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JEAN FERRAT, C’EST BEAU LA VIE

La collection Le Monde en soi

est dirigée par Denis Lafay

© Éditions de l’Aube, 2020


www.editionsdelaube.com

ISBN 978-2-8159-3781-8
Jean Ferrat,
c’est beau la vie

Denis Lafay
&
Laurent Berger
Étienne Klein
Cédric Villani

éditions de l’aube
À Martin Tronchon,
À cette jeunesse admirative de Jean Ferrat
et qui assure à son œuvre d’être éternelle
Préambule
ÉTERNEL JEAN FERRAT
Denis Lafay

Aux funérailles de son père, qui lui avait fait découvrir


l’œuvre de Jean Ferrat, Cédric Villani diffusa Les Poètes*1 – «
Je ne sais ce qui me possède… » –, et au moment d’entrer en
politique, il choisit Ma France* pour incarner musicalement
son amour de la nation. Laurent Berger, pour sa part, s’ouvrit à
Ferrat grâce à sa mère, et tout comme Cédric, arrime
d’émouvants souvenirs dès l’enfance et quelques repères
majeurs de ses prises de conscience, engagements et combats
ultérieurs aux textes écrits ou interprétés par Ferrat. De son
côté, Étienne Klein l’alpiniste lave sa « dette existentielle » à
l’égard d’une chanson cardinale dans son destin,
La Montagne*, et répare des malentendus sur les ambiguïtés
de l’obédience communiste de l’artiste. J’ai, fixées pour
toujours dans ma mémoire, les pochettes des crus « 80 » et «
95 » du diptyque consacré à Aragon, ces chansons qui
coloraient nos dimanches après-midi en famille, ces poésies
dont, finalement, chacun de nous quatre peut estimer qu’elles
ont participé à innerver sa conscience politique, à forger sa
conscience militante. À éclairer sa conscience d’humaniste.

La composition d’un ouvrage collectif réclame souvent de


son initiateur opiniâtreté et endurance pour convaincre ses
complices puis accomplir l’aventure. Là, un simple texto suffit
pour que le syndicaliste Laurent, le philosophe des sciences
Étienne et le mathématicien Cédric manifestent aussitôt leur
enthousiasme et dégagent, dans un calendrier gorgé
d’urgences urgentes, obstrué de priorités prioritaires, la
disponibilité temporelle mais aussi intellectuelle et affective
que réclamait leur contribution. Comme si faire honneur à
Ferrat constituait à leurs yeux plus qu’une urgence et une
priorité : une nécessité. Pour la plupart d’entre nous quatre qui
avons hérité de la poésie de Ferrat grâce à la sensibilité et à
l’humanité de nos parents, peut-être éprouvons-nous à notre
tour le besoin de semer, le plaisir de faire connaître, la joie de
partager les trésors de cette exceptionnelle congruence de mots
et de partitions, de textes et de musiques. Les trésors de cet
esprit libre qui jamais n’abdiqua et semblait imperméable à la
défaite.
13 mars 2020 : voilà dix ans que Jean Ferrat a disparu. Dans
ces pages « hommage », Laurent, Étienne, Cédric et moi
convions le lecteur à une balade, à la fois intime et pudique,
dans la poésie, dans la foi, peut-être aussi, humblement, dans
l’âme de l’artiste telles que nos expériences personnelles les
ont accueillies, interprétées, pétries et au final s’en sont
imprégnées. Une poésie, une foi et une âme qui, mises en
miroir de notre époque, révèlent une stupéfiante
contemporanéité. Que de vision et d’audace, de courage et
d’exhortations à la responsabilité, dans ces chansons ciselées
pour certaines il y a une soixantaine d’années ! Elles étaient
une autopsie bouleversante des tourments d’avant, elles étaient
une lecture acérée de l’époque d’alors ; mais plus saisissant,
elles étaient une anticipation vertigineuse des sociétés et de la
civilisation en gestation. Et cela, qu’il s’agisse de technologie,
de communication, de progrès, de travail, de capitalisme, de
barbarie, de solidarité, de justice, de jeunesse, de fraternité, de
vulnérabilité, d’environnement, de nature, d’urbanisme, de
vieillesse, de ségrégation, d’idéologie, de politique, de… Sans
doute est-ce ce qui confère aux témoignages ici rassemblés
toute leur puissance, leur luminosité. Leur utilité et leur raison
d’être. Car ils sont les révélateurs de ces mêmes
caractéristiques emblématiques des compositions de Ferrat,
des compositions au service ou au chevet, à la défense ou à la
sanctuarisation de l’essentiel : l’humanité de chaque Homme
et l’humanité de toute l’Humanité, exprimées avec amour et
colère, avec humour et subversion, avec gravité et bravoure,
avec grâce et rage. Voilà pourquoi ces compositions sont bien
plus que « seulement » d’actualité : éternelles.

Quelques semaines avant la commémoration de la mort de


Ferrat était exhumée une somme d’écrits politiques inédits que
Stefan Zweig, hanté par la progression inexorable du
crépuscule, avait rédigés entre 1911 et 1942. Dans ce
miraculeux ouvrage, il expose ses infatigables combats contre
l’antisémitisme et la peine de mort, il publie une fulgurante et
poignante incantation du « génie de la responsabilité ». Il met
en garde contre les « périodes imprévisibles » propices à ce
que « chaque être aspire […] dans un mouvement de repli
instinctif à échapper au collectif et cherche à s’enclore dans sa
forme propre […], à s’isoler, à se renfermer ». Il fustige la
suprématie de « l’égoïsme sacré du nationalisme sur
l’altruisme sacré du sentiment européen », et en riposte à une
Europe drapée dans son linceul et se dérobant à ses missions
d’humanité, il destine à « la jeunesse des pays plus jeunes
(Amérique) » ses croyances de « sauver, pour le monde, la
liberté de l’esprit et l’humanité du cœur ». Il se veut « la voix
des victimes […] dont la parole est étouffée, étranglée » et
confesse sa « honte » de s’exprimer « pendant que [des]
millions d’êtres râlent sous leur bâillon » et, persécutés, « sous
l’ombre de la terreur », se terrent dans le « silence » – ce
silence, au gré des situations répertoriées, « glacial, total,
effroyable, impénétrable, interminable, plus dévastateur [et]
oppressant que les cris ou les sanglots ». Il sourit d’un
optimisme au nom duquel les progrès – « de la science
[faisant] reculer les maladies […], [rendant] moins coûteuse la
nourriture, [augmentant] […] presque à chaque instant les
commodités de la vie » – doivent assurer que « la misère des
masses et la détresse des peuples [seront] bientôt soulagées et
que [naîtra] une humanité nouvelle, plus pacifique et plus
heureuse ». Sa quête, obsessionnelle et munificente, de la paix,
fait l’objet d’un texte éblouissant, fondamental, paru le
22 octobre 1918 ; il rapporte son cahoteux mais émouvant
cheminement intérieur vers la paix, il confie l’itinéraire
sinueux conduisant à la réappropriation et même au
réapprivoisement de la paix, il convoque les pouvoirs
mystérieux de son « âme » grâce auxquels il visite chaque
maison et observe chaque famille envahie par la joie de la
paix, mais il décrit aussi l’« invariable beauté de la nature »
qui devient « cruelle, inaccessible, […] ô tellement étrangère »
lorsqu’elle a été champ de bataille et humus de « corps
déchiquetés »… N’éprouve-t-on pas, à cette lecture, de
subtiles concordances thématiques, quelques clameurs,
déchirements ou espoirs de grande proximité entre l’auteur du
Monde d’hier2 et le disciple d’Aragon ? Nulle volonté, bien
sûr, d’établir une quelconque similarité entre l’œuvre
monumentale et thaumaturgique de Zweig et l’œuvre artistique
et divertissante de Ferrat. En revanche, parce que leur
exigence d’intégrité et leur respiration humaniste sont
limitrophes, parce que la nature et la finalité de leurs luttes
convergent vers un rêve de paix et un idéal civilisationnel
comparables, et parce qu’à cette quête substantifique et
viscérale ils s’offrirent sans esquive ni répit ni compromis –
jusqu’au sacerdoce et même, pour le Viennois exilé au Brésil
et dévoré par la dislocation incendiaire de son époque, au
suicide –, l’un comme l’autre en sont deux témoins iconiques :
il n’existe pas de défaite pour l’esprit libre. Pas de défaite
pour l’esprit libre : c’est d’ailleurs le titre du recueil de…
l’éternel Stefan Zweig3.

Pas de défaite, donc, pour l’esprit libre. Et même : victoire


pour l’esprit libre, lorsqu’il est « aussi » jouissance d’une
étreinte, extase d’un paysage, plaisir d’une offrande, lorsqu’il
est émotion d’un partage, joie d’aimer, allégresse d’un
souvenir, lorsqu’il est euphorie d’une conquête et désir d’un
regard, consolation d’un silence et magnificence d’un pardon,
lorsqu’il est sensation d’un instant, réconfort d’une écoute,
apaisement d’une caresse, lorsqu’il est bienveillance et
générosité, tendresse et altruisme, fraternité et miséricorde.
Lorsqu’il prodigue le bonheur et l’espérance. Alors, cet esprit
libre peut chanter : c’est beau la vie* !

1. Les termes suivis d’un astérisque renvoient à des chansons de Jean Ferrat dont le
lecteur trouvera les références par ordre alphabétique en fin d’ouvrage.
2. Stefan Zweig, Le monde d’hier, Paris, Gallimard, Folio, 2016 [1941].
3. Stefan Zweig, Pas de défaite pour l’esprit libre. Écrits politiques inédits (1911-
1942), préface de Laurent Seksik, Paris, Albin Michel, 2020.
Préface
« JE NE SAIS CE QUI ME POSSÈDE »
Cédric Villani

C’était un autre monde. Celui d’avant les téléphones


portables et Wikipedia, celui où l’on devait se résoudre à ne
savoir que quelques bribes sur les uns et les autres. Celui où
les soirées se passaient réellement en un lieu et non connectées
à la terre entière. Surtout quand on habitait en banlieue
résidentielle, en pied de montagne, avec les nuits emplies, non
des bruits de la ville, mais du souffle des bourrasques de vent
qui de temps en temps arrachaient un pin gigantesque.
C’était à l’époque des tourne-disques et des grandes piles de
vinyle, où l’on n’avait pas à disposition des millions de titres,
mais les quelques centaines, quelques milliers tout au plus, que
l’on avait achetés. Et dans la maison de mon enfance, cette
voix qui parfois emplissait toutes les pièces, chaude et pleine
d’harmoniques, avec son timbre solennel et ses mots
mystérieux. « Marlowe il te faut la taverne / Non pour Faust
mais pour y mourir / Entre les tueurs qui te cernent / De leurs
poignards et de leurs rires / À la lueur d’une lanterne » (Les
Poètes*)
Dans la pile familiale, on trouvait Ferrat 80, moustache et
cheveux mi-longs, posant fièrement devant un incendie
rougeoyant. Mais pour mon père, le vrai, le grand Ferrat,
c’était celui qui chantait Aragon et savait mieux que
quiconque en souligner la force, l’élégance, la profondeur, les
jeux de sonorités. Professeur de lettres, mon père comparait à
l’occasion Aragon à Hugo – Aragon admirait profondément
Hugo, la comparaison ne l’aurait certainement pas choqué – et
voyait dans Ferrat celui qui l’avait vraiment révélé. Tout
particulièrement dans sa chanson fétiche, Les Poètes*, où
Aragon évoque le besoin irrépressible de création artistique.
Il est un autre souvenir d’enfance dans lequel mon père est
associé à Ferrat. C’était en voiture, et soudain il éclatait de rire
en entendant L’Idole à papa* à la radio. J’essayais de
comprendre la raison de cette hilarité. « Il s’imite lui-même
dans le style de Tino Rossi ! » Je dois avouer que cela me
dépassait. « Fait-il envie ou bien pitié / Je n’ai pas le cœur à le
dire ! / On ne voit pas le temps passer… » Le temps a passé et
m’a permis d’apprécier cette chanson à la hauteur de ses
mérites : l’un des exemples les plus subtilement magnifiques
d’autodérision de tout le répertoire français. M’a permis
d’apprécier aussi toute la palette des talents de Ferrat.
Le Ferrat sarcastique qui pourfend le conformisme, le
colonialisme, le jeu politique et les petits arrangements ; le
Ferrat des Noctambules*, du Fantôme*, du Sabre et du
Goupillon*, des Jeunes Républicains indépendants (Un
jeune*), des policiers infiltrés (Hou hou*), d’Une Femme
honnête*… Volontiers anticlérical, il s’amuse à faire rimer «
Marie Jésus » avec « plein le c… » (En groupe*), il décoche
ses flèches sur fond d’orgue ou de clavecin.
Le Ferrat tout en émotion, celui qui manie le contraste
hugolien dans la voix comme dans les effets, celui qui nous
fait pleurer en évoquant la fratricide guerre d’Espagne
(Maria*), les mutineries (Potemkine*), la tragique assurance
d’une jeune et charmante meurtrière vietcong (Dix-sept ans*).
Le Ferrat de l’utopie et des lendemains qui chantent, chemise
ouverte et regard fier, celui qui clame la puissance de la
jeunesse et son triomphe Un jour futur*, celui qui prophétise
le « printemps ininterrompu » (Au printemps*).
Le Ferrat ardéchois qui chante la beauté de la nature et du
monde paysan, celui qui chante la montagne aux centenaires
(La Montagne*) et le soleil qui se lève sur un paysage
radieux… et son versant campagnard, celui qui oublie la
poésie pour la gaudriole, chante à gros sabots au risque de se
planter : le Ferrat de Sacré Félicien*, des « trois célibataires »
(La Bourrée*), ou de L’amour est cerise* – « boh, depuis le
temps que nous entendons pire » (L’Idole à papa*) !
Le Ferrat artiste qui rend tendrement hommage à ses pairs, à
Vian ou à Brassens, prisant l’anticonformisme, parvenant
toujours à les imiter subtilement tout en gardant son propre
style.
Le Ferrat heureux de vivre, Hop là*, tout simplement, celui
qui chante que C’est beau la vie*, que c’est beau d’aimer sa
môme (Ma môme*).
Le Ferrat dépositaire de l’histoire, celui qui chante la France
des prolétaires, celui qui est né Jean Tenenbaum et dont le père
mourut à Auschwitz ; le Ferrat qui osa gâcher la fête des
joyeuses sixties en faisant résonner Nuit et Brouillard* à la
radio.
Le Ferrat contestataire, qui contrairement à Brassens croyait
en l’intelligence des contestations massives En groupe, en
ligue, en procession*. Celui qui chanta les textes du résistant
Georges Coulonges et du conteur Henri Gougaud, celui qui se
fit interdire d’antenne à l’occasion.
Le Ferrat musicien surdoué, pour qui se démena Alain
Goraguer, l’immense arrangeur de Boris Vian et du jeune
Serge Gainsbourg. Avec sa façon de faire intervenir tour à tour
les flûtes, les clarinettes, les violons, les trompettes, avec ses
bases de guitare et d’orgue, avec son talent pour souligner les
contrastes, passant du gai au tragique, du swing chantant au
tumulte beuglant, Goraguer livrera avec ses arrangements de
Ferrat l’un des corpus les plus aboutis de toute la chanson
française.
Et le Ferrat d’Aragon, qui était tout cela à la fois ! Aragon
avec ses contrastes, ses roulements de tambour, ses cris et sa
voix fluide comme un ruisseau. Célébrant la douceur de vivre
(Au bout de mon âge*), la joie du couple (Nous dormirons
ensemble*), les poètes maudits (Robert le Diable*, Les
Poètes*). Jouant avec la langue française aussi bien qu’un
Verlaine (« Le chemin creux qui pluie implore », « ton rendez-
vous contremandé4 »). Et l’Aragon du grand jour, bien sûr ! «
Un jour, un jour viendra / Couleur d’orange / Un jour de
palmes, un jour de feuillages au front / Un jour d’épaule nue /
Où les gens s’aimeront / Un jour comme un oiseau / Sur la
plus haute branche » (Un jour, un jour*).

Après avoir donné le meilleur de lui dans les années 1960 et


1970, Ferrat n’était pas à sa place dans les années 1980, entre
le doute idéologique et les synthés envahissants. Il termine la
décennie dans la désillusion de la chute du Mur, espérant que
nous ne soyons pas condamnés à vivre Dans la jungle ou dans
le zoo* (dans le capitalisme ou le communisme). Est-il hors-
jeu ? Il doit compter sur les jeunes contestataires pour « mettre
leurs grands pieds dans son plat » (L’Idole*).
Et en 1994, la claque : le second disque compilation de
chansons d’Aragon (album Ferrat 95). Inouï de profondeur et
de subtilité. Deux sexagénaires, Ferrat et Goraguer, maniant à
la perfection toutes les ficelles de leur art, nous livrent le
disque le plus vivant, le plus extraordinaire qui se puisse.
Alternant les ambiances chatoyantes et sombres, tragiques et
légères. Intimiste (Elle*, Chambres d’un moment*, Musique
de ma vie*, Lorsque s’en vient le soir*). Désabusé
(Complainte de Pablo Neruda*, Les Oiseaux déguisés*).
Célébrant le bonheur de la vie (Odeur des myrtils*, Pourtant
la vie*). Grimaçant devant la misère du monde (Qui vivra
verra*). La souffrance des poètes (« Nous sommes nés gens de
la nuit / Qui portons le soleil en nous / Il nous brûle au profond
de l’être / Nous avons marché dans le noir / À ne plus sentir
nos genoux / Sans atteindre le monde à naître » [Complainte
de Pablo Neruda*], « Tous ceux qui parlent des merveilles /
Leurs fables cachent des sanglots » [Les Oiseaux déguisés*]).
Hommage aux artistes (Chagall*, Carco*), à la nature
(Devine*), à Paris et à ses « feux de vérité » (Les Feux de
Paris*). La virtuosité des mots (« Un cuir à crier qu’on corroie
» [J’arrive où je suis étranger*], « C’est un peu fondre pour le
givre » [ibid.], « Tous les animaux et les candélabres / Le
violon-coq et le bouc-bouquet / Sont du mariage »
[Chagall*]). La virtuosité des arrangements, plus riches et
complexes que jamais, de la valse aux rythmes latinos, de la
flûte au sax en passant par le violon tzigane, et toutes les
variations de percussions du monde. En silence de tambour et
en fracas de silence. Finissant par un Épilogue* de légende,
l’une des plus grandes chansons du répertoire français, par son
ampleur et son évocation onirique. Par sa désillusion, tragique
et digne, devant l’impossibilité de faire triompher le progrès.
Entre Un jour, un jour* et Épilogue*, la chanson qui ouvre et
celle qui ferme son recueil Aragon, il y a le trajet d’Aragon et
le trajet de Ferrat, depuis l’affirmation de conquête bravache
jusqu’au temps des inventaires. En 1967, Ferrat reprend
l’espoir de l’Aragon de 1936. En 1994, Ferrat refait sien le
constat de l’Aragon de 1960. Comme si le chanteur refaisait à
trois décennies d’intervalle le chemin de son mentor.

Tout n’était-il que ce théâtre ?

Qu’importe qu’on l’abandonne « comme une hypothèse »,


« Du moment que jusqu’au bout de lui-même le chanteur a fait
ce qu’il a pu », « Car il n’est pas toujours facile de savoir où
est le mal où est le bien » (Épilogue*). Et de fait, après ce
coup d’éclat du second album Aragon, pour Ferrat ce fut le
silence. Qu’aurait-il pu ajouter ? Peu d’artistes auront réussi à
conclure leur carrière par leur chef-d’œuvre. En 2010, quand
Ferrat nous a quittés, il avait bien gagné une place de choix
dans nos références collectives.

À l’enterrement de mon père, j’ai fait passer « Je ne sais ce


qui me possède » (Les Poètes*). Sûr que Ferrat ne m’en a pas
voulu de le faire jouer à l’église. Et quand, nouveau venu en
politique, il a fallu choisir une chanson pour démarrer mon
chapitre sur la France, j’ai choisi, tout naturellement, Ma
France*. Car à la fin, pour moi, Ferrat, c’est tout à la fois deux
précieuses références de filiation : mon père et mon pays.

Aujourd’hui, le fantôme de Ferrat doit se marrer en me


voyant passer sur les plateaux télé. Il s’agite avec ses chaînes
pour me déconcentrer, pourfendant dans l’ombre les débats à
la noix et les sondages à la c… Sûr qu’il me trouve pitoyable
(si tant est qu’il me prête la moindre attention). Mais derrière
le bruit de chaînes goguenard et les bilans désabusés, il rêve
toujours d’un printemps ininterrompu gagné à coups de
grandes processions populaires.
Et moi, tout en cherchant à déjouer les pièges des
journalistes et les combines des appareils politiques, me reste
toujours dans un coin du subconscient l’image d’un petit
Gavroche sûr de lui, ivre de liberté et de lutte, contre les
immobilismes ou contre la débâcle environnementale, qui se
lève et qui chante. « Un jour futur, puis des millions de jours /
J’avancerai, parmi des millions d’hommes / Brisant les murs
de ce siècle trop lourd / Croquant l’amour comme la rouge
pomme » (Un jour futur*).

Jean Ferrat, un chanteur qui incarne tant… Il me renvoie à


des moments clés de ma vie, il a une portée universelle, il est
d’une singulière actualité. Aussi n’ai-je pas hésité une seconde
lorsque Denis Lafay m’a fait l’honneur de m’offrir de rédiger
cette préface. Honneur d’autant plus grand que j’y côtoie deux
personnes, Laurent Berger et Étienne Klein, pour qui j’ai le
plus grand respect, et qui eux aussi incarnent différentes
facettes du changement et du progrès. À travers leurs regards
croisés, entrelacés par la patte de Denis, la confrontation entre
Ferrat et le monde d’aujourd’hui sera passionnante.

4. Ces deux citations dans Le Tiers-Chant*.


LE POÈTE AURA TOUJOURS RAISON
Denis Lafay

Antraigues, mai 2000. C’est de là qu’il lutte. De là qu’il écrit


les mots et les notes qui portent haut l’amour. De là aussi qu’il
exprime ses plaintes et panse ses blessures. De là qu’il livre les
partitions qui escortent son combat inépuisable contre les
avilissements et les oppressions, qui crient son rejet des
autocraties et son insoumission au pouvoir, qui confessent ses
dépits, qui propagent ses croyances humanistes et son appel
d’un renouveau, qui fulminent contre la puissance prédatrice,
qui mettent l’homme debout et restaurent sa dignité. De là
qu’il dissèque la mappemonde économique et politique, celle
des iniquités, des tromperies, des perversités, des rapacités,
des sabordages. De là qu’il alerte, qu’il clame son idéal et ses
utopies, simplistes et périmés pour les résignés et les guerriers,
simples et implacables pour qui contemple le monde d’un
regard indiscipliné, éthéré. Et libre. Là ? C’est cette vieille
maison de pierres blanches, cet ermitage silencieux accroché
au flanc d’une vallée vertigineuse au pied de laquelle s’écoule,
nonchalante, une petite rivière gorgée de truites venue des
hauts plateaux ardéchois, une musique précieuse qui remonte
la pente et pénètre les murs du salon. Le temps paresse dans ce
village d’Antraigues cerné par les montagnes, où la nature
s’impose. Jean Ferrat reçoit dans une pièce boisée, habitée
d’un piano et de centaines d’ouvrages, de témoignages. Au
centre, une table basse. Au sommet d’un monceau de
documents, la dernière livrée de Ras l’Front. La moustache et
le cheveu blancs, le visage parcheminé, l’œil rieur et
scrutateur, Jean Ferrat demeure dans sa révolte – « elle est la
base » –, une révolte douce, sage, crédible, critique, qu’il a
purgée des dogmatismes, une révolte certes ardente mais
contenue et irénique, qui épouse un dessein grave et agressé :
servir l’homme. Une révolte écoulant son « inquiétude » d’un
monde « terrifiant » qui réserve à quelques élites les privilèges
du progrès, qui échoue à répandre « les découvertes
merveilleuses » dans chaque recoin, qui place les pouvoirs –
scientifique, économique, politique – en capacité de « détruire
l’individu. Le XXe siècle restera celui où l’humanité a créé les
outils de son propre anéantissement. »

