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LE FIGUIER
ROMAN
© Éditions du Seuil, février 1988
À Jean-Philippe Bernigaud
I
Passage du Lézard
I
La vigie obscure
I
Le fil de la trame
I
Tu es un ouvrier
Oui, viens avec nous, ami, n’aie pas peur
Nous allons vers la grande unité
De tous les vrais travailleurs.
Marchons au pas, marchons au pas
Camarade vers notre front
Range-toi dans le front de tous les ouvriers
Avec tes frères étrangers.
Il dévide les couplets allemands et anglais. Sa voix casse net
à la fin du dernier refrain. Il dit encore :
— Et cœtera… Je ne connais pas la version russe. Cela
s’appelle Das Lied der Einheitsfront. Le chant de l’unité. Ernst
Busch. La chanson du Komintem. La Troisième Internationale.
Oui, un très vieux chant. Dépaysement et folklore : effet
garanti.
La voix de Hocine Rachid :
— Tu as fait la guerre d’Espagne ?
Tutoyer F G, pense Manuel, voilà qui a un accent insolite.
C’est pourtant la règle de ces nuits-là.
— Oh, vous savez, que j’y aie été ou pas, cela n’a rien
changé au résultat.
Et là, on sent bien que son rire, si muet qu’il soit, se
prolonge dans l’ombre.
— Staline, dit Hocine Rachid, Staline a dissous le
Kominterm en 1943. La révolution bolchevique est morte avec
l’internationale.
— Elle était morte bien avant, tranche un autre.
— Non, coupe une voix péremptoire. Non. Tu ne peux
quand même pas nier que l’Union soviétique demeure le pays
où se construit le socialisme… (Développement en trois
points.) On peut faire des critiques : mais il n’y a pas de
troisième voie. Être pour ou contre l’Union soviétique, c’est
être pour ou contre le socialisme. (Conclusion provisoire.)
— L’Union soviétique est un État, dit Hocine Rachid. Sa
stratégie obéit à des priorités d’intérêts qui ne sont pas
toujours convergents avec ceux des peuples en lutte…
(Développement, argumentation.) Aujourd’hui, l’avenir de la
révolution appartient à ceux qui se battent les armes à la main.
S’il y a une nouvelle Internationale à reconstruire… (Autre
conclusion, non moins provisoire.)
— Le tiers monde n’existe pas. Ce n’est pas une notion
politique… (Nouveau développement, nouveaux arguments,
nouvelle conclusion, toujours provisoire.)
Ainsi va la discussion. F G est demeuré silencieux. Manuel
l’entend chantonner très bas des airs imprécis.
— Peut-être, dit Manuel. Peut-être. Mais, pour l’instant,
l’important c’est surtout d’arrêter le massacre. De lutter contre
la gangrène.
— Ça, c’est de la morale. La morale, on n’en a rien à foutre.
Il faut définir l’action en termes politiques.
— Ah bon ! dit Manuel.
Vers deux heures, deux clochards s’insultent sur le trottoir.
Ils s’arrêtent devant la librairie. L’un d’eux urine, hardes
écartées, face à la vitrine. Puis ils se battent confusément. À
plusieurs reprises une tête vient heurter lourdement la glace
qui vibre sous les chocs sourds. Faut-il sortir ? À l’intérieur les
veilleurs ressentent la gêne des voyeurs : immergés des
grandes profondeurs assistant au ballet cruel de créatures
vaguement anthropomorphes. La question n’est pas tranchée :
les clochards roulent à terre et s’endorment sous le porche
voisin ; un pied seul dépasse encore dans l’espace éclairé par
le réverbère.
