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MICHEL

ZÉVACO

LA REINE D’ARGOT
Tome 2

PRIMEROSE
Table des matières
PROLOGUE
Chapitre 1 – Jean de Pontalais
Chapitre 2 – L’enlèvement de Primerose
Chapitre 3 – Les deux Alcyndore
Chapitre 4 – L’aveu d’Alcyndore
Chapitre 5 – Un jaloux
Chapitre 6 – Primerose et Mme de Bagnolet
Chapitre 7 – Près du gibet de Montfaucon
Chapitre 8 – Comment fini l’enlèvement de Primerose
Chapitre 9 – Ce qui suivit
Chapitre 10 – L’hospitalité de Guillemette Pimprenelle
Chapitre 11 – Langrogne et Pontalais
Chapitre 12 – Où Montauban fait des siennes
Chapitre 13 – Le chemin de la Corderie
Chapitre 14 – Où Montauban continue à faire des siennes
Chapitre 15 – Un coup manqué
Chapitre 16 – Un coup réussi
Chapitre 17 – Une idée imprévue de Mme de Bagnolet
Chapitre 18 – Double coup de foudre
Chapitre 19 – Suite du double coup de foudre
Chapitre 20 – Fin du double coup de foudre
Chapitre 21 – Dans lequel on voit arriver les bateaux de sel
Chapitre 22 – Où Montauban voit enfin la fortune
Chapitre 23 – Après l’attentat
Chapitre 24 – Montauban se décide enfin d’aller voir le cardinal de
Lorraine
Chapitre 25 – Les choses se gâtent
Chapitre 26 – Montauban tient enfin la fortune
Chapitre 27 – Thibaut et Lubin se réconcilient avec Montauban
Chapitre 28 – Fâcheuse mésaventure de Nicolle de Savigny
Chapitre 29 – Où Langrogne apprend à ses dépends qu’il ne faut pas
se frotter au porc qui pique
Chapitre 30 – La mission de Montauban
Chapitre 31 – Le grand prévôt
Chapitre 32 – Où Noirville est étonné
Chapitre 33 – Choppin-le-Gentilhomme
Chapitre 34 – Choppin-le-Gentilhomme (suite)
Chapitre 35 – Fin de Choppin-le-Gentilhomme
Chapitre 36 – Place de Grève
ÉPILOGUE
PROLOGUE

Hoël, chevalier de Montauban, après avoir vendu ses maigres


possessions pour régler les dettes de son père, est venu à Paris tenter
fortune, riche de jeunesse mais dépourvu d’argent.

De l’auberge de la Pie Borgne, où il est descendu, il a vu à la fenêtre


d’une maison d’en face un ravissant et frais minois de jeune fille, et tout
un charmant roman d’amour est né au cœur des jeunes gens.

Primerose est entourée de haines farouches et de convoitises


ardentes. Fille du grand prévôt de Noirville, elle a été élevée par
Mme de Bagnolet, Alcyndore Ire, reine d’Argot, qui, sous un aspect
bienveillant, veut sa mort. Le cardinal de Lorraine la désire pour
maîtresse, le dauphin Henri également, et ces puissants personnages,
aidés de leurs séides, les moines Thibaut et Lubin, les chevaliers de Saint-
André, de Roncherolles, de Ville, l’entourent de leurs embûches.

Au moment où s’ouvre le présent récit, Primerose, à cheval, se rend


seule à Bagnolet faire visite à Mme de Bagnolet. Hoël de Montauban la
suit à distance respectueuse, pour veiller sur elle ; mais, amoureux
timide, il n’ose l’aborder.

Au détour du chemin, le cardinal de Lorraine, qui attendait la jeune


fille, lui fait l’aveu de son amour et, devant son méprisant dédain, ose
porter la main sur elle. Hoël accourt et met en fuite l’insulteur.

À ce moment, arrive l’escorte du dauphin ; fou de rage, le chevalier


fond sur les séides d’Henri et les chasse devant lui. Puis, il revient et, à
Primerose émue et rougissante, il fait l’aveu de son amour.

La jeune fille ne lui cache pas qu’elle l’aime aussi, mais tous les deux
sont pauvres, sans protecteurs.

Pour toute recommandation, Hoël possède une lettre adressée au


cardinal de Lorraine qu’il vient de maltraiter si rudement sans le
connaître. Il ira la lui présenter au plus tôt.

En attendant, il accompagne Primerose et les amoureux cheminent


tendrement sans se douter qu’ils sont suivis et épiés à chaque pas.
Chapitre 1

Jean de Pontalais

Montauban et Primerose, pendant ce temps, se dirigeaient vers le


château de Mme de Bagnolet. Primerose, si on s’en souvient, avait dit
qu’elle avait hâte d’arriver parce qu’elle espérait que Mme de Bagnolet
aurait peut-être de bonnes nouvelles à lui donner au sujet de sa famille
qui la faisait chercher.

De son côté, Montauban avait hâte de voir de près ces deux dames
de Bagnolet qui l’intriguaient et au sujet desquelles de vagues soupçons
lui étaient venus. En outre, il était pressé de savoir si sa demande serait
agréée. Sans savoir pourquoi, il se figurait que cette demande serait
repoussée.

Tous les deux désiraient donc arriver au plus vite. Et c’est pour cette
raison que tous les deux de bonne foi, avaient mis leurs chevaux au trot.
Et s’ils avaient gardé cette allure qui, en somme, n’était pas excessive, un
petit quart d’heure à peine leur eût suffi pour arriver à destination.

Mais ils avaient tant de choses à se dire, tant de confidences à se


faire. Au bout du compte, ils ne se connaissaient pas, ils ne savaient rien
l’un de l’autre. Et ils se mirent à bavarder. Et ce tête-à-tête, que tous deux
souhaitaient depuis si longtemps sans oser l’espérer, qui ne se
représenterait pas de sitôt peut-être, ce tête-à-tête leur paraissait si doux,
avait des charmes si puissants que, sans s’en rendre compte, d’instinct, ils
cherchèrent à le prolonger.

Ils ne gardèrent pas longtemps l’allure du trot. Ils mirent leurs


chevaux au pas. Et quand les premières maisons du village leur
apparurent, sans s’être concertés, ils s’arrêtèrent. Puis, toujours sans
s’être concertés, sans y prendre garde peut-être, ils firent demi-tour et
reprirent en sens inverse le chemin qu’ils venaient de parcourir.
Si bien qu’il y avait près d’une heure qu’ils étaient partis et ils
n’étaient pas encore entrés dans l’unique rue du village.

Si bien que Quinténasse et Boucassin les rattrapèrent. Contretemps


qu’ils n’avaient pas prévu et qui les contraria vivement. Heureusement
pour eux, Quinténasse, qui marchait en tête, les reconnut de loin. Il se
retourna et avertit Boucassin.

— Attention ! Ramène le manteau sur le nez et passons ventre à


terre, que cet amoureux du diable n’ait pas le temps de nous reconnaître.

En parlant, lui-même enfouissait complètement le nez dans les pans


du manteau et lançait son cheval au galop. Et ils passèrent sans que
Montauban fit attention à eux.

Enfin, ils s’attardèrent si bien qu’après Quinténasse et Boucassin, ce


fut Pontalais qui, sur sa mule chargée de provisions, les rattrapa.
Seulement il ne pesta pas, lui. Il se mit à rire doucement. Et en riant il se
disait :

« Et moi qui me mettais l’esprit à l’envers pour savoir comment je


pourrais prévenir mon brave chevalier !… Il était fatal qu’ils ne sauraient
pas résister au plaisir de demeurer en tête à tête le plus longtemps
possible, et je ne suis qu’un âne, un âne bâté encore, de n’y avoir pas
songé ! »

Et redevenant subitement sérieux :

« Seulement, voilà, je vais me faire honnir, moi, si je viens me jeter à


la traverse de ce tendre entretien !… Bah ! il n’y a pas moyen de faire
autrement ! »

Et il continua d’avancer, sans cacher son visage. En avançant, il


fouillait la route devant lui, aussi loin que sa vue perçante pouvait aller.