Bien qu’il s’en défende, il divulgue un engagement


missionnaire, auquel son expérience du monde du travail, dès
seize ans, a abondamment contribué. Il acquiert là « une
conscience de classe ». Laborantin, il occupe un travail « un
peu technique, plutôt évolué, moins abrutissant que la chaîne.
Mais comme tout le monde, j’étais lié à l’autorité d’un chef, à
une forme d’exploitation. C’est ici que j’ai découvert les
contradictions, les conflits, et l’utilité de l’action syndicale.
J’ai alors rejoint la CGT. » Déjà rétif et insubordonné,
transgressif et indomptable. « Je me souviens de ce chef de
service, qui me claqua : “Vous êtes un raisonneur. Et je n’aime
pas ça.” Cette remontrance illustre une réalité de l’entreprise,
celle des hiérarchies qui refusent aux salariés le droit de
discuter et de penser. » Elle enracine aussi sa conscience de la
valeur « inaltérable » de la solidarité et des vertus de la
collectivité. « C’est à plusieurs que nous sommes plus forts,
que nous progressons, et que nous faisons grandir. L’entreprise
doit être un lieu d’expression de cette vérité. » Son pamphlet
amusé À Brassens* en est la résonance, qui greffe sur
l’écriture sa préoccupation des réalités de l’entreprise. « Il
m’était insupportable que Brassens ait écrit que “quand on est
plus de quatre, on est une bande de cons”. Je me devais de
répondre à ce propos qui trahissait un anarchisme désuet. Mon
texte signifiait simplement que lorsqu’on est seul, on a encore
plus de risques de rester con ! »
Celui dont Christophe Izard, dans Paris-Presse, en 1966,
sertit la personnalité de « la dignité d’un chef syndicaliste » –
« Je ne mérite pas un tel hommage » – confie son admiration
pour les militants, ces « gens de conviction, altruistes, qui
s’impliquent pour améliorer la vie de leurs semblables, qui se
dévouent avec force, en dépit de l’hostilité souvent
extraordinaire de leur hiérarchie et de sa capacité à les démolir
». Des « résistants » dont il partagea épisodiquement certaines
croisades – pour défendre les professionnels du spectacle –, et
dont il comprend le sens des combats, lui que, depuis
cinquante ans, les élites et les dignitaires (médias, politiques,
économiques) narguent et tentent, vainement, d’asphyxier de
discriminations, de censures, d’anathèmes.
Ce syndicalisme qui quête une voie, une révolte, une
nouvelle légitimité, qui n’a pas échappé aux compromissions
souillantes ni au délitement des solidarités, Jean Ferrat
s’inquiète de son érosion. Mais, prosélyte, il n’en identifie que
les responsabilités exogènes : attitude « décourageante » des
dirigeants, inféodation de la société au « tout fric » et
immoralité du capitalisme, qui abâtardissent, individualisent et
contraignent « les gens à baisser les bras ». Autre partialité,
lorsqu’il radiographie une fonction publique trop souvent
recluse, recroquevillée sur ses acquis, en définitive
déresponsabilisante : il défend bec et ongles l’individu contre
le système. « Je n’ignore pas les gaspillages monstrueux et
l’urgence de réformer l’ensemble de la fonction publique.
Mais personne ne peut réclamer à des gens que la hiérarchie
méprise, à qui elle ne propose rien mais au contraire impose,
de respecter leur clientèle et de s’impliquer. Cette
considération mutuelle est fondamentale pour la cohésion
sociale. Prenons l’exemple du secteur de la santé.
Continuerons-nous longtemps de discréditer ainsi le personnel
hospitalier, médecins comme infirmières, qui accomplit un
travail aussi remarquable ? »
Entreprise théâtre de vie, mais avant tout champ de félonies
et de duplicité. « Le fléau du chômage a durci un monde de
l’entreprise devenu un peu plus féroce à l’égard des salariés,
dont la défense des revendications s’avère toujours périlleuse.
Avant, ils étaient terrorisés ; aujourd’hui, ils le sont toujours. »
La différence porte sur la sémantique. La même brutalité est
maquillée par des artifices qui adoucissent les effets. Et
laissent croire au consensus. « L’avènement des directeurs des
ressources humaines en est la preuve, eux dont la mission
principale est de camoufler la vérité. » Ferrat, qui, lors d’une
émission télévisée en 1969, pourfendit l’enfer dichotomique «
des exploiteurs et des exploités », peine à extraire de ce monde
du travail quelques traces de justice. « Certes, les choses ont
évolué. La route demeure longue, toutefois le travail a libéré
les femmes, en leur donnant la possibilité de s’exprimer, d’être
indépendantes, d’avoir d’autres rapports sociaux. Mais seuls le
rendement et le profit continuent de faire loi. L’emprise des
fonds de pension en est une éclatante illustration. Qu’ils se
rassurent, ce n’est pas l’ouvrier que nous verrons profiter de
stock-options. La productivité a été décuplée depuis plusieurs
décennies. À qui doit-elle bénéficier si ce n’est à ceux qui la
font et, plus largement, à l’humanité tout entière ? C’est pour
ça que la cause des 35 heures apparaît opportune. »
Entreprise agora de la démocratie, il n’y croit pas. « Nous le
savons, les dirigeants devraient mieux mobiliser le personnel
aux décisions qui impliquent l’avenir de l’entreprise et donc le
leur. Mais regardez comment agit celui qui devrait donner
l’exemple, le sommet de l’État. Notre gouvernement de
gauche, donc a priori garant de pratiques démocratiques, a
entrepris de réformer l’administration et de concocter des lois
sans y associer ceux qui les font vivre : les fonctionnaires eux-
mêmes ! » Mais entreprise arène, dont les héros succombent
aux méfaits du catéchisme libéral et à « l’extraordinaire
arrogance » ensemencée par un capitalisme que Ferrat le
communiste vilipende dans une rhétorique insatiable. Visées,
l’éclosion de nouvelles féodalités qui ont succédé aux «
royautés d’autrefois » et celle de systèmes autrement
totalitaristes ourdis par des mécanismes économiques et
financiers qui embastillent « la planète entière ». Sa propre
marche idéologique s’en trouve légitimée et même affermie.
Et de sourire – jaune – de cette fin de millénaire qui se targue
d’avoir débarrassé la planète de la plupart de ses absolutismes
ou de ses souverainetés « divines » mais qui, avec la pensée
libérale sacralisée, ligote l’humanité à une nouvelle servitude.
« Leurs disciples s’estiment tout-puissants. C’est intolérable.
La manière scandaleuse dont ils ont géré le changement de
régime en Union soviétique et dont ils ont encadré la
démocratisation de cet empire en est une démonstration
supplémentaire. Ils ont administré à ce pays des recettes
inadaptées et sauvages dont on constate aujourd’hui les effets
dramatiques. La Russie témoigne que le système libéral
commence à se détruire. » Moraliser le capitalisme ? À ses
yeux, une chimère. « Comment l’espérer alors que les
réformes engagées n’ont d’autre dessein que de préserver les
pouvoirs et les rapports de force existants ? » Et de vitupérer
les injustices inter et intra populations, « insupportables », qui
exacerbent les sentiments nationalistes, stimulent les séditions
et encouragent le clanisme ethnique. « C’est lui, le
capitalisme, qui enflamme les résistances locales, le repli
identitaire, qui fait se battre les uns contre les autres des
groupes humains qui au contraire devraient s’unir contre lui. »
L’Europe brunit, les doctrines xénophobes et ségrégationnistes
de plus en plus populaires la strient, la scarifient, la
désunissent – on la voulait communauté, elle est (re)devenue
archipel. La pensée néolibérale, qui quadrille chaque
mouvement nationaliste, forme un ressac incontrôlable. Lui
qui chanta en 1975 Le Bruit des bottes* s’inquiète d’une «
Histoire qui démontre que les partis d’extrême droite ont
toujours été soutenus par le capital. Le capitalisme, en même
temps qu’il détruit les domaines social et économique, exalte
le plus fort, celui qui gagne envers et contre tous. À ce titre, il
sert les théories fascistes. » Tout aussi méphitiques, les
turpitudes de Pinochet qui berne l’Europe, échappe à la justice
occidentale et célèbre son retour triomphal au Chili par une
soudaine renaissance et une immunité définitive, ont bien sûr
affecté un Ferrat qui, à plusieurs reprises – dans Complainte de
Pablo Neruda*, notamment –, pleura cette terre andine
tourmentée, flagellée. Il disculpe pourtant les gouvernants et
retient de l’événement la jurisprudence. « Avoir tenu en cage
Pinochet aussi longtemps est une victoire qui prouve que les
mentalités évoluent. »
Contempteur, donc, du capitalisme, élève d’un communisme
qui poursuit sa mue dans l’éloignement des doctrines étatiques
et centralisatrices, disciple d’une utopie étrangère au Parti et
calcinée par l’exploitation frauduleuse qu’en fit l’Union
soviétique, lui qui a vendu des millions d’albums et a généré
un confortable chiffre d’affaires n’ignore pas qu’il livre là à
ses détracteurs une incohérence bienvenue. Dans sa chanson Si
j’étais peintre ou maçon*, il apporte une première réponse : «
Si j’étais peintre ou maçon / Métallo ou forgeron / Que je
travaille à la chaîne / En écoutant ma rengaine / Vous vous
feriez une raison / Mais je gagne des millions / Et je combats à
ma façon / Votre bien-aimé système / Et votre teint devient
blême / Quand je dis révolution / Moi qui gagne des millions
». Et on le croit, quand il conclut qu’« être fidèle à moi-même
/ Reste ma seule ambition / Avec ou sans vos millions ». Il
assure que cet or n’a jamais apostrophé sa conscience. « On
entend toujours les mêmes reproches : “Toi, tu es de gauche et
tu as du pognon : tu es en contradiction.” Ceci ne m’entame
pas. Mes convictions demeurent inchangées. Posséder
suffisamment d’argent constitue un substantiel avantage mais
n’altère pas ma vision de la société. Dois-je coucher dehors
pour avoir le droit d’énoncer mes convictions ? »
Et demain ? Amer de cette éclipse des idéologies et des
idéaux, d’une génération de jeunes affadie, Ferrat observe
toutefois, confiant, la floraison de résistances qui enflent sa foi
dans une humanité capable de se rebeller contre les injustices,
de desserrer l’étreinte « mortelle » des nouvelles tyrannies. La
lutte frémit, la riposte s’organise. Sa prière perce. La
contestation paysanne, la ténacité des zapatistes mexicains du
sous-commandant Marcos, le mouvement ATTAC et la
promotion de la taxe Tobin, la condamnation du
fonctionnement autoritariste et « anti-démocratique » de
l’Union européenne, ces indignations encore disséminées
promettent la résurrection de contre-pouvoirs que la
disparition du schisme Est/Ouest avait annihilés, bâillonnant
les pensées alternatives. « C’est ce qui est formidable, lorsque
nous observons l’histoire de l’humanité. À chaque avènement
de pouvoirs totalitaristes répond une opposition. » Ferrat
s’arrête sur la grande grève de 1995, à ses yeux
symptomatique de ce renouveau. « J’étais à Paris. Voir ces
Franciliens, qui pourtant tous souffraient durement des effets
de la grève, se mobiliser, s’entraider, combattre un plan Juppé
qui nous projetait vers la régression, m’a rassuré sur la
capacité de contester. » Et de se féliciter que la conscience,
croissante, des méfaits du capitalisme, autrefois propriété des
seuls communistes, innerve aujourd’hui « toute la société ».
Ferrat, dont l’onirisme a composé avec le réalisme, n’a
jamais délaissé cet univers de l’entreprise et du travail,
pourtant négation de la poésie. « Je ne crois pas qu’il y ait
beaucoup d’affection entre un cadre supérieur et un OS ! En
revanche, les ouvriers ont l’amour de leur travail. Lorsqu’ils
en sont privés, souvent ils désespèrent. Pas seulement parce
que c’est une question de bouffe, mais parce qu’il est leur
fierté. » Ma môme*, celle qui « travaille en usine, à Créteil »,
hymne à l’amour simple, cristallin, dépouillé, loin des fastes et
du matérialisme ; Les Demoiselles de magasin*, qui, les
premières, chantèrent « la grève », Le Bureau*, Prisunic*, Les
Petites Filles modèles*… C’est dans ces textes, honorant
l’idiome qu’il a construit avec les travailleurs ouvriers – ses
commensaux, même s’il se défend d’être leur porte-drapeau –,
une complicité, une communion. Une osmose, d’égales
contributions. L’écho de sa voix dans les foyers prolétaires et
la propagation de valeurs, il l’assourdit humblement, mais
évoque avec fierté ces témoins que la rencontre avec ses
chansons a éclairés sur des réalités sociales ou politiques
méconnues, a réhabilités dans leur dignité, a convaincus de
s’interroger et de s’engager « dans une certaine direction ».
Bien sûr le chant de Ferrat est extrême et parfois injuste, bien
sûr il manque de nuance et d’objectivité, bien sûr son
dogmatisme peut faire hurler. Mais il est profondément
humaniste et singulièrement pur, et il a immergé le monde de
la poésie dans des familles où cet éveil était inaccessible. Face
à de telles conquêtes, la candeur de ses combats et le constat
dépité que « tout ce qu’[il] chante, tout ce qu’[il] espère depuis
quarante ans n’est pas arrivé » se courbent, vaincus. Le poète
aura toujours raison…

*
**
***

Paris, janvier 2020. Ma première rencontre avec Jean Ferrat


et l’écriture de ce texte remontent donc à 2000. Vingt ans déjà.
Cette narration résulte d’une matinée sublime, inoubliable,
qu’il m’avait consacrée. Quelques semaines plus tôt, il m’avait
joint par téléphone. C’était un vendredi en fin de journée. «
C’est Jean Ferrat. J’aime ce que vous écrivez, venez me
retrouver chez moi à Antraigues. » Son appel faisait suite à
mon envoi d’un exemplaire du magazine Acteurs de
l’économie que j’avais fondé trois ans auparavant, auquel
j’avais annexé une correspondance qui, en substance, devait
signifier ceci : « Je voudrais m’entretenir avec vous, je
souhaite offrir à mon lectorat, composé pour l’essentiel de
décideurs et de chefs d’entreprise, la pensée, les luttes, les
engagements d’un poète et d’un interprète aux convictions en
matière politique, économique, sociale, a priori si éloignées
des leurs. Votre œuvre est beauté, universalité, explosion
d’émotions. Mais cela ne suffit pas pour expliquer ma
démarche. Je crois aux vertus du débat et de la confrontation
des idées, je crois que comprendre et vivre le monde exige de
se mettre en risque d’investiguer sans retenue, sans préjugés,
sans carcan, son monde intérieur, je crois à l’absolue nécessité
d’ouvrir les “acteurs de l’économie et de l’entreprise” à des
approches philosophiques, sociologiques, anthropologiques,
scientifiques, artistiques ou historiques qui bousculent,
désarçonnent, enrichissent leur compréhension puis leur
gestion des enjeux de société – lesquels, mécaniquement,
produisent un impact important sur leur exercice de la
responsabilité –, je crois que cette exposition à la découverte et
à l’inconfort est un défi à l’hétéronomie, et qu’elle fait grandir
ceux qui savent l’accueillir et s’en emparer. » Oui, une
matinée sublime, inoubliable. Et si fructueuse. Si utile.

Ce que furent les effets d’une telle publication auprès des


lecteurs réclame, évidemment, force modestie. D’ailleurs, ces
derniers manifestèrent surtout décontenancement, sarcasme,
blâme, et même excommunication. La sentence d’annonceurs
publicitaires fut immédiate, et le dirigeant d’un grand groupe
international de formation des « hauts managers » résilia son
abonnement, au motif qu’il était « inqualifiable qu’un média
économique ose donner parole et visibilité à un sale
communiste »… Vingt ans plus tard, une telle publication
connaîtrait-elle un sort distinct ? Rien n’est moins sûr.
L’âpreté, voire le prétendu manichéisme, de notre dialogue
originel est à recontextualiser, dans un moment de l’histoire où
la contestation de la mondialisation commerciale, économique,
financière était aiguë et contagieuse, où l’atomisation de la
cartographie bipolaire continuait de fumer, les braises
incandescentes se consumant avec peine. Aujourd’hui, la
situation dramatique du climat, des ressources naturelles, de la
biodiversité, et, concomitamment, la stigmatisation des
comportements de consommation et de l’irresponsabilité
sociale et environnementale des entreprises, certes ravivent
cette contestation, mais en coalisant des intérêts hier
antagonistes. Au moins en apparence – si l’on en juge la
nature des débats qui, jusqu’au sein des instances patronales, «
questionnent » le fonctionnement du capitalisme et du
libéralisme –, le décloisonnement des doctrines peu à peu
sédimente, et l’approche des conflictualités est soumise à de
profondes mutations : la puissance de feu des nouvelles
technologies, qui confère à la communication d’être
instantanée, éparpillée, planétaire, et de démolir l’autorité
séculaire des États ; la redistribution et le redéploiement des
rapports de force en matières économiques, industrielles,
d’innovation ; l’extension hégémonique du modèle marchand
– qui participe à l’essoufflement de grands combats
intellectuels et philosophiques –, etc. Il n’empêche, l’aréopage
des « décideurs » économiques abhorre, par nature, toute
entrave à l’accomplissement de ses ambitions de conquête,
d’expansion, de rationalisation, de profitabilité, et donc sans
doute la parole de Ferrat ne serait guère mieux respectée.
Quelle erreur…

Oh, bien sûr, il ne s’agit pas de lester Jean Ferrat d’une


quelconque compétence d’analyste macro-économique ! Et
quand bien même, dans le dialogue avec Laurent Berger, nous
mettons en lumière quelques attributs de « sociologue du
travail », il n’est pas Pierre Bourdieu, Robert Castel, Alain
Touraine, Michel Wieviorka ou François Dubet ! Toutefois,
peut-on contester que ses prises de position ci-avant
mentionnées – financiarisation de l’économie, conditions de
travail du secteur hospitalier, enjeux de gouvernance et de
cogestion – n’ont pas fané ? Lorsqu’il fustige les méthodes à
partir desquelles les ex-pays de l’Est ont été brutalement
infectés par l’économie de marché, au risque de choyer les
thèses fascistes, a-t-il tort ? La redoutable et funeste popularité
des formations politiques d’extrême droite, légales (AfD) ou
non, dans les Länder de l’ex-Allemagne de l’Est l’atteste. Et
même l’actualité du moment, lorsque j’entame la rédaction de
ce « complément de texte », soutient, comme un symbole,
cette révélation de la « pensée sociologique » – et ontologique
– de Ferrat.
Depuis plusieurs semaines en effet, la France est paralysée
par une grève de grande ampleur, record dans l’histoire des
transports, orchestrée par les organisations syndicales
réprouvant la réforme des retraites. Bien des volets de ce pacte
social tel qu’il se dessine alors sont critiquables, en premier
lieu la considération, insuffisante, des nouvelles
manifestations de pénibilité. Mais je ne m’en cache pas : je
déplore certains comportements – refuser par principe
l’indexation douce d’un âge d’équilibre sur la spectaculaire
progression de l’espérance de vie et sur d’incontournables
injonctions budgétaires (n’en déplaise à mon ami Laurent
Berger !), isoler par principe les facteurs systémiques de leurs
pendants paramétriques, refuser par principe d’incontestables
avancées (au profit des femmes, des agriculteurs, des moins
nantis, etc.), exécuter par principe le maître d’ouvrage, Jean-
Paul Delevoye, au nom d’un hypermoralisme délétère. Je
vitupère des revendications, celle en particulier du
corporatisme des transports publics repu de privilèges,
fossilisé, opposé à l’universalisation des régimes pourtant
garante d’équité, et dont l’action de blocage punit les plus
vulnérables – banlieusards, commerçants, vacanciers. Je
grogne contre cette jeunesse qui manifeste sa tétanie, son
nihilisme – je le sais aussi : l’exiguïté de son horizon, son mal-
être, sa perception de la disqualification, son sentiment
d’abandon, son déficit de sens et d’espérance –, en prenant
part à un sujet auquel quarante ans plus tard, l’imprévisibilité
de l’existence pourrait même la soustraire ; comment peut-on
guerroyer pour les conditions de sa retraite alors que
l’attention et l’énergie devraient être dévolues aux
innombrables opportunités qui, jour après jour, borderont le
chemin du travail, et plus largement l’« aventure de la vie » ?
Je maudis ces réflexes égoïstes et individualistes chassant
l’exigence de « réégaliser » un système devenu profondément
inéquitable, niant les vrais besoins de société, les vrais enjeux
de civilisation. Au final, ces expressions de colère, électrisées
par la pauvreté informationnelle et hystérisées par les réseaux
sociaux, transgressent, à mes yeux, le « dessein supérieur »,
celui de la « communauté de destins » chère à Edgar Morin,
celui d’un « vivre-ensemble » réenchanté. Celui que convoitait
Jean Ferrat. Comment l’indéfectible révolté aurait-il réagi ? Il
faut le reconnaître : si l’on se réfère à son engagement en
faveur de la grande grève de 1995, nul doute par un copieux
soutien à la foule conspuant. Et ce, même si quelque évocation
dans La Montagne* peut susciter le… doute : « Leur vie, ils
seront flics ou fonctionnaires / De quoi attendre sans s’en faire
/ Que l’heure de la retraite sonne / Il faut savoir ce que l’on
aime / Et rentrer dans son HLM / Manger du poulet aux
hormones. » Au-delà de cette conjecture impossible à élucider,
on ne peut que sourire à la coïncidence des moments sociaux
historiques de ces mois de décembre 2019 et 1995.
Coïncidence peut-être, démonstration, surtout, que les luttes et
le militantisme figurés par le chanteur sont d’une formidable
contemporanéité, d’une étonnante modernité. Son auscultation
des peuples, son examen des sociétés, son incursion ou plutôt
son périple dans les méandres, les interstices des relations
émotionnelles et humaines – jusque dans le domaine du travail
–, constituent un diagnostic poétique de la France et du
monde. C’est d’ailleurs ce qu’illustrent dans ce livre le
mathématicien Cédric Villani, le philosophe des sciences
Étienne Klein, et le secrétaire général de la CFDT : au plus
loin, dans les années soixante, des textes qu’il écrivit ou
interpréta, Jean Ferrat « était » son époque, celle aussi qui
s’annonçait, celle enfin qui deviendrait (bien) plus tard. Voilà
pourquoi sa voix est bien plus qu’intemporelle : éternelle.

Oui, éternelle. Et cet attribut, immarcescible, tient à plusieurs


facteurs.

Il y a bien sûr cette manière de dire l’amour, le bonheur et la


beauté en les ramenant à l’essentiel, à leur quintessence : la
sincérité, l’authenticité, la simplicité, celles d’un moment
d’amitié, celles d’un paysage contemplé, celles d’un repas et
d’une ivresse partagés, celles d’une main tendue, celles d’une
étreinte des corps, celles d’une écoute ou d’un silence
extatiques. Une célébration à laquelle tout admirateur se sent
invité et qu’il peut s’approprier.
Il y a cette attention aux fragiles et aux vulnérables, cette
bienveillance pour les sans visages et les oubliés, les exclus et
les méprisés, les opprimés et les serfs, dont il s’employait,
inlassablement, à explorer les aspérités, à nimber l’altérité, à
réhabiliter les trésors d’humanité. À prendre soin. Nul doute
qu’il aurait été « Gilet jaune », au moins lorsque le
mouvement était cette effervescence d’humanité, était le réveil
d’une faculté – d’être, de dire, d’être entendu, de se lier et de
partager – écrasée ou que l’on ne s’autorise plus à exprimer.
Il y a cette congruence avec les soubresauts politiques d’une
ère que le modèle capitaliste, l’avènement du néolibéralisme et
l’accélération d’une mondialisation aussi saoule
qu’euphorique simultanément cloîtraient et émancipaient,
transformant la communauté des hommes autant sur les
chaînes d’une usine bretonne qu’au sein des régimes despotes
sud-américains.
Il y a cette vision, grâce à laquelle il prospectait des thèmes –
environnement, ghettoïsation des villes, désertification des
campagnes, raréfaction des espaces de vie commune,
nomadisme, jeunesse, minorités, etc. – alors peu traités voire
invisibles ; « Que restera-t-il sur la terre / Dans cinquante ans /
On empoisonne les rivières / Les océans / On mange des
hydrocarbures / Que sais-je encore / Le Rhône charrie du
mercure / Des poissons morts […] / Enfants, enfants la terre
est ronde / Criez plus fort / Pour que se réveille le monde / S’il
n’est pas mort » : il chanta cela dans Restera-t-il un chant
d’oiseau ?*. C’était en 1962…
Il y a cette quête inépuisable, cette quête que rien n’a
lézardé, cette quête portée par une insoumission qu’aucune
compromission, aucune scorie, aucun ennemi n’est jamais
parvenu à domestiquer : celle de la justice, de la solidarité, de
la fraternité, que de nombreux textes, en premier lieu
Camarade* ont incarnée. Son empathie semblait fusionnelle,
symbiotique, comme lorsqu’il interprétait Aragon dans
l’inoubliable Complainte de Pablo Neruda* : « Votre enfer est
le mien / Nous vivions sous le même règne / Et lorsque vous
saignez je saigne / Et je meurs dans vos mêmes liens. » Elle
avait valeur d’« universalité » des causes, elle était corporéité,
faisant écho au principe, cardinal, de réciprocité – qui fonde
l’éthique selon le généticien Axel Kahn5 et le bonheur chez le
philosophe Robert Misrahi6 – : je suis, parce je considère
autrui et suis considéré par autrui.
Il y a, enfin, la poésie.

La poésie qu’il a composée, la poésie dont il a hérité ou s’est


emparé, cette poésie exhale un parfum envoûtant, colore le ciel
et magnifie la nature, cette poésie orographique « des genêts
de Bretagne aux bruyères d’Ardèche » (Ma France*) est un
pèlerinage dans « toute » la France, elle sculpte un relief
majestueux, dresse un figuier, trace un sentier, peint les
saisons, et laisse imaginer son chien Oural jappant dans une
clairière édénique. Cette poésie chante Les Petits Bistrots*
mais aussi Matisse et Cézanne (Chanson pour toi*), Chagall*
et Rodin (La Paix sur terre*), elle proclame Heureux celui qui
meurt d’aimer* et La femme […] avenir de l’homme*, elle
espère « la venue de l’homme roi » (Mon amour sauvage*).
Cette poésie est poésie, car elle est le beau et le bon. Mais la
poésie honorée par Ferrat, c’est aussi celle qui pleure.
Elle pleure les Lorca (Federico García Lorca*) et
Maïakovski, Neruda et Machado, ces « poètes qu’on assassine
» (Je ne chante pas pour passer le temps*) ou qui sont
précipités dans la mort. Elle pleure Paris encagée, bétonnée,
ségrégée et déshumanisée. Elle pleure « partout » le « sang
versé » (Nuit et Brouillard*), Le Bruit des bottes* ou le « froid
» provoqué par « les droits de l’homme jetés à bas », « la force
imbécile » et « la bêtise épaisse » (J’ai froid*). Elle pleure le
cri sourd de Maria*, à qui la guerre a arraché ses deux
garçons, mais aussi l’implosion de l’idéal communiste, les «
goulags et les ghettos » (Dans la jungle*). Elle pleure l’ethno-
cide indien (Indien*), l’exode des Nomades* et l’exil des «
anciens bohémiens » (Les Derniers Tziganes*), elle pleure « le
pauvre sourire des Quatre cents enfants noirs* » ou « Martin,
mourant de faim » (Bicentenaire*). Elle pleure l’Humanité
momifiant l’humanité. Cette poésie n’est donc pas que beau et
bon, ou plutôt elle recourt au beau et au bon pour dénoncer,
pour diffuser un message. Cette poésie à la fois sociale et
humaniste, revendicatrice et tripale, lorgne le Progrès, ce
Progrès riche de la majuscule dont Étienne Klein, Cédric
Villani et Laurent Berger sont apôtres, ce Progrès de l’Homme
et de l’humanité des hommes aujourd’hui défié par des
innovations technologiques et scientifiques que l’insuffisance
de maîtrise, de sens et de finalité peut rendre, comme les
baptise le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, « maléfiques ».

Me revient alors en mémoire ce que m’avait inspiré un


entretien fort, beau, avec le poète François Montmaneix
[1938-2018] quelques semaines avant sa disparition. « Un
pays qui n’a plus de poésie est un pays qui n’a plus d’avenir. »
L’auteur de cette déclamation est l’un des plus grands poètes
français du XXe siècle, Yves Bonnefoy [1923-2016], proche
ami de François – et qui préfaça la monographie que j’avais
consacrée à notre ami commun, le peintre Jacques Truphémus
[1922-2017]. Qu’est-ce que la poésie ? Comment est-elle une
interprétation de son époque ? Que reflète-t-elle des propriétés
d’une civilisation, que cristallise-t-elle de ses vicissitudes ?
Qu’indique-t-elle de la vitalité intellectuelle, émotionnelle,
affective, artistique bien sûr, mais aussi du « climat » dans
lequel les uns et les autres, chaque un et chaque autre sont,
sont en lien, en compréhension, en écoute, en réception ? Et en
construction d’un vivre et d’un faire ensemble ?

