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CORPS

Diane Barbier
DSAA Design Produit
2015
Corps +

Corps +
Diane Barbier

Mémoire de recherche
professionnel en Design
DSAA Design Produit
École Boulle

Février 2015

Illustration couverture :
Mechanischer Körperfächer,
Rebecca Horn, 1972
Avant-propos
Avant-propos

An 2199. Nous vivons dans des cocons accrochés à d’immenses


tours qui nous fournissent de l’air et renouvellent un liquide
nutritif nécessaire à notre survie. Tandis que notre corps stagne
à l’état végétatif, nos avatars - sortes de projection virtuelle de
nous-mêmes - sont projetés dans un univers virtuel similaire en
tous points au monde connu du début du millénaire. Les machines,
devenues maîtres de la planète, se nourrissent de la quantité
d’énergie libérée par nos cellules cérébrales en activité. Désormais
cultivés par ces puissances technologiques, inconscients de cette
situation, nous pensons nous épanouir dans un monde qui n’est
pas réel.

Science-fiction ? Futur ? D’une certaine façon, le film Matrix1 de


Lana et Andy Wachowski, n’est peut-être pas si loin de la réalité.
Nous vivons déjà dans un « technococon »2 à dimension spatiale,
sonore, visuelle et tactile : écouteurs aux oreilles, téléphone dans les
mains, écrans sous les yeux. Nous nous reposons sur la technologie
qui nous protège et nous rassure.

Alors que celle-ci nous envahit progressivement, notre rapport au


corps n’a cessé de changer au cours du dernier siècle. Cette révo-
lution, entamée à la fin du XIXe siècle avec la rationalisation des
tâches, la mécanisation et l’automatisation, amène aussi la nais-
sance du design. Les principes fonctionnels, tel le taylorisme se
répercutent sur la vie des habitants. Catharine Beecher3 est l’une
des premières à les transformer pour les appliquer à l’univers
domestique : la maison est désormais envisagée comme un lieu
automatisé. À cette époque, les machines promettent alors « d’al-
léger le travail, de multiplier et de redistribuer les richesses et
d’améliorer la vie de tous »4. Belle promesse que Fritz Lang critique

1. Wachowski Lana & Andy, The Matrix, États-Unis & Australie, sorti en mars 1999
2. Expression d’après Damasio Alain, « On a externalisé le corps humain », Téléra-
ma.fr, consulté le 17 janvier 2015
3. Beecher Catharine (1800-1878), inventeur de l’« économie domestique » et
considérée comme la pionnière de la rationalisation dans la maison
4. Midal Alexandra, Design, Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Pock-
et, 2009, p.18

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Corps + Avant-propos
Métropolis, Fritx Lang, 1927

en 1927, dans son film Metropolis1 : lors d’une scène où le protago-


niste se rend dans la ville basse où tous les ouvriers s’épuisent au
travail pour faire fonctionner les machines qui régissent la ville, la
machine M se transforme en Moloch, une divinité monstrueuse qui
engloutit les travailleurs sacrifiés.

Remplacé par des appareils pour toutes les tâches physiques


pénibles, le corps se voit désormais de moins en moins sollicité.
Ce désinvestissement au quotidien, l’apparition d’activités de plus
en plus sédentaires (ordinateurs, télévisions, jeux vidéos, etc.) et
d’aide au transport (voitures, tapis roulants), font naître une forme
contemporaine d’hédonisme prônant l’oisiveté et la facilité.

Malgré cela, le corps n’a jamais été autant sacralisé : il est au cœur
de nos vies. Tatouages, piercing et implants, le corps est person-
nalisable, signe de l’individu et de sa différence. La publicité, le
cinéma et la mode s’emparent de ce nouveau marché, créant de
nouvelles normes sociales. Le paroxysme de ce culte de l’apparence
s’incarne dans la figure même des champions sportifs, symboles de
la puissance et de la performance, héros de notre société.

Ainsi tiraillé entre deux formes paradoxales de bien-être - l’hédo-


nisme et la performance -, l’individu cherche à s’augmenter par
les technologies. La machine, autrefois bien extérieure à nous, se
trouve de plus en plus proche du corps humain, voire s’y insère.
Cette alliance de l’homme et de la technique nous fait entrer dans
une nouvelle condition humaine soulevant des questions éthiques
sur le rapport entre l’individu et son environnement artificiel.

Une autre réponse à cette quête de repères pour le corps peut se


trouver dans les arts visuels et scéniques. Les échanges constants
entre plasticiens, danseurs et chorégraphes, depuis Dada jusqu’au
happening et la post-modern dance américaine, montre un corps
réel. Accordant le corps et l’effort, la performance, tendance domi-
nante de l’art contemporain, s’envisage alors comme acte choré-
graphique.
1. Lang Fritz, Metropolis, Allemagne, sorti en janvier 1927

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Corps +

L’art du corps en mouvement, sa représentation et sa mise en action


sont des terrains d’inspiration pour le design. Car loin d’annihiler
l’augmentation du corps, il s’agit pour le designer de trouver le
juste équilibre entre technophobie et technophilie pour réconcilier
le corps et l’effort.

Mais les techniques liées à l’augmentation du corps peuvent-elles


contribuer à résoudre cette contradiction sociétale entre hédo-
nisme et performance ?

En cherchant à analyser de manière historique et anthropologique


l’origine des rapports contemporains que nous entretenons avec
notre corps, il sera alors possible de comprendre la délicate posi-
tion du designer envers le corps augmenté, pour enfin envisager des
solutions différentes de concevoir notre existence corporelle.

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Sommaire
Avant-propos 3

I. Entre hédonisme et culte du corps :


les ambiguïtés de la modernité 15
1. Du corps souffrance au corps jouissance -
perspective historique 17
2. L’activité corporelle comme productrice de sens 19
3. La dictature de la performance 21

II. Entre nature et culture :


la délicate position du designer 25
1. De la réparation à l’augmentation 28
2. Le Quantified Self : vers une redéfinition du
genre humain 34
3. Pharmakon : la technologie remède et poison 38
4. Le design : vers d’autres alternatives? 42

III. Rendre visible l’effort 47
1. Les technologies au service du corps 71
2. Le geste, expression de soi 75
3. La danse et les arts visuels, laboratoires pour
le design 76
4. Pistes de projet :
Le geste lisible et éphémère 78
Laisser une trace : la choré-graphie 82
Création d’espace 86

Conclusion 91

Bibliographie 97

Remerciements 103
11
I
Entre
hédonisme et
culte du corps
ambiguïtés de la modernité
Entre hédonisme et culte du corps : les ambiguïtés de la modernité

Du corps souffrance au corps jouissance - perspective historique

Le corps fut longtemps un mystère, associé à la souffrance et à


la mort : épidémie, intoxication, accident, infection, mort-nés, etc.
La vie humaine était courte, quelques décennies à peine, marquée
par l’effort physique quotidien et la douleur qui en résulte. Inscrits
dans une conception géocentriste, l’individu et son corps étaient
considérés comme un tout, un ensemble unique, déterminé par des
limites naturelles indépassables.

Au siècle des Lumières, les hommes commencent à se rendre


« maîtres et possesseurs de la nature », selon la formule anticipa-
trice de Descartes. Il ajoute ensuite « pas seulement pour l’inven-
tion d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans peine
des fruits de la terre [...], mais principalement aussi pour la conser-
vation de la santé »1.

Depuis, les progrès de la médecine ont permis d’expliquer, de


comprendre, de soigner et de s’approprier ce corps. À l’image de
notre environnement, celui-ci n’est plus considéré comme un
contenant fini, au centre de l’univers, mais comme un instrument
dont les rouages peuvent être modifiés et améliorés. La nature - le
corps - est ainsi manipulée par la science moderne qui la recrée, qui
la ré-imagine.

Ces évolutions ont permis de rendre le quotidien moins pénible et


d’obtenir un corps plus performant. Cette progression biologique
a profondément affecté nos modes de vie : ainsi l’espérance de vie
s’est allongée, l’homme se projetant à long ou très long terme. De
même, l’automatisation des outils de production et le développe-
ment des transports soulagent et dégagent du temps. Plus particu-
lièrement, les lois de la Nature ne représentent plus une barrière
pour les ambitions de l’homme : l’individu se forme lui-même,
par lui-même et s’affranchit de la finitude du corps. Débarrassé
des risques de mort précoce et des contraintes de la souffrance

1. Descartes René, Discours de la méthode, VI, in Œuvres et lettres, Paris, Galli-


mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p.168

17
Corps + Entre hédonisme et culte du corps : les ambiguïtés de la modernité

quotidienne, l’homme accède à une nouvelle liberté et une nouvelle escalators et métro pour se déplacer, machine à laver et lave-vais-
disponibilité. selle dans l’environnement domestique : l’énergie proprement
humaine se voit désormais remplacée par les dispositifs techno-
Ce temps gagné est désormais mis à profit dans la recherche du logiques. Cette déclinaison de l’engagement physique de l’homme
plaisir, « ce qui était voué à souffrir, à mériter et à pardonner est dans son existence fait que son corps lui devient plus pénible à
voué à jouir, durer et à oublier »1. Véritable révolution civilisation- assumer.
nelle, chacun est désormais sur terre pour profiter du mieux qu’il
peut, pour « se faire plaisir ». Être, c’est vivre bien. Dès le XVIIIe L’activité corporelle comme productrice de sens
siècle, Talleyrand avait déjà théorisé cette évolution sociale par cette
maxime : « Chaque journée qui n’est pas consacrée au plaisir est Cette nouvelle liberté dont jouît l’individu, marquée par la
perdue ». Cette pensée, davantage liée à l’esprit libertin de l’époque, recherche de l’épanouissement égocentrique et l’accomplissement
se voit concrétisée avec la révolution industrielle un siècle plus tard, de soi, a amplifié l’investissement de l’homme dans son présent
en offrant aux hommes les moyens de tirer plaisir de nombreux immédiat. Nous nous préoccupons de manière croissante de notre
moments de l’existence. santé, ce qui nous conduit à être plus attentifs à notre alimentation
et à notre rythme de vie. En reprenant la philosophie de Nietzsche,
L’entrée dans le XXIe siècle a ainsi été marquée par une culture qui Yannis Constantinidès définit l’homme accompli comme « celui
tend vers un idéal d’effort zéro. La société de consommation offre qui prend déjà bon soin de son corps, qui se montre attentif à son
la possibilité de tout avoir tout de suite. L’accomplissement de nos rythme naturel. [...] Pour parvenir à l’unité de style qui résulte de
désirs est immédiat, par un choix quasi illimité, des délais presque la simplification de soi, il faut d’après Nietzsche, commencer par
inexistants et la possibilité de payer à crédit. Avec le développe- renforcer son corps, renforcement plus que jamais nécessaire à
ment d’internet, il n’est plus nécessaire de sortir de chez soi pour notre époque tant celui-ci est affaibli, désorienté par d’incessantes
acheter, pour apprendre et pour communiquer. Le sociologue et sollicitations. »1
philosophe Paul Virilio compare cette évolution à une « forme de
régression infantile vers l’origine »2, qui remplace l’art des corps Par un meilleur usage physique de notre corps, nous cherchons
par l’art du moteur. donc à retrouver un équilibre que nos conditions sociales nous ont
fait perdre. Le développement contemporain de certaines de ces
Ainsi, force est de constater les limites de cet hédonisme contempo- activités non compétitives - randonnée, cyclisme, équitation, navi-
rain : jamais nous n’avons aussi peu utilisé notre énergie physique, gation de plaisance - sont ainsi autant de transfigurations d’actions
condition sine qua none de l’existence d’un corps approprié et en jadis utilitaires et nécessaires, renvoyant à un monde où régnaient
bonne santé. Comme le souligne David Le breton, « la dimension la marche à pied, le déplacement à cheval et la marine à voile. Les
sensible et physique de l’existence humaine tend à rester en jachère anciennes contraintes sont désormais transformées en loisirs, en
au fur et à mesure que s’étend le milieu technique. »3. Voitures, plaisirs.