Montauban et Primerose avaient encore une fois tourné bride.


Maintenant, ils se dirigeaient de nouveau vers le village, et il est probable
que, cette fois, ils allaient se décider à le traverser et à se rendre enfin au
château. Si animés qu’ils fussent à leur entretien, ils sentirent bien que
quelqu’un venait derrière eux. Ils ne se retournèrent pas, ni l’un ni l’autre.
Mais, comme le chemin était plus large, ils appuyèrent sur leur droite
pour livrer passage à la personne qui venait derrière eux.

Pontalais avait mis sa mule au pas. Il passa lentement. En passant, il


tira son chapeau et salua, dans un geste théâtral. En même temps, de sa
voix tonitruante à laquelle il eut soin de mettre une sourdine, il laissa
tomber :

— Ne vous arrêtez pas… Ne bronchez pas… Suivez-moi sans en avoir


l’air.

Montauban n’avait pu réprimer un sursaut de surprise en le


reconnaissant. Peut-être, malgré sa recommandation, allait-il se récrier.
Mais Pontalais, en parlant, se livrait, à une pantomime si expressive qu’il
demeura bouche close. Cependant, il tira son chapeau et rendit le salut.

Pontalais passa. Il ne se retourna pas. Il pressa un peu le pas de


manière à distancer les deux jeunes gens. Sur sa droite, il avait remarqué
quelques ondulations de terrain couronnées de buissons. Ce fut derrière
ces buissons qu’il alla se placer.

Montauban et Primerose le suivirent. Et Montauban, qui


comprenait que quelque chose de grave se passait, du premier coup d’œil,
se rendit compte que, de l’endroit choisi par Pontalais, ils pouvaient
surveiller les deux côtés du chemin, tout en demeurant invisibles derrière
leurs buissons.

Quand les deux jeunes gens furent devant lui, Pontalais se


découvrit, s’inclina sur l’encolure de sa mule et, d’une voix où l’on sentait
percer une certaine émotion :

— Madame, dit-il, oserai-je vous prier de vous tenir un instant à


l’écart… Oh ! une seconde, pas plus… Juste le temps de dire deux mots à
M. de Montauban.
Il paraissait très embarrassé, le pauvre Pontalais. Montauban, qui
s’en apercevait, sourit malicieusement et le présenta :

— Monsieur de Pontalais, dont je vous ai parlé il y a un instant.

— Monsieur de Pontalais ! s’écria Primerose. Ah ! monsieur, soyez


remercié de tout mon cœur, vous qui vous êtes bravement exposé pour
secourir celui que j’aime !

Et dans un geste adorable de grâce ingénue, elle lui tendit la main.

Pontalais se courba et effleura respectueusement des lèvres le bout


des doigts aux ongles roses qu’on lui tendait. Et se redressant, prenant
subitement son air furieux :

— Ah ! madame, protesta-t-il, je vous assure que c’est bien malgré


moi que je l’ai fait ! Dieu merci, je ne suis point de ces braves à tous crins
qui ont la rage de se mêler de ce qui ne les regarde pas, ce qui peut les
conduire tout droit au gibet. Je suis un pauvre diable bien paisible, bien
pacifique, moi. Et j’avoue que j’ai une peur horrible de la potence.

— Alors, dit froidement Montauban, c’est encore malgré vous que


vous êtes en train de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ?…

Et en insistant sur les mots :

— Car vous vous mêlez, en ce moment, de ce qui ne vous regarde


pas, n’est-ce pas ?

— Oui, gronda Pontalais, et si je trouve le tourmenteur juré au bout


de cette équipée, je n’aurai que ce que j’aurai mérité !

Ayant dit ces mots, il se tourna vers Primerose comme pour lui
rappeler qu’il lui avait demandé de s’écarter un moment. Mais elle ne
bougea pas. Et fixant sur lui l’azur de son doux regard :

— Vous pouvez dire devant moi ce qui me menace, dit-elle avec le


plus grand calme, car c’est moi qui suis menacée, et c’est pour moi que
vous vous exposez. Je le sens, j’en suis sûre.

Pontalais, plus embarrassé, loucha du côté de Montauban, comme


pour l’appeler à son aide. Mais Montauban était aussi embarrassé que lui
maintenant. Et ce fut elle qui insista :

— Parlez sans crainte, Dieu merci, j’ai été élevée par une femme qui
n’a jamais su ce que c’était que d’avoir peur.

— Au fait, murmura Pontalais, il serait étrange que vous ne fussiez


pas brave, ayant été élevée par… de Bagnolet.

Et se décidant brusquement :

— Eh bien ! voici, tout à trac, de quoi il retourne : ce soir, quand elle


reviendra de Bagnolet, Madame doit être enlevée.

— Ah ! fit Montauban sans sourciller, et qui doit faire ce beau coup ?

— Avez-vous vu passer deux hommes tout à l’heure ?

— Je n’ai pas fait attention.

— Vous avez eu tort. Ces deux hommes sont Quinténasse et


Boucassin. Ils doivent vous guetter par là, dans le village.

— Bon, alors, je vois pour qui ils vont opérer.

— Non, vous vous trompez, fit vivement Pontalais.

Et le regardant avec une insistance significative :

— Il faudrait vous raconter la chose dans tous ses détails, et je n’ai


pas le temps de le faire ici. Les deux hommes que je viens de nommer
peuvent s’étonner de ne pas vous voir passer et revenir par ici.
Et comme Montauban esquissait un geste éloquent :

— Je sais, vous n’en ferez qu’une bouchée, reprit-il. Mais si vous


croyez qu’ils seront seuls, vous vous trompez étrangement. Voulez-vous
vous fier à moi ? Voulez-vous que je vous dise ce que vous devez faire tout
d’abord ?

— Parlez, répondit Montauban sans hésiter.

— Vous allez escorter Madame jusqu’au château. Seulement, au lieu


d’entrer pour faire votre demande en mariage… Ne vous ébahissez pas
ainsi, je sais bien d’autres choses encore que vous ne soupçonnez même
pas, vous… Je reprends : vous laissez Madame, après vous être assuré
qu’elle a bien franchi le pont-levis, qu’elle est en sûreté, et vous revenez
me trouver. Alors je vide mon sac et nous décidons ce qu’il convient de
faire… Vous en serez quitte pour faire votre demande un peu plus tard.

— Mais, fit Montauban dont l’œil étincelait, ce que vous me


conseillez me paraît on ne peut plus sensé.

— Par le corps de Dieu, bougonna Pontalais, il ferait beau voir qu’il


en fût autrement !

Et se tournant vers Primerose, qui écoutait sans se départir de son


calme souriant :

— Quant à vous, madame, vous ne bougez pas de chez


Mme de Bagnolet avant que le sire de Montauban ne vous ait avisée de ce
que nous avons convenu de faire.

— Et comment me préviendra-t-on ?

— Voilà le difficile ! fit Pontalais en se grattant le front d’un air


embarrassé.

Et il ajouta en lui-même :
« D’autant que je me doute bien qu’on ne doit pas entrer aisément
chez Alcyndore. »

Comme il se faisait cette réflexion, ses yeux, qui furetaient partout,


découvrirent Thibaut et Lubin qui s’avançaient sur le chemin. Et les
désignant aux deux jeunes gens :

— Voilà les messagers souhaités, dit-il. C’est Mercure qui nous les
envoie ! Mercure m’est particulièrement favorable aujourd’hui !…

— Thibaut et Lubin ! se récria Montauban. Il serait souverainement


imprudent de se fier à eux !…

— Vous me prenez pour un autre, protesta Pontalais.

Et s’adressant à Primerose :

— En entrant, madame, vous ne manquerez pas de prévenir que


vous attendez la visite de deux moines que vous nommerez : Thibaut et
Lubin. Ces deux moines viendront. Seulement, c’est moi qui serai l’un
d’eux. Maintenant, un conseil : ne soufflez mot à personne de cette
histoire… Pas plus à de Bagnolet qu’à d’autres.