Qu’elle soit picturale, scripturale, musicale, sculpturale,


théâtrale, la poésie est la célébration indissociable du beau et
du bon, le beau et le bon prospérant au fond de l’émetteur –
celui qui les féconde et les essaime –, le beau et le bon
qu’accueille le récepteur – qui les ingère, s’en nourrit, et à son
tour les propage –, le beau et le bon qui ainsi façonnent, ou
plutôt devraient façonner le substrat dominant de la société
humaine, plus exactement de ce qui « fait », harmonieusement,
« société vivante », intégrant là les espèces végétales,
animales, elles-mêmes compositrices de ce beau et de ce bon.
N’est-ce pas ce beau-là et ce bon-là que pollinisa Jean Ferrat ?
La création, la sanctuarisation et la ramification du beau et
du bon nécessitent un environnement propice. Cet
environnement est formé de silence et de lenteur, d’écoute et
d’estime, il s’est allégé des oripeaux narcissiques, vaniteux,
exhibitionnistes. Il ne jette l’opprobre ni sur les peurs, ni sur
les fragilités, ni sur la nudité ; bien au contraire, il les met à
l’honneur, et ainsi invite à être dans l’essentiel, à mettre à
distance – sinon à l’écart – l’épouvante de l’avoir pour
protéger l’épanouissement de l’être. Cet environnement est,
donc. Pardon : il n’est plus, depuis que l’intoxiquent les venins
de la hâte, de l’immédiateté, de l’éphémère, de la vacuité et de
l’inanité, les poisons vipérins de la frénésie consumériste, de la
possession, de la compétition, des technologies qui germent
dans l’humus « marchand ». Face à ces bruits étourdissants,
devant ces fragments fiévreux, la poésie ne peut. C’est un
monde (presque) sans poésie, c’est un monde de tyrannies
indicibles, certaines impalpables, qui est le monde
contemporain. Les thèmes mettant en exergue cette réalité, et
liant la poésie à l’œuvre du chanteur et aux combats du citoyen
et humaniste Ferrat, ne manquent pas. L’un d’eux jaillit
spontanément : l’Europe.

« Un pays qui n’a plus de poésie est un pays qui n’a plus
d’avenir » : l’affirmation d’Yves Bonnefoy éclaire de manière
singulière les causes du dépérissement dans lequel s’enfonce
cette Europe espérée et conçue comme une parade future –
éternelle ? – à la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, à
ces ténèbres que Ferrat, né Tenenbaum et dont le père fut
assassiné à Auschwitz, autopsia et exorcisa avec tant de
gravité. « Pour que la nuit ne vienne plus jamais », commenta-
t-il à propos du « monument » de Picasso, Guernica (1937),
alors que la mémoire vivante s’évapore irréductiblement, et
bientôt s’éteindra. « On me dit à présent que ces mots n’ont
plus cours / […] Que le sang sèche vite en entrant dans
l’histoire », ose-t-il, d’ailleurs, dans ce Nuit et Brouillard*
auquel l’œuvre iconique de Zoran Mušič, celle de Félix
Nussbaum ou celle de Käthe Kollwitz font si puissamment
résonance. Puisque la poésie signifie créer, espérer, embellir,
oser, respecter, considérer, partager, son étiolement
progressif retire, symboliquement, ces attributs au sein des
pays composant l’Europe. Et donc au sein de l’Europe elle-
même. D’ailleurs, comme une malheureuse démonstration des
prophéties d’Yves Bonnefoy, ce qu’est aujourd’hui l’Europe,
n’est-ce pas morcellement, ostracisme, régression des
consciences et intolérance idéologique ? N’est-ce pas replis,
féroces adversités, inconciliables aspirations, radicalismes
religieux ? N’est-ce pas tentations sécessionnistes,
inflammation populiste, prolifération xénophobe ? N’est-ce
pas dictature marchande, aliénation matérialiste et utilitarisme
pyromane ? De l’Italie à la Pologne, de la Hongrie à
l’Autriche, de la France à l’Espagne, en Grande-Bretagne et
jusqu’en Allemagne, ces « possibilités » de fracturation, de
désagrégation ont coagulé, et ont franchi une étape décisive :
la digue, longtemps jugée infranchissable, des urnes, comme
en 2019, dans une prostration sépulcrale, un silence mortifère
qui ont valeur d’adoubement. La haine ruisselle. L’Europe,
cette Europe au sauvetage de laquelle, chacun dans son
domaine, Laurent Berger, Étienne Klein, Cédric Villani,
s’emploient sans relâche, moisit. Se décompose. Les thèses les
plus nauséabondes, devenues tropisme, enrégimentent.
L’édifice vacille, ce qui n’était qu’inoffensives clôtures
emmure, ce qui cimentait est en ruines, ce qui éclairait croupit
et se dissout dans les limbes. « La guerre a fait de moi un
Européen », expliquait Daniel Cordier, chancelier d’honneur
de l’ordre de la Libération7. L’auteur d’Alias Caracalla8 et De
l’Histoire à l’histoire9, espérait une Europe « débarrassée des
nationalismes et de l’antisémitisme », mais constatait « que
c’est difficile, très difficile, et même de plus en plus difficile.
Je ne sais pas ce qu’il s’est passé pour que tout cela revienne.
Longtemps, j’ai cru que toutes ces horreurs étaient plus ou
moins définitivement derrière nous. Il faut croire que non. Ce
n’est pas pour revoir tout cela en Europe que nous nous
sommes battus. » L’Europe de nouveau mausolée ? Lui qui fut
secrétaire de Jean Moulin mettait en garde contre ce qui n’est
plus inimaginable et que la situation politique, institutionnelle,
démocratique de l’Europe rend de moins en moins
inconcevable. Comme un écho à cet avertissement et aux
prémonitions de Stefan Zweig – dans Appels aux Européens10
et Le Monde d’hier11 –, comme pour conjurer la probabilité
qu’il devienne prédiction, François Montmaneix, de son côté,
développait l’une des propriétés essentielles de la poésie : elle
est, pour celui qui sait la créer mais tout autant pour celui qui
sait la recevoir, un rempart contre le « mal absolu ». Ainsi,
illustrait-il, les officiers SS confortablement assis dans le salon
de leur maison bordant le camp d’Auschwitz « n’écoutaient
pas Schubert ; ils écoutaient du piano ». Car écouter la Sonate
pour piano n° 21, c’est « être en poésie », un état intérieur «
impossible » lorsqu’on est dans l’inhumanité, puisque « être
en poésie, c’est être perdu pour le mal absolu ». Son écriture,
sa musique et sa voix oraculaires, expressions de son
humanité, ont protégé Jean Ferrat de ce mal absolu, elles ont
aussi cherché à immuniser l’auditoire.

Bien des années après son retour de la Première Guerre


mondiale, Jean Giono produisit Je ne peux pas oublier12,
bouleversant plaidoyer contre cette folie belliqueuse et pour le
refus d’obéir. Cette guerre, une effroyable épreuve qu’il ne
parvint jamais à cicatriser, une abomination qu’il vit fermenter
dans le déprédateur et esclavagiste « état capitaliste », une
tragédie qui « retarda [s]on humanité », plus encore qui «
empêcha que cette humanité soit en [lui] au moment précis où
elle [lui] aurait permis d’accomplir des actes utiles ». En lisant
cet émouvant récit, l’image de Ferrat surgit, naturellement.
Comme une évidence. « Je ne suis qu’un cri*», chanta-t-il. Un
cri destiné à protester, à témoigner, à dénoncer chaque parole,
chaque comportement, chaque incurie, chaque lâcheté, chaque
décision, chaque loi qui attente à l’humanité d’autrui, un cri
cathartique, un cri qui, symboliquement, aurait pu apaiser la
douleur de l’auteur du Déserteur13, la douleur de toute victime
de toute injustice ourdie par l’« homme sans humanité ». Car il
était, comme le résume avec justesse Laurent Berger, le «
porte-parole d’une société meilleure », le croisé pacifiste d’un
idéal. Oui, le poète, l’indocile, inquiet et intranquille poète, est
le seul qui, avec les mots, le corps, le pinceau, la pellicule, la
voix, n’esquive pas, n’élude pas, le seul qui est liberté et
intégrité, et donc le seul légitime à conduire la résistance, à
mener la révolte et à proclamer l’utopie, celle par exemple, la
plus ultime, la plus inaccessible, de « la paix sur terre* » – à
laquelle il exhorta dans un puissant texte publié en 1991.
L’antidote à la déshumanisation des sociétés, au tarissement
des possibilités d’imaginer-vivre-construire ensemble, est pour
toujours la poésie, cet art éminemment « politique » puisqu’il
donne le droit de rêver et la possibilité d’espérer. Oui,
décidément, le poète qui voit plus haut que l’horizon, le poète
dont le futur est son royaume, aura toujours raison14.

5. Axel Kahn, en dialogue avec Denis Lafay, L’éthique dans tous ses états, La Tour
d’Aigues, l’Aube, 2019.
6. Robert Misrahi, en dialogue avec Denis Lafay, Petit manuel de bonheur à
l’usage des entrepreneurs… et des autres, La Tour d’Aigues, l’Aube, 2020.
7. Thomas Wieder, « Daniel Cordier : de Jean Moulin à la jeunesse d’aujourd’hui,
la leçon de vie d’un homme libre », Le Monde, 10 mai 2018.
8. Daniel Cordier, Alias Caracalla, Paris, Gallimard, 2009.
9. Daniel Cordier, De l’Histoire à l’histoire, Paris, Gallimard, 2013.
10. Stefan Zweig, Appels aux Européens, Paris, Bartillat, 2014.
11. Op. cit., 2016 [1941].
12. Jean Giono, « Je ne peux pas oublier », in Refus d’obéissance, Paris, Gallimard,
1937.
13. Le Déserteur, paroles de Boris Vian, musique de Harold B. Berg et Boris Vian,
1954.
14. Ces trois dernières citations sont extraites de La femme est l’avenir de
l’homme*.
ULTRA MODERNE
Dialogue avec Laurent Berger

Denis Lafay. – Notre dialogue va explorer un triple


questionnement : ce que Jean Ferrat révèle de l’homme et du
syndicaliste Laurent Berger, ce qu’il éclaire de la réalité,
contemporaine, du monde telle que tu l’éprouves. Jean Ferrat :
l’homme, ses textes, ses mélodies, que représentent-ils dans
ton histoire personnelle, celle d’hier, celle d’aujourd’hui ?

Laurent Berger. – Ma découverte de Jean Ferrat, je la dois à


ma mère. Elle était une inconditionnelle, et lorsque le tourne-
disque a fait irruption dans notre maison – j’étais alors âgé
d’une dizaine d’années –, elle a acquis de nombreux albums,
et j’ai été aussitôt « baigné » de la poésie d’Aragon et des
interprétations de Ferrat. Ni ma mère – une féministe, dont la
grande intelligence aurait mérité de faire d’importantes études
si la vie le lui avait permis – ni mon père n’épousaient la cause
communiste, et nul doute que les chansons d’amour de Ferrat
semblaient compter dans l’affection qu’ils lui portaient – tout
comme pour Leny Escudero. Pour autant, nous étions de
condition populaire, et ces textes résonnaient au fond d’eux
puis au fond de moi – y compris lorsque plus tard, alors
adolescent, je m’engageai dans le militantisme, au sein de la
Jeunesse ouvrière chrétienne puis de la CFDT – comme une
invitation à l’émancipation et aux plaisirs simples mais
quotidiens et réels auxquels on peut aspirer y compris lorsque
l’on est, comme eux, soudeur sur les Chantiers de l’Atlantique
à Saint-Nazaire ou aide-puéricultrice. Que mon plus ancien
souvenir soit Ma Môme* n’est sans doute pas fortuit…

Denis Lafay. – Qu’elle sollicite le simple plaisir artistique ou


la quête d’humanité, quelle place Jean Ferrat et son œuvre
occupent-ils dans l’éventail des chanteurs ou plus largement
des créateurs qui composent ton univers artistique ?

Laurent Berger. – Mes goûts sont éclectiques, mais la grande


chanson française occupe une place évidemment très
singulière. Moustaki, Brassens, Brel, sont très présents, ils
cohabitent par exemple avec Boulevard des airs, avec Yves
Jamait – qui partage avec Ferrat une même culture d’« écorché
» capable de produire de sublimes compositions d’amour. La
force de la mélodie est essentielle à mes oreilles et à ma
sensibilité, elle conditionne non seulement l’appropriation
d’un texte mais aussi sa « durabilité » dans ma mémoire et
mon plaisir. Toutefois, et c’est la raison pour laquelle je suis si
sensible à la grande chanson française, j’ai besoin de
comprendre le sens du texte, de saisir la force, la poésie des
mots. Les vers qu’il a posés sur les notes ou les mélodies qu’il
a composées pour les poèmes confèrent à l’œuvre de Ferrat
une véritable magie.

Denis Lafay. – Ses chansons sont formidablement


contemporaines, incroyablement modernes…

Laurent Berger. – Oh oui… ! Il est, dix ans après sa mort, «


ultra moderne » lorsqu’il radiographie la situation sociale, «
ultra moderne » lorsqu’il honore la cause ouvrière, « ultra
moderne » lorsqu’il fait référence à des événements politiques,
et bien sûr « ultra moderne » ou plutôt intemporel lorsqu’il
chante l’amour… À l’instar de Ma France* ou de Nuit et
Brouillard*, certains de ses textes sont un condensé de cours
d’histoire et de géographie ! Et ce qu’ils diffusent de « leçons
» – de justice, de tolérance, d’humanité – est intemporel et
universel.

Denis Lafay. – Entrons donc désormais dans les textes de


Ferrat, les siens comme ceux d’Aragon. L’amour est
omniprésent dans l’œuvre de Ferrat. Ce qu’est ta nature, ton
âme, te rend-il capable d’Aimer à perdre la raison* ? «
Heureux » peut-il être, « celui qui meurt d’aimer* » ?
Laurent Berger. – Quelles merveilleuses chansons… On
n’apprécie « pleinement » Ferrat, on ne reçoit « totalement » la
sensibilité de ses textes ou de son interprétation que si l’on fait
sienne la beauté, parfois radicale, de ces compositions. « Faire
sienne » c’est les mettre en œuvre, c’est se dire que la vie est
parfois guidée par une force vitale qu’est l’amour. Par amour
j’ai changé de vie, par amour, chaque fois que j’emprunte un
vol longue distance, je saisis cette rare opportunité de calme et
de silence pour écrire une lettre à ma femme. Et combien de
fois j’ai alors écouté Ferrat pour y puiser de la poésie et de
l’inspiration.

Denis Lafay. – « Dis-moi l’adresse du bonheur* » : en sais-


tu aujourd’hui un peu plus sur ce que sont le bonheur, ton
bonheur, la réalité, les expressions mais aussi la place du
bonheur dans notre époque ?

Laurent Berger. – Le bonheur, c’est le « sentiment d’utilité »


que procure l’action militante, ce sentiment de contribuer à
changer, humblement, le cours d’une société, d’un collectif, ou
même d’une seule existence de femme et d’homme. Ce
bonheur est fondamental, et complémentaire du plus essentiel :
celui qu’irrigue, au cœur de ma vie, l’amour pour ma femme,
mes enfants, ma famille, mes amis, dans des liens que
nourrissent, pêle-mêle : l’entraide, le partage, l’écoute, la
considération, le rire, toutes sortes de ces plaisirs et de ces
attentions parfois modestes, imperceptibles et pourtant copieux
et déterminants. Ferrat a si bien chanté la « puissance de joie »
révélée dans de « petits » moments, de « brefs » instants, de «
simples » situations… Le bonheur, comme l’exprime l’un de
mes plus anciens amis, Christophe, n’est-ce pas, dans la
quiétude du silence ou au contraire l’excitation d’un vif débat,
siroter une bière, entouré de ceux qu’on aime, face à un
merveilleux paysage ? N’est-ce pas, avec celle qu’on aime,
contempler le port de l’île de Sein du haut d’un rocher, au
coucher de soleil ? N’est-ce pas, pour célébrer une action ou
un moment fédérateur, festoyer jusqu’à l’aube ? Le bonheur
n’est pas de goûter, seul, une prestigieuse bouteille ; il est de
savourer dans l’amour et l’amitié un cru peut-être modeste
mais sujet de lien et de partage.

Denis Lafay. – Il n’y a pas de bonheur sans beauté, comme


l’indiquent ces deux évocations. « C’est beau, la vie* » n’avait
d’ailleurs de cesse de chanter Jean Ferrat. Quel est ton propre
rapport à la beauté ? Sais-tu regarder la beauté de la vie, plus
précisément ce qui forme ta beauté de la vie ?

Laurent Berger. – Grande a été ma chance. Celle d’avoir été


éduqué par des parents aimants, celle d’avoir été élevé selon
des principes, des valeurs d’émancipation, de liberté,
d’altruisme, de solidarité, celle d’avoir été épargné par
d’indicibles épreuves de vie. De telle sorte que j’ai appris à
profiter de la vie sans brûler la vie, c’est-à-dire que chaque
moment doit être apprécié dans la beauté qu’il révèle ou
incarne…
Denis Lafay. – « La valeur de la vie s’enracine dans la pleine
connaissance de sa précarité essentielle […]. Tout instant
vécu, dès lors qu’il se détache ostentatoirement du fond obscur
de la mort, acquiert aussitôt de l’éclat », estime le philosophe
des sciences Étienne Klein – auteur de la postface du livre.
Une manière collatérale de définir la beauté…

Laurent Berger. – … et une beauté, j’insiste, souvent simple,


une beauté qui n’est pas matérielle, une beauté qui vient à
nous et qu’on ne possède pas, une beauté qui est émotion. Et
pour être réceptif à cette beauté, il faut appréhender la notion
de « respect » avec exigence. Être respectueux de tout autre,
de chaque autre – humain, végétal, animal, bref vivant –, et
pour cela, au préalable, être respectueux de soi. On ne peut
manifester de l’estime pour autrui si on est en panne ou même
en peine d’estime de soi.

Denis Lafay. – En revanche, le bonheur ne peut être la


finalité de l’existence. Rappelons cette sublime confession du
jeune Momo, dans le non moins sublime roman de Romain
Gary La Vie devant soi15 : « Je tiens pas tellement à être
heureux, je préfère encore la vie »… La vie est plus essentielle
qu’être heureux dans la vie.
Laurent Berger. – Effectivement. Car sinon, si seul
l’accomplissement du bonheur doit compter, comment
construire sa vie, être acteur de sa vie mais aussi de la vie,
cette vie qui, pour beaucoup, défie chaque jour l’accès au
bonheur ? En revanche, Ferrat avait raison de chanter que l’on
cultive le bonheur dans la vie. Et lorsque la vie – la sienne et,
concomitamment, la vie de ceux qu’on aime, dans laquelle on
va l’inscrire – devient le socle, alors la hiérarchie des
conditions du bonheur ou des leviers de bonheur s’établit tout
autrement. J’ai un fils âgé d’un an et demi. Dorénavant, je
consacre chaque vendredi après-midi à son éveil. Moi qui suis
dans le devoir, la nécessité ou le plaisir de travailler beaucoup,
d’optimiser toujours davantage mes tâches professionnelles et
militantes, eh bien j’ai saisi un peu plus encore que la vie
comptait plus que tout, et donc que la vie de mon enfant,
comme celle de mes autres enfants, m’ouvrait, me révélait à
l’essentiel de ma propre vie. Pour mon plus grand bonheur, car
ce temps avec lui et avec eux est aussi bonheur.

Au cœur des combats de Jean Ferrat,


au centre de son indignation et de ses colères :
le capitalisme. Hier il était ivre, aujourd’hui il est fou.
Condamne-t-il la joie et l’exigence d’humanité du poète ?
Denis Lafay. – Réhabiliter, ressusciter, réenchanter cette «
estime de soi » : c’est d’ailleurs l’une des missions attachées à
ton exercice de la responsabilité syndicale, et que tu poursuis
au bénéfice des travailleurs. L’estime de soi est cardinale
lorsqu’on aspire à l’accomplissement. Or un mot est très
présent dans le répertoire de Ferrat, qui entrave ladite estime
de soi : cage. La cage est synonyme d’enfermement, et le
support central du capitalisme et de l’économie de marché :
l’argent, parfois constitue une oppression, parfois contrevient
aux intérêts des humains, parfois fracture et désunit, parfois
est source d’inégalités ou d’injustice, et donc, oui, parfois
emprisonne. Cet antonyme de la liberté est, contrairement aux
illusions, une sournoise réalité : le capitalisme, le
consumérisme, l’interconnexion, l’instantanéité, nous
encagent. Toute sa vie Ferrat aura été contempteur d’un
capitalisme à ses yeux antinomique de son vœu humaniste.
Capitalisme et humanisme forment, à bien des égards, un
oxymore. Moraliser le libéralisme, humaniser le capitalisme,
signifiaient, pour Jean Ferrat, une chimère. Ce capitalisme,
peut-on le soigner ou faut-il l’éradiquer ? À cette question, on
peut deviner sa réponse. La tienne diffère-t-elle ?
Laurent Berger. – Le capitalisme dérégulé, débarrassé des
contre-pouvoirs, sans adversaire, le capitalisme sans finalité
humaine, obsédé par sa prospérité et son développement,
effectivement est un capitalisme hostile aux idéaux humanistes
que je partage avec Ferrat. Je ne suis pas « anti-capitaliste »
comme lui, je suis « anti-domination de l’argent sur les
finalités humaines ». Il n’existe pas de système idéal – n’est-il
pas lui-même « revenu » du communisme, coupable
d’agissements humainement insupportables ? –, seuls
comptent les limites, les remparts que l’on dresse pour en
contenir les méfaits. Libéraliser ou au contraire étatiser sans
retenue l’économie provoque, dans chaque cas, d’immense
dégâts, bien loin du « bonheur » annoncé par leurs promoteurs.
Et ces errements que je fustige, je crois possible de les
combattre, de les juguler, afin de réconcilier l’économie de
marché – pour l’heure le moins mauvais des systèmes – avec
l’exigence de justice. Jean Ferrat lui-même devait secrètement
croire en ces contre-pouvoirs institutionnels, si j’en juge la
reconnaissance qu’il conférait aux militants. Il faut se donner
la volonté et les moyens de dompter le capitalisme, de le
soustraire à la folie, à l’irresponsabilité qui l’ont contaminé.
Cela a pour nom « régulation », et pour levier « intervention
» : publique, nationale et internationale, syndicale,
citoyenne…

Denis Lafay. – … et dans des domaines inédits ; ce que la


force de frappe des Gafam et des Bathix – les colosses
américains et chinois Google, Apple, Facebook, Amazon,
Alibaba, etc. – prophétise en matière d’hégémonie et de
servilité exige plus que jamais une contingence drastique. Pour
autant, et le constat est implacable : la réalité de la vie
humaine aujourd’hui, telle que le capitalisme international et
financier la conditionne, n’a nullement progressé par rapport à
hier, lorsque Ferrat chantait son époque…

Laurent Berger. – En effet. Cela devrait nous conduire à


partager une évidence : le capitalisme n’est pas, en soi, un
modèle de société, penser que l’on peut façonner un projet de
société autour, à partir de l’économie, est une erreur.
L’économie n’est qu’un support au désir d’« épanouissement
humain », elle devrait être au service du projet d’«
humanisation des hommes », elle doit composer avec les
priorités sociales, écologiques, démocratiques. Cette aspiration
idéale est bien sûr utopie, elle est même naïveté ; mais n’est-il
pas du rôle des artistes de nous entraîner, avec la candeur
propre à la poésie, dans l’utopie ? À cette cause, Jean Ferrat a
contribué si précieusement. Il ne s’est pas contenté, comme
aujourd’hui certains artistes s’y résignent, de dénoncer. Sa
poésie, il l’a mise au service certes d’une critique politique et
sociale aiguisée, mais aussi d’une perspective de renouveau,
d’une espérance. Cette projection vers « mieux » est capitale,
elle nourrit cette utopie qui est l’un des moteurs du progrès
mais aussi de l’engagement militant. C’est ce qui rend l’œuvre
de Ferrat si singulière : la vie n’est pas toujours belle, et il le
dit ; mais il trace les perspectives pour pouvoir affirmer « que
c’est beau la vie* ».

Denis Lafay. – Son « inquiétude » d’un monde « terrifiant »


qui réserve à quelques élites les privilèges du progrès, qui
échoue à répandre les découvertes merveilleuses dans chaque
recoin, qui place les pouvoirs scientifique, économique,
politique en capacité de « détruire l’individu » – « le XXe siècle
restera celui où l’humanité a créé les outils de son propre
anéantissement », me confia-t-il –, cette inquiétude était-elle
prémonitoire du siècle suivant ?

Laurent Berger. – Cette analyse est incontestable si on la


projette sur le XXe siècle. J’espère qu’elle ne qualifiera pas la
réalité du siècle qui nous concerne… Même si je dois avouer
que l’état du monde, géopolitique, militaire, environnemental,
climatique, technologique, social, n’est guère réjouissant.
Qu’il s’agisse d’écologie, de politique internationale,
d’économie, l’ampleur des dysfonctionnements, des conflits,
des manquements fait craindre le pire. Notre civilisation est,
comme rarement par le passé, en danger. L’urgence climatique
l’expose même au péril. Peut-il en être autrement lorsque des
Trump, Poutine, Xi Jinping, Bolsonaro, Erdoğan, «
commandent » la planète ? La planète d’aujourd’hui, mais
aussi et surtout celle de demain ? La plupart d’entre eux élus
démocratiquement – cela « dit » beaucoup sur la « santé
humaine » de notre époque. Pour autant, la peur ne doit
nullement dissuader la mobilisation, décourager
d’entreprendre, de s’engager pour l’endiguer. Or, et quand
bien même d’innombrables initiatives, partout dans le monde,
indiquent l’inverse, c’est peut-être dans ce domaine que ma
crainte est la plus aiguë. Il n’y a pas de fatalité, mais l’homme
est sa propre et sa première menace. Pour la faire reculer, il
faut remettre la justice et la fraternité au cœur du projet de
société.
Denis Lafay. – Le progrès n’est pas une notion absente du
répertoire de Jean Ferrat. Dans Je meurs*, écrit en 1975 par
Pierre Grosz, il fait même référence au « vaccin miracle / Qui
guérira l’homme de la mort ». Quarante ans avant que le «
rêve » ou plus exactement le cauchemar transhumaniste
occupe le débat public et consomme une partie de la recherche
scientifique privée. Quarante ans avant que l’adjectif « social »
soit relégué loin dans la hiérarchie des attributs d’un progrès
en panne de sens. Ni l’homme ni le syndicaliste ne peut y être
insensible…

Laurent Berger. – Technologiques, mathématiques, chi-


miques, physiques, médicales, etc., et donc sociales : les
disciplines qui composent le progrès ne peuvent pas être
considérées isolément. Sauf, et malheureusement d’aucuns y
souscrivent, à s’écarter de la seule finalité du progrès qui vaille
: améliorer les « conditions d’existence de l’humanité ».
Lesquelles convoquent les notions de justice, d’équité, de lutte
contre les inégalités, mais aussi d’écologie. Tout progrès «
technique » quel qu’il soit doit se mettre au service du progrès
humain. C’est pourquoi, d’ailleurs, associé au capitalisme, il
forme un tandem qui oscille du meilleur au pire. Le meilleur
lorsque, par exemple, dans l’entreprise il favorise
simultanément la performance et de meilleures conditions de
travail ; le pire lorsqu’il profite d’abord aux plus riches,
devient source d’inégalités, ou est dépourvu de sens…

Denis Lafay. – … ce que le généticien Axel Kahn qualifie de


« progrès non éthique », et que le neuropsychiatre Boris
Cyrulnik circonscrit au « progrès maléfique »…
Laurent Berger. – L’intelligence humaine est capable de
servir le mal le plus indicible et le bien le plus merveilleux.
Cette délimitation éthique à laquelle tu fais référence, souvent
le dialogue et la pédagogie en constituent un important levier.
En entreprise, c’est particulièrement le cas. Prenons l’exemple
de l’automatisation des caisses, le dimanche, dans les
hypermarchés. Je suis, a priori et à titre personnel,
farouchement opposé à ce « progrès technologique » motivé
par le seul dessein financier et à mes yeux contraire à l’objectif
de « progrès humain ». C’est à force de déshumaniser les lieux
de travail et de contact avec la clientèle que l’on accélère la
déshumanisation de la société. En revanche, mon opinion «
tranchée » aurait été apaisée si cette « innovation » avait été
anticipée et discutée en interne, était accompagnée d’un plan
concret et financé de redéploiement des compétences vers des
métiers mieux valorisés, de meilleures conditions de travail, et
une organisation plus épanouissante.
Tout progrès, qu’il concerne la planète ou une PME, doit être
discuté, débattu, partagé. N’est-ce pas à délibérer, à mettre en
perspective opinions et intérêts divergents, à contenir les
risques de dérapages ou de pouvoirs unilatéraux, que « sert »
la démocratie ? Les « verbes » doivent retrouver une place
centrale dans notre vocabulaire, car ils déterminent le goût
d’expliquer, de se confronter, d’argumenter, d’arbitrer et
d’agir, ils déterminent le périmètre, l’ampleur et, là encore, le
goût de la responsabilité, et donc la vitalité des contre-
pouvoirs et des réponses à apporter aux défis à relever
collectivement.