1. Juvin Hervé, L’avènement du corps, Mayenne, Gallimard, Le débat, 2005, p. 59 Très vite, c’est toute la société qui se modèle autour de cette dyna-
2. Virilio Paul, « Vitesse », in Pichery Benjamin et L’Yvonnet François, sous la mique d’abord individuelle. Des recommandations quotidiennes
direction de, Regards sur le sport, Paris, Le Pommier, 2010, p.241.
3. Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Quadrige / PUF, 1. Constantinidès Yannis, Le nouveau culte du corps : Dans les pas de Nietzsche,
1990, p.185 François Bourin, Paris, 2013, p.47

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Corps + Entre hédonisme et culte du corps : les ambiguïtés de la modernité

sont établies, « la vie humaine est devenue programme »1 : rester d’un souci constant. À défaut de contrôler sa vie, on contrôle au
jeune, le plus longtemps possible, être sain, beau, en forme. Et ces moins son corps. Personnalisable, il permet d’« adhérer à soi, à une
aspects résultent de soi. « Il faut faire du sport! », entend-on autour identité éphémère, mais essentielle à un moment donné »1. Vitrine
de nous, d’abord pour une question de santé, mais surtout pour une de son soi intérieur, le corps n’est plus encombrant, il devient une
reconnaissance par autrui. C’est nous-même que nous reconnais- extension de soi, son alter ego, qu’il convient d’entretenir.
sons en prenant soin de ce corps. Aussi, un sentiment de culpabilité
nous envahit si nous manquons à ce commandement de la raison. Ainsi, ne s’intéresse-t-on pas au sport davantage pour les perfor-
mances et leurs effets (bien-être et bonheur supposés, reconnais-
Mais, il s’agit plus qu’un simple entretien du corps : dépassant sance d’autrui) que pour l’entretien du corps lui-même ? Et cette
l’activité physique, le sport et la compétition s’inscrivent dans volonté de la performance ne nie-t-elle pas le corps plutôt qu’elle
cette quête. Ce corps sculpté, ressemblant au corps idéal, semble, ne l’affirme et ne le reconnaît ? Et « si l’émulation est, sans aucun
croit-on, favoriser l’intégration sociale. Le bien-être ressenti est doute, facteur de progrès, la société concurrentielle à tous niveaux
ainsi relatif, reléguant l’entretien du corps au second plan. est-elle facteur d’équilibre, sinon de bonheur ? »2

Auparavant, les hommes occidentaux consacraient leur existence, La dictature de la performance


s’accomplissaient, voire s’oubliaient, au travers de grands idéaux
politiques et systèmes religieux. Actuellement, la disparition Au-delà de la logique individuelle, c’est la société du spectacle,
progressive des uns et le recul des autres tend alors à désorienter qui prend le relais et s’empare de cette idée de performance. Dans
l’individu. Dès lors, les hommes se tournent vers ce qu’ils peuvent les mass-media en général et le cinéma hollywoodien en particulier
maîtriser : le corps. Face à la diminution de la croyance d’une vie (Arnold Schwarzenegger, Johnny Weissmuller, Steve Reeves...), le
après la mort, nous sur-investissons dans notre corps, réalité culte de l’apparence désigne le corps comme un bien de consom-
tangible sur laquelle l’individu à prise. Et comme le propose l’in- mation. Presque considéré comme un objet, une propriété, le corps
tellectuel Richard Robert, en référence à un article consacré à Alain doit être jeune, beau, en forme. Il doit être séduisant, sans afficher
Ehrenberg, le sport « parvient à réaliser dans l’ordre symbolique de marques du temps qui passe (rides, fatigue, etc.). Les régimes,
ce que le politique échoue à faire advenir dans le réel : la prise de cosmétiques, vitamines, chirurgies esthétiques, gymnastiques et
l’individu sur son destin, la réussite d’un anonyme qui réalise la body building permettent de rendre conforme notre corps à cet
promesse faite à tous, et qui est, enfin, “à la hauteur”. »2 Nous nous idéal social. C’est un travail sans relâche, il faut mériter sa forme et
construisons désormais en référence aux héros sportifs, devenus la plier à sa volonté.
symbole d’excellence sociale. Ainsi, l’idéal serait un « individu-tra-
jectoire à la conquête de son identité personnelle et de sa réussite «Les domaines de la vie professionnelle, de l’école, le fonctionne-
sociale »3. ment des médias et de la publicité suscitent des analyses mettant
en évidence cette nécessité de “réussir”, d’acquérir une visibi-
Le sport s’intègre de cette façon dans la logique compétitive du libé- lité sociale par le biais d’une performance, d’un dépassement
ralisme économique. Le corps devient une entreprise à gérer, l’objet
1. Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Quadrige / PUF,
1. Queval Isabelle, Le corps aujourd’hui, Paris, éditions Gallimard, 2008, p.35 1990, p.230
2. Robert Richard, « Le culte de la performance, Lecture d’Alain Ehrenberg » 2. Queval Isabelle, S’accomplir ou se dépasser, Essai sur le sport contemporain,
3. Ehrenberg Alain, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991 Saint-Amand, Gallimard, 2001, p.218

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Corps + Entre hédonisme et culte du corps : les ambiguïtés de la modernité

de ses limites, d’une quête de l’excellence aujourd’hui protéi- en d’autres temps, mais avec un risque plus grand, ce qui sert ou
forme. »1 Pour survivre, il faut se dépasser et donner le meilleur dessert l’humanité en lui ».1
de soi-même. Présente aussi dans le monde de la politique, dans
le système scolaire, la médecine et l’administration entre autres, la En outre, un double rapport au temps marque une contradiction
performance s’exporte d’autant plus qu’elle semble à l’origine des de ce corps d’aujourd’hui, entre l’investissement massif dans le
progrès de notre société. présent (consommation, matérialisme, plaisir immédiat) et la
projection permanente dans le futur (visée du corps idéal, anticipa-
L’homme est devenu autonome dans l’entretien de son corps, il vit tion de la vieillesse, programmations). Ce paradoxe, Pascal Ory le
cela comme une libération vers une quête de bien-être, alors qu’il ne souligne aussi dans Le corps ordinaire : « Un individu à la recherche
fait que suivre les normes du marché, basées sur des valeurs de bien de son autonomie, ici objet et sujet d’une économie de l’entretien
(dynamisme, santé, réussite, réactivité, beauté) et de mal (mala- et de l’épanouissement corporels, là objet et sujet d’un discours
dresse, maladie, invisibilité sociale, laideur). S’il existe un corps hédoniste - qui peut parfois entrer en conflit avec le précédent. »2
libéré, c’est un corps jeune, beau, physiquement irréprochable. Il Ainsi la modernité a accouché d’une société occidentale humaniste
n’y aura, ainsi, de libération du corps que lorsque le souci du corps organisée autour de la notion d’individu. Mais ce même individu,
aura disparu. Il semblerait que l’homme du XXIe siècle ait remplacé sans les contraintes et les repères de ses ancêtres, se trouve comme
un asservissement par un autre : des contraintes physiques impo- perdu, tiraillé par toutes les possibilités que lui offre la technologie.
sées par les lois de la Nature, il est aujourd’hui sous le joug d’un
asservissement social, le culte de la performance et l’exigence de se
conformer aux canons de beauté. À cela peut s’ajouter la philoso-
phie hédoniste que promeut notre société : consommer, jouir sans
entrave et fuir devant tous les efforts physiques. L’homme moderne
fait ainsi penser à l’âne de Buridan, assoiffé et affamé, il se tient
immobile devant ces deux exigences contradictoires, ne sachant
laquelle privilégier à l’autre.

Entre ces deux extrêmes : quelles limites dois-je m’imposer ? « À


quel moment saurais-je que j’ai bien œuvré, que je ne pouvais faire
mieux, que mon corps est optimisé et ma vieillesse repoussée ? »2
questionne Isabelle Queval. Après mai 68 et son désir de « jouir
sans entraves », depuis 50 ans, les désirs se normalisent autour de
la sécurité et du sanitaire. « Jamais l’homme n’a eu un tel pouvoir
sur lui-même et sur le corps. Il lui revient donc de définir, comme

1. Queval Isabelle, S’accomplir ou se dépasser, Essai sur le sport contemporain, 1. Queval Isabelle, Le corps aujourd’hui, Paris, éditions Gallimard, 2008, p.414
Saint-Amand, Gallimard, 2001, p.185 2. Courtine Jean-Jacques, sous la direction de, Histoire du corps, 3. Les mutations
2. Queval Isabelle, Le corps aujourd’hui, Paris, éditions Gallimard, 2008, p.404 du regard, Le XXe siècle, Lonrai, Édition du Seuil, 2006, p.164

22 23
II
Entre nature
et culture
la délicate position
du designer
Entre nature et culture : la délicate position du designer

La volonté de favoriser le bien-être, la détente et le relâchement


tout en endurant une part de souffrance comme marque de réussite
et d’affirmation de soi est l’un des plus grands paradoxes de notre
société contemporaine. Ces deux tendances sont pourtant indisso-
ciables dans l’approfondissement de soi. Reste que pour échapper
à cette contradiction, l’homme cherche des astuces et se raccroche
à la technique pour optimiser son corps. Il y a, comme l’analyse
Umberto Eco, cette volonté de l’homme de duper de mieux en
mieux ses sens à travers des dispositifs de plus en plus sophistiqués.

Le design, par son approche prospective et sa volonté d’œuvrer


pour le bien de tous, s’interroge aussi sur les stratégies possibles :
comment améliorer le quotidien, rendre la vie plus facile ? Le desi-
gner est porteur d’une vision humaniste, pour le mieux-être des
usagers. Inscrit dans nos préoccupations contemporaines, il ne
peut échapper à ses différents paradoxes, en tachant de les résoudre
au mieux qu’il peut. Mais avec quels objectifs le designer doit-il
entrer dans ce processus ? Pour accroître les services rendus à l’être
humain ou pour l’installer dans une réalité trompeuse, confortable
et facile ?

27
Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer

De la réparation à l’augmentation

La fascination des individus pour la science et ses applications


sur le corps humains n’est pas nouvelle : les comics ou les films de
science-fiction vantent la force et les performances de superhéros,
rendus surpuissants grâce à la technologie. Iron Man1, est un
humain sans pouvoir surnaturel, mais qui, revêtu de son armure,
possède des capacités le rendant considérablement fort. Il repré-
sente ainsi l’« ultradépendance contemporaine vis-à-vis de la
technologie »2. Et quant à Spiderman ou encore Captain America,
l’un mordu par une araignée radioactive et l’autre ayant reçu une
dose de sérum du super soldat, ils se forgent tous deux un corps
parfait en quelques minutes. Quoi de mieux adapté à une civilisa-
tion impatiente et adepte de raccourcis ?

Mais, alors que, jusqu’à présent, la fiction s’inspirait de la science


pour imaginer le futur, c’est désormais l’inverse qui se produit,
la science s’inspire de la fiction, voire la supplante. Ce lien entre
fiction et science se répercute sur le design. Alexandra Midal,
commissaire de l’exposition Tomorrow Now, when design meets
science fiction3 s’applique lors de cet événement à corréler ces deux
disciplines : « Laissant de côté ses ruse et perfidie originaires, le
design partagent les mêmes imaginaires que la science-fiction,
cette même propension à se projeter dans le futur »4.