Montauban tressaillit. Il lui semblait que Pontalais avait mis une


intonation bizarre dans ses paroles. Il lui semblait que c’était surtout
Mme de Bagnolet qu’il craignait de voir mise dans la confidence.

— Je n’en parlerai à personne, promit Primerose.

— Bien. Maintenant allez, nous n’avons que trop perdu de temps, fit
Pontalais avec une singulière autorité.

Les deux jeunes gens obéirent. Ils contournèrent les buissons,


revinrent sur la route et partirent au petit trot.

Thibaut et Lubin arrivèrent juste à point pour les voir. Précisément


ils étaient assez inquiets : ils se demandaient s’ils pourraient retrouver la
trace de celle qu’ils avaient ordre de suivre jusqu’à ce qu’elle fût de retour
chez elle.

— N’est-ce pas notre conspiratrice que je vois là-bas ? fit Thibaut qui
ramena aussitôt le capuchon sur le visage.

— Hélas ! oui, dit Lubin qui effectua la même manœuvre. Et n’est-ce


pas notre excommunié de Montauban qui est avec elle ?

— Hélas ! oui, gémit Thibaut.

Et ils s’arrêtèrent. Et ils se contemplèrent avec des airs navrés. Ils se


sentaient une furieuse démangeaison de tourner les talons et de détaler à
toutes jambes. Pourtant, ils comprirent que le danger n’était pas
imminent. « L’excommunié » s’en allait là-bas, ne se retournait pas, ne
paraissait guère songer à eux. Cela leur rendit quelque courage.

— Suivons-la, dit Lubin avec une certaine résolution.

Et ils s’élancèrent en courant.

Pontalais les vit passer. Et il sourit. Lui aussi il revint sur la route, et
il s’en alla tout doucement. À l’entrée du village, il y avait une auberge.
L’enseigne de cette auberge représentait une manière de potiron entouré
de rayons d’un jaune sale. Comme on n’aurait peut-être pas pu deviner la
signification de cette chose informe, l’artiste avait inscrit autour, en
grosses lettres du même jaune sale, ces trois mots : Au Soleil d’or. De
cette manière, on était fixé.

Pontalais entra dans la cour de cette misérable auberge et installa


lui-même sa mule devant le râtelier. Ceci fait, il pénétra dans la salle
commune, qu’il fouilla du regard dans tous ses coins. Il chercha
Quinténasse et Boucassin. Ne les voyant pas, il fut fixé.

— Il y a une autre auberge ici ? demanda-t-il d’un air indifférent à


l’hôte.
— Il y a le Porc qui sommeille, non loin du château, répondit celui-ci
d’un air pincé.

Pontalais comprit tout de suite que la jalousie rongeait l’hôtelier.

— Ce Porc qui sommeille ne me dit rien qui vaille, fit-il. Quant à


moi, je préfère votre honnête Soleil d’or. D’abord, le soleil luit pour tout le
monde ; on ne peut pas en dire autant d’un cochon. Et un cochon qui
sommeille, encore ! C’est pourquoi je resterai chez vous, brave homme.

— Et vous n’aurez pas lieu de le regretter, monsieur, s’épanouit


l’hôtelier, flatté. Vous l’avez dit, monsieur, c’est ici une honnête auberge,
et on ne saurait en dire autant de… Suffit, je m’entends… Et il ne faut
point se fier aux apparences, monsieur. Ici, la cuisine est des plus
soignées et la cave des mieux montées. Monsieur désire-t-il se rafraîchir ?

— Non, pas pour l’instant. J’ai une course à faire du côté du château.
Mais à mon retour, je ne serai pas fâché de tâter un peu de votre cuisine
et de votre vin.

— Monsieur verra qu’il ne le regrettera pas, répéta l’hôtelier, qui ne


variait pas beaucoup ses promesses.

Pontalais partit. Cette fois, il enfouit prudemment le nez dans le


manteau et il ouvrit tout grand le compas de ses immenses jambes. Il
passa devant le Porc qui sommeille, qui était une auberge d’assez belle
apparence, ce qui déjà eût suffi à justifier l’humeur jalouse du patron du
Soleil d’or. Et en passant, il reconnut, près d’une fenêtre ouverte,
Quinténasse et Boucassin, malgré la précaution qu’ils prenaient de se
dissimuler.

Il chercha des yeux Thibaut et Lubin. Il ne les découvrit pas. Mais il


aperçut Montauban qui, devant le pont-levis baissé du château, prenait
congé de Primerose et qui, l’ayant reconnu de son côté, mettait pied à
terre et feignait d’assujettir la sangle de son cheval pour lui donner le
temps d’approcher. Pontalais approcha en effet, mais il passa sans
s’arrêter. Montauban le suivit en flâneur, sans s’occuper de son cheval
qui, dressé à la manœuvre, se mit à le suivre comme un chien. Pontalais
s’arrêta quand il jugea qu’on ne pouvait plus le voir ni du château, ni du
Porc qui sommeille. Encore eut-il soin de se mettre derrière le tronc d’un
gros chêne. Montauban, l’aborda alors. Et de cet air froid qu’il prenait
dans les circonstances critiques :

— Dites-moi maintenant de quoi il retourne, fit-il.

Pontalais, sans chercher ses mots, lui répéta ce qu’il avait entendu
dire à de Ville.

Montauban tortillait nerveusement sa moustache. Pontalais reprit,


et sa voix se fit insinuante :

— En ma qualité de poète, j’ai composé un certain nombre de pièces


qui ont eu, je puis le dire, un beau succès quand je les ai représentées sur
mon théâtre. Or, j’ai vu dans cette affaire une farce mirifique à jouer au
sire de Ville. Écoutez l’idée qui m’est venue. Et si cette idée ne vous séduit
pas, eh bien ! nous chercherons autre chose.

Et Pontalais se mit à parler avec volubilité, mimant et jouant avec


un entrain endiablé ce qu’il racontait à Montauban attentif. Quand il eut
terminé, Montauban éclata de rire :

— Par la croix, de Dieu, fit-il en pouffant, c’est une fameuse idée que
vous avez eue là, et la farce est vraiment drôle ! Je vois d’ici la tête du
baron !

— Alors, vous acceptez ?

— Avec enthousiasme.

— En ce cas, s’écria Pontalais radieux, partez sans plus tarder. Jouez


votre rôle comme je vais jouer le mien et je vous réponds que nous aurons
une farce dont nous rirons longtemps entre nous. Dommage que je ne
puisse pas la donner sur mon théâtre.
Chapitre 2

L’enlèvement de Primerose

Montauban serra vigoureusement la main de Pontalais et, riant


encore de tout son cœur, il sauta en selle et partit au pas.

Pontalais le suivit de loin, en se donnant l’allure d’un flâneur.

Montauban s’arrêta devant la fenêtre ouverte du Porc qui


sommeille.

Quinténasse et Boucassin le voyaient venir depuis un moment. Ils


plongèrent précipitamment sous la table. Nous devons dire qu’ils
n’étaient plus seuls. Trois de leurs hommes venaient de les rejoindre et
étaient attablés avec eux. Ces trois-là se massèrent autour de la table de
manière à masquer leurs chefs le plus possible.

À l’appel de Montauban, l’hôtelier était accouru, apportant le flacon


de Beaugency qu’on venait de lui commander. Sans descendre de cheval,
Montauban, comme un homme qui meurt de soif, vida deux verres coup
sur coup. Il demeura là quelques minutes, causant de choses et d’autres
avec l’hôtelier qui, contrairement à la plupart de ses confrères, se
montrait plutôt taciturne. Puis il paya sa bouteille qu’il laissait à demi
pleine et il repartit.

Quand il se fut éloigné, Quinténasse et Boucassin sortirent de


dessous leur table. Ils jubilaient tous les deux.

— Zou, commanda Quinténasse, à cheval, vous trois. Suivez-moi


l’homme qui vient de s’arrêter. Suivez-le jusqu’à Paris. Là, vous irez
aviser M. le baron que l’homme est rentré. Il comprendra ce que cela veut
dire. Filez.