Denis Lafay. – En effet. Le mot « pouvoir » en est une


singulière illustration : le verbe est lumineux, le substantif
duplice…
Laurent Berger. – Pouvoir (d’) acheter, pouvoir (de) se
nourrir correctement, pouvoir (de) s’offrir des loisirs même
modestes, pouvoir (d’) égayer le quotidien de ses enfants, etc. :
voilà ce qui était contenu dans le « pouvoir d’achat » au cœur
des revendications des Gilets jaunes. Telles que je les
considère, les deux acceptions du terme « pouvoir » ont pour
sens commun de « donner la capacité de faire », de
s’autonomiser, et d’ailleurs, le Pacte du pouvoir de vivre16,
que la CFDT a initié en 2019 avec Nicolas Hulot et une
cinquantaine d’ONG, vise à nous faire connaître une meilleure
existence dans tout ce que le verbe « vivre » décrit, en y
intégrant les dimensions non marchandes. Il ambitionne aussi
de (r)éveiller le « pouvoir d’agir ». Mais faire, agir au profit
d’intérêts qui dépassent le seul prisme personnel.

Denis Lafay. – « Deux siècles après quatre-vingt-neuf /


D’autres seigneurs veillent au grain / […] Pauvre Martin
pauvre misère / C’est toujours le peuple qu’on craint ». Ces
paroles de Bicentenaire* sont-elles contestables ? Ces
seigneurs, à tes yeux, qui sont-ils ? « Ces nouveaux rois mages
/ Qui n’ont messie ni message / Autre que des cours boursiers
» évoqués dans Mon amour sauvage* ?

Laurent Berger. – Les formes d’oppression et d’exploitation


ont évidemment évolué, mais ces paroles ont toujours une
résonance. D’abord parce que dans nombre de pays, ce sont
souvent les mêmes qui captent, et même parfois capturent les
leviers d’enrichissement, les espaces de décision, les lieux de
pouvoir. Ils détiennent beaucoup, et de plus en plus, comme le
révèlent les études portant sur l’amplitude des écarts de
richesse, sur la concentration et sur l’examen sociologique ou
géographique desdites richesses. Leur force d’influence est
considérable, surtout lorsque à la puissance de l’argent
s’agrège un ressort politique tout aussi omnipotent – et bien
souvent autocrate ou dictatorial, comme en témoignent la
Russie de Poutine, le Brésil de Bolsonaro ou la Chine de
Xi Jinping.
Si la notion d’oppression a peu à peu disparu des lexiques,
peut-on contester que sur la planète des individus isolément ou
des populations entières sont opprimés ? Dans les années
1970, on désignait par « opprimés » ceux que le régime
politique privait de liberté ou pourchassait au nom de
l’idéologie. À ceux-là, qui n’ont pas disparu, s’ajoutent
désormais ceux que le système économique et la dictature de
l’argent sont autorisés à faire travailler six jours sur sept,
douze heures par jour, et par quarante degrés, à ériger des
stades de football dans le désert qatari, cela au péril de leur vie
et avec pour seule perspective de se reposer la nuit dans les
cinq mètres carrés d’un logement indigne et d’espérer revoir
leur famille aux Philippines trois ans plus tard…

Denis Lafay. – Ces nouveaux serfs sont d’autant plus


invisibles qu’ils subissent un système légitimé, et que nombre
des « seigneurs des temps modernes » régissant ce dernier
n’ont pas de visage, ils se fondent et prospèrent dans les
méandres imperceptibles d’une mondialisation financière
insaisissable.
Laurent Berger. – La mondialisation dérégulée donne en
effet trop souvent l’impression que nous sommes entraînés
dans une course folle, à la tête de laquelle n’intervient aucun
arbitre. Elle semble échapper au contrôle des gouvernants,
parfois de manière très cynique et opportuniste comme
lorsqu’ils la convoquent pour « expliquer l’inexplicable »,
pour « justifier l’injustifiable ». Elle a alors « bon dos », car
elle favorise la déresponsabilisation qui mène à l’impuissance
coupable. Ce sentiment qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion,
dépourvu de manettes, est terrifiant. Songez que les paradis
fiscaux continuent leur « œuvre », au mépris de toute morale,
au défi de toute tentative de les faire disparaître. Comment,
dans ces conditions, espérer sanctuariser le bien commun,
lutter contre le réchauffement climatique et le pillage des
ressources naturelles, ambitionner la justice sociale, juguler la
pauvreté ?

Denis Lafay. – « Que les fonds de pension se rassurent, ce


n’est pas l’ouvrier que nous verrons profiter de stock-options.
La productivité a été décuplée depuis plusieurs décennies. À
qui doit-elle bénéficier si ce n’est à ceux qui la font et, plus
largement, à l’humanité tout entière ? » m’exprima Jean.
Quinze ans plus tard, l’audibilité de sa parole n’a pas
progressé…

Laurent Berger. – … non, et alors même qu’elle est toujours


d’une incroyable actualité. Ferrat pose là la question,
fondamentale, de la répartition de la richesse.

Denis Lafay. – Qui génère la richesse ? Quel type de richesse


? À qui les retombées de cette richesse doivent-elles revenir ?
Comment partager avec justice et équité la richesse entre ceux
qui l’inventent, ceux qui la produisent, ceux qui la financent,
ceux qui la consomment ? Comment « valoriser » la richesse
immatérielle, la richesse non marchande, celle par exemple qui
soigne, éduque, crée du lien, contribue au bien commun ?

Laurent Berger. – Des interrogations d’autant plus


fondamentales qu’elles sollicitent mécaniquement le sujet du «
travail ». Contenu du travail, utilité du travail, éthique du
travail, considération et reconnaissance de ceux qui
l’exercent… et aussi fiscalité du travail, financement de la
protection sociale, qui questionnent le sujet, toujours aussi
fondamental, de la solidarité – principe suprême du « vivre-
ensemble », du « faire société ». Quand on voit des entreprises
en difficulté économique qui, simultanément, mettent fin à des
emplois et paient de façon indécente leurs dirigeants – en
2018, les PDG des sociétés du CAC 40 ont vu leurs
émoluments bondir de 12 %, même lorsque, à l’instar de
Technip, les résultats dévissaient –, quand on voit les plus
riches de nos sociétés se plaindre d’une fiscalité trop lourde,
quand la suppression de l’ISF entraîne avec elle la baisse des
dons aux associations humanitaires, nous sommes dans
l’intolérable. Et alors peut-on contester la parole, même
candide, du poète ? Le consentement à la solidarité a
globalement reculé, et je suis certain qu’aujourd’hui Jean
Ferrat serait décontenancé, même effrayé par ces réalités.

Denis Lafay. – « Si j’étais peintre ou maçon / Métallo ou


forgeron / Que je travaille à la chaîne / En écoutant ma
rengaine / Vous vous feriez une raison. / Mais je gagne des
millions / Et je combats à ma façon / votre système / Et votre
teint devient blême / Quand je dis révolution / Moi qui gagne
des millions », chante-t-il en 1972 (Si j’étais*). Le thème
induit est celui de la cohérence. Faut-il être pauvre pour être
légitime à défendre les pauvres ?

Laurent Berger. – Je ne le pense pas. Tout comme il n’est pas


nécessaire d’être malheureux ou miséreux pour revendiquer la
justice. En revanche, défendre les personnes en situation de
pauvreté exige au préalable de les comprendre, et pour cela
d’être pleinement dans l’écoute et l’empathie. Il faut construire
des réponses avec elles. Mon engagement, à la fois personnel
et au nom de la CFDT, sur l’enjeu de la pauvreté, avec ATD
Quart Monde, la Fondation Abbé-Pierre, ou le Secours
catholique, répond de convictions qui ne sont sans doute pas
étrangères à ce que j’ai vécu tant personnellement que dans ma
vie militante. L’écoute, l’attention que je porte aux plus
vulnérables, font écho à leur propre ressenti. Et parmi eux,
beaucoup de salariés « modestes ». Ma légitimité auprès d’eux
est fondée sur l’authenticité de mon parcours, et aussi sur le
temps que je consacre à aller à leur rencontre, sur le terrain,
dans les entreprises ou les administrations, les locaux
syndicaux. Si je n’allais pas rejoindre les salariés de
Conforama pour les écouter longuement commenter les
répercussions personnelles du plan social qu’ils subissent, si je
n’étais pas totalement dans l’attention de cette femme et de cet
homme d’une quarantaine d’années, en couple, qui perdent
leur emploi et sont très inquiets de « l’après », comment
pourrais-je vivre pleinement mon rôle de militant et de
dirigeant syndical ? C’est d’autant plus essentiel que cette
attention participe de l’estime et de l’humanité qu’on doit
réserver à chacun. Personne bien sûr ne peut aspirer à être en
difficulté ou à devenir pauvre ; en revanche, personne n’a le
droit de considérer une personne pauvre ou un salarié en
difficulté comme un être mineur.
Denis Lafay. – Et personne ne peut nier qu’au fond de toute
personne pauvre peuvent être concentrées de formidables
trésors. Chez Emmaüs, les compagnons sont à la fois victimes,
porte-voix et réparateurs de pauvreté, ce qu’ils disent et font
est donc exemplaire. Il ne sert à rien d’être attentif à la
pauvreté si on n’est pas capable d’être attentif aux pauvres, et
plus encore : aux altérités, aux singularités de chaque pauvre.
Cette règle vaut pour tout sujet, elle réclame simplement d’«
aimer chaque gens » afin d’« aimer les gens », et combien elle
semblait si vivace chez Ferrat ! Ses textes et sa générosité en
font foi : voilà l’une des explications de son immense
popularité. Elle transcendait les clivages idéologiques, elle
brisait les compartimentations dogmatiques, elle désarmait les
interprétations sectatrices que son engagement politique avait
pu éveiller.

Laurent Berger. – La façon dont il posait son regard sur les


êtres humains, considérés dans leur unicité ou dans la
communauté des destins, la façon dont il s’attardait sur les
fragiles, les oubliés, les exclus, témoignent d’un exemplaire
amour pour l’humanité. Dans Ma France*, j’aime tant la
manière dont il évoque les « gens simples et vrais ». Et par
exemple : « Celle qui ne possède en or que ses nuits blanches /
Pour la lutte obstinée de ce temps quotidien / Du journal que
l’on vend le matin d’un dimanche / À l’affiche qu’on colle au
mur du lendemain / Ma France » : dans ma vie de militant, j’ai
bien souvent distribué des tracts, collé des affiches, et ces
vendeurs dominicaux de l’Humanité m’ont toujours inspiré un
infini respect.

Denis Lafay. – À l’Europe qu’enténèbre l’endoctrinement


nationaliste, protectionniste et séparatiste, la pensée
néolibérale, l’organisation capitaliste et l’extrême
financiarisation telles qu’elles fructifient depuis quelques
décennies ne sont pas étrangères. Ferrat affirme même : « Le
capitalisme, en même temps qu’il détruit les domaines social
et économique, exalte le plus fort, celui qui gagne envers et
contre tous. À ce titre, il sert les thèses fascistes »… Le
président que tu es de la Confédération européenne des
syndicats (CES, 90 confédérations syndicales nationales
réparties dans 38 pays et dix fédérations syndicales
européennes), l’ardent militant que tu es d’une Europe unifiée
et solidaire, juge-t-il sa parole excessive ou fondée ?

Laurent Berger. – L’organisation contemporaine de l’éco-


nomie favorise simultanément la captation des richesses par un
petit cercle de « gagnants » et une redistribution très
insuffisante. Elle est donc à l’origine d’inégalités, sociales et
territoriales, et d’injustices – ou de « sentiments » d’injustice –
qui provoquent ou renforcent les peurs et les désillusions, donc
le repli sur soi et la colère, donc la recherche de boucs
émissaires et la tentation de rejet. Un mécanisme, une spirale
infernale qui fait le lit des idéologies populistes et, plus
largement, d’extrême droite. Pour n’évoquer que la peur, que
constate-t-on ? La peur du déclassement entraîne la peur de la
précarité, qui engendre la peur de l’étranger. Ce fléau ne se
combat pas en éradiquant le capitalisme, mais en soignant, en
corrigeant, en réparant, en contraignant le capitalisme. Des
pistes existent, qui d’ailleurs peuvent trouver en l’Europe un
terrain fécond. Par exemple, l’économie sociale de marché, et
dans ce domaine les expérimentations réussies ne manquent
pas aux quatre coins du continent. La prise de conscience
évolue, par ailleurs. Les colloques publics, y compris
d’économistes, n’ont plus pour objet la « recherche de
performance », les « clés de la compétitivité », les « recettes
de la rentabilité », mais ambitionnent de « réguler le
capitalisme », de « promouvoir la responsabilité sociale et
sociétale », de « concilier libéralisme et environnement ». Il
faut désormais le courage de mettre en œuvre ce qui est
promesse.

Denis Lafay. – « Que restera-t-il sur la terre / Dans cinquante


ans / On empoisonne les rivières / Les océans / On mange des
hydrocarbures / Que sais-je encore / Le Rhône charrie du
mercure / Des poissons morts / […] Enfants, enfants la terre
est ronde / Criez plus fort / Pour que se réveille le monde / S’il
n’est pas mort » (Restera-t-il*)… Devin Jean Ferrat,
perspicace dès 1962 sur les ravages d’un capitalisme qui n’est
pas encore mondialisé et financiarisé, certain aussi que l’espoir
est dans la conscience et entre les mains la jeunesse. Et
pourtant, la jeunesse d’alors sera celle qui perpétrera les pires
méfaits une fois adulte…

Laurent Berger. – Lorsque je réécoute cette chanson, je suis


stupéfait. Quelle modernité ! Quelle vision ! Et puis je
comprends mieux pourquoi mes parents se sont autant
employés à nous inculquer, avec mes frères et mes sœurs, une
relation de respect et de sobriété à l’égard de la nature. Il est
exact que, si l’on mesure ses actes une fois adulte, le jeune – à
cette époque – auditoire de Ferrat n’a guère dû entendre sa
parole et, au-delà, n’a guère été réceptif aux premières alertes
des scientifiques et des mouvements écologistes. Lesquels, il
faut se le rappeler, se polarisaient sur le nucléaire. La jeunesse
de notre époque est incontestablement plus sensible, et
consciente de l’enjeu. Des mouvements d’insubordination,
symbolisés par Greta Thunberg et les marches pour le climat,
au verdict des urnes en passant par les choix professionnels ou
les aventures entrepreneuriales, des jeunes, presque partout sur
la planète, en témoignent. Pour autant, sommes-nous sauvés ?
Non. L’impression est que pendant toutes ces décennies, nous
avons roulé à très vive allure vers le précipice, et
qu’aujourd’hui nous ne faisons que ralentir notre approche
vers l’inéluctable. Nous devons désormais changer de
direction – c’est-à-dire de modèle de développement, et donc
aussi de société. Nous n’avons pas le choix. La jeunesse
semble prête à cela. Mais il est capital qu’elle exerce sa
détermination sans violence, sans radicalité, sans sectarisme,
par la faute desquels la démocratie et les libertés se
trouveraient gravement menacées. La démocratie, les libertés,
mais aussi la justice sociale. Le respect de la cause climatique
et environnementale ne peut pas composer avec, par exemple,
l’imposition autoritaire et inégalitaire de restrictions ou de
contraintes qui seraient indolores chez les plus riches et
insupportables chez les plus modestes. La démocratie n’y
résisterait pas. Conjuguer harmonieusement la lutte contre
l’anéantissement de la planète et celle contre les inégalités
nouvelles ou anciennes réclame un débat collectif pour
construire des solutions soutenables écologiquement et
socialement. Voilà le défi auquel nous sommes, tous ensemble,
exposés.

Denis Lafay. – « Restera-t-il un chant d’oiseau* ? »,


poursuit le poète. Enfant, pendant tes vacances, le soir, tu te
rendais au bout de la rue et tu y attendais ton père qui rentrait
des Chantiers. Dans les arbres, vous entendiez les oiseaux
pépier, piailler, et parce qu’il avait été auparavant paysan, il en
connaissait presque chaque espèce. Ce père « attendrissant, si
affectueux », glissait alors tes mains chétives dans ses
immenses paluches ravinées par l’effort sur le métal, tailladées
par les étincelles de soudure, et sur le chemin du retour te
contait les spécificités de ces oiseaux qui semblaient vous
escorter jusqu’à la maison.
Laurent Berger. – Quel merveilleux souvenir… Aujourd’hui
encore il fait de même avec ses petits-enfants. À une
différence près : cette faune s’est cruellement raréfiée.
Beaucoup plus rares, les hirondelles, les mésanges, les
chardonnerets, mais aussi toutes ces variétés de papillons qui
coloraient la verdure. L’interrogation de Jean Ferrat dut
sembler, à l’époque où elle fut chantée pour la première fois,
saugrenue ; près de six décennies plus tard, à l’aune des
ravages dont la biodiversité est victime, elle est d’une
stupéfiante véracité.

Monde ouvrier, monde du travail, monde de l’entreprise :


rien de ces réalités tour à tour honorées et décortiquées,
stigmatisées et fêtées par Jean Ferrat n’a fané.
Le poète était « une sorte » de sociologue du travail…
Denis Lafay. – L’usine est très présente dans l’œuvre de
Ferrat, qui travailla comme laborantin. « C’est ici que j’ai
découvert les contradictions, les conflits et l’utilité de l’action
syndicale. J’ai alors rejoint… la CGT », m’expliqua-t-il. Cela
ébranle-t-il ton affection pour lui (rires) ?

Laurent Berger. – Non, bien sûr ! Jean Ferrat ne s’est jamais


caché de sa double culture communiste et cégétiste. La
seconde résultait naturellement de la première. La CGT ? Elle
a toujours été, notamment du temps de Ferrat, un acteur
majeur du monde ouvrier ; j’y compte beaucoup d’amis, et
d’ailleurs n’est-ce pas mon homologue Philippe Martinez qui
devrait occuper ma place de dialoguiste dans un tel ouvrage
(rires) ?
Denis Lafay. – « Les hiérarchies refusent aux salariés le droit
de discuter et de penser. Or c’est à plusieurs que nous sommes
plus forts, que nous progressons et que nous faisons grandir.
L’entreprise doit être un lieu d’expression de cette vérité », me
livra-t-il. Le secrétaire général de la CFDT ne devrait pas
contester une telle déclaration. Elle incarne même un chantier
majeur : réinventer la gouvernance des entreprises afin
qu’émerge une répartition inédite des pouvoirs et des
responsabilités plus conforme à la réalité des contributions du
corps social…

Laurent Berger. – Absolument. Trop souvent il est acté que


l’entreprise vit pour l’essentiel de – et donc au profit de – ceux
qui en détiennent le capital. Nous nous élevons contre cette
vision ; la place de ceux qui travaillent dans l’entreprise est au
moins autant déterminante, et doit donc être réévaluée à leur
bénéfice. Il faut reconnaître que le travail et donc les
travailleurs sont partie constituante de l’entreprise au même
titre que le capital. Et cela de trois manières : la présence de
représentants des salariés dans les instances de gouvernance de
l’entreprise pour peser sur la stratégie ; des lieux de
représentation collective des travailleurs dignes des enjeux ;
des espaces d’expression des salariés sur leur travail. À ces
conditions, la voix des travailleurs et la reconnaissance de leur
contribution seraient enfin considérées, et bien sûr la
performance globale de l’entreprise y gagnerait. Ferrat avait
compris beaucoup de « choses » de l’entreprise…

Denis Lafay. – … et c’était il y a vingt ans ! Et de compléter


: « Le fléau du chômage a durci un monde de l’entreprise
devenu plus féroce à l’égard des salariés, dont la défense des
revendications s’avère toujours périlleuse. Avant, ils étaient
terrorisés ; aujourd’hui, ils le sont toujours. La différence porte
sur la sémantique. La même brutalité est désormais maquillée
par des artifices qui adoucissent les effets. L’avènement des
directeurs des ressources humaines en est la preuve, eux dont
la mission principale est de camoufler la vérité. » Je me
souviens, dans l’essai Au boulot !17, de notre échange sur la
situation, complexe, des directeurs des ressources humaines,
eux aussi victimes, dans l’exercice de leur métier, de
l’économie financiarisée et court-termiste.

Laurent Berger. – La marge de manœuvre des DRH, c’est-à-


dire leur contribution simultanément à la performance de
l’entreprise et au bien-être des salariés, est certes contrainte
par ce contexte de financiarisation et d’immédiateté dans trop
d’entreprises. Toutefois elle n’a pas disparu, elle dépend
simplement de la place, de la reconnaissance, du « poids » que
la gouvernance et les actionnaires décident de lui conférer. Les
entreprises qui confinent les ressources humaines à appliquer
les directives d’ordre purement économique court-termiste, à
manier les emplois comme une variable d’ajustement, à
négliger la double cause du travail et des travailleurs,
effectivement illustrent la parole de Ferrat. Celles qui, en
revanche, sont enclines à partager le pouvoir, les décisions, les
responsabilités, les richesses, à discuter collectivement de
stratégie et d’organisation, donnent une utilité et même un
sens déterminants à la fonction de DRH, puisque celle-ci
devient chef d’orchestre d’une telle ambition. Et heureusement
cela existe dans nombre d’entreprises, particulièrement celles
qui reconnaissent de manière constructive le fait syndical.
Denis Lafay. – « Les dirigeants devraient mieux mobiliser le
personnel aux décisions qui impliquent l’avenir de l’entreprise
et donc le leur. Mais regardez comment agit celui qui devrait
donner l’exemple, le sommet de l’État. Notre gouvernement
de gauche [nous sommes alors en 2000], donc a priori garant
de pratiques démocratiques, a entrepris de réformer
l’administration et de concocter des lois sans y associer ceux
qui les font vivre : les fonctionnaires eux-mêmes ! » fulminait-
il. Aux yeux de Ferrat, l’entreprise est incompatiblement
démocratie. Es-tu aussi péremptoire ?

Laurent Berger. – Démocratiser l’entreprise est une ambition


noble et réaliste ; faire de l’entreprise un espace de démocratie
totale est chimérique. Au sein de l’entreprise, quel que soit le
niveau de responsabilité ou de hiérarchie qu’on y exerce, tout
salarié est contraint dans sa liberté par le lien de subordination
que constitue le contrat de travail. En revanche, l’entreprise
peut décider de libérer de l’espace au pouvoir des travailleurs,
et c’est à cet enjeu que nous nous consacrons. La vaste
enquête « Parlons travail18 » que nous avons conduite en 2016
avait révélé un très grand attachement des salariés à leur
entreprise, et un attachement tout aussi important à être
responsabilisés, associés aux réflexions et aux décisions, bref,
reconnus dans leur utilité. C’est ce combat que nous devons
gagner, à l’issue duquel l’entreprise peut se révéler davantage
démocratie.

Denis Lafay. – « Les ouvriers ont l’amour de leur travail.


Lorsqu’ils en sont privés, souvent ils désespèrent. Pas
seulement parce que c’est une question de bouffe, mais parce
qu’il est leur honneur, leur fierté » : ce cri de Ferrat, toi le fils
de soudeur, tu dois le partager… Il résonne même d’une autre
force devant le déclin du monde ouvrier et une considération
du travail manuel désagrégée.

Laurent Berger. – Mon père travaillait parce qu’il fallait


vivre, ramener un salaire. Mais je crois qu’il aimait son métier.
En tout cas, je le percevais chaque fois qu’un bateau quittait le
chantier. Cette fierté, même silencieuse, je la ressentais,
enfant, à ses côtés. Je pensais : « Il a sûrement dû souder cette
tôle de la coque », et alors d’éprouver que sa main et ses
savoirs « étaient » quelque part dans ce bateau.
Auparavant, il avait été manœuvre dans une entreprise
d’engrais, puis échafaudeur, puis donc soudeur après avoir
passé des examens. Un accident du travail en 1978 l’obligera à
interrompre ce métier et à devenir garde-vestiaire jusqu’à sa
retraite. Mais quelle que soit son activité, je crois qu’il l’a
toujours exercée avec rigueur et le goût de bien faire. La fierté
et la dignité de l’ouvrier telles que Ferrat te les avait confiées.

