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Diane Barbier
DSAA Design Produit
2015
Corps +
Corps +
Diane Barbier
Mémoire de recherche
professionnel en Design
DSAA Design Produit
École Boulle
Février 2015
Illustration couverture :
Mechanischer Körperfächer,
Rebecca Horn, 1972
Avant-propos
Avant-propos
1. Wachowski Lana & Andy, The Matrix, États-Unis & Australie, sorti en mars 1999
2. Expression d’après Damasio Alain, « On a externalisé le corps humain », Téléra-
ma.fr, consulté le 17 janvier 2015
3. Beecher Catharine (1800-1878), inventeur de l’« économie domestique » et
considérée comme la pionnière de la rationalisation dans la maison
4. Midal Alexandra, Design, Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Pock-
et, 2009, p.18
5
Corps + Avant-propos
Métropolis, Fritx Lang, 1927
Malgré cela, le corps n’a jamais été autant sacralisé : il est au cœur
de nos vies. Tatouages, piercing et implants, le corps est person-
nalisable, signe de l’individu et de sa différence. La publicité, le
cinéma et la mode s’emparent de ce nouveau marché, créant de
nouvelles normes sociales. Le paroxysme de ce culte de l’apparence
s’incarne dans la figure même des champions sportifs, symboles de
la puissance et de la performance, héros de notre société.
6 7
Corps +
8
Sommaire
Avant-propos 3
Conclusion 91
Bibliographie 97
Remerciements 103
11
I
Entre
hédonisme et
culte du corps
ambiguïtés de la modernité
Entre hédonisme et culte du corps : les ambiguïtés de la modernité
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Corps + Entre hédonisme et culte du corps : les ambiguïtés de la modernité
quotidienne, l’homme accède à une nouvelle liberté et une nouvelle escalators et métro pour se déplacer, machine à laver et lave-vais-
disponibilité. selle dans l’environnement domestique : l’énergie proprement
humaine se voit désormais remplacée par les dispositifs techno-
Ce temps gagné est désormais mis à profit dans la recherche du logiques. Cette déclinaison de l’engagement physique de l’homme
plaisir, « ce qui était voué à souffrir, à mériter et à pardonner est dans son existence fait que son corps lui devient plus pénible à
voué à jouir, durer et à oublier »1. Véritable révolution civilisation- assumer.
nelle, chacun est désormais sur terre pour profiter du mieux qu’il
peut, pour « se faire plaisir ». Être, c’est vivre bien. Dès le XVIIIe L’activité corporelle comme productrice de sens
siècle, Talleyrand avait déjà théorisé cette évolution sociale par cette
maxime : « Chaque journée qui n’est pas consacrée au plaisir est Cette nouvelle liberté dont jouît l’individu, marquée par la
perdue ». Cette pensée, davantage liée à l’esprit libertin de l’époque, recherche de l’épanouissement égocentrique et l’accomplissement
se voit concrétisée avec la révolution industrielle un siècle plus tard, de soi, a amplifié l’investissement de l’homme dans son présent
en offrant aux hommes les moyens de tirer plaisir de nombreux immédiat. Nous nous préoccupons de manière croissante de notre
moments de l’existence. santé, ce qui nous conduit à être plus attentifs à notre alimentation
et à notre rythme de vie. En reprenant la philosophie de Nietzsche,
L’entrée dans le XXIe siècle a ainsi été marquée par une culture qui Yannis Constantinidès définit l’homme accompli comme « celui
tend vers un idéal d’effort zéro. La société de consommation offre qui prend déjà bon soin de son corps, qui se montre attentif à son
la possibilité de tout avoir tout de suite. L’accomplissement de nos rythme naturel. [...] Pour parvenir à l’unité de style qui résulte de
désirs est immédiat, par un choix quasi illimité, des délais presque la simplification de soi, il faut d’après Nietzsche, commencer par
inexistants et la possibilité de payer à crédit. Avec le développe- renforcer son corps, renforcement plus que jamais nécessaire à
ment d’internet, il n’est plus nécessaire de sortir de chez soi pour notre époque tant celui-ci est affaibli, désorienté par d’incessantes
acheter, pour apprendre et pour communiquer. Le sociologue et sollicitations. »1
philosophe Paul Virilio compare cette évolution à une « forme de
régression infantile vers l’origine »2, qui remplace l’art des corps Par un meilleur usage physique de notre corps, nous cherchons
par l’art du moteur. donc à retrouver un équilibre que nos conditions sociales nous ont
fait perdre. Le développement contemporain de certaines de ces
Ainsi, force est de constater les limites de cet hédonisme contempo- activités non compétitives - randonnée, cyclisme, équitation, navi-
rain : jamais nous n’avons aussi peu utilisé notre énergie physique, gation de plaisance - sont ainsi autant de transfigurations d’actions
condition sine qua none de l’existence d’un corps approprié et en jadis utilitaires et nécessaires, renvoyant à un monde où régnaient
bonne santé. Comme le souligne David Le breton, « la dimension la marche à pied, le déplacement à cheval et la marine à voile. Les
sensible et physique de l’existence humaine tend à rester en jachère anciennes contraintes sont désormais transformées en loisirs, en
au fur et à mesure que s’étend le milieu technique. »3. Voitures, plaisirs.
1. Juvin Hervé, L’avènement du corps, Mayenne, Gallimard, Le débat, 2005, p. 59 Très vite, c’est toute la société qui se modèle autour de cette dyna-
2. Virilio Paul, « Vitesse », in Pichery Benjamin et L’Yvonnet François, sous la mique d’abord individuelle. Des recommandations quotidiennes
direction de, Regards sur le sport, Paris, Le Pommier, 2010, p.241.
3. Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Quadrige / PUF, 1. Constantinidès Yannis, Le nouveau culte du corps : Dans les pas de Nietzsche,
1990, p.185 François Bourin, Paris, 2013, p.47
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Corps + Entre hédonisme et culte du corps : les ambiguïtés de la modernité
sont établies, « la vie humaine est devenue programme »1 : rester d’un souci constant. À défaut de contrôler sa vie, on contrôle au
jeune, le plus longtemps possible, être sain, beau, en forme. Et ces moins son corps. Personnalisable, il permet d’« adhérer à soi, à une
aspects résultent de soi. « Il faut faire du sport! », entend-on autour identité éphémère, mais essentielle à un moment donné »1. Vitrine
de nous, d’abord pour une question de santé, mais surtout pour une de son soi intérieur, le corps n’est plus encombrant, il devient une
reconnaissance par autrui. C’est nous-même que nous reconnais- extension de soi, son alter ego, qu’il convient d’entretenir.
sons en prenant soin de ce corps. Aussi, un sentiment de culpabilité
nous envahit si nous manquons à ce commandement de la raison. Ainsi, ne s’intéresse-t-on pas au sport davantage pour les perfor-
mances et leurs effets (bien-être et bonheur supposés, reconnais-
Mais, il s’agit plus qu’un simple entretien du corps : dépassant sance d’autrui) que pour l’entretien du corps lui-même ? Et cette
l’activité physique, le sport et la compétition s’inscrivent dans volonté de la performance ne nie-t-elle pas le corps plutôt qu’elle
cette quête. Ce corps sculpté, ressemblant au corps idéal, semble, ne l’affirme et ne le reconnaît ? Et « si l’émulation est, sans aucun
croit-on, favoriser l’intégration sociale. Le bien-être ressenti est doute, facteur de progrès, la société concurrentielle à tous niveaux
ainsi relatif, reléguant l’entretien du corps au second plan. est-elle facteur d’équilibre, sinon de bonheur ? »2
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Corps + Entre hédonisme et culte du corps : les ambiguïtés de la modernité
de ses limites, d’une quête de l’excellence aujourd’hui protéi- en d’autres temps, mais avec un risque plus grand, ce qui sert ou
forme. »1 Pour survivre, il faut se dépasser et donner le meilleur dessert l’humanité en lui ».1
de soi-même. Présente aussi dans le monde de la politique, dans
le système scolaire, la médecine et l’administration entre autres, la En outre, un double rapport au temps marque une contradiction
performance s’exporte d’autant plus qu’elle semble à l’origine des de ce corps d’aujourd’hui, entre l’investissement massif dans le
progrès de notre société. présent (consommation, matérialisme, plaisir immédiat) et la
projection permanente dans le futur (visée du corps idéal, anticipa-
L’homme est devenu autonome dans l’entretien de son corps, il vit tion de la vieillesse, programmations). Ce paradoxe, Pascal Ory le
cela comme une libération vers une quête de bien-être, alors qu’il ne souligne aussi dans Le corps ordinaire : « Un individu à la recherche
fait que suivre les normes du marché, basées sur des valeurs de bien de son autonomie, ici objet et sujet d’une économie de l’entretien
(dynamisme, santé, réussite, réactivité, beauté) et de mal (mala- et de l’épanouissement corporels, là objet et sujet d’un discours
dresse, maladie, invisibilité sociale, laideur). S’il existe un corps hédoniste - qui peut parfois entrer en conflit avec le précédent. »2
libéré, c’est un corps jeune, beau, physiquement irréprochable. Il Ainsi la modernité a accouché d’une société occidentale humaniste
n’y aura, ainsi, de libération du corps que lorsque le souci du corps organisée autour de la notion d’individu. Mais ce même individu,
aura disparu. Il semblerait que l’homme du XXIe siècle ait remplacé sans les contraintes et les repères de ses ancêtres, se trouve comme
un asservissement par un autre : des contraintes physiques impo- perdu, tiraillé par toutes les possibilités que lui offre la technologie.
sées par les lois de la Nature, il est aujourd’hui sous le joug d’un
asservissement social, le culte de la performance et l’exigence de se
conformer aux canons de beauté. À cela peut s’ajouter la philoso-
phie hédoniste que promeut notre société : consommer, jouir sans
entrave et fuir devant tous les efforts physiques. L’homme moderne
fait ainsi penser à l’âne de Buridan, assoiffé et affamé, il se tient
immobile devant ces deux exigences contradictoires, ne sachant
laquelle privilégier à l’autre.
1. Queval Isabelle, S’accomplir ou se dépasser, Essai sur le sport contemporain, 1. Queval Isabelle, Le corps aujourd’hui, Paris, éditions Gallimard, 2008, p.414
Saint-Amand, Gallimard, 2001, p.185 2. Courtine Jean-Jacques, sous la direction de, Histoire du corps, 3. Les mutations
2. Queval Isabelle, Le corps aujourd’hui, Paris, éditions Gallimard, 2008, p.404 du regard, Le XXe siècle, Lonrai, Édition du Seuil, 2006, p.164
22 23
II
Entre nature
et culture
la délicate position
du designer
Entre nature et culture : la délicate position du designer
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Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer
De la réparation à l’augmentation
1. Super-héros de comic books créé en 1963 par Stan Lee pour Marvel Comics
2. Constantinidès Yannis, Le nouveau culte du corps : Dans les pas de Nietzsche,
Paris, François Bourin, 2013, p.140
3. Exposition organisée du 25 mai au 24 septembre 2007 au Mudam de Luxembourg Spider Man, Stan Lee et Steve Ditko pour Marvel Comics, 1962
4. Midal Alexandra, sous la coordination de, Tomorrow Now - when design meets
science fiction, Mudam Luxembourg, 2007, p.36
5. Wawrzyn Lienhard, à propos des automates du XVIIIe siècle
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Giraffe Women, Chatchai Thongpahusajja, Maehongsorn, Thaïlande, 2013
Entre nature et culture : la délicate position du designer
1. Perrin Frank, « Mutant Body, le corps dans son champ élargi », Marseille, 1996,
in, L’art au corps : le corps exposé de Man Ray à nos jours, catalogue d’exposition,
p.408
2. Virilio Paul, L’art du moteur, Paris, Galilée, 1993, p.136
3. Debray Régis, Cours de médiologie générale, Éditions Gallimard, 1991, p.67
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Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer
Oscar Pistorius, Manchester, Mai 2011
Comme le souligne Hervé Juvin, « tous les jours sans le savoir, nous
inaugurons une nouvelle condition humaine »1. La pharmacologie
avec simple incorporation par voie orale ou injection (par exemple,
le dopage) est aujourd’hui bien ancrée dans les mœurs : en prenant
la pilule contraceptive ou du Viagra, en pratiquant une amniocen-
tèse, en portant des lentilles, l’individu augmente les capacités
naturelles de son corps. Ces nouvelles conditions humaines, répa-
ratrices, sont loin d’être négatives puisqu’elles nous permettent
de vivre avec moins de souffrance et avec une meilleure égalité des
chances.
