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CAROLINE QUINE

LE GROS LOT
TEXTE FRANÇAIS DE SUZANNE PAIRAULT
ILLUSTRATIONS DE PHILIPPE DAURE

HACHETTE
DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Verte :


Série « Alice » : Alice et le tiroir secret
Alice au bal masqué Alice et les faux-monnayeurs
Alice et les chats persans Alice et la malle mystérieuse
Alice et le pigeon voyageur Alice et la diligence
Alice et le vison Alice et le diadème
Alice et les trois clefs Alice en Écosse
Alice au Canada Alice et le dragon de feu
Alice et le pickpocket Alice en safari
Alice au manoir hanté Alice et les plumes de paon
Alice et le flibustier Alice chez les Incas
Alice et le carnet vert Alice et la statue qui parle
Alice et l’ombre chinoise Alice et l’esprit frappeur
Alice et la pantoufle d’hermine Alice à Paris
Alice dans l’île au trésor Alice et le robot
Alice et le vase de chine Alice au camp des biches
Alice et le clavecin Quand Alice rencontre Alice

Série « Une enquête des Sœurs Parker » :


Les sœurs Parker trouvent une Le dauphin d’argent
piste
Les sœurs Parker et les La sorcière du lac perdu
ravisseurs
Le gros lot Sur les traces de l’homme
masqué
Les disparus de Fort-Cherokee Le secret des boucaniers
L’orchidée noire Les patineurs de la nuit
Le fantôme du troisième balcon L’affaire du pavillon bleu
La villa du sommeil L’énigme de la clé rouillée
Un portrait dans le sable La guitare ensorcelée
Le secret de la chambre close Le secret du chalet suisse
L’inconnu du carrefour Le secret du clocher
dans L’Idéal-Bibliothèque :
Alice et les chats persans Alice et le chandelier
Alice écuyère Alice et les diamants
Alice et le médaillon d’or Alice aux iles Hawaii
Alice et le corsaire Alice détective
Alice et la pierre d’onyx Alice et les contrebandiers
Alice et le fantôme Alice et le mannequin
Alice au ranch Alice et le talisman d’ivoire

dans « La Galaxie » :
Alice et le pigeon voyageur Alice au manoir hanté
Alice au bal masqué

L’ÉDITION ORIGINALE DE CET OUVRAGE


A PARU EN LANGUE ANGLAISE
CHEZ GROSSET & DUNLAP, NEW YORK,
SOUS LE TITRE :
A THREE-CORNERED MYSTERY
© Librairie Hachette, 1966.
Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
CHAPITRE PREMIER

LE VENDEUR EN FUITE

« LIZ, cette voiture vient de Rockville !


— Comment le sais-tu, Ann ?
— Regarde donc la plaque. C’est un numéro de chez nous. »
Liz et Ann Parker, élèves de seconde année au collège de jeunes
filles de Starhurst, examinèrent avec curiosité la puissante voiture de
tourisme qui venait de s’arrêter devant la petite auberge de
montagne. Les deux sœurs, pimpantes dans leurs tenues
d’équitation, se tenaient debout à côté de leurs montures qui se
désaltéraient dans un ruisseau, près de la route.
« C’est rare, de voir une voiture de Rockville dans cette région !
dit Ann, rêveuse.
— Des touristes, sans doute. Nous les connaissons peut-être. »
La portière s’ouvrit brusquement, et deux hommes descendirent
du véhicule. L’un était entre deux âges, rougeaud et bourru, l’autre
paraissait jeune et alerte.
« M. Gerrin ! s’exclama Liz en reconnaissant aussitôt le premier.
— Et Fred, son employé ! Je me demande bien ce qu’ils font aussi
loin de Rockville. Ils n’achètent tout de même pas du terrain dans la
montagne ? »
Les jeunes filles attachèrent vivement leurs chevaux à un arbre et
se précipitèrent vers l’auberge, curieuses de savoir ce qui motivait la
présence des deux hommes.
M. Gerrin, les mains derrière le dos, contemplait les pentes de la
montagne, tandis que son employé, le jeune Fred, soulevait le capot
de la voiture et examinait le moteur. Robert Gerrin était le principal
agent immobilier de Rockville, citoyen fort estimé et ami personnel
du commandant Parker, oncle et tuteur des deux sœurs.
Comme celles-ci s’approchaient, M. Gerrin leur jeta un regard
distrait et recommença à inspecter la montagne. Il n’avait pas
reconnu les sœurs Parker.
« Un terrain s’achète chez Gerrin ! » murmura Ann, citant le
slogan publicitaire qu’on associait inévitablement au nom de l’agent
immobilier.
M. Gerrin entendit et sursauta. « Ça, par exemple ! fit-il. Ma
publicité est donc venue jusqu’ici ? » Il ôta vivement son chapeau et
salua. « Je savais que j’étais connu un peu partout, mais je
n’imaginais pas… »
Puis il cligna des yeux et regarda les deux jeunes filles avec plus
d’attention.
« Mais… mais, fit-il, vous êtes les nièces de Dick Parker ! Je ne
vous reconnaissais pas. Dans ces costumes, et si loin de chez vous… »
Ici, craignant de n’avoir pas dit ce qu’il fallait, il rougit jusqu’aux
oreilles.
« C’est charmant d’ailleurs,… tout à fait charmant… Vous faites
du cheval, hein ? Et comment allez-vous toutes les deux ? Dick
Parker m’avait bien dit que vous étiez au collège de… de… voyons,
Starbeam ? Woodhurst ?
— Starhurst, corrigea Liz gentiment. C’est très agréable de
rencontrer quelqu’un de Rockville ! Nous allons y rentrer bientôt,
nous aussi, pour les vacances de Pâques.
— Parfait ! parfait ! » M. Gerrin se tourna vers son employé.
« Fred, sors ta tête de là-dedans et viens ici. Tu connais ces
demoiselles, n’est-ce pas ? Les nièces de Dick Parker, de Rockville.
— Mais naturellement, répondit Fred en s’avançant avec un
aimable sourire. C’est un plaisir inattendu que de les rencontrer dans
un endroit aussi reculé.
— C’est tout aussi inattendu pour nous de vous trouver ici,
M. Gerrin et vous, dit Ann. Vous n’allez pourtant pas faire un
lotissement dans la montagne ?
— Oh ! non. Pas du tout. C’est tout à fait autre chose, déclara
M. Gerrin. J’étais pourtant en train de me dire qu’avec une bonne
direction, cette auberge pourrait devenir tout à fait rentable.
Quelques chalets, un petit hôtel, une bonne campagne de
publicité… »
Ses yeux se plissèrent à la pensée de l’agglomération pittoresque
qui pourrait attirer des touristes de tous les pays. Il voyait déjà
l’endroit où il dresserait un énorme panneau portant le slogan
consacré : « Un terrain s’achète chez Gerrin. » Puis il reprit la parole.
« Non, nous ne sommes pas ici pour affaire. Nous essayons de
rattraper un escroc.
— Un escroc ! s’écrièrent les deux jeunes filles en chœur.
— Précisément, appuya M. Gerrin avec chaleur. Un fieffé gredin…
Un voleur… Un homme en qui j’avais confiance. Si je remets la main
sur cet individu, déclara-t-il d’une voix tremblante de colère, je… je le
fais fourrer en prison ! Pas pour l’argent, pour le principe. Penser que
j’avais mis ma confiance en ce misérable, et le voilà qui se retourne
pour mordre la main qui le nourrissait,… je veux dire pour dévaliser
la main qui lui payait cinquante dollars par semaine…
— Il parle d’Ed Carrillo, expliqua Fred.
— M. Carrillo ! s’exclama Ann. C’est un de vos vendeurs, n’est-ce
pas ?
— C’était un de mes vendeurs, corrigea M. Gerrin. Mais il a
disparu, il s’est sauvé, en emportant tout l’argent des loyers sur
lesquels il a pu mettre la main. Voilà le genre de vendeur qu’était Ed
Carrillo ! Vous ne l’auriez pas vu dans la région, par hasard ?
— Je me souviens de lui, dit Liz, mais nous ne l’avons pas vu.
Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il pourrait être par ici ?
— Nous l’avons suivi, expliqua Fred. Il y a environ dix kilomètres
que nous avons perdu sa trace. Je crois que nous ferions mieux de
revenir sur la grand-route, monsieur. Le moteur tourne rond à
présent. Il cognait un peu, mais j’ai découvert d’où cela provenait.
— Une minute ! Je veux demander à l’auberge si Carrillo n’est pas
passé par ici. »
M. Gerrin entra vivement dans l’auberge ; il ressortit au bout d’un
moment, annonçant qu’on n’avait vu personne répondant à la
description du fugitif.
« Je m’en doutais, gronda-t-il. Enfin, nous pouvons toujours
manger un morceau avant de repartir. »
Ils entrèrent tous les quatre dans la salle. M. Gerrin et Fred
commandèrent des sandwiches qu’ils dévorèrent à la hâte, tant ils
étaient pressés de se remettre à la poursuite de Carrillo. Les sœurs
Parker leur promirent que, si par hasard elles entendaient parler du
vendeur, elles en aviseraient aussitôt M. Gerrin. Quelques minutes
plus tard, les deux hommes s’éloignèrent ; on entendit leur grosse
voiture dévaler la route de la montagne.

Ann et Liz finirent leur repas tranquillement.


« Je me demande, dit Ann, si d’autres filles de Starhurst
repasseront par ici. »
Elles étaient parties, le matin, du collège avec tout un groupe,
mais s’étaient séparées au cours de la promenade.
Tout à coup, la porte s’ouvrit brusquement et deux jeunes filles
entrèrent dans l’auberge. Ann et Liz les virent arriver sans
enthousiasme : c’étaient Letty Barclay et Ida Mason, deux élèves de
Starhurst que personne n’aimait beaucoup. Letty Barclay, poseuse et
mal élevée, était la fille unique d’un magnat du pétrole immensément
riche, mais l’argent de poche que lui donnait son père, quoique
presque sans limite, ne lui suffisait pas à acheter la popularité qui,
pensait-elle, aurait dû lui revenir de droit. Ida Mason, indolente et
flagorneuse, la suivait comme une ombre.
« Dites donc, les filles ! s’écria Letty avec une malice mal
dissimulée, où avez-vous laissé vos chevaux ?
— A la source, répondit Liz.
— Eh bien, ils n’y sont plus. Vous feriez mieux d’aller les chercher,
car ils se sont sauvés. Nous les avons vus remonter la pente, il y a
quelques minutes. »
Avec des exclamations effarées, les sœurs Parker sautèrent sur
leurs pieds et se précipitèrent hors de l’auberge. Les chevaux
appartenaient au collège et c’eût été grave de les perdre.
« Je suis sûre d’avoir bien attaché la bride ! déclara Ann en
courant vers la source.
— C’est peut-être seulement une mauvaise farce de Letty. »
Mais les chevaux n’étaient pas près de la source. Les deux sœurs
échangèrent un regard consterné.
« Il faut les retrouver, dit Liz. Nous n’oserons jamais rentrer à
Starhurst sans eux. »
Elles commencèrent à chercher dans les fourrés avoisinants, mais
sans apercevoir trace de leurs montures.
« De toute façon, dit Ann, je ne vois pas comment ils auraient pu
détacher la bride. Cela semble impossible qu’ils se soient sauvés tous
les deux à la fois.
— Je devine ce qui est arrivé. C’est Letty Barclay qui a dénoué les
brides.
— Elle en est bien capable !
— Qu’un des chevaux se soit détaché, passe encore, mais les
deux ! Dès l’instant que Letty se mêle de quelque chose, on peut
s’attendre à tout.
— En ce cas, dit Ann, ne lui donnons pas la satisfaction de savoir
que cela nous inquiète. A vrai dire, je pense que les chevaux
reviendront. Ils sont dressés et ne peuvent pas être loin.
— Rentrons dans l’auberge. Si Letty et Ida s’imaginent que nous
allons chercher jusqu’au soir, elles se trompent ! »
Les deux jeunes filles revinrent sur leurs pas. En arrivant au
ruisseau, Ann examina la terre humide tout autour de la source.
« Des empreintes ! s’exclama-t-elle avec satisfaction. Et ce ne
sont pas les nôtres ! Il n’y a que Letty pour avoir des pieds de cette
dimension ! Letty est venue ici, et les chevaux ont disparu.
— La cause et l’effet !
— Viens à l’auberge, Liz. Les chevaux ne peuvent pas aller bien
loin. »
Les sœurs Parker regagnèrent la route. A ce moment, un coupé
prit le tournant, les dépassa et s’arrêta en grinçant devant l’auberge.
Liz saisit le bras de sa sœur.
« C’est mon tour maintenant de remarquer le numéro des
voitures ! Encore une avec une plaque de Rockville !
— Qui cela peut-il être ? Encore quelqu’un qui recherche Ed
Carrillo ? »
Comme les jeunes filles se dirigeaient rapidement vers l’auberge,
un homme sauta du coupé et entra dans la maison. Paraissant
environ trente-cinq ans, brun et vigoureux, il était large d’épaules et
bien vêtu. Ann et Liz avaient l’impression de l’avoir déjà vu. Quand il
s’arrêta pour ouvrir la porte, elles entrevirent son visage et retinrent
une exclamation de stupeur.
C’était Ed Carrillo, le vendeur en fuite, l’ex-employé de
M. Gerrin !
« Carrillo ! » chuchota Ann avec animation.
L’homme avait disparu dans l’auberge.
« Je le reconnaîtrais n’importe où, dit Liz.
— Si M. Gerrin était seulement resté quelques minutes de plus !
— Que pouvons-nous faire ?
— Faire ? répéta Ann avec feu. Nous allons entrer lui parler.
Après tout, il ne sait pas que nous avons déjà vu M. Gerrin. »
Elles hésitèrent un moment.
« Il faut faire attention, recommanda Liz. Nous ne pouvons pas
l’aborder en l’accusant d’avoir volé M. Gerrin. Il prendrait peur et
s’en irait. Ça ne nous avancerait à rien.
— Nous pouvons peut-être essayer d’apprendre où il va et le faire
savoir à M. Gerrin. »
A ce moment, la porte de l’auberge s’ouvrit de nouveau.
M. Carrillo se tint, quelques instants, en haut des marches et ouvrit le
paquet de cigarettes qu’il venait d’acheter. Ses yeux tombèrent sur les
deux jeunes filles ; il les reconnut et une ombre d’effroi passa sur son
visage.
Liz garda sa présence d’esprit. Il ne fallait pas faire peur au gibier
dès le début de la chasse.
« Eh bien, pour une surprise ! s’exclama-t-elle. Mais c’est
M. Carrillo, de Rockville ! »
La figure de l’homme s’éclaira. Il réussit à sourire et enleva
vivement son chapeau.
« Mesdemoiselles Parker ! dit-il en descendant les marches, la
main tendue. Je ne m’attendais certes pas à vous voir ici !
— Pas plus que nous à vous y voir, vous ! » répondit Ann
gentiment.
CHAPITRE II

LES ENNUIS COMMENCENT

« JE NE FAIS que passer, dit vivement le vendeur. Je suis en


voyage d’affaires.
— Vous êtes très loin de chez vous, n’est-ce pas ? demanda
innocemment Liz. Ça ne nous arrive pas souvent de voir des gens de
Rockville dans la région. »
Carrillo conclut évidemment qu’il n’avait rien à redouter de la
rencontre. Comment ces collégiennes auraient-elles su qu’il était en
fuite ?
« A vrai dire, leur confia-t-il, j’ai perdu ma route. Je suis entré
dans cette auberge pour demander le chemin de Cranbury, mais on
n’a pas pu me l’indiquer.
— Cranbury ! » répéta Ann en s’efforçant de dissimuler sa joie.
C’était donc là que se rendait Carrillo ! « Voyons, c’est à une
vingtaine de kilomètres, mais la route est barrée, un peu plus loin,
vous serez obligé de faire un détour.
— La déviation est au prochain village, ajouta Liz. Vous ne risquez
pas de la manquer.
— Aucun risque, répéta Ann. Il y a une grande pancarte à l’entrée
de l’agglomération. Mais comment vont tous nos amis de Rockville ?
Vous êtes parti de là-bas aujourd’hui ?
— Ou… oui, répondit Carrillo en jetant un coup d’œil inquiet à sa
montre. Je suis parti ce matin, je rentrerai demain. J’ai vu votre tante
l’autre jour, elle va très bien. Mais excusez-moi, je suis pressé.
— Vous descendez chez des amis, je suppose ? remarqua Liz. Je
suis sûre qu’il n’y a pas d’hôtel à Cranbury.
— Pas d’hôtel ? s’étonna Carrillo. Mais je croyais qu’il y en avait
un… l’hôtel de la Liberté…
— Que je suis bête ! c’est vrai, l’hôtel de la Liberté ! je n’y pensais
plus. Eh bien, je regrette que vous deviez partir aussi vite.
— Les affaires…, dit Carrillo. Je suis déjà en retard.
— Rappelez-nous au souvenir de tous nos amis de Rockville. Vous
dites que vous y rentrez demain ?
— Oui, je passe la soirée à Cranbury, je serai à Rockville demain.
J’ai été très heureux de vous rencontrer. Merci de m’avoir indiqué
cette déviation. »
Sans perdre plus de temps, M. Carrillo remonta dans son coupé et
s’éloigna, visiblement soulagé.
« Et merci, vous aussi, de nous avoir indiqué votre hôtel !
murmura Ann en regardant le coupé disparaître au tournant. Quel
coup de chance, Liz, que de le rencontrer ici ! Il ne se doutait pas le
moins du monde que nous le savions en fuite.
— Il faut avertir M. Gerrin immédiatement, répliqua Liz, toujours
pratique.
— Mais comment ? Nous ne savons pas où il est.
— Nous pouvons téléphoner chez lui, à Rockville et demander
qu’on lui fasse la commission. S’il ne rentre pas ce soir, en tout cas il
téléphonera et on lui transmettra le message. »
Les deux sœurs rentrèrent dans l’auberge.
« Avez-vous le téléphone ? demanda Liz au propriétaire.
— Oui, dit l’homme, mais il est détraqué, pour le moment.
— Mon Dieu ! soupira Ann, quel ennui !
— La compagnie devait nous envoyer une équipe de réparateurs,
mais ils ne sont pas encore arrivés. »
Liz regarda par la fenêtre et aperçut un camion qui se dirigeait
vers l’auberge.
« Je parie que les voilà ! s’écria-t-elle.
— Nous avons de la chance, murmura Ann. J’espère que ça ne
prendra pas plus de quelques minutes et que nous pourrons appeler
M. Gerrin. »
Les ouvriers déballèrent leurs outils et se mirent au travail. Ann
tendait l’oreille pour entendre ce qu’ils disaient.
« Ce n’est qu’une vis hors d’usage, expliquait un ouvrier en se
penchant sur la boîte de fils. Je vais remettre ça en un tournemain. »
Les sœurs Parker se réjouirent de ce diagnostic ; en effet, moins
de dix minutes plus tard, on leur annonça que la ligne était rétablie.
« Si nous pouvons avoir Rockville, ce sera magnifique », exulta
Liz.
Elles attendirent impatiemment.
Elizabeth et Ann Parker, orphelines, vivaient avec leur tante
Harriet et le frère de celle-ci, Dick Parker, capitaine au long cours.
Liz, âgée de dix-sept ans, était brune, jolie et sérieuse. Ann, plus
jeune d’un an, était blonde, gaie et désinvolte. Pendant l’année
scolaire, elles étaient pensionnaires au collège de Starhurst, près de
la ville de Penfield, assez loin de Rockville.
Liz et Ann avaient en commun un don assez rare chez les filles : le
talent de résoudre les énigmes. Elles avaient le goût de l’aventure, et
leurs dons de détectives les avaient déjà engagées dans plusieurs
affaires compliquées qui leur avaient valu beaucoup d’émotions.
Elles étaient toujours à la recherche de nouvelles énigmes – ce qui
explique pourquoi elles prenaient un tel intérêt à l’affaire du vendeur
en fuite.
Après quelques moments d’attente, elles obtinrent la
communication avec Rockville. Liz avertit Mme Gerrin que Carrillo
passerait cette nuit-là à Cranbury, à l’hôtel de la Liberté.
« Merci beaucoup, dit celle-ci avec reconnaissance. La disparition
de cet homme a bouleversé mon mari. Je suis sûre que l’indication
lui sera utile. »
Liz et Ann se rendaient bien compte que Letty et Ida, souriant
malicieusement, les observaient d’une table voisine. Elles eurent
donc soin de ne manifester aucune inquiétude au sujet des chevaux.
Un moment plus tard, elles sortirent de l’auberge : comme elles le
pensaient, les deux animaux étaient revenus près de la source et les y
attendaient patiemment.
« Nous avons bien fait de ne rien dire, déclara Ann, soulagée ;
elles auraient été trop contentes ! »
Elles remontèrent à cheval et passèrent devant l’auberge à
l’instant même où Letty et Ida en sortaient en ricanant.

« Au revoir, Letty, au revoir, Ida ! leur jeta Ann. Vous voyez, les
chevaux ne s’étaient pas sauvés. »
Les deux comploteuses déconfites n’arrivaient pas à cacher leur
déception.
« A tout à l’heure ! » leur cria Liz. En s’éloignant, les deux sœurs
rirent de bon cœur de l’expression penaude de leurs camarades.
« Il faut nous dépêcher, dit Ann. Nous avons encore à arranger
nos costumes, pour la petite fête de ce soir.
— Je n’ai pas oublié. » Liz jeta un coup d’œil à sa montre. « Et il
commence à se faire tard. »
Elles n’étaient plus bien loin de Penfield, heureusement, et en
moins d’une demi-heure elles arrivèrent au collège. Les chevaux
remis au palefrenier, les deux sœurs remontèrent en courant dans la
salle d’étude attenante à leur chambre. Une lettre se trouvait sur la
table.
« C’est de tante Harriet ! s’exclama Ann, en la saisissant pour
regarder l’écriture. Comme c’est curieux qu’elle nous écrive quand
elle sait que nous devons rentrer dans un jour ou deux !
— Elle a peut-être quelque chose d’important à nous dire. »
Ann déchira l’enveloppe et les deux jeunes filles lurent la lettre
ensemble. Comme toujours, tante Harriet commençait par dire
qu’elle était en bonne santé et espérait que ses nièces étaient de
même.
« Je suis sûre, continuait-elle, que vous vous rappelez ma vieille
amie de pension, Mme Elizabeth Flower. Depuis la mort de son mari,
elle habite Rocky Corner, mais en ce moment, elle passe quelques
jours près de moi. La pauvre Elizabeth a eu un gros ennui ; elle était
assez riche, vous vous souvenez peut-être que son mari lui avait
laissé un beau domaine, mais maintenant elle a presque tout perdu.
Elle a vendu le domaine qui représentait la plus grande partie de sa
fortune, et le produit de la vente devait suffire à lui assurer une vie
confortable. Malheureusement, le paiement a été fait entre les mains
de M. Gerrin, l’agent immobilier de Rockville. Or, si nous savons tous
que M. Gerrin est parfaitement honnête, on ne peut pas en dire
autant de son assistant, Ed Carrillo. »
« Encore lui ! s’exclama Liz.
« Carrillo, poursuivait tante Harriet, a disparu ; il a emporté non
seulement tout ce qui avait déjà été payé par les acquéreurs du
domaine, mais tout l’argent du loyer qui aurait dû être versé au
compte de Mme Flower. Evidemment, celle-ci ne reste pas sans rien,
mais la perte de cet argent est un rude coup pour elle. Je crains qu’il
n’y ait pas grand espoir de retrouver Carrillo, mais M. Gerrin fait son
possible pour découvrir le misérable et le forcer à rendre l’argent, s’il
ne l’a pas déjà dépensé. »
Tante Harriet donnait encore d’autres nouvelles mais rien qui
intéressât les deux sœurs autant que celle-là.
« Quelle chance que nous ayons vu Carrillo, cet après-midi !
s’écria Ann. Oh ! j’espère qu’on pourra le rattraper ! Nous avons bien
fait de téléphoner immédiatement chez M. Gerrin. Mme Flower
finira peut-être tout de même par retrouver son argent.
— Et nous, nous finirons par ne pas avoir de robes pour ce soir si
nous ne nous y mettons pas tout de suite », dit Liz en cherchant dans
le placard les vêtements qu’elles avaient décidé de transformer.
Pendant une demi-heure, elles s’occupèrent à arranger deux
costumes qu’elles avaient déjà portés à la dernière fête du collège.
Puis elles entendirent dans le vestibule une voix perçante : celle de
leur ennemie Letty Barclay.
« … et elles ont filé de l’auberge sans payer leur déjeuner ! disait
Letty.
— Pas Liz et Ann ? demanda une autre voix, qui était celle de leur
amie Evelyn Starr.
— Bien sûr que si ! Je suppose que tu les en crois incapables ?
— Absolument ! répliqua Evelyn. Ann et Liz ne feraient pas tort
d’un sou à qui que ce soit.
— Eh bien, si tu n’appelles pas malhonnête de partir sans payer je
ne sais pas ce qu’il te faut.
— Mon Dieu ! s’exclama Liz horrifiée. Ann, est-ce que tu as payé
cet aubergiste ?
— Non, j’ai pensé que c’était toi qui t’en occupais.
— Et maintenant Letty et Ida vont le raconter dans tout le
collège ! Oh ! je donnerais n’importe quoi pour que ce ne soit pas
arrivé ! »
Un moment plus tard, elles entendirent du bruit dans le vestibule.
Puis une voix appela :
« Elizabeth et Ann Parker ! »
Liz ouvrit la porte toute grande. Letty, Ida, Evelyn Starr et un
groupe d’autres pensionnaires étaient rassemblées dans le corridor.
Doris Harland accourait vers la salle d’étude des deux sœurs. « Tu
nous appelles, Doris ? »
La nouvelle venue semblait mal à l’aise. C’était une amie des
sœurs Parker et elle faisait à contrecœur la commission que
Mme Randall, la directrice du collège, venait de lui donner.
« On vous demande au bureau, dit-elle. C’est sûrement une
terrible erreur. »
CHAPITRE III

A LA FERME DARROW

ANN et Liz se regardèrent avec stupéfaction.


« Il y a un homme en bas, expliqua Doris Harland. Il a dit à
Mme Randall que vous étiez parties de son restaurant sans payer.
— Qu’est-ce que je vous disais ! » lança Letty Barclay
triomphante.
Les sœurs Parker se sentaient gênées.
Letty, elle, était ravie.
« En tout cas, moi, je paie mes notes ! remarqua-t-elle tandis
qu’Ann et Liz descendaient vivement au bureau.
— Les Parker aussi ! riposta Evelyn Starr. Tu sais parfaitement
qu’il s’agit d’un oubli.
— Un oubli voulu, pour économiser quelques sous ! » railla Letty.
En bas, les deux sœurs trouvèrent Mme Randall avec le
propriétaire de l’auberge. Celui-ci semblait fâché ; la directrice avait
l’air sévère.
« Mes enfants, commença-t-elle, cet homme affirme que vous
êtes allées chez lui cet après-midi et que vous êtes parties sans payer.
— Nous nous en excusons, dit Liz en ouvrant son porte-monnaie.
Nous ne l’avons pas fait exprès. Je croyais que ma sœur avait payé et
elle pensait que je l’avais fait. A combien s’élevait la note ?
— Un dollar cinquante », répondit l’aubergiste, un peu radouci.
Liz lui tendit l’argent.
« Nous sommes désolées de vous avoir obligé à venir jusqu’ici, lui
dit Ann. Mais, je vous l’assure, nous ne nous étions pas rendu compte
que nous partions sans payer. »
Maintenant qu’il avait son argent, l’aubergiste était calmé ; il
sortit à reculons, s’excusant à son tour d’avoir fait toute une histoire
pour si peu de chose. Mme Randall, voyant bien qu’il s’agissait
seulement d’un oubli, n’insista pas. Les sœurs Parker regrimpèrent
vivement au second et se remirent à leurs costumes.
La fête fut très réussie. Les filles aiment toujours à se costumer, et
quelques-uns des déguisements provoquèrent de grands éclats de
rire. Le professeur et Mme Randall firent une apparition vers la fin
de la soirée et prirent part à l’amusement général.
Soudain, la sonnerie du téléphone appela la directrice dans son
bureau ; elle revint au bout d’un moment et annonça qu’on
demandait les Parker de Rockville.
« Qu’est-ce que ça peut bien être ? demanda Liz en courant au
téléphone.
— J’espère qu’il n’est rien arrivé à tante Harriet ! »
Liz saisit le récepteur.
« Mademoiselle Parker ? dit une voix animée. J’ai bien reçu votre
message. Ici, Robert Gerrin, de Rockville.
— Qui est-ce ? interrogea Ann en essayant d’écouter.
— M. Gerrin, répondit vivement Liz.
— Ma femme m’a dit que vous aviez vu Carrillo. Je vous assure
que ça m’a donné un fameux coup ; je l’avais cherché toute la journée
sans découvrir la moindre trace.
— Il nous a dit qu’il allait à Cranbury et qu’il descendrait à l’hôtel
de la Liberté.
— Je sais. Je sais. C’est ce que m’a répété ma femme. Vous pensez
bien que je n’ai pas perdu une minute pour filer à Cranbury.
— Et vous l’avez trouvé ?
— Je suis arrivé trop tard, avoua tristement Robert Gerrin.
L’oiseau s’était envolé. Il était passé à l’hôtel. Puis, tout à coup, il
avait changé d’avis et décommandé sa chambre. On n’a pas pu me
dire où il était allé. »
Liz était très déçue.
« Quel dommage ! s’exclama-t-elle. Nous étions sûres que vous le
retrouveriez si vous receviez notre message à temps.
— Je vous en suis très reconnaissant malgré tout, déclara
M. Gerrin. Si par hasard vous le revoyez ou si vous entendez parler
de lui, dites-le-moi, je vous en prie. »
L’agent immobilier raccrocha et Liz raconta à sa sœur ce qui
s’était passé.
« Carrillo a eu de la chance, dit Ann. Peut-être a-t-il eu peur que
nous entendions parler de sa fuite.
— C’est sans doute ce qui est arrivé. Comme il nous avait dit qu’il
passerait la nuit à Cranbury, il a préféré aller plus loin. Enfin, nous
avons fait ce que nous pouvions. »
Le lendemain, à déjeuner, tout Starhurst fut en émoi à la nouvelle
qu’une journaliste venait voir le collège. Mme Randall lui fit visiter
les bâtiments. La jeune femme, Edith Darrow, pouvait avoir de vingt
à vingt-cinq ans ; elle était agréable, intelligente ; on disait qu’elle
travaillait pour un journal de Penfield.
« C’est pour moi qu’elle vient, déclara Letty Barclay d’un air
important. Miss Darrow est une de mes cousines.
— C’est curieux qu’elle ne soit encore jamais venue te rendre
visite, remarqua Evelyn Starr.
— C’est hier seulement que nous avons découvert notre parenté.
Le journal a entendu dire que je devais passer mes vacances à New
York chez le comte Salame, et Mlle Darrow m’a demandé de lui
accorder une interview. »

Une des jeunes filles ricana. Depuis quelques jours, Letty faisait
de mystérieuses allusions à son prochain séjour chez le comte, mais
personne n’y avait cru.
« Mon Dieu ! mais nous voilà un personnage ! railla Doris
Harland. L’aristocratie, une interview… Est-ce que c’est un vrai
comte ?
— Ou un conte à dormir debout ? ajouta Ann Freeman.
— Si vous voulez voir l’invitation, répliqua aigrement Letty, vous
pourrez constater que je ne mens pas. »
Elle exhiba une feuille de papier impressionnante, gravée
d’armoiries. Les jeunes filles l’examinèrent avec respect. La lettre,
signée par le comte Salame, invitait Letty à passer les vacances de
Pâques à New York.
Letty savourait son triomphe. « Comme il n’arrive pas tous les
jours, expliqua-t-elle, que des jeunes filles de Starhurst soient
invitées dans l’aristocratie, Miss Darrow a été chargée de
m’interviewer. »
Peu après le déjeuner, comme Miss Darrow et Mme Randall
avaient terminé la visite du collège, Letty fut convoquée dans le
bureau. Son plaisir d’ailleurs, fut de courte durée. L’interview ne
dura que quelques minutes. En sortant de chez la directrice, Miss
Darrow s’approcha d’un groupe où se trouvaient Liz et Ann Parker.
« J’ai appris, dit aimablement Miss Darrow, que vous aviez à
Starhurst deux jeunes détectives remarquables. Je serais très
heureuse de faire leur connaissance.
— Vous voulez dire les sœurs Parker ? intervint Evelyn Starr. Eh
bien, les voici, en chair et en os. Vous devriez faire un article sur elles
dans votre journal.
— Un article sur nous ! s’exclama Liz très embarrassée. Oh ! n’en
faites rien, je vous en prie !
— Pourquoi pas ? demanda la journaliste. Une jeune fille
détective, ce n’est pas si commun. Mais êtes-vous de vraies
détectives, ou s’agit-il d’une sorte de jeu ?
— Nous ne le sommes pas vraiment, dit Ann. Le fait est que nous
avons eu de la chance…
— De la chance, rien du tout ! s’écria Evelyn. Elles ont eu
l’habileté de résoudre trois énigmes depuis le début de l’année
scolaire, miss Darrow, et si elles ne veulent pas vous en parler, je le
ferai, moi ! »
Elle raconta brièvement à la journaliste l’histoire de la lampe de
bureau, qui avait révélé les talents de détectives des sœurs Parker[1].
Puis elle parla de l’étrange affaire du professeur d’anglais disparu, au
cours de laquelle les Parker avaient réussi à réunir au Cottage de
l’Arbre Seul toute une famille désunie. Miss Darrow les écoutait avec
un intérêt croissant. Quand Evelyn raconta enfin les aventures de
Josie, l’enfant abandonnée que les deux sœurs avaient trouvée à
l’ombre de la tour et qui avait fini par devenir vedette de cinéma, la
journaliste commença à prendre des notes.
« J’aimerais en savoir davantage sur tout ceci, dit-elle aux deux
sœurs. Malheureusement, aujourd’hui, je suis très pressée.
Accepteriez-vous de venir passer le week-end chez moi ? J’habite
avec ma mère, près de Spring Corner.
— Nous serions enchantées, répondit Liz après avoir jeté un coup
d’œil à sa sœur. Si Mme Randall est d’accord, bien entendu.
— Je vais lui parler. Venez aussitôt après vos cours. Spring Corner
n’est pas loin d’ici et tout le monde au village vous indiquera la ferme
Darrow. J’espère que vous pourrez venir. »
Miss Darrow rentra dans le bureau et revint au bout d’un
moment annoncer que la directrice accordait l’autorisation
demandée. Il n’y avait qu’un seul point noir : Letty Barclay était
invitée également. Les sœurs Parker se seraient bien passées de sa
compagnie pendant le week-end.
« Si j’avais su qu’elle devait venir, déclara Ann après le départ de
la journaliste, j’aurais trouvé un prétexte pour refuser.
— Ce ne sera peut-être pas si mal », dit Liz résignée.
Letty, de son côté, fit une remarque à mi-voix sur « ces parvenues
qui se faisaient inviter là où on n’avait pas besoin d’elles ». Elle était
visiblement furieuse que l’invitation à la ferme des Darrow eût été
étendue aux sœurs Parker.
Cet après-midi-là, au cours de français, Letty fut particulièrement
malchanceuse. Elle n’était pas bonne élève et préparait rarement ses
leçons. Cette fois, son ignorance exaspéra le professeur.
« Je vais vous signaler à la directrice, déclara celle-ci irritée. Je
demanderai qu’on vous garde en retenue pour étudier votre français.
— Mais… mais je suis invitée pour le week-end…
— Votre invitation attendra. »
Au grand dépit de Letty, Mme Randall fit en effet savoir, un peu
plus tard, que Miss Barclay n’était pas autorisée à quitter le collège.
En partant à pied pour Spring Corner, Ann et Liz étaient
d’excellente humeur. La présence de Letty Barclay, elles le savaient,
n’aurait rien ajouté au plaisir du week-end et elles étaient très
soulagées de n’avoir pas à la supporter. Elles trouvèrent la demeure
des Darrow sans difficulté. Ce n’était évidemment plus une ferme
que de nom, car on ne voyait pas de bétail et la terre n’avait pas été
ensemencée. La maison, cependant, était belle et confortable.
Mme Darrow, la mère d’Edith, accueillit les jeunes filles avec
cordialité. C’était une femme d’âge moyen, fort aimable.

