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La règle de droit comme modèle

Doc. 2 : Recueil Dalloz 1990, Chroniques p. 199

La règle de droit comme modèle / Par Antoine Jeammaud


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        1. - La règle de droit est une « règle de conduite dans les rapports sociaux, générale, abstraite et
obligatoire, dont la sanction est assurée par la puissance publique » (1). Que l'on adopte cette
définition ou qu'on lui préfère une variante marquant son appartenance à un genre des « ordres », «
commandements », « impératifs » ou encore des « directives », il n'est guère contesté que toute règle
juridique a pour objet une conduite, par là même imposée, interdite ou permise. Dans son champ de
validité, tout ordre juridique répartirait les actions humaines en licites (prescrites, positivement
permises, ou indifférentes) et illicites (actions prohibées ou abstentions d'accomplir ce qui est
prescrit) ; encore que cette répartition selon un code binaire puisse être troublée par le sentiment d'un «
vide juridique » rendant incertain le statut d'un comportement dont on souhaiterait qu'il fût
explicitement commandé, interdit ou autorisé. Cette conception des règles de droit et de leur rapport
aux actions relève de ce « sens commun théorique des juristes », qui fournit la matière commune de la
plupart des ouvrages et des enseignements d'introduction au droit. Elle est reçue ou confortée par
maintes productions de théorie ou philosophie du droit, à commencer par le normativisme kelsénien.
Les sociologues qui s'intéressent à la présence du droit dans les relations sociales paraissent s'en
accommoder, si même ils n'en font le présupposé d'une notion bien sommaire de l'effectivité (les
comportements conformes) ou de l'ineffectivité (les comportements infractionnels) des normes.
Soucieuses de dévoiler les fonctions sociétales du droit au coeur d'un mode de production générateur
d'inégalités et de domination, les approches critiques ne s'inquiètent guère de sa pertinence. Il est vrai
que, si nul ne dénonce plus dans le droit la volonté masquée de la classe dominante ou une pure variété
de violence, cette vision de la norme juridique comme précepte de conduite peut faciliter la
démonstration de sa vocation à garantir et légitimer un ordre social établi tout en servant quelques
changements désirés par les détenteurs du pouvoir.

        Nous voudrions pourtant convaincre de rejeter cette définition. Elle pèche par simplisme et
irréalisme à la fois. Notre conviction est que, si un ordre juridique comme le droit étatique français de
ce temps se présente d'abord comme un ensemble de normes, celles-ci ne constituent pas toutes, tant
s'en faut, des règles de conduite. Il s'agit, tout au plus, de règles pour des actions. C'est en cela qu'elles
appartiennent au genre des normes éthiques, et non en raison de ce que serait nécessairement leur objet
(2).

        2. - L'ambition de cette mise en cause paraît d'abord limitée. Elle ne prétend pas fournir une
réponse exhaustive à la question « qu'est-ce qu'une règle de droit ? », mais seulement montrer
l'inadéquation à l'expérience la plus banale d'une définition reçue par des juristes, théoriciens et
philosophes du droit de diverses obédiences. Elle se veut modeste contribution à cette manière de
polyphonie qu'est tout naturellement la pratique de la théorie du droit, dans la mesure où cette dernière
prétend moins découvrir la vérité du droit que proposer des concepts utiles à un progrès continu dans
sa compréhension.

        Ainsi ne pensons-nous pas que l'élucidation de la vocation spécifique des dispositions dont il est
convenu qu'elles ont « valeur normative » engage nécessairement dans les débats contemporains sur
l'ontologie du droit. Quelle que soit la position préférée à cet égard (3), la question « qu'est-ce qu'une
règle juridique ? » devrait demeurer pertinente pour quiconque admet que la Constitution, les codes,
lois, décrets, etc. ont à voir avec le droit, même s'ils ne le constituent pas en eux-mêmes ou à eux
seuls. « Douter que le droit (quoi qu'il soit en englobe d'autres) comprenne des règles et que ces
dernières soient l'un des aspects saillants du droit, semblerait trop violemment contraire à l'expérience
commune » (4).

        Notre rejet de la conception « déontique » généralement partagée se rapporte à l'expérience d'une


société étatique telle que la nôtre. Rien n'autorise, en effet, à prétendre que la normativité est de
l'essence du juridique, donc que l'existence de règles objectivées et préposées est première au point de
rendre inconcevable un modèle juridique charismatique (5). Ainsi n'implique-t-il pas de position
particulière sur le délicat problème des frontières de la juridicité, à supposer que l'on s'entende pour le
formuler utilement sur la base d'une hypothèse raisonnable d'un pluralisme juridique qui ne condamne
pas à sombrer, soit dans le panjurisme, soit dans un complet relativisme (6). Il ne commande pas
davantage de position déterminée dans les discussions sur les fonctions du droit - à quoi, à qui sert le
droit dans telle société ? - dont l'élucidation demeure l'objectif primordial des démarches critiques face
à ce qu'il faut bien nommer « l'idéologie juridique dominante ». Toutefois, la distance que le rejet de la
vision déontique conduit à prendre avec la représentation courante d'un droit encadrant strictement les
actions, et prenant en quelque sorte chacun de ses sujets par la main, oriente vers une compréhension
plus réaliste du modus operandi de ce droit dans le quotidien. La « rigueur de la loi » s'en trouve
relativisée et l'on pressent plus clairement la variété des voies de cette « contrainte » qu'évoque l'idée
même de loi. En cela aussi, la thèse très partielle qui va être exposée inspire la défiance à l'égard de
toute théorisation radicale de la systématicité du droit et incite à préférer, moyennant sans doute
quelques amendements, un recours au paradigme du jeu (7). Elle doit, à tout le moins, prémunir contre
une compréhension de type organisciste ou téléologique de la régulation sociale à laquelle concourt le
droit et de sa manière spécifique d'y participer (8).

        3. - Nous parlerons indifféremment de règle ou norme juridique. L'extrême dispersion des
distinctions parfois proposées entre des concepts que désigneraient respectivement ces deux vocables
recommande de s'en tenir à l'usage terminologique le plus répandu. Pour certains, normes et règles
constituent deux catégories différentes, mais l'accord cesse lorsqu'il s'agit de repérer le genre et
l'espèce. D'autres voient plutôt dans la norme une composante de toute règle. Voilà qui est affaire de
convention (9).

        S'il paraît opportun de tenir pour synonymes les expressions « règle de droit » et « norme
juridique », il ne faut pas méconnaître, en revanche, la distinction essentielle des règles et des
décisions. Nous ne suivrons pas les auteurs qui regroupent ces deux espèces dans un genre des «
normes » (10). Cette option terminologique pourrait cependant se prévaloir d'une partielle analogie
d'usage de la règle (ou norme) et de la décision. Cette dernière, dont on trouve maintes variétés dans la
vie du droit (dispositif d'un jugement, nomination, mais aussi disposition abrogatoire logée dans une
loi ou disposition sur l'application d'une loi dans le temps, édiction d'un transfert de propriété ou de
capital inscrite dans une loi de nationalisation, amnistie édictée dans une loi, etc.), est certes un acte
tendant à modifier ponctuellement la situation ou l'objet qu'elle affecte et elle s'épuise dans cette
intervention (11). Ses effets, néanmoins, s'avèrent durables, car tant qu'elle n'a pas été mise à néant, il
y a lieu de s'y référer pour déterminer la configuration ou la « valeur » juridique de la situation qu'elle
a touchée : telle personne doit-elle ou non des dommages-intérêts à telle autre, tel acte privé ou public
demeure-t-il valide ou a-t-il été annulé, quel est le titulaire de telle fonction ? Son usage est alors
analogue à celui d'une règle.

        4. - Celle-ci est en effet une espèce de modèle : c'est de sa vocation à servir de référence afin de
déterminer comment les choses doivent être qu'un énoncé tire sa signification normative, et non d'un
prétendu contenu prescriptif, prohibitif ou permissif d'une conduite. Nous tenterons d'en convaincre
(I), puis examinerons dans quelle mesure ou dans quel sens les règles de droit, identifiées comme des
modèles pour les objets les plus divers, présentent les caractères qu'il est traditionnel de leur attribuer
(généralité, obligatoriété, présence d'une sanction) (II).

I. - Une compréhension instrumentale de la normativité juridique.

        Les raisons ne manquent pas qui devraient convaincre d'abandonner la représentation courante
des normes juridiques comme des règles de conduite (A), et de les comprendre - donc, aussi, de les
identifier - comme des modèles idéels pour les objets les plus variés (B).

A. - Les faiblesses d'une conception déontique.

        5. - Définir la norme juridique comme une règle (obligatoire) de conduite, c'est nécessairement
postuler qu'elle a toujours pour objet un comportement, une action. Les spécialistes de logique
juridique confortent cette vision, en tout cas ceux qui rattachent cette discipline à la logique des
normes (ou à la logique déontique), parce qu'à leurs yeux la logique formelle, déductive, gouverne
pour l'essentiel le raisonnement juridique (12), au contraire de ce que soutiennent les antiformalistes,
plus sensibles à la place de la logique de la persuasion, de la rhétorique. En effet, les démonstrations
des premiers portent sur des propositions du type « x doit faire a », liant un nom de sujet (x) à un nom
d'action (a) par un « foncteur propositionnel normatif ». De ce foncteur dépend la nature de la règle -
norme prescriptive (« doit faire »), prohibitive (« ne doit pas faire ») ou permissive (« peut faire ») -
qui peut cependant être signifiée par des expressions du genre « Il est obligatoire ou interdit, ou permis
de faire a ».

        Or, les énoncés composant le code civil, le code pénal, la Constitution, les lois, ne revêtent pas
toujours, tant s'en faut, cette forme prétendument canonique des propositions normatives. Nul ne doute
pourtant qu'ils signifient des règles de droit. L'omniprésence de « l'indicatif » dans le langage du droit
a suscité bien des controverses et tentatives d'interprétation. Pour Michel Villey, les innombrables «
dispositions sous forme énonciative » correspondaient à l'authentique langage du droit : il est vrai que
si le droit réside, comme le prétendait cet auteur, dans « le juste objectif, réel », il appelle une simple
constatation. Pour la plupart des protagonistes de cette dispute, au contraire, il conviendrait de
distinguer le langage dans lequel s'exprime en fait « le législateur » et le langage normatif : si le
premier n'emprunte pas toujours au second, il est loisible de déduire des préceptes légaux de véritables
propositions normatives, ou, mieux, de reconstruire à partir d'eux des enchaînements de normes (13).
L'élaboration de systèmes informatisés d'aide à la décision juridique ou judiciaire conduit aujourd'hui
quelques spécialistes à mettre au point une analyse automatique des textes législatifs qui passe
également par une reconstitution des sources du droit postulant une intense présence d'énoncés qui
lient « à un antécédent combinant diversement des conditions juridiques, des conséquences, soit sous
forme de statut juridique, soit sous forme de permission, d'interdiction ou d'obligation des actions
humaines possibles » (14).