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Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer
dopage qui vient progressivement remplacer le champion : « Avec mances du jour en fonction des résultats de la veille. Quantifier ses
l’art de la prothèse, on retrouve l’art du moteur et de l’instrument. efforts donne des points précis sur lesquels travailler et permet de
Le dopage est présent dans le handisport prothétique. Il est l’agent constater toute progression. Ils permettent une meilleure connais-
des prothèses, lesquelles permettront dans l’avenir de réaliser des sance de soi, et donc de notre identité. En plus du contrôle des
records de vitesse. »1 données personnelles, il offrent une dimension de partage social :
couplé avec des réseaux sociaux, le partage des résultats crée une
Le Quantified Self : vers une redéfinition du genre humain émulation entre les participants.
Présents partout sous forme de lunettes, tables, ceintures, vête- Cet engouement pour la technologie au service de l’amélioration
ments, chaussures, etc., c’est sous la forme du bracelet que ces de l’humain a fait surgir le mouvement intellectuel et culturel du
objets connectés sont le plus répandus : Jawbone, Fitbit, Nike Fuel transhumanisme qui promeut la transformation de la nature
Band, Misfit, Garmin, Pulse, etc. Tous proposent d’améliorer notre humaine par la technologie. Cette pensée, formulée par Fereidoun
santé et notre bien-être par la retranscription de données propres M. Esfandiary dans les années 1970, vise à étudier les possibilités
à notre corps tels que le nombre de pas, la distance parcourue, la d’amélioration de la condition humaine par le biais de la tech-
dépense de calorie, la fréquence cardiaque ou encore le sommeil. nologie dans le but de s’affranchir des limites de l’humain. On
Certains bracelets indiquent même le taux d’oxygène dans le sang. parle aussi de posthumanisme lorsque la transformation aura été
Véritable coach, ces appareils nous aident à améliorer nos perfor- achevée et pour désigner la phase consécutive du transhumanisme.
« Humanity + » (anciennement World Transhumanist Associa-
1. Virilio Paul, « Vitesse », in Pichery Benjamin et L’Yvonnet François, sous la direc-
tion de, Regards sur le sport, Paris, Le Pommier, 2010, p.244 tion (WTA)) est la principale organisation assurant la promotion
2. Terme créé en 2007 par Gary Wolf et Kevin Kelly, deux éditeurs du magazine du transhumanisme et dont l’objectif est de « préconiser l’usage
américain Wired éthique de la technologie pour étendre les capacités humaines »1.
3. Queval Isabelle, S’accomplir ou se dépasser, Essai sur le sport contemporain,
Saint-Amand, Éditions Gallimard, 2004, p.128 1. Fiévet Cyril, Body hacking, FYP éditions, 2012, p.19, cf. humanityplus.org
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Neil Harbisson, 2014
Entre nature et culture : la délicate position du designer
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Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer
Pharmakon : la technologie remède et poison1 On peut voir dans cet exemple un réel potentiel dans des applications
nécessitants des mouvements précis (la chirurgie, par exemple), et
Le projet « PossessedHand » (« Main possédée »), mené au Japon même l’accomplissement du rêve consistant à réaliser une tache
par l’université de Tokyo en 2011, est un dispositif électronique qui complexe sans apprentissage, persévérance ni effort. Mais, cela
excite artificiellement certains muscles du bras pour contrôler les nous montre aussi comment une technologie peut « forcer » un
mouvements de la main. Les doigts de l’utilisateur sont dirigés être à effectuer une action. Qu’en est-il du contrôle de son propre
comme s’il ne faisait pas appel à son cerveau. Sorte de « piratage corps ? « Les technologies vont-elles faire de nous des surhommes
de la main »2, le développement de ce bandeau vise des applications immortels ou des légumes assistés par ordinateur ? »1 Et par-delà,
nécessitant des gestes précis, mais aussi un apprentissage « auto- qu’en est-il du contrôle par autrui ? Le corps ainsi augmenté pour-
matique » d’un genre nouveau. Le laboratoire montre, notamment, rait-il, comme un ordinateur, être hacké?
l’éducation d’un débutant à jouer du koto - instrument traditionnel
à corde japonais. Le système, par des stimuli, forme l’élève à effec- En outre, les objets d’autocontrôle renvoient à un rapport non pas
tuer les bons accords. qualitatif, mais quantitatif avec notre corps : ainsi, Runkeeper
compte nos pas certes, mais indique-t-il le plaisir que nous avons à
marcher ? Marchons-nous pour satisfaire cette application ou pour
nous-mêmes ? Est-ce l’homme qui court, aidé de la machine, ou
la machine qui incite l’homme à courir ? Sommes-nous en train
de devenir le personnage du jeu vidéo lui-même ? Les chiffres sont
précis et rassurants, nous pensons ainsi mieux contrôler notre
corps. Mais ce médium éloigne le ressenti direct, le rapport intuitif
à soi, aux autres et au monde. Il diffuse aussi une certaine image de
soi. Aussi, l’engouement pour les caméras type GoPro montre une
volonté de montrer sa performance. Celle-ci n’est plus pour soi,
mais conditionner par l’image que l’on veut véhiculer aux autres.
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Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer
personnalisé, sans autre souveraineté qu’une volonté person- En outre, cette course à la personnalisation ne vient-elle pas creuser
nelle »1, indique David Le breton. Le corps n’est plus une limite les inégalités dues aux prix de ces équipements ? Si le coût des tech-
pour bénéficier d’expériences nouvelles. nologies, par la démocratisation, baissent au fur et à mesure de leur
diffusion, permettant un accès au plus grand nombre, la qualité
On peut donc aussi y voir un sentiment de liberté : l’homme devenu nécessaire à un usage sécurisé ne ferait-elle pas naître par ailleurs
meilleur est plus à même de s’adapter à des conditions extrêmes. de nouvelles ségrégations ?
Dans la série télévisée américaine, L’Homme qui valait trois
milliards2, ou encore dans le film RoboCop,3 la technologie est Rarement adaptés au corps humain, les implants incorporés
salvatrice : les héros, tous deux victimes d’accidents graves, sont dans des conditions d’hygiène souvent précaires, sont sources de
ressuscités sous forme mi-humaine, mi-robot, illustrant l’alliance souffrance pour nombre de body hackers. Mais au nom du plaisir
parfaite de la machine et de l’esprit humain. de l’augmentation, ces pirates de l’humain sont prêts à tout, et
« voyant les performances exceptionnelles du coureur handicapé
Il faut souligner qu’il ne s’agit pas ici uniquement d’améliorer Oscar Pistorius [ils] pourraient même rêver de s’amputer volontai-
le goût de vivre de l’homme, mais de satisfaire sa volonté de se rement pour remplacer leurs membres par des prothèses bien plus
distinguer. Neil Harbisson a fait la demande auprès des autorités efficaces »1. Il y a là une contradiction, mélange de jouissance et de
britanniques pour que sa caméra apparaisse sur son passeport : il se souffrance, de distinction et de masochisme : se faire plaisir par la
définit comme cyborg et le revendique. douleur.