L’industrialisation a fait naître l’idée du couple homme-ma-


chine, les automates devenant « parabole du vivant »5. Désormais
affranchi de la nature, perçue comme incontrôlable et aliénante, le
corps devient le territoire d’une optimisation de l’humain. « Après
la conception classique du corps mécanique, puis celle, moderne
et libératrice, du corps dynamique, nous entrons dans la phase

1. Super-héros de comic books créé en 1963 par Stan Lee pour Marvel Comics
2. Constantinidès Yannis, Le nouveau culte du corps : Dans les pas de Nietzsche,
Paris, François Bourin, 2013, p.140
3. Exposition organisée du 25 mai au 24 septembre 2007 au Mudam de Luxembourg Spider Man, Stan Lee et Steve Ditko pour Marvel Comics, 1962
4. Midal Alexandra, sous la coordination de, Tomorrow Now - when design meets
science fiction, Mudam Luxembourg, 2007, p.36
5. Wawrzyn Lienhard, à propos des automates du XVIIIe siècle

28 29
Giraffe Women, Chatchai Thongpahusajja, Maehongsorn, Thaïlande, 2013
Entre nature et culture : la délicate position du designer

ouverte des corps cybernétiques, à son expansion au-delà du champ


du vivant et de son expérimentation humaniste. »1

Créées à partir de prolongements de notre réalité physique, les


hybridations sont l’objet de tous les fantasmes. Ainsi le monstre de
Frankenstein, sorti de l’imagination de l’auteure anglaise Mary W.
Shelley au début du XIXe siècle, est l’une des premières figures de
transplantations multiples. Il incarne un fantasme de toute-puis-
sance tout en montrant une peur face à l’autonomie et l’incontrô-
labilité de l’événement biologique. Cette créature bâclée dans la
chambre de Docteur Frankenstein est aussi peu innocente que son
créateur : le suréquipement, biologique ou non, n’est pas une fin en
soi mais « s’inscrit dans une course éliminatoire qu’est la vie même
depuis l’origine »2, comme l’affirme Paul Virilio.

D’après Condorcet, le progrès est irréversible, infaillible et continu,


il inscrit dans la nature la perfectibilité humaine. Mais si tout
progrès est porteur de changement, tout changement n’est pas
forcément un progrès.

Le désir de « toujours plus » est un marché universel qui touche


le monde entier. De l’allongement des jambes en Chine pour
se rapprocher de l’idéal occidental aux cous des femmes-girafe
Padaung en Birmanie, l’homme essaie de se rapprocher de son idéal
divin. Il pratique de l’auto-design : l’homme déficient devient dieu
prothétique par la civilisation : « Dieu prothétique, l’homme n’ac-
cède à un commencement d’immortalité que par ses prothèses »3.
Cependant, ce marché n’est pas seulement limité à l’accroissement
du volume naturel de l’ordre de la mise en scène fétichiste. Mais il
s’étend aussi à l’extension des sens et des propriétés physiques.

1. Perrin Frank, « Mutant Body, le corps dans son champ élargi », Marseille, 1996,
in, L’art au corps : le corps exposé de Man Ray à nos jours, catalogue d’exposition,
p.408
2. Virilio Paul, L’art du moteur, Paris, Galilée, 1993, p.136
3. Debray Régis, Cours de médiologie générale, Éditions Gallimard, 1991, p.67

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Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer
Oscar Pistorius, Manchester, Mai 2011

Comme le souligne Hervé Juvin, « tous les jours sans le savoir, nous
inaugurons une nouvelle condition humaine »1. La pharmacologie
avec simple incorporation par voie orale ou injection (par exemple,
le dopage) est aujourd’hui bien ancrée dans les mœurs : en prenant
la pilule contraceptive ou du Viagra, en pratiquant une amniocen-
tèse, en portant des lentilles, l’individu augmente les capacités
naturelles de son corps. Ces nouvelles conditions humaines, répa-
ratrices, sont loin d’être négatives puisqu’elles nous permettent
de vivre avec moins de souffrance et avec une meilleure égalité des
chances.

Les sciences et techniques développées tout d’abord pour soigner


l’individu se sont rapidement orientées vers son perfectionne-
ment, son augmentation. « Le corps devient alors pour la médecine
comme pour le sport et la publicité, “le territoire d’un impératif
culturel” : l’amélioration de l’humain »2, souligne Isabelle Queval.
Notre époque voit ainsi naître une quête de l’augmentation de l’hu-
main, définie, d’après Bernard Claverie et Benoît Le Blanc, comme
« un ensemble de procédures, méthodes ou moyens, chimiques ou
technologiques, dont le but est de dépasser les capacités naturelles
ou habituelles d’un sujet »3.

Les prothèses, destinées à se substituer au manque d’un membre,


représentent aussi une voie d’amélioration de l’humain. L’athlète
Oscar Pistorius, amputé des deux jambes à la naissance, est un des
exemples les plus parlants : malgré ses prothèses de jambe, il est un
des premiers sportifs handicapés à se mesurer aux valides. Sans réel
moyen de comparaison, la controverse s’est située sur la question
de l’avantage que procureraient les prothèses. Mais son entrée aux
Jeux Olympiques de Londres en 2012 dans la catégorie des valides
montre une reconnaissance, une acceptation voire une banali-
sation du cyborg. Paul Virilio assimile la prothèse à une forme de

1. Juvin Hervé, L’avènement du corps, Mayenne, Gallimard, Le débat, 2005, p.89


2. Queval Isabelle, S’accomplir ou se dépasser, Essai sur le sport contemporain,
Saint-Amand, Éditions Gallimard, 2004, p.218
3. Kleinpeter Édouard, sous la direction de, L’humain augmenté, Paris, CNRS
Éditions, 2013, p.61

32 33
Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer

dopage qui vient progressivement remplacer le champion : « Avec mances du jour en fonction des résultats de la veille. Quantifier ses
l’art de la prothèse, on retrouve l’art du moteur et de l’instrument. efforts donne des points précis sur lesquels travailler et permet de
Le dopage est présent dans le handisport prothétique. Il est l’agent constater toute progression. Ils permettent une meilleure connais-
des prothèses, lesquelles permettront dans l’avenir de réaliser des sance de soi, et donc de notre identité. En plus du contrôle des
records de vitesse. »1 données personnelles, il offrent une dimension de partage social :
couplé avec des réseaux sociaux, le partage des résultats crée une
Le Quantified Self : vers une redéfinition du genre humain émulation entre les participants.

Utilisés principalement dans les domaines de la santé et du


sport, où le perfectionnement du corps est omniprésent, les objets
de mesures, regroupés sous le terme contemporain du « Quanti-
fied Self »2, sont une forme d’augmentation. La notion de mesure
n’est pas nouvelle, les chronomètres et podomètres existent depuis
plusieurs siècles. Isabelle Queval rappelle qu’« on ne dépasse
jamais mieux que ce dont on a posé et mesuré les limites »3. Et
l’évolution des nano-technologies et la miniaturisation ont rendu
les appareils de mesure portatifs et à la portée de tous. Ces objets
dits « intelligents » et équipés de capteurs sont reliés à des appli-
cations et connectés par milliards à Internet pour transmettre des
images, son, heure, température, qualité de l’air, performances...
Le marché de cet Internet de l’objet est estimé à 212 milliards d’ap-
pareils d’ici 2020, c’est une véritable révolution sociale.

Présents partout sous forme de lunettes, tables, ceintures, vête- Cet engouement pour la technologie au service de l’amélioration
ments, chaussures, etc., c’est sous la forme du bracelet que ces de l’humain a fait surgir le mouvement intellectuel et culturel du
objets connectés sont le plus répandus : Jawbone, Fitbit, Nike Fuel transhumanisme qui promeut la transformation de la nature
Band, Misfit, Garmin, Pulse, etc. Tous proposent d’améliorer notre humaine par la technologie. Cette pensée, formulée par Fereidoun
santé et notre bien-être par la retranscription de données propres M. Esfandiary dans les années 1970, vise à étudier les possibilités
à notre corps tels que le nombre de pas, la distance parcourue, la d’amélioration de la condition humaine par le biais de la tech-
dépense de calorie, la fréquence cardiaque ou encore le sommeil. nologie dans le but de s’affranchir des limites de l’humain. On
Certains bracelets indiquent même le taux d’oxygène dans le sang. parle aussi de posthumanisme lorsque la transformation aura été
Véritable coach, ces appareils nous aident à améliorer nos perfor- achevée et pour désigner la phase consécutive du transhumanisme.
« Humanity + » (anciennement World Transhumanist Associa-
1. Virilio Paul, « Vitesse », in Pichery Benjamin et L’Yvonnet François, sous la direc-
tion de, Regards sur le sport, Paris, Le Pommier, 2010, p.244 tion (WTA)) est la principale organisation assurant la promotion
2. Terme créé en 2007 par Gary Wolf et Kevin Kelly, deux éditeurs du magazine du transhumanisme et dont l’objectif est de « préconiser l’usage
américain Wired éthique de la technologie pour étendre les capacités humaines »1.
3. Queval Isabelle, S’accomplir ou se dépasser, Essai sur le sport contemporain,
Saint-Amand, Éditions Gallimard, 2004, p.128 1. Fiévet Cyril, Body hacking, FYP éditions, 2012, p.19, cf. humanityplus.org

34 35
Neil Harbisson, 2014
Entre nature et culture : la délicate position du designer

L’augmentation de l’humain nécessite de faire appel à des tech-


niques, méthodes et matériels issus des sciences, portant sur la
manipulation atomique, le gène, le bit ou le cerveau et regroupés
sous le terme anglo-saxon des NBIC (Nanotechnologies, Biotech-
nologies, Informatique et sciences Cognitives).

Mais ces tendances ne sont pas que théoriques. Les body-hackers


cherchent, par la transformation volontaire de leur corps, notam-
ment en lui unissant des composants artificiels, à développer de
nouveaux sens et augmenter leurs capacités humaines.

Un des exemples les plus connus est l’implant de puces RIFD,


comme l’a fait en 1998, Kevin Warwick, professeur de cyberné-
tique. Cette puce qu’il a gardé pendant huit jours, lui permettait de
commander plusieurs dispositifs, comme des lampes, des portes
et certains modules d’ordinateurs, à distance. Quoi de mieux pour
limiter l’effort physique tout en obtenant le résultat!

Certaines démarches sont plus radicales. Des implants magné-


tiques, introduits sous la chair, réagissent aux ondes et aux champs
électromagnétiques (émis par les téléphones portables, micro-
onde, réveil...) et permettent d’acquérir de nouvelles sensations,
voire un sixième sens. Neil Harbisson est la première personne doté
d’un « eyeborg » : souffrant d’achromatopsie (absence de percep-
tion des couleurs), cet artiste irlandais, décide en 2004 d’avoir
recours à la technologie pour « entendre les couleurs ». Les infor-
mations visuelles sont traduites en fréquences sonores, lui permet-
tant dans un premier temps de percevoir les couleurs dominantes
de son environnement, puis les intensités et enfin les ultraviolets
et infrarouges. Sa prothèse lui permet désormais de dépasser les
capacités humaines naturelles.