Les trois chenapans vidèrent leurs verres, se mirent en selle et se


mirent à la suite de Montauban, qui n’eut pas besoin de se retourner pour
les sentir sur ses talons. Il s’en alla ainsi jusqu’à la porte du Temple,
toujours suivi par les trois estafiers, qui ne le lâchèrent qu’assez loin, dans
la rue du Temple.

Quand leurs hommes furent partis, Quinténasse et Boucassin


exultèrent :

— Zou ! l’affaire est dans le sac !

— Notre fortune est faite !

Ils étaient si heureux qu’ils en oubliaient presque leur animosité. Ils


se souriaient sans arrière-pensée, une fois par hasard. Pour un peu, ils se
seraient embrassés.

— Nous tenons la pitchounette ! jubila Quinténasse.

— Maintenant que nous sommes sûrs que son galant ne sera pas là
pour la défendre ! rayonna Boucassin.

— Pas moinsse, fit Quinténasse qui redevint sérieux, ouvrons l’œil.


Ce serait notre ruine si nous la laissions passer sans la voir.

— Oh ! nous avons le temps, rassura Boucassin. M. le baron nous a


dit qu’elle ne passera probablement qu’à la tombée de la nuit.

— N’importe, ouvrons l’œil, je te dis.

Et, pour être plus sûrs de leur affaire, comme ils n’avaient pas
besoin de se gêner pour elle qui ne les connaissait pas, ils allèrent
s’installer au haut du perron.

Pendant ce temps, Pontalais s’approchait. Et il souriait en voyant


leur manège. Fixé de ce côté, il mit à chercher des yeux Thibaut et Lubin.
Il s’étonnait de ne plus les voir.
Et tout à coup, il les aperçut à quelques pas devant lui. De quel trou
sortaient-ils ? Pontalais essaya de le découvrir. Il dut y renoncer. Il
s’approcha d’eux sans en avoir l’air, ouvrant toutes grandes ses larges
oreilles.

Thibaut et Lubin, malgré la peur qui leur tordait les entrailles,


avaient suivi Montauban et Primerose jusqu’aux abords du château. Ils
s’étaient arrêtés en voyant que les deux amoureux s’arrêtaient eux-
mêmes devant le pont-levis. Ils avaient compris que la jeune fille allait
entrer dans ce château et que le jeune homme la quittait là. Ils se
regardèrent, avec un air triomphant.

— Nous avons donc mené à bien la moitié de notre tâche, dit


Thibaut.

— Nous savons où elle allait, dit Lubin.

— Tâche ardue, et combien périlleuse, frère Thibaut, devant laquelle


d’autres auraient échoué.

— Mais qui n’était cependant pas au-dessus de nos forces et de notre


intelligence, frère Lubin.

— C’est que, grâce à Dieu, nous sommes particulièrement favorisés


sous tous les rapports. Il ne nous reste plus qu’à attendre la sortie de
notre conspiratrice et à accomplir la seconde moitié de notre tâche.

— Plus ardue et plus périlleuse encore que la première. Mais que


nous mènerons vaillamment à bout.

— Si seulement cet excommunié consentait à nous céder la place !…

Comme s’il avait voulu leur donner satisfaction, « l’excommunié »


précisément s’éloignait en leur tournant le dos. Leurs bouches se
fendirent jusqu’aux oreilles en des sourires béats. Ils se rapprochèrent
des fossés du château. Leur terreur étant tombée avec le départ de
l’excommunié, ils ne se gênaient plus.
Leur quiétude ne dura pas longtemps. Ils aperçurent Montauban
qui revenait vers eux. Avec une célérité et une adresse vraiment
étonnantes, ils disparurent en un clin d’œil, tels des rats monstrueux
plongeant dans un trou.

Montauban s’éloigna pour de bon cette fois. Et ce fut alors que


Pontalais les aperçut.

— Mon frère, dit Lubin, ne demeurons pas ici. On pourrait nous voir
de ce château. Et il ne faut pas donner l’éveil à notre conspiratrice.

— Cependant, puisque nous devons la suivre, il faut bien que nous


guettions sa sortie.

— Sans doute, mais nous guetterons tout aussi bien de ce cabaret


que je vois là-bas et qui me paraît fort engageant.

— C’est ma foi vrai. Allons-y donc, mon frère. D’autant que, après
toutes ces émotions, une bonne bouteille viendrait à point pour nous
remettre d’aplomb.

Et avec cet air majestueux et attendri qu’ils prenaient chaque fois


qu’il s’agissait d’une bonne bouteille, ils se dirigèrent vers l’auberge. Mais
ils n’avaient pas fait quatre pas qu’ils virent Quinténasse et Boucassin
paraître sur le perron et s’y installer. Et ils demeurèrent cloués sur place.

Le pis est que Quinténasse et Boucassin les avaient déjà reconnus


quand ils avaient passé à la suite de Montauban et de Primerose. Cette
arrivée inattendue des moines les avaient exaspérés. Ils se disaient avec
une apparence de raison, que si les deux religieux ne marchaient pas sur
leurs brisées, leur présence obstinée pouvait les gêner considérablement,
et peut-être faire échouer leur affaire. Ils avaient été pris d’une furieuse
envie de tomber sur les deux gêneurs, à bras raccourcis.

La présence de Montauban avait refréné cette envie qui pouvait être


dangereuse pour eux. Mais maintenant Montauban n’était plus là. À leur
tour, ils estimaient qu’ils n’avaient plus besoin de se gêner.
Thibaut et Lubin s’arrêtèrent donc en les voyant. Et tout aussitôt
leurs têtes disparurent au fin fond du capuchon rabattu. Mais maintenant
qu’ils se trouvaient devant un cabaret ils se sentaient une soif ardente,
une faim féroce. Et comme rien ne les rendait aussi entreprenants que la
faim et la soif, ils résolurent de risquer le coup en se disant que peut-être
ils n’avaient pas été reconnus et ne le seraient peut-être pas. Et se
soutenant mutuellement, ils reprirent leur marche vers l’auberge.

Et Pontalais était sur leurs talons qui ne les perdait pas de vue et qui
entendait tout ce qu’ils disaient.

Hélas ! comme ils approchaient des marches du perron,


Quinténasse sortit son large poignard, avec lequel il se mit à jouer d’une
manière terriblement inquiétante. Et, rivant sur eux des yeux féroces,
d’une voix terrifiante :

— Tu vois ces deux frocards, dit-il, s’ils ont la mauvaise inspiration


de mettre le pied sur ce perron, je leur boute ce poignard dans le ventre.
Millodious, moi, je suis curieux de savoir si c’est du sang ou du vin qu’ils
ont dans les veines.

Thibaut et Lubin n’étaient pas sourds. L’eussent-ils été que


Quinténasse hurlait de manière à se faire entendre de l’oreille la plus
bouchée. Ils entendirent donc à merveille. Ils sentirent le frisson de la
petite mort leur courir le long de l’échine. Ils ne s’arrêtèrent pas. Mais ils
firent instantanément une conversion qui les écarta du dangereux perron.
Et ils se gardèrent bien de souffler mot. Et ils passèrent à distance
respectueuse, en se donnant des airs dignes, comme s’ils n’avaient pas
entendu.

— Et moi, dit Boucassin, s’ils ne se dépêchent de filer et de


disparaître, je leur envoie ce tabouret de chêne massif dans le dos et je les
assomme tous les deux.

Un double gémissement caverneux jaillit des profondeurs des


capuchons. Les deux pauvres diables terrifiés crurent entendre le
sifflement du projectile dont on les menaçait, lancé à toute volée par la
monstrueuse patte du colosse. Et oubliant toute dignité, ils détalèrent au
triple galop, soutenant d’une main leur énorme bedaine et de l’autre
retroussant le froc qui entravait leur fuite.

Quinténasse et Boucassin, sans pitié ni retenue, les poursuivirent de


menaces effroyables, entrecoupées de bruyants éclats de rire.

Pontalais, qui riait sous cape, allongea ses deux immenses jambes
et, sans courir, se maintint aisément derrière eux.

