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Stéphanie

Jean-Louis


REBEL BIKERS
Tome 1


Illustration : Néro


Publié dans la Collection Vénus Dark,


Dirigée par Elsa C.


© Evidence Editions 2017



Chapitre 1 : Nouvelle vie

L’immense maison qui me regarde est bâtie sur deux étages. Tout autour, il y a la route principale, des
arbres et quelques habitations par-ci par-là. Se fondre dans la nature n’a jamais autant pris son sens qu’à
cet instant précis. De la verdure et des montagnes à perte de vue.
— Alors comment tu trouves le coin, Chloé ? me demande mon père.
Je me détourne de la maison et le regarde décharger la voiture.

— Est-ce qu’il y a des voisins au moins ? dis-je suspicieuse.

— Oui, répond-il. Ils sont un peu cachés, mais il y en a en face de chez nous et dans les alentours. Ça a
l’air isolé, mais ça ne l’est pas.

Je hoche la tête, peu convaincue, et j’entends encore :

— Bon, il va falloir retaper quelques pièces à l’intérieur, mais... pour le prix, ça valait le coup, fais-
moi confiance.

Oh, ouais, j’aimerais ne pas m’inquiéter et pouvoir le croire. Seulement ma vie d’avant me manque
déjà. Où sont les magasins, les centres commerciaux, le cinéma ? La vraie vie, quoi ! Je lève la tête vers
le ciel grisé. J’espère que ça n’annonce pas la couleur des jours à venir. Quelle journée ! Après avoir
nettoyé notre ancienne maison, débroussaillé notre jardin et vidé notre garage, nous avons roulé deux
heures sans interruption. Tout cela pour nous retrouver dans cette petite banlieue très reculée. Un endroit
isolé du reste de la terre, voilà ce qui me vient à l'esprit.

— Je sais, ça paraît rustique, mais la ville se situe à cinq minutes en voiture. Alors, ça ira !
Je fronce les sourcils face à l’enthousiasme de James Evans, mon père. Cet homme de quarante et un
ans est tout ce qu’il me reste. Enfin, pas vraiment. Il y a aussi Tyler, mon frère, quelque part sur la
planète, mais où ? Personne ne sait. Après la mort de maman il y a deux mois, il a décrété avoir besoin de
s’aérer l’esprit. Tyler me ressemble. Têtu, borné, et quand une idée émerge dans sa tête, impossible de lui
faire entendre raison. Ce n’est pas à vingt-deux ans qu’il changera. Mon père n’a pas tenu rigueur de sa
volonté de partir. Tous les deux, ils ne s’entendent pas très bien. Depuis le décès de ma mère, c’est
encore pire. Alors nous voici à emménager dans cette petite ville des États-Unis, en Caroline du Nord,
par ce temps maussade.
J’aide mon géniteur à emporter tous nos bagages dans notre nouvelle demeure. Les déménageurs y ont
déjà installé tout le mobilier dont nous aurons besoin. Après avoir gravi les trois marches du perron de la
terrasse en bois, je suis mon père à l’intérieur de la maison. OK. Quelques endroits à retaper c’est peu
dire. Je lève les yeux au ciel.

— Chérie, mets-y un peu du tien. Regarde avec une vue d’ensemble. Je n’ai qu’à refaire la cuisine, un
coup de peinture dans le salon, réparer la porte qui donne sur le jardin. Ah, aussi rajouter une rampe
d’escalier et poser une fenêtre dans ma chambre à l’étage. Mis à part ça, c’est cool, non ?

Je lance un coup d’œil à mon père et ne peux m’empêcher de m’esclaffer :

— C’est cool ? Tu as vraiment parlé comme ça ?

Il rit avec moi, passe un bras autour de mes épaules et m’embrasse sur la tempe. Tous les deux
contemplons le vaste salon face à nous, la cuisine se situant sur notre droite. Oui, avec un peu
d’imagination et quelques coups de pinceau par-ci par-là, ce sera cool. Dire que la vie a changé pour
nous du jour au lendemain, c’est insensé. Mon cœur se serre à l’idée de plonger dans l’inconnu.

— Ma puce ça va aller, déclare mon père comme s’il sentait mon inquiétude. Et vu que nous avons mis
toutes nos économies dans l’achat de ce bar en ville...

— Avec les bénéfices, on pourra continuer à retaper la maison, le coupé-je.


Je l’entends répéter la même chose depuis un mois maintenant. Après la disparition de maman, il a été
une épave avant que ce projet de déménager n’émerge de son esprit. Il avait besoin de quitter son
ancienne vie, de laisser derrière lui tous les souvenirs qui nous raccrochaient à elle. Ça n’a pas été facile,
mais nous voilà ici.

Il semble heureux. Pour lui, tout cela est synonyme d’un nouveau départ. Faire face à la douleur, aller
de l’avant, etc. Le soutenir en restant à ses côtés est la meilleure des solutions. J’aime mon père plus que
tout et le savoir seul après la mort de ma mère me fendait le cœur.

Deux mois sans elle, c’est trop tôt pour nous quitter, lui et moi. Nous avons encore besoin des uns des
autres. Visiblement, ce n’est pas l’avis de mon frère Tyler, mais tant pis, nous ferons avec. Je laisse mon
père s’affairer dans la cuisine tandis que je monte à l'étage en portant deux valises. Soudain, manquant de
visibilité, je rate une marche et trébuche. Malheureusement, je m’emmêle dans un de mes bagages, chute
en arrière, dévale l’escalier dénué de rambarde et atterris violemment sur le carrelage froid. Je pousse un
cri, les larmes menacent, mais je résiste à l’envie de pleurer. De ce côté-là, j’ai déjà donné. Alerté par
ma plainte, et tout le boucan, mon père se précipite vers moi. Il pose un genou à terre.
— Eh merde ! Chloé, tu vois pas ou quoi ?
Je serre les dents. Une douleur vive se fait sentir dans mon poignet gauche. Merde — injure préférée
de la famille Evans — je suis tombée dessus. Il faut dire que je me suis mal réceptionnée.

— Je souffre, là. Tu pourrais m’engueuler plus tard, s’il te plaît ?


À bout de souffle, je désigne à mon père où se situe la douleur. Ancien médecin militaire, il m’informe
que nous devons aller à l’hôpital.

— Parce qu’il y en a un, ici ? dis-je d’une voix blanche.


Il ne répond rien, se contente de soupirer, prendre son sac à dos et direction la voiture. Là, il m’aide à
monter à l’intérieur, puis se rend côté conducteur. À ce même moment, des bruits de klaxons retentissent
autour de nous. Mon père n’a pas le temps de s’installer qu’une bande de motards vient se garer juste
devant chez nous.

Chapitre 2 : Bienvenue

Je serre les dents, car j’ai vraiment mal. Mais que veulent ces gens à la fin ? Mon père semble discuter
avec eux, je souffle et donne un coup de klaxon. Ils doivent être au moins une dizaine sur leurs motos à se
la jouer gros durs. Sauf que moi, mon poignet me lance, alors pourquoi perd-on du temps, bon sang ?
J’ai eu beau klaxonner, personne n’a bronché. À bout de nerfs, je sors de la voiture et m’arrête devant
la bande de motards. Ils m’observent tous. Mon géniteur, sur ma droite discute avec l’un d’eux, je
suppose que c’est le chef du groupe. Ses yeux sombres regardent mon père avec méfiance. Grand, mince,
tatoué dans le cou, un bandana rouge recouvrant ses cheveux. Il porte une barbe poivre et sel de plusieurs
jours. Les traits de son visage sont marqués, et il doit avoir la quarantaine, tout comme mon père. En
prime, la panoplie du petit motard l’accompagne. Jeans, boots, et veste en cuir. Mon regard bifurque vers
les autres qui ont l’air d’avoir son âge, sauf deux d’entre eux. Beaucoup plus jeunes, en train de discuter à
l’écart. Une fille et un garçon, sûrement du même âge que moi. Sans doute à la faculté ou dans la vie
active, mais pas lycéens.

— Papa, peut-on y aller maintenant ?


J’ai carrément coupé la parole à l’homme qui est en train de s’adresser à mon père et je me sens rougir
quand ses yeux noirs me fixent. Je reprends aussitôt :
— Pardon, c’est que...

— C’est votre fille ? demande le chef des motards d’une voix très grave en me coupant la parole à son
tour.
Mon père me regarde, fronce les sourcils puis se tourne vers l’homme :

— Oui. Comme je vous disais, nous venons à peine de poser nos valises. Mais, je dois l’emmener à
l’hôpital, alors...

Il ne termine pas sa phrase et me fait signe de grimper dans la camionnette. Je m’empresse de le suivre.
Une fois installés il démarre, toujours sous les regards curieux de ces inconnus. C’est quoi leur problème,
pourquoi nous observent-ils tous ainsi ?
— Ils voulaient nous souhaiter la bienvenue, lâche soudain mon père.
En passant devant eux, le plus jeune de tous — celui qui parle avec la fille — braque ses yeux noirs
vers moi et, après avoir remis son casque, m’adresse un sublime doigt d’honneur. Nous, bienvenue ? Pas
si sûre.
***
C’est donc avec un bandage et le bras en écharpe pour maintenir mon poignet gauche que je range mes
affaires dans ma chambre, trois heures plus tard. Dans cette petite ville, il a fallu attendre une éternité
avant que je ne sois reçue en urgence. Finalement, quelqu’un a eu pitié de moi et j’ai été examinée.
Toujours en colère au sujet de ma chute, je regarde par la fenêtre. J’aperçois un lac au loin et j’y imagine
la beauté des reflets du soleil déclinant. Il faudrait aller voir ça de plus près bientôt. Un tour sur moi-
même pour contempler la décoration de ma chambre. Bon, ce n’est pas non plus le luxe, mais il y a un lit
gigantesque, un bureau, et un énorme dressing. Dès demain, une nouvelle couleur sur les murs blancs
devrait faire l’affaire. Du moins je l’espère, car je souhaiterais vraiment me sentir chez moi ici.
Des bruits de pas m’indiquent que mon père monte les escaliers. Je zieute donc la porte et il apparaît,
son air toujours grincheux affiché sur son visage.

— Papa ! Ce n’est pas ta faute, c’est moi qui suis maladroite !

— Et si ça avait été pire, hein ? Tu aurais pu... tomber sur la tête, perdre connaissance, ou je ne sais
pas...

Je me rue dans ses bras, ce qui l’empêche de terminer sa phrase. Je pose mon visage contre son torse et
inspire son odeur. Elle m’a toujours rassurée depuis petite. Doucement, je murmure :

— Tu ne vas pas me perdre. Maman nous a quittés, Tyler a pris la fuite... Mais pas moi. Jamais.
J’ai l’impression qu’il a cessé de respirer alors je me dégage de son étreinte. Il me fixe, la bouche à
demi ouverte, le regard voilé. Aussi clairs que les miens, ses yeux marron me troublent. On y voit
presque à travers. J’ai hérité ça de lui, ce qui me vaut toujours de jolis compliments.
— Tu as déjà fait tellement pour moi, Chloé. Si je te perdais...

— Non, papa. Je viens de te le dire. Jamais. D’ailleurs, je t’accompagne ce soir.


Mon père semble retrouver toute sa contenance et écarquille les yeux.

— Au bar ? Pas question, jeune fille. Repose-toi.


— Hey, ça ira ! Mon bras en écharpe ne m’empêchera pas de t’aider.
Il soupire et passe une main dans mes cheveux bruns.

— Chloé, je sais qu’on va travailler tous les deux là-bas, mais...


— Mais rien du tout. Je t’accompagne, point final. OK, capitaine ?
Il sourit. Ça l’amuse toujours lorsque je prends un air autoritaire.

— Oui, soldat. En attendant, viens manger, mademoiselle la rebelle.


***
Le bar que nous avons acheté se situe au centre-ville de Burlington, à vingt minutes en voiture de chez
nous. Non à cinq, comme l’a indiqué mon père. D’après ce qu’il dit aussi, ici tout le monde se connaît, ce
que je n’apprécie pas du tout. Ça signifie en réalité que tous parlent sur le dos des uns et des autres. Ils
font croire qu’ils sont une grande famille pour mieux se tirer dans les pattes ensuite. L’être humain a
toujours fonctionné ainsi. Mêlant envie, crainte, jalousie et colère à sa façon d’être.

Avec notre arrivée, nous allons certainement attirer tous les regards. Rien que les motards tout à
l’heure avaient l’air effrayants. Je sais de quoi je parle. Quelque temps avant de rencontrer mon père, ma
mère Léna a connu un type qui s’appelait Skyle. Eh bien... Waouh, ce mec inspirait la peur et tous les deux
faisaient partie d’un gang de motards. Oui, ils appartenaient à la même famille, les Angel of The Road.

Bien que mon père ait toujours voulu que Léna ne s’étende pas sur le sujet, elle a commencé à me
raconter des histoires quand j’ai eu quinze ans. La vie qu’elle menait, les combines pas très nettes dans
lesquelles Skyle et sa bande étaient fourrés. Moi, avec mon imagination d’adolescente, je ne pensais que
moto. Évidemment seule ma mère connaissait mon engouement, mon géniteur s’il savait, frôlerait la crise
cardiaque. Alors quand ces motards sont venus nous souhaiter la bienvenue, il n’a rien dit, mais je sais
que son cœur a dû se comprimer dans sa poitrine. Parce que ces personnes n’ont pas laissé à ma mère la
chance de s’en sortir. Apparemment on ne quitte pas sa famille sur un coup de tête sans en subir les
conséquences. Pas dans leur monde en tout cas.

Je respire profondément, tentant de ne pas penser à mon irrésistible envie de m’amouracher d’un
motard. Cet univers qui me fascine, dangereux, rebelle, attirant. Ma mère en a été victime. Cependant j’ai
appris des erreurs de cette dernière et jamais, ô grand jamais, je ne me laisserais tenter. De plus, mon
père n’accepterait certainement pas de me voir sortir avec ce genre de types.

La charge de travail importante ne nous freine pas dans notre volonté. C’est une opportunité qu’a saisie
mon père. D’abord médecin militaire pour se reconvertir en patron de clubs privés pour des milliardaires
— attention des endroits select et non olé olé — à la mort de ma mère il a tout investi dans notre nouvelle
maison et dans ce bar, racheté également pour une bouchée de pain. Le Seventee’s lui appartient. Mon
père a toujours aimé l’univers de la nuit, alors à quarante ans passé et veuf, tout plaquer pour venir
s’installer dans une petite ville tranquille lui a paru la meilleure alternative.
À la nuit tombée, les lettres en rouge du Seventee’s resplendissent sur la façade du bâtiment. Nous nous
garons sur le parking en terre, et je sors de la voiture. Le gravier craquelle sous mes boots noirs.
L’ouverture est prévue dans une heure, mais il y a deux véhicules garés et oh... une moto. Je vois mon
père grimacer puis nous rentrons à l’intérieur du bar. Pour ma part, j’ai seulement aperçu des photos de
l’endroit et je l’appréciais déjà. C'est donc en toute logique que le monde des motards et de la nuit
m'attirent.

À peine franchissons-nous la porte que j’en reste éblouie. Juchée sur deux étages la salle paraît
immense. Sur ma gauche, le comptoir tout en bois verni forme une demi-lune s’étendant sur je ne sais
combien de mètres, où derrière sont disposés des tonnes de bouteilles d’alcool, de verres, et de paquets
de cigarettes. La lumière est tamisée dans une teinte rouge violacé qui révèle tout le charme du bar. En
face de moi, des tables et, plus au fond, une énorme piste de danse. Soudain, trois individus sortent de
l’ombre et avancent vers nous. Parmi eux, je reconnais celui à la moto, qui nous a souhaité la bienvenue
devant notre maison, cet après-midi. Mon radar se met en marche. Lui, je ne le porterais pas dans mon
cœur. Un des hommes serre la main de mon père qui se tourne vers moi :
— Chloé, je te présente Bill. L’ancien propriétaire du bar.

— Bonsoir, jeune fille.

Je salue Bill d’un bref signe de tête. Un grand blond, vêtu d’une chemise ainsi que d’un pantalon noir.
Ses yeux bleu azur sont assortis à sa veste de costume, ce qui accentue son charme.

— Voici Raymond, réplique à son tour Bill, en désignant le motard.

— Ray, corrige ce dernier. Nous nous sommes déjà rencontrés tout à l’heure.

Mon père plisse les yeux et serre la mâchoire :

— En effet. Ce lieu m’appartient désormais. Ceux qui me respectent et respectent ma fille sont les
bienvenus. Sinon, la sortie se trouve par ici, assène-t-il d’une voix calme, mais autoritaire tout en
montrant l’entrée du bar.

Je le reconnais bien là, ne se laissant pas intimider par qui que ce soit. Comme moi, il a senti la
menace que représentait ce fameux Ray. De toute manière, étant un motard, cet homme n’a aucune chance
de figurer sur la liste des amis de mon père. Par rapport au passé de ma mère, la famille à laquelle il
appartient condamne déjà Ray.
— Hum, reprend Bill, mal à l’aise. Euh... James, pour finir, voici Ayden. Il est le barman qui
travaillera avec votre fille si je ne me trompe pas ?
— C’est exact, réponds-je aussitôt. Salut Ayden.

Je lui tends la main, il la serre.


— Salut, ravi de bosser avec toi.
Il me sourit et jette un regard vers mon père qui le scrute intensément. Je donne un coup de coude
discret à ce dernier qui semble retrouver ses esprits.

— Ouais, salut fiston, déclare-t-il en donnant une tape sur l’épaule d’Ayden. Concentre-toi sur ton
boulot et on n’aura aucun problème tous les deux.

Je fulmine à l’intérieur. Évidemment il n’a pas pu s’empêcher de jouer les papas poules. Ayden me
regarde, comprenant bien l’allusion de mon père et hoche la tête. Je hausse les épaules comme pour
m’excuser et il sourit.
— Pourquoi votre fille ne sert pas en salle ? C’est la place d’un homme d’être derrière le comptoir à
servir de l’alcool.
Étonnée face à la remarque de Ray, je serre les poings. Est-ce que j’ai bien entendu ? Nous restons un
moment à l’observer puis je parle la première.
— Pardon ? Et puis quoi, encore ? Je vous...

Mon père me stoppe d’un mouvement de la main sur mon bras. Surprise, nos regards se croisent. Sans
détacher ses yeux des miens, il décrète :
— Tiens, Ayden. Si tu montrais à ma fille comment va fonctionner le bar, s’il te plaît ! 

Mon paternel jette un œil vers Ayden. D'un signe de la tête ce dernier me demande de le suivre.
Raymond et moi nous toisons puis je rejoins Ayden. Bill propose à mon père et au chef du gang des
motards d’aller discuter plus loin. En passant derrière le comptoir, je fronce les sourcils. Raymond me
sort déjà par les yeux. Je ne l’apprécie pas, il se permet d’agir comme si nous vivions plusieurs siècles
en arrière. J’hallucine de sa remarque. Où se situe ma place ne le regarde absolument pas.

— Bah toi alors... Quel caractère !

Je me tourne vers Ayden et prends le temps de l’analyser. Grand, châtain clair, tatoué comme ce n’est
pas permis avec un piercing à l’arcade. OK, j’ai intérêt à calmer mes ardeurs. Le sex-appeal qu'il dégage
me laisse sans voix. Vraiment, je le vois bien dans le genre badboy, et cliché. Il doit faire baver toutes les
filles à des kilomètres à la ronde.

Merde.
— Bienvenue au Seventee’s beauté, reprend-il, un sourire en coin.

Chapitre 3 : Confrontations

Il se moque de moi, lui ou quoi ?

— Je n’ai pas mauvais caractère, réponds-je à Ayden. C’est lui qui se trouve complètement à côté de la
plaque. L'année 1800, cette époque idiote où les femmes paraissaient inférieures aux hommes n’existe
plus.
Ayden se met à rire, pose un bras sur le comptoir et se tourne vers moi : — Écoute, ton père et toi
venez d'arriver. Faites profil bas et ce sera déjà pas mal.

J’adopte la même posture que lui en levant les deux sourcils : — Ah ouais, profil bas ? Et puis quoi
encore ? On ne fait de mal à personne. Tu es en train de me dire que nous devons avoir peur de
Raymond ?

Ayden serre la mâchoire, et secoue la tête. Quoi ? Pourquoi il ne répond pas ? Je l’observe ensuite me
montrer les différents alcools qu’ils ont reçus. Seulement mon esprit vagabonde ailleurs.

— Eh, oh ! Tu m’écoutes ?


— Ça va, répliqué-je. Je sais comment fonctionne un bar. Mon père t’a juste demandé de faire
diversion pour ne pas que je m'embrouille avec Ray.
Ayden croise les bras et appuie ses hanches contre le comptoir : — Ouais, je me doute que tu connais
tout ça. Mais vu tes fringues je te donne pas plus de vingt-et-une piges.

Je me surprends à me regarder de la tête aux pieds. Quoi ? Je porte une jupe en jean avec des collants
noirs, des boots de la même couleur que ces derniers et un t-shirt blanc sous un épais gilet sombre.
— Ton look pré-pubère s'avère sympa, reprend Ayden. J’espère que pour servir le soir tu ne t’habilles
pas comme ça.
Il ne me laisse pas le temps de répliquer qu’il embraye déjà : — C'est douloureux ton poignet ?

Je lorgne maintenant ma blessure en me disant que ce gars va à cent à l’heure. Je veux répondre, mais
mon père arrive avant que je ne puisse ouvrir la bouche.
— Alors, ça ira pour ce soir ? Tu te sens capable d’aider Ayden, finalement ? demande-t-il d’une voix
tendue.
Cette sensation que quelque chose cloche ne me plaît pas du tout. Puis d’autres hommes arrivent,
certainement pour s'occuper du bar.
— Hey, soldat ! Tu me reçois ?

Mes yeux vrillent vers lui.

— Euh, ouais... Je veux dire oui, je vais gérer, papa.


— OK. Alors tu peux bosser, mais au moindre verre cassé tu rentres à la maison. Ayden veille sur ma
fille, OK ?
Ayden lui adresse un signe militaire et mon géniteur hoche la tête. Ce dernier part, mais revient sur ses
pas en fronçant les sourcils : — Aucune question. À personne. Tu sers et tu tiens ta langue dans ta poche,
Chloé. Ce soir je n’ai pas envie de plaisanter.
Je me mords la lèvre devant son air renfrogné. Ah, je n’aime pas le voir sur ses gardes comme ça.

— OK… mais tu vas me dire ce qui se passe plus tard, pas vrai ?

Il inspire, esquisse un sourire et murmure :

— Plus tard, chérie.

Soulagée, je l’observe se fondre dans le bar pour diriger le personnel qui vient d’arriver. Je m’attache
les cheveux en une queue de cheval et je sens le regard de quelqu’un peser sur moi. Ayden.

Un rictus fend son visage.

— T’as une relation très particulière avec ton père.

— Et alors ?
— Waouh, j’espère que tu aboies, mais que tu ne mords pas !

— Tu veux voir ? plaisanté-je.


Il sourit et me désigne la salle.

— Il nous reste deux heures pour installer tout le matériel. Avec ton poignet ça ira ?
Je soupire et passe de l’autre côté du comptoir. Je commence à aller chercher les chaises entreposées
près de la sono, sans jamais quitter des yeux Ayden. J’affiche alors une expression sur mon visage voulant
dire : bah tu vois, je peux le faire. Il souffle, signe de son agacement et je souris. Seulement il fronce les
sourcils quand Raymond passe devant moi. Ce dernier me jette un regard noir, mais je ne cède pas et
continue de le fixer.

— On se reverra toi et moi, raille-t-il entre ses dents.


— Avec plaisir, déclaré-je ironiquement.

Soudain, il s’arrête de marcher et m’observe. Sur le coup je suis surprise de le voir si imposant, juste à
quelques mètres de moi. Parce que, mine de rien, il paraît très charismatique, intense et sûr de lui. Les
motards se veulent intimidants et ce Raymond n’échappe pas à la règle. Doucement, il s’approche de moi.
Je vois Ayden s’avancer également, mais Raymond le stoppe avec une main en l’air : — Du calme. Je ne
toucherai pas à la petite. Quelqu’un va s’en charger pour moi.

— Ray, ce n’est pas une bonne idée, répond aussitôt Ayden.

De quoi parlent-ils ces deux-là ? Le chef des motards se tourne vers lui et déclare : — Eh bien, vu les
circonstances Ayden, tu la protégeras.

Puis Raymond plante à nouveau ses yeux dans les miens :


— J’espère que tu vas pouvoir gérer ce qui va te tomber sur la gueule. Nous allons te faire ravaler ton
insolence.

Là, je ne sais pas quoi dire et il s’en va. Peut-être que j’aurais dû écouter mon père et la fermer. Mais
ce n’est pas dans ma nature, et c’est pour cela qu’il m’a conseillé de la boucler ce soir. Ayden s’approche
de moi, en tenant deux chaises à la main : — Je te le dirais qu’une fois. Ne tente aucun motard. Ne
t’amuse pas avec eux compris Chloé ?
— Tu crois qu’ils me font peur ?

— Réponds ! Tu m’as bien compris ?

Ayden a crié, ce qui m’a fait sursauter. J’acquiesce d’un signe de tête et il me dit de me bouger le cul.
Je soupire, quel grossier personnage. Pendant l’heure qui suit, voir que d’autres membres du personnel
viennent nous aider à disposer les chaises me ravit. Mine de rien, mon poignet gauche me lance et j’ai
trop forcé avec ma main droite. Le moral dans les chaussettes, et parce que je sens que les choses ne vont
pas s'avérer si faciles que ça, je me dirige derrière le comptoir pour prendre des glaçons. Après les avoir
roulés dans un torchon, je les applique sur ma blessure. Voilà, ça fait du bien. À un moment donné je
relève les yeux et constate qu’Ayden discute avec mon père. Quand ils me regardent tous les deux, je
détourne la tête. Mon cœur se serre, ma bonne humeur s’est envolée. Ici, nous devons reconstruire notre
vie, si jamais on nous met des bâtons dans les roues à cause de ce Raymond et ces motards, je ne
répondrais plus de rien.
Ma mère m’a été arrachée et j’ai connu une sale période juste après sa mort. Une furie, voilà à quoi je
ressemblais. Je tapais dans tout, mon agressivité me rendait asociale. Pendant deux mois, je me suis
renfermée sur moi-même. Heureusement, mon frère et mon père m’aidaient. Vraiment, ils m’ont sauvée de
ma perdition, de l’état végétatif dans lequel je me trouvais. Puis Tyler est parti, une fois qu’il me pensait
rétablie. Seulement, la mauvaise Chloé dort au fond de moi, prête à reprendre du service quand il le
faudra.
En arrivant ici, j’ai cessé mes cours de boxe, mais je n’ai rien perdu de ce que j’ai appris. En deux
mois, j’ai acquis plus que les bases et si quelqu’un me cherche des noises, je saurais me défendre. Après
la mort de ma mère, ce sport était la seule chose qui me faisait sortir de la maison. Habitée par la haine,
ma progression s’est faite rapidement.

— Hey, ça va aller ?

Posté derrière le comptoir, Ayden regarde mon poignet et reprend : — Ton père a dit que tu t’es cassée
la gueule dans les escaliers.

Je lève un sourcil. Lui et sa façon de parler !


— OK, il l’a pas dit comme ça, mais... bref, ça ira ? Parce que je lui ai raconté ton altercation avec
Ray.

Je soupire :
— Et laisse-moi deviner ? Je dois rentrer illico à la maison ?

— Je dois te raccompagner, répond Ayden avec un air désolé.

Je le regarde droit dans les yeux. Ses cheveux châtain clair qui partent dans tous les sens, son nez droit
et sa bouche pleine le rendent vraiment beau. Il a une carrure imposante, fait propre sur lui malgré ses
tatouages et son piercing à l’arcade.

— Cause toujours. Je reste ici, rétorqué-je.

Ayden écarquille les yeux :

— Ton père n’a pas servi dans l’armée ou quelque chose comme ça ?
Je souris à cette question que j’ai trop souvent entendue. Face à mon caractère rebelle, les gens sont
toujours surpris de connaître l'ancien travail de mon père. Je pense d'ailleurs à mes amis, qu’est-ce qu’ils
me manquent ! Ça me rappelle que je devais contacter Saddy, ma sœur de cœur. Merde, elle doit me haïr
à l’heure qu’il est.
— Tu m’écoutes ? Tu es dans la lune ce soir ou quoi ?

— Ouais, mon père était médecin militaire, pourquoi ?


— Parce que personne n’a l’air de te faire peur et ça me fait halluciner.

Je souris :
— On n’est pas tous une chochotte comme toi, Ayden. Bon, la soirée va bientôt commencer, il nous
reste pas mal de choses à régler, alors...

— Alors tu rentres à la maison.


Mon père est sorti de nulle part sur ma droite et je déteste quand il agit ainsi.

— Écoute chérie, ça ira pour ce soir, déclare-t-il en se grattant l’arrière de la tête.


— Pourquoi ? m’écrié-je. Parce qu’Ayden t’a rabâché que Raymond m’a menacée ?

— Non, répond mon père en faisant les gros yeux. Parce que ce soir je veux gérer les choses. Toi tu
t’es fait mal et j’ai changé d’avis. Tu vas être remplacée.

— Mais je te dis que...

— Chloé, ne commence pas...


— Papa ! Il faut que tu...

— Repos, soldat !

C’est horrible quand il s’exprime comme ça. Depuis que je suis en âge de comprendre lorsqu’il me
parle, j’y ai droit. Et ça signifie que je dois me taire, je veux dire vraiment me la fermer. Que la limite est
atteinte. En me mordant la lèvre, je soupire et déclare en passant à côté de mon père : — Ayden, je
t’attends dehors.

— Chloé... commence mon père.


Je ne réponds pas et me dirige vers l’extérieur du bar. C’est ce qu’il désire, non ? Que je m’en aille.
Alors, pourquoi m’appeler ensuite ? J’ai terriblement envie de taper dans quelque chose et quand je vois
Ayden sortir sur le parking, je me dis que sa tête pourrait faire l’affaire. Il affiche un air désolé, et
déverrouille sa voiture. Une Aston Martin noire, flambant neuve. Les bras croisés, je l’observe ouvrir la
portière côté passager.
— Jolie caisse, déclaré-je en la montrant d’un signe de tête.

— Tout juste offerte par papa. Monsieur est plein aux as.
D’un mouvement, il m’enjoint de monter. Je m'exécute non sans pousser un long soupir. À peine s’est-il
assis qu’il déclare : — Je suis loin d’être une chochotte, jeune fille. Et j’ai parlé à ton père parce que tu
as l’air d’être quelqu’un de têtu. Écoute... J’ai grandi ici. Cette ville appartient aux motards, OK ? Si tu ne
te plies pas au règlement, ils te le font regretter dans la minute.
Je secoue la tête. À d’autres !

— Il y a bien des personnes haut placées non ? Des policiers, des gens qui protègent les habitants de
tout ça ?
Ayden démarre et sourit en passant la première :

— Chloé, tu ne saisis pas. Ray représente l’autorité. Il est le chef de la police.



Chapitre 4 : Désillusions

Je prends une longue douche chaude en rentrant. D’abord parce que j’ai eu froid toute la soirée et
ensuite pour le besoin de me détendre. À peine une journée que nous sommes arrivés, et me voilà déjà en
rogne. J’appuie mes mains contre la paroi de la douche, mais je me rétracte. Mon poignet me fait encore
mal. Satanée chute dans les escaliers. « Ton père dit que tu t’es cassée la gueule ». La façon de parler
d’Ayden me fait rire. Quand il m’a appris que Ray était le chef de la police, j’ai cru à une blague, mais ce
n’était pas du tout le cas. Cela fait quelques minutes qu’il m’a déposée à la maison et je n’en reviens
toujours pas. Cet homme a sa propre bande de motards, où a-t-on vu jouer ça ? Tu m’étonnes que la ville
ait peur de lui ! Ce type en impose largement.

D’après ce que m’a raconté Ayden, Ray régit tout. Avec son gang, ils font leurs lois. Je coupe l’eau tout
en continuant à réfléchir. Venir nous souhaiter la bienvenue était simplement pour savoir à qui ils avaient
affaire. Bon, une chose semble certaine, si j’ai des ennuis, je ne pourrais pas compter sur l’aide de la
police ! Parce que si je comprends bien, je me suis mise Raymond à dos. Waouh, pour un premier jour
c’est pas mal ! Plus sérieusement, c’est n’importe quoi ! Je m’enroule dans une serviette et sors de la
salle de bain qui se situe à l’étage. Dans ma chambre, j’enfile mon pyjama : un bas de survêtement en
coton et gros pull gris. Vingt-deux heures, le bar a dû ouvrir. J’ai simplement envoyé un SMS à mon père
pour l'informer que j’allais bien. Sans aucune réponse de sa part, je présume qu’il doit être occupé.

Avant de me quitter, Ayden m’a fait promettre à nouveau de ne plus provoquer personne. Il m’énerve
celui-là et il a bien raison de dire que je n’ai peur de rien. Ray doit se tenir loin de moi, car il ignore de
quel bois je me chauffe.
Je m’empare de mon portable. Ma meilleure amie décroche à la première sonnerie :

— Alors, tu n’as pas lu mes messages ? questionne Saddy avec un ton de reproche.
Sa voix familière réchauffe tout de même mon cœur. Ça me fait plaisir de l’entendre. C’était si difficile
de la quitter après toutes ces années ensemble. Heureusement, nous pourrons nous voir bientôt, car son
université ne se situe qu’à deux heures de route d’ici. Ah, comme je l’envie ! Une chambre étudiante,
participer à toutes ces fêtes ! Ça me manque, mais je n’y retournerai pas pour l’instant. Le destin en a
décidé autrement.

— Désolée, ça a été particulier en arrivant, réponds-je.


— Tu m’étonnes, c’est une ville paumée que ton père a choisie. Bon, alors, y a de beaux mecs ?

Je souris. Saddy n’est pas une enfant de chœur et l’assume totalement. C’est marrant comme sur ce
point-là nous différons. Par exemple, elle a eu plusieurs aventures alors que de mon côté, je n’ai connu
que Steven il y a un an et nous étions alcoolisés tous les deux au moment de passer à l’acte. Cette nuit-là
ne fait pas partie de mes meilleurs souvenirs. Quoi qu’il en soit, j’ai décidé après ça que le prochain
garçon devrait mériter tout mon amour bien sûr, mais également toute mon attention avant que je ne me
lance dans une aventure.

— Des mecs ? Euh oui... Il y a ce barman, Ayden. Il te plairait parce qu’il est du genre tatoué et percé.

— Oh.Mon.Dieu ! C’est vrai ? Envoie-moi une photo dès que tu peux ! D’ailleurs tu ne devrais pas être
en train de bosser au bar, là ?

Je lui raconte ma mésaventure en essayant de bouger mon poignet. Il me fait encore un peu mal, mais
j’ai l’impression que ça passe. Y a plutôt intérêt, je veux pouvoir travailler au plus vite afin d’aider mon
père.

— Alors, guéris rapidement, ma chérie. Je vais me coucher, la journée a été épuisante.

Elle me raconte sa dernière visite à l'université avant de commencer les cours lundi. Elle semble
heureuse, me voilà rassurée. Son intelligence et son acharnement la mèneront loin. Nous sommes toutes
les deux fans de livres alors c’est tout naturellement que notre choix s’est porté sur la littérature anglaise.
Au son de ma voix qui annonce que je la quitte, Saddy sent bien ma tristesse.

Aussitôt, elle me réconforte :

— Chloé... Accompagner ton père dans cette aventure est magnifique, tu sais ? En plus de ça, laisser
tomber tes études pour lui venir en aide et te trouver à ses côtés sont de très belles preuves d’amour.

Je me contiens pour ne pas pleurer. Elle n’a pas arrêté de m’encourager depuis que j’ai pris cette
décision, après la mort de maman. Sincèrement, je ne me voyais pas laisser mon père partir seul. Que
quelqu’un d’autre me quitte, je ne l’aurais pas supporté non plus. Je dis à mon amie combien je l’aime et
à quel point elle me manque.
— Idem pour moi. Rappelle dès que tu as du temps ou si tu veux simplement discuter d’accord ? Tu
peux compter sur moi, Chloé. N’oublie pas.
— Je n’oublie pas et idem pour toi. Bonne nuit.

— Bonne nuit.
Je raccroche, m’allonge sur mon lit et, par la fenêtre, je regarde la lune dans le ciel noir. Je me dis que
parmi les étoiles brille celle de ma mère. Elle doit veiller sur moi et je me dois de la rendre fière. Elle
me manque terriblement. Ce manque ne faiblit pas, au contraire, un gouffre dont je n’atteindrais jamais le
fond semble me persécuter. Et parce que je ne veux jamais oublier son visage ni le son de sa voix, sur la
table de nuit trône une photo de notre famille réunie. Et dans mon téléphone, je n’ai jamais pu effacer le
dernier message qu’elle m’a laissé. Par chance, je l’entends dire qu’elle m’aime. Je l’écoute en
permanence, car quelque part, il apaise mon cœur brisé.
Devant mon père, cacher ma peine est devenu comme une habitude. Il a déjà bien assez avec la sienne.
J’essaie de me remémorer des souvenirs heureux avec ma mère, puis je me rends compte que je suis bien
plus fatiguée que je ne le croyais. Morphée a raison de moi et je finis par m’endormir.
***
En ce samedi matin, les rayons du soleil me caressent le visage. Du beau temps ? Génial ! Face aux
sombres pensées qui m’angoissaient hier soir, prendre l’air ne pourra que me faire du bien. Je bondis
hors de mon lit, jette un œil à l’horloge : Huit heures. Je file dans la salle de bains, sans faire trop de
bruit afin de ne pas réveiller mon père. Je ne l’ai pas entendu rentrer cette nuit. Après une brève toilette,
je descends les escaliers, écouteurs dans les oreilles et sors de la maison. La porte grince un peu, en se
refermant doucement. Les marches du perron émettent aussi un son bizarre disant qu’elles auraient besoin
d’un ravalement. Je lève les yeux au ciel, cette maison qui rend si fier mon père va s’effondrer avant la
fin de l’hiver.

Un sourire en coin, je m’élance sur la route qui mène vers la ville, sous un magnifique soleil, qui
j’espère, perdurera. Ça m’a pris vingt minutes à petites foulées. Chouette, je pourrais m’y rendre
facilement en courant vraiment tous les matins. À ce propos, je cherche un travail. Oui parce que bosser
le soir dans un bar c’est cool comme dirait mon père, mais... J’aspire à autre chose. Certes mes études
restent en suspens pour aider au Seventee’s mais trouver un job dans lequel je m’épanouirai serait tout de
même intéressant.

Le soleil a fait apparaître beaucoup de monde. Comme je le sais maintenant, c’est un petit patelin, donc
je ne suis pas étonnée de croiser Ayden quittant la boulangerie au coin d’une rue. Le saluant d'un signe de
la main qu’il me rend, je le vois se diriger vers une voiture qui n’est pas la sienne. Celle qui est au volant
n’est autre que la fille que j’ai aperçue hier devant chez moi. Elle discutait avec celui qui m’a fait un
doigt d’honneur. Je secoue la tête au souvenir de la veille et décide d’aller voir ce que vaut cette
boulangerie.
***
Super !

En sortant de cette dernière, de gros nuages viennent de faire disparaître le soleil. De fines gouttes de
pluie se mettent à tomber. C’est bien ma veine. Du coup, les gens courent se réfugier sous les abris-bus,
dans les magasins, ou sous un pont. Bref, où ils peuvent. Ce n’est pas un peu de pluie qui va me faire
peur. M’armant de courage, je ferme le sac contenant les viennoiseries en pressant tout de même le pas.
Heureusement, mon pull a une capuche que je relève sur ma tête. L’averse se fait plus agaçante. Alors
qu’il ne me reste que dix minutes à pieds à parcourir, le bruit d’un moteur m’interpelle. L’espace d’un
instant, je pense que c’est Ayden et cette fille que j’ai vue tout à l’heure, mais la voiture que je ne
reconnais pas vient délibérément se garer perpendiculairement à moi, me faisant m’arrêter net.
C’est qui ce fou, encore ?

La personne en question sort du véhicule. Un mec, évidemment. Comme je ne dispose pas de toute la
journée pour ces bêtises et que je souhaite me mettre au sec malgré tout, je vais pour le contourner, mais
il fait mine de m’empêcher de passer. Ma curiosité l’emporte et je scrute celui qui a eu la gentillesse de
me barrer si violemment la route. Grand, assez musclé et évidemment tatoué. Vêtu d’un pull blanc sous
une veste en cuir sombre, je distingue simplement des motifs sur son cou, dont un serpent enroulé sur une
grosse rose dessinée à l’encre rouge et noire. Je continue mon observation et tombe sur des yeux de jais
qui me reluquent de la tête aux pieds. Un regard brûlant, incandescent qui me paralyse sur place. Ce type
reflète une rare beauté.

Ayden est beau, mais lui c’est différent. Il dégage quelque chose d’effrayant, de ténébreux et mystérieux
à la fois. Un sourire sournois s’affiche sur son visage.

— T’as fini de me mater ? Je te ramène, peut-être ?

C’est un motard, je me souviens de lui maintenant. Présent hier matin quand ils sont tous venus nous
souhaiter la bienvenue. Oui, c’est lui qui m’a adressé ce fameux doigt d’honneur. Ses cheveux noirs sont
coiffés en une touffe indisciplinée. Son nez droit, ses lèvres charnues qui appellent à ce qu’on les...

— Hey ! T’es bouchée ou tu préfères continuer à rêver sous la pluie ? Je te ramène ?

Le ton de sa voix agressive vient tout gâcher. Mon cœur s’emballe, je sens que je ne dois pas rester
près de ce type. Je fais non d’un signe de la tête et contourne la voiture.
— Ouais, ça vaut peut-être mieux pour toi ! crache-t-il en ouvrant sa portière.

Je me retourne vers lui, attends de croiser son regard et lui adresse un majestueux doigt d’honneur. Il
écarquille les yeux de surprise. Tant mieux.

Retour à l’envoyeur, sale con.


***
— Quoi ?
Je viens de rentrer de ma sortie en ville, et j’ai failli m’étrangler avec le café que mon père m’a servi.
Assis en face de moi à la table dans la cuisine, il me raconte tout ce que je désirais savoir à propos
d’hier soir au bar. Bien que l’odeur des viennoiseries que j’ai apportées me donne envie, ma faim s’est
envolée.

— Oui, après ton départ nous avons tout mis en place. Mais dès l’ouverture, Ray a ramené toute sa
bande de motards. Par ce comportement, j’ai compris qu’il ne comptait pas me laisser carte blanche. Il a
voulu montrer qui était le patron.
— Aux dernières nouvelles, ce n’est pas lui qui a racheté le bar, non ?

Mon père soupire, mais ne répond pas. Le voilà blasé, en pleine désillusion. Ses rêves n’ont pas le
droit de partir en fumée, pas maintenant, c’est injuste. Avant de nous installer ici, toutes les dispositions
ont été prises. Hors de question qu’on nous empêche d'avancer. Quelque chose cloche dans cette ville.
— La présence de Ray n'était pas anodine.

Mon père semble ennuyé et ça m’embête pour lui. Tentant de me calmer, je soupire, et le laisse
reprendre :

— Écoute, je gère ça, Chloé. Je t’en ai parlé parce que tu travailles avec moi et je ne veux pas que tu
apprennes les choses de la bouche de quelqu’un d’autre.
Je pince les lèvres, il enchaîne :

— Contente-toi de te mêler de tes affaires, d’accord ?

J’avale une gorgée de café et émets un rictus :

— Papa, premièrement hier soir tu m’as traitée comme une gamine et non comme une femme de vingt-
et-un ans. Me renvoyer à la maison comme si j’avais cinq ans, tu imagines ?

Mon père sourit et je continue :


— Deuxièmement, tu me demandes de ne pas me mêler de tout ça, mais tu m’en as parlé, donc c’est
trop tard. Et troisièmement, Ayden qui me raccompagne ? Je ne le connais même pas ce type ?
— Moi je le connais, c’est l’essentiel. Il ne te fera jamais de mal. Alors tu peux être amie avec lui, et
seulement amie, je n’y verrais pas d’inconvénients.

Je pose ma tasse sur la table et grommelle :


— Nous ne comptions pas devenir amants, de toute façon.

Parler de ce sujet-là avec mon père en plus, non merci.


— Tant mieux. Gérer le bar est déjà assez coriace. Si je dois aussi refaire la tête au carré à Ayden dans
le cas où il t’aurait brisé le cœur, ça va me donner plus de boulot.
Il se lève, me remercie pour les viennoiseries et me lance qu’il est content que je sois allée courir.
— Mon ancien coach de boxe a dit que ça me maintiendrait en forme. Oh, j’ai eu Saddy hier soir au
téléphone, elle t’embrasse. La fac lui plaît, elle commence les cours lundi et...
Ma voix se brise. Mon père s’arrête de ranger la vaisselle, et se tourne vers moi. Il voit que je suis un
peu perturbée. Nos regards se croisent, je tente de ne pas m’effondrer face à lui comme toujours. Il
semble chercher ses mots et une fois qu’il peut s’exprimer, il répond :

— Je sais que tu n’as pas l’impression que nous serons heureux ici.
Dois-je lui mentionner ma rencontre bizarre avec ce type qui m’a barré la route tout à l’heure ?

— Et je sais que Saddy te manque, ainsi que ton ancienne vie, poursuit mon père.

Mon estomac se tord, mon cœur se comprime. Il ne faut pas qu’il continue car ça risque de me faire
pleurer pour de bon. Au fond, ce n’est pas que je veuille me plaindre, mais il faut que mon père
comprenne que se retrouver au milieu de ce trou perdu du jour au lendemain, c’est compliqué. Surtout vu
les circonstances et les personnes qui semblent nous surveiller du coin de l’œil.

— Je te connais par cœur Chloé et crois-moi j’ai saisi. Cette ville, à mon grand désespoir, paraît...
différente de ce à quoi je m’attendais.

— Tu parles des motards, hein ? demandé-je en me levant brusquement.

Il soupire, essuie ses mains dans un torchon qu’il repose nonchalamment sur le plan de travail. Je
l’attrape et le suspends à un crochet au-dessus de l’évier.
— Chloé, reprend mon père. Leur présence me dérange. Ils vont me causer des ennuis. À aucun
moment, tu ne dois te mêler de ce qu’il va se passer avec eux, d’accord ?

Je fronce les sourcils et croise les bras.


— Est-ce qu’ils vont s’en prendre physiquement à toi ?

— Pas si tout se déroule comme je l’ai prévu. Il va falloir que je creuse un peu tout ça. Alors encore
une fois Chloé, ces types sont dangereux. Tu as vu ce qui est arrivé à ta mère ?
Mon père a parlé d’une voix autoritaire et je ne peux que hocher la tête. Il dit ça pour mon bien, je le
sais, mais qu’il prenne son exemple m’irrite davantage. C’est certain qu’en l'évoquant, ses
recommandations s’avèrent fondées et efficaces pour me faire entendre raison.
— Bien. Avant d’aller travailler ce soir, je dois bricoler. Tu peux m’aider si tu veux, à moins que tu
sois...
— Ouais, je vais me rendre à nouveau en ville.

Mon père lève un sourcil interrogateur, mais il me tend ses clés de voiture.
— Garde ton portable allumé et reviens pour déjeuner à midi, s’il te plaît.

— Bien, monsieur.
Il m’embrasse sur le front, histoire d’accentuer le fait que je suis encore sa petite fille chérie. Pourtant,
moi je vais tout mettre en œuvre pour lui prouver que j’ai bel et bien grandi.

Chapitre 5 : Rencontre amère

Je me gare en ville. Exactement en face de la boulangerie dans laquelle je suis entrée ce matin. Pendant
mon jogging, j’ai aperçu une immense librairie juste à côté. Comme j’adore les livres et que je ne vais
pas à l’université, j’aimerais passer du temps là-bas et en emprunter. Les cours par correspondance me
tentent bien aussi, il faut que j’en parle à mon père. Ça me laisserait mes journées de libres pour étudier,
avant d’attaquer au bar. C’est sur cette pensée que je pénètre à l’intérieur de la librairie. Tout de suite,
l’ambiance me plaît, ça ressemble à un immense hangar avec des poutres en chênes, et des bouquins à
perte de vue. L’odeur des livres entreposés sur des tonnes d’étagères, les fenêtres de part et d’autre
illuminant la salle et le toit en forme de voûte transparente finissent de me charmer. Sur ma gauche, une
femme blonde avec des lunettes, postée derrière un petit comptoir, croise mon regard.
— Bonjour, mademoiselle.

— Euh, bonjour... J’aimerais... C’est-à-dire que je voudrais emprunter quelques livres, s’il vous plaît.

Nous nous dévisageons. Je la trouve belle, jeune et ses yeux marron m’analysent de la tête aux pieds.
Doucement, elle glisse ses lunettes vers le bout de son nez.

— Tu n’es pas du coin, je me trompe ?

Un sourire gêné sur le visage, je pose mes mains sur le comptoir.

— Non, nous venons d'arriver en ville.


— Nous ? demande-t-elle, curieuse.

Je me racle la gorge et lui parle de mon père. Elle veut savoir ce qu’il fait ici, je lui explique
l’acquisition du bar. Ses yeux s’ouvrent telles deux soucoupes.

— Le... Le Seventee’s ? Vraiment ? Je pensais que personne ne reprendrait l’affaire après ce qui s’était
passé, et...
— Donna, Donna, Donna. Toujours en train de blablater, hein ?

Je me tourne vers cette voix familière. Celui qui m’a barré la route ce matin en voiture se dresse
devant moi. Le motard. Il me fixe de haut en bas sans aucune retenue et je me sens presque rougir. Tous
les regards sont braqués sur nous. Depuis notre rencontre son comportement m’exaspère alors je déclare
en me tournant vers cette fameuse Donna.

— Décidément, cette ville semble vraiment trop petite.


Elle a remis ses lunettes sur ses yeux et paraît mal à l’aise. Je demande :

— Doit-on créer une carte pour être membre ou quelque chose comme ça ?
Donna pianote sur son ordinateur, puis sans quitter l’écran elle me tend un formulaire.

— Remplis ça, s’il te plaît.

Son ton est passé d’amical à presque glacial. Et elle semble agacée aussi. Est-ce à cause de ce type
derrière moi ? Ce serait le cas que ça ne m’étonnerait même pas.

— OK, réponds-je sans entrain. Et est-ce que...


— Bon, on n’a pas toute la journée ! Prends rendez-vous pour tes putains de questions à poser !

Je me tourne et le motard m’observe avec un air de défi. Je fronce les sourcils et à mon grand
désespoir il s'exprime à nouveau :
— Tu crois qu’on va réussir à communiquer sans doigt d’honneur, un jour ? T’es la nouvelle, hein ?
J’ai entendu parler de toi !

— Ah oui ? Et qu’as-tu entendu ? Personne ne me connaît ici !

— T’inquiète, il n’y avait rien d’intéressant à savoir de toute façon !

Je fronce les sourcils. Pour qui il se prend celui-là ?

— Tu es ridicule de dire ça !


Je me dirige sur le côté pour remplir le formulaire, mais l’inconnu m’attrape par le poignet. Celui où il
y a le bandage. Je serre les dents, refusant de crier, et regardant autour de moi. Tout le monde nous
observe encore, mais personne ne bouge. Le type relâche la pression et je me masse en hurlant :
— Ça ne va pas ou quoi ? Ma blessure est...