« Ma fille sera un peu en retard, expliqua-t-elle ; mais elle m’a


demandé de vous tenir compagnie jusqu’à son arrivée. »
Elle fit visiter la ferme aux deux sœurs.
« Nous n’avons plus de domestiques, expliqua-t-elle, et s’occuper
d’une ferme est une tâche beaucoup trop lourde pour deux femmes
seules. Depuis qu’Edith travaille au journal, nous avons dû laisser la
terre à l’abandon. J’ai songé à prendre des pensionnaires. En fait,
nous en avons déjà eu un… Un M. Carrillo…
— Carrillo ! répéta Liz stupéfaite.
— Oui. Vous le connaissez ?
— Nous avons connu un homme de ce nom. Mais ce n’était peut-
être pas le même.
— Celui-là était originaire de l’Ouest, continua Mme Darrow. Il
faisait souvent la sieste dans la grange ; il adorait le parfum du foin.
Il disait que ça lui rappelait son enfance. »
Les deux sœurs ne posèrent pas de questions et Mme Darrow
passa à d’autres sujets. Mais l’esprit de Liz ne cessait de travailler. Un
peu plus tard, quand leur hôtesse rentra dans la maison pour
surveiller un gâteau qu’elle avait mis au four, Liz se tourna vers Ann.
« Ainsi, dit-elle, M. Carrillo a habité la ferme Darrow !
— C’était bien lui, probablement.
— J’ai une intuition. Je me demande s’il faisait vraiment la sieste
dans la grange.
— Que veux-tu dire ?
— Allons-y faire un tour. »
Liz l’avait dit, il ne s’agissait que d’une « intuition ». Mais il
arrivait souvent que les intuitions de Liz la fissent pénétrer au cœur
même d’un problème. Puisque Carrillo passait beaucoup de temps
dans la grange, cela valait la peine d’aller voir.
L’énorme bâtiment était presque vide ; il ne restait plus guère de
foin dans le grenier. Les deux sœurs y montèrent. Au bout de dix
minutes, Ann poussa un cri de joie.
« Liz ! Viens voir ce que j’ai découvert ! »
Sa sœur s’approcha vivement. Ann était accroupie devant une
fente étroite qui séparait deux planches.
« Il y a quelque chose là-dedans ! Je suis persuadée que c’est une
cachette. »
CHAPITRE IV

LA GARDE DE MINUIT

LES DEUX jeunes filles examinèrent vivement l’endroit. Passant


le bras dans l’étroite ouverture, Liz en tira une quantité de papiers,
dont elles firent plusieurs liasses.
Certains de ces papiers étaient des reçus ; quelques documents
plus épais, des titres de propriété. Il y avait aussi un carré plus petit :
un billet de Sweepstake qui portait le numéro 8 231.
« Quant à ceci, dit Ann en dépliant un calque, cela ressemble
beaucoup à un plan.
— C’est le plan d’une machine, remarqua Liz. Une invention
quelconque », ajouta-t-elle en voyant au bas de la feuille les mots :
Brevet demandé.
Ann fouilla jusqu’au fond de la cachette. Elle découvrit encore
quelques reçus, puis un vieux couteau.
« Je me demande si c’est Carrillo qui a caché tout cela ici ?
s’exclama-t-elle.
— En ce cas, je me demande si cela lui appartenait.
— C’est un drôle d’endroit pour ranger ses affaires.
— Si Carrillo est passé par ici dernièrement, je ne serais pas
surprise que certains de ces papiers soient ceux qui ont disparu des
bureaux de M. Gerrin. »
Les deux jeunes filles n’avaient pas eu le temps de terminer leurs
recherches quand on vint les interrompre. Quelqu’un entrait dans la
grange ; elles reconnurent Edith Darrow.
« Ah ! c’est donc là-haut que vous étiez ! s’écria la journaliste.
Maman m’a dit qu’elle vous croyait dans la grange. Je viens de
rentrer à l’instant.
— Nous avons fait une découverte, dit vivement Ann. Venez
voir. »
Miss Darrow grimpa dans le grenier.
« Ça, par exemple !
— C’est une cachette. Il est évident que quelqu’un a mis là ces
papiers pour les dissimuler. »
Les deux sœurs ne parlèrent pas de leurs soupçons au sujet de
M. Carrillo. Quant à Edith, il ne lui venait pas même à l’esprit
d’établir un rapport entre leur ancien pensionnaire et cette étrange
découverte. Visiblement intriguée, elle examina les différents papiers
et documents.
« Il se peut qu’un vagabond ait passé la nuit dans le foin et les y
ait cachés, suggéra-t-elle.
— En tout cas, déclara Liz, c’est passionnant. Cela ressemble à
une énigme, et nous adorons les énigmes.
— Les papiers ne sont pas ici depuis longtemps, observa Ann. Ils
ne sont ni moisis ni même humides. Celui qui les a cachés viendra
peut-être les rechercher.
— Et s’il revient, décida Liz, nous l’attendrons ! »
Les yeux d’Edith Darrow brillaient d’animation.
« Vous voulez dire que vous allez rester ici et le guetter ?
— Pourquoi pas ? Nous mettrons une liasse de journaux dans le
trou, pour le cas où nous ne serions pas assez rapides pour lui mettre
la main au collet.
— Quel merveilleux article pour mon journal ! déclara Miss
Darrow. Allons le dire à maman. »
Au récit de la découverte, Mme Darrow fut bouleversée. Les deux
sœurs s’étonnaient un peu que ni elle ni sa fille n’aient semblé voir
un rapport entre la cachette et leur récent pensionnaire, M. Carrillo.
Mme Darrow adopta aussitôt l’hypothèse qu’un vagabond avait dû
laisser les papiers dans la grange.
« Quel malheur que M. Carrillo ne soit plus ici ! soupira-t-elle. Il
aurait pu nous aider. Il est venu nous voir justement hier au soir. »
Ann et Liz prirent leur air le plus innocent et s’efforcèrent de
cacher la joie que leur donnait cette nouvelle. Elles étaient de plus en
plus convaincues que Carrillo avait dû venir cacher ses papiers
pendant qu’il fuyait M. Gerrin.
« Mais cela ne me plaît pas du tout de vous voir passer la nuit
dans cette grange, déclara Mme Darrow. Vous y serez extrêmement
mal. Et ce n’est pas sûr du tout que le vagabond y revienne.
— Nous nous arrangerons, assura Liz. Nous avons l’habitude de
camper.
— Après tout, je ne pense pas que ces papiers aient tant
d’importance.
— Ils peuvent en avoir, dit Ann. Pourquoi être allé les cacher dans
un endroit aussi singulier ? Ce sont peut-être des papiers volés. »
Mme Darrow finit par consentir à ce qu’elle considérait comme
une folie. Edith, elle aussi, semblait surprise de voir les sœurs Parker
s’intéresser autant à cette cachette.
On fit un excellent dîner, après quoi Edith demanda aux jeunes
filles de lui parler un peu de leurs précédentes aventures. Pendant la
soirée, on entendit un grondement de tonnerre et un bruit de pluie
sur le toit.
« Il va pleuvoir toute la nuit, dit Mme Darrow. Mes enfants, je
voudrais que vous renonciez à votre projet. Restez dans la maison où
il fait sec et chaud. »
Ann et Liz étaient un peu refroidies dans leur enthousiasme, mais
ni l’une ni l’autre ne voulait l’avouer.
« Non, non, déclara Liz, nous tenons à aller jusqu’au bout. Vous
pourrez peut-être nous donner des couvertures et une lampe de
poche ?
— Bien sûr. Et prenez aussi quelque chose à manger. Je vais
rester avec vous un moment, dit Edith. Pas toute la nuit, pourtant.
Même pour résoudre une énigme, je ne me sens pas capable de
passer une nuit sans dormir. »
Quand les jeunes filles furent prêtes à partir pour la grange, la
tempête avait atteint des proportions formidables. La pluie tombait
en trombes, le tonnerre ne cessait de gronder et des éclairs
illuminaient la campagne.
« Si vous avez peur, dit Mme Darrow, rentrez dans la maison. Je
ne fermerai pas la porte à clef. »
Les deux sœurs l’assurèrent qu’elles se réfugieraient dans la
maison si elles se fatiguaient de leur veille, puis toutes trois partirent
en courant sous l’averse.
« Quelle nuit ! » murmura Edith en riant quand elles se
trouvèrent de nouveau à l’abri, écoutant le tambourinage
ininterrompu de la pluie sur le toit de la grange. « Si celui qui a caché
ces papiers revient les chercher ce soir, il doit les considérer comme
très précieux. »
Les jeunes filles s’installèrent aussi confortablement que possible
dans un coin du grenier à foin, après avoir eu soin de mettre dans la
cachette une liasse de papiers sans valeur.
« Nous avons oublié le pique-nique ! s’exclama Liz tout à coup.
— Oh ! fit Ann, que c’est bête ! Je vais retourner le chercher. Si
nous attendons davantage, nous réveillerons Mme Darrow. »
Elle descendit du grenier et courut vers la maison. Quelques
minutes plus tard, Liz et Edith l’entendirent retraverser la cour.
Soudain, elles perçurent un cri d’effroi et un bruit d’éclaboussement.
« Il est arrivé quelque chose à Ann ! » s’écria Liz. Elle sauta sur
ses pieds et se dirigea vers la sortie du grenier. Mais brusquement
elle eut l’impression que le sol s’enfonçait sous ses pas. Elle se sentit
tomber et poussa un cri ; elle filait dans une glissière qui aboutissait
à une étable désaffectée.
Elle atterrit sans se faire de mal dans une mangeoire encore
pleine de foin. Mais l’incident provoqua beaucoup d’agitation ; Edith,
en se précipitant à son secours, accrocha sa jupe à un clou planté
dans le mur de la grange. Elle eut enfin l’idée d’allumer la lampe de
poche et découvrit dans la mangeoire Liz pouffant de rire.
« Rien de cassé ! déclara celle-ci en sautant à terre. Plus de peur
que de mal. Mais où est Ann ?
— Ici », répondit une voix lamentable, et à la lueur de la lampe de
poche on vit entrer dans la grange un objet affreusement crotté. Ann
avait glissé dans la boue et était tombée dans une flaque avec le
panier du repas. A son aspect piteux, les deux autres éclatèrent de
rire.
« Ce qui est une comédie pour les uns est une tragédie pour les
autres, déclara tristement Ann en regrimpant dans le grenier. Ma
robe est gâchée, et je suis sûre que nos provisions sont trempées. De
quoi riiez-vous donc si fort avant que j’arrive ?
— Liz a voulu courir à votre aide et elle est tombée dans la
glissière à foin, expliqua Edith Darrow. Et moi j’ai déchiré ma jupe
en allant à son secours.
— Je commence à regretter de ne pas être restée dans la
maison », dit Ann avec mélancolie en essayant de nettoyer un peu sa
robe avec une poignée de foin.
Au bout d’un moment, après s’être enveloppées dans les
couvertures et avoir constaté que leur repas restait mangeable
malgré tout, elles commencèrent à se sentir un peu plus à l’aise. Le
temps passait lentement. L’ambiance de la vieille grange avait
quelque chose de fantomatique. Au-dehors, la tempête faisait rage ;
la pluie tambourinait sur le toit et rebondissait dans les gouttières.
Soudain, les trois jeunes filles entendirent dans le lointain le bruit
d’une voiture.
« On dirait qu’elle se rapproche, remarqua Liz en regardant sa
montre-bracelet. Qui donc peut bien venir ici au milieu de la nuit ? Il
est presque onze heures.
— Je n’en ai pas idée, dit Edith Darrow – à moins que ce ne soit
un de mes amis qui voulait venir me voir ce soir et que la tempête
aura retardé. »
Elles prêtèrent l’oreille. La voiture avança lentement, traversa la
cour et se rapprocha de la maison. Edith descendit du grenier à foin.
« Il vaut mieux que j’aille voir qui c’est. »
Elle sortit vivement. Sur le côté du grenier à foin, il y avait une
petite fenêtre ; Ann et Liz y collèrent le nez, distinguèrent vaguement
la silhouette de la journaliste traversant la cour. Devant la maison
elles apercevaient l’ombre d’une voiture, mais la pluie et l’obscurité
les empêchaient de la voir distinctement.
Pendant un temps, rien ne se produisit. Edith ne revenait pas. La
pluie continuait à tomber. Onze heures et demie. Minuit.
« Edith a peut-être décidé de finir la nuit dans la maison »,
murmura Ann.
Liz essaya encore de regarder par la fenêtre.
« Il fait trop noir, je n’y vois rien, mais il me semble que la voiture
n’est plus là. »
Minuit et demi… Cette fois, les deux sœurs commencèrent à
s’inquiéter. Elles se demandaient s’il ne vaudrait pas mieux rentrer
dans la maison, mais elles hésitaient à le faire, de peur d’éveiller les
Darrow.
« Nous n’avons qu’à essayer de dormir », décida Ann en
s’enroulant dans les couvertures.
Liz suivit l’exemple de sa sœur. Mais au bout d’un moment, elle
s’éveilla en sursaut.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » chuchota-t-elle.
Ann se souleva sur son coude. Elles entendirent un grincement
léger, puis un autre – un grincement de gonds rouillés. Du haut du
grenier à foin, elles aperçurent en bas une faible lueur.
« On est en train d’ouvrir la porte ! » haleta Ann.
Puis elles distinguèrent une voix – une voix d’homme, qui
marmonnait en trébuchant sur le seuil.
Les nerfs tendus, les deux sœurs regardèrent la silhouette
indistincte.
CHAPITRE V

LA MAISON VIDE

LES SŒURS Parker avaient un courage au-dessus de la moyenne.


Mais il y avait quelque chose de sinistre dans l’apparition de cet
homme trébuchant sur le seuil et s’affaissant à terre. Toute
l’ambiance de l’endroit, l’obscurité, les bruits étranges, les
remplissaient d’appréhension.
« C’est peut-être Carrillo, murmura Ann.
— Que faut-il faire ?
— Attendons. »
Un instant plus tard, l’homme se remit sur ses pieds. Il gémissait
comme s’il souffrait ; Ann et Liz se demandèrent s’il s’était blessé en
tombant. Il s’avança en titubant à travers la grange.
« Suivons-le ! » dit Liz.
Elle se laissa glisser sans bruit du grenier à foin, Ann l’imita. Elles
entendirent un froissement et un bruit de pas précipités ; elles
faillirent pousser un cri quand un rat se jeta presque dans leurs
jambes.
Tout à coup, il y eut une bourrasque et la porte se referma avec
fracas. L’obscurité devint complète. Ann saisit le bras de sa sœur.
Elles entendaient devant elles les pas hésitants de l’homme. Il
gémissait de plus en plus fort. Puis, il trébucha et s’abattit de
nouveau ; cette fois, il ne se releva pas.
« Il est sûrement blessé ! » s’écria Liz.
Elle alluma la lampe de poche et s’avança avec précaution. Le
rayon de lumière éclaira une forme ramassée et inerte. En
apercevant le visage de l’homme, Liz sursauta. Un coup d’œil lui
avait suffi : ce n’était pas Carrillo.
Cet individu sans connaissance, d’aspect jeune et avenant,
semblait en piteux état. Ses vêtements étaient déchirés et il portait
une estafilade en travers du front.
« Il faut aller chercher du secours, déclara Liz. Il a l’air
grièvement blessé.
— On dirait qu’il a été renversé par une voiture. Je vais jusqu’à la
maison. »
Ann courut à la porte, l’ouvrit et se précipita sous la pluie
torrentielle. Pataugeant à travers la cour, elle se dirigea vers la
maison plongée dans l’obscurité. En arrivant sous le porche, elle était
trempée jusqu’aux os. Elle frappa énergiquement à la porte.
De longues minutes s’écoulèrent. Dans la maison, personne ne
répondait. Elle martela la porte de son poing – toujours en vain.
Finalement, Ann essaya la porte de service, mais sans plus de
résultat. Puis elle revint à la porte principale.
« Je fais assez de bruit pour éveiller même un sourd ! Comment
se fait-il qu’elles ne répondent pas ? »
Elle constata que la voiture, aperçue la veille au soir, n’était plus
là.
La porte de la grange s’ouvrit. A travers le mugissement du vent
et de la pluie, Ann distingua la voix de Liz :
« Ann ! Tu ne peux pas les éveiller ?
— J’ai beau essayer, on ne répond pas.
— Il faut faire quelque chose. Cet homme souffre. Nous devons
trouver du secours.
— La porte est fermée à clef.
— Passe par une fenêtre. »
S’éloignant du porche, Ann essaya les fenêtres du rez-de-
chaussée. Mais elles étaient toutes bien fermées. La jeune fille était si
trempée maintenant que cela n’avait plus d’importance. Elle
remarqua enfin une paroi treillissée qui conduisait à la terrasse du
premier étage ; le treillis était mouillé et glissant, mais elle réussit à
s’y hisser lentement. Près de dix fois, le pied lui manqua, mais, non
sans déchirer ses bas et s’écorcher les mains, elle finit par arriver en
haut.
Une fois sur la terrasse, elle se trouva devant une porte vitrée qui
conduisait aux chambres. La porte étant fermée, elle frappa
vigoureusement du poing.
« Madame Darrow ! Edith ! »
Pas de réponse.
Cette fois, Ann n’hésita plus : ôtant son soulier, elle brisa la vitre,
qui s’effondra avec fracas.
« Si ce bruit-là ne les éveille pas… », se dit la jeune fille.
Mais personne ne vint. Ann passa la main par la vitre brisée et
tourna la clef à l’intérieur. Un instant plus tard, elle ouvrait la porte.
L’ambiance du lieu avait quelque chose qui vous donnait la chair
de poule. Ann sentait instinctivement qu’il n’y avait personne dans la
maison.

Elle appela, mais il n’y eut d’autre réponse que le bruit monotone
de la pluie sur le toit. En pénétrant dans une des chambres, elle
constata, à la faible lueur de la fenêtre, que le lit était vide, mais qu’il
avait été occupé. La chambre voisine était vide également, mais là le
lit n’était pas défait.
« Peut-être, se dit Ann, Mme Darrow et sa fille sont-elles
descendues au rez-de-chaussée. »
Elle y descendit elle-même. Mais le rez-de-chaussée était désert.
Ann sentit la panique s’emparer d’elle. Qu’était-il arrivé ?
Pourquoi Edith n’était-elle pas retournée à la grange, après le
passage de la voiture ? Et où était la mère d’Edith ?
On frappa violemment à la porte d’entrée. Ann se dirigea en
tâtonnant vers le vestibule. Une silhouette se détachait contre la
vitre.
« Qui est là ? demanda-t-elle.
— Ouvre-moi ! répondit Liz. Qu’est-ce qui se passe ? »
Ann ouvrit, et Liz s’engouffra dans le vestibule avec une rafale de
pluie. Les deux sœurs se trouvèrent face à face dans la pénombre.
« Liz ! Il n’y a personne dans la maison !
— Personne ! s’écria l’aînée, incrédule. Mais où ont-elles bien pu
aller ?
— Tout cela est joliment mystérieux. Je n’y comprends rien.
— Donnons de la lumière. Il leur est peut-être arrivé quelque
chose. »
Liz découvrit un commutateur derrière la porte. Mais, quand elle
le tourna, rien ne se produisit.
« Il n’y a pas de courant.
— Je me rappelle avoir vu une lampe dans la cuisine. Allons la
chercher », suggéra Ann.
Elles se dirigèrent vers l’arrière de la maison, et Liz trouva la
lampe. Après avoir longtemps fouillé dans des placards, elles
découvrirent aussi quelques allumettes.
La lumière jaune de la lampe éclaira une scène de désordre. On
avait tiré tous les tiroirs du buffet et éparpillé leur contenu sur les
dalles. Dans le salon, un spectacle analogue attendait les deux jeunes
filles. Les chaises étaient renversées, le tiroir de la table gisait sur le
parquet.
« Il s’est passé quelque chose d’affreux ! s’écria Liz. Je vais
téléphoner à la police. »
Elle trouva l’appareil dans le vestibule, mais constata bientôt
qu’elle n’arrivait pas à obtenir la communication.
« Regarde ! dit Ann, on a coupé les fils ! »
Les deux jeunes filles se regardèrent sans mot dire. Le mystère
succédait au mystère. On ne pouvait trouver aucune explication
plausible aux événements singuliers de cette nuit sinistre.
Tout à coup, les deux sœurs entendirent au-dehors le bruit d’une
voiture. Par la fenêtre, elles aperçurent les phares dans la cour.
« Ce sont peut-être elles qui reviennent ! » s’exclama Ann.
Toutes deux se précipitèrent vers la porte. A travers la vitre, elles
virent une voiture s’arrêter devant la maison. Deux hommes en
descendirent et s’avancèrent vivement vers la porte.
« Qui cela peut-il bien être ? » murmura Ann dont les dents
claquaient.
Des pas lourds s’approchèrent, puis on frappa fortement à la
porte. Les jeunes filles ne bougèrent pas.
« Allons, ouvrez, s’il vous plaît ! » cria une voix rude.
Liz était très pâle.
« Qui que ce soit, déclara-t-elle, je n’ai pas peur, dit-elle à voix
basse. Qui êtes-vous ? demanda-t-elle plus fort.
— Police ! annonça un des arrivants. Excusez-nous de vous
déranger, mais on nous a signalé un accident d’automobile près d’ici
et nous devons faire notre enquête. »
Les jeunes filles, poussant un soupir de soulagement,
s’empressèrent d’ouvrir la porte. A la lumière de la lampe, elles
aperçurent deux grands gaillards robustes, vêtus de cirés dégoutants
d’eau. Ceux-là, en tout cas, n’avaient rien de sinistre : c’étaient des
individus un peu bourrus, hauts en couleur ; la lumière faisait briller
leurs insignes de métal.
« Que je suis contente de vous voir ! leur dit Ann. Nous avions
horriblement peur. Nous attendions dans la grange… puis un homme
est arrivé… il était blessé… je me suis précipitée dans la maison… il
n’y avait personne…
— Attendez ! attendez une seconde ! dit un des agents en riant.
Pas tout à la fois ! Il faut que je comprenne. Vous dites qu’un homme
est venu ici ? Eh bien, on nous a prévenus qu’il y avait eu un
accident, près de cette maison, et nous sommes venus voir ce que
c’était. Nous courons les chemins depuis des heures sans arriver à
trouver la victime. Enfin, nous avons vu de la lumière ici et nous
sommes venus aux renseignements.
— L’homme est dans la grange ! déclara Liz. Nous essayions de
trouver du secours. Je crois qu’il est grièvement blessé.
— Dans la grange, hein ? Eh bien, allons d’abord le voir ; vous
nous raconterez le reste de votre histoire ensuite. »
Les sœurs Parker conduisirent les deux agents dans la grange.
Maintenant que la police était là, elles se sentaient rassurées. Un des
hommes éclairait la route avec sa grosse torche électrique.
« Vous dites que cet homme trébuchait et qu’il avait l’air
sérieusement blessé ? C’est sûrement la victime de notre accident. Je
voudrais bien mettre la main sur le chauffard qui l’a renversé. »
L’agent ouvrit la porte. Le rayon lumineux éclaira l’intérieur de la
sombre bâtisse.
« Eh bien, où est-il ?
— Là, dans ce coin… Mon Dieu ! s’écria Liz, il a disparu ! »
CHAPITRE VI

ENCORE L’INCONNU

« DISPARU ! s’écria le second agent. Puis il regarda les deux


jeunes filles d’un air sceptique. « Vous ne nous aviez pas dit qu’il
était grièvement blessé ?
— Mais il l’était ! Je croyais même qu’il ne pouvait pas bouger.
Quand je l’ai quitté pour aller chercher ma sœur, il était sans
connaissance. J’étais inquiète de ne pas voir revenir Ann…
— Tout cela est bizarre », grommela un des hommes. Il s’avança
dans la grange en balançant sa lampe pour ne laisser aucun recoin
inexploré. « Il y a combien de temps que vous êtes partie d’ici ?
— Pas plus de dix minutes. »
Les policiers fouillèrent la grange à fond, mais sans découvrir le
mystérieux étranger qui était venu y chercher refuge. Profondément
intrigués, ils firent ensuite le tour de la cour.
« Vous êtes bien sûres de ne pas avoir rêvé tout ça ? demanda l’un
d’eux en revenant.
— Nous l’avons vu toutes les deux ! répondit Ann. Il gémissait et
ne pouvait pas se tenir debout.
— Et que faisiez-vous dans la grange ? C’est un drôle d’endroit où
passer la nuit. »
Les Parker se regardèrent. Fallait-il dire la vérité ? S’étant
consultées du regard, elles décidèrent que c’était le plus raisonnable.
« Avez-vous jamais entendu parler d’un certain Carrillo ? »
interrogea Ann.
Les agents échangèrent un coup d’œil significatif.
« Ed Carrillo ? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ? En fait, nous
le recherchons. »
Les deux sœurs ne savaient par où commencer. Elles racontèrent
la disparition de Carrillo, puis comment elles avaient rencontré
M. Gerrin et appris la disparition de Carrillo, puis comment elles
avaient trouvé le vendeur en fuite, pour perdre aussitôt sa trace. Elles
expliquèrent aussi comment elles avaient découvert la cachette de la
grange des Darrow.
« Nous pensions que Carrillo reviendrait ici, expliqua Liz. Ça
paraît compliqué, mais nous nous disions que c’était sûrement
Carrillo qui avait caché ces papiers dans la grange.
— Nous savions qu’il avait séjourné chez les Darrow, ajouta Ann,
alors cela nous paraissait logique.
— Ce n’était pas mal raisonné, en effet, approuva l’un des agents.
— Nous avons donc décidé de passer la nuit dans la grange. Miss
Darrow était avec nous, mais elle est retournée vers la maison en
entendant arriver une voiture.
— Une voiture ? » Un des hommes prenait des notes sur un
calepin. « Avec ce déluge, nous n’avons pas beaucoup de chances de
trouver ses traces. Combien de temps est-elle restée ?
— Nous n’en savons rien. Nous ne l’avons pas entendue repartir.
Il était à peu près une heure quand cet homme est entré dans la
grange. Dès que nous avons vu qu’il était blessé, Ann est allée
chercher du secours dans la maison, mais elle s’est aperçue qu’il n’y
avait personne.
— Ça, alors, c’est un comble ! Pourquoi ne nous avez-vous pas
téléphoné ?
— Les fils du téléphone étaient coupés. Bien plus, il n’y avait pas
de lumière et tout dans la maison était sens dessus dessous.
— En somme, les Darrow, l’inconnu, la voiture, tout a disparu !
Qu’est-ce que tu penses de ça, Jim ?
— Je n’y vois ni queue ni tête, répondit le second agent. Nous
ferions mieux de retourner jeter un coup d’œil dans la maison. »
La pluie avait cessé. En se dirigeant vers la ferme, les policiers
posèrent encore quelques questions à Liz et Ann au sujet de Carrillo.
Quand ils apprirent que les deux sœurs étaient originaires de
Rockville, l’un d’eux déclara :
« J’ai une parente éloignée qui se trouve là-bas, en ce moment.
Elle s’appelle Mme Flower.
— Mme Flower ! répéta Liz surprise. Mais elle habite chez notre
tante ! La disparition de Carrillo lui a fait perdre beaucoup d’argent.
— Vrai ? Eh bien, si vous la voyez, vous pouvez lui dire que son
cousin Jim Bray s’occupe de l’affaire. Alors, la pauvre femme a perdu
son argent ? Il y a des années que je ne l’ai pas vue. »
Ils trouvèrent la maison froide et humide.
« Je vais allumer la cuisinière et faire un peu de café, proposa
Ann.
— Bonne idée ! approuva Jim. Qu’en dis-tu, Ned ? »
Les deux agents commencèrent à fouiller la ferme. Ann découvrit
des copeaux dans la caisse à bois et se mit à faire du feu, tandis que
Liz cherchait le café et la cafetière dans un placard. Quelques
minutes plus tard, la cuisinière crépitait gaiement et une douce
chaleur commençait à envahir la cuisine.
« Qu’est-ce qui a bien pu arriver à cet homme ? murmura Liz. Il
avait l’air si faible ; je ne vois pas comment il a pu sortir de la grange.
— Peut-être faisait-il semblant d’être blessé ? Il avait pu nous
entendre avant d’entrer.
— La blessure de son front n’était pas feinte ! » Liz tisonna le feu
et jeta un coup d’œil dans la caisse à bois. Celle-ci était vide. « Il faut
que j’aille chercher quelques bûches, déclara-t-elle.
— Il y a un appentis contre la cuisine, dit Ann en désignant une
petite porte. C’est probablement là que se trouve le tas de bois. »
Liz ouvrit la porte et entra dans l’appentis obscur. Elle cherchait
le tas de bois à tâtons quand, tout à coup, elle poussa un cri d’effroi.
Ses mains étendues avaient rencontré sur le sol quelque chose de
chaud.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Ann en accourant à son tour.
— Il y a quelqu’un… par terre… dans le hangar ! haleta Liz
épouvantée. Apporte la lampe ! Vite ! »
Ann courut chercher la lampe. Un instant plus tard, les deux
sœurs apercevaient, blotti contre le tas de bois, le corps d’un homme
évanoui, couvert de sang.
« C’est le jeune homme de la grange ! » s’écria Liz.
Elles appelèrent les deux agents, qui arrivèrent aussitôt. Un
examen hâtif les convainquit que l’homme était grièvement blessé.
« Il faut l’emmener tout de suite à l’hôpital, déclara Jim. Je me
demande comment il a fait pour venir seul de la grange jusqu’ici.
— Portons-le dans la voiture, dit l’autre. Nous n’avons pas le
temps d’attendre le café. »
Les deux policiers soulevèrent le corps inerte. L’homme remua
faiblement et ouvrit les yeux en murmurant quelques paroles
indistinctes.
« Qu’est-ce qu’il dit ? » demanda Liz.
L’homme était à demi inconscient. Ann parvint à saisir un
murmure confus : « soixante-sept, soixante-huit… », puis plus rien.
« Il nous dira ce qu’il sait quand il reviendra à lui, dit Jim en
emportant le blessé. Pour le moment, ce qu’il lui faut, c’est un
médecin. »
Les deux agents sortirent ; Liz les éclaira avec la lampe de poche.
Ils déposèrent avec précaution le blessé dans leur voiture.
« Nous reviendrons dès que nous l’aurons conduit à l’hôpital,
promit Jim Bray. Vous n’avez sans doute pas envie de rester ici toute
la nuit.
— Sûrement pas ! déclara Liz.
— Nous vous ramènerons à Starhurst, soyez tranquilles. Je
regrette de ne pas vous emmener immédiatement, mais ce pauvre
diable a besoin de toute la place. »
La voiture tourna, traversa la cour et fila vers la grand-route,
tandis que Liz et Ann rentraient dans la maison. Elles remirent du
bois dans le feu et fermèrent les portes à clef. Puis elles attendirent
que le café eût fini de passer.
« Te rappelles-tu, demanda Ann tout à coup, le numéro de la
voiture de Carrillo ?
— Je ne crois pas. Quand il est arrivé à l’auberge, j’ai remarqué la
plaque de Rockville, mais je n’ai pas fait attention au numéro. J’ai été
stupide, j’aurais dû l’écrire.
— Je l’ai fait, dit Ann tranquillement. Et sais-tu ce qui est
curieux ? Le numéro était 67-68.
— Eh bien ?
— Ce sont les chiffres que marmonnait le blessé, pendant que les
agents l’emportaient ! »
Liz ouvrit de grands yeux.
« C’est peut-être Carrillo qui l’a renversé ?
— Je le pense aussi. L’homme a pu avoir la présence d’esprit de se
rappeler le numéro pendant que la voiture s’éloignait.
« Est-il possible que la voiture qui est venue dans la cour soit celle
de Carrillo ? »
– Ann… est-il possible que la voiture qui est venue dans la cour à
onze heures soit celle de Carrillo ?
— Cela se peut. Mais je voudrais savoir ce qui est arrivé à
Mme Darrow et à Edith.
— Et si nous les avions laissées tomber dans un piège ? Si Carrillo
n’était pas vraiment leur ami ? »
Cette pensée tourmenta les deux sœurs. Le mystère semblait plus
impénétrable que jamais. Tout en buvant leur café, elles
l’examinèrent sur toutes ses faces. Puis, elles retournèrent explorer la
maison, qui avait été saccagée de fond en comble, de la cave au
grenier.
« Il est évident qu’on cherchait quelque chose, dit enfin Liz.
— Et que sans doute on ne l’a pas trouvé. On a fouillé toutes les
pièces.
— Où donc Mme Darrow avait-elle mis les papiers que nous
avons découverts dans la cachette ?
— Je ne sais pas. Elle m’a dit qu’elle les mettait en sûreté et que
nous pourrions les reprendre le matin.
— C’est sûrement à cause d’eux que la maison a été fouillée. »
Les deux sœurs cherchèrent les documents partout, mais sans
arriver à les découvrir. Elles regrettaient amèrement de n’avoir pas
demandé à Mme Darrow où elle comptait les ranger.
« Nous ne les avons même pas examinés de près, dit Ann. Je
pensais que nous aurions tout le temps par la suite. »
Tout à coup, elle aperçut un bout de papier par terre, sous la table
du salon et se baissa pour le ramasser.
« Je crois que j’ai trouvé quelque chose, déclara-t-elle. J’ai déjà vu
ce bout de papier quelque part.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Liz.
— Le billet du sweepstake ! »
CHAPITRE VII

