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Valérie Zalewski

A L’OMBRE DES REVELATIONS

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Chapitre 1

Vingt heures. Je prépare machinalement la salade parisienne préférée des garçons. Le cœur n’y

est pas. Il va falloir que je sois forte pour affronter ce que le destin va m’infliger, va leur infliger

plutôt. Les souvenirs me reviennent tels des boomerangs, emplis de rancœur, de honte, de déni

et de larmes jamais taries. Je ne sais pas si j’aurais la force de…

La porte d’entrée claque, les deux garçons entrent en commentant leur séance de boxe à

l’entrainement du vendredi soir :

— Arrête de comparer Steph avec Vincent ! Tu vois bien qu’ils n’ont pas du tout la même

technique ! Steph était beaucoup plus percutant ! Il a toujours des filons pour esquiver son

adversaire ! Et il nous a bien aidé à progresser. Vincent lui est plus scolaire. On dirait qu’il a

appris à boxer dans les livres ! s’exclame Max, faisant référence à leurs entraineurs respectifs.

— Eh bien moi je trouve qu’ils se ressemblent. Ils ont tous les deux un jeu de jambes terrible…

rétorque Edouard.

Je regarde mes deux fils se déchausser dans le couloir. Comment leur annoncer ? Je n’arrive

pas à imaginer leur réaction face à une telle révélation, qui va, c’est sûr, complétement

transformer le cours de nos vies.

La nuit tombe sur la petite ville de Collioure, et sur ma vie. Je mets la table dehors, sur la

terrasse, pour profiter du semblant de fraîcheur s’invitant tranquillement. Je dispose deux

grosses lanternes blanches sur la table en teck créant ainsi l’esprit déco bord de mer que

j’affectionne tant. J’ai mal à l’âme : cette sensation de malaise extrême que je connais depuis

des années, mêlant la douleur physique à celle morale. C’est atroce ! L’envie subite de tout

envoyer valser et de partir loin pour échapper au pire, m’obsède. Mais non, il faut rester,

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assumer, rembourser ma dette de vie. Des années que j’essaie de me racheter et apparemment

ce n’est pas encore assez. Quand tout ceci va-t-il cesser ?

— Mam, viens t’asseoir ! Profite un peu de tes vacances et de cette belle soirée ! s’exclame

Max.

— Je viens ! J’étais partie chercher le coca.

— Merci Mam, toujours à nos petits soins, et hum… que c’est cool de boire un coca après un

tel match !

Je m’installe et regarde mes enfants se servir. Je les dévisage presque, comme si j’allais leur

faire mes adieux. J’observe leurs mèches rebelles s’entremêler dans la brise légère. Si

seulement le temps pouvait se suspendre…

Je me place face au jardin, un véritable plaisir pour les yeux, un moment d’évasion évoqué par

des palmiers nains, des hibiscus, des magnolias, toutes ces plantations véhiculant des sensations

d’exotisme et de détente que j’ai mis des années à arranger. Mon jardin est ma valeur refuge,

mon bouton « off » lorsque je me sens stressée, fatiguée, ou quand je me sens intérieurement

seule. La nuit tombante rend cet endroit mystérieux. Les ombres dansent, les bambous

frémissent en cœur. Parfois, j’aperçois des personnages fugaces, voguant au gré de mes pensées,

revêtant tantôt un visage flou à l’expression joyeuse, tantôt un visage emblématique torturé.

— Qu’est-ce-que tu as ce soir, mam ? Ça ne va pas ? Je te sens contrariée, s’inquiète Edouard.

— Rien, rien, un peu de fatigue. Je ne pense pas faire long feu. Comment s’est passée votre

journée ?

— On s’est éclatés ! s’exclame Max. Tu sais, on est allés voir Armand dans sa nouvelle maison.

Je t’avais dit que ses parents ont acheté une villa en bord de mer, dans la rue Colignon. Et

aujourd’hui, ils avaient les clés pour prendre les cotes des pièces.

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Armand nous a contacté, on était en rando. Ça lui a pris comme ça. Il avait tellement envie de

nous faire partager sa joie !

La maison est superbe, tu te croirais dans la villa de « Basic instinct » avec ses grandes baies

donnant sur la mer. On va en faire des soirées là-bas ! Ça promet ! Et devine !! Dans le jardin

se cache une belle piscine en forme de lagon, tu sais, comme dans les pubs de déco ! Il voulait

nous faire la surprise à la crémaillère, mais il a craqué avant.

Tu verrais cette maison ! Elle est baignée de lumière et ils ont un accès direct à la mer. Ils ont

dû la payer bonbon. La chance !

— Oui, on la devine lorsqu’on passe dans la sente mais elle est tellement cachée avec les pins

qu’on ne voit rien. Elle doit être sublime. Mais tu sais les murs, c’est une chose ; le bonheur en

est une autre… alors contentons-nous de ce que nous avons. Nous aussi on est bien. Une maison,

un jardin, et vous avez chacun votre chambre, c’est quand même beaucoup déjà.

Max avait toujours voulu plus, plus qu’elle, plus qu’Edouard, plus que tout le monde. Il avait

cet esprit de compétition qui le poussait à gagner et bien entendu, l’échec en horreur. Ce n’était

pas simple de le contenir ! Quand Max désirait quelque chose, il l’obtenait ! Et les rares échecs

qu’il avait pu essuyer l’avaient rendu agressif, puis l’avaient endurci pour en faire un jeune

homme déterminé dans ses choix. C’était un battant, mais aussi un dur au cœur tendre et entier.

Il était capable du pire comme du meilleur, et c’est bien ce qui m’inquiétait. Je savais que ses

réactions étaient à la hauteur des défis qu’il se lançait.

La boxe lui convenait complètement, ce sport lui permettait d’évacuer le trop plein d’énergie

tout en respectant les règles. A dix-neuf ans, il s’était forgé « une gueule » et un corps de

combattant, musclé, charpenté mais aussi abimé. Il avait le nez du boxeur, mais, il lui allait

bien. C’était un personnage, Max. Il ne laissait personne indifférent. Il émanait de lui une telle

énergie, un tel charisme qu’il aurait tétanisé une bête féroce.

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Quand il donnait son amitié, c’était en bloc ; et si un ami le trahissait, il était banni à vie. Il était

comme ça Max, à prendre ou à laisser.

— Bon je crois que je vais aller me coucher, les garçons, je suis exténuée. Demain sera un autre

jour, et j’ai une multitude de choses à faire.

— On va débarrasser, suggère Max. Va au lit, Mam. On s’occupe de tout. Ce soir, il y a un

match de foot à la télé. Ça va donner !

— Merci de gérer les garçons, quel soulagement de pouvoir compter sur vous.

S’occuper de jumeaux n’avait pas toujours été rose, plutôt un chemin long et sinueux, mais

j’avais toujours tenu le coup, même dans les pires moments. Ma détermination à réussir mon

devoir de mère, mon courage et ma force de caractère étaient les composants majeurs de ma

réussite, car, aujourd’hui, ils étaient devenus des hommes de valeur à mes yeux. Petit, Max lui

en m’avait fait voir de toutes les couleurs, surtout du rouge. A l’école, il se battait comme un

chiffonnier, répondait à ses professeurs Il avait été terrible, m’infligeant des nuits blanches,

ponctuées de larmes. Puis peu à peu, avec un mélange de patience de fermeté et de dialogue, il

commençait à s’assagir. Il faut dire qu’il était convoqué par le directeur au moins trois fois par

an avec, à la clé, des retenues. Max avait même eu une mise à pied de trois jours parce qu’il

avait refusé de faire un devoir d’anglais. Prétextant qu’il avait trop de devoirs, il avait fait

l’impasse sur l’anglais, tout simplement.

Je me souviens de cette période avec tristesse, ma vie à l’époque n’était que conflits.

Heureusement, Edouard le calme, le posé, me laissait du répit. J’avais conscience de l’avoir

délaissé durant ces années tumultueuses, mais l’énergie déployée pour essayer de raisonner

Max étant considérable, je m’étais reposée sur le fait qu’Edouard comprenait la situation, et

qu’il était solidaire avec moi.

Je ne comptais plus le nombre de leçons de morale données, de punitions signées, de nuits

passées sans sommeil.

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Oui, élever des jumeaux est compliqué. Mais, aujourd’hui je semble être sortie de l’impasse.

Enfin…

J’entre dans la salle de bains pour mon rituel de la nuit : un profond démaquillage avec de

l’huile de jojoba bio, suivi d’un passage à l’eau micellaire. La douceur des soins sur ma peau

me procure un intense moment de détente, à chaque fois. J’ai récemment acheté une crème

détox régénérante aux algues vertes qui s’utilise deux fois par semaine. J’applique ensuite ma

crème de nuit, à base d’huile d’argousier et de fleurs exotiques. Cette crème est un vrai régal

pour ma peau. Je regarde dans le miroir blanc où les ombres de la nuit jouent de leurs plus beaux

reflets, comme pour faire une danse nocturne aux mille visages. Le temps, pour l’instant, ne

semble pas avoir d’emprise sur moi, malgré la cinquantaine. Seules, quelques fines ridules

courent sur mon front. J’ai toujours pris soin de moi. C’est plus que nécessaire : une fois par

semaine, je m’offre un moment à moi : une heure de marche par exemple, un soin détox, un

hammam, un bain de mer… loin des obligations, des soucis, loin du monde. Ces moments de

lâcher prise m’ont permis de tenir le coup, cela semble insignifiant, mais pour moi, c’est

beaucoup. En massant mon visage, je trouve que mes traits sont tirés et ses yeux verts dorés,

cernés. Rien d’étonnant. Dans les jours qui suivent, je vais devoir annoncer la dure nouvelle,

une nouvelle avec des points d’interrogations, des nuits blanches, des larmes, des espoirs aussi

peut-être. Il faut que je trouve le bon moment pour parler aux garçons, ce week-end

certainement. Le vendredi soir, ils ne sortent que rarement. Ils vont pratiquer la boxe et rentrent

vers vingt heures.

Tous les deux sont en deuxième année de fac de droit à Perpignan, et le sport, c’est leur bouffée

d’oxygène.

Demain, ce sera le meilleur moment.

Moi, Elise, leur mère, je vais peut-être devenir une étrangère à leurs yeux.

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Je brosse mes longs cheveux bruns, longuement, en essayant de penser à autre chose, mais les

pensées néfastes reviennent m’assaillir sans me donner de répit. Je me déshabille et enfile ma

nuisette turquoise, ma préférée.

Je vais retrouver mes fils restés sur la terrasse pour leur dire au revoir, il est vingt-deux heures.

Les garçons ont déplacé la télévision dehors pour l’occasion. Le début de la mi-temps est bien

amorcé et ils sont plongés dans leurs transats, à spéculer sur l’équipe qui remportera la partie.

— Quelle chaleur encore ce soir. Je vous tire ma révérence, demain, je serai en bonne forme

pour mon premier jour de congés.

— Super, Mam, tu vas pouvoir te ressourcer, c’est bien mérité ! Que dirais-tu d’aller faire une

balade demain matin en bord de mer ? Ça fait un bail qu’on ne s’est pas promené tous les trois.

Tu viens aussi Edouard ? Allez, on va s’éclater in the sea, suggère Max.

— Pourquoi pas, tu as raison, en plus, avant le rush touristique ! On va être tranquille.

— Oui !! clame Edouard, comme avant, on a perdu l’habitude. Demain on va marcher au gré

du vent !

Eh bien, voilà ! Comme un signe du destin, c’était écrit ! Demain, je parlerais aux garçons. Il

le fallait.

Demain, ma vie allait changer.

Je m’engouffre dans mon lit, lessivée, inquiète. La nuit est tombée, les étoiles au travers des

rideaux en lin blanc laissent passer la lumière. L’ambivalence de la nuit oscille entre angoisse

et tranquillité.

Je me retourne sans cesse dans mon lit à la recherche du sommeil perdu, et je finis par

s’endormir à la lueur des étoiles.

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— Mam !! lève-toi !!! s’écrie Max en tirant brutalement les rideaux. Ton premier jour de

vacances ! On va faire notre rando !

— Oui, oui, laisse- moi me réveiller, j’arrive. Il est quelle heure ?

— Neuf heures. J’ai préparé ton petit dej sous la véranda, comme un bon fils que je suis !

— Super ! Allez, je me motive, dis-je en m’extirpant difficilement du lit. Quel bonheur de

pouvoir dormir le matin !

J’enfile ma robe de chambre crème, et passe dans la salle de bains pour me rafraichir. Je rejoins

ensuite la véranda qui baigne dans la lumière. La chaleur commence déjà à arriver.

Sur la table, un croissant, un pain au chocolat attendent patiemment leur heure.

— Je vais te chercher ton café, dit Max d’un ton enjoué, Edouard est sous la douche, impatient

de faire cette rando !

— Merci ! Ces vacances s’annoncent bien !

Je profite de mon déjeuner, et croise Edouard en allant chercher mes affaires.

— Bonjour, bien dormi ? demande t’elle en lui plaquant un bisou sur la joue.

— Très bien, Mam, j’ai une humeur de ouf. Viens vite, on y va.

— Je me doucherai après l’effort, je m’habille et j’arrive.

J’enfile un jogging rose avec ses baskets assorties, attache mes cheveux à la va vite, et retrouve

les garçons sur le pas de la porte.

— Allez, c’est parti !

— Yess ! répondent les garçons en cœur.

Nous traversons le minuscule bout de terrain devant la maison. Je ferme la grille bleue

provençale, et nous commençons à arpenter les petites rues, gorgées de soleil. Le trajet jusqu’à

la mer est assez long, cinq kilomètres environ, juste parfait pour une bonne balade en famille et

pour une révélation.

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Arrivés à mi-chemin, et prenant mon courage à deux mains, je m’avance vers un banc en pierre,

perdu entre deux oliviers, qui ombrent l’assise.

— Venez les garçons, on s’arrête. J’ai quelque chose d’important à vous dire. Mes mains

tremblent, je tiens fermement mon sac à dos devant moi, comme pour me protéger d’impacts.

Mes yeux se remplissent de larmes trop longtemps contenues, et se mettent à couler, mouillant

mon visage à l’expression figée.

La terre semble se dérober sous mes pieds ; alors, je m’assois, l’expression du désespoir au fond

du regard, la peur d’annoncer l’indicible vérité.

Edouard et Max s’installent près de moi, le regard soudain apeuré ; ils comprennent

instantanément la gravité de la situation.

Max à l’air affolé :

— Qu’est ce qui se passe, Mam ? C’est grave ? Tu nous fais peur !! Parle !!

— Oui, Mam, tu es malade ? Qu’est -ce qu’il y a ? renchérit Edouard, les traits soudainement

tendus.

— Je dois vous dire quelque chose...quelque chose…de très important. J’espère que vous ne

m’en voudrez pas. Si jusqu’à maintenant, je n’ai pas voulu vous en parler, c’était pour vous

protéger, mais des événements sont venus perturber mes intentions. Voilà, j’ai une maladie

génétique.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire, mam ?? C’est quoi ce délire ?

— Laisse la parler ! ordonne Max.

— Il y a trois mois environ, ma gynéco m’a fait passer une échographie, et a décelé un petit

kyste. Elle a fait faire des analyses complémentaires ; et il s’avère que ce kyste est un début de

cancer de l’ovaire. Mais, surtout, pas d’inquiétude. J’ai été prise à temps. Lorsque je vous avais

dit il y a un mois que je passais six jours de vacances en Espagne avec ma collègue Patricia,

c’était un mensonge. En fait, je me suis faite opérée ; et l’opération s’est très bien passée.

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— Ouff !!! Tu m’as fait peur !!! cria Max, pourquoi tu ne nous as parlé de rien ?

— J’avais peur pour tout à vrai dire, peur de vous inquiéter. Quand votre grand-mère a été

hospitalisée suite à ses problèmes cardiaques, elle se plaignait aussi d’avoir des douleurs dans

le bas ventre. Ils devaient faire des examens, mais n’ont pas eu le temps car elle est morte avant.

Mon gynécologue pense qu’elle développait aussi cette maladie, sans le savoir.

Mes larmes coulaient. Le souvenir de la perte de ma mère d’une crise cardiaque il y a cinq ans

était encore tellement présent.

— Quand j’ai expliqué cela à ma gynéco qui a découvert le petit kyste, elle a décidé de me faire

faire une pléthore d’examens et il s’avère que j’ai le gène de cette maladie, apparemment

transmise de génération en génération. Cependant, elle peut sauter des générations. On est

encore en recherche sur cette maladie génétique et ses conséquences, d’après ce qu’elle m’a dit.

En tous les cas, je suis porteuse du gène ce qui veut dire que je peux le transmettre si j’avais

une fille.

— Oufff !! Heureusement, on est sauvés ! s’exclama Max.

— Oui, vous, vous l’êtes…

— Comment ça, VOUS ? s’étonne Edouard.

L’atmosphère devient soudainement pesante, le temps s’est arrêté. Je sens mes jambes trembler,

et je me sens blémir.

— Qu’est-ce qu’il y a Mam ? ça ne va pas ?

Max prend mes mains dans les siennes, ses yeux cherchent la réponse dans mes yeux, noyés

par les larmes incontrôlables qui s’écoulent doucement le long de mes joues.

— Tu nous fais peur ! Dis-nous ce qui se passe !! ordonne Edouard, d’habitude très posé.

— Vous avez une sœur, voilà …

— Une sœur ??? mais c’est quoi cette histoire ! Tu divagues ou quoi ?? s’exclame Max, le

regard ahuri. Tu vas nous cacher combien de choses comme ça ?

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Max s’agenouille face à moi, et me regarde droit dans les yeux.

Son regard se teinte de noir, comme lors des mauvais jours, les jours où on ne veut pas sortir

de son lit pour ne pas affronter le quotidien, les jours de peine et de déception.

Je pose alors mes mains sur sa tête comme pour le protéger d’un mauvais sort, puis je prends la

main d’Edouard assis près d’elle.

Je me rends compte à quel point j’ai de la chance d’avoir mes deux garçons, ils sont formidables,

beaux, et de surcroit intelligents.

Bien sûr, ils ont aussi des faiblesses et des défauts, mais cela les rend encore plus humains, plus

atypiques aussi et plus réels.

— Une sœur…une sœur que j’ai juste vue à la naissance.

— J’hallucine !! Que s’est -il passé ? insiste Max

— C’est une longue histoire. Une histoire dont je ne suis pas fière. J’y pense souvent, tous les

jours à vrai dire.

Je fixe un point, au-delà du chemin, au-delà de la mer.

Des images, des visages, affluent dans ma tête. Je me sens transportée dans mon corps de jeune

fille de l’époque. Mes souvenirs me reviennent comme des événements présents…

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Chapitre 2

Année 1987. J’ai dix-huit ans et je suis en terminale scientifique. J’ai rencontré un garçon. Il

s’appelle Clément.

Il est beau et plein d’humour, un beau brun sympa ! Enfin bien sûr, je ne vois que ses qualités.

Il s’intéresse beaucoup à moi, et je me sens gênée lorsque je croise ses regards en cours.

D’ailleurs, ça me vaut quelques mauvaises notes, car je deviens trop distraite.

Il va venir à la soirée d’anniversaire organisée par Garance, ma meilleure amie. Je suis folle

de joie d’y aller, pour une fois que mon père accepte de me lâcher la bride. Il est strict ! Les

études pour lui, c’est primordial et il faut faire des pieds et des mains pour aller à une fête

d’anniversaire. Je pense que son caractère dur vient de son enfance, c’est sa carapace. Mais

dans le fond, je sais qu’il a du cœur. Son père était très strict aussi et sa mère effacée ; ça

laisse des marques. Il a reproduit les comportements de son père, un homme macho, bourru,

qui ne supportait pas le non. Il ne parlait que rarement de ses parents, que je n’ai pas connus,

tous deux décédés avant l’âge.

Maman est bien souvent de connivence avec moi pour m’aider à obtenir les fameuses

autorisations de sorties; elle use de stratagèmes, montre mes bonnes notes à papa…c’est

comme un rituel. Bien souvent, il commence par dire non, puis, sous la pression féminine,

termine par un oui.

Maman a toujours gain de cause quand même. Je reste tranquillement dans ma chambre en

attendant le verdict. Elle frappe alors à ma porte : trois fois, c’est notre code pour Oui. Deux

fois pour Non.

Les fois où c’est non, j’en pleure des heures, tout ça parce que mes notes ont baissé en anglais

ou dans une autre matière. Je suis alors révoltée mais jamais je ne me rebelle contre mon père

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car je sais que la sentence pourrait être encore plus dure. Cette méthode de la carotte

fonctionne sur moi, c’est son moyen de pression.

Papa, c’est le patriarche par excellence, avec un cœur d’or bien caché. Il aime montrer qu’il

commande ; mais, au final, c’était plutôt maman. Ce qui est sûr, c’est que j’ai peur de son

regard et surtout, je ne veux pas le décevoir, lui qui s’est toujours battu pour avoir ce qu’il a :

une petite maison au soleil ; et « pas n’importe quel soleil » -comme il dit- « celui de Collioure !

Ce soleil vaut de l’or ! ».

Clément et moi commençons à nous fréquenter sérieusement. Mes parents ne sont pas au

courant. Nous nous voyons en cachette. Maman me laisse de temps en temps aller chez tante

Catherine le samedi quand elle va aider papa au magasin. Et j’ai mis Catherine au courant.

Non sans mal…

C’est difficile pour moi de lui parler de ma relation, mais je pense qu’elle l’a déjà devinée. Je

deviens de plus en plus coquette, je commence à me maquiller légèrement, et je m’intéresse aux

magazines de mode.

Elle est mon principal soutien et ma complice Je n’ose en parler à maman de peur qu’elle ne

prévienne papa.

Je sors l’après-midi dans Collioure. Avec Clément, nous nous donnons rendez-vous la semaine.

A chaque fois, un endroit différent pour ne pas nous faire repérer. Et au bout de quelques mois,

nous vivons notre première vraie relation.

Nous sommes très amoureux.

J’ai mis Garance au courant. Elle aussi, entretient une relation sérieuse avec un autre garçon

de la classe, José. On se dit tout, avec la fougue de la jeunesse et les rêves de l’innocence.

Quelques mois après, début juin, je commence à me sentir mal. J’ai des douleurs intenses à la

poitrine.

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Je suis sur le point de passer mon bac, je commence à être très stressée. J’en parle à maman.

Elle prend tout de suite rendez-vous chez le docteur Vidal à Collioure.

Un jeudi soir après le Lycée, maman vient me chercher.

Le docteur m’ausculte, puis me pose certaines questions. Il me tend une ordonnance pour faire

plusieurs examens sanguins et me demande de repasser le lendemain avec les résultats.

Le lendemain en fin d’après-midi, je passe au labo avec maman chercher mes résultats. Ma

nuit avait été tourmentée, on voyait mes cernes.

Le docteur nous demande de nous asseoir…et il a raison !

Toutes les deux assises, pendues à ses lèvres, le docteur lit les résultats.

— Bon Elise, reste bien assise. Voilà. Je ne vais pas passer par quatre chemins : Elise, tu es

enceinte…

— Enceinte !! Mais, c’est impossible !! C’est impossible docteur !!

Mes jambes se dérobent, je blêmis, mes mains tremblent, ma gorge se serre. C’est un

cauchemar.

— Mais docteur, comment est–ce possible ?? Elise n’a pas de petit ami, il doit y avoir erreur.

— Eh bien, à moins que ce ne soit l’œuvre du Saint -Esprit mais Elise est bien enceinte et il va

falloir passer une échographie en urgence. Je ne peux dater la grossesse comme tu es encore

réglée, une échographie va l’estimer approximativement.

C’est un déni de grossesse, Elise, tu sais ce que c’est ?

— Non, jamais entendu parler, dis-je la voix tremblante d’émotion.

— C’est un phénomène inhabituel au cours duquel les femmes refusent consciemment ou

inconsciemment de voir qu’elles sont enceintes. Leur déni psychique est extrême si bien que le

corps nie toute forme de grossesse.

Il arrive aussi que le bébé se cache, comme s’il se faisait tout petit, la maman prenant peu ou

pas de poids. Certaines femmes accouchent alors qu’elles ne savent pas qu’elles sont

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enceintes ! Elles sont surprises par de violentes contractions jusqu’à l’accouchement. Les cas

sont assez rares mais réels.

Si tu veux un soutien psychologique, je peux te donner les coordonnées d’un confrère.

— Non merci, dis-je fermement, encore sous le choc de la nouvelle. Et selon vous, je suis

enceinte de combien ?

— Comme tu es toujours réglée, ce sera approximatif. Je te fais une lettre pour passer une

échographie demain à l’hôpital. Reviens me voir après…

— Je quitte à quinze heures trente demain.

— Bien, je les préviens. Vas-y pour seize heures. Je vais dire que c’est une urgence.

— D’accord, mais Docteur, je ne veux pas de cet enfant !!!

— Nous en reparlerons, ne t’inquiète pas.

— A demain.

Lorsque nous sortons, j’ai l’impression que le ciel me tombe sur la tête. Maman et moi sommes

proches, mais pour cette histoire de cœur, j’ai décidé de garder le secret à cause des possibles

réactions de papa. Et je suis loin de m’imaginer que cette aventure puisse prendre cette

tournure.

— Elise, mais c’est quoi cette histoire de fou ?

— Je sors avec quelqu’un de ma classe depuis plusieurs mois déjà.

— Mais, pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?

— Peut-être parce que j’ai craint que tu en parles à papa. Tu sais, je sens qu’il me met toujours

la pression pour les études et, je suis sûre, que si je lui disais, il me pousserait à bout pour que

j’arrête ma relation. Il a la hantise que je rate mes études !

— Et tu le vois quand en dehors de l’école ?

— Le samedi après-midi quand je vais me balader. C’était là qu’on se retrouve, mais tante

Catherine n’est pas au courant, - dis-je en mentant. Au début, ce n’était qu’une amourette, et

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puis, ça a commencé à devenir sérieux. Et un jour, on a eu un rapport. Je n’ai pas envie d’en

parler plus et de rentrer dans les détails. Pourtant, il se protège…alors je ne comprends pas ce

qui a pu se passer. Que va dire papa ?

— Pour l’instant, on ne lui en parle pas ! Attendons de savoir s’il est possible de faire quelque

chose. Si tu ne veux pas de cet enfant, je comprends. Je sais que tu es perdue, mais je sais aussi

que tu as les pieds sur terre, et que tu ne garderas pas un enfant si tu te sens incapable de t’en

occuper.

Maman me prend dans ses bras. Une éternité qu’elle ne l’avait pas fait. Elle a toujours la tête

dans le guidon, occupée à aider mon père dans sa petite épicerie, entre aide à la vente,

paperasses et l’entretien de la maison.

Elle doit sentir mon profond désespoir, ma sincère détresse. Je suis soudain prise d’une grosse

crise d’angoisse et de panique, mes jambes ne me soutiennent plus. Maman m’accompagne

jusqu’à un banc, sur la place des oliviers. Je mets une demi-heure à me remettre. Je suis lessivée

et tétanisée.

Péniblement, nous rentrons à la maison. Notre angoisse est palpable mais mon père ne

s’aperçoit de rien, tellement occupé à passer ses commandes auprès de ses fournisseurs et à

terminer ses dossiers urgents. Il s’est enfermé dans son bureau pour la soirée, et nous a

demandé de ne pas l’attendre pour dîner. Impossible pour moi de manger, maman n’insiste

pas, nos regards en disent long.

Je pars me coucher, épuisée. A trois heures du matin, je ne dors toujours pas. Je finis par

trouver le sommeil au petit matin quand le réveil sonne. Non, ce n’était pas un cauchemar mais

la triste réalité.

Cette journée allait être la plus longue de ma vie.

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La journée passe péniblement. L’attente est terrifiante, d’autant plus que nous étions à quinze

jours du bac. Il fallait que je réussisse, absolument, car j’avais décidé de faire l’équivalent d’un

Bachelor immobilier dans une école privée à Perpignan, afin de gérer une agence immobilière

sur Collioure.

Bien sûr, mon père aurait préféré que je reprenne la petite épicerie à Collioure. Mais, j’avais

toujours eu la passion pour les bâtisses. Mon avenir était déjà décidé depuis longtemps.

Nous voici arrivées devant l’hôpital, il est seize heures. Très peu d’attente, heureusement. Le

docteur avait calé un rendez-vous pour moi.

Le gynécologue me propose de m’installer tranquillement. C’est un petit brun à l’allure joviale.

Maman est assise près de moi et c’est tout juste si je ne lui ai pas pris la main pour me rassurer.

En m’allongeant sur le lit médical, j’ai l’impression que le plafond va tomber sur moi. Je suis

tétanisée, ahurie.

Qu’est-ce-que je fais là ?

— Bon, Mademoiselle Bousquet, j’ai eu connaissance hier de votre dossier par le docteur Vidal

qui m’a contacté à ce sujet. On va vérifier tout ça.

Le docteur me fait relever mon tee-shirt, dévoilant mon bas ventre. Oui, il était un peu gonflé,

mais en fait, avec le stress du bac approchant, je dévorais. Des révisions intenses avec des

kinders, du coca, des gâteaux à la framboise etc.…

J’avais pris du tour de taille. J’étais ronde mais pas grosse. Je ne m’étais pas pesée depuis un

moment, et je ne voulais juste pas me peser. J’avais la tête ailleurs, entre les études et mon

amour de jeunesse.

Je ne portais jamais de pantalons, j’adorais les robes. J’étais plus enrobée qu’au début de

l’année scolaire, mais quand même ! La dernière fois que je me suis pesée date de mars je

pense. Effectivement j’avais pris six kilos, mais bon, je gardais toujours mon visage fin, et je

les reperdrais facilement, une fois le stress dissipé.