Aussi, les technologies évoluent vite et se démocratisent vite. Ce Et pour un peu plus de confort, serions-nous prêts à abandonner
qui était original hier, devient standard aujourd’hui. En effet, notre nature ? En effet, la facilité d’atteindre de meilleures perfor-
par définition, la technique est vecteur d’uniformisation visant la mances sans fournir d’effort supplémentaire se situe dans la conti-
reproductibilité. Nous utilisons déjà tous les mêmes téléphones nuité des paradoxes et des idéaux de la modernité, qu’importe ce
portables et dès qu’un nouveau modèle sort, il devient impératif que l’on y perd. « L’homme ne se quitterait-il pas lui-même pour
de l’avoir pour se différencier. D’où cette volonté de toujours faire engendrer une espèce hybride, mixte de matière vivante et de tech-
plus, avoir plus, pour se distinguer. N’est-ce pas synonyme d’une nologies ? »2 Vouloir absolument améliorer le corps revient d’une
fuite en avant ? Il semblerait qu’il manque toujours quelque chose certaine façon à considérer que l’être humain naturel est handi-
à l’homme : des ailes pour voler, une vue pour voir plus loin, une capé, qu’il devient obsolète. Ce désir d’augmentation ne tradui-
mémoire plus grande... L’insatisfaction se fait aussi grande, voire rait-il pas une haine de l’homme présent ? Notre corps n’arrive
plus grande, que la satisfaction qu’on tire de cette technique. Cette plus à nous satisfaire pour ce qu’il est, nous cherchons donc, là
fuite en avant est-elle vaine ? encore de manière contradictoire, à le perfectionner. En voulant
l’améliorer nous finissons par le haïr. « On est en train de perdre
la chair dans la technique et dans le moteur ! »3 conclut Paul Virilio.
1. « Body hacking : l’homme artificiellement augmenté est-il plus libre ? », France
1. Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Quadrige / PUF, Culture plus, #politique, 13 janvier 2014, consulté le 29 Décembre 2014
1990, p.327 2. Kleinpeter Édouard, sous la direction de, L’humain augmenté, Paris, CNRS
2. Johnson Kenneth, The Six Million Dollar Man, série télévisée, 99 épisodes de 50 Éditions, 2013, p.38
minutes, États-Unis, réseau ABC, 1974-1978 3. Virilio Paul, « Vitesse », in Pichery Benjamin et L’Yvonnet François, sous la direc-
3. Verhoeven Paul, Robocop, États-Unis, 1987 tion de, Regards sur le sport, Paris, Le Pommier, 2010, p.246
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Corps + Entre nature et culture : la délicate position du designer
Enfin, les normes du culte de la performance, évoquées précé- À l’instar de la technique, le design peut être vu comme une ruse.
demment, et auxquelles se conforme la quête du corps augmenté Comme l’énonce le philosophe Vilém Flusser, « Tel est le design, le
se retrouvent finalement décuplées. Les technologies appliquées dessein fondateur de toute culture, civilisation : tromper la nature
au corps renvoient une image accentuée du corps beau, jeune, au moyen de la technique, surpasser le naturel par l’artificiel, et
sain, performant. Cette élévation donne une image méprisante et construire des machines dont tombe un Dieu qui n’est autre que
dévalorise encore plus ce qui ne lui est pas conforme : les défauts, nous-mêmes. »1
les corps faibles et malades. Ainsi, au-delà des inégalités écono-
miques, le culte du corps augmenté provoque un accroissement de Le designer italien Denis Santiachara compare de manière plus
discriminations et d’exclusions envers les corps non-conformes, poétique le designer au prestidigitateur : « Le jeu avec l’imaginaire
vieillissants et fragiles. l’engage à réaliser un projet qui doit être réduit en quelque sorte
à une petite magie, une magie sans truc, une magie reproductible,
Le design : vers d’autres alternatives ? une magie que tu peux toucher. »2 La technologie est un langage des
sens appartenant au designer, « tant une manière de s’exprimer
La technique a d’abord agi sur la nature. Sa stratégie fut d’uti- qu’un outil pour l’invention »3.
liser les lois de la nature contre elles-mêmes : par exemple, les
voiles du bateau avancent contre le vent par la force même du vent1. Sans vouloir rejeter cette façon d’appréhender la technique, n’y
Puis la technique a agi sur elle-même, sur le corps humain en aurait-il par une autre voie, un autre rapport à soi possible ? Faire
restant extérieur à lui, pour enfin s’intéresser au corps lui-même un pas de côté, éviter la ruse pour montrer la puissance du corps
(le transhumanisme). Elle conquiert aujourd’hui notre intérieur sans prendre sa place. Car le designer se voit donc non seulement
dans un mouvement naturel. Ainsi les frontières nature/culture, prendre en compte la technicité, inhérente au monde moderne en
humain/non-humain, naturel/ artificiel, s’estompent. apportant une traduction essentielle de la technologie dans la vie
courante, mais il doit aussi accorder une attention particulière à
Le design est à la frontière de toutes ces techniques, il travaille à d’autres exigences : éthique, poétique, responsable. Le voilà donc
les assimiler. Il vient lui-même intégrer les innovations en faisant « partagé entre le rôle de chantre d’une technophilie qui laisse
en sorte d’effacer les inquiétudes que l’individu peut avoir face aux entendre qu’il existe une solution technique à tous les problèmes
conséquences technologiques. Un bon exemple de conciliation et l’idée selon laquelle la technique ne transforme pas simplement
entre innovation et angoisses technophobiques est le streamline2 : l’homme, mais qu’elle devient l’homme. »4
« une mise en scène élégante le dispute à un art de la dissimulation
et du lissage des fonctionnements techniques et autres rouages par La technique ne serait plus là pour cacher le corps ou le remplacer,
des “capotages” »3. mais pour le sublimer. Pour un design qui se veut accompagnateur,
42 43
Corps +
mais pas dictateur, la technique ne fera fusion avec le corps que dans
l’idée d’épanouissement de l’individu. Le rôle du designer est alors
de trouver le bon équilibre pour l’homme. En effet, l’augmentation
est un terrain subtil où il est nécessaire de connaître les codes pour
bien répondre. Mais, jusqu’à quel point l’usager a-t-il la maîtrise de
ce qu’il fait ? N’est-il pas manipulé ?