UN MYSTÈRE

Ann, en effet, venait de mettre la main sur le billet de loterie qui


se trouvait avec les autres papiers dans la cachette.
« Et tout le reste de nos indices a disparu ! » déclara tristement
Liz.
Il semblait hors de doute, en effet, que les papiers rapportés de la
grange eussent été la cause de la perquisition qui avait bouleversé la
ferme Darrow. Qui plus est, il était bien probable qu’on avait fini par
les découvrir.
« Et on aura laissé tomber le billet de sweepstake par mégarde »,
conclut Ann en mettant le morceau de carton dans son sac.
Liz fouillait maintenant dans un tas de vieux journaux, de
magazines et de brochures épars sur la table, dans le vain espoir d’y
découvrir d’autres documents oubliés. Elle ne trouva rien, mais son
attention fut attirée par un dépliant de la compagnie de navigation à
laquelle appartenait son oncle Dick.
Dick Parker était le commandant du Balaska, un des plus grands
transatlantiques en service sur la ligne. Le dépliant indiquait la date
de tous les voyages que le paquebot devait effectuer pendant la
saison.
« Je vois d’après ceci que le bateau d’oncle Dick arrive demain à
New York, dit Liz.
— Tant mieux ! s’écria Ann. Comme cela, nous le trouverons à
Rockville en arrivant. »
Elles entendirent au-dehors le bruit d’une voiture qui se dirigeait
vers la ferme, puis, au bout d’un moment, plusieurs coups de klaxon.
« Les agents ! Ils vont nous ramener à Starhurst.
— J’avoue que, pour ma part, je ne suis pas fâchée de quitter cette
maison, déclara Ann. De ma vie je n’ai passé une aussi mauvaise
nuit. »
Quelques secondes plus tard, Jim frappait à la porte.
« Vous êtes prêtes, les petites ? Nous avons emmené cet homme à
l’hôpital ; maintenant, nous vous reconduisons au collège.
— Vous avez pu apprendre son nom ? » interrogea avidement Liz.
L’agent secoua la tête.
« Pas moyen de lui tirer un mot. Il a perdu connaissance en
voiture ; il était inconscient quand nous sommes arrivés à l’hôpital de
Penfield. Mais l’interne pense qu’on le sauvera. Quand il reprendra
ses esprits nous saurons tout ce que nous voulons savoir. »
Avant de quitter la maison, Liz insista pour emporter quelques
couvertures. « Ce n’est pas la peine de prendre froid », déclara-t-elle.
Les hommes éteignirent la lampe et le feu ; ils fermèrent la porte
d’entrée à clef et installèrent les deux sœurs sur la banquette arrière
de la voiture.
« Trois heures et demie ! dit Jim en regardant sa montre. Drôle
d’heure de rentrée pour des collégiennes !
— Heureusement, nous avions la permission ! Sinon il nous
faudrait donner beaucoup d’explications à Mme Randall !
— Si vous avez des ennuis, nous arrangerons cela ! » lança le
second agent en mettant la voiture en marche.
Le trajet jusqu’à Starhurst ne prit pas longtemps. Quand les yeux
des deux jeunes filles se furent accoutumés à l’obscurité de la voiture,
Liz aperçut à côté d’elle, sur la banquette, quelque chose de blanc.
Curieuse, elle avança la main et prit l’objet. Ce n’était qu’un morceau
de papier déchiré, mais dans la pénombre elle distingua quelques
lignes d’écriture : on aurait dit un fragment de lettre.
Liz se rappela que, pour transporter le blessé à l’hôpital, les
agents l’avaient installé sur la banquette arrière. Soupçonnant que ce
papier avait pu tomber de la poche de la victime, elle le glissa
vivement dans la sienne, se réservant de le rendre au moment voulu.
Dix minutes plus tard, les deux sœurs étaient introduites au
collège par une femme de service somnolente, trop ahurie à la vue
des Parker crottées de la tête aux pieds pour risquer le moindre
commentaire. Ann et Liz réintégrèrent donc tranquillement leur
chambre. Elles étaient si fatiguées qu’elles se laissèrent tomber sur
leurs lits sans même discuter des événements extraordinaires de la
nuit.
Le lendemain matin, au petit déjeuner, Letty Barclay les regarda
avec malice.
« Je croyais, dit-elle, que vous deviez passer la nuit à la ferme
Darrow ?

— C’est ce que nous avons fait », répondit vivement Ann.


Letty fit la moue.
« Je pourrais vous croire si je ne vous avais pas vues rentrer : je
regardais par la fenêtre.
— Tu as dû veiller bien tard, en ce cas, répliqua Liz.
— Quatre heures moins le quart, c’est une drôle d’heure pour
rentrer de chez les Darrow ! Et qui étaient ces deux hommes qui vous
ont ramenées en voiture à quatre heures du matin ? »
Ann s’apprêtait à répliquer vertement, quand une voix sévère
retentit derrière elle.
« Qu’est-ce que j’entends ? En voiture à quatre heures du matin ?
Letty, que voulez-vous dire ? »
Letty rougit. Elle n’avait pas vu approcher Mme Randall.
« Je ne sais que ce que j’ai vu, répondit-elle. Les Parker sont
arrivées en voiture avec deux messieurs, à quatre heures moins le
quart, après avoir dit à tout le monde qu’elles passaient le week-end
chez Miss Darrow. »
Mme Randall fronça les sourcils. Les autres pensionnaires
ouvraient des yeux comme des soucoupes.
« Ann et Liz, je vous prie de bien vouloir venir vous expliquer
dans mon bureau. »
Les deux sœurs quittèrent tranquillement la table et suivirent la
directrice. Après leur départ, un bourdonnement de voix aiguës
emplit la salle à manger. On entourait Letty, triomphante à la pensée
d’avoir mis les Parker dans l’embarras.
« Mes enfants, dit Mme Randall en fermant la porte de son
bureau, je ne doute pas que vous puissiez m’expliquer votre
extraordinaire conduite. Une femme de service m’avait déjà
prévenue que vous étiez rentrées à quatre heures du matin. Je me
préparais à vous demander des éclaircissements quand j’ai entendu
la remarque de Letty.
— Nous sommes rentrées à Starhurst grâce à l’obligeance de deux
policiers, expliqua paisiblement Liz. Et nous sommes prêtes à tout
vous raconter, madame. »
Elles firent à la directrice le récit de leur visite à la ferme Darrow.
« Mais qu’est-il arrivé à Mme Darrow et à sa fille ? interrogea
Mme Randall, quand elles eurent fini.
— Nous n’en savons rien, dit Ann. Elles ont disparu après avoir
fermé la maison à clef.
— C’est incroyable ! déclara la directrice. Je ne vous aurais pas
laissées accepter l’invitation de Miss Darrow si je n’avais pas pensé
qu’on pouvait avoir confiance en elle. C’est très étrange qu’elles
soient parties sans vous avertir. Je comprends qu’étant donné les
circonstances, vous ayez agi comme vous l’avez fait, bien que je juge
assez imprudent d’avoir voulu passer la nuit dans cette grange. Sans
cela, le pauvre garçon qui a été victime de l’accident n’aurait jamais
été retrouvé et il serait peut-être mort, à l’heure qu’il est. Votre
imprudence aura eu au moins ce bon résultat. Est-ce que vous savez
son nom ?
— Il était sans connaissance quand on l’a emmené à l’hôpital,
répondit Ann.
— Tout cela est bien étrange. Vous avez vraiment le talent de vous
mêler aux événements les plus mystérieux. Ce que je ne peux pas
comprendre, c’est la conduite de Mme et Mlle Darrow. J’espère qu’il
ne leur est rien arrivé de fâcheux. »
Liz eut une idée.
« Je crois que Miss Darrow travaille au journal de Penfield. Si elle
y est ce matin, elle pourra nous éclaircir un peu l’affaire.
— Vous avez raison », dit Mme Randall. Elle décrocha le
téléphone et demanda le journal. « Je voudrais parler à Mlle Edith
Darrow. Elle est reporter chez vous, je crois. »
Puis elle écouta, les yeux écarquillés de surprise.
« Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?… Je vois… Oui, très bien…
Merci beaucoup. »
Mme Randall raccrocha le récepteur et regarda les sœurs Parker
d’un air pensif.
« C’est de plus en plus singulier, déclara-t-elle. On ne connaît pas
de Mlle Darrow au journal ! »
CHAPITRE VIII

LA SUPERCHERIE DE LETTY

MME RANDALL renvoya enfin Ann et Liz, en les assurant que


leurs explications lui paraissaient entièrement satisfaisantes.
Pour les sœurs Parker, cependant, le mystère devenait plus
troublant que jamais.
« Je commence à croire que les Darrow en savent beaucoup plus
long que nous ne le pensions, déclara Liz. Mais pourquoi Edith
Darrow nous a-t-elle dit qu’elle travaillait au journal de Penfield ?
— Je ne me rappelle pas si elle l’a vraiment dit ou non. Il me
semble que c’est Letty qui l’a affirmé, quand elle s’est vantée que la
journaliste était sa cousine.
— Allons voir Letty. Elle finira peut-être par nous dire la vérité. »
Les deux sœurs montèrent à l’étage où Letty Barclay partageait
une salle d’étude avec Ida Mason, puis s’avancèrent sans bruit dans
le couloir. La porte de Letty était ouverte.
La snobinette du collège, très occupée à son pupitre, ne leva pas
les yeux – signe évident qu’elle n’avait pas entendu approcher les
sœurs Parker. Ann allait lui adresser la parole quand Liz, lui
saisissant vivement le bras, lui fit signe de se taire.
Devant Letty se trouvaient une grande enveloppe, une bague de
cigare et un pot de colle. Elle prit la bague et découpa soigneusement
avec des ciseaux les armoiries qui la décoraient, puis elle colla celles-
ci sur le rabat de l’enveloppe. Ensuite elle éleva son chef-d’œuvre à
bout de bras et le contempla avec fierté.
Les Parker s’éloignèrent sur la pointe des pieds.
« Que faisait-elle donc ? demanda Liz, qui ne s’expliquait pas les
raisons de cette activité mystérieuse.
— Tu ne vois pas ? fit Ann en riant. Rappelle-toi comment elle se
vantait d’être invitée à New York chez son fameux comte Salame !
Rappelle-toi les enveloppes armoriées qu’elle nous a montrées !
— Alors, c’est elle qui les fabrique avec des écussons de bagues de
cigares ?
— Tout simplement ! Attends, je viens de penser à quelque chose
qui lui rabattra le caquet. »
Elles retournèrent dans leur chambre et Ann fourragea un
moment dans leur malle. Pendant un temps, parmi de nombreux
dadas, les sœurs Parker avaient eu celui de collectionner les bagues
de cigares. A dire vrai, leur collection était maigre et depuis
longtemps abandonnée ; elles en avaient eu l’idée un jour de pluie en
examinant celles que contenait le cendrier de leur oncle Dick. A la
suite de quoi, l’oncle avait eu à cœur de leur envoyer des bagues de
cigares de tous les ports où il faisait escale.
« Je suis sûre d’avoir encore ce vieil album », déclara Ann.
Elle ne tarda pas à le découvrir ; les bagues étaient bien rangées
dans des fentes ménagées sur les pages.
« J’ai reconnu celle que découpait Letty. C’est une marque très
répandue. Ah ! la voici ! » Ann retira la bague de sa fente.
« Maintenant, qu’elle vienne encore nous parler de ses rapports avec
l’aristocratie ! »
En descendant, elles trouvèrent Letty Barclay entourée d’un
groupe de jeunes filles à qui elle exhibait sa magnifique enveloppe.
« C’est du comte Salame, bien entendu, expliquait-elle.
— Les belles armoiries ! s’exclama Ann. Je peux les voir ?
— Si tu veux », concéda Letty.
Ann prit l’enveloppe et l’examina.
« Le comte Salame est fabricant de cigares, n’est-ce pas ?
demanda-t-elle innocemment.
— Quelle idée ! protesta Letty furieuse. Il ne fabrique rien du tout.
Tu pourrais comprendre que le comte Salame ne travaille pas. Il n’en
a pas besoin. Il appartient à l’aristocratie.
— Mais ses armoiries sont les mêmes que celles-ci, dit Ann en
sortant la bague qu’elle avait prise dans sa collection. Regardez, vous
toutes : elles sont absolument pareilles. »
Il y eut un moment de silence. Les pensionnaires comparaient les
deux écussons, qui en effet étaient identiques. Puis, se rendant
compte de la supercherie de Letty, elles éclatèrent toutes de rire. La
petite Barclay, profondément humiliée, arracha l’enveloppe des
mains d’Ann et s’enfuit.
Les Parker retournèrent dans leur salle d’étude, riant encore
d’avoir aussi bien réussi à dévoiler la ruse prétentieuse de Letty. Puis,
elles commencèrent à faire leurs bagages, car elles devaient partir
pour Rockville le lendemain après-midi.
Ce jour-là, aussitôt après le déjeuner, Evelyn Starr frappa à leur
porte.
« Entre ! dit Ann.
— On vous demande en bas, toutes les deux ! s’écria Evelyn.
Qu’est-ce que vous avez encore fait ? C’est la police.
— La police ? s’écria Liz.
— Oui, un agent.
— C’est peut-être Jim Bray, déclara Ann. Ils ont pu apprendre
quelque chose au sujet du blessé de la nuit dernière. »
Elles descendirent vivement. Jim Bray les attendait dans le
vestibule du rez-de-chaussée, l’air un peu intimidé par les regards
curieux des collégiennes qui allaient et venaient dans les corridors.
« Je me demandais si vous pourriez nous fournir quelques
renseignements, dit-il – soit au sujet des Darrow, soit à propos de
l’homme que nous avons conduit à l’hôpital.
— Rien du tout – sauf que Miss Darrow ne travaille pas au journal
de Penfield comme nous l’avions cru. »
Bray fronça les sourcils.
« C’est singulier. En tout cas, si vous la revoyez, elle ou sa mère,
tenez-moi au courant. Je n’ai jamais rien vu d’aussi embrouillé.
— Est-ce que vous avez découvert le nom de l’homme ? »
interrogea Ann.
Le policier secoua la tête.
« En fait, le pauvre diable n’a pas encore repris connaissance, de
sorte qu’il est impossible de rien lui demander.
— Est-ce qu’il vivra, au moins ?
— Le médecin dit qu’il a de bonnes chances de se rétablir…,
quoique, naturellement, ce coma prolongé soit plutôt mauvais signe.
— C’est vrai, dit Liz. Si nous savions qui c’est, nous pourrions au
moins prévenir sa famille.
— Avez-vous continué vos recherches ? questionna Ann.
— Ce matin, nous sommes retournés à l’endroit où a dû avoir lieu
l’accident, mais nous n’avons trouvé que ceci. »
Le policier exhiba une montre bracelet fortement endommagée.
Les deux sœurs la regardèrent, puis l’examinèrent de plus près.
« Pas d’initiales, murmura Ann désappointée.
— Ce n’est même pas un indice, ajouta Liz. Cette montre est assez
ordinaire ; elle aurait pu appartenir à n’importe qui. »
Après le départ du policier, Ann se tourna tout à coup vers sa
sœur.
« Liz, qu’as-tu fait de ce bout de papier que tu as trouvé dans la
voiture ?
— Je l’avais oublié, avoua Liz. Je l’ai mis dans ma poche. Il faisait
trop noir pour pouvoir le lire.
— Mais où est-il maintenant ?
— Toujours dans ma poche. Et j’ai emballé ma robe au fond de la
malle.
— Tu n’as plus le temps d’aller la chercher. Nous avons mille et
une choses à faire, avant le départ du train. »
Ann avait raison. Pendant l’heure qui leur restait, les deux sœurs
achevèrent leurs préparatifs et firent leurs adieux. Elles prirent enfin
le chemin de la gare avec une demi-douzaine de camarades qui
habitaient la région de Rockville.
Le voyage se passa sans incident. Quand les sœurs Parker
atteignirent leur destination, la nuit était déjà tombée. A la lumière
des réverbères, elles aperçurent oncle Dick et tante Harriet qui les
attendaient.
« C’est formidable de rentrer chez soi, même après s’être tant
amusé au collège ! déclara Ann avec enthousiasme.
— Oui, approuva Liz, et regarde comme oncle Dick et tante
Harriet sont gentils d’être venus nous chercher ! Ils sont si bons pour
nous que j’aimerais pouvoir un jour leur prouver notre
reconnaissance. »
Elles dirent au revoir à leurs camarades et descendirent du train.
Ann se précipita vers oncle Dick, tandis que Liz embrassait sa tante.
« Tenez bon, là-dedans ! tonitrua le commandant Parker tandis
qu’Ann le serrait à l’étouffer. On dirait qu’après tout, ça vous fait
plutôt plaisir de revoir votre vieil oncle.
— Plaisir ! Tu veux dire que c’est merveilleux ! » Ann embrassa
aussi sa tante. « Que c’est gentil, tante Harriet, d’être venue à notre
rencontre !
— Nous avons pris la voiture, expliqua oncle Dick en les
entraînant vers le bord du trottoir. Je ne vaux pas grand-chose au
gouvernail de ces machines-là ; je confonds toujours le travers
tribord avec le travers bâbord. Mais montez ; nous serons bientôt à la
maison. »
Dès le premier abord, les deux sœurs avaient été frappées par
l’aspect défait et maladif de leur tante, habituellement
resplendissante de santé. Elles étaient très surprises de la trouver
ainsi changée. Au début, elles ne voulurent rien dire ; mais, en
approchant des environs de Rockville où se trouvait la maison, Ann
se pencha vers son oncle, assis près d’elle sur la banquette avant.
« Qu’a donc tante Harriet ? demanda-t-elle.
— Ah ! tu l’as remarqué aussi ! fit le commandant d’un air
soucieux.
— On ne peut pas ne pas le remarquer. Elle a l’air épuisée et
malade.
— C’est exactement ce que je lui ai dit, en débarquant de New
York, hier.
— Est-ce qu’elle a été malade ? Pourquoi ne nous l’a-t-elle pas
écrit ?
— Malade ? Jamais de la vie ! Tout ça, c’est la faute de cette
Mme Flower. »
CHAPITRE IX

LES MALHEURS DE MME FLOWER

LES deux sœurs devaient bientôt se rendre compte que tante


Harriet avait de bonnes raisons pour paraître à bout de forces. Par
pure bonté d’âme, elle avait invité Mme Flower à passer quelque
temps chez elle, mais elle n’avait pas tardé à trouver sa vieille amie
plus difficile à vivre qu’elle ne le pensait. Liz et Ann eurent leur
premier contact avec la visiteuse, le lendemain matin, en entendant
une voix maussade sortir de la chambre d’amis.
« Harriet, tu sais bien pourtant que mon porridge doit être chaud.
Très chaud ! Je ne supporte absolument pas le porridge tiède. J’en ai
horreur et ça me fait mal à l’estomac.
— Excuse-moi, dit tante Harriet. Il a dû refroidir pendant que tu
mangeais ton pamplemousse.
— Puisque tu m’y fais penser, à ta place je parlerais de ce
pamplemousse à l’épicier. Il n’était pas juteux et je l’ai trouvé rempli
de pépins. Veux-tu être assez gentille pour faire réchauffer le
porridge ? Et dis à cette fille de ne pas laisser brûler le bacon comme
hier. »
Une fois habillées, Liz et Ann se présentèrent à la porte de la
chambre d’amis. Elles aperçurent alors dans le lit, appuyée à des
oreillers, une grosse dame vêtue d’une liseuse rose et coiffée d’un
énorme bonnet tuyauté. Elle avait l’air mécontente et pleurnicharde.
« Vous êtes probablement les petites Parker, soupira-t-elle.
Entrez donc ! Vous avez bien de la bonté de venir dire bonjour à une
pauvre vieille. Mais n’ayez pas peur, on sera bientôt débarrassé de
moi. Je ne ferai pas de vieux os.
— Vous n’avez pas l’air bien malade, madame, remarqua Ann.
— C’est ce que vous croyez ! Quand on est jeune et bien portant,
on n’a pas conscience des souffrances des vieux. » Là-dessus,
Mme Flower se mit à renifler. « Je n’ai pas eu une vie bien drôle, et
pour finir me voici sans argent, sans amis…
— Pas sans amis ! protesta Liz.
— A peu près, gémit Mme Flower. Les malades et les pauvres sont
toujours plus ou moins abandonnés. Je suis sûre qu’on sera content
le jour où on me conduira au cimetière. »
A ce moment, tante Harriet reparut, apportant le porridge et le
reste du petit déjeuner. Les deux sœurs remontèrent au premier
étage.
« Si tante Harriet supporte ça depuis un mois, je ne m’étonne
plus qu’elle soit épuisée, déclara Ann à oncle Dick.
— Je suis sûre que cette dame n’a rien du tout, ajouta Liz. Elle est
tout simplement trop gâtée. Maintenant qu’elle a perdu son argent,
elle a besoin de quelqu’un pour s’occuper d’elle.
— C’est une tortionnaire ! dit Ann. J’ai pitié de cette pauvre tante
Harriet. Qu’est-ce qui empêche Mme Flower de retourner à Rocky
Corner ?
— Rien du tout, je pense, répondit oncle Dick en se levant pour
répondre au téléphone.
— Si nous pouvions la faire partir, ce serait une bénédiction pour
tout le monde », dit Ann à sa sœur.
Dans la matinée, Liz alla voir Mme Flower dans sa chambre et la
trouva installée devant la fenêtre. Elle flatta ses caprices et usa si
bien de diplomatie qu’à la fin, la vieille dame admit qu’elle serait
beaucoup mieux chez elle. Bien entendu, Mme Flower s’attribua
l’initiative de ce départ ; elle appela tante Harriet, lui annonça qu’elle
avait décidé de regagner Rocky Corner et commença à faire ses
préparatifs de départ.
« Mais je ne peux pas partir seule, déclara-t-elle aux deux sœurs.
Mes domestiques ne rentreront que dans deux jours. Il me faut
quelqu’un pour s’occuper de moi jusque-là.
— Nous viendrons avec plaisir », répondit Liz, sans ajouter que le
plaisir consistait à savoir tante Harriet enfin tranquille sous son toit.
L’après-midi, les deux jeunes filles reconduisirent Mme Flower à
Rocky Corner en voiture, laissant tante Harriet très soulagée et oncle
Dick très curieux de savoir comment elles avaient obtenu ce beau
résultat.
« Elles ont dû l’hypnotiser ! dit-il à sa sœur en riant. Elle me
semblait bien décidée à finir ses jours ici.
— Quand nous étions jeunes, dit tante Harriet, j’ai toujours
considéré Elizabeth comme une très bonne amie. Mais je dois dire
qu’elle est un peu fatigante.
— Fatigante ! répéta oncle Dick. Encore un mois, et tu tombais
malade ! »
Mme Flower possédait au village de Rocky Corner, non loin de
Rockville, une grande maison qui était fermée depuis quelque temps.
Liz et Ann se mirent en devoir de la remettre en état, tandis que
Mme Flower, installée dans son lit avec un flacon de sels et un
roman, leur criait du premier étage des instructions incohérentes. A
part cela, elle ne les aidait en rien. Le voyage de Rockville, disait-elle,
l’avait épuisée.
Dans le courant de l’après-midi, on sonna à la porte. Liz se dirigea
vers le vestibule.
« C’est Robert Gerrin ! cria Mme Flower de son lit. Je l’ai vu
monter les marches. Je ne veux pas le recevoir. A quoi pense-t-il, de
venir me parler affaires quand je me trouve dans cet état ? Dites-lui
que je suis malade et que je ne peux pas descendre. »
Liz se sentait très gênée, car Mme Flower criait si fort que
M. Gerrin devait certainement l’entendre de la véranda. Elle ouvrit à
l’agent immobilier, qui parut surpris de la voir.
« Miss Parker, n’est-ce pas ? Une des deux jeunes filles que j’ai
rencontrées près de Penfield ? Je ne m’attendais pas à vous trouver
ici.
— Mme Flower vient de passer quelque temps à Rockville chez
tante Harriet, expliqua Liz. Maintenant, elle est rentrée et nous
restons avec elle jusqu’à ce que sa maison soit réorganisée.
— Oui, j’ai entendu dire que Mme Flower était de retour. J’aurais
quelques petites choses à lui dire, si c’est possible.
— Je suis désolée, mais Mme Flower ne se sent pas très bien. Elle
m’a dit qu’elle ne pouvait descendre. »
M. Gerrin avait l’air déçu.
« C’est vraiment dommage. Je suis venu à Rocky Corner exprès
pour la voir.
— Mais entrez, je vous prie, monsieur. C’est regrettable, en effet,
que vous vous soyez dérangé pour rien.
— Bien volontiers, dit l’agent immobilier en entrant dans le
vestibule. Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous remercier pour
l’aide que vous m’avez apportée dans l’affaire Carrillo.
Malheureusement, je n’ai pas réussi à rattraper ce misérable ; il m’a
littéralement filé entre les doigts.

— Nous avons, nous, du nouveau à son sujet, annonça Ann en


entrant.
— Rien de fâcheux, j’espère ? » demanda vivement Gerrin.
Il accepta la chaise qu’on lui offrait. Les sœurs Parker
commencèrent alors à lui parler des visites de Carrillo à la ferme
Darrow, de la découverte des papiers, de l’accident dont un jeune
homme inconnu avait été victime.
« Seigneur ! s’exclama M. Gerrin stupéfait.
— Nous soupçonnons Carrillo d’avoir renversé ce pauvre garçon,
dit Ann. C’est peut-être lui qui est venu à la ferme, pendant la nuit. Si
nous retrouvions les Darrow, elles pourraient sûrement nous dire où
il est.
— Et on n’a pas pu identifier la victime de l’accident ? demanda
M. Gerrin.
— Pas avant notre départ de Penfield.
— Il faut que je m’occupe de ça. Je vais demander à la police de
m’aider à retrouver Mme Darrow et sa fille. Vous n’avez pas eu
l’occasion d’examiner les documents que vous aviez trouvés dans la
cachette ?
— Nous les avons donnés à Mme Darrow pour qu’elle les mette en
sûreté ; nous espérions pouvoir les regarder tranquillement, le
lendemain matin.
— Il s’agissait sans doute d’une partie des documents qu’on vous
a volés, suggéra Liz.
— C’est dommage, gémit Gerrin, grand dommage… Mais vous
avez fait tout ce qui était en votre pouvoir. Je vais téléphoner
immédiatement à la police de Penfield. »
Il se confondit encore en remerciements et les quitta. A peine eut-
il le dos tourné que les deux sœurs entendirent Mme Flower les
appeler d’un ton geignard.
« Il est resté très longtemps ! grogna-t-elle. Heureusement je n’ai
pas été obligée de lui parler. Il aurait vraiment pu avoir un peu plus
d’égards : venir me voir quand il me sait malade !
— Nous lui avons dit que vous ne pouviez le recevoir, il n’en a pas
paru très affecté, dit Liz.
— C’est affreux, d’avoir à m’occuper de toutes ces questions
matérielles, alors que je suis souffrante ! gémit Mme Flower. Mais je
ne peux avoir confiance en personne. Pas même en mon neveu. Je lui
ai écrit, il m’a promis de venir m’aider, mais il a oublié, évidemment.
Personne ne se soucie de moi. Je pensais pouvoir compter au moins
sur mon neveu… Mais je lui apprendrai ! ajouta-t-elle avec rancune.
Je lui donnerai une leçon qu’il n’oubliera pas de sitôt. Je le
déshériterai, voilà tout. »
Cette pensée de vengeance semblait procurer à Mme Flower une
vive satisfaction.
« Oui, voilà ce que je ferai. J’avais l’intention de lui laisser mon
argent – du moins le peu qui m’en reste, puisque ce vaurien de
Carrillo m’a dévalisée –, mais à présent il n’en aura pas un sou. Je
léguerai tout à la maison de retraite de Rockville. »
Maintenant qu’elle avait eu cette idée, elle avait hâte de la mettre
à exécution.
« Prenez le téléphone, ordonna-t-elle, et appelez mon notaire,
Joseph Jarvis. Dites-lui de venir le plus tôt possible pour que je fasse
un nouveau testament. » Elle porta la main à son cœur et poussa un
grand soupir. « De toute façon, je n’en ai plus pour bien longtemps à
vivre.
— Votre neveu viendra peut-être, dit Ann. Vous devriez attendre
un peu.
— Je sais ce que j’ai à faire ! riposta sèchement Mme Flower. J’ai
décidé de refaire mon testament et je le ferai. Appelez M. Jarvis
immédiatement. »
Les jeunes filles descendirent téléphoner au notaire, qu’elles
avaient parfois rencontré dans les rues de Rockville et qu’elles
n’aimaient guère. Quand M. Joseph Jarvis, une heure plus tard, se
présenta chez Mme Flower, elles eurent l’impression qu’il leur
plaisait encore moins qu’avant.
C’était un long personnage décharné, vêtu de noir. Il avait des
manières insinuantes, sirupeuses, et parlait toujours à mi-voix
comme à l’église. A cinquante ans, il était entièrement chauve ; son
expression était rusée et sournoise.
« Chères mesdemoiselles, dit-il doucement en s’introduisant sans
bruit dans le vestibule, vous n’avez pas idée de la peine que j’éprouve
à savoir Mme Flower aussi malade. Elle a beaucoup souffert… Oui,
oui… », et il hochait tristement la tête en contemplant le fond de son
chapeau. « Elle a énormément souffert. Et maintenant, si je
comprends bien, elle désire refaire son testament.
— C’est ce qu’elle nous a dit, répondit Liz sans émotion. Vous
n’avez qu’à monter.
— Très bien, très bien… fit Joseph Jarvis. C’est une tâche bien
pénible que de faire un testament ou de le modifier. Mais c’est sage,
oui, très sage… On ne sait ni qui vit ni qui meurt », déclara-t-il
comme s’il énonçait là une vérité originale.
Là-dessus, il monta dans le petit salon où Mme Flower attendait
avec impatience le moment de déshériter son neveu et d’enrichir la
maison de retraite de Rockville.
« Je n’aime pas cet homme, déclara Liz ; il est trop poli.
— Je n’ai pas confiance en lui, moi non plus. »
Liz mit négligemment la main dans sa poche. Soudain, son
expression changea. Elle regarda avec stupéfaction un bout de papier
qu’elle venait de trouver.
« Je l’avais oublié ! s’exclama-t-elle.
— Quoi donc ?
— C’est la robe que je portais, l’autre soir, à la ferme Darrow. Je
l’ai déballée ce matin. » Elle montra le bout de papier. « Et voici le
fragment de lettre que nous avons trouvé dans la voiture de la
police. »
CHAPITRE X

UN INDICE SÉRIEUX

LIZ POSA le bout de papier sur la table, et les deux sœurs


l’examinèrent avec soin. Elles ne pouvaient lire que quelques mots,
l’encre étant décolorée :
« … llo à la justice. J’espère que tu pourras bientôt venir à mon
aide dans mes terribles ennuis.
« Affectueusement,
« Tante Bett… »

La fin de la signature avait été arrachée.