Denis Lafay. – À la « fierté de l’ouvrier », Jean Ferrat oppose


d’autres exemples du travail, aux antipodes. « Leur vie, ils
seront flics ou fonctionnaires / De quoi attendre sans s’en faire
/ Que l’heure de la retraite sonne / Il faut savoir ce que l’on
aime / Et rentrer dans son HLM / Manger du poulet aux
hormones », évoque-t-il dans La Montagne* (1965). Le
Bureau* (quatre ans plus tard) expose une description
implacable, terrifiante, des métiers et des emplois tertiarisés,
que corrodent la monotonie, l’ennui, la solitude,
l’individualisme, l’absence de sens. Une réalité toujours
d’actualité, alors que partout s’affiche la célébration du
progrès et de l’épanouissement censés être universels. Le sujet
du sens au travail et du sens du travail est, comme jamais,
questionné…

Laurent Berger. – D’abord, et contrairement à ce que


pourrait sous-entendre la chanson, nous avons besoin de
fonctionnaires. Je n’oppose pas le travail manuel et le travail
qui rend un service. Effectivement, lorsque le fruit de son
labeur est visible, lorsqu’il connaît une concrétisation
palpable, il revêt un sens. Dans le domaine des services, qu’ils
soient publics ou privés, le sens du travail peut exister dans
une relation à l’usager, dans la satisfaction de lui avoir été
utile. Par contre, il est vrai aujourd’hui que les services publics
sont davantage soumis à une logique budgétaire qu’évalués à
l’aune de leur utilité pour les citoyens et la société. Cela crée
un mal-être chez nombre d’agents des fonctions publiques.
D’autre part, les secteurs dits tertiaires, et particulièrement les
nouveaux métiers de service, sont trop souvent confrontés à
une importante précarité des emplois.

Denis Lafay. – Dans Les Nomades* comme dans Les


Derniers tziganes*, Ferrat fait l’ode des sans terre, des sans
attache. Ceux qu’on dénomme « nomades » hier vaquaient
dans des roulottes, aujourd’hui sont diplômés, exercent des
métiers reconnus, se déplacent partout dans le monde au gré
des opportunités. Sont dorénavant évoqués des métiers, des
emplois, un état d’esprit nomades. Ils sont une réalité, ils sont
aussi un défi dans le champ du travail.

Laurent Berger. – On peut attacher au verbe « bouger » cette


beauté ici merveilleusement chantée. Bouger n’est pas qu’une
question géographique, cela correspond aussi à une réalité
professionnelle particulièrement prégnante chez les
générations X ou Y. Presque personne en leur sein n’est
disposé à travailler pendant vingt ans dans le même métier, la
même entreprise, ou la même ville. Cette réalité de la mobilité,
nous devons, en tant qu’organisation syndicale, nous y adapter
et l’intégrer à notre stratégie de service et d’action.
Mais lorsque je réécoute attentivement ces deux chansons, je
ne peux m’empêcher de penser à une autre incarnation,
nettement plus sombre : celle des migrants. Ce regard
profondément humain que Ferrat porte à ces « nomades »,
pourquoi n’en sommes-nous pas capables en 2020 ? Il semble
que les peurs et le repli sur soi aient éloigné ou confiné la «
première des priorités » : l’humanité.

Denis Lafay. – Le monde ouvrier, c’est aussi cette légèreté,


cette relativité des situations qu’illustre Ma môme* : « Elle
travaille en usine / […] Dans une banlieue surpeuplée / […]
Mais on s’dit toutes les choses qui nous viennent / C’est beau
comme du Verlaine / […] on regarde tomber le jour / Et puis
on fait l’amour ». Ou comment l’épanouissement brille dans la
simplicité de l’authenticité, dans l’humilité de la sincérité,
dans l’éclat de la véracité…

Laurent Berger. – Quelle chanson… ! Elle est un concentré


d’une conception de l’existence que je partage pleinement. On
peut être immensément heureux sans jamais lorgner
l’exceptionnel si ce n’est l’amour et le bonheur d’être
ensemble. Ce texte, au final, est d’une folle espérance. Car il
démontre que la valeur du bonheur n’est pas conditionnée à sa
valeur marchande, elle n’est pas liée aux conditions
matérielles, et elle s’affranchit de ce misérabilisme auquel les
condescendants aiment tant réduire la condition ouvrière.

Militantisme et syndicalisme : Jean Ferrat en fut


un lumineux porte-voix, aussi admirable qu’admiratif. En
fut ? En est. La réalité sociale du travail
fait spectaculairement écho au cri de ses dénonciations
et de ses aspirations.
Denis Lafay. – Lors d’un de mes échanges avec Jean, je
mesurai son engagement à la dignité d’un chef syndicaliste. Il
répliqua : « Je ne mérite pas un tel hommage. »

Laurent Berger. – Quelle belle déclaration… De cet homme


que je n’ai pas connu mais que j’imagine si généreux, si
respectueux, si amoureux des gens, cela ne m’étonne pas. Lui
aussi avait compris que rien n’est plus admirable qu’une
femme, qu’un homme travaillant dans un atelier, sur une
chaîne d’assemblage, dans un bureau, sur un chantier, au sein
d’une administration, dans une école ou un hôpital, et qui, « en
plus », s’engage, par la voie syndicale, à donner son temps «
pour les autres ». Il avait compris, également, que l’essentiel
de l’action syndicale n’est pas entre les mains de ses
dirigeants, mais entre celles de ces anonymes qui au quotidien,
sur le terrain, souvent contre leur intérêt de carrière, destinent
une partie de leur énergie à la défense « des autres ». La
considération de Ferrat pour ceux qui œuvrent à la fois
silencieusement et si utilement, ceux qui sont la première cible
des opposants du syndicalisme, était à l’image de son
attention, précieuse, pour les petits, les invisibles pourtant si «
riches ».

Denis Lafay. – À sa manière donc, il faisait honneur à ce


terme « militantisme » si cardinal de ta vocation et de ton
parcours syndicalistes.

Laurent Berger. – Il était un magnifique complice, un allié,


un soutien merveilleux du monde ouvrier, dont il a diffusé
auprès du grand public non seulement les difficultés mais aussi
les ressources, les qualités, les compétences, l’humanité. Il
parlait des ouvriers au monde ouvrier mais aussi aux cercles
qui les méconnaissaient, les ignoraient et même les
méprisaient. Il était donc le porte-parole d’une société
meilleure, à laquelle il a su et fait associer cette communauté
ouvrière.

Denis Lafay. – Ce syndicalisme, Ferrat n’élude pas son


érosion. Mais, par aveuglement, méconnaissance, ou esprit
partisan, il n’en identifie que les responsabilités extérieures :
attitude « décourageante » des dirigeants, société « tout fric »,
immoralité du capitalisme, qui individualisent, contraignent «
les gens à baisser les bras ». Or les causes de ce délitement
sont « aussi » endogènes.

Laurent Berger. – Bien sûr. Ferrat était tout entier dans


l’idéal syndical, et grâce à sa poésie il examinait des contextes
concrets. Il n’avait pas pour responsabilité de disséquer
l’origine des difficultés du monde syndical ! Toutefois, ces
difficultés sont réelles, en tête desquelles on peut citer une
distance trop forte avec les réalités d’un salariat de plus en
plus fragmenté, mais aussi le retrait de « l’exigence de
fraternité » au profit de combats souvent inopportuns et dénués
de sens. Or justement, sa manière de mettre en lumière
l’œuvre syndicale, sa façon de dénoncer la soumission de
l’humanisme à l’idéologie ou au dogme, ont aussi annoncé
l’émergence d’un syndicalisme nouveau, ou du moins, plus
proche des travailleurs.
Le syndicalisme mourra s’il continue de penser qu’il s’érode
par la seule faute de ses ennemis – qui existent bien. Je le dis
souvent aux militants : nous devons compter avant tout sur
nous-mêmes, et pour cela réinventons-nous, créons de
nouveaux services, adaptons-nous au monde que dessine la
jeunesse, développons des alliances avec les associations et les
ONG, soyons inventifs, révisons nos offres, nos discours et
notre organisation face à la réalité d’un monde du travail, d’un
monde de la formation, d’un monde des métiers, d’un monde
du management, d’un monde des technologies en complète
disruption. Sans pour autant jamais nous défaire de nos
valeurs, de notre raison d’être et de notre éthique.

Denis Lafay. – Comment Ferrat aurait-il réagi à ce que le


paysage syndical français – notamment, en 2018, la CFDT
couronnée première organisation – est devenu ? À l’explosion
des maltraitances, parfois d’une violence insupportable, dont
des régimes dits « de gauche », comme au Venezuela, frappent
les syndicalistes ? Personne ne sait, bien sûr, mais donnons-
nous le droit d’énoncer quelques hypothèses.
Laurent Berger. – En 2018, je ne lui ferais pas l’insulte de
croire qu’il aurait sauté de joie de nous voir détrôner la CGT.
Mais à propos de la CFDT, j’ose penser que son attachement à
la cause syndicale était si fort qu’il était plus fort que l’identité
ou l’idéologie des organisations qui la portent. Quant au sujet
du Venezuela, il divise tant aujourd’hui que je n’ose pas, en
l’occurrence, émettre un avis sur ce qu’hier il aurait suscité
chez Jean Ferrat. Oui, il divise, comme dans les années 1970,
1980 ou 1990 il divisait chaque fois qu’un régime socialiste
asservissait, muselait ou réprimait les revendications
démocratiques, sociales et syndicales. Des pays sous le joug
soviétique à la Chine, des dictatures d’Asie du Sud-Est à celles
d’Amérique latine, à combien de reprises les tenants de la
liberté d’expression syndicale se sont heurtés aux tenants de la
conscience anticapitaliste ! Et le Venezuela, où la CFDT agit
auprès des syndicalistes persécutés – comme hier en Pologne
ou dans les dictatures sud-américaines, aujourd’hui en Turquie
ou à Hong Kong – en est le triste emblème contemporain.
L’issue qu’il faut donner à ce régime qui appauvrit
dramatiquement les conditions de vie, mais aussi de liberté, de
la population, continue de provoquer une vive fracture entre
ces deux camps syndicaux.

Denis Lafay. – Sa capacité subversive et transgressive de


révolte, d’insubordination, sa foi en la solidarité et son combat
pour la fraternité, n’auront pas quitté Ferrat de toute son
existence. C’est une leçon pour tout syndicaliste ?

Laurent Berger. – Si l’on n’éprouve pas d’indignation pour


les injustices, il semble bien difficile de s’engager
syndicalement. Et par indignation, je fais référence aux « vrais
» enjeux : tout ce qui méprise la capacité à vivre dignement, à
travailler dans de bonnes conditions, à être respecté, à pouvoir
s’exprimer et s’engager pour obtenir de meilleurs droits… Ce
qui structure ma propre indignation, ce qui à mes yeux doit
constituer l’essence et le cœur de la lutte syndicale, c’est la
situation de ceux qui – quel que soit leur secteur professionnel
– sont les invisibles ou les maltraités. Cela ne signifie pas que
les revendications moins vitales sont négligeables. Mes prises
de position sur les migrants, la pauvreté, le chômage, les
catégories C à l’hôpital, les travailleurs des plates-formes,
l’enjeu de l’insertion, témoignent d’une certaine hiérarchie des
priorités.

Denis Lafay. – Ferrat en fut indirectement le porte-parole :


les combats syndicaux doivent dépasser le seul champ social et
agréger les causes sociétales, les premiers sont
intrinsèquement imbriqués avec les secondes.

Laurent Berger. – Bien sûr, les tenants et aboutissants sont


multiples et interagissent. Certaines de ses chansons portant
sur le travail mettent en scène bien d’autres sujets, et ainsi font
le lien entre les enjeux sociaux et sociétaux : galère de vivre
dans un logement trop petit ou insalubre, sentiment
d’oppression dans les grandes métropoles, difficile accès aux
loisirs, etc. Effectivement, le syndicat n’a pas vocation à
s’occuper « uniquement » de travail mais de tout ce qui fait la
vie des travailleurs.

Denis Lafay. – Tout indigné qui accède à de hautes


responsabilités s’expose à la menace de l’embourgeoisement,
matériel et intellectuel. Jean Ferrat n’esquivait pas le spectre,
toi-même sors-tu encore gagnant des luttes intérieures pour ne
pas y succomber ?

Laurent Berger. – Mon épouse et moi n’avons jamais oublié


d’où nous venons, ni les obstacles franchis un à un pour
occuper nos responsabilités actuelles. Notre famille,
recomposée, de six enfants, notre attachement viscéral aux
amis d’hier – et donc de toujours –, la simplicité de nos goûts
et l’authenticité de nos plaisirs nous préservent. Je n’ai pas
changé de mode de vie, même si bien sûr nos conditions
matérielles d’existence ont progressé depuis mon entrée dans
le monde du travail. De toute façon, être responsable d’un
syndicat ramène, au quotidien, à la réalité telle que la vivent la
grande majorité des adhérents. Et je ne pense pas que l’on
puisse, comme moi, continuer d’aimer autant Ferrat, c’est-à-
dire de vibrer à ce point sur ses chansons, si l’on s’est écarté
des valeurs qui nous sont communes.

Denis Lafay. – La jeunesse* – titre d’une chanson de Ferrat


éditée en 1965 –, nous l’avons rapidement évoquée plus avant
à propos de l’aggiornamento systémique dicté par l’enjeu
environnemental. Étudions-la maintenant en profondeur, elle
qui questionne singulièrement l’offre syndicale. Cette jeunesse
est d’une extraordinaire hétérogénéité : il n’existe bien sûr pas
« une » jeunesse, mais une mosaïque de jeunesses, confrontées
à des réalités antithétiques. « Des » jeunesses sont en grande
souffrance, déclassées, discriminées, désarmées avant même
d’aborder le marché du travail, ou sans emploi malgré des
diplômes, sans espérance ou confiance en l’avenir. D’autres, «
bien nées », maîtrisent les codes, sont conditionnées à la
réussite, cultivent de manière naturelle les mécanismes
d’agilité et de mobilité. Le particularisme de la relation
spatiale à la réalité du monde est emblématique. Il y a encore
une vingtaine d’années, l’horizon était, pour beaucoup, la
ville, le département, voire la région. La France était
l’aventure, l’Europe la grande aventure, la Chine ou le Brésil
l’aventure aussi rêvée qu’inatteignable. Aujourd’hui, l’espace
de projets de vie – personnelle comme professionnelle – est,
chez les mieux formés, illimité. Ils empruntent l’avion comme
nous hier le train, ont une excellente maîtrise des langues
étrangères – un critère d’employabilité devenu basique –,
décident instinctivement de s’installer à Singapour ou à
Copenhague. Une autre jeunesse, celle des territoires ruraux,
enclavés, périphériques, a pour horizon l’intérieur des
frontières où elle a grandi, elle s’estime inadaptée, démunie ou
même illégitime pour ambitionner au-delà, l’inconnu que revêt
cet au-delà d’ailleurs l’effraye ou la conduit à l’autocensure.
Elle est encalminée dans le sentiment « d’impossibilité de s’en
sortir », et même ne s’autorise pas le droit de rêver. Devant
cette jeunesse si bigarrée, comment un dirigeant prend-il la
mesure de la parole et de l’action syndicales ?

Laurent Berger. – Il est en effet déterminant de comprendre


qu’il existe une multitude de jeunesses, et aborder la réalité de
leurs problèmes, analyser finement leurs besoins et leurs
aspirations réclame non pas de les compartimenter, mais de se
plonger dans les spécificités. À ce particularisme spatial que tu
décris, j’en superpose un second : il y a peu, le monde –
économique, politique, sportif, artistique, ludique, etc. – «
nous arrivait » contenu dans un journal, un poste de radio, une
poignée de chaînes de télévision. Dorénavant, il nous est «
projeté » de manière instantanée et tentaculaire, sans
hiérarchie d’importance via les smartphones, ces petits objets
dont Michel Serres disait, lucidement, qu’ils concentrent aux
yeux de leurs jeunes utilisateurs l’essentiel des préoccupations,
des enjeux, des savoirs, des liens affectifs. Ce foisonnement
d’informations non filtrées, non validées, lues sans
discernement, est un facteur de vulnérabilisation, mais aussi de
déstabilisation.

Denis Lafay. – Autrefois, la limpidité des repères –


professionnels, sociaux, spatiaux, temporels, informationnels –
permettait de se construire une conscience, un engagement,
des combats, une ambition ; la confusion ou la dissolution de
ces repères fragilise gravement ceux qui ne savent pas les
interpréter. Et c’est ainsi qu’une jeunesse apeurée, sans
perspective, disqualifiée, recroquevillée, résignée, se jette dans
les bras du Rassemblement national quand une autre,
progressiste, ouverte, optimiste, entrepreneuriale, embrasse les
grands enjeux de société liés à l’état de la planète. Or à la
résorption de cette dichotomie, de cette désunion ou de cette
fragmentation des jeunesses, toute organisation syndicale a la
responsabilité, même infinitésimale, de participer…

Laurent Berger. – Absolument. C’est même fondamental


lorsque, comme à la CFDT, on estime les situations sociales et
sociétales indissociables, interdépendantes. Lors des
conclusions de la Conférence sociale, en juillet 2014, désertées
par la CGT, FO et la FSU, nous avons obtenu du Premier
ministre Manuel Valls la mise en place expérimentale –
aujourd’hui généralisée – de 100 000 garanties jeunes qui sont
des allocations pour accompagner les jeunes dans leur
parcours professionnel ; n’exercions-nous pas alors pleinement
notre responsabilité ? L’enjeu est de faire bien davantage pour
la jeunesse la moins armée.
Denis Lafay. – Le monde de la jeunesse n’est pas divisé entre
le camp des méritants et celui des incapables. Il est
insupportable que la réussite spectaculaire d’un jeune issu
d’un contexte social, familial, éducationnel défavorable,
semble communément signifier que tous les autres, héritant
d’un environnement similaire, soient seuls responsables de
leur échec.

Laurent Berger. – Les barreaux de la « cage » à laquelle Jean


Ferrat fait référence à plusieurs reprises sont l’horizon
quotidien d’une grande partie de la jeunesse. C’est à les briser
que nous devons œuvrer.

Denis Lafay. – À l’époque des textes de Ferrat pourfendant


ces geôles, « les jeunesses » n’étaient bien sûr pas plus
homogènes qu’aujourd’hui, les disparités n’étaient pas moins
criantes, en revanche, elles semblaient davantage se
comprendre, se (re)connaître. Difficile d’imaginer dans une
organisation du travail la coopération, l’hybridation
intellectuelle, affective, professionnelle de jeunes qui ne
partagent aucun code commun. Un jour futur* convoque « …
l’enfant qui se dresse et qui dit / Je ne connaissais pas la
beauté des colères / Je veux faire tomber ce vieux monde en
poussière / L’avenir, l’avenir ne sera pas maudit ». Le « Pacte
du pouvoir de vivre », c’est pour permettre à ces jeunesses de
se regarder, de se considérer de nouveau, afin de faire combat
commun ?

Laurent Berger. – Ce « Pacte du pouvoir de vivre » n’a pas


vocation à dicter à la jeunesse une quelconque manière de
s’organiser. Moi qui suis un produit de l’éducation populaire,
je sais combien ces jeunes sont les mieux à même de décider
de leur sort, de leur avenir. Et d’ailleurs, des représentants de
la jeunesse y ont contribué. Depuis trop longtemps la vision
est sacrifiée à la raison, nous sommes assujettis à toujours
adapter et donc réduire nos ambitions sociales et sociétales aux
contraintes, aux normes, aux diktats (toujours chiffrés) de
toutes sortes, nous asservissons la nécessité de contrat,
d’engagement, de responsabilités, aux « règles », par
définition doctrinales…

Denis Lafay. – Nous sommes sommés de fermer les fenêtres


et de nous calfeutrer, alors que la réalité du monde mais aussi
les opportunités du monde, les beautés du monde, cette
plongée dans « son monde intérieur », réclament au contraire
que nous les ouvrions grand.
Laurent Berger. – J’aime l’idée que le champ des possibles
est illimité, et je suis certain qu’il est toujours possible de
créer, d’expérimenter, d’être mené par des utopies
mobilisatrices – la poésie, l’utopie, l’emphase de Ferrat, y
faisaient d’ailleurs honneur. Voilà à quoi veut s’employer ce
pacte : créer une perspective (de société, de travail, de vivre-
ensemble, de démocratie), engendrer une ambition qui la serve
concrètement. Pour ce « beau » projet, qui non seulement
n’oppose pas mais harmonise exigence écologique et justice
sociale, la jeunesse est donc particulièrement sollicitée.

Denis Lafay. – Les facteurs de « la » paix sont pluriels, et à


la paix politique, internationale, ethnique, sociale, les
conditions de justice, d’équité, de considération dans
lesquelles « on » exerce le travail participent de manière
substantielle. La paix entre salariés, la paix au sein des
organisations, c’est-à-dire la paix dans l’entreprise, est une
contribution, même modeste, au vœu humaniste à la fois le
plus candide et le plus sacré auquel Jean Ferrat appelle en
1991 : la paix sur terre*. Laquelle participe des ambitions de
tout syndicat dit progressiste.

Laurent Berger. – C’était là l’intuition de l’OIT


(Organisation internationale du travail, qui a fêté son
centenaire en 2019) : il ne peut y avoir de paix durable sans
justice sociale, déclamèrent ses fondateurs. La paix ne
s’envisage pas au seul niveau macro-économique, elle se
construit dans le plus petit périmètre, celui du premier cercle
de proximité de chaque citoyen. C’est là qu’on accomplit
l’exercice de sa conscience et de ses responsabilités, c’est là
qu’on peut penser et mettre en œuvre autrement les relations
humaines, la lutte contre les injustices et les inégalités, et c’est
l’agglomération de ces initiatives de proximité qui permet
ensuite de bâtir une ambition planétaire de paix. Et en effet, à
cette immense ambition, l’exercice du travail est majeur. Or il
y a urgence. Sans justice sociale, la collectivité s’expose à
d’incommensurables conflits, y compris en France. Nous ne
pourrons pas éternellement demander à un jeune diplômé de
subir patiemment et docilement la relégation sociale et le
chômage au motif qu’il est noir, porte un nom maghrébin ou
habite la banlieue.

Denis Lafay. – Il est le déraciné, l’exilé, le pauvre, l’esclave


d’aujourd’hui ; il est l’éleveur malien d’un petit cheptel
décimé par la chaleur, il est aussi l’ouvrier philippin sur les
chantiers du Qatar, il est le paysan du Guizhou trimant au-
dessus des grues de Shanghai : voilà qui est l’Indien* de Ferrat
qui « a laissé femmes et enfants » et, « la faim au ventre »,
espère « voir monter les maigres tiges à récolter entre les
pierres » : que faire, face à « cette » réalité de la
mondialisation ? Il y a une quinzaine d’années, comme parade
aux effets nuisibles de la « mondialisation » – le vocable ne
s’était pas encore évaporé, il connaît aujourd’hui une
symptomatique résurgence –, la possibilité d’une résistance
internationale semblait fondée, qu’une internationale
syndicaliste aurait nourrie. Or le morcellement, l’atomisation
de cette résistance a triomphé, comme l’atteste l’isolement des
contestations, de Hong Kong à Santiago, de Barcelone à Alger,
de Caracas à Londres…

Laurent Berger. – La réalité de la Confédération européenne


des syndicats illustre cette difficulté : les membres du
syndicalisme européen parlent avec sincérité d’une même
voix, mais lorsqu’ils sont de retour dans leur pays, ils sont
placés devant ses singularités – sociologiques, sociales,
réglementaires – et doivent parfois adapter voire réviser leur
élan. Imagine cette configuration à l’échelle de la planète…
Comment diffuser un discours structuré, ambitieux, réalisable,
qui soit audible dans les usines automobiles du Midwest et les
rizières du Viêt-nam, dans les mines de Bolivie et les champs
gaziers de Russie, dans les plantations de Côte d’Ivoire et les
tours de la Défense ou de la City ? Il existe bien la
Confédération syndicale internationale (CSI), créée en 2006 et
qui réunit 331 organisations syndicales revendiquant
200 millions de travailleurs dans 163 pays. Sa secrétaire
générale, l’Australienne Sharan Burrow, tente courageusement
de porter une indignation commune résultant de la somme des
indignations constatées sur la planète. Mais trop souvent
l’efficacité se heurte à un obstacle majeur. Trop de syndicats
établissent une hiérarchie des causes à défendre en fonction
des régimes politiques ; tant que les travailleurs opprimés du
Venezuela, de Turquie, de Chine, du Brésil ne seront pas
traités équitablement, c’est-à-dire indépendamment de la
proximité idéologique des syndicats et des pouvoirs locaux, on
ne pourra pas progresser. La complainte de Pablo Neruda* est
un hommage à une vision internationale, et le syndicalisme
est, par essence, internationaliste. Et si ce poème d’Aragon est
si merveilleusement adapté et interprété par Ferrat, c’est parce
qu’il est exempt d’indignation sélective. « LE » grand combat
aujourd’hui, c’est reconnaître que le mépris de démocratie, le
mépris syndical, le mépris de toute solidarité, est aussi
insupportable à Caracas qu’à Shanghai, à Ankara qu’à São
Paulo.

Denis Lafay. – À cet écueil se superpose un second,


systémique : la réalité « des » mondialisations – économique,
financière, commerciale – fait que la cause humaine, sociale,
d’un « ouvrier pauvre » du textile au Laos se heurte à l’intérêt
du « consommateur pauvre » américain. Cette dissymétrie
questionne en premier lieu les syndicats d’Europe : au nom de
cette « équité » des traitements, comment faire admettre à un
chauffeur de poids-lourd adhérent de la CFDT que la cause de
son homologue polonais venant affecter son intérêt est « tout
aussi » importante ?

Laurent Berger. – Il n’est pas contestable que ce type


d’équation est très difficile à faire partager – d’ailleurs
davantage dans les actes que dans les discours, plutôt
rassembleurs. Peut-on apaiser la colère de salariés français en
leur expliquant que la délocalisation de la production de leur
usine profitera à d’autres ouvriers encore plus précaires
qu’eux-mêmes ? Impossible. La double règle du « repli sur soi
» et de la « peur de perdre » fait son œuvre. Aucun adhérent
n’est insensible à son intérêt personnel, c’est une évidence – et
c’est tant mieux ! En revanche, il ne peut accepter – et il a
raison – le dumping social, et il n’est pas non plus insensible
aux causes des plus éloignés de sa condition. Je suis d’une
génération qui s’est battue en faveur d’un rééquilibrage Nord-
Sud, et cette quête demeure prégnante au sein de la CFDT. Le
combat planétaire a d’ailleurs porté ses fruits : bien sûr
d’immenses inégalités et injustices persistent, toutefois il n’est
pas contestable que la mondialisation a sorti une partie de la
population de l’extrême pauvreté, de la famine, de l’inaccès
aux soins. Comment pourrait-on reprocher aux populations des
pays émergents d’aspirer à ce que nous connaissons depuis des
décennies : consommer, éduquer, vivre mieux ? Les rapports
de force sont de plus en plus répartis, et l’enjeu maintenant est
commun : poursuivre ce rééquilibrage tout en préservant
l’avenir d’une planète qui, de toute évidence, doit changer de
paradigme. Songeons que cinq planètes seraient nécessaires si
les bientôt huit milliards d’humains vivaient comme aux États-
Unis… La redistribution n’est pas une préoccupation propre
aux adhérents syndicaux des pays florissants, elle concerne la
population mondiale, et elle pose une question de fond : vivre
autrement, oui, mais comment, si l’on veut que l’adverbe ne
soit pas synonyme de retour en arrière ni producteur de
nouvelles inégalités ? Or cette question n’est pas indépendante
de l’exemple auquel tu fais référence. Il est tout à fait normal
que le chauffeur cédétiste fulmine contre le dumping social ;
notre rôle de syndicat est d’y répondre du mieux possible,
mais en l’intégrant dans une réalité et une réflexion à la fois
holistiques et honnêtes. Et l’Europe, si elle le veut et si elle
s’en donne les moyens peut être cet espace de régulation et de
progrès où l’économie, l’écologie et le social iront de pair.