        Si elle devient systématique, cette traduction peut-elle aller sans trahison ou appauvrissement du
sens de ces dispositions qui sont le langage phénoménal du droit contemporain ? Par exemple, il est
clair qu'il y a dans la reconnaissance ou l'attribution d'un droit subjectif bien davantage que
l'autorisation d'une conduite déterminée : c'est une habilitation garantie à accomplir ou non des actes
juridiques ou matériels dont l'énumération exhaustive serait souvent inconcevable. Que l'on songe à la
propriété ou au droit de chacun au respect de sa vie privée (livrer ou laisser capter ou diffuser des
informations sur sa vie privée relève de l'exercice de ce droit, et ne vaut en aucune manière
renonciation à sa titularité) ! Qui ne perçoit combien serait réductrice la traduction systématique de
toutes les dispositions légiférées dont résulte aujourd'hui l'attribution d'une prérogative juridique
(droit, pouvoir) en propositions construites au moyen du foncteur « peut faire » ou de l'expression « il
est permis de faire » et du nom d'une action déterminée ? On observe parfois que le droit est «
impératif-attributif » et, quoi qu'on en pense sur le plan philosophique ou politique, le droit subjectif a
résisté aux attaques de ses détracteurs. Les temps sont même à la profusion des droits, encore qu'ils
n'aient pas une égale consistance ou une identique efficience dans le jeu juridique. Ce que l'on appelle
aujourd'hui le droit objectif use ici d'un procédé d'agencement, encadrement et reproduction des
rapports entre ses « sujets », commode et riche de portée symbolique, que l'on ne retrouve guère dans
d'autres régulations sociales de type normatif, comme les morales (qui s'en tiennent aux simples
facultés : « avoir le droit de faire quelque chose », est-ce la même chose qu'être titulaire d'une
prérogative telle qu'un droit subjectif ?), les pures disciplines ou les usages mondains.

        6. - Déduire des solutions implicites de textes légiférés est pratique trop courante, et le plus
souvent correcte sur le plan logique, pour que l'on dénie d'emblée toute légitimité à des opérations de
traduction au nom de la distinction du langage du droit et du langage des juristes (15). Encore faut-il
s'expliquer sur ce qui fonde à déduire une « proposition normative » d'une disposition énonciative, et
vérifier que le changement du signifiant n'altère pas le signifié. Dira-t-on, en contemplant le célèbre
art. 2279 c. civ. (« En fait de meubles, la possession vaut titre »), que l'on se trouve en présence d'une
norme parce que ce texte implique défense à quiconque de méconnaître le droit ainsi conféré au
possesseur ou injonction à tous de respecter ... cette norme ? Défense ou injonction n'existent que
parce qu'il y a règle. Or, à quoi tient cette signification normative du texte, seule apte à fonder le
passage de son « être indicatif » à une prescription ou prohibition de conduites ? La croyance qu'il n'y
a norme que dans la prescription d'une action ou d'une abstention - dans une permission d'agir aussi,
pour la doctrine la plus audacieuse - contraint à tenir pour objet de la règle la conduite de ceux (sujets
de droit ou bien organes d'application du droit) dont les rapports ou l'activité sont tributaires de son
existence et, précisément, de sa valeur de norme. Mais cette action ne consiste, en fin de compte, qu'à
respecter la règle parce qu'elle est règle !

        Autre test : reconnaîtra-t-on la normativité de la proposition « L'enfant conçu pendant le mariage


a pour père le mari » (art. 312 c. civ.) en expliquant qu'elle a pour synonyme l'énoncé « Tout le monde
doit traiter l'enfant conçu pendant le mariage comme l'enfant du mari de la mère » ? En vérité, ce texte
se borne à attribuer à l'intéressé la qualité d'enfant légitime. L'obligation, pour chacun, de le traiter
comme tel est exactement celle de tenir compte de la disposition légale, de s'y « conformer » dira-t-on.
N'est-ce pas postuler que cette disposition possède signification de norme, malgré sa structure,
syntaxique, et abstraction faite de toute possibilité de la traduire en prescription de conduite ? Il
convient donc de lier cette signification à la fonction dévolue à cet énoncé, indépendamment de son
objet et de sa forme.

        7. - On rencontre d'ailleurs, dans le champ de la théorie du droit, quelques éminentes réticences à
l'égard de la représentation déontique des règles juridiques, de chaque norme juridique. S'inspirant de
la philosophie anglo-saxonne du langage ordinaire et de la théorie des actes de langage, certains
mettent en évidence la place du performatif dans le langage du droit (16). D'autres distinguent, à côté
des « règles prescriptives » (de conduite) de nombreuses « règles constitutives » visant la
détermination de faits, processus ou situations ainsi pourvus d'effets par le système juridique qui les
contient (17).

        Plus significatifs encore nous paraissent les amendements que certains réalistes scandinaves ont
dû apporter à la théorie impérativiste de John Austin, et surtout, sa rigoureuse critique par H.L.A. Hart.
Au siècle dernier, le premier nommé avait soutenu que le droit relevait du commandement, qu'il
constituait un système d'ordres contraignants parce qu'appuyés par des menaces. Plus près de nous,
quelques théoriciens suédois et danois ont précisé qu'il s'agissait, en vérité, de « commandements
autonomes », impersonnels et abstraits (et non de véritables commandements de sujet déterminé à
sujet déterminé), avant de distinguer, au sein de cette catégorie singulière, les « commandements de
comportement » et les « commandements performatifs » opérant, par le seul effet de leur édiction,
attribution d'une qualité ou d'une compétence juridique (ex. : « Ses descendants les plus proches
succèdent au défunt », « Le roi est le commandant en chef des forces armées ») (18). Plus radicale,
mais encore insuffisante, est la critique adressée par Hart au modèle austinien du droit comme
ensemble d'ordres appuyés de menaces. Le maître d'Oxford établit que tout système juridique se
présente sous la forme d'une union de deux catégories de normes : des règles primaires imposant des
obligations et des règles secondaires, qui confèrent des pouvoirs publics ou privés de création et
modification de ces obligations ou déterminent comment les normes primaires sont reconnues (19).
Dans le cours de sa critique de l'impérativisme, qui débouche aussi sur une version particulière de la
dualité règles prescriptives-règles constitutives, il concède cependant une analogie entre « la loi pénale
assortie de ses sanctions » ou les règles de la responsabilité civile, d'une part, et un corpus d'ordres
généraux appuyés de menaces, d'autre part. Or, si l'on s'en tient aux textes formulés dans le langage du
législateur, force est de constater que les énoncés du code pénal (français) ou des innombrables
dispositions d'incrimination non codifiées contiennent bien peu de prohibitions ou prescriptions de
comportements appuyées par la menace d'une peine. Les art. 1382 s. c. civ., quant à eux, ne s'occupent
en aucune façon d'interdire des conduites dommageables sous la menace de dommages-intérêts : ils se
bornent à fixer les conditions dans lesquelles naissent des dettes de réparation.

        8. - Ainsi les droits étatiques contemporains ne ressemblent-ils pas au Décalogue et bien peu aux
règlements disciplinaires des armées. L'observation vaut même pour le code de la route où abondent
cependant les occurrences du verbe « devoir » - mais à la voix passive - ou pour les dispositions du
code du travail relatives à l'hygiène et à la sécurité. Il s'agit là, pourtant, de secteurs de réglementation
(au sens matériel, et quelque peu péjoratif du terme) où se manifeste une claire visée de normalisation.
Que cela tienne à la complexité de nos sociétés, à la variété des missions dévolues à la puissance
publique ou à la sophistication des outils de la régulation assumée par le droit, ne dispense pas de
quêter un concept adéquat de règle de droit. C'est-à-dire un concept apte à rendre compte de la
normativité des innombrables dispositions légiférées ou propositions innovantes imputées à la
jurisprudence, voire à la coutume, dans lesquelles on lit spontanément des règles alors pourtant
qu'elles ne revêtent pas la forme prétendument canonique des propositions normatives ou ne
pourraient l'emprunter qu'au prix d'une perte de sens ou d'utilité. La notion de modèle présente, à cet
égard, une remarquable vertu heuristique.

B. - La normativité liée à la fonction des énoncés juridiques.

        9. - Les auteurs ne sont pas rares qui qualifient la règle de droit de « modèle » (20). Mais ils la
conçoivent en général comme un modèle de conduite. La rupture avec la conception déontique n'est
pas consommée. Une riche analyse de M. P. Amselek (21) avait au contraire paru la rendre possible.
C'est cette voie qu'il convient de suivre, bien que les écrits ultérieurs de cet auteur autorisent à penser
qu'il s'est arrêté en chemin (22).

        Situer la norme dans le genre des modèles, c'est mettre en évidence sa nature instrumentale de
mesure, d'étalon. Dès lors, la normativité d'une proposition ne tiendrait-elle pas simplement, y compris
dans l'ordre des relations et activités humaines, à la fonction d'instrument de mesure assignée à cet
énoncé, indépendamment de son objet (une conduite ou autre chose) et de sa formulation ? La réponse
affirmative fait accéder à une conception unitaire, simple en dépit des apparences, et fort éclairante à
maints égards, des normes éthiques en général et des règles juridiques en particulier.

        Pour ce qui est, au moins, de ces dernières, l'intelligence de cette conception requiert d'emblée
deux précisions :

        - la vocation d'un énoncé à servir de modèle d'évaluation résulte de son insertion dans un
ensemble socialement considéré comme normatif, c'est-à-dire voué à cette fonction spécifique de
permettre de déterminer comment les choses doivent être, ce qu'elles valent du point de vue propre de
cet ensemble ; c'est manière de souligner qu'on ne conçoit guère de règle juridique isolée, non intégrée
à un « système » normatif ;

        - cette insertion dépend à son tour, soit de la compétence que d'autres dispositions de cet
ensemble reconnaissent à l'auteur de l'énoncé (condition première d'une validité des règles légiférées,
qui est, dans le droit étatique moderne, une validité de type formel), soit de la reconnaissance de son
appartenance à cet ordre par « les membres du groupe » (validité factuelle ou empirique) pour les
normes constitutionnelles (alternative à l'hypothèse kelsénienne de la Grundnorm) ou les règles non
légiférées (23).

        Des explications complémentaires s'imposent, bien entendu, qui seront ordonnées autour des trois
propositions.

1° En tant que norme, toute règle de droit s'entend d'un modèle idéel.