37
Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer

Pharmakon : la technologie remède et poison1 On peut voir dans cet exemple un réel potentiel dans des applications
nécessitants des mouvements précis (la chirurgie, par exemple), et
Le projet « PossessedHand » (« Main possédée »), mené au Japon même l’accomplissement du rêve consistant à réaliser une tache
par l’université de Tokyo en 2011, est un dispositif électronique qui complexe sans apprentissage, persévérance ni effort. Mais, cela
excite artificiellement certains muscles du bras pour contrôler les nous montre aussi comment une technologie peut « forcer » un
mouvements de la main. Les doigts de l’utilisateur sont dirigés être à effectuer une action. Qu’en est-il du contrôle de son propre
comme s’il ne faisait pas appel à son cerveau. Sorte de « piratage corps ? « Les technologies vont-elles faire de nous des surhommes
de la main »2, le développement de ce bandeau vise des applications immortels ou des légumes assistés par ordinateur ? »1 Et par-delà,
nécessitant des gestes précis, mais aussi un apprentissage « auto- qu’en est-il du contrôle par autrui ? Le corps ainsi augmenté pour-
matique » d’un genre nouveau. Le laboratoire montre, notamment, rait-il, comme un ordinateur, être hacké?
l’éducation d’un débutant à jouer du koto - instrument traditionnel
à corde japonais. Le système, par des stimuli, forme l’élève à effec- En outre, les objets d’autocontrôle renvoient à un rapport non pas
tuer les bons accords. qualitatif, mais quantitatif avec notre corps : ainsi, Runkeeper
compte nos pas certes, mais indique-t-il le plaisir que nous avons à
marcher ? Marchons-nous pour satisfaire cette application ou pour
nous-mêmes ? Est-ce l’homme qui court, aidé de la machine, ou
la machine qui incite l’homme à courir ? Sommes-nous en train
de devenir le personnage du jeu vidéo lui-même ? Les chiffres sont
précis et rassurants, nous pensons ainsi mieux contrôler notre
corps. Mais ce médium éloigne le ressenti direct, le rapport intuitif
à soi, aux autres et au monde. Il diffuse aussi une certaine image de
soi. Aussi, l’engouement pour les caméras type GoPro montre une
volonté de montrer sa performance. Celle-ci n’est plus pour soi,
mais conditionner par l’image que l’on veut véhiculer aux autres.

Cependant, il faut aussi considérer les sentiments d’excitation liés


à l’expérience et à la sensation de contrôler et de mieux cerner le
fonctionnement de son propre corps, voire d’accroître ses capa-
cités. Dans nos sociétés contemporaines, l’efficacité, la puissance,
le rendement, jusqu’à l’immortalité, ont de quoi faire fantasmer.
Et la technologie semble pouvoir apporter cette toute-puissance.
PossessedHand, 2011 C’est l’opportunité de se dégager de nombreuses contraintes, de
ses propres limites. « Il est désormais un corps à l’image de soi,
1. Besnier Jean-Michel, « Transhumanisme, une religiosité pour humanité dé-
faite », p. 177-192, in Kleinpeter Édouard, sous la direction de, L’humain aug-
menté, Paris, CNRS Éditions, 2013, p.184
2. Aron Jacob, « Hand-hacking lets you pluck string like a musical pro », New 1. De la Porte Xavier, « L’homme, une machine comme les autres ? », Beaux-Arts
Scientist, juin 2011 Magazine, n°346, avril 2013, p. 34

38 39
Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer

personnalisé, sans autre souveraineté qu’une volonté person- En outre, cette course à la personnalisation ne vient-elle pas creuser
nelle »1, indique David Le breton. Le corps n’est plus une limite les inégalités dues aux prix de ces équipements ? Si le coût des tech-
pour bénéficier d’expériences nouvelles. nologies, par la démocratisation, baissent au fur et à mesure de leur
diffusion, permettant un accès au plus grand nombre, la qualité
On peut donc aussi y voir un sentiment de liberté : l’homme devenu nécessaire à un usage sécurisé ne ferait-elle pas naître par ailleurs
meilleur est plus à même de s’adapter à des conditions extrêmes. de nouvelles ségrégations ?
Dans la série télévisée américaine, L’Homme qui valait trois
milliards2, ou encore dans le film RoboCop,3 la technologie est Rarement adaptés au corps humain, les implants incorporés
salvatrice : les héros, tous deux victimes d’accidents graves, sont dans des conditions d’hygiène souvent précaires, sont sources de
ressuscités sous forme mi-humaine, mi-robot, illustrant l’alliance souffrance pour nombre de body hackers. Mais au nom du plaisir
parfaite de la machine et de l’esprit humain. de l’augmentation, ces pirates de l’humain sont prêts à tout, et
« voyant les performances exceptionnelles du coureur handicapé
Il faut souligner qu’il ne s’agit pas ici uniquement d’améliorer Oscar Pistorius [ils] pourraient même rêver de s’amputer volontai-
le goût de vivre de l’homme, mais de satisfaire sa volonté de se rement pour remplacer leurs membres par des prothèses bien plus
distinguer. Neil Harbisson a fait la demande auprès des autorités efficaces »1. Il y a là une contradiction, mélange de jouissance et de
britanniques pour que sa caméra apparaisse sur son passeport : il se souffrance, de distinction et de masochisme : se faire plaisir par la
définit comme cyborg et le revendique. douleur.

Aussi, les technologies évoluent vite et se démocratisent vite. Ce Et pour un peu plus de confort, serions-nous prêts à abandonner
qui était original hier, devient standard aujourd’hui. En effet, notre nature ? En effet, la facilité d’atteindre de meilleures perfor-
par définition, la technique est vecteur d’uniformisation visant la mances sans fournir d’effort supplémentaire se situe dans la conti-
reproductibilité. Nous utilisons déjà tous les mêmes téléphones nuité des paradoxes et des idéaux de la modernité, qu’importe ce
portables et dès qu’un nouveau modèle sort, il devient impératif que l’on y perd. « L’homme ne se quitterait-il pas lui-même pour
de l’avoir pour se différencier. D’où cette volonté de toujours faire engendrer une espèce hybride, mixte de matière vivante et de tech-
plus, avoir plus, pour se distinguer. N’est-ce pas synonyme d’une nologies ? »2 Vouloir absolument améliorer le corps revient d’une
fuite en avant ? Il semblerait qu’il manque toujours quelque chose certaine façon à considérer que l’être humain naturel est handi-
à l’homme : des ailes pour voler, une vue pour voir plus loin, une capé, qu’il devient obsolète. Ce désir d’augmentation ne tradui-
mémoire plus grande... L’insatisfaction se fait aussi grande, voire rait-il pas une haine de l’homme présent ? Notre corps n’arrive
plus grande, que la satisfaction qu’on tire de cette technique. Cette plus à nous satisfaire pour ce qu’il est, nous cherchons donc, là
fuite en avant est-elle vaine ? encore de manière contradictoire, à le perfectionner. En voulant
l’améliorer nous finissons par le haïr. « On est en train de perdre
la chair dans la technique et dans le moteur ! »3 conclut Paul Virilio.
1. « Body hacking : l’homme artificiellement augmenté est-il plus libre ? », France
1. Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Quadrige / PUF, Culture plus, #politique, 13 janvier 2014, consulté le 29 Décembre 2014
1990, p.327 2. Kleinpeter Édouard, sous la direction de, L’humain augmenté, Paris, CNRS
2. Johnson Kenneth, The Six Million Dollar Man, série télévisée, 99 épisodes de 50 Éditions, 2013, p.38
minutes, États-Unis, réseau ABC, 1974-1978 3. Virilio Paul, « Vitesse », in Pichery Benjamin et L’Yvonnet François, sous la direc-
3. Verhoeven Paul, Robocop, États-Unis, 1987 tion de, Regards sur le sport, Paris, Le Pommier, 2010, p.246

40 41
Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer

Enfin, les normes du culte de la performance, évoquées précé- À l’instar de la technique, le design peut être vu comme une ruse.
demment, et auxquelles se conforme la quête du corps augmenté Comme l’énonce le philosophe Vilém Flusser, « Tel est le design, le
se retrouvent finalement décuplées. Les technologies appliquées dessein fondateur de toute culture, civilisation : tromper la nature
au corps renvoient une image accentuée du corps beau, jeune, au moyen de la technique, surpasser le naturel par l’artificiel, et
sain, performant. Cette élévation donne une image méprisante et construire des machines dont tombe un Dieu qui n’est autre que
dévalorise encore plus ce qui ne lui est pas conforme : les défauts, nous-mêmes. »1
les corps faibles et malades. Ainsi, au-delà des inégalités écono-
miques, le culte du corps augmenté provoque un accroissement de Le designer italien Denis Santiachara compare de manière plus
discriminations et d’exclusions envers les corps non-conformes, poétique le designer au prestidigitateur : « Le jeu avec l’imaginaire
vieillissants et fragiles. l’engage à réaliser un projet qui doit être réduit en quelque sorte
à une petite magie, une magie sans truc, une magie reproductible,
Le design : vers d’autres alternatives ? une magie que tu peux toucher. »2 La technologie est un langage des
sens appartenant au designer, « tant une manière de s’exprimer
La technique a d’abord agi sur la nature. Sa stratégie fut d’uti- qu’un outil pour l’invention »3.
liser les lois de la nature contre elles-mêmes : par exemple, les
voiles du bateau avancent contre le vent par la force même du vent1. Sans vouloir rejeter cette façon d’appréhender la technique, n’y
Puis la technique a agi sur elle-même, sur le corps humain en aurait-il par une autre voie, un autre rapport à soi possible ? Faire
restant extérieur à lui, pour enfin s’intéresser au corps lui-même un pas de côté, éviter la ruse pour montrer la puissance du corps
(le transhumanisme). Elle conquiert aujourd’hui notre intérieur sans prendre sa place. Car le designer se voit donc non seulement
dans un mouvement naturel. Ainsi les frontières nature/culture, prendre en compte la technicité, inhérente au monde moderne en
humain/non-humain, naturel/ artificiel, s’estompent. apportant une traduction essentielle de la technologie dans la vie
courante, mais il doit aussi accorder une attention particulière à
Le design est à la frontière de toutes ces techniques, il travaille à d’autres exigences : éthique, poétique, responsable. Le voilà donc
les assimiler. Il vient lui-même intégrer les innovations en faisant « partagé entre le rôle de chantre d’une technophilie qui laisse
en sorte d’effacer les inquiétudes que l’individu peut avoir face aux entendre qu’il existe une solution technique à tous les problèmes
conséquences technologiques. Un bon exemple de conciliation et l’idée selon laquelle la technique ne transforme pas simplement
entre innovation et angoisses technophobiques est le streamline2 : l’homme, mais qu’elle devient l’homme. »4
« une mise en scène élégante le dispute à un art de la dissimulation
et du lissage des fonctionnements techniques et autres rouages par La technique ne serait plus là pour cacher le corps ou le remplacer,
des “capotages” »3. mais pour le sublimer. Pour un design qui se veut accompagnateur,

1. Flusser Vilém, Petite philosophie du design, Belfort, Circé, 2002, p.10


2. Santachiara Denis, « Pour construire des mondes : le designer en prestidigita-
1. Alain, Vigiles de l’Esprit, I. « La ruse de l’homme », 25 mai 1921 teur », interview, in Midal Alexandra, sous la coordination de, Tomorrow Now -
2. Mouvement de design américain des années 1930, qui s’inspire de l’aérodyna- when design meets science fiction, Mudam Luxembourg, 2007, p.139-141
misme de la goutte d’eau 3. Ibid.
3. Midal Alexandra, Design, Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Pock- 4. Midal Alexandra, Design, Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Pocket,
et, 2009, p.190 2009, p.190

42 43
Corps +

mais pas dictateur, la technique ne fera fusion avec le corps que dans
l’idée d’épanouissement de l’individu. Le rôle du designer est alors
de trouver le bon équilibre pour l’homme. En effet, l’augmentation
est un terrain subtil où il est nécessaire de connaître les codes pour
bien répondre. Mais, jusqu’à quel point l’usager a-t-il la maîtrise de
ce qu’il fait ? N’est-il pas manipulé ?

