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Mirjam Mencej
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Mirjam Mencej
Université de Lubiana
RÉSUMÉ
Consacré à la sorcellerie villageoise traditionnelle, l’article s’appuie sur une enquête de terrain menée entre 2000 et 2001
dans une région rurale de l’est de la Slovénie. L’auteur étudie certains actes malveillants typiques, notamment l’enterrement
d’objets sur la propriété d’un voisin, qui sont attribués à ce que l’on peut appeler des « sorcières de voisinage », dont la
principale motivation serait la jalousie. L’auteur examine les réactions que ces actes suscitent ainsi que le système cognitif
qui sous-tend les accusations.
Mots-clés : Sorcellerie. Magie. Envie. Limitation des biens. Slovénie.
Mirjam Mencej
Department of Ethnology and Cultural Anthropology
University of Ljubljana
Zavetiska 5
1000 Ljubljana
Slovénie
mirjam.mencej@guest.arnes.si
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refuser un don ou un prêt par un voisin plus fortuné, croate, cet article tente de cerner le système cognitif,
une femme pauvre lui aurait par dépit « jeté un sort ». mais aussi les principales émotions, qui fondent les
Dans toutes les plaintes, c’est la « victime » qui a mis un accusations de sorcellerie. Assez isolé, ce territoire val-
terme, publiquement, aux relations avec le voisin sus- lonné est difficile d’accès et mal desservi. Au moment
pect. Son refus lui fait éprouver une culpabilité et une de la recherche, la population pratiquait surtout une
anxiété la poussant à haïr le voisin qui a suscité chez elle agriculture de subsistance, cultivant notamment des
de tels sentiments [Macfarlane, 1970 : 174-176, 196- vignes et des arbres fruitiers, mais élevant aussi des
197]. La sorcière au sein de la communauté est ainsi animaux. La région, qui ne compte pratiquement
devenue le sujet de recherche de Macfarlane. Il est en aucune industrie, où les fermes sont petites et les terres
effet apparu que celle-ci n’était pas n’importe qui, mais divisées en menues parcelles, est l’une des plus défa-
possédait des caractéristiques bien définies : les sorcières vorisées du pays. Le chômage et la pauvreté y sont
anglaises étaient des femmes âgées et pauvres qui entre- importants depuis longtemps, ce qui oblige de nom-
tenaient presque toujours des relations étroites avec leur breux habitants à se rendre à l’étranger pour travailler.
accusateur, dépendant parfois de lui, tout en étant géné- Cette émigration antérieure à la Première Guerre
ralement plus pauvres et plus âgées que lui. L’accusation mondiale et qui se poursuit toujours fait que la popu-
de sorcellerie permettait ainsi à l’accusateur de rompre lation est majoritairement âgée. Le catholicisme
ses relations avec l’accusée tout en soulageant sa culpa- domine. Par ailleurs le taux de suicide est extrêmement
bilité [Macfarlane, 1970 ; Larner, 1984 : 50 ; Burke, élevé.
2001 : 436]. Même si, par la suite, d’autres recherches L’enquête de terrain a été menée de 2000 à 2001,
ont montré que le refus d’une demande de don ou de avec des étudiants du département d’ethnologie et
prêt n’était pas toujours ni partout en Europe le motif d’anthropologie culturelle de l’université de Lubiana.
