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neuvième série

du problématique

Qu'est-ce qu'un événement idéal ? C'est une singularité.


Ou plutôt c'est un ensemble de singularités, de points sin-
guliers qui caractérisent une courbe mathématique, un état
de choses physique, une personne psychologique et morale.
Ce sont des points de rebroussement, d'inflexion, etc. ; des
cols, des nœuds, des foyers, des centres ; des points de
fusion, de condensation, d'ébullition, etc. ; des points de
pleurs et de joie, de maladie et de santé, d'espoir et d'an-
goisse, points dits sensibles. De telles singularités ne se
confondent pourtant ni avec la personnalité de celui qui
s'exprime dans un discours, ni avec l'individualité d'un état
de choses désigné par une proposition, ni avec la généralité
ou l'universalité d'un concept signifié par la figure ou la
courbe. La singularité fait partie d'une autre dimension que
celles de la désignation, de la manifestation ou de la signi-
fication. La singularité est essentiellement pré-individuelle,
non personnelle, a-conceptuelle. Elle est tout à fait indif-
férente à l'individuel et au collectif, au personnel et à l'im-
personnel, au particulier et au général — et à leurs opposi-
tions. Elle est neutre. En revanche, elle n'est pas « ordi-
naire » : le point singulier s'oppose à l'ordinaire '.
Nous disions qu'un ensemble de singularités correspondait
à chaque série d'une structure. Inversement, chaque singu-
larité est source d'une série qui s'étend dans une direction
déterminée jusqu'au voisinage d'une autre singularité. C'est
en ce sens qu'il n'y a pas seulement plusieurs séries diver-
gentes dans une structure, mais que chaque série est elle-

1. Précédemment, le sens comme « neutre » nous semblait s'opposer


au singulier non moins qu'aux autres modalités. C'est que la singularité
n'était définie qu'en rapport avec la désignation et la manifestation, le
singulier n'était défini que comme individuel ou personnel, non comme
ponctuel. Maintenant, au contraire, la singularité fait partie du domaine
neutre.

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LOGIQUE DU SENS

même constituée de plusieurs sous-séries convergentes. Si


nous considérons les singularités qui correspondent aux
deux grandes séries de base, nous voyons qu'elles se distin-
guent dans les deux cas par leur répartition. De l'une à
l'autre, certains points singuliers disparaissent ou se dédou-
blent, ou changent de nature et de fonction. En même
temps que les deux séries résonnent et communiquent, nous
passons d'une répartition à une autre. C'est-à-dire : en
même temps que les séries sont parcourues par l'instance
paradoxale, les singularités se déplacent, se redistribuent,
se transforment les unes dans les autres, elles changent
d'ensemble. Si les singularités sont de véritables événements,
elles communiquent en un seul et même Evénement qui
ne cesse de les redistribuer et leurs transformations for-
ment une histoire. Péguy a vu profondément que l'histoire
et l'événement étaient inséparables de tels points singu -
liers : « II y a des points critiques de l'événement comme
il y a des points critiques de température, des points de
fusion, de congélation, d'ébullition, de condensation ; de
coagulation ; de cristallisation. Et même il y a dans Pévé-
nement de ces états de surfusion qui ne se précipitent, qui
ne se cristallisent, qui ne se déterminent que par l'introduc-
tion d'un fragment de l'événement futur » 2 . Et Péguy a
su inventer tout un langage, parmi les plus pathologiques
et les plus esthétiques qu'on puisse rêver, pour dire comment
une singularité se prolonge en une ligne de points ordinaires,
mais aussi se reprend dans une autre singularité, se redis-
tribue dans un autre ensemble (les deux répétitions, la mau-
vaise et la bonne, celle qui enchaîne et celle qui sauve).
Les événements sont idéaux. Il arrive à Novalis de dire
qu'il y a deux trains d'événements, les uns idéaux, les
autres réels et imparfaits, par exe'mple le protestantisme
idéal et le luthérianisme réel 3. Mais la distinction n'est pas
entre deux sortes d'événements, elle est entre l'événement,
par nature idéal, et son effectuation spatio-temporelle dans
un état de choses. Entre Vévénement et Vaccident. Les
événements sont des singularités idéelles qui communiquent
en un seul et même Evénement ; aussi ont-ils une vérité
2. Péguy, Clio, Gallimard, p. 269.
). Novalis, L'Encyclopédie, tr. Maurice de Gandillac, éd. de Minuit,
p. 396.