        10. - Reconnaître valeur normative à un énoncé, c'est comprendre qu'il est appelé, à la manière
d'un modèle matériel (équerre, fil à plomb, patron d'un vêtement, etc.), à servir de référence. Sa
vocation sera de permettre l'évaluation de situations, rapports, actes, actions, conduites, ou d'autres
objets encore, c'est-à-dire de déterminer comment ils doivent être, devront être ou auraient dû être du
point de vue du système auquel appartient cette norme, afin d'être conformes à ses dispositions et de
procurer, le cas échéant, les résultats attachés à cette conformité. Cette fonction de référence
s'accomplit à travers des opérations de jugements, au sens logique et psychologique, dans des
contextes et des buts fort divers. Cette opération de jugement s'inscrit parfois dans une activité
institutionnelle - activité administrative ou activité juridictionnelle (le « jugement » dans le processus
de décision ou le jugement au sens institutionnel) - mais tel n'est pas son contexte le plus quotidien.

        La perspective de mise en oeuvre de ce modèle idéel, de cette variété d'étalon, peut être celle
d'une action à venir, c'est-à-dire de la réalisation d'une opération dont on attend un certain résultat ou
de l'aménagement d'une situation juridique. Ainsi, lorsqu'une personne entreprend de conclure un
contrat ou de constituer une société, ou lorsqu'elle souhaite conformer son action personnelle, une
situation ou une chose (un édifice, des locaux industriels, un véhicule, etc.) aux règles en vigueur, que
ce soit par civisme ou souci d'éviter les ennuis ; ou encore lorsqu'elle entend jouer avec habileté des
normes en vigueur ; ou encore s'il lui plaît de connaître ce qu'elle risque avant d'entreprendre une
action ou la réalisation d'une situation irrégulière. S'il y a toujours, dans ces diverses circonstances,
rapport de norme à conduite, c'est en ce sens et toujours que la première va servir pour diriger la
seconde, mais non parce qu'elle l'a pour objet. A la différence d'intention près, la règle manifeste
également sa nature de modèle lorsqu'elle est contemplée par le juriste dogmaticien qui prépare, par
exemple, un commentaire législatif ou quelque guide pratique exposant ce qu'il est possible de faire ou
d'attendre selon le droit positif.
        Mais, la perspective de référence aux règles peut être aussi de contester ce qui a été fait, en vue
de poursuivre éventuellement un résultat pratique (cas de celui qui, souhaitant obtenir l'annulation d'un
acte ou la réparation d'un dommage, confronte un acte déjà accompli aux normes réglant sa validité ou
une séquence événementielle aux règles de responsabilité civile). Elle peut être encore d'apprécier la
conformité d'un certain état de choses aux règles en vigueur, en vue d'un constat aux usages variables
(attitude élémentaire de l'inspecteur du travail visitant un établissement, ou activité d'audit) . Cette
démarche d'évaluation s'inscrit, le cas échéant, dans la perspective d'élaboration d'une décision
administrative ou d'une décision appelée à trancher une contestation formalisée (activité
juridictionnelle, en tout cas dans un ordre où « le juge tranche le litige conformément aux règles de
droit qui lui sont applicables », sachant qu'il est aussi convié à se référer aux normes de procédure afin
d'assurer la régularité du déroulement du procès).

        11. - Couramment mobilisées par séries en raison des connexités ou indivisibilités de leurs objets
respectifs, ces normes ne le sont jamais que dans la mesure de leur pertinence dans le cas en question,
c'est-à-dire de leur compétence normative. Celle-ci est, pour chaque règle, fonction de ce dont elle
traite, et tributaire de normes propres à cette compétence (dispositions générales ou spéciales relatives
à son application dans le temps ou ratione materiae). Elle se vérifie par une confrontation, souvent
rapide au point d'être à peine consciente, de cette teneur abstraite de la norme aux données concrètes.
Il s'agit d'une variété d'opération de qualification. Au demeurant, cette compétence se trouve parfois
discutée et, dans nombre de circonstances, objectivement discutable (24). Acquise, elle rend la norme
applicable au sens, par exemple, de l'art. 12, al. 1er, NCPC (« Le juge tranche le litige conformément
aux règles de droit qui lui sont applicables »). Ainsi l'application d'une règle de droit doit-elle d'abord
s'entendre de l'acte de référence au modèle qu'elle constitue, aux fins d'évaluation juridique dans une
perspective quelconque. Mais se dessine aussitôt une deuxième acception légitime du terme.
L'application d'une norme s'entend alors de l'opération d'évaluation elle-même, théoriquement
décomposable en deux moments : la mise en rapport du modèle et de l'objet concret à évaluer, puis la
constatation de ce rapport. Si elle représente l'opération centrale d'un jugement juridictionnel,
l'application dans ce deuxième sens se trouve en principe tout entière logée dans sa motivation, car le
dispositif est pure décision fondée sur la conclusion de cette confrontation (encore que la pratique soit
parfois de reprendre cette conclusion dans le dispositif du jugement ou de l'arrêt).

2° Une règle juridique peut avoir les objets les plus divers.

        12. - La reconnaissance de la signification normative d'un énoncé en langage du droit et, par là, sa
contribution au gouvernement des actions, ne dépendent pas de la nature de son objet - de ce dont elle
« parle » - puisqu'elle tient à sa vocation de modèle. Aussi, les énoncés qui composent l'ordre juridique
étatique français de 1990 (à ne considérer que son segment légiféré) ont-ils, dans leur immense
majorité, signification de normes, sans qu'il soit besoin de se demander s'ils peuvent être traduits en
propositions normatives au sens des logiciens des normes.

        Dans cet ensemble, on rencontre certes des modèles de conduite (art. 212 c. civ.), mais aussi des
modèles de rapports entre des personnes (art. 312 ou art. 1382 c. civ.), de qualification d'un sujet de
droit (art. 488 c. civ.), d'attribution d'une prérogative à un sujet (art. 9 c. civ. ou tel article
constitutionnel énonçant que « le Président de la République a le droit de faire grâce »), d'effet d'un
acte (art. 1165 c. civ.) ou d'une situation de fait (art. 2279 c. civ.). On repère également des modèles de
choses matérielles (l'état ou l'équipement des véhicules ou l'aménagement des locaux de travail) ou
d'instruments spécifiquement juridiques (le régime des écrits contractuels ou celui des effets de
commerce). Multiples sont également les normes qui signifient des modèles d'application d'autres
règles, d'opérations procédurales, etc.
        Il n'est pas question de nier la présence de normes juridiques ayant une conduite pour objet, mais
elles ne sont certes pas la majorité. Parmi celles qui semblent d'abord constituer des modèles de
comportement, un examen attentif enseigne que beaucoup traitent moins d'une conduite humaine que
d'un acte, matériel ou juridique. L'objet du modèle est alors le résultat possible d'actions dont la
consistance, les motivations et souvent même les auteurs demeurent indifférents. Nous pensons en
particulier aux innombrables dispositions formulées à la « voix passive ». Lorsque des textes énoncent
que les locaux de travail « doivent être tenus dans un état constant de propreté et présenter les
conditions d'hygiène et de salubrité nécessaires à la santé du personnel » et « doivent être aménagés de
manière à garantir la sécurité des travailleurs » (art. L. 232-1 et L. 233-1 c. trav.), ils signifient, non
des modèles de conduites d'employeurs, mais des références pour une situation de lieux qui « doit être
», abstraction faite des activités humaines possibles ou indispensables à cette fin. De même, en
statuant qu'« aucun salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison de son origine, de son sexe, de
sa situation de famille (...) », tel autre texte du code du travail vise la non-survenance d'un acte
juridique caractérisé par certains motifs objectivables, plutôt qu'il n'interdit une conduite déterminée à
l'employeur. Cette démarche apparaît fort banale dans nos systèmes juridiques. Des normes de ce
genre, certes, affectent en fin de compte des actions, mais celles-ci sont moins déterminées et
potentiellement plus nombreuses qu'il ne semble. Par exemple, en disposant qu'« il est interdit de faire
apparaître, sous quelque forme que ce soit, à l'occasion ou au cours d'une manifestation sportive, le
nom, la marque ou l'emblème publicitaire d'un produit du tabac ou le nom d'un producteur, fabricant
ou commerçant de tabac ou produits du tabac », l'art. 10 de la loi du 9 juillet 1976 affecte l'activité de
sociétés de programme de télévision autant que celle des organisateurs de manifestations sportives,
dans la mesure où les premières diffusent des images de ces dernières (25). Au demeurant, les sujets
dont l'activité ou les actes sont justiciables de semblables normes juridiques sont plus souvent des
personnes morales (concernées en qualité d'employeur ou à un autre titre) que des individus. Or, peut-
on parler du comportement d'« acteurs » qui ne seraient pas des êtres physiques ?

        Une énumération exhaustive des types d'objets dont les règles de droit peuvent constituer les
modèles serait vaine. L'essentiel est de souligner la variété de ces objets. Nous ajouterons seulement
que les définitions des catégories juridiques énoncées en langage du droit ont, elles aussi, valeur de
normes, alors que la conception déontique de la normativité éthique contraint, pour leur reconnaître «
valeur juridique », de les insérer dans des enchaînements propositionnels compliqués conclus par des «
propositions normatives stricto sensu ». Que les notions, donc les catégories juridiques, appartiennent
en tout cas à la famille des modèles idéels ne suffirait pas à assurer la normativité de toute définition
en langage du droit. Il y a surtout que cette dernière institue une équivalence entre la dénomination
d'une catégorie et la réunion d'éléments, proprement juridiques ou factuels et plus ou moins nombreux,
de sorte qu'elle a sens de modèle d'attribution d'une qualification à l'objet subsumable sous le concept
nommé par le terme défini. En ce sens, l'énoncé signifie déjà un modèle pour des opérations de
qualification. Mais, par une manière de réversibilité, il fonctionne aussi comme une référence pour
l'imputation de certains effets juridiques à une qualification acquise. A la question de savoir si le droit
de propriété d'une personne la fonde à accomplir, relativement à sa chose, tel acte dont ne traite
aucune norme particulière, la confrontation avec l'art. 544 c. civ. permet de répondre qu'il lui est
loisible de l'accomplir puisque « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la
manière la plus absolue (...) » (26). Modèles de qualifications, les « énoncés de type prédicatif (dont
on trouve quelques remarquables exemples aux art. 516 s. c. civ. : « Tous les biens sont meubles ou
immeubles » ; « Les objets que le propriétaire d'un fonds y a placés pour le service et l'exploitation de
ce fonds sont immeubles par destination ») constituent plus certainement encore des normes.