principal de la plainte, il n’en restait pas moins que les Certes, ce type de recherches intermittentes, sans
tensions entre voisins constituaient un facteur détermi- séjour prolongé au sein de la communauté étudiée, ne
nant dans les accusations de sorcellerie dans les villages, permet pas un examen approfondi des relations entre
même au XXe siècle. En étudiant le développement des villageois. L’idéal serait, bien sûr, d’observer la sorcel-
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sorcellerie doit aussi s’inscrire dans un périmètre géo- présente des caractéristiques assez différentes est la
graphique extrêmement limité (réduit à un seul village, « sorcière de village ». Reconnue comme telle par pres-
voire à quelques familles), car c’est la seule façon que tous les villageois, elle joue le rôle de bouc émis-
d’espérer parvenir au cœur des relations qui unissent saire au sein de leur communauté. Le second niveau
les protagonistes. Les rapports sociaux entre la « sor- de sorcellerie, quant à lui, concerne les tensions avec
cière », sa « victime » et la « désorceleuse » 3 constituent le « monde surnaturel ». Cette notion renvoie en par-
le contexte de référence. Il faut se poser la question de ticulier à toutes les expériences qui se déroulent en
savoir si la sorcellerie possède encore, sur notre terrain général la nuit ou au crépuscule, le plus souvent dans
d’enquête, le dynamisme d’une véritable institution un lieu liminal ou dangereux (à la lisière du village ou
sociale, ou bien si elle a plus ou moins disparu quand en dehors, dans la forêt, près de l’eau). Il s’agit essen-
les conditions socio-économiques ont changé. Selon tiellement d’apparitions visuelles (lumières) ou d’expé-
les témoignages de nombreuses personnes, qui ont riences de désorientation (tourner en rond, être
vécu des expériences de sorcellerie dans leur enfance désorienté, se retrouver dans un autre lieu sans expli-
(c’est-à-dire aux alentours de la Seconde Guerre mon- cation, etc.), qui sont habituellement interprétées
diale, il y a 30 à 50 ans), mais n’en ont pas eu depuis, comme des rencontres avec des sorcières. Il s’agit alors
ce système n’a plus cours 4. Cela dit, par ailleurs, beau- de ce que l’on peut nommer les « sorcières nocturnes »,
coup de nos interlocuteurs ont déclaré être fermement qui rappellent les êtres surnaturels ou diaboliques et ne
convaincus de l’existence des sorcières, une croyance sont que rarement explicitement reliées à une personne
qui transparaît en filigrane dans un grand nombre de concrète du village [Mencej, 2007, 2007/2008].
témoignages [Mencej, 2009]. Comme le souligne de Ces deux niveaux sont en général bien séparés, cha-
Blécourt, lorsque l’on enquête sur ce sujet, il faut que niveau et chaque type de sorcière possédant ses pro-
d’abord se demander ce qu’est, à proprement parler, pres fonctions et des propriétés spécifiques. Ils se
une sorcière. Du point de vue du discours sorcellaire, distinguent également par l’attitude des villageois envers
c’est l’appellation de « sorcière » – par les autres ou par ces différentes sorcelleries et par les techniques de
elle-même, peu importe – qui, pour l’essentiel, permet défense utilisées contre elles. Enfin, chaque type de sor-
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Sud-Ouest également, pendant la seconde moitié du une queue de cochon, un crapaud, etc. À cause de cet
XXe siècle, la population attribuait aux sorcières la capa- objet, nous affirment-elles, les poules ne pondent plus,
cité d’exercer leurs maléfices par le regard, la parole, le le bétail tombe malade et meurt ou, plus rarement, le
toucher ou des présents [Schöck, 1978 : 107-8]. Dans vignoble ou le champ donnent une mauvaise récolte,
les croyances scandinaves, celles-ci se servent des yeux une famille ou le village se querellent et ainsi de suite.