Thibaut et Lubin enfilèrent d’une traite toute la rue et ne


s’arrêtèrent, à bout de souffle, qu’à l’extrémité du village. Le hasard, ou ce
flair particulier aux ivrognes, fit qu’ils s’arrêtèrent précisément devant le
Soleil d’or. Ils soufflèrent d’abord. Quand ils furent remis, ils se
regardèrent en silence, avec cet air de mélancolique résignation que nous
leur connaissons.

— Tous les démons d’enfer sont donc acharnés après nous ! gémit
Thibaut.

— Hélas ! si Dieu ne nous vient en aide, nous sommes perdus !


larmoya Lubin.

Ils demeurèrent encore un instant sans voix, accablés par le


malheur. Alors une autre inquiétude leur vint :

— Comment faire maintenant pour surveiller la conspiratrice ?

Machinalement, ils firent quelques pas. Ils s’éloignèrent de


l’auberge sans l’avoir vue dans leur désarroi. Ils n’allèrent pas loin. Ils
s’arrêtèrent au bord d’un fossé.

— Asseyons-nous au bord de ce fossé, proposa Lubin. Nous nous


reposerons un peu. Et comme la conspiratrice devra passer par ici pour
rentrer à Paris, nous ne manquerons pas de la voir.

— En outre, en cas de danger, nous pourrons chercher notre salut au


fond de ce fossé, dit Thibaut.

Et avec une certaine fierté :

— C’est une manœuvre que nous connaissons on ne peut mieux,


maintenant.

Ils s’assirent, les jambes pendantes dans le fossé. Et ils soupirèrent :

— Si seulement nous avions de quoi apaiser notre soif et notre faim.

Et tout à coup, ce fut un cri de joie délirante :

— Et nos mules que nous avons oubliées !… Nos mules qui portent
nos provisions !… Nous sommes sauvés !…

Ils furent aussitôt debout, toute trace de fatigue disparue. Et ils


s’élancèrent ensemble dans la direction du boqueteau. Au bout de
quelques pas, Lubin s’arrêta :

— Mon frère, dit-il, nous ne pouvons déserter notre poste tous les
deux en même temps. Il faut que l’un de nous reste ici pour surveiller
pendant que l’autre se sacrifiera et ira chercher les mules.

C’est juste, fit Thibaut. Eh bien ! je vais me sacrifier.

— Allez donc, accepta Lubin, et, faites vite, mon frère. Songez que je
meurs de soif et de faim.

Thibaut partit bravement. Lubin se rassit mélancoliquement au


bord du fossé. Comme il s’ennuyait tout seul, il étudia les lieux pour se
distraire. C’est alors qu’il découvrit l’enseigne du Soleil d’or à laquelle ni
lui ni Thibaut n’avaient fait attention. Il fut sur le point de se lever et d’y
entrer. Car, par un phénomène assez compréhensible, à force de répéter
qu’il avait faim et soif, il avait fini par avoir réellement faim et soif. Mais il
réfléchit qu’il n’avait pas d’argent. C’était Thibaut qui avait leur bourse.
Et il dut se résigner à l’attendre.
Enfin Thibaut reparut. Il traînait par la bride une mule. Une seule,
et pour cause. Et il marchait tête basse, l’air plus accablé que jamais. Déjà
il commençait à larmoyer pour raconter sa double déconvenue :
disparition d’une mule et perte totale de leurs provisions. Lubin ne lui en
laissa pas le temps. D’un doigt triomphant, il montra l’enseigne de
l’auberge. Et cela suffit. Thibaut rayonna. Et comme, par suite du même
phénomène, il enrageait, lui aussi, de faim et de soif, il eut ce seul mot :

— Allons !…

Pontalais avait entendu tout ce qu’ils avaient dit. Il y avait déjà un


moment qu’il ne s’occupait plus d’eux. Pour mieux dire, il s’en occupait
encore, seulement il s’en occupait à l’intérieur de l’auberge. Et il les
attendait de pied ferme, ayant fait une mise en scène soignée, en homme
de métier. C’est-à-dire qu’il était assis devant une table sur laquelle était
étalée une nappe propre. Devant lui, un pâté énorme, une volaille plus
énorme encore et une demi-douzaine de flacons d’aspect vénérable. Et il
attendait l’omelette mordorée que l’hôtelière était en train de lui
confectionner.

Thibaut et Lubin entrèrent donc et ils aperçurent Pontalais devant


sa table précieusement chargée. Et ils ne virent plus que cette
bienheureuse table. Comme ils se savaient la bourse bien garnie, ils
eurent le verbe haut. L’hôtelier s’approcha et prit leur commande.
Seulement Pontalais lui avait fait sa leçon et, après avoir pris la
commande, il prononça :

— Excusez-moi, mes révérends, mais ici, on paye d’avance.

Et, en manière d’excuse, il ajouta :

— C’est l’usage.

Sans en avoir l’air, Pontalais les guignait du coin de l’œil, attendant


avec curiosité l’effet produit par cette demande.

Thibaut et Lubin ne se formalisèrent pas, ne s’émurent aucunement.


Thibaut se fouilla. Il le fit avec cette assurance tranquille de l’homme qui
n’a qu’à puiser dans sa bourse. Il se fouilla, se refouilla, et dut s’avouer
qu’il n’avait rien dans la poche. Il ne s’inquiéta pas. Il dit paisiblement :

— Payez, mon frère. C’est vous qui devez avoir la bourse.

L’hôtelier qui tendait la main la retira avec un sourire goguenard. Et


il décocha à Pontalais un coup d’œil qui semblait dire : ma foi, vous aviez
deviné !

— Mais je n’ai pas la bourse, mon frère, bégaya Lubin qui pâlit.
Souvenez-vous. Vous l’avez gardée ce matin, lorsque nous fîmes nos
emplettes.

Néanmoins, pour l’acquit de sa conscience, il se fouilla. Thibaut


recommença de son côté ses recherches. En pure perte. Ils n’avaient
garde de la trouver cette bourse, puisque c’était celle-là même que
Pontalais avait trouvée dans le fossé où ils l’avaient perdue.

Les moines se mirent à gémir, à s’arracher les cheveux. L’hôtelier,


impassible, leur montra la porte. Alors ils pleurèrent, implorèrent la
charité d’un pauvre morceau de pain et d’un doigt de vin. L’hôtelier,
féroce, ouvrit sa porte d’abord, et saisit un balai qui, comme un fait
exprès, se trouva à portée de sa main.

Thibaut et Lubin, courbant l’échine, battirent en retraite, en


reniflant, suprême supplice, l’odeur délectable de l’omelette fumante
qu’en ce moment on déposait devant Pontalais.

À ce moment, comme s’il sortait d’un rêve, Pontalais interrogea :

— Que se passe-t-il donc ? Que signifie tout ce bruit ?

— Monsieur, fit l’hôtelier en s’inclinant, ce sont ces faux moines qui


ont voulu me soutirer un souper sachant bien qu’ils n’avaient pas
d’argent.
— Nous en avions. Malheureusement, nous l’avons perdu, protesta
Thibaut.

— Et nous ne sommes pas de faux moines, s’indigna Lubin.

Ils se cramponnaient maintenant avec le vague espoir qu’un miracle


allait s’accomplir en leur faveur. Pontalais feignit de les regarder pour la
première fois.

— Mais, dit-il, ce sont de vrais moines, en effet. Je les reconnais.


C’est frère Thibaut et frère Lubin.

Et prenant un air sévère, il admonesta l’hôtelier interdit :

— Êtes-vous Turc ou Maure ? Quoi, vous avez refusé un morceau de


pain à deux saints hommes de Dieu ! Je ne sais ce qui me retient de vous
étriller comme vous le méritez, hôtelier du diable, mauvais
empoisonneur !

Se levant précipitamment, il s’inclina devant eux avec un respect


exorbitant. Et prenant son air le plus engageant, il invita :

— Asseyez-vous là, mes révérends, et faites-moi la grâce de partager


mon modeste repas.

Cette voix, tonitruante qui, en toute autre circonstance, les eût fait
frémir d’effroi, retentit comme la plus suave des musiques aux oreilles
des deux affamés. Ah ! il n’y eut pas besoin de renouveler l’invitation.
Avec des sourires larges d’une aune, des yeux luisants comme des braises,
ils s’attablèrent et attaquèrent l’omelette fumante avec cette fougue qui
les distinguait.