        13. - La conception fonctionnelle de la norme comme modèle de conduite ou de tout autre objet
simplifie la reconnaissance de la signification normative de l'immense majorité des énoncés formulés
en langage du droit. Il nous paraît surtout qu'elle rend compte de l'expérience du rapport quotidien à
ces énoncés. Pour autant, elle ne conduit pas à doter de valeur normative toutes les propositions des
textes constitutionnels, législatifs, réglementaires. En France, en particulier, les textes contemporains
contiennent non seulement des décisions mais aussi des dispositions ne signifiant, de prime abord, que
des évaluations éthiques, des programmes de politique publique, des formulations d'objectifs. Cette
pratique de la « législation proclamatoire » ou « déclamatoire » suscite l'ironie ou la perplexité de
nombreux juristes, qui ne rencontrent pas dans les textes en cause ces « règles de conduite », moins
encore ces « commandements assortis d'une menace de sanction », qu'ils tiennent pour seules
authentiques règles de droit (27). Pourtant, certains de ces énoncés finissent par jouer quelque rôle
dans l'aménagement des situations juridiques et le règlement des différends, qu'ils orientent
l'interprétation des règles elles-mêmes ou que les tribunaux les investissent d'une valeur normative ou
en déduisent des règles implicites. En témoignent les mutations sémantiques et pragmatiques de
diverses propositions du Préambule constitutionnel de 1946, au service des choix de politique
jurisprudentielle du Conseil d'Etat et, plus encore, du Conseil constitutionnel. Certains peuvent s'en
indigner au nom de l'indispensable sécurité juridique ou regretter la dégénérescence de la pratique
législative (28). Pour ce qui nous intéresse ici, le phénomène prouve que la signification de norme,
autant que l'interprétation des termes qui la formulent, constituent des enjeux des confrontations
d'intérêts, dont le champ de pratique rhétorique spécifique institué par le droit est le théâtre (29).

        14. - Cela étant, si toutes les règles juridiques, quel qu'en soit l'objet, ont également vocation à
affecter des actions, c'est d'abord et toujours à partir des opérations de jugement par lesquelles elles
sont mises en œuvre. Passage obligé de leur usage, la référence à ces modèles acquiert un sens
pratique particulier lorsqu'elle doit gouverner une décision, institutionnelle ou privée, d'accomplir un
acte juridique ou matériel. En effet, si la perspective de l'opérateur est celle de la régularité juridique
(cas du juge en particulier), cet acte consistera à conformer la situation à ces modèles. Grande est la
variété de ces actions de conformation des choses et événements aux règles applicables. Mais il s'agit
moins d'actions-objets de ces normes que d'actions d'hommes-artisans, dont la position à l'égard de ces
instruments est analogue à celle du tailleur face au « patron » : celui-ci gouverne l'action de celui-là,
alors qu'il constitue un modèle de vêtement et non de conduite humaine. Une condamnation à
dommages-intérêts, l'anéantissement d'un acte, le prononcé d'une injonction, mais aussi l'exécution
d'une décision de justice, le paiement d'une dette, la préparation et la réalisation d'une opération
régulière propre à obtenir les résultats que les règles pertinentes attachent à cette régularité
(constitution d'une société, rédaction d'un testament, célébration d'un mariage, réalisation d'un
licenciement régulier), l'octroi d'une autorisation dont les conditions se trouvent remplies, la
réalisation d'aménagements matériels relèvent également d'une telle activité « artisanale » de
conformation aux règles. Elles illustrent le troisième sens qu'il convient de reconnaître à l'expression «
application d'une norme juridique », celle à laquelle certains agents du système étatique sont chargés
de veiller. Mais il ne s'agit pas exactement ou toujours d'une imitation du modèle, analogue à la coupe
d'une pièce de tissu suivant les contours du « patron » : la métaphore a des limites, inhérentes à la
différence d'un modèle idéel et d'un modèle matériel.

3° Les normes juridiques sont des modèles simples ou complexes.

        15. - Ils articulent le plus souvent deux ou plusieurs éléments, selon une relation qui est
fréquemment d'imputation : imputation d'une sanction pénale à un agissement, de la nullité d'un acte à
la présence de certains vices ou de certaines irrégularités, d'une dette de réparation au fait
dommageable d'une personne ou d'une chose, du pouvoir de faire un acte à certaines circonstances,
etc. Il y a place, cependant, pour des normes-modèles à la structure plus simple, tels les modèles
d'attribution de prérogatives reconnues à tous (« Chacun a le droit au respect de sa vie privée ») ou, au
contraire, à un seul (« Le Président de la République exerce le droit de grâce »), ou encore les modèles
de comportement qui ne sont subordonnés à aucune autre condition que l'existence de la situation
juridique ou factuelle visée (« Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance » ;
dispositions du code de la route sur la circulation des véhicules). La simplicité structurelle de
l'instrument-norme ne signifie pas pour autant qu'il soit doté d'un sens clair, précis, univoque.

        Tel est le cas de nombreux principes-règles. Car si le terme « principe » connaît une variété
d'occurrences génératrice d'une polysémie le plus souvent négligée - certains, qui plus est, opposent «
principes » et « règles »- il désigne et qualifie le plus souvent d'authentiques normes juridiques
positives. L'usage du vocable tend alors à signaler la stabilité et la valeur particulières reconnues à la
règle, qui vont parfois de pair avec une position élevée dans la hiérarchie des normes. Elle dénote en
tout cas une remarquable généralité de pertinence (de compétence) (30), liée à une fréquente
indétermination de la teneur du modèle. Au point que quelques-uns de ces principes sont nommés
plutôt que formulés, parce qu'ils paraissent bien difficiles à énoncer. Que l'on songe au principe
d'égalité, dont l'indétermination et les relations incertaines avec de multiples règles expresses traitant
d'objets plus limités sont aussi notoires que la positivité.

        16. - Hors ce cas, le degré variable de complexité des règles juridiques semble accréditer une
analyse classique de leur structure. Pour de nombreux auteurs (31), une règle de droit se composerait
toujours (moyennant reconstruction des énoncés) d'une hypothèse ou présupposition (ou encore :
antécédent, présupposé, fait juridique) et d'une conséquence ou effet juridique (ou encore : conséquent,
dispositif). Fondamentalement hypothétique, elle pourrait donc s'exprimer sous la forme « Si ...,
alors ... ». Au-delà de divergences sur la consistance exacte de chacun de ces deux éléments, tous les
tenants de cette analyse voient dans l'hypothèse ou présupposition la détermination des « conditions
d'application » de la règle. Ainsi, l'art. 1382 c. civ. pourrait-il s'énoncer : « Si une personne cause par
sa faute un dommage à autrui, alors elle est tenue de le réparer », la première proposition fixant les
conditions d'application d'une norme, qui serait donc « inapplicable » en l'absence de fait fautif du
prétendu responsable. La rédaction même d'un texte comme le célèbre art. L. 122-12, al. 2, c. trav. - «
S'il survient une modification dans la situation juridique de l'employeur, notamment par (...), tous les
contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le
personnel de l'entreprise » - incite tribunaux et gens de doctrine à le dire « non applicable » lorsque
l'événement qui affecte une entreprise ne constitue pas une modification dans la situation juridique de
l'employeur. Comment ne pas voir cependant que, si la transmission de plano des contrats de travail
est alors écartée, c'est en considération de cet art. L. 122-12, al. 2 et à l'issue de sa confrontation aux
données de l'espèce, donc par l'effet de son application ? De même, si en présence d'un dommage, la
responsabilité civile de l'auteur du fait auquel on l'impute se trouve écartée au motif qu'aucune faute
n'est établie à sa charge, n'est-ce pas précisément en vertu de l'art. 1382 c. civ. ?

        Nous retrouvons ici la diversité, déjà signalée, des sens du terme « application », que l'analyse
théorique doit opposer aux errements terminologiques des rédacteurs de lois et des juristes. Surtout s'il
s'agit de rendre compte de processus effectifs de maniement des règles de droit. Concevoir celles-ci
comme des modèles permet de distinguer deux opérations dans le cours de leur mise en oeuvre : l'acte
de s'y reporter en raison de leur objet, celui-ci étant « cause » de leur compétence, puis la
confrontation des données empiriques aux modèles qu'elles signifient. L'une et l'autre méritent, nous
l'avons dit, le nom d'application. Bien que la structure dualiste relevée par une doctrine classique se
trouve dans nombre de règles, elle risque, si on la prétend systématique, de caractériser ce que Kelsen
nommait Rechtssätze (propositions descriptives du droit) plutôt que les Rechtsnormen (les normes
juridiques elles-mêmes). Surtout, comprendre l'hypothèse ou présupposition comme l'énoncé des
conditions d'application de la règle méconnaît la réalité et l'importance décisive des deux opérations
intellectuelles primordiales nécessairement préalables à toute conclusion d'applicabilité ou
d'inapplicabilité de la norme au sens traditionnel de ces termes.

        En vérité, les conditions d'application d'une règle (de sa compétence normative) sont réunies
lorsque se pose, dans les contextes les plus variés, le problème d'évaluation auquel elle a pour sens
d'apporter réponse : qui est responsable de tel dommage ? le contrat de travail conclu avec tel
employeur se trouve-t-il transmis à tel autre ? Autrement dit, cette compétence, ou applicabilité,
dépend de l'objet de la norme-modèle et non de la manière dont celle-ci informe celui-là ; ou, si l'on
préfère, de ce dont traite la disposition à signification normative et non de la façon dont elle le traite.
L'hypothèse de son application se trouve ainsi réalisée chaque fois qu'une situation concrète fait surgir
le problème en question. La « présupposition », telle qu'elle est habituellement conçue, fixe plutôt les
conditions auxquelles est subordonné un certain effet : si celui-ci ne doit pas avoir lieu parce que
celles-là font défaut, c'est en vertu de la norme elle-même, donc en conséquence de son application.

        17. - Ajoutons que la fréquente complexité du modèle porté par toute règle de droit s'accompagne
d'une incertitude avérée ou virtuelle de son exacte configuration. L'affirmation du « sens clair » d'un
texte normatif tient du mythe ou, au mieux, de l'argument à l'appui d'une lecture déterminée que l'on
entend faire prévaloir. Il faut au moins reconnaître « la texture ouverte du droit » (32). Même l'idée
qu'il existe malgré tout un « noyau de certitude » inspire de légitimes doutes. L'expérience atteste, qu'à
texte constant, la teneur attribuée au modèle avec l'autorité d'une solution « de droit positif » peut
varier. Le sens d'une disposition, un temps évident faute d'intérêt à le discuter, se révélera ambigu ou
incertain dans une circonstance où son interprétation sera l'enjeu d'une opposition d'intérêts. Les
exemples abondent. « Le Président de la République signe les ordonnances (...) » : percevait-on
l'équivoque de cet art. 13 de la Constitution de 1958 avant que les péripéties politiques de la
cohabitation 1986-1988 n'engendrent la controverse (le chef de l'Etat n'a-t-il qu'une compétence liée
ou bien peut-il refuser sa signature) ? La dispute, qui ne concerne pas seulement le sens des règles
mais parfois aussi leur positivité - telle règle est-elle bien consacrée par une « jurisprudence constante
», telle proposition en langage du législateur a-t-elle signification normative ? - affecte d'autant plus la
certitude commodément prêtée au droit que sa solution officielle (juridictionnelle) semble, en fin de
compte, gouvernée par de simples « directives d'interprétation ». Sans parler ni de l'effet des notions-
cadres et standards (on parle encore de « notions floues » ou de « concepts mous »), dont la notoire
instrumentalisation du droit contemporain n'a en rien réduit l'importance (33), ni des perturbations
induites par une impressionnante masse d'instruments internationaux ou communautaires, auxquels
l'ordonnancement juridique doit une part de son « flou ». Celui-ci s'observe également si l'on aborde
les normes juridiques sous l'angle des caractères qui leur sont d'ordinaire reconnus.