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Le docteur m’ausculte, me palpe le ventre sans un mot, puis commence l’échographie. Pas de

douleurs. Son visage commence à s’obscurcir. Il reste silencieux un moment. Puis, d’une voix

enrouée :

— Mademoiselle, je suis content que vous soyez allongée. Ce que je vais vous dire va vous

choquer, alors je ne vais pas garder le suspens plus longtemps : voilà, vous êtes bien enceinte

et votre accouchement est imminent.

J’ai failli m’évanouir ! La chaleur en moi monte, monte, telle une onde de choc. Ma vision

devient floue, elle veut certainement flouter la réalité.

— Mais c’est impossible !!! non, ce n’est pas vrai !! Maman se leve ébahie et choquée.

— Si ! Madame. On va dire un mois maximum. Je ne peux pas être précis car je ne connais la

date de conception. Par contre, ce dont je suis sûr c’est que le bébé a déjà une bonne taille. Il

s’est caché. Vous faites un déni de grossesse, Mademoiselle. J’en suis désolé. Je vois que ce

n’est pas une bonne nouvelle pour vous. Il va falloir vous faire suivre psychologiquement et

prendre rendez-vous avec l’hôpital au service gynécologie car je vais vous prescrire d’autres

examens et prises de sang. Je comprends votre désarroi. Surtout si vous ne souhaitiez pas avoir

d’enfant pour le moment.

Prenez le temps de la réflexion et surtout, essayez de vous poser. Ne prenez aucune décision à

la hâte que vous pourriez regretter. La venue d’un enfant est, à mon sens, ce qu’il y a de plus

précieux. Mais si l’enfant n’est pas voulu, cela peut devenir une terrible contrainte qui

impactera toute votre vie.

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— Docteur, dis-je en pleurant. Ça…ça…n’est pas possible !!!! Non docteur, je ne VEUX PAS

de cet enfant !!! Jamais d’enfant !!

Je m’écroule sous le poids des larmes, je suis terrifiée, pétrifiée, choquée. Je haïs ce bébé qui

arrive au moment où j’allais construire ma vie, vivre ma vie, poursuivre mes études, mes

projets. J’ai envie de m’évanouir, et qu’on me retire cet enfant que je n’ai pas envie de

connaitre. Je pense aussi à la réaction de mon père. Il serait furieux ! peut-être qu’il me mettrait

à la rue aussi…lui qui avait fait un enfant pour faire plaisir à ma mère, qui l’avait tanné durant

de nombreuses années. J’étais foutue !!!

— Docteur, je ne veux pas de cet enfant, ni maintenant, ni JAMAIS !!!JAMAIS, vous

m’entendez !!! Faites le nécessaire le plus vite possible…

— C’est impossible, Mademoiselle ; si vous ne voulez plus de cet enfant. Il n’est plus possible

de l’enlever. Vous avez largement dépassé la date pour qu’un avortement soit possible. La seule

issue est un accouchement sous X. Mais je vous mets en garde : ce sera très dur

psychologiquement pour vous, votre famille et pour l’enfant qui grandira avec ce lourd secret.

Prenez le temps de la réflexion. Peut-être que vous verrez les choses différemment après. Même

si cet enfant n’était pas prévu, c’est un être humain. Réfléchissez, s’il vous plait.

— Mon père va me tuer !!! Et je vous le répète, je ne veux pas de cet enfant, que ce soit

aujourd’hui, demain ou dans cinq ans !! C’est non, et NON !!!Enlevez-le-moi s’il vous plait.

Aidez- moi, faites quelque chose !! Je ne ferai pas d’autres examens, je veux juste qu’on le

retire.

— Je vous fixe un autre rendez-vous pour demain en urgence avec le service. Vous en discuterez

avec une collègue, le docteur Béatrice Vadali, qui a déjà eu affaire à des cas similaires au

vôtre.

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Le docteur consulte le planning de sa collègue, et place d’emblée un rendez-vous pour le

lendemain seize heures, le service gardant des plages horaires disponibles pour pourvoir

honorer les rendez-vous urgents.

— Essayez de vous calmer. Madame, voyez si vous pouvez communiquer clairement avec votre

fille. C’est un choc, je le sais, mais rien n’est immuable dans la vie. Revenez demain, je prendrai

des nouvelles auprès de ma collègue.

En attendant, si vous avez besoin de quoique ce soit, vous pouvez me joindre. Il griffonna son

numéro sur un post-it.

— Voici, c’est mon numéro direct. Prenez-le, je reste à votre disposition pour vous aider.

— Merci docteur. Je suis sous le choc, je n’y crois toujours pas. Ma fille est très choquée, et

nous allons devoir être fortes pour ce qui nous attend. Je connais bien ma fille, elle ne veut pas

de cet enfant, c’est sûr. Elle a toujours dit qu’elle n’en n’aurait pas et je sais que quand elle

décide quelque chose, même sous la colère, même sous la tristesse ou autre, elle ne change

jamais d’avis. Pour ma part, je ne veux pas aller contre son avis. Je veux que ma fille reste

cette jeune femme épanouie, enjouée et pleine de projets que je connais. Sa santé mentale est

en jeu…bien sûr, c’est une lourde décision !!!elle ne se prend pas à la légère, mais sachez,

docteur, que nous avons toutes les deux la tête sur les épaules. Nous ne sommes pas des femmes

écervelées. Nous avons aussi du cœur, mais là, c’est juste impossible !!! vous comprenez ? il

en va de la santé de ma fille, Docteur…

— Je vais prévenir ma collègue de vos points de votre point de vue.

— Ils ne changeront pas, rétorquais-je. Il ne changera JAMAIS !!! Vous comprenez ??

JAMAIS !

— Ne vous énervez pas. Vous êtes encore sous le coup de l’émotion. J’ai compris ce que vous

me dites. Vous ne voulez pas de cet enfant, mais, en tant que médecin, je me dois de vous mettre

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en garde et vous faire réfléchir aux conséquences de vos actes, car après, il sera trop tard. Se

séparer d’un enfant n’est pas une décision que l’on prend à la légère. Ceci entraînera des

répercussions tout au long de votre vie. Des répercussions psychologiques que vous n’imaginez

même pas. Des études ont été faites sur le sujet, des études sérieuses. Certaines personnes ne

se remettent jamais de cette décision d’abandonner un enfant. Car il s’agit bien là d’un

abandon. Après, je ne dois pas vous influencer sur votre choix. Mon rôle n’est pas là. Je dois

cependant vous préparer et vous mettre en garde sur ce qui vous attend au cas où vous

persévériez sur ce point de vue.

— Oui, docteur, merci, mais ma décision est prise avant même d’avoir eu à la prendre.

— Au revoir docteur, nous viendrons demain au rendez-vous.

— Au revoir, mesdames.

Le cauchemar continue. Dehors, la pénombre a commencé à envahir la ville et nos esprits.

Maman semble vieillie, d’un seul coup. Moi, je n’ai même plus de jambes. Je suis comme dans

un état second, mi consciente, mi –comateuse, comme si mon esprit et mon corps voulaient nier

la vérité, ou plutôt la transformer pour la rendre moins réelle.

En arrivant à la voiture, Maman me regarde furtivement :

— J’ai quelque chose à te dire. Viens, on va au bord de la mer, ce sera mieux pour discuter.

— Quoi maman ?? Quoi ??? C’est grave ??

— Monte, on y va.

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Chapitre 3

Ça y est ! Le ciel est tombé sur nos têtes. C’était la fin de ma vie, la fin de mes rêves et le début

des ténèbres.

Je sens mon cœur chavirer, des frissons parcourent mon corps qui subit un véritable raz de

marée émotionnel et physique.

Je perds connaissance dans la voiture, là, près de ma mère, qui tente de me réanimer,

l’expression du visage affolé, comme si elle venait de perdre sa fille unique.

Environ un quart d’heure après, elle parvient à me faire reprendre connaissance. Elle prend

une bouteille d’eau et me mouille le visage. Elle fini par me donner des claques, ce qui me fait

revenir à la suite de ma vie.

Elle s’apprête à contacter les secours, mais sentant ma respiration, elle tente tout pour essayer

de me faire revenir.

Je reprends connaissance dans un sursaut :

— Ho !!qu’est ce qui m’arrive ?

Soudain, la réalité enfouie ressurgit pour me sauter au visage, telle une vague coléreuse contre

les rochers.

— Rien ma chérie, tu as eu un malaise et heureusement, tu es revenue à toi. J’ai eu tellement

peur !

— Je me sens mieux maintenant, je suis toute mouillée mais ça va mieux !

Elles commencent à rire. C’est bien la première fois depuis un moment. Les clins d’œil de la

vie peuvent ressurgir, même dans les moments les plus tragiques. C’est ce qui nous rend

humains et vivants.

— Je vais peut-être attendre avant de te parler, tu n’es pas en état.

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—Non, non, vas-y ! Je te dis que je me sens mieux. Et tu ne peux pas m’annoncer pire, non ?

Si ?

— Non, je ne crois pas. Ce que j’ai à te dire, c’est que hooo ! tu dois t’en douter, c’est que ton

père ne se remettra pas d’apprendre cette vérité. Tu sais à quel point il est compliqué. Et de

savoir que sa fille chérie attend un enfant, il ne connait même pas ton ami. Je crains que ça

l’achève, avec sa santé fragile. J’ai peur de sa réaction ! et je ne sais pas si on peut lui cacher

tout ça !

— Si ! On peut ! Si mon accouchement arrive à tenir jusque début juillet. Le docteur a parlé

d’un mois. On avait convenu que je passe une partie des vacances avec tante Catherine. On

devait passer dix jours en Espagne. Elle a réservé depuis un moment.

— Tu veux accoucher sous X ?

— Oui, je suis certaine. Maman, même si je suis jeune, je ne veux pas d’enfant. Je n’en ai jamais

voulu et je ne me sens pas capable de m’en occuper. Je viens de démarrer dans la vie, ce garçon

c’est mon premier amour, vraiment, mais je ne veux pas me caser avant d’avoir vécu. J’espère

que tu comprends ? D’ailleurs, j’ai l’impression de ne plus l’aimer, comme s’il m’avait volé

mon avenir.

— Je ne peux aller contre ta décision, même si elle me pose un cas de conscience ! C’est dur,

Elise, c’est tellement dur. Pourquoi on nous inflige ça, alors que tout allait bien ?

Je veux que tu réfléchisses encore ce soir, même si ta décision est sûre. Tu ne devras pas

regretter ensuite.

Nous sommes deux à nous battre et à vivre ça. Je reste à tes côtés quel qu’en soit l’issue.

— Maman, pour moi c’est très dur de penser à abandonner un enfant. Mais l’inverse sera

encore plus dur, et je crains la réaction de papa. Je suis majeure mais son avis compte

beaucoup et je sais qu’il ne me soutiendra pas dans cette voie. Son principal souci est que je

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sois bien installée dans la vie. Il a eu du mal, il s’est accroché et a fini par réussir, à force de

courage.

Vous vous êtes sacrifiés pour mes études, pour que je n’ai pas à vivre ce que vous avez vécu :

Les fins de mois difficiles, les petits plaisirs de la vie, les vacances passées à restaurer la maison

avec peu de moyens. Enfin, tout cela, papa ne voulait pas que je le vive. Après, il est très dur

de caractère mais je le respecte pour ce qu’il a fait pour sa famille.

Si j’accouche sous X, le bébé pourra être placé. Il pourra vivre et aura surement une belle vie

puisque les personnes qui l’adoptent ont un désir d’enfant, c’est ça ?

— Oui, mais je ne connais pas exactement la procédure. Tant qu’on n’est pas concerné, on ne

peut pas vraiment savoir.

Demain, on nous l’expliquera…

J’ai hâte que tout ça soit terminé. Dire que je ne me suis aperçue de rien, c’est quand même

fou.

Je vais casser avec Paul. Je suis trop dégoûtée et je ne veux pas qu’il sache. J’ai assez de soucis

comme ça. Je vais le prévenir vite, je n’en peux plus de cette histoire de fous. J’ai mon bac à

passer, c’est ma priorité.

— Comme tu veux. On va rentrer avant qu’il ne soit trop tard. On va prétexter ton rendez-vous

médical pour tes maux de tête et tes nausées dues à ton stress du moment. Il y avait du monde

dans la salle d’attente, d’accord ?

— Oui.

Je jette un œil à travers la vitre pour apercevoir la mer le long de la baie. Mais le ciel, bien

assombri ne laisse rien percevoir. Une journée dans la nuit, et ce n’était pas fini.

Heureusement, papa ne se rend compte de rien. Il n’est pas encore rentré, trop affairé à

préparer l’arrivée des touristes.

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Il réorganise l’épicerie pour faire face à cette arrivée massive. Parfois, il ne prévenait pas

maman quand il rentrait tard, il ne voyait pas le temps passer. Heureusement que maman avait

un tempérament beaucoup plus souple, sinon il y aurait eu des étincelles.

Le repas est triste, chacune dans ses pensées. On ne parle plus, on ne fait que réfléchir à la

façon de s’en sortir le plus humainement possible.

Je passe la nuit à penser, me retournant sans cesse. L’heure ne passe pas, mais les pensées,

elles, tournoyaient pour venir se jeter contre ma conscience altérée.

Cette nuit blanche marque à jamais ma vie de jeune femme. Elle représente la nuit qu’aucune

femme n’aurait dû vivre, confrontée à un terrible choix.

Le lendemain, tout me semble interminable. Je dois passer mon bac dans quinze jours. Jamais

de ma vie, non, jamais, je ne m’étais sentie aussi désemparée et choquée.

Cet être que je porte en moi, que je n’ai jamais désiré et qui arrive là, au moment où je suis en

pleine construction de ma vie de femme. Il s’est bien caché, dans l’ombre de mes entrailles. Je

ne me suis aperçue de rien, rien ! Pas une nausée, pas de mal de ventre, règles, je suis anéantie.

Parfois, la vie nous réserve des surprises. Parfois, nous ne voulons pas les accueillir comme

des surprises mais comme des malédictions parce qu’elles tombent mal, parce qu’on n’est pas

prête à les recevoir. Et aussi parce qu’elles vont changer le cours de la vie qu’on avait dessiné.

J’avais l’intention de parler à Clément le lendemain, de le quitter. Je le détestai déjà pour tout

ça !

A seize heures exactement, nous attendons dans la salle d’attente. J’avais prétexté un gros mal

de tête à ma prof principale du Lycée, qui avec une autorisation de sortie, m’avait libérée.

La porte du docteur Vadali était bleue. Mes yeux étaient rivés dessus. Maman est bien sûr près

de moi. Mon pilier, mon soutien dans cette épreuve. Je voulais me confier aussi à Garance mais

pour le moment, j’étais tellement choquée, que je devais moi-même accuser le coup avant de

tout balancer à ma meilleure amie.

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La porte s’ouvre, découvrant le visage souriant du docteur et des yeux pétillants de malice.

— Entrez, Mesdames. Installez-vous.

— Merci.

— Mon collègue m’a fait part de votre situation, et je comprends votre désarroi. Vous êtes sur

le point d’accoucher apparemment, d’ici quelques semaines.

— Je dois passer mon bac dans une semaine, dis-je en me mettant à pleurer.

— Eh bien, je pense que ça peut tenir jusque-là. Nous pensons à un délai de trois semaines

environ. Vous devriez pouvoir passer votre bac, logiquement.

Je sais que le problème lié à votre grossesse est votre priorité, et que les émotions liées à ce

déni explosent aujourd’hui mais mon rôle est de vous expliquer ce qui va se passer maintenant.

Apparemment, vous ne voulez pas garder cet enfant.

— Non !

— Non, docteur, renchérit maman.

— Vous en êtes certaine ? Car votre décision sera définitive. A partir de votre accouchement,

vous aurez deux mois pour revenir sur votre décision de laisser votre enfant ou pas. Si vous

souhaitez accoucher sous X, l’enfant au-delà de ces deux mois sera placé en pouponnière puis

certainement en famille d’accueil.

Il est assez courant qu’avec le choc de ce type d’accouchement non souhaité, les femmes

rejettent souvent leur enfant. Mais attention, cela peut être passager, c’est pourquoi la loi leur

accorde deux mois pour revenir sur leur décision. En clair, vous avez deux mois pour vous

décider à reprendre votre bébé.

— Oui, docteur, mais mon choix est éclairé.

— Je veux juste savoir si vous avez bien réfléchi ! C’est un être humain.

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— Oui, je ne suis pas une inconsciente. Juste une jeune femme qui ne peut pas accepter cette

situation. C’est au-dessus de mes forces. Comment cela va se passer maintenant ?

— On va faire au mieux pour le bébé et pour vous. Vous allez accoucher, et on va le prendre

en charge après.

C’est à vous de choisir l’établissement de santé où vous souhaitez accoucher.

— Je veux accoucher ici en toute confidentialité.

— D’accord. Le service va vous fournir tous les documents relatifs à cette procédure. Je vais

vous les faire préparer. Tout y est expliqué dans les moindres détails. Et surtout, n’hésitez pas

à me contacter pour toutes questions. Donnez votre nom au secrétariat et je vous recontacterai.

— Bien, vivement que ça soit terminé. J’ai l’impression de vivre un véritable cauchemar.

— Je vais vous prescrire quelques examens, prises de sang, contrôles, etc.… Si vous voulez

passer dans la salle à côté, je vais appeler l’infirmière qui va s’occuper de vous.

— Merci, à plus tard docteur.

— Merci, et au revoir docteur, ajoute maman, le regard fuyant.

Le temps a passé très péniblement. J’ai passé les examens, tous normaux. Puis, j’ai passé mon

bac que j’ai eu haut la main mais j’étais complétement démoralisée. Je n’ai même pas esquissé

un sourire quand je l’ai eu. Je faisais une dépression.

J’oubliais de préciser aussi que j’avais largué Clément le lendemain de ma visite chez le

docteur. Il n’a rien compris. Je lui ai tout simplement dit que je n’éprouvais rien. Par la suite,

il se trainait au lycée, semblait anéanti, me lançait des regards furtifs que j’ignorais. Je le

tenais pour responsable de cette situation. A ma manière, lui faire porter le chapeau me rendait

moins coupable de ce drame.

D’ailleurs, après ce rendez- vous où j’ai vraiment pris conscience que j’étais enceinte, je me

suis renfermée sur moi-même. Moi qui étais d’habitude enjouée et vive, je suis devenue l’ombre

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de moi-même. Je mangeais très peu, mes nuits étaient ponctuées de cauchemars, je parlais

rarement, plus rien ne m’intéressait. J’avais parlé aussi à Garance. Elle était du même avis

que moi, elle n’aurait pas supporté cette situation et aurait suivi le même chemin.

Heureusement, papa ne se doutait de rien. La saison touristique avait débuté et il était débordé,

suffisamment pour rendre invisible l’inavouable vérité.

J’ai accouché trois semaines après, le seize juillet, à l’hôpital.

J’ai vécu les pires moments de mon existence. Quand je suis arrivée chez tante Catherine,

j’étais soulagée. Enfin, je pouvais me cacher, et dissimuler cette honte qui m’envahissait. Rien

ne comptait plus à l’époque que de ne plus avoir cet enfant en moi.

J’étais dans un déni de grossesse dans toute sa splendeur. Ajouté à cela la menace

psychologique de papa, et la pression scolaire. On va dire dans des termes actuels que j’avais

pété un câble.

Le quinze juillet vers midi, je perds les eaux. J’étais en train de déjeuner avec Catherine. Elle

m’a tout de suite emmenée aux urgences. J’avais averti maman. Elle a prétexté une invitation

en soirée par son frère Baptiste et sa femme qui vivent à Perpignan. Il lui arrive fréquemment

d’aller les voir, ce qui n’a pas étonné papa. Heureusement, encore une fois, en pleine période

touristique, le travail ne manquait pas. Maman avait prévenu qu’elle dormirait sur place. Tout

est passé comme une lettre à la poste.

Pour ma part, j’étais censée être en Espagne, à Madrid exactement, dans une petite villa soi-

disant louée par ma tante.

Donc, de ce côté-là, j’étais rassurée. J’avais l’appui de ma tante.

De l’autre côté, ce fût la descente aux enfers. Arrivée à l’hôpital avec ma tante, je suis tout de

suite prise en charge. Le docteur connaissait bien mon dossier, elle avait laissé des consignes.

Elle me rejoint dans ma chambre, vérifie mon col qui était bien ouvert, et me rassure.

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La douleur, les contractions m’envahissent. Rien ne compte plus que cette douleur qui me fait

perdre tous mes moyens. J’hurle, alors on m’administre un léger calmant mais il n’est pas

question de péridurale pour moi, mon col est presque complétement ouvert et la naissance

imminente.

L’équipe me transporte dans la salle d’opération ; maman, qui était venue nous rejoindre,

pleure. Elle me tient la main lorsque je suis allongée sur le brancard qui m’amène vers la

délivrance.

Elle me dit qu’elle m’aime et qu’il faut que je sois forte. Et que tout se passera bien.

Oui. Tout se passerait bien. C’était complétement ridicule de penser ça. Je me suis mise à haïr

ce monde, ces gens, cette vie, tout ! Je me disais : plus jamais d’enfants, plus jamais de ma vie

je ne veux revivre cela.

Les contractions se sont faites de plus en plus fortes et rapprochées sous les encouragements

de l’infirmière qui me caresse la tête en me disant : « Allez, allez, vous y êtes presque ! ».

Dans une ultime et violente contraction, j’ai mis au monde un enfant.

On l’enlève de suite. Moi, je reprends mes esprits avec difficultés. Je suis broyée, hachée,

perturbée, je vogue entre réalité et fiction.

L’infirmière me regarde : « c’est une petite fille ! Voulez -vous la voir ? ».

Je réponds oui, en larmes.

Elle revient avec la petite qui venait de pleurer et la pose cinq minutes sur moi. Un sentiment

étrange et inconnu me transperce. Elle est si petite, si belle, si… Ses mains minuscules sont

recroquevillées comme si elles étaient encore dans le cocon protecteur de mon ventre.

Puis, l’infirmière la retire pour lui prodiguer les premiers soins.

Je reçois, d’un seul coup, un coup de poignard dans le cœur et un dans mon âme. Je suis

soudain prise de remords. Mais ma raison est la plus forte. J’imagine repartir avec cet enfant.

Et là ! je crois que mon père en aurait fait une crise cardiaque. Il ne savait rien. Il n’aurait pas

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supporté et je crois que de colère, il aurait pu me jeter à la rue, même si ma mère avait tenté

de me protéger. Les pensées défilent comme des voitures de courses sur un rallye, et je me suis

dit, que cette enfant trouverait une famille, que le temps agirait pour panser mes blessures

morales, et que dorénavant, je faisais une croix sur une vie future en couple. Ce n’est pas fait

pour moi. J’avais beau me dire ça, les pensées contraires m’envahissaient. Une torture.

On me ramène dans ma chambre et j’y reste cinq jours.

Je peux voir la petite qui est placée en couveuse. Elle doit reprendre du poids car il est inférieur

à la normale.

Sa couveuse plastifiée représente ces barricades psychologiques entre elle et moi, celles que

j’ai posées.

Ce petit être minuscule se bat pour la vie, elle sait déjà ! Elle s’est faite très petite en moi, d’où

son faible poids. Elle veut passer inaperçue, elle sait que je n’en voudrais pas. Je me mets à

pleurer. Je n’en peux plus. Je suis au bout. Je me haïs.

Maman est aussi allée la voir, et à en voir ses yeux rougis, je pense qu’elle avait dû beaucoup

pleurer. Mais elle ne m’a parlé de rien.

Puis, j’ai signé tous les documents nécessaires à la procédure d’accouchement sous X. Des

tonnes de papiers.

J’ai souhaité lui donner un prénom et un nom. J’ai donc donné trois prénoms, et selon la

procédure existante, le dernier prénom serait utilisé comme nom de famille. J’ai donc donné

Juliette, le prénom de maman, Catherine celui de ma tante et Camille qui deviendra son nom

de famille.

Juliette Camille. Juliette Camille. Juliette Camille. Ces noms raisonnent dans ma tête comme

la mélodie d’une chanson qui revient inlassablement.

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Puis, je me suis imaginée, pour me protéger des mauvaises pensées, qu’elle tomberait dans les

bras de personnes bienveillantes, qui ne pouvaient pas avoir d’enfants, qui l’adopteraient et

l’éduqueraient dans l’amour.

Je me suis forgée une carapace, un truc fait dans un matériau qui résiste à tout, même au pire.

J’ai encore deux mois pour me désister, deux longs mois durant lesquels je peux revenir sur

mon choix.

Mais je suis toujours dans l’optique de rester sur ma décision. Il m’est impossible de revenir à

la maison avec cet enfant.

Et, je veux clore définitivement cette histoire, comme s’il était possible de l’effacer, d’un revers

de main. Je suis très jeune et encore immature et surtout, je viens de subir des chocs d’une

force indescriptible dans ma vie.

Dans la procédure, on peut laisser une lettre explicative à l’enfant pour lui expliquer

l’abandon, si bien sûr on souhaite le faire. Je l’ai fait. Sans rentrer dans les détails, je lui ai dit

que j’avais été contrainte de l’abandonner à cause de problématiques familiales et

psychologiques. Je ne sais pas si elle l’a lira un jour.

Je reviens chez Catherine pour le reste des vacances. Elle a aménagé un chalet dans le jardin

depuis plusieurs années, qui lui sert de chambre d’amis. Franchement, c’est le paradis pour

moi. Garance venait et les amis aussi.

Ayant eu mon bac, papa me cède tout. Tellement content. Ce chalet est mon jardin secret. Mais

cet été-là, je ne veux voir personne sauf Garance et maman. Papa doit penser que je profitais

bien de mes vacances avec mes amis.

En fait, je fais une dépression. Ma tante a pris rendez-vous pour moi chez un psychologue. J’y

vais plusieurs fois mais j’ai l’impression que c’est inutile. J’ai eu droit aussi à un

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antidépresseur prescrit par mon docteur. Avec Garance, on fait de longues balades près de la

côte ou dans les terres. Elle semble aussi malheureuse que moi. Nous sommes très proches.

Je pense sans cesse à ce petit être que j’ai mis au monde. J’essaye de me représenter la scène

avec une infirmière lui donnant le biberon, la câlinant, la consolant quand elle pleure. Je suis

torturée.

J’ai prévu de poursuivre mes études dans le domaine de l’immobilier. J’ai toujours été attirée

par ça. Avant de passer mon bac, j’avais fait mes vœux pour une école de formation à

Perpignan, validant des diplômes de niveau Bac+3.

La sélection se fait sur dossiers après résultats du bac. Ayant obtenu une moyenne de 15.75 au

bac, je suis acceptée.

C’est maman qui m’a prévenue. Enfin une lumière au bout du tunnel même si elle semble

dérisoire comparé à la teneur de ces derniers événements. Il est temps que je rentre à la maison.

Nous avons tout prévu avec maman. Je logerai chez mon oncle et ma tante pendant quelques

mois, le temps de voir si cette filière était la bonne pour moi et également par soucis

d’économies car nous n’avions pas les moyens de louer un appartement en sachant que

l’organisme de formation coûtait cher. Je sais que mon père se sacrifiait pour ça. Le revenu

qu’il dégageait suffisait juste à nous faire vivre décemment. Il n’avait jamais voulu que maman

travaille à l’extérieur. Elle devait juste l’aider au magasin il était débordé. Il disait

toujours : « tant que nous pouvons vivre décemment avec mes revenus, on en profite. Même si

vous n’avez pas tout ce que vous désirez, vous avez une chose importante, plus importante que

le matériel : votre temps ! ».

Il disait vrai. Je me souviens que cette période était agréable. Maman m’amenait à mes

activités : danse, dessin etc.… et m’accordait du temps. Je pense que ces moments passés en

commun nous ont rendues complices.

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Elle nous préparait aussi beaucoup de petits plats. Elle ne le faisait pas par obligation, mais

par plaisir. Elle aidait aussi papa à gérer l’épicerie. Nous formions une famille unie et

heureuse. Le seul gros point noir : obéir et aller dans le sens de mon père.

Par moment, j’avais l’impression qu’il était le seigneur. Et autour, ses apôtres.

L’obéissance, le respect, étaient ses conditions. Rompre une seule des deux, et c’en était fini. Il

aurait pu jeter mes affaires dehors et me mettre à la rue. Ses colères étaient mémorables. Je les

redoutais. Maman aussi, donc, on évitait tout ce qui fâche, on détournait, on mentait parfois.

On voulait avoir la paix et on savait que se battre contre ça était perdu d’avance. Vous diriez

aujourd’hui : « même pas en rêve ! ».

Je rentre donc à la maison. Mon corps s’est un peu affiné, mais, rien ne transparait. Papa ne

s’était rendu compte de rien.

Il est toujours très occupé en cette période estivale : « c’est là qu’il faisait son beurre » comme

il disait. Et du beurre, il en fallait !

La rentrée est prévue mi-septembre dans cette école privée nommée UPVI, spécialisée dans le

droit des biens et l’immobilier. Les candidats sont nombreux à vouloir y entrer. Les meilleurs

ont été sélectionnés, non pas seulement sur les résultats obtenus au bac, mais aussi et surtout

sur leur motivation à faire carrière dans l’immobilier. J’avais d’ailleurs eu un entretien au

préalable, où j’avais exprimé toute ma motivation, en citant l’exemple de mon père, qui étant

parti de rien, avait réussi à se faire « une place au soleil ». Je crois que ça a bien contribué à

ma sélection.

Si tout allait bien, le diplôme obtenu serait un Bachelor responsable d’affaires immobilières.

Je sentais que ce défi allait m’aider à surmonter l’épreuve que je venais de vivre et également

à obtenir ma liberté tant rêvée. Ce Bachelor me permettrait alors d’ouvrir une agence. C’était

mon souhait le plus cher. Une agence sur Collioure !

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On court souvent après nos rêves : par moment, ils nous offrent des passerelles et c’est à nous

de les traverser.

La rentrée arrive, comme une bouffée d’oxygène, mêlée de soif d’apprendre, de stress, et

d’engouement. Un véritable raz de marée émotionnel m’a envahie. Je pense que ce nouveau

départ m’a permis de rebondir, et de me sortir de l’impasse. Enfin un autre sujet de réflexion

qui me ferait sortir du marasme où je baignais actuellement.