Manuel somnole. La discussion politique qui se prolonge
paraît bégayer. À trois heures, un léger choc métallique sur la
vitre le réveille : quelqu’un tapote avec une pièce de monnaie
un « Al-gé-rie-fran-çaise » de dérision, signal convenu : une
relève. Il va ouvrir : un barbu placide, une fille qu’il voit mal
et dont la voix ne lui est pas inconnue ; une voix claire et
haute, flûtée, qui coule avec des inflexions douces, une façon
très particulière d’appuyer musicalement sur la fin des mots
comme pour gommer un soupçon d’accent anglais ou
américain qui module les phrases, de brefs éclats de rire
soudain plus rauques, venus du fond de la gorge. Il sait qu’elle
s’appelle Mary et qu’elle porte un nom irlandais : Kelly,
Kellar, Kellogh ? Elle est souvent passée aux heures calmes de
l’après-midi, pour de longues stations silencieuses, feuilletant
des albums photographiques. La première fois, voyant l’air
réprobateur de Manuel devant le tas de livres qu’elle avait
sortis du rayon protégé par des vitres, elle lui a dit, de cette
même voix douce et lente :
— OK, OK – et elle prononçait Okay en laissant la
deuxième syllabe ouverte et traînante, sur un ton presque
fatigué que démentait son sourire –, OK, je n’ai pas d’argent,
mais un jour, vous verrez, je vous les achèterai tous.
Elle a soulevé toute la pile à bout de bras pour la rapporter
vers le rayon : elle l’a serrée contre sa poitrine, qu’elle a petite,
et l’a bloquée en appuyant son menton pointu sur le livre du
haut, ce qui est, comme on sait, la seule bonne méthode pour
transporter une pile de livres.
— Sauf peut-être l’album de ce vieux con de Cartier-
Bresson.
Son sourire s’est élargi :
— Ce vieux con-là, il est tellement fort que, si je regardais
trop ses photos, je ne pourrais plus jamais rien photographier.
Elle l’a dévisagé en face, d’un curieux regard vrillant. Il a vu
qu’elle avait les yeux bruns très clairs, avec des reflets presque
verts au fond de l’iris (mais ce n’est pas dès ce premier regard,
c’est bien plus tard, qu’il a discerné cette curieuse petite tache
noire au coin du blanc de l’œil gauche qui, une fois
découverte, l’a fasciné).
— Le génie des autres, ce n’est pas rentable, vous savez ça ?
Moi ça me paralyse. Pas vous ?
Elle a esquissé un geste pour ponctuer son interrogation. La
pile a oscillé. Manuel s’est précipité : trop tard. Le bruit de la
chute s’est prolongé comme le passage d’un orage. Quelques
têtes de lecteurs se sont levées un instant, puis sont revenues à
leurs paisibles ruminations. Il a fallu ramasser les livres un à
un.
— C’est malin, a soupiré Manuel, à quatre pattes, en tentant
de redresser le coin aplati en accordéon du grand album de
Verve sur Cartier-Bresson.
Âgenouillée face à Manuel, elle l’a encore regardé en
relevant nerveusement ses longs cheveux bruns qui
brouillaient son visage mince :
— OK, ce n’est pas très malin.
Le lendemain elle est revenue avec un bouquet de jonquilles.
Manuel en est resté ahuri. Il a tourné dans toute la librairie
pour trouver un vase : il n’y avait, dans les toilettes, qu’un
verre à dents ébréché. Mais elle avait tout prévu : elle avait
apporté un bocal à cornichons vide. Alors Manuel s’est
demandé comment il avait pu vivre si longtemps dans une
librairie sans fleurs. C’est ce qu’il a confié à Claire quand elle
est venue le rejoindre ce soir-là, et elle a été d’accord : depuis
ce jour il arrive que l’un ou l’autre aillent acheter un bouquet
pour ne pas laisser le bocal à cornichons à sa solitude. Ils se
sont habitués au sourire de Mary, à ses Okay et à ses « vous
savez ça ? ». Entre eux, ils l’ont surnommée Miss Cartier-
Bresson. Elle n’en sait rien. Deux ou trois fois, avant de partir,
déjà sur le seuil, elle a fouillé dans son gros sac informe pour
en sortir un appareil japonais qu’elle a tripoté un instant, en
regardant Manuel ou Claire d’un air hésitant :
— J’aimerais bien vous photographier un jour.
