les
historiens qui en sont finalement venus à disqualifier l'événement et l'histoire
événementielle comme histoire de second ordre des faits petits, voire infimes,
des accidents, etc. Le fait est qu'en histoire se produisent des noeuds où il ne
s'agit ni de faits mineurs ni de cette belle structure bien ordonnée, pertinente
et transparente pour l'analyse. Le grand renfermement, par exemple, que vous
décrivez dans l'Histoire de la folie, constitue peut-être un de ces noeuds qui
échappent à l'opposition entre événement et structure, Peut-être pourriez-
vous préciser, en l'état actuel des choses, cette reprise et cette reformulation
du concept d'événement ?
- Je ne pense pas avoir été le premier à poser cette question. Je suis frappé au
contraire du mal que j'ai eu à la formuler. Quand j'y repense maintenant, je
me dis de quoi ai-je pu parler, par exemple, dans l’Histoire de la folie ou
dans la Naissance de la clinique, sinon du pouvoir ? Or j'ai parfaitement
conscience de n'avoir pratiquement pas employé le mot et de n'avoir pas eu
ce champ d'analyses à ma disposition. Je peux dire qu'il y a eu certainement
une incapacité qui était liée à coup sûr à la situation politique dans laquelle
nous nous trouvions. On ne voit pas de quel côté -à droite ou à gauche -on
aurait pu poser ce problème du pouvoir. À droite, il n'était posé qu'en termes
de Constitution, de souveraineté, etc., donc en termes juridiques ; du côté du
marxisme, en termes d'appareils de l'État. La manière dont il s'exerçait
concrètement et dans le détail, avec sa spécificité, ses techniques et ses
tactiques, on ne la cherchait pas ; on se contentait de le dénoncer chez l'autre,
chez l'adversaire, d'une façon à la fois polémique et globale : le pouvoir dans
le socialisme soviétique était appelé par ses adversaires totalitarisme ; et,
dans le capitalisme occidental, il était dénoncé par les marxistes comme
domination de classe, mais la mécanique du pouvoir n'était jamais analysée.
On n'a pu commencer à faire ce travail qu'après 1968, c'est-à-dire à partir de
luttes quotidiennes et menées à la base, avec ceux qui avaient à se débattre
dans les maillons les plus fins du réseau du pouvoir. C'est là où le concret du
pouvoir est apparu et en même temps la fécondité vraisemblable de ces
analyses du pouvoir pour se rendre compte de ces choses qui étaient restées
jusque-là hors du champ de l'analyse politique. Pour dire les choses très
simplement, l'internement psychiatrique, la normalisation mentale des
individus, les institutions pénales ont sans doute une importance assez limitée
si on en cherche seulement la signification économique. En revanche, dans le
fonctionnement général des rouages du pouvoir, ils sont sans doute
essentiels. Tant qu'on posait la question du pouvoir en le subordonnant à
l'instance économique et au système d'intérêt qu'elle assurait, on était amené
à considérer ces problèmes comme de peu d'importance.
- Est-ce qu'un certain marxisme et une certaine phénoménologie ont constitué
un obstacle objectif à la formulation de cette problématique ?
- Oui, si vous voulez, dans la mesure où c'est vrai que les gens de ma
génération ont été nourris, quand ils étaient étudiants, de ces deux formes
d'analyse : l'une qui renvoyait au sujet constituant et l'autre qui renvoyait à
l'économique en dernière instance, à l'idéologie et au jeu des superstructures
et des infrastructures.
La notion de répression, elle, est plus perfide, ou en tout cas j'ai eu beaucoup
plus de mal à m'en débarrasser dans la mesure où, en effet, elle paraît si bien
coller avec toute une série de phénomènes qui relèvent des effets du pouvoir.