Après l’omelette, ils passèrent au pâté : leur pâté qu’ils ne


reconnurent pas. Pontalais les servait copieusement et leur versait rasade
sur rasade d’un petit vin d’Anjou des plus agréables. Mais s’il les soignait
avec une sollicitude intéressée, il ne s’oubliait pas lui-même pour cela. Et
il engloutissait victuailles et liquides avec un entrain qui faisait
l’admiration de Thibaut et de Lubin, lesquels étaient pourtant doués d’un
appétit formidable.

Cependant, si goinfres et si ivrognes qu’ils fussent, ils venaient de


trouver leur maître. En effet, Pontalais, ferme comme un roc, avait gardé
toute sa lucidité, alors qu’eux se sentaient déjà l’esprit obscurci par les
fumées du vin.
Chapitre 3

Les deux Alcyndore

Le château de Mme de Bagnolet avait toutes les apparences d’un


véritable château fort. Un mur d’enceinte crénelé, flanqué de tourelles,
étayé par de puissants contreforts, l’entourait de toutes parts. Un fossé
large, profond, précédait ce mur déjà très haut et en rendait l’escalade à
peu près impossible.

Comme une forteresse, il avait sa garnison. Et une garnison assez


importante. Après avoir franchi le pont-levis extérieur sous la voûte large,
profonde, de la porte monumentale flanquée de deux tours carrées,
massives, terminées en terrasse crénelée qui permettait d’aller de l’une à
l’autre, surmontées de guérites en maçonnerie, on trouvait deux corps de
garde : un dans la tour de droite, l’autre dans la tour de gauche. Chacun
de ces corps de garde était occupé par une dizaine de soldats. Non point
des laquais armés, mais de vrais soldats commandés par un officier qui,
ma foi, avait une allure superbe.

Pour l’instant, cet officier n’était autre que Choppin-le-


Gentilhomme, un des quatre gardes du corps d’Alcyndore sous le
déguisement de Jean de Maubert. Seulement Choppin-le-Gentilhomme
était grimé avec un art si parfait que, sous ce costume d’officier, nul n’eût
pu reconnaître en lui le truand assez élégant que nous avons entrevu à la
suite de Jean de Maubert.

Le château se dressait au bout de l’avant-cour et il fallait franchir un


second pont-levis pour y entrer. Là on ne voyait plus de corps de garde.
Mais on trouvait un vaste vestibule somptueusement meublé. Et sur les
banquettes de chêne massif, recouvertes de velours cramoisi, nuit et jour,
veillaient douze laquais revêtus d’une livrée magnifique. Comme par
hasard, ces douze laquais étaient tous des colosses de taille à faire loucher
ce géant qu’était Boucassin. Tous, ils portaient au côté droit, pendu à un
ceinturon de cuir doré, un large coutelas enfermé dans une gaine de
velours cramoisi.

Tout de suite à l’entrée du vestibule se trouvait ce que l’on appelait


l’appartement de M. le gouverneur. Ce gouverneur n’était autre que le
vieux truand Eustache Coppegorge. Mais lui aussi, comme Choppin-le-
Gentilhomme, était absolument méconnaissable sous la cuirasse
étincelante qui lui donnait l’allure d’un vieux capitaine.

Enfin tout un monde de serviteurs, de servantes et de pages vivaient


dans ce mystérieux manoir. En sorte que nous pouvons dire en toute
assurance que Mme de Bagnolet, dans sa forteresse, était aussi bien
gardée, si ce n’est mieux, que l’était le roi François en son Louvre.

Dans un cabinet meublé avec ce même luxe inouï, avec on ne sait


quoi d’original qui sentait le disparate, que nous avons déjà observé en
son hôtel de la rue Sainte-Catherine, blottie dans un immense fauteuil
surmonté de ses armoiries, se tenait la dame de Bagnolet ou Alcyndore
1re, comme on voudra.

Près d’elle, assise sur un fauteuil plus petit, penchée sur une
tapisserie à laquelle ses doigts fins et fuselés s’activaient avec une adresse
et une célérité rares, se tenait une adorable jeune fille de dix-huit ans à
peine.

Cette jeune fille, c’était Alcyndore, celle que, jusqu’ici, nous n’avons
vue que sous des traits masculins, sous le costume de cavalier du sire de
Jean de Maubert.

Entre elle et sa mère, de même qu’entre elle et Jean de Maubert, le


contraste était saisissant. Mme de Bagnolet était un chef-d’œuvre de
peinture vivante. On eût vraiment cherché sur le visage d’Alcyndore la
trace d’un coup de crayon, pas plus que le moindre atome de poudre.
C’était la splendide carnation de la blonde, c’était l’éblouissante fraîcheur
de la prime jeunesse qui n’a pas besoin de recourir aux fards.
Mme de Bagnolet et Jean de Maubert étaient toujours vêtus de costumes
somptueux, éclatants. Alcyndore portait une robe de laine blanche toute
simple, toute unie, maintenue à la taille par une cordelière de laine
également. Peut-être sous cette ample robe blanche dissimulait-elle le
costume masculin de Jean de Maubert. Peut-être. En tout cas, à la voir, il
était impossible de le deviner. Enfin Mme de Bagnolet et Jean de Maubert
étaient toujours parés de bijoux précieux en telle quantité que cela leur
donnais un peu l’air de deux éventaires d’orfèvre vivants. Alcyndore
n’avait pas le plus petit bijou sur elle.

Telle qu’elle était là, il était impossible de rêver jeune fille plus
ravissante, dans tout l’éclat de ses dix-huit printemps. Un reproche
cependant : trop de hardiesse dans le regard, trop de décision dans des
gestes un peu trop virils. Mais ces oublis étaient réparés si vite et avec
tant de grâce que, s’ils ne passaient pas inaperçus, ils ajoutaient un
charme de plus à sa beauté réellement captivante.

Tout en s’activant à la tapisserie qu’elle tenait sur ses genoux,


Alcyndore finissait de parler. Elle venait de raconter à sa mère comment
elle avait fait la connaissance du chevalier de Montauban.

Alcyndore mère l’avait écoutée avec une attention soutenue. Et, sans
en avoir l’air, elle rivait sur sa fille son regard indifférent qui était
singulièrement pénétrant. Mais Alcyndore sentait peser sur elle le regard
maternel et elle montrait un visage impénétrable. Du moins elle le
croyait.

Après un court silence, Mme de Bagnolet prononça d’un air détaché :

— Laissons cela et parlons affaires sérieuses. Où en sommes-nous


au sujet de ces bateaux de sel ?

— Ils arrivent, madame. Noirville et Jean Morin ignorent encore


cela. Mais nous le savons, nous. Esclaireau-les-Mains-Rouges et
Barbiton-la-Hure ont préparé toutes choses sur mes indications. Les
bateaux seront subtilisés avant d’entrer dans Paris, avant même que leur
arrivée soit connue de Noirville.

— Où comptez-vous cacher cet argent ?


— Les sacs seront déposés momentanément à l’hôtel de Nesle. Vous
savez que l’hôtel est abandonné. Nul ne s’en occupe, nul n’y vient. On dit
bien que le roi va le vendre et qu’il sera démoli. En attendant, il est
toujours là, toujours abandonné, tombant de plus en plus en ruine. Et
comme jamais les gens de la prévôté ne s’y hasardent, il sert de refuge à
ceux d’Argot, d’Égypte et de Galilée.

— N’importe, il faudra les y laisser le moins longtemps possible. Je


ne serai vraiment rassurée que lorsque je saurai cet or ici, enfermé dans
nos caves.

— Je vous ai dit que mon intention était de ne pas les y laisser plus
de deux ou trois jours.

— Bien, dit Mme de Bagnolet.

Elle réfléchit une seconde, et reprit de ce ton bref, sec, de souveraine


interrogeant un ministre :

— Et le roi François ?