II. - Des caractères attribués aux règles de droit.

        Dès lors que la signification normative d'un énoncé en langage du droit est liée à sa vocation
instrumentale de modèle pour les objets les plus divers, ces caractères méritent d'être réexaminés pour
apparaître sous un jour ou avec un sens nouveaux. La réévaluation est moindre, cependant, en ce qui
concerne la généralité et l'abstraction prêtées à la règle juridique (A) qu'à propos de son caractère
obligatoire (B) et, surtout, de cette « sanction » qui l'accompagnerait nécessairement (C).

A. - Généralité et abstraction.

        18. - Toute règle de droit tient ces deux qualités de sa nature générique de modèle. En tant que
tel, tout modèle est abstrait, un modèle idéel plus encore. Il le demeure, aussi « concret » que puisse
paraître son objet ou sa teneur. Parce qu'elle appartient à ce genre, toute norme présente un caractère
essentiel de généralité par son aptitude à recevoir un nombre a priori indéterminé, sinon illimité (il
existe des règles temporairement en vigueur), d'applications. Le procédé de l'édiction de règles traduit,
à cet égard, une rationalisation, une économie de moyens et contribue à l'égalité, quand on le compare
à ceux de l'impératif (ordre) et de la décision qui ont besoin d'être indéfiniment réitérés. Dès lors,
souligner la généralité et l'abstraction de la norme juridique, en croyant relever ainsi l'un de ses traits
spécifiques, s'avère pure tautologie. Cette généralité demeure même si la situation que vise la règle
n'est jamais, chaque fois qu'il y a lieu de l'appliquer, que celle d'une seule personne : les dispositions
de la Constitution traitant de l'élection ou des pouvoirs du Président de la République présentent, à cet
égard, le même caractère de généralité que, par exemple, l'art. 1382 c. civ. !

        C'est dans un autre sens que l'on revendique , au nom de l'égalité des citoyens ou des sujets
(l'égalité dans la loi), la généralité des règles de droit : celles-ci ne devraient pas être différentes selon
l'origine, l'appartenance socio-professionnelle ou la localisation des individus et il faudrait bannir les
régimes particuliers, sauf nécessité de prendre en compte quelques différenciations « naturelles »
(l'âge, la nationalité, le sexe ou la situation matrimoniale, selon les conceptions longtemps régnantes).
On sait que le manifeste recul de cette généralité-là alimente, depuis G. Ripert au moins, la
dénonciation d'un « déclin du droit », c'est-à-dire d'un certain modèle historique de droit (34). Il
n'empêche que les règles particulières comme les règles spéciales (opposées aux normes valant pour
une catégorie générique de rapports) présentent, au même titre que les normes à champ d'application
plus vaste, le caractère de généralité inhérent à tout modèle promis à un nombre indéterminé de mises
en œuvre. Même la norme visant la situation d'un individu déterminé reste, de ce point de vue,
générale. A condition qu'il s'agisse bien d'une règle, car si le concept de norme individuelle peut être
admis (35), bien des énoncés qui sembleraient trouver place dans son extension relèvent en vérité du
genre des décisions plutôt que des normes. Nous songeons aux dispositifs des décisions
juridictionnelles ou administratives que la théorisation kelsénienne tient, à tort selon nous, pour des
actes créateurs de normes individuelles (36).

        19. - Les règles de droit manifestent, au demeurant, une autre forme de généralité. On pourrait
parler d'une généralité de leur opposabilité, en ce sens qu'elles peuvent être invoquées dans les
rapports les plus variés entre sujets de droit. Ce caractère prend tout son relief s'agissant des règles
constituant un modèle de relation entre personnes abstraites occupant des positions déterminées, mais
susceptibles d'être mobilisées dans le cadre d'un tout autre rapport. L'art. L. 122-12, al. 2, c. trav.
illustrera, là encore, le propos : modèle de relation entre des salariés et un nouvel employeur, il est
fréquemment invoqué entre employeurs, dont l'un prétend que l'autre doit ou aurait dû « reprendre »
tout ou partie de son personnel, ou bien soutient au contraire qu'il a indûment supporté les coûts du
licenciement de salariés traités comme siens alors qu'il n'y avait pas « modification dans la situation
juridique de l'employeur » au sens du texte. Il faut voir là une raison supplémentaire de rejeter toute
assimilation des règles de droit à des ordres ou des commandements, qui « informent » essentiellement
les rapports de ceux qui les formulent avec ceux auxquels ils s'adressent. Et l'on comprend que des
théoriciens aient forgé le douteux concept de « commandements autonomes » pour tenter de rendre
compte de cette singularité.

B. - Obligatoriété.

        20. - Dire que « toute règle de droit est obligatoire » est truisme ou vain propos si l'on se réfère à
la substance de la norme comprise comme une règle de conduite. La prescription ou la prohibition d'un
comportement peut-elle être autrement qu'obligatoire et que peut, en revanche, signifier pareil
caractère attribué à une permission ? Dans le cadre de la conception ici développée, cette même
assertion au contraire fait sens, en soulignant ce que l'on pourrait comprendre comme un aspect de la
validité des règles. Il apparaît en effet que cette obligatoriété se rapporte à l'usage des normes
juridiques et non à leur contenu : elles sont d'usage obligatoire, donc exclusif, à l'égard de toute
situation entrant dans le champ de validité de l'ensemble normatif auquel elles appartiennent. Elles et
elles seules sont pertinentes et doivent être appliquées pour déterminer ce que valent actes et
situations, ce qu'ils doivent être ou comment les choses doivent se trouver ou être agencées afin
d'assurer leur conformité à l'ordre juridique. Elles diffèrent en cela de simples voeux ou conseils, mais
non des normes constitutives d'un système moral ou disciplinaire quelconque, qui n'auraient guère de
sens sans cette même prétention à l'obligatoriété dans le cadre dudit système. Si les règles d'un ordre
juridique étatique tel que le droit français paraissent dotées d'un caractère obligatoire, intense au point
de trouver place dans leur définition même, c'est que cet ordre prétend se soumettre l'ensemble de la
société qu'encadre l'Etat - constituer le seul corpus normatif de référence, sous réserve de la place qu'il
concède à d'autres références, juridiques ou non - et ne se met aucunement dans la dépendance
d'adhésions volontaires.

        21. - Même ainsi comprise, l'obligatoriété des règles juridiques ne permet pas d'éluder les
problèmes nés de l'apparition d'instruments recommandatoires. Repérés dans l'ordre interne, ils pèsent
d'un poids plus remarquable dans la production des organisations internationales (des principes
directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales au code international de conduite
pour le transfert de technologie de la CNUCED, en passant par la Déclaration de principes tripartite de
l'OIT sur les entreprises multinationales et la politique sociale, sans oublier, bien entendu, les
recommandations de la CEE). Dans une terminologie tributaire de la vision courante de la règle de
droit comme modèle de comportement, on parle à leur sujet de « normes à fonction directive souple »
par opposition aux « normes à fonction directive autoritaire » que seraient les « commandements »,
donc les normes juridiques classiques (37).

        Il conviendrait pourtant de vérifier dans le détail que la « facultativité des modèles en question
affecte - comme ailleurs l'obligatoriété - leur utilisation plutôt que leur contenu. Cette tâche excèderait
l'objet de la présente étude. En second lieu, et là gît le véritable défi théorique, il faudrait formuler
adéquatement la question de leur appartenance au domaine du juridique. Le débat a lieu dans la
doctrine de droit international et de droit économique, à propos de ce « droit vert », « droit mou » ou
soft law, opposant ceux qui rejettent à ceux qui admettent l'idée d'une normativité ou, plus exactement,
d'une juridicité relative (38). Il renvoie, au fond, à l'exigence et aux difficultés déjà signalées d'une
définition stipulative du droit. Avouons seulement une inclination à considérer que, même d'usage
facultatif, les modèles portés par de tels instruments relèvent d'un juridique dont on ne voit pas au nom
de quoi l'on pourrait nier l'évolutivité, y compris du point de vue de la nature des outils de la
régulation qu'il assume. Ce problème de construction d'une définition opératoire, c'est-à-dire apte à
fonder des investigations théoriques et empiriques sur les formes et transformations de la régulation
juridique, pourrait resurgir à partir de l'élucidation de la sanction qui, selon l'opinion commune,
assortirait nécessairement toute règle de droit.

C. - Sanction.

        22. - Elle consisterait en un mal, ou au moins un désagrément, infligé par l'autorité sociale
instituée - donc l'appareil de l'Etat dans le cas du droit étatique - et compris comme une réaction à la
violation de la règle. Peine, réparation, expulsion, destruction d'un édifice, ou encore annulation d'un
acte juridique, elle concrétiserait, tant dans son prononcé que par son exécution forcée, la présence
d'une contrainte consubstantielle à la notion de droit. La menace de sa survenance serait le plus sûr
facteur de conformation spontanée des comportements aux normes juridiques. En fin de compte, elle
fournirait le critère même de la juridicité de ces règles.
        Cette représentation courante suscite des réserves, les unes classiques, les autres moins répandues
mais plus pertinentes. Même si l'on ne tient pas pour « véritable droit » les éléments de soft law
évoqués plus haut, peut-on vérifier que chacune des normes composant un ordre comme l'actuel droit
français se trouve assortie d'une sanction ainsi conçue ? A supposer qu'il y ait lieu de distinguer
normes de conduite (sanctionnées) et normes sanctionnatrices (gouvernant l'action des juges et des
autorités d'application du droit), à quoi tient la juridicité de ces dernières si la qualité de règle de droit
dépend de la prévision d'une sanction en cas de manquement au précepte ? Les règles d'incrimination
pénale et, plus encore, les dispositions fixant les conditions de la responsabilité civile délictuelle ont-
elles toujours sens d'organiser une sanction de la violation de normes de comportement particulières ?
Il faudrait considérer que chacune d'elles implique l'existence d'une norme prescrivant ou prohibant
l'action dont l'abstention ou la commission serait ainsi sanctionnée. Mais, induire de la positivité de
l'art. 1382 c. civ. celle d'une interdiction implicite de causer par sa faute un dommage à autrui, n'est-ce
pas précisément méconnaître les modalités d'une régulation qui se dispense d'un tel détour ? Surtout, si
les diverses modalités regroupées sous le vocable « sanctions juridiques » entretiennent quelque
rapport avec les idées de contrainte ou de coercition, l'intensité de ce rapport est fort variable et cette
catégorie générique paraît manquer d'unité. Qu'y a-t-il de véritablement commun entre la nullité d'un
acte juridique, qui évoque l'échec d'une opération, et une peine, même de simple amende, ou la
condamnation à verser des dommages-intérêts (39) ?

