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Texte n°14 : Analyse linéaire

Gargantua (1534), Rabelais, Prologue

Introduction :
[Situer le texte] Publié en 1534, Gargantua est le deuxième roman de François Rabelais,
écrivain français humaniste de la Renaissance. Dans cet ouvrage, l’auteur propose de nous
conter les aventures du personnage éponyme, un géant dont nous suivons la naissance, puis
l’éducation et enfin les différentes aventures. Le roman est l’occasion pour l’auteur
d’aborder des thématiques chères aux auteurs humanistes, comme celle du savoir et de
l’éducation, ou encore de la guerre et de la religion. Cet extrait correspond au prologue du
roman qui, outre le fait qu’il incite à la lecture de l’œuvre, cherche à livrer des clés de
compréhension du roman au lecteur.

[Problématique] Comment ce prologue construit sur un double volet à la fois comique et


argumentatif permet-il à l’auteur de poser les jalons de l’œuvre ?

[Annonce du plan] Deux mouvements se dégagent de ce texte, un premier, tout d’abord,


qui correspond au premier paragraphe et résonne comme une invitation joyeuse à la lecture
de ce texte. Le second mouvement voit, ensuite, se déployer une stratégie argumentative
empruntant au registre didactique.

I. Une invitation joyeuse (1er paragraphe)

Le premier paragraphe du prologue prend la forme d’un discours de Rabelais qui entretient
le lecteur du célèbre texte philosophique de Platon, le Banquet. Il s’agit ainsi du
discours d’un auteur qui rapporte les propos de Platon qui les tient lui-même de Socrate qui
rapporte enfin les propos d’un convive, Alcibiade. Il faut y voir un prologue placé sous le
signe du festif tout comme un hommage de la Renaissance à l’Antiquité.

a. Un discours comique
Ce discours est placé sous les auspices de la fête avec le banquet, la boisson, la moquerie. Le
discoureur se veut aussi un joyeux convive avec ses interpellations familières et l’opposition
entre vous/je. Ce n’est pas à des purs esprits qu’il s’adresse, mais à des humains, vus comme
des jouisseurs de la vie, aimant rire et se divertir (« buveurs très illustres » et ayant une
sexualité avec « vérolés très précieux » c’est-à-dire la syphilis (maladie à la fois contagieuse
et incurable très courante au XVIe siècle). L’auteur forme ainsi deux oxymores produisant un
effet comique. Le premier registre se veut aussi comique par le biais du fourmillement de
détails par des adjectifs qualificatifs épithètes hyperboliques.
La longueur des propositions faites d’incises « non aux autres », de subordonnées « que
sont dédiés mes écrits » donne l’apparence d’un discours non préparé, spontané comme à
un banquet où l’on porterait un toast. La rhétorique de Rabelais semble aussi laborieuse
avec les nombreuses références données « comme le dit », de jugements subjectifs « prince
des philosophes ». Cela donne une fausse impression de lourdeur et d’impréparation.

b. Une référence à l’Antiquité


Les propos a priori sans logique partent d’une digression portant sur une simple boîte avec
un couvercle. Il s’agit en réalité d’une savante métaphore filée, menant à une véritable
démonstration qui part d’un objet créé par l’homme pour aboutir à un éloge de
Socrate. Rabelais s’appuie sur un matérialisme prosaïque, une boîte de pharmacie, pour
aboutir à une leçon philosophique tirée de l’Antiquité.
Sur le premier point, on découvre le champ lexical de la médecine (que pratiquait l’auteur) :
« apothicaire », « drogues », « baume », « vérolés ». Cela revient à dire que le discours peut
soigner, c'est-à-dire éduquer l’homme.
Dans le cadre de sa démonstration joyeuse, Rabelais offre de nombreuses énumérations
donnant un rythme plein de vie et de légèreté à son discours. S'agissant de cette vitalité,
il recourt à un bestiaire faisant naître une opposition entre des animaux mythologiques et
des animaux réels amoindris ou recréés. Le bestiaire est étiré pour faire apparaître le
parallèle incongru entre Socrate et un taureau. La description physique et sociale de Socrate
se veut aussi comique par son côté exagérément péjoratif : « fou », « inapte ».

