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ISBN 978-2-8159-3781-8
Jean Ferrat,
c’est beau la vie
Denis Lafay
&
Laurent Berger
Étienne Klein
Cédric Villani
éditions de l’aube
À Martin Tronchon,
À cette jeunesse admirative de Jean Ferrat
et qui assure à son œuvre d’être éternelle
Préambule
ÉTERNEL JEAN FERRAT
Denis Lafay
1. Les termes suivis d’un astérisque renvoient à des chansons de Jean Ferrat dont le
lecteur trouvera les références par ordre alphabétique en fin d’ouvrage.
2. Stefan Zweig, Le monde d’hier, Paris, Gallimard, Folio, 2016 [1941].
3. Stefan Zweig, Pas de défaite pour l’esprit libre. Écrits politiques inédits (1911-
1942), préface de Laurent Seksik, Paris, Albin Michel, 2020.
Préface
« JE NE SAIS CE QUI ME POSSÈDE »
Cédric Villani
*
**
***
« Un pays qui n’a plus de poésie est un pays qui n’a plus
d’avenir » : l’affirmation d’Yves Bonnefoy éclaire de manière
singulière les causes du dépérissement dans lequel s’enfonce
cette Europe espérée et conçue comme une parade future –
éternelle ? – à la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, à
ces ténèbres que Ferrat, né Tenenbaum et dont le père fut
assassiné à Auschwitz, autopsia et exorcisa avec tant de
gravité. « Pour que la nuit ne vienne plus jamais », commenta-
t-il à propos du « monument » de Picasso, Guernica (1937),
alors que la mémoire vivante s’évapore irréductiblement, et
bientôt s’éteindra. « On me dit à présent que ces mots n’ont
plus cours / […] Que le sang sèche vite en entrant dans
l’histoire », ose-t-il, d’ailleurs, dans ce Nuit et Brouillard*
auquel l’œuvre iconique de Zoran Mušič, celle de Félix
Nussbaum ou celle de Käthe Kollwitz font si puissamment
résonance. Puisque la poésie signifie créer, espérer, embellir,
oser, respecter, considérer, partager, son étiolement
progressif retire, symboliquement, ces attributs au sein des
pays composant l’Europe. Et donc au sein de l’Europe elle-
même. D’ailleurs, comme une malheureuse démonstration des
prophéties d’Yves Bonnefoy, ce qu’est aujourd’hui l’Europe,
n’est-ce pas morcellement, ostracisme, régression des
consciences et intolérance idéologique ? N’est-ce pas replis,
féroces adversités, inconciliables aspirations, radicalismes
religieux ? N’est-ce pas tentations sécessionnistes,
inflammation populiste, prolifération xénophobe ? N’est-ce
pas dictature marchande, aliénation matérialiste et utilitarisme
pyromane ? De l’Italie à la Pologne, de la Hongrie à
l’Autriche, de la France à l’Espagne, en Grande-Bretagne et
jusqu’en Allemagne, ces « possibilités » de fracturation, de
désagrégation ont coagulé, et ont franchi une étape décisive :
la digue, longtemps jugée infranchissable, des urnes, comme
en 2019, dans une prostration sépulcrale, un silence mortifère
qui ont valeur d’adoubement. La haine ruisselle. L’Europe,
cette Europe au sauvetage de laquelle, chacun dans son
domaine, Laurent Berger, Étienne Klein, Cédric Villani,
s’emploient sans relâche, moisit. Se décompose. Les thèses les
plus nauséabondes, devenues tropisme, enrégimentent.
L’édifice vacille, ce qui n’était qu’inoffensives clôtures
emmure, ce qui cimentait est en ruines, ce qui éclairait croupit
et se dissout dans les limbes. « La guerre a fait de moi un
Européen », expliquait Daniel Cordier, chancelier d’honneur
de l’ordre de la Libération7. L’auteur d’Alias Caracalla8 et De
l’Histoire à l’histoire9, espérait une Europe « débarrassée des
nationalismes et de l’antisémitisme », mais constatait « que
c’est difficile, très difficile, et même de plus en plus difficile.