Je suis hébergée chez Baptiste, mon oncle et Céline, sa femme. C’est eux qui me l’ont proposé.

Il faut dire que ça nous aiderait bien financièrement.

Ils ont un joli mas de style provençal à la sortie de Perpignan. Un mas comme je les aime,

bordé d’oliviers avec toutes les senteurs des fleurs que ma tante aimait voir évoluer. Cactus,

plantes grasses, fleurs rares, exotiques, orangers, citronniers, oliviers, « se disputaient la

superbe » comme disait ma tante. Ces effluves sont ancrés dans mon âme. Le jardin est

relativement petit, dans les 800 m2, et heureusement, vue l’énergie que déployait Céline pour

le rendre attrayant. Elle fait même des croisements d’orchidées, cherchant à créer de nouvelles

couleurs, mais elle a finalement laissé tomber : trop de travail, trop de patience et de difficultés.

Baptiste a aménagé une chambre pour moi dans une pièce qui servait à la base de débarras.

Une jolie chambre que Céline a décorée avec goût dans des tons beige et blanc et repeinte avec

une peinture à la chaux d’un blanc immaculé. Ils n’ont pas lésiné sur les dépenses. Je vais

dormir dans des draps en voile de lin beige et Céline a acheté une belle commode en bois brut,

une psyché et un tapis de jute blanchi finement tressé. Des rideaux en lin blanc laissent passer

la lumière comme un voile, presque irréel. Quelques objets de déco, dont un grand vase en

terre cuite, de petits cadres peints à l’aquarelle représentant l’océan ou la côte

méditerranéenne, un brûle-parfum avec un panel de senteurs orientales, viennent agrémenter

le tout.

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Ils veulent que je me sente bien. Ils me considèrent comme leur fille. Ils n’ont jamais eu

d’enfants. Ils ont essayé, mais en vain. Rien à faire. Céline, au lieu d’en faire une fixation, s’est

résignée, mon oncle aussi. Ils n’ont jamais voulu aller plus loin, faire des examens, se faire

traiter peut-être, ou même adopter. Ils ont préféré abandonner l’idée. En fait, je pense qu’ils

n’en n’ont jamais beaucoup souffert. En tous cas, ça ne se ressentait pas dans leurs

conversations. Baptiste était agent immobilier et Céline travaillait à la mairie de Perpignan

comme secrétaire. Ils avaient tous les deux un très bon niveau de vie qui leur permettait de

voyager, une passion commune.

Je pense que ma vocation de travailler dans l’immobilier- car pour moi, c’est une véritable

vocation- vient de là.

Baptiste a également l’amour des vieilles pierres, celles qui gardent en elles l’empreinte et

l’âme de leurs propriétaires. Ces maisons vivent, j’en suis certaine. On ressent comme une

présence dans ces bâtisses. J’aime ça, j’aime cette sensation.

Je pensais enfin réaliser la trajectoire de vie que je m’étais fixée.

Quand je rentre des cours, je retrouve sur mon bureau de petites attentions : posés sur un

plateau, un sachet de thé différent chaque jour, un cookie maison et tous les jours, un bouquet

de fleurs. Je prends le thé, puis, en général, je vais me ressourcer dans le jardin sur un transat.

Je ferme les yeux et je respire les parfums de la vie qui s’ouvre à moi.

Ce climat de sérénité me convient complétement. Je me sens revivre et je pense qu’on peut

effacer le passé comme on efface une faute d’orthographe sur un cahier.

Je me rends dans le salon où se trouve le téléphone :

— Bonjour, je souhaite parler au docteur Vadali.

— Bonjour, c’est pour une prise de rendez-vous ?

— Non, dites-lui que c’est Elise Bousquet qui cherche à la joindre et c’est personnel.

— D’accord. Je vais la chercher. Un instant s’il vous plait…

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Merci, répondis-je d’une voix éteinte.

— Allo ? Bonjour, ici le docteur Vadali, Elise ?

— Oui, bonjour. Docteur, je sais que l’échéance est imminente pour ce que vous savez.

— Oui, répond-elle simplement.

— Je ne reviens pas sur ma décision. C’est ferme et définitif.

— Bien, dans ce cas, nous allons prendre des décisions pour elle, dit-elle d’un ton assez sec,

comme pour me faire un reproche.

— Et, dites-moi, comment va-t-elle ?

Je pense que si elle avait été ma mère, elle aurait raccroché de déception. Bien sûr, de par sa

fonction, elle ne devait rien montrer. Mais sa rancune transpirait. Je pense qu’elle avait espéré

que je change d’avis même si le temps était passé.

J’avais retourné la question mainte et mainte fois et à chaque fois, je revenais à mon premier

choix : impossible de garder cet enfant.

— Elle va bien, elle a récupéré son retard de poids et elle est sortie de couveuse il y a trois

jours. Je ne vais pas rentrer trop dans les détails.

— Que va-t-elle devenir ?

— Nous attendions le dernier moment pour prendre certaines dispositions, dans l’attente de

votre réponse ferme et définitive, si on peut parler de ça comme ça. Nous allons attendre le

délai réglementaire dans une semaine puis, cette petite sera bientôt sous la responsabilité des

services départementaux qui la placeront dans une famille d’accueil en vue d’une adoption. Ce

placement fera obstacle à toute restitution de l’enfant à sa famille d’origine.

Comme vous avez voulu préserver votre anonymat à vie, ce sera chose faite. La petite ne saura

jamais qui vous êtes.

Voilà, je reste à votre disposition si vous avez besoin de parler. Cependant, bientôt, cette petite

ne sera plus dans nos services.

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Quant à moi et aux deux infirmières qui vous ont accompagnées lors de votre accouchement,

nous sommes tenues par le secret professionnel. Donc, rien ne sortira de cet hôpital.

— D’accord, merci docteur. Je garde vos coordonnées au cas où, et je vous remercie pour tout.

— Portez -vous bien, au revoir.

— Au revoir, docteur.

Voilà, le dernier chapitre était clos. J’avoue qu’une semaine après, j’étais tourmentée. Je

pensais à cette enfant et à son devenir. Est-ce qu’elle aura une famille aimante ? Est-ce que

malgré son passé douloureux, elle pourra s’épanouir ? Tant de questions qui resteront à jamais

sans réponses.

Bien sûr, je n’avais rien dit à Baptiste et Céline. Ce secret resterait à jamais enfoui en moi.

Seules, maman, Garance et Tante Catherine étaient au courant. Et elles se gardaient bien de

m’en parler. C’était tabou. Mais c’est sûr que ça devait les hanter. Le temps effacerait la

douleur de ces moments, pas les moments, juste la douleur.

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Chapitre 4

Max s’emporte :

— Comment as-tu pu nous mentir pendant toutes ces années ? Sur un sujet aussi grave ?

— Je voulais vous protéger de cette vérité. J’étais très jeune, dix-huit ans, et sous influence de

Papi qui n’aurait pas supporté ça. J’ai rencontré un garçon au lycée, j’ai fait un déni de grossesse

jusqu’à mon accouchement, on va dire. J’ai laissé tomber mon copain à la suite de ça. Il n’a

jamais été au courant de rien. Cet enfant, je ne pouvais pas le garder. J’étais choquée, anéantie,

vous comprenez. Et papi m’aurait mise à la rue, mamie n’aurait rien pu faire. Donc, j’ai fait le

choix d’accoucher sous X, sans laisser d’adresse. Je me suis dit que cette petite Juliette pourrait

être adoptée dès sa naissance. J’étais en tous les cas, incapable de m’en occuper. Mamie et tante

Catherine étaient les seules à savoir. Elles ont respecté mon choix et j’ai pu accoucher dans le

plus grand des secrets.

Edouard s’approche et me serre contre lui :

— Je sais que si tu l’as fait, c’était parce que tu n’avais pas le choix où plutôt que ce choix était

forcé. Tu as du cœur. Tu t’es toujours bien occupée de nous. Et c’est vrai que papi n’est pas

facile. Et je crois qu’il faut se remettre aussi dans le contexte de l’époque. Tu es notre mère, et

nous t’aimons. Franchement, je suis déçu et même choqué d’apprendre ça. Mais le mal est fait

maintenant, et ça s’est passé il y a tellement d’années. On ne peut pas revenir sur le passé. Il va

falloir composer avec ça maintenant et essayer de la retrouver.

Le regard de Max s’assombrit :

— Tu ne sauras jamais ce qu’elle est devenue ? Et elle ne saura jamais qui nous sommes ?

— Non, c’est bien le problème. Car il faudrait que je la retrouve. Sa santé en dépend. D’après

ce que m’a dit le docteur, il faut anticiper et faire une ovariectomie, c’est-à-dire, retirer les

ovaires car si la maladie se déclare, elle peut la tuer et rapidement. En plus à son âge, on ne

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surveille pas forcément son corps comme à mon âge. Et elle ne peut pas savoir que sa génétique

va très probablement lui jouer des tours. Le docteur pense que les probabilités de l’avoir sont

de 80%.

— Si je calcule bien, nous sommes en 2018 donc elle aurait trente et un ans, non ? intervient

Edouard.

— Oui, c’est ça. Trente et un ans ! Qui sait, elle a peut-être déjà des enfants ? se demande Max.

— Peut-être, personne ne le sait, ajoutais-je.

Max se lève soudainement et met un coup de poing contre l’olivier. Puis se retourne vers moi :

— Mam, on doit la retrouver !!! On ne peut pas la laisser comme ça avec cette épée

de Damoclès au-dessus de la tête ! dit-il en se frottant la main endolorie. Je suis furax ! On a

vraiment la poisse. Cette sœur je ne la connais pas, mais je sais que son sang est le nôtre, et je

vais tout faire pour la retrouver !

Je reconnais bien alors les signes du trop-plein dans le comportement de Max. Entier, écorché

vif. Il a du mal à se contenir parfois. Il s’était amélioré, la vie lui ayant donné des leçons de

patience, mais, lorsque les émotions étaient trop fortes, il fallait qu’il se décharge. La douleur

le ramenait alors à la réalité, lorsqu’il s’en prenait aux objets.

— Calme toi ! Répond Edouard en se levant- y’en a marre ! Ça ne servira à rien d’abattre cet

olivier !

Ils ont tous trois, à cet instant, un fou rire ! Un fou rire qui évacue les tensions, qui ramène les

âmes blessées à la simplicité de l’instant présent, qui rend la vague à l’océan.

— On s’en va les garçons, ça fait plus de deux heures qu’on est là. J’ai encore des choses à

vous dire mais on va aller manger. J’ai besoin de faire une pause et vous aussi.

— Je n’ai pas faim, j’ai juste envie de prendre la voiture et d’aller à sa recherche, dit Max sur

un ton plus apaisé.

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— Non, on va manger, Mam a encore des choses à nous dire, et pour l’instant on n’a aucune

piste pour pouvoir la retrouver. Il faut se poser, et réfléchir, suggère Edouard.

— J’ai pris ma carte dans mon sac à dos, on va dans le centre. On va chez Le Mathilda si vous

voulez, manger des tapas et de la crème brulée.

— Ok, ça marche, dit Max l’air résigné.

Nous prenons un chemin escarpé, un raccourci bien connu des habitants locaux, qui permet

d’accéder au centre rapidement sans être importuné par les voitures. La chaleur devient intense,

pas un souffle de vent, le ciel semble figé à jamais dans ce bleu presque irréel. Nous

arrivons devant Le Mathilda vers treize heures. Il y a encore de la place en terrasse. A cette

heure, les touristes préfèrent la clim de l’intérieur. Nous avons nos habitudes dans ce petit

restaurant où nous nous rendons souvent le week-end. La terrasse ombragée par les

oliviers est très cosy, avec ses tables en rotin tressé. Marco, le patron, vient les accueillir avec

sa légendaire bonne humeur :

— Bonjour les amis ! Installez-vous ! Alors, ça y est, les vacances ? C’est bien ce que j’ai cru

comprendre il y a quinze jours.

Je m’installe sur un fauteuil confortable avec des coussins délavés par le soleil.

— Oui, enfin !

— Toute la famille est épuisée, répond Max en serrant une poignée de main chaleureuse à

Marco. J’aurais préféré être à Ibiza mais... rester à Collioure, ça n’est pas le bagne non plus !

— Ha ça non ! ce n’est pas moi qui dirais le contraire ! ajoute Marco en riant. On a tout, la

beauté des lieux, une mer calme et limpide, et surtout les meilleurs tapas au monde !

— C’est sûr, renchérit Edouard, jamais mangé de tapas ailleurs qu’ici.

Je prends la carte que je connais par cœur, pour commander toujours la même chose :

— Des tapas pour tout le monde ?

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— Oui, comme d’habitude, renchérit Max. Je n’ai pas trop faim, mais je vais faire exception

pour les tapas de Marco !

— Ok, alors je vous apporte ça, avec des bières comme d’habitude et un coca pour toi, Elise ?

— Oui, parfait, merci.

— Mam, dis- nous la suite de ton histoire s’il te plait ! suggère Max en voyant s’éloigner

Marco.

— Je ne crois pas que ce soit le meilleur endroit pour en parler. Ici, les murs ont des oreilles et

Collioure est petit. Après déjeuner, on retourne à la maison et on en parle ?

— Ok pour moi, acquiesce Max.

— Pour moi aussi, répond Edouard, d’ailleurs j’ai un mal de tête qui débute. Tu as du

doliprane ?

— Oui, j’en prends toujours au cas où. Va demander un verre d’eau à Marco s’il te plait.

Edouard se lève, et en s’éloignant, je remarque à quel point il s’est transformé. C’est un homme

à présent. Elancé, brun, les yeux noisette et une allure folle. Sa douceur, son tempérament posé

même dans les pires moments, contrastent avec la fougue et l’extrême sensibilité de Max. Deux

frères, deux caractères et deux physiques différents mais tellement attachants tous les deux. Ils

sont assez fusionnels malgré leurs différences. Ils se partagent aussi les mêmes amis, les mêmes

passions et le même amour pour la famille.

Je sors de mes pensées, alors que Marco apporte des gambas et des petits pains à la sauce aïoli,

des bières pour les garçons et un coca frais pour moi. Edouard le suit avec un son verre d’eau.

Tout serait tellement agréable si les récents événements de la vie n’étaient pas venus compliquer

ce carpe diem.

Je me demande qu’elle serait leur réaction si un jour, ils se retrouvaient face à face avec leur

sœur. Ce sera un choc pour tous les trois, c’est certain. Comment va-t-elle réagir ? A quoi

ressemble-elle ? Où vit-elle et avec qui ?

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Tant d’interrogations ! Même si j’appréhende de possibles retrouvailles, ma volonté de la

prévenir est plus forte. Ce serait non-assistance à personne en danger si je ne la sauvais pas de

quasi certaines complications de santé. Je l’ai abandonnée une fois. Il est hors de question que

je récidive, je ne le supporterais pas. Et les garçons non plus. Alors, la question est maintenant

de savoir comment la retrouver après tant d’années d’ignorance.

Le temps a passé, et maintenant, le temps la rattrape, comme si les erreurs de la vie remontaient

à la surface pour transmettre un message, comme une bouteille à la mer : allez, maintenant

répare ! Répare ce qui a été cassé, même si ce n’est pas parfait. Même s’il y a des brèches, tu

donnes vie à un nouvel espoir même s’il est fragile.

J’avais effectué des recherches après ma visite chez le docteur, en cherchant le nom de Juliette

Camille d’abord sur l’annuaire puis plus tard, sur les pages blanches d’internet. Mais pas de

Juliette Camille. Introuvable. Peut-être est-elle sur liste rouge, à l’étranger, mariée ? Je

n’ai jamais cherché avant, par peur, par honte, par lâcheté, par déni. Il fût un temps aussi, après

avoir eu les garçons, où j’avais l’impression de ne jamais avoir eu de fille, comme si je m’étais

persuadée qu’elle n’avait jamais existé. Mais, les années passant, le souvenir avait ressurgi,

d’abord lointain puis, de plus en plus vivace. Et voici qu’il m’explose au visage. Maintenant,

c’est à moi de faire le pas, d’agir, de dévoiler mon identité. C’est comme un signe du destin qui

dit : maintenant, c’est le moment ! Je te donne un signe, c’est toi qui trouves le chemin pour

lever le voile sur ce mystère dont tu es à l’origine.

Je relève la tête. Pas un bruit à table, les garçons semblent perdus dans leurs pensées, ils

mangent dans le calme presque dans la communion. Des notes de musique s’échappent du

restaurant, une mélodie gitane, probablement du Manitas de Plata. Avec un peu d’imagination,

on pourrait se croire transporté sur une plage le soir, entre amis, avec un feu de camp, des

chansons tziganes, le bruit des vagues et la chaleur encore présente d’une nuit d’été. Et c’est là

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qu’on pourrait refaire le monde. Mais non, aujourd’hui, c’est le début d’une histoire mystérieuse

et angoissante qui va certainement marquer toute la famille au fer rouge.

Nous terminons notre crème brulée dans le silence. A l’intérieur du restaurant, le brouhaha des

touristes nous indiffère. Eux qui d’habitude discutent de tout, semblent s’enfoncer dans un

silence pesant. Marco le perçoit :

— Hé ! les amis ! qu’est ce qui se passe ? Vous êtes particulièrement calmes aujourd’hui !

pourtant c’est les vacances !

Je ne parviens pas à dissimuler mon inquiétude.

— La fatigue accumulée Marco, rien de plus.

— Vous allez pouvoir vous reposer ! et me revenir en pleine forme la prochaine fois, j’espère.

— Oui, ne t’inquiètes pas, on revient bientôt.

— Ok, pas de soucis. Voici la note. Je vous offre les crèmes aujourd’hui, pour le premier jour

des vacances.

— Merci Marco.

— A bientôt les amis, profitez bien.

Je me lève pour payer l’addition :

— A bientôt Marco.

Nous prenons le même chemin qu’à l’arrivée, repassent devant l’olivier qui en a vu de toutes

les couleurs avec Max, et rentrons à la maison.

La chaleur est devenue trop étouffante mais vivre dehors l’été, c’est une habitude pour nous. Je

baisse le store automatique sur le salon de jardin. Les plantes, les arbres, la pelouse sont déjà

quasi grillées, semblent souffrir de cette chaleur. Les garçons vont chercher eau fraiche et

glaçons dans la cuisine et moi, une bassine. Les garçons me versent l’eau et les glaçons et

je pose mes pieds dans l’eau glacée. C’est pour moi le meilleur moyen de me rafraîchir. Les

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garçons le savent bien. Ils connaissent tout ou presque de mes petites habitudes. Pas besoin que

je leur demande. Après dix minutes de ce traitement de choc, je me sens mieux et je vais

m’installer dans le transat en teck avec ses coussins de lin brut. Les garçons me suivent

et s’installent dans leurs transats, près de moi. L’heure est au dialogue. Je sens que les choses

qui vont être dévoilées ce soir vont avoir un impact certain sur leur mental.

Je le sais, je respire fort et ferme les yeux un instant comme pour conjurer le sort. Puis, je

me lance :

— Je dois tout vous expliquer pour que vous compreniez bien ce qui se passait dans ma tête et

dans ma vie à l’époque.

— Mam, tu as toujours été évasive sur ton passé, sur notre père et notre famille, ajoute Max.

Dès qu’on te posait une question sur ton passé, tu semblais si contrariée qu’on était coupés net !

Pas vrai, Edouard ?

— Si. C’en était même bizarre, rétorque Edouard.

— Tu te souviens Mam, un jour je me suis même fâché quand j’ai voulu te questionner sur

notre père. Nous annoncer qu’il était parti avec une autre avant notre naissance, ce n’est pas un

peu léger ? C’est vrai ? Maintenant, avec toute cette histoire, je doute de tout, même de ça. Tu

es capable de quoi encore pour nous protéger ? Jusqu’où es-tu capable d’aller ? Franchement,

Mam, tu ne crois pas que ça suffit, qu’il faut lever les masques ? Car là, j’ai l’impression d’être

le fruit d’un mensonge. Je ne sais plus où j’en suis, où nous en sommes tous.

— C’est vrai, Mam, dis-nous la vérité maintenant, nous sommes des hommes, on ne veut pas

être protégés, on veut savoir, et si tu nous avais dit la vérité depuis longtemps, on n’en serait

sûrement pas là, à nous poser des questions existentielles et à nous morfondre tous les trois.

— J’ai volontairement masqué des choses, des faits et des actes pour vous prémunir.

Je me revois alors à cette époque comme si c’était hier.

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Chapitre 5

Après avoir rendu ma décision ferme et définitive, je me jette à corps perdu dans mes études.

Je suis passionnée. Assorti à cela, un environnement plus que favorable, j’ai tous les

ingrédients pour réussir. Le week-end, je vais retrouver les parents. Papa est fier de moi, de

mon parcours, de la vie qui allait me sourire. Jamais il ne m’a posé de questions sur un

hypothétique petit ami, jamais. Il m’a juste dit une fois : prends ton temps. Si un jour tu veux

rencontrer l’âme sœur, réfléchis bien. Tu as tout ton temps, ne te précipite pas. Fais carrière,

stabilise-toi, aie ton chez toi, ne dépends de personne, car, dans la vie on ne sait jamais. Et je

ne supporterai pas que tu tombes sur un homme qui ne te vaut pas, où que tu sois dépendante

de lui. C’est pour ça, choisis un homme comme on choisit un avenir. Ne te laisse pas choisir !

c’est toi qui as toutes les cartes en main : belle, intelligente, indépendante. Ne laisse jamais

quelqu’un te prendre ça, même par amour.

Garde toujours la tête haute, quoiqu’il arrive et surtout soi le seul et unique maître de tes choix

comme je l’ai été des miens.

C’est la seule et unique fois où il m’a parlé de ça. Ses mots résonnent dans ma tête, comme des

leçons apprises par cœur. Je crois avoir suivi les croyances et les vérités de mon père, comme

une gentille petite fille qui ne désobéit pas. J’avais besoin de son approbation. Je ne la

demandais pas ouvertement, tout était silencieux, interne.

A l’école où je suis ma formation, j’ai du succès. Il faut dire que le milieu était particulièrement

masculin. Nous sommes en tout vingt-trois personnes à suivre le même cursus.

J’ai un petit cercle d’amis : José, Olivier, Hugues et Jeanne. Notre amitié s’est forgée autour

de notre passion pour les vieilles pierres. D’après ce que me rapporte Jeanne, je suis convoitée.

Elle est en couple avec Olivier, ils ont un petit appartement dans Perpignan. Ils s’étaient connus

à l’école plusieurs années auparavant et sont fusionnels.

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Comme Olivier a plusieurs amis dans la promo, il est au courant de tout et parle à Jeanne, le

soir, sur l’oreiller.

C’est comme ça que j’ai su que quatre garçons étaient amoureux de moi en secret, dont Hugues.

Mais bien sûr, je suis tenue par le pacte de l’amitié et je ne suis pas du genre à dévoiler les

secrets au grand jour.

Les trois autres, je ne leur adresse pas la parole, non pas que je suis fière mais juste que je ne

suis pas du style à avoir plein d’amis. Je n’aime pas m’éparpiller.

Nous sommes souvent tous les quatre au moment de la pause. Olivier et Jeanne organisent

aussi régulièrement des soirées le mercredi soir pour pouvoir décompresser et c’est vrai que

ça me faisait un bien fou. Au cours de ces soirées, on discute d’architecture, de déco,

d’immobilier bien sûr et de vieilles pierres. Mais c’est aussi le moment où Jeanne me dévoile

les derniers ragots en cours. Comme Olivier est aussi ami avec d’autres hommes de la promo,

et qu’il est du genre très ouvert et convivial, les confidences vont bon train. Aucun de mes

prétendants n’a jamais osé venir me parler en direct. Ils passent des messages à Olivier, qui

transmet à Jeanne et qui me reviennent. Le téléphone arabe en quelque sorte et c’était à mourir

de rire. Même Hugues qui fait pourtant partie de notre cercle d’amis, n’a jamais osé se dévoiler

devant moi. Je pense que je devais les impressionner. D’après ce que me disait Jeanne

l’expression de mon regard y était pour quelque chose. Très expressif, mystérieux et intense.

Comme un parfum inoubliable. Assorti à cela des longs cheveux noirs de jais, je ne passais pas

inaperçue, selon eux. Alors je m’amusais à découvrir tous ces commentaires. C’est vrai, j’ai

du tempérament. Autant je crains le regard critique de mon père, autant je suis affirmée et sûre

de moi à l’extérieur. Mais ce que seulement quelques personnes savent, c’est que non ! Non

jamais je ne me mettrai en couple. Plus tard, peut-être. Mes pensées étaient à mille lieux de

cela. Pas de couple, pas de lien, pas d’enfant. Rien que la recherche de la liberté morale et

financière.

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Jeanne le sait, et par le biais d’Olivier, prétextait que j’avais eu un jour une aventure

douloureuse et que je n’étais pas prête. Que j’étais une véritable passionnée par mes études et

que c’était tout ce qui comptait. Et heureusement pour moi, personne n’était venu me déclarer

sa flamme.

Hugues est à mes petits soins lors des soirées. Il me demande régulièrement si je veux reprendre

de tel ou tel plat, va me chercher une boisson fraiche, mais rien de plus. Et ça me fait bien

sourire intérieurement.

C’est sûr que sa prévenance ne m’est pas indifférente, je le trouve agréable et mignon, mais

c’est tout. Était-ce ma forte détermination à rester célibataire qui me mettait des barrières ? Je

ne le savais pas. Seul l’instant présent passé entre amis comptait dans ces moments et la teneur

de nos discussions.

Je passe trois années comme cela, trois années agréables dans l’environnement qui me

convient. J’ai parfois des pensées pour Juliette mais je les balaye en me jetant dans le travail.

Je vois aussi Garance le week-end. Je ne l’ai jamais perdue de vue. Elle s’est installée à

Collioure, à la sortie de la ville dans une petite maison. Elle avait rencontré Paul, quelques

années après avoir largué son ami à l’époque du lycée. Il a dix ans de plus qu’elle. Mais déjà

à l’époque, il lui apportait tout ce qu’une femme pouvait espérer : amour, reconnaissance,

respect et humour !

Elle n’a jamais pu avoir d’enfants. Le grand drame de leur vie. Heureusement qu’elle a des

passions : le poker, la peinture, et que Paul aussi. Je pense qu’elle m’a un peu jalousé lorsque

j’ai accouché des garçons. Je l’ai vu dans son regard, quand elle est venue me voir à la

maternité. C’est humain, c’est logique. Avoir tant galéré pour avoir un enfant, et voir sa

meilleure amie réussir là où elle avait échoué, ça doit être très dur. Mais cette jalousie n’a duré

que le temps d’un regard, le temps de réaliser que ce n’était pas n’importe qui mais son amie

de toujours, sa sœur, sa complice et sa confidente qui avait accouché. Et ça change beaucoup

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de choses. Elle s’est penchée sur les berceaux, telle une fée qui donne et transmet des pouvoirs

magiques, et a déclaré, sans aucune gêne et avec un aplomb de fou : « C’est moi la

marraine ! ».

En fait, elle considère les garçons comme ses fils.

Donc, ma vie à cette époque est quasi idyllique. Je trouve un nouvel équilibre moral, j’ai relevé

la tête et j’ai un moral d’acier.

J’obtiens mon diplôme avec brio. Franchement, il m’est impossible de ne pas afficher ma fierté.

Le jour de la remise des diplômes, je suis sur mon trente et un avec mon tailleur bleu nuit, mes

talons haut noir brillant, mes cheveux savamment arrangés en chignon coiffés-décoiffés, mon

maquillage nude mais raffiné.

Je n’en peux plus ! Je suis en transe ! J’ai eu quinze de moyenne, et quinze c’était super bien

car le niveau était élevé. Mes amis aussi l’ont eu : Olivier Jeanne et Hugues. Seul José est

recalé, il souhaite refaire une année. Il est aussi dégouté parce que tout le cercle d’amis l’a eu.

Mais bon, il n’a jamais redoublé, il n’y a rien de catastrophique. Il s’est juste planté à l’étude

de cas qui était au coeff huit alors que les autres matières étaient au coeff quatre, alors

forcément…

Le jour de la remise des diplômes, papa et maman sont là, mon oncle et ma tante et aussi tante

Catherine. Tous, sont aux anges. Le directeur de l’organisme de formation vient me parler pour

me féliciter. Il me dit que mes notes sont le reflet de mon investissement et que si mon souhait

était d’avoir ma propre agence, les concurrents n’avaient qu’à bien se tenir. Ça me fait

énormément plaisir. Je lui réponds que mes notes correspondaient au degré de passion que

j’avais pour ce métier. Deux mois avant la fin de la formation, j’avais souhaité faire une

spécialisation en droit immobilier, pour connaître toutes les palettes de cette activité, et dans

ce même organisme. Il me répond que c’est accepté sur le champ, vu mes notes aux épreuves.

Je suis aux anges.

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Nous dégustons des petits fours offerts par l’organisme. Il est treize heures, le ciel était d’un

bleu ! Tous ces étudiants partis vers leurs chemins respectifs. La joie transpire sur les visages

des lauréats, des parents et des enseignants. Nous sommes devenus des adultes, déjà bien

préparés pour notre avenir professionnel. Nous avons des armes juridiques, comptables,

techniques et rédactionnelles. Parés pour le début d’aventures et de challenge sur le terrain.

Avec mes amis, tous présents, sauf José qui ne se sent pas le courage ni le moral de venir, nous

avons décidé de faire un super week-end de festivités pour célébrer nos diplômes.

Papa se propose pour les accueillir pendant deux jours, mon oncle et ma tante aussi, et bien

sûr tante Catherine. Il est clair que j’aurais préféré faire la fête chez tante Catherine, car le

chalet, c’était vraiment l’endroit idéal. En même temps, je ne voulais pas décevoir mes parents.