et de la langue [Henningsen, 1982 : 133], mais aussi des Les avis sont partagés quant à la façon de traiter ce
pieds [Alver, 1989 : 118]. Au Portugal, l’envie agit au type d’objets. Pour les uns, il ne faut surtout pas y
travers d’actions généralement sournoises, comme les toucher, d’autres recommandent de les enterrer aussi
commérages (la mauvaise langue), les ensorcellements, profondément que possible, et d’autres encore de les
les malédictions ou le mauvais œil [Pina-Cabral, 1986 : déterrer, de les détruire ou de les jeter, par exemple
178-186]. Enfin, en France, le contact maléfique sur le tas de fumier. Toutes ces procédures ont un
s’effectue par la parole, le regard ou le toucher [Favret- même objectif : mettre un terme aux effets destruc-
Saada, 1977 : 146-154]. teurs. Il existe toutefois une méthode très connue dans
Dans la région étudiée ici, certains méfaits sont pres- la région, qui permet également d’obliger la sorcière
que toujours attribués aux « sorcières de village », par à révéler son identité. Il faut brûler l’œuf que vous avez
exemple, les atteintes au bétail, le vol de la récolte par trouvé enterré sur vos terres, selon un procédé qui
le passage d’un drap sur le champ, le déclenchement varie légèrement d’un informateur à l’autre. Certains
de la grêle ou des orages. D’autres actions en revanche affirment que l’œuf doit être brûlé à l’endroit même
comme par exemple l’enterrement d’objets dans un où il a été trouvé, mais la plupart prescrivent de le faire
lieu appartenant à la victime dans le but de lui nuire à un carrefour, à trois ou quatre branches est-il quel-
sont presque toujours imputées aux sorcières de voisi- quefois précisé. Certains interlocuteurs ajoutent qu’il
nage. Ce type de sorcières est également censé recourir faut les brûler sur un tas de brindilles provenant de trois
au mauvais œil (qui constitue aussi une catégorie à (sept ou neuf) cours d’eau. Plus rarement, ils indiquent
part) et à la parole (les louanges notamment), le recours une heure : juste avant le lever du soleil ou à midi pile.
au toucher et aux dons étant plus rare. L’accusation de Connue de tous dans le village, la procédure est fré-
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D’après la croyance, pendant que l’œuf se consume, la propriété (sa maison ou son étable, par exemple) sont
personne qui l’a déposé ressent une brûlure qui l’oblige ouvertes (au moyen d’une communication verbale ou
à se présenter pour y mettre fin. Elle repose sur l’idée autre), le maléfice peut entrer, « se loger » dans la per-
qu’un lien interne peut se nouer à partir d’un contact sonne et dans ses biens et ainsi lui nuire. Par conséquent,
externe, autrement dit que deux choses qui ont été en il faut soigneusement fermer toutes les portes et les
contact à un moment donné continuent d’agir l’une fenêtres, ne laisser entrer aucune personne suspecte et
sur l’autre, même après avoir été séparées [Frazer, ne rien prêter à quiconque (les dons constituent une
1974 : 14-16 ; Petzoldt, 1999 : 6-7 ; sur la magie en forme de communication, dont les dangers sont décrits
général voir aussi Mauss 1972, 1995]. Même si le dans Mauss [1995 : 157 sq.]). Si tous ces accès restent
contact physique a cessé, la sorcière reste reliée à l’objet bloqués, alors le mauvais sort sera rendu à la sorcière qui
qu’elle a détenu ou simplement touché. l’a jeté et elle perdra tout pouvoir sur sa victime.
Quand la sorcière se présente, il est extrêmement Pendant notre enquête, personne n’a consulté de
important d’éviter toute communication verbale entre désorceleuse ou de diseuse de bonne aventure qui pra-
elle et sa victime. Si ces instructions sont parfaitement tique la procédure réservée aux objets enterrés. Tou-
suivies, l’issue peut être fatale pour la sorcière qui souf- tefois, les instructions dispensées par la désorceleuse au
fre ou tombe malade. Dans le cas contraire, la procé- villageois en difficulté (quand une bête meurt mysté-