« Il ne doit manquer qu’une lettre, dit Ann. La signature était
probablement : « Tante Betty »
— Je le suppose, acquiesça Liz en regardant le papier d’un air
pensif. Mais le début évoque quelque chose d’autre. Ces lettres : « …
llo ». Et si c’était la fin du nom Carrillo ?
— Je crois que tu as mis le doigt dessus ! s’exclama Ann
surexcitée. La lettre concerne donc bien Carrillo ! »
Liz l’examina encore un moment. Puis, sans un mot, elle entra
dans la pièce sacro-sainte que Mme Flower appelait « le salon » et
qui visiblement n’était guère utilisée d’un bout de l’année à l’autre.
On leur avait permis d’y jeter un coup d’œil en arrivant dans la
maison, et Liz avait remarqué un album de famille exposé sur la
table.
C’était maintenant cet album qu’elle cherchait Ann intriguée vit
sa sœur le prendre et commencer à tourner les pages.
« Qu’est-ce que tu cherches ?
— J’ai une intuition. »
Liz tourna plusieurs pages, puis s’arrêta.
« Là ! dit-elle triomphante, en poussant l’album devant Ann et en
désignant du doigt la photo d’un jeune homme. Est-ce que tu l’as
déjà vu ?
— Mais… c’est le jeune homme qui a été renversé par une
voiture ! Celui qui est à l’hôpital de Penfield. »
« Si vous voulez bien me faire le grand honneur de m’accorder votre
main… »
La photo était signée. Ann regarda la signature et sursauta. Le
mystère semblait s’éclaircir.
« Il faut prévenir Mme Flower !
— Et tout de suite ! »
Elles grimpèrent l’escalier. La porte du petit salon était fermée,
mais dans l’émoi de la nouvelle qu’elles apportaient, les deux sœurs
n’y firent pas même attention. Liz ouvrit la porte et toutes deux se
précipitèrent dans la pièce, se doutant bien peu qu’elles
interrompaient la plus romanesque des idylles.
Mme Flower était assise dans un fauteuil, devant la fenêtre.
Joseph Jarvis, le notaire, était agenouillé à ses pieds.
« Chère madame, disait-il, je n’ai pas grand-chose à vous offrir,
mais ce que j’ai, c’est de tout cœur que je vous l’apporte. Si vous
voulez bien me faire le grand honneur de m’accorder votre main… »
Mme Flower, qui se rengorgeait d’un air de fausse modestie,
rougit de confusion à la vue des deux sœurs.
« Qu’est-ce qui vous prend ? leur demanda-t-elle en colère. Vous
ne savez donc pas qu’il faut frapper ? Jamais je n’ai vu pareilles
manières ! »
Les sœurs Parker ne savaient que répondre. Quant à Joseph
Jarvis, tout confus, il se remit vivement sur ses pieds en s’efforçant
de sourire.
« Vraiment, balbutia-t-il, vraiment c’est très… Chère madame, si
la rédaction du document vous satisfait… Hum !… J’ai une affaire
urgente en ville… oui… je ferais peut-être mieux de me retirer.
— Ne partez pas à cause de nous, dit Ann en guise d’excuse. Nous
avons une nouvelle très importante à annoncer à Mme Flower. Nous
sommes désolées de vous avoir dérangés.
— Pas du tout ! protesta M. Jarvis. Vous ne nous dérangez pas du
tout, je vous assure. Mme Flower et moi, nous étions en train de
discuter de… hum ! d’une affaire. Mais elle peut attendre. Je
reviendrai, chère madame, je reviendrai. »
Toujours balbutiant, il sortit à reculons et descendit l’escalier à la
hâte. On entendit claquer la porte d’entrée. M. Joseph Jarvis était
évidemment furieux d’avoir vu sa demande en mariage interrompue
avec aussi peu de cérémonie.
« Eh bien ! demanda sèchement Mme Flower, que se passe-t-il ?
— C’est à propos de votre neveu, répondit Liz avec embarras. Je
crois que nous avons retrouvé sa trace. » Elle tendit à Mme Flower le
fragment de lettre. « N’est-ce pas là votre écriture ? »
La veuve mit ses lunettes et regarda le papier.
« Mais… dit-elle, c’est un morceau de la lettre que j’ai écrite à
James ! Où l’avez-vous trouvé ?
— Eh bien, dit Liz, en ce cas votre neveu est actuellement à
l’hôpital de Penfield, où on le soigne de ses blessures à la suite d’un
accident d’auto.
— James ! Un accident ! s’écria la vieille dame, stupéfaite. Que
voulez-vous dire ? Comment le savez-vous ?
— C’est une longue histoire, madame, mais cela concerne aussi ce
Carrillo qui vous a volée et que nous essayons de retrouver. »
Les deux sœurs Parker mirent rapidement Mme Flower au
courant de ce qui leur était arrivé, entre leur rencontre de M. Gerrin
à Penfield et la découverte de la lettre dans la voiture des agents.
« C’était James ! c’était certainement James ! dit Mme Flower, au
désespoir. Je reconnais bien ma lettre.
— Nous avons trouvé sa photo dans votre album de famille et
c’est bien celle de la victime de l’accident », intervint Ann.
La vieille dame semblait avoir oublié qu’elle était malade. Pleine
d’inquiétude pour son neveu, elle se leva de son fauteuil et descendit
au rez-de-chaussée.
« Je vais téléphoner immédiatement à l’hôpital de Penfield.
Penser qu’il est là-bas depuis plusieurs jours et que je n’en savais
rien ! »
Elle obtint rapidement la communication et demanda des
nouvelles du blessé. Quoique celui-ci fût toujours sans connaissance,
les médecins avaient bon espoir de le tirer d’affaire.
« Mais son nom ? insista Mme Flower. Est-ce qu’on a réussi à
l’identifier ? »
Il y eut un silence. Puis, le directeur de l’hôpital répondit :
« Non, on n’a pas pu l’identifier. Il n’avait rien sur lui, pas de
papiers, rien du tout.
— Mon Dieu ! Je crois qu’il s’agit de mon neveu. Dites-moi, que
dois-je faire ?
— Votre neveu possède-t-il un signe distinctif quelconque ?
— Je ne sais pas.
— En ce cas, le mieux serait de venir ici », répondit brièvement le
directeur. Puis il raccrocha.
Mme Flower se tordit les mains. « Que faire ? » gémit-elle. Puis
elle se tourna vivement vers les deux sœurs. « Il faut que vous me
conduisiez à l’hôpital, tout de suite ! »
Ann et Liz y consentirent, après avoir averti tante Harriet. Tout le
long du chemin, Mme Flower ne parla que de son neveu.
« Je ne comprends pas ce que faisait James dans les environs de
Penfield… Il était peut-être en route pour venir me voir… J’ai été
injuste envers ce pauvre garçon… »
Un moment plus tôt, elle ne parlait que de le déshériter, mais elle
semblait l’avoir oublié.
« Voici l’hôpital, annonça Ann après plusieurs heures de route.
Tantôt Mme Flower les suppliait d’aller plus vite tantôt elle se
plaignait des secousses et leur demandait de ralentir. Mais dans ces
circonstances on pouvait l’excuser d’être un peu nerveuse.
La voiture s’arrêta devant la porte de l’hôpital et la vieille dame
s’élança vers le bureau. Un moment plus tard, suivie d’Ann et de Liz,
elle pénétrait dans une salle. Le jeune homme de la grange était là
inerte dans un lit.
« C’est mon James ! » s’écria Mme Flower en se penchant sur le
blessé avec tant d’énergie que l’infirmière dut la tirer en arrière.
« Oh ! c’est affreux ! c’est horrible ! »
Elle appela ensuite le directeur. « Je vous recommande tout
particulièrement ce jeune homme, lui dit-elle. Qu’on le transporte
dans une chambre. Je prends tout à mes frais. »
Elle vérifia le transport et donna des ordres à tout le personnel,
puis remonta en voiture avec les sœurs Parker pour rentrer à Rocky
Corner.
Ce soir-là, les jeunes filles venaient de se coucher quand elles
entendirent du bruit dans la chambre de Mme Flower. Au bout d’un
moment, la porte de la chambre grinça. Ann, curieuse, jeta un coup
d’œil dans le vestibule obscur. Mme Flower se dirigeait doucement
vers l’escalier. Elle tenait à la main deux grandes enveloppes. Elle
commença à descendre sans bruit.
Ann appela Liz et toutes deux suivirent la vieille dame. Tapies sur
les marches, retenant leur souffle, elles virent Mme Flower s’avancer
vers un petit coffre-fort, qui se trouvait dans un coin du bureau. Elle
s’accroupit, forma le chiffre de la combinaison et ouvrit la porte.
A la lumière d’une petite lampe de bureau, elle examina les deux
enveloppes. La première, neuve et propre, renfermait sans doute le
testament qu’elle venait de faire. D’un geste brusque, Mme Flower la
déchira et la jeta dans une corbeille à papier. Puis, elle mit l’autre
dans le coffre et referma celui-ci.
Elle se dirigea ensuite vers le salon et revint au bout de quelques
minutes, portant avec précaution l’album de famille. Elle le posa sur
la table et commença à tourner les pages. Puis, avec un grand soupir,
elle referma l’album et alla le remettre à sa place.
Ann et Liz remontèrent sans bruit au premier étage. Quelques
minutes plus tard, elles entendirent Mme Flower éteindre la lampe
du bureau. Puis, la veuve remonta lentement, rentra dans sa
chambre et ferma la porte.
« Je suis sûre qu’elle a déchiré son nouveau testament, murmura
Ann en se pelotonnant sous ses couvertures.
— Elle a sans doute bien fait. Mais si elle épouse Joseph Jarvis,
c’est lui qui aura son argent.
— C’est probablement ce qu’il cherche. Il m’a tout l’air d’un
intrigant.
— Tu te rappelles l’air ahuri qu’il avait quand nous sommes
entrées au beau milieu de sa déclaration ? » dit Liz en riant.
Le lendemain matin, Mme Flower ne cessa d’échafauder des
projets. Dès le retour de sa femme de charge, elle voulait faire
transporter son neveu chez elle.
« Il guérira beaucoup plus vite ici qu’à l’hôpital. Je vais
téléphoner pour savoir comment il va. »
Aussitôt après le petit déjeuner, un coupé s’arrêta devant la
porte ; un jeune homme élégant s’avança vers le perron d’un pas
décidé. Mme Flower, qui regardait par la fenêtre, fronça les sourcils.
« C’est le docteur Bell, un nouveau médecin qui est arrivé à Rocky
Corner, il y a quelques mois. Je parie qu’il vient pour le loyer ! »
ajouta-t-elle d’un air soucieux.
Tel était, en effet, l’objet de la visite du docteur Bell.
« Madame, dit-il, j’ai appris que l’employé de M. Gerrin, Carrillo,
avait disparu.
— C’est exact, reconnut Mme Flower. Et si jamais je mets la main
sur lui, il saura de quel bois je me chauffe.
— Comme vous le savez, mon cabinet se trouve dans une maison
qui vous appartient et dont s’occupe M. Gerrin.
— Parfaitement.
— Voici donc le fait. J’ai payé mon loyer – six mois d’avance – à
Carrillo. Il ne m’a pas donné de reçu ; il m’avait promis de me
l’envoyer, mais il ne l’a pas fait.
— Ah ! fit prudemment Mme Flower.
— Vous a-t-il remis cet argent, madame ?
— Non, jamais. »
Le docteur Bell eut l’air préoccupé.
« Cela ne veut pas dire, j’espère, que je serai obligé de payer une
seconde fois ?
— Vous me dites que vous avez payé, docteur, mais je n’ai pas
d’autre preuve que votre parole. Moi, je n’ai pas eu mon argent. Et
vous n’avez pas de reçu pour prouver ce que vous avancez.
— En effet. Je me rends parfaitement compte que, légalement,
vous avez le droit d’exiger un second paiement. J’espère pourtant
que nous n’en viendrons pas là. Je n’ai pas les moyens de perdre
cette somme et j’ai déjà payé mon dû. »
Mme Flower se renfrogna.
« Vous occupez cet appartement, docteur, et moi je n’en ai pas
touché le loyer. Vous avez été très imprudent de ne pas exiger de
reçu.
— J’ai été imprudent, je l’avoue. Mais je n’ai pas eu, une seconde,
l’idée que Carrillo pouvait être un escroc. Je vous demanderai de
réfléchir à la question, madame. Je viens de m’installer dans le pays
et ce serait pour moi un coup très dur. »
Liz intervint.
« Je crois, madame, que Carrillo ne tardera pas à être retrouvé. Si
vous attendiez quelques jours avant de prendre une décision ? »
Le docteur Bell lui jeta un regard reconnaissant.
« Nous ne risquons rien à attendre un peu, reconnut Mme Flower
à contrecœur. Mais j’ai bien l’impression que Carrillo a disparu pour
de bon ! »
CHAPITRE XI

LE DÉTECTIVE

MME FLOWER profita de la visite du docteur Bell pour lui


demander un service. Pouvait-il s’occuper de faire sortir son neveu
de l’hôpital de Penfield et de le faire transporter chez elle ? Le
médecin demanda quelques explications, puis promit de faire ce qu’il
pourrait et s’éloigna.
Liz et Ann n’avaient pas l’intention de rester plus de vingt-quatre
heures, mais un incident prolongea leur séjour. La femme de charge
de Mme Flower téléphona qu’une de ses parentes était gravement
malade et qu’elle-même ne pouvait revenir à Rocky Corner avant
plusieurs jours.
« C’est la vie ! gémit Mme Flower. Quand on est vieux et qu’on
perd sa fortune, plus personne ne s’occupe de vous.
— Nous resterons jusqu’à son retour », promit Liz.
Mme Flower, qui craignait d’être obligée de s’occuper elle-même
de son ménage, en fut infiniment soulagée. Elle oublia bientôt la
déconvenue du retard de la femme de charge et consacra toute son
énergie à préparer sa plus belle chambre pour son neveu.
« J’espère qu’on le laissera partir, dit-elle. Il sera tellement mieux
ici, avec moi pour le distraire. »
A part elle, les jeunes filles étaient d’un autre avis. Si James
Flower, cloué au lit sans défense, devait écouter à longueur de
journée les doléances de sa tante sur ses ennuis de santé et ses
embarras financiers, il serait beaucoup mieux à l’hôpital…
Après le déjeuner, cependant, le docteur Bell amena le jeune
homme en voiture. James Flower était pâle et très faible ; il avait la
tête bandée et le bras en écharpe. Il réussit pourtant à sourire à sa
tante quand elle descendit en courant les marches du perron pour
l’embrasser.
« Mon pauvre James ! s’écria-t-elle. Je n’ai appris qu’hier que tu
étais à l’hôpital.
— C’est seulement hier soir que je m’en suis rendu compte moi-
même, dit son neveu. On m’a dit que j’étais resté sans connaissance
pendant longtemps.
— L’administration de l’hôpital ne voulait pas le laisser partir,
expliqua le docteur Bell, en aidant à transporter le blessé dans la
maison. Les médecins trouvaient que dans son état ce n’était pas
prudent ; j’ai été obligé de le prendre sous ma responsabilité. Mais il
faut le coucher immédiatement et le laisser absolument tranquille. »
Sous la direction du docteur Bell, Mme Flower s’agitant et
donnant des conseils tandis que les sœurs Parker faisaient tout le
travail, on installa enfin M. Flower au premier étage. Le médecin le
mit au lit. James se ressentait évidemment de la fatigue du voyage,
car il s’endormit aussitôt.
« Il a frôlé la mort de très près, déclara le docteur Bell. Mais s’il
n’y a pas de complications, il devrait être sur pied en quelques jours.
Quand on l’a conduit à l’hôpital, il souffrait d’épuisement et de froid
autant que de ses blessures.
— Pauvre garçon ! » soupira Mme Flower.
James Flower était bien l’inconnu de la grange. Les sœurs Parker
le reconnurent aussitôt. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans
environ, blond et sympathique. Liz et Ann avaient hâte de savoir
comment l’accident était arrivé, mais il leur fallut attendre que le
blessé fût en état de parler.
Ce soir-là, après le souper, James Flower put enfin leur raconter
son histoire. Il ne reconnaissait pas les jeunes filles, mais il se
rappelait vaguement être entré dans la ferme Darrow. Il apprit avec
étonnement que c’était grâce aux sœurs Parker qu’on avait pu le
retrouver à l’hôpital.
« Tout est arrivé par la faute de ce Carrillo, dit-il d’une voix faible.
— Carrillo ! s’exclama Mme Flower. Je te parlais de lui dans ma
lettre. C’est lui qui a volé mon argent. »
Son neveu inclina la tête.
« Justement, je venais à ton aide. En fait, j’étais déjà en route
quand un ami m’a prévenu qu’il avait aperçu Carrillo sur la route de
Cranbury.
— C’est là qu’il devait passer la nuit, expliqua Ann. M. Gerrin l’y a
poursuivi, mais il est arrivé trop tard.
— Il était à l’hôtel de la Liberté, dit James Flower. C’est là que je
l’ai trouvé. »
Il se laissa aller sur son oreiller et ferma les yeux, épuisé d’avoir
tant parlé.
« Vous l’avez trouvé ? répéta Liz. Mais il était parti quand
M. Gerrin est arrivé.
— Il était parti, en effet. Mais j’étais parti avec lui. Je voulais le
ramener à Rockville. Je l’ai rattrapé à l’hôtel de la Liberté et je l’ai
accusé en face d’avoir pris la fuite en emportant l’argent de Taylor
Gerrin. Au début, il a commencé par me tenir tête, mais devant ma
menace d’appeler la police il m’a tout avoué. Il m’a promis de ne pas
faire d’esclandre et de revenir à Rockville avec moi.
— Mais comment t’a-t-il échappé ensuite ? questionna
Mme Flower.
— J’y arrive. J’ai laissé ma voiture à Cranbury et décidé de revenir
à Rockville dans la sienne. Il paraissait docile ; j’ai eu la folie de
croire qu’il avait renoncé à s’enfuir. Mais, à Spring Corner, il m’a
faussé compagnie.
— Spring Corner ! s’écria Liz. Mais c’est là que se trouve la ferme
des Darrow ! »
Le jeune homme inclina la tête.
« La voiture s’est arrêtée. Carrillo m’a dit qu’il était en panne et
n’arrivait pas à redémarrer. Je pensais bien qu’il mentait ; je suis
descendu de la voiture pour examiner le moteur. Mais à peine avais-
je soulevé le capot qu’il a embrayé et fait un bond en avant.
— La brute ! s’écria Mme Flower avec chaleur. Il aurait pu te
tuer !
— Il a bien failli le faire. J’ai été renversé et traîné sur plusieurs
mètres. Puis, j’ai perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, il
pleuvait ; c’est probablement ce qui m’a ranimé. Carrillo et la voiture
avaient disparu. J’ai réussi à me relever et à faire quelques pas sur la
route, mais j’étais blessé et ma tête tournait. Je ne savais pas où je
me trouvais.

« J’ai vu un chemin et l’ai suivi, espérant qu’il conduisait à une


ferme. Tout à coup, j’ai aperçu une grange ; j’étais trop faible pour
aller plus loin ; j’ai donc ouvert la porte et suis entré. Puis, je me suis
évanoui de nouveau.
— C’est à ce moment-là que nous vous avons trouvé, dit Liz. Nous
sommes allées chercher du secours à la ferme, mais il n’y avait
personne. Et quand nous sommes revenues, nous n’avons pu vous
retrouver.
— Je ne me rappelle pas avoir quitté la grange. J’ai dû reprendre
mes sens et apercevoir de la lumière dans la maison. Finalement, je
me suis retrouvé à l’hôpital… Tout cela par la faute de ce misérable
Carrillo.
— Je n’ai jamais rien entendu de pareil ! déclara Mme Flower. Cet
homme est un assassin, ni plus ni moins. Mais je m’arrangerai pour
qu’il paie son crime. Je vais mettre un détective à ses trousses. Puis,
je promettrai une récompense – cinq cents dollars. Et je les paierai
avec joie s’il est pris ! »
Mme Flower tint parole. Le lendemain, elle téléphona
longuement à Joseph Jarvis, lui demandant de promettre une
récompense pour toute information aboutissant à la capture de
Carrillo, et d’engager un détective habile pour mener l’affaire.
« Joseph connaît un détective, annonça-t-elle en revenant. Il va
lui téléphoner immédiatement ; l’homme pourra arriver cet après-
midi. »
Les instructions de Mme Flower semblaient avoir stimulé
l’activité de M. Jarvis ; quelques heures plus tard, le notaire arrivait,
accompagné d’un individu de quarante-cinq ans environ, qu’il
présenta sous le nom de Sam Lowney. M. Lowney avait des yeux très
perçants, mais une expression d’extrême ennui.
« Nous avons beaucoup de chance, annonça fièrement Jarvis.
M. Lowney se trouvait libre et consent à s’occuper de notre affaire.
Beaucoup de chance, oui. M. Lowney a une excellente réputation ;
c’est un des meilleurs détectives du pays…
— Assez, Jarvis, assez ! interrompit sèchement le détective. Les
résultats parleront pour moi. Qu’on me communique les détails de
l’affaire pour que je me mette au travail. »
Les sœurs Parker étaient bien disposées en faveur de M. Lowney,
qui paraissait intelligent et semblait connaître son métier. Il obtint
rapidement de Mme Flower les détails de ses transactions avec
Carrillo. Puis, il interrogea le jeune Flower. En redescendant il dit à
Liz :
« D’après ce que me dit M. Flower, vous semblez avoir pris toutes
deux une part assez active à cette aventure. Laquelle exactement ? »
A leur tour, les deux sœurs racontèrent leur histoire. Elles ne
cherchaient pas à se faire valoir, mais elles se rendaient compte que
leurs renseignements pouvaient être utiles au détective, surtout en ce
qui concernait la ferme Darrow. Elles ne doutaient plus maintenant
que Carrillo se fût arrêté à la ferme, le soir de l’accident, et
l’information leur semblait valable.
Cependant, à leur grande déception, M. Lowney ne parut pas la
prendre très au sérieux.
« Il s’est peut-être arrêté là pour demander sa route, fit le
détective en bâillant. Ça n’a rien à voir avec notre affaire.
— Et la cachette de la grange ? insista Ann, piquée au vif.
— Rien ne prouve qu’elle ait été utilisée par Carrillo. Tout cela ne
signifie pas grand-chose. Vous ne m’apportez rien de bien sérieux. »
M. Lowney remit son calepin dans sa poche.
« Je vous remercie malgré tout. Il arrive que de menus détails
aident à éclaircir une énigme, mais il faut que ces détails soient
authentiques.
— Nous pensions… », commença Ann. Mais M. Lowney
l’interrompit :
« Désormais, mesdemoiselles, ne vous occupez plus de cette
affaire. Vos études réclament certainement toute votre attention. Au
revoir. »
Le détective s’éloigna pour s’entretenir avec M. Jarvis.
« Je ne m’attendais pas à cela, Liz ! » déclara Ann en regardant
s’éloigner l’exaspérant individu.
CHAPITRE XII

ON DEMANDE UNE FEMME DE CHARGE

SUR LE MOMENT, les deux jeunes filles restèrent stupéfaites.


« Rien de bien sérieux ! s’exclama Liz. Nous lui avons donné plus de
renseignements que n’importe qui ! Et s’il ne s’en sert pas, c’est qu’il
ne vaut pas grand-chose comme détective ! Il ne veut rien devoir à
personne, voilà tout. »
Mme Flower ne partageait pas leur méfiance à l’égard de
M. Lowney.
« Il connaît son affaire, déclara-t-elle. Il est intelligent. Il est
malin. Je veux bien être pendue s’il n’arrête pas Carrillo avant peu. »
Jarvis, lui aussi, était persuadé que Sam Lowney ne tarderait pas
à découvrir le vendeur disparu. Le détective lui-même ne cachait pas
qu’il avait confiance en ses propres talents. Quoique irritées par
l’attitude de Lowney et ses airs méprisants, Liz et Ann devaient
reconnaître qu’il était certainement intelligent et rusé.
Après le départ de Joseph Jarvis et du détective, oncle Dick
téléphona pour savoir quand ses nièces comptaient rentrer au logis.
« Vous venez à Rockville pour les vacances, et nous avons à peine
le temps de vous apercevoir ! protesta-t-il.
— Nous rentrerons dès que la femme de charge de Mme Flower
sera là, promit Liz.
— En ce cas, j’espère qu’elle ne tardera pas trop ! grogna oncle
Dick. Comment va la vieille dame ?
— Beaucoup mieux, à ce qu’il paraît.
— Elle n’a jamais rien eu, dit le commandant. Elle cherchait
seulement à se faire gâter. Oh ! à propos, j’ai reçu, ce matin, une
lettre d’une de vos meilleures amies.
— Evelyn Starr ? demanda Liz. Josie ? »
Oncle Dick étouffa un petit rire.
« Lætitia Barclay.
— Ce n’est pas une amie ! protesta Liz. Mais pourquoi t’a-t-elle
écrit ? Qu’est-ce qu’elle veut ? »
Oncle Dick, qui avait fait la connaissance de Letty en allant voir
ses nièces à Starhurst, avait peu de considération pour l’héritière.
« Oh ! un petit service. Une bagatelle, comme vous allez voir :
sous prétexte qu’elle est dans le même collège que mes nièces, elle
pense que je dois pouvoir accorder à un de ses amis un tarif réduit
sur le Balaska. Rien de plus !
— Quel toupet ! Et quel est cet ami ?
— Un étranger, un comte.
— Le comte Salame ?
— C’est cela. Vous le connaissez ?
— Nous avons entendu Letty parler de lui, mais nous étions
persuadées qu’il n’existait pas. Nous pensions qu’elle l’avait inventé
pour plastronner devant les autres.
— En tout cas, comte ou non, je lui ai répondu que les prix de
passage ne me regardaient pas. Elle m’a téléphoné, il y a un moment,
pour s’assurer que j’avais reçu sa lettre. Je lui ai dit que le comte
paierait plein tarif, comme tout le monde, quand il voyagerait sur
mon bateau. »
Ann et Liz se mirent à rire.
« Elle ne semblait pas très contente, ajouta oncle Dick. Elle m’a
déclaré qu’elle le dirait à son père ; j’ai répliqué qu’elle pouvait le dire
au président des Etats-Unis, si elle voulait, mais que cela
n’empêcherait pas le comte de payer plein tarif. Elle m’a dit que son
ami appartenait à une des plus anciennes familles d’Europe ; j’ai
répondu que, même s’il remontait à l’âge de pierre, il paierait plein
tarif sur mon bateau. Là-dessus, Mlle Barclay m’a informé que même
pour rien, le comte ne prendrait pas le Balaska. Je m’apprêtais à la
remercier du renseignement, mais elle a raccroché.
— Tu t’es fait une ennemie pour la vie ! dit Liz en riant.
— Je m’en consolerai, déclara oncle Dick. En tout cas, rentrez dès
que vous pourrez. Votre tante et moi, nous nous sentons très seuls. »
Mais quand le courrier du matin arriva, les deux sœurs
comprirent qu’elles seraient obligées de prolonger leur séjour à
Rocky Corner. A sa grande colère, Mme Flower reçut une lettre lui
annonçant que son ancienne femme de ménage avait décidé de ne
pas revenir, la parente malade qu’elle soignait lui ayant proposé de
l’accompagner en Californie.
« Quel manque d’égards ! se lamenta-t-elle. Quitter une situation
comme celle qu’elle avait chez moi, pour le plaisir de partir en
voyage ! Je n’ai jamais rien entendu de pareil. Maintenant, il va
falloir que je lui trouve une remplaçante ; cela prendra sans doute
plusieurs jours. Malade comme je suis, je ne peux pas supporter
seule la charge de cette grande maison. »
Elle semblait si bouleversée que les sœurs Parker lui promirent de
rester jusqu’à ce qu’elle eût trouvé une autre domestique. Aussitôt
rassérénée, Mme Flower alla sur-le-champ téléphoner au docteur
Bell, pour le prier de passer la voir.
« Il connaît peut-être quelqu’un », dit-elle.
Le médecin, qui vint dans la matinée, écouta patiemment les
doléances de la vieille dame et promit de faire son possible pour lui
trouver une femme de ménage.
« Pas trop jeune, stipula Mme Flower. Les jeunes sont étourdies
et instables. Pas trop vieille non plus : les vieilles sont lentes et ont
souvent mauvais caractère. Et pas gaspilleuse : j’en ai eu une qui
utilisait tant de beurre que j’ai été obligée de la renvoyer. De bons
certificats, bien entendu. Et je ne veux pas payer de gros gages. Elle
est bien logée et presque entièrement vêtue – je donne toujours mes
vieilles robes à ma femme de charge, si elles lui vont –, qu’est-ce
qu’une domestique peut vouloir de plus ? »
Le docteur semblait croire qu’il ne serait pas facile de découvrir
une perle répondant à toutes ces exigences. Profitant d’un instant où
Mme Flower s’absentait de la pièce, il confia aux sœurs Parker qu’il
ne connaissait personne, mais qu’il n’osait pas l’avouer à sa cliente.
« C’est qu’elle n’est pas commode quand elle se fâche ! ajouta-t-il
tristement.
— Nous trouverons peut-être quelqu’un » dit Ann. Nous irons
demander à M. Jarvis.
— Moi-même, j’essaierai de trouver quelqu’un à Penfield,
remarqua le médecin. Justement, j’y ai affaire cet après-midi.
Voudriez-vous venir avec moi ?
— Magnifique ! » déclara Liz.
A la fin de la matinée, les deux jeunes filles allèrent voir Joseph
Jarvis et lui soumirent le problème. Le notaire se montra aussi poli et
sirupeux que jamais.
« Hum !… une femme de charge ? murmura-t-il, en tapotant
pensivement son bureau du bout de ses doigts osseux. Voyons, il se
trouve justement que, la semaine dernière, une veuve est venue me
demander de lui trouver une place. Attendez un instant. Elle m’a
laissé son adresse. »
Il fourragea dans un tiroir et découvrit un bout de papier.
« Elle habite à dix kilomètres d’ici, sur la route de Penfield. Elle
s’appelle Mme Reynolds.
— Très bien, nous irons la voir cet après-midi.
— Je suis toujours heureux de pouvoir rendre service à cette
chère Mme Flower, déclara le notaire, en se frottant les mains. Une
femme si admirable, si courageuse… Elle a eu beaucoup d’ennuis,
beaucoup… Des pertes d’argent, des maladies… Et elle a tout
supporté si vaillamment ! J’ai une grande admiration pour elle. »
Liz, se rappelant le spectacle ridicule de M. Jarvis aux genoux de
la veuve, faillit éclater de rire. Mais elle et sa sœur réussirent à garder
leur sérieux et remercièrent le notaire du renseignement qu’il leur
donnait. Elles se préparaient à quitter son bureau quand Sam
Lowney, le détective fit son entrée.
« Bonjour, monsieur, lui dirent-elles.
— Bonjour, fit-il un peu froidement.
— Rien de nouveau dans l’affaire Carrillo ? » demanda Ann.
Lowney secoua la tête.
« Je ne m’y suis pas encore mis pour de bon. Je faisais mon
enquête à Rockville. L’individu ne devrait pas être difficile à
découvrir. Je ne tarderai pas à lui mettre la main au collet. »
Après le déjeuner, le docteur Bell vint chercher les deux sœurs en
voiture. Elles avaient prévenu leur hôtesse qu’elles allaient voir une
femme de charge, et Mme Flower entrevoyait déjà avec optimisme la
fin de ses ennuis domestiques.
« Si elle vous paraît sérieuse et honnête, dites-lui de venir me
voir. Nous parlerons de ses gages à ce moment-là. »
Les sœurs Parker n’eurent pas de mal à trouver Mme Reynolds.
Celle-ci habitait, sur la route de Penfield, une bicoque délabrée à
laquelle s’adossait un poulailler ; dans la cour, broutait une chèvre
mélancolique. Mme Reynolds, grosse femme rougeaude d’une
quarantaine d’années, vint ouvrir en s’essuyant les mains à son
tablier.
« En effet, dit-elle, j’ai demandé à M. Jarvis s’il pouvait me
trouver une place stable. Femme de charge, vous dites ? Oui, ça
m’irait si les gages sont convenables. Où est-ce ? »
Mais au nom de Mme Flower, la femme fit une moue de mépris.
« Ah ! c’est chez Mme Flower ? Non, merci ! Je veux bien me
placer, mais pas chez elle. Je ne resterais pas deux heures dans cette
maison. Pas de danger ! Je suis trop indépendante… Et elle, trop
difficile. J’ai une amie qui a travaillé là et qui m’a tout raconté. »
Mme Reynolds se montrant inébranlable dans son refus, la
conversation s’arrêta là. Les sœurs Parker revinrent à la voiture,
désappointées.
« Si Mme Flower avait entendu, cela ne lui aurait pas fait plaisir !
dit Liz en riant.
— Il faudra chercher plus loin, déclara le docteur Bell, après avoir
écouté l’histoire. La réputation de Mme Flower a évidemment fait le
tour du pays. »
Ils continuèrent leur route vers Penfield ; le médecin déclara qu’il
profiterait de son passage dans cette ville pour s’enquérir d’une
domestique possible.
« Docteur, dit Liz tout à coup, je pense que ma sœur et moi
n’irons pas jusqu’à Penfield. Vous pourriez nous laisser à Spring
Corner.
— Spring Corner ? n’est-ce pas près de là que James Flower a été
blessé ? »
Liz inclina la tête.
« Nous allons jeter un coup d’œil à la ferme des Darrow »,
annonça-t-elle d’un ton mystérieux.
CHAPITRE XIII