        Ph. Jestaz a naguère tenté de renouveler l'analyse ou, au moins, d'échapper à la circularité des
rapports entre droit et sanction (40). Il conviendrait, selon notre collègue, de concevoir la sanction
comme le « tarif » inhérent à toute norme juridique et au contraire significativement absent du
domaine de la morale ou des moeurs, étant entendu que les règles « se tarifient les unes par les autres »
et que chacune ne fixe pas nécessairement son propre tarif. On découvre toutefois que celui-ci réside,
en définitive, dans l'éventualité du recours à un juge susceptible d'en déduire, par voie de décision, un
effet précis. Au total, conclut l'auteur qui reste par ailleurs attaché à « une définition du droit par la
sanction », « la règle juridique serait assortie d'une sanction - et par là digne de porter son nom - à la
double condition : qu'elle revête un caractère de précision suffisant pour qu'un plaideur puisse
formuler une prétention sur son fondement ; qu'il existe virtuellement un juge pour faire droit à cette
prétention, fût-ce d'une manière que l'on a dit à tort symbolique ». Mais que reste-t-il de l'idée de tarif,
c'est-à-dire d'un prix affiché sinon d'un prix à payer ? De fait, notre collègue s'en détourne dans le
cours de sa démonstration pour retenir, en fin de compte, un critère de l'eventus judicii, donc de
l'éventuelle saisine d'un tribunal au lieu de celui d'une tarification qu'appliquerait éventuellement ce
tribunal. Cette déviation lui vaut de toucher juste. Mais il convient, à notre sens, d'accorder une
importance centrale à cette vocation qu'ont en commun les normes qualifiées de juridiques et que l'on
veut signaler en les nommant telles.

        23. - La récurrence de l'idée de « sanction » dès qu'il est question de ce que nos sociétés nomment
« droit » traduit, à l'évidence, l'inhérence à ce mode de régulation sociale de la possibilité de recourir à
un tiers appelé à juger pour trancher les contestations. Encore faut-il comprendre exactement cette
éventualité : à notre sens, elle est celle du procès plutôt que de la sanction au sens trivial du « mal »
qu'infligerait, le cas échéant, la décision clôturant ce procès. Enoncer qu'une norme est une règle de
droit, c'est-à-dire un élément d'un ordre juridique déterminé, signifie qu'elle servira éventuellement, en
fonction de son applicabilité, d'instrument de mesure à un juge institué par cet ordre, dans le cadre
d'une activité de règlement des contestations aménagée par ce même ordre. C'est signifier, du même
coup, que cette norme est susceptible de voir son sens et sa portée dans des situations concrètes
discutés dans le cadre ainsi institué. Cette caractérisation vaut aussi bien pour les règles de procédure
régissant ce cadre - les disputes à leur sujet sont monnaie courante et les voies de recours autorisent la
contestation de la manière dont les tribunaux peuvent les interpréter ou mettre en oeuvre - que pour les
normes substantielles. Même les dispositions légales aménageant des règlements extrajudiciaires et
non juridictionnels partagent cette vocation à servir de références pour apprécier des opérations ou
actes relevant de leur compétence normative. Les procès judiciaires ne manquent pas, qui donnent lieu
à l'application contentieuse des art. 2044 s. c. civ. à propos d'une transaction dont la qualification, la
validité, la portée sont discutées (41). Ces règles manifestent en pareille circonstance leur « juridicité
», leur appartenance au système de droit, que la décision mettant fin au procès estime que l'acte
contesté vaut bien comme transaction et en produit tous les effets, ou qu'elle adopte la solution
contraire en rejetant l'exception de chose jugée soulevée par le défendeur qui invoquait l'art. 2052, al.
1er, c. civ. ou, encore, annule cet acte (« raté ») attaqué par voie d'action. Si l'on tient à conserver le
terme, elles sont également « sanctionnées » dans l'un et l'autre cas. Elles le sont de la même manière
que toutes les autres règles du système juridique, y compris celles de la Constitution (42) : en servant
d'étalons pour juger comment les choses auraient dû, doivent ou devront être du point de vue de cet
ordre juridique, dans le cadre et aux fins du règlement d'une contestation - donc dans le cadre d'un
jugement institutionnel - indépendamment de la teneur du dispositif de la décision à intervenir (rejet
de la demande, relaxe ou condamnation, annulation, ordonnance d'une mesure en vertu d'un pouvoir
reconnu en référé, etc.). Autrement dit, la « sanction » des normes de droit se manifeste davantage
dans la motivation de la décision que dans son dispositif.

        24. - Voilà qui paraît bien sans équivalent dans le domaine des diverses morales, des préceptes de
bienséance ou des règles de l'art. S'il advient que ces normes trouvent quelque pertinence à l'occasion
du traitement de contestations sur le terrain du droit, c'est dans la mesure seulement où les règles
juridiques alors applicables y renvoient explicitement ou à travers une catégorie comme celle de «
faute » ; elles ne sont pas pour autant « juridicisées ». Cependant, la spécification que nous venons de
tenter est celle d'un caractère attribuable à une norme tenue pour juridique - dès lors qu'elle est tenue
pour telle par l'effet des critères de validité admis par l'ordre considéré - et non de ce qui pourrait être
le critère même de sa juridicité. Notre perspective n'est donc pas celle des habituelles considérations
sur le rapport entre règle de droit et sanction. Selon nous, dire qu'une règle de droit est « justiciable »,
ce n'est pas énoncer ce qui permettrait d'identifier, dans une cohorte quelconque de normes, celles qui
sont juridiques et celles qui ne le sont pas, mais déduire une conséquence de cette qualification.

        Dégager un critère générique du juridique est un autre problème, qui relève d'une démarche, déjà
évoquée, de construction d'une définition stipulative du droit, opératoire pour certaines investigations
aux confins de la théorie du droit et de la sociologie juridique théorique, de pure sociologie du droit
(vérification de l'hypothèse et recherche des modalités empiriques d'un pluralisme juridique dans un
espace social donné), voire d'anthropologie juridique. Sans entrer en quête d'une telle définition,
rappelons que l'hypothèse du procès, la vocation à une mise en question devant un tiers, le recours
même à ce tiers intervenant, exercent de ce point de vue une forte attraction. Que l'on songe aux écrits
de quelques éminents auteurs engagés dans une élucidation des raisons d'être du droit, de sa singularité
ou, simplement, dans la recherche d'un critère universel du juridique, de Pachoukanis à M. Carbonnier,
en passant par A. Kojève et certains sociologues américains ou anthropologues (43). Si des théoriciens
et sociologues la négligent aujourd'hui dans leurs propositions de définition stipulative, il nous paraît
que celles-ci auraient beaucoup à gagner à prendre en considération, plus encore que la normativité
(44), la contestabilité ou la justiciabilité qui caractérise les règles à la lumière de l'expérience de
phénomènes de régulation qui sont le plus indiscutablement tenus pour du « droit ». Mais il s'agit là
d'une simple remarque en marge d'un propos qui est de rechercher à quelles conditions les assertions
ordinaires sur les caractères nécessaires des règles d'un ordre comme le droit étatique français peuvent
trouver un sens dès lors qu'est admise leur nature de modèle « agissant » à partir d'opérations
d'évaluation. A cet égard, affirmer que toute norme juridique se trouve sanctionnée est inexact si la
sanction s'entend d'une pression contraignant au comportement conforme à cette norme ou du
châtiment de sa violation. Il est préférable de constater que toute règle réputée appartenir à un tel ordre
a, par là même, vocation à servir de référence dans le traitement institutionnalisé des différends dans le
champ de cet ordre, et à voir, dans cette circonstance ou dans cette perspective, discuter sa
signification et sa portée.

        25. - Que reste-t-il de l'idée de contrainte dans tout cela ? Sa présence au sein des ordres
juridiques ne fait guère de doute, pas plus que les rapports polymorphes de ces ordres avec les
phénomènes de pouvoir ou de domination. Tout suggère que ces derniers passent autant par le discours
que constituent les énoncés du langage du droit, ou qui se déploie pour les légitimer, et par la « force
symbolique » de l'ordonnancement des normes, que par la teneur même des règles, l'objectivité
qu'elles tendent à conférer à l'ordre établi, les obligations et restrictions découlant de leur combinaison
ou de leur usage, les actes de coercition qu'habilitent certains d'entre eux ou par l'effet de reproduction
inhérent à tout modèle. Mais s'il y a beaucoup à retenir de ce qui a pu être écrit sur cette question (45),
c'est à la condition de ne jamais négliger l'ambivalence du droit souligné, notamment, par les
approches critiques (46). Plus encore : l'élucidation de la part et des voies de la contrainte exercée par
ou à travers les dispositifs juridiques commande que l'on se défie tout particulièrement des
interprétations globales, celles qui visent « le droit », ou « le droit moderne », ou même « le droit
positif français ». Elle requiert d'abord, au stade de l'analyse théorique comme de l'investigation
empirique, la considération sérieuse de l'outillage concret des corpus normatifs, donc de la diversité de
leur technologie. Dans cette perspective, les distinctions selon les types de règles, les analyses par
séquences de dispositions et secteurs qu'elles appréhendent, et plus encore la « mise à plat » des
conditions techniques de mise en oeuvre ou mobilisation des normes, seront rarement superflues. Ici
comme ailleurs le progrès de la connaissance suppose l'abandon des propos généraux sur « la force du
droit », quelle que puisse être leur vertu démystificatrice ou leur aptitude à suggérer des hypothèses
qui restent, dès lors, à vérifier. Qui en disconviendra ?

        Un minimum d'attention pour cette technologie de la régulation juridique fait douter que le droit
assure « l'encadrement normatif des conduites humaines, en imposant le respect de modèles de
comportement » (47). Veut-on dire qu'il impose en fait ou seulement qu'il prescrit ? Même en retenant
la seconde interprétation, l'assertion s'avère largement inexacte ou équivoque. Inexacte si l'on a égard à
l'extrême diversité des objets d'énoncés ayant vocation de référence pour agir, pour le guidage des
actions, sans être tous, tant s'en faut, des modèles de conduites. Inexacte, parce que si, dans cette
variété de leurs objets et dotés d'une obligatoriété d'usage et d'une aptitude à être déduits en justice, ces
modèles sont, bien entendu, destinés à « peser » sur les comportements effectifs dans les rapports
sociaux, ils le font en habilitant et encourageant certains actes ou actions plus souvent qu'en dissuadant
certains agissements. Equivoque, l'affirmation l'est dans sa concision, car elle néglige ce fait que les «
conduites » encadrées sont parfois des actes matériels ou juridiques que l'on entend garantir,
encourager ou éradiquer, mais parfois aussi des opérations spécifiquement juridiques
(accomplissement de formalités ou d'une procédure, prévision de clauses) orientées vers la réalisation
d'actes du même ordre ou de décisions dont la validité dépend de ces opérations : nombre de règles de
droit ont statut de normes techniques, de normes de technique juridique (48). Equivoque, elle l'est
enfin parce qu'elle ne peut rendre compte de la variété des modalités selon lesquelles les règles de
droit en vigueur tendent à exercer une pression effective en vue de l'accomplissement ou de
l'abstention d'actions aussi diverses, pas plus que des différences d'intensité de cette pression.