dure perd toute efficacité. Certes, la sorcière a été rieusement ou souffre d’une longue maladie, par
identifiée, mais son pouvoir reste intact, le mal n’est exemple), reposent le plus souvent sur l’hypothèse
pas défait et elle s’en sort indemne : « Puis elle est partie qu’un de ces objets a été caché sur ses terres. L’admi-
et elle a ramassé du bois qui avait été apporté par le nistration des remèdes ou des poudres prescrits à la
courant et elle l’a mis sur les œufs et l’a brûlé. Elle a victime suit alors une procédure analogue à celle uti-
dit : “Maintenant, si une femme vient… Personne ne lisée pour les œufs, qui fait partie du savoir collectif
doit parler”… “Mais que se passera-t-il alors ?” ont-ils local : la destruction par le feu d’un objet, puis l’obser-
demandé. “Vous verrez ! Ne dites pas un mot, quand vation du silence ou l’interdiction de toute forme de
elle fera tout ce qu’elle peut pour vous faire parler, ne communication quand se présente une personne, ainsi
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qu’ils se sentent soutenus par le village, qui valide leur sorcière n’est alors pas de notoriété publique et les
croyance dans le pouvoir de ces objets ; ils peuvent accusations dont elle fait l’objet ne dépassent pas le
donc en parler librement, alors même qu’en Slovénie cercle des individus ou des familles concernés. Une
en général l’existence de la sorcellerie est niée. Cela voisine est rarement accusée ouvertement et l’attitude
est différent de ce qui se passe dans le Bocage, où la à son égard ne change guère en apparence. On peut
sorcellerie reste une affaire strictement personnelle se demander si la circonspection avec laquelle une
dont la victime ne peut discuter qu’avec celui qui l’a accusation publique est portée empêche également les
informé de son ensorcellement, avec ses proches ou victimes de se protéger ou de se venger. Il semble que,
avec le désorceleur [Favret-Saada, 1980 : 165 ; 1977 : dans certains cas au moins, cette prudence trahisse éga-
213]. Cette réserve signifie peut-être que le système lement un affaiblissement de la croyance dans le pou-
de croyance s’était déjà effondré à l’époque où Favret- voir de ces objets. Enfin, elle s’explique aussi par
Saada mena son enquête, et que les villageois sentaient l’incertitude qui entoure l’identité du coupable. Mal-
qu’ils n’auraient pas le soutien de la communauté s’ils gré l’absence d’accusation directe, il doit arriver que
en parlaient ouvertement [Simpson, 1996 : 12]. la personne concernée se rende compte des soupçons
On estime généralement que le coupable est un qui pèsent sur elle. Tout le monde dans la région sait
voisin malveillant et envieux : reconnaître le silence nécessaire à la procédure d’iden-
– Oh ça oui […] oh ça oui alors ! Ma mère et mon tification de la sorcière, qui est observé pendant que
père labouraient, et ils ont trouvé un œuf au creux d’un l’œuf brûle ou qu’un voisin vient emprunter quelque
sillon, tout au fond ils ont trouvé un œuf tout frais. Je chose ou simplement faire une visite. Quiconque y est
leur ai dit : « Peut-être qu’une poule l’a mis là ? » Et ils confronté sait très bien à quoi s’en tenir 7.
ont répondu que les gens aussi enterraient les œufs ! Concernant les accusations, on peut bien sûr se
– Qui était censé l’avoir fait ? demander dans quelle mesure elles sont justifiées. Cer-
– Oui, ces femmes qui sont envieuses ou comme taines personnes se livrent-elles à une forme de magie
ça, si bien que les œufs ou les poussins n’éclosent pas (domestique) ou bien la crainte de la jalousie et une
ou comme ça (84). imagination débordante sont-elles seules en cause ?
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pratiqué dans la région. Les accusations l’emportent De même que personne n’admet volontiers l’avoir
certainement en nombre sur les cas réels et la majorité fait, personne ne se laisse attraper en train de le faire.