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DU PROBLÉMATIQUE

éternelle, et leur temps n'est jamais le présent qui les effec-


tue et les fait exister, mais l'Aiôn illimité, l'Infinitif où ils
subsistent et insistent. Les événements sont les seules idéali-
tés ; et, renverser le platonisme, c'est d'abord destituer les
essences pour y substituer les événements comme jets de
singularités. Une double lutte a pour objet d'empêcher toute
confusion dogmatique de l'événement avec l'essence, mais
aussi toute confusion empiriste de l'événement avec l'acci-
dent.
Le mode de l'événement, c'est le problématique. Il ne
faut pas dire qu'il y a des événements problématiques, mais
que les événements concernent exclusivement les problèmes
et en définissent les conditions. Dans de belles pages où il
oppose une conception théorématique et une conception
problématique de la géométrie, le philosophe néo-platonicien
Proclus définit le problème par les événements qui viennent
affecter une matière logique (sections, ablations, adjonc-
tions, etc.), tandis que le théorème concerne les propriétés
qui se laissent déduire d'une essence 4. L'événement par lui-
même est problématique et problématisant. Un problème en
effet n'est déterminé que par les points singuliers qui en
expriment les conditions. Nous ne disons pas que le
problème est résolu par là : au contraire, il est déterminé
comme problème. Par exemple, dans la théorie des équations
différentielles, l'existence et la répartition des singularités
sont relatives à un champ problématique défini par l'équa-
tion comme telle. Quant à la solution, elle n'apparaît qu'avec
les courbes intégrales et la forme qu'elles prennent au voisi-
nage des singularités dans le champ de vecteurs. Il apparaît
donc qu'un problème a toujours la solution qu'il mérite
d'après les conditions qui le déterminent en tant que pro -
blème ; et, en effet, les singularités président à la genèse
des solutions de l'équation. Il n'en reste pas moins, comme
disait Lautman, que l'instance-problème et l'instance-solution
diffèrent en nature5 — comme l'événement idéal et son
effectuation spatio-temporelle. Ainsi nous devons rompre

4. Proclus, Commentaires sur le premier livre des Eléments d'Euclide,


tr. Ver Eecke, Desclée de Brouwer, pp. 68 sq.
5. Cf, Albert Lautman, Essai sur les notions de structure et d'existence
en mathématiques, Hermann, 1938, t. II, pp. 148-149 ; et Nouvelles
recherches sur la structure dialectique des mathématiques, Hermann, 1939,

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LOGIQUE DU SENS

avec une longue habitude de pensée qui nous fait consi-


dérer le problématique comme une catégorie subjective de
notre connaissance, un moment empirique qui marquerait
seulement l'imperfection de notre démarche, la triste néces-
sité où nous sommes de ne pas savoir d'avance, et qui dis-
paraîtrait dans le savoir acquis. Le problème a beau être
recouvert par les solutions, il n'en subsiste pas moins dans
l'Idée qui le rapporte à ses conditions, et qui organise la
genèse des solutions elles-mêmes. Sans cette Idée les solu-
tions n'auraient pas de sens. Le problématique est à la fois
une catégorie objective de la connaissance et un genre d'être
parfaitement objectif. « Problématique » qualifie précisé-
ment les objectivités idéales. Kant fut sans doute le premier
à faire du problématique, non pas une incertitude passagère,
mais l'objet propre de l'Idée, et par là aussi un horizon
indispensable à tout ce qui arrive ou apparaît.
On peut alors concevoir d'une nouvelle façon le rapport
des mathématiques et de l'homme : il ne s'agit pas de
quantifier ni de mesurer les propriétés humaines, mais d'une
part de problématiser les événements humains, d'autre part
de développer comme autant d'événements humains les
conditions d'un problème. Les mathématiques récréatives
dont rêvait Carroll présentent ce double aspect. Le premier
apparaît précisément dans un texte intitulé « Une Histoire
embrouillée » : cette histoire est formée de nœuds qui
entourent les singularités correspondant chaque fois à un
problème ; des personnages incarnent ces singularités, et se
déplacent et se redistribuent d'un problème à l'autre, quitte
à se retrouver dans le dixième nœud, pris dans le réseau de
leurs rapports de parenté. Le cela de la souris, qui ren-
voyait ou bien à des objets consommables ou bien à des
sens exprimables, est maintenant remplacé par des data, qui
renvoient tantôt à des dons alimentaires, tantôt à des don-
nées ou conditions de problèmes. La seconde tentative, plus
profonde, apparaît dans The dynamics of a parti-clé : « On

pp. 13-15. Et sur le rôle des singularités, Essai, II, pp. 138-139 ; et Le
Problème du temps, Hermann, 1946, pp. 41-42.
Péguy, à sa manière, a vu le rapport essentiel de l'événement ou de
la singularité avec les catégories de problème et de solution : cf. op. cit.,
p. 269 : « et un problème dont on ne voyait pas la fin, un problème
sans issue... », etc.