Alors, on convient que ce serait pour le week-end suivant et comme dit papa : « quand on vient

d’avoir un diplôme, il faut fêter ça rapidement, il faut vite savourer son bonheur sinon, on passe

à autre chose, et n’oublions pas que le bonheur est un moment qui se déguste à l’instant

présent ».

Maman a fait attention à l’argent pendant toutes ces années, dépendante de mon père. Il lui

versait cependant une somme chaque mois, dont elle pouvait disposer comme bon lui semblait.

Les revenus du foyer étaient assez serrés mais nous n’étions pas malheureux non plus.

Le lendemain des résultats, elle m’emmène à Perpignan, dans le centre, et dans des boutiques

accessibles financièrement. Nous passons un superbe samedi. Je choisis des robes fluides col

V, des hauts très féminins et légèrement échancrés, moi qui ne prenais que des cols ronds. Elle

m’achète du maquillage, un fond de teint légèrement doré pour aller avec ma carnation et du

blush corail irisé, du rouge à lèvres. Et du mascara noir ébène. Elle prend enfin conscience

que je suis devenue femme. En essayant les vêtements devant le miroir dans la boutique, j’ai

l’impression d’être une autre, une jeune femme d’affaires, élégante et raffinée. Nous allons

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boire un café, et, ce samedi-là, elle me confie combien elle est fière de ce que je suis devenue

et que son unique fille va assurer la relève avec brio.

Elle croit en mon projet d’avoir ma propre agence. Sur Collioure, les touristes sont toujours à

l’affût de maisons secondaires. Elle pense que ma vie pourra être confortable, que je pourrais

profiter, voyager, m’offrir ce qui me faisais envie, m’offrir une maison et effectuer des travaux

si besoin, sans être obligée d’être dans le rouge chaque mois. Même si tout ça c’est matériel,

ça contribue au bonheur, c’est une des conditions du bonheur même si l’argent ne fait pas tout.

Oui, je suis plus que jamais déterminée et battante. J’ai construit un plan dans ma tête,

longuement réfléchi, j’avais eu le temps en trois ans ! Je veux décider de la suite et me donner

les moyens d’y parvenir. En plus, avec ma spécialisation en droit immobilier, j’ai tout à gagner

et je serais plus crédible pour les clients.

Ce soir-là, nous rentrons à la maison avec plein d’étoiles dans la tête. Papa nous attend sur la

terrasse et a préparé un plateau spécial fruits de mer avec des fruits exotiques et du champagne.

Le samedi suivant arrive rapidement, nous avions tout prévu pour les invités. Les couchages

d’appoint, les repas, papa a nettoyé à fond la piscine, qui ne servait jamais avant, car

l’entretien était trop onéreux. Maman a préparé une tonne de desserts maison. Tout le monde

arrive vers dix-neuf heures, papa ayant horreur des retardataires. Et la soirée la plus belle de

ma vie commence, bercée par les notes des groupes anglais des années quatre-vingt, mes

préférés. Tout le monde est présent, tante Catherine, oncle Baptiste et Céline, Hugues, Olivier,

Jeanne et également Garance, mon amie de toujours qui ne voulait surtout pas manquer ça.

Nous avons installé des tréteaux pour l’occasion, et les avons recouverts de nappes blanc

immaculé. Des bougies viennent compléter le tout. La conversation est très animée, tout le

monde étant ravi d’être présent et surtout de passer deux jours ensemble. Tout est devenu si

léger, si joyeux, si simple. Je me mets à danser pieds nus, en invitant les amis à venir me

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rejoindre, et ce soir-là, seules les étoiles semblent nous éclairer. La luminosité de la nuit

tombante est si intense. C’est un soir presque féérique qui m’invite à penser que les signes du

destin me montrent le chemin. Le chemin qui m’indique que cette voie est la bonne, que rien ne

pourrait m’arrêter, et que les outils de l’apprentissage et émotionnels sont les bons. Ce soir-là,

même les étoiles se sont mises à danser, nous accompagnant dans notre joie de vivre. Un samedi

soir particulier sur la Terre. Nous avons fait la fête jusqu’à trois heures du matin, puis nous

nous sommes jetés sur nos lits en riant, enivrés par l’ambiance fantastique de cette soirée.

Le lendemain, après déjeuner, nous allons faire une longue balade en longeant la plage. J’ai

mis ma longue robe fluide, beige et dorée. Je me sens légère comme l’eau, je rayonne. Nous

nous sommes promis de refaire des week-ends comme ça, sans que jamais les aléas de la vie

ne puissent nous séparer. Le soir, nous débutons le repas avec un discours de mon père, de

mon enfance à ma nouvelle vie de femme qui commence. Il est ému aux larmes, je crois que je

ne l’avais jamais vu comme ça. Maman pleure. Tant de souvenirs résumés avec tant de

sensibilité, ce n’était pas du tout le style de mon père. Je crois que l’ambiance festive, ma

réussite, la pensée d’un avenir heureux, le champagne, ont largement contribués à le faire

parler de la sorte. Arrivés au dessert, papa me regarde à la lueur des bougies :

— Va voir dehors Elise, il y a quelque chose qui t’attend devant la porte.

Etonnée, je vais voir, sous les regards complices des invités. Une Peugeot 205 crème est garée.

On voit qu’elle est d’occasion, mais elle est encore bien propre. Sur le pare-brise, une jolie

carte signée de toute ma famille. Père, mère, tantes et oncle…Je me mets à pleurer, je ne peux

plus bouger. Je suis là, immobile, à ne pas pouvoir regarder cette voiture, submergée par

l’émotion. Je finis quand même par prendre la carte : « En souvenir de nous, pour ce bonheur

que tu nous apporte. Qu’elle t’emmène là où tu voudras que la vie t’emmène. On t’aime tous.

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Bravo à toi ! ». Je suis sidérée, époustouflée, j’ai même crié ma joie dans la rue. Tout le monde

est là, à partager mon bonheur à la lumière des réverbères.

Puis, maman m’apporte mon sac et mon permis que j’avais eu grâce aux cours de conduite que

je prenais chez mon oncle et ma tante le jeudi soir durant ma scolarité. Je monte dans la voiture.

Olivier, Jeanne, et Garance prennent place aussi, et nous partons rouler le long de la côte. On

se serait cru dans un tournage de film. Ma première voiture était le symbole de Liberté avec un

grand L, j’allais pouvoir bouger sans dépendre de quelqu’un à chaque fois. Je l’ai eue grâce à

la cohésion familiale. En fait, mon oncle et ma tante l’avaient pratiquement payée en

intégralité, c’est papa qui me l’a dit plus tard. Quand nous sommes rentrés, tout le monde nous

attendait pour le dessert, une coupe de champagne à la main. Et j’ai découvert le reste de mes

cadeaux avec euphorie : un joli sac offert par Garance, un stylo de marque offert par Hugues,

et un coffret de produits de beauté par Jeanne et Olivier. Ce fut encore une soirée marquée de

plaisir et de joie, une soirée pour moi, la vedette depuis deux jours.

Les invités doivent repartir le lundi matin. Ils étaient tous en vacances et rien ne les attend.

Après le petit déjeuner, papa propose de continuer sur la lancée en préparant une sardinade

pour le midi. Après tergiversations, tout le monde tombe d’accord. Seul papa devra aller

travailler à l’épicerie, la période estivale ne permettant aucune absence.

Nous passons encore un superbe moment, et nous nous sommes rafraichis dans la piscine

l’après- midi.

Le lendemain matin, tous les invités partent sauf tante Catherine qui a demandé à prolonger

son séjour de quelques jours. Cet été-là est magique, je suis complètement détendue et je profite

de chaque instant. Je suis allée voir Garance qui vivait encore chez ses parents. Elle était en

recherche d’une petite maison dans les terres. Elle va être professeur des écoles à la rentrée.

Encore célibataire, elle ne cherche pas à rencontrer quelqu’un. Elle avait bien eu des

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amourettes mais, rien qui puisse faire vibrer son cœur au point de construire une histoire

durable. Elle avait énormément forci et avait décidé de se reprendre en mains : son objectif

avait été comme elle le disait : « zéro défaut sur la plage cet été ». Et son objectif, elle se l’était

fixé en janvier, au moment des vœux de bonnes résolutions pour la nouvelle année. Nous étions

en juillet, et elle était assez démoralisée à cause de ce surpoids qui la hantait. Elle avait décidé

de se mettre au sport. On avait bien ri car elle m’avait dit : « tu sais quoi, ce n’est pas pour

demain le bikini ! je suis essoufflée dès que j’enfile mes baskets ! ».

J’essayais de la motiver. On avait prévu d’aller courir tous les dimanche matin, à la fraîche,

lorsque le flot de touristes n’a pas encore envahi les chemins de traverse. Ça a vraiment été

compliqué, on était tellement motivées qu’au début, on s’est arrêtées pour manger de délicieux

pains au chocolat à la boulangerie, sur le trajet. Que de fous rires sur ces parcours de sportif

du dimanche. A la fin des vacances, Garance avait pris trois kilos supplémentaires. Quant à

moi, j’étais devenue assez fine depuis plusieurs années, sûrement à cause du stress des études.

Le mois d’août est passé très vite. Je suis allée voir une fois Jeanne et Olivier à Perpignan qui

prévoyaient de reprendre une agence immobilière. Il y a beaucoup de concurrence mais ils

comptent sur leur ténacité, leur esprit combattif pour réussir. Ils n’ont pas le droit à l’erreur,

car ils vont être associés dans cette agence. Olivier s’était dit qu’au pire des cas, si l’activité

avait du mal à démarrer, il travaillerait pour une autre agence le temps de faire émerger le

tout.

On fait des soirées entre amis, on sort dans des piano bars à Perpignan. Hugues nous rejoint

et à chaque fois, je croise ses regards furtifs. Depuis le temps qu’on se connait, il n’arrive pas

à me regarder longtemps droit dans les yeux. Jeanne m’a dit qu’il est amoureux. Je le savais,

j’avoue que ça m’embête, car de mon côté, je ne ressens rien et je dirais même que cette

situation commence sérieusement à m’énerver. Je trouve que ça gâche un peu l’ambiance car

il y a toujours cette part de sous-entendus entre nous. Moi, je ne rêve que de m’amuser, de

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danser, de profiter de la chaleur de l’été, de mes amis et ma famille. Je n’ai pas besoin d’un

homme dans ma vie. Je suis bien, seule, je suis libre et j’ai tellement de projets. Garance

m’accompagne souvent aussi, et j’ai bien pensé au couple Garance-Hugues, qui pourrait vivre

heureux et avoir beaucoup d’enfants, mais non, même pas, aucun déclic entre eux, ni du côté

d’Hugues, ni du côté de Garance. Le vide complet, le calme plat, juste un début d’amitié, et

encore, je ne dirais même pas ça, il n’y a aucun atome crochu entre eux. C’est tout, c’est comme

ça, c’est le cœur qui décide.

Je profite des moments avec Tante Catherine. Nous sommes allées visiter une usine de parfums

à Grasse, depuis le temps que j’en avais envie. Je suis subjuguée par la beauté des millions de

pétales de rose, qui attendent sur le sol de participer à l’élaboration de sillages féminins. A la

fin de la visite, nous pouvions créer notre parfum avec l’aide d’une spécialiste. J’ai choisi pour

ma part des essences d’ambre, rose et jasmin sauvage. Un oriental fleuri pour moi et un parfum

à base de roses de Provence pour tante Catherine. Ces odeurs de Provence sont inoubliables

et intemporelles.

La fin des vacances approche, les touristes commencent à partir laissant place aux retraités

désireux de trouver calme, sérénité et climat plus propice. Nous sommes fin août et je dois

reprendre mes cours mi-septembre. J’ai déjà préparé mes affaires, regroupées en trois gros

cartons. Papa n’a pas voulu que je l’aide à la boutique de toutes les vacances, il voulait que je

décompresse totalement. Il m’arrive d’aller me baigner seule le matin dans la mer. Cela me

fait un bien fou, la mer délassant tous mes muscles et mes tensions, et même ma tête. Je rêve

d’une maison en bord de mer avec une grande baie vitrée donnant sur le grand bleu. Bien sûr,

ce serait inaccessible pour moi, de telles bâtisses étant réservées aux notables et aux

entrepreneurs ayant réussi. Je n’envie pas leur richesse, juste le choix de leur emplacement.

On verrait plus tard ce que l’avenir me réserverait. La vie ne se résume pas non plus au

matériel. Mais vivre comme ça, entourée de ma famille et de mes amis me satisferait. Au final,

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je n’avais pas besoin de grand-chose pour être heureuse. Juste profiter des moments où nous

étions ensemble, discuter, se balader, et profiter de la vie.

Dans quinze jours, c’est la rentrée. Je savais que cette année allait être compliquée. Le droit

des affaires comprend beaucoup de par cœur et de stratégie. Ça allait être un véritable

challenge, j’allais entrer dans la finesse du métier. Après, je pourrai enfin m’adonner à ma

passion. Je continuerais à voir mes amis à Perpignan et j’avais chaud au cœur de pouvoir

revivre des soirées comme l’année d’avant. La porte était toujours grand ouverte chez eux, et

ils m’avaient dit qu’ils ne changeraient en rien leurs habitudes.

Ce jour arrive très vite, je reprends ma chambre chez mon oncle et ma tante. Toujours un

bouquet sur mon bureau et la déco avait été changée. Elle était passée en colorée dans les tons

dorés et vert amande. C’était beau, stylé et raffiné. Ma tante a du goût et comme avant, elle

aime me savoir bien, et me rendre la vie agréable.

Il fait encore chaud mi-septembre, et cela va me permettre de profiter encore un peu de mes

robes, qui deviennent les éléments clés de ma nouvelle garde-robe.

Je reprends mon parcours studieux. Certains étudiants de l’année d’avant ont également opté

pour une spécialisation mais il y a de nouveaux arrivants. Nous ne sommes plus de quinze et le

niveau va monter d’un cran, ce qui n’était pas pour me déplaire. Ça devient encore plus

intéressant. En pause, je ne me mêle pas au groupe. J’ai, à mon sens, suffisamment d’amis dans

ma vie bien remplie. Je ne suis pas non plus complétement indifférente au groupe mais je garde

certaines distances. Elles se ressentent vite quand on comprend que la personne ne souhaite

pas se lier.

Je m’aperçois rapidement que l’investissement intellectuel allait être très ardu. Je travaille le

soir jusqu’à minuit environ et je m’endors mentalement épuisée. Tellement d’informations à

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ingurgiter, à retranscrire et études de cas en veux-tu, en voilà. Alors, pour tenir le choc, je me

mets à courir trois fois par semaine, au début très peu, puis progressivement je passe à une

heure environ. C’est mon défouloir, et c’est ce qui me permet de tenir le choc, moi qui n’étais

pas accro au sport. Je me suis affutée, et encore affinée à tel point que j’ai sauté une taille et

que j’ai dû me racheter des vêtements, grâce aux économies de maman. Je ne faisais pas maigre

mais athlétique et cette nouvelle silhouette me plait.

J’ai toujours du succès en cours, je le vois encore à travers le regard des hommes posés sur

moi. Mais, fidèle à moi-même, je suis devenue une adepte de la politique de l’autruche. Je m’en

amuse même. Je vais encore aux soirées organisées par mes amis. La nouveauté c’est

qu’Hugues a rencontré une fille, une certaine Lisa, très douce et posée. Elle est en cursus pour

devenir prof d’anglais. Je crois qu’il est vraiment amoureux. Sa prévenance a bifurqué vers

elle. Au final, j’en suis satisfaite, étant enfin libérée de ses regards furtifs qui, à la longue, me

fatiguaient. Je suis contente pour lui, il le mérite. C’est un homme bien, plein de valeurs et je

pense qu’il rendra sa femme heureuse. Olivier et Jeanne, eux sont heureux comme au premier

jour, tout enjoués par la tournure que prend leur vie sous leur impulsion. L’agence marche

bien, les clients trop heureux d’avoir un jeune couple de passionnés et surtout pas voleurs, pour

s’occuper de leurs affaires. En fait, Olivier et Jeanne avaient décidé de prendre plus d’affaires

avec des commissions moindres, ce qui exigeait quand même de travailler plus. Ils ont décidé

que d’ici un an, ils embaucheraient un agent immobilier pour les aider. Ils n’ont pas d’heure,

ils rentrent parfois vers dix heures du soir voir plus, toujours satisfaits, jamais fatigués. Ils

gardent le créneau du mercredi soir pour la traditionnelle soirée d’amis : c’est pour couper la

semaine. José ne vient plus, il a repiqué ailleurs, pour repasser le fameux diplôme. Au début, il

donnait quelques nouvelles par téléphone à Olivier, mais après, les coups de fils se sont espacés

puis réciproquement, ils ont laissé tomber. L’année est très vite passée, et je me suis vite

retrouvée comme l’année d’avant, à attendre les résultats.

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Chapitre 6

C’est de nouveau le jour J, mon cœur bat la chamade. Mes parents sont venus pour l’occasion

chez mon oncle et ma tante ainsi que tante Catherine. Les résultats devaient être affichés devant

la salle de cours de ma matière principale, le droit immobilier.

Nous sommes tous à attendre dans le couloir, et soudain, mon prof vient afficher en format A3

les résultats avec les notations sur la porte. Nous faisons la queue pour venir voir si nous avons

obtenu le saint graal. Le suspense et l’angoisse sont à leur comble. Arrive mon tour. En rouge

est noté le pourcentage de réussite, effarant : 23%. Puis mes yeux descendent jusqu’à mon nom

Bousquet Elise…J’ai l’impression de voir flou et double.

Mon cœur se met à battre la chamade : 14 ! 14 ! 14 !

Je laisse ma place dans le silence, pour sortir dans la cour où sont installées pour l’occasion

les tables de cocktail. Mes parents me suivent, et en me retournant, je croise leur regard inquiet.

Et là, mains et jambes tremblantes et visage blême, je murmure dans l’oreille de papa :14.

Puis me tournant vers maman: « ça va m’en faire des nouvelles robes ! ». Nous nous tenons

longuement, là, au milieu de la cour, n’arrivant pas à réaliser ce qui vient de se passer, puis,

le sourire éclairant nos visages, nous reprenons pieds dans la réalité. Ce jour-là, j’ai pris au

moins quatre coupes de champagne et dix petits fours, l’émotion ayant été trop forte. J’avais

besoin de décompresser. Mes parents sont fous de joie. Mon professeur principal fait un

discours sur une mini estrade installée pour l’occasion. Le pourcentage de reçus est bien faible,

mais selon lui, le niveau est tellement élevé et surtout pointu, qu’il faut en général deux ans

pour réussir, voire trois. C’est pour cela, que ceux qui ont échoué ne doivent pas se décourager

mais recommencer. Il compare cet examen au PACES, l’équivalent en médecine.

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Nous ne sommes plus nombreux à attendre les petits fours, certains étudiants sont repartis

directement, déçus, dégoutés où découragés. C’est bien triste étant donné l’investissement

financier et moral que cette année a représenté pour tous. Mais, moi, je ne veux pas me laisser

envahir par la morosité. Après tout, c’est le jeu et on est tous logés à la même enseigne.

Le professeur principal vient me féliciter :

— Bravo Elise ! Tu es une des meilleures. Tu vas être happée par les agences, car elles vont

venir demain me voir, à la recherche de profils comme le tien.

— Ce serait bien en attendant de monter ma propre agence. Je veux me faire les crocs avant

de me lancer, et c’est vrai que devoir choisir entre plusieurs propositions d’agence serait

l’idéal. Et je rêve d’un mois de vacances au moins, je suis fatiguée et j’ai besoin de

décompresser.

— Oui, je comprends. En tous les cas, encore félicitation pour ta performance. Tu sais qu’il est

presque impossible d’obtenir un 14 normalement.

— Oui, j’ai cru comprendre.

— En tous les cas, tu es vraiment faite pour ce métier. Tes qualités de négociatrice, tes

connaissances et ta volonté vont te permettre d’être une des meilleures, si ce n’est la meilleure.

J’ai compris que tu souhaites t’installer sur Collioure ?

— Oui, c’est mon souhait le plus cher, en plus je connais Collioure et ses environs comme ma

poche. Par contre, il faudra que je m’étende certainement sur Perpignan.

— C’est sûr que nous avons un des plus beaux territoires pour travailler ! Est- ce que je peux

transmettre tes coordonnées aux agences qui vont être intéressées par ton profil ?

— Oui, merci.

Mes parents sont aux anges. Tant d’efforts récompensés.

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Nous avons prévu de fêter cette victoire le week-end d’après, chez mes parents, en invitant toute

la joyeuse équipe de l’année d’avant. Je reprends donc mes affaires pour revenir chez mes

parents.

La semaine après avoir reçu mon diplôme, je recevais déjà mes premiers coups de fil. Trois

agences étaient intéressées par mon profil. La seconde m’intéresse. Elle est située à dix

kilomètres de Collioure, à Port Vendres. Les deux autres à Perpignan.

Ils me proposent un contrat de six mois dans un premier temps, à compter de début août. Ça

ne m’arrange pas trop car je veux vraiment faire une grande pause, mais, en même temps, je

me dis qu’une occasion comme ça ne se représentera peut-être pas. Bien sûr, j’ai envie d’avoir

mon propre chez moi, mais il aurait été impossible pour mon père de me financer un logement.

Je vais pouvoir prospecter sur mon lieu de prédilection et me familiariser avec la clientèle.

Le salaire de démarrage est intéressant, il me permettrait de mettre de côté et de payer mon

essence et des petits extras. Nous devions nous rencontrer deux jours après pour un entretien,

mais déjà au téléphone le courant était bien passé avec Madame Lalieu, la responsable d’agence.

J’étais contente, la voie que j’avais choisie semblait de toute évidence être faite pour moi.

Deux jours après je me présente à dix heures devant l’agence « Sud Immo », une petite agence

située dans le centre de Port Vendres. La responsable, une femme d’une quarantaine d’années

vint m’accueillir. Elle porte un tailleur corail avec un haut blanc et un minuscule foulard marine

avec des motifs, noué autour du cou. J’ai vu au premier regard qu’elle avait du caractère. Ses

yeux vert émeraude, sa longue chevelure châtain savamment lissée, son regard, semblaient me

signifier que non, elle ne laissait rien au hasard, qu’elle était hyper maniaque.

Après présentations, elle m’explique que son meilleur élément, un dénommé Martin, souhaite

déménager dans le nord de la France. Il avait un mois de préavis ce qui nous mènerait au six

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août, si cela me convenait. Elle avait été si séduite par l’éloge qu’avait fait de moi l’organisme

de formation, qu’elle me voulait absolument. Je n’avais pas parlé de mon projet de monter ma

propre agence, déjà parce que ce n’était pas pour tout de suite, et ensuite parce que je ne

voulais pas qu’elle pense que je serais moins motivée. L’agence comptait seulement trois

personnes : elle, Martin qui allait partir, et Bérénice, une jeune recrue également d’une

précédente promo. Bérénice était en clientèle, je n’ai pas pu la rencontrer ce jour-là. Elle était

aussi fortement intéressée par ma spécialisation en droit immobilier car elle m’avait expliqué

que beaucoup de clients étaient confrontés à des questions d’ordre juridique.

Nous sommes tombés d’accord pour un démarrage le six août. Je suis contente, tout s’organise

merveilleusement bien, et j’avais un mois pour me ressourcer.

Mes parents accueillent cette nouvelle avec joie. Papa m’annonce dans un sourire : « encore

une chose à fêter ce week-end ! ». Les invités ont d’ailleurs répondu présents -sauf Hugues qui

était invité à un mariage avec sa compagne-et devaient arriver le samedi matin.

Le lendemain, avec maman et tante Catherine, nous reprenons le chemin de Perpignan, à la

recherche de vêtements. Je décide d’acheter des tailleurs pour mon emploi. Des tailleurs

colorés, plein de peps, et dans de belles matières. Nous passons une belle journée, ponctuée de

rires et d’entrain. J’ai trouvé trois beaux tailleurs, dans nos prix, dans une boutique que nous

connaissions déjà, la vendeuse avait fait à maman une belle remise.

Le week-end arrive vite et les invités se présentent le samedi matin, tous enjoués à l’idée de

revivre des bons moments ensemble. Papa avait prévu des barbecues pour le week-end. Comme

l’année dernière, le temps est au beau fixe, et la bonne humeur au plus haut.

Nous prenons l’apéro sur la terrasse, le champagne étant de nouveau au rendez-vous. Papa

voulait m’offrir « ce que je méritais » selon lui. Il avait demandé aux invités d’amener leurs

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maillots de bain car une surprise les attendrait. En levant sa coupe à mon honneur, papa me

félicite et me demande de faire un discours. J’annonce alors la bonne nouvelle : j’ai trouvé

mon premier emploi dans une agence près de Collioure.

Les invités me félicitent et Jeanne et Olivier me questionnent sur la teneur de mon contrat.

Tante Catherine m’explique qu’il serait peut-être temps pour elle de trouver une maison plus

petite sur Collioure car elle avait trop d’entretien avec le jardin.

— Ne t’inquiète pas Catherine, je te trouverai une maison à la hauteur de tes espérances !

— Ma fille est une battante, rien ne lui est impossible ! ajoute Papa.

Je me dis en moi-même : Mon Dieu, qu’est-ce qu’il a changé. Il est devenu plus agréable, plus

sensible, moins dictateur. Etais-ce dû à mes réussites ? Oui, je le croyais sincèrement, il devait

se sentir soulagé pour mon avenir. Je pense aussi qu’il avait dû traverser des périodes difficiles

au niveau financier. Et que depuis que tout allait mieux, il se sentait revivre. En fait, il avait

trouvé depuis quelques années déjà, de nouveaux fournisseurs qui lui accordaient de meilleures

remises. Sa marge était plus grande et les finances étaient au beau fixe. De plus, Collioure

s’était doté d’un nouveau camping il y a quatre ans, proche de l’épicerie, ce qui boostait ses

ventes.

A table, les discussions vont bon train : Tante Catherine a désormais un chien nommé Nougat,

un petit yorkshire qu’elle emmène partout ; Jeanne et Olivier prospèrent dans leur agence et

ont décidé d’embaucher un jeune agent en octobre, mon oncle et ma tante sont sur le point de

partir en croisière aux Caraïbes. Nous passons l’après-midi à discuter des nouvelles fraîches,

sous un soleil de plomb. En soirée, papa rallume le barbecue pour faire ce qu’il appelle « les

trésors de la mer ». Il a fait mariner la veille, des poissons, thon et saumon, dans les herbes et

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les épices. Maman et moi avions préparé une soupe froide de tomates, un taboulé géant, et des

sorbets maison, aux fruits rouges et au citron.

Puis arrive l’heure du dessert. J’espère avoir une autre voiture !! Non, non ! Je plaisante. Je

ne voulais rien, mais je savais que papa avait dû prévoir encore quelque chose. C’est maman

qui arrive avec un plateau, des coupes de champagne, et une boîte noire.

— Non, avais-je dit, non ! Je ne voulais rien !

— Prends là, tu ne sais même pas ce que c’est…

Je l’ouvre, délicatement, et je découvre la bague de ma grand-mère que maman gardait

précieusement depuis des années. Elle n’avait jamais osé la mettre de peur de la perdre. C’est

un solitaire, et la monture avait été changée. Elle est assez fine pour laisser toute la place à la

pierre précieuse. Maman avait dû la faire retravailler. Elle est magnifique.

— Vous ne pouviez pas me faire plus plaisir ! clamais-je. Merci, je garderai à jamais ce

souvenir de grand-mère et je la porterai tous les jours.

Puis les invités apportent leurs présents. Je reçois un joli bracelet de perles par Garance et de

jolies boucles forme créole par Jeanne et Olivier ainsi qu’un manteau camel par tante

Catherine. Je suis gâtée.

La soirée se termine plusieurs heures plus tard, dans la joie et la bonne humeur.

Le lendemain est tout aussi magique, Papa nous annonce l’après le petit-déjeuner, nous allons

prendre le bateau pour aller voir les dauphins au large.

Et c’est fantastique. Je n’avais jamais pris le bateau pour aller les voir. Le spectacle est

féérique, nous avons vu les dauphins au large. Ils nous montrent le chemin, traçant des sillons

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sur la mer limpide. Certains sautent près de la coque comme pour nous dire de les rejoindre

dans l’eau. Puis nous allons manger des tapas chez Marco et nous passons le reste de l’après-

midi à la maison, entre gâteaux, citronnade et discussions animées.

Les invités prennent congés le soir, laissant un vide derrière eux. Je vais me coucher avec ma

bague, et le sentiment que la vie était belle.

Le reste des vacances passe à une vitesse folle, entre jogging le matin, parfois accompagnée de

Garance, farniente et lecture.

Le six août, comme prévu, je me présente à neuf heures à l’agence. Madame Lalieu m’accueille

avec le sourire, un dossier à la main.

— Bonjour Elise, souhaitez-vous un café ou un thé ?

— Un café, s’il vous plaît, merci.

Elle me propose alors de m’installer dans le petit bureau qui allait être le mien.

— Comme vous pouvez le constater, il n’est pas très grand mais fonctionnel ; et de toutes

manières vous ne serez pas souvent dedans, dit-elle en riant.

Elle me présente Bérénice, une jeune fille d’une trentaine d’années, petite et fine, blonde aux

yeux noisette, un style à l’image de la gérante, avec un tailleur noir et un tee- shirt rose poudré.

Elle doit avoir le souci du détail car j’ai remarqué qu’elle avait des bracelets très fins et

travaillés et des boucles d’oreilles toutes fines, des anneaux en argent. Elle portait un simple

rouge à lèvre, rose pâle assorti à son tee-shirt. Il en résulte une certaine élégance, un style

intemporel comme sur les couvertures des magazines, présentant des modèles semblant

traverser le temps.

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Nous prenons un café toutes les trois, dans mon petit bureau. Bérénice ma raconte qu’elle a

suivi la même formation que moi mais à Paris. Elle n’avait cependant pas fait de spécialisation.