Comment s’y prendre pour renforcer le corps ? Il s’agit ici de l’ac-


compagner sans le dénaturer ni lui faire intrusion.

44
III
Rendre visible
l’effort
L’ensemble de l’iconographie suivante est
complétée et enrichie par un site interactif
présentant des vidéos. Il est accessible à l’adresse
suivante : http://corpsplus.tumblr.com/
Loïe Fuller
(1862-1928)

Taber Isaiah West, Loïe Fuller dansant avec son voile, 1897,
Aristotype contrecollé sur carton
22,6 x 18,4 cm, Paris, Musée d’Orsay

“L’œil crée son monde, sans la nécessité de l’éducation qui a fait la musique
de par le son. La perception par l’œil est plus vaste qu’avec l’oreille. La vue
est un sens bien plus fin, que le sens de l’ouïe, d’où il dérive que la perfec-
tion dans le mouvement est une musique qui prendra sa place un jour
parmi les plus hautes expressions de l’art connu de l’homme.
Mais pour atteindre la perfection, la danse ou mouvement doit provenir
d’un développement de liberté absolue en expression. [...]
Le mouvement est un instrument par lequel la danseuse jette dans l’es-
pace, des vibrations et des vagues de musique visuelles, et avec un main
de maître, nous exprime toutes les émotions humaines et divines - c’est la
danse...
[...]
Pour apprendre à marcher il faut du temps, de même que pour
apprendre à tenir une plume. Patience, volonté, persistance et efforts, ont
pour résultat l’expression de l’âme, exactement comme la graine nécessite
du temps pour devenir un arbre.”

Fuller Loïe, Ma vie et la danse, Autobiographie, Paris, Éditions l’Oeil d’or, coll.
“Mémoires & miroir”, 2002, p.171-172 et 177
Martha Graham
(1894-1991)

Morgan Barbara, Martha Graham Lamentation,


summer 1937

“Je pense que si, de tout temps, la danse a tant fasciné le monde, c’est
parce qu’elle symbolise l’accomplissement de la vie. À l’instant même où
j’écris, le temps a commencé à transformer aujourd’hui en hier - le passé.
Les découvertes scientifiques les plus brillantes se transformeront avec le
temps, et deviendront peut-être obsolètes devant l’émergence de nouvelles
révélations de la science. Mais l’art est éternel, car il découvre le paysage
intérieur, qui est l’âme de l’homme.”

Extrait de Graham Martha, Mémoire de la danse, Arles Actes Sud, 1992, p.9-13
Oscar Schlemmer
(1888-1943)

Das Triadishe Ballett (Le Ballet triadique),


costumes du Ballet Triadique dans la revue Wieder Metropol,
Berlin, 1926

“Il y avait la tentative - et c’est là que réside toute la problématique de


ce ballet - de faire entrer les danseurs dans des costumes plus ou moins
rigides avec la conviction que leur force - leur force physique tout autant,
naturellement, que leur force psychique - suffirait à vaincre, par l’intensité
du mouvement, la rigidité du vêtement.”

Schlemmer Oscar, «Regard rétrospectif sur mon Ballet triadique» (vers 1935);
repris dans Claire Rousier (dir.), Oskar Schlemmer, l’homme et la figure d’art,
Pantin, Centre National de la Danse, 2001, p.13

“Naturellement, l’ère de la machine, de la technique, de la méca-


nique, ne pouvait pas rester sans incidence sur les arts et surtout pas sur
un domaine qui se manifeste essentiellement par le mouvement, par le
mouvement du corps humain, par la danse. C’est parce que le corps humain
est susceptible d’être le médium de l’expression psychique tout en étant à la
fois une construction mécanique et mathématique, qu’au cours des trans-
formations de style, au fil du temps, c’est l’un ou l’autre de ces aspects qui
s’est trouvé accentué ou amplifié.”

Schlemmer Oscar, Théâtre et abstraction, « Ballet mécanique », Lausanne, L’Âge


d’homme, 1978, p.65, repris dans Macel Christine et Lavigne Emma, (dir.), Danser
sa vie, Art et danse de 1900 à nos jours, cat. expo., Paris, Éditions du Centre
Pompidou, 2011, p.178
Rebecca Horn
(1944)

Fingerhandschuhe (Doigts-Gants), 1972


Einhorn (Licorne), 1970
Mechanischer Körperfächer (Mechanical Body Fan), 1972

“Rebecca Horn explore les limites du corps et sonde, en un jeu subtil à


chaque fois renouvelé, les frontières du faisable. Ses appareils prolonga-
teurs décrivent un rayon d’action sensoriel plus étendu, mais ils oscillent
aussi entre perfectionnement et entrave du corps. Ils s’inscrivent dans la
lignée des tentatives romantiques de l’homme pour s’échapper des limites
de son corps tout en jouant avec l’hybris comme les machines volantes de
Léonardo da Vinci ou les ailes d’Icare. Pour Rebecca Horn, le corps n’est
pas seulement instrument de recherches formelles, il sert aussi à la repré-
sentation de questions existentielles.”

Stohler Peter et Pantellini Claudia, Body Extensions, « Rebecca Horn ou l’extension


prothétique des sens », Mirjam Fisher, Stuttgart, Arnoldsche, 2004
Merce Cunningham
(1919-2009)

Biped, Merce Cunningham Company,


New York, 1999

“Dans la mesure où le danseur travaille avec le corps - à la fois le plus


robuste et le plus fragile des instruments - il est urgent d’organiser et de
comprendre la manière dont il bouge. La technique en danse est le fait
de discipliner ses énergies par le biais de l’action physique afin de libérer
cette énergie au moment voulu. Car l’énergie discipliner d’un danseur est
l’énergie de vie sublimée et canalisée, même si cela ne dure qu’un très court
instant.”

Cunningham Merce, « The Fonction of a Technique for Dance », Sorell Walter (éd.),
The Dance Has Many Faces, New York, World Publishing Company, 1951
Marie Chouinard
(1955)

Chouinard Marie, « bODY_rEMIX/gOLDBERG_vARIATIONS », Compagnie Marie


Chouinard, 2005
Jackson Pollock
(1912-1955)

Hans Namuth, Jackson Pollock Painting Autumn Rhythm : Number 7 & 8,


1950, East Hampton (NY)

“Ma peinture ne vient pas du chevalet. Je ne tends presque jamais ma


toile avant de peindre. Je préfère le clouer sur le mur brut ou sur le sol. J’ai
besoin de sentir la dureté d’une surface qui me résiste. Par terre, je suis plus
à l’aise. Je me sens plus proche du tableau, j’en fais davantage partie parce
que, de cette manière, je peux tourner autour, travailler à partir des quatre
côtés et être littéralement dans le tableau. Cela ressemble à la méthode
employée par les Indiens de l’Ouest américain pour leurs peintures de
sable.”

Pollock Jackson, « My Painting », Possibilities, n°1, hiver 1947-1948, p.79, repris


dans Varnadoe Kirk, Jackson Pollock, cat. expo., New York, The Museum of Modern
art, 1999, p.48

“C’était très spectaculaire, [...] une véritable explosion quand la pein-


ture frappait la toile; le mouvement quasi chorégraphique; le regard tour-
menté avant de savoir à quel endroit il allait jeter la peinture; la tension; et
puis, à nouveau, l’explosion.”

Namuth Hans, cité dans « Jackson Pollock », Portfolio : The Annual of the Graphhic
Art, n°1, 1951, repris dans Varnadoe Kirk Jackson Pollock, cat. expo., New York, The
Museum of Modern art, 1999, p.90
Yves Klein
(1928-1962)

Anthropométrie de l’époque bleue, Galerie internationale d’art contemporain, Paris,


9 mars 1960

“Puis lorsque j’ai commencé peu à peu à ne plus rien produire de tangible
avec l’aventure de « l’immatériel » dans mon atelier débarrassé même des
monochromes et vide en apparence, là, mes modèles ont, alors, voulu abso-
lument faire quelque chose pour moi… Elles se sont ruées dans la couleur
et, avec leur corps, ont peint mes monochromes. Elles étaient devenues des
pinceaux vivants !
Déjà autrefois, j’avais refusé le pinceau, trop psychologique, pour peindre
avec le rouleau, plus anonyme, et ainsi tâcher de créer une « distance », tout
au moins intellectuelle, constante, entre la toile et moi, pendant l’exécu-
tion… Cette fois, oh miracle, de nouveau le pinceau, mais vivant cette fois,
revenait : c’était la chair elle-même qui appliquait la couleur au support
sous ma direction, avec une précision parfaite, me permettant, moi, de
rester constamment à la distance « X » exacte de ma toile et ainsi dominer
ma création d’une manière permanente pendant toute l’exécution.”

Klein Yves, extrait de « Le vrai devient réalité », 19601

1. http://www.yveskleinarchives.org/documents/vrairealite_fr.html
Kazuo Shiraga
(1924-2008)

Peinture avec les pieds, 1956

“Un jour j’ai troqué mon couteau contre un morceau de bois que j’ai rejeté
par impatience. J’ai essayé à main nue, avec les doigts de la main. Puis,
persuadé qu’il fallait aller toujours plus avant, j’avançais toujours plus
loin et, en avançant, j’ai trouvé les pieds. C’était bien ça ! Peindre avec les
pieds... [...]
Comment mon acte, qui est corps vivant, peut-il résister à la matière
inerte? J’ai donc décidé de prendre comme supports des éléments totale-
ment opposés à la vie. De façon à ce que subsiste clairement la trace de mes
actions.”

Shiraga Kazuo, « Koi Kazuo » [L’acte même] (1956) ; repris par Alfred Pacquement,
« Gutai : l’extraordinaire intuition », dans Germain Viatte et Shuji Takashina (dir.),
Japon des avant-gardes, 1910-1970, cat. exp., Paris, Éditions du Centre Pompidou,
1986, p.300
Trisha Brown
(1936)

Trisha Brown réalisant un dessin-performance, Philadelphia Museum of Art,


2003 © Kelly & Massa Studio. Courtesy Trisha Brown Dance Company

“Pourtant il y a le corps réel. Il y a le corps d’abord, et le mien d’abord, est


au service des choses de l’art.
[...]
Je porte par nature de l’intérêt au genre humain : à l’être et au corps. Pour
comprendre, j’ai commencé par moi-même. C’est une machine toute
simple, pense-t-elle au départ ; puis je suis ramenée à l’esprit qui implose,
car tout cela me pose question à l’infini. Le corps dépasse mou savoir, et
c’est pourquoi je le dis simple, sinon il me déborde.
[...]
Par delà l’invention, chaque mouvement est responsable du contexte dans
sa totalité, de ce qui précédait comme de ce qui suivra. Nous n’anticipons
pas une action, le dispositif est ouvertement révélé sans pour autant être
exécuté avec une énergie voyante qui le détacherait de tout.
Chaque mouvement est le dernier. C’est aussi l’amorce du suivant. Le passé
est relié à l’avenir par une fraction de temps qui s’isole clairement des deux
autres.”

