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Le Rouge et le Noir (1830), STENDHAL

Extrait n°5 : Portrait de Julien Sorel [Commentaire linéaire]

Introduction

[Situer le texte] Henry Beyle publie Le Rouge et Le Noir en 1830 sous le pseudonyme de
Stendhal. Ce roman sous-titré Chroniques de 1830 marque la volonté de Stendhal de
témoigner, à travers l’itinéraire de Julien Sorel, d’une période historique : La Restauration.
C’est un roman marqué par les deux esthétiques principales du XIXème siècle : le romantisme
et le réalisme.

[Problématique] En quoi cet extrait campe-t-il le portrait d’un héros complexe ?

[Annonce du plan] Le lecteur découvre le portrait de Julien Sorel en deux temps. Il s’agit tout
d’abord d’un portrait en action marqué par l’opposition entre le père et le fils (I). S’ensuit un
portrait physique et moral qui suggère un personnage ambigu (II).

[1er mouvement] L’opposition entre le père et le fils (l. 1-11)


1) Une opposition théâtralisée
Dès les premières lignes de cet extrait, Julien Sorel apparaît comme l’opposé de son père.
Julien Sorel est introduit dans le roman par la parole paternelle : « Eh bien
paresseux ! ». L’apostrophe dépréciative marque d’emblée l’opposition entre le père et le
fils. Stendhal insiste sur le parler familier voire vulgaire du père à travers le polyptote [=
répétition de plusieurs mots de même racine] (« liras », « livres », « Lis-les ») qui suggère une
parole circulaire, répétitive. De plus, le père Sorel emploie certains mots pour d’autres (c’est
une figure de style que l’on appelle catachrèse [le « ch » se lit « k »]) : il utilise le terme « scie »
pour « scierie », « à la bonne heure » pour « de bonne heure », « quand » pour « à la place
de… ». La tournure orale au troisième paragraphe « Descends animal que je te parle » est celle
d’un homme d’action, éloigné de la parole.
A l’opposé de son père, Julien apparaît comme un homme de la contemplation, des livres, du
langage. Il est absorbé par sa lecture. Sa position en hauteur suggère un personnage qui aspire
à s’élever par l’effort intellectuel.
L’opposition entre le père et le fils est théâtralisée par un registre tragique à travers le champ
lexical de la violence: « force du coup », « tout sanglant », « poste officiel », « larmes aux
yeux », « douleur physique ». Le participe présent « sanglant » accentue la dimension
pathétique de la scène et contribue à nous rendre Julien sympathique. Surtout que Julien est
un héros qui résiste à la douleur. Le terme « étourdi » fait penser aux combats épiques dans
la littérature antique. L’hyperbole « tout sanglant » montre la résistance physique d’un héros
qui investit sur les valeurs intellectuelles.
2) De nombreux symboles
Cette première partie de l’extrait comporte des symboles permettant de mieux cerner le
roman.
Tout d’abord, le champ lexical de la machine (« bruit », « machine », « mécanisme », « longue
perche ») fait de la scierie un espace hostile et bruyant, celui de l’industrie et de l’artifice. Il
s’agit d’un espace en tout point opposé à l’intellect et au spirituel.
Cette industrie naissante au début du XIXème siècle est vue comme menaçante pour l’homme,
en particulier pour celui qui veut s’adonner à la contemplation ou à la poésie comme le fait
Julien. Le monde matérialiste de la scierie et de l’argent s’oppose donc à l’univers des livres et
de la contemplation.
Ensuite, Stendhal fait de Julien un héros de roman d’apprentissage à travers le fait qu’il est
chassé par son père : il sort de l’enfance pour se plonger dans le monde adulte de l’action et
des compromissions.
Un autre fait est symbolique : la perte du livre dans le ruisseau. Julien lit le Mémorial de Sainte-
Hélène d’Emmanuel de Las Cases, un ouvrage qui relate des entretiens quotidiens avec
l’Empereur Bonaparte lors de son exil à Sainte-Hélène. Ce livre pose les bases du bonapartisme
et concilie action publique et sens de la grandeur, mais c’est une lecture qui doit rester
discrète sous la Restauration.
Ce livre est pour Julien « celui de tous qu’il affectionnait le plus ». On comprend donc que
Julien voue un culte à l’empereur. Or, la perte du livre symbolise le renoncement aux rêves de
grandeur et l’entrée dans un monde bourgeois, matérialiste et médiocre.

[Transition] Après ce portrait de Julien en action, Stendhal dresse un portrait physique et


moral du jeune héros.

[2e mouvement] Le portrait de Julien Sorel : un portrait ambigu (l. 12-Fin du texte)
1) Une faiblesse apparente

Le portrait de Julien commence de façon très classique, par l’énumération de traits


caractéristiques et saillants : « Il avait les joues pourpres et les yeux baissés », « un petit jeune
homme de dix-huit à dix-neuf ans », « faible en apparence », « de grands yeux noirs ».
Ce portrait contient de nombreux termes péjoratifs comme le montre le champ lexical de la
faiblesse : « baissés », « petit », « faible », « irréguliers », « petit front », cheveux « plantés fort
bas », « légèreté », « toujours battu », « air extrêmement pensif », « grande pâleur ».
A l’opposé des héros combatifs des romans d’apprentissage, Julien Sorel a donc plutôt des
traits féminins.
Mais ce portrait met en relief l’opposition entre l’apparence et la réalité intérieure. La
locution adverbiale « en apparence » suggère que Julien a un caractère affirmé, en
contradiction avec sa physionomie de jeune homme fragile.

2) Julien, un personnage ambigu


Julien Sorel est en effet surtout présenté comme hors du commun : ses traits sont
« irréguliers », sa physionomie « distinguée par une spécialité plus saisissante ».
Non seulement son physique tranche avec celui de son père et de ses frères, mais Julien Sorel
se distingue dès sa jeunesse des autres garçons comme le suggère l’adverbe d’intensité
« extrêmement » (« son air extrêmement pensif ») qui accentue son originalité.
Son regard animé de « feu » et de « haine la plus féroce » vient détruire l’image de l’agneau
innocent (« petit jeune homme », « grands yeux noirs ») pour y substituer celle du prédateur
au regard perçant, prêt à saisir la moindre opportunité pour réussir.
Le champ lexical de la sauvagerie tend à animaliser Julien et à mettre en lumière un potentiel
de violence : « aquilin », « grands yeux noirs », « feu », « haine », « féroce », « colère »,
« méchant ».
Ces contrastes suggèrent une plasticité du personnage, une capacité, malgré son apparence
fragile, à s’adapter à un monde impitoyable.
Julien est même un personnage coupé du lien naturel et biologique (« Il haïssait ses frères et
son père »). Il incarne ainsi l’ingratitude, l’infidélité.
Malgré ces traits inquiétants, Julien Sorel suscite l’empathie du lecteur qui voit en lui une
victime, un jeune garçon incompris dans un environnement hostile.

Conclusion
À travers ce portrait contrasté, plein de paradoxes, Stendhal campe un héros complexe. Julien
Sorel n’est pas l’incarnation de la grandeur et de la pureté, mais un personnage ambigu, fait
d’ombre et de lumière, qui doit s’affirmer et trouver sa place dans un environnement hostile.
Il apparaît ainsi comme le produit du romantisme, avec ses contrastes et ses oppositions.

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