— Écoute-moi bien. Ne manque plus de respect à mon père, OK ? Et je te surveille, alors tiens-toi à
carreau et ne me prends pas de haut. Jamais.
Il pose une enveloppe sur le comptoir de Donna, la gratifie d’un clin d’œil et sort de la librairie. Tous
ses potes à motos l’attendent dehors. Certains lèvent les yeux au ciel, pendant que d’autres me montrent
d’un signe de tête en discutant. J’ai l’impression de retrouver l’air qui a disparu de mes poumons. Je
croise le regard de Donna qui tient à savoir si je vais bien. J'acquiesce et demande qui est ce garçon. Elle
se mord la lèvre inférieure.
— C’est Tony, le fils du chef de la police.

Je fronce les sourcils. La dernière fois, j’ai donc eu droit à un doigt d’honneur de Tony, le fils du chef
de la police. Génial ! Et aujourd’hui j’écope d’une mise en garde de ne plus manquer de respect à
Raymond, qui est son père. Me voilà dans leur collimateur à tous les deux. Rencontrer le reste de la
famille ne me tente pas du tout ! Encore sous le choc que Tony ait osé me toucher, je remplis tout de même
le formulaire. Quelques instants après avoir reçu ma nouvelle carte, je me balade parmi les rangées de
livres. Je cherche deux classiques, Autant en emporte le vent et Roméo et Juliette. Grâce aux différents
panneaux et après dix minutes, je tombe dessus. Heureuse, je retourne vers Donna et remplis encore une
fiche signalant mon emprunt. Avant de partir, je demande :

— Que vouliez-vous dire tout à l’heure ? Que s’est-il passé au Seventee’s ?

Elle blêmit, relève ses lunettes de vue sur sa tête et se racle la gorge :

— Rien, ne te préoccupe pas de ça. Allez, bonne journée et sache que tu restes la bienvenue ici.
Je la remercie, puis pars en direction de la voiture de mon père. Avant de pénétrer à l’intérieur, je
remarque de l’autre côté de la rue les motos garées devant un café. Il y en a au moins neuf et elles sont
toutes occupées. Parmi la foule, je distingue aisément Tony. Par sa posture on ne peut pas le manquer.
Debout, il a passé un bras autour des épaules de la fille que j’ai aperçue hier avec lui et ce matin avec
Ayden. Un des potes de Tony me surprend en train de les observer. Il dit quelque chose à Tony qui se
tourne immédiatement vers moi. Nos regards se croisent et je sens mon corps s’embraser. Il secoue la tête
et fronce les sourcils. Puis il reprend sa conversation comme si de rien n’était en embrassant cette fille
sur le front. En soupirant, je grimpe dans la voiture.

Quelle rencontre !
***
À peine ai-je passé la porte de la maison que mon père déboule de la cuisine. Son air préoccupé
m’inquiète.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demande-t-il.
Surprise, je pose les livres empruntés à la librairie et retire mon blazer noir.

— Comment ça ?
— Tu t’es garée dans l’allée comme une folle avec ma camionnette neuve, donc j’aimerais savoir ce
qu’il y a.
Je croise les bras et fronce les sourcils :

— Rien, ça va. Alors ces travaux ?


Il se pousse et me montre la barre d’escalier enfin installée. Dieu merci, car je ne raffole pas d’une
deuxième chute. Ensuite, il m’informe que la porte de derrière qui mène au jardin est réparée.
— Et la fenêtre dans ta chambre ? demandé-je.

— C’est fait, madame.

Fier de lui, il m’entraîne dans la cuisine.


— De quelle couleur verrais-tu cette pièce ?

J’analyse l’ensemble. Elle est séparée du reste de la maison par un bar américain. Comme mon père va
laisser le salon peint en blanc, n’importe laquelle peut convenir.

— Les meubles sont noirs, alors... Du vert pour égayer un peu ?

— OK, ça me va. Tiens, les pinceaux se trouvent là.

Mon père sourit d’un air espiègle en me désignant tout le matériel posé au sol, près du frigidaire.

— Amuse-toi bien ! Je serai de retour dans une heure avec de quoi déjeuner. Merci, Chloé.
Je râle un peu et regarde autour de moi. La pièce n’est pas très grande, à son retour ce sera terminé.
D’abord, je remonte me changer dans ma chambre. J’enfile une vieille salopette grise sur un t-shirt noir à
manches longues. Puis une fois dans la cuisine, mon portable sonne. C’est Saddy. J’appuie alors sur le
haut-parleur et nous nous mettons à discuter.

Enfin installée sur le campus, elle m’informe que sa coloc de chambre semble sympa. Son emploi du
temps est bien rempli pour une troisième année, mais le vendredi elle finit tôt, donc elle propose de venir
passer un week-end à la maison prochainement. Heureuse pour elle, je lui raconte ma matinée, mais ne
fais pas allusion à ce fameux Tony. D’ailleurs je n’ai aucunement envie de repenser à cet idiot insolent.
Pourtant, c’est plus fort que moi. Pendant que je peins et parle en même temps, son visage se dessine
devant mes yeux. Beau comme un dieu. Y a pas à dire il a été gâté par la nature, mais c’est dommage que
son arrogance prime sur le reste.

— Tu m’écoutes, Chloé ? Ma mère va partir alors je dois te laisser.


— OK, on se rappelle. Bisous. Raccroche, j’ai les mains dans la peinture.
— Bisous, ma belle !

Elle raccroche et je continue ma besogne tranquillement. Dehors, le ciel est dégagé bien que nuageux.
Au moins, la pluie a cessé.
***
La cuisine est enfin terminée, me voilà satisfaite de mon travail. Mon père sera ravi, la couleur rend
vraiment bien. Je vais me changer et, au moment, de redescendre les escaliers, il entre dans la maison
avec des pizzas à la main.
— Alors ? Qu’est-ce que ça donne ? demande-t-il, un sourire en coin.

Son impatience m’amuse. Il se rue dans la cuisine toutes dents dehors. L’odeur de la peinture étant
assez forte, j’ai ouvert toutes les fenêtres.

— C’est génial, ma puce. Super même ! Tu as fait du bon travail. Merde, ta blessure, ça va ? Tu aurais
dû...

— Je n’ai plus mal, ne t’inquiète pas. L’important est que ce soit terminé.

Mon père pose les pizzas et s’approche de moi. Il me prend doucement le poignet qui me lance encore,
mais je ne veux pas lui avouer. Sa main passe dans ses cheveux avant de déclarer :
— Je suis tellement sur les nerfs et préoccupé que je n’aie pas pensé à ta santé.

— Laisse tomber. Merci pour les pizzas. Installe-toi, j’arrive.

Mon père secoue la tête, comme s’il était devenu fou. Puis il s’assoit à table, observe les livres que
j’ai empruntés et, dos à moi, il s’écrie :

— En passant devant la librairie tout à l’heure, je me suis demandé si tu t’y étais arrêtée. La réponse
semble évidente maintenant.

Profitant qu’il ne me regarde plus, je m’empare de quelques glaçons que je pose sur mon poignet. Ce
geste est devenu une habitude et ça me soulage immédiatement.

— Oui, je m’y suis inscrite. La femme à l’accueil, Donna, paraît plutôt gentille.
Je jette la glace dans le bac à vaisselles quand mon père se tourne vers moi :

— Tant mieux, c’est une bonne chose. Allez, viens manger, ensuite je dois encore bricoler.
Je soupire, regarde mon poignet en me mordant la joue et le rejoins pour ce festin.
***
Finalement, j’ai préféré passer le reste de l’après-midi à l’aider pour finir les travaux de la maison.
Seulement vers dix-huit heures et alors que la nuit tombe, il m’oblige à aller me reposer un peu avant
d’attaquer la soirée. Déjà crevée, j’avoue que je n’insiste pas. Dans ma chambre, je m’effondre sur le lit,
mon livre dans les mains. J’ai très envie de commencer mon ouvrage, Roméo et Juliette étant une de mes
histoires préférées, mais la fatigue qui m’accable ne semble pas du même avis. Alors une fois mon réveil
réglé je m’endors paisiblement.
***
Mon père et moi arrivons une heure avant l’ouverture du bar, histoire de nous assurer que tout va bien.
Je descends de voiture et mon cœur s’emballe quand une moto vient se garer juste à côté de nous. Sur qui
allons-nous tomber cette fois ? Aussitôt, je jette un œil à mon père qui lève les yeux au ciel. Bon sang !
Pas ce fameux Tony, j’ai eu mon compte pour aujourd’hui. Mais à ma grande surprise, il s’agit d’Ayden.
Lui ? Sur une moto ? Waouh. OK, effectivement il a vraiment le look approprié.
— Salut, annonce-t-il en posant son casque sur son énorme bécane.

— Salut. C’est nouveau ? demandé-je en la désignant.

Il remet ses cheveux en place de manière très sexy en se la jouant un peu. Ce qui me fait sourire.
— C’est quoi ça ? Ne me dis pas que le gang t'a recruté ?

La voix blanche de mon père résonne à nos oreilles. C’est vrai avec lui ça risque de passer beaucoup
moins.

— Vous ne pouvez pas comprendre, répond Ayden.

Oh, donc il fait réellement partie des motards ? Génial.

— Ben voyons, réplique mon père. Allons-y. Et toi, jamais là-dessus, énonce-t-il à mon encontre en
faisant un signe vers la moto.

Je fais comme s’il n’avait rien dit et suis Ayden à l’intérieur du bar. Comme la veille, je m’y sens bien.
Le décor voilé de lumière aux teintes rouge violacé nous recouvre. Mon père nous donne quelques
directives, puis s’éclipse avec d’autres hommes.

— Il te traite toujours comme ça ? me demande Ayden en s’asseyant sur un des nombreux tabourets face
au comptoir. Il sait que tu es majeure non ?
Debout devant lui, je regarde dans le vide.

— Mon père est très protecteur, mais encore plus depuis que ma...
Je croise les yeux d’Ayden et je me rends compte que je n’ai pas envie de parler de ma mère. Pas tout
de suite, c’est trop tôt. Et puis maintenant qu’il a rejoint le groupe des motards, j’ignore si je peux
réellement lui faire confiance.
— Allez, ce soir je bosse alors... Au travail ! lui dis-je d’un air faussement enjoué.

Ayden n’insiste pas, et nous passons de l’autre côté du comptoir.



Chapitre 6 : Un début à tout

Le bar est rempli, je n’en crois pas mes yeux. Il y a une ambiance de folie pour ce deuxième jour.
Plusieurs personnes nous disent être ravies de la réouverture alors c’est génial, tout va comme sur des
roulettes. J’ai quand même demandé une dizaine de fois à Ayden pourquoi le bar était fermé avant que
Bill, l’ancien propriétaire, ne le rachète, il n’a pas voulu me répondre. Enfin, ses mots exacts ont été les
suivants : « Pose la question à ton père, putain ! ». Bon, oui ce soir ses nerfs sont à rude épreuve,
j’ignore pourquoi. Mais après qu’il ait passé un coup de fil dans les vestiaires, il revient plus détendu.
Ayden m’explique qu’au fond de la salle, mon père a fait rajouter deux baby-foot et deux tables de
billard. Nous nous promettrons de faire une partie demain en arrivant un peu plus tôt.

Je jette plusieurs regards vers mon acolyte pendant que nous travaillons. Tellement sûr de lui, les filles
qui viennent n’arrêtent pas de le mater. Je les comprends. Ce soir, Ayden porte une chemise en jean qu’il
a retroussée sur ses avant-bras et un pantalon noir avec des boots. Ajoutés à sa beauté, son piercing à
l’arcade puis ses tatouages, et le tour est joué. Il faut avouer que les hommes avec ce style ont toujours eu
raison de moi également.

Merci maman, pour tes histoires de motards.

À mesure que nous avançons dans la nuit, le bar ne désemplit pas, au contraire. Toute la ville est
concentrée ici ce soir, c’est catégorique. Mon père doit jubiler dans son coin, j’espère le voir un peu plus
tard. Normalement il se balade parmi la foule, ou il est assis dans son bureau pour des papiers. Il en
profite également pour rencontrer du monde. C’est vrai qu’il faut se faire connaître, car on est nouveaux
dans le coin.

— Ça va, tu tiens le coup ? me demande Ayden entre deux services vers minuit.
Il se penche à mon oreille, sous le regard sévère de deux jeunes femmes assises un peu plus loin au
comptoir.
Je lève un pouce en l’air pour lui faire comprendre que tout va bien. Il me sourit en disant de ne pas
hésiter si j’ai besoin de souffler cinq minutes. Je le trouve enfin très avenant contrairement au début de la
soirée. Je ne connais rien de lui, à part qu’il est barman à la nuit tombée. Il faut remédier à la situation
afin d’en savoir un peu plus. Soudain, je vois les deux jeunes femmes qui mataient Ayden vriller leur
regard du côté de la porte d’entrée du bar. Leurs yeux s’écarquillent, alors je tourne ma tête dans la même
direction qu’elles et fronce les sourcils.

Mon cœur manque un battement.


Les motards.

Cette fois, ce ne sont pas les mêmes qui sont venus à la maison, qui eux, semblaient plus âgés. Non, là,
ils sont une dizaine et beaucoup plus jeunes. Je les ai aperçus près du café ce matin. Bien évidemment, au
milieu de tous se trouve Tony. Les autres l’encerclent, à croire qu’il est un personnage important. Ma
mère m’a toujours dit que dans un groupe de motards, il y a une espèce de leader. Eh bien, je crois savoir
de qui il s’agit ici. En plus d’être le fils du chef de la police, monsieur Tony dirige donc son propre gang
de motards.

Ayden s’approche de moi en posant une main sur mon coude.


— Tu devrais prendre ta pause.

Je fronce les sourcils.

— Quoi ? Non, c’est mon bar ici. Alors s’il faut que je les serve...

— Chloé, laisse-moi gérer. Ils refuseront que tu t’occupes d’eux.

Je suis du regard le gang des motards qui déambule dans la salle. Tous les yeux convergent vers eux, et
les deux femmes qui mataient Ayden se lèvent du comptoir et vont s’asseoir plus loin. C’est quoi leur
problème ? Elles ont peur ? Et puis pourquoi tout le monde semble s’être arrêté de profiter de la fête
alors que la musique continue de tourner ? C’est comme si en pénétrant dans le bar, les motards ont figé le
temps. Le gang choisit finalement une table juste en face de moi, mais Tony est resté debout près de la
porte d’entrée, stoïque, avec l’un de ses amis. Je l’observe serrer les poings et la mâchoire. Ensuite, il
fronce les sourcils en scrutant tout autour de lui, même le plafond. Il est en train d’analyser ce qu’il voit
ou quoi ? Qu’est-ce qu’il a encore celui-là ? Que fait-il ? J’ai l’impression qu’il analyse les moindres
recoins du bar. Son regard finit par tomber... sur moi. Son visage n’exprime aucune émotion, il secoue
simplement la tête, ses yeux plantés dans les miens.
Son ami qui l’accompagne lui murmure quelque chose à l’oreille. Tony inspire et avance vers nous
alors que son pote va rejoindre les autres. Mes mains se crispent instinctivement sur le comptoir, mon
cœur et ma respiration s’accélèrent.
— Surtout, ne t’en mêle pas, me demande à nouveau Ayden.

Je lève les yeux au ciel. Puis je repense à ce qu’il a dit : ils refuseront que tu t’occupes d’eux. Ah
oui ? Eh bien qu’ils s’en aillent dans ce cas, non mais n’importe quoi. Ces types restent des inconnus
pourtant je les déteste déjà. Tony s’installe sur un des tabourets, je le reluque sans ménagement. Veste en
cuir et pull noir qui font ressortir ses yeux de la même couleur. Ses cheveux sont coiffés dans un style
étudié qui les rendent finalement décoiffés comme d’habitude. Tout le look du parfait badboy, du mec
arrogant et qui en joue. Sa beauté me coupe le souffle.
— Toujours fidèle au poste hein, MacCalan ?

Je comprends qu’il s’adresse à Ayden. C’est donc son nom de famille ? Je l’ignorais et je grimace. Ils
ont l’air de bien se connaître tous les deux, d’être très bon pote même alors que je les trouve si différents.

— Toujours. On ne change pas une équipe qui gagne malgré ce qui s’est passé ici.

Tony fixe un instant Ayden comme s’il avait vu un fantôme. Ayden s’excuse en reprenant :
— Pardon, vieux. Tu comprends ce que je veux dire... Allez mec, ta présence prouve que tu peux gérer.
Je te sers quoi ?

Tony regarde encore autour de lui sans jamais croiser mes yeux. Personne ne vient s’assoir au
comptoir. Je ne reçois que les commandes des serveuses en les traitant rapidement car je ne veux perdre
aucune miette de l’échange entre ces deux-là. Tony reprend d’une voix nonchalante :

— Les autres ont dit que je devais venir pour... tenter d’avancer. Ce sont des conneries. Tout me
ramène à elle ici. C’est...

Tony n’achève pas sa phrase et je meurs d’envie de savoir de quoi il parle. À qui pense-t-il ? Torturé.
Voilà de quoi il a l’air. Sa pâleur reflète son mal-être. L’espace d’un instant, le grossier personnage qu’il
prétend être a disparu laissant place à quelqu’un de vulnérable. Ayden continue de ranger quelques
bouteilles puisque personne ne semble venir commander tant que Tony se trouve avec nous. Ce mec
instaure la peur aux autres ce qui est vraiment dommage. Je suis à deux doigts de lui demander ce qui le
chagrine, histoire qu’il dégage au plus vite quand j’entends soudain :
— Vu que c’est le seul bar du coin et que les gars veulent y venir... J’ai décidé de me faire violence
pour la première fois. Mais bordel, c’est quoi cette déco ? J’y crois pas qu’on puisse faire une merde
pareille, grommelle-t-il. Enfin, je suppose qu’il y a un début à tout.
Ayden esquisse une grimace tout en jetant un œil discret vers moi. Il remarque mon froncement de
sourcils, puis reporte son attention sur Tony.

— Hey mec, je sais que c’est difficile pour toi mais... laisse tomber.
— Ouais, vaut mieux, répond Tony d’un air blasé. J’ai aperçu ta bécane dehors. Elle envoie du lourd
cette roadster.
— Elle est stylée hein ? Un pur plaisir de la conduire. Je te la ferais essayer, rien à voir avec cette
merde que tu possèdes.
Ayden sourit, Tony aussi en levant les yeux au ciel. Moi je fulmine de l’intérieur. Après avoir donné la
commande à Shanna, une des serveuses, je m’avance et me plante à côté d’Ayden.

— Tu as entendu ce qu’il a dit au sujet de la déco ?


Ayden se tourne vers moi et pince les lèvres.

— Pas maintenant, miss.


Je lève les sourcils. Quoi ? Miss ? Ça sort d’où ça exactement ? Je jette un œil vers Tony qui esquisse
un sourire en nous regardant. Ça y est, monsieur daigne enfin m’accorder de l’importance. Bien que notre
échange de regards paraît intense et qu’il aspire à ce que je me taise, hors de question d’entrer dans le
moule. Les gens ont peut-être peur de lui, mais moi personne ne m’impressionne.

— T’as un problème avec le bar ? hurlé-je sans le quitter des yeux. La porte est grande ouverte ! Tes
potes et toi vous pouvez vous tirer !
À ce moment, je distingue de la colère entraver le visage de Tony. Il se lève, prêt à faire le tour du
comptoir pour me rejoindre. Derrière lui, ses acolytes restent aux aguets sur le point de bondir. Sur qui,
sur moi ? Sérieusement ? Ayden se penche au-dessus du bar juste à temps pour stopper Tony dans sa
course vers moi.

— C’est bon, du calme ! crie Ayden, une main posée sur le torse de son pote.

Tony s’arrête dans son élan, serre la mâchoire, haletant et me fusillant du regard. Bon sang, j’ai
l’impression d’avoir déclenché un flot de colère énorme chez lui.
— Répète ce que tu viens de dire ? vocifère-t-il. Il me semble avoir été clair ce matin dans cette putain
de librairie. Fais-gaffe à toi, la nouvelle !

Waouh, je suis scotchée par la vivacité de ses paroles. Une jeune fille s’approche de nous, celle que
j’ai déjà vue. Sa copine si je ne me trompe pas. Pensant qu’elle va m’en mettre plein la gueule pour avoir
énervé son mec, je l’entends déclarer :
— Calme-toi, Tony. Ce bar, elle ne sait pas ce qu’il était avant.

Tony lui décoche un regard sévère. Merde alors, sourire lui demanderait trop d’effort ? J’ai
l’impression qu’il n’y a que de la colère enfouie dans tout son être, prête à exploser à tout moment. Ses
potes motards parlent entre eux, certains me dévisagent et l’un d’eux me crie même que j’ai intérêt à me
calmer rapidement. Ayden sert une bière à Tony qui lui arrache violemment des mains, puis sa copine
l’entraîne vers leur table. Ne désirant pas la suivre il prend la direction de la sortie, non sans donner un
coup de poing dans la porte avant de l’ouvrir. Est-ce que c’est moi qui l’ai autant énervé ? De toute façon
je m’en fiche, il n’avait pas à dire ça du bar dans lequel nous travaillons. C’est un manque de respect
total. Le voilà prévenu. Avec moi inutile de la jouer grande gueule. Ses amis me fusillent du regard puis
retournent s’asseoir. Ayden croise ses bras musclés en se tournant vers moi :
— Chloé, je t’ai dit de ne pas te mêler...

— Mais tu rigoles ! m’exclamé-je, hors de moi. Ce type se conduit comme le dernier des cons sur terre
et je dois l’accepter ?

— Mais il...

— Mais quoi ? Tu prends sa défense tout ça parce que tu fais partie de ce foutu gang, maintenant ?
Ayden place ses mains sur mes épaules, ce qui me surprend et me coupe dans mon élan. Il déclare :

— Il y a… plein de choses que tu ignores, alors... s’il te plaît, ne les provoque pas.

— C’est lui qui a commencé, déclaré-je en me dégageant vivement.

OK, réplique d’une gamine de dix ans, mais je suis sur les nerfs. Sans écouter les remontrances
d’Ayden je m’empare des poubelles. J’en ai ma claque de l’entendre geindre, ce soir il semble avoir
choisi son camp. Moi qui croyais pouvoir compter sur lui, étant nouvelle ici et qu’il est le seul à être cool
avec moi. C’est vrai, nous nous sommes tout de suite entendus, je n’ai aucune envie que Tony et sa bande
viennent tout gâcher. Dos à la porte pour sortir du bar, je tente de la pousser d’un coup de hanche, mais
comme quelqu’un ouvre en même temps sans que je ne m’en aperçoive, je perds l’équilibre et tombe les
fesses par terre. Bien évidemment les poubelles que j’ai entraînées dans ma chute se renversent sur moi.
Après la douleur et la rage qui m’envahit, je relève les yeux sur la personne en face de moi. Tony. Sourire
en coin, il murmure :

— Te voilà à ta place, sale traînée. Parmi les ordures.

Choquée par ce qu’il vient de dire, je reste à l’observer tandis qu’il retourne dans le bar. En effet,
inutile que j’attende de l’aide de sa part. Je me relève, heureusement les bouteilles ne m’ont pas blessée.
Une fois ce foutoir ramassé, je vais le jeter avec l’envie d’insulter ce type de tous les noms d’oiseaux qui
me viennent, mais je me retiens. À l’intérieur du bar, c’est plus calme. Après cette mésaventure, je
retourne derrière le comptoir. À la table des motards Ayden s’amuse avec eux. Quelqu’un — Matt, je
crois — le remplace. Un autre type est arrivé aussi. Il s’appelle Kévin si je me souviens bien. Nous
discutons tout en servant les clients qui semblent détendus.
Kévin me drague un peu, mais je suis tellement sur les nerfs que je n’y prête pas attention. La soirée se
termine peu à peu, il est presque deux heures, l’heure de la fermeture. Je jette un œil du côté de la table
des motards quand Ayden revient. Inutile de discuter tout à l’heure il m’a déçue. Depuis toujours, je mets
un point d’honneur à agir comme bon me semble, et ce n’est pas lui qui va me dicter mon comportement
face à ce gang à la noix. Il y a mon père pour ça. De plus, quand ma mère nous a quittés, j’ai juré de
toujours agir selon mon bon vouloir. Être une femme libre, comme elle l’affirmait, et ne laisser aucun
homme prendre des décisions à ma place.
Je finis de ranger les verres, mets en marche le lave-vaisselle tandis que les derniers clients quittent le
bar. Je sais qu’Ayden m’a regardée plusieurs fois depuis son retour à mes côtés. Une fois terminé, je
compte rejoindre mon père, mais Ayden m’appelle. Agacée, je lui fais face et croise les bras :

— Quoi ?
— Arrête ça, s’il te plaît. Je te ramène ?

— Mon père ne veut pas que je monte sur ta moto.

— Depuis quand tu l’écoutes, ton géniteur ? Et puis, j’aimerais te parler un peu.


— C’est bon, pas la peine. Tu fais partie des leurs, alors je ne vois pas ce qu’on a de plus à se dire.

Ayden semble embêté par mes propos. Il a l’air de réfléchir, mais il ne comprend pas que je ne fais pas
dans la demi-mesure, moi. Tony ne m’aime pas, et ils s’apprécient tous les deux. Ce n’est pas difficile
d’imaginer que ma relation avec Ayden est vouée à l’échec. Il se passe une main dans les cheveux en
soupirant.

— Tu es disponible demain, vers midi ?

Surprise qu’il poursuive la conversation après ce que je viens de dire, je finis par avouer ne pas
bouger de chez moi.

— Tu n’as pas cours alors ?

À nouveau étonnée par sa question, je bégaie :

— Non, je... non.

Il fronce les sourcils, attendant sûrement que je développe, mais je reste muette comme une carpe. Je
ne me sens pas prête à lui raconter mon histoire et le fait que je ne sois pas inscrite à l’université. Il me
dévisage encore une minute et, se rendant compte que je ne dis toujours rien, il lève les yeux au ciel et
demande :
— Tu peux me rejoindre à la fac ? On déjeunera ensemble. Et ne va pas croire que c’est un rencard,
hein !

À mon tour de froncer les sourcils. J’ai l’air de vouloir sortir avec lui peut-être ?
— Ce n’est pas que tu ne me plais pas, reprend-il, t’es jolie et tout, mais... bref, ton père me virerait et
moi j’ai besoin de ce boulot.
— Oh, alors je ne connaîtrais jamais la joie de t’embrasser ? demandé-je d’un air moqueur.

Un sourire en coin s’affiche sur le visage d’Ayden tandis qu’il prend les clés de sa moto, rangée dans
un tiroir à codes.
— Après, on peut toujours s’arranger si c’est ce que tu veux.

Je lève les yeux en l’air, puis le laisse partir en lui souhaitant une bonne nuit. Une grande complicité
nous lie et ça m’embêterait vraiment qu’on travaille ensemble sans communiquer. Je n’arrive même pas à
lui faire la tête plus de cinq minutes. Mon père surgit une seconde après, encadré de deux hommes
costauds aux crânes rasés. Ce sont certainement les videurs.

— Un debrief demain matin, mon ange ?


J’acquiesce et le rejoins. Les deux vigiles nous accompagnant jusqu’aux portes du bar. Une fois dehors,
je vois la moto d’Ayden filer au loin. Mon père secoue la tête et nous rentrons à la maison.

Chapitre 7 : Un nouvel objectif

Le lendemain, je cours de bonne heure, avec ce besoin d’évacuer la tension accumulée depuis deux
jours. Si je récapitule, à peine arrivée, je me suis attirée les foudres de Raymond et de son fils, Tony.
Tous les deux me détestent pourtant je n’ai rien provoqué. Ah si, j’ai peut-être trop ouvert ma grande
bouche comme dit toujours mon père. Ça l’étonne vraiment ? Après tout je tiens ça de lui. Et puis c’est
quoi ce délire ? Cette ville est donc sous le joug de Ray, qui a instauré la terreur et tout le monde semble
avoir peur de lui et des motards. Incroyable.

En revenant de mon footing, alors que le soleil se lève tout doucement dans des nuances jaune orangé,
j’emprunte un petit sentier que m’a conseillé un autre joggeur rencontré pendant ma course. Il mène
directement vers le lac que je vois depuis ma chambre, celui où j’imaginais que le reflet du soleil
semblait magnifique. Je suis coupée dans mon élan quand j’aperçois, devant les barrières qui séparent le
ponton du chemin rocailleux, une moto. Dessus est assis un homme. Même de dos, je le reconnais. Sa
chevelure épaisse et noire bouge légèrement grâce à la brise du vent qui me fait frissonner. D’instinct, je
me mets sur mes gardes. Tony semble perdu dans ses pensées. Déjà ? À cette heure si matinale ?

Je ne peux pas voir son visage, seulement l’imaginer. Mais sa beauté se trouve gâchée par son
insolence. À tout moment, il peut se tourner et me surprendre, mais je n’arrive pas à décoller de ce
ponton. Pourquoi est-ce qu’il a l’air si hargneux ? Cache-t-il une terrible souffrance, un mal-être ? Nous
possédons tous un jardin secret, mais en quoi cela me concerne-t-il ? Pourquoi s’en prendre aussi
violemment à moi ? Je me souviens qu’hier, au bar, sa copine a dit que je ne connaissais pas ce lieu avant.
De quoi parlait-elle au juste ? Le Seventee’s était quoi à l’époque ? Même Donna la bibliothécaire
restait évasive : « Je pensais que personne ne reprendrait l’affaire après ce qui s’est passé. » Bon sang,
tout le monde semble au courant, donc ! La sonnerie d’un téléphone retentit et me sort de ma torpeur. Je
réalise que c’est ma musique qui joue quand Tony se tourne brusquement vers moi. Nos regards se
rencontrent. Lui surpris, moi, tétanisée à l’idée qu’il croit que je l’observe. Chose vraie, certes, mais
c’était censé rester secret. D’abord interdit, il plisse ensuite les yeux et je sens que les événements vont
prendre une tournure particulière. Il saute de sa moto et, d’un mouvement des épaules, réajuste sa veste en
cuir en déclarant :

— Qu’est-ce que tu fous là, toi ?


Sa question jure avec ce décor idyllique. Merde, ce gars a l’art et la manière de tout gâcher. Pour une
fois, me voilà d’accord avec lui, qu’est-ce que je fiche ici ? Moi, et ce maudit téléphone qui vient de me
trahir.

— Je ne crois pas que cet endroit t’appartienne. Alors tu vois, je regarde le soleil se lever. Et toi,
qu’est-ce que tu fous là ?

Il hausse les sourcils tout en ayant un rictus. Tant mieux, au moins je l’amuse. Il s’approche de moi,
toujours méfiante. Comment faire autrement avec lui, ai-je vraiment le choix après qu’il ait pété les
plombs la veille au bar ? Tony a beau arborer une gueule d’ange, il possède un côté démoniaque et, hier
soir, j’ai cru voir des flammes danser dans ses yeux noirs. Ce n’est pas que j’ai peur de lui, mais je ne le
connais pas. Pourtant, je commence à cerner le personnage dans lequel il se cantonne.

Un connard fini.

Il se rapproche de moi tel un félin, tout en me détaillant de la tête aux pieds. Il jauge l’ennemie.
— Tu n’as pas froid aux yeux pour oser te frotter à moi de bon matin.

Un petit sourire en coin je réplique :

— Quelle femme assez folle pour se frotter à toi tout court !

Il comprend parfaitement mon allusion un peu coquine que je regrette aussitôt. Ce n’est pas dans mes
habitudes de parler comme ça, mais pour le coup c’est sorti tout seul. Tony me fait dire des choses
incroyables et le rouge me monte aux joues.

— Tu veux faire la maligne ? Ne joue pas avec mes nerfs. Ton père et toi n’êtes pas les bienvenus dans
ce bar.

Ah, nous y voilà. En croisant les bras, je réponds :


— Pourtant ça fait deux soirs de suite que les recettes décollent. Mais libre à toi de ne plus y revenir.

Il me fixe un instant et j’ai l’impression que tout mon corps se liquéfie. Je sais que ça peut paraître
cliché, mais bon sang, je n’ai jamais ressenti ça. Mon cerveau ordonne à mes pieds de partir au plus vite,
mais impossible. J’essaie de maintenir les battements de mon cœur à un rythme régulier, je tente de ne pas
avoir l’air complètement sous le charme. Mais sa présence provoque tout le contraire.

— Te voir là-bas me répugne de toute façon, alors ça m’étonnerait que j’y remette les pieds, répond
férocement Tony.

— Mais merde, pourquoi tu me parles comme ça ? m’écrié-je soudain.


Il ouvre ses grands yeux noirs comme si ma question le déstabilise.
— Putain, tu ne vas pas te mettre à chialer en plus ?

Peut-être que je pourrais, mais seulement parce qu’il m’énerve à se comporter comme un abruti. Mais
je ne baisserais pas ma garde devant lui. Jamais. Ça lui ferait bien trop plaisir.

— Pourquoi toute cette agressivité, bon sang ! Il s’est passé quoi dans ce bar, hein ?

Son visage change d’expression, comme hier quand il parlait à Ayden. Lorsqu’il a affirmé : « Les
autres ont dit que je devrais venir pour tenter d’avancer. Ce sont des conneries. Tout me ramène à elle
ici. » Et il n’a pas terminé sa phrase. Parce que, comme maintenant, il semble perdu. Est-ce que j’ai posé
la mauvaise question ? Ou l’ai-je posé à la mauvaise personne ? L’histoire qui appartient à ce bar le
touche-t-il directement ? J’ai l’impression qu’il va me dire quelque chose, mais il se retient en serrant les
poings et contractant sa mâchoire. Suspendue à ses lèvres charnues, attendant une réponse, je me demande
comment un type aussi séduisant et avec autant de charisme a pu en arriver là. Je veux dire, il dégage
tellement de colère que cela se ressent à des kilomètres à la ronde.

— Fous-moi la paix, t’as compris ? Profite de ton bar pendant que tu en as encore l’occasion.

Soudain, il s’éloigne vers sa moto en remettant son casque. Quoi ? Il me laisse planter là ? Il se moque
de moi ou quoi ? Monsieur ne tient pas à finir la conversation en plus ? En démarrant, il effectue un burn.
Ça consiste à bloquer la roue avant tout en accélérant pour faire tourner juste celle à l’arrière de la moto.
Cela brûle la gomme du pneu et soulève le peu de sable que le vent a transporté jusque sur le ponton.
Histoire que j’en prenne plein la gueule. Tout atterrit sur mes baskets, puis Tony détale à vive allure. De
rage, je secoue mes jambes pour enlever toute cette saleté. Il ne perd rien pour attendre !

Malgré son attitude puérile, je ne peux m’empêcher de me dire qu’il a une allure vraiment sexy sur sa
moto.

Je divague complètement, il est temps pour moi de rentrer.


***
Sur le chemin du retour, je constate que la librairie est ouverte. Un écriteau explique que Donna
recherche quelqu’un pour s’occuper du rangement des livres, classer des documents, guider les étudiants
qui viennent pour approfondir leurs cours etc. Moi qui aimerais travailler dans la journée, je trouve ça
plutôt intéressant. Alors d’un pas décidé, je passe la porte de la librairie « Au détour des livres ».
Malgré l’heure matinale, il y a déjà du monde. Donna, dos à moi, range quelques ouvrages.

— Bonjour, annoncé-je d’un air un peu timide.


Elle se tourne et me dévisage de la tête aux pieds.

— Waouh, tu cours le matin ? Sportive en plus d’être belle.


Je souris et la remercie. Ses cheveux blonds sont coiffés d’un chignon strict et ses lunettes noires sur le
nez lui donnent toujours un air de secrétaire de bureau.

— Merci. Euh j’ai vu que... que vous cherchiez une personne, alors comme je travaille de nuit,
j’aimerais occuper mes journées ici.

Donna semble intriguée, je choisis de jouer la carte de l’honnêteté et m’empresse de lui dire que je ne
poursuis pas mes études à l’université, pour aider mon père. Inutile de lui raconter que ma mère nous a
quittés il y a deux mois et que je ne veux pas le laisser trop seul après le départ de mon frère. Donna pose
ses avant-bras sur le comptoir et sourit :

— C’est très gentil à toi. Tu m’as l’air d’être une fille super, mais je dois juste t’engager parce que tu
as du temps libre ?

Elle penche la tête de côté, je comprends que je dois me vendre un peu.


— Eh bien, oui. Mais pas seulement. J’adore lire. Les bouquins et moi nous n’avons pas de secrets
entre nous. En fait, j’étudiais la littérature anglaise. Ici, je me sens dans mon élément, affirmé-je en
regardant autour de moi.

J’inspire et ajoute :

— J’ai fait le choix de ne plus aller à la fac pour soutenir mon père, mais si je peux aider d’autres
étudiants tout en faisant connaissance avec eux, ce sera toujours sympa...

Donna ajuste ses lunettes, se racle la gorge et ses yeux marron me fixent.
— Ton histoire me touche et tu m’as l’air motivée. Ma foi, pourquoi pas. Je te prends à l’essai une
semaine. Par contre, j’ai besoin de quelqu’un seulement les après-midi. De 13 h à 18 h.

— Ça me va, c’est très bien.


— Alors à cet après-midi ?

Je cligne des yeux. Waouh, si vite ? OK.


— Génial. À tout à l’heure !

Je la quitte et repars en courant vers la maison. Excitée, je rencontre mon père dans la cuisine et lui
fais part de mon nouveau travail. Il prépare du café et me tend une tasse.
— La librairie qui se trouve en ville semble chouette, chérie ! Je suis ravi. Tu vas pouvoir gérer tout
ça, n’est-ce pas ?
Nous nous asseyons sur la table dans la cuisine. La couleur verte que j’ai peinte hier rend vraiment
bien. Si j’ai le temps demain matin, j’achèterais en ville de quoi décorer le reste de la maison. Nos
meubles sont plutôt dans un style rustique, dans les tons noirs et beiges. Avec une touche de rouge, cela
fera l’affaire.

— Tu ne m’avais pas dit que tu souhaitais prendre des cours par correspondance ? poursuit mon père.
— Oui, mais je vais continuer à y réfléchir. Saddy doit me dire ce qu’ils vont étudier comme livres
cette année. Je les emprunterai à la librairie dans un premier temps. Ensuite, selon le programme je
m’inscrirais aux cours.

Il pose sa tasse à café et me dévisage avant de déclarer :

— Tu as donc pensé à tout, mademoiselle ? Me voilà très fier de toi, ma belle.


Je sens une pointe d’amertume émaner de sa voix. Mon père sait que je fais tout ça pour rester à ses
côtés. Au début réticent, il a dû accepter ma décision. Dès qu’on parle de mon avenir, il est ému alors je
change de sujet :
— Tu as vu le succès du bar ? C’est incroyable !

— Oui, acquiesce-t-il en se raclant la gorge pour contrôler ses émotions. Je dois dire que je suis
agréablement surpris. Les recettes se portent bien. Néanmoins, j’ai cru comprendre que les Rebel Bikers
se trouvaient là hier soir.

Mon père me regarde attentivement, comme s’il s’attend à ce que je lui dise quelque chose en
particulier. Je me pince les lèvres.

— De qui parles-tu exactement ?

— Tu sais de qui je parle, Chloé. Le gang des motards dont le chef est Tony, le fils de Ray. Écoute,
j’espère que tu ne cherches pas d’ennuis.

Je me lève d’un bond. Pourquoi tout le monde pense que je suis à l’origine de tout ?

— Ce sont plutôt eux qui les cherchent, papa ! Tony a dit que la déco du bar était pourrie juste pour me
provoquer ! Désolée, mais ça ne se fait pas ! Nous avons investi là-dedans, personne ne doit dénigrer
notre travail ! Je lui ai rétorqué qu’il pouvait dégager avec ses potes, si l’endroit ne lui plaisait pas.
Je reprends mon souffle, sous l’œil amusé de mon père. Il se lève à son tour, se passe une main dans
ses cheveux châtains et soupire :
— Ils provoquent beaucoup. D’où leur nom, mais les Rebel Bikers ne plaisantent pas, ma puce. Inutile
de nous les mettre à dos. Si Ayden gère leur présence au bar, tout ira bien.

Pas la peine de discuter davantage, mon père ne comprend pas que je ne peux pas cautionner le
comportement trop macho des motards. Si ma mère s’est laissée embobiner par eux au début, j’ai beau
être fascinée par ce qu’ils dégagent, jamais je ne me plierai à leurs règles. La pauvre, elle l’a regretté par
la suite.
— D’accord, alors je ne me préoccuperai plus d’eux, si c’est ce que tu souhaites.

Je pose mes mains sur mes hanches et mon père sourit :


— Ce que je voudrais, c’est que tu travailles dans cette librairie, que tu puisses commencer tes études
par correspondance si possible, et qu’on bosse ensemble au bar. Tu penses qu’on va pouvoir y arriver ?

Je hoche la tête, et mon père me prend dans ses bras. Mon téléphone sonne à nouveau, je le quitte pour
rejoindre ma chambre. C’est Saddy. Après cette soirée et ma rencontre avec Tony ce matin, je ne sais
plus quoi penser. Comment se sentir lorsqu’une personne se montre aussi hostile envers vous sans
raison ? Je n’arrête pas de me poser des questions à propos de ce mec, enfin je me prends la tête au sujet
du groupe entier, les Rebel Bikers puisque c’est ainsi qu’ils se font appeler. Qui sont-ils ? Et pourquoi
instaurer la terreur dans cette ville ?

Au-delà de ça, Tony semble vraiment perturbé. Il fait partie de ce gang et pourtant c’est seul que je l’ai
aperçu ce matin. Demeurer son amie, très peu pour moi, mais figurer sur la liste de ses ennemis — car il
en a certainement — serait pire. Je rappelle Saddy, puisque plongée dans mes pensées, j’ai encore une
fois raté son coup de fil.

— Allô, alors quoi de neuf ? demandé-je.

En même temps, je file à la salle de bain pour prendre ma douche.


— Ça va, j’ai eu le premier cours, ça y est. Cette troisième année semble intéressante. Tu aurais aimé !

Je fais la moue. Bien sûr que j’aurais aimé me trouver là-bas avec elle plutôt que de rencontrer l’autre
imbécile près du lac.

— Je n’en doute pas une seconde. Figure-toi que je vais bosser à la librairie de la ville.

— Chouette, c’est une bonne chose ! Ça va t’occuper ! Du coup, en fin d’après-midi je t’envoie par
mail la liste des livres que nous allons étudier dans l’année.
— OK, cool.

Je laisse passer une minute ou plusieurs, et Saddy me demande :


— Hey, est-ce que tout va bien ?
Je prends quelques instants pour me regarder dans le miroir. À cause de ma course matinale, ma queue
de cheval part dans tous les sens. Je possède une épaisse tignasse brune, comme ma défunte mère. Mes
yeux marron vraiment très clair viennent de mon père. Je soupire. Est-ce que tout va bien ? Je le pensais
jusqu’à ce que mon esprit se connecte sur Tony et sa manière chaleureuse de me parler dès qu’il me voit.
— Ça va, c’est juste... Il y a ce garçon...
— Mon Dieu ! Déjà ?

Oui, déjà. Elle ne croit pas si bien dire.


— Raconte-moi tout, j’ai encore une heure devant moi !

Je finis par sourire en me disant que j’ai de la chance. Malgré la distance, Saddy se montre toujours
présente, surtout dans les moments délicats comme celui-là. Je lui explique tout ce qui s’est passé depuis
mon arrivée ici, et bien entendu Tony fait partie du récit. C’est lui d’ailleurs qui me rend aussi
nostalgique. Je n’aimerais pas me mettre du monde à dos, mais il semble déterminé à me pourrir la vie.
La seule question qui persiste est : pourquoi ?
— Tu lui plais.

Je manque de tomber en entrant dans la douche avec le téléphone.


— Je te demande pardon, Saddy ?

— Mais bien sûr Chloé ! C’est évident. Sinon, pourquoi réagirait-il ainsi avec toi ? Ce genre de gars
est un classique. Tatoué, beau gosse, tourmenté, et soudain une femme toute banale — ne le prend pas mal
— oui, toi étrangère à son monde débarque, et là, hop ! Il se rend compte...

— Il y a des filles banales dans tous les coins de la ville ! Alors...

— Est-ce que l’une d’entre elles lui a déjà tenu tête comme toi ? De ce que tu m’as raconté, tu n’as pas
l’air impressionnée le moins du monde par lui, par ce qu’il dégage et c’est peut-être ça qui l’attire et
l’énerve à la fois. Tu le déstabilises, Chloé !

Je reste une minute à réfléchir. OK, tout le monde semble avoir peur des Rebel Bikers, mais... non, je
ne dois pas être la seule dans toute cette ville à ne pas être impressionnée par eux ! Si ? Oh mon dieu ! Par
ailleurs, Tony n’a pas l’air du genre à se laisser déstabiliser facilement. Saddy m’a encore plus
embrouillé l’esprit.
— Saddy, je te rappelle plus tard.

— Parce que tu sais que j’ai raison et que tu as besoin d’y réfléchir ? dit-elle d’un ton moqueur.
Je souris et affirme que c’est plutôt parce qu’elle me manque énormément que je souhaite la rappeler.
Cependant je dois m’activer. Alors nous raccrochons en nous promettant de nous appeler dans la soirée.

Chapitre 8 : Évoquer le passé

Mon père et moi sortons de la maison quelques heures après que j’ai eu Saddy au téléphone. La
conversation avec ma meilleure amie au sujet de Tony me trotte encore dans la tête. Ah, si seulement elle
se trouvait ici, avec nous ! Mon géniteur a une course à faire en ville et semble content que j’aille
déjeuner avec Ayden. Oui, il est ravi que je passe du temps avec lui, « mais pas trop longtemps » m’a-t-
il dit. Se souvient-il que j’ai vingt-et-un ans ? Mon regard quand il grimpe dans la voiture lui fait
comprendre mon agacement.

— Je sais, je sais. Inutile que tes yeux me lancent des éclairs. Mais tu es ma petite fille que tu le
veuilles ou non.

— Et toi tu es mon vieux père, que tu l’acceptes ou non, réponds-je en souriant.

Il secoue la tête et démarre. Je me cale dans sa camionnette aux sièges en cuir. Un vrai petit bijou
comme il dit, et il a raison. C’est un immense pick-up noir, sublime, avec des roues très imposantes.
— Je m’achèterai bientôt une voiture. Parce que le soir, on ne rentrera pas toujours ensemble.

— Ayden conduit une voiture, répond mon père.

— Mais Ayden possède aussi une moto, papa. Et je doute que tu veuilles que je monte avec lui lors de
tes absences, je me trompe ?
Une grimace tord son visage, il est donc d’accord avec moi. Par la vitre, je distingue de fines gouttes
de pluie. Décidément. L’hiver montre ses dents et, dans cette ville, mieux vaut se préparer à toute
éventualité question météo. Heureusement, je porte une parka bleue à capuche sur ma chemise blanche à
manches longues et mon jean. Toujours accompagné de mes boots noirs. Je repense à Ayden qui affirme
que j’ai un look d’ado pré-pubère. C’est sûr qu’à côté de sa plastique et de ses tatouages, j’ai l’air bien
fade. Sur le court chemin qui nous sépare de la maison à la ville, par mon rétroviseur, je distingue
soudain trois motos derrière nous. L’une d’elles appartient à un policier. Mon cœur s’affole, comme
toujours. Bon sang, j’en ai tellement marre de ressentir ça. Mon père soupire, et je vois que l’homme en
uniforme passe sur sa gauche et l’invite à se rabattre.
Quelques secondes après, nous nous arrêtons sur le bas-côté. Les trois motards se garent et celui que je
suppose être Ray retire son casque. Bingo. Les deux autres restent à discuter entre eux. Mon père baisse
la vitre de la voiture et Ray, vêtu d’un blouson bleu nuit, nous jauge.

— Bonjour, James. Tout va bien ?


— Tout va très bien, merci. Un problème de votre côté ?

Ray se penche un peu plus et croise mon regard. Ses yeux ont la même forme que ceux de son fils.
Aussi sombres et intenses. Le ciel devient orageux derrière lui, soudain teinté de quelques nuages gris.
Est-ce un présage ?

— Chloé, j’espère que tu n’as pas d’ennuis depuis ton arrivée ? questionne Ray de façon très sérieuse.
Sur le point de lui demander s’il plaisante, le regard de mon père m’intime de faire profil bas. Comme
si Ray se préoccupait de mon confort. C’est la meilleure celle-là ! En soupirant, je déclare :

— Tout va très bien... monsieur l’agent. Et vous ? Pas trop de voyous à pourchasser ?

Bien évidemment, je fais allusion aux Rebel Bikers et, comme ses yeux se plissent tel un serpent prêt à
avaler sa proie toute crue, je suppose qu’il a compris où je voulais en venir.

— Non, ici l’ordre règne. Nous avons imposé notre système donc aucune embrouille. Ce serait bien
que cela continue ainsi.

Il fronce les sourcils et mon père reprend :


— Il n’y a aucune raison pour que ça change. Tout le monde reste à sa place et aucun problème, n’est-
ce pas ?

Ray jette un œil à ses deux acolytes qui regardent dans notre direction, puis il nous fixe à nouveau :

— Ouais, on va dire ça comme ça. Bonne après-midi.

Il remet son casque et file rejoindre ses camarades. J’ai le plus long soupir de l’histoire de tous les
soupirs, mais mon père reste silencieux. Nous reprenons la route et il ne parle toujours pas. Ça m’agace
de le voir souvent comme ça. Peut-être pense-t-il à ma mère ? À mon frère ? Je n’ose pas lui demander.
Se confier, c’est pas trop son truc, à mon grand désespoir. Finalement, je décide de briser le silence :

— Maman et Tyler me manquent. Je me rappelle quand elle nous déposait à l’école... Elle nous disait
toujours qu’elle nous aimait, de ne jamais oublier ça.
Mon père se tourne vers moi, comme si ma présence le surprend tout à coup. Il fronce les sourcils.
— Chloé, ne commence pas à...

— J’ai besoin d’en parler, d’accord ? À l’époque tout allait bien, tu avais réussi à la sortir de ce gang
de motards et pourtant...
— Chérie, non, pas maintenant... je...
— Et pourtant, continué-je, lorsqu’elle nous regardait, on aurait dit que c’était la dernière fois qu’elle
nous voyait, Tyler et moi. Je lisais dans ses yeux que quelque chose lui faisait peur, papa !
Il ne dit rien, roule encore en silence et finit par se garer brusquement devant l’université. Les mains
crispées sur le volant, le regard dirigé sur un point fixe face à lui. Je me mords la lèvre parce que je sais
qu’il souffre tout autant que moi. Mais maman me manque et je ne peux pas repousser éternellement
l’échéance d’évoquer le passé avec mon père. Les souvenirs restent gravés dans ma tête aussi bien que
dans mon cœur. On ne peut pas simplement oublier. C’est impossible.

— Tu sais pourquoi Tony nous en veut à ce point d’avoir racheté le bar ? tenté-je alors.

— À tout à l’heure, Chloé, réplique mon père d’une voix dure. Je reste dans les parages. Appelle-moi
quand tu as fini de déjeuner.

Je me pince les lèvres. Il a déjà oublié mon nouveau job en plus d’éviter de parler de ma mère et du
bar. En colère face à son comportement, je réponds d’une voix blanche.
— Je me rends à la librairie à treize-heures pour travailler. Donc j’irai à pied, c’est à quelques
minutes de la faculté.

Il hoche la tête, et c’est tout. Aucun désolé chérie ta tristesse me touche. À moi aussi, notre famille me
manque. Rien. C’est comme si je n’avais rien dit. De rage, je descends de la voiture, claque la porte et je
le vois lever les yeux au ciel. Je n’en ai rien à faire de me comporter comme une gamine et je m’en fiche
que son 4X4 chéri soit neuf. Il s’en va sans m’accorder un seul regard. J’inspire puis me tourne pour faire
face à un bâtiment plutôt rustique et gigantesque.