44
III
Rendre visible
l’effort
L’ensemble de l’iconographie suivante est
complétée et enrichie par un site interactif
présentant des vidéos. Il est accessible à l’adresse
suivante : http://corpsplus.tumblr.com/
Loïe Fuller
(1862-1928)
Taber Isaiah West, Loïe Fuller dansant avec son voile, 1897,
Aristotype contrecollé sur carton
22,6 x 18,4 cm, Paris, Musée d’Orsay
“L’œil crée son monde, sans la nécessité de l’éducation qui a fait la musique
de par le son. La perception par l’œil est plus vaste qu’avec l’oreille. La vue
est un sens bien plus fin, que le sens de l’ouïe, d’où il dérive que la perfec-
tion dans le mouvement est une musique qui prendra sa place un jour
parmi les plus hautes expressions de l’art connu de l’homme.
Mais pour atteindre la perfection, la danse ou mouvement doit provenir
d’un développement de liberté absolue en expression. [...]
Le mouvement est un instrument par lequel la danseuse jette dans l’es-
pace, des vibrations et des vagues de musique visuelles, et avec un main
de maître, nous exprime toutes les émotions humaines et divines - c’est la
danse...
[...]
Pour apprendre à marcher il faut du temps, de même que pour
apprendre à tenir une plume. Patience, volonté, persistance et efforts, ont
pour résultat l’expression de l’âme, exactement comme la graine nécessite
du temps pour devenir un arbre.”
Fuller Loïe, Ma vie et la danse, Autobiographie, Paris, Éditions l’Oeil d’or, coll.
“Mémoires & miroir”, 2002, p.171-172 et 177
Martha Graham
(1894-1991)
“Je pense que si, de tout temps, la danse a tant fasciné le monde, c’est
parce qu’elle symbolise l’accomplissement de la vie. À l’instant même où
j’écris, le temps a commencé à transformer aujourd’hui en hier - le passé.
Les découvertes scientifiques les plus brillantes se transformeront avec le
temps, et deviendront peut-être obsolètes devant l’émergence de nouvelles
révélations de la science. Mais l’art est éternel, car il découvre le paysage
intérieur, qui est l’âme de l’homme.”
Extrait de Graham Martha, Mémoire de la danse, Arles Actes Sud, 1992, p.9-13
Oscar Schlemmer
(1888-1943)
Schlemmer Oscar, «Regard rétrospectif sur mon Ballet triadique» (vers 1935);
repris dans Claire Rousier (dir.), Oskar Schlemmer, l’homme et la figure d’art,
Pantin, Centre National de la Danse, 2001, p.13
Cunningham Merce, « The Fonction of a Technique for Dance », Sorell Walter (éd.),
The Dance Has Many Faces, New York, World Publishing Company, 1951
Marie Chouinard
(1955)
Namuth Hans, cité dans « Jackson Pollock », Portfolio : The Annual of the Graphhic
Art, n°1, 1951, repris dans Varnadoe Kirk Jackson Pollock, cat. expo., New York, The
Museum of Modern art, 1999, p.90
Yves Klein
(1928-1962)
“Puis lorsque j’ai commencé peu à peu à ne plus rien produire de tangible
avec l’aventure de « l’immatériel » dans mon atelier débarrassé même des
monochromes et vide en apparence, là, mes modèles ont, alors, voulu abso-
lument faire quelque chose pour moi… Elles se sont ruées dans la couleur
et, avec leur corps, ont peint mes monochromes. Elles étaient devenues des
pinceaux vivants !
Déjà autrefois, j’avais refusé le pinceau, trop psychologique, pour peindre
avec le rouleau, plus anonyme, et ainsi tâcher de créer une « distance », tout
au moins intellectuelle, constante, entre la toile et moi, pendant l’exécu-
tion… Cette fois, oh miracle, de nouveau le pinceau, mais vivant cette fois,
revenait : c’était la chair elle-même qui appliquait la couleur au support
sous ma direction, avec une précision parfaite, me permettant, moi, de
rester constamment à la distance « X » exacte de ma toile et ainsi dominer
ma création d’une manière permanente pendant toute l’exécution.”
1. http://www.yveskleinarchives.org/documents/vrairealite_fr.html
Kazuo Shiraga
(1924-2008)
“Un jour j’ai troqué mon couteau contre un morceau de bois que j’ai rejeté
par impatience. J’ai essayé à main nue, avec les doigts de la main. Puis,
persuadé qu’il fallait aller toujours plus avant, j’avançais toujours plus
loin et, en avançant, j’ai trouvé les pieds. C’était bien ça ! Peindre avec les
pieds... [...]
Comment mon acte, qui est corps vivant, peut-il résister à la matière
inerte? J’ai donc décidé de prendre comme supports des éléments totale-
ment opposés à la vie. De façon à ce que subsiste clairement la trace de mes
actions.”
Shiraga Kazuo, « Koi Kazuo » [L’acte même] (1956) ; repris par Alfred Pacquement,
« Gutai : l’extraordinaire intuition », dans Germain Viatte et Shuji Takashina (dir.),
Japon des avant-gardes, 1910-1970, cat. exp., Paris, Éditions du Centre Pompidou,
1986, p.300
Trisha Brown
(1936)
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sans rien faire. Mais ces outils pleins de potentiel peuvent être une Le geste : expression de soi
réponse s’ils sont bien employés. Notamment en les couplant avec
d’autres disciplines qui mettent le corps au cœur de leur pratique. À travers ces exemples, il est essentiellement question de gestes.