À chaque fois, elle a laissé retomber ses cheveux sur sa
figure, et, de derrière cet écran, elle a ajouté :
— Mais on a le temps.
Et elle a filé, réajustant la courroie de son sac sur son épaule,
mince silhouette en ample jupe claire.
— Bonsoir, dit Mary à mi-voix, cette nuit-là. S’ils viennent,
je les prendrai au flash. OK, Manuel ?
À-t-elle ou n’a-t-elle pas l’accent anglais ? Comment cerner,
quand elle prononce Manowel, l’insaisissable dérapage du u
vers le ou ? Insaisissable : mais qui fait qu’il la reconnaîtrait
n’importe où dans l’obscurité.
Mary – oui, il se souvient : c’est Kendale, Mary Kendale –
va vers le fond, se prend les pieds dans les longues jambes
étendues de F G et roule à terre en jurant en anglais et en riant
:
— Excusez-moi, dit F G, je prends trop de place.
— Décidément, ce soir je rate tout. J’ai rencontré une drôle
de bête qui traversait la place du Châtelet et je n’ai pas eu la
présence d’esprit de la photographier : c’est vrai que je ne
photographie jamais les gens sans leur demander la
permission. Une bête grande comme un chat, mais avec un nez
pointu et une queue touffue. Et rousse, j’en suis presque sûre.
C’est possible, un renard dans Paris ?
— Naturellement, répond F G. Naturellement. Ils viennent
par les quais, depuis le bois de Boulogne. Les Halles sont la
plus grande concentration de volaille du monde : il y a de quoi
faire courir un renard.
— Ce serait bien de faire un livre de photos avec les
animaux de Paris. Les chevaux du manège du Panthéon. Vous
savez, ceux dont l’odeur de crottin vous poursuit dans la salle
du cinéma voisin. La dernière ferme parisienne, dans le XXe.
Les gens qui ont un cochon dans leur baignoire. Les canards
de barbarie du 44 de la rue Vieille-du-Temple. Les hulottes et
les hiboux, les chauves-souris qui tournent à la tombée de la
nuit sur la place Denfert-Rochereau et gîtent dans les
catacombes. Le perroquet qui a vécu tout un été sur un arbre
du quai de Béthune et l’oiseau de proie, un petit épervier ou
une orfraie, je n’arrive pas bien à savoir le mot français, qui
loge dans les tours de Saint-Sulpice. Mais Paris manque de
mouffettes et d’écureuils volants.
— J’avais un ami, dit F G, qui partait à la chasse aux
papillons dans Paris : rue d’Aboukir, disait-il, ou place Saint-
André-des-Arts, volaient certains jours les papillons de chou et
il faisait parfois s’y lever les grands nocturnes. Il cherchait
aussi les champignons. Il était poète mais il ne le faisait pas
que pour la poésie : il nous a fricassé une fois des coprins
chevelus cueillis au petit matin dans le square qui fait l’angle
de la rue de Seine et de la rue Mazarine. C’était pendant la
guerre, sous l’occupation : un temps, disait-il, où l’on avait le
goût de l’objet de peu de réalité, où l’on rêvait de racines de
mandragore et d’étoiles de mer. Mais enfin les coprins étaient
bien réels, ils étaient jeunes et fermes, et la seule chose peut-
être qui ne fût pas empoisonnée, alors, dans Paris.
— J’aimerais connaître votre ami, dit Mary.
— Ce sera difficile, dit F G. Il est parti. Voici longtemps. La
guerre était plus réelle encore que les coprins encriers.
— On raconte qu’au Havre, continue Mary, il arrivait, dans
les cales des cargos, des animaux exotiques qui s’échappaient
et couraient la ville. On retrouvait des alligators, des iguanes et
des tatous.
— Je n’ai pas vu d’alligators dans la Seine. Mais j’ai péché
des écrevisses sous le Pont-Neuf.