La faculté. Des élèves en sortent et d’autres y entrent comme une fourmilière. Dans le flot d’étudiants,
je vois enfin Ayden qui descend les escaliers. Ma mauvaise humeur commence à disparaître. Très attirant,
les filles se retournent sur lui, comme toujours. Il ne passe pas inaperçu avec sa carrure, c’est certain.
Vêtu d’un bonnet noir et d’une grosse doudoune, il discute avec Kevin, celui qui travaille avec nous au
bar. Ayden tourne la tête et vient vers moi tandis que Kevin m’adresse un clin d’œil en partant dans la
direction opposée.

— Salut, Chloé. Enfin, on se voit en plein jour.


Ayden me donne un petit coup de poing amical sur l’épaule et je souris. Comme si j’étais sa pote. Si
j’avais des doutes sur notre relation, il vient de les ôter de mon esprit. Et c’est vrai, nous ne nous sommes
vus qu’à la nuit tombée à chaque fois.
— Pas trop déçue de moi ? demandé-je, amusée.

Il fait mine de m’analyser de la tête aux pieds. Un peu trop longtemps d’ailleurs, mais je sais que c’est
pour m’embêter.
— Ça va, mais y a mieux comme tu t’en doutes. Au fait, tu ne m’avais pas dit que tu craquais pour
Kevin.
Je croise les bras, puis arque un sourcil :

— Quoi ? Pas du tout !

Il ricane :
— Oh, alors c’est lui qui craque pour toi, pardon j’ai dû mal comprendre. C’est trop mignon ! Il a ses
chances ?
Je me mets à rire et préfère ne pas répondre. Au lieu de ça, je rentre dans son jeu :

— Tu peux parler ! Tous les soirs, les filles au bar te reluquent, Ayden.

— Oh, jalouse en plus d’être jolie en plein jour ? J’aime ça.

Je lève les yeux au ciel, ce qui l’amuse. Il reprend :

— Bon, on va manger dans ce petit restaurant juste en face, ça te convient ? Parce que la merde servie
à la cafétéria, non merci.

— Attends, tu déjeunes là tous les midis ?

— Ici, ou parfois chez moi. Un coup de moto et j’y suis rapidement. Allons-y.

Nous n’avons qu’à traverser et remonter légèrement la rue parmi les étudiants. L’espace de quelques
instants, je me sens comme les autres, oubliant que malheureusement je n’ai pas cette chance.

— Tu es sûr que nous aurons une place ? demandé-je alors qu’il ouvre la porte en verre du restaurant.

D’un signe de la main, il m’invite à entrer et réplique :

— J’ai réservé.
L’endroit est immense et rempli à cette heure. Une jeune femme brune s’approche de nous, sourit à
Ayden et demande de la suivre. Marchant à ses côtés, il la reluque sans gêne et je secoue la tête
d’exaspération. Puis, après nous être faufilés parmi les nombreuses tables, nous finissons par atterrir au
milieu de la salle.
— Voilà, installez-vous, je reviens tout de suite.

Ayden et elle échangent un sourire équivoque et il tire ma chaise. Je m’y assois, intriguée par son
manège. Il le remarque :
— Quoi ? Tu te fous de moi c’est ça ? La galanterie fait partie de mes principes.
Je fronce les sourcils :
— C’est juste qu’à première vue, tu as l’air...

— Ouais, je sais. On me l’a déjà dit. Mes tatouages, mon piercing, tout ça, tout ça. Et encore plus
depuis que j’ai intégré les Rebel Bikers.

Ayden retire son manteau et enlève son bonnet tandis que la serveuse nous apporte une bouteille de vin.
Il me sert sans me demander mon avis, puis à mon froncement de sourcils, il décrète :

— Allez, papa te surveille pas, Chloé. Lâche-toi cinq minutes.

— Quoi ? Je... Arrête de croire que je suis coincée, OK ?


Ayden sourit en portant son verre à ses lèvres.

— Je ne crois que ce que je vois. Ça fait deux soirs qu’on bosse ensemble et tu n’as pas bu une seule
goutte d’alcool.

Je le regarde ahurie :
— Parce que nous ne devons pas en boire pendant notre service !

Ayden pose son téléphone sur la table tout en attrapant les cartes des menus que nous donne la
serveuse. Puis il m’en tend une avant de répondre :

— Nous pouvons en prendre jusqu’à deux verres à heures espacées, ce n’est pas la même chose. Donc,
tu restes une coincée et c’est tout.

Un petit sourire machiavélique tord son visage tandis que je le fusille du regard.

— Je n’ai pas besoin de prouver quoi que ce soit à qui que ce soit, compris ?

Ayden m’observe par-dessus son menu et je sens qu’il s’amuse vraiment à me faire sortir de mes
gonds.
— T’es différente des filles d’ici, toi.

Je scrute un moment la carte, me disant qu’une salade composée ferait l’affaire.


— Est-ce que ce serait, par hasard, un compliment qui t’aurait échappé sans que tu ne le veuilles ?

La serveuse revient, Ayden sourit et me laisse annoncer ma commande. Puis il demande un steak cuit à
point, sans sel, et des pommes de terre à la vapeur.

— Bah quoi ? questionne-t-il devant mon air interrogateur. Je fais attention à ma ligne. Toi aussi on
dirait.
Nous redonnons les cartes à la serveuse.
— Pourquoi tu fais partie de leur gang ? lui demandé-je.
Il cligne des yeux, surpris de ma question soudaine, mais se reprend très vite. Son visage s’assombrit
et son regard se perd dans le vague.
— Parce que... C’est... c’est personnel.

Je hausse les sourcils, et il embraye avant que je ne lui en demande plus :

— Et toi ? Pourquoi tu la ramènes autant avec Tony ?


Je ne m’attendais pas non plus à ce qu’il me parle de lui. Comme ma meilleure amie, Ayden pense que
je tiens tête à Tony, donc.
— Je n’ai rien contre lui, à part quand il joue au con. C’est lui qui me provoque toujours. Il m’a
souhaité la bienvenue avec un doigt d’honneur et me regarde de travers à chaque fois qu’il me croise. Ah,
et il ne manque pas de s’adresser à moi comme si j’étais une moins que rien également.
Ayden laisse passer quelques instants, avec cette impression de réfléchir, puis répond :

— Tony a eu une histoire tragique et...

Voyant mon air dubitatif, il s’arrête puis reprend :

— Bien sûr, ça n’excuse pas tout. Mais c’est Tony, il est lunatique, en veut à la terre entière et ma foi,
j’espère que ça passera. Toi tu arrives et ta présence lui rappelle des souvenirs douloureux.
Nos plats sont servis ce qui arrête Ayden dans ses explications. Mais je ne manquerais pas de poser
des questions à l’occasion. Comment ma présence pourrait rendre Tony aussi colérique et lui rappeler de
mauvaises choses ? Est-ce au sujet de ce maudit bar ? Je ne comprends vraiment pas. Il ne me reste pas
beaucoup de temps pour déjeuner avec Ayden, inutile que je le gâche en parlant de Tony. Tant pis, je me
concentre sur mon plat, la salade a l’air appétissante.
— T’as un mec ?

Ayden est cash. Mais après tout, nous faisons connaissance et je me rends compte que sa présence me
plaît. Il sait me mettre à l’aise en tout cas il l’est avec moi. Il plairait sans conteste à Saddy.
— Non, Ayden. Et toi, tu as un mec ?

Ayden manque de s’étouffer et me lance un regard noir.


— T’es folle ou quoi ?
J’adore la façon qu’il a de me prendre au sérieux. Mais un sourire salace s’étend sur ses lèvres et je
sens que je vais regretter ma question.

— Je priverais les femmes de mes énormes atouts. Ce serait inhumain, je ne peux définitivement pas
leur infliger ça !
Je ne peux m’empêcher de rire mais il m’assure de son sérieux. Je l’observe manger comme un ogre
sans aucune retenue. Ma salade, très copieuse, est un vrai régal. Puis nous continuons à discuter dans une
bonne ambiance. Ayden aime me charrier et veut en apprendre plus sur moi. Détendue, je n’hésite pas à
lui raconter mon enfance heureuse avec mes parents et Tyler. Avec une différence d’écart de seize mois,
notre proximité s’avérait normale. Mon frère me protégeait des autres, toujours présent pour moi, quoi
qu’il arrive. Nous nous entendions bien et nous comprenions facilement. Dans notre entourage, tout le
monde était stupéfait face à notre complicité.

— Pourquoi tu parles de lui au passé ? Il est arrivé un truc ?


Ayden me fixe, son verre de vin dans les mains, qu’il repose tout doucement sur la table. Il s’humecte
les lèvres et fronce les sourcils.

— Chloé ? réitère-t-il.

Je déglutis et décide de boire une grande gorgée d’eau. Mais son regard se veut insistant alors je
réponds :

— Euh... Tyler est parti. J’ignore où il se trouve.

— Oh, désolé. La famille c’est pas toujours évident.

Je pince les lèvres pour valider ses dires, heureuse qu’il ne me pose pas plus de questions. Ayden ne
m’a pas expliqué pourquoi il avait rejoint le gang des motards, alors je suppose qu’il ne se permet pas de
m’en demander davantage sur mon frère. De toute manière une boule s’est formée dans ma gorge et je
n’aimerais pas pleurer devant lui.

— Un dessert ? demande-t-il.
— Euh non merci, je dois aller travailler.

— Ah oui ? T’as déjà trouvé un taf ? Où c’est ?


Je ne peux pas répondre à sa question, car j’entends un bruit assourdissant venant de l’extérieur. Ce
sont les motards qui se garent juste devant le restaurant. Cette fois, ils ne sont que trois. Tony et deux de
ses amis, aussi beaux que lui. Ces types prennent tellement soin de leur look que c’en est déconcertant.
Tony ouvre la porte et c’est vrai qu’il en impose comme ça. Intimidant, oui. Presque. Ayden suit mon
regard. À ce même moment, Tony se dirige vers nous. Mon cœur s’emballe, comme à chaque fois. Je
déteste ce mec, mais je ne peux nier l’attraction que j’éprouve pour lui dès que je le vois. Cette
assurance, cette manière de défier tout le monde pendant qu’il marche. On aurait envie de lui sauter à la
gorge pour l’étrangler, autant que d’être admiratif devant son charisme.
Une fois à notre hauteur, Tony pose une main sur l’épaule d’Ayden :
— T’as fini ? On bouge, mec ?

Ayden soupire et lui dit qu’il était en train de déjeuner et qu’il pouvait l’attendre dehors.
— Tu étais avec ça ? demande encore Tony en me désignant du doigt sans me regarder.

Je serre les dents, tentant de me calmer, car cet imbécile ne cesse de me provoquer. Il fait exprès,
certainement pour savoir si je vais oser répliquer. Mais parler de moi en disant ça, il exagère un peu, là !
Bon sang, je bous sur place.

— La ferme, Tony. Putain, tu fais vraiment chier, déclare Ayden, ce qui me surprend de sa part.
Je crois déceler l’esquisse d’un sourire sur le visage de Tony. Ça lui va tellement bien, quand il se
détend comme ça. Mais je m’égare et ne dois pas penser ainsi. Ce type est un emmerdeur de première.
Jusqu’à quel point sont-ils amis pour se parler sans que ni l’un ni l’autre ne se mette en colère ? Ayden se
lève tout de même et se penche un peu vers moi :

— C’est pour moi, déclare-t-il en posant un billet sur la table. Ça m’a fait plaisir de déjeuner avec toi.
Sincèrement.
Je le remercie, heureuse de l’entendre déclarer ça.

— C’est bon, mec. Comme toutes les autres, on sait que tu veux juste te la taper, assène Tony.

Je lève les yeux au ciel tandis qu’Ayden lui demande d’arrêter ses conneries. Tony hausse les épaules
en lui disant de se grouiller, qu’il l’attend. Je déclare alors, tout en feignant l’existence de Tony :

— Moi aussi j’ai passé un bon moment, Ayden. Merci beaucoup.

— Oh, c’est trop mignon, je vais pleurer, assène Tony d’une voix sèche.
Ayden lui demande de nous lâcher un peu et d’aller l’attendre plus loin. Tony pousse un juron. Il
m’ignore toujours évidemment, je ne suis rien pour lui. Les regards des personnes mangeant au restaurant
convergent en notre direction. Je déteste me faire remarquer, et au moment où Tony tourne les talons, je
crie assez fort :
— Mais bien sûr ! Qui va croire que tu as un cœur et des sentiments, toi ? C’est la blague de l’année !

Là, tout le restaurant se fige. Même Ayden. Il fait face à Tony, mais moi, j’attrape ma parka comme si
de rien n’était et je l’enfile.

— Mec, elle n’a pas voulu dire ça, déclare Ayden en se mettant devant moi.
— Putain, siffle Tony entre ses dents. Dis à ta meuf de se calmer, parce que je vais finir par perdre
patience !
Je pousse Ayden et me plante devant Tony. Surpris, il recule d’un pas, mais reprend de sa contenance et
croise les bras comme pour me défier.

Quelle beauté.
Merde, cet idiot est vraiment magnifique. Ses yeux noirs me jaugent toujours avec cette intensité dont
j’ai du mal à me défaire. Quand je m’endors le soir, c’est à ce regard dont je souhaite rêver. J’observe
son cobra dans le cou, mélangé à la rose rouge. Il doit posséder encore pas mal de tatouages sous son pull
et les voir me plairait beaucoup. C’est impossible, je perds complètement la tête. Et son parfum, je ne
suis jamais restée aussi près de lui pour le sentir, mais là...

— Tu veux dire quelque chose, ou t’as enfin compris qu’ici c’est moi le boss ?
J’ai envie de lui cracher à la figure pour ce qu’il vient de dire. Mais je m’abstiens. Je ne risque pas
seulement ma réputation, mais également celle de mon père. Dans ce restaurant, il y a sûrement des
habitués de notre bar. Bien sûr que j’allais parler. Mais son regard m’a troublée. Heureusement, Ayden
me tire par le bras et murmure :
— Viens, sortons d’ici.

— Ouais, reprend aussitôt Tony. Dégage-la de ma vue. Et rejoins-nous après putain, au lieu de jouer au
prince charmant !

Ayden m’attrape la main, ce qui me surprend. Nous allons dehors, jusqu’au parking de l’université. Le
temps a changé. Le ciel reste bleu, mais parsemé de nuages blancs.

— Dis-moi où tu bosses.

Ayden me lâche, déverrouille sa voiture et m’ouvre la portière. Faut qu’il arrête de jouer au gentleman,
ce genre de femmes très peu pour moi. Il soupire et regarde au loin derrière moi. Il est clairement en train
de penser à autre chose.

— C’est bon, je vais y aller à pied.


Ses yeux marron rencontrent les miens. Son piercing à l’arcade se soulève en même temps qu’il est
étonné.
— Mais non, je t’emmène. Je n’ai pas cours cet après-midi.

— Tu as rendez-vous avec ton pote Tony. Et tu n’es pas mon petit-ami.


— Tant mieux parce que je ne veux pas l’être. Avec un caractère pourri comme le tien, ça ira merci.

Je lève les yeux au ciel, maintenant agacée. Il a réponse à tout ou quoi ?


— Tu es en colère pour ce que j’ai dit à Tony, pas vrai ? Comme d’habitude, mais...
— Mais c’est lui qui t’a cherchée. J’ai vu, Chloé. Ce n’était pas ta faute.
Soulagée, je le remercie de me soutenir. Les étudiants continuent leurs allées et venues, il y a des va-
et-vient de voitures qui arrivent ou qui s’en vont. Pour eux, la vie suit son cours, tout simplement.
Soudain, je ne me sens plus à ma place. C’est comme si Tony avait enlevé toute la joie qui m’animait il y
a de ça plus d’une demi-heure.

— Ton taf ? Il se trouve où ? redemande Ayden.

Je soupire et l’informe que je travaille à la librairie. Il n’a pas l’air surpris et m’y conduit en ayant
insisté une dernière fois. De plus, il ne me reste que 10 minutes pour y arriver.

Chapitre 9 : Un an de plus !

Ayden me dépose juste devant en me souhaitant une bonne après-midi. Il a l’air encore tendu de ce qui
s’est passé au restaurant. Mais franchement, je n’ai rien à me reprocher. Si Tony s’énerve, c’est
simplement parce qu’il s’amuse à me chercher. Voir sans cesse ces motards dans les parages me rappelle
ma mère et ses nombreuses anecdotes. Penser qu’elle faisait partie des leurs m’intrigue encore plus.
Même si elle n’était pas le leader de la bande, est-ce qu’elle agissait comme Tony avec certaines
filles ? S’acharnait-elle sur celles qui ne lui ressemblaient pas ? Jamais elle n’a abordé ce sujet. Au fond,
je préfère ne pas penser en mal de ce qu’elle était. Pourtant je dois avouer que plus j’ai affaire aux
motards, plus la vision parfaite de ma mère devient trouble. Mon père doit savoir lui, mais je nous
imagine difficilement discuter de son passé et son gang autour d’un café. Mon esprit revient vers Ayden et
je le remercie encore. En sortant de la voiture, je lance :

— Hey, tu ne m’as pas trop parlé de ta famille, toi !

Avec un sourire en coin, il répond :

— Alors on dirait que tu me dois un déjeuner à ton tour.

— Dans tes rêves ! Pour nous faire interrompre encore une fois par ton pote ?

Il grimace avant de déclarer :


— Ce soir, si tu gagnes à notre partie de strip-billard, je te raconterai toute ma vie.

— Un strip-billard ? demandé-je interloquée.


— Ouais, plus tu perds, plus tu te désapes. Ça ne te dit pas ? Rien que tous les deux… 

Il m’adresse un clin d’œil qui m’oblige à sourire. J’adore Ayden.


— Euh non, ça ne me m’intéresse pas, crétin. Mais, OK pour un billard normal.
— Si tu insistes. Allez file, ne te mets pas en retard !

Je secoue la tête tellement il me rend folle et entre dans la librairie. Donna, toujours fraîche et l’air
joyeux, est vêtue d’un tailleur. Elle me souhaite la bienvenue avant de m’expliquer ce qu’elle attend de
moi. Sur une feuille est dressée la liste des ouvrages à classer dans la remise située au premier étage. Oh,
je n’ai pas remarqué d’escaliers la première fois que je suis venue ici. En m’engouffrant un peu plus au
fond des rayons, je les aperçois juste à côté des toilettes. Le nombre d’étudiants est impressionnant. J’ai
hâte que Saddy m’envoie la liste des livres choisis en littérature anglaise. Au moins, je pourrais me
consoler avec ça. En montant les escaliers, je repense à mon déjeuner avec Ayden. Ce type me fait
vraiment rire, je l’apprécie, même si je ne connais pas grand-chose de lui.

Ce soir, peut-être ?

Et cette façon de me dire que je suis coincée… Je rêve ! Je reste simplement sur mes gardes pour tout
et je suis quelqu’un de responsable. Puis en ouvrant la porte de la remise, mon esprit divague encore vers
Tony.

Tony, Tony, Tony, même son nom sonne sexy. Si j’apprenais qu’il fait partie de la mafia, ça ne me
surprendrait pas. N’importe quoi ! Pourquoi tant d’animosité envers moi ? Je me dis qu’après tout il y a
des gens qui ne peuvent pas supporter certaines personnes dès le premier regard. Oh, je suis mal tombée.
***
L’après-midi est passée très vite. Ranger tous ces livres m’a pris un temps fou, j’ai couru dans toute la
librairie, sous le regard amusé de quelques étudiants. J’en ai rencontré beaucoup qui m’ont complimentée
sur le bar, ce qui m’a fait très plaisir. Eux au moins, l’apprécient. Ils m’ont donné rendez-vous ce soir, et
c’est enjouée que j’ai rejoint Donna à l’accueil. Finalement, il n’y a pas que des gens désagréables
comme Tony ici, et je vais peut-être disposer de ma propre bande d’amis dans cette ville.

— Voilà. Comme tu me l’as demandé, j’ai rangé les livres posés dans la remise, aidé trois étudiants en
histoire dans leurs recherches sur le Moyen-Âge, ainsi qu’un couple de personnes âgées désireux de se
rendre en Égypte.

— La beauté des bouquins plutôt qu’internet. N’est-ce pas fabuleux ? me répond Donna d’un air
espiègle.

— C’est vrai que ça change. Surtout pour des gens qui n’ont pas l’habitude de la nouvelle technologie.
Mais tu vois, ça m’a plu.
Elle récupère la fiche que je lui tends et sourit. J’apprécie la gentillesse de Donna, le fait qu’elle m’ait
laissé ma chance ici sans me connaître. Et puis, ça me fait du bien.
— Tu pourrais passer prendre un verre au bar, ce soir ? C’est moi qui invite. Et je te présenterai à mon
père.
Donna pince les lèvres et je la sens mal à l’aise tout à coup. C’est mon imagination ou la dernière fois
elle l’était aussi ? D’ailleurs, j’en profite pour glisser :

— Que le bar soit rouvert dérange certaines personnes ?


Elle fronce les sourcils et réajuste ses lunettes. Ce geste paraît habituel. Je sais très bien qu’elle a
compris que je fais allusion aux Rebel Bikers. J’ai envie de lever les yeux au ciel à chaque fois que je
pense à eux. Après ce qui semble une éternité, une réponse me parvient :
— OK, je viendrai ce soir. Mais pour le reste, je ne sais pas... euh... Désolée, enfin, ce n’est pas à moi
de te le dire.
Je lui souris, pour lui faire croire qu’il n’y a pas de problème. Cependant il y en a un et me voilà prête
à le résoudre. Tony me mène la vie dure et je veux savoir pourquoi. Mais quel rapport avec le bar ?
— Allez, à ce soir ! me lance Donna, comme si elle craignait d’autres questions.

Je la salue et sors de la librairie. Là, je me fige. La circulation est arrêtée et, dans la rue, je distingue
les Rebel Bikers à moto. Ils forment deux rangées de cinq. Tout le monde est en train d’admirer le
spectacle. Dans la nuit, éclairé par la lune et les lumières des réverbères, le gang s’élance. Ils se séparent
et commencent à tourner en rond, de sorte à former deux cercles composés de cinq motos chacun. Tous
portent des casques, sauf Tony. Ils crient, le bruit des moteurs rugissants de toute part.
Les gens sont subjugués par le spectacle et j’avoue que moi aussi. Tout à coup, ils se mettent tous à
exécuter des wheeling, c’est-à-dire basculer la moto sur la roue arrière. Tony se place au milieu de la rue
et ils tournent tous autour de lui. Juste en face de moi, je remarque trois filles qui tiennent leur casque
dans leurs mains. L’une d’elles est la copine de Tony. Les autres, je ne les connais pas. Ce dernier semble
heureux, vision éphémère sans doute. Debout sur sa moto qui continue d’effectuer des cercles, il demande
à la foule de crier plus fort. Tout le monde joue le jeu et j’ai l’impression d’être la seule à trouver ça
stupide. Mais pour qui il se prend, bon sang ? Et le but c’est quoi, se tuer ? Pourquoi s’agiter comme ça
particulièrement aujourd’hui ? Je soupire, et m’apprête à partir quand je croise le regard du mec que je
déteste le plus au monde. Il me fixe d’un air dédaigneux — le contraire m’aurait étonnée — et du coup
ses acolytes aussi.

En fait, ils s’arrêtent tous et m’observent. Merde alors, je sens le rouge me monter aux joues. J’ai
l’impression d’être une proie parmi eux. Soudain, Tony adresse un signe de tête à ses camarades et tous
démarrent dans un bruit assourdissant. Lui, il ne bouge pas et admire ce qui va apparemment arriver. Tout
va très vite, les neuf motards foncent sur moi, la foule s’éparpille, mais je ne bronche pas. Il ne
manquerait plus que je leur montre que j’ai peur. Quatre d’entre eux passent sur ma droite, quatre autres
sur ma gauche et le neuvième, pile au dernier moment, à quelques centimètres de mes genoux. Il a effectué
ce qu’on appelle un stoppie. C’est quand on freine brusquement et qu’on bascule la moto vers l’avant, la
roue arrière se soulevant dans les airs.
Je suis entourée d’un silence de plomb et plusieurs paires d’yeux apeurés me regardent. Je déglutis,
parce qu’il faut l’avouer, je n’ai pas pu contrôler le flot d’adrénaline qui est monté en moi. Si ce con de
motard ne maîtrisait pas sa bécane, mon corps serait déjà étendu sur le sol. Je m’apprête à lui dire deux
mots, quand l’inconnu enlève son casque :

Ayden. Il me sourit de toutes ses dents, et je suis soulagée. Mais il affirme d’une voix grave :
— Il valait mieux que ce soit moi en face de toi. Pas sûr que Tony se serait arrêté.

Ayden m’adresse tout de même un clin d’œil, bien que sa phrase m’inquiète légèrement. Les autres
motards passent au milieu des spectateurs, il les rattrape et Tony ferme la marche. Non sans me lancer un
regard assassin, il file dans la nuit en klaxonnant comme un fou.

Sous les chuchotements de la foule, je m’empresse de poursuivre ma route, encore abasourdie. Ce qui
vient de se produire me met vraiment en colère. J’ai eu l’impression d’être une paria. Bien que les bruits
des motos aient résonné à mes oreilles tout le long du chemin, j’ai la sensation qu’ils se rapprochent.
J’aperçois ma maison, mais pas la voiture de mon père. Où se trouve-t-il ? Et j’avais bien raison, des
phares éclairent la rue, deux grosses cylindrées passent à mes côtés et se garent en face de mon garage.
Évidemment, je fais comme si je ne les avais pas vus et grimpe les trois petites marches du perron.
— Hey !

J’enfonce la clé dans la serrure.

— C’est l’anniversaire de Tony aujourd’hui... Et devine quoi ? On a privatisé le bar pour toute la nuit !

Je ne bouge plus. Lentement, je me tourne vers les deux types qui viennent de dire ça. Seulement celui
qui parle a ôté son casque. Il est blond, cheveux bouclés, aux yeux bleus.
— C’est une blague, j’espère ?

— Rendez-vous à vingt-deux heures poupée, déclare-t-il à nouveau.

Il remonte sur sa bécane et, avec son pote, fonce sur la route dans la nuit noire. Moi qui avais passé
une si bonne après-midi avec Ayden, c’est la douche froide.
***
Après cette annonce des motards, j’essaie de contacter mon père qui reste injoignable. Ça fait deux
heures que je suis rentrée à la maison et j’ignore toujours où il se trouve. Merde ! Comment peut-il agir
ainsi ? Surtout après l’horrible visite de ces deux idiots et ce qu’Ayden a fait avec sa moto. Il va voir
celui-là ! Bon dieu, je les déteste ! Sauf lui. Quoique... Aaaah ! J’en ai marre ! Privatiser le bar ? Ils ont le
droit ? Mon père a perdu la tête ou quoi ?
En tout cas, sans voiture, je ne peux pas me rendre au Seventee’s pour... encore un bruit de bécanes.
Putain ! Et merde, je commence même à trop jurer tellement je suis énervée. Je vais à la fenêtre, prête à
crier haut et fort que si jamais une moto passe à nouveau... Ayden ? J’ouvre la porte, il retire son casque
et ébouriffe ses cheveux châtains, comme d’habitude. Nos yeux se croisent, il sourit. Bon, au moins il
paraît de meilleure humeur que moi. Je le vois s’avancer vers moi de sa démarche nonchalante.

— Qu’est-ce que tu fiches là ? demandé-je. Je te croyais loin en train de tenter d’écraser d’autres
jeunes filles.

Mon ton est brusque. Il pose son casque à même le sol de la terrasse et me regarde droit dans les yeux :

— T’as décidé d’aboyer et mordre ce soir ? Ton père m’a demandé de passer te chercher.
— Quoi ? Pourquoi ? Tu l’as eu au téléphone ?

— Non, je l’ai croisé sur la route cette après-midi. Et désolé pour tout à l’heure. Les gars chahutaient
pour l’anniversaire de Tony. C’est une espèce de rituel. Et comme ils savent que tu bosses à la librairie,
ils ont voulu un peu s’amuser avec toi quand tu es sortie.

— Ah ouais ? Parce que faire un stoppie devant moi, t’appelles ça jouer, toi ?

Il hausse les sourcils, visiblement surpris.


— Putain, tu connais le nom de cette figure ? Tu m’impressionnes, Chloé !

Face à mon regard noir, il serre la mâchoire et son visage se ferme quand il répond :

— Être motard c’est prendre des risques. Mon arrivée dans la bande est toute fraîche. Je dois faire mes
preuves aussi.

— En te servant de moi ?
— Mais non, ne le prends pas comme ça. Surtout pas… Je sais que ce ne sont pas mes affaires, mais
ton père avait l’air préoccupé quand je l’ai croisé.

Je serre les dents en lui disant qu’effectivement ça ne le regarde pas. Remarquant son expression, je
comprends que j’y suis peut-être allée un peu fort. Tant pis, ma colère m’empêche de réfléchir
correctement.
— Mon père t’a peut-être demandé de venir me chercher, mais je ne me sens pas le courage de bosser
ce soir.
Mais qu’est-ce que je raconte ? N’importe quoi ! J’ai inventé ça à l’instant.

— Dis plutôt que c’est parce que tu n’as pas envie de voir quelqu’un en particulier.
Je secoue la tête et rebrousse chemin vers la maison. Je ne désire pas m’énerver davantage. Ayden me
sort largement des yeux pour l’instant. J’ai réellement l’impression qu’il s’est servi de moi, tout ça pour
épater la galerie. C’est ridicule. Cependant il n’a pas tort. En effet, ma mère m’a raconté des trucs à
propos de faire ses preuves dans un gang, comme elle m’a appris le nom des différentes figures que
peuvent effectuer les motards.
— C’est quoi le problème ? reprend-il. Je croyais que tu n’avais rien à prouver à personne !

Il fait référence à ce que j’ai dit au restaurant à midi. Enfoiré.


— Ouais, et alors ? demandé-je en me tournant vers lui.

Il monte sur une marche de la terrasse, de sorte à se trouver à ma hauteur :


— Bah je n’en sais rien, j’ai l’impression que tu prouves à Tony que tu as peur de lui en ne venant pas
bosser, car il fête son anniversaire.

Je me mets à rire bêtement. Je me serais donné des gifles à agir ainsi, mais je ne pense plus être dans
mon état normal. Entre mon père porté disparu, le spectacle d’Ayden et les Rebel Bikers qui vont squatter
le bar toute la nuit, je crois être bonne pour l’asile.

— Je n’ai pas peur de Tony, rétorqué-je enfin. Et je reste en colère après toi.

Ayden attend une minute, pour savoir si je vais rajouter quelque chose. Mais comme je me tais en fixant
mes pieds et croisant les bras, je l’entends dire :

— Je vais me faire pardonner. En attendant, en selle, cow-girl !

Je le regarde. Il sourit de manière si exagérée que je suis obligée de rire. Puis je l’informe que mon
père n’approuvera pas que je monte sur sa bécane. Ayden lève les yeux au ciel et je repense à ses paroles
au restaurant. Je suis trop coincée. OK, c’est ce qu’on va voir. De rage, je descends les marches et
m’empare du second casque qu’il me tend. Il enfourche sa grosse moto et me conseille d’entourer
fermement ses hanches avec mes bras. Je monte derrière lui et m’exécute. Assis devant moi, il fait
démarrer le moteur. J’adore. Mais je ne dis rien parce qu’il m’énerve. J’aime rouler la nuit et avec cette
sensation de liberté, magnifique. À plusieurs reprises maman m’a emmenée en balade. Papa l’a su une
fois. « Bonjour la crise de panique ! ». En tout cas, grâce à Ayden j’ai l’impression de revivre cet instant
magique et je le remercie en silence.
***
Nous arrivons en quelques minutes au bar. Une fois descendue, je ressens un sentiment étrange, comme
un manque. Oh oui, j’ai presque oublié la sensation d’être portée par une moto. C’était fabuleux.

— Pourquoi tu souris ? Ça t’a plu de me tripoter ? me demande Ayden en posant les pieds au sol.
Incroyable, ce n’est pas possible un mec comme ça. Il n’en rate pas une.
— Tu as aimé, avoue-le. Ça se voit sur ton visage. Ce n’est pas la première fois que tu montes à moto.

Je décide de secouer la tête et de filer vers le bar. Voyant la voiture de mon père, je redouble mes pas.
— Papa ! Papa ! Paaaapa !!!!!!
Il finit par apparaître de derrière le comptoir.

— Bonsoir, ma puce ! Inutile de crier, je t’entends.


— Où te cachais-tu, bon sang ? Je t’ai rappelé, tu n’as pas répondu ! C’est inconcevable !

— Me voilà d’accord avec elle, capitaine, déclare Ayden en posant les deux casques de moto sur le
comptoir.
Mon père les fixe puis me regarde, avant de se tourner vers Ayden.

— Tu plaisantes, j’espère ? questionne-t-il en désignant les casques d’un mouvement de tête.

— Vous m’avez demandé de passer chercher Chloé, non ?

— Oui, en voiture ! s’exclame mon père.


— Ah, ouais... Je n’avais pas compris, répond Ayden en me faisant un clin d’œil.

Il n’a pas froid aux yeux de défier ainsi mon père. Je le vois s’enfoncer dans le bar et aller à la
rencontre des autres membres de l’équipe. J’observe ensuite mon père. Ses traits tirés, son regard fuyant
et lui qui ne laisse jamais pousser sa barbe trop longtemps semble avoir omis sa présence.

— Papa ! Tu comptes t’expliquer ou quoi ?

Il sourit, j’en reste surprise. Tout ça l’amuse ? Eh bien pas moi, il oublie que je n’ai que lui maintenant.
Je m’inquiète dès que je ne le vois pas, dès qu’il s’en va, bref dès que je ne suis pas avec lui. Je
m’empresse de lui dire tout ça, de lui faire comprendre la peine ressentie quand j’ai évoqué maman à
midi et que je suis restée sans réponse de sa part. Alors, son regard s’adoucit.

— Tu as raison, mon ange. Pardon. J’essaie juste... J’essaie juste de faire face à la situation. Bien sûr
que ta mère me manque. Écoute, on en parle plus tard, s’il te plaît ? Tu me fais confiance, non ?

Je soupire, laisse couler quelques secondes pour finir par hocher la tête.
— Viens là, me répond-il.

Et je remonte le rabat du comptoir qui me permet de passer de l’autre côté pour qu’il me prenne dans
ses bras. Pourtant, malgré ça, je ne peux m’empêcher de murmurer :

— Tu as privatisé le bar pour Tony, papa.


Il se dégage de mon étreinte et se met de profil en posant ses mains sur le plan de travail. L’espace
d’une minute, je crois qu’il ne va pas me répondre, mais il finit par ouvrir la bouche :
— Ce n’est qu’un anniversaire, je... Mon bar est ouvert à tous tant qu’il n’y a pas de dégâts. Alors, je
peux compter sur toi ce soir, oui ou non ?
— D’accord, mais... promets-moi que Ray ne t’a pas menacé pour ce soir et...

— Non, chérie. Je sais que ça te paraît bizarre, mais fais-moi confiance, s’il te plaît.
Je hoche la tête, et décide d’aller me promener dans le bar. J’ai besoin de me changer les idées. Je
déambule à travers les dix tables dressées en réajustant verres, couverts et chaises. En tout, quarante
personnes sont attendues. Beaucoup de monde. Monsieur a invité toute la populace. En pensant à cette
soirée, je me sens vraiment très mal.
Que va-t-il se passer ?

Chapitre 10 : Surprise !

— Chloé, tu m’en veux toujours pour mon attitude de tout à l’heure, à moto ?
Dans le vestiaire réservé aux femmes, Ayden me parle de l’autre côté de la porte fermée. La soirée a
déjà débuté, j’entends tout le boucan que provoquent les invités. Dieu que j’aimerais me trouver chez
moi, en train de lire un bon bouquin, calfeutrée dans mon lit. D’ailleurs, quand je suis partie de la maison
avec Ayden tout à l’heure, je n’ai pas eu le temps de vérifier mes mails. J’espère que Saddy m’a envoyé
la liste des livres. Bizarrement, je ressens l’envie de m’évader d’ici au plus vite. Du moins mon esprit, à
défaut de mon corps.

— Ayden, c’est juste... Je tiens à notre amitié, alors ne gâche pas tout.

J’ouvre la porte des vestiaires sous ses yeux brillants.


— Merde, t’es canon comme ça ! Tu l’avais cachée où, la Chloé avec ce physique-là ?

Je me tourne vers le miroir et me regarde pour la énième fois. Pour le coup, exit le look prépubère.
Comme c’est l’anniversaire de l’autre idiot, les serveuses — sous l’aval de mon père — ont décidé de
s’habiller avec une jupe noire à froufrous, sur un mini-short caché en dessous. Pour finir, un gilet de
couleur rouge comme ceux que portent les hommes dans leur costard trois-pièces. Et le clou du spectacle
: un chapeau pailleté sur la tête. Je grimace, car ça ne me ressemble vraiment pas. Par contre, dans le
miroir, je remarque Ayden qui me reluque de la tête aux pieds. En me tournant, je lui donne une tape sur le
bras et il fait semblant d’avoir mal.

— Trouve-toi une meuf, Ayden !


— Non, mais Chloé, tu devrais vraiment penser à te lâcher. Crois-moi, ça te va très bien, répond-il en
m’adressant un clin d’œil.

Je secoue la tête et le dévisage. Pour l’occasion, lui aussi est à tomber. Chemise noire cintrée,
retroussée sur ses bras tatoués, un jeans de couleur sombre et ses éternelles boots. Vraiment, il n’a rien à
envier à personne. Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq et ses muscles saillants.

— Hey ! lance-t-il à son tour, ne reluque pas si tu ne comptes pas consommer !


J’ouvre de grands yeux et il se met à rire, puis nous sortons des vestiaires pour atterrir directement
derrière le comptoir. Je contemple la salle, où seuls les brouhahas des motards retentissent. À vrai dire,
les musiciens sont en train de s’installer sur l’estrade en face des tables.
— Alors tu vas rester avec eux, hein ? demandé-je à Ayden d’une voix triste.

— Putain là, en te voyant habillée comme ça, j’en suis plus très sûr.
— Ayden, arrête ça ! Je te parle sérieusement !

— OK, écoute, c’est l’anniversaire de Tony, son père m’a invité et le tien a bien voulu que Kévin me
remplace.
Je pince les lèvres en fronçant les sourcils :

— Mais tu joueras quand même au billard avec moi, tout à l’heure ?

— Je m’amuserais à tout ce que tu veux ce soir, répond Ayden avec un regard coquin.

Il sourit et me quitte pour rejoindre la table où il est attendu. Je soupire. Tout ce monde que je ne
connais pas, des motards pour la plupart, tous âges confondus. Tony manque à l’appel. Ben voyons, en
plus, il se fait désirer celui-là. Inutile que je m’occupe de lui, il y a assez de serveuses pour ça. Me
trouver en salle m’angoisse. C’est Ray qui doit jubiler. Je repense à sa remarque ridicule : « C’est la
place d’un homme d’être derrière le comptoir à servir de l’alcool. »

Les musiciens maintenant prêts, le chanteur s’écrie :

— Bonsoir !
Tout le monde acclame le groupe. Ils doivent être connus ou un truc comme ça. Évidemment ce sont
trois mecs tatoués et percés un peu partout. La routine, quoi !

Je me trouve à la droite de tous les invités, toujours postée près du comptoir. Nous sommes en train de
poireauter, sous l’œil avide des jeunes motards qui forment le gang de Tony et ceux plus âgés. Notre
équipe se compose de trois filles, Claire, Terry et moi. Kevin, Jason et Terence nous honorent de leur
présence. Ils nous ont promis de veiller sur nous si les membres du gang se montrent trop entreprenants.
C’est gentil de leur part, mais je n’y crois pas trop.

— Prêts à faire la fête ce soir ? s’exclame encore le chanteur, cheveux bruns coiffés de piques.
Ses yeux noirs sondent la foule. Tous les invités crient que oui, moi j’ai envie de dire que non,… Bref,
tout le monde paraît sur la même longueur d’onde. Enfin, le groupe se met à chanter et, au bout de
quelques minutes, je me surprends à bouger sur la musique rock et entraînante. OK, il y a une bonne
ambiance. C’est vraiment sympa cette foule en délire, les motards savent s’amuser. Ils chantent en chœur
tous ensemble et je trouve ça presque... beau. Après deux chansons, le leader du groupe qui n’est même
pas essoufflé, annonce d’une voix de velours :

— Et maintenant mesdames et messieurs, faites place à notre invité d’honneur… Toooooooony !!!


La porte du bar s’ouvre grâce à Ray qui s’est levé pour aller chercher son fils. La lumière blanche
braquée sur lui, tous les regards convergent vers Tony à l’entrée. Vêtu de son éternel blouson en cuir —
différent cette fois — et d’un jean bleu foncé, casque de moto à la main. C’est comme s’il avait aspiré
tout l’air de la pièce. Et mon Dieu, ce visage angélique ! Des traits fins, parfaitement dessinés. Ce soir, sa
tignasse de cheveux bruns est coiffée d’une pointe de gel. Magnifique.

Mais qu’est-ce que je raconte ?

De ses yeux noirs, Tony sonde la foule silencieuse. Soudain, le chanteur s’écrie dans son micro :
— Joyeux anniversaire, frérot !

Frérot ? Ils s’appellent comme ça parce qu’ils s’apprécient tous les deux ou bien ? Tony ferme les
poings, son attitude change. C’est comme s’il était complètement perdu, angoissé. Il regarde à nouveau le
bar dans son ensemble, prend une profonde inspiration, déglutit et serre la mâchoire. Je trouve incroyable
cette capacité à changer d’émotions en si peu de temps. Il ne s’attendait pas... oh, je crois comprendre que
c’est une... mon Dieu, c’est une surprise ? Encore une fois, il scrute la foule d’un regard perçant. D’abord
ses amis — et des personnes de sa famille, je présume — en plus des motards. Puis ses yeux croisent les
miens. Tout à coup, une fureur s’empare de lui et me voilà bien triste d’en avoir été l’élément
déclencheur. Sa voix brise enfin ce silence assourdissant :

— Mais putain, c’est quoi ce bordel ?

Regards inquiets, chuchotements, froncements de sourcils pour tous.

Oh là là ! Je sens que la soirée va être mouvementée.

Ray lui donne une tape derrière la tête et lui murmure quelque chose à l’oreille. Puis il s’adresse à la
foule :
— Que la fête commence ! Envoie la musique, Mickaël !

Je comprends qu’il parle au chanteur, donc à son autre fils — peut-être, affaire à suivre — qui se remet
à crier dans son micro. OK, mais qui est-il, celui-là ? Encore un membre de la famille ? En tout cas, il a
l’air plus aimable que Tony. À ce même moment, je vois mon père sortir de son bureau pour se diriger
vers moi. Sur ma gauche, près de la porte, Ray et Tony s’entretiennent toujours. En colère tous les deux.
Mais pourquoi Tony semble malheureux de cette surprise ? Sa famille, ses amis sont réunis, alors quoi ?
Plus casse-pieds ça n’existe pas.
— Vous pouvez commencer à prendre les commandes de tout le monde, déclare mon père aux serveurs.

Je vais pour m’exécuter mais il me retient par le bras :


— Attends une minute, chérie.
Je fronce les sourcils et lui demande ce qu’il y a. Il se passe une main dans ses cheveux, puis me dit
enfin ce qui le tracasse :

— Écoute, quoiqu’il arrive ce soir, ne... évite la provocation, OK ? Reste à ta place, sers les gens en
étant cool. Les gars seront tous bourrés, mais ils savent qu’ils doivent se tenir correctement. C’était ma
condition.
Mon père réajuste mon chapeau.

— Tu rayonnes, je t’aime.

Puis il file du côté des invités. A-t-il remarqué que je n’ai pas répondu à sa demande de rester sage ?
***
Une heure après l’arrivée de Tony, Ayden vient enfin me voir. Je suis en train de prendre des boissons
derrière le comptoir. Tout le monde est en ébullition, ces gens boivent comme des trous. Ça tombe bien
plus ils consomment, mieux se portera la maison. La musique bat son plein, avec l’ambiance au rendez-
vous.

— Alors, il lui arrive quoi à ton pote ? demandé-je à Ayden debout de l’autre côté du comptoir.

Il semble soucieux. J’en ai marre, quelqu’un va finir par me dire ce qu’il passe dans cette fichue ville ?
Et surtout, dans ce foutu bar ? Bon sang, j’ai envie d’aller sur scène, arracher le micro des mains de
Mickaël et crier : Mais bordel de merde, il s’est passé quoi dans ce putain de bar ? Mais je tente de me
raisonner.
— C’est compliqué, répond Ayden. Chaque anniversaire, Tony le passe avec nous. Mais ce soir, son
père a voulu un peu changer les choses... Faire la fête ici... Est particulier.

Je fronce les sourcils.

— Mais pourquoi ? Et puis dis-moi la vérité. J’ai le droit de savoir ce qui se trame ici, Ayden.
— Ce n’est pas à moi de t’en parler, mais à Tony.

Je penche la tête de côté.


— Nous nous détestons, jamais il ne me racontera quoi que ce soit.

Ayden sourit à demi, me commande un whisky et s’assoit sur le tabouret. Je reste muette pendant
quelques instants en me disant que j’aurais dû mettre du cyanure dans son verre pour me venger de son
silence. Si, il y a une heure, Tony semblait vraiment contrarié, l’alcool et ses amis l’ont très bien débridé.
Maintenant, il est assis au milieu de tous à rire et prendre du monde dans ses bras. Ce gars a une capacité
à changer d’humeur rapidement, en plus d’être un enfoiré.
Mais je m’arrête quand même cinq minutes pour continuer à le mater profitant de sa détente passagère.
Soudain, je pense au fait que je ne suis jamais tombée amoureuse d’un garçon. Je croyais l’être de Liam,
mais pas du tout. Au fond, j’ignore si ces choses-là m’attirent. Si les personnes que l’on aime sont
amenées à disparaître, alors cela vaut-il la peine ? J’aime mon père et mon frère, ainsi que le reste de ma
famille. Mais avoir des sentiments pour quelqu’un maintenant ? Après la mort de maman, ça me semble
impossible, j’aurais trop peur de souffrir à nouveau. Et puis je crois m’être construit un cœur de pierre
depuis deux mois.
Pourtant j’observe Tony. Il est craquant à sourire comme ça, aussi décontracté. J’aimerais le voir plus
souvent ainsi. Quelque chose le ronge, mais quoi ? Il a retiré sa veste en cuir et son pull fin avec un col en
V à manches noires laisse deviner sa musculature. Sa copine vient s’asseoir sur ses genoux et elle lui
passe une main dans les cheveux.

— Eh, oh ! Arrête de le reluquer comme ça ! m’engueule Ayden.

Je sors de mes pensées et croise son regard.

— Non, je... je me posais juste des questions. Et puis sache que la jalousie ne te mènera nulle part.
Il sourit et se lève.

— Non, mais... Tony n’est pas quelqu’un pour toi, crois-moi. Et il a une copine au cas où t’aurais pas
remarqué.

Oh oui, ça j’ai vu. Je contourne le comptoir pendant qu’Ayden parle à un de ses potes motards. Une des
serveuses, Terry, arrive en soufflant. Elle pose son plateau bruyamment sur une table à côté de moi.
Responsable de l’équipe, je lui demande ce qui se passe :

— Il se trouve que Tony veut recevoir ses boissons... uniquement de toi.

— Quoi ?

— C’est toi qui dois apporter tout ce qu’ils vont commander à leur table.
Interdite, je la regarde bouche bée et mes yeux croisent ceux d’Ayden. Il fronce les sourcils. Alors dans
un élan de folie, je me mets à rire. Parce que je trouve la situation invraisemblable oui, oui !

— OK. Je vais m’occuper d’eux.



Chapitre 11 : Qui s’y frotte...

Ayden m’attrape par le bras avant que je ne me dirige vers la table de Tony.

— Chloé ! Sois prudente, OK ?

— D’accord, répliqué-je en posant ma main sur la sienne pour le rassurer.


Il fronce les sourcils face à mon geste et se décale comme si ce contact le brûlait. Qu’est-ce qui lui
prend ? Il a le droit de me complimenter dans cette tenue, mais dès que je le touche, ça le surprend ? Je
secoue la tête et soupire. Tandis que Mickaël et son groupe hurlent toujours dans leurs micros, je regarde
à la table des motards. Tony n’y a disparu. Je m’empare des poubelles et je vais les jeter dehors. Là, je
me fige. Sur ma droite, il est debout en train de fumer une cigarette, seul. Sa tête se tourne vers moi et il
lève les yeux au ciel. Je décide d’ignorer son attitude ignoble et déclare d’une petite voix.

— Euh... Joyeux anniversaire.

Il ne répond rien, mais je vois sa mâchoire se crisper. C’est toujours cette même attitude me
concernant. J’en viens à me demander si je ne le mets pas mal à l’aise au final.

— Pourquoi tu as voulu que ce soit juste moi qui vous serve ?

Il tourne à nouveau la tête vers moi. Ses yeux noirs me sondent de haut en bas. J’en rougirais presque.
Il souffle de la fumée par la bouche et répond :
— Pour te faire chier.

Au moins, ça a le mérite d’être clair. S’il y a une chose que je ne peux pas reprocher à Tony, c’est sa
franchise.
— Donc c’est ça ton passe-temps ? M’emmerder ? Tu ne peux pas trouver mieux à faire ?

Je vais jeter les poubelles et quand je reviens vers lui, Tony écrase sa cigarette au sol. Alors que je
compte ouvrir la porte du bar, je vois sa main la refermer. Elle reste collée là, juste au-dessus de ma tête.
Dos à lui, je sens son souffle chaud dans mon cou et mon cœur bat à une vitesse démesurée. Son corps à
quelques centimètres du mien, il ne me touche pas, mais un feu brûlant s’allume dans le mien.

— C’est toi qui m’emmerde à venir t’installer dans ce bar. À me prendre de haut, à ne pas vouloir
comprendre que j’en ai marre de voir ta gueule.
Je déglutis, le cœur battant toujours la chamade. Ça aussi ça m’agace. Ressentir ce truc à proximité de
lui. À la manière dont il me traite, ce n’est pas normal, la folie doit me posséder. Restée dos à lui, je
déclare :
— Je croyais que tu ne comptais pas revenir ici de toute façon.
— C’est mon père qui a eu l’idée de cette stupide fête. Et j’ai préféré me bourrer la gueule, au moins
j’aurais tout oublié demain.

Je me tourne doucement vers lui. Nos regards se croisent et, comme d’habitude, le sien semble
menaçant. Il retire sa main posée au-dessus de ma tête et se place dos à moi face au parking. Je devrais le
laisser là, mais le voir seul dehors alors que tous font la fête à l’intérieur me dérange. Dans mon cœur, je
ne sais pas, c’est comme si l’abandonner me semblait cruel. Pourtant nous nous détestons. Mais j’ai
comme l’impression qu’il vient de se confier malgré lui, ne serait-ce qu’un peu.

— Pourquoi tu n’apprécies pas cette fête, ici ? Il s’est passé une chose dans ce bar qui... qui a eu l’air
de te marquer. Alors, si tu veux on peut en discuter et...

Il se tourne vivement vers moi et ses yeux lancent des éclairs :

— Putain, mais tu crois qu’on est potes ? Tu te crois à une soirée pyjamas et confidences au coin du
feu ?