Et Alcyndore, avec la concision d’un agent faisant son rapport,


répondit :

— J’ai vu le comte d’Aumale. Il m’a fait entendre à demi-mot ce que


j’avais déjà deviné chez Nicolle de Savigny, à savoir qu’il comptait sur moi
pour trouver un homme sûr qui consente à se charger de cette besogne. Il
est certain qu’il vaut mieux que nous la fassions nous-mêmes.

— Qui avez-vous chargé de cette besogne ?

— Esclaireau et Barbiton, toujours.

— C’est donc une affaire à peu près réglée aussi. Le dauphin ?

— Son règne ne sera pas long. Nicolle de Savigny se chargera de lui


faire prendre du poison que nous lui remettrons quand nous jugerons le
moment venu.

— Reste donc le comte d’Aumale. Où en êtes-vous avec lui ?

— Nous avons pris rendez-vous avec lui et son oncle le cardinal pour
la présentation à celle qui doit être sa femme. Mais il me paraît essentiel
que la connaissance se fasse en dehors du cardinal.

« D’autre part, l’idée que vous avez eue de nous concilier la faveur
du dauphin en lui rendant quelque service important me paraît
ingénieuse. J’y ai réfléchi et je crois avoir trouvé un expédient qui nous
permettra de faire d’une pierre deux coups. Mais il vous faudra y
retourner à notre maison de la rue Sainte-Catherine.

— Qu’à cela ne tienne, j’y rentrerai dès ce soir, décida


Mme de Bagnolet, sans demande d’explication.
Chapitre 4

L’aveu d’Alcyndore

À ce moment, une lourde tenture de damas qui masquait la porte


d’entrée se souleva, et Choppin-le-Gentilhomme parut sans avoir été
annoncé.

— Qu’y a-t-il, Choppin ? s’informa Mme de Bagnolet avec douceur.

Choppin-le-Gentilhomme tressaillit comme s’il était brusquement


arraché à un rêve.

— Les guetteurs, dit-il, signalent l’approche de Mme Primerose. Mais


comme elle est escortée par quelqu’un qui semble vouloir l’accompagner
jusqu’ici, j’ai cru devoir venir prendre vos ordres madame.

— Primerose ne vient pas seule ! s’étonna Mme de Bagnolet. Et qui


donc peut bien l’accompagner ?… Serait-ce par hasard ce chevalier de
Montauban ?

— C’est lui, en effet, madame. Je suis monté sur la tour du guet et


j’ai reconnu ce gentilhomme que j’avais vu à la Pie borgne.

Mme de Bagnolet parut réfléchir. Et en réfléchissant, elle observait


sa fille à la dérobée.

— Eh bien ! trancha Mme de Bagnolet, puisque c’est son galant (et


elle insistait sur le mot en coulant à la dérobée un coup d’œil sur
Alcyndore, qui baissait de plus en plus le nez sur sa tapisserie) que
Primerose nous amène, tu le recevras comme un ami. D’ailleurs, tous
ceux que ma fille Primerose nous amènera doivent être reçus comme des
amis. Tu m’entends, Choppin ?

— Bien, madame.
— Va, Choppin, va, congédia la dame de Bagnolet, avec son air de
souveraine bienveillance.

Choppin-le-Gentilhomme eut une imperceptible hésitation. Son


regard menaçant fit le tour de la pièce, comme s’il y cherchait un invisible
ennemi. Puis il s’inclina sans rien dire et sortit d’un pas rude.

Entre la mère et la fille, demeurées seules, il y eut un instant de


silence. Alcyndore ne levait pas le nez de dessus sa tapisserie, à laquelle
elle s’activait plus fiévreusement que jamais. Mme de Bagnolet l’observait
toujours à la dérobée. Elle se leva, s’approcha, lui saisit les deux mains,
l’obligea doucement à se lever, et, l’attirant à elle :

— Regarde-moi, ma fille, regarde-moi bien en face.

En disant ces mots, elle plongeait son regard scrutateur dans les
yeux de sa fille, comme si elle avait voulu lire au plus profond de son
cœur. Alcyndore, d’ailleurs, ne chercha pas à se soustraire à l’examen
maternel qu’elle soutint, sinon avec assurance, du moins loyalement. Ce
fut bref. Mme de Bagnolet la lâcha et, hochant la tête :

— Tu aimes ce jeune homme, dit-elle.

Ce n’était pas une question qu’elle posait. Elle affirmait


catégoriquement, avec l’accent, d’une conviction inébranlablement assise.
Alcyndore ne se déroba pas. Sans hésiter, en toute loyauté, elle avoua :

— Je crois que oui, ma mère.

Derrière la porte, quelqu’un poussa un rugissement étouffé, que ni


Mme de Bagnolet ni Alcyndore n’entendirent.

— Tu crois ? s’informa la mère. Tu n’es donc pas sûre de tes


sentiments ?

— Est-ce que je sais ! s’écria Alcyndore en levant, es épaules d’un air


à la fois mécontent et découragé. Ce que je sais, par exemple, c’est que
son image est toujours présente à mon esprit. C’est que j’ai beau faire
pour la chasser, elle revient sans cesse, elle me poursuit, elle m’obsède,
elle refuse obstinément de me lâcher. Si c’est cela qu’on appelle l’amour,
oui, ma mère, oui, je crois que j’aime le chevalier Hoël de Montauban.

— Voilà qui est fâcheux, dit de Bagnolet.

— Très fâcheux, ma mère, je le sais dit Alcyndore.

Il y eut un court silence. La mère réfléchissait. La fille se raidissait


et, par un effort de volonté vraiment admirable, réussissait à conserver
les apparences d’un calme partait. Mme de Bagnolet redressa sa jolie tête
de poupée peinte qu’elle avait tenue penchée et, regardant de nouveau
Alcyndore droit dans les yeux :

— Que comptes-tu faire ? dit-elle.

— Lutter contre moi-même. Arracher cet amour de mon cœur, avant


qu’il y prenne racine. Et, s’il est trop tard déjà, m’arracher le cœur s’il le
faut, mais redevenir maîtresse de moi-même. Pour commencer, puisqu’il
me préfère Primerose et que Primerose l’aime, il faut les unir, ma mère, il
faut que ce mariage se fasse au plus tôt.

— Tu le veux ?

— Je vous en prie, ma mère. Il faut que je m’enlève à moi-même


tout prétexte d’espérer quand même, malgré moi.

— C’est bien. Va au-devant des amoureux, qui ne doivent plus être


loin.
Chapitre 5

Un jaloux

Alcyndore sortit. Dehors, elle trouva Choppin-le-Gentilhomme, qui


paraissait l’attendre. Il était livide et dans une agitation extrême.
Alcyndore était trop absorbée par ses propres pensées pour faire
attention à lui. Elle passa, peut-être sans l’avoir vu. Mais c’était elle que
Choppin-le-Gentilhomme attendait. Il marcha à côté d’elle. Et comme
elle ne paraissait toujours pas faire attention à lui, il la toucha au bras et,
d’une voix rauque, indistincte, que la fureur faisait grelotter, il grinça :

— Est-ce vrai que vous aimez ce chevalier de Montauban ?

Alcyndore s’arrêta net, comme si elle avait vu soudain un serpent se


dresser en sifflant devant elle. Et rivant sur l’élégant truand des yeux
étincelants :

— D’où sais-tu cela, toi ? dit-elle.

— Je vous l’ai entendu dire à Alcyndore 1re, gronda Choppin-le-


Gentilhomme, hors de lui.

— Tu écoutes aux portes, maintenant ! fit Alcyndore sur un ton de


suprême dédain.

— Vous voulez dire que j’espionne ! Pourquoi pas ? Pour vous,


j’accomplirais les besognes les plus viles avec joie. Mais vous ne me
répondez pas.

— À quoi bon ? fit Alcyndore d’un air de souveraine hauteur.


Puisque tu m’as entendue, te voilà fixé.

Choppin-le-Gentilhomme jeta autour de lui un regard sanglant. Son


poing se crispa furieusement sur la poignée de son épée. Et d’une voix qui
haletait, il écuma :

— Est-il vrai que vous allez vous marier ?