Brown Trisha, Le Bulletin du Centre National de la danse contemporaine d’Angers,


n°5, “Un mystère concret”, janvier 1990
Rendre visible l’effort

Heureux le danseur qui dispose de l’outil


le plus éloquent, le plus miraculeux de
tous : le corps humain.
José Limon

La technologie se fait de plus en plus présente au quotidien :


après avoir envahi notre environnement, elle commence à fusionner
avec le corps, l’effaçant progressivement. Cette négation du corps
par la machine avait déjà été montrée par Charlie Chaplin dans le
film Modern Times1 : employé d’usine et répétant infiniment le
même mouvement - resserrer des boulons - Charlot devient fou et
ne peut s’empêcher, une fois son travail terminé, de continuer de
resserrer dans le vide des boulons imaginaires. La scène est célèbre
car elle incarne l’illustration critique de l’aliénation de l’homme
par la machine : le corps de l’individu est nié, il devient machine
dont la seule utilité et signification est la reproduction d’une tâche,
à la chaîne.

Les technologies au service du corps

Tenant compte de ces transformations technologiques et


sociales, des designers, ingénieurs et créateurs ont cherché des
compromis entre technologie et corps. Car il ne s’agit pas d’abolir
la technologie sans laquelle on ne saurait vivre aujourd’hui. Sans
négliger que les outils numériques peuvent apporter un nouveau
vocabulaire qui a les moyens de sublimer le corps. Paradoxalement,
l’innovation technologique pourrait être le moyen de résoudre ce
dilemme. Ainsi, de nouveaux champs de possibilités sous forme
d’interactions ont vu le jour ces dernières années : capteurs, projec-
tions, réalité augmentée, etc. De nombreuses marques se sont
emparées de ces nouvelles alternatives, avec des résultats plus ou
moins réussis.

La wii de Nintendo, sortie en 2006, est la première console de


jeux vidéos à prendre en compte l’espace dans lequel se situe le
joueur. En détectant la position, l’orientation et les mouvements
dans l’espace, à partir de la manette, elle tient compte du corps
1. Chaplin Charlie, Modern Times, États-Unis, sorti en septembre 1936

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Corps + Rendre visible l’effort

entier de l’individu et non plus juste des doigts, comme c’était le


cas jusqu’à présent. Cette révolution a permis de susciter l’intérêt
d’un public plus large et novice. Désormais, d’autres marques ont
repris le principe, notamment Microsoft en développant la Kinect,
une caméra qui reconnait les mouvements. L’attention qui était
centralisée sur la main et le bras avec la manette, semble désormais
pouvoir s’étendre au reste du corps.

En allant encore plus loin, la détection du mouvement peut se faire


directement sur le corps grâce à des capteurs. C’est le cas des vête-
ments connectés (par exemple, ceux développés par la marque
Athos) qui mesurent l’activité musculaire en temps réel et la
retransmettent à une application mobile. Ils agissent en véritable
coach personnel mais laisse de côté la notion intuitive et un rapport
naturel au corps.

Quittant le côté quantitatif des données générées par le corps,


la designer Lesia Trubat, dans son projet E-traces, utilise aussi
des capteurs, mais pour retranscrire les traces faîtes par les pas
de danse, en fonction de la pression du pied, sur une application
mobile dédiée. Développée dans le but de pouvoir travailler ses
chorégraphies à partir des traces laissées, cette application se veut
à la fois artistique et éducative. Une nouvelle façon d’inventer la
danse ? Ou une nouvelle dépendance envers la technologie qui fait
de nouveau disparaître le corps ?

Enfin, alliant arts numériques et arts vivants, la compagnie


Adrien M / Claire B interroge le mouvement et son écho dans la
création graphique et numérique. Poétiques, mélange d’imagi-
naire, de réel et de virtuel, leurs créations montrent d’infinies pers-
pectives plaçant le corps au centre des enjeux technologiques et en
développant sur-mesure leurs outils informatiques.

Ces technologies offrent des possibilités autour du corps mais sont


malheureusement souvent mal utilisées. Par exemple, les mouve-
ments pensés par les concepteurs de la Wii restent pauvres (gauche-
droite, haut-bas) et des astuces existent pour obtenir des résultats

72 73
Corps + Rendre visible l’effort

sans rien faire. Mais ces outils pleins de potentiel peuvent être une Le geste : expression de soi
réponse s’ils sont bien employés. Notamment en les couplant avec
d’autres disciplines qui mettent le corps au cœur de leur pratique. À travers ces exemples, il est essentiellement question de gestes.
Ainsi, dans les chorégraphies de la compagnie Adrien M / Claire B, Dans celui-ci « réside l’expressivité du corps humain, dont est
les technologies se mettent au service des arts scéniques et de la démunie la machine »1. Lorsque l’on parle de geste, on accentue
danse. Cette démarche originale et actuelle pourrait trouver un écho l’aspect expressif du mouvement. Le philosophe italien Giorgio
dans ce projet, mais en quittant l’espace scénique et en étant trans- Agamben définit le geste comme le propre de l’homme : « Ce qui
posée à une pratique plus accessible. En s’inspirant de la danse, ces caractérise le geste, c’est qu’il ne soit plus question en lui ni de
outils ne peuvent alors plus nuire au corps, tant la danse impose sa produire, ni d’agir, mais d’assumer et de supporter. Autrement
propre logique au corps. Aussi, par danse, il faut entendre « mise dit, le geste ouvre la sphère de l’éthos comme sphère propre à
en jeu mouvementée du corps ». Le corps dansant est alors l’évé- l’homme. »2 Or, l’éthos n’est pas la simple extériorisation de son
nement où le corps se manifeste1, où le corps rencontre l’espace, intériorité, mais le comportement en tant qu’il fait sens pour soi et
générant d’infinies configurations. pour autrui. Le geste serait alors une façon pour l’individu de s’ex-
primer.
Du début du XXe siècle avec Loïe Fuller, à nos jours, la danse, art du
corps mouvant, entretient un dialogue étroit avec les arts visuels. En La danse serait donc un moyen de réconcilier l’effort et l’individu,
2012, le Centre Georges Pompidou présente l’exposition « Danser le corps et sa spontanéité. Ainsi la danse contemporaine tente
sa vie »2, sous le commissariat de Christine Macel et Emma Lavigne. désormais de mettre en valeur tous les corps possibles, ces corps
Ce laboratoire de la mobilité et ses modes expressifs rend hommage poétiques que l’esthétique classique effaçait au profit d’un corps
au corps et mouvements et intègre la poésie et l’instinct, voire le obéissant aux canons d’un idéal unique. Or, chaque corps a sa
hasard (avec Merce Cunningham). « signature corporelle », comme l’appelait le danseur, chorégraphe
et théoricien de la danse Rudolf Laban, une partition secrète avec
Ces échanges entre le corps et les arts visuels et sonores se trouvent d’immenses possibilités. La chorégraphe Irène Dowd prolonge
renouvelés avec les technologies numériques : « le geste accède à cette réflexion en affirmant qu’« il n’y a pas d’image correcte ni de
la possibilité de déclencher des événements sonores et visuels. Il posture correcte, ni même de mouvement correct. Il y a une façon
est donc possible pour un danseur d’avoir un feedback de son geste de fonctionner qui, à tel moment donné, vous conduit à la fois vers
autre que proprioceptif »3. Mais à quelles conditions ces techno- l’unité et vers l’ouverture. »3
logies contribuent-t-elles à réinventer la danse pour les amateurs Mais quel regard avoir sur le geste ? Il est « le lien entre l’intention
sans créer une nouvelle dépendance du corps envers la technique ? du danseur et la perception que vous en avez »4 estime le critique de
Sublimant le corps et les mouvements par des augmentations et
extensions, le corps est alors maître des effets visuels et sonores : 1. « Le geste et sa perception », postface d’Hubert Godart in Ginot Isabelle, Michel
pourrait-on parler de revanche du corps ? Marcelle, La danse au XXe siècle, Paris, Bordas, 1995, p.225
2. Agamben Giorgio, « Le geste et la danse », Revue d’esthétique, n°22, 1992,
p.9-12, repris dans Danser sa vie, Écrits sur la danse, Paris, Éditions du Centre
1. Sibony Daniel, Le corps et sa danse, Lonrai, Editions du Seuil, 1995 Pompidou, 2011, p.189
2. Exposition organisée du 23 novembre 2011 au 2 avril 2012, au Centre national 3. Louppe Laurence, « Le corps comme poétique », dans Poétique de la danse
d’art et de culture Georges Pompidou à Paris contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 2000, p.61-81, repris dans Danser sa vie,
3. Menicacci Armando « À propos du rôle des technologies numériques en danse », Écrits sur la danse, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2011, p.213
Archée, http://archee.qc.ca/, consulté le 15 janvier 2015 4. Martin John, La Danse Moderne, Arles, Actes Sud, 1991, p.28

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Corps + Rendre visible l’effort

danse américain John Martin. Ainsi, une des théories du regard sur matériaux industriels. »1 Des arts plastiques à la performance
la danse est l’empathie : le fait que celui qui regarde ressent l’ex- sonore, du pantomime au vêtement et du design industriel à sa
périence du geste de celui qui bouge1. Comment joindre les deux ? déconstruction grotesque, il est un des premiers à intégrer le carac-
Fusionner le spectateur et l’acteur ? Celui qui regarde deviendrait tère pluridisciplinaire de la scène. Dans son Ballet Triadique, basé
celui qui bouge. sur le chiffre trois, les formes abstraites des dix-neuf costumes
induisent les mouvements du corps du danseur. « Reconfigura-
La danse et les arts visuels, laboratoires pour le design tion abstraite de la figure, le costume prédétermine, presque à la
manière d’une notation, les caractéristiques motrices du corps. »2
Le design s’inspire depuis longtemps de l’art, ces deux disci-
plines se nourrissant mutuellement. Le designer italien Bruno Longtemps étranger à la danse, Schlemmer s’y intéresse car il trouve
Munari parle de « passerelles entre art et design » permettant une dans la figure du danseur celui dont seul parle le corps. Ce dernier a
création mouvante et en évolution permanente. Il ajoute : « Le accès à l’espace sans médiation. La figure humaine et l’espace sont
designer est donc l’artiste de notre époque. Non parce qu’il est des thèmes récurrents pour Schlemmer. Walter Gropius, fonda-
un génie, mais parce qu’avec ses méthodes de travail, il renoue le teur et directeur du Bauhaus jusqu’en 1928, décrit : « Il traduisait
contact entre art et grand-public; parce qu’il affronte avec humilité dans le langage abstrait de la géométrie ou de la mécanique ses
et savoir-faire toutes les demandes de la société dans laquelle il vit, observations de la figure humaine en mouvement dans l’espace.
parce qu’il connait son métier, les techniques et les moyens les plus Ses figures et ses formes sont de purs produits de l’imagination, ils
adaptés pour résoudre les problèmes inhérents au design. »2 symbolisent les types éternels du tempérament humain et de leurs
diverses humeurs ; paisible ou tragique, comique ou sérieuse. »3
Le corps trouve une nouvelle augmentation au travers de disposi-
tifs empruntés au monde des arts scéniques. De l’ordre de la créa- D’abord méfiant envers la machine, il finit par lui accorder un
tion, comment retranscrire ces performances scéniques en design ? certain mérite, en faisant preuve de sensibilité et d’intelligence : «
Comment les rendre accessibles et compréhensibles ? Il ne s’agit Naturellement, l’ère de la machine, de la technique, de la méca-
pas de faire de l’individu un danseur, mais de guider le geste par la nique, ne pouvait pas rester sans incidence sur les arts et surtout
projection du résultat final. C’est une invitation au mouvement par pas sur un domaine qui se manifeste essentiellement par le mouve-
la création. ment, par le mouvement du corps humain, par la danse. »4