Sa voix a résonné dans la nuit. Il se passe une main dans les cheveux et secoue la tête d’exaspération.
Puis il me pousse et entre dans le bar. Je reprends mon souffle pour me remettre de cet échange. Tony est
vraiment difficile à cerner, difficile à approcher. Je souhaiterais tellement connaître le fin mot de son
histoire, de ce qui le perturbe. Je pénètre à nouveau dans le Seventee’s et les motards plus âgés,
accompagnés de leurs acolytes plus jeunes et leurs copines, me frôlent en parlant et riant bruyamment. Je
les laisse passer. Ray se trouve le dernier à sortir et me regarde intensément.

Je le fixe également puis il déclare :

— J’espère que la soirée va bien se terminer. Autrement, je serais obligé de fermer l’établissement.
Il a un sourire en coin et s’en va. Je secoue la tête, il m’exaspère toujours autant. J’avance et jette un
œil du côté de la table des motards. Bon, je suppose que maintenant la soirée va réellement pouvoir
commencer.

— Prêts à fumer des joints et passer cette soirée entre mecs, les mecs ? s’écrie l’un d’eux.
— Grave. On va boire jusqu’à gerber !
— Putain j’ai déjà mal au cœur, finit de dire un autre.

Oh non, ils sont vraiment raides, là. Ils tapent tous du poing sur la table en poussant des cris d’hommes
des cavernes.
— Ayden, ramène ton cul ! s’exclame encore un motard.
Ayden arrête de discuter avec Kévin et va s’asseoir avec tous les autres. Devant ce désastre de
testostérones en ébullition, je m’empare de mon carnet pour noter leurs commandes. Seule, comme l’a
exigé Tony, je dois faire face à ces hommes déjà bien imbibés d’alcool. Que l’enfer s’ouvre sous mes
pieds, car j’arrive à leur table.

— Oh, mais voyez-vous ça !

Seigneur, aidez-moi.
— Mais c’est notre serveuse préférée !

Aidez-moi maintenant, par pitié.

— Trop sexy, celle-là !

Je voudrais leur mettre à chacun mon poing dans la...

— Vraiment très appétissante.


Je manque de m’étrangler devant la remarque d’Ayden qui me gratifie d’un superbe sourire. Il se mord
la lèvre et j’en reste bouche bée. Incroyable celui-là, et tout aussi imbibé d’alcool que les autres. Mon
regard vrille vers Tony. Un de ses potes lui donne un joint qu’il fume, avant de dire :

— Bon tu t’occupes de nos commandes ou tu prends racine ?


Ah, je le reconnais bien là. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’il m’avait oubliée. Je le fusille du regard
et veux répliquer quelque chose quand j’entends :

— Une bière !

— Un whisky !

— Un martini !
— Une bière !

— Du rhum !
— Un whisky !

— Vodka !
— Un cognac, beauté !
Ayden me donne une tape sur les fesses. Je lui en mets une derrière la tête et il rigole.

— Un twist ! dit le dernier motard.


Ils ont débité ça d’un trait, exprès. On croirait voir des adolescents ! Mon regard se pose ensuite sur
Tony qui me fixe. C’est le seul qui ne m’a rien commandé. J’attends, mais il ne parle toujours pas.
D’ailleurs, je suis encore troublée par notre pseudo conversation devant le bar.

— Bon alors, tu as choisi ? questionné-je, impatiente.


C’est lui qui me demande si je prends racine et c’est le dernier à ouvrir la bouche. Imbécile.

Lentement, il se lève de sa chaise et s’avance vers moi. Je ne cille pas, bien que je ne comprenne pas
son manège. C’est quoi son problème ? Tout à l’heure il m’a fui et maintenant il veut m’approcher ? En
plus, il a déjà bien assez bu à mon avis.

— Tu me conseilles quoi ?
Il se trouve près, vraiment très près. Si bien que je sens l’odeur de ce qu’il a fumé, mélangé à son
parfum. Une odeur à la fois corsée, brute et sauvage. Plus grand que moi, je dois relever la tête pour le
regarder,.
— Alors ? insiste-t-il.

Pour une fois, sa voix paraît douce, voluptueuse et son souffle me caresse la peau. J’en suis tellement
surprise que chaque centimètre de mon corps semble en éveil face à lui. Ça me déstabilise qu’il passe
d’un sentiment à l’autre sans crier gare. Mais quelque chose m’intrigue. Quelque chose que je n’ai pas
remarqué quand nous discutions dehors.

— Tu as un piercing à la langue, c’est nouveau ?

Tony fronce les sourcils.

— Quoi ?

— La dernière fois, tu ne l’avais pas quand je t’ai croisé et...


Je me rends compte que je me laisse aller, là. Haïr ce type et non lui parler de son look, voilà où se
trouve ma priorité. Je ne dois pas lui montrer que je remarque le moindre détail chez lui.
— Bref, euh... Tu as commandé quoi ?

Je pose une main sur ma hanche pour me donner contenance, alors qu’au fond je suis complètement
hypnotisée. Un piercing sur la langue, merde ! Il doit en faire des merveilles avec ça.
— Est-ce que tu m’as entendu commander quoi que ce soit ?

— Non justement, c’est pour ça que je te demande...


— Tu me conseilles quoi ? C’est la question que je t’ai posée.
Je me mords la lèvre, il baisse les yeux vers ma bouche en me sondant de manière intense. Bon sang, il
ne m’a jamais regardée comme ça. Je veux rompre cette situation au plus vite, alors je lui dis que je
reviens avec la commande. Il sourit et retourne tranquillement s’asseoir. À quoi il joue ? Je secoue la tête,
abasourdie par ce qui s’est passé. La seule conclusion que j’en tire est qu’il est complètement torché ce
soir. Arrivée près du comptoir, je ne vois personne. J’avance, pousse la porte des vestiaires, et les trouve
là, en pleine partie de cartes.

— Mais qu’est-ce que vous foutez ?


Kévin répond le premier.

— Bah, Tony a exigé que tu sois la seule à servir alors... On attend ton père pour nous payer et on se
casse.

— Quoi ? Vous allez me laisser avec ces dix motards ?

Terry, une grande rousse aux yeux verts se lève :

— Écoute, Ray a donné pas mal de frics à ton père pour contenter Tony. Alors pas d’histoires. Si ça
dégénère, règle ça avec ton géniteur.

— De toute façon, il y a Ayden. Il a dit qu’il s’occuperait des gars s’il y a un problème, renchérit
Kevin.

Ayden est aussi déchiré que les autres, mais en effet, je crois pouvoir m’appuyer sur lui. Je les regarde
tour à tour, puis je sors de là et m’empresse de mettre les verres demandés sur le plateau. OK, il n’y a
aucun problème et je compte le prouver à tout le monde. La musique résonne dans toute la salle. Quand
j’arrive à la table, les motards jouent aussi aux cartes. Je sers les commandes. Arrivée à Ayden, il me fait
signe de me pencher vers lui :

— Tout va bien ?

— Les autres m’ont vraiment abandonnée. Grâce à Tony.


Je me relève et continue mon tour de table. Arrivée à Tony qui tire encore sur son joint, je lui pose son
verre et me mets à marcher rapidement pour m’éloigner d’eux.

— Putain, mais elle se fout de ma gueule !


Je l’entends crier, puis le bruit d’une chaise qu’on racle sur le sol, il siège déjà face à moi. Je me tiens
derrière le comptoir et le regarde avec un air innocent. Tony s’écrie :
— De la bière sans alcool c’est ça que tu me conseilles ?

Je hausse les épaules. Il semble furax, tant mieux c’était l’effet escompté.
— Tu m’as pris pour un putain de gamin ou quoi ?

— Franchement, à t’acharner comme ça sur moi, c’est l’impression que tu me donnes.


J’ai aussi ajouté du piment dans son verre. Un truc vraiment fort. Il devrait s’en rendre compte bientôt
et...

— Nom de dieu ! Bordel de mer...


Tony se met à tousser et devenir tout rouge. Il souffre le pauvre chéri. Après quelques tentatives pour
parler, il finit par réussir :

— T’as mis... T’as mis du piment en plus ? T’es cinglée ?


Je me retiens de rire. Il hausse les sourcils et s’écrie de plus belle :

— J’aurais... J’aurais pas dû demander à ce que tu nous serves ! T’es bonne à rien, en fait !

— Et toi, on sent que ta copine ne te satisfait pas pour être aussi con !

La musique vient de s’arrêter au même moment et tout le monde a entendu ma phrase. Le rouge me
monte aux joues. J’ai vraiment hurlé et maintenant tous ses potes me regardent avec des yeux ahuris. Tony
respire fort et secoue la tête. Il ne crie plus, il vocifère et je vois une de ses veines palpiter au niveau de
son cou.

— Si t’étais un mec, tu serais en train de ramasser tes dents sur le sol ! Je t’ai déjà dit de ne pas
t’adresser à moi de cette façon !

— Ou sinon quoi, hein Tony ? hurlé-je à mon tour.


Je le vois serrer la mâchoire mais je m’en fiche. Il faut que ça s’arrête ce soir, qu’il cesse de me traiter
comme ça. À présent, des flammes dansent dans ses yeux.

— Casse-toi d’ici ! Dégage !

Ayden se lève et s’approche de nous.

— C’est bon, du calme tous les deux, crie-t-il.


— Qu’elle se barre, Ayden ! Je ne plaisante pas. Je ne plaisante plus, compris ?

— Cet endroit m’appartient et je pars seulement si...


— Ce n’est pas ton bar, espèce de conne ! Sortez, putain ! Cet endroit...

Il s’arrête de parler, hors de lui. Qu’est-ce qu’il allait dire ? Tony se mord la lèvre et dans d’autres
circonstances j’aurais pu trouver ça vraiment sexy. Ça et son piercing, putain.

— Ramène-la avant que je fasse une connerie, finit-il par dire à Ayden.
Tony s’empare d’une bouteille de vodka posée sur le comptoir et braille :

— Voilà de l’alcool ! Si t’es pas foutue de le savoir, tu ferais mieux de ne pas bosser dans ce maudit
bar !
Je le vois se diriger à la table de ses amis et s’asseoir. Tous les motards me regardent d’un œil
mauvais. Ayden passe à côté de moi et file dans les vestiaires. Ensuite, il en sort pour aller dans le bureau
de mon père. Entre-temps, Kevin et les autres apparaissent près de nous.

— Ça ne va pas ? me questionne Kévin. Ayden nous a demandé de te remplacer. Enfin, juste à Terence
et moi, il va ramener Terry et Claire chez elles.

Kevin me parle, mais j’ai la tête ailleurs. Tony vient de péter les plombs face à moi, et j’ignore
toujours pourquoi. Au fond, ce n’est pas à cause du verre que je lui ai servi. Ce qui se dresse entre nous,
ce qui crée cette tension, c’est le bar. Comme si je me laissais porter par mes propres pas, je me dirige
vers la table des motards. Tony semble surpris de me voir encore là, si bien que ses yeux noirs
s’écarquillent.

J’entends un de ses acolytes parler juste sur ma gauche.

— Putain, elle en redemande encore cette folle !


Je fais abstraction.

— Je veux discuter Tony. Maintenant.

Tony esquisse un sourire.

— Je t’ai dit de te casser.

— Je n’ai rien fait pour que tu me traites comme ça. La façon dont tu me parles, tes regards de travers,
arrête ça. Tu as compris ?

Il souffle, pour me montrer clairement que je l’agace et il continue à boire.

— Va voir ailleurs, tu me prends la tête ! Dégage, une bonne fois pour toutes !

De rage, j’attrape la bouteille de vodka qu’il porte à ses lèvres et la balance de l’autre côté du bar. Il
jure entre ses dents, mais je m’écrie :
— Ta mère ne t’a pas appris à respecter les femmes ?

À ces mots, je ne comprends pas ce qui se passe. Tony se lève d’un bond en envoyant valser sa chaise
loin derrière lui. Un des motards le retient de justesse par les épaules avant qu’il ne se jette sur moi. Dans
le même temps, Ayden m’a tirée en arrière pour ne pas que je me retrouve coincée entre les mains
puissantes de Tony. Haletante, et dans les bras d’Ayden, je n’en reviens pas. Allait-il vraiment se ruer sur
moi ? Me blesser ? Je croise son regard et j’y lis tellement de haine. Merde alors, il me déteste. Il me
déteste réellement.
— C’est fini, fulmine-t-il. C’était mon dernier avertissement ! Maintenant, je ne joue plus avec toi !
— Ne dis pas ça, déclare Ayden. Ça ne sert à rien Tony et tu le sais. Elle ignore tout ! Elle ignore tout,
alors arrête tes conneries ! Si tu ouvrais ta grande gueule un peu pour lui expliquer !
Je crois que Tony va se jeter sur Ayden aussi, mais ses amis le maintiennent toujours fermement.
Mickaël, le chanteur, arrive et dévisage chacun d’entre nous.
— Tony, tu devrais vraiment te ressaisir. C’est ton anniversaire, mec !

Mais Tony n’a pas l’air d’accorder la moindre importance à Mickaël et préfère hurler :

— Si tu l’ouvres Ayden, tu sais qu’on va tous te tomber dessus ! Alors, boucle-la ! Ça me regarde,
OK ?

Ayden qui me tient toujours contre lui demande :

— Alors on en arrive là ? Au point où tu me menaces... mon frère ?

Je sens une pointe d’amertume de la part d’Ayden. Tony baisse les yeux, comme s’il venait de se
rendre compte de ses paroles. Il se dégage de ses amis et relève la tête. Cette fois, avec moins
d’assurance dans la voix, il déclare :

— Barrez-vous, tous les deux.

Tony regarde tout le monde de travers et remet sa veste en cuir. Les autres motards l’imitent dans un
silence religieux. Dire que je suis à l’origine de ce remue-ménage ! Et je me rends compte que rien de
bon ne sort lorsque je me trouve dans la même pièce que Tony. Il s’évertue à cultiver son animosité
envers moi et à mettre de la distance entre nous.

Ayden s’adresse directement à lui :

— Ne la touche jamais et je ne plaisante pas. Tu prends tes décisions et je comprends. Mais Tony,
c’est toi qui as voulu ça, OK ? C’est toi qui as fait en sorte que les choses se passent comme ça. Alors, ne
te défoule pas sur Chloé.

Tony ne dit rien, mais ne décolère pas. Il sonde Ayden et finit par répondre d’une voix tremblante qui
me touche vraiment :
— Tu sais très bien que parler d’elle, ça va me foutre en l’air.
Ayden aussi semble soudain ému. Mais de quoi est-il question bon sang ?

— C’est vrai, Tony. Mais il le faut. Sinon ta rage te rongera pour toujours. S’il te plaît. Dis-lui.
Je jette un œil autour de nous. Tout le monde nous regarde. Les serveurs, les motards, les musiciens.
Comme moi, ils semblent tous suspendus aux lèvres de Tony. Un silence de plomb règne dans le bar, nous
attendons que Tony dise quelque chose. J’ai la vague impression qu’il veut parler, qu’il se débat avec ses
démons intérieurs. Je prie pour qu’il avoue, qu’il dise quelque chose. Au moins mes questions
trouveraient des réponses.
Soudain, un claquement de porte retentit et me fait sursauter. Mon père vient de sortir de son bureau. Il
serre les poings et je pense qu’il tente de se maîtriser avant de s’approcher rapidement de Tony :
— Espèce de petit merdeux, je te tolère ici par rapport à Ray. Ça, c’était jusqu’à ce que je te vois
manquer de respect à ma fille. Maintenant, dégagez de mon bar et n’y remettez plus les pieds, c’est
compris ?

Tony renifle d’un air dédaigneux et regarde mon père comme si son esprit avait été ailleurs et qu’il
venait d’atterrir parmi nous. Il répond :

— C’est bon, on se tire. Mais ce n’est pas fini. Ne croyez pas que cet endroit vous appartient.
D’un signe de la main, Tony demande aux autres de le suivre. Malgré la présence de mon père, ils
continuent tous de me fusiller du regard. J’ai voulu me frotter à Tony encore une fois, mais ça a dérapé et
ça aurait pu aller très loin. Quelque chose l’a fait sortir de ses gonds lorsque j’ai évoqué sa mère. Et
maintenant que j’y réfléchis, je n’ai jamais vu cette dernière. Ce soir, se sentait-il prêt à parler ? À
révéler quelque chose ? Sur le moment, j’en veux à mon père d’avoir débarqué comme ça. Puis je repense
à la menace de Tony : « ce n’est pas fini. Ne croyez pas que cet endroit vous appartient. » » Dieu seul
sait quel sort il nous réserve maintenant.

Chapitre 12 : Tout a une raison (partie 1)

Le lendemain, je me réveille l’esprit embrumé. Sans cauchemars, mais c’est tout comme. Le souvenir
de la veille me laisse un goût amer. Cette soirée d’anniversaire ressemble à une catastrophe. En
m’asseyant sur mon lit, je me passe les paumes des mains sur le visage. Ah, sans ma présence hier au bar,
tout cela ne serait jamais arrivé. Alors que je rumine encore, mon portable sonne. Il n’est que huit-heures
trente, qui m’appelle si tôt un dimanche matin ?

— Salut, Chloé. Je ne te réveille pas ?

— Ayden ?

Je me mords la lèvre. Sa voix est rauque et grave au téléphone. J’imagine son corps emmêlé dans ses
draps. Je dois avouer qu’hier soir, Ayden était vraiment très entreprenant. Je me rends compte également
qu’il a toujours été protecteur. Si je me souviens bien, il a quand même osé dire à Tony de ne jamais me
toucher. Je me demande ce que je représente pour lui véritablement ? C’est étonnant qu’il se préoccupe
autant de moi. Il faut que je lui pose la question un jour.

— Ouais, c’est moi, répond-il en bâillant.

Est-ce qu’il dort nu ou habillé ? Waouh, je reviens à l’instant présent au lieu de penser à n’importe
quoi. Si je ressens une pointe d’amusement à son égard, ses paroles me font vite redescendre sur terre.

— Tu l’as affiché devant ses potes Chloé, tu es allée trop loin.


Pardon ? J’ai bien entendu, là ? Ça a le chic de me réveiller pour de bon. Je saute hors de mon lit et
ouvre les rideaux ainsi que les volets. Évidemment, le soleil a décidé de ne pas se lever. Nuages gris et
brume pour nous servir. Le temps et mon cerveau semblent de connivence aujourd’hui.
— Pourquoi ce serait de ma faute ? Je n’ai fait que lui rendre la monnaie de sa pièce, Ayden ! De quel
côté es-tu ?
Petit silence à l’autre bout du fil. J’entends Ayden respirer et je veux qu’il me réponde. Lui aussi je
sens qu’il me cache des choses. J’ignore toujours pourquoi, par exemple, il a rejoint les Rebel bikers. Il a
mentionné que c’était personnel, mais...

— Tony est mon meilleur ami, lâche-t-il soudain. Je n’ai pas osé te le dire tout de suite, parce que... on
s’entend bien toi et moi... J’ai eu peur que ça perturbe notre relation.
Cette fois, c’est à moi de ne plus parler. Je quitte ma fenêtre pour m’allonger de nouveau sur mon lit.
Mes yeux n’ont jamais fixé un plafond aussi longtemps. Tony et Ayden, meilleurs amis ? Je comprends
mieux maintenant pourquoi ce dernier tempère toujours les choses entre nous, et pourquoi ils se parlent
comme ça sans en venir aux mains.

— Tu es encore là ?

La voix d’Ayden me fait presque sursauter et je me concentre à nouveau sur notre conversation.
— Oui, Ayden, réponds-je dans un souffle.

Il reprend alors :

— Je sais qu’à première vue, ça peut paraître bizarre. Mais j’ai grandi avec Tony. Nous avons le
même âge, et je le connais par cœur. Écoute, il n’en a pas vraiment après toi, enfin... C’est plus complexe
que ça. Et j’ai juré de ne rien dire, Chloé. Tu peux comprendre ça ?

Mon esprit bloque encore sur le fait que Tony et Ayden soient meilleurs amis. Décidément, les choses
vont de mal en pis. Je préfère ne pas donner mon avis là-dessus. Encore une fois, Ayden soupire et
poursuit :

— Il n’a pas toujours eu cette attitude.

— J’espère bien, déclaré-je brusquement.

Je me reprends :

— Enfin, j’imagine... Alors, qu’est-ce qui a changé ?

Ayden ne répond pas. Et je comprends que je ne tirerai plus rien de lui. Ni de lui, ni de Donna, la
bibliothécaire, mais seulement de Tony. Donc, pour résumer, je ne saurais jamais la vérité, car lui et moi,
c’est juste impensable de nous adresser de nouveau la parole. La veille au bar, j’ai eu l’impression qu’il
allait parler, avant l’arrivée de mon père, eh merde !

— Chloé, c’est difficile, je sais bien. Essaie simplement de faire abstraction de lui à l’avenir.
Résignée, je déclare être d’accord. Restée loin de Tony paraît la meilleure solution. De son côté, je
souhaite qu’il en soit de même, sinon il y aura encore des étincelles. Pour parler d’autre chose, je
demande :
— Et cette partie de billard ?

Je l’entends rire et je ressens plein de petits fourmillements dans le ventre. Sérieusement, il faut que je
me soigne. Ayden est un ami, rien de plus.

— Demain, avant de commencer le boulot si tu veux.


— OK. Alors si je gagne, tu m’emmèneras visiter les alentours à moto.

Ayden a l’air surpris quand il répond :


— Papa le prendra mal si je t’enlève.

Je glousse et passe une main dans mes cheveux que j’ai oublié d’attacher.
— Merci Ayden, pour ce que tu as dit. J’ai besoin d’un ami ici. Est-ce que je peux compter sur toi...
malgré la situation ?

Je l’entends ricaner, mais il réplique :

— J’ai la meilleure place. Être ami avec l’ennemie de mon meilleur ami.

Je souris à nouveau, et nous parlons encore un peu. Puis il dit devoir se lever pour son footing matinal
avec les motards.
***
La semaine est passée non sans mal. Dès le lendemain de l’anniversaire de Tony, j’ai eu une longue
discussion avec mon père. En bref, de la même façon qu’à Ayden, j’ai promis de ne plus m’approcher des
motards et de ne plus répondre aux provocations de Tony. Mon géniteur va certainement garder un œil sur
moi.

À côté de ça, au bar j’ai joué deux parties de billards contre Ayden et je les ai gagnées. Bien que cela
l’ait énervé, il a fini par accepter sa défaite et promis de m’emmener en balade quand le ciel sera dégagé.
Avec ce temps quasiment changeant, il est ronchon de ne pas pouvoir se servir de sa moto plus
fréquemment. Nous nous voyons tous les soirs de la semaine et notre amitié se renforce. À l’université, il
étudie l’histoire — tout comme Tony, à ma grande surprise — ça le passionne vraiment et il a hâte de
pouvoir enseigner. Seulement, il lui reste encore un an avant de passer le concours pour ça. Parfois,
l’après-midi, il vient à la librairie et je l’aide dans ses recherches.

Saddy m’a bien envoyé les titres des différents livres qu’elle étudie cette année en littérature anglaise.
De ce fait, Donna les a mis de côté pour que je les récupère à la fin de la semaine. Vendredi matin arrive
et je me gare juste devant. C’est alors que je me rends compte que tous les magasins sont fermés.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Mon portable sonne c’est mon père :
— Salut, mon ange. Je n’ai pas eu le temps de te voir ce matin. Je suis parti tôt dans la ville voisine.
Chérie, aucun commerce n’est ouvert aujourd’hui.
— Pourquoi ? Nous ne sommes un jour férié ?

— Effectivement, mais les motards célèbrent quelque chose de spécial. Alors, occupe-toi à lire tes
bouquins, OK ?
Je vais pour lui répondre quand je vois, au détour d’une ruelle plus loin, un cortège de motos
débarquer. Mais qu’est-ce qui se passe à la fin ?
— Chloé ?

Je reporte mon attention sur mon père et lui dis que j’étudierai sagement à la maison. Mais je raccroche
et sors rapidement de la voiture. Comme le soir de l’anniversaire de Tony, toute la ville s’est rassemblée
sur la grande place. Au milieu, les motos roulent au pas, en silence. Qu’il y a-t-il de spécial ?
Ray et Tony mènent la parade. Derrière eux, les Rebel bikers et plusieurs autres membres du gang
figurent ici. Au total une trentaine de motards ne portant aucun casque. Ayden fait partie de la deuxième
rangée de ce rassemblement. Pourquoi ne m’a-t-il pas parlé de cette journée ? Encore un secret qu’il
partage sans doute avec Tony. Ce qui me frappe dans tout ça, c’est qu’ils sont tous vêtus de noirs.
Blousons, jean, lunettes de soleil et bandanas. Je trouve que c’est incroyablement beau cette manière
qu’ils ont de s’approprier un événement.

En les analysant tous, je sens que ça n’a rien de joyeux, bien au contraire. Les magasins fermés, leurs
vêtements sombres. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je reste parmi la foule à les regarder parader lentement.
Pas un seul motard ne sourit. Ils continuent simplement de rouler. Mais pour aller où ?

— J’ignorais que tu viendrais.

Je me tourne vers la voix de Donna. Je la dévisage de haut en bas. Elle porte un chapeau, un long
manteau et une paire de bottes noires. Voyant l’incompréhension se refléter sur mon visage, elle reprend :

— Aujourd’hui s’avère difficile, Chloé. Pour les motards, particulièrement.

— Pourquoi ? On a l’impression qu’ils sont tous... anéantis ?


Donna soupire, puis se mord la lèvre. Ah non, si elle aussi refuse de parler, je crois que je ne
répondrais plus de rien. Qu’on arrête avec les secrets ! Cette ville en regorge et je commence à en avoir
assez !
— Viens !

Surprise, je suis Donna qui m’entraîne par le bras dans le cortège. À présent, les gens se sont
rassemblés derrière toutes les motos et marchent à leur suite. Je regarde autour de moi, ne sachant pas
pourquoi je me trouve là. Je croyais qu’ils étaient détestés. Alors pourquoi les habitants sont-ils tous
réunis ici ? J’ai très envie de poser la question, mais quand je vois quelques personnes et même Donna
sortir des mouchoirs pour s’essuyer les yeux, je me dis que ce n’est pas le bon moment. Et je remarque
que je fais tache avec mon manteau bleu turquoise alors que tout le monde porte des vêtements sombres.
Bon sang, nous déambulons dans la rue pendant au moins quinze minutes, puis nous nous arrêtons. Je me
mets sur la pointe des pieds pour tenter de voir et comprendre ce qui se passe. Il y a vraiment foule.
— Nous sommes arrivés, me chuchote Donna.

— Où ça ? demandé-je.
Elle renifle un coup et répond :

— Au cimetière.
***
Il est neuf heures et demie du matin. Abasourdie par la situation, je ne bouge toujours pas. Il y a beau y
avoir du vent, de légères gouttes de pluie, impossible pour moi de me mouvoir. Arrivée au cimetière tout
à l’heure, la foule a attendu que Ray et Tony pénètrent à l’intérieur. Pendant ce temps, ils sont tous restés
parler entre eux, à partager du café et des viennoiseries déjà sur place. Ils chuchotaient tous, avec cette
mélancolie qui les a accompagnés tout le long de la marche. Néanmoins, j’ai pu capter quelques bribes de
conversations.

« C’est regrettable. »

« Une femme si charmante. »

« Elle était aimée de tous, ici. »


« Elle ne méritait pas ce qui lui est arrivé. »

Ensuite, Donna me dit qu’ils repartent tous vers la grande place, pour finir la marche blanche. Mais je
ne peux pas aller avec eux. Alors pendant que tout le monde rebrousse chemin, à pieds comme à motos, je
reste plantée là à contempler Tony, seul dans le cimetière. De profil, il fixe une tombe. Mais qui repose
ici ? Une femme oui, mais qui ? Sa sœur ? Son ex-petite amie ? Et puis je me souviens de notre altercation
au bar. La fureur qui s’est emparée de lui à l’évocation de sa mère. Et je me rappelle aussi de la façon
dont il a réagi quand je lui ai demandé si cette dernière ne lui avait pas appris à respecter les femmes.
Tony a été d’une colère monstrueuse, prêt à se jeter sur moi. Puis une vive émotion l’avait gagné en
déclarant à Ayden : « Tu sais très bien que parler de ça va me foutre en l’air. »
Instinctivement, mes mains se portent sur ma bouche. Mon dieu, je sais. Il s’agit forcément de sa mère.

Et merde ! Quelle maladroite !


Tony réajuste son blouson en cuir rembourré de laine blanche au col et se met à marcher, les mains
dans les poches, la tête baissée vers le sol. Comme tout à l’heure, je n’arrive pas à bouger. Je sais qu’il
va me voir, me fusiller du regard, m’insulter de tous les noms d’oiseaux possibles et inimaginables. Tony
m’a appris à anticiper sa manière de réagir avec moi, alors j’inspire un bon coup, prête à l’affronter. Il
lève la tête et se fige. Ses yeux me transpercent, comme je m’y attendais. Mais je crois plus distinguer de
l’incompréhension et de l’étonnement plutôt que le mépris et la colère dont il a coutume.
À son anniversaire, il m’a regardée d’une façon particulière, à cause de tout cet alcool ingurgité. Cette
fois, ce n’est pas le cas. Oui, il me dévisage de la tête aux pieds et ses yeux se posent sur ma main droite,
qui tient une rose blanche. Je suis étonnée, car je ne sais même plus qui me l’a donnée. Tony se racle la
gorge et mon cœur s’emballe. Il va m’injurier, me demander ce que je fous là et me dire de déguerpir.

— Si tu veux laisser ta rose quelque part, fais-le à l’entrée, dans la chapelle. Comme tout le monde.

Je suis tellement surprise qu’il me parle sans m’insulter que je reste à le fixer quelques minutes. Sa
voix a été douce, légèrement hachée. Je ne m’attendais pas à ça, à une phrase aussi... normale de sa part.
Hébétée, je cligne enfin des yeux, serre la rose dans mes mains et fais demi-tour pour faire comme il a
dit. J’entends ses pas résonner derrière moi, mais je n’ose pas me tourner vers lui. D’abord, je veux
poser cette rose, en hommage à la personne que Tony a perdue. Ensuite, je dois digérer le fait qu’il m’ait
parlé... correctement.
Une fois arrivée à l’entrée du cimetière, sur ma gauche, j’entre dans la petite chapelle où un autel a été
dressé pour y déposer cartes, fleurs et autres objets désirés. Je reste à contempler la photo posée au
milieu des pétales de roses rouges et blanches. Tout à l’heure, avec tout ce monde, je n’ai rien remarqué.
Quelle idiote ! Alors je comprends tout. Cette femme brune et magnifique, au teint légèrement hâlé, les
yeux noirs perçants : le sosie de Tony. C’est bien sa mère. Je n’ai pas les mots. Ils sont coincés dans ma
gorge, parce que tout a un sens maintenant. Son agressivité, le fait qu’il souffre et rejette sa peine en se
montrant hostile. Je peux comprendre à présent son attitude. J’ai la même peine qui brise mon cœur
chaque jour un peu plus alors oui, la douleur et la colère n’ont pas de limites dans ce cas-là. Mais je ne
vois toujours pas le rapport avec le bar, encore une fois ?

— Elle est morte il y a un an jour pour jour, assène Tony.

Lentement, je me tourne et lui fais face. Il me regarde droit dans les yeux et cet échange dure une
éternité. Merde alors, je ne m’y attendais pas non plus. Qu’il se livre d’un coup ? Comme ça ? À moi ?
Soudain, le vent souffle fort, les branches d’arbres tanguent dangereusement. Les quelques gouttes de
pluie décident de se transformer en une véritable averse. Mais à ce moment précis, je n’ai pas envie
d’abandonner Tony. Il vient d’évoquer sa mère, bon sang ! Jamais une occasion pareille ne se
représentera. Alors peu importe, la neige, ou une fichue guerre mondiale, rien ne me fera décoller de cet
endroit.
— Je suis désolée, Tony... J’ai tellement de peine pour toi.
Son visage se ferme aussitôt. À cause du vent, une mèche de cheveux retombe devant ses yeux noirs.
J’ai envie de m’approcher de lui, repousser cette mèche, de poser mes mains sur ses joues rougies par le
froid et le rassurer. J’aimerais effacer à jamais la tristesse peinte sur son visage angélique. À cette
pensée, mon ventre se tord de douleur, parce que je me rends compte que je hais Tony au moins autant que
j’éprouve de l’affection pour lui. Mon esprit est complètement embrouillé.

— C’est bon, déclare-t-il en secouant la tête. La pitié, j’en ai marre. Aujourd’hui, ça fait un an qu’elle
a disparu, alors c’est le seul jour de l’année où je ne fais pas... ou je ne dis pas de conneries. Mais toi et
moi inutile de discuter davantage.
— D’accord, je...

— Non. Tu m’oublies et j’en fais autant. Ne m’adresse plus la parole et pour ma part je ne mettrais
plus les pieds dans ce put... Dans ce maudit bar qui ne me rappelle décidément que de mauvais souvenirs.
OK ?
Je ne dis rien, perturbée par la pluie de plus en plus intense. Je passe une main dans mes cheveux
mouillés, mon manteau est déjà trempé et ma respiration haletante. Tony n’attend même pas que je
réponde à ce qu’il vient d’affirmer et enfourche sa moto. Alors, la tête remplie de ses révélations, je me
mets à marcher rapidement. La mauvaise nouvelle c’est que j’en ai pour vingt minutes à pied jusqu’à ma
voiture. C’est donc l’esprit torturé et mouillée jusqu’aux os que j’essaie de braver la pluie. Mais le bruit
d’une moto m’arrête dans mon élan au bout de dix minutes. Je regarde sur ma droite et vois Tony se garer
à mes côtés. Il descend, avance vers moi et me donne un casque. Puis il remonte sur sa bécane, mais ne
démarre pas. Encore surprise, je réalise que c’est moi qu’il attend. Ah bon ? Pourtant il ne vient pas de
dire que... Il accélère le moteur comme pour me faire comprendre de me grouiller parce que j’hésite à le
rejoindre. OK, sauf qu’il me faut une minute pour accepter. Lui, ce n’est pas Ayden. Lui, je le déteste —
enfin je crois —, car il m’en a fait voir de toutes les couleurs. Alors s’il pense que c’est facile de
grimper derrière et être aussi proche, ça...

— Monte, bordel de mer... Monte ! crie-t-il à travers son casque.


Je souffle et m’exécute rapidement. La selle est mouillée, mais un peu plus, un peu moins… Je serai au
sec dans quelques minutes. Pendant tout le long du trajet, j’essaie de ne pas trop serrer la taille de Tony,
terriblement mal à l’aise. Quand il bifurque dans la rue qui nous mène à chez moi, je remarque que le
cortège de motos parade encore sur la grande place. J’ai envie de lui dire que ma voiture est garée juste
devant la librairie, qu’il peut m’y déposer, mais étonnamment, je n’ouvre pas la bouche.
À quoi je joue ? Bonne question.
Enfin, nous arrivons à la maison. J’ai compté jusqu’à cinquante pour penser à tout, sauf à Tony.
N’importe quoi. Malgré la pluie, il a conduit vite et je constate qu’il maîtrise vraiment bien sa bécane. Je
descends précipitamment de la moto, lui tends son casque et nos doigts se touchent quand il le récupère.
Une décharge électrique parcourt tout mon corps. Il me fixe un instant, aussi surpris que moi. Est-ce qu’il
l’a senti, également ? Ma mère a toujours affirmé que l’on peut ressentir une alchimie, une sorte
d’attraction pour la personne qui nous attire. En la touchant ou simplement en la regardant. Cette sensation
me donne envie de dire à Tony que nous avons malgré tout quelque chose en commun lui et moi. Que j’ai
également perdu ma mère il y a seulement deux mois. Voilà, il me frôle et partager mes malheurs avec lui
me vient immédiatement à l’esprit. Mais je m’abstiens. Sa gentillesse aujourd’hui, c’est simplement à
cause d’une perte douloureuse.

J’ai l’impression que Tony a l’intention de me dire quelque chose, mais qu’il se ravise.

— Merci, lui crié-je enfin pour qu’il entende à travers le vent et la pluie.
Il hoche la tête, puis désire repartir mais il y a un problème. Avec ce mauvais temps et la boue qui
s’est formée devant chez moi, sa roue arrière s’est enlisée. Pendant qu’il galère à tenter de redémarrer,
j’en profite pour récupérer son téléphone qui sort de sa veste en cuir et qui manque tomber sur le sol. Je
suis sur le point de lui redonner, mais mon cœur me dicte soudain le contraire. Si je lui rends, il appellera
quelqu’un pour venir le chercher. Je me mords la lèvre. Aujourd’hui demeure ma seule chance de
connaître la vérité car il ne dit pas de conneries. Sa vulnérabilité peut jouer en ma faveur.

Alors, tandis qu’il retire son casque et se baisse pour analyser sa roue, je cache le téléphone dans la
poche de mon jean, sous mon manteau. La pluie redouble d’intensité, mêlée à un vent très violent.
Instinctivement, je tire sur la manche de Tony. Surpris, il se relève et me regarde en fronçant les sourcils.

— Quoi ? aboie-t-il.

J’essaie de faire abstraction de ses yeux qui jettent des éclairs, de ses cheveux noirs dégoulinants sur
son visage à la mâchoire carrée, et je fixe ses lèvres en disant :

— Il faut rentrer, il pleut vraiment fort !

Je lui désigne ma maison et il semble surpris.


— T’es malade ou quoi ? Je ne vais certainement pas entrer chez toi !

Il se met à chercher son téléphone, qu’il ne trouve évidemment pas.


— Mon père est absent… continué-je. Je veux dire, tu ne vas pas rentrer à pied par ce temps ! Ne te
montre pas plus idiot que tu ne l’es déjà !
Il lève les yeux au ciel et, comme si je n’avais rien dit, se met à marcher en direction du petit sentier
qui ramène vers la ville. Et merde, je ne veux pas qu’il s’en aille, bon sang ! Là, de penser ça, je suis
vraiment cinglée. Mais je réfléchis à toute allure pour trouver une excuse. Quelque chose qui pourrait le
toucher, le faire revenir sur sa décision. Alors, dans un dernier moment de désespoir, je crie :
— Ma mère est morte il y a deux mois !

Contre toute attente, il s’arrête net. Mon cœur bat la chamade. À travers les gouttes de pluie, je
distingue sa silhouette qui se retourne vers moi. Est-ce qu’il me croit ? Est-ce qu’encore une fois, il va
faire comme si je n’existe pas, car c’est ainsi qu’il agit habituellement, ou va-t-il, comme il l’a dit tout à
l’heure, arrêter les conneries et rester ici avec moi ?

Tout a une raison (partie 2)

La pluie transperce toujours chaque parcelle de mon corps. Tony ne semble pas se décider. Ses yeux
vrillent de sa moto à moi, et de moi vers la maison depuis quelques secondes. Il compte se décider, oui ?

— Tu as aussi perdu ta mère ? répète-t-il avec tristesse.

Il a l’air désolé, vraiment ? En une fraction de seconde, il fond sur moi. C’est tellement soudain que
mon cœur bat la chamade. Ce dernier s’arrête presque quand je croise le regard de Tony. Dangereusement
proches, à attendre que l’un ou l’autre ose bouger. La bouche entrouverte, le souffle court, Tony passe son
bras au niveau du bas de mon dos. Sa main se pose doucement sur ma joue et, de son pouce, il la caresse.
Je dois rêver, je n’y crois pas. Qu’est-ce qui lui arrive ? Et moi je ne tente même pas de le repousser
tellement la situation me foudroie.

Je le déteste, bon sang !

Lentement, sa tête penche vers moi, ses yeux noirs ancrés dans les miens ne me quittent pas. Mon corps
tout entier se raidit. Pas à cause du froid ni de la pluie, mais plutôt parce que je suis tétanisée à l’idée de
son dessein. J’ouvre à peine la bouche, la gorge sèche. Tony retire une mèche mouillée de mon visage et
s’approche délicieusement de moi. Ses lèvres douces, chaudes, j’aimerais me perdre dans ce baiser et...

Je cligne des yeux et sors de ma torpeur. Quoi ?

Toujours sous la pluie, Tony me regarde intensément. Mais en réalité il se trouve à quelques pas, et non
aussi proche que je ne l’ai cru. Et merde ! J’étais en train de rêver ? Putain ! Rien n’était réel ! Ce baiser
n’a jamais existé ! Oui, j’ai simplement imaginé que la situation pouvait se passer comme ça. Oh, merde,
j’ai carrément touché le fond !

— Tu m’écoutes ? s’exclame-t-il à nouveau. Tu avais l’air complètement ailleurs. Je... Je ne crois pas
être la bonne personne pour parler avec toi... Je... Il faut que je parte, et...

— Non, reste ! le coupé-je en criant. Tony, regarde le temps qu’il fait !


Encore une fois, la confusion se lit sur son visage. Je vois que ma révélation l’a vraiment perturbé, il
semble indécis. Vu notre animosité l’un envers l’autre je peux comprendre que ma demande lui paraisse
irréelle. Soudain, il se dirige droit vers la maison et je lui emboîte le pas. Tony monte rapidement les
trois petites marches du perron en bois, attrape une bâche dont j’ignorais l’existence et retourne la poser
sur sa moto. Ensuite, il revient vers moi, à l’abri devant la porte d’entrée.

— Tu as ton téléphone ? J’ai dû oublier le mien. C’est juste au cas où il y aurait une urgence.
Je réfléchis à toute vitesse. Il accepte de rester et de ne pas partir finalement ?

— Euh... Ouais, dans ma chambre.


Mais je mens. En fait, je l’ai laissé dans la voiture de mon père tout à l’heure. Ne pas avouer la vérité.
Tous les moyens paraissent bons pour l’empêcher de changer d’avis. Je n’en reviens pas. Je me tourne
vers la porte de la maison, l’ouvre et entre à l’intérieur. Je jette un œil par-dessus mon épaule et vois
Tony regarder rapidement tout autour de lui. Évidemment, il semble mal à l’aise. Moi non plus je n’aurais
jamais cru qu’il aurait pu venir ici.

— Entre, il faut qu’on se sèche.


Il inspire, serre la mâchoire et finit par mettre un pied devant l’autre. Alléluia.

— Je rentre seulement parce que c’est la tempête dehors, OK ? Je suis désolé pour ta mère. Je sais ce
que ça fait, mais je maintiens ce que j’ai dit tout à l’heure. Une fois le mauvais temps passé, je dégage
d’ici et tu m’oublies.

Je le regarde avec l’envie de lui foutre mon poing dans la figure, ou pire, le mettre dehors. Mais je me
ravise en lui demandant de fermer la porte. Je monte à l’étage, m’empare de deux grandes serviettes de
bain, redescends les escaliers en me disant que la situation est invraisemblable. Une fois arrivée à la
dernière marche, je reste interdite. Dans la cuisine, de profil et torse nu, Tony est en train d’essorer sa
chemise trempée. Ses cheveux retombent lourdement vers son visage. Il les rejette sur le côté d’un léger
mouvement de tête.
La vision est juste incroyable. Ce type — que je déteste encore un peu malgré les événements récents
— est bâti comme un dieu. Si bien que mon souffle se coupe. Mon imagination de tout à l’heure, ce rêve
idiot, me revient en tête et je me sens rougir. Comment j’ai pu imaginer ça ? Comment j’ai pu penser une
minute que je pourrais embrasser Tony ? Je continue mon exploration de son corps. Sur le flanc droit, je
distingue un premier tatouage. Rebel Bikers est écrit à la verticale. Et, tout le long de son bras, des motifs
tribaux entrelacés à d’autres dessins sont représentés, mais me voilà trop loin pour les voir distinctement.

Tony se tourne vers moi, sa chemise noire encore mouillée à la main. Sur son torse, au niveau de son
pectoral gauche, est inscrit le mot : Karen. Il s’agit du prénom de sa mère, je me souviens l’avoir vu sous
la photo, tout à l’heure, dans l’autel. J’ai un pincement au cœur. Ses deux bras sont recouverts de
tatouages. Je baisse mon regard vers sa hanche, dans le prolongement du prénom de sa mère, et tombe sur
la moitié d’un ange ailé dont le bas du corps va se perdre directement dans le boxer de Tony, juste au
début de...
Waouh, OK, stop ! Je remonte vers son cou, car je rougis déjà bien assez. Et à cet endroit, je fixe le
premier tatouage qui m’a interpellée chez lui. Cette fameuse rose noire entourée d’un gros serpent.
Lentement, Tony s’avance vers moi et récupère la serviette que je lui tends. Je ne peux même pas parler
tellement la vue de son corps dans la cuisine me trouble. J’ignore si je pourrais à nouveau manger ici
sans penser à lui.
— T’as bien tout mémorisé c’est bon ? Fallait pas te gêner, hein !

Je rougis de plus belle. Merde. Et il faut que j’arrête de jurer aussi.

Il ne me dit pas merci pour la serviette, mais je suppose que ça fait partie de sa personnalité. En plus,
il ne m’apprécie pas et se trouve ici contre son gré, donc pour les bonnes manières, on repassera. Tony
pose sa chemise sur la chaise de la cuisine. Puis je l’observe s’essuyer les cheveux, ses abdominaux se
contractant à chacun de ses mouvements. Les muscles de ses bras aussi se tendent et rendent tout ça
vraiment sexy. Troublée quand il croise mon regard, je détourne les yeux.

— Tu comptes rester tout habillée ? me demande-t-il, un sourire en coin.

Je fronce les sourcils. Génial, j’ai tellement perdu de temps à le reluquer que j’en ai même oublié mon
propre état. Sans rien dire, je remonte dans la salle de bain me sécher rapidement les cheveux avec une
serviette. Ensuite, je fonce dans ma chambre, ferme la porte à clé, enlève ma chemise que je remplace par
une tunique bleue à manches longues et mets un pantalon noir. J’opte pour un énorme chignon difforme,
mais je m’en fiche. Je souffle un coup en posant la main sur la poignée de la porte de ma chambre. Tony
siège dans mon salon. Le leader des Rebel Bikers. Le mec que je déteste le plus au monde. J’ouvre et
soupire.

— Tu n’aurais pas un pantalon ou un truc du genre ? crie Tony, toujours au rez-de-chaussée.

Je lève les yeux au ciel et vais dans la chambre de mon père. Un bas de jogging en coton devrait faire
l’affaire. Je descends donc les marches et, encore une fois, je stoppe dans mon élan. Nom de dieu, il veut
m’achever aujourd’hui ? Tony se tient debout dans le salon, son jean déboutonné vraiment très bas,
laissant apercevoir son boxer noir. Mes yeux parcourent tout son corps sans ménagement.

— Ouais, je sais, annonce-t-il fièrement comme s’il comprenait que le voir comme ça me met dans tous
mes états.
Arrogant en plus d’être un imbécile celui-là. Soudain, il abaisse son jean et le retire. Et merde ! Il est
fou ou quoi ? Je me tourne pour ne pas assister au spectacle, mais j’ai déjà tout vu et cette image va me
hanter jusqu’à ma mort.
— Quoi ? Tu n’as jamais joué à touche pipi à l’école ? Tu ne sais pas comment est bâti un mec ? Je
parle d’un vrai mec, pas de ta copine Ayden.
Je déglutis et me force à ne pas sourire. Quelle idée j’ai eu de le faire entrer chez moi ! Si mon père
nous voyait... Je préfère ne même pas imaginer ça en fait. Une voix chaude me murmure à l’oreille et je
sursaute.

— Ce pantalon, tu me le donnes ou tu préfères encore me mater ?


Je le croyais loin de moi, près de la cuisine. Je tente de retrouver la maîtrise de moi-même et de me
dire que son souffle dans mon oreille n’a pas eu de conséquences. Je me tourne et lui tends le pantalon.
Debout, à me regarder avec une pointe d’amusement sur le visage, il l’enfile sans me quitter des yeux. Je
rougis comme une tomate et détourne encore le regard, tentant d’effacer la pensée invraisemblable que si
je lève ma main vers lui je pourrais toucher son torse musclé. Il a fini de s’habiller et se dirige tout
naturellement vers la cuisine comme si c’était chez lui. Je le laisse faire en fronçant les sourcils et il
lance :
— Inutile de me dire que je peux faire comme chez moi.

Sans attendre, il ouvre le frigidaire. Puis un bruit d’orage attire mon attention dehors. Par la fenêtre du
salon, je constate que le vent et la pluie continuent de tomber violemment.

— T’as de quoi grignoter ? Malgré l’heure matinale, j’ai trop la dalle.

Je me tourne vers Tony debout dans la cuisine, toujours torse nu.


— Tu ne veux pas un t-shirt ? Il fait vraiment froid.

Il fronce les sourcils en levant les yeux vers moi :

— J’ai l’air d’une mauviette ? Ça ira, c’est bon. Laisse tomber.

Je hoche la tête, puis je me souviens le pourquoi de sa présence. Je dois lui soutirer des informations.
Je le rejoins dans la cuisine, pendant qu’il est adossé contre le plan de travail, les bras croisés. Dans la
même pièce que lui, j’ai l’impression que le temps s’est arrêté. Je sens le regard de Tony couler sur moi,
ce qui me met encore plus mal à l’aise. Dans le frigidaire, je sors de quoi préparer un sandwich.

Je vais nous concocter à manger. Seigneur !


— D’habitude, un truc idiot sort toujours de ta bouche. Alors pourquoi aujourd’hui tu te tiens à
carreau ?

Il n’a pas tort. C’est vrai. Mais depuis la soirée de son anniversaire, il y a une semaine, nous ne nous
sommes pas recroisés tous les deux. J’ai vécu enfin ma vie, en compagnie d’Ayden, sans Tony dans nos
pattes. Et à cet instant précis, j’ai l’impression que tout diffère. À présent, je sais ce qui le tourmente et
j’imagine que ça change la donne. Alors, je prends mon courage à deux mains pour répondre à sa
question.
— Comme tu l’as dit, aujourd’hui reste une date particulière pour toi. Et crois-moi, je te trouve aussi
bien calme, même si je devine que c’est par rapport à ta mère.
Je me tourne vers lui et son regard noir scrute ma bouche. Il relève les yeux vers les miens, mais son
expression est fermée. Je sais que je me lance sur un sujet sensible et que je risque gros. Pourtant, je
poursuis :

— Comment... Comment as-tu perdu ta mère ? Est-ce que... est-ce que...


D’un mouvement brusque, il sort de la cuisine pour aller s’asseoir sur le canapé. Tony cache son
visage entre ses mains. Ensuite il les passe sur sa bouche avant de poser ses coudes sur ses cuisses. Je le
vois fixer un point imaginaire devant lui. Oui, se remémorer sa mère doit faire mal. Et moi, avec mes
questions, je n’arrange rien. Je me mords la lèvre et continue de préparer les sandwichs. Je m’empare
d’une bouteille de jus d’orange et mets le tout sur un plateau que je dépose sur la table basse juste en face
de lui.

— Je ne suis pas ta bonne, mais j’ai aussi la dalle et mes parents m’ont bien élevée. Alors si tu ne veux
pas parler, tu n’as qu’à manger.

Je m’assois à côté de lui sur le canapé et croque dans mon sandwich au beurre de cacahuètes. À mon
grand étonnement, il s’empare rapidement du sien et murmure :

— C’est juste parce que je n’ai pas déjeuné ce matin, OK ?

Je lève les yeux au ciel, les jambes croisées en papillon. Il se sent obligé de se justifier, tout ça pour ne
pas que je crois des choses. Tu parles ! En attendant, il finit de manger plus vite que moi, car j’ai perdu
du temps à contempler le dessin d’un magnifique tatouage sur son dos. Une immense croix gothique qui
descend jusqu’à la lisière de son boxer. Je me ressaisis.
— C’était très émouvant ce matin, tu sais. C’est beau d’avoir rendu hommage à ta mère.