— Et les rats, dit Mary, faudra-t-il mettre les rats dans ce
livre ? J’ai peur que oui. Quelquefois je rêve que je suis
condamnée à faire le portrait de tous les rats de Paris. Et
l’homme au rat de la rue Saint-Denis ? Ce qui m’intéresse, ce
sont les gens. Les gens qui vivent avec ces animaux-là. Les
femmes qui donnent à manger aux chats des Thermes de
Cluny. Les égoutiers qui vivent avec les rats. Ces femmes,
vous savez, qui couchent avec des serpents autour du cou. La
concierge qui élève des canards dans sa cour. La vieille
abandonnée par son perroquet et qui est venue lui parler tous
les jours au pied de son arbre. Et votre épervier, qui vit avec ?
— Personne. J’aimerais au contraire un livre où ne
figureraient que les animaux vraiment sauvages et solitaires de
la ville. Comme votre renard. J’en connais.
Les premiers veilleurs se sont levés pour partir :
— Tu rentres avec nous, Rachid ?
— Certainement pas. J’ai fait la connerie de venir, je ne ferai
pas celle de circuler dans Paris à cette heure de la nuit. Je reste
jusqu’au matin.
— Tes papiers sont en règle.
— Et alors ? Vous avez vu ma gueule ? À tous les coups je
suis bon pour la vérification de domicile. Au commissariat,
avec tous les honneurs dus à mon rang. Français d’origine
musulmane. Merci camarades.
Manuel reverrouille la porte derrière les partants.
— Tu comprends, poursuit Hocine Rachid, tu comprends,
les contrôles d’identité, pour nous, on ne sait jamais comment
ça va tourner. Il y a des flics qui sont tellement courtois,
tellement corrects : dès le premier mot, ils t’appellent
monsieur. Tu as déjà entendu le déclic d’une mitraillette qu’on
arme pendant qu’on te parle avec tant d’amabilité ? La peur
rend fou. Il faut faire attention à chaque geste. Ou plutôt il ne
faut pas faire de gestes. Il faut rester tout près d’eux, le plus
près d’eux possible. À ce moment, le flic qui tient la
mitraillette, je l’embrasserais si je le pouvais, tu comprends,
pour pouvoir rester contre lui. N’importe quoi, pourvu qu’il
n’ait pas l’espace pour tirer.
» Je me souviens, à Aïn-Djeldah…, dit encore Hocine
Rachid.
— Tu es d’Aïn-Djeldah ? demande Manuel qui parle de son
voyage de jeunesse et des gens qui l’ont reçu là-bas. Je n’ai
pas vu de plus beau pays. Tout y est si calme : on dirait que le
temps s’est arrêté, qu’il est resté en bas, dans la plaine, très
loin.
— J’ai bien connu le vieux Mohand ould Smeur, dit Hocine
Rachid. Je ne sais pas s’il vit toujours. Et ses enfants. Alors, tu
as aimé mon pays ? Si je t’avais connu, à l’époque, je t’aurais
emmené voir les orangers de mon père.
— Je suis passé au printemps. Cet hiver-là il y avait eu un
grand gel, et on m’a dit qu’il n’y aurait plus d’oranges avant
des années.
— Il fait froid, là-haut : nous sommes des gens de la neige.
Mais mon père avait construit une serre, face au soleil, face à
la plaine, aussi belle que la serre d’un colon. Les premières
années que j’ai passées à Paris, il m’envoyait tous les ans un
panier de mandarines. Maintenant…
Il se tait un moment, puis reprend, d’une voix plus basse :
— Les champs de mon père, ils sont après le pont qui
franchit les dernières gorges, en sortant du village vers la
montagne. Tu es passé par ce pont ?
— Je ne me souviens pas bien. C’est vers la vallée des
singes ?
— On marche deux ou trois kilomètres sur la route de terre :
elle monte en boucles à travers un bouquet de jeunes
eucalyptus. Le pont est juste après les arbres. Il a été construit
par la Légion, il y a trente ans. C’est vrai, au-dessous, il y a
des singes, et les figuiers de barbarie. Ils ne t’ont pas dit, là-
bas, comment nous l’appelons, ce pont ? Nous l’appelons le
pont des Afîz.