Ce travail au caractère pluridisciplinaire fait écho aux œuvres À partir du vocabulaire emprunté à ces univers, il est alors possible
d’Oscar Schlemmer3. Cet artiste, à la fois peintre, scénographe d’aborder le projet selon trois entrées :
et designer, professeur au Bauhaus de 1920 à 1928, lie l’art, les « le geste lisible et éphémère », « laisser une trace : la choré-gra-
nouveaux matériaux et les innovations techniques : « il interroge phie » et, enfin, « création d’espace ».
les possibles alignements du corps sur les qualités physiques des
1. Macel Christine et Lavigne Emma, sous la direction de, Danser sa vie, Art et
danse de 1900 à nos jours, catalogue de l’exposition, Paris, Éditions du Centre
1. Ginot Isabelle, « Regarder », in, Glon Marie et Launay Isabelle, sous la direction Pompidou, 2011, p.176
de, Histoires de gestes, Barcelone, Actes Sud, 2012, p.223 2. Ibid.
2. Munari Bruno, L’art du design, Paris, Pyramyd, 2012, p.25 3. Gropius Walter, Introduction à La Scène au Bauhaus, 1926
3. Schlemmer Oscar (1888-1943) artiste allemand 4. Schlemmer Oscar, Théâtre et abstraction, «Ballet mécanique», Lausanne, L’Âge
d’homme, 1978, p.65

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Corps + Rendre visible l’effort

Pistes de projet Un processus déjà bien développé par Merce Cunningham1 qui met
l’énergie et son amplification au cœur de sa pratique de danseur et
• Le geste lisible et éphémère chorégraphe, donnant ainsi à la danse « la qualité qui en fait, au
mieux une image en mouvement de la vie »2. Dans sa chorégraphie
Il faut adorer danser pour persévérer. La danse ne donne rien en retour, ni manus- Biped en 1999, cet explorateur du mouvement montre un échange
crit à garder, ni peinture à mettre au mur ou à exposer dans des musées, ni poème à
publier ou à vendre, rien sauf cet instant fugace, unique, où vous vous sentez vivre.1
entre les danseurs sur scène et des projections de longues volutes
Merce Cunningham étirées reprenant des captures d’action des danseurs. Créant des
mouvements en plus des mouvements, il prend garde à ne pas faire
triompher l’artificiel et l’illusion sur le corps en cherchant toujours
Des dispositifs simples augmentant le corps peuvent facilement « les possibilités de l’organique dans chaque image numérique »3.
apporter une sensation de mouvement. La danseuse Loïe Fuller Ces recherches sur la danse et sa représentation ont guidé et élargi
fut l’une des premières à prendre en compte la mise en valeur de son champ d’exploration tout au long de sa remarquable carrière :
ses mouvements. Avec ses extensions du corps, elle matérialise et « j’ai vu des choses que je ne percevais pas »4 dit-il à propos du
monumentalise le geste. « Avec ses lancers de voiles, la danseuse développement de ses logiciels informatiques.
cherche d’abord à visualiser la trajectoire des gestes dans l’espace ;
autrement dit, elle s’efforce de rendre visible la mobilité même, sans Reprenant le principe du happening ou de la performance, les
le corps qui la porte ». Presque de l’ordre de l’hypnose, la percep- gestes s’effectuent pendant un « instant fugace », pour reprendre
tion du corps en mouvement s’en trouve profondément modifiée. les termes de Merce Cunningham, sans laisser de trace. La prise
de plaisir s’effectue sur le moment. L’effort s’inscrit dans un objet
Ainsi, la technique - Loïe Fuller déposa quatre brevets - peut servir extérieur à soi, qui disparaît avec la fin du mouvement. Le médium
le corps. On l’observe de manière plus populaire avec les échasses incite, accompagne, mais sans dominer, ni manipuler.
des circassiens ou les pompons des pom-pom girls. Une extension
permet la production, l’amplification du geste. Le mouvement se
fait alors expression, l’interaction se joue entre les gestes et les sens.

Mais quels dispositifs rendent possibles la sensation du mouvement


et son organisation ? Au-delà de l’utilisation de médias naturels,
comme le sable utilisé dans les photographies de Ludovic Florent,
les technologies actuelles offrent de nouvelles possibilités dans le
développement de l’enchaînement mouvement-réaction. À partir
de la captation des gestes, un son se produit ou une image bouge de 1. Cunningham Merce (1919-2009) : danseur et chorégraphe américain qui a re-
manière éphémère. Le corps cherche la réaction sensorielle répon- nouvelé la pensée de la danse, de la musique et des arts plastiques dans le monde
dant à ses mouvements. 2. Cunningham Merce, « The Fonction of a Technique for Dance », Sorell Walter
(éd.), The Dance Has Many Faces, New York, World Publishing Company, 1951, in
Danser sa vie, Écrits sur la danse, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2011, p.160
3. Huesca Roland, Danse, art et modernité, Paris, Presses Universitaires de France,
2012, p.198
1. Cunningham Merce, Changes : Notes on Choregraphy, New York, Something 4. Cunningham Merce, « Il faut tout le temps expérimenter », entretien avec Hervé
Else Press, 1968 Gauville, Libération, 12 août 2002, repris dans op. cit.

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Corps + Rendre visible l’effort

V Motion Project, Assembly, 2012 Instrumented Bodies, Joseph Malloch et Ian Hattwick, 2013
Collaboration entre programmeurs, designers, musiciens et animateurs où les Série de prothèses équipés de capteurs et de transmetteurs qui crée de la musique
mouvements d’un danseur sont captés puis traduits en musique en réponse aux mouvements, au toucher et à l’orientation du corps
Epilog de schnellebuntebilder, 2013-2014 « Poussière d’Étoiles », série de photographies, Ludovic Florent, 2012-2014
Installation interactive de 25 minutes où le spectateur est invité à réagir physique-
ment aux sons et images mouvants

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Corps + Rendre visible l’effort

• Laisser une trace : la choré-graphie pratique. Cette pratique, appelée « GPS art », a amené, en 2010,
le zoo de Tokyo en partenariat avec Sony à lancer un défi aux utili-
À l’inverse du côté éphémère de la précédente piste, il est sateurs de Twitter : dessiner, grâce au GPS installé sur le vélo, des
possible d’imaginer garder une trace de l’effort, du mouvement. animaux géants dans la capitale nippone et les partager directe-
Deux manières de marquer le geste ressortent : la photographie et ment sur le réseau. Mais, contrairement aux exemples des artistes
vidéo ou la trace laissée pendant l’action. précédents, ces dessinateurs urbains perdent de la spontanéité du
geste : leur création demande une anticipation, le trajet devant être
Reprenant le principe du fusil photographique d’Étienne-Jules dessiné au préalable sur une carte avant la pratique. Finalement le
Marey1, le film de Michael Langan et Terah Maher décompose le résultat n’est plus attendu, ou plutôt, il n’est que l’exécution d’une
mouvement. Chaque geste reste figé plusieurs secondes avant de tâche établie antérieurement. Le rapport au corps se trouve, une
disparaître, dédoublant le corps et permettant de marquer son fois de plus, oublié au profit de la technologie. Le sportif s’en remet
ampleur dans l’espace. La technique enregistre la mouvance de à son GPS pour le guider, oubliant de se fier à ses propres capacités.
l’individu. Mais le corps, finalement, se retrouve face à la techno-
logie, sans être guidé. Quant à la performance de Rotem Balva, elle est un peu anec-
dotique. Alliant son passé de joueuse de tennis avec sa pratique
Pour ce qui est de laisser une trace, de nombreux artistes comme actuelle d’artiste contemporain, elle fait rebondir une balle sur un
Yves Klein avec ses « anthropométries », Jackson Pollock avec sa tableau, laissant une marque à chaque passage. Cette performance,
« danse du dripping »2 ou Kazuo Shiraga utilisent le corps pour bien que marquant une action, ne traduit rien du corps, l’acte aurait
produire une œuvre. Sortes de « pinceaux vivants », le mouve- tout aussi bien pu être réalisé par une machine.
ment humain se retrouve sur la toile. Ces artistes inventent des
corps sismographes, « sténographes de la sensation » comme Il s’agit donc à la fois de guider le geste par la projection du résultat
Francis Bacon qualifiait sa peinture. Située à mi-chemin entre la final mais surtout en prenant en compte l’ampleur possible des
danse, la performance et les arts visuels, la choré-graphie, l’écri- mouvements du corps. Cette invitation au mouvement par la
ture du mouvement, se retrouve ainsi aussi chez des danseurs, création se retrouve ensuite dans un objet extérieur à soi. Aussi
comme Trisha Brown. Quant à Heather Hansen, elle enregistre sur convient-il de trouver le bon équilibre entre le média utilisé, le
le papier ses mouvements physiques, créant une chorégraphie aux corps et le résultat. Car, enfin, si ce dernier est trop ambitieux, il
motifs géométriques et symétriques. Le résultat est visible au fur et peut provoquer le découragement de l’individu.
à mesure, guidant le corps dans sa construction.

L’augmentation de ces créateurs par un média - peinture, fusain,


cire - trouve un écho avec les technologies actuelles, transformant
certains coureurs ou cyclistes en artiste : pouvant retracer leur
parcours grâce à la géolocalisation, certains pratiquants s’amusent
à emprunter des chemins précis pour obtenir un dessin après leur

1. Marey Etienne-Jules (1830-1904), scientifique français, pionner de la photogra-


phie et précurseur du cinéma
2. Expression d’Allan Kaprow (1927-2006), artiste américain

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Corps + Rendre visible l’effort

Choros, Michael Langan et Terah Maher, 2012 Emptied Gestures, Heather Hansen, 2013
Tokyo Zoo Project, Zoo de Tokyo et Sony, 2010 Tennis, Rotem Balva, 2001

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Corps + Rendre visible l’effort

• Création d’espace en marchant, les pieds touchent le sol, et sont, en même temps,
touchés par lui ; comment ils s’y déposent et sont portés par lui ;
Pour retrouver un rapport au corps qui semble être perdu au comment ils s’en approchent et s’en éloignent en même temps. »1 ?
milieu de la technique, il est aussi nécessaire de penser à l’être dans
son environnement, dans l’espace qui l’entoure. Venir envelopper l’individu dans un espace permet une immer-
sion et induit des gestes comprenant le corps entier. Le corps, en
Dans leurs chorégraphies, Adrien M et Claire B dessinent un espace « sculptant l’espace », comme le souhaite le danseur et choré-
dans lequel les danseurs interagissent. Cette rencontre entre corps graphe hongrois Rudolf Laban, inscrit ses propres volumes dans la
et images en mouvement crée un lien fragile, impermanent, entre le mouvance.
rêve et la réalité. Le corps effleure un espace intangible et une forme
de poésie ressort : le corps se trouve presque en apesanteur, noyé Bien que l’encadrant intégralement, il ne s’agit pas d’enfermer
entre les contrastes lumineux comme s’il se situait dans l’espace au l’individu, mais, au contraire, de suggérer un espace encore plus
milieu des étoiles, mais toujours accompagné et enveloppé. grand. Cet environnement suscite une appropriation du corps par
la découverte. « La mise en branle du corps dans l’acte perceptif
Cet espace révélé peut se rapporter à la kinésphère, ou sphère n’est pas mécanique, elle est fonction de l’intention, du désir qui
gestuelle, espace de proximité dont les membres du corps peuvent portent un sujet vers le monde. Une composante affective filtre donc
toucher les bords. « Là s’élabore l’être du corps. Car le corps n’y est en permanence l’exercice de la perception. C’est elle qui colore et
pas une matière centrale ni isolée : il s’enfante dans le gestuel qui interprète le travail de la sensation pour l’organiser en un paysage
est là pour lui faire trouver sa propre identité. »1 ajoute Laurence d’émotions. »2 La poésie, en tant que vecteur d’émotion, a donc une
Louppe. place importante à prendre dans le projet.