Il soupire et va pour se lever, mais ayant anticipé son geste, je le retiens par le bras. Surpris, il tourne
la tête vers moi. En fronçant les sourcils, Tony déclare :
— Arrête ça tout de suite. On ne figure pas dans un film, tu... Putain, je ne sais même pas ce que je fous
là !
Il se lève, cette fois je le laisse faire. Tony va se poster près de la cuisine, les bras posés sur le bar
américain, la tête rentrée dans les épaules. Dos à moi, il ne bouge plus. Alors, encore une fois, je tente un
semblant de conversation :
— Ma mère nous a quittés il y a deux mois. J’ai bien remarqué que ça t’a fait quelque chose quand je te
l’ai dit tout à l’heure. Tu aurais pu... Tu aurais pu t’en aller sous cette tempête. Je sais que tu aurais pu.
Mais tu es touché par mon histoire alors tu es resté.
Il ne bouge toujours pas, donc je poursuis :

— Nous avons beau nous détester toi et moi, pourtant... je comprends ta souffrance.
Tony se redresse d’un coup, mais sans se retourner. Il murmure :

— Tais-toi.
— Je dis ça parce que... ma mère me manque et c’est dur. Et vu ta réaction, je pense que tu étais proche
d’elle, tout comme je l’étais de la mienne.

— La ferme, arrête.

Je me lève face à l’agressivité dans sa voix. Prête à recevoir une flopée d’insultes. Bien qu’il ait
affirmé ne pas dire de conneries aujourd’hui, je sens qu’il ne va pas tenir longtemps. Je croise les bras et
continue :

— J’aimerais que tu n’aies pas eu à me détester dès le début ! Et c’est normal que tu ressentes de la
colère, de la peine parce que tu as perdu ta mère. On aurait pu en parler ensemble, si tu m’avais laissé le
temps de...

Il se tourne vers moi et hurle :

— Arrête ! Ferme-la ! Tu ne sais pas ce que j’ai subi, putain ! Elle m’a été arrachée d’une façon si
atroce que je ne souhaite à personne de vivre ça !

Ses yeux noirs lancent des étincelles. Je suis tellement habituée à le voir ainsi que ça ne me fait même
plus peur. Non, à cet instant, une immense tristesse s’empare de moi et j’ai mal pour lui. D’un pas rapide,
il se trouve en face de moi et rugit de plus belle :

— Tu crois que je n’ai pas essayé d’en parler autour de moi ? Tu crois que je n’ai jamais tenté de m’en
sortir ? Tout le monde m’a dit que la douleur partirait avec le temps ! Mais bordel de merde, elle s’est
imprégnée dans chaque partie de mon corps sans vouloir me foutre la paix !

Je ne réponds rien les larmes aux yeux. Si Tony a besoin de crier, grand bien lui fasse. Ça ne me
dérange pas. Après tout, j’ai provoqué tout ça, non ? Il se passe les deux mains dans les cheveux, le
souffle court. Je tente de toucher son avant-bras, mais il se dégage violemment.

— Tu voulais savoir hein, depuis le temps ? Alors, écoute bien ! Je l’ai vue... Quand le bar a brûlé,
elle s’est retrouvée prise au piège par les flammes. Impossible de l’aider... Je n’ai pas pu... Ça s’est
passé sous mes yeux ! Je n’arrivais pas à ouvrir la porte... Je n’arrivais pas à...

Il marche vers la fenêtre et un long moment passe avant qu’il ne reprenne, toujours essoufflé :
— Ça n’a duré que quelques minutes avant qu’elle ne perde connaissance, mais... J’ai eu l’impression
que des heures entières se sont écoulées ! Quand les pompiers et les renforts sont arrivés, c’était... C’était
déjà trop tard !

Il se tait, mais pas assez longtemps pour que je puisse dire quoi que ce soit et il reprend, d’une voix
plus douce cette fois :

— J’ai assisté à sa mort. Quand la vie s’est retirée de ses yeux et qu’elle s’est évanouie, mon âme s’est
envolée avec elle. J’ai su que je l’avais tuée, incapable de la sortir de là.

Un silence s’installe entre nous. Seul le bruit du vent et de la pluie me parviennent. Le temps ne s’est
pas calmé, tout comme la peine que doit ressentir Tony. Je suis stupéfaite. Je n’en reviens toujours pas.
Ce qu’il vient de me confier est horrible. La chair de poule m’envahit. Il se sent coupable.
Mon dieu.

Tony reste à regarder par la fenêtre, les mains dans les poches, dans un état second. Peut-être se rend-il
compte qu’il m’a tout révélé. Peut-être qu’il le regrette déjà ? Je n’ose même pas lui demander tellement
moi-même sous le choc. Quelque chose vibre dans mon jean et je me rappelle avoir son téléphone. Il se
tourne vers moi et je préfère me concentrer sur lui. Tony se mord la lèvre et déclare :

— Savoir que James a racheté le bar m’a fait péter les plombs. Je ne l’ai pas supporté pour Bill,
l’ancien propriétaire, et à l’époque Ray approuvait ma décision. Mais apparemment, ton père a réussi à
embobiner le mien pour qu’il ouvre à nouveau.
Tony soupire et continue :

— J’ai dû prendre sur moi pour entrer au Seventee’s la première fois et ne pas tout casser. Je vous
déteste parce qu’en faisant revivre le bar, la peine que je ressens refait surface. Alors je me suis dit qu’en
me montrant désagréable avec toi, tu aurais envie de repartir... Je ne sais pas... C’est complètement con
quand j’y repense en fait.

Je m’approche de Tony et reste face à lui :


— Est-ce que tu me détestes toujours ? Parce que je n’ai jamais voulu te faire de mal et je suis
profondément touchée par ton histoire.

Il me fixe une minute tandis que son téléphone vibre encore dans ma poche. Alors que je crois qu’il va
répondre à ma question, Tony déclare :
— Il faut que j’aille pisser.
Je fronce les sourcils et lui indique que les toilettes se trouvent en haut. Il monte les escaliers et je
regarde son téléphone. Il y a trois messages d’Ayden :

« Putain t’es où ? »


« J’ai besoin de mes médocs et tu as disparu ! »
« Réponds, bordel ! Je ne dois pas plaisanter avec ça, sinon tu sais ce que je risque ! »

Je fronce les sourcils. De quoi est-ce que parle Ayden, au juste ?



Chapitre 13 : Le calme avant la tempête

— Euh... Mademoiselle Evans ?

Je tourne la tête vers Lola, une adolescente de quinze ans qui fait des recherches pour son cours de
littérature. Depuis une semaine, elle étudie Hamlet et aujourd’hui, nous travaillons à la librairie sur sa
dissertation.
— Oui, Lola ? demandé-je, assise à côté d’elle dans le coin réservé aux collégiens.

— Bah, ça fait dix minutes que vous fixez ma feuille sans rien dire.

Je me frotte les yeux avec le pouce et l’index, consciente de mon manque d’implication. En soupirant,
je pose sa dissertation sur la table en bois et lui réponds :

— Tu sais quoi ? Il ne reste que cinq minutes. Tu peux y aller, on reprendra lundi, OK ?

Lola se lève en souriant du genre : « ouais, j’ai bien vu que t’étais complètement ailleurs ». Elle range
ses affaires puis me souhaite un bon week-end, mais avant de quitter les lieux, elle ajoute :

— Peu importe d’où vient ce garçon... il doit en valoir la peine.

Elle ricane et fait volte-face tandis que je continue à fixer son dos et sa queue de cheval blonde. Je
soupire parce qu’elle a raison. Ça fait deux jours que je n’arrête pas de penser à Tony. À lui et à son aveu
au sujet de sa mère. Cette histoire reste horrible. Que nous ayons racheté le bar est terrible et que je le
trouve aussi séduisant au point de rêver de lui est torride… je veux dire inquiétant.
Oh là là, ça ne va pas du tout.

Il y a deux jours, chez moi, lorsqu’il est revenu des toilettes, j’ai prétexté avoir retrouvé son téléphone
en disant qu’il était tombé de sa veste. Il m’a regardée en fronçant les sourcils et j’ignore s’il m’a cru ou
non. En tout cas, en jetant un œil à ses messages, il est devenu tout pâle. Cinq minutes après, Ayden est
venu le récupérer en voiture. Heureusement, la tempête s’était calmée. Comme Tony ne souhaitait pas
qu’Ayden le trouve chez moi, il l’a attendu au bout de la rue. En partant j’ai eu droit à un « à plus » et
qu’il passerait prendre sa moto plus tard.
Je ne cache pas que l’envie de le suivre pour parler à Ayden m’a tenaillé, pourtant je me suis ravisée.
Quant à ce dernier, nous nous expliquerons tous les deux. Il a besoin de médicaments ? Mais pourquoi ?
Et pourquoi ne partage-t-il pas ça avec moi ? Notre amitié existe-t-elle vraiment ? Et bien entendu, je
comprends tout à fait qu’Ayden ait gardé le secret de son meilleur ami.
Bref, dans tous les cas, depuis deux jours, je n’ai croisé aucun des deux.

Je sors de mes pensées, me lève et range les livres que j’ai utilisés pour aider Lola. La pauvre. Je
n’arrive pas à croire qu’elle ait compris qu’un mec me tracassait l’esprit. Mon moral prend encore un
coup, car à quinze ans, elle doit avoir plus d’expérience que moi. Je réponds enfin au SMS que Saddy
m’a envoyé en début d’après-midi, en promettant de l’appeler plus tard. Arrivée à l’accueil, je salue
Donna et lui souhaite une bonne soirée. Soudain, elle s’exclame :

— Chloé ! Euh... J’ai oublié de te demander... Voilà, je fais partie d’une association avec plusieurs
habitants de la ville. Nous aidons les enfants en difficultés. Tu sais, ceux qui sont... Ça me fait toujours
mal au cœur d’en parler, mais... ceux qui sont battus, orphelins, ou malades.

Elle grimace en réajustant ses lunettes sur son nez puis reprend :
— Le centre se situe à une heure d’ici. Nous allons là-bas tous les samedis et il me manque une
personne pour demain... Tu crois que...

— Avec plaisir ! la coupé-je. J’adore aider les autres, Donna. Dis-moi juste que vous ne partez pas à
l’aube ?
Elle sourit et m’informe que le départ aura lieu à treize heures, devant la librairie.

— OK, compte sur moi !

Donna me remercie et m’adresse un signe de la main, visiblement ravie que j’accepte sa proposition.
Aider les gens ne me dérange pas et j’adore les enfants, ça me va très bien. Et puis à une heure d’ici, cela
me permettra de sortir un peu de cette foutue ville. Histoire d’oublier tout ce qui s’y est passé ces
derniers temps.
Lire des livres n’est plus suffisant malheureusement. Ayden m’attend devant sa voiture en me disant que
la nuit, on n’est jamais trop prudent. Et vu qu’il fait partie du groupe des motards, ma sécurité semble
assurée.

— Salut, toi ! Comment ça va ? Ne pas te voir a été une torture, tu sais !
Bien que son ton paraisse naturel et taquin comme d’habitude, son visage a l’air inquiet. Je fronce les
sourcils, promenant mes yeux partout sauf dans les siens puis réponds que je vais bien. Il ouvre la
portière de sa voiture et je m’y installe. Après avoir pris place à mes côtés, Ayden démarre. Je n’ose pas
le regarder, je n’y arrive pas. Depuis deux jours, j’ai hâte de le voir. À chaque fois, je compose son
numéro puis abandonne mon envie de l’appeler. Je pense à lui puis me force à l’oublier. Le voilà assis à
côté de moi et je n’ose même pas le regarder en face. Depuis deux jours, je suis angoissée à l’idée de le
voir.

— Bon, tu vas me dire ce qui te tracasse ? C’est à cause de la marche blanche ? Je devais préparer cet
événement avec Ray. Désolé, je n’ai pas eu le temps de t’en parler. Alors pour la mère de Tony et pour le
bar, tu sais maintenant ?
Je hoche subrepticement la tête.

— OK, répond-il.

Il est tout aussi perturbé que moi. Un silence pesant s’installe dans la voiture. Ce n’est pas dans nos
habitudes et ça me fend le cœur. Seulement, j’ai l’impression de ne plus connaître mon ami. Peut-être que
j’extrapole pour pas grand-chose, qu’il parlait simplement d’un médicament anodin. Mais au fond de moi,
je sens que c’est plus grave que ça. Ayden reste silencieux, essayant certainement de comprendre ce qui
me met dans cet état. Mes larmes menacent de couler parce que je déteste qu’on ne se parle pas, mais
c’est plus fort que moi. Alors, une fois arrivée à destination, je le remercie, sors de la voiture et cours
jusqu’à la maison.
***
Encore un vendredi soir qui annonce le début du week-end et donc une foule incroyable. Au comptoir,
comme d’habitude, des filles continuent de me lancer des regards désapprobateurs. Tout ça parce qu’elles
voient que je suis la seule femme entourée de beaux barmen. Je mets corps et âme à m’occuper de tout ce
monde, comme Ayden. C’est tellement la folie que Kevin et Travis sont venus nous rejoindre derrière le
comptoir. Mais ce n’est pas cela qui m’embête. Me voilà encore dans la lune, plus que d’habitude. La
révélation de Tony et ne pas connaître le problème concernant Ayden me bouleverse plus que je ne le
croyais.
— Putain, Chloé !

Je jette un regard vers Kévin, car je viens de lui renverser mon plateau de boissons dessus.
— Pardon, désolée. Inutile de hurler comme ça !

J’attrape une des bières fermées tombées au sol et la bois. En fait, c’est la troisième que je prends
depuis que nous avons commencé à travailler il y a deux heures. Kévin secoue la tête et continue de
servir les clients. Ayden et moi nous fusillons du regard. Puis je me tourne en direction des bouteilles,
avec la nausée qui semble s’échapper de mon corps sans que je ne puisse la contrôler. Soudain, une main
me tire pour m’entraîner vers les vestiaires. Là, les yeux d’Ayden me foudroient :
— Je peux savoir ce qui t’arrive ce soir ?

Je souris, fixe son piercing à l’arcade et enroule mes bras autour de son cou.
— De quoi tu parles encore, toi ? demandé-je.
Il fait mine d’être dégoûté et rejette la tête en arrière.

— Mais t’as bu combien de verre ?


Je lève les yeux au ciel :

— Et ouais, la petite Chloé toute sage a bu, et alors ? Ne me dis pas que t’es choqué ?
Ayden tente de retirer mes bras qui sont restés pendus autour de son cou, mais je ne le laisse pas faire
et il abandonne. Agacé, il me demande tout de même en soupirant :

— Pourquoi tu me fuis depuis que je t’ai récupérée à la librairie, tout à l’heure ?

— Ne dis pas... n’importe quoi.

— Tu es différente ce soir... Allez Chloé, arrête tes conneries et lâche-moi !


Au lieu de cela, je me mets sur la pointe des pieds, plaque une main derrière sa nuque et pose mes
lèvres sur les siennes. Ayden est d’abord surpris. D’ailleurs, il ne me rend pas mon baiser, alors je me
montre plus insistante. Il ricane tandis que je coince toujours sa bouche contre la mienne. Je tente même
de mordre sa lèvre inférieure, ce qui le fait presque s’étouffer.

— Putain... Chloé !

Il se met à reculer, trébuchant sur les sacs et autres cartons posés çà et là, mais hors de question que je
le lâche, je m’amuse trop.

Mais qu’est-ce qui m’arrive ?

— Ayden ! Kevin m’a dit...

La porte s’est ouverte. Ayden et moi tournons la tête en même temps. Ce dernier me relâche, comme
s’il venait de comprendre ce qui se passait. Une fille nous observe, l’air ahuri, puis elle repart aussi sec.
Sans m’adresser un mot, Ayden se lance à sa poursuite. En soupirant, je m’assois sur une des chaises et
enfouis ma tête dans mes deux mains. J’essaie de contrôler la nausée qui arrive. Quel bordel ? Avec
Ayden en plus ? Le seul qui me montre du respect dans cette ville.

Ce soir, je ne me reconnais pas.


Quelque chose ne va pas. En évoquant sa mère, Tony a fait remonter en moi des souvenirs concernant
la mienne. Je la revois, belle, grande, et tellement fière. Sur les photos qu’elle me montrait, se trouvait
une femme insouciante et libre sur sa moto. C’est ainsi que je voudrais être. Pourtant je me sens laide,
trop rigide et prisonnière. Ma mère me manque, son absence est douloureuse. Son odeur le matin avant
qu’elle ne quitte la maison. Ses câlins le soir, quand elle rentrait. À l’époque, tout ça paraissait normal,
mais maintenant qu’elle brille par son absence, je me dis que j’aurais dû profiter beaucoup plus de ces
instants. Mon frère, Tyler, me manque aussi. Où se cache-t-il ? Pourquoi est-ce qu’il n’appelle pas ?
Pourquoi ne donne-t-il pas de ses nouvelles ? Nous étions tellement soudés avant.

Je me relève. Un peu trop vite. Waouh ! L’alcool, plus jamais. Bon, il est temps de retourner travailler.
***
C’est fou comme un garçon a la capacité de disparaître une fois qu’il a embrassé une fille. Enfin, dans
le cas présent, il s’agit du contraire. Matt, un autre employé, remplace Ayden depuis deux heures
maintenant. Pourquoi est-il parti aussi vite, c’était qui cette fille ? Il m’a reproché de le fuir et voilà que
c’est lui qui m’évite ? J’ai appelé plusieurs fois sur son téléphone, aucune réponse.

Mais qu’est-ce qui m’a pris de vouloir l’embrasser ? Est-ce que j’ai tenté d’oublier mon attirance pour
Tony par cette action ? J’étais saoule, donc j’espère qu’il ne va pas en tenir rigueur. Ayden est un beau
mec, mais... J’ai l’impression que nous sommes trop amis pour qu’il se passe quoi que ce soit, et puis...
Je n’ai pas envie d’une relation pour l’instant. Lui, je ne sais pas s’il est... Oh bon sang ! Est-ce qu’il
aurait une copine dont j’ignore l’existence ? Pire, cette fille qui nous a surpris, serait-elle sa petite-amie ?

Ah ! Tout va de travers ! Pourtant je fais en sorte de continuer à travailler du mieux que je peux.
Responsable des serveurs, il ne faut pas donner le mauvais exemple.

À une heure de la fermeture, je vois la bande de motards arriver et mon sang ne fait qu’un tour. Les
voilà tous présents, sauf Tony. Est-ce qu’il m’évite maintenant qu’il s’est confié à moi ? De quelles
manières vont évoluer nos rapports à tous les deux ? Ou peut-être ne veut-il plus revenir au bar ? Après
tout, c’est ce qu’il a dit. Qu’il ne remettrait plus les pieds ici et que je devais l’oublier. Sauf que c’est
impossible.

Je recommence à respirer normalement, mais pas longtemps. Sa copine se détache du groupe et


s’approche de moi. Ses yeux verts me fixent comme s’ils allaient me pulvériser d’un coup. Elle pose ses
mains sur le comptoir, dévoilant des ongles recouverts d’un vernis noir. Je la trouve jolie, plutôt menue.
Ses cheveux bruns relâchés et qui encadrent son visage font ressortir son regard.

— Chloé ?
Je hoche la tête, encore surprise.
— Tu veux que je te serve quelque chose ?

— Y a un truc entre Tony et toi ?


Je la regarde hébétée. Quoi ? Elle vient vraiment de me poser cette question ? En rangeant les verres,
je reprends mes esprits :
— Pas du tout ! Je n’apprécie pas Tony et c’est réciproque.

Oui, bon... Ce n’est pas avec elle que je vais discuter de mes états d’âme concernant son petit-ami.
Elle me regarde d’un air suspect, puis répond :

— Les gars m’ont dit qu’il se prenait souvent la tête avec toi. Et ça fait deux jours que je ne le
reconnais plus. C’est pire que d’habitude. Pendant une période ça semblait aller mieux, mais depuis que
vous avez rouvert le bar, Tony...
— Sa mère est morte ici, alors il y a de quoi péter un plomb, non ? Et puis... Il y a deux jours, il se
recueillait sur sa tombe. Donc s’il n’est pas là à sauter de joie, tu ne te dis pas que c’est normal ?
Elle ne répond rien, le regard perdu sur le comptoir. À quoi pense-t-elle ? J’ai connu une période
comme Tony, mais grâce à la boxe j’ai su canaliser ma colère. Et puis nous avons déménagé. En restant
ici, Tony vit avec sa tristesse et sa culpabilité. Avec un souvenir douloureux qui le hante chaque jour.

— Quand sa mère est morte, reprend la copine de Tony, toute la ville a été émue. C’était une femme
formidable qui aidait tellement de personnes. Et depuis sa disparition, Tony est... Devenu quelqu’un
d’autre. Il ne m’a jamais parlé de ce qui est arrivé ce soir-là. Je l’ai su bien longtemps après, par Ray.
Elle se tait, se rendant compte à qui elle s’adresse. Pour détendre l’atmosphère, et la sentant mal à
l’aise, je demande :

— Comment tu as dit que tu t’appelais, déjà ?

— Je ne te l’ai pas dit, déclare-t-elle un peu trop brusquement.

Je vais servir un couple et je la regarde du coin de l’œil. Elle n’a pas bougé et semble réfléchir. Après
avoir hésité, je reviens à la charge :

— Écoute, si... Si tu as besoin de quelque chose, je ne sais pas... Discuter... Euh...

— Ouais, mais ça va, répond-elle en rebroussant chemin vers la table des motards.
OK. Ça, c’est vraiment bizarre. Cette fille se confiant à moi, moi proposant mon aide à la petite-amie
du mec qui me déteste. Décidément, c’est de mieux en mieux. Mon père passe me voir, nous discutons un
peu et il fronce les sourcils en apercevant les motards. Soudain je me souviens d’une chose.

— Tu ne les avais pas congédiés le soir de l’anniversaire de Tony ?


Il esquisse un sourire :
— Ray m’a assuré qu’ils se tiendraient tranquilles. Sans Tony ça ira. Où se cache Ayden ?

Je lui mens en disant qu’il ne se sentait pas très bien. Il me regarde d’un drôle d’air, puis retourne à son
bureau. À la fermeture une heure après, pendant que je nettoie une des tables, la copine de Tony passe
avec le reste de la bande. Elle se penche vers moi et déclare :

— Je m’appelle Anna. À bientôt.


Perplexe, je la regarde filer avec les autres. Tout le monde ne va peut-être pas me tourner le dos dans
cette ville finalement.
***
Le lendemain matin, je décide d’aller courir comme d’habitude. Histoire de me mettre en forme avant
de partir avec Donna en début d’après-midi. J’ai vraiment hâte d’aller à la rencontre de ces enfants en
difficulté. Je les trouve courageux malgré les épreuves qu’ils endurent. Alors si je peux leur donner un
peu de mon temps, c’est avec plaisir. Mon père, assis dans la cuisine, boit son café et lit le journal. Je lui
souris et sors mon IPod de ma poche pour sélectionner des musiques.

— Salut. Quoi de prévu aujourd’hui, papa ?


— Quelques bricoles derrière le jardin. Et un rendez-vous avec Ray, plus tard dans la journée.

Mes doigts s’immobilisent sur mon Ipod, puis je le range dans ma poche. Au moins, il m’a dit la vérité.
Dire une remarque au sujet de Ray me démange beaucoup, mais pour une fois, je décide de laisser couler.
À l’image de mon père, cet homme a perdu sa femme. Et me mêler de sa vie privée ne m’apporterait rien
de bon. Waouh, raisonner ainsi est également une première !

— OK, répliqué-je en ravalant ma salive... Euh je peux avoir l’adresse d’Ayden, s’il te plaît ?

Mon père fronce les sourcils, mais déclare tout de même :

— Il habite dans la seule maison bleue située derrière la librairie, sinon va voir sur le campus. Tu sais,
ces espèces de confréries. Il y a en a qu’une, tu ne pourras pas la louper. Sa chambre est la trois cent
deux.

Soudain, mon père écarquille les yeux comme s’il venait d’avouer une faute. Je le rassure tout de même
:
— Ne t’inquiète pas, je veux juste lui parler. Quoi d’autre, hein ?

Il a un petit sourire en coin et me dit de partir sous peine de me séquestrer pour toujours. Avant de
m’en aller, je m’avance pour l’embrasser sur la joue. Puis je quitte la cuisine et entends :

— Je t’aime, ma puce.
Je me fige une minute, le regarde et esquisse un demi-sourire.

— Merci.
— Chloé ? me demande-t-il.
Je me tourne vers la porte d’entrée, de peur qu’il ne remarque les larmes dans mes yeux.

— Tu réussiras à me le dire bientôt. Ne t’inquiète pas.


Je hoche la tête et me dépêche de sortir de la maison. Depuis la mort de maman, je n’ai jamais pu dire
à mon père que je l’aimais en retour. Parce qu’aimer, ça fait trop mal.
***
Mon footing commencé, j’envoie un message à Ayden en espérant vraiment qu’il me réponde. Sinon,
j’irai directement chez lui. J’emprunte le petit chemin habituel, descends sur un sentier et, instinctivement,
je me rends sur le ponton qui recouvre le lac. Les premières lueurs du soleil se lèvent avec des couleurs
magnifiques. Je pensais peut-être y trouver Tony, mais au fond je ne suis qu’une idiote. Alors, les yeux
plongés vers l’horizon je me contente d’imaginer sa vie.

Un an qu’il a perdu sa mère, une année entière à ruminer sans cesse et revivre cette scène atroce de la
voir prise au piège par les flammes. Quelque part, bien que ce soit tragique, je me dis que lui au moins,
sait de quoi est morte sa mère. Moi, je l’ignore encore, même si je pense qu’il y a un lien avec le fait
qu’elle ait voulu quitter les motards. J’aimerais expliquer à Tony, lui conseiller de sortir sa rancœur, au
lieu de la laisser continuer à le ronger. Parce qu’au final, que restera-t-il de lui s’il refuse de se battre
contres ses démons ?

Nous avons toujours le choix de recommencer à vivre, non ?

Si au début je le détestais, maintenant j’imagine ce par quoi il est passé et c’est comme si j’ai envie de
le connaître pour de bon. Découvrir cette facette de lui engloutie sous son âme écorchée.

— À trois, on se met tout nu et on saute dans le lac ?

Il a vu mon message. Je souris à la voix d’Ayden puis me tourne vers lui. Au saut du lit il renvoie une
belle image. Lui aussi est vêtu d’un bas en coton et d’un pull à capuche. Mon ami me fixe et j’ai cette
impression qu’une multitude de questions bataillent dans sa tête. Je retire les écouteurs de mes oreilles et
déclare :

— Je ne vais pas te sauter dessus à nouveau.


Il fait la moue, passe une main dans ses cheveux châtains légèrement humides.

— Je sais, j’ai compris que tu étais saoule hier soir. D’où l’idée que je t’ai donnée quand nous avons
déjeuné au restaurant, de boire plus souvent. Tu serais immunisée.

— Mon père serait vraiment content ! Un motard qui m’incite à me souler !


Il a ce petit sourire en coin que j’aime tant. Ayden me rappelle tellement mon frère par moment, à nous
chamailler ainsi. Ça me fait mal au cœur et, en même temps, je ne peux pas rester éloignée de lui. Bien
qu’il cache des choses. Puis je me souviens que je n’ai rien divulgué au sujet de la mort de ma mère non
plus.
— Ayden, je suis désolée pour hier. Cette fille qui est entrée alors que j’étais...
— Laisse tomber. Dis-moi plutôt pourquoi tu m’évitais ? Qu’est-ce qui n’allait pas ?

Il s’approche de moi et pose ses avant-bras sur la balustrade du ponton. J’ai compris depuis longtemps
qu’Ayden agissait comme ça. Toujours à s’occuper des autres avant de parler de lui-même. Ses yeux
trouvent les miens, m’intimant de tout lui raconter. J’adopte la même posture que lui et souffle un bon
coup. Le regard perdu au loin, le cœur battant, je déclare :

— Pourquoi prends-tu des médicaments ?


***
Chapitre 14 : Le feu aux poudres

— Des médicaments ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Voilà, je m’attendais à ça. Il joue au mec qui ne voit pas de quoi je parle. Ayden va vraiment jouer à ça
avec moi ? Franchement, je ne crois pas une seule seconde qu’il ne comprend pas de quoi je parle.

— Tu ne veux pas me le dire ? D’accord, mais je nous pensais assez...

— Mais te dire quoi ? demande-t-il à nouveau, l’air vraiment étonné.

Je pince les lèvres et soupire. Merde, il me fait douter maintenant en feignant ne pas savoir de quoi je
parle. De ce fait, je lui raconte tout. La présence de Tony le jour de la tempête, que j’avais son portable et
que, du coup, j’ai pu lire le SMS qu’il lui a envoyé. Celui qui parlait de médicaments. Ayden semble
vraiment réfléchir, puis son regard croise le mien.

— Chloé, je ne prends pas de médocs... Ce n’était pas moi.

— Le message provenait de ton téléphone ! m’énervé-je à nouveau.

Ayden s’approche de moi. Il plonge son regard dans le mien en posant ses mains sur mes joues.

— Je n’ai pas rédigé ça d’accord ? Je sais de quoi tu parles maintenant. Mais je t’assure qu’il s’agit de
quelqu’un d’autre.

Il doit lire dans mes yeux que je ne le crois pas, car il me prend délicatement dans ses bras. Je retrouve
toute la sensation de bien-être habituel que je ressens lorsque nous sommes aussi proches. La dernière
fois qu’il m’a tenue ainsi, c’était pour me protéger de Tony au bar, le soir de son anniversaire. Cette fois,
c’est pour me rassurer.

— Chloé, ne cherche pas d’histoires là où il n’y en a pas, murmure-t-il à mes oreilles.


Je me dégage de son étreinte :
— Je m’inquiète pour toi. Si tu avais des problèmes, tu m’en parlerais n’est-ce pas ?

Ayden tourne la tête en direction du lac, ce qui donne la réponse à ma propre question. Il fuit. Lorsqu’il
me regarde à nouveau, il paraît triste.
— Je ne peux pas tout te raconter. Ce qui se passe à l’intérieur du gang, à propos de chacun de nous, ne
te concerne pas... C’est compliqué et...

Il soupire, sans pour autant finir sa phrase. J’accuse le coup et décide de laisser tomber en lui
proposant de rentrer tout en espérant qu’il ne se passe rien de grave. S’il désire vraiment discuter avec
moi, ça viendra de lui-même. Après tout, il m’a rejoint ici et nous venons de nous retrouver. Je ne veux
pas me prendre la tête avec lui. À petites foulées, nous courrons ensemble, chacun perdu dans ses
pensées. Une fois arrivés à la rue qui mène vers chez moi, Ayden m’arrête avec sa main :

— Comment ça tu étais avec Tony le jour de la tempête ?

Il a réfléchi à ça tout le long du chemin ou quoi ? Essoufflée, j’affiche tout de même un sourire
machiavélique :

— Tony se trouvait chez moi, oui ! Mais inutile de lui parler de ça.
Ayden fronce les sourcils et je décide d’en rajouter une couche :

— Toi aussi tu as les mots Rebel bikers tatoués sur le flanc droit ?

J’ai l’impression que son visage se décompose. Il se redresse et me domine de toute sa hauteur.

— Tu l’as vu torse nu ? Pourquoi ? Vous avez fait quoi tous les deux ?

Je secoue la tête en répondant que moi non plus, je ne peux pas tout lui dire. Qu’il ne croit surtout pas
être le seul à pouvoir jouer à ça. Une lueur de colère passe soudain dans ses yeux. C’est quoi son
problème ?

— OK, comme tu voudras. À ce soir, au bar.

Puis il détale en sens inverse. Non, mais je rêve, il est vraiment en rogne, là ? Décidément, j’ai du mal
à comprendre ces motards ! Ayden attend-il quelque chose de moi ? Après que j’ai tenté de l’embrasser, il
ne m’a pas demandé un rencard en retour donc j’imagine que nous sommes juste des amis, non ? Ou qu’il
préfère les hommes, mais ça, je peux affirmer que non.

Bon sang ! C’est finalement énervée que je rentre chez moi.


***
À treize-heures, mon père me dépose devant la librairie où Donna et plusieurs autres personnes se
réchauffent autour de cafés, thés et chocolats chauds. L’ambiance reste conviviale, car malgré le soleil,
règne un froid glacial. Je discute un peu avec des hommes et des femmes plus âgés que moi, ravis qu’une
jeune de la ville s’intéresse aux enfants en difficulté. Le bus bleu dans lequel nous allons voyager
apparaît. Donna me sourit quand je monte dans celui-ci et je me dirige tout au fond. Installée du côté de la
vitre, je regarde le ciel s’obscurcir. C’est un phénomène qui ne m’étonne plus maintenant. Comme le
trajet dure une heure, mon livre Autant en emporte le vent m’accompagnera, histoire que la route passe
plus vite.

Un SMS d’Ayden m’interpelle.


Bon après-midi, reste sage et à ce soir.

Parfois je me demande vraiment ce qu’il a dans la tête celui-là.


Pourquoi tu t’es fâché quand je t’ai parlé de Tony ce matin ?

J’attends un instant puis ouvre mon livre alors que le chauffeur démarre. Nous sommes tous assis et un
vieil homme se trouve à mes côtés. Il discute avec un monsieur, un siège devant lui.

J’étais surpris c’est tout. Au fait, j’ai proposé une soirée karaoké au bar, pour mettre un peu
l’ambiance. Prévois des bouchons d’oreilles.

Je souris :

Pourquoi ? Tu chantes si mal que ça ?

L’homme à côté de moi se lève pour aller parler à quelqu’un d’autre. Je me rends compte que c’est un
vrai brouhaha dans le bus, formé par tout un tas de discussions et une musique des années quatre-vingt. En
fait, ils ont beau être plus âgés que moi, j’ai l’impression de partir en colonie de vacances avec des
adolescents.
Fais attention à ce que tu dis, Evans. Les gars m’appellent. À ce soir.

À ce soir, MacCalan.

J’ouvre mon livre en tentant de faire abstraction de tout ce chahut. Mais quelques secondes seulement
après avoir démarré, je tourne la tête du côté de la fenêtre et j’aperçois une moto qui roule à notre droite.
Je fronce les sourcils pendant que mon cœur bat la chamade. Beaucoup de personnes possèdent des
bécanes dans cette ville, pas seulement les Rebel Bikers. Je soupire en me disant que je suis folle de les
croire toujours dans les parages. Mais soudain, le bus s’arrête. Encore une fois, je regarde par la fenêtre
et constate que la moto aussi. Pourquoi ? C’est quoi tout ce... Puis je reconnais sa veste en cuir, ses
tatouages dans le cou et sa façon de se mouvoir. Et il retire son casque.
Non, impossible. Qu’est-ce qu’il fiche là ?
Je vois Donna descendre du bus, Tony lui donne une enveloppe, semblable à celle de la première fois
quand je l’ai croisé à la librairie. Le jour où il m’a fait mal au poignet. À ce souvenir, je maudis cet idiot,
même si maintenant je sais d’où vient son attitude parfois. Donna pose une main sur son épaule, fait demi-
tour pour monter dans le bus et... Tony lui emboîte le pas.
Non ! Pourquoi viendrait-il ici ?
Les portes se referment et nous repartons. Instinctivement je me baisse et regarde derrière moi alors
que je sais pertinemment qu’il n’y a pas d’autres issues. Mais putain il faut que je sorte de là ! Et voilà,
je jure dès qu’il se trouve dans les parages ! Si mon père m’entendait ! Mais pourquoi faut-il que Tony
apparaisse au moment où je m’y attends le moins ? Deux jours sans le voir et il débarque d’un coup,
comme ça ? Je ne saurais pas quoi lui dire. Je ne parviendrais pas à lui parler sans penser à son corps
parfait que j’ai étudié dans les moindres détails quand il était à la maison. Je me persuade depuis deux
jours qu’à la prochaine rencontre avec lui je saurais comment me comporter. Mais ça, c’était avant.

C’était avant de le voir ici, que mon cœur se mette à tambouriner dans ma poitrine si fort, prêt à
exploser. Je tente de retrouver mes esprits. Tant bien que mal, je me recroqueville sur mon siège, la gorge
sèche, les mains moites. Je rabats la capuche de ma parka sur ma tête, et fais semblant de dormir appuyée
contre la fenêtre. Voilà, comme ça il ne me parlera pas. Ouf, j’ai la solution. Je garde les yeux fermés, ne
sachant pas du tout où il se trouve. Peut-être est-il déjà passé et ne m’a pas vue ? Je prie en silence, car la
dernière des choses que je voudrais serait de le confronter là tout de suite. Plonger dans ses iris noirs
brillantes. Ses lèvres charnues, ce corps musclé, tellement tentant, et pour finir, ce piercing à la langue.

Dis donc, il y en a des atouts le concernant !

Mon portable sonne, je sursaute, mais je ne réponds pas. C’est quand on ne veut pas être remarquée
que le destin s’acharne contre nous. Il s’arrête enfin et j’attends encore ce qui me semble dix bonnes
minutes. Comme je n’ai toujours rien entendu venant de Tony, j’en déduis que soit il s’est assis à l’avant
du bus, soit il est déjà installé à l’arrière. Lentement, je me redresse, capuche sur la tête, lorsque je
sursaute violemment en voyant deux yeux noirs me scruter.

Et merde !

Sur les sièges devant moi et penché en avant, Tony contracte sa mâchoire. J’ignore qui de lui ou du
serpent tatoué sur son cou a le plus envie de me faire la peau. Depuis combien de temps m’observe-t-il ?

— Hey ! Si tu descends au prochain arrêt, ça me va.


Il s’assoit tranquillement, sans que je ne puisse répondre. Chasser le naturel, il revient au galop. Tony
est redevenu l’enfoiré de base. Oh oui, cette gentillesse chez lui ne servait que d’interlude avant de
remontrer son vrai visage. Mais pas question de me laisser faire. J’en sais trop sur lui maintenant. Qu’il
joue les gros durs ne m’atteint plus. Une fois que j’ai retrouvé toute ma contenance ainsi que mon souffle,
je retire ma capuche, me lève et m’assois carrément à côté de lui. Surpris, il me jauge de haut en bas.
D’un regard vraiment mauvais. Prête à lui hurler dessus dans ce bus, aux oreilles de tout le monde, je
m’abstiens.

À la place, je demande :
— Je pensais qu’on avait enterré la hache de guerre toi et moi ?
Bien entendu, il ne répond pas, préférant regarder par la fenêtre. Le contraire m’aurait étonnée. Bien,
alors puisque nous allons rouler une heure, je m’installe confortablement en adoptant la posture du
papillon et en reprenant ma lecture. Il s’en rend compte, grogne quelque chose que je ne comprends pas et
finit par ouvrir la bouche :

— Je te l’ai dit, même si je t’ai raconté ce qui s’est passé pour ma mère, nous deux, ça ne change rien.

OK, ça promet. Je replonge donc dans ma lecture, décidée à l’ignorer moi aussi. C’est quoi déjà le
proverbe ? Suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis ?

— Je déteste tout le monde, tu n’es pas la seule. À part mes potes et ma copine, rien ne m’intéresse,
OK ? Alors, lâche-moi.

Son ton est vraiment cinglant. Genre c’est la première et la dernière fois que je le dis. Je me pince les
lèvres, et risque encore :

— Pourquoi tu détestes tout le monde ? À cause de la perte de ta mère ?

— Mais putain, tu vas me laisser tranquille, ouais ? Pourquoi tu ne retournes pas t’asseoir derrière ? Et
tu fous quoi dans ce bus, d’ailleurs ?

Je ne dis rien et l’observe. Il regarde à nouveau par la fenêtre, les bras croisés. Ses jambes,
recouvertes d’un jean noir, sont légèrement écartées. Je songe à sa musculature, quand il s’est retrouvé en
boxer chez moi. À cet instant précis, je me donnerais des gifles de repenser à ça, vraiment.

Je déglutis et réponds :

— Tu ne détestes pas tout le monde. Sinon tu n’irais pas voir ces enfants. Et moi, je me trouve là parce
que Donna m’a demandé de remplacer une personne absente.

— J’en ai rien à foutre, assène-t-il d’un ton agressif.


Je réprime un sourire :

— Je te reconnais bien là. Mais c’est toi qui as voulu savoir ce que je faisais ici.
Il se tourne vers moi et nos regards se croisent. Le sien, dur, méfiant et plein de haine. Comment est-ce
possible de se laisser entraîner dans le fond comme ça et ne pas désirer en sortir ? J’ai envie de poser ma
main sur la sienne et lui murmurer : Tony, tu m’as tout avoué. À moi, et pas à ta copine. Je souhaite
simplement te réparer.
— Tu veux quoi, à la fin ? questionne-t-il. Qu’on discute de nos mères qui ont disparu ? Ça ne les fera
pas revenir. Et ne crois pas que tu peux essayer de m’aider, ni quoi que ce soit du genre. Pigé ?
Je hoche la tête, ce qui semble le calmer. Il regarde à nouveau par la fenêtre en soupirant.
— Où te cachais-tu pendant deux jours ? demandé-je encore une fois.

Il lève les yeux au ciel et vocifère :


— Le plus loin possible de toi. Malheureusement, ce n’est plus le cas !

Je souffle à mon tour et préfère me remettre à lire, d’autant plus que les bruits ont un peu cessé autour
de nous. Bref, inutile de le provoquer davantage. Mais je reste surprise de sa présence dans ce bus. Et
qu’a-t-il donné à Donna en montant ? C’était quoi cette enveloppe marron ? Tony ne peut pas se foutre des
autres alors qu’il participe lui-même à ce voyage. Sa carapace sera difficile à briser, mais j’y
parviendrais.
Parce que oui, comme l’a dit Lola, il en vaut vraiment la peine.
***
Plongée dans ma lecture, je remarque quelques minutes plus tard que Tony s’est endormi. Ça doit le
crever cette façon de se montrer aussi chiant et agressif. Je l’observe quelques instants. Il a l’air tellement
différent, si apaisé, gentil... Mais gentil n’a qu’un œil bien sûr. Quand il se réveillera, il regardera tout le
monde de travers et redeviendra médisant, particulièrement avec moi. Sa bouche est un peu entrouverte, il
soupire. Ou alors est-ce un grognement ? Qu’il s’énerve tout seul dans son sommeil ne m’étonnerait même
pas. Il y a encore trente minutes de trajet. Je m’apprête à me lever quand une main se pose doucement sur
mon bras. Un contact très tendre contrastant avec l’agressivité dont Tony fait preuve habituellement.

— Tu peux rester.

Alors là, c’est la meilleure. Il fait un cauchemar ou quoi ? Il est sûr de ce qu’il dit ? À qui il le dit ?

— Reste, s’il te plaît.


Tony, toujours les yeux fermés retire sa main de mon bras. Waouh, un frisson si intense me parcourt le
corps que je reste encore une minute à le regarder, interdite. Est-ce que c’est moi qui suis en train de
rêver éveillée ? Est-ce que j’ai bien entendu ? Toujours surprise, je fais ce qu’il demande pour une fois.
Et je m’assois.
***
Je n’ai vraiment pas compris ce qui s’est passé dans ce bus, mais en tout cas je n’ai pas bougé d’un
poil. Pendant trente minutes, j’ai lu mon livre à ses côtés, ne sachant pas vraiment s’il dormait ou non. Ça
peut paraître ridicule, mais ça a été le moment le plus intense depuis mon arrivée ici. Évidemment, ça ne
dure pas. Lorsque nous atteignons la ville voisine, je l’en informe et il répond assez sèchement :

— C’est bon, je sais.


J’en viens à me demander si je dois m’inquiéter au sujet de sa santé mentale. Sérieusement, ses
changements d’humeur demeurent incroyables. Nous descendons tous du bus, et pendant que Donna
m’explique ce qui va se passer lors de notre visite, je le vois rentrer dans le centre sans nous attendre.
Petit mal élevé !

Il y a beaucoup de monde qui défile dans la rue. Tous les commerces sont ouverts, et le bâtiment dans
lequel nous entrons est encadré de deux grands parcs. Le lieu paraît immense, monté sur trois étages. Le
sol est recouvert de carreaux noir et blanc, les murs peints en beige. Dans le hall, le personnel
accompagné d’enfants pour la plupart, marche dans tous les sens. Sur ma droite, se trouve l’accueil et
Donna nous demande de la suivre vers un ascenseur situé sur la gauche. Je cherche des yeux Tony, mais
bien sûr je ne l’aperçois nulle part. Au premier étage, Donna se faufile vers moi et m’explique qu’ici il y
a les chambres de tous les garçons. Les filles, quant à elles, siègent au niveau supérieur. Je vois les autres
bénévoles se diriger vers divers endroits et je me souviens qu’ils connaissent mieux les lieux que moi,
ayant déjà leurs habitudes.

— Tu viens avec moi ? me demande Donna. Histoire que je te montre un peu comment ça fonctionne !

Je la suis. Nous déambulons dans le couloir où quelques dessins encadrés recouvrent les murs de
couleur bleue. Je trouve cette idée très sympa, par contre les néons au plafond me font vraiment penser à
un hôpital.

— Oh, je dois voir ce monsieur, j’en ai pour une minute, m’informe Donna.

— Je t’attends là, pas de problème.

Je m’adosse au mur pendant qu’elle ferme la porte de la pièce dans laquelle elle est entrée. Je soupire
et prends mon téléphone pour savoir qui m’a appelée lorsque je tentais d’éviter Tony dans le bus.
Soudain, le rire d’un enfant, suivi de celui d’un adulte attire mon attention. Il s’agit de la chambre en face
de moi, légèrement sur ma droite.
— Toi aussi ça te plaît, n’est-ce pas ?

Je me fige. Cette voix, c’est celle de Tony. Il discute avec un petit garçon et ce dernier rigole. Merde
alors, ce mec est vraiment plus complexe que je ne l’imaginais. C’est interdit d’écouter aux portes, je
risque de me faire prendre à tout moment. Mais là, l’occasion de l’entendre parler avec quelqu’un
s’avère trop belle. Un enfant qui plus est.

— Et toi, tes cicatrices pourquoi tu les as ? demande le petit garçon.


Silence, puis j’entends de nouveau la voix de Tony.
— Quand j’étais petit...

Mon cœur manque un battement. Dois-je vraiment écouter ça ? Il va parler de son passé, là ? Oh mon
Dieu, je devrais bouger d’ici, il ne voudrait jamais que j’entende ça.

— Mon oncle me frappait.


— Ton oncle ? Le frère de ton père ? demande le petit garçon.

Et là, je crois perdre pied. Quoi ? Ce n’est pas vrai ! Je lève les yeux au ciel, déglutis difficilement et
serre les poings.
— Ouais, mais c’est de l’histoire ancienne et tu vois, tout va bien maintenant. C’est pour ça que je t’ai
dit que tu allais t’en sortir, toi aussi.
Silence et la voix du garçon résonne de nouveau :

— Anthony, tu es heureux, toi ? Parce que ça fait depuis longtemps que tu ne vois plus ta maman.

Je souffle doucement. Je ne dois pas pleurer. Reprends-toi, imbécile, voilà ce qu’on gagne à écouter
aux portes. Et je découvre qu’il s’appelle en réalité Anthony ? Je secoue la tête. Je ne pensais pas en
apprendre autant sur lui de cette façon.

— C’est vrai, depuis un an... Et non, je ne suis plus heureux depuis. Je suis triste, Andrew. Elle me
manque tellement que des cauchemars hantent mes nuits.

— C’est nul, les cauchemars, répond le petit garçon.


— Ça craint, c’est sûr. Mais tu sais quoi ? Un jour ça ira mieux.

Petit silence, et Tony reprend :

— Andrew, il faut garder espoir. Tu n’as pas vu tes parents cette semaine ?

— Non, la dame en blanc dit que mon père n’est pas guéri. Mais je sais que c’est parce qu’il boit
encore trop. Ma mère, on ignore où elle est. Ton oncle aussi buvait trop ?
Silence. Très long cette fois. L’espace d’un instant, je crois que Tony m’a vue, mais non, il reprend :

— Ouais, c’est ça. Il buvait beaucoup et passait ses nerfs sur mon grand-frère et moi. Et quand mon
père rentrait du travail, il nous disait de dire que c’était parce qu’on jouait à la bagarre.
— C’est pas beau de mentir. Toi, tu ne mens jamais pas vrai ?
Tony a un petit rire et je trouve ça adorable. Ça fait du bien de l’entendre comme ça après toutes ces
horribles révélations.

— Non, Andrew. S’il y a une chose que je n’aime pas, c’est le mensonge.
— La dernière fois, tu avais beaucoup plus de cicatrices, enchaîne Andrew.
Tony se racle la gorge et répond :
— Je me suis fait tatouer sur celles qui restaient visibles. Pour les cacher. Quand tu grandiras, je
t’emmènerais aussi dans un salon, pour dissimuler les tiennes.
Moment de pause, puis j’entends Andrew déclarer :

— T’es trop cool ! Et c’est qui la jolie fille ?

Je souris. Tony a un tatouage en représentant une ?


— De quoi tu parles ? demande Tony d’une voix tendue.

Mes yeux se froncent et mon cœur exécute un saut périlleux dans ma poitrine quand j’entends :

— Celle qui nous observe depuis tout à l’heure. Je la vois dans le miroir.

Merde !
Il y a un bruissement de chaise et j’ai simplement le temps de me propulser devant la porte où est
entrée Donna. Dos à Tony, je me mords la lèvre, n’ayant pas la force d’affronter son regard. Mais il rugit
:

— Pourquoi t’es encore là, putain ?

Je ferme les yeux, rassemblant le peu de courage qu’il me reste. Je sais, mon acte est impardonnable,
c’est honteux. Pourtant, au fond de moi, je n’arrive pas à regretter. Je me tourne vers lui et il me fixe,
respirant fort, contenant sa rage.

— Réponds-moi !

Je sursaute et décrète :

— Pas longtemps... Je me suis perdue, je cherchais Donna.


J’essaie de mentir, mais pour le coup, comme par hasard, je n’y arrive pas. Pourtant il a l’air de
réfléchir, de se demander s’il doit me croire ou non. Et je me mets à parler et à débiter que je suis
désolée, que je ne vais rien dire à personne, mais il ne m’écoute pas. À la place, il sort en trombe de la
chambre pour disparaître au bout du couloir. J’ai envie de courir à sa recherche, parce que je sais que
cette fois, c’est moi qui ai mis le feu aux poudres. C’est moi qui l’ai provoqué en restant là à écouter la
souffrance qu’il cache au fond de lui. Une douleur qu’il choisit de raconter à un petit garçon plutôt qu’à
son entourage. Je comprends parce que j’ai fait pareil. Après la mort de maman, je discutais avec mon
prof de boxe. Une personne inconnue facilite toujours les confidences. J’ai envie de rattraper Tony pour
qu’il sache à quel point je suis désolée. Mais Donna sort à ce moment du bureau et m’enjoint de
l’accompagner voir les enfants.

Chapitre 15 : Ça commence

J’aurais profité pleinement de l’après-midi si cette boule dans mon estomac cessait de grandir. À
chaque fois, j’ai peur de tomber sur les yeux noirs et perçants de Tony. J’essaie de rester maîtresse de la
situation, car Donna compte sur moi. Mais l’expression de panique sur le visage de Tony quand il m’a
vue me hante. Il est entré chez moi, m’a tout raconté et, comme une idiote, j’agis ainsi derrière son dos.
Avant de connaître ce qui est arrivé à sa mère, j’aurais jubilé d’avoir écouté aux portes, rien que pour lui
rendre la monnaie de sa pièce. Car il a été si désagréable avec moi, que je sache tout ça le concernant lui
en aurait bouché un coin. Mais là, je me sens coupable, et il va me le faire regretter. Reste à se demander
de quelle manière ?