Ainsi, dans les chorégraphies de la compagnie Adrien M / Claire B, Dans celui-ci « réside l’expressivité du corps humain, dont est
les technologies se mettent au service des arts scéniques et de la démunie la machine »1. Lorsque l’on parle de geste, on accentue
danse. Cette démarche originale et actuelle pourrait trouver un écho l’aspect expressif du mouvement. Le philosophe italien Giorgio
dans ce projet, mais en quittant l’espace scénique et en étant trans- Agamben définit le geste comme le propre de l’homme : « Ce qui
posée à une pratique plus accessible. En s’inspirant de la danse, ces caractérise le geste, c’est qu’il ne soit plus question en lui ni de
outils ne peuvent alors plus nuire au corps, tant la danse impose sa produire, ni d’agir, mais d’assumer et de supporter. Autrement
propre logique au corps. Aussi, par danse, il faut entendre « mise dit, le geste ouvre la sphère de l’éthos comme sphère propre à
en jeu mouvementée du corps ». Le corps dansant est alors l’évé- l’homme. »2 Or, l’éthos n’est pas la simple extériorisation de son
nement où le corps se manifeste1, où le corps rencontre l’espace, intériorité, mais le comportement en tant qu’il fait sens pour soi et
générant d’infinies configurations. pour autrui. Le geste serait alors une façon pour l’individu de s’ex-
primer.
Du début du XXe siècle avec Loïe Fuller, à nos jours, la danse, art du
corps mouvant, entretient un dialogue étroit avec les arts visuels. En La danse serait donc un moyen de réconcilier l’effort et l’individu,
2012, le Centre Georges Pompidou présente l’exposition « Danser le corps et sa spontanéité. Ainsi la danse contemporaine tente
sa vie »2, sous le commissariat de Christine Macel et Emma Lavigne. désormais de mettre en valeur tous les corps possibles, ces corps
Ce laboratoire de la mobilité et ses modes expressifs rend hommage poétiques que l’esthétique classique effaçait au profit d’un corps
au corps et mouvements et intègre la poésie et l’instinct, voire le obéissant aux canons d’un idéal unique. Or, chaque corps a sa
hasard (avec Merce Cunningham). « signature corporelle », comme l’appelait le danseur, chorégraphe
et théoricien de la danse Rudolf Laban, une partition secrète avec
Ces échanges entre le corps et les arts visuels et sonores se trouvent d’immenses possibilités. La chorégraphe Irène Dowd prolonge
renouvelés avec les technologies numériques : « le geste accède à cette réflexion en affirmant qu’« il n’y a pas d’image correcte ni de
la possibilité de déclencher des événements sonores et visuels. Il posture correcte, ni même de mouvement correct. Il y a une façon
est donc possible pour un danseur d’avoir un feedback de son geste de fonctionner qui, à tel moment donné, vous conduit à la fois vers
autre que proprioceptif »3. Mais à quelles conditions ces techno- l’unité et vers l’ouverture. »3
logies contribuent-t-elles à réinventer la danse pour les amateurs Mais quel regard avoir sur le geste ? Il est « le lien entre l’intention
sans créer une nouvelle dépendance du corps envers la technique ? du danseur et la perception que vous en avez »4 estime le critique de
Sublimant le corps et les mouvements par des augmentations et
extensions, le corps est alors maître des effets visuels et sonores : 1. « Le geste et sa perception », postface d’Hubert Godart in Ginot Isabelle, Michel
pourrait-on parler de revanche du corps ? Marcelle, La danse au XXe siècle, Paris, Bordas, 1995, p.225
2. Agamben Giorgio, « Le geste et la danse », Revue d’esthétique, n°22, 1992,
p.9-12, repris dans Danser sa vie, Écrits sur la danse, Paris, Éditions du Centre
1. Sibony Daniel, Le corps et sa danse, Lonrai, Editions du Seuil, 1995 Pompidou, 2011, p.189
2. Exposition organisée du 23 novembre 2011 au 2 avril 2012, au Centre national 3. Louppe Laurence, « Le corps comme poétique », dans Poétique de la danse
d’art et de culture Georges Pompidou à Paris contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 2000, p.61-81, repris dans Danser sa vie,
3. Menicacci Armando « À propos du rôle des technologies numériques en danse », Écrits sur la danse, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2011, p.213
Archée, http://archee.qc.ca/, consulté le 15 janvier 2015 4. Martin John, La Danse Moderne, Arles, Actes Sud, 1991, p.28
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danse américain John Martin. Ainsi, une des théories du regard sur matériaux industriels. »1 Des arts plastiques à la performance
la danse est l’empathie : le fait que celui qui regarde ressent l’ex- sonore, du pantomime au vêtement et du design industriel à sa
périence du geste de celui qui bouge1. Comment joindre les deux ? déconstruction grotesque, il est un des premiers à intégrer le carac-
Fusionner le spectateur et l’acteur ? Celui qui regarde deviendrait tère pluridisciplinaire de la scène. Dans son Ballet Triadique, basé
celui qui bouge. sur le chiffre trois, les formes abstraites des dix-neuf costumes
induisent les mouvements du corps du danseur. « Reconfigura-
La danse et les arts visuels, laboratoires pour le design tion abstraite de la figure, le costume prédétermine, presque à la
manière d’une notation, les caractéristiques motrices du corps. »2
Le design s’inspire depuis longtemps de l’art, ces deux disci-
plines se nourrissant mutuellement. Le designer italien Bruno Longtemps étranger à la danse, Schlemmer s’y intéresse car il trouve
Munari parle de « passerelles entre art et design » permettant une dans la figure du danseur celui dont seul parle le corps. Ce dernier a
création mouvante et en évolution permanente. Il ajoute : « Le accès à l’espace sans médiation. La figure humaine et l’espace sont
designer est donc l’artiste de notre époque. Non parce qu’il est des thèmes récurrents pour Schlemmer. Walter Gropius, fonda-
un génie, mais parce qu’avec ses méthodes de travail, il renoue le teur et directeur du Bauhaus jusqu’en 1928, décrit : « Il traduisait
contact entre art et grand-public; parce qu’il affronte avec humilité dans le langage abstrait de la géométrie ou de la mécanique ses
et savoir-faire toutes les demandes de la société dans laquelle il vit, observations de la figure humaine en mouvement dans l’espace.
parce qu’il connait son métier, les techniques et les moyens les plus Ses figures et ses formes sont de purs produits de l’imagination, ils
adaptés pour résoudre les problèmes inhérents au design. »2 symbolisent les types éternels du tempérament humain et de leurs
diverses humeurs ; paisible ou tragique, comique ou sérieuse. »3
Le corps trouve une nouvelle augmentation au travers de disposi-
tifs empruntés au monde des arts scéniques. De l’ordre de la créa- D’abord méfiant envers la machine, il finit par lui accorder un
tion, comment retranscrire ces performances scéniques en design ? certain mérite, en faisant preuve de sensibilité et d’intelligence : «
Comment les rendre accessibles et compréhensibles ? Il ne s’agit Naturellement, l’ère de la machine, de la technique, de la méca-
pas de faire de l’individu un danseur, mais de guider le geste par la nique, ne pouvait pas rester sans incidence sur les arts et surtout
projection du résultat final. C’est une invitation au mouvement par pas sur un domaine qui se manifeste essentiellement par le mouve-
la création. ment, par le mouvement du corps humain, par la danse. »4
Ce travail au caractère pluridisciplinaire fait écho aux œuvres À partir du vocabulaire emprunté à ces univers, il est alors possible
d’Oscar Schlemmer3. Cet artiste, à la fois peintre, scénographe d’aborder le projet selon trois entrées :
et designer, professeur au Bauhaus de 1920 à 1928, lie l’art, les « le geste lisible et éphémère », « laisser une trace : la choré-gra-
nouveaux matériaux et les innovations techniques : « il interroge phie » et, enfin, « création d’espace ».