UNE VOYAGEUSE EMBARRASSÉE

LES DEUX SŒURS descendirent donc de voiture à Spring


Corner ; le docteur continua sa route vers Penfield, après avoir
promis de revenir les chercher un peu plus tard.
« Crois-tu que les Darrow soient de retour ? demanda Ann en se
dirigeant vers la ferme.
— Si elles sont là, il faut que nous leur parlions. Je voudrais bien
savoir pourquoi elles sont parties si brusquement, le jour de notre
visite.
— Je ne sais pas pourquoi, dit Ann, mais j’ai l’impression que
nous ne les trouverons pas. »
Les deux jeunes filles prirent le chemin de terre et entrèrent dans
la cour sans apercevoir le moindre signe de vie. La maison semblait
abandonnée ; l’endroit était dans le même état que lorsqu’elles
l’avaient quitté : fenêtres fermées, portes closes.
Liz monta les marches et frappa. Le bruit se répercuta à travers la
maison silencieuse, mais elle n’obtint pas de réponse.
« Elles sont toujours absentes », dit Ann.
Liz frappa de nouveau, toujours sans succès. Elle tourna la
poignée, mais la porte était fermée à clef. Elles firent le tour de la
maison et essayèrent la porte de service, mais sans parvenir à
l’ouvrir.
« Personne ! fit Liz déçue.
— Allons regarder dans la grange, suggéra Ann. Carrillo est peut-
être revenu. Il a pu chercher une nouvelle cachette. »
Elles s’éloignèrent de la maison et allèrent examiner la grange.
Mais rien ne semblait indiquer qu’on y fût entré depuis la disparition
des Darrow.
« C’est inutile, déclara Liz. Nous n’avons qu’à aller nous asseoir
sur les marches, en attendant le retour du docteur Bell. »
Tandis qu’elles attendaient sur le perron de la ferme abandonnée,
se demandant si le docteur Bell réussirait à trouver une femme de
charge à Penfield, Ann aperçut une dame qui se dirigeait rapidement
vers la maison.
« C’est peut-être Mme Darrow ! s’écria-t-elle avec animation.
— Ou Edith. »
Mais quand la femme s’approcha, elles constatèrent que c’était
une inconnue. Elle pouvait avoir une soixantaine d’années, elle avait
les cheveux blancs et une expression bienveillante. Elle traversa la
cour et se dirigea vers les deux jeunes filles.
« Bonjour, mes enfants, dit-elle en s’arrêtant hors d’haleine. Je
suis joliment contente de vous trouver à la maison ! Laquelle de vous
est Miss Darrow ?
— Ni l’une ni l’autre, répondit Liz. Nous étions venues nous-
mêmes rendre visite aux Darrow, mais nous ne les avons pas
trouvées. »
La dame âgée sembla désappointée.
« Mon Dieu ! dit-elle, quel contretemps ! Je suis déjà venue il y a
quelques heures, j’ai frappé et on ne m’a pas répondu. Pourvu
qu’elles ne soient pas absentes pour la journée !
— Elles sont absentes depuis plusieurs jours, expliqua Ann. Nous
ne savons pas où elles sont allées. »
A cette nouvelle, l’inconnue parut bouleversée.
« Mais que vais-je faire ? s’exclama-t-elle. Je viens de très loin –
de l’Ouest du pays. Je sais que mon fils a habité ici. C’est très bizarre.
Dans sa dernière lettre, il ne me parlait pas de déménager.
Evidemment, à cette heure-ci il est peut-être à son travail.
— Comment s’appelle votre fils ? demanda Liz.
— Edward Carrillo. Je suis Mme Carrillo. »
Stupéfaites de cette coïncidence inattendue, Ann et Liz
s’efforcèrent de dissimuler leur émotion.
« C’est ma faute, continua la dame, j’aurais du lui écrire. Mais je
voulais lui faire une surprise. Il paraît qu’il a si bien réussi depuis
qu’il travaille pour les Darrow. Moi, je ne l’ai pas vu depuis plusieurs
années. »
Il était évident que Carrillo avait menti à sa mère ; la pauvre
femme ne se doutait de rien. Bribe par bribe, les deux sœurs
reconstituèrent toute l’histoire. Carrillo n’avait pas parlé à sa mère de
son emploi chez M. Gerrin ; il lui avait fait croire qu’il travaillait à la
ferme et gagnait très largement sa vie.
« Aussi, expliqua-t-elle, quand M. Brown est mort…
— Qui était M. Brown ? interrogea Liz.
— Un vieux monsieur, pas très bien portant ; j’étais sa
gouvernante. Il est mort, le mois dernier. Il m’avait toujours promis
que je toucherais son assurance, mais comme il n’avait pas fait de
testament – en tout cas, on n’en a pas trouvé après sa mort –, sa
famille a réclamé toute la fortune. Finalement, je n’ai rien eu. Alors,
j’ai décidé de venir rejoindre mon fils ; je savais qu’il ne laisserait pas
sa vieille mère sans ressources. Mais maintenant, je ne sais vraiment
que devenir. »
Cette pauvre femme désemparée faisait pitié aux deux sœurs.
« Les Darrow sont absentes depuis plusieurs jours, déclara Liz. Si
nous savions où elles sont, elles pourraient vous renseigner au sujet
de votre fils. »
Les deux jeunes filles se gardèrent bien de dire ce qu’elles
savaient de Carrillo. La mère leur semblait une femme honnête et
laborieuse, très fière de son fils et bien loin de soupçonner ce qu’il
était devenu.
« Je me demande ce que je vais faire, dit-elle en essayant d’ouvrir
son sac. Je… je n’ai pas beaucoup d’argent et je ne connais personne
dans cette région. Si je ne retrouve pas Edward, je vais être sans abri.
Mais qu’est-ce qui lui a pris de s’en aller sans me prévenir ? »
Son sac s’ouvrit enfin ; quelques lettres et des cartes de visite
glissèrent sur les marches du perron. Ann les ramassa vivement. En
les rendant à la dame, elle constata qu’une des enveloppes était
adressée à « Mme Mary Carrillo » ; une des cartes portait également
ce nom. Ainsi, l’inconnue disait bien la vérité.
« Il faut absolument que je trouve du travail, déclara celle-ci
inquiète. Mais ça va être difficile… Je n’ai jamais pensé à demander
un certificat à M. Brown, pendant que j’étais chez lui. »
Liz fit un signe à sa sœur ; toutes deux s’excusèrent un moment et
s’éloignèrent pour échanger quelques mots.
« La pauvre femme est dans l’embarras, dit Liz. Il faut qu’elle
trouve du travail, c’est évident.
— Comment pourrions-nous l’aider ?
— Est-ce que nous ne sommes pas en train de chercher une
femme de charge pour Mme Flower ? »
Ann sursauta.
« Liz ! Nous ne pouvons pas lui proposer la place !
— Pourquoi pas ? Elle a l’air d’une personne de confiance, même
si son fils est un vaurien.
— Mais Mme Flower ne voudra pas d’elle. La mère de Carrillo ! A
cette seule idée, elle se mettra en rage.
— Je n’avais pas pensé à ça », avoua Liz, se rendant compte
maintenant que Mme Flower ne pouvait guère éprouver de
sympathie pour la famille de l’homme qui l’avait dévalisée.
A ce moment, elles aperçurent la voiture du docteur Bell.
« Allons à sa rencontre, dit Ann, et expliquons-lui tout. Il aura
sans doute une suggestion à nous faire.
— Il a peut-être déjà trouvé une femme de charge. »
Elles coururent au-devant de la voiture et demandèrent s’il avait
découvert quelqu’un. Quand il leur dit que non, elles lui racontèrent
leur rencontre avec Mme Carrillo et l’embarras dans lequel se
trouvait la pauvre femme.
« Je pensais qu’elle pourrait prendre la place chez Mme Flower,
expliqua Liz. Mais évidemment, c’est impossible. Jamais
Mme Flower ne voudra prendre la mère de Carrillo.
— C’est probable, reconnut le docteur Bell en souriant. Mais
laissez-moi aller lui dire un mot. »
Avant qu’il se fût éloigné, on vit une autre voiture s’avancer vers
la ferme.
« Qui cela peut-il bien être ? s’écria Ann.
— Ce sont peut-être les Darrow qui rentrent. »
Dans la voiture, il n’y avait qu’un occupant. Il ne s’arrêta pas, ne
ralentit même pas, mais passa devant eux à toute vitesse et tourna
dans la cour. Les Parker reconnurent le conducteur.
« M. Lowney ! s’exclama Liz.
— Le détective ? demanda le docteur Bell, surpris. Qu’est-ce qu’il
vient faire ici ? »
Intrigués, ils regardèrent Lowney arrêter sa voiture, puis mettre
pied à terre et se diriger vivement vers la maison.
« Il cherche peut-être les Darrow, comme nous », dit Ann.
Le détective s’arrêta devant Mme Carrillo, toujours assise sur les
marches, et échangea quelques mots avec elle. Les Parker n’y
comprenaient rien. On aurait dit que M. Lowney venait à la ferme
tout exprès pour interviewer Mme Carrillo. Mais comment savait-il
qu’elle était là ?
« Approchons-nous », suggéra le docteur Bell.
Liz conseilla la prudence.
« Il vaut mieux attendre un peu. Je ne pense pas que M. Lowney
nous ait reconnus. »
CHAPITRE XIV

SOUS UN FAUX NOM

LE DÉTECTIVE ne parla pas longtemps avec Mme Carrillo. Au


bout d’un moment, les Parker le virent se détourner avec un geste
d’impatience et retourner vers sa voiture.
« Il a l’air fâché, commenta Liz, je me demande pourquoi ? »
Sam Lowney remonta en voiture, fit volte-face et repartit. En
approchant de l’auto du médecin, il reconnut tout à coup le docteur
Bell et les deux jeunes filles. Il rougit, fronça les sourcils, puis les
salua du geste en passant.
Le médecin se mit à rire. « Pas très aimable, hein, notre Lowney ?
— Non, pas très ! répondit Ann. Mais je me demande ce qu’il a dit
à Mme Carrillo. »
Ils retournèrent à la ferme où les sœurs Parker présentèrent le
docteur Bell à la vieille dame. Il commença par lui poser quelques
questions, puis tout à coup :
« Nous connaissons quelqu’un qui cherche une femme de
charge. »
Le visage de Mme Carrillo s’éclaira.
« Vrai ? s’exclama-t-elle. Oh ! donnez-moi l’adresse, je vous en
prie. Il faut absolument que je trouve du travail.
— Je suis sûr que vous feriez l’affaire, dit le médecin, sauf sur un
point…
— Lequel ? demanda Mme Carrillo. Pas mon âge, je pense ? J’ai
soixante ans, mais je suis aussi forte et aussi active que bien des
femmes qui n’en ont pas la moitié. Je sais coudre, faire la cuisine…
— Ce n’est pas cela, dit le docteur Bell. C’est votre nom. Est-ce
que vous êtes étrangère ?
— Pas du tout ! Je suis aussi Américaine que vous, peut-être plus.
Je suis née dans le Dakota. Mon nom de jeune fille était Whitehall.
Mon mari était né en Amérique aussi, quoique de père italien.
— C’est ce nom, voyez-vous. Il a une consonance étrangère. Et
cette dame a une prévention contre tous les étrangers.
— J’ai une idée ! s’exclama Ann. Pourquoi ne pas donner votre
nom de jeune fille ? Il figure sur vos pièces d’identité.
— Si Mme Carrillo ne peut pas se placer parce qu’on la prend
pour une étrangère, déclara la dame avec énergie, Mary Whitehall
aura peut-être plus de chance. Disons que je m’appelle Mary
Whitehall.
— Cela ne vous gêne pas ? demanda le médecin.
— Pourquoi ça me gênerait-il ? répondit-elle en riant. C’est mon
nom aussi, après tout. Si la dame y tient tant, moi ça m’est égal. Est-
ce qu’elle habite loin ?
— A Rocky Corner. Nous pouvons vous y conduire.
— Vous êtes bien bons, déclara Mme Carrillo. J’ai laissé ma valise
au village ; je n’ai pas apporté d’autres bagages.
— Nous allons passer la chercher, dit le docteur Bell. Ensuite,
nous vous emmènerons à Rocky Corner et nous vous présenterons à
Mme Flower.
— J’espère qu’elle me prendra. Il faut que je travaille jusqu’à ce
que j’aie des nouvelles de mon fils.
— A propos, questionna Liz en affectant l’indifférence, que voulait
donc cet homme qui vous a parlé ?
— Celui qui est arrivé en voiture ? Oh ! il me prenait pour
Mme Darrow. Quand je lui ai dit que ce n’était pas moi, il a eu l’air
très mécontent. Il m’a dit qu’il s’attendait à trouver ces dames chez
elles ; il était furieux parce qu’il venait de loin. Tout cela pour rien, a-
t-il grogné, et à cause de ces deux collégiennes… Je n’ai pas compris
ce qu’il voulait dire. »
Les sœurs Parker, elles, comprenaient. Elles se rendaient compte
que depuis cet échec, elles avaient dû baisser encore dans l’estime de
M. Lowney. Quant au docteur Bell, il semblait trouver drôle que ce
brillant détective eût parlé sans le savoir avec la mère de l’individu
qu’il recherchait.
On n’expliqua pas à Mme Carrillo ce que le détective venait faire à
la ferme. Enchantée par la perspective de trouver une place, la brave
femme oublia bientôt l’incident. On reprit ses bagages où elle les
avait laissés, et la voiture fila vers Rocky Corner.
« A votre place, Mme Carrillo, suggéra le docteur Bell, je ne
parlerais pas de mon fils à Mme Flower. Il faut vous dire que cette
dame est assez originale et qu’elle a eu beaucoup d’ennuis depuis
quelque temps.
— Je n’ai pas l’habitude d’ennuyer les gens avec mes affaires,
déclara Mme Carrillo avec dignité. Je garde mes soucis pour moi. »
Le docteur se pencha vers Liz, qui était assise près de lui sur le
siège avant.
« Ça peut marcher très bien. Mais, j’ai peur que cette dame
entende Mme Flower faire allusion à Carrillo. Comment l’éviter ?
— Son neveu pourrait peut-être nous aider. Si nous lui racontions
toute l’histoire ? Il a l’air d’un homme de bon sens.
— C’est une idée, reconnut le médecin. S’il se rend compte de la
situation, il peut faire beaucoup pour éviter les complications. »

En rentrant chez Mme Flower, ils présentèrent Mme Carrillo à la


veuve sous le nom de Mme Whitehall. Après un court entretien,
Mme Flower se déclara entièrement satisfaite. La nouvelle femme de
charge entra en fonction sur-le-champ.
« Vous n’avez plus besoin de nous maintenant, madame, dit Liz,
très soulagée de voir la place enfin prise.
— Je ne sais pas comment vous remercier, mes enfants, déclara
aimablement l’amie de tante Harriet. Vous avez été très bonnes et je
ne l’oublierai pas.
— Avant de partir, dit Ann, nous allons monter dire au revoir à
votre neveu. »
James Flower se sentait beaucoup mieux, mais il n’était pas
encore capable de se lever. En voyant les deux jeunes filles, il leur
exprima sa reconnaissance pour l’avoir si habilement identifié.
C’était un gentil garçon, avec un sourire sympathique.
« Vous pouvez faire quelque chose pour nous, si vous voulez, lui
dit Liz.
— Dites-moi ce que c’est ; je le ferai tout de suite si c’est en mon
pouvoir. »
Elles lui expliquèrent comment elles avaient rencontré
Mme Carrillo et l’avaient fait engager par la tante du jeune homme.
« Voyons ! s’exclama le jeune homme stupéfait, jamais tante
Betty n’introduirait la mère de Carrillo dans la maison !
— Elle ne sait pas que c’est elle. Et nous voudrions que vous nous
aidiez à l’empêcher de découvrir la vérité.
— Comment cela ?
— Mme Flower risque de faire une réflexion par hasard ou de
raconter ses malheurs à sa femme de charge. Du coup, tout serait
découvert. Naturellement, la pauvre Mme Carrillo ne sait pas que
son fils est un vaurien. Si elle l’apprend, elle aura le cœur brisé. »
James Flower inclina la tête.
« Je vois. Après tout, Mme Carrillo n’est pas responsable des
mauvaises actions de son fils. Je vais avoir une petite conversation
avec ma tante et bien lui recommander de ne pas parler de ses ennuis
devant la nouvelle domestique. Je crois que si j’insiste, elle ne
prononcera plus le nom de Carrillo dans la maison. »
Les Parker se félicitèrent de s’être assuré la collaboration du
jeune homme. James Flower semblait trouver la situation assez
comique.
« Ma tante serait hors d’elle si elle se doutait qu’elle vient
d’engager la mère de Carrillo comme femme de charge. Au fond,
quand on y pense, c’est très drôle.
— Ce ne sera pas drôle si elle s’en aperçoit ! » déclara Ann.
Les deux sœurs allèrent faire leur valise, ce qui ne leur prit pas
longtemps, car elles n’avaient emporté que les objets indispensables.
En redescendant faire leurs adieux, elles trouvèrent Mme Carrillo
déjà au travail, enveloppée d’un tablier propre et en train
d’épousseter le bureau.
« Vous croyez que vous vous plairez ici ? demanda Liz.
— M’y plaire ! Mieux que ça ! déclara la femme de charge avec
emphase. Quant à Mme Flower – elle désigna la cuisine où la vieille
dame discutait avec le commis de l’épicier –, je crois que nous nous
entendrons très bien. J’ai l’habitude de m’occuper des malades, réels
ou imaginaires. Il suffit de dire toujours comme eux. »
La sonnette de la porte d’entrée retentit. Ann alla ouvrir et se
trouva en présence de Sam Lowney.
« Mme Flower est-elle chez elle ? » demanda-t-il d’un ton rogue.
Ann sentit la panique l’envahir. A aucun prix il ne fallait que le
détective rencontrât la nouvelle femme de charge. S’il reconnaissait
en elle la femme qu’il avait vue à la ferme Darrow, des incidents
fâcheux pourraient s’ensuivre.
« Oui… enfin… elle est occupée… balbutia Ann en essayant de lui
barrer le passage.
— Ça n’a pas d’importance », répliqua Lowney sans même la
regarder.
Il entra tout droit dans le bureau et s’installa dans un fauteuil
comme aurait pu le faire un habitué de la maison.
CHAPITRE XV

LE GAGNANT DU SWEEPSTAKE

LE DÉTECTIVE ne jeta qu’un coup d’œil à Mme Carrillo, qui était


en train d’épousseter le dessus de la cheminée. Puis, il tira un journal
de sa poche et se mit à lire.
Liz et Ann poussèrent un soupir de soulagement. Sam Lowney
n’avait pas reconnu la femme de charge !
Quelques instants plus tard, Mme Flower entra dans le bureau et
Mme Carrillo se retira à la cuisine. Ann et Liz firent leurs adieux à la
veuve, qui se confondit encore en remerciements.
« Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous ! déclara-t-elle. Il
faudra revenir me voir, n’est-ce pas ? Et faites toutes mes amitiés à
Harriet. »
Tout en roulant vers Rockville, Liz poussa un grand soupir.
« Les choses se compliquent encore, dit-elle. Maintenant, je n’ai
même plus envie de voir prendre Carrillo, à cause de sa mère. Je suis
sûre que cela lui brisera le cœur.
— C’est ce que j’éprouve aussi, reconnut Ann. Je voudrais qu’on le
retrouve, mais je ne voudrais pas qu’on l’arrête.
— S’il pouvait trouver un moyen de restituer ce qu’il a pris, ce ne
serait pas aussi terrible pour sa mère.
— Mais il n’a peut-être aucun désir de le restituer, objecta Ann.
— Ce que je voudrais, c’est que nous le retrouvions, toi et moi, et
que nous puissions lui parler. Après tout, nous avons autant de
chances que Sam Lowney. C’est peut-être un excellent détective,
mais tout de même il n’a pas reconnu Mme Carrillo, et il venait de la
voir à la ferme ! »
De retour à la maison, les deux sœurs furent accueillies à bras
ouverts.
« J’ai l’impression de ne pas vous avoir vues du tout ! déclara
oncle Dick. Mais cette fois, vous ne bougez plus ! Je n’ai que quelques
jours de congé et je tiens à les passer avec mes nièces. Asseyez-vous
et parlez-nous de votre nouveau mystère. Comment cela se présente-
t-il ?
— Nous avons fait beaucoup de progrès, répondit Liz, mais le
mystère semble de plus en plus profond.
— Et vous appelez cela des progrès ? taquina oncle Dick. Alors
vous avancez à reculons ! »
Les deux jeunes filles expliquèrent que le blessé de l’hôpital de
Penfield était le neveu de Mme Flower.
« En allant à Rocky Corner, dit Ann, nous avons trouvé chez
Mme Flower un album de famille ; dedans, il y avait la photo de
l’homme de la grange de Spring Corner. C’est comme cela que nous
avons découvert James Flower. Ensuite, quand nous avons quitté
Rocky Corner pour retourner à Spring Corner…
— Ohé du canot ! rugit oncle Dick. Ne parle pas si vite. Spring
Corner, Rocky Corner, Corner par ici, Corner par là,… cela finit par
me corner aux oreilles ! Je m’y perds, moi, dans tous ces corners !
— Mais, oncle Dick, Spring Corner, c’est chez les Darrow et Rocky
Corner chez Mme Flower. James Flower était à Spring Corner quand
nous l’avons trouvé dans la grange, mais maintenant il est à Rocky
Corner chez sa tante », expliqua Ann.
Oncle Dick hocha la tête et fit un clin d’œil à tante Harriet.
« Je m’y perds de nouveau, déclara-t-il. Peut-être vaut-il mieux
que tu ne t’expliques pas tant, cela ne fait que m’embrouiller »
Les deux sœurs arrivèrent enfin à terminer leur histoire, qui
intéressa prodigieusement oncle Dick et tante Harriet.
« Je crains, malgré tout, que vous n’ayez des ennuis avec
Mme Carrillo, dit tante Harriet en hochant la tête. Je me demande si
le docteur Bell a eu raison de la présenter sous le nom de Whitehall.
— Mais c’est son nom de jeune fille ! dit Ann.
— Et nous savons bien que, sous son vrai nom, Mme Flower ne lui
aurait jamais donné la place », ajouta Liz.
Tante Harriet n’était pas convaincue.
« Mme Flower apprendra certainement la vérité, tôt ou tard.
Ecoutez ce que je vous dis : cela se découvrira et, ce jour-là, nous
aurons des ennuis.
— Nous avons pourtant agi au mieux.
— Etant donné les circonstances, il n’y avait sans doute pas
d’autre solution, reconnut tante Harriet. Après tout, ce n’est pas tout
à fait une fraude. Mme Flower cherchait une femme de charge et
Mme Carrillo cherchait du travail. Mais la situation sera très
désagréable pour Mme Carrillo si Mme Flower apprend qui elle est.
— Elle ne l’apprendra peut-être pas, intervint oncle Dick. Il ne
faut pas se tourmenter à l’avance. Moi, je trouve que les petites ont
très bien fait.
— A cela près que nous n’avons pas trouvé trace de Carrillo,
remarqua tristement Ann.
— Bah ! fit oncle Dick, une fausse pièce se retrouve toujours ! Le
détective mettra peut-être la main dessus. »
Ce soir-là, Ann écrivit une lettre. Elle avait l’air très mystérieux.
« J’ai une idée, expliqua-t-elle à Liz. Je ne te dis pas encore ce que
c’est, parce qu’elle ne vaut peut-être rien. Je demande qu’on
m’envoie divers numéros de certains journaux.
— Lesquels ?
— Tu verras. Si j’y trouve le renseignement que je cherche, je te le
dirai. Sinon, eh bien, tant pis ! »
Quoique très intriguée, Liz ne posa pas d’autres questions et Ann
acheva tranquillement sa lettre. Après avoir mis l’adresse, elle
demanda à Liz de la conduire à Rockville en voiture pour mettre la
missive à la poste.
Les jours suivants, le mystère de Spring Corner passa à l’arrière-
plan : les sœurs Parker commencèrent à profiter de leurs vacances.
On les invita plusieurs fois à Rockville et une fois à un pique-nique
sur la rivière, ce qui les enchanta. Toute la jeunesse des environs les
aimait beaucoup, de sorte qu’elles n’étaient jamais à court
d’amusements. Oncle Dick, de son côté, ne savait que faire pour les
gâter ; il leur proposa même de les emmener à New York quand il y
retournerait pour prendre la mer.
Un matin, le courrier apporta à l’adresse d’Ann un volumineux
paquet de journaux. La jeune fille les prit et s’enferma dans sa
chambre, pendant une heure. Liz, de plus en plus intriguée, l’écoutait
tourner les pages. Elle se doutait que ces journaux se rapportaient à
la mystérieuse lettre de sa sœur. Enfin, Ann vint la chercher, tenant à
la main un des journaux.

« J’espère que tu n’as pas cru que je voulais te cacher quelque


chose, dit la cadette en riant. J’avais peur que mon idée ne vaille rien
et que tu te moques de moi.
— De quoi s’agit-il ? Je brûle de curiosité.
— J’ai demandé des exemplaires de tous les journaux pour
lesquels Edith Darrow pouvait travailler, expliqua Ann. Nous savions
qu’elle était journaliste, mais elle ne nous avait pas précisé où. J’ai eu
une intuition : voilà le résultat !
— Continue.
— Si Miss Darrow est partie volontairement, j’étais sûre que le
journal pour lequel elle travaille en donnerait l’explication. La
voici. »
Elle montra un entrefilet au bas d’une page et le lut à haute voix :
« Les lecteurs du Herald n’apprendront pas sans regret que Miss
Darrow, correspondante de ce journal depuis plusieurs mois, nous a
quittés. Elle est actuellement à New York avec sa mère en attendant
de s’embarquer pour l’étranger. »
Liz était stupéfaite.
« Qu’est-ce que tu penses de ça ? demanda Ann triomphante.
— Du vrai travail de détective ! déclara Liz. Pour un indice, cette
fois, c’en est un. Ainsi, les Darrow sont à New York !
— Et Carrillo y est peut-être avec elles.
— C’est possible. En tout cas, j’imagine que les Darrow savent où
il est. »
Les deux jeunes filles étaient de plus en plus convaincues que
Carrillo était responsable de la disparition subite de la journaliste et
de sa mère ; si on arrivait à retrouver celles-ci, il ne serait pas difficile
d’obtenir d’elles des renseignements sur le lieu où il se cachait.
C’était déjà une indication, en tout cas, que de savoir Edith et sa
mère à New York.
« Ecrivons au rédacteur en chef du journal, suggéra Liz. Il doit
avoir l’adresse de Miss Darrow, à New York. »
Liz avait félicité Ann de son initiative ; maintenant, c’était à Ann
de congratuler sa sœur pour avoir trouvé un moyen de poursuivre
l’enquête. Un billet fut expédié sans tarder.
Le lendemain, Liz eut l’occasion de prouver à son tour sa vivacité
d’esprit et d’égaler les talents de sa sœur. Oncle Dick venait de
rentrer avec le courrier du matin et s’était installé dans un fauteuil
pour ouvrir ses lettres. Liz et Ann se partagèrent le journal : celle-ci
pour lire la suite du feuilleton, celle-là pour parcourir les nouvelles.
Tout à coup, Liz poussa une exclamation étouffée, jeta le journal à
terre et se précipita vers sa chambre. Oncle Dick leva la tête et
regarda par-dessus ses lunettes.
« Qu’est-ce qui se passe ? » grommela-t-il.
Un moment plus tard, sa nièce revenait en courant, un bout de
papier à la main.
« Quatre-vingt-deux, trente et un, dit-elle à mi-voix en ramassant
le journal. Quatre-vingt-deux, trente et un. »
Oncle Dick se gratta la nuque sans comprendre. Ann était
également intriguée.
Liz tourna vivement les pages du journal, trouva ce qu’elle
cherchait, jeta un coup d’œil sur son bout de papier et poussa un cri
de triomphe.
« J’en étais sûre ! s’exclama-t-elle. Quatre-vingt-deux, trente et
un. C’est bien ça !
— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Ann, curieuse.
— Viens voir. »
Ann regarda par-dessus l’épaule de sa sœur et aperçut dans le
journal la liste des gagnants du sweepstake. Au bas de la liste se
trouvait une note explicative :
« Un certain nombre de lots n’ont pas encore été réclamés, et les
gagnants n’ont pas fait connaître leur identité. Ils sont priés de se
mettre en rapport avec le comité et de présenter leur billet de façon à
toucher le lot qui leur est échu. Les numéros sont les suivants. »
Venait alors une longue liste de chiffres, parmi lesquels le numéro
8231.
Ann comprit aussitôt pourquoi sa sœur était ainsi surexcitée. Ce
que Liz tenait à la main, c’était le billet de sweepstake qu’elles avaient
découvert dans la cachette de la ferme Darrow.
Et il portait le numéro 8231 !
« Tu ne vois pas ? s’écria Liz. Si le billet appartient à Carrillo, il ne
voudra pas manquer l’occasion de toucher son lot. Or, c’est nous qui
avons le billet. Nous allons nous en servir comme appât.
— Comment cela ?
— Les petites annonces font les bonnes affaires ! » déclara Liz
avec solennité.
Ann n’arrivait pas encore à comprendre comment le fait que le
précieux billet se trouvait entre leurs mains pouvait servir à attraper
Carrillo. Mais Liz prit du papier, un crayon, et se mit aussitôt à
écrire.
« Si les Darrow sont à New York, calcula-t-elle, il est probable que
Carrillo s’y trouve aussi. Nous allons faire passer une annonce dans
un journal de New York et lui donner l’envie de réclamer son billet. »
Elle finit par composer l’annonce suivante :
« La personne qui a perdu le billet de sweepstake portant le
numéro 8231 est priée d’écrire à la boite…, aux bons soins de ce
journal. On lui communiquera une nouvelle importante. »
« Il ne saura pas qui a mis l’annonce et il voudra certainement
réclamer son billet, expliqua Liz avec animation. Ça devrait le faire
sortir de sa cachette. »
Oncle Dick s’approcha pour voir ce qui provoquait l’excitation
inaccoutumée de ses nièces. Quand elles lui eurent montré le billet et
la liste des numéros gagnants, il se frotta le menton.
« Ça l’attirera peut-être, déclara-t-il. Mais il se peut aussi qu’il
n’ose pas se manifester. De toute façon, ça vaut la peine d’essayer. »
CHAPITRE XVI

UNE VISITE A ROCKY CORNER

EST-CE QUE vous demandez au journal de vous faire suivre la


réponse à Rockville ? questionna oncle Dick. S’il y en a une, bien
entendu.
— Naturellement. Que pourrions-nous faire d’autre ?
— Vous pourriez passer la chercher vous-mêmes, suggéra l’oncle
d’un air innocent.
— Nous-mêmes ! s’écria Ann. Mais le journal est à New York.
— Je sais bien. »
La bonne figure rude du commandant s’éclairait lentement d’un
sourire. Tout à coup, les deux sœurs comprirent.
« Oncle Dick ! s’exclama Liz en serrant son oncle dans ses bras.
Tu veux nous emmener à New York !
— Oh ! que tu es gentil ! » Et Ann, à son tour, sauta au cou de son
oncle.
« Une minute ! Doucement ! implora l’oncle Dick, tandis que ses
nièces dansaient de joie autour de lui. Tout n’est pas encore décidé,
mais j’en ai parlé à votre tante et je crois qu’un petit voyage vous
ferait du bien à toutes trois. Cela donnera à Harriet l’occasion de
faire quelques courses ; quant à vous, je pense que vous trouverez là-
bas les robes de printemps et les bricoles dont vous avez sûrement
besoin.
— Nous n’aurions jamais osé espérer que tu nous emmènes,
déclara Ann, les yeux brillants à la pensée d’aller à New York. Ça va
être merveilleux !
— Parlez-en à votre tante, conseilla oncle Dick. Elle n’était pas
très sûre d’avoir envie de faire ce voyage, mais je suppose que vous
saurez la décider. »
Liz et Ann coururent à la cuisine, où tante Harriet était en train
d’aider Cora, la servante aux joues rouges, à préparer un gâteau. La
joie des deux sœurs à la perspective d’un séjour à New York suffit à
décider leur parente. Après cette rude épreuve de plusieurs
semaines, elle se sentait à bout de forces et reconnaissait que
quelques jours de vacances lui feraient du bien.
« Ne vous inquiétez pas pour la maison, déclara « Coco » (c’était
ainsi que les jeunes filles avaient surnommé Cora). Elle ne va pas
s’effondrer en votre absence, et moi j’aurai beaucoup moins de mal à
cuisiner pour une que pour cinq. Allez-y, faites le voyage, vous verrez
comme vous vous sentirez mieux. »
Le lendemain, Ann et Liz décidèrent d’aller rendre visite à
Mme Flower, afin d’apprendre si Sam Lowney avait enfin retrouvé la
trace de Carrillo. Elles avaient hâte aussi de voir comment
Mme Carrillo, alias Mme Whitehall, se tirait de sa nouvelle situation.
Mme Flower les accueillit chaleureusement. Assise dans le bureau
et bavardant avec son neveu, elle semblait avoir complètement oublié
qu’elle était malade. La présence de James Flower lui faisait prendre
un nouvel intérêt à la vie et oublier provisoirement ses soucis
financiers.
« M. Lowney m’a prévenue qu’il passerait peut-être cet après-
midi, déclara-t-elle. Je sais que jusqu’ici il n’a pas obtenu grand
résultat.
— C’est peut-être un excellent détective, observa James, qui se
sentait maintenant assez bien pour circuler un peu, mais je n’ai pas
l’impression que, dans le cas qui nous occupe, il se soit
particulièrement distingué. Carrillo doit avoir fait le nécessaire pour
égarer les recherches.
— Et comment trouvez-vous votre nouvelle femme de charge ?
demanda Liz.
— Parfaite ! déclara Mme Flower avec enthousiasme. Elle est
propre, soignée, elle ne s’occupe que de ce qui la regarde, elle est
bonne cuisinière et astique la maison comme elle ne l’a jamais été.
C’est la meilleure femme de charge que j’aie eue. »
James Flower fit un clin d’œil aux deux jeunes filles.
« Oui, dit-il, Mme Whitehall est un trésor, le modèle des femmes
de charge. »
Les deux sœurs étaient enchantées de voir Mme Flower aussi
contente. Elles étaient en train de lui parler de leur projet de voyage
à New York quand on sonna à la porte d’entrée.
« J’y vais », dit James qui se leva et s’éloigna vers le vestibule en
boitant. Quelques instants plus tard, il reparaissait accompagne de
Sam Lowney. Le détective jeta un coup d’œil vers les deux sœurs
Parker et fronça les sourcils, l’air maussade : il était évident que son
enquête n’avançait pas comme il l’aurait souhaité.
« Du nouveau, monsieur Lowney ? » interrogea Mme Flower.