Quand j'ai écrit l'Histoire de la folie, je me servais au moins implicitement de
cette notion de répression. Je crois bien que je supposais alors une espèce de
folie vive, volubile et anxieuse que la mécanique du pouvoir et de la
psychiatrie serait arrivée à réprimer et à réduire au silence. Or il me semble
que la notion de répression est tout à fait inadéquate pour rendre compte de
ce qu'il y a justement de producteur dans le pouvoir. Quand on définit les
effets de pouvoir par la répression, on se donne une conception purement
juridique de ce même pouvoir ; on identifie le pouvoir à une loi qui dit non ;
il aurait surtout la puissance de l'interdit. Or je crois que c'est là une
conception toute négative, étroite, squelettique du pouvoir qui a été
curieusement partagée. Si le pouvoir n'était jamais que répressif, s'il ne faisait
jamais rien d'autre que de dire non, est-ce que vous croyez vraiment qu'on
arriverait à lui obéir ? Ce qui fait que le pouvoir tient, qu'on l'accepte, mais
c'est tout simplement qu'il ne pèse pas seulement comme une puissance qui
dit non, mais qu'en fait il traverse, il produit les choses, il induit du plaisir, il
forme du savoir, il produit du discours ; il faut le considérer comme un
réseau productif qui passe à travers tout le corps social beaucoup plus que
comme une instance négative qui a pour fonction de réprimer. Dans
Surveiller et Punir, ce que j'ai voulu montrer, c'est comment, à partir des
XVIIe-XVIIIe siècles, il y avait eu véritablement un déblocage technologique
de la productivité du pouvoir. Non seulement les monarchies de l'époque
classique ont développé de grands appareils d'État -armée, police,
administration fiscale -, mais surtout on a vu à cette époque s'instaurer ce
qu'on pourrait appeler une nouvelle économie du pouvoir, c'est-à-dire des
procédés qui permettent de faire circuler les effets de pouvoir de façon à la
fois continue, ininterrompue, adaptée, individualisée dans le corps social tout
entier. Ces nouvelles techniques sont à la fois beaucoup plus efficaces et
beaucoup moins dispendieuses (moins coûteuses économiquement, moins
aléatoires dans leur résultat, moins susceptibles d'échappatoires ou de
résistances) que les techniques qu'on utilisait jusque-là et qui reposaient sur
un mélange de tolérances, plus ou moins forcées (depuis le privilège reconnu
jusqu'à la criminalité endémique), et d'ostentation coûteuse (interventions
éclatantes et discontinues du pouvoir dont la forme la plus violente était le
châtiment exemplaire, parce qu'exceptionnel).
- On n'a pas coupé celle du roi et, d'autre part, on cherche à en mettre une aux
disciplines, c'est-à-dire à ce vaste système de surveillance, de contrôle, de
normalisation et, plus tard, de punition, de correction, d'éducation qui
s'institue aux XVIIe-XVIIIe siècles. On se demande d'où vient ce système,
pourquoi il apparaît et quel avantage il comporte. Et on a un peu tendance
aujourd'hui à lui donner un sujet, un grand sujet molaire, totalitaire, l'État
moderne qui s'est constitué aux XVIE et XVIIe siècles, qui dispose d'une
armée de métier et, selon la théorie classique, d'une police et d'un corps de
fonctionnaires.
- Je dirais que l'État est une codification de relations de pouvoir multiples qui
lui permet de fonctionner et que la révolution constitue un autre type de
codification de ces relations. Cela implique qu'il existe autant de types de
révolutions que de codifications subversives possibles des relations de
pouvoir et que l'on puisse, d'autre part, parfaitement concevoir des
révolutions qui laissent intactes, pour l'essentiel, les relations de pouvoir qui
avaient permis à l'État de fonctionner.
- Dans tous les cas, c'est le problème auquel j'ai à faire face aujourd'hui. Au
fond, à partir du moment où on cherche à isoler le pouvoir, avec ses
techniques et ses procédures, de la forme juridique à l'intérieur de laquelle les
théories l'avaient enfermé jusqu'à maintenant, il faut poser le problème : le
pouvoir n'est-il pas simplement une domination de type guerrier ? N'est-ce
donc pas en termes de rapports de forces qu'il faut par conséquent poser tous
les problèmes de pouvoir ? N'est-il pas une sorte de guerre généralisée qui
prendrait simplement, à certains moments la forme de la paix et de l'État ? La
paix serait une forme de guerre et l'État une manière de la conduire. C'est ici
que surgit toute une série de problèmes : la guerre de qui contre qui ? Lutte
entre deux ou plusieurs classes ? Lutte de tous contre tous ? Rôle de la guerre
et des institutions militaires dans cette société civile où se mène une guerre
permanente ; valeur des notions de tactique et de stratégie pour analyser les
structures et le processus politiques ; nature et transformation des rapports de
forces : tout cela devrait être étudié. En tout cas, il est surprenant de constater
avec quelle facilité, quelle quasi-évidence on parle de rapports de forces ou
de lutte des classes sans jamais préciser clairement s'il s'agit d'une forme de
guerre ou de quelle forme il pourrait s'agir.
