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Eléments de commentaire pour l’extrait de Manon Lescaut contant l’évasion

de des Grieux de la prison de Saint-Lazare.

Introduction.
Le contexte (résumé). On ne trompe pas impunément un riche et puissant personnage : Manon
et des Grieux en font l’amère expérience. Introduits auprès de M. G… M…, un “vieux voluptueux”
qui paie “libéralement” ses plaisirs, par Lescaut, le frère de Manon et l’âme noire du couple, Manon
et des Grieux décident de le duper. S’ils parviennent à le tromper et à le voler, ils ne songent pas
qu’ils se sont attaqués à un homme qui a le bras long : retrouvés et arrêtés, ils sont tous deux
emprisonnés, mais chacun dans un lieu correspondant à son rang : des Grieux est enfermé à
Saint-Lazare, la prison des jeunes gens de bonne famille tandis que Manon est conduite à l’Hôpital
général, où sont parqués les gueux et les prostituées. Pour des Grieux, c’est la honte ; pour
Manon, l’infamie - car, dans son cas, c’est la déchéance.
Des Grieux parvient, en raison de son bon caractère, mais aussi par calcul, à se faire apprécier du
Père supérieur de Saint-Lazare, qui accorde au jeune homme quelques libertés, dont il profite,
d’abord pour se concilier davantage les grâces du directeur, mais aussi préparer au mieux sa
sortie ; il tente d’abord la manière douce, en tâchant de s’attirer la compassion et le pardon du
“bon Père” puis du Lieutenant général de police. Mais lorsqu’il apprend de la bouche du vieux G…
M…, au cours d’une visite de courtoisie que ce dernier lui rend, que Manon est enfermée à
l’Hôpital, des Grieux manque de tuer le vieillard. Son incarcération étant dès lors prolongée, des
Grieux n’a d’autre choix que d’employer la manière forte : il planifie donc une évasion. Dès lors, il
calcule, et dupe le directeur : il introduit, par le moyen de Lescaut qu’il fait passer pour son propre
frère, un pistolet ; il observe les allées et venues, les moeurs des gardes et des prisonniers ; en
sorte qu’une nuit, profitant de ce que tout le monde dort, il s’introduit chez le Père supérieur. Une
dernière fois, il le supplie de le laisser partir ; essuyant un refus, des Grieux sort son pistolet et en
menace le brave homme.

Intérêt de l’extrait. L’extrait que nous allons commenter commence à cet instant : celui où le bon
Père s’étonne de la violence et de l’ingratitude de des Grieux.
L’action se déroule en trois temps et autant de lieux : la chambre du Père supérieur, les couloirs
et la porte d’entrée de la prison, la rue.
L’action n’est dramatique d’abord qu’en apparence, puisque des Grieux pense l’arme vide.
Toutefois, sous la pression des événements, il appuiera sur la gâchette et découvrira, à sa grande
surprise, pour son désagrément mais aussi son soulagement, que son pistolet était chargé.
L’action devient alors réellement dramatique. Pourtant le meurtre qui en résulte passe, pour ainsi
dire, à la trappe : il provoque l’irritation de des Grieux, mais absolument aucun remords !
L’habileté du conteur qu’est des Grieux est ici manifeste : car, quand il raconte son évasion, le
chevalier sait très bien que son arme était chargée. Mais il décide de jouer l’effet de surprise,
afin de mieux faire oublier au lecteur sa culpabilité et, surtout, sa sécheresse de coeur pour
tout ce qui n’est pas Manon ou pour tout ce qui, socialement, lui est inférieur (on dirait
aujourd’hui : son mépris de classe).
Bref : tout l’intérêt de l’extrait réside dans cette habileté du héros conteur de sa propre histoire,
qui escamote toutes ses bassesses et vilenies, en suggérant qu’il agit constamment sous la
pression des événements, préservant ainsi son innocence aux yeux des lecteurs, tout en
l'intéressant vivement à son sort et au succès de ses entreprises.
Commentaire :
3 lieux, 3 moments, 3 parties :
1. L. 1-9 (jusque : “... s’y résoudre.”) - dans la chambre du Père supérieur - des Grieux
menace le “bon Père” de son pistolet ; le vieil homme est stupéfait et s’alarme de
l’ingratitude du chevalier, qu’il tenait jusque là en haute estime. On notera :
a. les exclamations de surprise et d’effroi du Père supérieur, qui manifestent son
incompréhension, exprime son désarroi face à l’ingratitude de des Grieux et son
angoisse devant une mort injuste : “vous voulez m’ôter la vie, pour reconnaître la
considération que j’ai eue pour vous ? [...] quelle raison avez-vous de vouloir ma
mort ?”
b. Des Grieux a beau l’assurer qu’il ne veut pas sa mort (“A Dieu ne plaise… Je n’ai
pas dessein de vous tuer…”), il se montre très “résolu” et très menaçant : “... si mon
projet manque par votre faute, c’est fait de vous absolument… Je n’ai pas dessein
de vous tuer, si vous voulez vivre.”
c. Pensant l’arme déchargée, des Grieux se montre d’autant plus pressant envers le
bon Père ; il tâche de l’effrayer jusqu’à l’effarement, afin qu’il se résolve à le faire
évader. Mais la terreur est telle que le bon Père ne bouge pas et ne fait que gémir :
des Grieux s’en irrite (“Eh non, répliquai-je avec impatience…”) et prend les
choses en main : “J’aperçus les clefs… Je les pris, et je le priai de me suivre…” -
notez que les verbes sont tous au passé simple, qui indique ici une action ferme
et pleine de détermination. Bref : d’un côté, la stupéfaction, le désarroi et la
terreur ; de l’autre, la fermeté et la résolution.
d. Pourtant, jusqu’ici du moins, nous pensons, comme des Grieux à ce moment-là de
son aventure, que tout cela est du jeu, du théâtre, une mise en scène avant tout
destinée à faire peur et obtenir, par un coup de pression (comme nous dirions
familièrement aujourd’hui), une sortie discrète et rapide.
e. Sur le plan moral, le lecteur ne manquera pas, bien qu’il en soit informé, de
s’étonner de la facilité avec laquelle des Grieux trahit la confiance du bon
Père, dont il s’était attiré, et pas seulement par calcul, la sympathie et les bonnes
grâces.
f. Mais des Grieux a été contraint d’agir ainsi par les circonstances (le Père
supérieur, tout à son effarement devant la trahison de des Grieux, tout à la peur de
mourir assassiné, est pétrifié et ne cède pas aux demandes instantes du chevalier),
par la volonté d’être libre (l. 3-4 : “je veux être libre… j’y suis résolu”) et par la
passion amoureuse (le but étant d’aller ensuite délivrer Manon) : cela sauve tout.