des personnes identifiées comme sorciers après la visite Dans le meilleur des cas, vous surprenez un voisin sur
à la diseuse de bonne aventure n’ont sûrement rien vos terres puis, en fouillant l’endroit où il rôdait, vous
fait. Si les soupçons s’avèrent aussi souvent infondés trouvez un œuf fraîchement enterré. Toutefois, il se
c’est que cette pratique magique fait partie du savoir peut également que cet œuf ait été enfoui selon l’une
collectif, et qu’en découvrant l’un de ces objets, on des procédures à suivre quand on trouve un œuf sur
pense aussitôt qu’il a pu être enterré avec l’intention sa propriété : il faut le retourner au voisin ou à la
de nuire. personne soupçonnée de l’avoir déposé, c’est-à-dire
Naturellement, personne n’admet volontiers avoir l’enterrer à votre tour dans son champ. Qu’il soit rendu
déposé des œufs sur les terres d’un voisin. Le récit ou non à la bonne personne, celle-ci aura alors toute
suivant contient cependant l’une de ces rares admis- justification à s’en débarrasser en le retournant elle
sions et il permet de supposer que quelquefois la pra- aussi, si bien qu’une sorte de chaîne peut se mettre en
tique avait effectivement lieu, et n’était pas seulement place sans que l’on sache en fin de compte qui a
une chose dont on accuse ses voisins. Au cours d’une commis l’acte malveillant à l’origine.
conversation, l’une de nos informatrices a ainsi déclaré
que son beau-père aujourd’hui décédé avait reconnu
avoir enterré un œuf dans la propriété d’une voisine. ■ Le concept cognitif sous-jacent
Comme elle avait entretenu avec lui de son vivant
d’excellentes relations, il est peu probable qu’il se soit aux accusations mutuelles
agi d’une accusation infondée visant à salir sa mémoire.
De plus, son geste lui paraissait justifié dans la mesure Mais qu’est-ce qui motive les actes de ces voisines
où il ne faisait « que répondre » à une femme qui avait accusées d’être des sorcières ou simplement de mau-
la première tenté de l’atteindre en enterrant des œufs vaises personnes ? Comme l’indiquent les récits que
dans son champ. Le beau-père a dit : nous avons rapportés, les motivations qui reviennent
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Pologne, Aldona C. Schiffmann note la croyance selon L’idée de limitation des biens est très proche de celle
laquelle les fortes émotions négatives comme la colère, de chance. Pour son auteur, George Foster, mais aussi
la haine ou l’envie, quand elles ne sont plus contrôlées, pour Alver et Selberg [1987 : 28-9], pour Stein Mathi-
se matérialisent sous forme de maux [1987 : 161]. sen [1993 : 19-20] et, en rapport avec le mauvais œil,
L’envie des voisins est une force nuisible, un poison pour Alan Dundes [1980], le concept est même direc-
habituellement distillé par les autres habitants du vil- tement lié à la sorcellerie en tant que modèle cognitif
lage ou du hameau : dans l’Alto Minho au Portugal, typique des communautés villageoises fermées. Il
la prière vespérale récitée en famille pouvait inclure éclaire en effet la représentation du monde des paysans
l’« ennemi à la porte », c’est-à-dire l’envie des voisins qui se comportent comme s’il n’existait qu’une quan-
[Pina-Cabral : ibid.]. Gustav Henningsen pense même tité limitée de toutes ces choses désirables que sont la
que les anciennes formes de salutations servaient à terre, la richesse, la santé, l’amitié, l’amour, la virilité
convaincre autrui de ce qu’on n’était pas envieux et l’honneur, le respect et le statut ou le pouvoir et
[1982 : 132]. l’influence. Il n’y en a jamais assez et il est impossible
À ce jour, les recherches qui se sont penchées sur d’accroître les réserves disponibles. Dans un tel sys-
les systèmes cognitifs sur lesquels reposent ces accusa- tème, on ne peut donc améliorer sa condition qu’aux
tions montrent que l’envie est surtout associée à deux dépens d’autrui. Si bien que toute amélioration de la
autres concepts : la chance (économie de la bonne situation d’un de ses membres est interprétée comme
fortune) et l’idée de limitation des biens telle que l’a une menace pour le reste de la communauté : elle se