- La question est parfaitement bien posée. Il m'est difficile d'y répondre parce
que c'est justement sur cela que je suis en train de travailler en ce moment. Je
crois qu'il faut avoir présent à l'esprit qu'entre toutes les inventions
techniques fondamentales des XVIIe et XVIIIe siècles est apparue une
nouvelle technologie de l'exercice du pouvoir qui est probablement plus
importante que les réformes constitutionnelles ou que les nouvelles formes de
gouvernement qui ont été instituées à la fin du XVIIIe siècle. À gauche, on
entend souvent dire : «Le pouvoir, c'est ce qui abstrait et qui nie le corps, ce
qui refoule et réprime.»Je dirais plutôt que ce qui me frappe le plus dans ces
nouvelles technologies de pouvoir instaurées à partir des XVIIe-XVIIIe
siècles, c'est leur caractère à la fois concret et précis, leur prise sur une réalité
multiple et différenciée. Le pouvoir tel qu'on l'exerçait dans les sociétés de
type féodal fonctionnait, grosso modo, par signes et prélèvements. Signes de
fidélité au seigneur, rituels, cérémonies, et prélèvements de biens à travers
l'impôt, le pillage, la chasse, la guerre. À partir des XVIIe et XVIIIe siècles,
on a eu affaire à un pouvoir qui a commencé à s'exercer à travers la
production et la prestation. Il s'est agi d'obtenir des individus, dans leur vie
concrète, des prestations productives. Et pour cela, il a été nécessaire de
réaliser une véritable incorporation du pouvoir, en ce sens qu'il a dû arriver
jusqu'au corps des individus, à leurs gestes, à leurs attitudes, à leurs
comportements de tous les jours ; de là l'importance de procédés comme les
disciplines scolaires qui ont réussi à faire du corps des enfants un objet de
manipulations et de conditionnements très complexes. Mais, par ailleurs, ces
nouvelles techniques de pouvoir devaient prendre en compte les phénomènes
de population. Bref, traiter, contrôler, diriger l'accumulation des hommes (un
système économique qui favorisait l'accumulation du capital et un système de
pouvoir qui commandait l'accumulation des hommes sont devenus, à partir
du XVIIe siècle, deux phénomènes corrélatifs et indissociables l'un de l'autre)
; de là l'apparition des problèmes de démographie, de santé publique,
d'hygiène, d'habitat, de longévité et de fécondité. Et l'importance politique du
problème du sexe est due, je crois, au fait que le sexe se situe à la jonction
des disciplines du corps et du contrôle des populations.
- pour finir, une question qu'on vous a déjà posée : ces travaux que vous
faites, ces préoccupations qui sont les vôtres, ces résultats auxquels vous
arrivez, somme toute, comment peut-on s'en servir, disons, dans les luttes
quotidiennes ? Vous avez déjà parlé de la lutte ponctuelle comme lieu
spécifique de conflits avec le pouvoir, au-delà des diverses instances qui sont
celles des partis, des classes dans leur globalité et leur généralité. En
conséquence, quel est le rôle des intellectuels aujourd'hui ? Lorsqu'on n'est
pas un intellectuel organique (c'est-à-dire qui parle comme porte-parole d'une
organisation globale), lorsqu'on n'est pas un détenteur, un maître de vérité, où
se trouve-t-on ?
Toujours est-il que biologie et physique ont été, de façon privilégiée, les
zones de formation de ce nouveau personnage de l'intellectuel spécifique.
L'extension des structures technico-scientifiques dans l'ordre de l'économie et
de la stratégie lui ont donné son importance réelle. La figure dans laquelle se
concentrent les fonctions et les prestiges de ce nouvel intellectuel, ce n'est
plus l'écrivain génial, c'est le savant absolu, non plus celui qui seul porte les
valeurs de tous, s'oppose au souverain ou aux gouvernants injustes, et fait
entendre son cri jusque dans l'immortalité ; c'est celui qui détient, avec
quelques autres, soit au service de l'État, soit contre lui, des puissances qui
peuvent favoriser ou tuer définitivement la vie. Non plus chantre de l'éternité,
mais stratégie de la vie et de la mort. Nous vivons actuellement la disparition
du grand écrivain.
L'important, je crois, c'est que la vérité n'est pas hors pouvoir ni sans pouvoir
(elle n'est pas, malgré un mythe dont il faudrait reprendre l'histoire et les
fonctions, la récompense des esprits libres, l'enfant des longues solitudes, le
privilège de ceux qui ont su s'affranchir). La vérité est de ce monde ; elle y
est produite grâce à de multiples contraintes. Et elle y détient des effets réglés
de pouvoir. Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de la
vérité : c'est-à-dire les types de discours qu'elle accueille et fait fonctionner
comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer
les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ;
les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l'obtention de la
vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme
vrai.
Dans des sociétés comme les nôtres, l'économie politique de la vérité est
caractérisée par cinq traits historiquement importants : la vérité est centrée
sur la forme du discours scientifique et sur les institutions qui le produisent ;
elle est soumise à une constante incitation économique et politique (besoin de
vérité tant pour la production économique que pour le pouvoir politique) ;
elle est l'objet, sous des formes diverses, d'une immense diffusion et
consommation (elle circule dans des appareils d'éducation ou d'information
dont l'étendue est relativement large dans le corps social, malgré certaines
limitations strictes) ; elle est produite et transmise sous le contrôle non pas
exclusif, mais dominant de quelques grands appareils politiques ou
économiques (université, armée, écriture, médias) ; enfin, elle est l'enjeu de
tout un débat politique et de tout un affrontement social (luttes idéologiques).
Tout cela doit paraître bien confus, et incertain. Incertain, oui, et ce que je dis
là, c'est surtout à titre d'hypothèse. Pour que ce soit un peu moins confus
cependant, je voudrais avancer quelques propositions -au sens non des choses
admises, mais seulement offertes pour des essais ou des épreuves futures :