        Nous croyons que la conception réaliste de la règle de droit développée dans cette étude favorise
la prise en compte de cette diversité, qui caractérise la teneur des normes autant que les contextes et
les finalités de leur utilisation comme modèles, comme références. Elle autorise la compréhension de
la variabilité de leur relation téléologique (avérée ou supposée) aux actions qu'elles ont vocation à
guider. Par exemple, est-il indifférent d'observer que la dissuasion de nombre d'agissements jugés
socialement nocifs est recherchée par la formulation de normes d'incriminations qui dispensent de leur
prohibition formelle ? Ou que la promotion de certaines pratiques souhaitées, notamment au titre des
politiques publiques (songeons aux formules atypiques de « mise au travail » inventées par les
successives politiques de l'emploi ou de traitement social du chômage), passe par l'édiction de règles
toutes « techniques » qui les dotent d'un régime juridique particulier, leur attachent des avantages pour
les acteurs qu'elles sollicitent sans le dire, en les assortissant de quelque contrôle public ?

        Il importe plus encore d'avoir égard aux conditions dans lesquelles les règles, substantielles ou
procédurales, sont mobilisées par les « sujets ». Ces conditions résultent pour partie de dispositifs
juridiques procéduraux, mais elles tiennent aussi aux possibilités ou limitations d'action qu'aménagent
les normes substantielles, considérées dans leur articulation. Car, si l'on ne peut méconnaître la force
symbolique de l'ordre normatif - pas plus que l'évident et naturel phénomène de l'ignorance ou de la
connaissance approximative, mythique, de son contenu (49) - la première exigence est de se souvenir
que les normes ne se mettent pas d'elles-mêmes en mouvement. Leur mobilisation suppose des
initiatives, normalement tributaires des besoins, des intérêts, des connaissances des acteurs, seraient-ils
magistrats du parquet ou des agents chargés de veiller au « respect » de ces règles. Ce rappel n'est
jamais inutile. Pour la théorie du droit, il peut être l'utile enseignement d'une sociologie juridique elle-
même attentive aux données normatives par rapport auxquelles nombre d'actions prennent sens, même
si elles n'y trouvent pas toujours leur cause. La question des relations entre ensemble de règles
juridiques et actions nous paraît en effet située sur un terrain où ces deux disciplines sont
nécessairement complémentaires si l'on désire que leurs enseignements aient quelque validité (50). Le
travail de théorie ne peut ignorer la variété des usages sociaux des règles de droit (51) - l'utilisation
argumentative dans la négociation ou pour la justification d'actes autant que la poursuite du résultat
juridique promis par leur application (au troisième des sens plus haut distingués) - et l'ampleur des
phénomènes de négociation quotidienne sur les normes, y compris étatiques (52). La sociologie
juridique, pour sa part, serait vaine si elle ne prenait en compte la complexité et les subtilités de la
technique des ordres juridiques de référence, la « mécanique » de leur mise en oeuvre, ou encore les
intentions qui peuvent plus ou moins clairement présider à leur production (53). Diversité, tel est
décidément le maître mot ! Aussi bien lorsqu'il s'agit de décrire l'agencement interne des systèmes
juridiques contemporains qu'au moment de construire les méthodes d'investigations dont on espère un
progrès dans l'intelligence de la régulation juridique de nos sociétés.

       (1) Lexique de termes juridiques, 8e éd., Dalloz, 1990.

       (2) L'analyse ici proposée a été entreprise pour les besoins d'une thèse de doctorat soutenue en
1975. Elle a été précisée, éprouvée, au sein du CERCRID, à la lumière d'investigations sur la part du
droit dans le règlement des différends et dans le cadre d'un enseignement doctoral. Une occasion
supplémentaire de mise au point a été fournie par un séminaire (janvier 1990) du Centre de théorie du
droit de l'Université de Paris X.

       (3) V. Controverses autour de l'ontologie du droit, PUF, 1989 (signe des temps, ce recueil ne fait
aucune place à l'approche matérialiste du droit), et Définir le droit/1, Droits, 10/1989.

       (4) Mac Cormick, La texture ouverte des textes juridiques, in Controverses ..., préc., p. 115.

       (5) J. Carbonnier, Sur le caractère primitif de la règle de droit, in Flexible droit, 5e éd., LGDJ
1983.87 ; L. Raucent, Pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Duculot, 1975, p. 99 s.
       (6) Des corps de règles identifiables au sein des entreprises ou d'autres groupes infra-étatiques, ou
encore la lex mercatoria, sont-ils du droit ? Tel processus de régulation repéré au sein de communautés
paysannes ou de sociétés « primitives » relève-t-il du juridique ? S'il n'y a aucune raison d'affirmer que
le droit formulé et « sanctionné » par l'Etat mérite seul cette qualification, il convient de construire un
critère générique aux fins de repérage et d'analyse comparée des phénomènes de droit. Mais la
définition ainsi requise par certaines investigations historiques, sociologiques et anthropologiques ne
peut être que stipulative au sens où l'indique M. Troper (Pour une définition stipulative du droit,
Droits, 10/1989, p. 101).

       (7) Pour différents points de vue : Le système juridique, Arch. philo. droit, t. 31, Sirey, 1986. Pour
une opportune critique de la théorie autopoïétique de l'école de N. Luhmann, V. M. van de Kerchove
et F. Ost, Le système juridique entre ordre et désordre, PUF, 1988 (spéc. p. 149 s.).

       (8) V. Dictionnaire..., v° Régulation sociale, par J. Commaille. D'abord emprunté par la biologie à
la mécanique, puis adopté en sciences sociales où il connaît une belle fortune, le terme « régulation »
désigne parfois un phénomène touchant à la vie des règles (tel système normatif est-il auto-éco- ou
hétéro-régulé ?) ou le processus dans lequel elles sont créées, transformées, supprimées (ex. : J. D.
Reynaud, Les règles du jeu. L'action collective et la régulation sociale, A. Colin, 1989, p. 31). Nous
l'employons ici pour qualifier l'action de ces normes à l'égard des relations qu'elles visent, parce qu'il
nous paraît évoquer, à la fois, la reproduction d'un ordre, la possibilité de son amendement (le droit
est, par ses réformes ou par certaines procédures qu'il institue, instrument d'un certain changement),
mais aussi celle d'un « jeu », y compris d'un jeu avec les normes juridiques. C'est sans doute avec une
autre acception encore que publicistes et spécialistes de science administrative en usent lorsqu'ils
travaillent sur l'évolution de l'intervention étatique (V. J. L. Autin, Du juge administratif aux autorités
administratives indépendantes : un autre mode de régulation, Rev. dr. publ. 1988.1213, et les
références).

       (9) On trouve des distinctions, non concordantes, par exemple chez L. Duguit, H. Motulsky ou F.
Luchaire. - Comp. Dictionnaire..., préc., v° Règles, par J. Wroblewski, et v° Norme, par M. Troper et
D. Loschak.

       (10) P. Mayer, La distinction entre règles et décisions et le droit international privé, Dalloz, 1973 ;
G. de Geouffre de la Pradelle, Essai d'introduction au droit français-I, éd. Erasme, 1990, n° 37 (qui
distingue « principes », « règles » et « décisions » au sein d'un genre « normes »). Accueillant une
conceptualisation illustrée par Kelsen, J.F. Perrin distingue les normes générales, ou règles, et les
normes individuelles, telles que les ordres ou injonctions (Pour une théorie de la connaissance
juridique, Genève, Droz, 1979, p. 45 s.).

       (11) Il n'est pas de décision sans acte. Mieux : la décision est un acte (y compris la décision
implicite que des règles réputent avoir été prise) produisant, par son accomplissement même, l'effet
qu'elle recherche sur une situation concrète. C'est à son sujet que l'idée de « performatif » développée
par la théorie des speech acts a la plus indiscutable pertinence. Au contraire, la norme ne naît pas
nécessairement d'un acte (ex. des règles jurisprudentielles, au moins dans les systèmes ignorant le stare
decisis). Si elle procède d'un acte de législation (au sens matériel), la seule performance certaine de
celui-ci est précisément de la poser, d'en faire un élément de l'ordre normatif en vigueur. Elle va
ensuite vivre et agir comme simple produit de cet acte d'édiction, acquérir une « épaisseur » et une
efficience propres, par sa vocation à affecter un nombre a priori indéterminé de situations concrètes
(V. infra, n° 18).
       (12) Cf. les nombreux travaux de G. Kalinowski, à commencer par son Introduction à la logique
juridique, LGDJ, 1965. On se souvient de ses controverses avec l'« antiformaliste » Chaïm Perelman.

       (13) La question avait été abordée par J. Ray (Essai sur la structure logique du code civil français,
Alcan, 1926). Pour des références aux écrits sur ce thème de M. Villey, d'une part, de Motulsky, de
MM. Kalinowski et J. L. Gardies, de divers théoriciens étrangers, d'autre part, V. notre thèse : Des
oppositions de normes en droit privé interne, Lyon III, 1975, n° 4 s. Pour d'autres modalités de
reconstruction : R. Guastini, Lezioni sul linguaggio giuridico, Turin, Giappichelli, 1985, et Dalle fonti
alle norme, Turin, Giappichelli, 1990, p. 13 s.

       (14) A. A. Martino, Analyse automatique de textes juridiques et aide à la décision, Annales de


l'IRETIJ, n° 1, Montpellier, 1989, p. 59.

       (15) Implicitement opérée, dès 1923, par Kelsen (distinction des Rechtsnormen et des
Rechtssätze), la distinction de ces deux degrés du langage juridique aurait été explicitement énoncée
pour la première fois en 1948, par B. Wroblewski. Sur l'ensemble du thème, V. Le langage du droit,
Arch. philo. droit, t. XIX, Sirey, 1974. Pour une différenciation plus complexe, J. Wroblewski, Les
langages juridiques : une typologie, Droit et société, n° 8, 1988, p. 13.

       (16) C. Grzegorczyk, Le rôle du performatif dans le langage du droit, Arch. philo. droit, t. XIX,
Sirey, 1974, p. 229, et L'impact de la théorie des actes de langage dans le monde juridique : essai de
bilan, in Théorie des actes de langage, éthique et droit, PUF 1986, p. 165.

       (17) Pour une critique radicale de la distinction des règles normatives et des règles constitutives,
V. P. Amselek, Philosophie du droit et théorie des actes de langage, In Théorie des actes de langage,
éthique et droit, préc., p. 109 (spéc., p. 143 s.). - Contra C. Grzegorczyk, L'impact de la théorie des
actes de langage ..., p. 192-193.