c. Un savoir humaniste
On entre ainsi dans un registre moins léger et plus didactique : le champ lexical du savoir est
en effet omniprésent avec « divin savoir », « écrits », « précepteur ». Ce passage adopte un
ton qui est en apparence badin à l’image du sens de la vue, sens trompeur ainsi convoqué.
On assiste ainsi à une rupture du propos quittant le superficiel avec la conjonction de
coordination « mais », pour conduire à un sujet plus profond avec le sens du toucher («
ouvrant »). C’est alors que l’opposition entre l’extérieur et l’intérieur de la boite/philosophe
prend tout son sens : Socrate devient alors l’archétype du sage qui s’oppose, par son activité
de la pensée traduite, par des adjectifs ou locutions laudatives et hyperboliques «
merveilleuse, invincible, sans pareille, parfait, certain… », aux hommes perdus dans leurs
activités mercantiles et désordonnées (« perdent le sommeil, courent, travaillent, naviguent
et bataillent tant »).
C’est l’occasion pour Rabelais d’user de la rhétorique des contrastes entre jadis/présent, le
corps/âme et Socrate/ les hommes. Il s’appuie en outre sur des énumérations, des
hyperboles par le truchement de comparatifs et de superlatifs. Mais la principale opposition
qui sous-tend le texte, c’est celle du rire face au sérieux.
La rhétorique s’appuie également sur l’usage de différents temps, le présent de
l’interpellation (« je dédie ») mais aussi de la vérité générale (« veillent, travaillent… »).
L’humanisme de Rabelais convoque les textes de l’Antiquité dont il fait deux expresses
références avec force détails : il a besoin pour ce faire de recourir à l’imparfait et au plus-
que-parfait. Mais ce n’est pas pour laisser le lecteur en dehors du propos : il l’interpelle
directement en recourant au mode conditionnel (« vous n’en auriez pas donné »).
Ce premier paragraphe exposé s’éloigne en apparence de l’idée que l’on se fait d’un avant-
propos, ainsi que le rappelle Rabelais dans le deuxième paragraphe.

II. Une stratégie argumentative (Suite du texte)

Rabelais cherche dans les prochains paragraphes à tirer un enseignement de ce qu’il vient
d’énoncer. On entre dans un autre registre, plus didactique, mais qui demeure toujours
savamment lié au registre comique.

a. Une connivence avec le lecteur


Pour ce faire, il pose une question formelle (« à quoi ») et nous aide à chercher le but du
discours développé dans le premier paragraphe. D’ailleurs ce qui précède est vu comme un «
prélude » du prologue, à savoir étymologiquement un avant/jeu, un moment avant le jeu.
On reste toujours dans le champ lexical du divertissement. A ce mot, il oppose le « coup
d’essai » : on entre maintenant dans le cadre d’une démonstration à visée proprement
argumentative.
L’auteur entend interpeller une nouvelle fois le lecteur. On retrouve l’opposition entre «
vous » et « je ». Mais une connivence s’instaure puisque les « buveurs » et « vérolés »
deviennent « mes disciples » : on note la gradation ascendante faisant entrer le lecteur dans
une intimité plus étroite avec l'auteur. Avec « mes bons disciples », il s’agit de valoriser des
personnes qui partagent les mêmes idées philosophiques.
Rabelais distingue le lecteur d’une autre catégorie : les « fous oisifs ». Ce terme fait
référence à Érasme, un célèbre humaniste, auteur de l'ouvrage Éloge de la folie, au terme
duquel il montre que la folie aux yeux des hommes constitue en réalité la vraie sagesse sur le
plan philosophique. Là encore, Rabelais use d'un oxymore pour donner du contraste : la folie
étant associée à la mobilité alors que la sagesse à l’étude relève plutôt de l’immobilité «
oisiveté ». On notera que cette catégorie est indéfinie « quelques autres » et peu
nombreuse. On est donc sur un éloge du vrai savoir qui s'effectue par le biais de la la lecture.