— Non, on ne me l’a pas dit.
— Le pont des Afîz. Une famille de chez nous. En mai
1945, il y a eu l’insurrection du Constantinois. Vous, vous
fêtiez la victoire. Dans la plaine, des Européens ont été tués.
Après, l’armée est intervenue. Nous, d’abord, on a seulement
vu passer les avions. Et puis sont montés des paysans qui
fuyaient dans la montagne, plus haut encore. Un après-midi,
les légionnaires sont arrivés : un convoi d’automitrailleuses.
Ils ont été directement chez Afîz Rabat. Ils étaient guidés par
un gros propriétaire de la plaine. Ils disaient qu’ils avaient des
renseignements. Afîz, c’était l’auxiliaire médical du village,
mais il était aussi secrétaire de l’Association locale de culture :
la bête noire des colons depuis longtemps. Ils l’ont traîné sur
la place, avec ses trois fils : Khemir, Arezki et Hanafi, toute
mon enfance je l’ai passée avec eux. Ils les ont torturés
pendant trois heures. J’étais là. Nous étions tous là. Après, ils
les ont chargés sur une automitrailleuse et ils les ont jetés du
haut du pont : il y a bien cinquante mètres de vide, à cet
endroit-là. J’avais dix ans. Ce n’est qu’un mois plus tard qu’on
a osé descendre chercher les corps.
Il a un rire un peu cassé et dit doucement :
— Tu vois, il y a souvent du sang, dans les paysages
paisibles. Il est invisible aux étrangers. Mais tu as compris
comment les gens de chez moi savent recevoir, quoi qu’il
advienne. Après la guerre, vous viendrez tous. Je vous invite.
Le petit matin qui grisaille doucement dans la rue, le choc
des poubelles et la longue plainte des bennes qui digèrent les
ordures : Manuel somnole. À six heures, il entend les autres se
lever. Il les suit vaguement à travers ses paupières ensablées,
formes qui sortent de l’ombre. Il se sent sale, poisseux. Il
range son pistolet. Il n’a pas le courage de bouger. C’est
maintenant qu’il voudrait plonger dans un sommeil sans rêves.
— Partez, dit-il. Je reste encore un peu.
La porte claque. Plus tard, un rayon de soleil l’effleure, fait
danser quelques étincelles dans ses yeux clos. Il sort à son tour
et s’ébroue dans la fraîcheur. Le boulevard proche est déjà
animé. Il contourne le café du coin : à l’intérieur, il voit,
debout devant le zinc et lui tournant le dos, F G entre Mary et
Hocine Rachid. F G est voûté. Son chandail et son pantalon de
velours sont fripés et pendent en plis sur son corps comme la
peau d’un éléphant qui aurait trop maigri. Ils discutent. F G
écarte les bras d’un geste large et inachevé, pour indiquer une
dimension hypothétique : il peut s’agir des malheurs du temps,
il peut s’agir de la taille d’une baleine. Et puis Manuel voit
encore Mary qui pose sa main sur l’épaule de F G. Il ne sait
pas si elle sourit.
Manuel rentre chez lui. Claire boit sans hâte un grand bol de
café noir dans la cuisine, tout en triant des photos de tournage
étalées sur la toile cirée. Les jumeaux traînent pour partir à
l’école et se chamaillent encore sur le pas de la porte. Il passe
un bras sous les fesses fermes de chacun et les soulève, il les
tient embrassés contre sa poitrine : le visage barbouillé de
moustaches de chocolat, ils plaquent sur ses lèvres de larges
baisers mouillés. Il les lâche, s’essuie la bouche et les joues, et
les laisse dévaler l’escalier. Il lorgne vers les draps défaits,
chauds du corps de Claire. Tout compte fait, cette nuit a été
poétique. Il va falloir bientôt retourner à la librairie. Peut-être
auront-ils, avant, le temps de faire l’amour ? Oui, ils ont le
temps.