Denis Lafay. – La vague altermondialiste, internationaliste,


universaliste, honorant l’« humanité égale » chantée par
Ferrat, avait pu fleurir parce que le contexte de
marchandisation était encore « raisonnable » ; en 2020, le
pouvoir qu’exerce le mercantilisme sur les raisonnements, les
comportements et les organisations, indexe comme jamais la
valeur d’un Homme à sa valeur comptable, productive,
consommatrice – et cette réalité contribue, elle aussi, aux aléas
du syndicalisme mondial. Comme jamais et pour toujours ?

Laurent Berger. – « L’époque » de cette floraison de


revendications n’était pas celle du mercantilisme exacerbé,
mais celle d’un joug à certains égards davantage encore
oppresseur : le colonialisme. Rien, absolument rien de la «
valeur » d’un être humain ne devrait être marchand et rien ne
devrait le priver de sa dignité. Face à une mondialisation sans
régulations suffisantes, face à la montée de pouvoirs populistes
et extrémistes, face à des réalités très disparates, l’enjeu pour
le syndicalisme international et européen est de créer un destin
commun, et pour y parvenir de construire des revendications
qui fassent sens pour chaque travailleur. C’est, je crois,
possible. C’est en tous les cas la condition pour partager une
espérance commune d’un monde meilleur et s’y engager
résolument.

Denis Lafay. – « Je ne suis qu’un cri* », chante Ferrat. Est-


ce cela la vocation d’un militant syndical ? Est-ce à être un «
porte-cri » qu’est destiné un leader syndical ?

Laurent Berger. – Edmond Maire, secrétaire général de la


CFDT de 1971 à 1988, l’affirmait haut et fort : « Nous devons
être le cri du peuple. » Quelle belle expression… Un militant
porte un cri, et le responsable syndical est pour partie le porte-
voix de l’ensemble des cris, ces cris qui sont l’incarnation
d’une aspiration à du respect, à de la dignité, à de la justice, à
de l’égalité… Ces cris peuvent venir de mal-être personnel,
d’une indignation collective ou d’un dysfonctionnement
systémique. Mais émettre un cri n’est pas suffisant : il faut y
associer des convictions, des propositions, une capacité
d’engagement pour acter des avancées.

Denis Lafay. – Aujourd’hui plus qu’hier, est-il difficile de


faire entendre son propre cri, et surtout le cri des autres, des
invisibles ?

Laurent Berger. – Plus difficile je ne crois pas, car l’action


syndicale n’a jamais été simple. Mais c’est sans doute plus
complexe, car le monde du travail est plus divers et traversé
par de nombreuses mutations et évolutions rapides. De plus, la
profusion d’informations et de canaux de communication
provoque un tel brouhaha… Toutefois, et le mouvement des
Gilets jaunes l’a mis en valeur, une partie de la population veut
être entendue et considérée. Reconnaître l’autre, reconnaître
qu’il existe, le reconnaître dans la richesse de ses altérités et de
ses singularités, constitue un mécanisme aussi puissant que
fondamental de la société. Cela passe, là encore, par le
quotidien. Or, à constater l’état des relations les plus basiques
– comme le font ressortir les études d’opinion sur la confiance
–, il existe indiscutablement une grande marge de progression
en matière de tolérance, de considération, de bienveillance.

Denis Lafay. – Il est devenu capital de riposter à


l’hystérisation et à l’antagonisation des relations humaines. À
cette absolue urgence, la contribution des femmes est centrale,
comme le développe joliment l’agroécologue Pierre Rabhi19. «
La femme est l’avenir de l’homme* », chanta d’ailleurs son
voisin ardéchois Ferrat en référence à une proche maxime de
Louis Aragon20. Il est peu dire que le chantier, même
incontestablement en progrès, de l’égalité des sexes demeure
immense. Particulièrement au sein de l’entreprise ou des
organisations institutionnelles, et à ce titre la gouvernance de
la CFDT n’est pas exemplaire.

Laurent Berger. – Je suis particulièrement sensible à cette


cause, et nul doute que l’empreinte familiale y concourt, avec
une mère aussi féministe que la mienne, qui veillait
scrupuleusement à ce que notre sœur soit en tout point l’égale
de mes frères et moi. Et comme quatre des six enfants de ma
famille sont des filles, l’égalité prospère sans embûches ! L’ai-
je appliquée avec aisance au sein de la CFDT ? Malgré un réel
féminisme dans les mots de la Confédération, cela n’a pas
toujours été un long fleuve tranquille. Sur ce sujet à mes yeux
central, je n’ai jamais rien lâché. Et cela dès ma première
responsabilité de secrétaire de l’Union régionale Pays de la
Loire. À mon arrivée, aucune des unions départementales
n’était dirigée par une femme ; lorsque j’ai quitté mes
fonctions, la parité était de règle. En 2019, les femmes
représentent un peu plus de la moitié des adhérents de la
CFDT (50,2 % précisément). Ensuite, c’est au prix d’un long
et patient combat que j’ai proposé puis obtenu la stricte parité
au sein de la commission exécutive et du bureau national. Ces
« victoires » figurent parmi les plus essentielles de ma
responsabilité au sein de l’organisation.
Une maxime dit : « L’amour ne fane-t-il pas quand il n’y a
plus de preuves d’amour ? » Le sujet de l’égalité hommes-
femmes relève d’une logique comparable : seuls les actes réels
comptent, et c’est ainsi que s’impose ensuite, en douceur,
l’évidence dans les consciences les plus rétives. Cela me
semble bien plus important, par exemple, que l’écriture
inclusive, à laquelle, moi qui suis si sensible à la beauté des
mots et des textes, ne suis guère enclin. Je suis toujours
étonné, lors de visites d’entreprises et de lieux de travail,
d’entendre déclarer les femmes « plus minutieuses », « plus
empathiques », « plus éthiques », « plus humaines », plus…
que sais-je encore ? que les hommes. Elles sont « elles » dans
leur grande diversité et leur singularité propre ! Simplement,
elles doivent être considérées, c’est-à-dire respectées et
traitées, de manière strictement égale aux hommes.

Denis Lafay. – Au final, sans même peut-être en avoir


conscience, Jean Ferrat s’est révélé bien davantage qu’un
compagnon : un formidable promoteur du syndicalisme.
Laurent Berger. – Absolument. Il est célébré à la CGT bien
sûr, mais aussi au sein de la CFDT, et dans chaque lieu que
dominent les quêtes de justice sociale et de reconnaissance des
plus vulnérables. Cela notamment parce que de ses textes rien
n’était ésotérique, tout était vrai, sensible, concret. Espérer,
même naïvement, un monde humainement meilleur n’est la
propriété d’aucune formation politique ou syndicale ; c’est
l’apanage de tout humanisme, or l’humanisme traverse et
transcende.

Qu’elle porte sur la France et le reste du monde,


sur Paris et les campagnes, sur le communisme et les
nationalismes, sur les libertés et les guerres, sur l’éducation
et la moralisation, sur les droits des Hommes et la
révolution, sur la justice et les fragilités, la parole indocile
de Ferrat fera toujours débat. Mais elle est humanisme,
elle constitue une inspiration éternelle, un phare universel,
un cap intemporel. Ainsi est la poésie.
Denis Lafay. – Paris est abondamment chantée par Ferrat.
Mais « y a pas que Paris sur la terre » (Regarde-toi Paname*),
Paris c’est aussi l’incarnation du jacobisme, l’épicentre d’une
nation que les fractures territoriales lézardent. Paris, tu y vis et
y travailles, mais tu la quittes chaque semaine pour te rendre «
sur le terrain ». Que t’inspire-t-elle ?

Laurent Berger. – Avant tout : la beauté. À l’aube, lorsqu’elle


sommeille encore, lorsque les travailleurs du petit matin
circulent dans leur fourgonnette, nettoient les rues, préparent
les terrasses des cafés, lorsque les fenêtres commencent de
s’allumer, que les joggers arpentent les quais de Seine, que la
vie semble reprendre après la pause nocturne. Et là j’avoue
que souvent, en me rendant dans une gare ou dans une
matinale radio, je me dis que Paris est superbe. Mais Paris, en
effet, il faut s’en extraire, d’une part pour s’affranchir du vase
clos, d’autre part car la France n’est pas Paris. La France n’est
pas non plus les quelques autres grandes métropoles qui
apparaissent comme des « petits Paris ». La France que je
parcours est aussi celle des autres territoires, parfois isolés,
insuffisamment équipés, davantage vulnérables, victimes du
prisme hyper centralisateur, qui ressentent souvent de la
relégation mais qui pourtant « vivent », et vivent d’acteurs
économiques (artisans notamment), de politiques avec des élus
locaux et de citoyens. Ces richesses « du » local s’expriment
aussi dans des relations humaines, des actions associatives,
une culture de l’entraide, qui fuient parfois les grandes
agglomérations. Pourquoi les médias négligent-ils toujours
cette formidable réalité ?

Denis Lafay. – Le P’tit Jardin* sensibilise aux dégâts que


provoquent, dans ces agglomérations, la pression de la
construction, la bétonisation, la densification, mais aussi la
gentrification. « Il perd ses lilas par centaines / Mon p’tit coin
là-bas près de la Seine / Il perd ses Chinois ses Arabes / Et
tous ses vieux toits et ses arbres ». À la variété et à la mixité
des populations se sont imposés l’uniformité et le
cloisonnement, dans le sillage d’une irrespirable pression des
prix. Un enjeu de société majeur.

Laurent Berger. – Le sujet, extrêmement important, de la


mixité sociale se dégrade dans certaines grandes cités. Paris
est désormais une ville où même dans les quartiers dits
populaires l’accès au logement devient très compliqué et
impossible pour certains. Les classes moyennes inférieures
sont repoussées parfois au-delà même de la banlieue. Et ce
phénomène n’épargne aucune autre grande métropole
française. Certaines municipalités mettent en place des
initiatives pour préserver de la mixité, certaines lois y
concourent, mais la pression des investisseurs et des
spéculateurs l’emporte. Les dégâts à court, moyen ou long
termes, sur le vivre-ensemble, les équilibres sociaux, l’état des
inégalités, s’annoncent considérables.
En revanche, un domaine semble en progrès : celui du «
reverdissement » – et, concomitamment, celui des nouvelles
mobilités et celui des constructions de logements et de
bureaux, de plus en plus innovants sur le plan énergétique. Les
effets délétères, y compris en matière de santé, d’une
excessive minéralisation de l’espace public sont intégrés, et,
en riposte, les initiatives se multiplient. L’absolue nécessité de
contrer la pollution est devenue un enjeu majeur, et la
dynamique de « revégétalisation » apparaît irréversible. Ce
mouvement doit être poursuivi sans relâche, en le conjuguant
aux politiques sociales pour que tous puissent vivre au cœur
des métropoles si c’est leur souhait.

Denis Lafay. – Dans Les Feux de Paris*, Aragon évoque «


Plein feu […] sur Notre-Dame »… et même, dans Hou hou
méfions-nous*, Jean Ferrat exhorte à « foutre le feu à Notre-
Dame » ! Comment le chrétien d’origine et le Français que tu
es a-t-il vécu l’embrasement de la cathédrale ? « Tous deux »
s’accordent-ils avec le syndicaliste, à l’aune des gestes
colossaux de « générosité » – 200 millions d’euros de la part
d’Arnaud Lagardère et de LVMH, 100 millions en provenance
de la famille Pinault, etc. – que quelques poignées de
milliardaires ou d’entreprises – en quête de respectabilité
(Total, Apple…) ou séduites par les leviers fiscaux – sont
capables d’exprimer lorsque l’objet philanthropique est une
cause patrimoniale, médiatiquement universelle, profitable en
matière d’image ? Outre d’être l’illustration, et même la plaie
d’une société régie davantage par l’émotion que par les
convictions, ces grands pourvoyeurs de la reconstruction de
Notre-Dame n’auraient-ils pas pu destiner la moitié de leurs
dons à la reconstruction de femmes, d’hommes et d’enfants
dans la misère ?

Laurent Berger. – Lorsque l’alerte a retenti, avec quelques


collègues nous sommes montés au septième étage du siège de
la CFDT, et de là nous avons vu le brasier, jusqu’à la chute de
la flèche. Stupéfaction, grande tristesse : comme beaucoup de
Français, nous avons éprouvé une vive émotion devant
l’embrasement d’une œuvre architecturale aussi emblématique
du patrimoine – émotion, à titre personnel, que je distingue de
l’identité chrétienne du bâtiment ; l’incendie d’un haut lieu de
l’islam, du judaïsme ou d’un monument historique sans
caractère religieux aurait suscité un émoi comparable. Mais à
la sidération de ce moment tragique ont succédé l’agacement
puis l’indignation. Que le mécanisme du mécénat soit sollicité
est louable ; mais qu’à coups de surenchères entre
milliardaires habilement médiatisées, il prenne une telle
ampleur est absolument indécent. En quelques jours, plus d’un
milliard d’euros a été réuni ; sait-on combien d’années sont
nécessaires pour que l’ensemble des associations d’insertion,
de lutte contre le handicap, d’accueil des migrants,
d’hébergement des plus pauvres, mobilisent une telle manne ?
Paris, « c’est » certes la cathédrale Notre-Dame, et comme
beaucoup mon cœur était très affecté lorsqu’elle flambait ;
mais Paris, « c’est » aussi un nombre dramatique de SDF, de
mendiants, un besoin immense pour financer la soupe
populaire, l’hébergement des plus démunis, le soin,
l’éducation et la formation des plus fragiles, et mon cœur est
bien plus touché lorsque je traverse, Porte-de-la-Chapelle, les
allées jonchées de migrants vivant dans l’indigence, coincés
entre deux bretelles du boulevard périphérique.

Denis Lafay. – Les petits bistrots* disparaissent peu à peu.


Ils sont un symbole pluriel : dans les grandes villes, celui de la
convivialité et de la conjuration des solitudes ; dans les
territoires ruraux, celui du lien humain et social. Ce
tarissement « dit » lui aussi beaucoup de notre société.

Laurent Berger. – Lors du Grand Débat du printemps 2019


pendant la crise des Gilets jaunes, le Premier ministre et moi
avions échangé sur le besoin d’ouvrir des milliers de cafés
dans les zones rurales délaissées. (Re)créer un tel espace de
rencontres, de lien social, de plaisir serait précieux. Quand on
y songe : combien de rendez-vous amicaux ou amoureux, de
parties de cartes, de lectures de journaux, simplement de
relations humaines ont pour théâtre les bistrots ? Ils sont un
rouage parfois déterminant du vivre-ensemble. Cette
dynamique manquait dans ma ville d’origine de Saint-Nazaire.
En bout de front de mer, par une volonté du maire et des
investissements en conséquence, se sont installés des cafés,
des restaurants, et c’est une nouvelle vitalité, économique et
surtout humaine, qui a vu le jour. Ne négligeons pas ce que
Ferrat avait si bien perçu d’essentiel.

Denis Lafay. – La Montagne* dessine l’exode rural, les


espérances d’une jeunesse des campagnes aveuglée par les
promesses de la ville, l’effacement des gestes et des actes
simples. Ferrat l’écrivit en 1964. Presque soixante ans plus
tard, le constat est contrasté : nombre de sites, abandonnés par
les services publics, sont gravement paupérisés, la situation
professionnelle et humaine des agriculteurs est désespérante,
la détermination de jeunes audacieux apporte un espoir.

Laurent Berger. – On ne peut espérer réduire les fractures


territoriales – à l’origine de ou mêlées à un nombre
considérable de dysfonctionnements au sein de la société
française – si l’on ne déploie pas de stratégie de
réinvestissement desdits territoires par les services publics.
Voilà pourquoi, d’ailleurs, nous militons tant pour l’ouverture
de « maisons de service public », à l’édification desquelles
nous proposons d’associer les habitants. Il convient aussi de
s’appuyer sur des budgets participatifs pour redonner des
capacités d’agir au service de projets collectifs. Des facilités
ou des moyens doivent également être alloués au profit des
créateurs d’événements locaux (foires aux livres, festivals
artistiques, etc.), de la relocalisation – ô combien difficile –
des activités génératrices d’emplois, et en faveur d’une
revalorisation maîtrisée, raisonnable, du patrimoine naturel.
Partout fleurissent une quête de sens et d’un nouvel équilibre
de vie, la volonté d’inscrire son devenir en harmonie avec la
terre, des initiatives entrepreneuriales inédites, des actions
pour aider au retour à l’emploi (comme Territoires zéro
chômeur de longue durée21) ; à ces fins, les dispositifs
(économie sociale et solidaire, coopératives) et les motivations
ne manquent pas. Désormais, il faut vraiment agir.

Denis Lafay. – L’étudiant puis le professeur d’histoire--


géographie que tu fus brièvement pose sur cette France un
regard nécessairement atypique. La France, tu l’espères
solidaire et fraternelle, émancipatrice et redistributrice – afin
que chacun trouve sa voie –, tu l’espères tolérante,
respectueuse des différences, ouverte sur le monde et
notamment envers ceux en besoin de trouver un refuge, tu
l’espères combative contre les injustices et les inégalités,
imperméable aux conflits impropres ou inutiles, tu l’espères
privilégier les trésors du collectif plutôt que le culte de
l’individu, susciter un amour qui ne soit pas patriotisme
déplacé, nationalisme empoisonné. Cette France humaniste est
un rêve, mais Ferrat lui-même se donnait le droit de rêver. Au
final, quelle est « ta France » ? Celle que tu observes, celle à
laquelle tu aspires et te confrontes dans ta mission, celle qui te
désespère ou t’enchante ?
Laurent Berger. – Cette sublime chanson (Ma France*) –
sans doute « parle-t-elle autant aux gens » parce qu’elle « parle
des gens » – est un concentré de cours revu et visité ! «
L’histoire ne se répète pas mais elle nous enseigne », estime
avec justesse le spécialiste du Moyen Âge et de la Renaissance
Patrick Boucheron. En effet, l’histoire nous enseigne en
permanence, jamais elle ne se répète, et elle est donc une
exhortation à participer à sa construction, à son récit. Chaque
citoyen est invité à cette contribution, et il lui appartient d’en
décider les principes, les valeurs, les convictions. Cette règle,
je me l’applique en permanence, aux commandes de la CFDT :
je ne suis pas un moraliste, je suis viscéralement attaché à la
liberté de raisonner et d’agir, jamais je ne dicte aux autres ce
qu’ils doivent penser. D’aucuns estiment qu’on ne peut agir de
manière responsable si on est une éponge ? C’est exact. Mais
cette règle vaut tout autant lorsqu’on adopte un comportement
de granit, reclus dans ses certitudes, enfermé dans sa fatuité et
sa surdité, embastillé dans sa supposée invulnérabilité. Tout,
de mes arbitrages, de mes engagements, de mes prises de
position, je le dois à l’acceptation de ma sensibilité, de mes
altérités, de mes doutes, je le dois au dialogue incessant,
perpétuel, que j’établis sans préjugés ni sectarisme avec tout
autre. Assumer mes valeurs, agir en responsabilité et aider à
responsabiliser : c’est ma façon, sans doute, de prendre part à
cette « France humaniste » honorée par Ferrat.

Denis Lafay. – « Camarade* » : un si joli mot, qui célèbre


l’amitié, l’altruisme, le sacrifice, mais aussi cette solidarité et
cette fraternité que tu espères, et qui occupe une place si
singulière dans l’histoire du lexique syndical. Mais
aujourd’hui un vocable moqué, volontiers ringardisé, comme
obsolète. L’heure est-elle venue d’en ressusciter la vertu ?
Laurent Berger. – Il est en effet triste de constater combien il
est galvaudé. Hier Ferrat et Aznanour22 le chantaient pour en
souligner la beauté mais aussi la façon dont il fut détourné. Il
demeure encore associé à la doctrine communiste et au régime
soviétique. Pourtant, les enseignants ne l’emploient-ils pas
toujours pour désigner des « copains de classe », pour mettre
en avant l’entraide qu’il sous-tend ? Je me rappelle notre
dialogue qui donna naissance à Au boulot !23 : tu raillais le
terme de « travailleur », de mon côté je détaillais les raisons
qui me conduisaient à le réhabiliter, en tête desquelles celle de
redonner du sens au travail et de respecter ceux qui
l’accomplissent. Travailleur, camarade : des noms en réalité
d’une grande modernité.

Denis Lafay. – La camaraderie occupait, autrefois, une place


centrale à l’usine, elle cimentait le corps social ouvrier. Un
sens qui aujourd’hui, sous le joug des profondes mutations –
celles des métiers digitalisés, des emplois précarisés, des
organisations fragmentées et atomisées, des pratiques
managériales individualisatrices, des centres de décision
désincarnés et invisibles – s’évanouit.

Laurent Berger. – Les enseignements de notre enquête «


Parlons travail24 » étaient explicites : la qualité de la relation
humaine – avec ses collègues, sa hiérarchie – détermine en
grande partie l’intérêt du salarié pour son emploi, son plaisir
de venir travailler le matin, son attachement à l’entreprise. Et
donc l’esprit de camaraderie compte beaucoup car il suppose
des solidarités fortes. A-t-il partout disparu ? Dans certains
secteurs d’activité, là où domine le dogme de
l’individualisation, là où prospère l’intensification du travail,
sans doute. Mais les solidarités au travail restent fortes quels
que soient les secteurs professionnels. Je le constate
régulièrement au cours de mes rencontres de salariés. Parfois,
parce que les patrons sont intimement sensibles à cet esprit de
camaraderie ou en saisissent les vertus culturelles et même
managériales, ils dérogent à cette tendance. Souvent, aussi,
l’ampleur de cette camaraderie est une façon de vivre mieux
son travail quand il est difficile. Je m’en suis rendu compte par
exemple chez Doux ou dans un abattoir du Mans… J’y ai vu
des ouvrières et des ouvriers solidaires entre eux, attentifs les
uns aux autres. Les dirigeants ne devraient pas l’oublier : la
camaraderie, c’est la reconnaissance de l’autre, la
bienveillance pour l’autre… et au final, un facteur
d’épanouissement individuel et donc un levier d’efficacité
collective.

Denis Lafay. – L’histoire de la Commune* française (1871,


qui inspire Ferrat un siècle plus tard) et celle de la mutinerie
au sein du cuirassé russe Potemkine* (1905, qu’il interprète
soixante ans après) sont, chacune à sa manière, le symbole de
l’insurrection des pauvres, des fragiles, des soumis, qui
s’extirpent, par la violence, de la servilité. Ils broient les
chaînes de la féodalité. Le Grand Soir a-t-il jamais fait partie
de tes rêves ? Quelle était ta conscience politique lorsque tu
étais jeune ? On devine que tu n’étais pas ce « jeune
républicain indépendant » dont Ferrat se demande, dans Un
jeune*, « à quoi il peut bien servir en notre temps ».

Laurent Berger. – Ce monde de justice, d’égalité, de


tolérance, de fraternité auquel j’aspire, jamais – sauf peut-être
en 1981 lors de la victoire de François Mitterrand ; j’étais alors
âgé de 12 ans, et j’ai le souvenir d’une liesse et d’une
espérance, chez mes parents, qui pouvaient faire résonance –
je n’ai pensé qu’il pourrait survenir subitement par le fait d’un
seul événement. Aux grands soirs ont souvent succédé des
matins tristes. Mon combat militant, ma trajectoire
syndicaliste et ma quête utopique pleinement assumée, je les ai
toujours conduits selon mon attachement indestructible à la
démocratie. Je ne crois pas un instant que la société s’inverse à
la fois brutalement et heureusement, et à cette chimère du
Grand Soir, je préfère non pas un quelconque « pragmatisme
froid », mais la logique de la construction, le chemin de la
transformation sociale, la méthode de la concertation et de la
négociation. Évidemment ce dont je parle là, c’est de ma
vision dans une société démocratique, ce qui est notre cas
aujourd’hui.

Denis Lafay. – Aucune frontière doctrinale ou conceptuelle


n’est jamais claire et étanche, et c’est justement en s’autorisant
à la franchir que l’on fait grandir sa conscience. Ferrat (et
Aragon) emmenait dans des débats intérieurs, des
confrontations intimes, ébranlait les convictions. Cette « magie
» tient à la singularité quintessencielle de son (leur) œuvre : la
poésie. Dans une remarquable tribune, l’astrophysicien
Aurélien Barrau célèbre les « résistances poétiques25 ». Oui,
l’utilité et la nécessité « politiques » de la poésie sont
incontestables, pour faire barrage à l’arbitraire, aux violences
de toutes sortes, au dépérissement éthique des comportements,
pour briser les digues de la pensée conformiste, uniformisée,
instrumentalisée, pour fissurer les murailles derrière lesquelles
fructifient l’indifférence et les « religions » du consumérisme,
de la croissance, de la compétition. La poésie est aventure,
audace et transgression, le poète est l’indocile, l’intranquille,
qui avec les mots, la voix, la main, le pinceau, le corps, lui
donne vie. La poésie, on l’assassinait, comme en témoigne
Federico García Lorca*, on l’extermine toujours, comme le
rappelle la disparition, en 2017, de Liu Xiaobo, prix Nobel de
la paix, dans les geôles chinoises. Partout est évoquée une
civilisation du progrès, de la performance. Mais quelle est la
valeur d’une civilisation qui étouffe la liberté de penser,
d’écrire, de créer, de rêver ? Cette poésie fut l’arme de Ferrat
pour essaimer son vœu d’humanité ; à notre époque de l’ultra
technologie, de l’ultra matérialisme, de l’ultra rentabilité, de
l’ultra artifice, de l’ultra instantanéité, peut-elle encore
s’exprimer ? Et « peser » sur l’avenir de notre civilisation ?

Laurent Berger. – La poésie a toute sa place. D’abord au


fond de nous. Rien n’est plus extatique que d’écouter de la
poésie en musique et en chanson, les écouteurs sur les oreilles,
et ainsi de se laisser « partir » assis dans un fauteuil, de
déambuler dans des rues calmes, ou de contempler l’océan.
Cette évasion au son de la musique – celle des instruments,
celle des mots – est précieuse pour réfléchir au monde, pour
penser le monde idéal, pour s’inscrire dans la construction
d’un monde meilleur. Ce monde étant, en premier lieu, le sien.
Sans la beauté de la poésie, comment s’émouvoir des beautés
qui nous environnent et que nous ne savons trop souvent plus
voir, plus écouter ? Comment rêver « belle » la communauté
des hommes ?