       (18) S. Strömholm et H. H. Vogel, Le « réalisme scandinave » dans la philosophie du droit,


LGDJ, 1975, n° 97 s.

       (19) Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Bruxelles, Fac. univ. Saint-Louis, 1976, p. 33
s.

       (20) K. Olivecrona, H. L. A. Hart, M. Virally, Mac Cormick notamment.

       (21) Méthode phénoménologique et théorie du droit, LGDJ, 1964 (spéc. p. 217 s.), dont
l'influence sera aisément identifiable dans nos développements.

       (22) En ce qu'il ne paraît pas concevoir que les normes juridiques puissent être autres choses que
des modèles de conduite (V. en particulier, La phénoménologie et le droit, Arch. philo. droit, t. XVII,
1972, p. 185 ; Philosophie du droit et théorie des actes de langage, préc. ; Le droit technique de
direction publique des conduites humaines, Droits, 10/1989, p. 7). M. J. L. Sourioux accueille l'idée de
« modèles de référence », mais à propos de « propositions normatives de comportement »
(Introduction au droit, PUF, 1987, n° 24). L'interprétation que nous soutenons semble assez proche, en
revanche, de celle de J. F. Perrin (préc., p. 21 s.).

       (23) L'incertitude sur ce qu'est ce « milieu » (milieu social global, milieu judiciaire, milieu des
professionnels spécialistes de la matière ?) emporte toutes les conséquences que l'on sait sur la
positivité des règles imputées à cette pratique dénommée « jurisprudence », qui tient à la fois du
phénomène de presse, de l'autorité (des recueils et des commentateurs autant que des juges), de la
croyance partagée (E. Serverin, De la jurisprudence en droit privé. Théorie d'une pratique, P. U. Lyon,
1985 ; Ph. Jestaz, La jurisprudence, ombre portée du contentieux, D. 1989. Chron. 149).

       (24) Dans les configurations empirico-juridiques dont naissent ces conflits de compétence


normative que sont les conflits de lois dans le temps ou dans l'espace et les conflits de règles résultant
d'un concours de qualifications.

       (25) Cf. l'affaire de la diffusion d'images du rallye Paris-Dakar 1986, donnant à voir des véhicules
porteurs de publicités prohibées par cette loi anti-tabagisme (Paris, 10 janv. 1986, D. 1986, Flash n° 4 ;
Gaz. Pal. 1986.1.76).

       (26) G. Cornu, Les définitions dans la loi, in Mélanges dédiés à Jean Vincent, Dalloz, 1981, p. 77
(qui tient la définition pour « une norme juridique, un énoncé de droit positif », mais opère une
convaincante distinction entre définition réelle et définition terminologique qui appellerait, ici, un
développement plus nuancé).

       (27) J. B. Auby, Prescription juridique et production juridique, Rev. dr. publ. 1988.673. Il est
étonnant que, partant d'une conception très austinienne de la norme juridique, l'auteur ne découvre pas
davantage de « normes non prescriptives ».

       (28) C. Atias, Normatif et non normatif dans la législation récente de droit privé, Droit prospectif
1982-2, p. 219 ; A. Viandier, La crise de la technique législative, Droits, n° 4, 1986, p. 75 ; J. B. Auby,
préc.

       (29) A. Jeammaud, Consécration de droits nouveaux et droit positif. Sens et objet d'une
interrogation, in Consécration et usage de droits nouveaux, CERCRID, Université de Saint-Etienne,
1987, p. 9 s. - Sur la pratique des normes programmatiques : Les formulations d'objectifs dans les
textes législatifs, Droit prospectif 1989-4.

       (30) Les principes font une « percée » dans les arrêts de la Cour de cassation (B. Oppetit, Les
principes généraux en droit international privé, Arch. philo. droit, , t. 32, Sirey, 1987, p. 139, et Les «
principes généraux » dans la jurisprudence, Rapport aux entretiens de Nanterre, JCP éd. E, Suppl.
5/1989). Il est essentiel de distinguer les sens dans lesquels le terme est utilisé. - V. par exemple A.
Jeammaud, Les principes dans le droit français du travail, Dr. soc. 1982.618 ; Dictionnaire ..., v°
Principes du droit, par J. Wroblewski.

       (31) Motulsky, du Pasquier, J. Dabin, P. Pescatore, R. Lukic, dans la théorie de langue française.


Mais aussi MM. A. Decocq, M. Puech, P. Mayer, et en dernier lieu J. Héron (Etude structurale de
l'application de la loi dans le temps, RTD civ. 1985.277).

       (32) H. L. A. Hart, préc., p. 155 s. ; Mac Cormick, préc. (qui distingue utilement « texte de règle »
et « contenu de règle »).

       (33) V. CERCRID, Pour une réflexion sur les mutations des formes du droit, Procès 9/1982, p. 5 ;
Les standards dans les divers systèmes juridiques, Droit prospectif 1988-4.

       (34) B. Oppetit, L'hypothèse du déclin du droits, Droits, n° 4, 1986, p. 9.

       (35) Les contrats modernes, surtout lorsqu'ils sont modelés par des contrats types ou renvoient à
des conditions générales, donnent sans doute naissance à des normes individuelles qui s'ajoutent aux
obligations contractées par les parties ou les « équipent », en fixant les modalités de leur exécution ou
les conséquences de leur inexécution.
       (36) Théorie pure du droit, trad. Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, spéc. p. 318 s.

       (37) P. Amselek, Norme et loi, Arch. philo. droit, t. 25, Sirey, 1980, p. 89, et L'évolution générale
de la technique juridique dans les sociétés occidentales, Rev. dr. publ. 1982.275 (spéc., p. 285 s.).

       (38) V. en particulier G. Farjat, Réflexions sur les codes de conduite privés, et P. Sanders, Codes
of conduct and sources of law, in Le droit des relations économiques internationales, Etudes offertes à
B. Goldman, Litec, 1982, p. 47 et 281 ; M. Bettati, Réflexions sur la portée du code international de
conduite pour le transfert de technologie : éloge de l'ambiguïté, in Etudes offertes à C. A. Colliard,
Pédone, 1984, p. 83 et les références.

       (39) H. L. A. Hart, Le concept de droit, préc., p. 51 s.

       (40) La sanction ou l'inconnue du droit, D. 1986. Chron. 197.

       (41) E. Serverin, P. Lascoumes et Th. Lambert, Transactions et pratiques transactionnelles,


Economica, 1987, p. 6 s.

       (42) Si la contrariété d'une loi à la Constitution ne peut à ce jour être « sanctionnée » que dans une
mesure limitée tenant au régime d'accès à la juridiction constitutionnelle, les normes de la Constitution
et de son Préambule ont vocation à être maniées par les autres juridictions, administratives ou
judiciaires, pour évaluer des actes administratifs ou privés (mais non des règles à valeur législative),
interpréter d'autres règles, etc.

       (43) V. E. B. Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, EDI, 1970, p. 83 ; A. Kojève,


Esquisse d'une phénoménologie du droit, Gallimard, 1981, p. 18 s. ; J. Carbonnier, Sociologie
juridique, Thémis, PUF, 1978, p. 193 s. (et la référence à H. Kantorowicz) ; N. Rouland,
Anthropologie juridique, PUF, 1988, n° 40 s. - V. également, F. Ost et M. van de Kerchove, « Juris-
dictio » et définition du droit, Droits, 10/1989, p. 53.

       (44) Ce qui permettrait d'appréhender dans le champ les formes de « droit charismatique ».

       (45) Notamment, D. Loschak, Le droit discours de pouvoir, in Itinéraires. Etudes en l'honneur de


Léo Hamon, Economica, 1982, p. 429 ; CURAPP, Le droit en procès, PUF, 1983 (spéc. les études de
J. Chevallier et D. Loschak) ; G. Rocher, Droit, pouvoir et domination, Sociologie et sociétés
(Montréal), vol. XVIII, n° 1/1986, p. 33.

       (46) A. Jeammaud, « Critique du droit » en Francia : de la busqueda de una teoria materialista del
derecho al estudio critico de la regulacion juridica, Anales de la Catedra Francisco Suarez (Grenade),
n° 25/1985, p. 105. - Sur l'importance de cette « ambivalence » du droit moderne dans la réflexion d'un
philosophe considérable de ce temps, V. P. Guibentif, Et Habermas ? Le droit dans l'oeuvre de Jürgen
Habermas, Droit et société, n° 11/12, 1989, p. 159.

       (47) J. Chevallier, Droit, ordre, institution, Droits, 10/1989, p. 19.

       (48) Ainsi les règles de nos systèmes de droit ne relèvent-elles pas exclusivement du monde
éthique.

       (49) Nous ne voyons pas en quoi ce phénomène établirait la « fausseté sociologique » de la règle


couramment désignée par l'adage Nemo censetur legem ignorare. En effet, la teneur de cette norme est
en réalité que l'ignorance des règles juridiques ne saurait soustraire aux conséquences de leur
application.
       (50) Cf. tout un front de recherches françaises de ces dernières années, dont les principaux
animateurs sont P. Lascoumes et E. Serverin. On se reportera utilement à un récent article de ces
chercheurs : Le droit comme activité sociale. Pour une approche wébérienne des activités juridiques,
Droit et société, n° 9, 1988, p. 165.

       (51) CURAPP, Les usages sociaux du droit, PUF, 1989.

       (52) J. D. Reynaud, préc.

       (53) Certaines distinctions, qui s'attachent au fait que la conformation effective des choses aux
normes semble plus ou moins intensément recherchée ou attendue, peuvent alors fournir une
intéressante grille d'interprétation. Ainsi A. Supiot a-t-il opposé « règles de droit » et « règles de
normalisation » (Délégalisation, normalisation et droit du travail, Dr. soc. 1984.296, spéc., p. 304 s.)
pour étayer une lecture (un peu sombre) de l'évolution législative du droit du travail. Une telle
opposition nous paraît discutable, en particulier par le choix de dénier l'appartenance au « vrai droit »
de préceptes inscrits dans les lois et engendrant un maillage serré d'obligations. Il reste qu'elle
correspond à une plausible différence entre des dispositifs dont les auteurs entendent que les pratiques
s'y conforment absolument (ex. : les règles du code de la route ou celles relatives à la sécurité du
travail) - ils poursuivent une normalisation des actions - et ceux qui ouvrent des facultés ou, même «
impératifs », ont surtout pour sens pratique d'apprécier ex post les situations ou les actions (ex. : l'art.
212 c. civ. selon lequel « les époux se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance »). Il
vaudrait de rechercher systématiquement dans quelle mesure cette distinction se manifeste au sein de
corps de règles réputées d'ordre public (ex. : dans la législation du travail, y compris dans ses secteurs
aux allures les plus « réglementaristes »). Mais la signification de modèles de référence est, bien
entendu, commune à tous les énoncés en cause.

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