définie l’anthropologue américain George Foster fait nécessairement au détriment d’un autre de ses
[1965]. Schiffmann, quant à elle, écrit que le concept membres [Foster, 1965] 8. À la question de savoir pour-
de chance est fondamental pour les paysans polonais quoi certaines personnes enterrent des objets dans le
et qu’il explique de nombreux conflits [1987 : 161]. champ de leur voisin ou accomplissent ce genre
Dans la recherche qu’il consacre à la croyance aux d’actions, l’un de nos informateurs répond : « Parce
fantômes en Ingrie, Lauri Honko définit ce concept que ce sont de mauvaises personnes. Envieuses. Parce
comme suit : « Les chasseurs, les pêcheurs et les éle- qu’elles le font pour être les seules à avoir, et elles font
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recourant à des actions plus élaborées comme le vol de explique également la peur d’être victime d’un tel acte
lait avec une corde ou un crapaud, ou encore le vol et d’être privé de sa part des ressources. Malgré des
de rosée pour s’approprier la récolte. Si le champ de spécificités locales, la plupart des pratiques rencontrées
votre voisin est stérile, si ses cochons meurent et ses dans l’est de la Slovénie se retrouvent dans tout le pays,
vaches tarissent, vos chances sont d’autant plus grandes mais également en Europe et très probablement au-
d’avoir un champ fertile, des cochons bien dodus et delà. La peur de l’envie, ainsi que le système cognitif
des vaches pleines de lait. sous-jacent aux accusations de sorcellerie, semble en
Les accusations de sorcellerie et l’interprétation de effet être un phénomène presque universel. ■
certains actes ou de leurs « traces » (œuf, os enterrés,
etc.) comme des actes délibérément malveillants se Traduit de l’anglais par Sylvie Muller,
comprennent dans le cadre de ce concept cognitif, qui smtrads@orange.fr
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Informateurs cités (84) Femme née en 1919, ménagère. Enregistrée par Tanja
(16) Femme née en 1919, veuve avec deux enfants, agricultrice Bizjan, Mirjam Mencej et Tina Volarič en mars 2001.
et ménagère. Enregistrée par Alenka Bartulović, Mirjam Men- (91) Femme née en 1948, agricultrice et ménagère, employée
cej, Ljupčo Risteski et Tina Volarič en juillet 2000. dix ans comme domestique dont cinq dans la capitale. Enre-
(56) Homme né en 1932, agriculteur. Enregistré par Iza Verdel gistrée par Tanja Bizjan, Mirjam Mencej et Tina Volarič en
en octobre 2000. mars 2001.
ABSTRACT
Envy and witchcraft in rural Slovenia
The paper is based on field research of traditional village witchcraft in a rural area of Eastern Slovenia in 2000/1. It presents typical
malicious deeds (especially burying objects in a neighbour’s property) which people ascribed to so-called neighbourhood witches,
whose main driving force behind the harm they do was considered to be envy. The paper discusses attitudes toward them and the
cognitive system underlying the accusations.
Keywords : Witchcraft. Magic. Envy. Limited good. Slovenia.
ZUSAMMENFASSUNG
Neid und Hexenkunst im ländlichen Slowenien
Dieser Artikel, der sich mit der traditionellen ländlichen Hexenkunst beschäftigt, stützt sich auf eine, zwischen 2000 und 2001,
in einer ländlichen Region in Ostslowenien durchgeführte Studie. Der Autor untersucht z.B. typisch boshafte Gepflogenheiten wie
das Vergraben von Gegenständen auf dem Nachbargrundstück ; Gepflogenheiten, die als « Nachbarschaftshexerei » bezeichnet werden
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IZVLEČEK
Zavist in čarovništvo na podeželju Slovenije
Članek temelji na terenski raziskavi čarovništva na podeželju vzhodne Slovenije v letih 2000-2001. Avtorica v njem predstavlja
tipična škodljiva dejanja (zlasti zakopavanje predmetov na območje soseda), ki so jih ljudje na tem območju pripisovali t.i. sosedski
čarovnici, katere glavna gonilna sila v ozadju škodovanja naj bi bila zavist. Obravnava tudi odnos ljudi do teh « čarovnic » in kognitivno
orientacijo skupnosti v ozadju takšnih obtožb.
Ključne besede : Čarovništvo. Magija. Zavist. Omejene dobrine. Slovenija.