2. L. 9-22 - dans les couloirs puis devant l’entrée de Saint-Lazare - sous la menace du
pistolet braqué sur lui, le Père supérieur s’apprête à faire évader des Grieux, non sans
renouveler ses plaintes. Un portier tente de s’interposer, est tué par des Grieux alors qu’il
se jetait sur le jeune homme : le chevalier en tient le “bon Père” responsable et se fait
ouvrir en vitesse la porte de la prison : le voilà libre.
a. Dans cette section du texte, l’événement dramatique c’est l’intervention d’un
gardien qui se solde, de manière inattendue, par sa mort. L’intervention
elle-même, quoique tout à fait logique, étant donné le bruit que font le Père
supérieur, en déverrouillant les portes et en poussant sans arrêt des plaintes (l.
10-11 : “... il me répétait avec un soupir : Ah mon fils, ah ! qui l’aurait jamais cru !”),
et des Grieux lui-même, qui ne cesse de demander le silence et la discrétion (l.
11-12 : “Point de bruit… répétais-je de mon côté à tout moment”), l’intervention du
gardien, donc, est aussi inattendue que malencontreuse ; réveillé par le bruit, il “se
lève et met la tête à sa porte” (notez le présent de narration qui donne au récit, à
cet instant, la vigueur et la puissance émotionnelle du “direct”) puis s’élance sur des
Grieux, après que le Père supérieur lui en a donné l’ordre (l. 17).
b. Ici et dans les lignes qui suivent (l. 17-20), des Grieux présente les choses de
telle sorte qu’il n’est pas responsable du meurtre qui survient :
i. le Père aurait pu ordonner au gardien de rester tranquille : il a choisi,
délibérément, de le faire intervenir (“Le bon Père le crut apparemment
capable de m’arrêter. Il lui ordonna, avec beaucoup d’imprudence, de venir à
son secours”), mais il a très mal apprécié la situation - car on n’arrête pas un
homme “résolu” d’être libre, encore moins s’il est armé (c’est pourquoi des
Grieux, contant l’histoire, dit : “avec beaucoup d’imprudence”) : bref, le “bon”
Père (notez l’ironie) a commis une erreur de jugement, et même une faute
en exigeant du gardien qu’il intervienne.
ii. Le gardien qui se jette sur des Grieux est désigné en ces termes : “C’était un
puissant coquin…” : le mot est particulièrement injurieux ; l’homme qui saute
sur des Grieux mérite le mépris ; sa mort n’est donc pas honteuse. Par
ailleurs, il n’a pas hésité une seconde : “... un puissant coquin, qui s’élança
sur moi sans balancer”, alors que des Grieux était armé ! Il n’avait pas peur
de mourir : sa mort est peut-être regrettable, mais elle résulte de son
imprudence - de sa bêtise ! - : qui, alors qu’il est désarmé, s’attaquerait à un
homme tenant en sa main pistolet, sinon un fou ? Bref : le gardien est mort
par sa faute, et non à cause de des Grieux. Sans doute sa témérité
vient-elle d’une trop grande confiance en sa force : “c’était un puissant
coquin…” Sa mort est en quelque sorte une bonne leçon…
iii. Enfin, des Grieux présente le tir comme résultant d’un réflexe et comme une
réponse proportionnée à la résolution dont le gardien a fait preuve : “... un
puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer. Je ne le marchandai
point…” A l’absence d’hésitation du gardien répond le réflexe de des Grieux
: il presse la gâchette, sous l’effet de la surprise et parce qu’on l’attaque. Les
deux hommes ont agi sans réfléchir, spontanément. D’autant, encore une
fois, que des Grieux pensait son arme vide ! Le coup est parti, a tué, mais
c’était de la légitime défense.
iv. On notera la maîtrise du rythme et de la composition de Prévost, dans ces
deux phrases : absence de mots de liaison, termes se répondant les uns les
autres, rigueur logique de la progression d’un membre de phrase à l’autre.
Le lecteur a l’impression que tout se passe très vite, et que ce sont les
circonstances seules qui ont conduit des Grieux au pire. Il a agi par
nécessité. Il n’est donc pas coupable.
v. Des Grieux, une fois le gardien sur le carreau, accable le “bon Père” : “Voilà
de quoi vous êtes cause… dis-je assez fièrement.” (l. 19) Le chevalier ne
montre aucun trouble, au contraire, il parle en noble maltraité, qui n’a fait
que se défendre. D’où la fierté qu’il témoigne - c’est le mépris et l’arrogance
d’un homme de qualité, qui écrase par quelques paroles bien choisies ceux
qui l’ont offensé. Ensuite, les événements se précipitent : le Père supérieur
n’offre aucune résistance. Des Grieux est libre : “Je sortis heureusement, et
je trouvai, à quatre pas, Lescaut qui m’attendait…” (l. 21-22).
3. L. 23-26 - dans la rue - des Grieux retrouve Lescaut, qui l’attendait ; il le querelle puis le
remercie pour avoir chargé le pistolet à son insu. Il reconnaît que s’il en avait été
autrement, il aurait été enfermé à Saint-Lazare “pour longtemps”. Dans ces dernières
lignes, des Grieux achève de se disculper du meurtre qu’il vient de commettre : c’est de la
faute de Lescaut s’il a tué, car il pensait le pistolet vide (il avait demandé qu’on le lui
apporter déchargé). Mais aussitôt il le remercie, car cette “précaution” s’est avérée utile.
Dans ses paroles, aucun remords : des Grieux vient de tuer un homme, mais cela compte
pour presque rien - un incident de parcours, pour ainsi dire.