Denis Lafay. – Chacun à sa manière, Ferrat et toi avez en


commun une même obsession de la justice sociale.

Laurent Berger. – Plus encore : d’humanité. N’oublions pas


qu’il est possible « à la fois » d’ambitionner la plus noble des
justices sociales et, pour atteindre ce but, de traiter les hommes
comme de la chair à canon ou d’opprimer ceux qui font
obstacle. Ferrat m’inspirait le sentiment de s’être pleinement
accompli dans cette exigence humaine des relations…
humaines.

Denis Lafay. – Un bel exemple de cet antagonisme : Cuba.


Ferrat honore Cuba (Cuba sí*), le Cuba du Che et de Castro, le
Cuba des révoltes prolétaires et paysannes, le Cuba laboratoire
d’une révolution étrangère à ton ADN personnel et à celui de
ton organisation syndicale. Souvent présent, explicitement ou
non, dans les textes qu’il a composés ou interprétés,
notamment dans Les Guérilleros* ou Dix-sept ans* – « Nulle
ombre ne voilait son regard enfantin / Nul regret ne faisait
palpiter sa poitrine / Elle avait au combat de sa main douce et
fine / Tué dix Américains –, le « sang » est glorifié lorsqu’il
illustre le combat contre les tyrannies et pour l’émancipation,
contre les vassalités et pour les libertés – en premier lieu de
conscience. Peux-tu souscrire à la nécessité du sang, à la
poésie du sang ? Face aux multiples modèles de camisoles qui
ligotent l’humanité, la voie de la révolution et le sacrifice
humain ne sont-ils pas, parfois, indispensables ?

Laurent Berger. – Cette poésie-là, j’avoue y être moins


sensible… Jamais je ne pourrai souscrire au moindre motif de
sang dans une démocratie. Absolument aucune situation ne
peut légitimer un tel recours. Mais Cuba est un bon exemple
des ambiguïtés du sujet. Fidel Castro a instauré un pouvoir
indéniablement tyrannique, au nom, effectivement, de la
liberté telle qu’il la concevait. En revanche, le sang que firent
couler les fusils des révolutionnaires était celui des partisans
d’un régime lui aussi despotique, lui aussi adepte de la torture,
lui aussi inacceptable. D’autres voies que la violence étaient-
elles possibles pour renverser la dictature de Fulgencio Batista
le 1er janvier 1959, après six ans de guérilla ? Peut-être pas. Et
même sans doute pas. Mais après, qui empêchait Castro et qui
empêche ce régime d’établir une réelle démocratie garantissant
capacité à vivre dignement et liberté d’opinion ?

Denis Lafay. – Ne peut-on pas admettre, plus que


comprendre, que des situations innommables et de justes
causes réclament des actes indicibles ? Cette question éthique
est cornélienne, et Ferrat lui-même, sur un texte de Jean-
Claude Massoulier, la mit formidablement en scène en 1967 :
Maria* perd ses deux garçons, « l’un était rouge et l’autre
blanc », qui s’entretuent lors de la guerre civile en Espagne.

Laurent Berger. – Cette chanson m’arrache les tripes. Il n’en


demeure pas moins, à mes yeux, que la vie de toute femme, de
tout homme est inviolable. Lorsqu’une vie est en jeu,
l’humanisme ne peut s’autoriser aucun écart. Évidemment,
l’histoire est bien différente quand la situation est tragique et
que des bourreaux tuent cette humanité. J’ai ainsi en mémoire
ce témoignage récent et poignant d’une résistante française qui
assumait pleinement d’avoir abattu un officier allemand juste
avant la libération de Paris.

Denis Lafay. – Maria*, donc. Et aussi Nuit et Brouillard*,


inoubliable narration de la barbarie concentrationnaire nazie
où Jean Ferrat fait référence aux réprobations que cette
exhumation suscite : « On me dit à présent que ces mots n’ont
plus cours / Qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons
d’amour ». Dans Picasso colombe*, il évoque le peintre
communiste qui « Fit Guernica la mort aux cornes / Pour que
dans un monde sans bornes / La nuit ne vienne plus jamais ».
C’est pour que « la nuit ne vienne plus jamais » que fut édifiée
l’Union européenne. Aujourd’hui, de Londres à Budapest, de
Rome à Varsovie, elle craquelle. Le vautour populiste,
nationaliste, xénophobe et sécessionniste plane comme jamais
dans le ciel d’Europe. Nous considérons la paix comme
inaltérable, inviolable ; à force d’absolue certitude,
d’indulgence et de négligences coupables, nous prenons le
risque que la nuit se rapproche…

Laurent Berger. – Indéniablement. Beaucoup pensent que la


nuit ne peut plus revenir. Or non seulement elle guette, mais,
même, elle n’est pas très loin. La cartographie de l’Europe
l’atteste, les événements politiques, sociaux, sociétaux, le
démontrent. Nous ne savons plus tirer les leçons du passé, et
donc nous ne nous préoccupons plus des conditions d’un
possible retour de l’indicible. Et cela, en partie parce que nous
sommes dans l’incapacité de dessiner un avenir, de porter la
justice sociale. Le retour de la nuit est initié par des tribuns qui
se réclament du peuple, qui manipulent avec cynisme les
ressorts culturels et identitaires, l’absence de vision, et le
mensonge.
Ce spectre destructeur, voilà déjà dix ans que j’en repère les
signaux forts. Et il est devenu l’un de mes combats
prioritaires. Il est vraiment temps d’agir autrement qu’en
brandissant seulement nos « valeurs ». Cela n’est pas suffisant.
Comme le révèle l’examen de l’histoire – et c’est
excellemment expliqué dans l’exposition du Camp des Milles,
à Aix-en-Provence26 –, la société précédant la survenue d’un
génocide – Shoah, arménien, Rwanda, etc. – est morcelée
grossièrement en trois tiers : le premier en est l’acteur, le
second entre en résistance, le troisième est volatile, capable de
pencher dans l’un ou l’autre des deux premiers camps. C’est
cette population-là qu’il faut convaincre et qui, une fois
convertie, va permettre de ramener la lumière.

Denis Lafay. – L’enjeu social, qu’il réussisse ou qu’il


échoue, contribuera de manière déterminante à l’avenir
politique et civilisationnel de l’Europe.

Laurent Berger. – L’Europe doit revenir à hauteur de femme


et d’homme, elle doit rompre avec son hypercentralisme, elle
doit incarner « quelque chose » de citoyenneté commune, elle
doit restaurer le « sens » de son existence, elle doit réveiller les
facultés de tolérance, de fraternité, d’altruisme, des habitants,
au risque, sinon, de les et donc de se jeter dans la gueule du
loup. Et il y a urgence, les guerres commerciales de part et
d’autre sur la planète, et notamment entre les États-Unis et la
Chine, plaçant le continent face à un choix capital : faut-il
défendre ou dissoudre, améliorer ou affaiblir le modèle social
? Beaucoup, énormément, même, de cet avenir politique et
civilisationnel de l’Europe dépendra de l’orientation finale.
Laquelle, pour sortir « vainqueur », convoque deux exigences :
la « confiance » entre la société et ses représentants, cette
confiance aujourd’hui atone et qui profite aux formations
politiques europhobes. Et une mutation démocratique, qui
intègre une réalité : les citoyens se réapproprieront l’Europe
lorsque la gouvernance honorera leurs aspirations et lui
donnera du sens. La société des Européens doit être « remise »
en mouvement, et pour cela chaque Européen doit se sentir
(ré)investi de sa responsabilité.
Nous devons dessiner une perspective et des objectifs, nous
devons cesser de sacrifier la vision à la raison et le sens au
pragmatisme, et nous devons « faire » au profit des publics les
plus en difficulté, les plus dépourvus d’espérance, et donc les
plus réceptifs aux sirènes extrémistes. Ces publics
n’entrevoient pas d’avenir pour eux, encore moins pour leurs
enfants. Leur motivation électorale n’est pas intrinsèquement
haineuse « contre », mais elle désigne circonstanciellement des
boucs émissaires à leur mal-être, à leur inquiétude, à leur
précarité. Et c’est cette part de colère qu’il faut apaiser pour
que s’y substitue celle d’humanité qui, avec les épreuves de
vie, a tari. À cette ambition, les politiques sociales ciblées sont
indispensables. Car elles permettent, outre de lutter contre la
pauvreté et l’exclusion, d’accompagner socialement les
transitions entremêlant écologie et travail.

Denis Lafay. – Il résonne différemment, car il résulte de


méthodes sournoises, moins visibles, en apparence plus «
douces », mais il est bien réel : dans la Turquie, la Russie, la
Chine, le Brésil, l’Arabie saoudite, et même les États-Unis et
une partie de l’Europe de cette nouvelle décade du XXIe siècle,
le bruit des bottes*, symbolisant hier l’Espagne où on «
garottait », le Chili où on « étripait », n’a pas faibli. Et de
questionner le « besoin » d’autorité qui se manifeste dans les
urnes. Trump, Bolsonaro, Erdoğan, Poutine, Salvini, Orban,
ont été « choisis »…

Laurent Berger. – L’autorité n’est pas l’autoritarisme. Le


terme clé est, là aussi, responsabilité. Que l’on soit président
de la République, dirigeant syndical, PDG, la responsabilité
exercée compose avec la nécessité d’autorité. Mais pas
n’importe laquelle. Une autorité empreinte d’écoute, de
considération et de dialogue, une autorité cornaquée par des
contre-pouvoirs et sous « contrôle démocratique », une
autorité préservée des tentations omniscientes et omnipotentes,
une autorité qui explique ses arbitrages et justifie ses décisions
avec pédagogie. Entraîner dans son sillage un peuple, des
adhérents, des salariés, n’est possible qu’à ces conditions. Les
femmes et les hommes providentiels n’existent pas. Aucune
organisation, qu’il s’agisse d’un pays, d’un syndicat, d’une
entreprise, d’une association, ne peut fonctionner durablement
selon une telle logique. Chaque « responsable » n’est que de
passage. Certains marqueront mieux que d’autres l’histoire de
leur organisation, mais leur empreinte ne correspondra jamais
qu’à un « moment » de cette dernière.

Denis Lafay. – Arrêtons-nous sur l’un de ces pays. «


J’imagine / L’Occident sans ghettos le Brésil sans torture »,
chanta Ferrat en 1991 (J’imagine*). En Occident prévaut la
politique des ghettos – spectaculaire lorsqu’il s’agit des
migrants, impalpable quand elle contingente selon les origines
sociales, ethniques, religieuses – ; dans le Brésil de Jair
Bolsonaro, on torture la forêt, la reconnaissance des minorités
– populations indigènes, homosexuels, etc. –, l’intégrité de la
Justice, les sciences sociales qui fortifient la liberté de
conscience. Les armes ne sont plus les mêmes, mais le dessein
est inchangé.

Laurent Berger. – Comment oublier le moment, magique, de


mon entretien avec Lula ? C’était en 2015. Dilma Rousseff lui
avait succédé, les premières manœuvres pour le – et la –
détruire politiquement par la voie judiciaire étaient
enclenchées, nous avons longuement discuté de son pays, du
mien, des enjeux sociaux et du travail. Je ne nie pas que le
Parti des travailleurs (PT) était, comme toutes les institutions
là-bas, infecté par la corruption ; en revanche, et Dilma
Rousseff dans un style certes plus dur l’avait, elle aussi,
déployé, le projet politique et social de Lula constituait un
indiscutable et substantiel progrès. Grâce à lui, en quelques
années l’extrême pauvreté avait significativement reculé, et
une « véritable » classe moyenne avait émergé. Ce projet était
même davantage que politique et social : il était « de société »,
et comme il faisait honneur à la notion de « fragilité », on peut
penser qu’il allait composer plutôt favorablement avec l’enjeu
environnemental et climatique si critique et si crucial dans
cette région du monde. Mais tout n’était pas parfait, bien sûr.

Denis Lafay. – Et Jair Bolsonaro a instrumentalisé la


situation, endémique, d’insécurité, mais surtout, à l’aune de la
victoire de Donald Trump, a su tirer profit d’un moment de
l’histoire où il s’avère très difficile de proposer aux « habitants
du monde » un récit, une ambition collective solide, une
perspective lisible et rassembleuse, un rêve à long terme.

Laurent Berger. – Habile tacticien, il a su aussi exploiter au


mieux les rouages du mensonge, la force de frappe des infox,
la crédulité d’une partie de la population aux abois, tentée par
le repli, disposée à croire les plus inaccessibles chimères. Il a
promis de – et depuis son élection s’emploie à – déconstruire
tout ce qui composait ce projet de société. Dès lors, le sort des
plus vulnérables ne compte plus, la préservation du poumon
amazonien est oubliée, la stratégie des boucs émissaires
devient centrale, rien ne semble pouvoir mettre fin à la
surenchère des déclarations et des dérapages les plus
discriminants et stigmatisants.
Comme pour Trump, quelques mois auront suffi pour sortir
de l’ombre – leur crédit initial était proche du néant – et pour
créer une dynamique impossible à arrêter, fondée sur la
rhétorique populiste la plus grossière, sur les comportements
les plus repoussants, sur les discours les plus haineux et
mensongers… et sur l’absence d’alternative véritable ; Hillary
Clinton a été battue parce qu’elle représentait cet
establishment désormais récusé par le peuple et qu’elle
n’offrait pas davantage de « projet de société ». C’est là un
véritable défi pour les démocraties contemporaines, car aucune
d’elles ne peut affirmer être épargnée par le fantôme.
Comment l’anticiper ? Et surtout le conjurer ? Je crois que cela
n’est possible qu’en définissant un autre projet de
développement, un projet pour que les sociétés soient en quête
du progrès humain.

Denis Lafay. – Complainte de Pablo Neruda*, écrite par


Aragon en hommage au penseur, poète et diplomate chilien,
reflète l’engagement mondialiste, pour les droits de l’homme
humaniste, de Jean Ferrat, et signifie aussi la faculté d’être
sensible aux drames politiques ou sociaux qui ébranlent les
peuples du bout du monde. « Votre enfer est […] le mien /
Nous vivons sous le même règne / Et lorsque vous saignez je
saigne / Et je meurs dans vos mêmes liens / […] J’entends,
j’entends » (J’entends, j’entends*). La douleur de l’autre,
c’est-à-dire cette identification à la souffrance de l’autre, cette
empathie pour le drame de l’autre, n’est-ce pas ce qui nous fuit
sous le joug individualiste, cloisonné, égoïste ? Jamais notre
citoyenneté n’a été aussi bien et aussi vite informée des
drames de ce type, et pourtant l’indifférence domine.

Laurent Berger. – La faute au déversement d’informations


sans hiérarchie ni priorités. La faute aussi à l’individualisme et
à une capacité d’empathie insuffisante. Ainsi, la situation
d’autrui apparaît toujours moins importante que la sienne… Or
dans la plupart des cas elle mérite autant d’attention et
d’énergie. Une société grandit lorsqu’elle se préoccupe des
plus vulnérables. Cette règle vaut pour toute organisation, et
notamment l’entreprise : n’est-elle pas plus performante
lorsqu’elle est attentionnée et se préoccupe concrètement des
salariés occupant les fonctions les plus difficiles, les plus
ingrates, les moins valorisées ? C’est une façon d’incarner la
justice sociale et l’humanité.
Denis Lafay. – Un sublime texte de Leny Escudero, Le
Cancre27, peut résonner alors instantanément, et d’ailleurs
Ferrat aurait pu en être l’auteur. Il évoque cet enfant blotti au
fond de la classe, incapable de mémoriser « la date de la
bataille de Marignan » mais bouleversé par les coups d’État «
au Chili / On y assassine pour un non, pour un oui / Au
Portugal, il y en a eu un aussi »… Cette asymétrie des centres
d’intérêt, qui vaut à l’écolier d’être marginalisé, même
ostracisé, convoque un sujet cardinal : l’éducation. N’a-t-elle
pas pour priorité d’éveiller puis de responsabiliser les
consciences sur une époque si complexe à déchiffrer ?

Laurent Berger. – L’éducation scolaire, bien sûr, doit former


aux compétences et aux savoirs – être comme faire – qui
préparent à l’employabilité, à l’inclusion professionnelle et
sociale. Mais c’est « aussi » proposer des grilles de lecture, un
éventail de pistes parmi lesquelles l’enfant puise pour
construire sa conscience, son émancipation, son autonomie
critique. C’est donner la possibilité de s’ouvrir au monde, le
monde le plus proche comme le plus lointain de soi, le plus
compréhensible comme le plus inaccessible ou surprenant.
S’ouvrir au monde signifiant aussi ouvrir son cœur, révéler à
soi et aux autres ses facultés, ses ressorts de sensibilité. Enfin,
l’éducation scolaire, c’est l’école de la citoyenneté. À une
promotion d’étudiants de l’université catholique de Lille que
je parrainais, j’ai insisté : « Quoi que vous fassiez de votre vie
professionnelle, quelles que soient les trajectoires
qu’empruntera votre carrière, ne sacrifiez jamais rien au sens
ni aux valeurs de votre cheminement intime. »
Cette chanson d’Escudero me rappelle celle, tout aussi
poignante, de Gauvain Sers, La Langue de Prévert28. Il évoque
cet enfant au fond de la classe recroquevillé sur lui-même, qui
semble n’éprouver d’intérêt pour rien, et qui éclôt
spectaculairement lorsqu’il découvre les mots, et notamment
la poésie que compose Jacques Prévert. Lorsque je me trouve
assis à une grande tablée, je m’emploie toujours à porter de
l’intérêt à celle ou celui qui est silencieux, qui n’ose pas, peut-
être parce qu’il ne maîtrise pas les codes de l’éloquence. Cette
empathie naturelle fait le pont entre mes premiers
engagements militants et le métier auquel je me sens encore
viscéralement attaché : conseiller en insertion professionnelle.

Denis Lafay. – Dans les deux cas, il s’agit d’écouter, de


tendre la main, parfois de réparer, de faire et voir grandir. Et
de mettre en lumière les trésors, bien souvent enfouis, de la
fragilité. Une fragilité omniprésente dans J’ai froid* comme
dans Quatre cents enfants noirs*. Ils convoquent notre
tolérance à l’intolérable, notre insensibilité aux drames
humains qui nous sont étrangers – car les populations ou les
lieux concernés nous sont trop lointains. Aujourd’hui, la
situation insupportable des migrants en est la démonstration :
plus l’image arrive à profusion et instantanément des quatre
coins du monde, moins nous semblons « concernés » par la
détresse d’autrui.
Laurent Berger. – C’est, malheureusement, la réalité. En
France, les débats – y compris parlementaires – sont
désincarnés de la dimension humaine, du caractère individuel
que réclame ce sujet. On traite exclusivement de « flux »,
comme s’il s’agissait de chiffres. Or sans cette approche
humaine, sans une démarche pédagogique, seulement
présentes dans certains médias et via les associations,
comment sensibiliser l’opinion publique autrement qu’à la
crainte et au rejet ? Dès lors, celle-ci n’est qu’encouragée à la
cécité, à la surdité et au silence, et ainsi un « boulevard »
s’offre à la voix xénophobe ou populiste, experte en
manipulation des fantasmes et des mensonges, et dans son
sillage le Parlement est « contraint » à des mesures excessives.
Notre pays « lui aussi » grandirait à appliquer une politique
d’accueil nettement plus digne. Les drames de la
Méditerranée, les taudis porte de la Chapelle sont
inacceptables. Or ces situations concernent et interpellent
directement nos consciences. Comment peut-on ne pas être
bouleversé par ces corps d’enfants sans vie sur les plages
d’Europe ? Comment peut-on ne pas s’émouvoir
viscéralement à la vue de ces familles sans toit, sans
nourriture, sans avenir, qui stationnent dans le 18e
arrondissement parisien ?

Denis Lafay. – Lorsqu’on ne veut pas voir la détresse,


lorsqu’on détourne son regard de l’innommable qui s’échoue
sur nos plages, c’est signe que son humanité s’assèche.

Laurent Berger. – C’est exact. Pour autant, je ne suis pas


naïf, je n’ignore aucun des sujets de fond que suscitent ces
vagues d’immigration, qu’elles soient politiques ou
économiques – et préparons-nous à celles que provoquera le
dérèglement climatique. La politique d’accueil courageuse
d’Angela Merkel en Allemagne en témoigne : elle n’est pas
sans limites en matière d’intégration, elle exacerbe, jusque
dans les urnes, la logorrhée d’extrême droite. Une politique
d’accueil de premier secours digne – honte à ceux qui
revendiquent l’arrêt de l’aide médicale d’urgence pour les
étrangers –, puis une politique d’asile réfléchie et raisonnable,
ouverte et responsable – bien sûr établie à l’échelle
européenne – : voilà ce que nous devons ambitionner.

Denis Lafay. – La parole de Ferrat n’a jamais manqué de


radicalité, d’engagement, et donc a suscité beaucoup
d’hostilité. Il en a d’ailleurs payé le prix, sur des ondes radio et
télévisées qui, à certains moments de sa carrière, l’ont au
mieux marginalisé, au pire muselé. Mais demeure l’impression
que cette époque était sensiblement moins hystérique, c’est-à-
dire qu’elle acceptait davantage les principes de la
conflictualité et du débat – aussi bien intellectuels que sociaux.
Le sociologue et philosophe anglais Theodore Zeldin,
disséquant le délitement démocratique et l’effritement du
ciment humaniste actuels des deux côtés de la Manche,
conclut à l’atonie de « l’art du désaccord ». L’homme
constituera d’autant sa « première menace » qu’il esquivera ou
condamnera ces principes.

Laurent Berger. – Et peut-être est-ce dans cette réalité que


germe mon inquiétude grandissante. Jean Ferrat a toujours fait
réagir. Mais hormis les plus extrémistes, à une époque où la
planète idéologique et l’échiquier politique national étaient
binaires, même des personnes de sensibilité gaulliste ou
libérale savaient respecter, voire apprécier, voire adorer ses
chansons. Cette hystérisation si symptomatique d’un
XXIe siècle sous le joug de l’immédiateté et des réseaux
sociaux n’était alors pas absente, mais elle n’obérait pas la
possibilité de dialogue, d’écoute, de considération, comme s’il
était admis que la différence d’opinion, les écarts de
convictions, étaient source d’enrichissement, de progrès. Les
avancées de la cause syndicale au cours des décennies d’après-
guerre en sont d’ailleurs l’exemple. Ne peut-on plus être en
désaccord sans être considéré comme un ennemi ? Sans rejeter
les causalités sur autrui, sans cibler des boucs émissaires et
ainsi s’affranchir de ses responsabilités ?

Denis Lafay. – Le philosophe a pour vocation d’éveiller son


auditoire aux vertus du désaccord, aux trésors de la
conflictualité d’abord intérieurs pour ensuite les porter dans le
débat public et nourrir de progrès humains la collectivité et la
civilisation. On ne peut espérer participer, même très
modestement, à changer le monde si on ne se place pas en
situation d’explorer son monde, de mettre son monde en
tension, en question, en rebond. Le principe d’individuation
cher à la philosophe Cynthia Fleury, le principe
d’autonomisation et de réalisation de soi, l’usage équilibré des
principes de subversion, d’insubordination, qui accompagnent
la formation d’un esprit critique et entreprenant, audacieux et
militant : la floraison de ces principes est à la condition
d’ouvrir son monde au monde, et d’ouvrir le monde à son
monde. Cela, Ferrat l’avait bien compris, notre
contemporanéité semble le négliger ou s’en effrayer.

Laurent Berger. – Aujourd’hui domine la volonté que tout


autre doit penser et agir comme soi, et cela dans un contexte
où les référents et les lieux d’apaisement, de dialogue, se
raréfient. Regardez les plateaux de télévision, les plates-
formes d’échanges communautaires, les réseaux sociaux : le
caractère radical voire trivial des échanges n’est peut-être pas
pire qu’autrefois, en revanche il s’accompagne d’une haine
d’une ampleur inédite. Nulle part – et l’hémicycle
parlementaire en est l’illustration – il ne semble possible de
manifester publiquement un accord, un soutien avec
quiconque étiqueté « opposant ». N’ai-je pas le droit de saluer
une décision gouvernementale, de soutenir une initiative
patronale, d’adouber la déclaration d’un député PS ou d’un
sénateur LR, de dire du bien de tel ou tel dirigeant d’entreprise
? Quelle désolation… Et comment, dans ces conditions, dans
cette configuration manichéenne des relations humaines et du
débat d’idées, ne pas être inquiet du devenir de la démocratie ?

Denis Lafay. – De toutes les voies que tu préconises de


prospecter pour conjurer ces spectres – et la parole de Ferrat
nous éclaire en cela lumineusement – figure en premier lieu
celle d’une revitalisation de la fraternité.

Laurent Berger. – Absolument. Cette fraternité est au cœur


des réflexions et des actions à conduire au fond de nous-
mêmes et entre nous tous. Elle signifie que l’homme n’est plus
un obstacle ou un ennemi pour l’homme, mais la principale
raison, le premier complice de son accomplissement. Cette
inversion de paradigme est majeure, et l’adopter renverse
totalement notre approche de l’humanité, y compris parce que
aussitôt autrui n’est plus à asservir mais à protéger, il n’est
plus un rival mais un allié. J’ai conscience, en disant cela, que
je serai taxé de doux rêveur ou de naïf. Mais je suis totalement
persuadé que nos sociétés recréeront du commun en replaçant
la fraternité en haut de leurs exigences.
Denis Lafay. – Les avocats Éric Dupond-Moretti et François
Sureau, en guerre contre ses répercussions sociétales,
n’auraient pas mieux décrit les dégâts du joug moraliste :
Quand on n’interdira plus mes chansons* cristallise les
dangers que la pression conformiste, aseptisée,
uniformisatrice, exerce sur la liberté de penser et de dire. Ce
conditionnement affecte toutes les formes d’action et
d’expression… y compris dans le champ syndical.

Laurent Berger. – Objectivement, non. Davantage que ce


conditionnement moraliste, ce qui m’effraie dans la société est
le désintérêt des uns pour les autres. Au sein du syndicat, la
liberté de penser et de s’exprimer est très grande, et je pense
en être le garant, comme nombre de mes collègues. La
reconnaissance dont je bénéficie, mon exercice de la
responsabilité, mes méthodes de management, y concourent.
Mon parcours syndicaliste s’est construit pas à pas, « de lui-
même », c’est-à-dire par le fait de rencontres successives. Rien
ne m’y prédestinait. Je vis des moments intenses, je rencontre
des gens que je n’aurais pas connus, des situations que je
n’aurais pas imaginées… Mais je suis aujourd’hui « moi »
comme je l’étais hier. Être soi-même, être à l’écoute, refuser
d’être dans le jugement permanent : cela contribue à éviter les
pièges de la moralisation.