b. Un éloge de la lecture
On retrouve aussi la métaphore filée de la boîte de pharmacie avec l’opposition intérieure
et extérieure : le contenant « la boîte » et le contenu « la drogue ». Mais c’est cette fois
pour l’appliquer au livre selon l'exposé qui va suivre. Ce faisant, Rabelais crée une opposition
entre le titre « enseigne extérieure » et le contenu de l’ouvrage « œuvres des hommes ».
C’est encore par l’effet du comique que Rabelais attire notre attention. Il choisit des
procédés énumératifs qui mélange pêle-mêle des ouvrages réels de l’auteur avec des livres
imaginaires : le champ lexical de la paillardise est convoqué : « fesses », « braguettes ».
À cela s’ajoute le goût du terroir avec « pois aux lards ». On est dans un domaine prosaïque
des choses du corps, de la vie proprement humaine.
Cette argumentation repose aussi sur des locutions conjonctives : « c’est qui », « c’est
pourquoi», « alors », ce qui est cohérent avec l’éloge du savoir résultant de la lecture des «
traités », « livres » ,« matières ». La lecture exige un travail de la part du lecteur : il doit se
livrer à l'interprétation du texte.

c. Une interprétation de la lecture


Rabelais propose deux formes d’interprétation contraires celle « littérale » et celle
« allégorique» sans jamais choisir entre les deux. On voit l’ambiguïté de l’auteur sur la
question qui a alimenté de nombreux débats. Il laisse le lecteur se faire sa propre
opinion avec le participe présent « en admettant que ». Néanmoins, il le met en garde sur le
risque d’erreur qui peut être commise en recourant au sens trompeur, cette fois celui de
l’ouïe « chant des sirènes ».
On assiste à une rupture du discours par une nouvelle interpellation comique de l’auteur à
son lecteur. « Canaille ! ». L’exclamation porte sur un terme familier volontiers outrancier
qui a pour objet de maintenir son attention en éveil.
Dans une forme de continuité, Rabelais reprend trois thèmes déjà abordés, celui de la
boisson (« une bouteille »), celui du bestiaire avec le chien et enfin celui du texte de Platon,
tiré cette fois de son ouvrage politique, La République.
L’auteur offre une longue digression à l’aide d’interrogations purement rhétoriques (« qui le
pousse... », « quel est l’espoir... », « Quel bien… »). Il capte ainsi l'attention de son lecteur en
devançant ses questions. Il crée artificiellement un dialogue qui est bien fictif.
L’évocation de cet épisode de l'Antiquité permet de faire un habile parallèle entre l’animal
et l’homme. Ce lien est étroit puisque l’on note une personnification du chien réputé «
philosophe » avant qu’il n’adopte des attitudes purement humaines avec l’énumération des
noms tels que « dévotion », « prudence » « passion ».
La recherche du chien porte donc sur la « moelle » de l’os avec le sens vrai du toucher « tient
». Cet os devient une métaphore, « rompre l'os et sucer la substantifique moelle » sur
laquelle Rabelais s’appuie à trois reprises : « À son exemple », « c'est-à-dire », « je signifie » :
il nous invite à une lecture savante nécessitant efforts et temps : « lecture attentive et une
méditation assidue ».
C’est par cette méthode que l’homme accède à un authentique savoir que Rabelais juge
double, à la fois religieux : « doctrine », « sacrements », « religion », mais
aussi philosophique : «état de la cité » et politique « la gestion des affaires ».

Conclusion :
Derrière son côté comique et une écriture dionysiaque qui invitent le lecteur à se plonger
dans son œuvre, ce prologue de Gargantua de Rabelais dévoile donc une stratégie
argumentative fine, qui permet à l’auteur faire naître une complicité avec le lecteur, tout en
soulignant l’intérêt de l’exercice qu’il lui demande de réaliser et en lui livrant des conseils.
Par ce fin mélange des genres, Rabelais parvient ainsi à donner à voir à la fois la dimension
divertissante de son roman, qui résonne comme une invitation au plaisir, et la dimension
plus philosophique, dont il s’assure qu’elle sera perçue par le lecteur.

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