les possibles alignements du corps sur les qualités physiques des
1. Macel Christine et Lavigne Emma, sous la direction de, Danser sa vie, Art et
danse de 1900 à nos jours, catalogue de l’exposition, Paris, Éditions du Centre
1. Ginot Isabelle, « Regarder », in, Glon Marie et Launay Isabelle, sous la direction Pompidou, 2011, p.176
de, Histoires de gestes, Barcelone, Actes Sud, 2012, p.223 2. Ibid.
2. Munari Bruno, L’art du design, Paris, Pyramyd, 2012, p.25 3. Gropius Walter, Introduction à La Scène au Bauhaus, 1926
3. Schlemmer Oscar (1888-1943) artiste allemand 4. Schlemmer Oscar, Théâtre et abstraction, «Ballet mécanique», Lausanne, L’Âge
d’homme, 1978, p.65
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Pistes de projet Un processus déjà bien développé par Merce Cunningham1 qui met
l’énergie et son amplification au cœur de sa pratique de danseur et
• Le geste lisible et éphémère chorégraphe, donnant ainsi à la danse « la qualité qui en fait, au
mieux une image en mouvement de la vie »2. Dans sa chorégraphie
Il faut adorer danser pour persévérer. La danse ne donne rien en retour, ni manus- Biped en 1999, cet explorateur du mouvement montre un échange
crit à garder, ni peinture à mettre au mur ou à exposer dans des musées, ni poème à
publier ou à vendre, rien sauf cet instant fugace, unique, où vous vous sentez vivre.1
entre les danseurs sur scène et des projections de longues volutes
Merce Cunningham étirées reprenant des captures d’action des danseurs. Créant des
mouvements en plus des mouvements, il prend garde à ne pas faire
triompher l’artificiel et l’illusion sur le corps en cherchant toujours
Des dispositifs simples augmentant le corps peuvent facilement « les possibilités de l’organique dans chaque image numérique »3.
apporter une sensation de mouvement. La danseuse Loïe Fuller Ces recherches sur la danse et sa représentation ont guidé et élargi
fut l’une des premières à prendre en compte la mise en valeur de son champ d’exploration tout au long de sa remarquable carrière :
ses mouvements. Avec ses extensions du corps, elle matérialise et « j’ai vu des choses que je ne percevais pas »4 dit-il à propos du
monumentalise le geste. « Avec ses lancers de voiles, la danseuse développement de ses logiciels informatiques.
cherche d’abord à visualiser la trajectoire des gestes dans l’espace ;
autrement dit, elle s’efforce de rendre visible la mobilité même, sans Reprenant le principe du happening ou de la performance, les
le corps qui la porte ». Presque de l’ordre de l’hypnose, la percep- gestes s’effectuent pendant un « instant fugace », pour reprendre
tion du corps en mouvement s’en trouve profondément modifiée. les termes de Merce Cunningham, sans laisser de trace. La prise
de plaisir s’effectue sur le moment. L’effort s’inscrit dans un objet
Ainsi, la technique - Loïe Fuller déposa quatre brevets - peut servir extérieur à soi, qui disparaît avec la fin du mouvement. Le médium
le corps. On l’observe de manière plus populaire avec les échasses incite, accompagne, mais sans dominer, ni manipuler.
des circassiens ou les pompons des pom-pom girls. Une extension
permet la production, l’amplification du geste. Le mouvement se
fait alors expression, l’interaction se joue entre les gestes et les sens.
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Corps + Rendre visible l’effort
V Motion Project, Assembly, 2012 Instrumented Bodies, Joseph Malloch et Ian Hattwick, 2013
Collaboration entre programmeurs, designers, musiciens et animateurs où les Série de prothèses équipés de capteurs et de transmetteurs qui crée de la musique
mouvements d’un danseur sont captés puis traduits en musique en réponse aux mouvements, au toucher et à l’orientation du corps
Epilog de schnellebuntebilder, 2013-2014 « Poussière d’Étoiles », série de photographies, Ludovic Florent, 2012-2014
Installation interactive de 25 minutes où le spectateur est invité à réagir physique-
ment aux sons et images mouvants
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Corps + Rendre visible l’effort
• Laisser une trace : la choré-graphie pratique. Cette pratique, appelée « GPS art », a amené, en 2010,
le zoo de Tokyo en partenariat avec Sony à lancer un défi aux utili-
À l’inverse du côté éphémère de la précédente piste, il est sateurs de Twitter : dessiner, grâce au GPS installé sur le vélo, des
possible d’imaginer garder une trace de l’effort, du mouvement. animaux géants dans la capitale nippone et les partager directe-
Deux manières de marquer le geste ressortent : la photographie et ment sur le réseau. Mais, contrairement aux exemples des artistes
vidéo ou la trace laissée pendant l’action. précédents, ces dessinateurs urbains perdent de la spontanéité du
geste : leur création demande une anticipation, le trajet devant être
Reprenant le principe du fusil photographique d’Étienne-Jules dessiné au préalable sur une carte avant la pratique. Finalement le
Marey1, le film de Michael Langan et Terah Maher décompose le résultat n’est plus attendu, ou plutôt, il n’est que l’exécution d’une
mouvement. Chaque geste reste figé plusieurs secondes avant de tâche établie antérieurement. Le rapport au corps se trouve, une
disparaître, dédoublant le corps et permettant de marquer son fois de plus, oublié au profit de la technologie. Le sportif s’en remet
ampleur dans l’espace. La technique enregistre la mouvance de à son GPS pour le guider, oubliant de se fier à ses propres capacités.