*
Les marguerites
I
La frontière
I
La brisure
I
— Monsieur Blérot ?
Impossible de bouger. Il gisait dans le noir. La nuit opaque
et le silence. Silence et obscurité ne faisaient qu’un :
également noirs ; soudés. Qu’est-ce qui le retenait prisonnier ?
C’était la nuit elle-même qui le paralysait et l’écrasait. Il ne
savait pas où il était. Savait-il même qui il était ? Juste de brefs
passages de conscience, juste cette certitude unique d’exister –
inquiétude, angoisse, terreur –, mais rien, non, absolument rien
d’autre. Puis il se laissait retomber dans l’indifférence.
Sensation rassurante de glisser doucement dans la douce
chaleur de l’inconscience.
Était-ce plus tard ? Toujours la nuit totale. Toujours cette
impossibilité de remuer. Mais remuer quoi ? Son corps ? Il
était là, lourd, pierre, béton, terre. Un corps, ce sont des mains,
des doigts : il avait su cela. Mais maintenant ? Une tête : la
soulever. La tourner. Non, impossible : plus tard, peut-être.
Plus tard, encore : des cris, dans le noir. À chaque cri,
comme des éclairs en lui, blancs, orangés, bleus : stries,
étincelles, vrilles, qui déchiraient sa nuit intérieure. Cris,
aboiements, hurlements : tout près de lui. Terreur encore dans
la nuit : quelle bête était là, contre son flanc, menace
monstrueuse, gueule ouverte, crocs, bave, morsures ? Monstre,
serpent, ogre. Un loup, peut-être. Quoi, un loup ? Voilà enfin
quelque chose qu’il connaissait et qu’il pouvait nommer. Oui,
le mot s’était formé en lui : loup. Enfin un mot : un mot,
c’était simple, presque rond, on pouvait en faire le tour, on
pouvait le garder en soi ou l’expulser comme une bulle, le
rattraper au vol, le caresser ou le battre, l’étirer, le rejeter.
Loup : un mot bref, consistant, malléable : c’était rassurant.
Loup : un mot chaud, gris, touffe de poils, museau blanc,
gueule noire, échine qui s’allonge. Loup : neige. Image qui se
formait et se déformait. Et puis, à sa suite, multiplication :
d’autres images qui se bousculaient et s’embrouillaient.
Déferlement : couleurs, bruits, odeurs. Tout allait trop vite :
neige, oui, et puis marche, craquement des raquettes sur la
croûte glacée, jappements des chiens, morsure du froid, la
poitrine qui brûle, les poumons qui éclatent, douceur du feu.
Tiédeur de la tente, cabane, thé brûlant à ses lèvres. Fourrure
de l’anorak sur son visage humide. C’était cela : un
déferlement, en lui. Alors un autre mot, mais vague et vide,
celui-là : souvenirs. Il savait, soudain, que cela s’appelait des
souvenirs. Maintenant, avec violence, trop de choses
s’entrechoquaient. Renoncer. Se laisser à nouveau terrasser par
le noir, l’obscurité et le silence revenu. Vite, oublier, glisser,
glisser, douceur, chaleur. Vite, qu’il n’y ait plus rien.