L’heure de partir arrive, et je dois avouer que ça m’a tout de même plu de parler avec les enfants.
Pratiquer des activités et changer leur quotidien l’espace de quelques heures. Une petite fille en
particulier m’a touchée, parce qu’elle m’a fait penser à moi, sauf qu’elle a perdu sa maman à seulement
dix ans. Nous avons beaucoup échangé toutes les deux. Il y a tellement d’enfants dans ce centre qui
méritent d’être aimés et de trouver un nouveau foyer. C’est touchant de constater leur sourire quand ils
voient que des bénévoles s’occupent d’eux, à défaut de leurs familles.

— Chloé, c’est l’heure, tu viens ?

Donna me tire de mes pensées et je monte dans le bus en laissant derrière moi les enfants du bonheur.
Oh oui, c’est bien tout le mal que je leur souhaite. Soudain, mon cœur s’emballe. Tony est assis au fond, à
la dernière rangée, celle où il y a plusieurs fauteuils. Il me fixe de ses yeux noirs, en tenant son téléphone
dans sa main. Je marche lentement vers lui, me disant que je dois être folle de tenter de l’aborder après
ma connerie en début d’après-midi. Les regards dont m’affublent les autres bénévoles ne m’aident pas du
tout. Ils se sont tous assis devant, comme s’ils ne voulaient pas être mêlés à lui. À l’aller, quand il m’a
demandé de rester pendant qu’il dormait, ça m’a fait du bien. J’ai trouvé ce comportement irréaliste
tellement ça ne lui ressemble pas, mais j’ai aimé. Vraiment.
Puis, le voir parler avec cet enfant était au-delà de ce que je pouvais imaginer le concernant. Il avait
l’air si naturel, si doux et calme. Alors non, je ne le crois définitivement pas quand il dit s’en foutre de
tout. J’ai l’impression qu’il laisse tomber des barrières pour aussitôt en remettre dès qu’il perd le
contrôle de la situation. J’aimerais m’excuser encore une fois d’avoir écouté sa conversation, mais son
regard transperce chaque partie de mon corps.
Alors, dans un élan de lucidité, je finis par m’asseoir deux rangs devant lui. Le souffle court, le cœur
battant, parce que je sais que j’ai dépassé les limites. Même dos à lui, je sens son regard peser sur moi. Il
doit me traiter de tous les noms en silence. Oui, il doit m’en vouloir terriblement. Déjà qu’il ne m’aimait
pas avant, j’ai aggravé mon cas. Bon d’accord, c’était volontaire, je souhaitais vraiment en savoir un peu
plus sur lui. Puis je me rends compte que j’ai de plus en plus de mal à le détester. Son histoire me touche,
m’attriste et je comprends son attitude agressive en réponse à cette enfance difficile.
Le bus a démarré depuis un moment maintenant, tandis que le soleil se couche. Je n’ose pas me tourner
vers Tony, de peur que son regard me fusille encore sur place. Pourquoi reste-t-il aussi silencieux ?
Aucune remarque acerbe à mon encontre ? Mon cœur se serre, c’est très mauvais signe.

Mon téléphone émet un bip, c’est Ayden.

Je viens te récupérer devant la librairie. Il s’est passé quelque chose.

Je relis au moins trois fois le message et je veux l’appeler, quand le bus s’arrête. Je regarde par la
fenêtre, mais il fait quasiment noir. Soudain je sursaute.

— Je n’ai pas dit mon dernier mot. Toi et moi, ce n’est que le début.

La manière dont Tony a parlé dans mon oreille me cloue sur place. Une voix lancinante avec plein de
sous-entendus. De quoi faire travailler mon imagination. Lentement, il se redresse, traverse le couloir du
bus et ne manque pas de me jeter un sourire à glacer le sang avant de descendre. Je regarde encore par la
fenêtre et vois la lumière de sa moto briller quand il l’allume. Plein phare, il l’enfourche, enfile son
casque et disparaît. Pourquoi toute cette mascarade comme à l’aller ?

Le bus reprend sa course et je me remets à respirer.

Incroyable. Ce mec possède un magnétisme à couper le souffle. Encore une fois, il m’a menacée. Sauf
que cette fois, c’est moi qui l’ai provoqué délibérément. Si jusqu’à présent il s’est retenu de me faire du
mal, se contiendra-t-il encore ? Je secoue la tête, les yeux rivés vers mon portable pour répondre à Ayden
quand une voix s’élève dans les airs :

— C’est incroyable ce qui s’est passé tout à l’heure.


Donna s’assoit dans la rangée à côté de moi, sur ma gauche. L’espace d’un instant, je pense qu’elle
parle du fait que Tony m’ait surpris à le surveiller. Elle voit que je ne comprends pas où elle veut en
venir, et soupirant, elle cale ses lunettes sur son nez. Puis elle croise les jambes en se tournant vers moi.
— Tony ne discute jamais avec les bénévoles. Tu sais, il a beau faire partie d’un groupe de motards...
il est seul. Terriblement seul. Ce qui le ronge est très profond, très... noir. Mais aujourd’hui, je l’ai senti
différent. Quand je t’ai vue assise à côté de lui, et qu’il est resté près de toi, j’ai trouvé ça incroyable.
Je déglutis, puis déclare en tripotant mon téléphone :
— C’est lui qui a demandé à ce que je ne parte pas. Je... Je ne sais pas pourquoi.

— Parce que ta présence l’apaise, rétorque aussitôt Donna.


Elle fait mine d’arranger les papiers qu’elle tient dans les mains, alors que je suis choquée par sa
révélation. Bizarrement, ce n’est pas du tout l’impression que j’ai.

— Non, je ne crois pas. En tout cas, il me déteste toujours et je comprends. Reprendre le bar après ce
qu’il a vécu n’était pas une bonne idée. Je serais en colère comme lui, si ma mère... Enfin, tu vois.

Donna soupire et répond :


— Il souffre et personne ne peut lui en vouloir de ça. Par contre, il n’a pas le droit d’empêcher les
autres d’avancer. Avec sa mauvaise humeur et sa rancœur, tout le monde a peur de lui. Ray a aussi très
mal vécu la perte de sa femme. Tant qu’ils n’auront pas trouvé les coupables, personne ne sera en paix
dans la ville. Chaque personne est surveillée, les moindres allées et venues contrôlées.

Encore une fois, elle semble songeuse. Puis elle reprend :

— Cependant, depuis l’arrivée de ton père, Ray a l’air différent. Au début, il y a eu des tensions entre
eux à cause du bar. Mais James a passé du temps avec Ray, je les ai souvent vus ensemble.

Je hausse les sourcils étonnés. Donna poursuit :

— Ouais... bizarre, hein ? Enfin, tout ça pour dire que... Ray a l’air plus apaisé. En tout cas, il semble
moins agressif depuis qu’ils discutent tous les deux.

Je veux chasser cette image de Ray et mon père autour d’une bière au plus vite. Du moins, c’est ce que
j’aurais fait avant de connaître l’histoire de Tony. Je dis enfin :

— Il a toujours eu ce pouvoir de... savoir communiquer avec les gens.

— Ton père a réussi, en effet. Mais autre chose a fait récemment changer d’avis Ray.
Elle lit l’interrogation dans mes yeux et poursuit :

— Moi.
— Comment ça ? m’empressé-je de demander.

Donna sourit et continue d’une voix calme :


— J’ai commencé à dire à Ray que tout cela devait cesser. Cette terreur qu’il a instaurée sur la ville.
Ce n’était plus vivable. À force de chercher les coupables de la mort de sa femme pendant un an, tout le
monde craignait de sortir de sa maison. Je suis arrivée il y a peu dans cette ville avec un commerce à
faire tourner, des étudiants à accueillir.
Je hoche la tête, tandis qu’elle semble chercher ses mots. C’est vrai, la librairie est ouverte depuis peu.
Donna parle vraiment beaucoup, mais tant mieux. Ça m’aide à penser à autre chose. À oublier Tony et sa
menace, l’espace de quelques instants. Mais ce que m’a dit Ayden me trotte encore dans la tête. Qu’est-ce
qui est arrivé ? Il ne pouvait pas m’expliquer ou m’appeler simplement ? Ce suspense me rend folle. Mon
esprit se concentre à nouveau sur Donna.

— Enfin voilà, j’ai essayé de calmer le jeu pour qu’il se rende compte à quel point ça allait loin tout
ça. Et ça a fini par marcher, Ray a repris le contrôle des choses, cessant depuis l’anniversaire de la mort
de sa femme d’instaurer la peur dans la ville. Mais tout le monde sait qu’il recherche encore ce qui s’est
passé dans ce bar. En tant que chef de la police, il ne lâchera rien.
Je me tourne un peu plus vers elle à mon tour, intéressée par toutes ces informations.

— Mais pourquoi Ray a-t-il fini par t’écouter, toi ?

Donna sourit, puis se lève mettant fin à notre conversation :

— Ton père t’écoute aussi lorsque tu lui parles de ce que tu ressens, non ?

Interdite, je la scrute une minute. Est-ce que j’ai bien compris ? Comme pour répondre à ma question
muette, Donna reprend :

— Oui, Ray est mon père, Chloé. Tony et Mickaël sont mes demi-frères. Ray a rencontré ma mère trois
ans avant de se mettre en couple avec Karen. Ah, qu’il semble intrigant ce monde des motards, hein ?
Allez, nous sommes presque arrivés.

Elle me laisse planter là, encore sous le choc de sa révélation. Combien Ray a-t-il d’enfants ? Donna,
Mickaël et Tony ? OK, ça pour une surprise ! Je me passe une main dans les cheveux, me disant que cette
ville doit cacher plus de secrets que le journal intime d’un adolescent. Et pour finir, je rédige un SMS à
Ayden afin de lui demander ce qu’il s’est passé. Mais je n’ai toujours pas reçu de réponse et nous
arrivons enfin dans la ville de Burlington, après une après-midi loin d’ici, toujours avec Tony. Hasard ou
coïncidence ? Je préfère ne pas y songer.

Épuisée, je dis au revoir à tout le monde dès que j’aperçois la moto d’Ayden. Les bénévoles espèrent
me voir au moins un samedi sur deux. Je promets que j’essaierais de renouveler l’expérience. Enfin, en
mettant de côté l’épisode avec Tony. Donna m’adresse un clin d’œil et me souhaite un bon week-end.
Puis je m’élance vers Ayden, et malgré la pénombre, je constate que quelque chose ne va pas. Il me tend
un casque et je réagis soudain :
— Salut. Mon père devait venir me chercher, où est-il ?

Ayden a le visage fermé. Je ne l’ai jamais vu comme ça. En même temps, cela ne fait que deux
semaines que je le côtoie. D’habitude, je le vois plutôt de bonne humeur. Enfin, à part ce matin, quand j’ai
évoqué que Tony est venu à la maison. Alors là, qu’il enfourche sa moto sans répondre, ça me rend folle.
— Hey ! m’exclamé-je en mettant ma main sur son bras. Je t’ai posé une question.

— Ton père m’a demandé de te récupérer. Allons-y.


— Pourquoi ce message ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Ayden soupire et enfile son casque au lieu de me répondre. Pardon ? Il me fait signe de faire de même
mais hors de question d’écouter ce qu’il dit alors qu’il ignore clairement mes sollicitations. Je connais le
chemin de chez moi, et, même s’il fait nuit, j’irai à pied. J’entends Ayden jurer dans son casque tandis que
je me mets en route. Je jette un œil à côté de moi, il roule au pas en vociférant :

— Chloé, monte sur cette foutue moto ! Maintenant !

Ouais, c’est ça, cause toujours. Je secoue la tête et continue de marcher jusqu’à ce qu’il me barre la
route. Nous nous défions du regard et je n’aime pas ça du tout. L’après-midi a été longue à cause de ce
qui s’est passé avec Tony et de cette rencontre intense avec les enfants. Je souhaiterais juste rentrer chez
moi, me détendre sous une douche et aller bosser. Ma petite routine qui me va si bien.

— Monte, je te dirai tout une fois chez toi ! crie soudain Ayden.
Ah, il sait comment s’y prendre avec moi ! Je lève tout de même les yeux au ciel et finis par mettre le
casque.

— T’es vraiment une emmerdeuse, râle-t-il.

Puis il démarre en trombe, et nous arrivons dix minutes plus tard chez moi. Il n’y a pas à réfléchir c’est
super pratique et rapide. Allez dire ça à mon père. Je mets pied-à-terre et vais m’asseoir sur les marches
en bois du perron. La fraîcheur de la nuit ne nous empêchera pas d’avoir une conversation.

— Bon alors, tu me dis ce qu’il se passe maintenant ?


Ayden retire son casque. Il passe une main dans ses cheveux, réajuste son piercing à l’arcade et finit
par croiser mon regard. Mais qu’est-ce qu’il a bon sang ? Il commence sérieusement à jouer avec mes
nerfs. Petite, Tyler, mon frère, aimait me rendre folle lorsque nous nous amusions aux devinettes. Il
m’énervait ! La patience et moi, nous ne sommes pas copines. Mais qu’est-ce que je voudrais que mon
frangin m’embête maintenant ! Il me manque tellement.
— Ayden ! crié-je.

Il fronce les sourcils :


— Tu devrais te reposer ce soir. Tu devrais... Tu devrais rester là. Ne pas venir au bar.
Perdue, je tente de lire dans ses yeux ce qui l’embête, mais je n’y arrive pas. Ayden compte remettre
son casque, mais comme il se trouve proche de moi, il me suffit de me lever d’un bond pour l’en
empêcher.
— Hey ! Parle-moi. Qu’est-ce que tu as ? C’est au sujet des médicaments ?

— Les médicaments ? dit-il en fronçant les sourcils et récupérant son casque de mes mains. Non, non
pas du tout.

— Putain Ayden, je te fais bouffer ton casque si tu n’as pas répondu dans les trente secondes. Qu’est-ce
qui se passe, merde ?

Mais il ne parle toujours pas. J’ai envie de l’insulter encore plus, lui crier que c’est vraiment un gamin
de jouer à ça. Il semble complètement perturbé.

— Pourquoi tu n’écoutes jamais ce qu’on te dit, hein ?

— Parce que je n’ai plus cinq ans ! Maintenant, réponds !

Il me toise, l’air mauvais. Je commence à l’agacer ? Tant mieux, parce que lui aussi, mais je n’ai
aucunement envie de me disputer avec lui, bon sang !

— Laisse tomber. Et reste chez toi.

Il va vers sa moto quand je me rue sur lui par-derrière et choppe ses clés dans ses mains. Pour jouer à
ça aussi, j’étais douée avec Tyler. Il détestait que je prenne sa voiture.

— Chloé, tu as quel âge, ce soir ? me demande Ayden d’une voix étonnement calme.
— Apparemment tu veux que j’aie cinq ans. Allez, je t’écoute, répliqué-je d’un air menaçant.

Ayden a un rictus qui signifie sinon quoi ? Mais je n’en démords pas et lui ordonne à nouveau de
parler. Au lieu de me dire enfin ce qui le tracasse, il s’écrie :

— Tu sais quoi ? Garde ces putains de clé, rien à foutre !

J’ai moi-même un sourire en coin, qui veut dire Ah oui ?


Puis dans un élan, je mets le second casque sur ma tête, enfourche l’énorme moto puis démarre.

— Putain Chloé, mais qu’est-ce que tu fous ? T’es complètement cinglée ?


Ayden s’égosille à en devenir rouge, ce qui me fait bien rigoler. Tellement sous le choc qu’il ne bouge
même plus, les paumes des mains en l’air. J’effectue un demi-tour vers lui avec la moto, ses yeux
s’écarquillent de plus belle. Finalement, il se reprend :
— Tu sais combien elle coûte cette moto ? À quoi tu joues ? Descends, putain !

Je fais mine d’accélérer certaine que son cœur cogne à tout rompre dans sa poitrine, vu la tête qu’il
affiche. Je jubile à l’intérieur et profite de ce moment avant qu’il ne se jette sur moi. Relevant la visière
du casque, je déclare :
— En selle, cow-boy !

— T’es tarée ma parole ! s’exclame-t-il en se tirant presque les cheveux.


— Monte ! Tu n’as pas confiance en moi ?

— Non, bordel ! Pas quand ton joli cul est assis sur ma moto à je ne sais plus combien de millions de
dollars !
— Monte, Ayden ! Ou je pars sans toi, compris ? dis-je d’un air sévère.

J’accélère, ce qui le fait aussitôt se ruer vers moi. Mais alors que je crois qu’il va m’éjecter de là, il
vient s’asseoir derrière. Je le sens poser fermement ses mains sur mes hanches. Effectivement, il n’est pas
content.

— J’hallucine tellement que je ne trouve même plus mes mots, putain !

— Ouais, bah en attendant mets ton casque. Direction le bar. Je veux savoir pourquoi tu m’interdis d’y
aller.

Il l’enfile en râlant, et en affirmant que ce n’est pas une bonne idée. Je ne réponds rien, alors il
demande d’une voix forte :

— T’as déjà conduit une moto, Chloé ?


Je déglutis doucement, sentant l’émotion me submerger, puis je déclare :

— Oui, rassure-toi. Ma mère m’a appris, il y a longtemps.



Chapitre 16 : Pris pour cible

Je sens les bras d’Ayden agripper un peu plus fort mes hanches quand je prends les virages et ça me
fait sourire. Ah ça, il ne s’y attendait pas. Ma mère m’a appris à faire de la moto en cachette. Lorsque
papa s’absentait, la moindre occasion s’y prêtait. C’était notre petit secret, nos moments à nous et, mon
dieu, j’adorais ça ! Malheureusement, elle est partie avant que je ne puisse obtenir mon permis. Mais je
lui ai dit que je le passerais et je compte bien honorer cette promesse, que mon père le veuille ou non. Je
nous conduis au bar, curieuse de la réticence d’Ayden à ce que j’aille travailler ce soir. Mais pour quelle
raison ? Après quinze minutes de route, qui ont défilé bien trop vite, nous arrivons au Seventee’s et je
manque nous faire tomber tellement je suis surprise. De justesse, je pose mes boots au sol jonché de terre
et éteins le moteur.
Ayden descend, retire son casque et je fais de même. Il me regarde avec une pointe de tristesse dans les
yeux. Je sens déjà un flot d’adrénaline parcourir tout mon corps. Nous ne sommes pas seuls ce soir. Ray,
deux autres policiers et tout son groupe de motards sont là. Ceux qui étaient venus nous souhaiter la
bienvenue, il y a deux semaines de ça maintenant. Mais ce n’est pas leur présence qui me choque, c’est ce
que je constate à côté d’eux.

Merde, je reste sans voix.

Le bar a été vandalisé.


Je ne sais que dire. Je fronce les sourcils, dans l’incompréhension totale. Toute la façade est taguée,
les lettres formant le mot Seventee’s, qui sont accrochées sur le bâtiment, gisent au sol, lumières éteintes.
Les fenêtres sont aussi cassées. Je ne peux que constater l’horreur qui se dresse devant moi. Seulement,
est-ce que je réalise vraiment ce que je vois ? C’est juste impensable. Je regarde tous les motards de
travers en passant à côté d’eux. Alors que je veux entrer à l’intérieur du bar, une main puissante me
retient par le bras :

— C’est interdit au public, ici.


Ray me contemple avec un air de défi. Il possède les mêmes iris que son fils. Ses yeux que j’ai envie
d’arracher à mains nues, tellement la colère me submerge. Puis le souvenir que sa femme est morte ici me
revient en mémoire. Et alors que je m’apprêtais à lui donner une réponse cinglante, voilà que je me
ravise.
— C’est mon bar, Ray. J’ai le droit d’y entrer. Vous n’allez pas mener votre enquête bien longtemps
afin de déterminer l’auteur de tout ça. Je me trompe ?
Ray met ses mains dans ses poches, avant de répondre :

— Il ne s’agit pas de...

— Je vais avec elle, assène la voix d’Ayden, à côté de moi.


Ray secoue la tête, me jette un regard noir, mais finit par ouvrir la porte du bar.

— Surveille-la, annonce-t-il à Ayden d’un ton ferme.

Je lève les yeux au ciel et entre. Ayden me retient par l’épaule, mais je me dégage vivement sans lui
prêter attention. Il a voulu me cacher ce qui est arrivé ici et je ne pense pas lui pardonner pour l’instant.
De toute façon, mon esprit est trop embrouillé. Je me passe une main dans les cheveux en constatant que
l’intérieur du bar est saccagé. Ce dernier encore éclairé par les lumières, j’avance au ralenti, de peur de
ce qui m’attend ou bien même, craignant de trébucher sur quelque chose. Les chaises ont été jetées çà et
là, les bouteilles sont renversées derrière le comptoir, les tables sont cassées, de travers ou juchées au
sol. Et tous les murs sont recouverts de tags. C’est un vrai massacre. Mon cœur s’emballe, je me mords la
lèvre, jusqu’au sang peut-être. Une colère noire continue de m’envahir, de s’imprégner dans tout mon être.
Je serre les poings en ayant envie de hurler.
— Chloé...

— Où est mon père ? J’attends toujours ta réponse, Ayden.

Je me tourne vers lui et croise les bras. Si je devais résumer notre relation là tout de suite, je dirais que
ce sont les montagnes russes. Planté devant moi, je sens qu’il est aussi touché par la situation. Il connaît
ce bar par cœur pour y travailler depuis un moment. Avant même que mon père et moi nous n’arrivions
pour le reprendre. Il faut que je parvienne à me calmer. Au fond, Ayden n’a rien à voir dans tout ça.
Je soupire en me jetant dans ses bras. Je pose ma tête sur son torse robuste. Il ne bouge pas pendant
quelques secondes. J’ai le temps de sentir les effluves de son parfum corsé, puis il finit par m’enlacer.
Ayden est toujours présent à tenter de me protéger ou me rassurer. Je peux compter sur lui. Mais quelque
chose me chiffonne encore. Je parle de ce lien qu’il a avec Tony et les Rebel Bikers. Le fait qu’il cache
des choses me fait me demander pourquoi il a ce comportement avec moi. Tous les autres motards me
détestent, mais lui, c’est différent. Depuis le début, à mes côtés et je n’ai jamais songé à lui parler de ça.
Parce que, même s’il a l’air sincère à mon égard, je n’arrive pas à le croire pour cette histoire de
médicaments. Ayden se dégage de moi et s’exprime presque dans un murmure :

— Chloé, ton père se trouve à l’hôpital. Il a été agressé. Mais je te jure que tout ira bien.
Je baisse la tête et tente de respirer normalement. Bon sang, je sais déjà qui a fait le coup et j’ai envie
de hurler. Je jette un œil à mon ami et la situation ne semble pas au beau fixe. J’ai provoqué la colère de
Tony et voilà comment il se venge. En détruisant le bar. En saccageant ce qui aide mon père à aller de
l’avant depuis la mort de maman. Putain !

Est-ce qu’Ayden sait pour l’enfance de son meilleur ami ? Sait-il ce qu’il a enduré par son oncle ? Je
m’apprête à le lui demander quand j’entends des bruits de motos à l’extérieur. Automatiquement, mes
yeux vrillent au-dessus des épaules d’Ayden et j’aperçois une danse de lumière sur le parking. Je le
pousse et sors du bar. Les Rebel Bikers viennent d’arriver et descendent de leurs bécanes. Tous présents,
même leurs copines. Je reconnais Anna qui n’a pas l’air enchantée de se trouver là. Tony se tient à ses
côtés en me fixant. Aucune émotion ne traverse son visage.

Ray et ses motards se trouvent sur ma gauche, les Rebel Bikers sur ma droite. Sur le parking, éclairés
par quelques lampadaires ainsi que la lune, ils me regardent tous.
— Ayden, t’as fini de jouer les chaperons ? commence par lancer l’un d’eux.

— La ferme, Eddy. Qu’est-ce que vous foutez là, d’abord ?

Le fameux Eddy avance d’un pas. Grand, blond, cheveux gominés en arrière et gros blouson en cuir. Je
remarque une cicatrice sur sa joue droite. Elle part de sa lèvre et remonte jusqu’à ses yeux gris.

— Bah, on passait dans le coin et on a vu qu’il semblait y avoir... un souci.


Il se tourne vers les autres motards qui se mettent à ricaner bêtement.

— Un souci ? demandé-je. T’appelles ça un souci, espèce de crétin ?

La rage que je contiens explose soudain :

— Alors lequel d’entre vous dois-je accuser ? Vous avez osé toucher à notre bar ? Mais putain c’est
quoi votre problème ?
J’ai hurlé, et un autre motard s’avance à son tour. Légèrement plus petit que celui qui m’a parlé, mais
tout aussi terrifiant. Des tatouages recouvrent tout le côté gauche de son visage.

— Tu devrais te tirer avec ton père. C’est fini pour vous, affirme-t-il en désignant le bar d’un
mouvement de bras.

Je jette un œil à Ray à qui il ne manquerait que les popcorns pour assister au spectacle. Il a l’air de
jubiler dans son coin. Idem pour ceux qui l’accompagnent.
— Et puis, qui te dit que c’est nous, hein ? reprend le premier motard à la cicatrice sur la joue. Où sont
tes preuves ?
C’est vrai, je n’en ai aucune pour corroborer mes dires mais tout le monde sait qu’ils ne sont pas fans
de notre arrivée dans cette ville. Là, cet idiot est en train de me prendre pour une imbécile. Ray avance
vers moi, le visage fermé. Il échange un regard avec son fils qui est resté sur ma droite.

— Tu devrais rentrer chez toi, Chloé, et laissais la police régler ça.


Je me mets à rire nerveusement, ce qui n’a pas l’air de lui plaire.

— Et vous comptez régler ça comment au juste ? En privant les Rebel Bikers de dessert ? Je sais que
c’est Tony qui a fait le coup !
Ce dernier fait un pas vers moi, mais Ayden le stoppe en posant une main sur son torse. Un peu trop
brutalement, car Tony lui décoche un regard noir. Mais il finit par lever les paumes en l’air, résigné.
J’observe Tony aller s’adosser tranquillement contre sa moto, sans calculer Anna debout avec ses deux
copines.

— Tu devrais aller rendre visite à ton père, Chloé.


Cette remarque venant de Ray me fait vriller la tête vers lui.

— Vous savez très bien que ce sont eux les auteurs de tout ça. Mais vous les protégez n’est-ce pas ? Ce
serait tellement honteux de voir son propre fils derrière les barreaux, hein ?

— Ayden, emmène-la à l’hôpital rendre visite à son père, affirme Ray comme si ce que je disais
n’avait aucune importance.

— Non.

Je me tourne subitement vers Ayden qui vient de répondre. Il défie du regard Ray, qui s’approche
férocement vers lui. J’entends le gravier hurler sous ses bottes de motards à mesure qu’il avance. Je
continue d’observer Ayden. Les bras le long du corps, les poings fermés. Plus grand que Ray et plus
costaud, il reste debout et fier devant lui.
— Tu oses défier l’autorité, mon garçon ?

Ayden ne répond rien, mais sa mâchoire se crispe.


— J’ai toujours prôné la justice, finit-il par dire sans ciller. Et ce qui s’est passé dans ce bar ce soir
est injuste... Tout comme... Tout comme la mort de Karen.

Tony se relève de sa moto, prêt à bondir sur Ayden mais retenu de justesse par deux autres membres du
gang. Je me rappelle que Karen est le nom de la mère de Tony, d’où sa réaction. Brutalement, Ray passe
une main derrière la nuque d’Ayden en vociférant :

— Sale petit con, je devrais t’enfermer pour ce que tu viens de dire !


Ayden déglutit et se dégage de l’étreinte de Ray :
— Arrête d’user de ton pouvoir à tort et à travers ! Chloé et son père, méritent justice !
Un sourire diabolique s’affiche sur le visage légèrement ridé de Ray :

— Tu as conscience que tu n’as aucune chance, n’est-ce pas mon garçon ? En choisissant d’avoir
intégré le gang de Tony n’efface en rien à quelle famille tu appartiens. Et quand Chloé connaîtra la vérité,
votre amitié partira en fumée. Comme ce putain de bar qui n’aurait jamais dû revoir le jour.
Je suis encore perturbée par ce que vient de dire Ray à Ayden, mais je trouve le moyen de crier :

— Ça n’a aucun rapport avec Ayden ! Mais plutôt à voir avec toi, Tony !

Je le fixe. Il joue à faire rouler une cigarette éteinte entre ses doigts sans m’accorder la moindre
importance. Alors je hurle à nouveau :

— Hey, t’as entendu ? Je sais que tu es à l’origine de tout ça !

Son petit ricanement me donne envie de lui envoyer mon poing dans la figure.

— C’est ça, cause toujours, répond-il avec tout le dédain du monde. Allez, va plutôt voir dans quel état
a fini papa !

Ayden n’a pas le temps de m’arrêter quand je prends de l’élan vers Tony. Surpris, ce dernier ne peut
pas esquiver le coup de poing magistral que je lui envoie en plein sur le nez. Je l’ai frappé si fort qu’il
recule de quelques pas, pour finir avachi sur sa moto juste derrière lui. Tout le monde m’observe et j’ai
l’impression que la terre s’est arrêtée de tourner. Surprise, Anna porte ses mains à sa bouche, les
membres du gang me regardent tous avec des yeux ronds puis l’un d’eux s’écrie :
— Oh putain ! Oh putain, elle a foutu une droite à Tony, les mecs !

Derrière moi, j’entends Ray parler d’une voix sèche.

— Réglez-moi ça, bande d’imbéciles !

Je me tourne vers lui et le vois faire signe à son gang qu’ils lèvent le camp. Qu’a-t-il voulu dire par «
réglez-moi... » je n’ai même pas le temps de réfléchir que subitement, deux motards se jettent sur moi et
me tiennent chacun fermement par un bras. Ayden s’interpose et leur demande de me lâcher. Mais l’un
d’eux, sur ma gauche avec un bandana noir, déclare :
— Non, tu sais ce qu’il doit se passer maintenant. Elle a frappé l’un des nôtres.
Tony saigne du nez, et ses yeux me foudroient sur place. Ensuite, il regarde Anna, qui a l’air
complètement paniquée.

— Putain, n’y pensez même pas c’est compris ? dit Ayden. Tony, tu ne peux pas faire ça !
— Mon père a dit de régler ça, répond Tony. De toute façon, ce n’est pas moi qui vais m’en charger.
Œil pour œil. Tu sais que ça fonctionne comme ça dans le gang ! Anna ?
Elle souffle, se tourne vers Tony et déclare :

— Je ne vais pas la frapper ! Je n’ai jamais approuvé vos méthodes à la con !


Tony lève les yeux au ciel. Ayden demande encore à ceux qui me tiennent de me relâcher avant qu’il ne
s’énerve. Oh non, je ne veux pas qu’il se batte pour moi. Ce sont mes affaires, mes problèmes, pas les
siens. Je tente de me libérer des motards, mais ils restent bien trop forts.

— Tu ne pourrais pas te montrer digne de moi pour une fois ? demande à nouveau Tony en direction
d’Anna.

— Je vais le faire.

Ce n’est pas Anna qui répond, mais une de ses copines. Brune et grande, cheveux blonds ondulés, elle
s’avance vers moi :
— Tu vas voir qu’ici on ne rigole pas ! crie-t-elle, les yeux menaçants.

Ayden la pousse une première fois. Elle jure entre ses dents et lorsqu’il veut à nouveau l’empêcher de
s’approcher de moi, deux autres motards s’avancent vers lui pour le maintenir aussi. Il se met à les
insulter et entre dans une colère noire. Je suis tellement concentrée sur Ayden que je ne vois pas le coup
arriver par surprise. Cette fille que je ne connais pas vient de me frapper au visage et elle recommence,
mais cette fois dans le ventre. Les deux motards me lâchent. Je me retrouve au sol, haletante, avec
l’impression que des étoiles dansent devant mes yeux. Le souffle court, je relève la tête pour voir si elle
ne compte pas continuer, mais elle se trouve déjà loin. J’aperçois Ayden qui parvient à mettre à terre ceux
qui le retenaient.

Ensuite, il se rue vers moi tandis que les autres remontent tous à moto. Ayden me soulève, je suis
encore un peu sonnée, même si à cause de la boxe, j’ai l’habitude de recevoir des coups. C’est juste que
ça faisait longtemps. D’un mouvement, je m’essuie la bouche en sang et relève les yeux à temps pour voir
Tony remettre son casque et pousser Anna sur la moto afin qu’elle y monte. Je ne peux m’empêcher
d’avoir de la peine pour elle malgré tout.

Ayden me conduit à l’intérieur du bar, ramasse un tabouret qui traîne et m’aide à m’y asseoir. Ensuite,
il va derrière le comptoir et prend des glaçons qu’il place dans un torchon avant de me le donner. Nous
n’avons toujours pas échangé un mot, tandis que je me soigne la lèvre qui, je le devine, a déjà dû gonfler.
Ayden en colère a la tête rentrée dans les épaules, les bras appuyés sur le comptoir, et il respire
bruyamment. J’aimerais lui dire quelque chose, mais encore sur les nerfs, je n’y arrive pas. À l’heure
actuelle, je veux juste retrouver mon père.
— Est-ce que tu peux me déposer à l’hôpital, s’il te plaît ?
Ayden relève lentement la tête vers moi, comme si j’étais folle.
— Tu sais ce que t’aurait infligé cette fille, Chloé ? As-tu seulement la moindre idée de...

— C’est bon, arrête avec ça. Un coup de poing ce n’est rien. J’en ai déjà reçu pleins, et...
Je me mords la lèvre par réflexe et cela me fait un mal de chien. Lui raconter que j’ai pratiqué de la
boxe viendrait à expliquer pourquoi et je n’ai pas le cœur à évoquer ma mère.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? me demande-t-il.


— Ayden, j’ai déjà des difficultés à parler alors, s’il te plaît, dis-moi où se trouve l’hôpital et j’irai
seule.
Il revient vers moi et, en passant pour sortir du bar, il déclare d’une voix sèche :

— Amène-toi.
***
Dans le grand couloir de l’hôpital, juste devant la porte de la chambre de mon père, j’écoute
l’infirmière me donner des détails sur ses blessures. Le cœur battant et les nerfs à vif, j’ai du mal à me
concentrer. Mais je retiens tout de même qu’elles restent superficielles, Dieu merci. Les paroles de Ray
adressées à Ayden résonnent encore en écho dans ma tête.
« Tu es conscient que tu n’as aucune chance, n’est-ce pas mon garçon ? Avoir intégré le gang de
Tony n'efface en rien à quelle famille tu appartiens. Et quand elle saura à quelle famille tu appartiens,
votre amitié partira en fumée. »

De quoi parlait Ray au juste ? Au final, cet homme est toujours là pour foutre la merde. Je le déteste. Et
qu’il traîne avec mon père m’agace vraiment. Ce soir, je n’ai pas du tout vu le Ray que m’a décrit Donna.
Et ce qu’il a avoué me fait définitivement douter d’Ayden.

— Vous pouvez entrer dans la chambre, déclare enfin l’infirmière.


Ayden pousse la porte et j’avance.

Ma mère gît sur le lit, son corps parsemé de plusieurs fils reliés à des machines. Elle semble
apaisée, comme si elle ne ressentait plus aucune douleur. La voir dans cet état me brise en mille
morceaux et je voudrais que ceux qui ont fait ça paient pour le reste de leur vie. Je savais que ma mère
ne menait pas une existence de femme bien sous tout rapport. Mais constater qu’elle ne sera plus
présente pour notre famille m’est insupportable. Elle est là, couchée et ne se réveillera plus.
Et personne ne sait ou n’a vu quoi que ce soit. Mais moi je soupçonne des motards. Est-ce que ce
sont les Angel of The Road, le gang dont elle faisait partie ?

— Chloé, ma puce ? C’est moi, c’est papa. Ayden, je t’avais dit de ne pas l’emmener ici !
— Ouais, sauf qu’on parle de votre fille là, James. Bornée, têtue et j’en passe.
Je me frotte les yeux puis le visage afin de revenir à la réalité. Nous ne sommes plus deux mois en
arrière, mais bien dans l’instant présent. À la place de ma mère, c’est mon père qui est allongé sur ce lit.
Ce dernier me regarde, bien vivant malgré quelques contusions. Des larmes s’échappent de mes yeux et
Ayden me prend dans ses bras. Il me serre fort et la chaleur de son corps me réconforte. Malheureusement
pas autant que je l’aurais souhaité. Cette fois, c’est différent.
— Ça va aller, murmure-t-il. Je te le promets. On va retrouver les auteurs de tout ça.

Je sais déjà qui a est à l’origine de tout : Tony. Pour me faire payer le fait que j’ai écouté sa
conversation avec ce garçon, pour nous punir de la reprise du bar de sa mère. Il a agi ainsi avec nos
prédécesseurs et nous ne dérogeons pas à la règle. Je me dégage d’Ayden et déclare :

— Ayden, merci pour tout... Mais... Mais je dois rester un peu seule avec mon père maintenant.

— Pas de problème, j’attends dehors. Dis-moi quand...

— Non... Non, tu ne saisis pas. Je... J’ai besoin de me retrouver avec lui pendant un long, un très long
moment.

Ayden plisse les yeux et son piercing à l’arcade suit le mouvement. Il comprend enfin ce que je lui
demande, car il s’étonne soudain :

— Tu veux dire que t’as besoin d’air pour une période indéterminée ?

Je hoche la tête, bien trop bouleversée pour répondre. Mon Dieu que ça me brise le cœur de lui dire
ça. Seulement, j’ai l’impression que depuis la veille, un énorme fossé nous sépare. Cette histoire de
médicaments, les paroles de Ray… Le besoin d’y voir plus clair m’obsède. M’éloigner des motards
devient urgent. Ayden soupire, mais ne dit plus rien. Se tournant vers mon père, il le salue et sort de la
chambre sans un bruit. J’essuie encore quelques larmes et me dirige vers l’homme dans lequel j’ai le plus
confiance. Il a suivi la scène et fronce les sourcils.

— Ayden est un gars bien, ma chérie.


— Peut-être, mais tu vas me parler de toi, maintenant. Je veux savoir ce qui s’est passé ce soir.

Mon père hoche la tête, et tapote son lit afin que je vienne m’y installer.
— Un câlin d’abord, demande-t-il, parce que tu ne vas pas bien.

Je me jette près de lui et il m’enserre dans ses bras. Bizarrement j’ai l’impression d’avoir cinq ans de
nouveau et je ne peux m’empêcher de penser à Ayden.

Ai-je pris la bonne décision ?



Chapitre 17 : Mensonge ou vérité ?

Une heure après, dans la voiture qui me ramène à la maison je pense au récit de mon père. Pendant que
je revenais de mon voyage en dehors de la ville, il s’est rendu au Seventee’s comme d’habitude, avec
Ayden. Quand ce dernier est parti chercher des bouteilles avec des employés à quelques kilomètres de là,
mon père s’est retrouvé tout seul. Des hommes et des femmes cagoulés sont alors apparus dans le bar.
Pendant que certains le martelaient de coups, d’autres personnes saccageaient tout ce qu’ils pouvaient.
Mon père ne s’est pas laissé faire, ce qui a enragé ses agresseurs. Munis de battes de base-ball et de
barres de fer, il n’avait aucune chance contre eux. C’est Ayden qui l’a trouvé gisant au sol, derrière le
comptoir à leur retour.

Je ferme les yeux et contiens les larmes qui menacent de couler. Heureusement qu’il ne lui est rien
arrivé de plus grave, auquel cas j’aurais pu tuer quelqu’un ce soir. Ces motards ne perdent rien pour
attendre, j’ai accumulé assez de rage pour des années à venir. Là, j’ai juste envie de taper dans quelque
chose. Vraiment. Et je pense au visage de celle qui m’a frappée tout à l’heure. Bientôt, on se recroisera
elle et moi. À ce moment-là, je ne serai retenue par personne et elle en prendra pour son grade.

— Ça va ?

Je me tourne vers Donna, qui a été bien gentille de venir me chercher à l’hôpital. De plus, nous
sommes samedi soir, elle avait sûrement d’autres projets en tête.
— Oui, et merci pour le déplacement.

Je l’ai appelée puis lui ai tout expliqué. Ça ne sert à rien de lui cacher les choses. Son père est le chef
de la police, son demi-frère a saccagé le bar, elle l’aurait su tôt ou tard.
— Est-ce que... est-ce que tu vas porter plainte contre Tony et le reste du gang ?
Elle se gare enfin en face de chez moi. Épuisée et le moral dans les chaussettes, j’attends une minute,
soupire puis sors de la voiture. J’ai besoin d’air. Je la rejoins côté conducteur.

— Donna, je ne vais pas seulement porter plainte, mais je vais leur faire payer nos malheurs.
— Je t’arrête tout de suite, réplique-t-elle en sortant à son tour. Tony n’ira pas en prison.
Premièrement, tu n’as aucune preuve. Deuxièmement, notre père — et crois-moi je ne suis pas fière d’être
associée à eux — est le chef de la police ! Toutes les conneries de Tony passent à la trappe.
— Pas cette fois. Je ne sais pas comment je vais m’y prendre, mais crois-moi. Il va regretter d’avoir
touché à ma famille. C’est injuste et tu l’as dit toi-même. Il n’a pas à empêcher les autres de vivre.
Je soupire et poursuis :

— De plus, c’est par pure vengeance qu’il a saccagé le bar.

Elle fronce les sourcils, mais je ne souhaite pas lui raconter ce que j’ai appris de Tony cette après-
midi. Je pourrais lui rendre la pareille et dire à qui veut l’entendre ce qu’a subi son demi-frère dans son
enfance. Oh oui, il saurait que moi aussi je peux ruiner sa vie. Mais je ne dois rien dire. Une promesse
pour moi est sacrée.
Par contre, autre chose me vient en tête alors je lui en parle :

— J’ai vu Tony te donner une enveloppe marron à plusieurs reprises. La première, quand je me suis
inscrite à la librairie et la seconde quand il est monté dans le bus cette après-midi. Est-ce que... Je peux
savoir ce que c’est ?

Elle penche la tête de côté et je la vois hésiter. Mais elle finit par croiser les bras tout en déclarant :
— Tu veux donner une bonne leçon à Tony, et tu veux me mêler à ça ?

— J’ai besoin d’en apprendre un maximum sur lui, Donna. Bien évidemment, ton nom ne sera jamais
cité. La subtilité fait partie de moi. On ne se connaît pas plus que ça, mais... est-ce que tu peux me faire
confiance ?
Donna se mord la lèvre et me demande en même temps ce qui est arrivé à la mienne. Je lui raconte
l’épisode de l’altercation avec la folle furieuse copine d’Anna. Tout à l’heure, je ne lui ai parlé que de
l’état de mon père et du bar.

— Mon dieu, c’est horrible ! J’ai déjà entendu ça, oui. Quand tu t’en prends à l’un des motards et que
tu es une femme, c’est la copine de ce dernier qui doit le venger.
— Anna n’a pas voulu s’en mêler, mais une autre s’en est chargée pour elle, réponds-je en caressant
ma lèvre d’un air songeur.
Donna soupire et lève les yeux au ciel en s’adossant à sa voiture.

— Il s’agit sûrement de Liz, cette fille est une vraie brute... Bon, OK, alors je vais te dire ce que
contiennent les enveloppes : de l’argent, tout simplement. Une partie sert de fonds à l’endroit où nous
sommes allés ce matin. En fait, c’est Karen, la mère de Tony qui a créé ce centre pour enfants. Mais
personne ne le sait à part Tony. Alors il continue de financer à sa place, en cachette. Le reste de la somme
d’argent... Euh...
Donna marque un temps d’arrêt, me jette un coup d’œil puis reprend :
— Tony m’a demandé de le reverser aux bénévoles pour qu’ils se taisent sur le fait qu’il se rend là-
bas.
Je fronce les sourcils :

— Quoi ? Il paie ces gens parce qu’il a honte de ses agissements ?

— C’est un peu plus complexe que ça. Tony est le chef d’un gang de motards. Que diraient ses frères
s’ils apprenaient qu’il s’occupe de cet institut ? C’est catalogué comme quelque chose de non
conventionnel dans leurs codes, d’aider les autres. Ils ne jouent pas les bons samaritains... À part s’il
arrive quelque chose à l’un d’entre eux. Ray ignore tout ça. Voilà pourquoi Tony nous rejoint à moto
quelques minutes après que le bus soit parti.

— Pour ne pas se faire voir des autres ?


Donna hoche la tête. Je soupire et pose enfin une dernière question :

— Si ce n’est pas conventionnel, pourquoi Tony va là-bas ? Il pourrait se contenter de financer le


centre sans s’y rendre, non ?
Donna se détache de la voiture et ajuste ses lunettes.

— Il va là-bas depuis un an.... Parce que c’est sa thérapie. Ça lui fait du bien. Il a l’impression qu’il
est encore rattaché à sa mère. Et parler avec ces enfants l’apaise et le calme pour un moment. Le psy
n’ayant servi à rien, il se contente de discuter avec les pensionnaires. Tony a peur qu’on se foute de lui en
sachant tout ça. Voilà pourquoi ça reste secret.

Donna s’interrompt et a l’air de réfléchir à tout ce qu’elle vient de m’avouer. Cette femme est un vrai
moulin à paroles, ce qui ne me dérange en rien au final. Oui, Tony se rend au centre pour parler à des
enfants, ceux qui ont pu vivre la même chose que lui. J’ai encore envie de demander à Donna si elle sait
pour l’enfance de Tony. Ça me démange vraiment. Mais encore une fois, je m’abstiens. Je laisse passer un
long moment en scrutant les étoiles. Waouh, ce mec est complètement bizarre dans sa façon d’agir. Il joue
les gros durs, mais à côté de ça, donne de l’argent pour ces personnes en difficulté et paie les bénévoles
pour qu’ils ne parlent pas de lui. Je n’arrive pas à le cerner. Une partie de moi l’admire, l’autre le déteste
à un point inimaginable.

— Je sais, c’est assez déroutant, reprend Donna. Mais depuis un an, Tony n’est plus le même. Combien
de fois Anna a pleuré parce qu’elle souhaite qu’il redevienne celui qu’elle a aimé. C’est très difficile
pour elle, tout comme pour Ayden, de voir Tony se détruire.

Oh, comme je peux comprendre ça ! Moi non plus je n’irais pas bien tant que je n’aurais pas retrouvé
la trace du gang de motards dont faisait partie ma mère. Je remercie Donna et elle prend congé, sans
oublier de me dire de l’appeler si j’ai besoin de quoi que ce soit. Elle est désolée pour mon père et
espère qu’il ira mieux.

Quelle journée !
Je me laisse tomber sur le canapé, mais avant que le sommeil ne m’envahisse je prends mon téléphone
dans ma poche. J’ai congédié Ayden de manière brutale ce soir à l’hôpital, alors qu’il s’est montré très
attentif, comme toujours. Oui, c’est un gars bien comme dit mon père, mais le fait qu’il fasse partie des
Rebel Bikers me plaît de moins en moins. Parfois, je me surprends à penser lui demander de choisir entre
ces motards et notre amitié. À défaut de ça, il commence à me donner des raisons de douter de lui, et ça
me fait peur. Pourtant je l’aime comme un frère.

— Allô ?

— Ayden. Salut, je ne te dérange pas ?


— Non.

Je me mords la lèvre. Merde, il faut que je cesse cette habitude. Cette Liz ne m’a pas ratée avec ce
coup de poing.
— Ayden... Je suis désolée, tu t’en doutes ?

Il ne répond pas, alors je reprends :

— Tu sais que je t’apprécie, mais avec tout ce qui est arrivé, j’ai besoin de réfléchir.

— Tu as fini ? assène-t-il brusquement.

J’inspire fortement. Mon cœur s’accélère. Je n’aime vraiment pas la tournure que prennent les
événements avec lui. Si je réponds oui, il mettra fin à la conversation. Alors je demande :
— Mon père dit que tu peux travailler au restaurant du coin en attendant qu’on répare le bar !

— Ouais, j’ai déjà bossé là-bas de toute façon.


— Je l’ignorais. C’est...

— Y a plein de choses que tu ignores. Et tu ne risques pas d’en savoir davantage puisque tu décides de
mettre de la distance entre nous.

Son ton est glacial, ça me fait vraiment mal. Je me surprends à tenir fermement le téléphone entre mes
mains. Je relâche la pression et réplique :
— Ne le prends pas contre toi, d’accord ? lui demandé-je.
— Peu importe. Je dois me rendre à une soirée étudiante, mais tu ne peux pas savoir ce que c’est,
puisque tu boycottes la fac. À plus.
Je reste bouche bée. Ai-je bien entendu ? Cette manière étrange de s’adresser à moi ? Il ose me lancer
une pique pareille et me raccrocher au nez ? Je balance mon téléphone sur la table basse avant que
l’envie ne me prenne de le rappeler et lui dire ce que je pense de son attitude. En me levant, j’ai un léger
vertige et je me souviens que je n’ai pas encore dîné. Il n’est que vingt-et-une heures et je suis éreintée.
Heureusement, je trouve de quoi me préparer un sandwich et je l’engloutis devant la télévision.
***
Le lendemain, je vais courir et m’arrête près du lac. Sur le ponton, je m’appuie contre la balustrade et
prie en silence. Pour ma mère d’abord, afin qu’elle m’aide à y voir plus clair. Pour mon frère ensuite, en
espérant qu’il aille bien et enfin, pour que mon père se remette de ses blessures rapidement. Le vent
chatouille mon visage en sueur et ça me fait du bien. Une fois que je me sens mieux, je retourne chez moi.
Déjà dix heures, je prends une douche et décide d’aller rendre visite à mon père. J’ouvre la porte pour
sortir de la maison et percute une masse dure. Le corps de Tony se dresse devant moi. Il me scrute d’un
air perdu. Se serait-il trompé d’endroit ? Le temps de réaliser sa présence, j’entends soudain :
— Est-ce que je peux entrer ?

Je fronce les sourcils. Quoi ? Mais qu’est-ce qu’il raconte ?

— Non, réponds-je comme si cela coulait de source. Tu n’es plus le bienvenu ici.

Il lève les yeux au ciel et reprend :

— Alors, est-ce que tu peux sortir ?

J’ai presque envie de rire tellement la situation paraît invraisemblable. Oui, c’est ça. Avec lui on ne
sait jamais sur quel pied danser. Il a déjà oublié l’épisode d’hier ? Il perd la mémoire en plus de changer
d’humeur toutes les cinq minutes ? Je referme la porte de chez moi puis me tourne vers lui. Il observe ma
lèvre, je regarde son nez et remarque un hématome. Je ne l’ai pas raté en lui donnant ce coup de poing et
tant mieux. Un sourire imprègne son visage. Donc ça l’amuse que nous soyons défigurés tous les deux ?
— Fous le camp d’ici, Tony !

Je sens toute la haine remonter en moi. Sa manière d’agir, ce qu’il a dit, j’aimerais lui rendre au
centuple. Que ça lui fasse mal. J’explose :

— Tu as un de ces putain de culot de rappliquer ici ! Après avoir envoyé mon père à l’hôpital, et ruiné
notre bar ! Tu nous as manqué de respect ! Tu sais ce que tu es ? Un bel enfoiré !
J’ai dit tout ça en martelant son torse de coups de poing, mais il finit par m’attraper par les poignets
qu’il relève au-dessus de ma tête. Il me fait reculer d’un pas et me plaque doucement contre la porte
d’entrée. Surprise et le souffle court, je cesse de parler et de me débattre. À sa merci, haletante et
hypnotisée par son regard. Je déteste ça. Il se penche vers mon visage, sans pour autant montrer qu’il veut
m’embrasser. Je tourne la tête, il garde une main sur mes poignets et pose l’autre sur mon menton afin que
je croise son regard.
— Calme-toi, murmure-t-il.