Elle avait décidé de suivre son compagnon, muté dans le sud. Ils étaient installés depuis un an,

et étaient enchantés par l’environnement.

— Franchement, par rapport à Paris, ça n’a rien à voir ! Ici, le chant des cigales, les tapas, les

baignades font partie de notre quotidien.

Mme Lalieu m’explique qu’elle avait tout d’abord été un peu réticente à l’idée de prendre une

recrue qui n’était pas du secteur. Mais, l’enthousiasme, la motivation de Bérénice avait levé

tous ses doutes et ses résultats à l’épreuve avaient été excellents.

Madame Lalieu n’est pas du genre à perdre son temps, elle vit à cent à l’heure. Toujours à

l’affut d’affaires et de clients.

Elle vit pour son agence, elle ne compte pas ses heures. D’après ce qu’elle m’a dit, celle-ci se

porte bien, propulsée par sa ténacité, son sens des affaires et la qualité de sa collaboratrice.

Elle m’assure qu’elle récompenserait à sa juste valeur le travail, l’engouement et la

perspicacité. Je vais avoir un fixe, l’équivalent d’un smic mais pour vraiment bien gagner, je

dois me donner à fond pour toucher les fameuses commissions, qui peuvent vite monter selon

le nombre d’affaires et le montant des biens vendus. Par contre, m’a t-elle expliqué, toucher ce

smic ne durera pas longtemps, si je ne fais pas le chiffre minimum escompté. « On a la fibre ou

pas, et je vais vite m’en apercevoir. Je ne peux pas me permettre de garder une personne qui

ne pourra pas devenir une référence dans le domaine. Je veux vous en donner les moyens, mais

si cela ne fonctionne pas, je ne pourrais pas vous garder, je ne veux pas mettre en péril mon

agence ».

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Je la comprends. Dans l’immobilier, on doit toujours se battre si on veut survivre. C’est ce que

m’avait appris mon formateur principal.

— Elise, tu vas m’accompagner toute cette semaine, tu vas te faire les dents. Il n’y a que sur le

terrain qu’on peut apprendre les rouages du métier, et tu vas vite t’apercevoir qu’entre la

théorie et la pratique, il y a un sacré fossé.

— Oui, je m’en doute et je suis contente de commencer maintenant.

Deux fois par semaine, de neuf heures à midi, nous faisons du porte à porte. Franchement, ça

n’est pas très agréable, car beaucoup de personnes nous ferment la porte au nez, mais, au final,

nous récoltons pas mal d’informations qui débouchent sur des ventes. Des personnes au

courant que des voisins veulent vendre, des histoires de batailles juridiques sur des terrains à

bâtir que des enfants se disputent lors d’héritages, des histoires de famille. On était souvent au

cœur d’histoires familiales où jaillissent les faces cachées de l’être humain. Parfois, on écoute

quand même de belles histoires, dont une avec un père qui a économisé une grande partie de

sa vie pour acheter un terrain face à la mer et en faire la surprise à son fils et sa belle-fille le

jour de leur mariage. Oui, dans l’immobilier, on peut rencontrer le pire comme le meilleur, on

ne s’ennuie jamais.

Cette semaine-là, nous vendons trois maisons et apportons à l’agence deux pavillons à vendre,

en exclusivité pour l’agence.

Comme le dit Mme Lalieu, beaucoup d’agences ne consacrent pas assez de temps à la

prospection, tout simplement car c’est une partie difficile. Mais il faut savoir que c’est la base

car une fois l’annonce passée dans les journaux par les particuliers, c’est fini. Tous les vautours

sont là, à roder autour, pour obtenir une exclusivité. Et là, il devient très compliqué de vendre

avec toute cette concurrence qui nous met des bâtons dans les roues. Ce métier est un métier

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de vautour. On doit toujours être à l’affût de tout, et on doit tout savoir avant que les gens

s’expriment.

Elle veut me transmettre le maximum de choses, me quadriller dans son mode de pensée. Ce

n’est pas pour me déplaire, je suis avide de la moindre information qui me permet de progresser

et d’apprendre.

Par contre, elle insiste : « Sois toujours honnête ! Paie- toi bien, mais ne vole pas ! ».

Je n’en ai pas l’intention. J’étais allée à bonne école, et jamais je n’aurais pu voler quelqu’un.

Elle m’apprend énormément de choses, elle me prodigué des conseils, me donne des tuyaux. Je

prends tout avec intérêt. Je veux devenir la référence, celle vers qui on se dirige pour trouver

la perle des habitations, le mouton à cinq pattes, ou l’habitation que jamais on ne voudrait

quitter, tellement elle nous marque l’âme et le cœur au fer rouge.

Je me souviens également d’un client fortuné, nous lui avons trouvé un terrain face à la mer. Il

a fait bâtir une maison ultra moderne. Il nous a montré les plans. Ça n’était pas à notre goût

car nous étions amoureuses des vieilles pierres et nous nous sommes demandées pourquoi la

mairie avait accepté ces plans. Tout simplement car cet investisseur amenait de l’argent à la

commune. Nous avons été invitées toutes les trois à l’inauguration de la maison, et là, nous

avons été quand même époustouflées. Non pas que l’extérieur nous plaisait, avec ses blocs de

béton blanchi, mais la conception intérieure était sublime. Le jardin avait été créé par un

paysagiste. Un jardin exotique où allaient pousser bananiers, figuiers, oliviers, Aloe vera

géantes. Les arbres étaient arrivés très grands déjà, on avait l’impression qu’ils avaient

toujours été là. Le jardin donnait sur une petite plage privée avec un ponton.

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Dans le jardin était posée une grande pergola, le salon de jardin en bois blanchi était installé

dessous avec de gros coussins blanc albâtre, digne des plus beaux hôtels de Santorin. Bien sûr,

la piscine était présente. Son revêtement devait être vert émeraude. La pelouse était taillée au

millimètre. De gros pots en terre cuite çà et là, proposaient des agaves géants, des cactus rares.

Nous avons continué la visite en passant par l’immense baie vitrée donnant sur le jardin, et

dans le fond, la mer. Un immense salon dans les tons blancs, des meubles en bois clair patinés

et dorés, de grands tapis venus d’Orient certainement, venaient réchauffer la pièce.

Le reste de la bâtisse était à l’image du bas, tout semblait si irréel. Comment pouvait-on avoir

de l’argent à ce point pour construire de si belles demeures ? Le client était un avocat de renom.

Il vivait à Paris, mais le reste du temps, il aimait se ressourcer ici avec sa famille.

Je ne l’enviais pas, mais j’étais véritablement scotchée de découvrir cette maison qui tranchait

véritablement avec l’esprit de Collioure. Au final, le rendu était vraiment sympa, le moderne

se mariant bien aussi avec la nature. Ce jour-là, mes idées préconçues sur le moderne se sont

évanouies, laissant place à une plus grande ouverture d’esprit et une plus grande curiosité.

Nous avons eu droit au champagne et aux petits fours avec sa femme, et cette histoire a entraîné

une répercussion importante dans mes futures affaires.

Je n’ai pas mis beaucoup de temps pour me faire au métier, je pense que j’étais faite pour ça.

Je me donne à fond, je n’ai pas d’heures, les affaires se portent bien.

Madame Lalieu est satisfaite des entrées financières. Nous formons une équipe soudée de trois

drôles de dames. Pour ma part, je garde de la distance avec la gérante, elle aussi d’ailleurs.

Pas de familiarités comme on disait. Ce n’en était que mieux, c’était une forme de respect et

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c’était mieux pour l’agence. Jamais nous n’avons fait un restau ensemble. Nous sommes là

pour le travail, et chacune d’entre nous, ne souhaite gâcher cette cohésion.

Le temps passe, je suis désormais embarquée dans une vague qui ne s’écrase jamais, toujours

au plus haut de ce que je peux faire, sans jamais avoir l’envie de redescendre. Je suis tout

simplement heureuse.

Puis, quelques mois après, je rencontre quelqu’un qui va chambouler ma vie.

68
Chapitre 7

— Notre père ? demande Max.

— Oui.

— Tu nous avais dit que tu l’avais rencontré au travail, que c’était un client. Tu ne nous mens

pas ? c’est vrai cette histoire ?

— Oui. Je vais vous raconter. Mais Max, s’il-te-plaît, amène- moi un verre d’eau, je suis

desséchée.

Je regarde furtivement ma montre, il est dix-neuf heures trente ! Je ne me suis rendu compte de

rien, passionnée par mon récit. Les garçons non plus. Ils ont bien senti que la chaleur était moins

forte, et que la luminosité a fortement baissé, mais qui peut ne pas être passionné par le récit

d’une mère, longtemps caché, des non-dits, des silences inexpliqués ?

Enfin, ils vont enfin connaître les détails d’une vie atypique.

Soudain, on frappe à la porte.

— Entre, Garance.

Elise s’est levée pour accueillir son amie.

— Mince ! s’exclame Max, tu as invité Garance ce soir ?

— Oui, oh ! Désolée, je n’ai pas vu le temps passer. Mais, de toute façon, elle est au courant de

tout.

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Pendant que je vais ouvrir la porte, les garçons se décomposent. Un sentiment de jalousie

intense les envahit. Comment une mère peut se confier à sa meilleure amie et laisser de côté sa

chair et son sang ? Max passe la main dans ses cheveux, comme s’il voulait remettre à leur

place des choses éparpillées, comme s’il voulait remettre de l’ordre dans ce flot d’informations

qu’il a du mal à ingurgiter et à classer.

Edouard, dans son air faussement désinvolte, n’arrête pas de se frotter la cheville, comme un

tic.

Garance arrive, un bouquet de fleurs à la main et une grosse boîte rose, synonyme de desserts

affriolants.

Les garçons ont une mine déconfite, tragique. Ils se lèvent d’un seul coup de leurs transats, pour

saluer Garance.

— Comment ça va les gars ? interroge Garance. Vous faites une de ces têtes. C’est les vacances,

non ?

— Oui, ça va, rétorque Max, mi-figue, mi-raisin.

— Oui, je vais mettre la table, installe-toi, répond Edouard.

Je en retard sur le timing, Garance est arrivée plus tôt que prévu. Les dîners commencent tard

en général dans le sud, à cause de la chaleur. Plutôt vers vingt et une heures. Mais Garance

préfère toujours venir plus tôt, pour profiter de la soirée et de sa famille de cœur.

J’avais prévu un apéro dinatoire avec moules farcies, tapas, toast à la tapenade et cocktails

maison au curaçao bleu océan. Ensuite, une quiche lorraine froide avec une énorme salade

mêlée de roquettes et de cœurs de batavia avec des noix et des herbes fraiches.

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Nous nous installons tous autour de la table, rapidement dréssée pour l’occasion. Bougies

flottantes, nappe de jute blanchie, assiettes bleues délavées faites main, verres en cristal.

Edouard allume la lumière sous le store qui protège la terrasse des rayons brûlants.

Nous voilà campés dans une ambiance propice aux confidences.

— Paul n’est pas venu ? demande Max.

— Non, il est fatigué en ce moment. J’avais prévenu Elise hier, ce n’était pas sûr qu’il vienne.

— C’est la différence d’âge qui refait surface ! pouffe Max.

— Oui, en partie, et aussi le travail je crois. Il va avoir sa soirée tranquille et moi, ma soirée

débridée ! ajoute Garance.

Garance est rayonnante ce soir, elle fait toujours des efforts pour se vêtir lors des invitations.

Elle porte une petite robe noire mettant en valeur sa peau bronzée. Sur cette robe noire de petites

incrustations blanches posent çà et là autour du col Mao.

Elise et les garçons sont restés en décontracté, n’ayant eu ni le temps, ni l’envie de se changer.

L’heure est trop grave.

Je mets tout de suite les pieds dans le plat :

– Vois-tu, Garance, depuis ce matin, on discute du passé, de mon histoire, et par conséquent de

la leur aussi. On s’est arrêté au moment où j’allais rencontrer leur père.

— Ho, désolée ! dit Garance, tu veux que je m’éclipse, et on remet ça à plus tard ?

— Non surtout pas ! Reste ! D’ailleurs tu fais partie de la famille et tu connais tout de moi.

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— Ha…Eh bien… D’accord. Mais le sujet est délicat, et j’espère qu’on aura assez de la nuit,

car les événements sont, on va dire, particuliers. Quoique je ne sais pas si c’est le bon mot.

Je vais prévenir Paul, si tu veux bien Elise, alors je dors ici.

— J’allais te le proposer, la chambre d’amis est à toi.

Garance s’éloigne dans le jardin pour prévenir Paul. Les garçons se regardent, le temps est aux

interrogations, au cœur du chapitre le plus important de leur enfance.

Et ce qu’ils vont découvrir va les laisser sans voix.

Garance revient, l’air soulagé.

— C’est bon. Pas de soucis. Paul m’a dit qu’au final, il allait pouvoir faire une bonne nuit sans

être réveillé par l’aspi et le bruit de la centrale vapeur à sept heures !

Les plats sont disposés sur la table. Comme tout est froid, c’est pratique pour pouvoir discuter

tranquillement.

— Bon, voilà, j’en étais où ? Ah oui…au mois de mai de cette même année, alors que les

affaires battaient leur plein, un homme est entré dans l’agence. C’est moi qui l’ai accueilli.

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Chapitre 8

Un homme grand, élancé, brun, yeux noirs, coupe ultra courte entre dans l’agence. Quand il

est rentré, j’ai l’impression que le temps d’habitude si volatile, s’est figé.

Assise derrière mon bureau, je me suis levée, telle une automate.

— Bonjour, enchantée, je suis Elise. Que puis-je faire pour vous ?

— Bonjour, je me présente : Monsieur Romain Faber. Je pense que vous pouvez faire beaucoup.

Je suis à la recherche d’un bien d’exception sur Collioure même, si possible en bordure de mer.

Avez-vous des choses à me proposer ?

— Oui, je pense que oui. Avez-vous fait le tour des biens à vendre en photo sur la vitrine ?

Quelle surface souhaitez-vous ? ancien ou moderne ? classique ou atypique ? l’exposition ?

piscine ou pas ?

— Non, je suis entré directement, dit-il, un sourire enjôleur aux lèvres. Je vis à Paris, mais je

vais créer ma société de maçonnerie et de rénovation dans le sud, à la sortie de Collioure. Et

j’ai besoin d’un joli toît.

— Suivez -moi, on va regarder les photos dehors.

Il les regarde attentivement, mais ne s’arrête sur aucune d’entre elles.

— Non, je n’ai pas le coup de cœur. Vous n’avez pas quelque chose de plus, de mieux ?

— J’ai rentré deux biens d’exception hier, c’est tout frais. Vous voulez voir les photos ? Je

laisse certains biens dans un fichier à part, pour une clientèle-on va dire- qui veut le must du

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must. Bien évidemment, les prix ne sont pas dans les mêmes fourchettes. Puis-je vous demander

votre budget pour ce bien ?

— Non, montrez- moi ces biens avant, nous parlerons du budget après.

Je devine un caractère bien trempé, derrière le physique plus qu’agréable, je dirais même à

tomber.

— Normalement, je dois les afficher avant, c’est la procédure mais, évidemment, je vais faire

une exception. Prenez place. Voulez-vous un café ?

— Non merci.

— Alors, d’accord.

J’étale les quelques photos de la première bâtisse. Aucune réaction. Pas une question. Je

commence à la décrire, mais je suis coupée dans son élan.

— Non, non, ne vous fatiguez pas. Passez à la seconde s’il-vous-plaît.

Je retire les quatre photos de mon book et les pose délicatement devant lui.

— Intéressant, dit-il.

— Ouf ! pensais-je intérieurement. C’est une petite maison pleine de charme et d’âme. Je l’ai

visitée hier après -midi. Elle fait 130 m2, sans vis-à-vis. Elle est située en bordure de mer, on y

accède par un chemin boisé, qu’on appelle le jardin des Oliviers, peu connu des touristes mais

bien connu des habitants de Collioure, car beaucoup y pratiquent le running en toute

tranquillité. La maison est cachée par des arbres. Mais passé le portail, cette maison nous

emprisonne l’âme, si je puis dire. Elle a un charme fou. C’est une ancienne maison de pêcheur

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remise au gout du jour. Vous constaterez que bizarrement l’intérieur est moderne, la cuisine

dernier cri dans les tons noir mat et doré. Les poutres ont été blanchies à la chaux, elles sont

apparentes dans toutes les pièces. Et le salon ! Une belle pièce de 50m2 ouverte sur le jardin,

avec une immense baie vitrée. Il y a également une cheminée suspendue ultra moderne au

milieu de la pièce, et…

— Je la prends, coupe t’il. Si votre prix est le mien, je la prends.

— Mais, je n’ai même pas terminé la description et pas abordé le prix.

— Je n’ai pas le temps de négocier, je dois poser mes valises dans trois semaines. J’ai fait

plusieurs agences, et je n’ai rien trouvé à mon goût. Quel est votre prix ?

Je donne le prix avec une petite marge de négociation possible soit l’équivalent du prix de deux

maisons communes sur Collioure. Une sacrée somme.

Il ne bronche pas.

— Je peux voir si on peut la négocier un peu, mais je pense qu’avec les touristes fortunés

présents sur Collioure, ce produit va vite partir.

— Il ne partira pas, je le prends. Votre prix est le mien. Par contre, je souhaite en disposer

dans un mois et demi.

— Mais, c’est juste impossible. Il faut deux mois environ pour finaliser la vente. Il faut respecter

les délais de rétractation de la banque, etc.… ça ne peut pas se faire comme ça, en un

claquement de doigt.

— J’achète au nom de la société. La banque et le notaire sont déjà opérationnels. Je peux la

payer cash. Je la veux rapidement. Et je sais que ce sera elle. Peut-on aller la voir ?

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— Oui, je préviens mes deux collègues, je ferme l’agence et on y va.

— Je peux vous emmener si vous voulez ?

— Non merci, on prend ma voiture si vous voulez, je dois suivre le protocole. Par contre, il faut

signer le contrat d’exclusivité avant.

Il sort son stylo, ça devait être un Mont-Blanc…

Nous avons pris le chemin du jardin des Oliviers et nous sommes arrivés devant le portail

électrique. En s’ouvrant, la porte découvrait un jardin magnifique tout en arrondi autour de la

maison.

La piscine n’était pas très grande, juste assez pour pouvoir se délasser après une journée de

travail. Au fond du jardin, une porte électrique, et là, un minuscule chemin menant directement

à la plage. J’avais compté environ dix pas pour y accéder.

A l’intérieur de la maison, un salon réaliste comme sur la photo. La cuisine le prolongeait.

Les meubles ont été retirés, et la blancheur des lieux était comme un souffle d’air frais dans la

canicule. A l’étage, une mezzanine en bois desservait une salle d’eau et deux chambres.

Un petit paradis, pensais-je, le style de maison que je pourrais difficilement me payer. Il fallait

être notaire ou médecin pour pouvoir acquérir ça.

— Voilà, nous avons fait le tour. Vous avez des questions ?

— Pour le moment, non. Je suis séduit, c’est le mot, séduit.

Je marquai un temps d’arrêt. Pourquoi avait-il insisté sur le mot séduit ?

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Le temps de la visite terminé, ils rentrent à l’agence.

— Ma banque va vous contacter tout à l’heure. Il n’y a pas de temps à perdre. J’espère que

vous comprenez ma précipitation et que vous pourrez booster le dossier pour qu’il passe très

vite, car je préfèrerai vivre dedans dans trois semaines plutôt que de me retrouver à l’hôtel.

— Je vais faire mon maximum, monsieur.

— Merci, sur ce, je vous laisse et je suis impatient d’avoir de vos nouvelles. Vous aurez tous

les documents tout à l’heure par ma banque. Je vous contacte demain, ou mieux, je passerai.

— Merci, alors, je m’occupe tout de suite de votre dossier.

De retour à l’agence, je fis un compte rendu à la gérante qui me félicita. Une maison vendue

en un quart d’heure top chrono, surtout à ce prix, ne s’était jamais produit.

La banque m’avait bien contacté : effectivement, son entreprise était saine, même florissante.

Tous les compteurs étaient au vert. Il fallait faire vite maintenant.

J’avais débriefé mon rendez-vous avec Madame Lalieu.

— C’est vraiment formidable. Bravo, tu as géré comme un chef. Et je ne te parle pas de la

commission que tu vas pouvoir obtenir si la vente est finalisée.

Elle me questionne sur l’énigmatique Monsieur Faber. Je n’ai pas grand-chose à lui dire à son

sujet, le mystère du personnage reste complet. Je la rassure néanmoins sur les éléments

financiers de son dossier.

— Eh bien, on dirait que tous les compteurs sont ouverts ? note Madame Lalieu.

La journée s’achève, J’avais déjà pratiquement réuni toutes les pièces nécessaires.

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— J’aurais l’accord écrit de la banque demain. Ils connaissent bien cette personne. Il n’y aura

aucun problème avec lui.

— D’accord. Au niveau du timing ça fait vraiment court, mais je pense qu’on peut y arriver,

les vendeurs sont pressés aussi.

— Oui, ils veulent rejoindre leur fille en Hollande. Vous vous rendez compte ? Ce bien mis en

vente hier et déjà vendu.

— Oui, et d’après les photos, quel bien ! C’est un petit trésor.

— Il a été séduit sur quelques photos et notre visite a confirmé ses impressions.

— J’irais bien y faire un tour avant de rentrer.

— Si vous voulez. Je veux bien venir la revoir aussi.

Nous arrivons sur les lieux vers dix-neuf heures. La luminosité a baissé, mais la maison,

blanchie, semble rayonner sur le jardin. Madame Lalieu est fascinée par ce mix d’ancien et de

moderne qui donne une atmosphère toute particulière à ce lieu.

—Vraiment magnifique, dit-elle en prenant le chemin du retour.

— Oui, je ne savais pas que Collioure possédait une telle pépite.

Je rentre chez moi ce soir-là, des lumières plein les yeux. Je ne parviens pas à trouver le

sommeil. Cet homme me revient sans cesse à l’esprit. Ce n’est pas forcément sur son physique

que j’avais craqué, mais surtout sur son charme fou. Ce petit truc en plus qu’ont certaines

personnes, et qui ne s’éteint pas avec les années.

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Sur les papiers, j’ai vu qu’il avait trente-deux ans. Il n’est pas marié apparemment. Pas

d’enfants.

Moi qui me suis promise de ne plus avoir de relation amoureuse, voilà que je me sens envahie

par une nouvelle émotion, un truc que je n’ai jamais ressenti auparavant. Comme une évidence,

comme un chemin tracé, comme un signe du destin qui frappe fort.

Je ne dois pas me laisser aller dans ces pensées, surtout pas. Je lutterais et puis, il ne serait

que de passage. Une fois la maison vendue, peut-être que je ne le croiserais jamais ?

Je parviens à m’endormir sur le matin, la vague en moi est puissante. Je m’étonne même de la

ressentir, moi, Elise, la femme posée, réfléchie, sûre de ses choix et complétement réfractaire

à toute relation amoureuse.

C’était sans compter sur les émotions, la puissance du moi intérieur qui n’a que faire de la

raison.

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Chapitre 9

Le lendemain, je n’ai qu’une hâte. Qu’il passe ! Non mais! ça ne va pas ? je deviens dingue où

quoi ?

Vers quinze heures, il passe. En fait, je l’attendais. J’avais remis la visite d’une maison prévue

au lendemain matin. Ce qui m’arrivait me dépassait. Je ne pouvais pas lutter, c’était fort, c’était

impérieux.

Quand les forces du destin sont plus fortes que celles de la raison, alors il faut se laisser aller,

car cela signifie que le corps et le moi inconscient sont d’accord. C’est comme une évidence,

un problème mathématique, c’est comme une science exacte. Il ne faut pas lutter contre ou

vouloir démontrer autre chose car quel que soit le chemin emprunté, on revient toujours au

même et unique résultat.

— Bonjour, me voici de nouveau.

— Bonjour, Monsieur Faber. Voulez-vous un café ?

— Cette fois ci, oui, merci.

Nous nous installons dans mon bureau. Madame Lalieu est passée se présenter, a échangé

quelques mots, puis est partie rejoindre son bureau, un petit sourire aux lèvres, voulant dire «

à toi de jouer ».

— J’ai de bonnes nouvelles. Votre dossier est déjà en bonne voie. Tout est vert. J’attends encore

des documents de votre banque mais l’affaire suit son cours à vitesse grand V. Les propriétaires

sont aussi très pressés de leur côté.

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— Si c’est ainsi, c’est que cela devait se faire.

— Oui, je le pense aussi. J’avais préparé certains documents, que vous devez lire et signer.

— Pas de soucis, mon stylo est opérationnel.

Je regarde furtivement sa main. Pas d’alliance. Donc bon signe me disais-je.

Rien qu’à cette pensée, je m’en voulais. Cet inconnu, qui sort d’on ne sait où, provoquait une

lame de fond dans mon moi intime.

Il me regarde droit dans les yeux, comme s’il venait de deviner ma pensée. Je ne sais plus où

me mettre, je sens la chaleur monter aux joues. Pourvu, pourvu, qu’il ne remarque rien,

pensais-je.

Ses yeux noirs marron, semblaient si profonds, si intenses.

Il prend son stylo, puis commence à lire. Il sait exactement où signer. Il doit être rodé à ce style

de paperasse.

Ce qui aurait pris une heure à un client lambda, mit vingt minutes avec lui, alors que j’aurais

voulu que ce moment dure longtemps, le temps de l’observer, de regarder ses mains, ses

cheveux, l’expression de son visage en train d’écrire.

Il relève calmement la tête :

— Je suis tout nouveau ici à Collioure et j’aimerais faire des connaissances car sinon, le temps

va me sembler long. Je n’ai ni famille, ni amis sur le secteur. Que diriez-vous de venir ce soir

boire un verre avec Madame Lalieu ?

— Heu…pourquoi pas ? Oui, excellente idée. Je vais demander à Madame Lalieu et je reviens.

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Je me suis dit...Franchement, n’importe quoi ! j’aurais dû prendre des rollers pour demander

à Madame Lalieu ! ça fait vraiment trop empressée, il a dû avoir l’impression que je sautais

sur l’occasion. Et puis mince !! Tant pis !

Je claque des talons et file voir Madame Lalieu, qui, bien entendu, allait être d’accord. J’en

étais sûre.

— C’est d’accord pour nous, dit-elle, son stylo à la main.

— Ok, merci. Et la suite, y aura-t -il de nouveaux papiers à signer ? des démarches à faire ?

— Non, juste vous mettre en relation avec votre notaire. L’agence s’occupe de tout le reste.

Peut-être aussi encore des signatures. C’est tout. Nous voulons que nos clients soient

tranquilles, juste à profiter du nouveau bien qu’ils vont acquérir ou vendre.

— Bien, c’est très professionnel. J’apprécie cette démarche qualité, moi-même je suis dans cet

état d’esprit. Parfait, je vous dis donc à ce soir. Vers dix-neuf heures ? Mais où ? demanda-t-

il en souriant. Je ne connais presque rien de Collioure.

— « Aux 2 mers » ? c’est un café très sympa en bordure de mer. On y prend des apéros

dînatoires avec des tapas et des sardines, si vous êtes amateur.

— Oui, c’est parfait, ça fait une éternité que je n’ai pas mangé de tapas. A ce soir donc, je viens

vous chercher devant l’agence.

— Très bien, à tout à l’heure.

Voilààààà !!! Ouh !!!! c’était une impression folle !! J’en ai encore les jambes qui tremblaient.

C’est fort, comme un raz de marée.

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Je m’empresse d’aller retrouver Madame Lalieu.

— Eh bien, Elise, tu nous en trouve des trésors ! Non seulement ce client a un dossier en béton,

mais il est aussi vraiment beau garçon. C’est une pépite !

— Oui, répondis-je simplement. Je voulais dévier la conversation sur un autre sujet, submergée

par les émotions contradictoires qui m’assaillaient. Nous en saurons plus ce soir. Il m’a dit

qu’il voulait se faire des amis. Il vient s’installer ici pour créer sa boite de maçonnerie sur

Collioure. Il ne connait pas du tout la région. Il pense que Collioure sera un point stratégique

pour ses futures affaires. Il a réuni beaucoup de données économiques et commerciales sur le

secteur.

— Il a fort bien fait. Il y a fort à faire dans les terres, et puis, c’est toujours bon pour l’activité

économique de la région. Toi qui aimes les vieilles pierres, ça doit te décevoir ?

— Non, car d’après ce que j’ai compris il va faire de la rénovation aussi, et quand j’ai vu sa

future maison, mi ancienne, mi moderne, mes positions ont changé. Rénover l’ancien, ça ne

détruit pas l’âme de la demeure.

— Oui, sa future maison est magnifique. Une maison de pêcheur à la base, devenue une

demeure de rêve.

Je passe le reste de la journée ailleurs, ailleurs dans mes pensées, entre terre et mer, là où il

n’y a rien, juste l’air. Où tout flotte, au gré du vent.

A dix-neuf heures précises, il est là, habillé en décontracté. Un jean, et un sweat léger bleu

marine. Je le trouve encore plus beau.

Nous montons toutes deux dans sa BM. Bérénice n’est pas présente, elle avait pris des congés.

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Je lui indique la route des « 2 mers », en bordure de plage. Il n’y a pas encore beaucoup de

monde à cette heure, les touristes venaient plutôt vers vingt heures.

L’air chaud est encore fortement présent. Nous choisissons de rester à l’extérieur. La vue sur

la mer est juste magnifique. Quelques touristes, se baignent encore, certainement très heureux

de profiter de cet endroit, après une dure année de travail.

Le serveur nous présente la carte. L’atmosphère est détendue.

— Est-ce que l’on prend des gâteaux apéro ou est-ce que l’on peut manger directement ? J’ai

repéré des gambas grillées aux poivrons, et ça n’a pas l’air mal ou peut-être êtes-vous

attendues ce soir.