Cette bulle prend en compte l’ampleur du corps et de ses mouve-


ments. Et selon la danseuse Anna Halprin, « la danse est un souffle
qui devient visible »2, le souffle de la vie qui nous permet de nous
sentir vivant. La kinésphère serait donc un moyen d’unifier le
corps, le mouvement et le souffle, par la danse. Le souffle s’adapte
aux moindres nuances de notre mouvement, faisant de la respira-
tion un paramètre inaliénable de la gestuelle du danseur.

La considération de cet espace ne peut non plus se passer de la


pesanteur des corps, et donc de son rapport au sol : comment le
sol me porte-t-il ? Comment l’espace me porte-t-il ? « Comment

1. Louppe Laurence, « Le corps comme poétique », Poétique de la danse contempo-


raine, Bruxelles, Contredanse, 2000, p.61-81, repris dans Danser sa vie, Écrits sur 1. Bardet Marie, « Marcher », in, Glon Marie et Launay Isabelle, sous la direction
la danse, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2011, p.217 de, Histoires de gestes, Barcelone, Actes Sud, 2012, p.61
2. Gerber Ruedi, Le souffle de la danse, Suisse et Etats-Unis, sorti en Décembre 2. Courtine Jean-Jacques, sous la direction de, Histoire du corps, 3. Les mutations
2012 du regard, Le XXe siècle, Lonrai, Édition du Seuil, 2006, p.410

86 87
Corps +

Hakanaï, performance dansée, Compagnie Adrien M / Claire B, 2013

Conférence-spectacle “un point c’est tout”, Compagnie Adrien M / Claire B, 2011

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Conclusion
Conclusion

Jusqu’au XIXe siècle, les machines sont des outils extérieurs à


nous, que l’on peut utiliser, attraper, saisir. Ils sont conçus pour
être à notre service, rendre la vie plus agréable et nous rendre plus
efficace dans nos tâches quotidiennes. Mais, depuis la Révolution
industrielle, ce rapport s’est lentement inversé : ordinateurs, télé-
phones portable, consoles de jeux, aujourd’hui, nous sommes à
l’intérieur de la technologie ; une technologie qui assiste chaque
aspect de notre vie. Elle forme l’environnement dans lequel on vit,
bouleversant notre rapport aux autres et surtout à nous-mêmes.
Au quotidien, l’effort physique est presque anecdotique, vivre n’a
jamais été aussi confortable.

Mais l’homme, friand de dialectique, ne se satisfait pas de cette


évolution et, en recherche des significations sur un monde auquel il
n’a plus la sensation d’avoir prise, il se sent nostalgique des modes
de vie passés, faits de labeurs manuels par lesquels il s’appropriait
son corps et son environnement. Paradoxalement, alors que l’idéal
hédoniste est considéré comme un absolu à atteindre, son opposé,
l’idéal de performance physique, s’affirme comme une des qualités
les plus valorisées de notre société.

Face à cette contradiction, c’est encore vers la technologie que


se tourne l’individu. Le corps désormais augmenté trouve une
nouvelle puissance sans demander d’effort supplémentaire. Ainsi,
les technologies servent d’outillage de la paresse ou d’accroisse-
ment de pouvoir, en plus d’apporter une sécurité supplémentaire.

Notre rapport au corps s’en voit modifié, on peut même commencer


à croire qu’il est en train de disparaître : « Observez les cyclistes sur
les routes : ils regardent sans arrêt leur cardiomètre. Donc ils ne
font plus confiance à la sensation intérieure. Un cycliste doit savoir
quand il est à fond, quand il doit ralentir ou quand il peut encore
forcer. S’il est obligé d’aller chercher le nombre pour savoir qu’il
est fatigué et qu’il doit s’arrêter, il a perdu son rapport au corps. »1
Le corps est ainsi de moins en moins sollicité en tant que vecteur

1. Damasio Alain, « On a externalisé le corps humain », Télérama.fr, consulté le 17


janvier 2015,

93
Corps + Conclusion

d’informations. Et il semblerait qu’un mouvement comme celui Ainsi, par la prise en compte du geste et l’étude des configurations
des tranhumanistes révèle une fatigue d’être un corps, un manque utilisées dans les arts scéniques, le rôle du design est alors de les
de désir. C’est vouloir obtenir des capacités sans faire l’effort de transposer dans une pratique accessible à tous et dissociée de la
se construire - physiquement ou spirituellement. Ainsi, on pour- scène. Il s’agit alors d’accorder la technique avec le corps en faisant
rait dire que la technologie augmente notre pouvoir sur les choses, preuve de sensibilité.
mais, par là même, diminue notre puissance de vivre.
Le corps est à prendre en compte dans toute son ampleur. La tech-
Le design, considéré par Alexandra Midal comme le « lien entre le nique sous forme d’extension du geste aide à matérialiser la puis-
monde abstrait et ardu de la science et de la vie courante »1, se voit sance qui émane des mouvements. Elle peut aussi être considérée
attribuer une part de responsabilité morale. Le monde technolo- comme un guide, le moyen d’exprimer l’effort par l’apparition
gique, à la fois excitant et perturbant, se trouve investi par le design d’une trace. Enfin, elle peut matérialiser toute la poésie, l’ampleur
qui peut y voir tantôt des bénéfices, tantôt des désagréments. Ainsi, et le souffle qui rayonnent à partir de notre corps mouvant.
à l’instar de la science fiction, le design narre et s’interroge sur les
conséquences de ces évolutions qui conditionnent l’homme. Relié à une action et son processus, le geste se situe au centre de ma
recherche pour sublimer le corps. Qu’est-ce qui me met en mouve-
Mais, bien que la technique peut parfois sembler terrifiante, il ment et comment ? Sans vouloir donner lieu à une œuvre d’art,
devient aujourd’hui difficile d’en rester à l’écart : presque tous nos comment, en s’inspirant des activités corporelles liées au champ
rapports sociaux passent par le numérique (téléphone portable, des arts scéniques, donner sens à l’expression de soi ?
mail, réseaux sociaux). De même, les technologies digitales ouvrent
de nouvelles possibilités pour sublimer le corps. C’est alors au desi-
gner de savoir se saisir des codes afin de proposer des solutions
alternatives pour un nouveau rapport au corps.

Finalement, l’innovation numérique serait-elle un moyen de


résoudre le dilemme entre plaisir et performance ? Les technologies
existent pourtant, mais souvent mal employées. Voulant à tout prix
répondre au désir de performance ou de bien-être, leurs capacités
effacent le corps. Mais en les liant à des disciplines comme les arts
scéniques, comprenant leur propre logique du corps, ces outils ne
peuvent alors plus nuire à une expression dansée de soi. En effet, la
danse met le corps au cœur de sa démarche. Chaque corps trouve sa
place et évite de tendre vers un idéal unique. Il rencontre l’espace et
parle son propre langage, comme Schlemmer l’affirme.

1. Midal Alexandra, Design, Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Pock-


et, 2009, p.190

94 95
Bibliographie
Bibliographie

Ouvrages
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3. Les mutations du regard, Le XXe siècle, Lonrai, Seuil, 2006
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Regards sur le sport, Paris, Le Pommier, 2010
•  Queval Isabelle, S’accomplir ou se dépasser, Essai sur le sport
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•  Queval Isabelle, Le corps aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2008

99
Corps + Bibliographie

•  Sibony Daniel, Le corps et sa danse, Lonrai, Seuil, 1995 •  Boucher Marc, « Oskar Schlemmer », olats.org, consulté le 29
janvier 2015,
•  Stohler Peter et Pantellini Claudia, Body Extensions, Stuttgart,
http://www.olats.org/pionniers/pp/schlemmer/schlemmer.php
Arnoldsche, 2004

Films
Catalogues d’exposition
•  Chaplin Charlie, Modern Times, États-Unis, sorti en
•  Goldberg Roselee, Performances, l’art en action, Paris, Thames
septembre 1936
& Hudson, 1999
•  Lang Fritz, Metropolis, Allemagne, sorti en janvier 1927
•  Macel Christine et Lavigne Emma, sous la direction de, Danser
sa vie, Art et danse de 1900 à nos jours, catalogue de l’exposi- •  Wachowski Lana & Andy, The Matrix, États-Unis & Australie,
tion, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2011 sorti en mars 1999
•  Danser sa vie, Écrits sur la danse, Paris, Éditions du Centre •  Webb Marc, The Amazing Spiderman, États-Unis, sorti en
Pompidou, 2011 juillet 2012
•  L’art au corps : le corps exposé de Man Ray à nos jours, cata-
logue d’exposition, Marseille, Musées de Marseille - Réunion des Emissions / Conférences
musées nationaux, 1996 •  « Body hacking : l’homme artificiellement augmenté est-il
plus libre ? », France Culture plus, #politique, 13 janvier 2014,
Articles papier consulté le 29 Décembre 2014,
http://plus.franceculture.fr/factory/politique/body-hacking-l-
•  Mignon Patrick, Michel Johann, Malherbet Emmanuel, Guyot-
homme-artificiellement-augmente-est-il-plus-libre
Roussel Marine.« Sport: la revanche du corps », Mag philo, n°14,
disponible sur http://www2.cndp.fr/magphilo/philo14/dossie- •  Harbisson Neil, « I listen to color », conférence TED, juin 2012,
rimp.htm, parue en 2007 consulté le 10 janvier 2015,
http://www.ted.com/talks/neil_harbisson_i_listen_to_
•  Robert Richard, « Le culte de la performance, Lecture d’Alain
color?language=fr
Ehrenberg », disponible sur http://www.laligue.org/wp-content/
uploads/2012/06/13.-Alain-Ehrenberg3.pdf

Articles web
•  Saccharin Kora, « La quantification de soi à la recherche de
sens », Télérama.fr, consulté le 1er décembre 2014,
http://www.telerama.fr/techno/corpsmachine/quantified-self/
•  Damasio Alain, « On a externalisé le corps humain », Télé-
rama.fr, consulté le 17 janvier 2015,
http://www.telerama.fr/techno/corpsmachine/alain-damasio/

100 101
Remerciements

J’adresse mes remerciements à toutes les personnes qui m’ont


aidée à écrire ce mémoire.

Je remercie l’ensemble de l’équipe enseignante, Bertrand Vieillard,


Vaïana Le Coustumer, Vincent Rossin, Antoine Fermey pour leur
accompagnement tout au long de l’écriture de ce mémoire.

Je tiens à remercier mes parents pour leur soutien inconditionnel


et plus particulièrement mon père pour ses multiples relectures et
conseils.

Je remercie Benjamin pour sa présence et son aide pour clarifier


mes idées et améliorer mon verbe.

Je remercie également mes camarades de classes pour leur bonne


humeur et leur inventivité, ainsi que mon futur binôme de char-
rette.

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Corps +
Mémoire de recherche

© Diane Barbier
DSAA Design Produit
École Boulle, Paris

Direction : V. Le Coustumer, V. Rossin, B. Vieillard


Achevé d’imprimé en février 2015
Édité à 15 exemplaires

Police de caractère : EstaPro

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