Conclusion. L’intérêt de l’extrait réside dans la déculpabilisation de des Grieux, qui commet
pourtant un meurtre - le premier (et le seul) de sa vie. Il s’agit ici en quelque sorte d’une comédie
qui tourne mal, à l’insu des acteurs : des Grieux pensait son pistolet déchargé, il comptait
seulement impressionner le Père supérieur ; quand il presse la gâchette, c’est par réflexe, parce
qu’il est attaqué par un homme à la forte carrure, qui se jette sur lui alors qu’il n’a plus que
quelques pas à faire pour être libre. Tout concourt à faire de lui, une fois encore, la victime d’un
sort malheureux. Il a tué, mais en toute innocence ; de toute façon, le gardien ne méritait pas
mieux : c’était un “coquin”, doublé d’un imbécile, puisqu’il s’est témérairement jeté sur un homme
armé. Il n’avait apparemment pas le souci de vivre ; sa mort est méritée. Elle est aussi bienvenue :
des Grieux peut ensuite quitter Saint-Lazare sans difficulté.
Cette déculpabilisation est néanmoins problématique : car des Grieux conteur sait pertinemment
que le pistolet était chargé (il raconte son histoire après coup) ; s’il décide de nous raconter
l’événement du point de vue du jeune homme qu’il était alors, c’est afin de nous amadouer, nous
lecteurs, et de préserver intacte son innocence. Reste qu’il ne montre, même deux ans après,
aucun remords…

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