— Non, j’ai toute ma soirée, répondis-je.

— Moi aussi, intervint Madame Lalieu, mon chien attendra.

— Parfait, alors, on peut se faire plaisir.

Ils passent commande et se régalent. Les gambas grillées accompagnées de vin blanc frappé

étaient un vrai délice.

— Et vous vous installez définitivement ? demande Madame Lalieu.

— Non je ne pense pas. Mes affaires principales sont à Paris. Je vais lancer l’affaire ici. Je

pense rester un an ou deux maxi pour que tout soit bien installé. Je ferai des allers et retour à

Paris de temps à autre. Je vais prendre une équipe et un chef de chantier. Mais une fois lancé,

je pense revivre à Paris et faire des voyages sur Collioure quand ce sera nécessaire. A moins

que je tombe amoureux de la région…

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— J’en mettrais ma main à couper, dis-je. Comment ne pas tomber amoureux de cette région ?

C’est pour moi, inconcevable.

— Tout dépend des centres d’intérêt, répondit-il.

Décidemment, il semblait avoir réponse à tout.

Nous passons un agréable moment, l’embrun de la mer vient nous rafraîchir. Nous parlons de

la future maison, et de la date probable d’arrivée dans les lieux.

— Si tout va bien, dans un mois vous pourrez investir les lieux.

— Je vis en ce moment à l’hôtel des cinq étoiles, et franchement, j’y suis très bien. J’ai hâte

cependant de me poser chez moi. J’aimerais aussi découvrir Collioure, ses lieux typiques, ses

spécialités.

La perche était lancée ?

— Je vous propose de vous servir de guide si vous voulez.

— Avec plaisir.

Oui, il avait mordu à l’hameçon.

— Pour ma part, c’est un peu compliqué car je travaille tous les jours même le dimanche,

précise Madame Lalieu. Pour nous, c’est une période très énergivore en temps.

— Le dimanche matin, je fais mon footing. Par contre l’après- midi je suis disponible, et vous

? demande -t -’il.

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— C’est d’accord pour moi, je n’ai rien de prévu dimanche. On se donne rendez-vous pour

quatorze heures devant l’agence ?

— Parfait pour dimanche.

La soirée se déroule dans une humeur joviale. Nous rentrons à l’agence en passant par les axes

secondaires de Collioure, pour admirer les maisons éclairées, dans la nuit et l’atmosphère

estivale. J’ai l’impression d’un déjà vécu, comme si, je revivais ce qui s’était déjà produit dans

une autre vie. On appelle cela la mémoire de la conscience. C’est un phénomène étrange. Que

veut-il dire ? Dieu seul le savait.

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Chapitre 10

La semaine s’écoule dans l’attente de ce fameux rendez-vous. Le dimanche après-midi à

quatorze heures exactement, je me gare devant l’agence. Personne en vue. Je réajuste

l’intensité de mon rouge à lèvres, quand la voiture de Romain se gare derrière moi. Vite, je

remballe le tube dans mon sac, faisant semblant de chercher désespérément quelque chose.

Il vient à ma rencontre. J’ouvre ma vitre, et, d’un ton plus que charmeur:

— En forme pour une balade ?

— Oui, bien sûr.

— On y va à pied ?

— Oui, c’est préférable. Je vous emmène au château Royal puis, nous irons au port de

Collioure.

— Tout un programme !

Il est vêtu d’un short et d’un maillot noir assorti. Lunettes de soleil et sac-à-dos. Mon dieu,

pensais-je, réveillez-moi !

De mon côté, j’ai adapté ma tenue à la marche. Un jogging de fitness noir et rose fluo, un sac

à dos, des lunettes de soleil et des baskets.

Comme c’est étrange, il y a deux jours je ne connaissais pas cet homme, et voilà que je vais

faire une balade avec lui ! Ce sont les surprises de l’existence. Comme des cadeaux imprévus.

Car pour moi, cet homme est un cadeau, je le savais au plus profond de mon être.

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Nous visitons le château, lieu de résidence des rois de Majorque, entre autres, puis, le port, en

s’arrêtant à un café pour profiter d’un sorbet avec un café.

— Je crois que je vais me plaire ici ! dit-il en admirant le paysage. Est-ce que vous voulez faire

un tour de bateau ?

— Oui, pourquoi pas ? Vous voulez aller voir les criques ?

— Oui, répondit-il. Sincèrement, je n’ai jamais fait de bateau, avoue t’il en éclatant de rire.

— Il n’y a rien de ridicule, vous venez de Paris. Pour nous, le bateau, c’est presque comme la

voiture. Venez ! les criques, ça vaut le détour !

Plusieurs bateaux attendaient les touristes. Les navettes sont régulières vers les criques. Environ

toutes les heures. Ils arrivent juste à temps pour prendre le bateau. Et ils ne sont pas déçus du

spectacle qui s’offre à eux. Des criques de toutes sortes, la couleur de l’eau jouant avec la

lumière, des petits poissons frétillant près des rochers. L’eau y est transparente et limpide.

Nous rentrons au port après en avoir eu plein les yeux, et rejoignons nos voitures respectives.

— Bon, je crois que c’est l’heure de se quitter. J’espère que vous avez passé une agréable après-

midi et que cette première visite vous a plu…

— Comment vous dire, cette journée, c’est le symbole de ma nouvelle vie ! C’était superbe.

— Et moi, je n’ai pas envie de partir, j’ai envie de prolonger cette journée, lâchais-je, étonnée

moi-même par tant d’audace.

— J’allais vous suggérer la même chose, mais je ne veux pas empiéter sur votre temps.

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— Pas du tout ! Venez, on prend la voiture. Je vous emmène au quartier du Mouré, le quartier

des peintres. Matisse y avait exposé. Là-bas, avec ces maisons ocre et roses aux teintes

éclatantes, ces balcons fleuris, ces ruelles pavées de galets, ces jeux de lumière, cet endroit

invitait les peintres à l’utilisation d’une palette intense de couleurs.

— Pouvons-nous nous tutoyer ? demande t’il en rentrant dans sa voiture.

— Oui, répondis-je, l’air un peu gêné. Vous…Tu…es intéressé pour visiter ces vieilles ruelles

ou tu veux aller autre part ? Car comme tu l’as dit une fois, tout dépend des priorités.

— Bien dit, mais mon chemin sera le tien.

La vie est bizarre, pense-t-elle. On vit seule, ça nous convient si on fait ce choix-là, et d’un seul

coup, ce qu’on croyait être la seule et unique vérité compatible avec nous depuis des années, se

transforme en mensonge. Et là, on se retourne et on se dit : que d’années perdues à ne vivre que

le quotidien alors que la saveur de la vie est à côté de nous.

Nous visitons les ruelles et contemplons les toiles exposées ci et là, un sorbet à la main, comme

des gosses en vacances à la découverte de trésors cachés.

Puis, Romain me propose d’aller au restaurant.

— Si tu veux. Avec plaisir.

Je lâche le frein à mains. Ça ne sert plus à rien, ces faux semblants.

Je réalise que je suis foudroyée par cet homme que je connais à peine. Cela ne me ressemble

pas, ce n’ést pas moi, cette fille qui marche dans la rue à côté d’un inconnu.

Alors qui est cette fille ?

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La même mais amoureuse pour la première fois.

Oui, il faut l’accepter. C’est trop fort pour le nier. Reste à découvrir si c’était réciproque.

Les regards échangés semblent lui dire que oui, et également certaines intonations dans la voix.

Ressent-il la même chose ? Ou étais-ce tout simplement un homme en mal de compagnie ?

— On y va ? suggère t’il. Tu veux passer te changer ?

— Oui. Je vais rentrer chez mes parents et me changer.

— Tu vis encore chez tes parents ?

— Oui, bien sûr. Je ne suis pas vieille non plus, dis-je en riant. Je vais sur mes vingt-trois ans

seulement…

— Ho…Je t’aurais donné plus, une trentaine !

— Ha non, désolée !

— Eh bien, félicitations…Tu es déjà une sacrée femme d’affaires.

Je suggère que chacun prenne sa voiture, et se rejoigne de nouveau devant l’agence dans une

heure. C’est le point de repère pour Romain.

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Chapitre 11

Une heure plus tard, nous prenons sa voiture de Romain et roulons, en passant par le bord de

mer. La vue est magnifique, la côte Vermeille offrant de splendides panoramas. En contrebas,

la mer, limpide, prête à ouvrir le rideau sur un coucher de soleil. Nous nous sommes arrêtés à

la sortie de Collioure, dans un petit restaurant que je connaissais bien : « L’assiette des

embruns ».

On y déguste des spécialités comme l’Ouillade, à base de viande moelleuse et de légumes

fondants.

Romain a commandé du champagne à l’apéro, servi avec une fougasse aux lardons, chorizo, et

olives.

Nous prenons une table dehors, près de la rambarde. En contrebas, se trouve une crique encore

sauvage, difficile d’accès à pied. La vue est juste sublime, presque irréelle.

Je veux que le temps s’arrête là, ou que je meurs de suite, tellement ce moment est puissant en

émotions. Moi qui ne voulais rien entendre de l’amour.

— Alors, quand ta société va-t-elle ouvrir ? demandais-je, pour éloigner les pensées qui me

harcelaient.

— En octobre, je pense. Je suis en cours d’achat d’un bâtiment à la sortie de Collioure. C’est

un petit bâtiment agricole. Il servira de stockage pour le matériel. Je vais recruter une équipe de

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quatre personnes sur place, le salaire sera très convenable car je veux pouvoir garder les

personnes et les motiver. Toute la partie administrative se fera dans ma nouvelle maison.

— Beau projet, ais-je ajouté.

— Oui, il y a beaucoup de possibilités sur la côte Vermeille.

— J’espère que tu ne vas pas dénaturer le paysage.

— Ce n’est pas mon intention. Je vais faire de la rénovation et également de la construction,

mais je refuse tout projet ne respectant pas l’harmonie environnementale.

— C’est un bon point. Le maire aussi semble être de cet avis.

— Oui, il ne faut pas abimer ce que la nature nous offre.

— Entièrement d’accord avec toi.

— Et toi, parle-moi un peu de toi ! As-tu des frères et sœurs ? As-tu des passions ?

— Oh, je mène une vie très simple. Je suis fille unique. Mon père tient une épicerie dans

Collioure et ma mère ne travaille pas. Je vis heureuse, accompagnée de ma meilleure amie

Garance, mon amie d’enfance. J’ai aussi d’autres amis rencontrés à Perpignan, quand j’ai fait

mes études post bac. Pour les passions, non, pas beaucoup à part le domaine immobilier, en

particulier les vieilles pierres. C’est mon unique passion avec la déco. Ça me prend tout mon

temps et mon énergie, mais comme j’aime ça, ça ne me dérange pas. Et toi ?

— La même chose que toi, mais en plus avancé dans la vie, de par mon âge. Une société saine

à Paris. J’ai un appartement à Montmartre. Je n’ai pas à me plaindre, j’ai repris la société de

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mon père il y a quelques années déjà, qui se portait déjà bien. Mon souhait est de me diversifier,

c’est pour cela, le sud. Mes parents sont en retraite et vivent à l’étranger.

Mon métier me prend aussi tout mon temps, je n’ai pas de vie sentimentale.

C’était mon jour de chance. Tous les curseurs étaient dans le vert. Cet homme m’avait été

envoyé par je ne sais quelle bonté divine. Restait à savoir si je lui plaisais. J’avais bien ma petite

idée, mais je voulais en être sûre et je souhaitais surtout qu’il fasse le premier pas.

S’il m’avait dit, viens on va vivre ensemble, je crois que je l’aurais suivi tout de suite, comme

une ado qui s’amourache d’un garçon, prête à tout abandonner, à fuguer, pour le suivre.

Oui, tout cela ressemblait au fruit de la passion. Le fruit de la passion, c’était cette envie

irrésistible de vouloir tout de l’autre, sans attendre, sans en savoir plus, inconditionnellement.

J’étais menée par cette soudaine émotion par le bout du nez, mon cerveau, ma raison s’étaient

mis sur off.

— Elise, je veux te parler sincèrement. On ne se connait pas mais, j’ai l’impression de te

connaitre depuis longtemps, comme si tu avais toujours fait partie de ma vie. Je ne suis pas du

style à me confier habituellement et surtout pas à une inconnue, mais, là, j’avoue que j’ai du

mal à ne pas partager ce sentiment.

— Ne t’en fais pas…Ne te fatigues pas à m’expliquer. Je ressens la même chose. C’est d’ailleurs

incroyable. Ce qui m’arrive est nouveau, jamais vécu. Et comme toi, je ne suis pas du style à

me confier, et surtout pas au premier venu.

— Je vais recommander du champagne, alors, ce soir est un soir spécial. Je vais te confier

quelque chose : jamais, non jamais, je n’ai ressenti ça.

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Ça y est !!! Le signal !!! Le voici…Il vit la même chose que moi. Les dés étaient lancés.

— Je lève un toast à tout cela ! dit-il en se levant avec sa coupe.

— Moi aussi ! Longue vie à notre rencontre, hors du commun.

Le dîner s’achève sur une note musicale, un guitariste vient nous jouer quelques notes au

dessert.

— Bon eh bien, je te ramène à ta voiture.

— D’accord. On a passé une belle journée.

— Oui, excellente, répondit –il.

Il s’arrête derrière ma voiture. Je cherche mes clés depuis cinq minutes…

— Ha mince, je ne trouve pas ces maudites clés.

— Tu veux de l’aide ?

— Oui, volontiers. J’ai un chic pour perdre mes clés !

— Et ta tête, tu ne la perds jamais ?

— Si ! en ce moment, je la perds…

— Moi aussi.

Il me dévore des yeux. Son regard est un des plus magnétique et énigmatique qui soit. Un regard

aimant, un regard de braise ardente.

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Je ne m’attends pas à une telle précipitation, mais en même temps, j’avais tellement imploré les

dieux de l’amour et de la fougue, que je l’ai embrassé, avec passion, avec soif, avec frénésie.

Encore une fois, c’était beau, c’était intense. Je ne sais pas combien de temps notre baiser dure

mais je pense que la voiture s’en rappelle encore. La noirceur de la nuit nous a enveloppé,

véhiculant toutes sortes d’idées noires, et lui, me protége dans son être, dans sa chaleur. L’odeur

de sa peau me rappelle des souvenirs d’enfance, entre parfums de glace à la vanille, fleurs des

champs et herbes coupées. Une odeur que je connais et que je n’ai pas senti depuis longtemps.

Je sors de cet état second quand j’ai entend une moto qui passe à côté.

— Quelle folie ! dis-je simplement.

— Oui, si on peut appeler ça une folie, je dirais plutôt quelle évidence !

— Je dois rentrer, j’avais dit à mes parents que je rentrerais vers onze heures trente. J’étais

supposée être avec Garance au restau et il est minuit. Il faut que je rentre.

— Ok, mais tu es majeure !!

— Oui, mais je vis sous leur toit, et mon père est quelqu’un de bileux. Je préfère rentrer. Qu’est-

ce que tu dis de se revoir demain ? A dix-neuf heures devant l’agence. Je dirais à mes parents

que je dors chez Garance.

— J’ai hâte, dit-il simplement, ça va être long.

— Pour moi aussi. Merci pour tout.

— Merci à toi, à demain dix-neuf ?

— Oui…

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Il met ses mains sur mes joues et m’embrasse fougueusement, comme un marin qui n’a pas

revu sa femme depuis six mois.

Je file avec ma voiture, à travers les ruelles pavées, ivre de fougue.

Heureusement, papa ne s’était pas inquiété et maman est déjà couchée.

— Coucou papa je vais me coucher, je suis épuisée. On a regardé des films avec Garance et je

n’ai pas vu l’heure passer.

— Pas de problème, ma fille, repose-toi bien. A demain.

— Oui, papa repose toi bien aussi. Au fait, demain, je retourne chez Garance. On regarde une

série d’épisodes super. Je dormirais là-bas.

— Bien, bonne nuit et repose toi bien.

— Bisous, papa, à demain.

La nuit fut courte, entrecoupée par des pensées impensables.

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Chapitre 12

Le lendemain, la journée passa relativement vite, je devais honorer les rendez-vous repoussés.

Dix-neuf heures arrivèrent. En sortant, je vis qu’il m’attendait, garé presque en face de l’agence.

Je monte dans la voiture, j’ai mis ma plus belle robe la noire, celle avec de grosses fleurs roses

fondues comme dans une aquarelle, avec un décolleté V assez profond découvrant un collier

avec une seule et unique perle crème nacrée. J’ai pris un petit sac fourre- tout et j’ai glissé une

nuisette, une petite pochette avec quelques produits de beauté. Je ne veux pas que Romain se

doute que j’ai pris un sac pour passer la nuit avec lui. On verra bien le déroulement de la soirée.

Il m’embrasse d’un rapide baiser sur la bouche pour ne pas me mettre mal à l’aise devant

d’éventuelles connaissances.

— Ça va ?

— Oui, très bien.

— Tu as bien dormi ?

— Non.

— Prête pour une nouvelle aventure ?

— Plus que jamais.

—Tu es magnifique et solaire.

— Et toi mystérieux, emblématique, et magnétique.

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— Tu veux manger ?

— Oui. Il nous faut des forces, dis-je en riant.

Je lui indique alors le chemin d’un autre restaurant où on pouvait manger dans un jardin.

Un jardin avec des oliviers centenaires. Des lanternes étaient suspendues dans les branches,

offrant une lumière tamisée. Il faisait encore très chaud

Nous nous installons dans ce beau décor, propice à la rêverie et à la poésie.

J’ai l’impression d’être à un mariage, au vin d’honneur, dans un décor de rêve et que la suite

nous réserve une nuit de folie, accompagnés par les convives heureux et un joli cadre. Romain

a mis une chemise blanche en lin, ce style de chemise à la fois décontractée et terriblement

classe. Son regard est empreint d’une chaleur et d’un mystère indescriptible, celle qui nous

subjugue, nous les femmes, qui, seules peuvent comprendre.

— Je te conseille les noix de Saint jacques et leur fondue de poireaux, c’est divin. Nous sommes

allées manger ici il y a quinze jours avec Garance, et cet endroit est une vraie découverte.

— Je veux passer par les mêmes chemins que toi, gouter les mêmes choses que toi…

Je me sens rougir, car ces paroles signifiaient qu’il devait être complétement accro à moi,

comme je l’étais à lui.

— Cet endroit est magique, dit-il. Ça me change vraiment de Paris. C’est une autre vie, je pense

qu’on doit vite devenir addict.

— Je ne sais pas, je ne connais pas la vie ailleurs. J’ai juste Collioure dans mes gènes. Et je ne

veux connaître rien d’autre, c’est viscéral, et non négociable.

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— Ce qui veut dire que tu ne partirais jamais vivre ailleurs.

— Oui.

— Même par amour ?

— Qu’est-ce-que c’est ?

Ils se mirent à rire. Le repas était excellent, l’atmosphère électrique.

—Veux- tu un dessert dit-elle ?

— Oui, mais je ne le prendrais pas ici.

— Comment ça ?

— Je veux prendre un dessert mais chez moi, à l’hôtel.

Je n’avais pas compris.

— Ils sont très bons ici !

— Oui, certainement.

Je comprends l’allusion soudainement. J’explose de rire. Les autres clients regardent dans ma

direction. Je m’en moque. Je suis bien, légère, jeune, heureuse, je me fous royalement des

autres, et de la terre entière. Ne compte que ce moment, ces rires, ce regard, cet olivier, cette

nuit.

— Tu viens dormir avec moi ce soir.

C’était cash mais dit avec douceur.

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— Je ne sais pas, je vais déjà prendre mon dessert, dit-elle, malicieusement, un petit sourire aux

lèvres. Je dégrafe deux attaches de mon col Mao, la chaleur me monte aux joues.

Il me regarde, et semble vouloir dégrafer le reste.

— Moi je me réserve pour plus tard. Tu as la permission de minuit ?

— J’ai celle de midi.

Je prends un sorbet et Romain m’observe alors que je le déguste. C’est gênant, je ne l’ai pas

fini. Je n’ai pas faim, juste envie de profiter de cet instant, tous les deux, dans la jeunesse de

l’âge, frais et heureux comme des ados pour leur première sortie.

Presque vingt-trois heures…Presque quatre heures à discuter, à se dévisager sous l’olivier.

— C’était délicieux, dit-il en payant la note. Merci pour cette découverte.

— Merci à toi, d’être toi.

— Est-ce que ta voiture peut rester devant l’agence ?

— Oui, il faut juste que je sois arrivée vers neuf heures trente. La gérante arrive habituellement

vers dix heures moins le quart.

— Tu y seras.

— Très bien, on va où ?

J’avais prévenu Garance de ce rendez-vous, au cas où papa la contacte mais, logiquement,

j’étais chez elle.

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— A l’hôtel, tu vas voir il est vraiment sympa. A moins que tu veuilles faire un bain de minuit

— Non, pas ce soir. Ce week-end si tu veux, je t’emmenais voir ma crique secrète.

— Ah bon, secrète ?

— Oui, moi seule et Garance la connaissons et certains habitants. Les plus belles criques ont

un accès difficile. Tu verras. C’est un endroit merveilleux. Il vaut mieux y aller en fin d’après-

midi, il n’y a jamais personne à cette heure. Il faudra marcher environ une demi-heure avant

d’y arriver. Cet endroit je l’ai appelé le Blue Lagon.

— Oui, ça me tente.

Il se gare juste devant l’hôtel, sur un parterre de petits cailloux blancs. Il fallait monter plusieurs

marches pour accéder à cette magnifique bâtisse surplombant la mer. De l’extérieur, on ne voit

que la façade, les jardins sont cachés par de grands arbres. De la plage, on distingue un grand

portail électrique qui donnait sur une plage privée.

C’est incroyable ce qu’on peut avoir et faire avec l’argent, me dis-je. Même la plage, on peut

l’acheter, cette plage qui appartient à chacun d’entre nous.

Je chasse ces idées de ma pensée, ce soir, c’est notre soir. Je n’ai plus aucune appréhension. Je

suis détendue, et le champagne a dû aider.

Je décide de profiter à fond de ce qui vient de me tomber sur la tête. L’entrée est immense. Au

sol, un carrelage en pierres anciennes magnifiques, dans les tons blanc cassé, aux murs des

photos en noir et blanc, d’un autre temps, représentant Collioure à différentes époques. Sur le

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carrelage, des tapis persans. On doit monter dans les chambres par un grand escalier central en

pierre. Mais Romain logeait en rez-de-chaussée, au numéro deux.

Il a une belle suite, un grand lit avec une parure blanche, et surtout, une porte fenêtre donnant

sur une terrasse. Cette terrasse donnait sur la baie de Collioure. Un spa était là, éclairé.

En contrebas, on peut voir le chemin, à travers les jardins d’oliviers centenaires qui mène à la

plage privée. Le tour de la terrasse est bordé de bambous plantés dans des grosses jardinières

en pierre polie.

Vraiment un tel bel endroit.

— Moi aussi, je l’ai mon Blue Lagoon, dit-il en allumant les lumières qui donnaient à l’eau une

couleur turquoise. C’est de l’eau de mer.

— C’est juste impensable !

Il retourne dans la chambre et revient avec champagne et coupes.

— Il y a même un bar.

— C’est le grand jeu, dis-je en m’asseyant dans l’un des fauteuils moelleux de la terrasse.

— L’eau devrait être chaude dans un quart d’heure, juste le temps pour nous de profiter d’une

coupe.

— Oups, je vais finir par chanter et réveiller tout l’hôtel.

— J’ai hâte que tu mettes de l’ambiance ici.

— Je n’ai pas pris mon maillot de bain.

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— Pas besoin.

— Attends, si !!!

— Pourquoi faire puisque je vais pouvoir découvrir tes criques secrètes !

Je me mis à rire.

— Alors d’accord, mais, mets les remous et ne regarde pas quand je vais rentrer dans l’eau.

— Promis.

Le quart d’heure passe difficilement. Je suis prise d’une soudaine appréhension. Romain me

sert une autre coupe. C’est vraiment une soirée très spéciale.

Puis, je lui demande de s’éloigner. Je me déshabille à vitesse grand V et rentre dans l’eau

bouillonnante affichant trente-huit degrés. C’était juste magique.

Romain arrive alors, tout nu, deux serviettes à la main.

Je détourne mon regard faisant semblant d’observer les bambous de la terrasse.

Il se met à rire.

— Dis-moi, ne me dis pas que tu es timide ?

— Non pas timide, juste un peu étonnée de vivre cela maintenant alors que nous venons de faire

connaissance. Ce n’est pas mon style tu sais.

— Pas le mien non plus. Mais laissons à la vie le droit de nous montrer le chemin.

— Ça t’arrange bien de dire ça !

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— Je trouve ça plutôt poétique.

Il est entré dans l’eau. Les remous, les buses de massage sont délassantes. On ne voit strictement

rien dans l’eau. Puis, au bout de cinq minutes, il stoppe les bulles.

Et là, on voit tout ! et éclairé en bleu en plus…

Je pouffe de rire, je ne peux plus m’arrêter. Romain aussi.

Quel romantisme !

Puis, nous nous calmons et Romain vient m’embrasser avec une fougue extrême. Nous nous

enflammons dans l’eau bleue des mers du sud. Puis, nous sortons rapidement, nous sommes

séchons à la hâte, et il me porte dans le lit.

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Chapitre 13

Une relation passionnelle débute. Un mois après, je le présente à mes parents. Papa le trouve

très bien ; en fait, il correspond au gendre idéal, de par sa façon de prendre soin de moi, sa

situation professionnelle et son charisme. Maman est sous le charme, Garance aussi. Un peu le

prince charmant des temps modernes.

Je m’installe à l’hôtel. Ça me gêne un peu au début, mais Romain m’a dit qu’il fallait que je

reste, que cela ne lui posait aucun problème. Donc, j’ai dit oui.

Nous nous posons mi –septembre, Romain ayant fait quelques petits travaux d’aménagement

dans sa nouvelle maison avant d’y rentrer. L’endroit est magique, j’ai le sentiment d’avoir déjà

vécu ici, peut-être dans une autre vie.

Il m’interpelle : « Tiens, voici une carte bleue. C’est ta carte blanche ! Fais toi plaisir et achète

ce qui te plais pour la maison. J’ai envie que tu mettes ta touche, ton empreinte. Je sais que tu

es censée, et que tu dépenseras uniquement pour tes coups de cœur et que tu ne feras pas

n’importe quoi.

— ça me touche beaucoup. C’est vraiment génial. Je vais appeler maman et Garance et tante

Catherine. On va aller faire une razzia à Perpignan aujourd’hui.

Nous partons le matin même, par chance, tout le monde est dispo.

Je m’éclate comme jamais, on commande des tapis persans ressemblant étrangement à ceux de

l’hôtel, trois fauteuils en lin blanc magnifiques et confortables, de la vaisselle, un salon de jardin

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exotique en bambou tressé, deux commodes en bois de manguier brut pour mettre dans notre

chambre et la chambre d’amis, du linge de lit.

Les anciens propriétaires ont laissé sur place de jolis meubles se mariant bien avec l’âme de la

maison et je veux prendre le temps de la réflexion pour le reste en installant déjà ce que j’ai

commandé.

— Voilà, je suis satisfaite. J’ai vraiment acheté mes coups de cœur, le linge de lit dans les bras.

Les meubles vont nous être livrés début de semaine prochaine et nous avons pris ce qui était

transportable. Je veux y retourner fin de semaine prochaine quand tout sera installé dans la

maison.

— Bien, dit-il. Je te fais confiance, ça à l’air d’être de très bon goût tout ça, en voyant tante

Catherine, porter quelques objets.

— Je suis fatiguée, répondit maman. Mais pourquoi pas. Elise, demande à ton père s’il veut se

joindre à nous.

— C’est d’accord pour moi, répondit tante Catherine. Avec plaisir.

Papa ne peut pas venir, comme à son habitude. Le soir, ce n’est pas simple pour lui.

Romain prépare un barbecue. Poissons et poivrons grillés, riz et salade. L’arrière- saison est

tellement douce qu’on peut se permettre de faire griller dehors.

Après dîner, Romain les ramène à leurs maisons respectives.

On passe de très bons moments. J’invite régulièrement mes amis et la famille chez nous. Jeanne

et Olivier, Garance, tante Catherine, Oncle Baptiste et Céline.

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Tous le trouvent vraiment sympa, élégant et charismatique.

Quand on le questionne sur sa famille, Romain reste très évasif sur le sujet. Il est fils unique, sa

famille restreinte. Le peu de famille qu’il a, est éclatée à l’étranger. Je crois qu’il lui reste sa

tante à Paris, c’est tout.

Ses parents sont partis vivre au Canada pour leur retraite, leur rêve de jeunesse. C’est lui qui

les a poussés à partir en leur disant qu’ils devaient réaliser leur rêve de toujours. Qu’il n’y aurait

aucun problème pour lui, qu’il était lancé dans la vie, que son entreprise marchait bien et qu’ils

n’avaient pas de soucis à se faire. Cela fait environ trois ans qu’ils sont partis. Il est allé les voir

une fois, mais n’a pas pu y retourner, tellement pris par son travail. Mais tout va bien, ses parents

se plaisent dans leur nouvelle vie. Ils se sont fait des amis et ont aussi une vie bien remplie,

faite de balades et de découvertes.

Je suis au summum du bonheur à cette époque.

Le temps s’écoule rapidement, rythmé par une activité professionnelle importante. Pour

Romain, malgré un démarrage long et difficile, la société devient finalement prospère. Sa petite

équipe est soudée et bien organisée.

Il s’absente tous les mois, cinq à six jours environ, pour gérer son autre entreprise à Paris. Il a

embauché un chef d’équipe là-bas, digne de confiance mais il doit faire régulièrement le point

sur place. Ça me permet de m’occuper de moi pendant ce temps, de passer des soirées avec

Garance, faire des soins de beauté, des spas et hammam. Enfin, toutes ces choses que beaucoup

de femmes aiment faire. Quand il n’est pas là, maman vient souvent dormir à la maison, on

retouche la déco, on va manger chez Marco, on fait les boutiques.