Nouveau réveil : encore des cris. Cette menace, tout contre
lui. La bête le guettait. Fuir : non, il lui aurait fallu exister
davantage, avoir un corps, remuer, se lever. Il savait,
maintenant : ce n’était pas un loup. Les loups, il les
connaissait. Ou plutôt, il les avait connus. Loin, très loin. Les
loups, c’était son passé. Il savait reconnaître leurs appels, leurs
plaintes, leurs cris. Les loups, c’étaient les bruits familiers
inséparables de sa vie dans les collines blanches, sur les rives
des rivières gelées. Là-bas il avait été dur, clair et léger, même
dans les longs mois nocturnes, même dans le bref été aux jours
brûlants vrillés de mille piqûres d’insectes. Libre. Ici, la nuit le
tenait prisonnier, elle l’engluait, sables mouvants. Et la bête
qu’il ne pouvait nommer avait recommencé à grogner
sourdement, la bête déchirait le silence de son cri strident, il
l’entendit remuer, se nouer et se délover dans un cliquètement
d’écailles de dragon, de mandibules d’araignée. Une douleur
fulgurante lui laboura le bas-ventre. Les chiens des SS ? À
nouveau la cavalcade des images. Couché dans la neige
noircie de boue, roulé en boule, les bras sur la figure plongée
dans la merde, bottes, fouet, gummi, gueules des chiens, crocs
qui arrachent chairs et haillons, sang : ses cris, animal qu’on
égorge, un homme saigné comme un cochon, non, il n’avait
jamais vécu cela, non, pas lui, pas lui, il était toujours resté au
garde-à-vous, cela n’arrivait qu’aux autres. Mais il avait
toujours su que viendrait son tour. Encore des souvenirs, rien
que des souvenirs, c’était toujours le passé, il le savait bien. La
vie, depuis, était redevenue normale. La vie normale : pourtant
la bête était bien là. Ne pas se rendormir. Rester vigilant. Mais
la boue, le noir : écrasé, submergé. Il se laissa encore dériver,
encore filer : il veillerait plus tard, plus tard. Dormir. Regagner
la douceur et la chaleur. N’être rien.
Au petit matin gris, il ouvrit les yeux et regarda les yeux gris
de l’homme gris qui se penchait sur lui dans la pièce grise. La
douleur lui reprit le bas-ventre, pinces de crabe, lame de
couteau : il voulut y porter les mains et sentit qu’elles étaient
liées aux montants du lit.
— Attendez, dit l’homme. Je viens de vous enlever la sonde.
Je vais vous détacher. Vous avez eu plusieurs chocs.
Il se rendit compte qu’il était nu. Complètement nu.
— J’ai froid.
Sa voix : elle était rauque et sa gorge lui fit mal, il la sentit à
vif, les paroles en arrachaient au passage de petits lambeaux de
chair.
— Je vais vous donner une couverture.
— Qu’est-ce qui a crié comme cela cette nuit ?
— Oh rien. Une femme qui est sortie du coma, comme vous.
On l’a déjà emmenée dans une autre chambre.
— J’ai cru, dit-il, entendre des loups.
Libéré, il essaya de s’asseoir. Tout valsa. Il se cramponna et
eut une nausée sèche qui lui retourna le ventre. Il se laissa
retomber.
— Vous savez où vous êtes ? demanda l’homme.
Il fit signe que non et, sur ce simple mouvement de tête, la
nausée revint.
— Au centre de réanimation de l’hôpital Cochin. Vous
venez d’y passer trois jours. Et pourquoi ? Vous vous le
rappelez ?
— Pas bien.
— Vous vous souvenez quand même de votre nom ?
Il hésita :
— Victor…
Il vit que l’homme avait l’air contrarié. Il balbutia et se
rattrapa.
— Non, bien sûr : plus Victor. Martin Blérot.
— Quelle date sommes-nous ?
— Janvier 1946. Mais le jour…
— Eh bien, monsieur Blérot, nous sommes le mardi 5
janvier 1946. Et ne vous inquiétez de rien : vous nous avez
donné beaucoup de mal, vous aviez bien fait les choses, mais
vous êtes tiré d’affaire.
— Merci.
L’homme sourit, enfin.
— Vous êtes trop aimable, dit-il. Il y en a qui nous insultent,
savez-vous bien. Ils prétendent qu’ils sont furieux d’être
vivants.
Il haussa les épaules :
— Mais je ne suis même pas certain qu’ils disent la vérité.
— En somme, dit Martin Blérot, en somme, vous m’avez
sauvé la vie.
— C’est ça même.
Celui qui s’appelait Martin Blérot coassa douloureusement :
— C’est drôle : j’ai perdu le Nord.
— Je vous laisse rigoler tout seul. Le docteur passera vous
voir dans la matinée.
*
Cris
I
Coucher de soleil
I