Mes yeux plantés dans les siens, je suis surprise par la douceur de sa voix. Il me prend toujours de
court quand il agit ainsi. Lorsque son agressivité ne ressort pas. J’ai tellement été habituée à cette façon
grotesque qu’il a de s’adresser à moi, que j’en reste perplexe. Il regarde encore ma lèvre inférieure,
passe son pouce sur ma blessure et je tressaille. Merde, heureusement qu’il me tient, sinon j’aurais déjà
fondu comme neige au soleil. Dans un chuchotement semblable à tout à l’heure, il reprend :
— Joli crochet du droit au fait. Tu ne m’as pas raté. OK, je te lâche, mais calme-toi.

En effet, il relâche la pression de sa main gauche qui retenait mes bras en l’air et je déclare :

— Ne me dis pas de me calmer, pas après tout ce que nous avons subi !

Je continue de respirer fort, en voulant oublier le contact de son pouce sur ma lèvre, stupéfaite qu’il ait
osé me toucher comme ça.

— Ne t’avise plus de poser les mains sur moi, compris ?

Je tente de paraître ferme, mais au fond de moi, je sais que ce contact a été agréable. Mais non, je ne
veux rien éprouver pour ce mec, à part une rancœur incommensurable. Pourtant, quand il m’a tenue de
manière à la fois douce et brutale, je jure qu’il s’est passé quelque chose dans tout mon corps.

— OK, je ne te toucherai plus. Mais il faut que tu saches que ce n’est pas moi.

Je fronce les sourcils, alors il reprend :


— Je tenais à te le dire.

Je l’observe une minute. Tony est grand, brun, cheveux décoiffés à cause de son casque et ça lui va
bien. Il porte son éternel blouson en cuir, un jean et un pull noir. Ce mec est à tomber, comme toujours.
Ses yeux ne me regardent pas comme d’habitude. Son regard a l’air plus doux. Aucune colère donc
aujourd’hui ? Ça me déstabilise vraiment. À nos engueulades, j’y suis habituée. Mais à ce regard, à cette
façon normale de me parler, beaucoup moins. Et il m’a touchée, bon sang !

— Ce n’est pas toi ? T’es en train de m’avouer que ce n’est pas toi qui as saccagé le bar ?
Un rire nerveux m’échappe. Il secoue la tête :
— Non, je n’ai pas saccagé le bar. Comment j’aurais pu ?

Mais je ne l’écoute pas et crie à nouveau :


— Tu te dis chef de gang et tu n’as même pas le cran d’assumer tes conneries ?

— Mais merde, réfléchis deux minutes au lieu de hurler ! À ce moment-là, je me trouvais avec toi dans
le bus !

Je marque un temps d’arrêt par rapport à ce qu’il vient de dire. Merde, c’est vrai. Quand j’ai reçu le
SMS d’Ayden, Tony était encore avec moi. Si en colère contre lui, je n’ai même pas pensé à cette
éventualité. Il est clair qu’il n’a pas pu agir. Ne voulant pas le laisser filer si facilement, je déclare tout
de même :

— Quelqu’un a commandité tout ça à ta place ! Ton gang ! Et c’est toi qui leur as demandé ! Et là, tu
vois, je n’ai aucun doute là-dessus !

Il soupire, visiblement agacé. Il se moque de moi ou quoi ? C’est moi qui dois être irritée, pas lui ! Je
crie de plus belle, j’ai l’impression de ne faire que ça, mais il me sort par les yeux à oser venir ici.

— Et alors quoi ? Tu croyais qu’il te suffirait de rappliquer en disant que t’étais blanc comme neige et
que j’allais te sauter dans les bras !? En plus, tu demandes à Anna de me casser la gueule ?

— Tu t’es jetée sur moi et je ne frappe pas les femmes. Nous les motards, respectons nos règles !

— Je m’en fiche de vos règles à la con ! Et vous avez agressé mon père ! C’est très grave et vous allez
payer Tony. D’une manière ou d’une autre !

Tony se penche légèrement vers moi et comme tout à l’heure, il parle d’une voix calme, mais presque
menaçante :

— C’est la dernière fois que je te le dis. Je ne sais pas qui a fait le coup, OK ? C’est sûr, tu n’es pas
obligée de me croire, mais en tant que chef de motards, s’il y a bien un truc qui me rebute, c’est le
mensonge.

Je me rappelle que c’est ce qu’il a affirmé à ce petit garçon, Andrew, je crois. Lorsque nous nous
trouvions au centre pour les enfants en difficulté. Il n’aime pas mentir. En pensant à ce centre, mon cœur
se serre, car je sais maintenant qu’il appartient à la mère de Tony. Voilà ce qui me rend folle ! Ce type a
la capacité de se montrer tel un ange puis de devenir un démon la seconde suivante. Et aujourd’hui, il a
l’air vraiment différent, encore une fois. Debout devant moi, à plaider non-coupable qu’espère-t-il ? Le
Tony que je connais s’en ficherait de tout ça, il serait sûrement en train de jubiler de son exploit avec ses
potes.
— Ça ne servait à rien de venir ici pour défendre ta cause. D’une façon ou d’une autre, tu es impliqué.
Il va pour ouvrir la bouche, mais je ne lui en laisse pas le temps :

— Écoute-moi bien ! Je vais remettre le bar à neuf. Il va renaître de ses cendres. Une fois les choses
remises en ordre, j’engagerai des gens plus grands que toi pour vous empêcher, toi et tes potes, d’y
rentrer !
Il me fixe, serre la mâchoire et sourit :

— Qu’est-ce que tu veux dire ? T’es en train de me menacer, là ?

Je croise les bras :


— Peut-être bien. Mais si tu as compris tout ce que j’ai dit et que tu ne te mesures pas à moi, tu n’as
pas besoin de prendre ça comme une menace.
Il se mord la lèvre, et plisse les yeux :

— Tu te crois de taille à m’affronter ? Ici, c’est notre ville, ceux qui se révoltent en payent le prix. Tu
n’as pas encore pigé ? Tout le monde a peur de nous !

— Pas moi.
Il a un rictus, fait un pas en avant et déclare :

— Fais attention. Ne me cherche pas trop.

Nous nous toisons pendant quelques secondes. Nos visages sont proches, je sens son parfum, je vois
dans le noir profond de ses yeux qu’il ne plaisante pas. Mais il doit lire dans les miens la colère que je
contiens. Soudain, je coupe cet échange en demandant :

— Pourquoi ? Pourquoi être ici alors qu’hier, près du bar, tu semblais à des années-lumière de
t’intéresser à ce que je pouvais ressentir ?

— C’est toujours le cas ! crie-t-il... Mais... Ayden m’a dit de venir ici. Il me saoule avec toi alors tu lui
diras que je suis passé, OK ?

Je reste hébétée qu’Ayden ait mis son grain de sel. Mais au fond, cela doit-il vraiment m’étonner ?
— Ça me fait chier qu’il ne puisse plus bosser au bar. Ayden ne mérite pas ça. Mais je vais éclaircir
cette histoire. Trouver le coupable. Pour lui, pas pour toi.
Il soupire, se passe une main dans les cheveux et finit par dire qu’il se fout de savoir si je le crois ou
non au final. Ce qui a le don de monter d’un cran mon seuil de colère. Alors qu’il me tourne le dos, je
parle assez fort pour qu’il entende :
— En tout cas, demander aux autres de te venger, tout ça parce que j’ai appris que ton oncle te battait
dans ton enfance, c’est vraiment dégueulasse !

Il se fige une seconde et se tourne vers moi. Mon cœur s’arrête. Il me jette un regard si mauvais que je
recule et m’adosse contre la porte de la maison. Je déteste Tony, mais lui rappeler un moment aussi
douloureux de sa jeunesse n’est pas la meilleure solution. Ça l’a traumatisé, je le sais. Ça et la mort de sa
mère. Je n’aurais pas dû évoquer ce triste souvenir et je le regrette aussitôt.
Alors que je crois qu’il va foncer sur moi pour me hurler dessus, en l’espace d’une seconde, il fait
demi-tour pour enfourcher sa moto. À la manière dont il détale, j’ai bien compris que mes mots l’ont
touché. Cet échange avec lui m’a épuisée. J’éprouve le besoin de m’asseoir sur la première marche des
escaliers tellement la situation m’a paru surréaliste. Tony dit que son gang est innocent bon sang !
Comment peut-il affirmer ça à part s’ils n’ont vraiment rien à se reprocher ? Mais hormis les motards, je
ne vois personne d’autre capable d’une chose pareille ! De plus, qui en voudrait à mon père ? Ray ? Non,
puisque Donna m’a certifié qu’ils n’étaient plus en froid tous les deux, même s’il semble toujours avoir
un problème avec moi. Alors qui, au final ?

La visite de Tony m’a encore plus perturbée. Dix minutes plus tard, je reçois un message de mon père
me demandant où je me trouve. Mince, j’ai oublié que je me rendais à l’hôpital. Où suis-je ?

Quelque part en train de chercher la vérité.



Chapitre 18 : Du baume au cœur

Je quitte la chambre d’hôpital, soulagée. Mon père pourra sortir demain matin, c’est une bonne
nouvelle. Nous avons bien discuté, il se remet de toute cette histoire, disant que ça ne lui fait pas peur.
Une fois sur pieds, il replongera dans le travail. J’admire sa force de caractère, je crois avoir hérité de la
même. Il ne sait pas qui l’a agressé et ne pense pas que ce soit les Rebel Bikers. Ça aurait été trop
flagrant, m’a-t-il affirmé. Mais alors qui, bon sang ? Le bar a été vandalisé suite au fait que j’ai mis Tony
en colère. Donc je n’arrive pas à me dire que c’est quelqu’un d’autre que les motards, à l’origine de tout
ça. C’est une trop grande coïncidence !

J’essaie de me vider toute cette histoire de la tête avant de devenir folle, quand en arrivant dans le hall
de l’hôpital, je vois Ayden sortir d’un ascenseur. Concentré, il lit un papier sans regarder où il va. Je
m’empresse d’aller à sa rencontre, malgré le fait qu’il ait été expéditif au téléphone hier soir. Mais je
dois l’avouer, je l’ai amplement mérité.

— Ayden !

Il stoppe net sa marche, surpris d’avoir entendu quelqu’un crier son nom. Lorsqu’il se tourne vers moi,
il range rapidement sa feuille et je constate ses yeux rougis. A-t-il pleuré ? Pourquoi ? À qui a-t-il rendu
visite ? Mon cœur se comprime de le voir dans cet état.
— Hey, qu’est-ce qui t’arrive ?

— Rien, c’est bon, Chloé. Lâche-moi.


Il fait demi-tour et sort de l’hôpital. Évidemment, je le suis et le rejoins tandis qu’il enfourche sa moto.
Avant qu’il ne mette son casque, je dis à nouveau :

— Je veux savoir ce qui t’arrive. Je peux t’aider à surmonter ça !


— Ah ouais ? C’est toujours toi qui dictes les règles, ou quoi ? Tu m’envoies chier quand il s’agit de
ton père... Et là tu joues les bons samaritains ?
Je reste une minute interdite et reprends :

— Je... C’est juste que... D’accord. Tu veux la vérité ? J’ai l’impression... J’ai l’impression que tu me
mens sur certaines choses. Que tu ne joues pas cartes sur table, tu vois ? Moi, je me suis confiée à toi, tu
en sais beaucoup me concernant et...
— Non, apparemment tu as oublié de me dire le truc le plus important : que tu avais perdu ta mère il y
a deux mois, par exemple.
Je me fige et le fixe pendant un temps indéterminé. Waouh, je ne m’attendais pas à ce qu’il me sorte ça
de cette façon. Mon cœur bat trop rapidement dans ma poitrine, je me sens mal tout à coup. Ayden soupire
et fronce les sourcils :

— Je le sais depuis un moment, mais... Mais je voulais te laisser du temps, je croyais que tu aurais
assez confiance en moi pour m’en parler. Apparemment, on peut vite s’attacher aux gens, comme on peut
en être déçu.

J’ai l’horrible sensation que l’air a quitté mes poumons. Il sait depuis le début ? Et il n’a jamais abordé
le sujet, attendant que ce soit moi qui en parle ? Je n’arrive pas à y croire. Avant de remettre son casque,
Ayden reprend d’une voix plus calme :

— Je pense qu’on devrait se laisser un peu du temps, Chloé. Je suis désolé pour ton père, pour le bar.
Vraiment. Et je peux t’assurer que ce n’est pas le gang qui est derrière tout ça.

Sous le choc qu’il sache au sujet de ma mère je n’arrive pas à répondre. Il poursuit :

— J’ai mené mon enquête. Ce soir-là, les motards se trouvaient tous en dehors de la ville. Ils m’ont
demandé de te le dire pour que tu les lâches avec ça. Sincèrement, je ne vois pas qui pourrait vous en
vouloir, à moins que cette attaque ne soit pas dirigée contre vous, mais contre...

Ayden s’arrête de parler, comme s’il avait eu une révélation. Pendant qu’il semble réfléchir, je crois
retrouver un peu de contenance. C’est le moment que je choisis pour répondre :

— Ayden, je suis désolée de ne rien t’avoir dit pour ma mère. À chaque fois, j’ai voulu... Je te jure,
mais c’était trop difficile. Pardonne-moi.

Ayden remet son casque et crie qu’il doit s’en aller. Je le regarde partir, le cœur au bord des lèvres.
***
Tout le long du trajet qui me ramène à la maison, je suis dépitée. Tout ce qui s’est passé en l’espace de
deux semaines me laisse sans voix. J’ai envie de partir, très loin. J’aimerais voir ma mère qu’elle me
dise que tout va s’arranger. Si j’arrivais à convaincre mon père de s’en aller quelque temps, ce serait
peut-être la solution. Le temps que tout se tasse autour de nous. Jusqu’à maintenant, j’ai pu supporter
beaucoup de choses, mais si Ayden me tourne définitivement le dos, ce sera trop dur. Il faut que je lui
parle. Pas tout de suite, mais un peu plus tard, dans la journée. Il a trop fait pour moi pour que je
l’abandonne alors qu’il ne semble pas aller bien. Voilà, c’est ça. Je lui donnerai rendez-vous et nous
discuterons de tout.

En approchant de la maison, je constate qu’une voiture que je ne connais pas est garée devant le
garage. Je soupire. Quoi encore ? Qui veut me parler ? Nous sommes dimanche bon sang, j’aimerais un
peu de répit après la visite surprise de ce cher Tony ce matin. Je coupe le contact en pensant toujours au
bar. Prochaine étape, installer des caméras de surveillance. Je sors de la voiture de mon père et la
personne qui est assise à l’intérieur de la sienne, ouvre sa portière. Oh mon Dieu. Je hurle :

— Saddy ! C’est pas vrai !

Elle se met elle aussi à pousser des cris aigus. Encore heureux qu’il n’y ait pas vraiment de voisins
tout près. Je la serre dans mes bras, tandis qu’elle me confie être ravie de me voir. Puis, j’aperçois une
deuxième silhouette sortir de la voiture. Je me fige parce que je ne peux pas y croire. Saddy reste à côté
de moi et me scrute, une main dans la mienne au cas où je tomberais dans les pommes. Il est venu. Sa
présence remplit mon cœur de joie. J’abandonne Saddy et me rue dans les bras de Tyler, mon frère.
Pendant combien de temps il me tient fermement ? Je l’ignore, mais je souhaiterais que ce moment dure
pour l’éternité.

Il sent mes cheveux, par habitude sans doute, allez savoir pourquoi. Et je le serre contre moi parce que
je ne désire pas qu’il s’en aille je veux qu’il reste à jamais. Il m’a trop manqué et je l’aime beaucoup
trop.

— Calme-toi, sœurette. Ça va. Ne pleure pas, me chuchote-t-il d’une voix douce.

Mais des tonnes de larmes que je ne contrôle plus se déversent sur mes joues. Parce que je me sens à
la fois triste, heureuse, énervée et fatiguée. Ces deux dernières semaines m’ont paru intenses et tous les
deux arrivent pile au bon moment, sans le savoir. Je me dégage de mon frère et regarde son manteau
trempé de larmes.

— Désolée, murmuré-je.

Il sourit. Le même sourire que ma mère et ça me fend le cœur. Il a ses magnifiques yeux bleus
également et ses cheveux blonds. Oh oui, il lui ressemble tellement que j’ai encore envie de pleurer. Mais
mon frère m’embrasse sur le front, puis passe son bras autour de mes épaules, et ça m’apaise.

— Papa m’a appelé. Nous n’étions pas en bons termes, mais finalement il a entrepris la démarche. J’ai
écouté tes messages, pardon de ne pas avoir répondu plus tôt. J’en ai parlé à cette folle, explique-t-il en
désignant Saddy d’un mouvement de tête.
— Donc, comme j’ai trois jours de vacances, poursuit-elle, il était normal que nous venions te voir !
Je l’observe. Grande, blonde, cheveux coupés carré et des yeux marrons pétillants. Elle respire la joie
de vivre, comme toujours. Heureuse, je les prends chacun par un bras en posant ma tête sur l’épaule
robuste de mon frère et nous rentrons dans la maison. Il n’y a vraiment rien de mieux que la famille. Un
soulagement m’envahit, parce que je sais que pendant trois jours tout ira bien.
***
Tyler a appelé mon père pour lui dire qu’ils étaient bien arrivés. J’ai donc appris que mon géniteur
savait, mais qu’il a gardé ça secret afin que la surprise soit réussie. Je donne une tape à Tyler sur son
bras quand il vient s’asseoir à côté de moi, à la table de la cuisine. Ce sont vraiment de petits
cachottiers !
Il est midi, nous avons commandé des pizzas et des boissons gazeuses. Je les supplie de me raconter
leur vie, j’ai incontestablement besoin de penser à autre chose. Saddy commence par les cours à la
faculté et je l’envie à chaque mot qu’elle énonce. Elle m’a même apporté quelques-uns de ses classeurs
pour que j’y jette un coup d’œil, ce qui me fait chaud au cœur. Nous entamons le dessert — une salade de
fruits que j’ai confectionnée pour l’occasion — et Tyler nous parle de son quotidien. Il est revenu dans
notre ancienne maison il y a une semaine pour récupérer des affaires, et finalement il y est resté. Avec son
meilleur ami Dean, ils font une espèce de colocation. Tous les deux aimeraient reprendre le magasin de
tatouages du père de Dean. Je trouve que c’est une bonne idée et souris. L’après-midi se déroule ainsi.
Nous nous racontons nos souvenirs. Bien évidemment, je dois à mon tour leur expliquer tout ce qui s’est
passé ici. Je n’omets aucun détail, évoquant même Ayden, Tony et Donna et le bar vandalisé.

— Des motards, hein ? me demande mon frère alors que le soleil se couche.

Nous sommes tous assis sur le canapé, prêts à regarder un film. Ces moments m’ont manqué. J’ai la
sensation d’être retournée chez moi l’espace de quelques instants, de retrouver nos habitudes.

— Ouais, dis-je un peu déboussolée. Reprendre le bar s’avère plus compliqué que prévu.

— Tu penses qu’ils ont fait le coup ? me demande Saddy.

Je reste une minute le regard dans le vide. Puis je fais non d’un signe de tête. Cet idiot de Tony a
d’abord réussi à me faire douter, puis Ayden ce matin a confirmé tout ça.

— Allez, on le mate ce film ? Passe-moi les chips Ty, s’il te plaît.


Mon frère s’exécute, mais je vois bien qu’il cogite. Il pense à quelque chose et je ne suis pas certaine
d’apprécier ça. Tyler a toujours été un bagarreur. À l’école, personne ne me touchait parce que tout le
monde avait peur de lui. Il suffisait que je lui dise qui m’embêtait pour qu’il donne une bonne leçon aux
autres. Est-ce que j’ai bien fait d’évoquer les Rebel Bikers devant lui ? Ça aussi j’en doute. Saddy a l’air
pensive également. Mais quand je l’entends rire en regardant la télévision, mon cœur se remplit de joie et
je ne peux que l’imiter. Choisissant de profiter de l’instant présent, je préfère laisser les problèmes de
côté. Du moins, pour ce soir.
***
Le lendemain, je décide d’emmener Saddy visiter la faculté. Après tout, je ne l’ai jamais vue non plus.
Ce matin, mes invités surprise ont dormi à cause du long trajet effectué la veille. J’en ai donc profité pour
aller courir tranquillement. Au moment de partir tous les trois, Tyler me demande de le déposer en ville
vu que les études très peu pour lui. Oui ça, j’ai remarqué. Avant même d’entrer au lycée, on savait tous
qu’il n’irait pas à la faculté, perdre son temps, comme il disait. Je le laisse donc livré à lui-même, parce
qu’il en a l’habitude. Ça a toujours été sa façon de vivre. Une fois que je lui ai montré où se situe la
librairie, nous nous promettons de nous rejoindre devant pour aller déjeuner ensuite. J’aimerais les
emmener au restaurant que m’a fait découvrir Ayden. Lui aussi je compte l’inviter d’ailleurs. Il faut que
nous parlions. Il fait partie de ma vie désormais, il n’y a qu’en sa présence que je me sens bien. Nous
avons des différends, mais nous les réglerons et ça ira. De plus, Saddy et Tyler seraient ravis de le
connaître.
***
La faculté est gigantesque et, bien que ce soit une petite ville, elle compte beaucoup d’étudiants. Mais
ça, je m’en suis doutée en les voyant tous venir au Seventee’s. Saddy semble dans son élément et me dit
plusieurs fois que je devrais m’inscrire, maintenant que nous avons ouvert le bar. Au détour d’un couloir
qui nous ramène vers le rez-de-chaussée, je lui explique que je vais d’abord le rénover et qu’ensuite,
peut-être, avec l’accord de mon père, j’envisagerais quelque chose ici. Les cours de littérature anglaise y
sont aussi proposés. En tout cas, toute l’architecture un peu ancestrale me plaît beaucoup.
En arrivant devant des escaliers qui nous mènent vers le parking, plusieurs affiches sur un mur attirent
l’œil de Saddy.

— Oh ça c’est génial, il y a une fête ce soir !

Je l’arrête tout de suite en lui disant qu’il n’y a pas moyen qu’on se rende là-bas. Avant peut-être, mais
je n’ai plus le cœur à ça désormais.

— Allez, Chloé ! C’est rare que je sois ici ! Ça remonte à quand la dernière fois où tu es allée
t’amuser, hein ? Tu mérites de souffler un peu, non ?

Je lève les yeux au ciel et penche la tête sur le côté :


— Saddy, nous connaissons déjà ce genre de fêtes ! De l’alcool, des mecs bourrés et des filles qui ne
savent plus comment elles s’appellent au bout de dix minutes.

Elle sourit et pose ses mains sur mes épaules.


— Ce soir, on sort ma belle. Pas de discussions.
Je souffle et une idée me vient en tête :

— OK, si tu y tiens. Mais j’ai quelque chose à te demander en échange. Demain, il faut que je
t’emmène au bar et qu’on nettoie un peu tout ça, OK ?
— Pas de problème. J’ai hâte que tu me montres où vous travaillez de toute façon.
Je souris et la remercie, avant de poursuivre :

— Bon, maintenant allons voir si mon cher ex-ami veut se joindre à nous pour déjeuner.
Nous nous dirigeons vers le bâtiment que m’a indiqué mon père. La confrérie. Génial. Tout ce que je
déteste, et c’est obligatoirement ce qu’il y aura ce soir à la fête. Nous cherchons la chambre numéro trois
cent sept, qui se situe à l’étage d’après le plan à l’entrée du bâtiment. Nous ne croisons principalement
que des mecs, qui nous reluquent sans ménagement. Je laisse Saddy parler avec deux d’entre eux et
marche dans le couloir, jusqu’à arriver devant la chambre. Il est onze heures trente, je frappe trois petits
coups et j’espère qu’Ayden est là, et qu’il ne vit pas avec un colocataire bizarre. Je crois entendre des
bruits et des cris à l’intérieur. Soudain, la porte s’ouvre brusquement et je tombe nez à nez avec Tony.
Plus exactement, le torse nu de Tony se dresse devant moi, une serviette blanche nouée autour de la taille.
Je ne peux m’empêcher de le regarder de la tête aux pieds. Tous ses tatouages, je les connais par cœur
maintenant. Tout comme moi, il a les yeux écarquillés de surprise. Mais il se reprend très vite :

— Putain, mais tu es encore là, toi ?

Mon esprit retourne dans mon corps. Tony et sa manière délicieuse de s’adresser à moi. Je me rends
compte que j’avais la bouche ouverte pendant que je le regardais. Tout me revient en mémoire. Sa façon
de m’avoir agrippée les poignets au-dessus de la tête, son souffle, son pouce qui effleure ma joue. Et cette
fois-là, lors de la tempête, où je l’ai vu également à moitié habillé. C’est trop de souvenirs. Je bégaie :

— Euh... Je... Euh...


— Dépêche, je n’ai pas la journée. T’es là pour me menacer, encore ?

Je relève la tête et parviens à le regarder dans les yeux. C’est la première fois que je perds de ma
contenance aussi vite devant lui. Mais avec ce corps parfait, il y a de quoi, non ? Il me fixe intensément,
attendant probablement que je continue les hostilités. Puis il se racle la gorge bien fort pour montrer son
impatience.
— Non... Non, je cherche Ayden. J’ai dû me tromper, euh...

Il se tourne sans refermer la porte et j’admire encore son tatouage dans son dos musclé. Cette fameuse
croix gothique qui descend jusque vers ses reins. Ce tatouage est tout simplement impressionnant. Je
secoue la tête pour enlever cette image sublime de lui. Tony disparaît dans une autre salle que compose la
chambre. Immense, on dirait presque un mini appartement. J’entends des voix et Ayden apparaît quelques
instants plus tard. Torse nu et un bas de jogging gris. Je ne peux détacher mon regard de son corps. Il est
encore plus travaillé que celui de Tony. Évidemment, ses tatouages me sautent aux yeux. Il en a sur les
bras, ça je le savais déjà. Mais un énorme attire mon attention. Un énorme faucon en noir et blanc, les
ailes ouvertes, prêt à décoller, est dessiné sur son torse, allant d’une épaule à l’autre. La précision et la
beauté du dessin me laissent sans voix.
Cependant, quelque chose me frappe. J’en ai déjà vu un semblable, mais où ? Ayden met un t-shirt
rapidement, mal à l’aise que j’observe son œuvre. Son attitude interrompt mes pensées.
— Chloé ? Qu’est-ce que tu fous là ?

Comme hier, il n’a pas l’air d’aller bien.

— Tu partages ta chambre avec Tony ?


Ayden referme la porte derrière lui pendant que je fantasme encore sur le corps sublime du mec que je
déteste le plus au monde. Et merde, j’ai dit sublime ? Penser ainsi va à l’encontre de mes principes. Et
avec Ayden qui se porte comme un charme également, je ne sais plus où donner de la tête avec ces deux-
là.

— Ouais, bon... Alors pourquoi tu voulais me voir ?


— Oui, pour que tu saches que je regrette, d’accord ? Voir mon père allongé dans ce lit, ça m’a
chamboulée. Ça m’a fait penser à des mauvais souvenirs. À ma mère, comme tu l’as si gentiment évoqué
hier.
Il fronce les sourcils et se passe une main dans ses cheveux.

— Je suis un peu tendu ces derniers temps. Rien à voir avec toi... Désolé de m’être montré aussi con.
La manière dont j’ai parlé de ta mère et le fait que tu n’allais pas à la fac, c’était vraiment débile.

Je pince les lèvres et dis à mon tour :

— Que tu veuilles rester à l’hôpital était gentil, Ayden. C’est ma faute, excuse-moi et je comprends que
mon attitude ait pu te blesser.

Il sourit à demi et me donne un petit coup de poing sur l’épaule.

— Bon, on ne va pas chialer non plus, hein ?


Je secoue la tête en riant, puis je me jette dans ses bras. Surpris, comme d’habitude, il attend quelques
instants et resserre son étreinte.

— Putain, t’as foutu une raclée à Tony. Les autres en parlent encore ! Ils savaient que t’avais du
caractère, mais là...
Je me dégage de son corps, et dis doucement :
— Pour canaliser ma peine, suite à la mort de ma mère... j’ai pris des cours de boxe de manière
intensive. Ça m’a vraiment aidée à sortir toute la rage et la tristesse que j’accumule depuis...

Les mots se perdent dans ma gorge, Ayden me caresse le bras avant de dire :
— Je suppose que je n’ai pas intérêt à trop te chercher, alors !
Je souris et enchaîne, histoire de ne pas pleurer devant lui :

— Ma meilleure amie et mon frère sont là. Viens déjeuner avec nous dans le restaurant où nous
sommes allés la dernière fois.

— Chloé, j’ai plein de...

— Non, non. Tu viens, un point c’est tout. Ensuite, je discuterai avec toi de ma mère. Elle était
motarde, elle aussi, tu sais !

Ayden pâlit à cette évocation. Soudain, le regard fuyant, c’est comme s’il paraissait à nouveau mal à
l’aise. Il se racle la gorge, puis accepte de se joindre à nous pour aller déjeuner. Je le prends par la main,
non sans trouver son attitude étrange, et nous descendons les escaliers ensemble. Dans la pièce aménagée
comme un salon, Saddy est assise sur un canapé, entourée de trois garçons. Elle n’en rate pas une !
— Saddy, on y va ! lui lancé-je en souriant.

Elle capte le regard d’Ayden et je crois qu’elle va lui sauter dessus. Évidemment. Congédiant ses trois
prétendants, la voilà sur pieds en deux secondes et se présente.
— Coucou. Je m’appelle Saddy. Ayden, je suppose ?

Il va pour lui serrer la main, mais elle se penche vers lui et l’embrasse sur la joue.

— Pas de manières avec moi, beau gosse. Bon, ça m’a ouvert l’appétit tout ça ! C’est parti !

Elle fait signe à Ayden de passer devant nous et je sais que c’est délibérément pour mater ses fesses.
Saddy m’adresse un sourire satisfait.

Avant de sortir du bâtiment qui abrite la confrérie, j’ignore pourquoi, mais je relève la tête et tombe
sur Tony qui nous observe depuis le haut des escaliers. Il a l’air... triste ? Mais pourquoi encore, bon
sang ? Je sais que son âme est torturée, mais il a refusé mon aide, cette fois-là, le jour de la tempête, alors
que nous pourrions discuter de tellement de choses lui et moi. Au lieu de ça, il m’agresse avec des mots
tandis que je le frappe avec mon poing. Soudain, je sens mon téléphone vibrer dans ma poche et quitte
des yeux Tony. À ma grande surprise, le message vient de lui : attention, les apparences sont parfois
trompeuses.
— Chloé, tu rappliques, là ?

La voix de Saddy me fait lever la tête de mon écran. Je regarde vers les escaliers, mais Tony a disparu.
De quoi parle-t-il ?

Chapitre 19 : Le Piège

Alors que je croyais passer un agréable moment avec toutes les personnes qui me tiennent à cœur, me
voilà en colère. Premièrement, mon frère n’était pas au lieu de rendez-vous pour déjeuner à midi. Nous
l’avons attendu, il ne s’est jamais pointé en plus de ne pas répondre au téléphone. Tyler reste si
imprévisible que je me jure de l’étrangler ce soir, quand je reviendrai de la librairie. Deuxièmement,
Ayden et Saddy. Je grince presque des dents en rangeant les livres que m’a confiés Donna. Ils se sont bien
entendus tous les deux. Un peu trop bien même et ça ne m’a pas plu du tout. Pourquoi ? Je n’en sais rien.
Peut-être parce que je venais à peine de retrouver mon ami après avoir failli ruiner notre relation. Peut-
être parce que je voulais profiter de Saddy, mais qu’elle n’a eu d’yeux que pour Ayden ? J’aime vraiment
beaucoup ces deux-là, mais je les aime surtout lorsqu’ils sont éloignés l’un de l’autre. Il est dix-huit
heures et mon travail à la librairie s’achève. À l’accueil, Donna n’est pas là et la porte d’entrée s’ouvre.

Tony lève les yeux au ciel en me voyant. Surprise, je le regarde en tentant d’oublier cette image de lui
torse nu, ce matin à la confrérie.

— Je veux voir Donna, elle doit me refiler un livre.


Aucun bonsoir, bien entendu, c’est Tony. J’ai envie de rire, mais je m’abstiens. Imaginer Tony avec des
bouquins, étudier à la fac, c’est bizarre. D’ailleurs, tous les motards doivent faire des études. Au final, ce
sont des personnes comme tout le monde, qui veulent juste faire preuve d’autorité et se donner un genre.
— J'ignore où elle se trouve, je l'attends.

J’ai parlé en lui tournant le dos. Mais je me souviens de son message et lui fais face :
— Quelles apparences sont parfois trompeuses ?

Tony plisse les yeux et soupire :


— Ayden et toi semblez vous apprécier. Mais, tu ne connais pas sa vie, ce qu’il a enduré. Je suppose
qu’il ne t’a jamais parlé de son passé ?
Je dévisage Tony une minute, essayant de comprendre où il veut en venir.

— Tu es en train de me mettre en garde contre Ayden ? C’est de lui que je dois me méfier ?
— Je dis juste que... Ayden a tendance à vouloir se faire pardonner des fautes commises par les autres.
C’est mon pote et ça me ferait chier qu’il souffre.

Encore une fois, je réfléchis puis lui demande pourquoi ce serait le cas. Tony va pour ouvrir la bouche
quand j’entends derrière moi la voix de Donna le saluer. Je jure intérieurement. Tony récupère le livre
qu’elle lui donne et sans rien rajouter, il quitte la librairie. OK, ce n’est pas comme si nous étions en
pleine conversation intéressante. Ce mec me met les nerfs à rude épreuve. Je me tourne vers Donna et lui
tends la fiche que je remplis tous les jours.

— Voilà, j’ai fini. Dis-moi, tu es déjà allée à des fêtes étudiantes ?

Donna fronce les sourcils :


— J’ai l’air si vieille que ça ?

J’ouvre les yeux, confuse.


— Non, non, je... Euh, décidément...

Donna rigole, passe devant le comptoir et met son manteau.

— J’ai vingt-cinq ans, Tony en a vingt-deux, et Mickaël dix-neuf. Vu qu’ils sont souvent éméchés, il
m’arrive de les récupérer là-bas.

Je souris face à ses aveux.


— On y va ? me demande Donna.

Nous nous dirigeons jusqu’à sa voiture. À dix-huit heures, les commerces sont encore ouverts pour la
plupart, les rues bondées de monde. Les fêtes de Noël approchent également. Ce sera le premier sans ma
mère. Je ne sais même pas si mon père a prévu quelque chose cette année. Avec tout ce qui est arrivé,
nous n’en avons pas du tout discuté. Je raconte à Donna que Tyler et Saddy me rendent visite et que cette
dernière souhaite aller à une fête ce soir, d’où ma demande de tout à l’heure.

— Ah, les bonnes vieilles soirées étudiantes ! Saddy et ton frère restent sagement à la maison en
attendant ?
Je grimace. Ma meilleure amie m’a envoyé un message dans l’après-midi m’informant se balader avec
Ayden. Les imaginer tous les deux me rend folle. À coup sûr, elle l’a invité ce soir.
— Je n’ai pas de nouvelles de mon frère depuis midi. Mais ça lui ressemble tellement d’agir en
solitaire ! Pour Saddy, elle doit sûrement profiter encore avec Ayden.

— Ah, Ayden est un bourreau des cœurs. Il a l’air si mystérieux ! C’est le seul de la bande de motards
dont j’ignore où vit sa famille. Il n’en a jamais parlé.

Ah oui ? Donna l’informatrice attitrée ne sait rien d’Ayden ? Ça pour un scoop !


— Quant à ton frère, ne t’inquiète pas.

Je lui souris et la remercie. Sur le trajet, nous discutons encore un peu de la journée. Puis en arrivant à
la maison, je passe un coup de fil à mon père pour l’informer que je le récupère demain matin à l’hôpital.
Inutile de lui mentionner que Tyler est aux abonnés absents, ça l’inquiéterait. Pourtant, une fois retrouvé,
il va m’entendre celui-là. Un grand nettoyage s’impose après la venue de mes invités surprise. Je m’y
attelle sérieusement, ayant un grand besoin de me défouler. En même temps, je pense à Ayden. Je lui dois
tout, vraiment. Mais la remarque de Tony me fait encore réfléchir à son sujet.

Et aujourd’hui, après sa rencontre avec Saddy qui le matait sans scrupules, je me rends compte que je
tiens à Ayden. Oui, mais de quelle façon ? Cela reste à voir. Et Tony ? Que penser de lui ? Si seulement
j’ai pu finir ma conversation, tout à l’heure, à la librairie ! Je tente de l’appeler, mais il ne répond pas.
Ben voyons, cela lui demanderait trop d’effort !
Le cerveau en ébullition, je décide finalement de sortir de la maison. Oui, voilà j’ai besoin de faire
quelque chose d’utile. Avant de démarrer la voiture de mon père, je remarque l’appel d’Ayden sur mon
téléphone et préfère ne pas y prêter attention. Qu’il reste s’amuser avec Saddy si cela lui chante. Je me
dirige vers le bar, plus tôt je commencerai les travaux, mieux ce sera. C’est le cœur serré que je me rends
là-bas. Penser que mon père s’y est fait agresser me met dans tous mes états. Me voilà une vraie boule de
nerfs aujourd’hui. La faute à qui, on se le demande !
J’arrive enfin au Seventee’s, pour constater que rien n’a changé. Il y a seulement une banderole jaune
de la police interdisant l’accès au bar, que j’arrache. Beaucoup de débris gisent encore sur le sol et je
ressens une profonde tristesse pour mon père. Toutefois, regonflée à bloc, je prends mon courage à deux
mains. Oui, autant commencer tout de suite.
***
Mon téléphone sonne. Depuis le fond de la salle où je me trouve, je le cherche des yeux. Introuvable.
Tant pis, un peu de calme rien de mieux. Quelle heure est-il ? Je l’ignore. Toute mon énergie est passée
dans ma volonté de tout ranger. Je souffle un coup, un quart de la pièce ressemble à quelque chose, mais
je ne perds pas courage. Un tas de chaises cassées est rassemblé dans un coin sur l’estrade. Des tables
sont juchées près du comptoir. Celles qui ne sont pas abîmées je les ai remises en place. Je passe encore
le balai, puis m’assois épuisée. Cela va prendre plus de temps que prévu. En silence, je maudis ceux qui
ont saccagé le Seventee’s.

— Waouh ! Il y a pas mal de boulot, on dirait !


Je me tourne vivement vers cette voix que je connais si bien. Au milieu du bar, Tony m’observe. Plus
beau que jamais. Mes yeux le détaillent encore en partant de ses pieds. Ses éternelles boots, un jean noir
qui lui galbe les jambes, un gros pull et une nouvelle veste en cuir. Je reste muette quelques secondes,
puis parviens à croiser son regard. D’un ton cynique, je déclare :

— Je t’ai beaucoup trop vu aujourd’hui.


Il lève un sourcil et je reprends :

— Mais c’est vrai, les coupables reviennent toujours sur le lieu du crime.
Je veux le provoquer encore un peu. Mais il n’a pas l’air de m’écouter. Il examine les alentours,
comme d’habitude. Je crois déceler sur son visage une once de tristesse. Merde, il doit penser à sa mère.
Bien qu’il m’énerve, je suis prête à lui proposer de sortir si c’est trop pénible pour lui, quand je
l’entends décréter :

— Donc tu penses toujours qu’on a fait le coup ?

Je ne réponds pas et préfère continuer de ranger.

— Je te plains de devoir nettoyer tout ce bordel.


Je fais valser une chaise vers lui, il s’écarte de justesse pour ne pas se la prendre en plein dans les
jambes. Un sourire s’affiche sur son visage. Alors je crie :

— Si tu ne viens pas pour m’aider, sors d’ici ! Allez, va-t’en !

Je le contourne, mais il m’arrête de sa main. L’espace d’une minute, nous nous jaugeons du regard. J’ai
le souffle court, comme hier quand il m’a touchée à la maison. Cette sensation m’inquiète vraiment, parce
que c’est comme si des milliers de petits papillons me traversaient le corps. Il sait qu’il ne doit plus se
permettre ce geste pourtant il a recommencé. À quoi s’attend-il ? À ce que je le gifle ? À ce que je lui
donne encore un coup de poing, merde je n’hésiterais pas. Sa main toujours posée sur mon bras, il me
défie de m’en prendre à lui. Je retrouve enfin mon souffle et lance :
— Il faut que je rentre. Mon frère doit me chercher. Je ne l’ai pas vu de l’après-midi.

— Tu crois que je n’ai pas remarqué comment tu m’as reluqué quand tu es venue voir Ayden dans notre
chambre, ce matin ?
Quoi ? Il passe du coq à l’âne, là ! Et puis, il a parlé d’une voix si sensuelle que je sens mon cœur
s’arrêter. Doucement, Tony me relâche le bras et va s’adosser contre le comptoir les deux bras ballants
posés dessus. Il m’observe. Je contrôle ma respiration, car il ne faut pas que mes émotions prennent le
dessus. Parce que je me rends compte que si je me laisse aller, mon cœur me dictera autre chose que mon
corps.

— Ce matin, j’ai juste été surprise de tomber sur toi, je n’ai...


— Les yeux ne trompent pas. Et les tiens au passage, sont magnifiques.
Je serre la mâchoire et déglutis.

— Tu as fumé quoi avant de venir ici ? Comment tu savais que je me trouvais là, d’ailleurs ?
Tony s’humecte les lèvres, chose que je ne peux pas éviter de remarquer, puis répond en regardant en
l’air :

— Je sais tout. N’importe quand, Chloé.


C’est la première fois que je l’entends énoncer mon prénom. Je n’en reviens pas, il l’a dit d’une façon
presque érotique. Avec un sourire aguicheur en prime. Et j’ai juste envie d’une chose, foncer vers lui, le
supplier de le murmurer encore. Je secoue la tête, je dois être dans un cauchemar, oui c’est ça. Peut-être
dans la quatrième dimension, ou en enfer. Putain, mais qu’est-ce qui lui arrive ? Ce n’est pas la première
fois que je fantasme sur Tony. Il faut que je retrouve mes esprits, parce que ses compliments sonnent faux.
Alors pourquoi agir ainsi ce soir ?

Son regard croise le mien. Il doit comprendre que je ne capte rien à tout ce qu’il raconte.

— Bah quoi, t’as perdu ta langue ? demande-t-il. On peut essayer de la retrouver tous les deux si tu
veux.

Merde, il a vraiment dit ça ! Et j’ai l’impression de voir une énième facette de Tony encore une fois. Je
n’en reviens tout simplement pas.

— Non, je n’ai pas perdu ma langue, mais arrête ça ! J’ignore ce qui t’arrive. Et je ne sais pas non plus
pourquoi tu me parles !

Tony sort une cigarette de sa poche, mais la fait rouler entre ses doigts au lieu de l’allumer.

— Nous avons des choses en commun, toi et moi, lance-t-il soudain.

Je place mes mains sur mes hanches, exaspérée de la situation.


— Une aversion non dissimulée l’un pour l’autre ? En effet.

Encore une fois, il affiche ce sourire qui le rend vraiment séduisant. Il me trouble avec son attitude, ça
cache quelque chose.
— Je dois retrouver mon frère, je n’ai pas le temps pour tes conneries, rétorqué-je.

Ramassant le balai, et dos à lui, je lui somme encore une fois de s’en aller, quand il lâche :
— Dis-moi comment tu as perdu ta mère.
Je me fige et manque de m’étouffer. Quoi ? Est-ce qu’il vient réellement de me demander ça ? Je n’ose
toujours pas me retourner, choquée. Je serre le balai dans ma main, sentant mon cœur battre la chamade.
Dans mon dos, j’entends encore sa voix s’élever dans les airs :
— C’est cette chose-là, que nous avons en commun. La mort de notre mère à tous les deux.

Mon sang ne fait qu’un tour. Je garde la disparition de ma mère bien ancrée dans mon cœur et qu’il en
parle comme ça, sans que je ne lui en donne l’autorisation me met hors de moi. Peut-être que s’il n’y avait
pas eu cette histoire de bar saccagé, peut-être que s’il ne m’avait pas menacée dans le bus, ou encore
rejetée lors de la tempête, nous aurions pu avoir cette conversation. Mais là, partager ça avec lui, hors de
question. Je me tourne enfin, décidée à ce qu’il me laisse tranquille :

— Laisse tomber. Tu l’as dit toi-même, nous ne sommes pas amis. Alors, arrête de te foutre de ma
gueule, compris ? Surtout sur un sujet aussi sensible que celui-là !

Il s’approche de moi et, surprise, mon cœur s’emballe. Mes sentiments face à lui me déroutent oscillant
d’une émotion à une autre. Curieuse face à ses intentions, je l’observe. Un duvet de barbe naissante
encadre sa mâchoire carrée. Tony range la cigarette qu’il tenait derrière son oreille, les lumières
tamisées de la pièce faisant reluire ses yeux noirs.

— Je ne me fous pas de toi, contrairement à ce que tu peux penser. Tu es la seule qui en connaît autant
sur moi. Enfin, Donna aussi, cette pipelette sait beaucoup de choses me concernant, affirme-t-il en
fronçant les sourcils.

Puis, sans me quitter du regard, il reprend :

— Tu as du caractère et j’aime ça. Je n’ai jamais autant... détesté et désiré quelqu’un. Voilà pourquoi je
me montre désagréable avec toi, pour faire en sorte que tu me détestes, parce que c’est plus facile quand
c’est comme ça.

Je recule un peu, sans le quitter des yeux. Comment peut-il me révéler tout ça ?

— Qu’est-ce que tu cherches, à la fin ? Va-t’en, c’est la dernière fois que je te le demande, Tony.

Je prends à nouveau mon balai et me mets à ramasser quelques débris çà et là. En oubliant sa présence,
tentant de ne pas laisser le trouble m’envahir. Il n’y a aucun sens dans ce qu’il affirme depuis tout à
l’heure. Soudain, je l’entends murmurer :
— Tu trouves ça incroyable ce que je dis ? Ou tu as plutôt peur de ce qui pourrait se passer entre
nous ?
Je me tourne à nouveau vers lui :

— Mais de quoi parles-tu, à la fin ? Tu sors avec Anna en plus !


Il sourit, et comme je ne veux plus fixer son visage, je me détourne ne supportant plus le regard qu’il
porte sur moi. C’est trop intense, trop incroyable, trop... Qu’est-ce qui lui prend ce soir ? Je me pince
l’arête du nez avec le pouce et l’index puis me tourne vers lui à nouveau. Surprise, je recule d’un pas en
constatant qu’il se trouve juste en face de moi. Ma bouche s’ouvre pour dire quelque chose, mais je n’y
parviens pas tout de suite. J’inspire profondément et arrive enfin à parler :
— Je dois retourner chez moi pour savoir si mon frère va bien.

Je baisse les yeux vers le sol, complètement perdue. Il doit le remarquer, car doucement, il pose ses
doigts sous mon menton qu’il soulève :

— Chloé, je ne suis pas si méchant que ça, tu sais. Seulement tu ne m’as pas laissé l’occasion de...

Ah non, cette fois, il ne va pas m’avoir. Je me dégage de ses doigts et crie :


— Tu t’es toujours montré hostile envers moi, alors ne me raconte pas d’histoires ! Pourquoi paraître
gentil tout à coup ? Ça ne te ressemble pas ! Tu as piqué une crise parce que je t’ai surpris avec ce petit
garçon au centre et là... Et là tu veux me faire croire que t’as envie de te confier ?
Tony inspire, caresse ma joue, ce qui me provoque un drôle d’effet. Il m’observe de la tête aux pieds et
je me sens rougir.

Et merde. Pas encore !

— Ce jour-là, au centre, tu as vu chez moi un côté de ma personnalité que personne ne connaît.

— En effet, ce jour-là, tu paraissais être quelqu’un de bien.


Tony sourit. Ah, ce sourire ! Non, non, ne pas penser comme ça. Il retire sa main de ma joue et mon
corps se glace. Sa chaleur me manque.

— Tu as quand même eu un sacré culot de me dire que j’étais sans cœur le jour où je déjeunais avec
Ayden. Mais c’est vrai, tu sais ce que je ressens parce que... nous avons perdu l’être qu’on aimait le plus
sur terre.

S’il continue, je vais lui foutre un second coup de poing dans la mâchoire. C’est avec Ayden que j’ai
envie d’évoquer ma tristesse, pas avec Tony. Je ne veux plus rien savoir de lui.
— Tu te prends pour qui pour parler d’elle, hein ? Je te l’interdis, compris ? Tu n’es personne, Tony. À
mes yeux, tu n’es rien !

Je renifle, les larmes se faisant sentir. Comment Tony peut-il oser débarquer ici et lâcher ma mère dans
la conversation ? Il me perturbe beaucoup trop ce soir. Je ne sais plus où j’en suis, je ne sais plus ce que
je dis. Je le veux près de moi tout autant que je le déteste ! Et cette emprise qu’il maîtrise, dont je
n’imaginais pas l’ampleur, c’est perturbant, complètement à l’opposé de ce que je devrais ressentir. Dans
un accès de colère, je lance :
— Je me tire, puisque tu ne veux pas bouger !
— Attends, Chloé !

Encore une fois, il me barre la route en se plaçant devant moi. Mais fini de jouer. Je croise les bras :
— Arrête ça, Tony ! Depuis tout à l’heure tu m’empêches de partir. Laisse-moi passer !

Il baisse les yeux à son tour, puis ébouriffe ses cheveux rebelles. Fronçant les sourcils, il me regarde.
— Je sais que tous les deux on a commencé du mauvais pied.

Je me racle la gorge :

— OK, c’est ma faute, reprend-il. Strictement de ma faute.


— Cool, nous voilà enfin d’accord, répliqué-je en soupirant.

Tony esquisse un sourire. Waouh, j’ai l’impression que la pièce s’illumine encore plus. Soudain,
quelque chose vibre dans sa poche : son téléphone. Il le consulte et un rictus fend son visage. Ses yeux
rencontrent les miens et une drôle de lueur traverse les siens. Là encore, il a changé d’expression.

— C’est bon, j’ai obtenu ce que je voulais. Tu peux rejoindre Tyler qui t’attend chez toi maintenant.
Hébétée, je regarde Tony en fronçant les sourcils. Qu’est-ce qu’il vient de dire ? Je n’ai jamais dit
comment s’appelle mon frère.

D’où le connaît-il ?

Chapitre 20 : L’affrontement (partie 1)

J’attends une minute, le souffle court, réfléchissant à toute vitesse. À aucun moment, le nom de Tyler
n’est sorti de ma bouche. Comment Tony peut-il le connaître ? Je déglutis, la gorge sèche et la voix
presque tremblante, je demande :
— Pourquoi est-ce que tu me parles de Tyler ?
Tony a un rictus et il répond :

— Tu veux que je te raconte une histoire ? Il était une fois, une pétasse qui se prenait pour une rebelle,
dans une ville qui ne lui appartenait pas. Elle crut qu’elle pouvait faire ce qu’elle désirait, sans qu’il n’y
ait de conséquences.
Ahurie, je reste plantée là, à le regarder. Il s’agit d’une blague ? Je ne comprends plus rien. Tony passe
du mec gentil, faisant des compliments à… cet enfoiré ? Tout ce qu’il a dit tout à l’heure n’est que
mensonges ? Il n’a raconté que des conneries ? Furieuse, j’essaie de m’enfuir, mais il me plaque contre
une des colonnes que compose le bar. Son bras est replié et forme un angle droit juste sous ma gorge, sans
pour autant m’étrangler. Je ne bouge plus, je le laisse me dominer de toute sa hauteur en me mordant la
lèvre. Au moindre geste, il va encore plus s’énerver. J’aurais dû partir plus tôt, écouter mon instinct qui
me disait de m’en aller depuis tout à l’heure.