Le détective secoua la tête, puis s’assit.


« J’ai suivi plusieurs pistes, mais j’ai l’impression qu’elles ne
mènent à rien, avoua-t-il. Je commence à croire ce Carrillo plus fort
que je ne pensais.
— Oh ! il est malin ! fit James. Je suis persuadé qu’il a quitté la
région.
— Nous, intervint Ann, nous pensons qu’il se trouve à New
York. »
Sam Lowney la regarda avec un sourire sardonique.
« Vous le pensez ? dit-il aigrement. Et sur quoi fondez-vous cette
opinion ? »
Ann rougit.
« Nous pensons qu’il est parti avec les Darrow. Et les Darrow sont
à New York. »
M. Lowney parut surpris, mais ne voulant pas le montrer, il se
contenta de pincer les lèvres.
« Je ne suis pas ce genre de raisonnement, déclara-t-il. Les
Darrow sont à New York. Donc Ed Carrillo y est aussi. Pourquoi ?
— Je suis sûre qu’il est venu à la ferme, le soir où Edith et sa mère
ont disparu, déclara Liz.
— Est-ce que vous pouvez le prouver ? Est-ce que vous l’avez vu ?
— Non, mais…
— Alors, déclara sèchement Lowney, ce ne sont que des
hypothèses. Un détective n’a pas à deviner : il doit savoir. De quoi
aurais-je l’air si je partais chercher Carrillo à New York, tout
simplement parce que j’ai deviné qu’il pouvait y être ? Vous faites
erreur, mesdemoiselles, une grave erreur… » Il se leva lourdement de
son siège. « Je repasserai demain, madame. A ce moment-là, j’aurai
peut-être quelque chose à vous annoncer. »
Après le départ du détective, Ann et Liz regardèrent tristement
James Flower.
« Il n’a pas l’air de tenir grand compte de nos idées, soupira la
cadette. Et malgré tout, je crois toujours que Carrillo est à New York !
— Moi aussi, déclara le jeune homme en riant. Mais venez donc
dans le jardin. Je n’ai pas mis les pieds dehors, aujourd’hui. »
Il boitait encore fortement et portait un bandage autour de la tête,
mais sa convalescence faisait des progrès de jour en jour et il assura
les deux sœurs que bientôt, il ne resterait plus trace de son accident.
Tous trois sortirent de la maison et descendirent lentement l’allée du
potager, où ils trouvèrent Mme Carrillo en train de préparer un
châssis pour y semer des graines.
« Vous êtes donc jardinière aussi, madame Whitehall ? lui
demanda le jeune homme.
— J’ai toujours adoré les fleurs, répondit-elle. Je suis contente
qu’il y ait un grand jardin, j’aurai plaisir à m’en occuper.
— C’est plus que n’en faisait la dernière femme de charge, si j’en
juge d’après ce que m’a dit ma tante.
— Est-ce que votre nouvelle situation vous plaît ? » demanda
Ann.
Mme Carrillo sourit.
« Je ne pourrai jamais assez vous remercier, déclara-t-elle avec
émotion. Cette place, c’est une vraie bénédiction pour moi.
— Nous en sommes très heureuses. Et je sais que Mme Flower est
contente de vous aussi.
— Ça, je peux vous le garantir, assura James.
— Je fais de mon mieux, dit la femme de charge avec simplicité.
Je vous assure qu’une gouvernante qui arrivait à s’entendre avec
M. Brown – c’est mon ancien patron – peut s’entendre avec
n’importe qui.
— Avez-vous fait le nécessaire pour toucher l’arriéré de gages que
vous devait ce M. Brown ? questionna Liz.
— J’ai écrit à son homme d’affaires et je lui ai donné mon adresse.
Mais je n’ai pas reçu de réponse. Je pense que je n’en entendrai plus
jamais parler. »
M. Flower et les sœurs Parker continuèrent leur promenade dans
le jardin puis montèrent sur la colline qui se trouvait derrière la
propriété. Ann et Liz craignaient un peu que la course ne fût trop
longue pour le jeune homme, mais il se mit à rire et déclara qu’il ne
s’était jamais senti aussi bien.
« Je serais capable de faire une ascension s’il le fallait, ajouta-t-il.
— Mais n’oubliez pas qu’il n’y a pas longtemps que vous êtes sorti
de l’hôpital. Soyez prudent, conseilla Liz.
— Quand je serai fatigué, je rentrerai », promit-il.
Ils marchèrent le long d’une petite crête rocheuse, bien exposée
au soleil. Ann allait devant, James Flower la suivait et Liz fermait la
marche. Ann, sifflotant gaiement, fit le tour d’un gros rocher qui
barrait la crête. Mais tout à coup, elle poussa un cri de terreur. Au
même moment, presque sous ses pieds, on entendit un bruit
menaçant.
« Une gouvernante qui arrivait à s’entendre avec M. Brown, peut
s’entendre avec n’importe qui. »
« Qu’est-ce que c’est ? » s’écria James en accourant aussi vite
qu’il le pouvait.
Parmi les rochers, au soleil, se prélassaient une demi-douzaine
d’horribles reptiles. A l’instant même où Ann sautait en arrière et
poussait un cri, l’un d’eux se lova rapidement.
Des serpents à sonnettes !
Impossible de se méprendre à cette crécelle grinçante, effroyable.
Ann restait immobile, les muscles tendus.
James Flower pâlit. Presque à ses pieds, un des serpents
s’enroulait, prêt à frapper.
Liz, effrayée par le cri de sa sœur, accourut le long de la crête. Elle
aussi poussa un hurlement d’épouvante. Ils avaient évidemment mis
le pied dans un véritable nid de serpents à sonnettes. Un des reptiles
rampa sans bruit parmi les rochers et s’installa en travers de la crête,
leur coupant la retraite.
« Restez immobiles ! ordonna James Flower à voix basse. Ne
bougez pas ! »
Une demi-douzaine de serpents sifflaient maintenant avec colère,
furieux d’avoir été dérangés, alors qu’ils faisaient la sieste au soleil.
James comprit aussitôt la situation. Ann était en danger
immédiat. Le serpent le plus proche d’elle balançait la tête en fixant
sur elle le regard de ses yeux froids ; sa langue fourchue sortait,
menaçante, de sa gueule.
Les autres reptiles, encore engourdis, étaient cependant en alerte.
Celui qui se trouvait près des pieds de James s’était brusquement
déroulé et rampait entre les rochers.
« Il y a une corniche derrière vous, Ann, dit le jeune homme avec
calme. Je vais tenter d’attirer l’attention du serpent. Dès qu’il cessera
de vous regarder, essayez de vous hisser sur cette corniche. Il
frappera probablement, mais vous aurez le temps de vous mettre
hors d’atteinte.
— Je… je ne peux pas, balbutia Ann. Mon pied est coincé entre
deux rochers. Impossible de faire un mouvement… »
CHAPITRE XVII

LA GRANDE AFFAIRE DE LOWNEY

LA SITUATION d’Ann était désespérée, mais la jeune fille y


faisait face avec courage. Sa cheville coincée lui interdisait tout espoir
de fuite. Personne ne pouvait venir à son secours.
« Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose à faire ? » supplia Liz, sans
se rendre compte qu’elle-même était sous la menace du serpent
étendu en travers du chemin.
James Flower savait que le moindre mouvement ne ferait que
précipiter l’attaque du reptile. Il était sans armes – pas même un
bâton à portée de la main.
L’horrible tête du serpent se balançait ; ses yeux brillants et
glacés ne quittaient pas la jeune fille sans défense.
Puis soudain, comme par miracle, un coup de feu ébranla le
silence. A la place du reptile, il n’y eut plus qu’une masse qui se
débattait en se tortillant. Les autres serpents, effrayés, disparurent
aussitôt dans leurs trous.
A quelques mètres, un homme sortit de derrière les buissons. Il
tenait à la main un pistolet fumant. Les trois jeunes gens
reconnurent Sam Lowney.
Ann poussa un cri de soulagement et faillit s’affaisser contre la
corniche.
Le détective avait son expression sévère. « Il était temps, déclara-
t-il froidement en regardant autour de lui pour s’assurer que tous les
serpents avaient disparu. Une seconde de plus, et il frappait. »
Lowney s’avança vers le tas inerte qui était tout ce qui restait du
reptile. « Il est de belle taille, observa-t-il sans émotion.
— On peut dire que vous nous avez sauvés à la dernière minute !
s’exclama James Flower d’une voix qui tremblait encore. Nous ne
pouvions rien pour défendre Ann.
— Ça vous apprendra peut-être à ne pas vous promener au
printemps dans des rochers ensoleillés, dit Lowney avec aigreur. Cet
endroit foisonne de reptiles. C’est une chance que j’aie eu mon
pistolet. »
Il remit l’arme dans sa poche, puis s’agenouilla devant Ann et
dénoua le lacet de son soulier.
« Est-ce que maintenant vous pouvez retirer votre pied ? »
questionna-t-il.
Le soulier d’Ann était coincé entre deux rochers mais elle arriva
bientôt à libérer son pied, puis le détective dégagea la chaussure.
« Nous vous sommes infiniment reconnaissantes, monsieur ! »
dit Liz, dont l’opinion au sujet du détective avait beaucoup changé
depuis un moment. Ann, trop émue pour pouvoir parler et se
rendant compte du danger mortel auquel elle venait d’échapper,
grâce à Lowney, se contenta de lui tendre la main.
Il la prit et haussa les épaules. « Allons-nous-en d’ici.
— Vous êtes un tireur de premier ordre, déclara James Flower en
revenant vers le jardin. Vous avez vraiment un œil de faucon.
— J’ai une certaine habitude…, marmonna le détective.
— Est-ce que vous avez toujours un pistolet sur vous ? questionna
Liz.
— Presque toujours. Dans mon métier, on se fait des ennemis. Je
porte une arme pour le cas où j’aurais affaire à de mauvais garçons.
Mais jusqu’ici, je n’ai jamais eu besoin de m’en servir. La vue d’un
pistolet suffit généralement à les calmer. A condition, ajouta-t-il,
d’être assez rapide pour les prendre au dépourvu. »
Les sœurs Parker se félicitaient que Sam Lowney se fût trouvé
dans le voisinage. Elles ne se doutaient pas que le détective les avait
suivis exprès et essayait de saisir leur conversation dans l’espoir de
glaner quelque information intéressante.
Si, à première vue, l’affaire Carrillo avait paru simple à Lowney, il
voyait maintenant qu’il ne progressait guère. Il s’apercevait peu à peu
que les sœurs Parker en savaient beaucoup plus long que lui. Tout en
affectant de mépriser leurs opinions, il ne manquait pas d’en tenir
compte. Il les soupçonnait même d’avoir plus de renseignements
qu’elles ne le disaient ; c’est pourquoi il les avait suivies pour les
épier.
Comment, par exemple, étaient-elles arrivées à conclure que
Carrillo se trouvait à New York ? Cela l’intriguait ; d’autre part,
comment savaient-elles que les Darrow étaient là-bas ? Il espérait
qu’elles le diraient à James Flower.
Quand celui-ci fut rentré dans la maison, Lowney s’arrangea pour
rester quelques instants avec les deux sœurs. Qui sait ? peut-être
pourraient-elles lui donner encore un ou deux renseignements
d’importance. Quant à elles, elles étaient mieux disposées envers le
détective qu’elles ne l’avaient jamais été, depuis qu’elles avaient fait
sa connaissance.
« Cette affaire Carrillo, déclara-t-il, n’est pas le genre d’affaire
dont je m’occupe habituellement. Au fond, ce n’est rien. Une enquête
insignifiante.
— Croyez-vous que vous finirez par le retrouver ? demanda Ann.
— Sans aucun doute ! répondit le détective d’un air détaché. Je
l’aurai. Seulement, je prends mon temps. Ce n’est pas la seule
enquête dont je m’occupe, en ce moment. J’en ai une autre – une
grosse affaire, celle-là. »
Sam Lowney était réellement un bon détective. Il le savait, et
avait bonne opinion de ses talents.
« Oh ! qu’est-ce que c’est ? demanda avidement Liz.
— Une affaire d’espionnage ! Je suis sur les traces d’un espion
international, déclara Lowney d’un air important. La moitié des
détectives du pays sont à ses trousses. Le contre-espionnage y a mis
plusieurs agents. Mais je vous parie des dollars contre des beignets
que, le jour où il sera pris, ce sera Sam Lowney qui lui mettra les
menottes.
— Un espion ! s’exclama Ann très intriguée.
— Je ne sais par quel moyen ce garçon a surpris certains secrets
de l’Armée et les a vendus en Europe. Nos agents d’outre-Atlantique
ont informe le contre-espionnage ; on possède la description de
l’individu et sa photo. Mais il sait que nous le recherchons et il se
terre. Il s’appelle Kurt Hassell. Ou plutôt, c’est comme cela qu’il
s’appelait. Je ne sais pas quel nom il porte à présent, car il a une
demi-douzaine d’identités différentes. »
Lowney fouilla dans sa poche et en sortit un carnet dans lequel se
trouvait une petite photo. Les deux sœurs l’examinèrent avec intérêt.
C’était la photo d’un très bel homme brun, en uniforme. Le visage,
aux traits réguliers, avait une expression de cruauté.
« Il est beau comme un jeune premier de cinéma, déclara Liz.
Mais il a l’air d’un traître.
— C’en est un ! affirma Lowney en remettant la photo dans son
carnet. Je vous assure que je ne prendrai pas de risque avec ce gars-
là, si jamais je l’attrape !
— S’il y a tant de détectives qui le recherchent, dit Ann, il ne
restera pas longtemps en liberté.
— Oh ! mais il est malin ! Ne vous imaginez pas qu’il se présente
jamais comme vous le voyez sur cette photo. Kurt Hassell a été
comédien ; il se grime de façon merveilleuse. C’est ainsi qu’il réussit
à nous brûler la politesse. »
Le détective ramena alors la conversation sur Carrillo ; mais à sa
grande déception, Ann et Liz n’avaient rien à lui apprendre. Au bout
d’un moment, il regarda sa montre, s’excusa et prit congé.
Les Parker rentrèrent dans la maison, où elles trouvèrent
Mme Flower hors d’elle à la pensée du danger qu’avait couru Ann.
Naturellement, elle était plus convaincue que jamais des capacités
hors ligne de Sam Lowney.
« Pensez, s’exclama-t-elle, qu’il a tué ce serpent d’un seul coup !
C’est un miracle que vous n’ayez pas été mordue, ma petite fille.
— C’est vraiment une chance que M. Lowney soit arrivé à ce
moment, dit Ann.
— Et qu’il soit aussi bon tireur ! » ajouta James Flower.
La dame invita les jeunes filles à rester pour le thé. Mais aussitôt
après, elles déclarèrent qu’il leur fallait repartir pour Rockville, oncle
Dick et tante Harriet s’inquiétant lorsqu’elles roulaient de nuit. Le
crépuscule tombait quand elles eurent fait leurs adieux à leur hôtesse
et à son neveu et s’apprêtaient à sortir la voiture du garage.
« Un instant, Ann, chuchota Liz en saisissant le bras de sa sœur.
Tu ne vois pas quelqu’un, là, dans l’ombre ? »
Ann essaya de scruter la demi-obscurité. Il lui sembla en effet
discerner une silhouette sombre rôdant autour de l’entrée du garage.
« Nous allons bien voir », déclara-t-elle.
Elle sortit la voiture en marche arrière, puis tourna brusquement
dans l’allée et alluma ses phares. Le rayonnement éclaira en plein la
silhouette qui se tenait debout, à quelques mètres de l’allée.
« Qui est-ce ? » s’exclama Liz.
Sans un mot, un homme s’avança vers elles.
CHAPITRE XVIII

UN VISAGE CONNU

PENDANT un instant, les deux jeunes filles se tinrent sur leurs


gardes, mais quand l’homme s’approcha, elles reconnurent Sam
Lowney. Le détective portait un long pardessus qui lui tombait
presque sur les talons. Un chapeau à larges bords rabattus
dissimulait le haut de son visage.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Liz.
Il s’avança vers la portière d’un air mystérieux.
« A propos, dit-il, je suppose que vous êtes capables de garder un
secret.
— Naturellement.
— Je craignais, continua le détective, de vous avoir un peu trop
parlé de Kurt Hassell, cet après-midi. J’espère que vous n’avez
rapporté notre conversation à personne, car je vous ai dit cela
absolument en confidence. J’aurais peut-être mieux fait de ne pas
vous en parler du tout, conclut-il.
— Ne vous tourmentez pas pour cela, monsieur, assura Ann. Nous
ne révélerons pas votre secret.
— Je peux y compter ? insista-t-il.
— Nous n’en soufflerons mot à personne.
— Alors tout va bien, déclara-t-il en reculant. Je ne voudrais pas
que cela se sache. »
Sans ajouter un mot, il s’éloigna comme s’il glissait et disparut
dans l’ombre. Les deux sœurs se regardèrent et se mirent à rire.
« Il a l’air d’un fantôme, tu ne trouves pas ? demanda Ann.
— Il a l’air d’un détective de comédie. Il s’inquiétait de nous en
avoir trop dit ! Comme si nous allions raconter ses sottes histoires à
tout le monde ! »
Sans penser davantage à Sam Lowney et à ses abracadabrantes
aventures d’espionnage, les deux sœurs revinrent à Rockville. On
décida de partir pour New York dès le lendemain, oncle Dick devant
reprendre la mer à la fin de la semaine.
Le lendemain matin, toute la maison était sens dessus dessous
dans l’agitation des préparatifs de départ. Oncle Dick bricolait dans
le garage ; quoique ne connaissant à peu près rien à la mécanique, il
sentait que son devoir, en tant qu’homme de la maison, exigeait qu’il
veillât au bon état de la voiture.
Coco, la petite bonne, essayait de faire dix choses à la fois et
s’embrouillait lamentablement en aidant tante Harriet à faire ses
bagages. Quant à Liz et Ann, elles furent bientôt prêtes, car elles
avaient décidé de n’emporter que le strict minimum.
« Ce serait vraiment ridicule de nous encombrer de bagages,
déclara Ann en refermant son sac de nuit. Là, ça y est, je suis prête.
— Moi aussi. Descendons et essayons d’empêcher oncle Dick de
jouer au mécanicien. Pour peu qu’il s’occupe encore un peu de cette
voiture, elle nous laissera en panne au bout d’un kilomètre ! »
Elles étaient en train de descendre quand elles aperçurent un
homme qui gravissait les marches du perron. C’était M. Gerrin,
l’agent immobilier. Il semblait préoccupé et très las ; les deux sœurs
eurent l’impression qu’il avait vieilli, depuis leur dernière rencontre.
« J’ai appris que vous alliez à New York, leur dit-il, et j’ai voulu
venir vous voir avant votre départ. Avez-vous du nouveau au sujet de
Carrillo ?
— Mme Flower a engagé un détective, répondit Liz, mais jusqu’ici
il n’a pas été très heureux. Nous non plus, nous n’avons guère
avancé. »
M. Gerrin poussa un grand soupir.
« Il est probable que cette affaire-là va me ruiner, déclara-t-il
d’un air sombre. J’espérais retrouver Carrillo et récupérer une partie
de cet argent, mais à présent, j’ai bien l’impression qu’il va falloir me
résigner à le perdre, ce qui me met dans un terrible embarras. Avec
cela, les affaires en général sont mauvaises ; depuis la disparition de
Carrillo, je sens qu’on n’a plus confiance en moi.
— Ce n’était pourtant pas votre faute, dit Ann.
— Bien sûr que non. Mais allez faire comprendre cela aux gens !
Cette aventure me porte un coup terrible, je vous le garantis. »
Liz et Ann étaient désolées pour M. Gerrin. Elles s’efforcèrent de
le réconforter en lui disant qu’elles avaient, malgré tout, quelques
indices pouvant leur permettre de retrouver Carrillo ; elles
espéraient, en tout cas, parvenir à découvrir sa cachette.
« Nous sommes sur sa piste, déclara Liz. Bien sûr, nous n’aurons
peut-être pas la chance de le dénicher. Mais nous ferons notre
possible. »
M. Gerrin se rasséréna.
« Vous pensez vraiment savoir où se trouve cet individu ?
— A New York, répondit vivement Ann.
— New York est une grande ville ! soupira M. Gerrin.
— Nous avons notre petit plan, dit Liz. Il est possible qu’il
réussisse.
— Je l’espère. Je pousserais un ouf de soulagement si vous
arriviez à faire mettre ce vaurien en prison. »
Dès qu’il se fut éloigné, les deux sœurs se précipitèrent au garage.
Elles y trouvèrent l’oncle Dick, barbouillé de cambouis, en train de
tripoter son moteur. La voiture marchait parfaitement et n’avait
aucun besoin de réparations. Heureusement, le commandant n’avait
pas encore eu le temps de la détériorer ; Ann et Liz l’entraînèrent
dans la maison, en lui disant qu’il était grand temps de se préparer
pour le voyage.
Oncle Dick se frotta le visage au point de le rendre luisant, tandis
que tante Harriet empilait dans le coffre de nombreux sacs et valises.
Elle fit à Coco vingt recommandations de la dernière heure que la
jeune bonne ne parut pas comprendre, puis elle s’installa dans la
voiture en poussant un profond soupir.
« Je parie que cette fille ne fera que des bêtises en notre absence,
déclara-t-elle, mais je suis bien décidée à profiter du voyage, malgré
tout.
— N’y pense plus, conseilla oncle Dick. Tu ne peux pas emporter
la maison sur ton dos. Nous y sommes, Liz. Appuie sur le
champignon ! New York ou mourir ! »
Tandis que l’auto s’éloignait, Coco cria plusieurs fois « Adieu ! »
et finalement, fondit en larmes dans son tablier, comme s’ils
partaient pour le tour du monde.
Une fois sur la grand-route de Rockville, la voiture prit de la
vitesse et roula allègrement au soleil. Tante Harriet se laissa aller sur
son siège, oubliant ses inquiétudes.

Le voyage se passa sans incidents. Ils déjeunèrent dans un


charmant restaurant, au bord de la route et firent une si bonne
moyenne l’après-midi, qu’à la tombée de la nuit, ils atteignirent une
ville à deux cents kilomètres environ de New York. Ils y découvrirent
un bel hôtel moderne, dans lequel ils décidèrent de passer la nuit.
On leur montra leurs chambres, puis ils descendirent dîner.
« Je crois que je vais aller me coucher sans plus tarder, déclara
tante Harriet en sortant de table. Je suis un peu fatiguée, je n’ai pas
l’habitude de rouler toute la journée. »

Liz et Ann, trop agitées pour se coucher aussi tôt, demandèrent la


permission d’aller faire un tour.
« Restez dans les rues principales et ne rentrez pas trop tard,
recommanda oncle Dick. Quant à moi, je vais acheter un bon cigare,
quelques journaux, et lire un moment avant de monter. »
Les deux jeunes filles se promenèrent une demi-heure le long des
trottoirs brillamment éclairés, admirèrent les vitrines et finalement
rentrèrent à l’hôtel.
« Je crois, déclara Liz, que nous ferions bien d’aller au lit. Demain
matin, il faut partir de bonne heure. »
Elles prirent un des ascenseurs.
« Cinquième », dit Ann au liftier.
Au quatrième, l’ascenseur s’arrêta pour laisser descendre
quelqu’un. A ce moment, les deux sœurs entendirent le bruit d’une
violente dispute provenant d’une des chambres situées le long du
corridor.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? piaillait une voix aiguë. Je me
plaindrai à la direction ! A-t-on idée d’entrer dans ma chambre sans
crier gare !
— Madame ! tonnait une voix bien connue. Laissez-moi vous
expliquer comment les choses se sont passées…
— Je n’ai pas besoin de vos explications ! Vous n’avez aucune
excuse pour agir de la sorte.
— Madame, je suis désolé, mais je me suis trompé d’étage. »
Le garçon d’ascenseur s’efforçait de ne pas rire. La porte de la
chambre était entrouverte et on entendait distinctement les voix.
Ann et Liz se regardèrent.
« Oncle Dick ! » s’exclamèrent-elles ensemble.
Elles s’élancèrent hors de l’ascenseur et se précipitèrent vers la
chambre où elles trouvèrent leur oncle, cramoisi, en train de discuter
avec une vieille demoiselle revêche qui l’abreuvait de reproches
véhéments.
« Qu’est-ce encore que cela ? s’écria celle-ci en voyant entrer les
deux jeunes filles. Alors, ce n’est pas assez de voir un inconnu entrer
chez moi sans même prendre la peine de frapper ! Maintenant voilà
ces deux filles qui font irruption dans ma chambre ! Qui êtes-vous,
d’abord ? Et que venez-vous faire ici ?
— Ouf ! soupira oncle Dick en s’épongeant le front à l’aide d’un
immense mouchoir. Je suis bien content de vous voir, toutes les
deux ! Figurez-vous que j’ai des ennuis. J’étais persuadé que nos
chambres se trouvaient au quatrième en face de l’ascenseur et je suis
venu ici tout droit sans faire attention. »
Ann et Liz tentèrent d’apaiser la dame en colère.
« Pardonnez-nous, dit Liz. Vous voyez bien que c’était
simplement une erreur.
— Pour une erreur, je reconnais que c’en est une ! répondit la
dame un peu radoucie. Mais on a le droit d’être un peu surpris en
voyant un inconnu faire irruption dans sa chambre ? »
Au bout d’un moment, les deux sœurs réussirent à la convaincre
qu’une erreur de ce genre pouvait arriver à n’importe qui. Oncle Dick
parvint à se présenter ; en apprenant qu’elle avait affaire au
commandant du Balaska, la dame changea complètement d’attitude
et accepta de bonne grâce les excuses réitérées de son visiteur
inattendu.
Les deux jeunes filles étaient sur le point de se retirer quand Ann
remarqua tout à coup une photo posée sur la commode, parmi divers
papiers. Le visage – celui d’un bel homme brun – lui rappelait elle ne
savait quoi. Tout à coup, elle le reconnut.
« Kurt Hassell ! » se dit-elle bouleversée.
CHAPITRE XIX

LE TROISIÈME PERSONNAGE

« NE ME PRENEZ pas pour une indiscrète, dit Ann à la dame,


mais cette photo, qui est sur votre commode, m’intéresse beaucoup.
En fait, hier on m’en a montré une qui lui ressemble de façon
frappante. Est-ce que vous voudriez bien me dire qui elle
représente ? »
La vieille demoiselle la regarda avec stupéfaction.
« Je sais bien que cela ne me regarde pas, ajouta Ann en
s’excusant.
— Ce monsieur s’appelle Raymond Delmart, répondit la dame.
C’est un de mes amis de New York.
— Mais oui… j’en suis sûre… c’est bien lui, déclara à son tour Liz
en examinant la photo. Un de nos amis nous a montré sa photo pas
plus tard qu’hier. Il essayait justement d’entrer en relation avec
M. Delmart.
— Vraiment ? dit la dame un peu plus aimable. Je serais
enchantée de pouvoir rendre service à un ami de Raymond. Un
homme charmant ! ajouta-t-elle en prenant la photo. Nous avons
commencé par avoir des rapports d’affaires, mais par la suite, il est
devenu un excellent ami.
— Est-ce que cela vous ennuierait de nous donner son adresse ?
Notre ami était très désireux de le rencontrer.
— Pas du tout, je vais vous l’écrire. Quand vous le verrez, dites-lui
que vous venez de la part de Mlle Laverne. »
La vieille demoiselle s’assit à son bureau, griffonna une adresse
sur une carte et la tendit aux deux jeunes filles. Oncle Dick regardait
sans comprendre.
« Quelle étrange coïncidence, n’est-ce pas ? dit Mlle Laverne.
C’est peut-être heureux, après tout, que votre oncle se soit trompé
d’étage.
— Sans aucun doute, affirma Liz. Notre ami sera enchanté
d’apprendre l’adresse de M. Delmart.
Elles prirent congé, laissant Mlle Laverne de meilleure humeur
qu’elles ne l’avaient trouvée. Oncle Dick était encore troublé de sa
mésaventure.
« Tout le monde peut se tromper, grommela-t-il en montant au
cinquième. Mais elle ne me laissait pas dire un mot. Je croyais qu’elle
allait m’arracher les yeux. C’est une vraie chance que vous soyez
arrivées à ce moment-là.
— C’est une chance à plus d’un point de vue ». déclara Ann en
pensant qu’elles avaient maintenant l’adresse de Raymond Delmart
– autrement dit Kurt Hassell.
Les deux sœurs étaient persuadées que l’ami de Mlle Laverne ne
pouvait être que l’espion disparu, l’original de la photo que leur avait
montrée Sam Lowney.
« Si nous ne trouvons pas Carrillo, en tout cas nous trouverons
Kurt Hassell ! déclara gaiement Ann quand elles se retrouvèrent dans
leur chambre. Qu’il s’appelle Delmart ou n’importe quoi, je suis sûre
que l’ami de Mlle Laverne est bien Hassell.
— Dis donc, ajouta Liz, quel coup terrible pour l’orgueil de Sam
Lowney si c’était nous qui retrouvions son espion !
— Ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
— Ou plutôt ne vendons pas nos escrocs avant de mettre la main
dessus ! »
Le lendemain, matin elles se levèrent de bonne heure et partirent
pour New York sans avoir revu Mlle Laverne. Les deux jeunes filles
avaient hâte d’arriver dans la grande ville. Tout d’abord, elles
espéraient y trouver une réponse à la petite annonce qu’elles avaient
fait paraître, au sujet du billet de sweepstake. D’autre part, elles
avaient hâte de se rendre à l’adresse indiquée par Mlle Laverne,
espérant que cette adresse les conduirait à la cachette de Kurt
Hassell, l’espion international.
Pressées par la situation, elles traversèrent l’Hudson et se
trouvèrent enfin dans le vacarme de New York. La matinée était déjà
avancée quand elles arrivèrent à l’hôtel choisi par oncle Dick. On les
conduisit à des chambres confortables, où elles changèrent vivement
de robe ; puis, elles s’apprêtèrent à se mettre en route pour le bureau
du journal où elles espéraient trouver la réponse à leur annonce.
« Ne soyez pas trop longues, recommanda oncle Dick. Je voudrais
vous emmener au cinéma en matinée.
— Nous reviendrons largement à temps pour déjeuner »,
promirent-elles.
Elles s’engagèrent dans les rues grouillantes de monde,
enchantées de se trouver dans le tourbillon de New York, si différent
de la vie paisible de Rockville. Enfin, elles découvrirent l’énorme
bâtiment qui abritait le journal. Elles demandèrent le bureau des
petites annonces où un employé s’avança poliment pour les servir.
« Je vais voir s’il y a du courrier à la boîte que vous indiquez »,
dit-il en s’éloignant.
Quand il revint au bout de quelques minutes, il tenait une lettre à
la main.
« Une seule réponse », dit-il en leur tendant l’enveloppe à travers
le guichet.
Les deux jeunes filles s’avancèrent vers le bureau qui se trouvait
devant la fenêtre. Qu’y avait-il dans cette lettre ? Venait-elle de
Carrillo lui-même, ou était-ce un inconnu qui venait réclamer le
billet ? Au fond, les deux sœurs pensaient que ce billet n’appartenait
peut-être pas à Carrillo, mais faisait simplement partie de son butin.
Liz ouvrit l’enveloppe, jeta un coup d’œil à la feuille qu’elle
contenait et poussa un cri.
« C’est de Carrillo ! »
Ann dansait presque de joie.
« Formidable ! Lis-la tout de suite ! »

« En réponse à votre annonce au sujet du billet de sweepstake


numéro 8231 – qui, je l’espère, est actuellement entre vos mains –,
je viens vous déclarer que j’en suis le premier acheteur. J’ai
malheureusement perdu ce billet, il y a quelques jours, entre
Rockville et le village de Spring Corner, près de Penfield.
« Comme vous le savez sans doute, ce billet était un des
gagnants ; il donne droit à un lot de 3 000 dollars. Je donnerai
volontiers 100 dollars de récompense à la personne qui me le
rendra. Pour prouver que le billet m’appartient, je vous signale qu’il
porte, sur le verso, une petite croix à l’encre. Si, comme je le pense,
votre annonce indique que vous l’avez trouvé, je vous serais très
reconnaissant de bien vouloir me le faire parvenir à l’adresse
suivante : Appartement 57, 793, 10e rue Ouest, New York.
« Recevez mes sentiments distingués,
« Edward Carrillo. »

Ce fut une minute mémorable pour les sœurs Parker. Pour la


première fois depuis qu’elles avaient entrepris de résoudre ce
mystère, elles avaient l’impression que la solution n’était pas loin.
Enfin, elles avaient réussi à découvrir leur homme !
« C’est drôle, dit soudain Liz en fronçant les sourcils, il me semble
que je connais cette adresse.
J’ai l’impression de l’avoir déjà vue, mais où ? impossible de m’en
souvenir. »
En relisant attentivement l’adresse, elle eut tout à coup une
inspiration et fouilla vivement dans son sac.
« Ce n’est pas possible, murmura-t-elle, ce n’est pas la même… Et
pourtant… »
Elle tira du sac la carte sur laquelle Miss Laverne avait griffonné
l’adresse de son ami Raymond Delmart. Et elle lut :