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DU PROBLÉMATIQUE

pouvait voir deux lignes aller leur chemin monotone à


travers une surface plane. La plus vieille des deux, par
une longue pratique, avait acquis l'art, si pénible aux lieux
jeunes et impulsifs, de s'allonger équitablement dans les
limites de ses points extrêmes ; mais la plus jeune, dans
son impétuosité de fille, tendait toujours à diverger et à
devenir une hyperbole ou une de ces courbes romantiques
illimitées... Le destin et la surface intermédiaire les avaient
jusqu'ici maintenues séparées, mais ce n'était plus pour
longtemps ; une ligne les avait entrecoupées, de telle manière
que les deux angles intérieurs ensemble fussent plus petits
que deux angles droits... »
On ne verra pas dans ce texte — pas plus que dans un
texte célèbre de Sylvie et Bruno : « II était une fois une
coïncidence qui était partie faire une promenade avec un
petit accident... » — une simple allégorie, ni une manière
d'anthropomorphiser les mathématiques à bon compte.
Lorsque Carroll parle d'un parallélogramme qui soupire
après des angles extérieurs et qui gémit de ne pouvoir s'ins-
crire dans un cercle, ou d'une courbe qui souffre des « sec-
tions et ablations » qu'on lui fait subir, il faut se rappeler
plutôt que les personnes psychologiques et morales sont elles
aussi faites de singularités prépersonnelles, et que leurs
sentiments, leur pathos se constituent au voisinage de ces
singularités, points sensibles de crise, de rebroussement,
d'ébullition, nœuds et foyers (par exemple ce que Carroll
appelle plam anger, ou right anger}. Les deux lignes de
Carroll évoquent les deux séries résonantes ; et leurs aspi-
rations évoquent les répartitions de singularité qui passent
les unes dans les autres et se redistribuent dans le courant
d'une histoire embrouillée. Comme dit Lewis Carroll,
« surface plane est le caractère d'un discours où, deux points
quelconques étant donnés, celui qui parle est déterminé à
s'étendre tout-en-faux dans la direction des deux points » '.
C'est dans The dynamics of a parti-clé que Carroll esquisse
une théorie des séries, et des degrés ou puissances des par-
ticules ordonnées dans ces séries (« LSD, a function of gréât
value... »).

6. Par « s'étendre en faux », nous essayons de traduire les deux sens


du verbe to lie.

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LOGIQUE DU SENS

On ne peut parler des événements que dans les problèmes


dont ils déterminent les conditions. On ne peut parler des
événements que comme des singularités qui se déploient
dans un champ problématique, et au voisinage desquelles
s'organisent les solutions. C'est pourquoi toute une méthode
de problèmes et de solutions parcourt l'œuvre de Carroll,
constituant le langage scientifique des événements et de leurs
effectuations. Seulement, si les répartitions de singularités
qui correspondent à chaque série forment des champs de
problèmes, comment caractérisera-t-on l'élément paradoxal
qui parcourt les séries, les fait résonner, communiquer et
ramifier, et qui commandent à toutes les reprises et trans-
formations, à toutes les redistributions ? Cet élément doit
être lui-même défini comme le lieu d'une question. Le pro-
blème est déterminé par les points singuliers qui corres-
pondent aux séries, mais la question, par un point aléatoire
qui correspond à la case vide ou à l'élément mobile. Les
métamorphoses ou redistributions de singularités forment
une histoire ; chaque combinaison, chaque répartition est
un événement ; mais l'instance paradoxale est l'Evénement
dans lequel tous les événements communiquent et se distri-
buent, l'Unique événement dont tous les autres sont les
fragments et lambeaux. Joyce saura donner tout son sens à
une méthode de questions-réponses qui vient doubler celle
des problèmes, Inquisitoire qui fonde la Problématique. La
question se développe dans des problèmes, et les problèmes
s'enveloppent dans une question fondamentale. Et de même
que les solutions ne suppriment pas les problèmes, mais y
trouvent au contraire les conditions subsistantes sans les-
quelles elles n'auraient aucun sens, les réponses ne suppri-
ment aucunement la question ni ne la comblent, et celle-ci
persiste à travers toutes les réponses. Il y a donc un aspect
par lequel les problèmes restent sans solution, et la question
sans réponse : c'est en ce sens que problème et question
désignent par eux-mêmes des objectités idéelles, et ont un
être propre, minimum d'être (cf. les « devinettes sans
réponse » d'Alice). Nous avons vu déjà comment les mots
ésotériques leur étaient essentiellement liés. D'une part les
mots-valises sont inséparables d'un problème qui se déploie
dans les séries ramifiées, et qui n'exprime pas du tout une
incertitude subjective, mais au contraire l'équilibre objectif
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DU PROBLÉMATIQUE

d'un esprit situé devant l'horizon de ce qui arrive ou appa-


raît : est-ce Richard ou William ? est-il fumant-furieux ou
furieux-fumant ?, avec chaque fois distribution de singula-
rités. D'autre part les mots blancs, ou plutôt les mots qui
désignent le mot blanc, sont inséparables d'une question qui
s'enveloppe et se déplace à travers les séries ; à cet élément
qui manque toujours à sa propre place, à sa propre ressem-
blance, à sa propre identité, il appartient d'être l'objet d'une
question fondamentale qui se déplace avec lui : qu'est-ce
que le Snark ? et le Phlizz ? et le Ça ? Refrain d'une chan -
son, où les couplets formeraient autant de séries à travers
lesquelles il circule, mot magique tel que tous les noms
dont il est « appelé » n'en comblent pas le blanc, l'instance
paradoxale a précisément cet être singulier, cette « objecti-
té » qui correspond à la question comme telle, et lui cor-
respond sans jamais lui répondre.

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