— Ça a été tellement facile de t’attendrir, Chloé. Il a suffi que je murmure ton prénom. Ajouté à ça,
quelques compliments et, pour finir, mettre le sujet de ta chère mère sur le tapis pour t’affaiblir, hein ?
Tony a son autre bras appuyé au-dessus de ma tête. Je déglutis en sentant son haleine mentholée mêlée
à de l’alcool. Je garde les yeux fixés sur le côté gauche du bar, je ne peux même pas le regarder,
submergée par la colère. Mais à vrai dire, j’éprouve de la rage contre moi-même d’être restée ici.
— Je te le demande encore une fois. Pourquoi... Pourquoi est-ce que tu parles de mon frère ?

Tony se dégage enfin de moi. Pendant un instant, il semble réfléchir et se calmer. Il exécute même
quelques pas en arrière et pose ses clés de moto sur le comptoir du bar. Ce qui ne m’échappe pas. Je
reste collée contre la colonne, je ne souhaite pas m’approcher de lui.
— Dès le début, tu ne m’as pas pris au sérieux, assène-t-il comme s’il m’en voulait. Tu n’as fait que
me défier alors que tu sais très bien qui régit la ville. Ce bar... C’était une chose, tu ne pouvais pas
connaître son histoire. Mais m’écouter parler à Andrew de mon passé, ça a été la cerise sur le gâteau. Je
t’ai dit, dans le bus, que tout ne faisait que commencer. Tu croyais que je plaisantais ?
Il se tourne vers moi et son regard noir paraît dur, menaçant.

— Tu m’as provoqué de nombreuses fois, mais j’avoue que quand tu m’as frappé... Là, Chloé, j’ai été
en colère. Surpris, mais putain, vraiment en rogne.

— Encore une fois, tu me prouves que tu n’as eu que ce que tu méritais, connard !

Tony revient vers moi, nos visages trop proches l’un de l’autre. Je ressens un tel dégoût qu’il ait réussi
à me manipuler de la sorte, que j’ai envie de lui cracher à la figure. Oui, mon cœur tambourine dans ma
poitrine, parce que si j’étais restée loin de lui, j’aurais pu éviter tout ça.

— Tu trouves que j’ai eu ce que je méritais ? Vraiment ? reprend-il. Et toi, tu trouves aussi que tu as eu
ce que tu méritais ? Non, moi je ne crois pas. Tu ne sais même pas à quel point ce qui t’entoure est
dangereux, Chloé. Le monde des motards est beaucoup plus sombre que ce que tu peux imaginer. Les
Rebel Bikers sont des gentils gars à côté des autres gangs.

Il promène ses yeux noirs sur mon corps et reprend :

— La seule chose qu’on te demandait était de fermer ta grande gueule. Mais apparemment, il faut
s’attaquer à quelqu’un de ta famille pour te calmer un peu.

— Si ce n’est pas vous qui avez agressé mon père... Tu connais les coupables. Autrement, tu ne me
dirais pas ça.

Tony reste muet pendant quelques secondes, prend un tabouret et s’assoit tranquillement dessus.
Comme si j’avais le temps, putain ! Je reste debout face à lui, à attendre qu’il réponde. Je vais aller
retrouver Tyler, mais avant ça, j’ai besoin de plus d’informations.

— J’ai une petite idée sur la question, ouais, rétorque-t-il enfin.


— Parle, dépêche-toi ! Dis-moi ce que tu sais !

Je croise les bras, et il me regarde férocement.


— Et j’obtiens quoi en échange ?
— Un deuxième coup de poing pour m’avoir prise pour une conne ! Je n’aurais jamais dû t’écouter
déblatérer tout ton baratin ! Va te faire foutre, Tony ! Je rejoins mon frère, je fais en sorte que Ray te foute
en prison et je remets cet endroit sur pied ! Toi, tu peux crever !
Je m’apprête à sortir du Seventee’s fatiguée de son attitude, quand j’entends sa voix derrière moi :

— Ils ne te laisseront pas remettre le bar sur pieds, comme tu dis.


Je me fige sur place malgré mon envie de m’en aller. Je dois rejoindre mon frère, lui expliquer tout ce
qui s’est passé. Mais ma curiosité naturelle reprend ses droits et je me maudis pour ça. Lentement, je me
tourne vers Tony, toujours assis sur le tabouret. Il me fait face, en allumant sa cigarette, cette fois.

— De qui tu parles ? Qui ne nous laissera pas rouvrir le Seventee’s ?


Il sourit, souffle de la fumée et croise mon regard :

— Tu n’as vraiment pas idée de ce qui se trame dans le monde des motards ? La dégradation ici, c’était
un avertissement. Mais, tu devrais rentrer chez toi, retrouver ton cher frère. A ton avis, il sera en bon état
? Tu vois, poursuit-il en se levant, tu m’as un peu discrédité devant mon gang et tu m’as aussi fait passer
pour un guignol avec ton caractère de merde.

— Encore une fois, je te le répète. Tu méritais simplement qu’on te remette à ta place.


Il plisse les yeux, inspire comme pour se contenir et répond :

— Tout comme tu mérites que je te remette à la tienne. Et devine quoi ? Cette après-midi, on m’a
informé qu’un certain Tyler cherchait partout le chef des Rebel Bikers. J’ai cru que c’était un fan ou un
truc comme ça… Mais quand il a dit être le frère d’une petite Chloé... L’occasion de lui casser la gueule
s’avérait trop belle, tu saisis ?

— Non… Non ! crié-je en m’approchant de lui. Tyler n’a rien à voir avec ça !

Tony a un rire rauque, que je trouverais sexy dans d’autres circonstances. Il envoie encore valser de la
fumée hors de sa bouche et répond :

— Pendant que je te retenais ici avec mes jolies paroles, ton frère pissait le sang entre les mains de
mes motards depuis un moment. Ils m’ont confirmé qu’ils avaient terminé avec lui. C’est ça, le message
que j’ai reçu il y a quelques instants.

Abasourdie, j’essaie de tout rassembler dans mon esprit. Il m’a retenue ici exprès ? Ça a du sens
maintenant. J’ai tenté de partir, il m’en a empêché à maintes reprises. Il m’a bien eue, putain. Je me passe
une main dans les cheveux, consciente d’avoir mêlé Tyler à tout ça sans le vouloir. C’est pour cette raison
qu’il a disparu toute l’après-midi. Je me mords la lèvre inférieure, c’est de ma faute. La sonnerie du
téléphone de Tony retentit, ce qui me coupe dans les horribles insultes que j’allais proférer à son
encontre. Il décroche, comme si de rien n’était, et me tourne le dos. Je tente de me calmer pour écouter sa
conversation.
— Vous avez bien ramené Tyler chez Chloé ? OK… Ouais, tant qu’il est dans un sale état, c’est
l’essentiel.
Mon cerveau réagit en une fraction de seconde. Tyler, à la maison ? D’accord. Je cours vers le
comptoir et m’empare des clés de la moto de Tony. Bien évidemment, il se retourne et commence à me
poursuivre. Sur le passage, je fais tomber deux chaises, ce qui le ralentit dans sa course. J’enfourche sa
bécane, et quand il arrive à ma hauteur, je lui assène un violent coup de pied dans le ventre, ce qui le fait
reculer et — heureusement pour moi — trébucher au sol. J’aurais dû viser plus bas, mais j’en aurais
certainement l’occasion bientôt.

En le voyant par terre, je hurle :

— Voilà où se trouve ta place, sale connard !


Cela me rappelle l’épisode où je suis tombée en sortant les poubelles du bar et qu’elles se sont
renversées sur moi. Tony m’avait balancé : « Te voilà à ta place, sale traînée. »
Il tente de se relever, mais j’effectue un burn pour lui envoyer tout un tas de poussière au visage.
Toujours courbé en deux, il profère de très vilaines insultes à mon égard. Je mets les gaz, jette un œil
dans le rétroviseur, et je le vois au téléphone, furieux. Tant mieux. Sa moto est légèrement plus grosse que
celle d’Ayden, mais je maîtrise et n’ai aucun scrupule à l’avoir dérobée. Les cheveux au vent, la lune
m’éclairant par-dessus la cime des hauts arbres, je pense à la colère que va ressentir Tony et je jubile.

Il a pensé que je ne le provoquerai plus en s’attaquant à mon frère, mais c’est véritablement mal me
connaître. Je jure entre mes dents tandis que l’air frais du soir chatouille mon visage. Et merde ! Comment
j’ai pu croire à tout ce qu’il m’a dit. Lui ? Aussi adorable ? C’était juste impossible ! Quelle idiote !
Quelque chose clochait quand il me parlait si gentiment, mais de là à imaginer ça ! Ce mec est un sacré
manipulateur.
Tyler. Tout ça est de ma faute et je m’en veux terriblement. Les larmes menaçant de couler, je
m’empêche de faiblir, pour garder toute ma lucidité.
***
Arrivée chez moi, je gare la moto et vois de la lumière par la fenêtre du salon. J’aperçois Ayden. Tyler
lui a peut-être ouvert afin qu’il l’aide à panser ses blessures ? Le cœur battant, je m’approche de la
maison, prête à retrouver mon frère dans un sale état, par ma faute. Mes yeux s’humidifient et la nausée
continue de m’envahir malgré moi.

Je monte sur la première marche du perron, quand j’aperçois Saddy par la fenêtre. Elle s’avance vers
Ayden, pose ses mains sur son torse, tandis qu’il penche sa tête vers ses lèvres. Je m’arrête net, scotchée
par cette scène. Ils s’embrassent fougueusement et ont l’air tellement complices que mon cœur déjà
meurtri se comprime en une fraction de seconde. Pourquoi ressentir ça ? Pourquoi est-ce que ça fait si
mal ? Mon téléphone sonne, je décroche et entends tout de suite :
— Mince, quel imbécile ! Ce n’est pas Tyler qui se trouve chez toi, mais notre cher Ayden, en bonne
compagnie, pas vrai ?
Je soupire. Je ne dois pas m’énerver. Il faut que je me calme. Seulement, la vue d’Ayden et Saddy me
torture l’esprit. Je me mets dos à la maison, sinon je vais exploser.
— Tu as fait exprès ? Tu voulais que je vienne ici pour les voir ?

— Ouais, c’est exactement ça. Il était temps que tu ouvres les yeux. Ayden s’en branle de toi,
d’accord ? S’il a toujours été gentil, c’est pour une raison spéciale. Mais ça, tu devras en discuter avec
lui.
— Où est Tyler ? sifflé-je entre mes dents.

Tony raccroche et, cette fois, je ne peux pas contenir ma rage. Je balance mon téléphone quelque part
dans les buissons. Il joue avec mes nerfs, il a vraiment décidé de me faire chier ! Déterminé à me faire
payer, parce que je l’ai trop provoqué. J’avoue que cette fois je n’en peux plus. Mon frère s’est fait
tabasser, Ayden prend du bon temps sous mon toit en compagnie de Saddy.

Qu’est-ce qui pourrait se passer de pire ?

À cet instant, j’entends des bruits de motos. Le cœur lourd, le souffle court, je les regarde tous arriver
un par un devant chez moi. Les Rebel Bikers. Je les scrute dans la nuit, seulement éclairés des
lampadaires, pour savoir où se trouve Tony. Il a dû venir avec un des leurs. Chacun se gare et j’aperçois
celui que je cherche arriver sur la dernière moto. Au même moment, j’entends la porte de chez moi
s’ouvrir. Je me tourne et croise les yeux ahuris d’Ayden et Saddy.

Il retire sa main de celle de ma meilleure amie quand je les fixe. Mais c’est trop tard, j’ai déjà assisté
à pire tout à l’heure. Ayden s’approche de moi, observe un instant les motards puis me demande, mal à
l’aise.

— Chloé, tu m’expliques ?

J’ai envie de pleurer à chaudes larmes, mais je me retiens en serrant les poings. Ce n’est pas le
moment de craquer.
— T’expliquer quoi ? Comment embrasser Saddy dans ma propre maison ?

Ayden fronce les sourcils, son piercing à l’arcade suit le mouvement, comme à chaque fois qu’il
effectue ce geste.
— Tu nous as vus ? Pourquoi tu es restée dehors ?
Je secoue la tête, jette un œil à ma meilleure amie restée debout derrière nous, ne comprenant pas ce
qui se trame. Elle déclare simplement :

— Je te croyais avec Tyler.


Je me tourne alors vers Tony qui descend de moto et s’avance vers nous. Il a un regard en biais vers
Ayden.

— Ça va ? Tu t’es bien amusé ?


— Vous foutez quoi devant chez Chloé ? demande Ayden d’un air menaçant.

Tony sourit, puis ses yeux rencontrent les miens :


— Elle garde une chose qui m’appartient. Et je suis venu la récupérer.

Je le toise une minute, et vrille mon regard vers sa moto.

— Elle n’attend que toi, réponds-je d’un air narquois.


Je vois Ayden froncer les sourcils, ses yeux allant de Tony à moi. Ce dernier reprend :

— Très drôle. Mais je veux les clés que tu m’as aussi volées.
Ayden qui paraît surpris, s’écrie :

— Mais merde, Chloé ! Tu comptes voler les bécanes de chaque motard ou quoi ?

Secouant la tête, je reporte mon attention sur Tony :

— Tu veux tes clés ? Parle. Où caches-tu mon frère ?

Je demande ça en reculant vers la maison. Tony ne dit rien, il se contente de m’observer sans ciller.
Arrivée à la première marche je lui montre ses clés puis les mets dans la poche arrière de mon jean. En
comprenant mes intentions de rentrer chez moi, Tony se rue dans ma direction sans qu’Ayden puisse l’en
empêcher. Cette fois, il semble vraiment en colère. Je fais demi-tour et entre rapidement dans la maison.
Je n’ai pas le temps de refermer derrière moi, mais lui si. Me voilà prisonnière, à sa merci.

— Donne-moi ces putains de clés. Maintenant.

— Tu les veux ? Viens les chercher, déclaré-je en souriant.


Perturbé, Tony fronce les sourcils.

— Crois-le ou non, mais ça m’excite à chaque fois que tu me défies, Chloé. C’est une sensation
grisante, je te jure. Personne n’a jamais osé avant toi et encore moins une femme.
Je souffle, signe de mon impatience. Plus rien de ce qu’il ne me dira ne me fera chavirer ou même
réfléchir. Le peu de sympathie que j’avais pour lui, s’est définitivement envolée.
— Dis-moi, reprend-il, tu es aussi autoritaire, nue, dans un lit ?

J’ouvre la bouche puis je me sens rougir, ne m’attendant pas à une telle question. Il en profite pour
s’approcher vivement de moi, me plaquer contre un mur et planter un baiser sur mes lèvres. Je lâche prise
et sens sa main se poser sur ma fesse, la presser doucement avant de récupérer ses clés dans ma poche.
Pourtant, il ne se dégage pas. Au contraire, il resserre son étreinte contre mon corps de manière sensuelle.
Ses lèvres goûtent aux miennes et tentent de forcer un passage pour accéder à plus. Ce que je lui offre,
malgré moi. Il caresse ma langue de la sienne et il suffit de ça pour que, dans un élan de lucidité, je lui
morde violemment la lèvre inférieure. Troublé, il recule d’un pas aussi essoufflé que moi. Merde, on ne
m’a jamais embrassée comme ça, et il faut que ce soit ce salaud qui s’y colle !
Tony porte ses doigts à sa blessure, du sang jaillit de sa lèvre et il le lèche avec sa langue. Toujours
haletante, je le regarde faire, le corps en fusion. Je sais que j’aurais dû me débattre plus tôt, j’aurais dû
l’envoyer balader avec un coup de pied bien placé, mais bon sang... Son baiser m’a surprise. Je ne
m’attendais absolument pas à apprécier.

— Décidément, tu me plais de plus en plus, Chloé. Crois-moi... cette fois, il s’agit de la vérité.

Je lève les yeux au ciel et m’apprête à sortir de la maison, maintenant qu’il a récupéré ses fichues clés.
Puisqu’il ne veut pas parler, je vais m’adresser aux autres membres du gang pour trouver mon frère.

— OK. Je vais te dire où se trouve Tyler, assène soudain Tony. Mais comme je vois que tu maîtrises la
moto à la perfection, j’aimerais te proposer un deal.
***
L’affrontement (partie 2)

Je sors de chez moi en ayant accepté la proposition de Tony. Ce mec est complètement fou de détenir
mon frère quelque part et la rage bout en moi. Une fois que j’aurais sauvé Tyler, je m’occuperai de ma
vengeance personnelle envers lui. Nous deux c’est loin d’être fini. Dehors, tous les regards sont braqués
sur nous. Le reste des motards chahute entre eux, un peu en retrait. Je descends les marches du perron et
Ayden, toujours auprès de Saddy, se précipite à ma rencontre :

— Tu vas bien ?

Je l’observe une minute, en repensant aux paroles de Tony. Il a dit qu’Ayden se foutait de moi, qu’il
n’était gentil que pour une raison précise. Je me posais des questions sur sa façon d’agir, voilà que Tony
va dans mon sens et corrobore mes craintes sans même le savoir. Seulement, ce dernier a-t-il dit ça pour
me faire enrager ou est-ce la vérité ? Cherche-t-il à détruire la relation que j’entretiens avec Ayden afin
de m’atteindre d’une autre manière ? C’est le chaos le plus total dans ma tête et je commence
sérieusement à en souffrir.

— Tu peux me prêter ta moto, s’il te plaît ?

Ayden fronce les sourcils, sentant le mauvais coup arriver.

— Pourquoi ? Quoi qu’il t’ait demandé, tu n’es pas obligée, OK ?

En l’entendant parler ainsi, j’explose :


— Cette espèce d’idiot retient Tyler quelque part ! Pendant que tu roucoulais avec Saddy, les motards
le tabassaient ! Donc j’ai dû me débrouiller seule !
— OK, vas-y doucement... Ton frère ? Je...

— Tu m’as toujours protégée ! Mais cette fois, j’avais besoin de toi, et... putain ! Tu m’as laissée
tomber !
Voyant ma détresse, Ayden me prend dans ses bras. Puis il cale son front contre le mien :

— Je suis désolé. Je suis désolé, mais je t’ai aussi appelée et tu n’as jamais répondu !
Il prend mon visage en coupe et me force à le regarder :
— Chloé, crois-moi. Je suis sincèrement navré.
Je secoue la tête, presque à bout de souffle. Enfin, je parviens à lui demander :

— Tu tiens vraiment à moi ? Je ne te cache plus rien, Ayden. Est-ce que... est-ce qu’il en va de même
pour toi ?

Là, il se fige et se redresse. Ses mains quittent mes joues et je me sens abandonnée. Je cherche son
regard, mais il me fuit.

— Ayden, réponds-moi ! Est-ce qu’il y a une raison particulière pour laquelle tu restes auprès de moi ?

Il ne dit rien. J’attends sa réponse et rien ne vient, bon sang ! Il reste là, à éviter mon regard ! Je dois
me rendre à l’évidence, son attitude le trahit. Des klaxons retentissent au loin. Le gang s’impatiente.
J’entends Tony démarrer sa moto. Soudain, Ayden m’abandonne pour se ruer vers lui en hurlant :

— Qu’est-ce que tu as dit à Chloé ? Putain, tu ne pouvais pas fermer ta gueule, hein ?
Tony descend de sa moto calmement et j’ai vraiment peur de la suite, ils ne vont quand même pas se
battre ?

— Elle a vu toute seule que ton attitude était suspecte. Je n’ai pas eu besoin d’affirmer grand-chose, en
fait.

— Et tu te dis mon ami, alors que tu parles à Chloé pour tout déformer et lui faire croire des choses ?

— C’est bon, Ayden. Laisse tomber. Tu te souviens, tu m’as conseillé de me dévoiler à propos de la
mort de ma mère dans le bar. Eh bah là, c’est pareil, mec ! Parle-lui, avoue-lui la vérité ! De toute façon,
mon père lui a mis la puce à l’oreille la dernière fois.

Ayden a un rictus et répond :

— Ouais, le soir où elle t’a cassé la gueule, pauvre con !

Tony serre la mâchoire et je crois qu’il va le frapper, mais non. Il ordonne :


— Prête-lui ta bécane.

— Dans tes rêves ! rugit Ayden. Il y a pas moyen que tu partes avec elle ! T’es taré ou quoi ? Putain, toi
et tes conneries !
Tony lève les yeux au ciel, tout en gardant la maîtrise de lui-même. Ça m’impressionne vraiment.

— Elle m’a dit qu’elle savait faire de la moto, reprend-il. Donc aucun problème.
Ayden tourne sa tête vers moi et je finis par m’approcher d’eux. Le temps presse, Tyler a besoin d’être
retrouvé, alors ils régleront leurs comptes plus tard. Un des membres du gang crie au loin :
— Bon, on y va là ?
Tony remonte sur sa moto et met son casque. Je m’adresse à Ayden :

— Si tu ne me prêtes pas la tienne, je demanderais la moto d’un autre.


Ayden se passe une main dans les cheveux.

— Laisse-moi y aller à ta place.


— Non. Non, cette fois, c’est ma décision et je l’assume totalement.

— Chloé, écoute-moi. Ne me déteste pas, mais quand ce sera le bon moment, je te jure... Je te jure que
je pourrais te parler, mais là... je n’y arrive pas... C’est trop compliqué.

Je sens qu’il est affecté par ce qui se passe. Il semble mal à l’aise et, forcément, je ne vais pas bien
non plus, parce que sa souffrance me touche malgré tout. J’aime voir Ayden de bonne humeur, taquin et
confiant. Mais celui qui demeure en face de moi est complètement déstabilisé et anxieux. Je déteste ça.
Quoi que ce soit qui le ronge, j’espère que ce n’est rien de grave. Avant de le quitter, une autre chose
mérite d’être éclaircie. Parce que je pense à cette question depuis un moment déjà, et que j’aimerais lever
le voile sur certains doutes, je me lance enfin :
— Pourquoi as-tu rejoint les Rebel Bikers ? Tu m’as dit que c’était personnel, mais Ayden nous
sommes amis maintenant. Et j’en ai marre des cachotteries.

Ayden me tend le casque de sa moto, ainsi que ses clés. Je le remercie et lui demande de veiller sur
Saddy qui est en train de discuter avec les autres comme si de rien n’était. Alors que je vais réitérer ma
question, il me surprend en répondant enfin :

— J’ai rejoint le gang pour me protéger et pour te protéger, toi aussi.

J’ouvre de grands yeux. Waouh, je ne m’attendais pas à ça.


— Me protéger de qui ?

Ayden se mord la lèvre et se passe encore une fois les mains dans les cheveux.
— Chloé ! Tu veux le revoir ton frangin ou pas ? Allez ! s’exclame Tony un peu plus loin.

— Fais attention à toi, déclare Ayden. Surtout, garde bien ta trajectoire et ne te laisse pas
impressionner.
— Comme si c’était mon genre, répliqué-je en mettant son casque sur la tête.
Les motards, très excités, klaxonnent à tue-tête quand j’enfourche la moto. Je mets le contact et Tony
me fait signe de le suivre. Dans la nuit noire, nous nous élançons et, en passant à côté des autres membres
du gang, je croise le regard interrogateur de Saddy. Elle ne doit pas comprendre pourquoi je m’en vais.
La pauvre, j’espère qu’Ayden va tout lui expliquer. L’image de leur baiser me hante encore, mais je dois
me concentrer. Tony roule devant moi et les autres motards nous suivent de près. La nuit est belle, les
étoiles nombreuses dans le ciel. Nous filons à toute allure sur des petites routes à flanc de collines et j’ai
l’impression de revivre. J’aime vraiment ça.

Cette sensation de liberté.


Après vingt-minutes à rouler avec seulement des arbres, des rochers et de nombreux virages comme
paysage, nous voilà sur une route déserte formant une ligne droite. Les Rebel Bikers s’arrêtent derrière
nous. Tony descend de sa moto et retire son casque. Je fais de même. Il secoue sa tête et quelques mèches
brunes retombent devant ses yeux. En fait, il me défie pour une course de motos en pleine nuit.

— C’est là, annonce-t-il. La route s’étend sur cinq kilomètres, à faire en trois minutes, à 100 km/h max.
Plus ou moins, mais fais gaffe quand même. Celui qui arrive avant de tomber dans la falaise a gagné, je
suppose. Si tu gagnes, tu retrouves ton frère. Et si tu perds...

— Je ne perdrai pas. On y va.


Tony me regarde vraiment comme s’il allait me sauter dessus.

— Putain, t’es pas croyable comme meuf. Tu me plais bien, malgré ton caractère de merde.

Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Ce mec est fou ! Je reconnais que son baiser d’il y a quelques instants
m’a complètement retourné le cerveau, mais je préfère oublier tout ça et remettre mon casque. Ce n’est
pas le moment de se laisser distraire. J’espère que ma mère m’observe de là-haut et qu’elle m’encourage.
Voir sa fille dans une course. Elle serait très étonnée de mon audace, malgré les interdictions de mon
père.

Trois minutes, ça peut paraître rapide ou bien très long.


L’adrénaline parcourt tout mon corps, mon cœur bat vite. Les membres du gang paraissent admiratifs,
mais supportent seulement Tony. L’un d’eux se place entre lui et moi pour donner le top départ. Nous
faisons rugir nos machines et une excitation s’empare de moi. Waouh, c’est vraiment sensationnel de
sentir la moto vrombir comme ça. Tony me jette un coup d’œil, le type en face de nous abaisse ses bras
comme signe de départ et nous nous élançons dans la nuit noire. Tony a une longueur d’avance. Bien sûr,
il a l’habitude. Mais je ne dis pas mon dernier mot. J’accélère parce que j’ai vraiment envie de voir mon
frère.

La route s’offre à nous, avec beaucoup de végétation autour, mais aussi beaucoup de rochers. Durant
les quelques kilomètres restants, nous sommes au coude-à-coude, mais je ne lâche rien. Je dépasse
légèrement les 100 km/h et je m’éclate. Soudain, j’ignore pourquoi à ce moment-là, mais j’ai comme un
flash au sujet du tatouage d’Ayden. Celui qui représente un aigle sur son torse et qui s’étend d’une épaule
à l’autre. Je me souviens où j’ai déjà vu ce dessin ! C’était sur une photo que ma mère m’a montrée, sur
laquelle un type posait torse nu. Il avait exactement le même.

« Lui, c’est T.J, le chef du gang des Hell Riders. Ce sont nos rivaux, ma chérie. Ils sont très, très
dangereux. »

En regardant un autre cliché, où les vingt membres des Hell Riders posaient torse nu également, j’avais
demandé à ma mère pourquoi T. J était le seul avec ce tatouage-là.

« C’est parce qu’il est le chef, ma puce. Et il n’est pas seul. Son fils et lui ont le même tatouage
représentant un aigle. Parce que ce sera à lui d’être le leader du groupe de motards par la suite
lorsque T.J lui cèdera les rênes. Les autres l’ont, mais dans le dos. Et c’est comme ça qu’on reconnaît
un Hell Riders.

« Et ce sont les ennemis de ton groupe de motards à toi, maman ? »


« Oui, ma puce. C’est le groupe de motards le plus dangereux des États-Unis. »

Tout à coup, j’entends plusieurs coups de klaxon. Je sors de ma rêverie et pile à quelques centimètres
de la moto de Tony pour découvrir qu’il s’est positionné perpendiculaire à moi. Oh putain, j’ai eu chaud.
Waouh ! Je retire mon casque, cheveux au vent. S’il n’avait pas fait ce barrage en plus de ce boucan, je
me serais sûrement retrouvée dans le fossé. Essoufflée, l’esprit embrumé par toutes les pensées que je
viens d’avoir je fais un récapitulatif pour ne rien oublier. Ce flash m’a littéralement mis la tête à feu et à
sang. Les Hell Riders demeurent les plus dangereux des États-Unis. Seul leur chef a le tatouage
représentant un aigle sur son torse. Lui, mais aussi son fils. Ce sont les rivaux du groupe de motards de
ma mère. Quel rapport avec Ayden ?

Oh mon Dieu ! Est-ce que Ayden, serait le fils de ce fameux T.J ? Et par conséquent ennemi avec le
gang de ma mère ? Si mes souvenirs sont bons, il a intégré le gang de Tony, il ne peut pas faire partie de
deux clubs de motards à la fois. J’ai besoin de réponses, mon cerveau bout, je ne vais pas tarder à
devenir folle.
— Hey ! Tu pensais à quoi pendant la fin de la course ? Heureusement que je me suis interposé !

Mes pensées reviennent vers l’instant présent. Mon frère. Tony. Son ton est accusateur. Encore une
facette que je ne connaissais pas. Quoi ? Il ne va pas me sortir qu’il s’inquiétait pour moi, tout de même ?

— Et alors ? Tu aurais été débarrassé comme ça ! lui lancé-je.


Tony fronce les sourcils et baisse les yeux vers le sol :

— Ouais, comme si c’était ce que je voulais. Bref, tu as gagné malgré ta négligence sur la fin.
Normal, j’étais plongée dans mes pensées. Mais je souris, impatiente de retrouver mon frère.
— Tu m’as laissée gagner. Pourquoi ?
Tony regarde au loin. Son profil est juste parfait.

— On s’en branle. Bon, tu veux savoir pour Tyler oui ou non ?


Je hoche la tête, puis, un léger sourire se dessine sur ses lèvres pleines.

— Ne me tue pas d’accord ?


Automatiquement, je me mets sur mes gardes. Bien sûr, avoir une conversation normale sans que lui ou
moi ne nous énervions au bout d’un moment est impossible.

— Crache le morceau ou je te jette de cette falaise !

Tony inspire fortement, puis déclare :

— On n’a pas kidnappé ton frère. En fait, j’ignore où il se trouve. C’est vrai, je l’ai croisé en ville. Il
cherchait à nous rencontrer. J’ai un peu discuté avec lui et il m’a demandé où se situait le bar où tu bosses
avec ton père. Mais c’est tout. Je ne l’ai pas touché.
Je regarde Tony, ne sachant pas quoi dire tellement je n’en crois pas mes oreilles. Quoi ? Il se fout de
ma gueule ? Non, c’est impossible ! Je deviens littéralement folle en criant qu’il ment, mais il m’assure
dur comme fer qu’il ne ment jamais. Déboussolée, je me mets à pleurer, comme ça d’un coup, parce que
ça vient tout seul. L’adrénaline redescend, je porte mes mains à ma bouche, ressentant du soulagement en
même temps qu’une colère absolue. Ils ne l’ont pas kidnappé, ils ne lui ont pas fait de mal.

Mais alors où se trouve Tyler, putain ?

Tony ne dit rien et m’observe du coin de l’œil. Je préfère lui tourner le dos afin de me calmer. Sinon,
je vais vraiment le pousser de cette falaise. Je me passe une main dans les cheveux et les attache avec
l’élastique qui traîne à mon poignet. Je respire l’air frais encore cinq ou dix minutes, peu importe, mais il
faut que je me calme avant que mon cœur n’explose. J’essuie mes larmes, regrettant de m’être montrée
faible devant lui. Enfin, je me tourne vers Tony. Il n’a pas bougé et me scrute. Son visage reste
impassible, comme d’habitude. Ce mec ressent-il les émotions au moins ? J’ai l’impression que non, mis
à part quand ça touche à sa mère.

Enfin, il déclare d’une voix dure.


— Je devais... Je devais te donner une leçon, Chloé. Il fallait que tu comprennes, et... je n’ai pas eu le
choix. En tant que chef des motards, je dois me faire respecter et peu importe comment. L’essentiel est
que tu aies eu peur, pour ne plus recommencer à me défier.
Je lève une main en l’air pour qu’il ferme sa bouche. Je ne supporte plus rien, et encore moins sa
présence. Trouver mon frère, c’est tout ce à quoi j’aspire maintenant. Une confrontation avec Ayden ne
serait pas de trop, parce que ce flash me fait comprendre une chose. Son père est le chef du groupe de
motards le plus dangereux des États-Unis. Les rivaux du gang de ma mère. Et peut-être pourra-t-il
m’apporter des réponses quant à la mort de cette dernière. Si j’étais en bon terme avec Tony, j’aurais pu
lui poser des questions à lui aussi, mais je laisse tomber. Le cerveau en ébullition, je décide de remonter
sur la moto, sans prêter attention à Tony.

— Chloé, on ne va pas se quitter comme ça !

Choquée de ce qu’il vient de dire, je m’écrie :


— Tu plaisantes, j’espère ? Tu t’es foutu de ma gueule, Tony ! Tu as joué avec mes sentiments à propos
de mon frère, et je me suis fait un sang d’encre, bon sang ! Putain, tu as un sérieux problème ! Comment
t’as pu agir ainsi ? Ah oui, pour flatter ton ego de merde ! Tu me dégoûtes !

Il va pour parler, mais je le coupe :


— J’ai fait cette putain de course pour trouver Tyler ! J’aurais pu crever imbécile !

— Mais non, ne dis pas n’importe quoi. Je ne t’aurais pas proposé ce deal si je ne t’en savais pas
capable !
— Tu ne me connais pas ! vociféré-je. Tu ne me connais pas, abruti ! Ayden, lui, me connaît, nous
avons passé du temps ensemble ! Toi, tu n’as fait que me pourrir la vie depuis que je t’ai rencontré.

Tony s’approche de moi pour essayer de me toucher. Putain il espère quoi, me réconforter ?

— Mais ça va pas ou quoi ? Et à propos, ce baiser chez moi était la limite à ne pas franchir, OK ? Je
t’avais dit de ne plus me toucher !

Tony m’observe une minute puis répond :

— Je t’ai donné une leçon et je peux comprendre ta colère. Mais tu as apprécié que je t’embrasse.
N’affirme pas le contraire.

Furieuse, je tente de répliquer :


— Je... Tu...

— Je.. Tu... Quoi, Chloé ? Depuis le départ tu es attirée par moi, même si tu me détestes, alors ne le nie
pas, putain !
Je m’approche et lui donne une gifle monumentale. Il encaisse le coup, sa mâchoire se contracte et son
regard devient sévère.
— Ça t’a soulagée ?

Je frappe des poings contre sa poitrine, en colère, vexée et fatiguée. Pourquoi il garde autant le
contrôle de lui-même ? Pourquoi il ne me hurle pas dessus comme d’habitude ? Son calme attise ma
colère.

— Vas-y, défoule-toi, dit-il à nouveau. J’ai reçu tellement de coups dans ma vie que je ne ressens plus
aucune douleur de toute façon !

À ces mots, je cesse de tambouriner contre son torse. Je croise son regard et me rends compte qu’il
m’a laissée le frapper sans broncher. Mes larmes se mettent à couler, je recule, haletante. Qu’est-ce qui
m’arrive ?
— Pardon, je n’aurais pas dû, je... Excuse-moi.

Je me précipite vers la moto d’Ayden et l’enfourche à nouveau. J’enfile le casque et remarque que
Tony fait pareil de son côté. Je mets les gaz en tentant de me calmer, mais rien à faire, je suis trop sur les
nerfs. Dans le rétroviseur, je vois qu’il me suit. Et je pense à la haine que je lui voue, au fait que, cette
fois, il m’a battu à mon propre jeu. Oui, Tony m’a donné une putain de bonne leçon.

Enfoiré !

Mais il ne doit surtout pas me sous-estimer parce que je sais rendre les coups. La boxe m’a appris ça
aussi. Je remonte la colline, et enfin, nous arrivons à hauteur des autres motards, mais je ne prends pas le
temps de m’arrêter. Et je suis surprise de voir que Tony non plus. Il continue de me suivre. Mais que
désire-t-il, bon sang ? Nous n’avons plus rien à nous dire que je sache. J’accélère, tout en restant
prudente. Heureusement, il y a peu de voitures de ce côté-là.

La route jusqu’à chez moi finit par me détendre un peu. J’aimerais rouler toute la nuit, aller très loin et
me réveiller ailleurs. Mais mon père et Tyler ont besoin de moi ici. J’aperçois le petit sentier sur la
droite et je l’emprunte. Ma maison est éclairée. Peut-être que Tyler se trouve à l’intérieur ? Si oui, ce
serait super. Nous serions enfin au calme pendant qu’il m’expliquerait ce qui lui ait arrivé. En tout cas, il
va passer un sale quart d’heure celui-là. Je n’entends plus la moto de Tony, il a dû enfin me foutre la paix.
Soudain une silhouette se détache sur le perron.
Ayden. Pourquoi est-il encore là ?

J’inspire lentement en lui faisant face.


— On a retrouvé ton frère, déclare-t-il d’une voix rauque et en fronçant les sourcils.
Je vais pour me précipiter dans la maison, mais Ayden me rattrape par le bras.

— Attends... Chloé... Tyler n’allait pas bien. En fait, des gens l’ont roué de coups. Saddy l’a emmené à
l’hôpital.
Quoi ? Je ne comprends plus rien. Tony a affirmé ne pas avoir touché à Tyler, alors qu’est-ce que
raconte Ayden encore ? Et puis j’en ai marre de parler, je finis par m’écrouler sur les marches des
escaliers, les dernières forces s’évaporant de mon corps fatigué. Je me prends la tête entre les mains
parce que je n’en peux plus. Par ma faute, tout va de travers. C’est un véritable cauchemar.
Ayden se positionne en face de moi, mais je me sens incapable de l’affronter lui aussi. Ça fait trop
d’émotions pour ce soir. Et puis je dois éclaircir le flash que j’ai eu pendant la course. Cette histoire de
tatouages avec les Hell Riders me trouble, mais je n’ai pas les idées assez claires. Je me lève, prends les
mains d’Ayden entre les miennes et lui lance :

— Merci pour ta présence. Mais la journée a été longue, je suis fatiguée.

— OK, pas de soucis. Je comprends. Et Chloé, je... Je sais qu’il y a des choses qui te perturbent à
propos de moi. J’ai l’intention de t’en parler, mais j’ai besoin d’encore un peu de temps.

J’attends quelques secondes et hoche la tête.


— D’accord. D’accord, Ayden. Je te fais confiance de toute façon.

J’ai énoncé cette phrase exprès et sa réaction ne loupe pas. Pendant un instant, il me fixe, l’air perdu.
Comme si.... comme s’il ne méritait pas ma confiance ? J’espère vraiment me tromper. Il doit cacher
quelque chose d’énorme pour réagir comme ça. J’ai envie qu’il crache le morceau, qu’une bonne fois
pour toutes ça s’arrête de tourner autour de moi. Mais pas maintenant, il a raison et tant mieux. Je lui
lâche les mains. Après un dernier signe de la main, il s’éloigne à moto.
Je souffle un grand coup. J’inspire et, après une dernière tentative pour essayer de m’expliquer les
choses, j’abandonne. Mon cerveau n’est plus d’attaque, ça ne sert à rien de lutter. Mon portable affiche
déjà vingt-et-une heures. Je me lève avec toute la peine du monde, prête à entrer dans la maison pour me
doucher et filer à l’hôpital, quand un bruit se fait entendre. Je soupire. Si Ayden veut encore me parler, ce
n’est pas le moment.
Je me tourne et me fige en voyant Tony retirer son casque. Il le pose doucement, descend de sa moto
avec cette agilité que je lui connais tant. Puis, ancrant son regard dans le mien, il avance d’une démarche
assurée, monte les trois petites marches de l’escalier et fond sur moi.

Il passe une main derrière ma nuque, place l’autre sur ma hanche avec autorité et me ramène contre lui.
Sous le choc, je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit. Mon cœur s’accélère. Ma bouche s’ouvre
toute seule face à la puissance de ses lèvres qui cherchent ma langue. Cette fois, j’ignore si c’est parce
que je suis épuisée, mais je le laisse user de ma bouche comme il le souhaite. Un gémissement s’échappe
de la sienne et il me plaque sans ménagement contre la porte de la maison. Tony et la douceur, ça n’existe
pas. Il est en train de m’embrasser avec une telle ferveur que je perds la notion du temps. Il se détache
enfin, ou trop tôt, je ne sais plus et nos regards se croisent.

Ses yeux sombres me sondent, puis il murmure :


— Frappe-moi tant que tu veux, déteste-moi, crie-moi dessus, mais ne dis plus que tu n’es pas attirée
par moi, Chloé. Parce que ta bouche, elle, en redemande, je me trompe ?
J’essaie de me contenir pour ne pas le frapper et hurler face à son audace. J’aimerais lui balancer un
coup de genou bien placé et l’entendre se tordre de douleur. Je souhaite qu’il sache à quel point je le
déteste, mais aucun son ne sort de ma bouche. Un sourire satisfait apparaît sur son visage, il a l’air
tellement sûr de lui. Sans rien dire, je le contourne et me dirige vers ma voiture pour m’éloigner de lui. Je
dois aller à l’hôpital parler à mon père, voir si mon frère va bien. J’envoie un SMS à Saddy pour
l’informer de mon arrivée. Au moment où j’ouvre la portière du véhicule, une main la referme. Je
sursaute et me tourne pour apercevoir Tony juste derrière moi.

— Je dois m’en aller, alors ne viens pas encore m’en empêcher, déclaré-je menaçante.

Tony pose une main sur ma joue, mon corps se tend. Il la passe ensuite dans mes cheveux et parle d’une
voix douce :

— Tu as eu assez d’émotions pour ce soir. Laisse-moi te conduire où tu le souhaites.

— Hors de question. Je n’ai pas besoin de toi pour me rendre à l’hôpital.

Tony fronce les sourcils, comme peiné par ce que je viens de dire. Mais enfin qu’est-ce qui lui prend
tout à coup ? Je croyais qu’il me détestait et voilà qu’il m’embrasse à pleine bouche et laisse paraître ses
émotions au grand jour.

— Je veux... commence-t-il. Je t’ai causé de la peine. Ta réaction après la course… m’a bouleversé,
OK ? Ne m’en demande pas plus, mais... laisse-moi venir avec toi. Utilise ma moto pour aller plus vite.

Je fronce les sourcils, complètement perdue. C’est un revirement de situation, inattendu.


— Je sais... Tu te poses des questions, tu ne me fais pas confiance. Cette fois aucun piège, Chloé. La
preuve.
Il me tend ses clés de moto. Après une certaine hésitation, je les lui prends et marche jusqu’à sa
bécane. Avant de mettre le casque, je déclare :

— Si jamais tu te fous de ma gueule, je te jure que je trouverais le moyen de te faire payer, Tony.
Il a un sourire en coin avant de répondre :

— Ouais, ça, je n’en doute pas.


J’enfourche la moto et Tony fait de même. Troublée, j’inspire un bon coup pour me concentrer et
oublier tout ce qui vient de se passer avec lui. Quand il pose un bras autour de ma taille, mon cœur
manque un battement. Lorsqu’il se rapproche pour coller son corps contre mon dos, je cesse littéralement
de respirer.
— Fais-gaffe à ma moto ! crie-t-il à travers le casque.

Je déglutis en tentant de me focaliser sur la route. Il faut que je fasse abstraction de lui. Je dois me
calmer pour ne pas laisser mon corps réagir à sa présence.
***
Avant de me rendre à l’hôpital, j’effectue un détour par le lac. J’ai juste envie de me retrouver au
calme et dans un endroit paisible, histoire de relâcher la pression. Mon père s’inquiéterait de me voir
dans cet état. À l’idée de devoir lui raconter tout ce qui vient d’arriver, mon estomac se sert. J’ai conduit
comme un automate. Mais c’est aussi pour cela que je m’arrête de rouler. Pour ne plus sentir cette
proximité avec Tony pendant quelques instants. Nous descendons de la moto, je lui explique avoir besoin
d’une minute avant d’aller à l’hôpital. Il acquiesce et va trafiquer quelque chose sur sa bécane pendant
que je consulte mon téléphone.
Saddy m’a répondu. Pour l’instant, Tyler réside en soins intensifs, Ayden se trouve à ses côtés. Je ne
peux m’empêcher de tiquer. J’avance sur le ponton et pose mes bras sur la rambarde. La lune se reflète
sur les légères vagues jouant sur le lac de couleur encre. C’est magnifique. Moi qui détestais la nature,
voilà que je commence à l’apprécier de plus en plus. À moto, c’est encore mieux. Plongée dans mes
pensées, je soupire et sursaute quand j’entends :

— Chloé...

Je reste dos à lui, mais il continue de parler :

— Mon but était de te faire du mal et que tu comprennes qu’il ne fallait pas me chercher. Mais depuis
que je t’ai embrassée chez toi, quand j’ai récupéré mes clés, putain... tu ne sors pas de ma tête. Et plus
j’essaie de t’éloigner, plus tu t’y incrustes.

À cet instant, j’ignore pourquoi, je me tourne vers lui. C’est comme si la présence de Tony m’obligeait
à devenir une autre personne. Ne suis-je pas censée le détester ? Je le maudis d’avoir un tel effet sur moi,
mais je me fustige davantage de laisser tomber mes barrières pour lui. On ne peut pas s’entendre tous les
deux, il en a toujours été ainsi. Alors pourquoi j’accepte sa présence ?

— Peu importe, allons-y, déclaré-je.


J’essaie de passer, mais il s’approche de moi. Il plante ses yeux dans les miens, sans me laisser aucune
échappatoire.
— Il faut qu’on parle tous les deux. De ce qu’il y a entre nous.

Je secoue la tête, ayant du mal à croire ce que j’entends. Justement, que nous réserve l’avenir ? Peut-on
espérer quelque chose ? Comment ? Il m’horripile tellement.
— Pour l’instant, je n’ai pas confiance en toi. C’est de ta faute...
— Donc tu me laisserais te prouver que je peux être autre chose qu’un connard ?

Décidément, il me surprend de plus en plus au fil de la soirée. N’ayant plus les mots, et complètement
déboussolée, je me dirige vers sa moto. Une fois installée, il monte derrière moi en passant à nouveau son
bras autour de ma taille. Encore une fois, une décharge électrique parcourt mon corps, mais je parviens à
la maîtriser. Sur le trajet, je n’arrête pas de penser à mon frère. Qui a pu lui infliger ça ? Nous devons
trouver les coupables. Pour me rendre à l’hôpital, je passe sur la route qui longe le bar. Surprise, je vois
qu’il y a de l’animation devant ce dernier. En plissant les yeux et grâce à la lumière des lampadaires, je
constate qu’il y a tout un tas de motos. Je pile, tourne brusquement et je vais me garer sur le parking,
malgré les protestations de Tony.

Il descend rapidement de sa bécane, et au moment où je désire faire de même, il me retient pour m’en
empêcher. Mais qu’est-ce qu’il fabrique, au juste ? Je veux simplement savoir qui se trouve devant mon
bar à cette heure-ci.

— Mais ça ne va pas non ? crié-je.

Je tourne la tête vers la bande de motards et Tony se place devant moi, comme s’il voulait me protéger
de quelque chose. Nous retirons notre casque. En l’observant, sa pâleur m’interpelle. Je murmure :

— Tu fous quoi ? Ce sont qui ces gens ?

Tony fixe les motards qui nous affublent d’un regard noir et parlent entre eux en s’agitant. Ils semblent
plusieurs, sûrement du même âge que le gang de Ray. Je suis obligée de donner un coup de coude à Tony
pour qu’il daigne enfin me répondre :

— Putain, Chloé, tu nous as mis dans la merde, là. Tu te souviens quand tu m’as dit que les coupables
revenaient toujours sur le lieu du crime ?
Mon cœur bat à tout rompre, mais je réussis à parler dans un souffle :

— Oui.
— OK. Eh bah, tu n’avais pas tort. Ceux que tu vois là, devant le Seventee’s, ce sont les Hell Riders.

Je retiens ma respiration. Les Hell Riders ? Le gang le plus dangereux des États-Unis, ici ? Plus
étrange encore, devant notre bar ? Ma gorge se serre à l’idée de la question que je vais poser :
— Alors, ce sont les Hell Riders qui ont tout saccagé Tony ?
Il tourne sa tête vers moi.

— Certainement. Reste à savoir pourquoi.


Je me mords la lèvre inférieure. À ce moment, un homme sort du Seventee’s. Grand, musclé, châtain
clair. Il est vêtu d’un blouson en cuir et d’un jean. Dans la nuit, ce sont les seuls traits que je distingue.
Des tonnes de questions affluent dans ma tête, mais il y en a une en particulier que je pose à Tony :

— Et le type là, au milieu... Celui qui nous fixe... c’est le leader, pas vrai ?
Il serre la mâchoire et répond, tendu :

— Ouais. Il s’appelle T.J. Et c’est le père d’Ayden.


Non. Incroyable. Le flash que j’ai eu tout à l’heure pendant la course de motos était donc bien réel. Le
père d’Ayden, le chef du gang le plus dangereux des États-Unis ? Putain, ce n’est pas possible ! Et merde !
Ayden voulait-il me parler de ça ?
— Tiens ! Tiens ! Tiens ! crie soudain la voix de T.J. Qu’avons-nous là ? Tony ! Ramène ton cul par
ici !

Tony inspire et vrille ses yeux vers moi. Je crois que je le supplie en silence de ne pas y aller parce
que je comprends que, désormais, on joue dans la cour des grands. Ces types, même de loin, font très
peur. Bizarrement, je n’ai pas envie d’ouvrir ma bouche face à eux. Non, pas cette fois. Mon attention se
reporte sur Tony. Je ressens un choc. Comme une simple évidence. Je me rends compte qu’à cet instant
précis, je souhaiterais qu’il reste auprès de moi. Parce que j’ai peur pour lui. Oui, j’ai la trouille de ce
qui pourrait lui arriver.

Quelle décision va-t-il prendre ? S’il va là-bas, est-ce qu’il en sortira vivant ?

***Fin du Tome 1*** Á suivre…

L’Auteur

Je m’appelle Jean-Louis Stéphanie, j’ai 30 ans et je vis dans le sud de la France où je suis née.

Je suis maman d’une petite fille de 4 ans et je me consacre à l’écriture depuis que j’ai 15 ans. L’envie
d’écrire des romans est née depuis quelques années, quand j’ai commencé à partager mes écrits et que les
lecteurs y voyaient du potentiel.

J’ai un Bac littéraire, et étant passionné de littérature j’ai découvert des livres qui m’ont fait voyager à
travers des univers différents, addictifs et passionnants.

Tous les genres m’intéressent, policier, fantastique, roman d’amour. Après avoir écrit de nombreuses
histoires non publiées, je me suis lancée et j’ai tenté ma chance sur les plateformes qui existent pour les
amateurs d’écriture.

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est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle ».
REBEL BIKERS Tome 1
Chapitre 1 : Nouvelle vie
Chapitre 2 : Bienvenue
Chapitre 3 : Confrontations
Chapitre 4 : Désillusions
Chapitre 5 : Rencontre amère
Chapitre 6 : Un début à tout
Chapitre 7 : Un nouvel objectif
Chapitre 8 : Évoquer le passé
Chapitre 9 : Un an de plus !
Chapitre 10 : Surprise !
Chapitre 11 : Qui s’y frotte...
Chapitre 12 : Tout a une raison (partie 1)
Tout a une raison (partie 2)
Chapitre 13 : Le calme avant la tempête
Chapitre 14 : Le feu aux poudres
Chapitre 15 : Ça commence
Chapitre 16 : Pris pour cible
Chapitre 17 : Mensonge ou vérité ?
Chapitre 18 : Du baume au cœur
Chapitre 19 : Le Piège
Chapitre 20 : L’affrontement (partie 1)
L’affrontement (partie 2)
L’Auteur
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