MONSIEUR RAYMOND DELMART


Appartement n° 57
793, 10e Rue Ouest
New York

Le nom et le numéro de la rue, ainsi que le numéro de


l’appartement, étaient exactement les mêmes que ceux de Carrillo.
Devant le tour imprévu et extraordinaire que prenaient les
événements, les deux jeunes filles restèrent perplexes. Jamais,
jusque-là, elles n’avaient songé qu’il pût y avoir un rapport
quelconque entre Carrillo et l’espion Kurt Hassell. Cependant elles
avaient maintenant la preuve que tel était bien le cas.
« Ce n’est pas possible que Carrillo et Raymond Delmart soient
une seule et même personne, déclara Ann. Nous connaissons Carrillo
et nous avons vu la photo de Delmart. Ce sont deux individus qui
habitent le même appartement.
— En ce cas, c’est un coup de chance exceptionnel pour nous ! »
haleta Liz. Elle reprit la lettre et remarqua que Carrillo avait
griffonné au bas de la page un numéro de téléphone.
« Que faut-il faire ? Téléphoner, ou aller là-bas ?
— Téléphoner d’abord – mais nous n’avons pas le temps de le
faire immédiatement. Oncle Dick et tante Harriet nous attendent. »
Elles quittèrent le journal et rentrèrent rapidement à leur hôtel.
Tout à coup, elles aperçurent une silhouette familière qui déambulait
le nez en l’air, une expression de dédain répandue sur le visage. Ne
s’attendant guère à rencontrer à New York une personne de
connaissance, les sœurs Parker s’exclamèrent instinctivement :
« Letty ! »
En reconnaissant ses camarades, Letty Barclay cilla, mais
n’exprima pas la moindre surprise. Elle considérait comme vulgaire
toute manifestation d’émotion ou de plaisir.
« Quelle bonne surprise ! dit-elle avec une nonchalance affectée.
C’est vraiment drôle de se rencontrer comme cela. Je ne savais pas
que vous aviez l’intention de passer vos vacances à New York.
— Nous ne l’avions pas du tout, expliqua Ann, mais nous avons eu
la chance qu’oncle Dick nous offre le voyage. Nous ne sommes
arrivées que ce matin.
— Moi, je suis ici depuis trois jours ! déclara Letty. Je sors
beaucoup avec mon ami le comte Salame. Vous m’avez peut-être
entendue parler de lui.
— Oui, il me semble que je me souviens de ce nom », dit Liz, qui
se rappelait fort bien comment Letty avait agacé tout le monde à
Starhurst en se vantant de son amitié avec un membre de
l’aristocratie européenne. « Il me semble même que tu as écrit à mon
oncle à son sujet. »
Letty rougit au souvenir de l’échec qu’elle avait essuyé en
essayant d’obtenir du commandant Parker des conditions spéciales
pour le comte Salame à bord du Balaska.
« Je trouve que votre oncle m’a répondu très grossièrement,
déclara-t-elle. Il doit bien se rendre compte que le comte Salame a
l’habitude de jouir de certains privilèges quand il voyage à l’étranger.
— J’espère que le comte ne lui en voudra pas, dit Ann avec
douceur.
— Lui en vouloir ! ricana Letty. Il ne s’abaisserait pas à attacher
de l’importance à un incident aussi mesquin.
— Tant mieux, répliqua Liz. Nous serions désolées de penser
qu’oncle Dick a pu causer un désagrément au comte… au comte
Salami !
— Salame ! » corrigea Letty vexée. Elle jeta un coup d’œil à sa
montre bracelet. « Mais il faut que je vous demande de m’excuser ; je
dois justement le retrouver pour déjeuner. J’ai été très contente de
vous voir.
— Je t’en prie ! » murmura Ann tandis que Letty Barclay
reprenait son chemin en essayant d’avoir l’air de quelqu’un à qui le
pavé de la rue est moins familier que les limousines.
« Vite ! dit Liz à sa sœur. Nous avons beaucoup à faire ! »
CHAPITRE XX

SOUS UN DÉGUISEMENT

LES SŒURS Parker avaient dans l’esprit des affaires plus


importantes que le mécontentement de Letty Barclay et de son ami le
comte Salame. Mais elles ne devaient pas pouvoir éclaircir ce jour-là
le mystère de l’appartement 57.
Après les avoir fait déjeuner à l’hôtel avec tante Harriet, oncle
Dick les emmena au cinéma. Elles firent ensuite des courses dans
plusieurs magasins, puis dînèrent dans un restaurant réputé. Pour
finir la journée, oncle Dick les emmena voir une comédie musicale
qui faisait fureur à Broadway. Elles ne regagnèrent leur hôtel que
passé minuit.
Les deux sœurs étaient si fatiguées, après l’agitation de la
journée, qu’elles se mirent au lit sans même discuter de leurs plans
pour le lendemain. Oncle Dick devait s’embarquer l’après-midi, mais
il était convenu que tante Harriet et ses nièces resteraient encore
quelques jours à New York.
Leur matinée fut également très remplie. Quand oncle Dick les
quitta pour se rendre au bureau de la compagnie de navigation, tante
Harriet insista pour emmener de nouveau les jeunes filles dans les
magasins. Il leur fallut attendre la fin du déjeuner pour avoir un
instant à elles.
« Il vaut mieux téléphoner à Carrillo immédiatement », dit Liz
dès qu’elles se retrouvèrent dans leur chambre. Elle prit la lettre dans
son sac et regarda le numéro que leur avait donné Carrillo. Puis, elle
décrocha l’appareil et demanda la communication au standard. Au
bout d’un moment, une voix de femme répondit : « Allô ! »
« Il doit y avoir erreur », murmura Liz à sa sœur. Puis elle
demanda à voix haute : « Je suis bien chez M. Carrillo ?
— Je peux lui faire-la commission, répondit la voix. Il n’est pas
chez lui pour le moment.
— Il a répondu à une annonce au sujet d’un billet de sweepstake.
— Ah ! oui ! » La voix de la femme trahissait une certaine anxiété
« Dites-moi… on l’a retrouvé ?
« Je suis bien chez M. Carrillo ? »
– Oui, on l’a retrouvé. D’après la description de M. Carrillo, je ne
doute pas que ce soit bien le sien.
— Oui, il lui appartient. Je suis si heureuse qu’on l’ait découvert –
et juste à temps ! Nous quittons tous la ville à la fin de l’après-midi.
Vous serait-il possible de passer ici avant notre départ ? Je sais que
M. Carrillo tient à vous donner une récompense.
— Deux heures, cela vous conviendrait ?
— M. Carrillo sera de retour. Oui, deux heures. Merci beaucoup. »
On entendit raccrocher. Liz replaça l’appareil et resta à le
regarder fixement.
« Les surprises ne cesseront donc jamais ! s’exclama-t-elle enfin.
— Pourquoi dis-tu ça ? interrogea Ann intriguée.
— Il me semble reconnaître cette voix. Ou je me trompe fort, ou je
viens de parler à Edith Darrow.
— Non ! s’écria la cadette.
— Si ! Edith Darrow en personne. Elle quitte la ville cet après-
midi.
— Peut-être est-elle mariée avec Carrillo ? hasarda Ann.
— On a vu des choses plus extraordinaires. Je me demande si, par
hasard, ils ne partiraient pas pour l’étranger. Tu ne te rappelles pas
avoir vu un indicateur de la navigation chez les Darrow, le soir où
nous étions là-bas ? J’ai remarqué que le nom du Balaska s’y
trouvait. Ils s’embarquent peut-être sur le bateau d’oncle Nick !
— Kurt Hassell, Ed Carrillo et Edith Darrow, tous à New York à la
même adresse ! s’exclama Ann. Quel coup de filet !
— Je suis contente d’avoir téléphoné. Elle ne m’a même pas
demandé mon nom. Je sais ce que nous allons faire. Nous irons chez
eux leur remettre le billet – mais nous irons sous un déguisement. »
Ann ne voyait pas très bien comment cela pouvait se faire, mais
Liz avait son plan. Elles se rendraient aisément méconnaissables en
portant des robes longues et des lunettes.
« Ils ne se doutent pas que nous sommes à New York ; ils ne se
méfieront donc pas. Nous nous rendrons mieux compte de la
situation, en allant là-bas déguisées qu’en y allant telles que nous
sommes. Si Carrillo nous reconnaissait, il filerait immédiatement et
nous ne le reverrions jamais. Il va falloir être très prudentes. »
Les deux sœurs étaient dans tous leurs états à la pensée que leur
enquête approchait d’un dénouement victorieux ; en même temps,
elles se rendaient compte qu’il leur fallait user de la plus grande
prudence si elles ne voulaient pas perdre, à la dernière minute, des
avantages aussi chèrement acquis. Ann était très tentée par la
proposition de Liz : dissimuler leur identité pour se rendre à
l’appartement.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre. « Il est plus d’une heure et
nous avons dit que nous viendrions à deux ! Nous ferions bien de
nous dépêcher. »
Elles quittèrent l’hôtel aussitôt et achetèrent dans un magasin,
juste en face, deux robes bon marché qu’elles choisirent trop longues
et sans aucun chic. Dans le même magasin, elles trouvèrent des
lunettes très ordinaires.

De retour dans leur chambre, elles constatèrent que les robes et


les lunettes les rendaient méconnaissables. Elles mirent aussi des
souliers plats, puis Ann eut l’idée de retourner leurs chapeaux. En se
voyant dans la glace ainsi accoutrées, elles éclatèrent de rire.
« J’ai l’air d’un épouvantail ! » s’écria Liz.
Dans ces deux filles à lunettes, mal fagotées, il était impossible de
reconnaître les deux jolies et élégantes sœurs Parker.
« Tu ne crois pas qu’ils risquent de se douter ?… demanda Ann.
— Jamais de la vie ! Allons-y. Tu as le billet ?
— Il est dans mon sac. »
Elles descendirent et prirent un taxi devant l’hôtel. Liz donna
l’adresse au chauffeur.
La maison qu’elles cherchaient était une bâtisse de belle
apparence, située dans un quartier résidentiel. Elles payèrent le
chauffeur et entrèrent hardiment. Mais leurs cœurs battaient très
fort : quelques instants encore, et elles se trouveraient face à face
avec Carrillo !
Elles prirent l’ascenseur et montèrent au cinquième.
« Tu as peur ? demanda Liz tandis qu’elles s’engageaient sur la
moquette moelleuse du corridor.
— Non, pourquoi ? Et toi ?
— Je n’ai pas peur, mais je suis très émue. »
Elles trouvèrent facilement l’appartement N° 57. Liz allait sonner
quand la porte s’ouvrit brusquement, et Ed Carrillo sortit dans le
vestibule.
Ann étouffa un cri Mme Darrow se tenait sur le seuil.
« Vous feriez peut-être mieux d’attendre, Edward, dit-elle. Elle
m’a promis d’être ici à deux heures.
— C’est que je suis pressé, répondit Carrillo. J’ai tant de choses à
faire avant de partir ! » Puis il aperçut les deux jeunes filles et ôta son
chapeau. « Oh ! quelle chance ! Vous venez pour le billet de
sweepstake ?
— Oui, répondit Liz. Nous l’avons apporté.
— Entrez, je vous en prie, proposa Mme Darrow. Qu’est-ce que je
vous disais, Edward ? J’étais sure qu’elle serait à l’heure. »
L’homme changea d’avis et suivit les deux jeunes filles dans
l’appartement qui était grand, décoré avec goût et somptueusement
meublé.
« Asseyez-vous, dit Mme Darrow en les faisant entrer dans le
salon. Nous sommes tous si heureux que M. Carrillo ait retrouvé son
billet. Il savait bien qu’il avait gagné, mais il ne pouvait pas réclamer
son lot.
— J’avais perdu tout espoir de revoir ce billet, ajouta Carrillo. Il
n’y a pas beaucoup de gens qui auraient eu l’honnêteté de mettre une
annonce pour découvrir le propriétaire. A propos, où donc l’avez-
vous trouvé ? »
Avant que les jeunes filles eussent le temps de répondre, une
porte s’ouvrit et Edith Darrow entra dans le salon. Liz et Ann, assises
sagement côte à côte sur le divan, se demandaient si les yeux exercés
de la journaliste arriveraient à percer leur déguisement.
CHAPITRE XXI

L’HISTOIRE DES DARROW

L’INSTANT où les yeux d’Edith Darrow se posèrent sur elles, le


cœur des Parker battit plus fort. Mais elle ne leur jeta qu’un coup
d’œil distrait.
« Bonjour, mesdemoiselles », dit-elle poliment, avant d’aller
s’asseoir sur une chaise devant la fenêtre.
Les jeunes filles poussèrent un soupir de soulagement. Leur ruse
avait réussi ; Edith ne les avait pas reconnues.
Liz ouvrit son sac et en tira le billet.
« Nous sommes très heureuses d’avoir retrouvé le propriétaire,
dit-elle en zézayant.
— Et moi, donc ! répondit Carrillo en prenant le billet d’un air
ravi et en le regardant comme pour s’assurer qu’il s’agissait bien du
numéro gagnant. Quelle chance que vous soyez venues aujourd’hui !
Nous partons en voyage, cet après-midi ; j’ai tout juste le temps
d’aller toucher l’argent du lot.
— N’oubliez pas, Edward, lui rappela Mme Darrow, que vous avez
promis une récompense.
— Je n’oublie pas, dit-il. Je vais faire un chèque immédiatement.
A quel nom dois-je le libeller ?
— Agnès Johnson, répondit Liz en donnant le premier nom qui
lui passa par la tête.
— Parfait, Miss Johnson. Cela vaut bien cent dollars d’avoir
retrouvé ce billet ! » Il sortit un carnet de chèques de sa poche et
s’approcha d’une table pour rédiger son chèque de cent dollars,
payable par une banque de l’Ouest des Etats-Unis.
« Je n’ai pas de compte courant à New York, dit-il à Liz en lui
remettant le papier, mais vous n’aurez aucune difficulté à encaisser
ceci. »
Liz en doutait fortement. D’abord, Miss Johnson n’existait pas,
d’autre part il était bien probable que le compte de Carrillo dans cette
banque fût dépourvu de toute provision. Mais elle le remercia et mit
le chèque dans son sac. Carrillo s’excusa, se dirigea vers l’appareil
téléphonique et composa un numéro.
« Allô, monsieur Dale ? Ici Carrillo. Vous vous rappelez que je
vous ai parlé de ce billet de sweepstake, le numéro 8231. Eh bien, je
l’ai retrouvé !… Oui, oui… Je peux toucher l’argent tout de suite ?
Parfait ! Je descends vous voir immédiatement. »
Carrillo avait l’air ravi. Il saisit son chapeau.
« Il faut que je file, déclara-t-il. A tout à l’heure, Edith… Au
revoir, madame. Et encore merci ! » dit-il vivement aux deux sœurs.
Celles-ci étaient très soulagées de voir que dans son agitation, il
avait complètement oublié de leur redemander où elles avaient
trouvé le billet. Mais Mme Darrow, elle, y pensait. On voyait que tout
cela l’intriguait. Dès que la porte se fut refermée derrière Carrillo,
elle se tourna vers les deux sœurs.
« Je n’en reviens pas de la chance qu’a eue Edward en récupérant
son billet. Où donc l’avez-vous trouvé ?
— Dans votre grange », articula Liz avec calme.
Edith Darrow sursauta. Les yeux de sa mère s’écarquillèrent de
stupéfaction.
« Dans ma grange ! répéta-t-elle. Mais… mais je ne vous ai même
pas dit mon nom !
— Et nous ne vous avons pas dit le nôtre », répondit Liz sans
zézayer.
Elle ôta ses lunettes et jeta son chapeau sur le divan. Ann l’imita.
Edith Darrow sauta sur ses pieds.
« Les sœurs Parker ! » s’exclama-t-elle.
Mme Darrow était muette de stupeur.
« Mais… mais je ne comprends pas, balbutia-t-elle. C’est… c’est
une farce ? »
Ann secoua la tête.
« Non, madame, ce n’est pas une farce. C’est très sérieux, au
contraire. Nous sommes venues déguisées parce que nous ne
voulions pas que M. Carrillo nous reconnaisse.
— Vous le connaissez donc ? Mais qu’est-ce qu’il y a là-dessous ?
Où avez-vous trouvé le billet ? Comment avez-vous su que nous
étions ici ? Et qu’est-ce qui vous est arrivé le soir où vous étiez à la
ferme ? »
Edith Darrow s’avança, très pâle.
« Oui, répéta-t-elle, la gorge serrée. Pourquoi aviez-vous si peur
qu’Edward vous reconnaisse ?
— Parce que nous l’avions pris en filature. Il est recherché par la
police, déclara Liz simplement. Est-ce que vous le saviez ? »
Mme Darrow poussa un cri.
« Recherché ! Par la police ! »
Edith était livide.
« Je ne vous crois pas ! » lança-t-elle.
Les sœurs Parker étaient maintenant persuadées que ni Edith ni
sa mère ne savaient rien de la véritable personnalité de Carrillo ni de
ses méfaits à Rockville.
« Je regrette, dit Liz, mais il se trouve que c’est exact.
— C’est faux ! insista Edith avec véhémence. Cela ne peut pas être
vrai ! Mais Edward et moi, nous… nous allons nous marier !
— Alors, il vaut peut-être mieux que vous appreniez la vérité dès
maintenant, lui dit Ann.
— Pourquoi la police le recherche-t-elle ? interrogea Mme Darrow
d’une voix tremblante d’émotion.
— Pour vol. Pendant qu’il travaillait à Rockville pour le compte de
M. Gerrin, il a détourné l’argent des loyers qu’il encaissait. De plus,
en partant, il a dérobé des papiers appartenant à M. Gerrin. On a
offert une récompense de cinq cents dollars pour sa capture. Une des
personnes qu’il a volées a engagé un détective pour le rechercher. Il
aurait été pris tôt ou tard », expliqua Liz.
Au début, les Darrow avaient peine à croire ce qu’elles
entendaient. Il était évident que le vendeur, beau parleur, avait réussi
à capter leur confiance. Mais, au fur et à mesure que les Parker
accumulaient les preuves, la mère et la fille finirent par se
convaincre, à leur corps défendant, que l’homme à qui elles se fiaient
si innocemment était un vaurien.
Edith pleurait d’humiliation. Mme Darrow serrait les lèvres.
« Il a habité chez nous, comme vous savez, expliqua celle-ci aux
deux sœurs. Au début, je ne me rendais pas compte qu’il faisait la
cour à Edith. Nous savions qu’il travaillait à Rockville ; quand il a
cessé d’habiter à la maison, il a continué à venir nous voir, de temps
à autre. Le soir où vous étiez là, il est passé à la ferme et nous a
demandé de partir immédiatement pour New York avec lui. Il voulait
épouser Edith et promettait de nous emmener en voyage si nous le
suivions. Nous étions un peu étonnées de cette précipitation, mais il
nous a raconté qu’il avait trouvé une situation magnifique et qu’il
devait partir pour New York sur-le-champ. Nous avons donc fini par
accepter de le suivre.
— Nous… nous l’avons envoyé dans la grange, sanglota Edith,
pour vous prévenir que nous partions.
— Il ne nous a pas fait la commission, dit Ann. Nous ne l’avons
pas vu du tout. Nous avons attendu plus de deux heures. Puis, nous
sommes retournées à la ferme et, en voyant que vous n’y étiez plus,
nous nous sommes demandé ce qui avait pu arriver.
— Edward nous a dit qu’en allant dans la grange, il vous avait
trouvées terrorisées et que vous lui aviez demandé de vous ramener
immédiatement à Starhurst.
— Tout cela est faux », déclara Liz.
Elle leur parla ensuite de James Flower, de la découverte du billet
de sweepstake et de leur recherche du voleur. Quand elle eut achevé,
ni Edith ni sa mère n’avaient plus aucune illusion sur la véritable
personnalité de Carrillo. Leur château en Espagne s’écroulait en
ruine.
La mère et la fille pleuraient dans les bras l’une de l’autre. Les
sœurs Parker les plaignaient de tout leur cœur ; elles voyaient bien
maintenant que les deux femmes n’avaient jamais été complices,
mais seulement victimes du malfaiteur. Leur seule consolation était
qu’Edith eût été avertie à temps pour ne pas épouser un criminel.
« Est-ce qu’il doit revenir ici ? demanda Ann.
— Ou… oui ! sanglota Edith en s’essuyant les yeux. Il viendra
nous chercher pour nous emmener au bateau. Nous devions prendre
le Balaska cet après-midi.
— Oh ! s’écria Ann. Tu avais vu juste, Liz. »
Celle-ci se tourna vers les Darrow.
« Il ne faut pas que M. Carrillo vous trouve ici en revenant »,
déclara-t-elle.
Elle se dirigea vers le téléphone, chercha dans l’annuaire le
numéro de leur hôtel et demanda sa tante. Elle ne tarda pas à
entendre au bout du fil la voix bien connue.
« Tante Harriet, dit-elle, nous t’envoyons deux de nos amies,
Mme Darrow et sa fille. Peux-tu t’occuper d’elles un moment ?
— Qu’est-ce que vous manigancez encore ? Où êtes-vous ? Qui
sont ces personnes ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
— Nous te raconterons tout à notre retour, promit Liz. Tu veux
bien faire cela pour nous, n’est-ce pas, tante Harriet ?
— Naturellement. Mais c’est si extraordinaire, si mystérieux…
— C’était mystérieux, cela ne l’est plus », dit Liz en raccrochant.
Ensuite elle téléphona au portier de l’immeuble et demanda un
taxi.
« Vos bagages sont prêts, je pense ? » demanda Ann à
Mme Darrow.
Edith fit signe que oui, les yeux pleins de larmes à la pensée du
merveilleux voyage qui s’évanouissait en fumée.
Les préparatifs furent vite faits. Les deux sœurs mirent
Mme Darrow et Edith en voiture avec leurs valises. Auparavant, elles
avaient dicté à Edith un billet à l’adresse de Carrillo :
« Vous retrouverons à l’embarquement. » Edith aurait voulu en
écrire plus long et accuser ouvertement son ancien fiancé, mais les
Parker l’en empêchèrent : cela serait allé à l’encontre de leur plan.
« Vous ne venez pas avec nous ? s’étonna Mme Darrow en
prenant place dans le taxi.
— Pas tout de suite. Mais nous vous rejoindrons bientôt. »
Elles lui indiquèrent le numéro de la chambre de tante Harriet.
Puis, dès que le taxi se fut éloigné, Liz se tourna vers sa sœur.
« Remettons nos lunettes et remontons dans l’appartement, dit-
elle. Je voudrais bien savoir quel rôle joue Kurt Hassell dans tout
ceci. »
CHAPITRE XXII

UN ESPION

EN RENTRANT dans l’immeuble, les deux jeunes filles


s’arrêtèrent chez le portier.
« Est-ce que M. Raymond Delmart habite ici ? » lui demanda
Ann.
Le bonhomme secoua la tête.
« Il y reçoit son courrier, mais il n’habite pas l’immeuble. Il vient
souvent à l’appartement 57. C’est là qu’on lui remet ses lettres. »
Les deux sœurs prirent l’ascenseur et donnèrent le numéro de
l’étage.
« C’est là que je vais aussi, dit le garçon d’ascenseur en leur
montrant un gros paquet de lettres qu’il avait sous le bras. Le facteur
vient tout juste de passer. »
Il fit claquer la porte et l’ascenseur fila vers le cinquième.
« Si vous retournez au 57, je vais vous confier tout ça », dit le
garçon, remettant à Liz une partie du courrier qu’il portait. Puis il
sortit lui-même de l’ascenseur et s’enfonça dans le couloir en
sifflotant et en s’arrêtant de temps à autre pour déposer quelques
lettres devant une porte.
Les deux jeunes filles retournèrent au numéro 57. Ann avait pris
la précaution de tirer le verrou avant de sortir pour empêcher la
porte de se refermer, si bien qu’elles n’eurent aucune peine à rentrer
dans l’appartement.
Sur le seuil, Liz s’arrêta.
« Il doit y avoir un rapport quelconque entre Carrillo et Delmart.
Sinon, comment se ferait-il que tous les deux aient leur quartier
général chez les Darrow ?
— Si Carrillo revient, nous aurons du mal à justifier notre
présence. »
Liz fit le tour de l’appartement, ouvrant placards et tiroirs dans
l’espoir de découvrir un indice qui lui permettrait de trouver le
rapport entre Carrillo et Delmart, autrement dit Kurt Hassell. Mais
les Darrow avaient emballé toutes leurs affaires et n’avaient rien
laissé d’intéressant.
Ann, pendant ce temps, examinait les lettres que le facteur venait
d’apporter. Il y en avait quatre, toutes adressées à Raymond Delmart.
Sur une épaisse enveloppe crème, le nom et l’adresse de
l’expéditeur, tracés d’une écriture féminine, étaient indiqués dans le
coin du haut.
« C’est de Mlle Laverne ! » s’exclama la jeune fille.
L’enveloppe portait le timbre de la ville où elles avaient rencontré
la vieille demoiselle qui leur avait donné l’adresse de Delmart.
Une autre enveloppe, écrite à la machine, portait le timbre de
Washington ; une autre encore venait d’Europe ; la quatrième avait
été expédiée de l’Ecole militaire de West Point.
« Je donnerais cher pour savoir ce qu’il y a dans ces lettres,
déclara Liz.
— Lowney dit que Kurt Hassell est un espion international. Or,
nous sommes à peu près sûres que lui et Delmart ne font qu’un.
Washington… West Point… une ville étrangère… Je ne serais pas
surprise que ces lettres contiennent des renseignements importants.
— Nous ne pouvons pas les ouvrir. C’est illégal.
— Nous pouvons les remettre à la police. »
A ce moment, les jeunes filles entendirent claquer la porte de
l’ascenseur, puis des pas résonnèrent dans le corridor, se
rapprochèrent, et s’arrêtèrent enfin devant l’appartement. Une clef
grinça dans la serrure.
« Vite ! » murmura Liz.
Il y avait dans le salon une alcôve fermée. Les deux sœurs s’y
précipitèrent. Elles avaient à peine eu le temps de tirer le rideau que
la porte s’ouvrit et qu’un homme pénétra dans le salon. Au-dessous
du rideau, elles aperçurent une paire de chaussures élégantes,
impeccablement cirées.
Liz écarta doucement le tissu et jeta un coup d’œil dans la pièce.
L’individu qui venait d’entrer était grand et brun, avec un beau
visage gâté par une expression sinistre et cruelle. Il semblait inquiet
et agité. Fronçant les sourcils, il passa dans une autre pièce, puis
revint sur ses pas.
Liz serra fort le bras de sa sœur.
Cet homme était Kurt Hassell. Elle le reconnaissait sans hésiter
d’après la photo que leur avait montrée Sam Lowney.
Hassell se dirigea vers le bureau et prit le billet qu’avait laissé
Edith. Il poussa un juron étouffé, s’éloigna vivement du bureau et
saisit le téléphone.
« Allô ! dit-il avec un léger accent étranger, ici Delmart. Le
courrier n’est pas encore arrivé ? »

Un moment de silence. Puis Hassell reprit :


« Vous dites que vous l’avez fait monter ? Il y avait des lettres
pour moi ? Eh bien, elles ne sont pas là. Non, j’ai regardé. Très bien,
je vais demander au garçon d’ascenseur. »
Kurt Hassell posa l’appareil.
« Bizarre, murmura-t-il, très bizarre… Et pourquoi ces dames
n’ont-elles pas attendu ? Il y a quelque chose de curieux là-dedans. »
Il ouvrit la porte du vestibule. Un moment plus tard, les jeunes
filles entendirent la sonnerie d’appel de l’ascenseur, puis la cabine
qui montait du rez-de-chaussée. Quand elle arriva au cinquième.
Hassell interrogea rudement le garçon.
« Où est mon courrier ? Le portier m’affirme qu’il l’a fait monter,
il y a un instant.
— Oui, monsieur. Je l’ai remis à deux jeunes filles qui allaient au
57.
— Quoi ? Deux jeunes filles ?
— Oui, monsieur. »
Hassell revint en marmonnant. Liz et Ann tremblaient à la pensée
de ce qu’il pourrait faire s’il les découvrait.
Elles poussèrent un soupir de soulagement en voyant Hassell
traverser le salon sans s’arrêter et se diriger vers les autres pièces.
« Allons-y ! » murmura Ann.
Elles sortirent de dessous le rideau et coururent jusqu’à la porte.
Hassell ne reparaissait pas. Leur fuite passa inaperçue. Liz avait
caché les lettres sous sa robe.
« Descendons plutôt par l’escalier. Si le garçon d’ascenseur nous
voit, il peut nous attirer des ennuis. »
Elles se précipitèrent, mais avant qu’elles eussent dépassé la cage
de l’ascenseur la porte s’ouvrit, laissant passage à un homme.
C’était Carrillo.
Il venait à leur rencontre dans le corridor. La retraite leur était
coupée. Pour aggraver encore la situation, le garçon d’ascenseur, en
les voyant, déclara à voix haute :
« M. Delmart réclamait son courrier. Je l’ai donné à ces deux
demoiselles quand elles m’ont dit qu’elles allaient au 57. »
Carrillo fronça les sourcils.
« C’est bien vous qui m’avez apporté le billet de sweepstake, n’est-
ce pas ? »
A cet instant, la sonnette de l’ascenseur retentit ; le garçon se
précipita vers la cabine. Pendant ce temps, Liz avait eu une idée pour
détourner l’attention de Carrillo.
« Monsieur Carrillo, commença-t-elle, nous avons réfléchi ; nous
avons pensé que nous n’avions pas le droit d’accepter une
récompense pour vous avoir rendu le billet de sweepstake. Après
tout, il était à vous.
— Mais non ! mais non ! s’exclama-t-il. Vous méritez cette
récompense et je suis heureux de vous la donner. Le billet m’a
rapporté beaucoup plus que ces cent dollars.
— Tout de même, nous nous sentirions plus tranquilles si vous
repreniez votre argent, insista Liz en lui tendant le chèque.
— En ce cas, très bien, rendez-le-moi », dit Carrillo en reprenant
le papier.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit de nouveau et une femme
s’engagea dans le corridor. Les sœurs Parker retinrent un cri. C’était
Miss Laverne !
Si elles identifièrent aussitôt la nouvelle venue, celle-ci, en
revanche, ne pouvait pas les reconnaître sous leur déguisement.
« Comment allez-vous, monsieur Carrillo ? dit-elle. Est-ce que
M. Delmart est là ?
— Je crois que oui, miss Laverne, répondit-il en soulevant son
chapeau. Voulez-vous entrer ? » Puis il s’inclina poliment devant les
deux jeunes filles. « Vous n’avez pas changé d’avis au sujet de cette
récompense ?
— Non, merci beaucoup. »
Carrillo considéra sans doute la discussion comme close, car il se
détourna, ouvrit la porte de l’appartement et s’effaça pour laisser
passer Miss Laverne. Une fois la porte refermée, Ann s’appuya au
mur en poussant un grand soupir.
« Nous l’avons échappé belle ! déclara-t-elle.
— J’aimerais bien savoir ce qui se dit là-dedans, murmura
pensivement Liz en contemplant la porte.
— Mieux vaut filer pendant que nous le pouvons et aller
immédiatement faire notre rapport à la police. Il ne faut pas risquer
de laisser échapper ces individus. »
Liz avait remarqué que la porte de l’appartement voisin était
ouverte. Elle y jeta un coup d’œil ; l’appartement était désert et
absolument vide. Elle remarqua en outre qu’une des fenêtres donnait
sur un puits d’aération.
« Ce puits doit passer aussi chez les Darrow, calcula-t-elle.
Restons un moment, Ann. Nous entendrons peut-être ce qu’ils
disent. »
Ann semblait peu convaincue, mais ce n’était pas dans son
caractère de fuir le danger quand la solution d’une énigme était en
jeu. Elle acquiesça d’un signe de tête ; les deux sœurs se glissèrent
dans l’appartement vide et refermèrent la porte derrière elles.
Comme l’avait prévu Liz, les pièces de derrière des Darrow
ouvraient aussi sur le puits d’aération. Qui plus est, les fenêtres
n’étaient pas fermées.