Je ne sais pas ce qu’il s’est passé pour que tout cela revienne.
Longtemps, j’ai cru que toutes ces horreurs étaient plus ou
moins définitivement derrière nous. Il faut croire que non. Ce
n’est pas pour revoir tout cela en Europe que nous nous
sommes battus. » L’Europe de nouveau mausolée ? Lui qui fut
secrétaire de Jean Moulin mettait en garde contre ce qui n’est
plus inimaginable et que la situation politique, institutionnelle,
démocratique de l’Europe rend de moins en moins
inconcevable. Comme un écho à cet avertissement et aux
prémonitions de Stefan Zweig – dans Appels aux Européens10
et Le Monde d’hier11 –, comme pour conjurer la probabilité
qu’il devienne prédiction, François Montmaneix, de son côté,
développait l’une des propriétés essentielles de la poésie : elle
est, pour celui qui sait la créer mais tout autant pour celui qui
sait la recevoir, un rempart contre le « mal absolu ». Ainsi,
illustrait-il, les officiers SS confortablement assis dans le salon
de leur maison bordant le camp d’Auschwitz « n’écoutaient
pas Schubert ; ils écoutaient du piano ». Car écouter la Sonate
pour piano n° 21, c’est « être en poésie », un état intérieur «
impossible » lorsqu’on est dans l’inhumanité, puisque « être
en poésie, c’est être perdu pour le mal absolu ». Son écriture,
sa musique et sa voix oraculaires, expressions de son
humanité, ont protégé Jean Ferrat de ce mal absolu, elles ont
aussi cherché à immuniser l’auditoire.
5. Axel Kahn, en dialogue avec Denis Lafay, L’éthique dans tous ses états, La Tour
d’Aigues, l’Aube, 2019.
6. Robert Misrahi, en dialogue avec Denis Lafay, Petit manuel de bonheur à
l’usage des entrepreneurs… et des autres, La Tour d’Aigues, l’Aube, 2020.
7. Thomas Wieder, « Daniel Cordier : de Jean Moulin à la jeunesse d’aujourd’hui,
la leçon de vie d’un homme libre », Le Monde, 10 mai 2018.
8. Daniel Cordier, Alias Caracalla, Paris, Gallimard, 2009.
9. Daniel Cordier, De l’Histoire à l’histoire, Paris, Gallimard, 2013.
10. Stefan Zweig, Appels aux Européens, Paris, Bartillat, 2014.
11. Op. cit., 2016 [1941].
12. Jean Giono, « Je ne peux pas oublier », in Refus d’obéissance, Paris, Gallimard,
1937.
13. Le Déserteur, paroles de Boris Vian, musique de Harold B. Berg et Boris Vian,
1954.
14. Ces trois dernières citations sont extraites de La femme est l’avenir de
l’homme*.
ULTRA MODERNE
Dialogue avec Laurent Berger
29. Sauf mention contraire, les paroles et la musique sont de Jean Ferrat.
Dans la même collection
Laurent Berger, Au boulot ! Manifeste pour le travail
Éric Dupond-Moretti, Le droit d’être libre, illustrations de Pascal Lemaître
Éric Dupond-Moretti, Ma liberté
Axel Kahn, L’éthique dans tous ses états
Étienne Klein, Sauvons le Progrès
Yves Michaud, Aux armes, citoyens !
Robert Misrahi, Petit manuel de bonheur à l’usage des entrepreneurs… et des
autres, illustrations de Pascal Lemaître
Edgar Morin, Pour changer de civilisation, illustrations de Pascal Lemaître
Pascal Picq, Une époque formidable
Pierre Rabhi, J’aimerais tant me tromper, illustrations de Pascal Lemaître
Jean-Christophe Rufin, Compostelle, en Chemin vers soi,
illustrations de Pascal Lemaître
Alain Touraine, Macron par Touraine
Michel Troisgros, La joie de créer, illustrations de Pascal Lemaître
Jean Ziegler, Les murs les plus puissants tombent par leurs fissures