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Quatre ans s’écoulent, je suis toujours amoureuse de lui. Quand on est éprise, le temps ne

compte pas, les moments du quotidien sont embellis. Ce qui pourrait nous sembler fade dans

une vie monotone et émotionnellement vide, nous semble si pétillant dans une vie amoureuse

intense. L’amour doit certainement activer certaines connections de notre cerveau, tout nous

semble plus beau et prend un nouveau sens.

Cependant, Romain ne parle jamais de mariage, ça ne me gêne pas, j’aime ce sentiment de

liberté morale.

Et puis, un beau de jour de printemps, j’ai un déclic, celui de ma vie. Sans savoir pourquoi, j’ai

envie d’avoir un enfant. Moi, qui me suis fermée définitivement à la maternité, je mûri

insidieusement le projet de devenir mère pour la seconde fois. Je n’avais jamais parlé à Romain

de ce qui m’était arrivé plus jeune. C’était tabou, pas réel. Cette fois ci, tout est réuni pour avoir

et élever cet enfant : l’amour, une plus grande maturité, la stabilité émotionnelle et financière.

J’ouvrirais mon agence plus tard. Et quoi de mieux que de lui faire la surprise ? Lui qui adore

les surprises. Il semble d’ailleurs apprécier les enfants. Garance était venue une fois

accompagnée d’une petite fille qu’elle gardait pour dépanner une amie, il avait beaucoup joué

avec elle, lui avait raconté des histoires de magiciens. Il est tellement pris par son métier qu’il

ne voit pas le temps défiler, et risque de passer à côté des choses importantes de la vie. Je

m’imagine alors lui faire un paquet cadeau avec un test de grossesse montrant les barres

positives, un paquet avec un body et un bonnet de naissance.

Oui ce sera magique, oui, ce sera la concrétisation de notre amour.

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Chapitre 14

Et oui, j’arrête la pilule et le mois d’après, le test est positif.

Je fais le test dans les toilettes. C’est un samedi après-midi, je veux savoir. J’achète quatre tests

au cas où. Je ne m’attends à rien, mais je veux contrôler. Je regarde le résultat : deux petits

tirets, à peine visible, semblent se dessiner. Je file à la lumière du jour : deux semblants de tirets.

Est-ce mon imagination ? Je recommence le lendemain, les tirets semblent se prononcer, puis

le surlendemain : pas de doutes, cette fois ci, ils sont bien là. Je suis enceinte ! Je ne rêve pas !

J’attends encore cinq jours, le moment propice pour la surprise de vie.

Le samedi soir, je commande un buffet pour deux. Je prends les plus belles coupes, les plus

belles assiettes, je mets la plus belle nappe, une musique d’ambiance, j’allume les bougies et je

mets ma plus belle robe, celle des grandes occasions. Une robe vert amande, fluide, romantique.

Elle sera idéale pour « L’annonce ».

Romain, est allé faire un tour au bâtiment, fief de la société, pour reprendre du matériel qu’il

doit emmener en réparation. Je n’ai que très peu de temps pour préparer cette surprise, il peut

revenir d’une minute à l’autre.

Il rentre vers vingt heures, tout est prêt.

— Mais, qu’est ce qui se passe ? tu t’es mise sur ton trente et un ? On sort ? Tu es vraiment très

belle, mon ange.

— Ha, ha ! Viens, suis-moi

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Je le prends par la main, pour l’emmener dehors, sur la terrasse, où la table avait été dressée

pour l’occasion. Les lumières de la piscine éclairent délicatement le sol, les bougies sont

allumées et le champagne attend de fêter une occasion spéciale.

— C’est magnifique ! Et en quel honneur ?

— Installe toi, s’il te plaît.

— Bien, voilà.

— Parfait. Tu as toute mon attention, dit-il en débouchant le champagne.

— Tiens… Voici. Je lui tends une boîte, décorée avec des perles.

— Humm…un cadeau ?

— Oui.

Il ouvre délicatement la boite. A l’intérieur, comme prévu, un body, un bonnet, et un test.

Il marque un temps d’arrêt.

— Tu...Tu es enceinte ? Son regard est vide, il devient livide.

— Oui, mon ange. Je voulais te faire la surprise. Ça fait quatre ans que l’on est ensemble

maintenant et pour moi, c’est la plus belle surprise qu’une femme puisse faire à son chéri.

Silence.

— De combien ?

— Un mois environ. Tu es content ?

110
J’avais besoin qu’il me rassure, là, tout de suite. C’était vital.

— Avoir un enfant, c’est une décision qu’on prend à deux.

La douche est glaciale.

— Ho mais, je pensais que tu serais fou de joie !

— En plus, c’est tout récent, c’est très fragile au début.

— Oui, c’est certain, mais la nature est bien faite. Il n’y a aucune raison que ça se passe mal. Je

suis désolée, je pensais que cette nouvelle t’aurait rendu fou de joie.

— Attends, laisse-moi accuser le coup. Je ne suis pas prêt pour avoir un enfant.

— Je pensais qu’entre nous, c’était l’amour fou.

— Bien sûr, mais là tu me mets devant le fait accompli. En gros, je n’ai pas le choix. Et j’aime

faire mes choix. Me connaissant, tu aurais dû m’en parler.

– Oui.

Je me ferme, je suis dépitée, lavée, déçue de sa réaction, pour la première fois. La colère monte

en une vitesse record.

— A part le travail, il y a quelque chose dans ta vie ?

— Toi.

— Et à part moi ?

— Rien, ça me suffit. Mes passions : toi et mon métier, ça remplit ma vie.

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— Tu n’aimes pas les enfants ?

— Si. Beaucoup. Mais je te le répète, je ne suis pas prêt. Peut-être un jour.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Quoi ? Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Rien.

— Mais si !!! Rien, ça ne veut rien dire. C’est nul de dire rien ! Le feu me monte aux joues et à

l’âme.

— Je ne veux plus en parler ce soir.

Il se referme comme une huître.

— Tu veux des petits fours ? me demande- t ’il en me tendant le plateau.

— Non, merci. Parler de petits fours dans un moment si important, franchement. Je vais me

coucher, je suis lessivée.

— On en reparle demain, me répète- t ‘il.

— Oui, c’est ça, à demain.

Pas un geste, pas un mot de réconfort. Comme il dit : « rien ! ».

Je laisse tout comme ça, je suis révoltée. Comment aurais-je pu m’attendre à ça ? Lui qui dit

m’aimer comme un fou, avoir rencontré la femme de sa vie, me pourrir d’attentions. Et au

112
moment de lui donner en cadeau le symbole de notre amour, il me répudie. « Tiens, prends un

petit four, ça va passer ! ».

Je file dans la salle de bains à la recherche d’un somnifère. J’en avais pris au début, lorsque

Romain s’absentait pour aller à Paris et que je me retrouvais seule. J’avais un peu peur. Maman

le savait et après, elle venait dormir régulièrement avec moi.

Je vérifie la notice, il n’est pas dangereux en cas de grossesse. Les larmes coulent le long de

mes joues, comme des perles de révolte, de dégoût et d’angoisse.

Tout s’écroule autour de moi, tout me semble si dérisoire maintenant. Tout est faux, son

apparence, cette maison, cette vie qui pourtant est venue à moi.

Je me couche, le cœur gros. Demain…demain, on parlerait de ça ? Pour dire quoi ? Parce qu’il

voulait certainement que je l’enlève ? C’est ça, hein ! Et bien non, non, cet enfant je le garde,

que tu en veuille ou non !

Je ne veux plus revivre l’abandon, jamais !

Je m’endors, le cachet fonctionne.

113
Chapitre 15

Je me réveille le lendemain en sursaut. Le lit est vide à côté de moi. Je jette un œil sur mon

réveil. Sept heures. L’oreiller et la couette n’ont pas bougé près de moi. Je me lève en trombe,

et me rend directement sur la terrasse. La table a été débarrassée. Rien ne traîne. Je vais vérifier

si ses clés sont sur le meuble d’entrée. Rien. Pas de voiture dehors. Il est parti. Je n’ai rien pour

le joindre. Où est-il ? Nous sommes dimanche. Peut-être parti faire un tour ?

J’ai un mauvais pressentiment.

Je cherche dans la maison, rien, il n’a pas pris d’affaires. Juste sa sacoche. Et soudainement,

sur le guéridon de la chambre, je vois une enveloppe blanche. Je suis passée à côté sans la voir.

114
Chapitre 16

Ma main tremble, je prends l’enveloppe et m’assied sur le lit. Je reste figée là cinq minutes,

sans réagir, à fixer l’enveloppe. Puis, d’un geste brusque et tremblant, je l’ouvre.

Elise,

Quand tu te réveilleras, tu verras mon enveloppe. Inutile de me chercher Elise, je vais être

franc et honnête. Tu m’as fait mal hier, car je pensais être assez important pour toi pour ne pas

me laisser devant le fait accompli. C’est une chose que je ne comprends pas et que je ne veux

pas comprendre. Et puisque nous en sommes aux révélations, je veux te dire aussi quelque

chose, quelque chose dont je ne suis pas fier, mais que j’espère tu comprendras un jour. Puisque

tu m’aimes et que comme moi, tu as été portée par la passion. Elise, je pense te faire du mal

quand je vais t’annoncer cela, mais comment le faire ? Je ne sais pas. Alors, je vais parler avec

mon cœur. Je suis désolé de te l’apprendre comme ça, je voulais te le dire face à face, pas tout

de suite, mais prochainement, car je n’étais pas prêt. Ton annonce, hier, a donc précipité les

choses.

Voilà, j’ai quelqu’un à Paris. Une femme. Elle est journaliste. Je la fréquentais depuis dix ans

quand je t’ai rencontré. Je ne voulais pas vivre une autre aventure quand je t’ai rencontré,

mais, voilà, j’ai eu le coup de foudre, le coup de folie qui nous fait tout oublier et qui nous rend

dingue. Cette femme, je l’aime aussi, mais d’un amour complétement différent. Oui, on peut

aimer deux personnes différemment, et ça ne fait pas de moi un être immonde.

Je n’avais pas prévu tout cela. Je t’ai rencontré et ça a été un véritable cataclysme. Je me suis

laissé emporter.

Cette femme est régulièrement absente, elle suit les médecins sans frontières entre autres.

115
Je l’aime, et je ne peux concevoir ma vie sans elle. C’est une femme libre, très indépendante.

Elle est comme mon double, en femme.

Ne m’en veux pas. Je sais, ça fait quatre ans qu’on se connait, qu’on s’est aimés ; mais

aujourd’hui, je dois mettre un terme à notre relation car elle m’emporte dans un tourbillon que

je ne veux plus connaître. Je préfère -même si c’est horrible de dire ça- te faire souffrir

aujourd’hui que dans cinq ou dix ans. De toutes manières, je ne pouvais pas continuer comme

ça, dans le mensonge et les non-dits. Je sais que tu vas me haïr, et je le comprends. Maintenant,

quand tu m’as annoncé la nouvelle hier, je ne pouvais être que choqué, car, sincèrement, vu la

situation, qui ne l’aurait pas été ?

J’ai essayé de la quitter mentalement durant ces quatre années, d’effectuer un travail sur moi,

mais c’est plus fort que moi. Je ne veux pas qu’elle sorte de ma vie. Toi non plus, je ne voulais

pas que tu en sortes, mais hier, j’ai dû faire un choix. Un choix de vie, un choix entre deux

femmes même si je déteste ces mots, mais c’est pourtant la triste réalité.

Je suis assez égoïste. Le voici mon défaut, toi qui ne te doutais de rien.

Saches que je t’aime, même si tu en doutes à présent. Sois forte comme tu l’as toujours été. Ta

famille et tes amis seront tes meilleurs soutiens. Tu n’as rien à te reprocher, sauf le choix que

tu as fait hier toute seule. Je t’en veux pour ça car ça me rend la décision encore plus difficile,

mais cette décision, tu dois l’assumer dès à présent car, je ne sens aucunement responsable et

même si ça te fait mal, toi seule doit en assumer les conséquences.

J’espère que tu feras le bon choix concernant cet enfant. Réfléchis bien, car il devra grandir

sans père, et ce sera lourd de conséquences. Mais je sais que tu es une femme solide, et qu’un

mois de grossesse, c’est très peu. Je ne suis pas un monstre, je veux te dire que tu es jeune et

que tu as toute la vie devant toi. Et que ces choix-là, ils devront être éclairés avec une personne

116
qui est d’accord pour suivre ce chemin. Ça me fait mal de dire ça, de te mentaliser avec

quelqu’un d’autre. Mais je suis désormais sûr de mon propre choix. C’est vital.

Je te laisse la maison, les meubles, tout. Tu pourras jeter mes vêtements ou les donner. Ce n’est

pas une compensation, ne crois pas cela. C’est aussi par amour que je le fais. Je sais que tu

t’en moque pour l’instant mais, garde tout cela, ça te permettra de bien démarrer dans la vie.

Je ne te donnerais pas de nouvelles, même si j’en meurs d’envie. Le mieux est de nous séparer

une seule et unique fois, car la souffrance sera plus forte, si on le fait plus tard.

Prends bien ta décision au sujet de l’enfant que je ne pourrais jamais reconnaitre, ni assumer.

Ne me hais pas,

Romain.

Prends bien soin de toi, de ta famille.

La lettre tombe. Les tremblements ont laissé place à la mollesse de ses membres, comme si je

me vidais de mon âme et de mon sang.

Je prends le téléphone qui se trouve à côté de moi, sur le chevet :

— Maman ?

— Oui ?

— Viens s’il-te-plaît.

— J’arrive tout de suite.

Elle a compris. Il a suffi d’une intonation de voix. Ce que les mères ressentent de suite quand

leur enfant va mal. C’est viscéral, c’est comme si elle le sentait dans son propre corps.

117
Un quart d’heure après, elle arrive, le visage grave, inquiet.

Elle me prend dans ses bras sans poser de questions. Je pleure. Je me revois, il y a quelques

années, dans le même état et vraiment, ma maman c’est la seule personne que je veux voir. Elle

est mon ancre, ma boussole, mon prolongement.

Je lui explique tout de suite, mes propos sont saccadés, entrecoupés de larmes et de hoquets

incontrôlables.

Puis, nous nous installons dans le canapé, toutes deux l’une contre l’autre, collées comme des

sœurs siamoises anéanties par les épreuves de la vie.

Une seule solution : prendre mes affaires et je partir chez mes parents.

De retour chez mes parents, j’annonce tout à papa, Romain, le bébé.

Ils tombent de leur petit nuage ce jour-là, mes parents lui vouant une admiration sans failles. Ils

décident de respecter mon choix pour l’enfant à venir. Je suis si mal. Ma décision de le garder

faillit pas.

J’ai besoin de rester chez eux, je ne peux pas vivre seule dans cette maison, sans Romain. C’est

trop dur.

Quelques jours après, en allant reprendre des affaires à la maison, une lettre m’attend dans la

boite aux lettres. Romain a mis la maison à mon nom. Pas d’autre mot. C’est terrible. Je me

suis dit qu’au final, je l’acceptais. Je la revendrais et placerais l’argent pour l’enfant à venir.

Et puis, je fais des examens pour ma grossesse. Tout va bien. De ce côté-là, je suis soulagée. Je

préviens Madame Lalieu, la responsable de l'agence. Je lui dis tout aussi. Elle compatit devant

ma peine, et ne sait que faire pour m’aider. Puis, quelques temps après, je relève la tête. Je ne

suis plus seule désormais, il est de mon devoir de préparer l’avenir pour ce petit être à venir. Je

118
refais toute la déco de ma chambre dans des tons neutres même si j’en suis juste à deux mois

de grossesse. Il faut que je m’occupe l’esprit et les mains.

A la douzième semaine d’aménorrhée, je passe une échographie importante à l’hôpital de

Collioure, maman m’accompagne. Tout semble normal. Nous sommes rassurées, car je vis

encore dans un stress post-traumatique. A la fin du troisième mois de grossesse, j’allais en

savoir plus.

Le gynécologue, le docteur Laplace, un homme d’une quarantaine d’années, m’invite à

m’installer sur le lit prévu pour l’échographie :

— Je vais vous mettre du gel, c’est un peu froid.

Il commence à passer l’échographe. Puis, au bout de cinq minutes :

— Mademoiselle, je vois deux placentas. Vous attendez de faux jumeaux.

— Comment ?

— Oui, vous attendez deux bébés. Avez-vous des antécédents de jumeaux dans la famille ?

— Non.

Je me rends compte que je ne sais pratiquement rien des antécédents de Romain. Peut-être m’a

t’il menti et qu’il a un frère ?

— D’accord, je vais continuer l’échographie. Je veux m’assurer que tout va bien.

Il prend tout son temps, puis m’annonce :

— Tout va bien. Il va falloir tout préparer en double, alors. Nous allons vous suivre tous les

mois. Une grossesse gémellaire est plus risquée qu’une grossesse normale. Après, il n’y a pas

de raisons que ça se passe mal. Il faut juste être vigilant et vous aller devoir vous ménager au

maximum, surtout vers la fin de grossesse. Les risques de prématurité sont plus élevés.

119
Maman reste bouche-bé. Je suis estomaquée aussi. Mais, voilà, c’est la vie. Il faut faire avec.

Ce sera plus dur, c’est sûr, mais je ne suis plus à ça près. M’occuper de deux enfants au lieu

d’un m’empêcherait de penser, je n’aurais plus une minute à moi. De toutes façons, j’avais

l’intention de leur consacrer ma vie. Ils seraient mon refuge.

120
Chapitre 17

Le temps passe, j’ai des écographies tous les mois. Le docteur me prescrit un arrêt de travail au

quatrième mois, car je me sens fatiguée. Les jumeaux où jumelles me prennent déjà toute mon

énergie, et je ne veux prendre aucun risque.

A quatre mois et demi, cinq mois, le gynécologue me demande si je veux connaitre le sexe des

bébés. Maman est présente, comme toujours.

Il m’ annonce être sûr à quatre-vingt-dix pourcents que les bébés sont de magnifiques petits

garçons.

Je suis contente, filles ou garçons, je m’en moque. Maman aussi est heureuse d’avoir une petite

équipe de futurs footballeurs.

A six mois de grossesse, mon col commence déjà à s’ouvrir. Le docteur me demande de rester

alitée. Si, cela n’est pas possible, il se verrait contraint de m’hospitaliser.

Heureusement, que maman est là, toujours à mes petits soins. L’attente est longue, très longue,

je passe mon temps à lire où devant la télévision dans le salon, où mes parents ont installé un

lit. Garance vient me voir régulièrement, elle est ma bouffée d’air pur. Devenue professeur des

écoles à Collioure, elle a toujours des anecdotes à me raconter, elle me fait rire. Olivier et Jeanne

viennent aussi passer quelques week-end avec tante Catherine. Ça me fait un bien fou, et

sincèrement, c’est ce qui m’aide à tenir le choc.

Durant cette période, je vends la maison où j’ai vécu avec Romain. La gérante de l’agence s’est

occupée de la vente. Mes parents et mes amis sont allés faire le déménagement ; tout a été

vendu, les meubles, la vaisselle, tout y est passé. Je ne voulais garder aucun souvenir de cette

vie-là.

121
J’ai placé la somme, une grosse somme qui me permettra de dormir tranquille et d’assurer

l’avenir des deux petits.

Puis à sept mois, je commence à avoir des contractions. Je dois être hospitalisée, le docteur veut

mettre toutes les chances de mon côté et du côté des bébés. Je reste un mois à l’hôpital, entre

examens multiples, dopplers, écographies, et finalement, à huit mois, le travail commence. Je

perds les eaux dans mon lit. Le docteur souhaite me faire une césarienne, pour éviter la

souffrance des bébés et aussi, un accouchement compliqué.

Je pars au bloc à vingt heures. N’ayant eu qu’une anesthésie locale, j’entends tout. Je sens quand

on sort les bébés de mon corps, c’est une sensation vraiment étrange.

Mes trésors, mes pépites. Vous criez de toutes vos forces ! On vous pose sur moi après les

premiers soins pour un peau à peau. C’est vraiment magique. Une communion unique. Le plus

fort des amours, le plus sincère et inconditionnel.

Les bébés ont déjà un bon poids pour des faux jumeaux. Ils ne restent qu’une petite semaine en

couveuse. Les biberons sont dévorés, c’est infernal. Max, fait bien entendre sa voix, et Edouard,

reste calme. Comme quoi, les tempéraments d’hier semblent être les tempéraments de demain,

en plus puissants.

Tout le monde passe voir ces petites merveilles, avec leurs cheveux déjà bien fournis. Ils sont

très éveillés, c’est ce que souligne la sage-femme. Papa et maman sont fous de joie, même s’ils

pensent déjà aux conséquences qu’impliquent la venue de faux jumeaux. Le travail, la fatigue,

les achats… et je veux le meilleur pour eux.

Tante Catherine se propose pour venir un mois à la maison afin de nous aider à faire face à cette

nouvelle vie qui nous attend. Avec l’accord des parents, je dis oui. Garance, quant à elle, se

propose pour faire des courses, du repassage, afin que le quotidien soit un peu moins épuisant.

122
Je dis oui aussi. Toutes ces bonnes volontés sont sincères et bienveillantes, et je suis heureuse

qu’elles participent à notre quotidien.

Quand je rentre à la maison, je n’ai aucune appréhension, comme si, ils manquaient à ma vie.

J’ai déjà acquis tous les gestes de maman, rien ne me fait peur.

Je suis bien organisée, maman aussi. On est complémentaires. C’est un vrai bonheur de l’avoir.

Papa n’est pas une semaine sans ramener des peluches, des accessoires divers.

C’est une très bonne époque. Nous sommes rythmés à la fréquence des biberons, et les relais

entre nous, nous permettent de souffler.

J’ai droit à un congé parental jusqu’à leur rentrée en maternelle. Ça me laisse le temps de

profiter d’eux et de les voir grandir.

Je décide alors, quelques mois avant la rentrée scolaire d’avoir ma propre maison et finalement,

d’utiliser une partie de l’argent que j’ai placé. Ce sera un investissement pour les enfants après

tout, et ça nous profitera à tous. Ce n’est pas que je suis mal chez mes parents, bien au contraire,

mais je pense que cette cohabitation a trop duré et qu’il va falloir que je prenne mes propres

responsabilités. Je ne peux pas rester ad vitam aeternam chez eux. Je leur annonce. La déception

est perceptible dans leurs yeux mais ils comprennent. Je ne veux pas m’éloigner d’eux.

Je contacte madame Lalieu pour une recherche de maison dans le quartier de mes parents. Par

chance, elle a rentré un bien tout récemment. Un couple qui part rejoindre leur fils à l’étranger,

et leur maison est en vente. Elle doit rentrer aussi un autre bien, mais trop grand et trop coûteux,

selon elle.

Je suis impatiente de la découvrir. Le rendez-vous est fixé pour l’après-midi même. Maman et

papa m’accompagnent. Quand elle arrive, j’ai le réflexe de vouloir prendre la voiture. Elle se

123
met à rire : pourquoi prendre la voiture puisque le bien est situé à trois maisons d’ici. On peut

y aller avec la poussette !

Mes parents n’ont pas entendu parler de cette vente, parce que ce couple vit à Paris et ne vient

que rarement en vacances.

Le portail électrique est de couleur gris clair et s’ouvre sur une petite maison, une maison de

pêcheurs comme je les aime. Le bas est assez spacieux avec une grande salle à manger

prolongée par une cuisine aménagée. Une baie vitrée donne sur la terrasse, en éclairant la pièce.

Un couloir avec deux chambres, une salle de bains et des toilettes, composent le reste du rez-

de-chaussée.

Le haut est pré-aménagé mais rien n’est terminé, c’est une grande pièce à vivre. On aurait pu y

faire deux belles chambres et une pièce commune.

Nous descendons découvrir le jardin.

J’ai tout de suite le coup de cœur. Un jardin entoure la maison, il est doté d’une petite piscine.

Papa me fait remarquer qu’il faut la sécuriser pour les garçons.

Je suis sous le charme. Cette maison est faite pour nous.

Mes parents aussi tombent sous le charme, et surtout, elle est vraiment proche.

Madame Lalieu aborde le prix. Ça tient. En plus, elle ne veut pas prendre de commission, c’est

cadeau. Un juste retour de mon investissement dans l’agence, comme elle dit.

Deux mois après, j’emménage avec l’aide de ma joyeuse troupe. Tante Catherine, Jeanne et

Olivier, Garance. Seuls mon oncle et ma tante sont absents, en voyage à l’étranger.

Je commande un grand canapé avec méridienne, j’achète des rideaux en lin blanc, des tapis

crème, des lits pour les enfants qui dorment tous les deux dans la même chambre, et un lit pour

124
moi avec deux grands dressings. Je prends aussi un canapé convertible pour mettre en haut et

un salon de jardin en bambou. Je meublerais tranquillement le reste. Tout est livré une semaine

avant mon aménagement, avec l’autorisation des vendeurs. Nous avons également refait toutes

les peintures et le carrelage de la pièce à vivre qui ne me plaisait pas. Papa m’a offert les services

d’une équipe de professionnels pendant sept jours. C’est mon cadeau de bienvenue, un

magnifique cadeau. J’ai choisi une couleur lin clair dans la pièce à vivre et blanc dans toutes

les autres, aucune faute de goût ne sera possible. Mes amis arrivent le samedi matin ; et le

dimanche soir, tout est installé, nous sommes bien organisés. Papa a apporté des matelas

gonflables de couchage pour l’occasion.

Tante Catherine se propose pour rester quelques jours avec moi et les garçons. J’accepte. Je

vais me retrouver un peu isolée après ces années passées en cohabitation.

Nous passons cinq jours à peaufiner la maison, à décorer et à faire les derniers achats.

Puis, je me retrouve seule avec les enfants et je dois gérer le quotidien. Ils feront première

rentrée en maternelle à Collioure en septembre. Nous sommes début août, il me reste un mois

pour tout préparer et m’organiser pour cette nouvelle vie.

C’est du sport. La chance que j’ai, c’est qu’ils sont relativement calmes. Sauf Max qui pique

des colères de temps à autres. Et nous trouvons un certain équilibre, une harmonie qui s’installe

progressivement entre nous. Trois âmes accrochées les unes aux autres, comme des ancres à

des navires.

125
Chapitre 18

Maman vient nous voir tous les jours, m’apporte des petits plats, des purées pour vous. Ce sont

des attentions quotidiennes qui semblent si insignifiantes, mais qui sont tellement importantes

quand on y pense.

Les amis viennent me rendre souvent visite, Garance m’aide régulièrement. Ils viennent passer

des soirées et dorment même ici.

Puis, l’heure de la rentrée sonne. J’en pleure. Cet éloignement soudain me porte au cœur. Je

verse des larmes d’arrachement. Puis, je fini par m’y faire. Maman et papa viennent chercher

les petits à la sortie de l’école et s’occupent d’eux tous les mercredis. Je sens que je ne tiendrais

pas longtemps comme ça. J’ai trop mauvaise conscience et je passe à côté d’eux. Je demande

alors à Madame Lalieu mes mercredis. Elle tique au début, puis accepte par gentillesse et

surtout, parce qu’elle sait que de s’occuper de jumeaux est épuisant. Je vais perdre beaucoup

en salaire mais papa propose de m’aider, l’épicerie peut nous l’offrir. Je vais pouvoir souffler.

J’ai donc mon samedi à partir de seize heures car je parviens à décaler mes rendez-vous pour

être libre à cette heure-là, mon dimanche et mon lundi. C’est vraiment un confort. Je perds alors

tous mes kilos de grossesse, je peux remettre les robes de mes vingt ans. Je me sens libre et

responsable.

Puis, aux dix ans des jumeaux, j’ouvre l’agence à Collioure « Immo du Sud ». Je recrute Elodie.

Le grand drame arrive pour les quinze ans des jumeaux. Nous perdons Maman. Le choc est

intense, et papa, inconsolable. Une perte immense. Les garçons sont profondément affectés,

comme s’ils avaient perdu une seconde mère.

126
Papa a mis des années à s’en remettre. Heureusement que l’épicerie était là, elle lui permettait

de penser à autre chose la journée, et, surtout, heureusement que les jumeaux étaient là. C’est

grâce à eux que papa a pu tenir le choc. Pas un jour sans passer nous voir, nous sommes son

seul repère.

Maintenant, à quatre-vingt ans, je trouve qu’il a une forme incroyable. Et son seul but, ce sont

les garçons, leur bien –être, leur étincelle dans les yeux lorsqu’ils sont heureux. Il ne sait pas

quoi faire pour leur faire plaisir. Il a bien changé. Quand j’étais jeune, je n’avais pas droit à tout

ce traitement de faveur, l’âge, la peine, les aléas de la vie l’ont ramolli comme une figue trop

mûre.

127
Chapitre 19

Le présent refait surface et ramène sur la berge.

J’explique ce nouveau passage de ma vie aux garçons.

— Voilà, maintenant, vous connaissez le principal dans les moindres détails. Vous connaissiez

ma vie mais je n’avais raconté que les grandes lignes, en omettant des faits et des actes. Sur

votre père, vous avez découvert son sale comportement. ur votre sœur, son existence. Mes

intentions n’étaient pas mauvaises, juste protectrices.

Max me regarde droit dans les yeux, un éclair passe dans son regard :

— Mam, tu n’avais pas à nous cacher la vérité…mais, voilà, c’est fait et on ne va pas épiloguer

pendant des heures. C’est fait, c’est fait, point barre.

— Oui Mam, maintenant on doit passer à la prochaine étape.

— Retrouver Juliette.

Garance se lève pour aller chercher les petits fours :

— Oui, et ça ne va pas être simple !

Edouard soupire :

— C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin.

Max s’enflamme :

— Bon sang !!! on va la retrouver, on va y mettre toute notre énergie ! Il le faut.