Les deux sœurs entendaient distinctement la voix de Miss


Laverne.
« Vous savez très bien que vous me devez cet argent, Delmart,
disait-elle d’un ton fâché. Vous m’aviez promis de me l’envoyer, vous
ne l’avez pas fait, et maintenant j’apprends que vous partez !
— C’est exact, chère mademoiselle, répondit Hassell
aimablement. Mais je ne pars que demain.
— On m’avait dit aujourd’hui.
— C’est une erreur. Je pars demain. Et si vous voulez bien me
faire l’honneur de dîner avec moi ce soir, je serai trop heureux de
régler cette petite dette.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Je n’ai pas mon carnet de chèques sur moi. Il faut que je
retourne à mon bureau. Et en attendant, j’ai plusieurs questions
importantes à débattre avec M. Carrillo.
— Bon. D’accord, dit Miss Laverne. Venez me prendre à mon
hôtel pour dîner. Je suis très contente que vous ne partiez que
demain.
— Moi aussi, déclara Hassell d’un ton suave. D’autant plus que
cela me donne le plaisir de passer une soirée en votre charmante
compagnie, chère mademoiselle. »
La voix s’éloigna ; il reconduisait probablement la vieille fille
radoucie jusqu’à la porte. Un instant après, les deux sœurs
entendirent de nouveau sa voix, mais cette fois dure et méprisante.
« L’imbécile ! Elle peut attendre que je passe la chercher ! A
l’heure du dîner je serai loin, pas vrai, Edward ?
— Tu as certainement la manière pour leur soutirer leur argent !
Je voudrais bien être aussi fort que toi.
— Le baratin, voilà la recette. Cette vieille Laverne est arrivée ici
dans l’intention de faire des histoires. Elle était furieuse, elle avait
des soupçons. Bon, je l’invite à dîner. Il y a si longtemps qu’elle
n’avait pas été invitée que la voilà aussitôt enthousiaste. Elle ne
pense plus à son argent…
— Dis donc, interrompit Carrillo, je me demande ce qui a pris à
Edith et à sa mère de filer aussi vite. Tu as vu son billet ?
— Elles devaient avoir des courses à faire, dit négligemment
Hassell. Après tout, ça vaut peut-être mieux. Nous avons
l’appartement à nous et nous pouvons regarder ces documents.
— J’ai eu du mal à mettre la main dessus, déclara Carrillo. J’ai fait
semblant d’avoir un malaise tandis que je bavardais avec le vieux. Il
est sorti me chercher un verre d’eau ; pendant ce temps-là j’ai ouvert
le tiroir, saisi les documents et fourré du papier blanc à la place.
Quand il est revenu, j’avais l’air innocent comme l’agneau qui vient
de naître.
— Tu t’es bien débrouillé », complimenta Hassell.
A ce moment, à l’horreur des deux jeunes filles, elles entendirent
des pas s’approcher de l’appartement dans lequel elles étaient
cachées.
CHAPITRE XXIII

DES PREUVES

LA PORTE s’ouvrit brusquement. Deux ouvriers en blouse


blanche, portant une échelle et des pots de peinture, entrèrent dans
l’appartement.
Liz, heureusement, avait l’esprit prompt. Feignant de poursuivre
une conversation, elle jeta un coup d’œil sur les murs.
« Je n’aime pas beaucoup le papier, déclara-t-elle. Je me
demande s’ils accepteraient de le changer.
— D’ailleurs, c’est un peu grand pour nous. Nous n’avons pas
besoin de toute cette place », répondit Ann.
Les ouvriers les regardèrent.
« Excusez-nous, dit l’un d’eux, nous ne savions pas qu’il y avait
quelqu’un. Nous voudrions laisser ici ces pots et cette échelle. »
Liz inclina la tête, comme si la question était sans importance, et
passa dans la cuisine.
« Ils demandent trop cher, de toute façon, dit-elle à sa sœur.
Nous pouvons certainement trouver quelque chose de plus
avantageux.
— Evidemment, c’est clair et bien aéré, mais… »
Les ouvriers, persuadés que les deux jeunes filles étaient des
locataires éventuelles en train d’examiner les lieux, posèrent leurs
outils et se retirèrent.
« Je commence à avoir peur, dit Ann quand ils furent partis.
Allons-nous-en, Liz. Si nous restons, nous finirons par nous faire
prendre. Et alors que deviendrons-nous ?
— Une minute ! » Liz se retourna vers le puits d’aération ; elle
voulait en entendre davantage de la conversation entre Carrillo et
Kurt Hassell.
« Mais je ne veux pas trahir mon pays ! disait Carrillo d’une voix
tremblante. Je t’ai apporté ces papiers, mais je croyais que tu voulais
simplement les lire. J’avais l’intention de les remettre à leur place
avant que le vieux s’aperçoive de leur disparition.
— Les papiers, déclara sèchement Hassell, je les garde. Je te paie,
n’est-ce pas ? Je ne te donne pas cet argent pour rien.
— Mais c’est impossible ! s’exclama Carrillo. Cela voudrait dire
que tu es… un espion ! »
Hassell eut un petit rire ironique.
« Tu ne t’en doutais pas ? Tu es donc trop bête pour avoir
compris pourquoi je voulais ces plans ? Je suis agent secret de mon
gouvernement. Et puis après ? Qu’est-ce que tu peux y faire ?
Prévenir la police ? Tu n’oserais pas ! Tu sais trop bien que je peux te
dénoncer et t’envoyer aux travaux forcés si j’en ai envie.
— Tu ne ferais pas ça ! s’écria Carrillo affolé.
— Je le ferai si tu ne m’obéis pas. C’est toi qui as volé ces papiers.
On t’a payé pour ça, et bien payé.
— Je… je ne me rendais pas compte que je vendais des secrets
nationaux…
— Eh bien, maintenant tu t’en rends compte, et la seule chose à
faire est de tenir ta langue. Tu n’as pas envie que les Darrow
apprennent la vérité, n’est-ce pas ?
— Non, certainement, répondit Carrillo d’une voix peinée. Je ne
voudrais pas qu’elles sachent.
— Ni ta mère ?
— Surtout ma mère ! Elle ne doit jamais savoir ! s’écria Carrillo
avec désespoir.
— Alors, fais ce qu’on te dit et ne sois pas une poule mouillée. »
Sans s’en rendre compte, les deux jeunes filles s’étaient
rapprochées de la fenêtre pour mieux entendre.
« Cela me rappelle, dit Carrillo, que je dois télégraphier à ma
mère pour lui annoncer que je pars en voyage. » Ann et Liz
entendirent décrocher le téléphone ; Carrillo donna un numéro. Puis
il déclina son nom et son adresse « Prenez un télégramme, s’il vous
plaît. »
Tout à coup, la haute silhouette de Kurt Hassell apparut dans
l’embrasure de la fenêtre, de l’autre côté du puits d’aération. Les
deux sœurs se retirèrent vivement.
« Tu crois qu’il nous a vues ? chuchota Ann.
— Je ne sais pas. J’en ai peur. Mais il ne s’est peut-être pas rendu
compte que nous écoutions. »
Elles attendirent quelques instants.
« S’il se doute de quelque chose, il va le dire à Carrillo »,
murmura Liz.
Elles entendirent ce dernier dicter son télégramme. Kurt Hassell,
lui, ne parlait pas. Au bout d’un moment, elles respirèrent plus
librement.
« Sauvons-nous tout de suite ! insista Ann. Après tout, nous en
savons assez.
— Nous pouvons aller au commissariat et rapporter tout ce que
nous venons d’apprendre. »
Les deux jeunes filles se rapprochèrent de la porte et prêtèrent
l’oreille. Il n’y avait pas un bruit dans le corridor. Liz ouvrit
doucement la porte et jeta un coup d’œil au dehors.
« Personne en vue », murmura-t-elle.
Elles s’engagèrent dans le corridor en marchant sur la pointe des
pieds. Pour éviter que le garçon d’ascenseur ne les questionnât au
sujet du courrier disparu, elles savaient qu’elles devaient descendre
par l’escalier. Mais pour cela, il leur fallait passer devant la porte de
l’appartement des Darrow.
Elles se félicitaient d’avoir pu s’échapper aussi facilement quand
la porte de l’appartement s’ouvrit tout à coup. Kurt Hassell surgit
dans le corridor et se planta devant elles d’un air menaçant.
« Ah ! ah ! fit-il, je ne me trompais pas ! Vous nous espionniez de
l’autre côté du puits ! »
Blême de colère, il appela Carrillo.
« Edward ! Viens ici ! »
L’autre accourut et regarda les deux sœurs avec stupéfaction.
Dans l’appartement vide elles avaient ôté leurs lunettes ; il n’eut donc
aucune difficulté à les reconnaître.
« Mais… mais ce sont les deux jeunes filles que j’ai rencontrées
près de Penfield ! balbutia-t-il. Elles sont de Rockville. Et ce sont
elles qui m’ont rapporté mon billet !
— Elles étaient en train de nous espionner ! jeta Hassell. Je les ai
vues par la fenêtre de l’autre côté du puits d’aération. Je suis venu
guetter derrière la porte et quand elles ont voulu passer, je suis sorti.
Elles en savent trop long ; il faut regarder ça de plus près. »
Il s’avança et saisit brutalement Liz par l’épaule.
« Venez avec nous ! ordonna-t-il avec rudesse. Nous avons besoin
de vous parler.
— Je pense bien ! gronda Carrillo. Si elles sortent d’ici, nous
sommes perdus.
— Elles ne sortiront pas », assura Hassell.
Il poussa Liz vers l’appartement des Darrow. Ann fit un saut de
côté et s’enfuit dans le corridor dans l’espoir d’atteindre l’escalier,
mais Carrillo la rattrapa d’un bond, la saisit et la traîna vers la porte.
A ce moment, l’ascenseur arriva à l’étage. La porte s’ouvrit ; le
garçon passa la tête sur le palier.
« Pas un mot ! chuchota Carrillo à l’oreille d’Ann. Pas un mot, ou
ça vous coûtera cher ! »
Le garçon écarquilla les yeux.
« Mais les voilà, les deux filles ! s’écria-t-il. Est-ce qu’elles vous
ont rendu votre courrier, monsieur Delmart ?
— Qu’est-ce que tu dis ? cria Hassell. Mon courrier ?
— J’ai oublié de te le dire, intervint Carrillo. Le garçon m’a dit
qu’il avait remis tes lettres à deux jeunes filles qui montaient dans
l’appartement.
— Non seulement espionnes, mais voleuses, alors ? ricana
Hassell. Nous allons voir cela de plus près.
— Dites donc, monsieur Delmart, je vais chercher un policeman,
proposa le garçon d’ascenseur. Ça m’a bien l’air d’être des
cambrioleuses. Je vous parie qu’elles sont entrées dans la moitié des
appartements de l’étage. C’est une chance que vous les ayez
attrapées.
— Où avez-vous caché ces lettres ? » demanda Hassell.
Les sœurs Parker gardèrent le silence.
« Je descends et j’appelle le policeman du coin, insista le garçon.
Il les mettra à l’ombre en moins de rien. »
Ann et Liz se taisaient toujours, se rendant compte que le silence
était leur unique moyen de salut. Elles espéraient que le garçon
d’ascenseur passerait des paroles aux actes.
Elles n’avaient rien à craindre de la police et savaient bien que si
elles avaient l’occasion de remettre les documents aux mains de la
justice, Hassell et Carrillo ne tarderaient pas à se trouver sous les
verrous.
Mais leur espoir fut de courte durée. Hassell se tourna vers le
gamin.
« Non ! ordonna-t-il. Nous nous en occuperons nous-mêmes. »
CHAPITRE XXIV

PRISONNIÈRES

NI HASSELL ni Carrillo n’avaient envie de voir la police


intervenir dans leurs affaires. Une enquête officielle ne pouvait leur
attirer que des ennuis, et ils le savaient bien.
« Ecoute, petit, dit Hassell en mettant un billet d’un dollar dans la
main du garçon, ne dis rien à personne et oublie ce que tu viens de
voir. Je saurai bien me faire rendre mon courrier. Retourne à ton
travail et laisse-moi me débrouiller tout seul. »
Le gamin ne comprenait pas très bien. Mais le dollar lui semblait
un argument sérieux en faveur de l’obéissance.
« A vos ordres, monsieur Delmart, répondit-il en hésitant un peu.
Mais tout de même, je pense que vous feriez mieux de me laisser
appeler un agent.
— Nous te le demanderons peut-être plus tard. Mais je voudrais
d’abord savoir pourquoi ces jeunes filles s’intéressaient autant à mon
courrier. »
Le garçon d’ascenseur alla reprendre ses fonctions. Hassell et
Carrillo poussèrent les deux sœurs dans l’appartement et firent
claquer la porte.
« Et maintenant, commença Hassell d’une voix menaçante, nous
allons vous poser quelques questions. Tu dis que tu connais ces deux
filles, Carrillo ?
— Oui. Elles sont de Rockville, déclara le vendeur bouleversé.
Elles sont probablement au courant de tout ce qui me concerne. Je
les ai rencontrées juste au moment où j’allais faire ma…
— Chut ! fit Hassell. Cela signifie qu’elles ne sont pas ici par
hasard. » Il se tourna vers Liz et Ann d’un air furieux. « Qu’est-ce
que cela veut dire ? demanda-t-il. Pourquoi êtes-vous ici ? Qu’est-ce
que vous cherchez ?
— Et pourquoi êtes-vous déguisées ? cria Carrillo. Quand vous
m’avez apporté le billet de sweepstake, vous portiez des lunettes.
— Et surtout, pourquoi essayiez-vous d’écouter ce que nous
disions ? Et qu’avez-vous fait de mes lettres ? » ajouta Hassell.
Aucune des deux sœurs ne répondit. Elles étaient bien résolues à
ne pas se départir de leur silence.
« On fait la tête, hein ? jeta Hassell. Voulez-vous me répondre,
oui ou non ? »
Liz et Ann le regardèrent d’un air de défi, mais toujours sans mot
dire.
« Répondez ! hurla Hassell furieux. Où sont ces lettres ? »
Carrillo paraissait nerveux.
« Ecoute, intervint-il, si elles ne veulent rien dire, c’est inutile de
perdre notre temps. Nous avons décidé de partir à une certaine
heure, et il vaut mieux ne pas trop tarder.
— Elles parleront », grinça l’autre. Il ouvrit la porte d’un cabinet
de débarras. « Un petit séjour là-dedans les fera peut-être changer
d’avis. »
Les deux jeunes filles se débattirent, mais elles n’étaient pas de
force à résister aux deux vauriens. Ils les poussèrent dans le débarras
et refermèrent la porte ; elles se trouvèrent plongées dans l’obscurité.
Hassell donna un tour de clef.
« Vous vous déciderez peut-être à me dire ce que vous avez fait de
ces lettres ! cria-t-il à travers la porte. Je vous préviens que nous
quittons la ville dans une heure ; vous serez asphyxiées ou mortes de
faim avant que personne pense à vous chercher ici. Réfléchissez un
peu ! »
Tout à coup, elles entendirent Carrillo s’écrier :
« Les lettres ! Tu ne les as pas fouillées ; elles les ont
probablement sur elles.
— Tu as raison, répondit Hassell en s’avançant vers la porte. Je
n’y avais pas pensé. »
Elles entendirent un bruit de clef. Ann passa vivement les mains
sur la surface intérieure de la porte. Ses doigts, en tâtonnant,
rencontrèrent à la base de la serrure un verrou qu’elle poussa juste à
l’instant où Hassell tournait la clef.
Voyant qu’il n’arrivait pas à ouvrir la porte, il poussa une
exclamation de colère.
« Ces sottes se sont enfermées ! C’est donc qu’elles ont bien les
lettres sur elles ! » Il frappa le battant à coups de poing. « Ouvrez !
ouvrez, je vous dis ! »
Les deux sœurs regrettaient presque que Sam Lowney ne fût pas
là pour les tirer de cette situation étrange. Elles avaient en leur
possession des documents précieux, mais pour les garder elles
étaient obligées de rester elles-mêmes prisonnières.
Hassell, fou de rage de se voir dupé, attaquait la porte à coups
furieux. Tout à coup, Liz eut une idée.
« Cela nous est bien égal d’être enfermées ici ! cria-t-elle. A
l’heure qu’il est, la police est en chemin. Et quand nous aurons
montré les preuves que nous possédons, il se passera bon nombre
d’années avant qu’aucun de vous ne parte en voyage ! »
Un silence stupéfait lui répondit.
« Il faut filer d’ici ! déclara Carrillo. Viens vite ! Tu as entendu ce
qu’elle disait ? La police !
— Vous avez dit que la police était en chemin ? interrogea Hassell.
— Si vous ne nous croyez pas, attendez un moment, vous le
constaterez par vous-même. »
L’espion étouffa un juron.
« Les bagages, vite, Ed ! ordonna-t-il. Je n’ai pas l’intention de
risquer les travaux forcés à cause de deux collégiennes. »
Les sœurs Parker, enchantées du succès de leur ruse, entendirent
les deux escrocs aller et venir dans l’appartement ouvrant des valises
et faisant leurs préparatifs de départ.
« Je pense qu’elles bluffaient en parlant de la police, dit Hassell,
mais nous ne pouvons pas nous permettre de prendre des risques. Si
les policemen ne viennent pas, nous serons loin avant qu’on
découvre les deux filles. Et s’ils viennent…
— S’ils viennent, il vaut mieux ne pas les attendre ! » acheva
Carrillo, évidemment affolé.
Un moment plus tard, ils sortirent de l’appartement et la porte
claqua derrière eux. Ann tira le verrou. Mais Hassell n’avait pas
ouvert la serrure ; elles étaient encore emprisonnées dans le débarras
obscur.
La victoire qu’elles croyaient tenir leur échappait une fois de plus.
Si elles ne réussissaient pas à s’échapper à temps, les deux escrocs
seraient bientôt en plein océan. Ann et Liz frappèrent la porte à
coups de poing, puis appelèrent de toutes leurs forces, dans l’espoir
qu’on les entendrait du corridor.
Mais elles eurent beau crier à s’enrouer et frapper à se meurtrir
les poings, personne ne les entendit. Elles se laissèrent retomber
contre le mur, épuisées.
Au bout d’un moment, Ann regarda le cadran lumineux de sa
montre-bracelet. Les aiguilles luisaient dans l’obscurité.
« Trois heures et demie ! s’exclama-t-elle désolée.
— Et le Balaska lève l’ancre à quatre heures ! Les misérables vont
s’échapper. » Liz pleurait presque de chagrin à la pensée que, pour
faire prendre Hassell et Carrillo, il s’en était fallu de l’épaisseur d’un
cheveu. « Dire que nous nous sommes donné tant de mal, que nous
les avons retrouvés tous les deux et que nous tenons la solution de
l’énigme – tout cela pour finir par les laisser filer !
— Le bateau n’est pas encore parti ! déclara Ann en
recommençant à frapper à la porte.
— Ce qui m’ennuie, dit Liz, c’est qu’ils peuvent changer leurs
plans et ne pas s’embarquer sur le Balaska.
— Il faut en courir le risque. Ils n’ont jamais parlé de bateau
devant nous ; ils ne se doutent probablement pas que nous savons où
ils vont. »
Elle appela encore de toutes ses forces. Cette fois elle comprit
qu’on l’avait entendue. La porte extérieure s’ouvrit, des pas rapides
pénétrèrent dans la pièce.
« Hé, qu’est-ce qui se passe ? demanda une voix ahurie.
— Nous sommes enfermées ! cria Liz. Ouvrez et délivrez-nous. »
Un moment de silence, puis :
« Pardi, vous êtes les deux filles qui ont volé le courrier de
M. Delmart ! Il vous a enfermées pendant qu’il allait chercher la
police, je suppose ? »
C’était le garçon de l’ascenseur.
« Délivrez-nous ! supplia Ann. Delmart est un escroc. Il nous a
emprisonnées pour pouvoir s’enfuir. »
Le gamin rit dédaigneusement.
« Ah ! oui ? Eh bien, vous raconterez ça aux agents quand ils
arriveront. Ils vous délivreront vite, croyez-moi.
— Il faut nous croire, supplia Liz. Si vous saviez ce que cela
représente pour nous de sortir d’ici immédiatement !
— Vraiment ? fit le garçon d’une voix traînante. Cela représente
combien ? Vous m’entendez, toutes les deux : combien
exactement ? » répéta-t-il en appuyant sur le mot.
Les deux sœurs comprirent ce qu’il voulait dire. Liz se rappela
qu’elle avait posé son sac à côté d’elle dans le débarras.
« Un billet de dix dollars, par exemple ? demanda l’impudent
gamin. Vous pouvez le glisser sous la porte.
— Nous n’avons qu’à céder, chuchota Ann. Il faut absolument que
nous sortions d’ici.
— D’accord », répondit Liz en cherchant l’argent à tâtons. « Voici
le billet », annonça-t-elle à voix haute.
Elle poussa vivement l’argent sous la porte. Le garçon s’en saisit ;
l’instant d’après, elles l’entendirent tourner la clef dans la serrure.
Les deux sœurs ouvrirent la porte et se précipitèrent dehors.
« Libres ! » s’écria Ann.
Mais soudain, à leur consternation, le gamin courut vers la porte
d’entrée, s’élança dans le corridor avant qu’elles eussent le temps de
l’arrêter et referma la porte à clef.
« Maintenant, sortez donc d’ici ! cria-t-il triomphant. Je ramène
un policeman en moins de deux minutes ! »
Elles étaient de nouveau prisonnières.
Mais Ann ne s’avouait pas vaincue. Elle saisit l’annuaire du
téléphone et chercha le numéro de la compagnie de navigation à
laquelle appartenait le Balaska.
« Pourrais-je parler au commandant Parker ? »
Une voix nette répondit.
« Je suis désolé : le commandant est déjà à bord. Le Balaska lève
l’ancre à quatre heures.
— Ici, la nièce du commandant. Je vous en supplie, demandez-lui
de retarder de dix minutes le départ. C’est extrêmement important.
— Je crains que ce ne soit impossible, mademoiselle.
— Mais il le faut ! Je vous supplie de lui faire la commission.
Dites-lui… dites-lui que c’est à cause de Carrillo.
— Carrillo ?
— Oui. Ed Carrillo. Il ne faut pas que le bateau parte avant que
nous arrivions. »
A l’autre bout du fil, elle entendit des murmures hésitants, mais
elle eut l’impression qu’on transmettait son message. Oncle Dick, lui,
comprendrait que sa nièce n’eût pas demandé une chose pareille
sans raison. Elle raccrocha le récepteur et, se retournant, vit Liz en
train d’ouvrir une fenêtre.
« Il n’y a qu’un moyen de sortir d’ici, haleta la sœur aînée. Il faut
descendre par l’échelle de secours. »
Comme tous les immeubles américains, celui-là était muni d’une
échelle de fer destinée à permettre l’évacuation des habitants en cas
d’incendie. Elle semblait bien frêle, cette échelle, et les cinq étages
étaient bien hauts. Mais Liz, sans hésiter, enjamba l’appui de la
fenêtre. Ann la suivit.
Lentement, avec précaution, elles posèrent le pied sur les
barreaux de fer.
« Pourvu que nous arrivions à temps sur le quai ! » souffla Ann.
L’échelle de secours tremblait et grinçait. Elles atteignirent le
palier du quatrième, puis celui du troisième. Au-dessous d’elles, elles
apercevaient la cour, d’où partait un passage qui rejoignait la rue. Au
bout du passage un taxi stationnait.
Le palier du second… celui du premier… Un instant plus tard, les
deux sœurs se précipitaient dans le passage. Le chauffeur du taxi, qui
somnolait à son volant, leva les yeux.
Au même instant, elles entendirent un cri :
« Les voilà ! Au secours ! Police ! Ne les laissez pas échapper ! »
CHAPITRE XXV

LES MENOTTES

LE CHAUFFEUR ouvrit la portière. Les deux sœurs eurent le


temps d’apercevoir le garçon d’ascenseur et le gérant debout sur les
marches de l’immeuble. Le chauffeur n’entendit pas les hurlements
du gamin, ou peut-être ne vit-il pas de rapport entre ces cris et la
présence des deux jeunes filles – en tout cas, il n’y fit pas même
attention. Les Parker s’engouffrèrent dans le taxi et Liz donna
vivement l’indication du quai où le Balaska était amarré.
« Allez aussi vite que vous pourrez ! dit-elle. Notre bateau part
dans quelques minutes.
— O.K., miss ! » répondit le chauffeur en démarrant aussitôt.
Ann, qui regardait par la portière, vit le garçon d’ascenseur et le
gérant dégringoler les marches du perron en criant et en agitant les
bras. Mais à présent, le bruit du moteur couvrait leurs hurlements ;
un moment plus tard, le taxi tournait le coin de la rue.
« Plus vite ! supplia Liz.
— Je fais ce que je peux sans me faire arrêter pour excès de
vitesse ! » dit le chauffeur.
Au croisement suivant, un feu rouge les fit stopper ; les deux
sœurs trépignaient d’impatience. Mais pendant le reste du voyage,
elles eurent de la chance : aucun obstacle ne vint plus les retarder.
Malgré tout, le trajet semblait interminable ; elles avaient
l’impression que le taxi se traînait le long des quais. Elles entendirent
siffler une sirène.
Ann jeta un regard à sa montre.
« Quatre heures neuf ! »
Le taxi s’arrêta devant l’échelle de coupée du Balaska. Des
passagers se penchaient sur la rambarde, les retardataires se
pressaient vers les ponts ; sur le quai, la foule se bousculait pour faire
ses adieux aux parents et aux amis qui s’embarquaient. Liz jeta un
billet au chauffeur et sauta à bas du taxi. Puis elles se frayèrent un
chemin à travers la foule vers un agent qui se tenait devant la coupée.
Tout à coup, elles sentirent qu’on les poussait rudement ; une
grande fille anguleuse, brandissant un énorme bouquet de fleurs, les
écarta pour passer devant elles.
« Comte Salame ! criait-elle d’une voix aiguë. Comte Salame,
attendez ! »
C’était Letty Barclay qui venait souhaiter bon voyage à son ami.
Elle cherchait à rejoindre un homme grand et brun qui se préparait à
monter à bord. Il se retourna : les sœurs Parker virent son visage.
C’était Kurt Hassell, autrement dit Raymond Delmart, autrement dit
comte Salame !
C’était donc lui, ce fameux membre de l’aristocratie européenne
que la pauvre Letty s’était tant vantée de connaître !
Ni elle ni Hassell n’avaient remarqué Liz et Ann qui avançaient
peu à peu vers l’échelle. Elles aperçurent sur le pont le commandant
Parker qui regardait sa montre d’un air soucieux.
Liz arrivait enfin près de l’agent.
« Je vous en supplie, haleta-t-elle, ne laissez pas partir le bateau…
dites au commandant Parker que Carrillo est à bord… Et cet homme
qui parle avec la jeune fille au bouquet… c’est un espion arrêtez-
le !… »
Les deux sœurs parlaient à la fois, impatientes de raconter leur
histoire. L’agent, qui n’y comprenait rien, se grattait la tête. A ce
moment, on vit s’approcher deux gaillards de forte carrure, en civil.
« Qu’est-ce que tout cela signifie, mademoiselle ? » demanda l’un
d’eux avec autorité. Il souleva le revers de son veston et exhiba
l’insigne du F.B.I. [2]. « Vous parliez d’un espion, je crois ?
— Kurt Hassell ! Il est recherché par la police.
— Hassell ! Je pense bien qu’on le recherche ! Vous savez quelque
chose à son sujet ?
— Il veut partir sur ce bateau. Tenez, le voici, là, debout près de la
coupée, en train de parler à cette jeune fille qui porte des fleurs.
— Ce n’est pas Hassell. Il est inscrit sur la liste des passagers sous
le nom de comte Salame.
— C’est faux, et nous pouvons le prouver ! » déclara Ann.
Elles racontèrent leur histoire en quelques mots. Les inspecteurs,
convaincus, se dirigèrent vers Hassell sans attirer l’attention et se
dressèrent tout à coup devant lui. En se voyant accosté par la police,
l’espion pâlit, tourna sur ses talons et essaya de s’échapper dans la
foule. Mais les policiers furent plus rapides que lui. Ils le rattrapèrent
aussitôt, une paire de menottes brilla au soleil ; quelques instants
plus tard, l’espion était prisonnier.
Une foule immense, houleuse, entoura l’échelle de coupée. Letty
Barclay, rouge d’humiliation, ne songea plus qu’à s’éclipser. Elle jeta
son bouquet presque dans les bras d’Ann et disparut.
« Regardez ! cria Liz. Voici Carrillo ! »
Elle désigna à l’un des agents le complice d’Hassell appuyé à la
rambarde. Le policier gravit l’échelle en courant ; quand il
redescendit, il poussait devant lui Carrillo qui se débattait.
« C’est une indignité ! protestait Hassell. Je me plaindrai à
l’ambassadeur !
— Tu pourras te plaindre au juge, Kurt, gronda le second agent. Il
y a longtemps que nous essayons de t’avoir. »
Le commandant Parker descendit à son tour sur le quai ; les deux
sœurs lui racontèrent ce qui s’était passé. Le bon oncle Dick
rayonnait de fierté.
« Bravo ! déclara-t-il. On m’a bien fait votre commission, mais je
ne pouvais pas retarder indéfiniment le départ. Vous êtes arrivées
juste à temps ! »
A ce moment, un individu de haute taille se fraya un passage à
travers la foule agitée.
« Commandant ! commandant ! cria-t-il. Il faut faire fouiller le
bateau ! J’ai ici un mandat d’arrêt contre un nommé Carrillo. Il
s’embarque cet après-midi. »
Le nouveau venu était Sam Lowney. A la vue des sœurs Parker, il
ouvrit la bouche et écarquilla les yeux.
« Carrillo ne s’embarque pas, lui dit en riant le commandant.
Vous avez du retard, mon cher. »
Il montra du doigt les deux prisonniers. Lowney poussa une
exclamation étouffée.
« Mais… mais l’autre, c’est Kurt Hassell, l’espion ! s’écria-t-il.
— Vous croyez peut-être nous l’apprendre, railla un des policiers.
Sans ces deux jeunes filles, les deux misérables nous filaient entre les
doigts. »

Le visage de Sam Lowney était l’image même de la consternation.


« Ce sont elles qui ont tout fait », déclara l’inspecteur. Puis il se
tourna vers l’agent. « Appelle le panier à salade, Mike. Viens par ici,
toi, monsieur Salame-Delmart-Hassell. Nous allons faire un petit
tour à la Sûreté. Je crois bien que ton voyage en Europe sera retardé
de quelques années.
— Je veux bien être pendu ! grommela Lowney déconfit. Me faire
damer le pion par deux collégiennes ! Je ne m’en remettrai pas. »
La tâche de Lowney était finie ; le mystère était résolu.
Deux jours plus tard, les sœurs Parker retournèrent à Rockville
avec tante Harriet et les Darrow. Elles purent rapporter à
Mme Flower et à Robert Gerrin leurs extraordinaires aventures à la
poursuite des escrocs. Il leur en coûtait d’apprendre à Mme Carrillo
l’arrestation de son fils, mais ce fut moins pénible qu’elles ne s’y
attendaient.
« Je vois bien que vous essayez de me ménager, dit la pauvre
femme, mais je savais depuis quelque temps déjà qu’Edward était
indigne de confiance. Il a été obligé de quitter la ville où nous
habitions à cause d’une mauvaise affaire qu’il s’était attiré. Ce n’est
que mon fils adoptif, mais j’ai toujours essayé de faire mon devoir
envers lui.
— Il a eu l’honnêteté de rendre le montant du lot qu’il avait gagné,
ajouta M. Gerrin qui se trouvait présent à l’entretien. La somme,
jointe à l’argent qui lui restait, couvre tout ce qu’il avait détourné ; en
fin de compte, aucun de mes clients ne perdra rien. C’était d’ailleurs
le parti le plus sage, car il sera condamné moins sévèrement,
maintenant qu’il a fait cette restitution.
— En tout cas, cela me soulage, déclara Mme Carrillo. Je ne
pourrais plus fermer l’œil si je pensais qu’il a ruiné des pauvres
gens. »
Mme Darrow et Edith se remirent du coup que leur avait donné
leur désillusion. Prenant la chose du bon côté, elles se félicitèrent
qu’Edith n’eût pas fait ce mariage qui pouvait gâcher sa vie.
Grâce aux lettres que les sœurs Parker avaient remises entre les
mains des autorités, Kurt Hassell fut bientôt convaincu
d’espionnage ; il fut condamné à plusieurs années d’emprisonnement
et ensuite expulsé des Etats-Unis.
« Il ne filoutera plus personne de longtemps ! dit Liz avec
satisfaction. Avant notre départ de New York, Miss Laverne est
venue nous voir à l’hôtel ; elle a récupéré l’argent qu’elle l’avait
chargé de placer.
— En somme, tout le monde est content excepté moi, se lamenta
Mme Flower. J’ai retrouvé ma fortune, c’est vrai, et je suis trop
heureuse de vous verser à toutes les deux les cinq cents dollars que
j’avais promis pour l’arrestation de Carrillo. Mais je vais perdre la
meilleure femme de charge que j’aie jamais eue. »
Les deux jeunes filles regardèrent Mme Carrillo. Celle-ci sourit.
« Je regrette de quitter Mme Flower, expliqua-t-elle, mais je viens
de recevoir une lettre de mon avocat, m’informant qu’on a retrouvé
le testament de M. Brown. Il me lègue sa maison et vingt mille
dollars, ce qui me permet d’être à l’abri du besoin pour le reste de
mes jours. »
Tout le monde félicita Mme Carrillo de l’heureuse nouvelle. Puis
James Flower, faisant un clin d’œil aux deux sœurs, se tourna vers sa
tante.
« Si tu te remariais…, dit-il.
— Me remarier ! s’écria Mme Flower. Et avec qui, grand Dieu ?
— Il me semble que, depuis quelque temps, on voit beaucoup
M. Jarvis dans la maison.
— Jarvis ! » répéta-t-elle d’un ton qui en disait long. Il était
évident que M. Joseph Jarvis n’avait aucune chance d’épouser
Mme Flower… ni sa fortune.
« Et que devient Sam Lowney ? demanda tante Harriet. Est-ce
qu’il est retourné en ville ? »
James Flower se mit à rire.
« Quand j’ai vu M. Lowney au procès de Kurt Hassell, il ne
semblait pas de très bonne humeur. Je crois qu’il avait considéré les
cinq cents dollars comme acquis. Il m’a dit que le métier de détective
était tombé bien bas, si deux collégiennes pouvaient l’emporter sur
un homme qui avait passé toute sa vie à pourchasser des criminels.
— Pauvre Lowney ! dit Liz.
— Pauvre Letty Barclay ! ajouta Ann.
— Nous saurons ce qu’elle pense de tout cela en retournant à
Starhurst », déclara sa sœur.
IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
6, place d’Alleray – Paris
Usine de La Flèche, le 18-02-1975.
1686-5 – Dépôt légal n° 98, 1er trimestre 1975.
20 – 01 – 2744 – 05 ISBN : 2 – 01 – 002296 – 3

[1] Voir Les sœurs Parker trouvent une piste, dans la même collection.
[2] F.B.I. = Fédéral Bureau of Investigation, service de la Sûreté des Etats-Unis.

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