l’individu. Mais le corps, finalement, se retrouve face à la techno-
logie, sans être guidé. Quant à la performance de Rotem Balva, elle est un peu anec-
dotique. Alliant son passé de joueuse de tennis avec sa pratique
Pour ce qui est de laisser une trace, de nombreux artistes comme actuelle d’artiste contemporain, elle fait rebondir une balle sur un
Yves Klein avec ses « anthropométries », Jackson Pollock avec sa tableau, laissant une marque à chaque passage. Cette performance,
« danse du dripping »2 ou Kazuo Shiraga utilisent le corps pour bien que marquant une action, ne traduit rien du corps, l’acte aurait
produire une œuvre. Sortes de « pinceaux vivants », le mouve- tout aussi bien pu être réalisé par une machine.
ment humain se retrouve sur la toile. Ces artistes inventent des
corps sismographes, « sténographes de la sensation » comme Il s’agit donc à la fois de guider le geste par la projection du résultat
Francis Bacon qualifiait sa peinture. Située à mi-chemin entre la final mais surtout en prenant en compte l’ampleur possible des
danse, la performance et les arts visuels, la choré-graphie, l’écri- mouvements du corps. Cette invitation au mouvement par la
ture du mouvement, se retrouve ainsi aussi chez des danseurs, création se retrouve ensuite dans un objet extérieur à soi. Aussi
comme Trisha Brown. Quant à Heather Hansen, elle enregistre sur convient-il de trouver le bon équilibre entre le média utilisé, le
le papier ses mouvements physiques, créant une chorégraphie aux corps et le résultat. Car, enfin, si ce dernier est trop ambitieux, il
motifs géométriques et symétriques. Le résultat est visible au fur et peut provoquer le découragement de l’individu.
à mesure, guidant le corps dans sa construction.
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Choros, Michael Langan et Terah Maher, 2012 Emptied Gestures, Heather Hansen, 2013
Tokyo Zoo Project, Zoo de Tokyo et Sony, 2010 Tennis, Rotem Balva, 2001
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Corps + Rendre visible l’effort
• Création d’espace en marchant, les pieds touchent le sol, et sont, en même temps,
touchés par lui ; comment ils s’y déposent et sont portés par lui ;
Pour retrouver un rapport au corps qui semble être perdu au comment ils s’en approchent et s’en éloignent en même temps. »1 ?
milieu de la technique, il est aussi nécessaire de penser à l’être dans
son environnement, dans l’espace qui l’entoure. Venir envelopper l’individu dans un espace permet une immer-
sion et induit des gestes comprenant le corps entier. Le corps, en
Dans leurs chorégraphies, Adrien M et Claire B dessinent un espace « sculptant l’espace », comme le souhaite le danseur et choré-
dans lequel les danseurs interagissent. Cette rencontre entre corps graphe hongrois Rudolf Laban, inscrit ses propres volumes dans la
et images en mouvement crée un lien fragile, impermanent, entre le mouvance.
rêve et la réalité. Le corps effleure un espace intangible et une forme
de poésie ressort : le corps se trouve presque en apesanteur, noyé Bien que l’encadrant intégralement, il ne s’agit pas d’enfermer
entre les contrastes lumineux comme s’il se situait dans l’espace au l’individu, mais, au contraire, de suggérer un espace encore plus
milieu des étoiles, mais toujours accompagné et enveloppé. grand. Cet environnement suscite une appropriation du corps par
la découverte. « La mise en branle du corps dans l’acte perceptif
Cet espace révélé peut se rapporter à la kinésphère, ou sphère n’est pas mécanique, elle est fonction de l’intention, du désir qui
gestuelle, espace de proximité dont les membres du corps peuvent portent un sujet vers le monde. Une composante affective filtre donc
toucher les bords. « Là s’élabore l’être du corps. Car le corps n’y est en permanence l’exercice de la perception. C’est elle qui colore et
pas une matière centrale ni isolée : il s’enfante dans le gestuel qui interprète le travail de la sensation pour l’organiser en un paysage
est là pour lui faire trouver sa propre identité. »1 ajoute Laurence d’émotions. »2 La poésie, en tant que vecteur d’émotion, a donc une
Louppe. place importante à prendre dans le projet.
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Corps +
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Conclusion
Conclusion
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Corps + Conclusion
d’informations. Et il semblerait qu’un mouvement comme celui Ainsi, par la prise en compte du geste et l’étude des configurations
des tranhumanistes révèle une fatigue d’être un corps, un manque utilisées dans les arts scéniques, le rôle du design est alors de les
de désir. C’est vouloir obtenir des capacités sans faire l’effort de transposer dans une pratique accessible à tous et dissociée de la
se construire - physiquement ou spirituellement. Ainsi, on pour- scène. Il s’agit alors d’accorder la technique avec le corps en faisant
rait dire que la technologie augmente notre pouvoir sur les choses, preuve de sensibilité.
mais, par là même, diminue notre puissance de vivre.
Le corps est à prendre en compte dans toute son ampleur. La tech-
Le design, considéré par Alexandra Midal comme le « lien entre le nique sous forme d’extension du geste aide à matérialiser la puis-
monde abstrait et ardu de la science et de la vie courante »1, se voit sance qui émane des mouvements. Elle peut aussi être considérée
attribuer une part de responsabilité morale. Le monde technolo- comme un guide, le moyen d’exprimer l’effort par l’apparition
gique, à la fois excitant et perturbant, se trouve investi par le design d’une trace. Enfin, elle peut matérialiser toute la poésie, l’ampleur
qui peut y voir tantôt des bénéfices, tantôt des désagréments. Ainsi, et le souffle qui rayonnent à partir de notre corps mouvant.
à l’instar de la science fiction, le design narre et s’interroge sur les
conséquences de ces évolutions qui conditionnent l’homme. Relié à une action et son processus, le geste se situe au centre de ma
recherche pour sublimer le corps. Qu’est-ce qui me met en mouve-
Mais, bien que la technique peut parfois sembler terrifiante, il ment et comment ? Sans vouloir donner lieu à une œuvre d’art,
devient aujourd’hui difficile d’en rester à l’écart : presque tous nos comment, en s’inspirant des activités corporelles liées au champ
rapports sociaux passent par le numérique (téléphone portable, des arts scéniques, donner sens à l’expression de soi ?
mail, réseaux sociaux). De même, les technologies digitales ouvrent
de nouvelles possibilités pour sublimer le corps. C’est alors au desi-
gner de savoir se saisir des codes afin de proposer des solutions
alternatives pour un nouveau rapport au corps.
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Bibliographie
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