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Dans la deuxième salve de la collection « 

L'Âge d'or de la fantasy » des éditions Callidor, c'est sans


doute le titre le plus attendu – un classique des littératures de l'imaginaire datant de 1922, et qui a
notoirement séduit et inspiré les plus grands auteurs du genre, incluant un Tolkien qui par ailleurs
pointait les défauts de l'oeuvre tout en en admettant la grandeur ; mais on peut citer aussi H.P.
Lovecraft ou Clark Ashton Smith, Fritz Leiber et C.S. Lewis, Ursula K. le Guin, George R.R. Martin…
Pour quelque raison étrange, le Serpent Ouroboros n'avait pourtant jamais été édité en français !
Cette très belle collection a enfin permis de se lancer dans cette entreprise, avec Patrick Marcel à la
traduction et Emily C. Martin à l'illustration, dans un style très BD épique (j'ai pensé notamment aux
Savage Sword of Conan, John Buscema et compagnie) qui s'avère parfaitement approprié.

Un bémol, toutefois et d'emblée : le livre, pour s'adapter aux conditions de publication de Callidor, a
dû être coupé en deux… et autant dire que j'espère que la parution de la suite ne demandera pas un
délai aussi long que celui qui s'est écoulé entre la première et la deuxième salve de la collection :
pour Harold Lamb et Khlit le Cosaque, on pouvait se le permettre, puisqu'il s'agissait de nouvelles,
mais beaucoup moins dans le cas présent…

L'histoire se déroule… sur Mercure. Nous y accompagnons un rêveur terrien… qui sera bientôt oublié,
ni héros, ni véritablement personnage point de vue. Ce qui prime, très vite, ce sont les luttes
d'influence entre les différents royaumes de la planète, qui portent des noms évocateurs : Démonie,
Sorcerie, Gobelinie, Lutinie… Pourtant, les habitants de ces contrées lointaines sont globalement
humains. Et pas si éloignés de notre vieille Terre, faut-il croire : ils prisent les vers latins et le théâtre
élisabéthain, et une botanique qui n'a pas grand-chose d'extraterrestre… Question « construction de
monde », on est effectivement bien loin du soin apporté par Tolkien à la définition de sa Terre du
Milieu : tous ces aspects en témoignent, mais aussi, par exemple, les noms propres, de personnages
ou de lieux, qui manquent d'unité et ne sont jamais dictés par autre chose que le goût de l'exotisme.
L'ensemble constitue un patchwork guère lié, davantage encore que l'Âge Hyborien de Robert E.
Howard.

Et pourtant, ça marche ! Car l'histoire très épique qui nous est narrée, guère originale selon nos
critères contemporains, et qui emprunte beaucoup aux sagas nordiques, une passion avouée de
l'auteur, dispose du souffle nécessaire, d'un goût affirmé pour la grandeur et même la démesure, qui
séduisent le lecteur et l'emportent sans peine dans une trame certes elle aussi anarchique, mais
avant tout efficace.

Nos héros… sont des Démons, si cela veut dire quelque chose. Juss et ses compagnons sont
confrontés à l'expansionnisme des Sorciers et de leur roi Goricé ; la victoire des Démons dans une
absurde ordalie ne les préserve certes pas des entreprises fourbes des Sorciers – et le nouveau (?) roi
Goricé paraît bien plus redoutable que le précédent… Maître des arcanes, il enlève par magie aux
Démons un de leurs meilleurs éléments, Goldry Bluszco, le propre frère du roi Juss : qu'importe les
batailles qui menacent son pays, un fiasco militaire en entraînant un autre, Juss, accompagné du
fidèle Brandoch Daha, part pour le bout du monde, en quête de l'oracle qui saura lui retourner son
frère…

Il faut dire que tous ces personnages, loyaux Démons comme fielleux Sorciers, ne sont généralement
pas des plus rationnels, et même, disons-le, pas des plus malins. Dans cet univers guerrier, où les
conflits systématiques ont une part plus ou moins dissimulée de pulsions génocidaires, la moindre
pique adressée à la virilité ou à la bravoure d'un noble combattant suffit à lui faire commettre les
pires sottises… Aussi ne suscitent-ils guère de sympathie chez le lecteur.
Mais il y a une belle exception, un personnage moins stupide que les autres, si guère porté sur
l'honneur : le seigneur Gro (wesh, Gro... non, pardon), un Gobelin en exil qui a intégré le service de la
Sorcerie (soit « les méchants », même si qualifier les Démons de « bons » est assurément
problématique) ; certes, il peut dans un premier temps faire penser à une navrante caricature
(antisémite ?), mais, même si ses apparitions dans ce premier volume sont comptées, il a quelque
chose de plus que tous les autres – en tant que seigneur en exil sans cesse raillé pour ce qu'il est par
des nobles bien moins fins que lui, et loser magnifique, vaguement dépressif, qui, en tant que tel, a la
compulsion de rallier le camp des perdants… Et tout cela le rend finalement humain (face aux
« héros » monstrueusement puissants que sont tous les autres), et, oui, sympathique. D'une manière
ou d'une autre, je ne serais pas surpris d'apprendre que le Tyrion Lannister de George R.R. Martinlui
doit un tant soit peu.

Un autre aspect problématique concerne le style : E.R. Eddison a la réputation d'employer


délibérément un anglais archaïque dans son roman, qui n'en facilite semble-t-il pas toujours la
lecture. Mais cet aspect ne m'a vraiment pas marqué dans la très fluide traduction de Patrick Marcel,
je ne sais donc qu'en penser… le style de l'auteur apparaît en fait d'une qualité variable – et il brille
sans doute davantage dans les dialogues, échanges nerveux autant qu'arrogants, que dans les
descriptions, où il abuse sans doute du vocabulaire le plus précieux, avec une prédilection marquée
pour les omniprésentes pierres précieuses, qui semblent agrémenter absolument le moindre objet
sur Mercure…

À chaque paragraphe ou presque de cette chronique, je me suis fait l'écho de défauts marqués. Ils
sont innombrables, le Serpent Ouroboros en est littéralement perclus. Et pourtant… Eh bien, oui, j'y
reviens : ça marche – ça marche très bien, même ! Passé une entrée en matière un peu déstabilisante
avec la fausse piste qu'est le personnage de Lessingham, et en dépit des errances d'une trame
générale qui use volontiers de l'ellipse, renforçant le sentiment général d'anarchie ou
d'improvisation, le lecteur est accroché, passionné, impliqué ; il est invité à prendre part à la plus
épique des aventures, et s'y jette à corps perdu. Qu'il s'agisse des finasseries de la haute politique,
soit la plus basse, ou des exploits physiques et martiaux les plus insensés, comme d'escalader la plus
haute montagne du monde, chaque chapitre a sa propre grandeur enthousiasmante et palpitante –
et certains mettent même en scène des idées proprement géniales, comme celle de ces trois
capitaines autrefois inséparables, et qui cherchent en vain à se détruire mutuellement dans
l'immense désert dans lequel ils errent depuis tant d'années…

Le Serpent Ouroboros est une aventure qui fait appel à la passion – la raison est bien trop frustrante
pour paralyser véritablement l'enthousiasme du lecteur. Qu'importe dès lors tous ces défauts ; les
aventures de Juss et des siens nous happent et nous captivent – et j'ai grand hâte de lire la suite !

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