Denis Lafay. – La popularité extra et trans partisane de


Ferrat était fondée aussi sur la cohérence entre ses chansons et
sa manière de vivre, de se comporter avec les autres. Les
habitants du village ardéchois d’Antraigues – où il s’installa en
1964 et dont il fut conseiller municipal de 1970 à 1984 –
peuvent en témoigner : au quotidien, il incarnait l’humanité
des vers qui « disaient » ses engagements, la simplicité, la
proximité, la bienveillance, si prégnantes dans ses textes. Cette
époque ne connaissait pas encore la peur d’être brutalement
défiguré par la faute d’un tweet, donc aussi les vertiges
nouveaux du narcissisme, de la vanité, de la fatuité. L’acteur
Philippe Torreton m’a confié les « dégâts collatéraux » que ses
prises de position et sa liberté de conscience ont provoqués sur
sa carrière. À l’ère du jugement partout et violent, irrationnel
et haineux, qui est à même de détruire leur image et donc leur
« valeur marchande », les artistes qui « ouvrent leur g… »,
manifestent leurs combats, expriment leurs convictions, se
raréfient. C’est regrettable, mais aussi caractéristique d’une
contemporanéité si lisse, si moralisatrice et si punitive qu’elle
décourage les prises de risque intellectuelles et éthiques. Le
débat sur les grands enjeux de société ne peut pas se passer
d’eux.

Laurent Berger. – Le monde intellectuel est, aujourd’hui,


extrêmement cloisonné. Les grands penseurs
pluridisciplinaires, à l’instar d’Edgar Morin ou de Pierre
Rosanvallon, sont de moins en moins nombreux, car
l’hyperspécialisation de jeunes intellectuels brillants les
empêche parfois d’élargir leur propos. À l’autre extrémité, les
plateaux de télévision sont envahis de pseudo-intellectuels ou
d’éditorialistes qui n’ont d’expertise sur rien et s’autorisent à
tout commenter.
Dans ce contexte, la voix des artistes est essentielle. Exhorter
à la « bonne parole », à la « juste cause », au « comportement
moral » est inepte. Personne, y compris les artistes, n’est
autorisé à dire à autrui ce qui est « bon » pour lui. En
revanche, lorsqu’ils mettent en lumière, par leur talent – même
excessif ou outrancier – de créateur ou d’interprète, une cause
humaniste, lorsqu’ils proposent aux spectateurs « matière » à
remuer leur conscience et leurs certitudes sur des thèmes de
société, ils s’avèrent éminemment précieux. Ferrat le militant
n’avait-il pas su, grâce à la poésie des mots et des notes,
sensibiliser même les plus rétifs à ces grandes causes ?

Denis Lafay. – La légitimité des revendications


intellectuelles, politiques, sociales, de Ferrat résultait du fait
que ses textes étaient vidés de toute scorie moralisatrice. Cela
valait tout autant pour Escudero, mais aussi pour Brel,
Brassens, Barbara, etc. Notre époque, en apparence de si
grande liberté est en réalité si liberticide.
Laurent Berger. – Si l’on exhumait toutes les interventions
télévisées de Ferrat, combien de ses propos feraient,
aujourd’hui, l’objet d’une vindicte, d’un lynchage sur les
réseaux sociaux ! L’époque est devenue extraordinairement
compliquée pour les personnalités publiques qui aspirent à
s’exprimer librement. Et l’embrasement des fausses
informations, des allégations mensongères aussitôt rediffusées
de manière exponentielle, fait peur. La CFDT, comme
d’autres, en est régulièrement la cible. La multiplication des
mensonges nuit très gravement à la démocratie, d’une part car
elle détourne des consciences de la véracité, entretient les pires
fantasmes conspirationnistes, enfin peut dissuader de prendre
parole et position avec audace, risque et liberté. Or rien n’est
plus grave que l’autocensure.

Denis Lafay. – « Intox intox intoxiqué / Opium opium


télévisé » (Intox*)… Qu’aurait d’ailleurs chanté Ferrat à l’ère
de ces réseaux sociaux despotiques, des algorithmes aliénants,
de la multiplicité des canaux d’information et de
communication, des manipulations de toutes sortes, aux effets
redoutables : ils atrophient plus qu’ils ne stimulent le
discernement, ils corrompent plus qu’ils ne libèrent la
connaissance, ils compriment plus qu’ils ne dilatent la liberté
de conscience ?

Laurent Berger. – Loin de moi l’intention d’oser interpréter


sa possible réaction. Mais je ne peux m’empêcher de penser
qu’il nous traiterait de fous… Fous de notre compulsivité, de
notre dépendance, de notre fascination pour ces écrans qui, en
effet et contrairement aux idées reçues, distendent bien plus
qu’ils ne lient. Cet opium est le royaume de l’infox, de la
virtualité, du narcissisme, mais aussi de la paresse et des
violences verbales, y compris dans le domaine de
l’information. Alors qu’on pense s’ouvrir sans frontières à
toutes les formes de découvertes, en réalité nous nous
enfermons. Pour preuve, les difficultés de communiquer «
physiquement », de se plonger dans un livre. Et puis, lui qui a
connu l’époque des combats politiques rudes mais de fond,
sans doute serait-il abasourdi par l’absence de perspective, de
vision, de modèle, de foi, caractéristique des luttes
contemporaines.

Denis Lafay. – « J’ai souvent pensé c’est loin la vieillesse » :


dans Les Cerisiers*, Ferrat convoque un thème social, sociétal,
politique, majeur. Qu’est-ce que la réalité et l’enjeu de la
vieillesse suscitent au fond de toi ? On « est » vieux ce que
l’on a été plus jeune, on « est » au crépuscule de sa vie ce que
l’on a entrepris au cours des décennies précédentes.
Laurent Berger. – Quelle vérité… Oui, sans doute la manière
dont on vit sa vieillesse dépend de celle dont on a construit,
pavé, orné toute son existence. Tolérant, bienveillant, altruiste,
curieux, réceptif à toutes les émotions « jeune », tout indique
que l’on conserve ces attributs une fois à la retraite. « Je » me
souhaite, vieux, d’être à l’image de mes parents : serein,
aimant, toujours immensément ouvert à la vie et à ses plaisirs,
et attentif aux autres. Mais l’enjeu véritable dépasse, bien sûr,
ma seule personne. La génération de nos aînés a connu
d’impressionnantes transformations, pour le meilleur et pour le
pire, qui impactent son rapport à la vieillesse. Ma propre
génération est exposée à une effervescence aux manifestations
et aux effets, eux aussi, antagoniques. Qu’il s’agisse de nos
rapports au travail, à l’espace, au temps, aux technologies, aux
loisirs, aux déplacements, à la connaissance, tout est, chaque
jour ou presque, remis en question. Et cela dans un contexte
socio-économique qui questionne concrètement l’accès
équitable et performant, d’une part aux soins, d’autre part aux
conditions de fin de vie. En 2020, il est grand temps de se
préoccuper de ceux qui vieillissent seuls, isolés, et sans
toujours avoir les moyens de faire face dignement à leur
dépendance.

Denis Lafay. – Entre ta retraite et la direction de la CFDT,


s’étend une décade. Pourrait-elle être « politique », puisque la
cause syndicale l’est déjà elle-même intrinsèquement ?

Laurent Berger. – Assurément non. Bien sûr, l’engagement


politique est un moyen tout à fait respectable de mettre en
œuvre ses idéaux. Mais la carrière politique n’est pas mon
histoire : de toute façon, je n’en possède pas les codes, et
encore moins l’envie. Cette nouvelle partie de ma vie pourra
s’exercer dans le privé, au service d’associations œuvrant en
faveur des plus vulnérables, dans mon métier d’origine
(l’insertion)… Je sais surtout que j’aurai envie de m’occuper
un peu plus de ma famille, de voir mes enfants grandir et
s’émanciper, de prendre du temps pour lire et écrire. Bref, de
vivre autre chose.

Denis Lafay. – Le rapport de notre civilisation à la vieillesse


est ici interrogé, celui aussi à la mort. « Je m’en vais comme je
suis venu / Un peu plus calme un peu moins nu » ; « Au bout
de mon âge / Qu’aurai-je trouvé ? » confesse Ferrat
respectivement dans Je meurs* et Au bout de mon âge*. Ta
mort, et surtout la trajectoire qu’elle aura achevée, comment
les imagines-tu ? Qu’espères-tu trouver au bout de ton
cheminement ?

Laurent Berger. – La mort n’est pas, pour moi, une question


ou un « problème ». En revanche, être un jour dans
l’incapacité de faire selon mon goût et mes possibilités du
moment l’est bien davantage. Au seuil de ma mort, j’espère
pouvoir (m’)affirmer que je n’ai pas dévié de mes exigences
humanistes, que j’ai répondu « présent » auprès de ceux qui
m’aiment ou qui ont (eu) besoin de moi, que j’ai agi
authentiquement et en cohérence avec mes convictions, et que
j’ai participé, de manière même infiniment modeste, à rendre
mon environnement plus humain – du plus proche au plus
anonyme visage. J’espère être confiant en un présent et un
avenir qui ne seront pas moins heureux que les miens – au
contraire, même.
Denis Lafay. – L’une des plus belles chansons de Ferrat,
l’une des congruences texte-musique qui sollicitent le mieux
nos émotions, est Le Bilan*. Il y exerce un réquisitoire
implacable du stalinisme, de l’infâme dévoiement de
l’espérance socialiste. « Au nom de l’idéal qui vous faisait
combattre / Et qui nous pousse encore à nous battre
aujourd’hui », revient cadencer les phrases et lier les strophes.
Quel est ton idéal, quel idéal aimerais-tu avoir accompli
lorsque tu céderas les rênes de la CFDT ?

Laurent Berger. – Je ne crois pas au bilan personnel dans une


organisation collective. La CFDT est devenue la première
organisation syndicale du pays, mais cela n’est pas une fin en
soi. Cette CFDT, je voudrais que son nombre d’adhérents
progresse beaucoup plus. Je voudrais que, par le dialogue, la
concertation, le contrat, elle propose une espérance aux
mondes du travail et de l’entreprise, et une espérance inscrite
dans les réalités actuelles – apprendre à concilier écologie,
justice sociale, économie et démocratie. Je voudrais qu’elle
soit toujours sur le front des combats en faveur des
populations les plus en difficulté. Enfin, j’aimerais qu’il soit
dit, car démontré, que ce bilan sert au-delà de la CFDT : la
société tout entière, le vivre, l’imaginer et le bâtir « tous »
ensemble. Se dire qu’ensemble, avec toutes celles et ceux qui
ont partagé la « tâche », finalement nous avons fait honneur à
Jean Ferrat, mais surtout à ceux qui ont tant compté pour lui et
occupé une place si centrale dans son œuvre : les travailleurs.
15. Romain Gary, La vie devant soi, sous le nom d’Émile Ajar, Paris, Mercure de
France, 1975.
16. www.pactedupouvoirdevivre.fr.
17. Laurent Berger, en dialogue avec Denis Lafay, Au boulot !, La Tour d’Aigues,
l’Aube, 2018.
18. www.parlonstravail.fr.
19. Pierre Rabhi en dialogue avec Denis Lafay, illustré par Pascal Lemaître,
J’aimerais tant me tromper, La Tour d’Aigues, l’Aube, 2019.
20. Louis Aragon, Le fou d’Elsa, Paris, Gallimard, 1963.
21. www.tzcld.fr.
22. Camarade, paroles de Charles Aznavour et Jacques Plante, single, Barclay,
1977.
23. Op. cit., 2018.
24. Enquête citée, 2016.
25. Aurélien Barreau, « Résistances poétiques », Libération, 21 octobre 2019.
26. Usine désaffectée transformée en camp d’internement et de détention en
septembre 1939.
27. Leny Escudero, « Le cancre » (1987), album Le Voyage, Créon Musique, 2002.
28. Gauvain Sers, « La langue de Prévert », Album Les Oubliés, Fontana Records,
2019.
Postface
UNE OUVERTURE DANS LE CIEL
Étienne Klein

« Rien ne peut altérer la chanson que je chante

Même si quelqu’un d’autre avait à la chanter

Une plainte étranglée en renaît plus touchante

Quand l’écho la reprend avec fidélité. »

Louis ARAGON, Nymphée.

Écrire la postface d’un livre consacré à Jean Ferrat auquel


ont contribué Cédric Villani, Laurent Berger et Denis Lafay est
à peu près l’équivalent littéraire de l’ascension de la face nord
de l’Eiger en hivernale et par très mauvais temps : que trouver
à ajouter aux connaissances, aux souvenirs et aux analyses de
ces trois éminents ferratologues ? Me sentant d’un coup
parfaitement illégitime, je ferai court.
Mon rapport avec Jean Ferrat a pendant longtemps pâti d’un
malentendu : j’admirais le chanteur, sa voix si chaude et son
phrasé si bien articulé, j’aimais le musicien, le poète et ses
dons de mélodiste mis au service d’une radiographie quasi
exacte de l’âme humaine et de la société, mais je ne
comprenais guère qu’il ne prît pas plus fermement ses
distances avec les diverses incarnations du communisme
empirique.

Ce malentendu était dû à mon ignorance de certains faits. Je


m’explique : j’ai été vacciné très tôt contre la tentation de
croire – de tenir pour vrais – certains discours de propagande.
C’est en 1968 que j’ai découvert le sens profond du mot «
politique ». Non pas grâce aux événements de Mai qui, vus de
ma lointaine banlieue dite néanmoins « parisienne » et du haut
de mes dix ans, ressemblaient à une grosse guerre des boutons,
mais à travers l’invasion de la Tchécoslovaquie par les forces
armées de cinq pays du pacte de Varsovie. Peu respectueux de
la chronologie des saisons, les agresseurs venaient sonner en
pleine fin d’été, dans la nuit du 20 au 21 août, la fin du «
printemps de Prague ». Je me souviens de la une de Paris-
Match, « Agression russe », et des photos de Josef Koudelka
qui montraient la résistance passive de dizaines de milliers de
Praguois défilant dans les rues, déplaçant les panneaux
indicateurs, bandant les yeux des statues des héros tchèques.
Surtout, il y avait ce jeune homme, qui se tenait bien droit
devant un char russe, la chemise largement ouverte, exhibant
fièrement son torse maigre. Je fus terriblement impressionné,
et même traumatisé. Je me souviens aussi de l’immolation par
le feu, quelques mois plus tard, sur la place Venceslas, de Jan
Palach, un étudiant qui voulait par ce geste protester contre la
suppression de la liberté d’expression. « Quand la liberté a
disparu, il reste un pays, mais il n’y a plus de patrie », disait
Chateaubriand. Ces événements – véritable « Biafra de l’esprit
» selon les mots d’Aragon – ont marqué ma mémoire au fer
rouge : je n’ai jamais pu comprendre l’oppression politique,
les chars contre les poitrines nues, la délation tous azimuts, la
restriction des libertés, et encore moins les arguties osant
défendre cette restriction… au nom même de la liberté !

Longtemps, donc, je me suis demandé pourquoi Jean Ferrat,


dont je fredonnais à l’envi les magnifiques chansons qui
étaient autant d’hymnes à l’amour et à la liberté, ne se
montrait pas plus contestataire d’une certaine rhétorique
destinée à faire gober de sinistres bobards. J’étais au bord de
me dire : « Fan ? J’arrête » (l’exacte anagramme de Jean
Ferrat…). Puis vint enfin, en 1980, telle une délivrance
rassurante, sa fameuse chanson Le Bilan* :
Ah ! ils nous en ont fait avaler des couleuvres
De Prague à Budapest, de Sofia à Moscou
Les staliniens zélés qui mettaient tout en œuvre
Pour vous faire signer les aveux les plus fous

Mais tout récemment, je me suis rendu compte que je


m’étais grossièrement trompé, lorsque je découvris par hasard
Camarade*, cette chanson écrite par lui en 1969, donc juste
après les événements de Tchécoslovaquie, que je n’avais
encore jamais entendue :
C’est un nom terrible Camarade
C’est un nom terrible à dire
Quand, le temps d’une mascarade
Il ne fait plus que frémir
Que venez-vous faire Camarade
Que venez-vous faire ici
Ce fut à cinq heures dans Prague
Que le mois d’août s’obscurcit
Camarade Camarade

Jean Ferrat n’avait donc pas tardé à dénoncer, à sa façon, le


coup de force soviétique. Je regrette d’avoir ignoré si
longtemps cette prise de position, car une telle
méconnaissance de ma part a induit une erreur d’appréciation,
une dissymétrie imméritée dans les rapports que j’avais d’une
part avec l’homme, du temps de son vivant, d’autre part avec
son œuvre. Cette postface me donne l’occasion d’avouer
combien je m’en mords aujourd’hui les doigts.

Elle me permet aussi de dire ma dette existentielle à l’égard


d’une chanson particulière, La Montagne*, qui date, elle, de
1964. Il y est répété que « la montagne est belle », alors même
que le thème de la chanson porte sur tout à fait autre chose, à
savoir l’exode rural et les mirages du progrès. À l’époque,
n’ayant pas encore mis le moindre pied en montagne, je ne
connaissais les reliefs que par procuration ou par l’entremise
de superbes photographies. Mais même de loin, je pressentais
que, oui, comme le dit le refrain, la montagne doit être très
belle et je devinais secrètement qu’un jour je forgerais avec
elle une relation très intense, qu’elle deviendrait même mon
topos favori. En effet, bien plus tard, à l’âge de vingt ans, je
l’ai découverte charnellement et je suis aussitôt devenu
alpiniste, c’est-à-dire un individu avide de pentes raides qui
emballent le rythme cardiaque, dévoilent des paysages
sublimes, rompent avec le reste des choses et l’ordinaire des
jours.
Les chansons, quand elles sont très belles, sont comme des
ouvertures dans le ciel. Elles organisent une résonance avec la
vraie vie.
Chansons de Jean Ferrat citées29
À BRASSENS. Album Nuit et Brouillard, Barclay, 1963.
AIMER À PERDRE LA RAISON. Paroles de Louis Aragon. Album Aimer à perdre la
raison, Barclay, 1971.
AU BOUT DE MON ÂGE. Paroles de Louis Aragon. Album La Montagne, Barclay,
1965.
AU PRINTEMPS, DE QUOI RÊVAIS-TU ?. Album Ma France, Barclay, 1969.
BICENTENAIRE. Album Dans la jungle ou dans le zoo, Temey, 1991.
CAMARADE. Album Camarade, Barclay, 1969.
CARCO. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
C’EST BEAU LA VIE. Paroles de Michelle Senlis et Claude Delécluse. Album Nuit et
Brouillard, Barclay, 1963.
CHAGALL. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
CHAMBRES D’UN MOMENT. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
CHANSON POUR TOI. Paroles de Michelle Senlis. Album Maria, Barclay, 1967.
COMPLAINTE DE PABLO NERUDA. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey,
1994.
CUBA SÍ. Paroles d’Henri Gougaud. Album À Santiago, Barclay, 1967.
DANS LA JUNGLE OU DANS LE ZOO. Album Dans la jungle ou dans le zoo, Temey,
1991.
DEVINE. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
DIX-SEPT ANS. Album Camarade, Barclay, 1969.
ELLE. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
EN GROUPE, EN LIGUE, EN PROCESSION. Album Maria, Barclay, 1967.
ÉPILOGUE. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
FEDERICO GARCÍA LORCA. Musique de Charles-Henri Vic. Album Deux enfants au
soleil, Barclay, 1967.
HEUREUX CELUI QUI MEURT D’AIMER. Paroles de Louis Aragon. Album Maria,
Barclay, 1967.
HOP LÀ, NOUS VIVONS. Paroles d’Henri Gougaud. Album Ma France, Barclay, 1969.
HOU HOU MÉFIONS-NOUS. Album À moi l’Afrique, Barclay, 1972.
INDIEN. Album À Santiago, Barclay, 1967.
INTOX. Album Camarade, Barclay, 1969.
J’AI FROID. Album Ferrat 80, Temey, 1980.
J’ARRIVE OÙ JE SUIS ÉTRANGER. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey,
1994.
JE MEURS. Paroles de Pierre Grosz. Album La femme est l’avenir de l’homme,
Temey, 1975.
JE NE CHANTE PAS POUR PASSER LE TEMPS. Album Potemkine, Barclay, 1965.
JE NE SUIS QU’UN CRI. Paroles de Guy Thomas. Album Je ne suis qu’un cri, Temey,
1985.
J’ENTENDS, J’ENTENDS. Paroles de Louis Aragon. Album Deux enfants au soleil,
Barclay, 1967.
J’IMAGINE. Paroles d’Henri Gougaud. Album Aimer à perdre la raison, Barclay,
1971.
LA BOURRÉE DES TROIS CÉLIBATAIRES. Album Ferrat 80, Temey, 1980.
LA COMMUNE. Paroles de Georges Coulonges. Album Aimer à perdre la raison,
Barclay, 1971.
L’ADRESSE DU BONHEUR. Paroles de Henri Gougaud. Album Aimer à perdre la
raison, Barclay, 1971.
LA FEMME EST L’AVENIR DE L’HOMME. Album La femme est l’avenir de l’homme,
Temey, 1975.
LA FEMME HONNÊTE. Album À moi l’Afrique, Barclay, 1972.
LA JEUNESSE. Paroles de Georges Coulonges. Album La Montagne, Barclay, 1965.
LA MONTAGNE. Super 45 tours, décembre 1964. Album La Montagne, Barclay,
1965.
L’AMOUR EST CERISE. Album Ferrat 80, Temey, 1980.
LA PAIX SUR TERRE. Album Dans la jungle ou dans le zoo, Temey, 1991.
LE BILAN. Album Ferrat 80, Temey, 1980.
LE BRUIT DES BOTTES. Paroles de Guy Thomas. Album La femme est l’avenir de
l’homme, Temey, 1975.
LE BUREAU. Album Ma France, Barclay, 1969.
LE FANTÔME. Album La femme est l’avenir de l’homme, Temey, 1975.
LES NOCTAMBULES. Paroles de Michelle Senlis et Claude Delécluse. Album Nuit et
Brouillard, Barclay, 1963.
LE SABRE ET LE GOUPILLON. Album Potemkine, Barclay, 1965.
LES CERISIERS. Paroles de Guy Thomas. Album Je ne suis qu’un cri, Temey, 1985.
LES DEMOISELLES DE MAGASIN. Album Camarade, Barclay, 1969.
LES DERNIERS TZIGANES. Paroles de Michelle Senlis. Album Aimer à perdre la
raison, Barclay, 1971.
LES FEUX DE PARIS. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
LES GUÉRILLEROS. Album Deux enfants au soleil, Barclay, 1967.
LES NOMADES. Paroles de Michelle Senlis. 25 cm Decca, décembre 1962.
LES OISEAUX DÉGUISÉS. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
LES PETITES FILLES MODÈLES. Album Dans la jungle ou dans le zoo, Temey, 1991.
LES PETITS BISTROTS. Paroles de Michelle Senlis et Claude Delécluse. 25 cm Decca,
1962.
LES POÈTES. Paroles de Louis Aragon. Album Ma France, Barclay, 1969.
LE P’TIT JARDIN. Paroles de Michelle Senlis. Super 45 tours Decca, 1962.
LE TIERS-CHANT. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat chante Aragon, Barclay,
1971.
L’IDOLE À PAPA. Album Ma France, Barclay, 1969.
LORSQUE S’EN VIENT LE SOIR. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey,
1994.
MA FRANCE. Album Ma France, Barclay, 1969.
MA MÔME. Paroles de Pierre Frachet. Album Deux enfants au soleil, Barclay, 1967.
MARIA. Paroles de Jean-Claude Massoulier. Album Maria, Barclay, 1967.
MON AMOUR SAUVAGE. Album Dans la jungle ou dans le zoo, Temey, 1991.
MUSIQUE DE MA VIE. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
NOUS DORMIRONS ENSEMBLE. Album Nuit et Brouillard, Barclay, 1963.
NUIT ET BROUILLARD. Album Nuit et Brouillard, Barclay, 1963.
ODEUR DES MYRTILS. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
ON NE VOIT PAS LE TEMPS PASSER. Album Potemkine, Barclay, 1965.
PICASSO COLOMBE. Paroles d’Henri Gougaud. Album À moi l’Afrique, Barclay,
1972.
POTEMKINE. Paroles de Georges Coulonges. Album Potemkine, Barclay, 1965.
POURTANT LA VIE. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
PRISUNIC. Paroles d’Henri Gougaud. Album À Santiago, Barclay, 1967.
QUAND ON N’INTERDIRA PLUS MES CHANSONS. Album Ferrat 80, Temey, 1980.
QUATRE CENTS ENFANTS NOIRS. Paroles de Michelle Senlis. Album Nuit et Brouillard,
Barclay, 1963.
QUI VIVRA VERRA. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat 95, Temey, 1994.
REGARDE-TOI PANAME. Paroles de Pierre Frachet. Album Deux enfants au soleil,
Barclay, 1967.
RESTERA-T-IL UN CHANT D’OISEAU ?. Paroles de Claude Delécluse. 25 cm Decca,
novembre 1962.
ROBERT LE DIABLE. Paroles de Louis Aragon. Album Ferrat chante Aragon, 1971.
SACRÉ FÉLICIEN. Album Camarade, Barclay, 1969.
SI J’ÉTAIS PEINTRE OU MAÇON. Album À moi l’Afrique, Barclay, 1972.
UNE FEMME HONNÊTE. Album À moi l’Afrique, Barclay, 1972.
UN JEUNE. Album La femme est l’avenir de l’homme, Temey, 1975.
UN JOUR FUTUR. Paroles d’Henri Gougaud. Album Ma France, Barclay, 1969.
UN JOUR, UN JOUR. Paroles de Louis Aragon. Album Maria, Barclay, 1967.

29. Sauf mention contraire, les paroles et la musique sont de Jean Ferrat.
Dans la même collection
Laurent Berger, Au boulot ! Manifeste pour le travail
Éric Dupond-Moretti, Le droit d’être libre, illustrations de Pascal Lemaître
Éric Dupond-Moretti, Ma liberté
Axel Kahn, L’éthique dans tous ses états
Étienne Klein, Sauvons le Progrès
Yves Michaud, Aux armes, citoyens !
Robert Misrahi, Petit manuel de bonheur à l’usage des entrepreneurs… et des
autres, illustrations de Pascal Lemaître
Edgar Morin, Pour changer de civilisation, illustrations de Pascal Lemaître
Pascal Picq, Une époque formidable
Pierre Rabhi, J’aimerais tant me tromper, illustrations de Pascal Lemaître
Jean-Christophe Rufin, Compostelle, en Chemin vers soi,
illustrations de Pascal Lemaître
Alain Touraine, Macron par Touraine
Michel Troisgros, La joie de créer, illustrations de Pascal Lemaître
Jean Ziegler, Les murs les plus puissants tombent par leurs fissures

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