Garance arbore un air inquiet :

128
— Quels sont les indices ? Ou chercher ? Comment peut-on la retrouver après tant d’années ?

Et si on la retrouve, comment va-t-elle le prendre ?

— J’ai déjà effectué des recherches, et il existe apparemment des groupes Facebook qui

permettent de retrouver des proches, des enfants nés sous X ! Mais en général, ce sont les

enfants qui recherchent leurs parents. L’inverse est plus rare. J’attendais qu’on en parle

ensemble.

— Eh bien, inscris-toi et passe une annonce. Moi, et les réseaux sociaux, ça fait deux.

— Très bien, je m’en charge. Je vais venir te demander tous les renseignements nécessaires dès

que j’aurais été accepté par le groupe.

— De mon côté je vais essayer de me renseigner sur les organismes et institutions spécialisées.

Je vais faire des recherches sur internet pour récolter les éléments qui pourraient nous aider à

la retrouver. J’y vais tout de suite, je vais dans ma chambre sur l’ordi, si ça ne vous gêne pas,

ajoute Edouard.

— Vas-y, fonce. Le souci c’est que je n’ai jamais voulu laisser mes coordonnées où d’éléments

lui permettant de me retrouver ; et rien ne nous dit qu’elle connait la vérité. Elle a peut-être été

adoptée et ses parents n’ont peut-être pas voulu lui dire la vérité ?

— Mam, ça y est ! le groupe est réactif. Il m’a accepté. Redonne-moi tous les éléments en ta

possession pour pouvoir faire l’annonce. La date exacte de naissance, l’heure, son poids et taille,

sa description, tout, tout ce que tu pourras apporter aura son importance.

— Ok, je vais chercher un calepin et noter toutes les infos.

Je reviens un stylo à la main, mon calepin et toutes les notes de l’époque que j’avais enfoui

pendant toutes ces années.

Nous rédigeons l’annonce à l’aide de ces pauvres éléments.

129
Une bouteille à la mer.

Une heure plus tard, Edouard, vient nous rejoindre, un scintillement d’espoir dans les yeux :

— Mam, j’ai une piste !

130
Chapitre 20

Max se lève et passe nerveusement une main dans ses cheveux :

— Quoi ? Déjà ?

— Oui, écoutez-ça ! J’ai slalomé sur des sites sérieux parlant de l’accouchement sous X : En

fait, l’organisme qui va peut-être nous sauver c’est la CNAOP, le Conseil national d’accès

aux origines personnelles.

Je prends dix ans en pleine face.

— Vas- y, raconte ou je m’évanouis avant !

— Je vais essayer de résumer mes notes. Tu penses qu’elle a été adoptée, Mam ?

— Oui, je pense, c’est même sûr.

— Donc, si on a été adopté et que l’on souhaite connaître l’identité des parents de naissance, il

faut formuler une demande par écrit ou par mail au Conseil national d’accès aux origines

personnelles, c’est-à-dire, le CNAOP qui est à Paris. On ne peut pas leur téléphoner, il faut

faire une demande écrite. Et si la mère de naissance a déposé une déclaration expresse de levée

de secret de son identité de sa propre initiative, sans avoir été contactée par la CNAOP, son

nom sera communiqué à l’enfant sans délai.

— Si j’ai bien compris, si Juliette a fait une demande auprès du CNAOP et que Mam va lever

le secret, ce même organisme va communiquer nos coordonnées à Juliette qui pourrait nous

retrouver ?

— Exactement, mais cela suppose qu’elle ait fait des démarches pour te retrouver. Si tel n’est

pas le cas, c’est foutu. Il faudra rechercher une aiguille dans une botte de foin.

131
Je me tiens les mains comme pour me rassurer :

— Oui, clairement. J’espère que nous avons une belle étoile, car sinon, il nous reste quoi à part

ça pour la retrouver ?

— « L’association pour les personnes nées sous X » et Facebook. Rien d’autre, c’est super

complexe et tabou comme sujet. Mais Facebook est puissant, qui sait ? rajoute Edouard. Mam,

tu sais ce qui te reste à faire ?

— Je fais un mail tout de suite. Je leur explique tout et surtout le fait que je veux lever

l’anonymat. Et je vais mettre un accusé réception.

— Espérons qu’elle aura fait une demande.

Il est une heure du matin. Tout le monde va se coucher, l’espoir en tête.

Garance est couchée en haut et les garçons doivent dormir. Moi je ne dors pas, tiraillée par mes

pensées. Pourvu, faites que. Toutes ces demandes, ces appels allaient-ils avoir un écho, une

réponse ? Je le souhaite de toutes ses forces, je l’implore.

Le dimanche, nous partons faire une balade pour nous vider la tête au bord de la mer. Le temps

est radieux et la chaleur présente, mais l’esprit est ailleurs.

C’est fou comme l’environnement ne compte plus quand on est contrarié. Ce qui nous paressait

si beau hier, nous semble dérisoire aujourd’hui. Seule l’issue de cette histoire compte. Garance

part à vingt heures en me demandant de l’informer de la suite. Elle laisse un silence de plus car

les garçons parlent peu aujourd’hui.

Le lundi matin, je reçois un accusé réception de cet organisme. Ils ont lu mon mail et répondent

par une formule de politesse bateau : il a été pris en compte.

132
Dans mon message, je fais état de l’urgence de retrouver ma fille, au vu du contexte héréditaire

médical.

Et puis, dans l’après –midi, mon portable sonne. Je suis seule à la maison, les garçons sont

partis faire un tour, ils ont besoin de se vider la tête.

— Madame Bousquet ? Madame Elise Bousquet ?

Une voix féminine résonne.

— Oui.

— Bonjour, je suis Madame Delisle, une des responsables du centre. Pouvez–vous me décliner

votre identité, adresse, date de naissance, numéro de sécurité sociale ?

Je m’exécute tel un automate. Mes paroles sont saccadées, déformées d’émotion et de peur.

— Bien, parfait. Ne stressez pas madame.

— Oui, heu, désolée. C’est tellement éprouvant.

— Oui. Voulez- vous que je vous mette en relation avec un correspondant local à Perpignan ?

Qu’il vous explique tout cela en face à face ? Ce serait peut –être plus facile pour les

échanges ?

— Non, pas la peine, je ne veux pas perdre de temps.

— Juliette Camille c’est le nom que vous aviez donné à votre fille ?

— Oui, exact.

— Juliette Camille pour nous, c’est le dossier 320.

— Pouvez-vous m’en dire plus ? A-t-elle cherché à me retrouver ?

133
— Au vu du contexte médical et de l’urgence, je vais faire exception à la règle. Normalement,

nous devons voir le ou les parents en face à face pour éviter tout quiproquo et avoir l’assurance

de votre identité. Mais cela va prendre un peu de temps avant d’organiser un rendez-vous à

Perpignan avec notre correspondant local. Avez-vous un peu de temps devant vous ?

— J’ai toute la vie. Quelle idiote d’avoir dit ça ! me dis-je. Il est bien temps ! Essayer de réparer

après avoir tout cassé, il y a des années de ça !

— Avez-vous l’application zoom sur votre ordinateur ?

— Oui, je m’en suis servie une ou deux fois déjà.

— Pouvez-vous vous connecter et me rappeler une fois que ce sera fait ? Je vais vous envoyer

un lien par sms, un lien confidentiel. Nous pourrons mieux communiquer comme cela.

— Oui, je me connecte et vous recontacte tout de suite.

Effectivement, je reçois le sms juste après notre conversation.

Mon cœur bat la chamade. Je me dépêche de brancher mon ordi posé sur la table de ma chambre

qui me sert de bureau. Je tire les rideaux en lin d’un coup sec pour éviter la réverbération. Puis

je prends une grande inspiration.

Le lien fonctionne et je ne sais pas par quel hasard je parviens à me connecter du premier coup,

n’étant pas une surdouée en informatique, mais j’y parviens.

J’active la caméra et le micro et soudain, le visage d’une femme d’une cinquantaine d’années

environ apparaît, avec des lunettes écailles de tortue, un rouge à lèvres rose discret et de petits

yeux bleus malicieux. Elle porte un tailleur de couleur sombre. On dirait une directrice d’école.

— Vous m’entendez bien ? Demande-t-elle.

— Oui, parfaitement bien.

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— Pouvez-vous me montrer votre pièce d’identité et un justificatif de domicile s’il vous plaît ?

Je me lève, cours chercher mon sac et trébuche sur le tapis. Je tombe de tout mon long, me fait

mal aux genoux, peste, puis me relève à la vitesse de l’éclair. Je reviens avec mon sac et je

m’installe, haletante :

— Désolée, je viens de trébucher…

— Essayez de ne pas stresser.

— Oui, allez-y, je suis prête, en lui montrant le recto de sa pièce d’identité. J’ai aussi une facture

téléphonique pour mon portable, je vous la montre ?

— Oui, s’il vous plaît. Bien, parfait, on peut continuer. J’ai pris connaissance de votre mail. Je

suis très touchée par ce qui vous arrive et j’approuve votre démarche. J’insiste sur le terme

« j’approuve » car il est assez rare pour des mamans qui n’ont pas voulu laisser d’adresse de

revenir très longtemps après sur leur décision. Dans les deux mois qui suivent la naissance,

c’est fréquent mais pas trente ans après. Alors, pouvez-vous m’expliquer en détail ce qui

motive votre décision, j’ai compris que vous aviez eu des soucis de santé ?

— Oui, je ne me suis pas trop étalée dans mon mail. J’ai une maladie génétique. Il y a environ

80% de chances pour que Juliette l’ait aussi. Moi, je suis sauvée, j’ai été prise à temps et j’ai

subi une opération des ovaires. Juliette devra se faire opérer ou du moins suivre, avant que la

maladie puisse se déclarer. J’ai dû prévenir mes deux garçons car il fallait que je retrouve

Juliette pour lui parler et que le secret était trop lourd à porter. Mes deux garçons sont nés

d’une autre union, ils ont vingt ans. J’ai envie de voir Juliette, pas uniquement pour l’avertir

sur mon dossier médical héréditaire, mais pour la découvrir et surtout pour qu’elle me

pardonne et me donne une chance de revenir dans sa vie. Quand j’ai eu Juliette, j’avais fait un

déni de grossesse. J’étais toute jeune et sous l’emprise de mon père qui n’aurait pas admis ça

135
et m’aurait certainement mise à la rue. Je suis fille unique. J’ai eu peur, j’étais tétanisée. J’ai

pris la décision de me séparer d’elle car je ne pouvais pas l’assumer psychologiquement.

— Oui, c’est assez classique.

— J’ai besoin de la rencontrer et de lui présenter ses frères, si elle veut bien, ce que j’espère de

tout cœur.

— Je ne connais pas cette jeune fille personnellement. Par contre j’ai son dossier. J’en ai pris

connaissance ce matin à la réception de votre mail. Juliette a été placée dans une famille

d’accueil après sa naissance, puis elle a été adoptée. A quinze ans, elle avait fait une demande

pour retrouver ses parents biologiques, restée sans réponse puisque vous n’aviez pas laissé

d’adresse dans le dossier, et que vous ne vouliez pas à l’époque que l’on vous retrouve. Et

puis, le papa apparemment, il est inconnu au bataillon, n’est-ce-pas ? Ce sont les informations

que vous aviez laissées dans votre dossier à l’accouchement.

— Oui, enfin presque, il n’est pas inconnu mais j’avais fait un déni de grossesse et nous avions

rompu peu de temps après, il ne sait rien pour l’enfant. Entre lui et moi, ce n’était qu’une

amourette.

— D’accord. Sachez que je ne suis pas là pour vous juger, juste pour faire en sorte de

transmettre les informations entre les deux parties en vue d’une rencontre. J’ai contacté

Juliette ce matin.

— Oh ! Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Je n’ai pas parlé de votre dossier médical pour le moment. Ce sera à vous de le faire.

La bonne nouvelle, c’est qu’elle accepte de vous rencontrer. Je lui ai donné vos coordonnées et

votre numéro de téléphone puisque vous aviez fait la demande pour lever le secret.

— Merci, mille fois merci.

136
— Elle risque de vous contacter très vite. Je lui avais dit que je vous contacterai aujourd’hui

même. Tenez-moi informée de la suite. En tous cas, je reste à votre écoute. N’hésitez pas à

me donner de vos nouvelles. Je vous envoie mon numéro de portable par sms.

Le soulagement, la peur, l’appréhension se mêlent dans ma tête, et retentissent jusqu’à la

moindre de mes cellules. Le tout est d’une intense profondeur. Je n’ai jamais ressenti ça

auparavant.

— Merci beaucoup.

— Bonne chance, à bientôt.

— A bientôt.

137
Chapitre 21

Je reste assise, sur l’ordi, zoom s’est déconnecté. Une angoisse monte, intense. Je me sens

tomber dans les pommes, mais me ressaisis. Je me lève et cours m’asperger d’eau dans la vasque

de la salle de bains.

Peut-être va-t-elle me contacter aujourd’hui, ou demain, ou jamais ? Après tout, ce ne serait que

bien fait pour moi.

Les garçons rentrent vers dix-huit heures, ils étaient passé voir un ami.

Max rentre le premier :

— Alors, tu as des nouvelles ?

— Oui.

— Dis-nous !

Ils sont plantés là dans l’entrée, dans l’attente d’une porte ouverte sur tous les possibles.

— Eh bien, j’ai eu le CNAOP. Juliette sait depuis ce matin que j’ai levé le voile sur mon identité,

et que je cherche à la rencontrer. Elle avait fait une demande pour me retrouver à l’âge de quinze

ans déjà. La responsable l’a contactée et elle veut bien me rencontrer. Elle ne sait même pas

que vous existez. J’attends toujours l’appel de Juliette, j’ai peur, je pensais qu’elle aurait déjà

appelé, mais non . Silence total.

Edouard s’adosse contre le mur :

— Attends, Mam, toi tu l’as bien fait attendre des années.

— Merci, c’est gentil ! J’avais bien besoin de ça !

138
— Désolé, c’est sorti tout seul. Désolé.

Il vient me prendre dans ses bras, rejoint par Max.

Tous les trois, trois corps perdus, trois cœurs ouverts à l’inconnu.

Le soir passe. Il est lent, mystérieux, anxiogène. Dehors, la chaleur est étouffante, oppressante.

Je vais prendre un bain en gardant mon portable à côté. Je ne l’ai jamais fixé ainsi. Plus les

heures passent, plus l’angoisse monte.

Les garçons, eux, essaient de se concentrer sur un film policier dans le salon. Le son est mis au

minimum comme si seul un silence pouvait déclencher un appel.

Puis, c’est la plongée dans les ténèbres. Il est minuit, les garçons se sont endormis dans le

canapé. Je les réveille, ils partent difficilement se coucher. Je prends un somnifère. Les étoiles

sont fades.

Je me couche et ne veut plus penser.

139
Chapitre 22

Le lendemain, Max vient me réveiller à sept heures :

— Mam, viens avec nous, on va faire une rando. On ne peut pas rester comme ça à attendre !

Allez, viens. Garde ton portable avec toi. Si elle appelle, tu l’entendras.

— Et si elle passe ?

— Pourquoi elle passerait ? elle ne prendrait pas le risque que tu sois absente surtout en pleine

journée.

— Et pourquoi pas ? On n’en sait rien ?

— Allez viens, on va prendre notre petit déj dehors, la journée va être belle. Elle va sûrement

appeler, ne stresse pas.

— Je ne vous l’ai pas dit parce que j’ai zappé, mais tante Catherine vient passer quelques jours

avec nous, elle arrive en début d’après-midi.

— Ok, alors que ce matin pour la rando si tu veux.

— Allez, ça marche, on se prépare et on y va.

Ils déjeunent et se préparent tous les trois, tels des automates. Puis, ils reprennent « le chemin

de l’olivier blessé » comme ils l’ont appelé, depuis que Max l’a frappé. Il devient le symbole

de mon passé, écorcé, écaillé mais toujours vivant et puissant.

La balade en bord de mer nous soulage. Incroyable cette puissance de l’eau pour apaiser les

tensions. Les gouttelettes iodées rafraichissent nos esprits fermés par les pensées qui tournent

en boucle.

140
Nous repartons en courant à petites foulées, pour éliminer toutes les pensées toxiques et

repassons devant l’olivier. Max pose ses mains sur l’écorce :

— Allez, vas-y, aide-nous s’il te plaît. Fais qu’elle nous appelle et surtout qu’on puisse rattraper

le temps perdu et partager un avenir !

— Il devient l’arbre aux confidences, non ? demande Edouard.

— Plutôt celui de tous les possibles ! Demain, on viendra y graver nos initiales comme des

gosses. C’est le symbole de notre famille.

— Si tu veux, mais j’aimerais que Juliette vienne aussi les graver de ses propres mains.

— La balle est dans son camp.

Ils rentrent en sueur, la température ambiante avoisine déjà les vingt-six degrés.

Elise entend son téléphone sonner dans sa poche de jogging. Elle l’arrache presque littéralement

de sa poche.

— Allo?

— Allo Elise, c’est Catherine. Ça va ? Ça n’a pas l’air ?

— Si, ne t’inquiètes pas.

— Juste pour te demander si je peux venir à midi. Ça m’a pris comme ça ce matin j’ai fait des

pizzas maison, celles que les garçons adorent.

— Au contraire, viens. J’ai des choses à te dire, mais ne t’inquiète pas surtout, rien de grave…

— Ah bon, bien, alors, à tout à l’heure.

141
Je n’avais parlé à personne encore sauf à Garance, c’était tout frais. Et pour mon père, comment

faire ? Ça le tuerait d’apprendre cette vérité à son âge. On verra bien. Chaque chose en son

temps. Et puis, elle n’avait toujours pas appelé.

S’était-elle désistée au dernier moment ?

Bon, et puis, pourquoi se morfondre ? Ça ne servait à rien. Elle ne connaissait pas cette jeune

fille, cette inconnue, après tout.

Ça, c’était la voix de la raison qui parlait, mais la voix du cœur, elle, disait : « Viendra-t-elle ? ».

Tante Catherine arrive vers treize heures, les bras chargés, comme toujours. Elise est contente,

elle a besoin de sa tante, sa confidente, depuis toujours. Sa présence est un souffle de bonne

humeur, de réconfort, de chaleur humaine. Elle voit toujours le bon côté des choses et c’est

vraiment de ça dont ils ont besoin en ce moment.

Je l’accueille en la prenant dans mes bras :

— Je suis vraiment contente que tu sois là.

— Merci, moi aussi, viens m’aider à chercher le reste dans le coffre. J’ai plein de surprises pour

les garçons.

— Tu as encore ramené des choses ! Tu es incorrigible !

— On ne me refera pas, que veux-tu !

— En fait, tu es très bien comme ça.

— Ton père ne vient pas ?

— Non, pas aujourd’hui, il a des choses à faire mais il passera faire un tour demain.

— D’accord, où sont les garçons ?

142
— Sous la véranda, ils attendent tes délicieuses pizzas, je crois.

— Coucou les garçons, je vous ai amené des petites choses.

— Bonjour Catherine, il ne faut pas nous gâter toujours comme ça, c’est trop sympa !

Elle tend à Edouard et à Max, deux tee-shirts noirs et deux bermudas avec des motifs différents,

de la marque qu’ils affectionnent tout particulièrement.

— Je les ai trouvés dans une petite boutique à Perpignan et j’ai tout de suite pensé à vous.

Ils se lèvent tous deux pour embrasser leur tante :

— Trop sympa, vraiment. Viens que je t’embrasse !

— J’aime beaucoup aussi. On tirera au sort pour les bermudas ! ajoute Max.

Elise revient avec les crudités.

— Installe-toi si tu veux, j’ai des choses à te dire…

— Bien, tout va bien ?

— Oui, je te l’ai dit, rien d’inquiétant. C’est juste que les garçons sont au courant que Juliette

existe, je leur ai tout raconté.

— Ah oui ? Franchement, là, je ne sais pas quoi dire…

— Et j’ai levé le secret hier auprès de l’organisme en charge des relations enfants-parents.

Juliette est informée depuis hier que j’ai levé ce fameux secret et apparemment, une des

responsables m’a dit qu’elle avait déjà fait une demande bien avant. Mais comme tu sais que

je ne voulais pas divulguer mon identité à sa naissance…

— Oui, et ??

— Et apparemment, elle lui a dit qu’elle était d’accord pour une rencontre.

143
— Et ?

— Et rien, rien de rien. Pas de nouvelles depuis hier. Je suis angoissée, tu ne peux pas savoir.

— Allez, ne te tourmente pas comme ça, voyons. Elle va te contacter, puisque c’était son idée.

Elle est peut-être trop prise pour le moment et ça se digère une annonce comme ça.

— Oui, merci, tu as toujours les mots pour relativiser. Ça me fait un bien fou que tu sois là, ma

deuxième maman.

Max se lève pour aller serrer sa tante dans ses bras.

— Nous aussi, on est heureux quand tu es là, petit rayon de soleil.

— Maintenant, vous allez tous vous changer les idées !! Allez, on ne se laisse pas abattre comme

ça. Vous allez gouter à vos pizzas préférées, je les ai préparées avec amour et spécialement

pour vous ! Juliette fera son apparition c’est sûr, alors, on attend qu’elle choisisse le bon

moment.

Max se lève et coupe la pizza des merveilles, c’est le nom que les garçons lui avaient donné.

— D’accord, tu as raison, allez je vais couper cette belle pizza qui me fait de l’œil.

La joie d’être ensemble et de partager a fait place aux pensées anxiogènes.

Ils passent le restant de la journée à regarder de bons films. Mais l’appréhension et les doutes

reviennent sans cesse m’envahir.

144
Chapitre 23

Il est dix-neuf heures, mon portable sonne :

— Bonjour, vous êtes Elise ?

— Oui ?

— Je suis Juliette, votre fille et je suis devant chez vous.

— Mais, mais, mais, entrez !!! Entre…

145
Chapitre 24

Je cours presque pour aller à sa rencontre, les garçons et tante Catherine se lèvent en sursaut,

puis restent statiques comme pris dans un glacis d’étonnement et attendent l’arrivée de cette

inconnue. Puis, n’y tenant plus, ils se dirigent tous vers la porte et assistent à un poignant

spectacle.

Je regarde Juliette, scotchée par la puissance des ressentis. Elle me regarde aussi, longuement.

Son regard est interrogateur, empreint d’années de questionnements.

Nous ne parlons pas. Nos regards sont intenses, comme si on pouvait transpercer l’âme de

l’autre, à la recherche des souvenirs perdus. Les larmes coulent sur les joues des garçons, tante

Catherine a mis ses mains devant ses yeux, elle ne peut regarder, elle aussi est envahie par un

raz de marée.

Nos bras en tombent. Nous nous regardons vraiment pour la première fois.

J’avais joué toutes les combinaisons possibles des retrouvailles dans ma tête. Mais rien, rien,

n’aurait présagé un silence total.

Je finis par lui tendre la main, les yeux rougis, le visage marqué par l’émotion. Et Juliette, elle,

cette belle jeune femme scrute mon regard mais ne la prend pas. Je me sens gênée, mais je ne

lui en veux pas. Il lui faudra du temps.

« C’était comme si je te revoyais toute jeune », déclara tante Catherine plus tard. C’était

incroyable de ressemblance, une photo de jeunesse qu’on ressort d’un vieil album ». Les mêmes

yeux verts qui rient, la même bouche pleine, les pommettes saillantes, le même visage fin et le

même corps élancé. Seule la coupe diffère un peu, Juliette a un carré dégradé wavy, noir de jais.

Elle est solaire.

146
Tante Catherine brise le silence :

— Oh mon dieu ! Tu es le portrait de ta maman !! Ce n’est pas possible ! Le mot maman lui a

échappé, dans sa stupéfaction.

Je m’avance vers les garçons :

— Je te présente tes frères Max et Edouard.

— Bonjour, dit-elle simplement.

Elle s’avance vers eux, et Max, l’écorché vif, l’entier, la prend soudainement dans ses bras

pendant qu’Edouard laisse couler ses larmes en silence. Cette fois, Juliette se laisse aller à

l’émotion et se met à pleurer aussi.

Tante Catherine s’avance vers eux, les kleenex à la main :

— Venez, on va s’installer dehors.

Juliette ne regarde rien dans la maison, tout ceci semble n’avoir aucune importance ; elle rejoint

la terrasse directement.

Nous nous retrouvons tous dehors en famille re-composée.

Tante Catherine va chercher des rafraichissements pendant que je m’installe à côté de Juliette.

—J’ai eu si peur de ne pas te revoir, ne serait-ce qu’une fois.

— Oui, j’ai tourné et retourné la façon de me présenter, et au final, c’était très bien, on n’a rien

dit !

— Les silences valent parfois mieux que des longs discours.

— Ça dépend.

Je ne relève pas, j’encaisse la remarque sans broncher. Elle a raison.

147
On est tous là, à la dévisager, mais en même temps, son visage et sa présence me sont familiers,

comme si elle avait toujours fait partie de la famille.

Je raconte alors toute l’histoire, en condensé. Juliette écoute sans un mot.

— Voilà mon histoire, où plutôt la nôtre, et mes inquiétudes.

— Je vais faire des examens en tous cas, puisque tu me le conseille. Je suis bien suivie par ma

gynécologue en privé. Elle n’a rien dépisté d’anormal. Je vais quand même prendre rendez-

vous en lui expliquant ton histoire. S’il faut, je me ferais opérer pour anticiper tout problème.

Tu as bien fait de me prévenir, je vais prendre les choses en main.

— Dis-moi à quoi ressemble ta vie ?

— Pour moi, en résumant, elle est très simple. J’ai été adoptée rapidement après ma naissance.

Puis, quand j’ai été en mesure de comprendre, mes parents adoptifs m’ont tout expliqué, enfin

le peu qu’ils savaient. J’ai été élevée à Perpignan. J’ai eu une enfance relativement heureuse,

j’ai été choyée. Ils m’ont adoptée sur le tard car ils avaient essayé d’avoir un bébé, mais

impossible. Ils ont la soixantaine passée à présent. Ils vivaient et vivent toujours assez

simplement. Quant à moi, je ne pense pas avoir été une enfant trop gâtée, mes parents voulaient

que j’aie le sens des valeurs morales et financières.

Je ne vous cache pas que d’être née sans racines, est un handicap psychologique. Pendant des

années, j’en voulais à ma famille fantôme, j’ai même eu des pensées suicidaires avant

l’adolescence. Heureusement, j’ai fait un gros travail d’acceptation avec la psychologue

pendant de longues années. Puis, j’ai muri et je me suis fait une raison, d’où ma réaction à mes

quinze ans de vouloir retrouver mes parents biologiques. La colère était passée et j’étais prête

pour une rencontre... même si je ressens un reste de rancœur.

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Mes parents adoptifs et ma famille sont tout pour moi, je pense être encore plus attachée à eux

qu’une personne née avec des attaches. Les miennes, je me les suis construites.

Avant de te rechercher, je m’étais dit : peut-être que ma mère a levé le secret depuis le temps,

sa situation peut avoir changé. Je me suis adressée à l’organisme en charge des relations parents-

enfants nés sous X. Mais non, impossible de savoir, tu n’avais pas laissé d’adresse. A partir de

là, j’avais décidé de tirer un trait définitif sur cette histoire.

Plus tard, j’ai passé mon bac puis j’ai intégré une école de décoration d’intérieur. A cette même

époque, j’ai rencontré celui qui deviendrait mon mari. Il s’appelle Léo Romani, il est d’origine

italienne. Il travaille en banque comme responsable commercial. Moi, je suis décoratrice

d’intérieure à mon compte, et ça va, je ne me plains pas. J’ai une bonne clientèle. Nous avons

acheté une maison à Perpignan, il y a cinq ans et je suis l’heureuse maman d’une petite fille

appelée Cécilia âgée de trois ans. Voilà, j’ai une vie bien remplie mais je me réserve beaucoup

de temps pour moi et ma famille. C’est ma priorité.

— Waouh ! beau parcours, souligne Max.

— Tu nous présentera Cécilia ? demande Edouard.

— Oui. Elle est pleine de vie, c’est une adorable tornade. Un peu comme moi, j’ai un caractère

déterminé et enjoué et je ne me laisse pas faire quand on veut toucher à mon intégrité. Mais, en

même temps, j’ai le cœur tendre. Il a des failles. Je peux par exemple, me mettre à pleurer pour

des petits détails qui me touchent, un oiseau blessé, un chien perdu, un enfant qui pleure…

J’ai appris à travers ces années à canaliser mes angoisses et ma rancune grâce à l’amour de mes

parents et au soutien constructif de la psychologue.

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Je suis donc venue comme je suis, entière, sans à priori. Pour te voir, pour vous voir, et je suis

satisfaite d’avoir pu enfin mettre un visage sur mes interrogations d’enfant, d’ado et d’adulte.

Car la nuit, j’ai toujours fait des cauchemars. Ne pas savoir, c’est terrible.

J’aimerais aussi rencontrer tous les membres de ma famille si c’est possible.

— Oui, on va organiser tout ça. Ça va être un peu compliqué pour ton grand-père, car il n’est

pas au courant de ton existence, mais on va trouver un moyen de lui raconter en le ménageant.

J’espères qu’un jour tu me pardonneras…

— Le temps nous le dira. Et pour mon père, est-ce que je vais pouvoir le rencontrer un jour ?

— Là c’est pareil, ça va être super compliqué. Si tu veux bien, on en reparle plus tard ?

— D’accord, le principal c’est de vous connaitre. J’ai envie de discuter aussi avec mes frères.

Je souris, et je m’approche d’elle :

— Tu peux dormir ici, si tu veux.

— Cécilia est chez ses grands-parents pour trois jours. J’avais pris une valise au cas où…

Max la regarde, se yeux s’illuminent comme les étoiles d’une nuit d’été :

— Et demain, on se confiera sous l’olivier, il garde des traces de mes blessures…

— L’olivier ?

— Oui, sur l’écorce, tu verras.

FIN

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