— Quand cela serait ! Faudrait-il pas te demander ton


consentement ?

— La loi qui nous régit vous interdit le mariage avec quiconque n’est
pas du royaume d’Argot, s’emporta Choppin-le-Gentilhomme, qui devint
menaçant.

— La loi sera changée, dit Alcyndore avec un calme dédaigneux.

Repris d’un nouvel accès de frénésie furieuse, Choppin-le-


Gentilhomme grinça :

— Tenez, Alcyndore, je ne vous demande pas de partager mon


amour. Non. Je sens que je n’ai rien à espérer de ce côté. Je vous
demande simplement de ne pas vous donner à un autre. Renoncez à ce
mariage.

— Tu es fou ! prononça Alcyndore avec impatience.

Et de son ton impérieux :

— Finissons-en. Laisse-moi passer ou j’appelle et je te fais jeter au


cachot.

— C’est votre dernier mot ? gronda Choppin-le-Gentilhomme.

— Ah ! voilà ma sœur Primerose ! s’écria Alcyndore comme si elle


n’avait pas entendu.

— C’est bien, dit Choppin-le-Gentilhomme, livide comme la mort.

Et d’une voix effrayante :


— Vous voyez que je suis calme. Je ne menace pas. Je vous avertis
simplement. Et je vous dis : je consens à ce que vous ne soyez pas à moi.
Mais jamais, jamais, entendez-vous ? je ne permettrai que vous soyez à
un autre.

Alcyndore leva dédaigneusement les épaules et se dirigea vers


Primerose qui venait de franchir la voûte et pénétrait, seule, dans la cour.

Choppin-le-Gentilhomme, agité d’un tremblement convulsif, la


suivit en rivant sur elle un regard sanglant.

Alcyndore avait tout de suite vu que Primerose était seule. Celle-ci


mit pied à terre. Et, sans s’occuper de sa monture que deux palefreniers
sortis des écuries venaient chercher, elle courut au-devant d’Alcyndore
qu’elle embrassa tendrement. Celle-ci se garda bien de demander des
nouvelles de Montauban, qu’elle s’étonnait de ne pas voir, mais elle
s’informa :

— Que vous arrive-t-il donc, Primerose ? Vous fleurez la joie, vous


embaumez le bonheur !

Elle ne l’appelait plus « ma sœur ». Et elle ne la tutoyait plus.


Primerose n’y prit pas garde encore. À la question d’Alcyndore, elle
rougit. Franche et loyale, et d’ailleurs le cœur inondé de joie, elle
éprouvait l’impérieux besoin de s’épancher, de confier son bonheur à la
seule amie qu’elle se connût.

Cependant, avant d’entamer les confidences, elle n’oublia pas


d’avertir qu’elle attendait deux moines et pria qu’on voulût bien les laisser
entrer et qu’on vint la prévenir dès qu’ils seraient arrivés.

Ce ne fut que lorsque Choppin-le-Gentilhomme lui eut promis de


venir la chercher lui-même qu’elle prit Alcyndore par la taille, l’entraîna
et lui raconta son naïf et innocent roman d’amour.
Chapitre 6

Primerose et Mme de Bagnolet

Les deux jeunes filles ne rentrèrent dans la maison que lorsque


Primerose eut achevé son récit et quelques secondes plus tard, elles se
trouvaient devant Mme de Bagnolet.

— Vous voilà ma fille, je suis contente de vous voir.

En prononçant ces paroles de bienvenue Mme de Bagnolet, dans un


geste de souveraine, tendait sa main poudrée et parfumée à Primerose.

Celle-ci se courba sur cette main qu’elle effleura des lèvres en


disant :

— Moi aussi madame, je suis bien contente.

Mme de Bagnolet s’informa :

— Seriez-vous sur la piste de votre famille que je vous vois si


joyeuse ?

— Malheureusement non, madame. Et je n’ai plus d’espoir qu’en


vous.

— Eh bien ! Je crois que je suis plus heureuse que vous. Oh ! ne vous


émotionnez pas ainsi ! Je n’ai rien qu’un vague, très vague indice.

— Parlez madame, je vous en conjure, implora Primerose qui,


effectivement, était très émue.

— Soit, consentit Mme de Bagnolet.

Saisissant le marteau d’ivoire qui se trouvait à portée de sa main,


elle frappa sur un timbre. Et sans se retourner, sûre qu’on était accouru à
son appel :

— Page, dit-elle, priez donc le capitaine Coppe de venir me trouver.

Deux secondes plus tard, le « capitaine Coppe » pénétrait dans le


cabinet et venait s’incliner devant sa maîtresse avec cette élégance de
vieux soudard qui était la sienne.

— Capitaine, dit Mme de Bagnolet, ne m’avez-vous pas dit que, peut-


être, seriez-vous à même de mettre ma fille Primerose sur les traces de sa
famille ?

Eustache Coppegorge regarda fixement Mme de Bagnolet qui lui fit


un signe imperceptible. Puis il regarda Primerose. Et dans son regard dur
de vieux truand que rien ne pouvait émouvoir, une vague lueur de pitié
passa.

Cependant, il répondit. Il répondit qu’Esclaireau-les-Mains-Rouges


et Barbiton-la-Hure, les deux terribles truands, terreur des Parisiens,
pourraient peut-être donner quelques indications. Mais que ces
indications, ils ne les donneraient qu’à Mlle Primerose elle-même, qui
serait obligée d’aller, seule, les leur demander dans leur repaire : le
cabaret des Bons Garçons, rue Jehan-Pain-Mollet.

Alors. Mme de Bagnolet s’inquiéta :

— Ah ! mon Dieu ! et ma file Primerose devra entrer en relations


avec ces deux sacripants. Vraiment, je ne sais si je dois autoriser pareille
imprudence.

— Madame, intervint Primerose avec résolution, pour retrouver les


miens, j’entrerais, sans hésiter, en relation avec le diable lui-même.

— Tu es bien décidée ? fit Mme de Bagnolet, tutoyant Primerose pour


la première fois.
— Tout à fait décidée, madame.

— Pourtant, je crains…

— Je vous supplie, madame.

— Va donc. Et fasse le ciel que tu réussisses cette fois.

— Merci, madame.

— Allez, capitaine Coppe, congédia Mme de Bagnolet, vous donnerez


toutes les explications nécessaires à ma fille Primerose, avant son départ.
Allez.

Le capitaine salua et sortit de son pas lourd.

— Dites-moi maintenant ce qui vous arrive d’heureux… Car vous


rayonnez, ma chère, et je vous vois un petit air mystérieux qui indique
que vous avez un secret, que vous brûlez de nous révéler.

Ce ton de persiflage à peine voilé n’était pas fait pour encourager


Primerose.

Pourtant, elle réunit tout son courage, et fit sa demande. Comme


elle s’y attendait, Mme de Bagnolet accorda son consentement sans se
faire prier. De même, elle autorisa la jeune fille à lui présenter le chevalier
de Montauban, quand elle voudrait.

Et, ce à quoi Primerose ne s’attendait pas, après avoir donné son


consentement, elle fit connaître son intention de lui donner une dot de
cent mille livres. Somme qui parut énorme à Primerose, si bien qu’il fallut
l’insistance de « sa sœur » Alcyndore pour la lui faire accepter.

La conversation entre les trois femmes se poursuivit un assez long


moment. Poussée par Mme de Bagnolet qui avait ses raisons pour agir
ainsi, Primerose raconta naïvement et franchement tous les projets
d’avenir qu’elle avait formés avec son bien-aimé Hoël de Montauban.
Pendant qu’elles s’entretenaient ainsi, un page était entré et,
discrètement, était venu glisser quelques mots à l’oreille de
Mme de Bagnolet qui répondit tout haut, d’un air indifférent :

— Qu’il attende un instant.

Primerose ne prêta qu’une médiocre attention à cet incident sans


importance pour elle et lorsque Choppin-le-Gentilhomme vint l’aviser
que les deux moines qu’elle attendait étaient arrivés, elle se leva sans
affectation et sortit sans donner aucune explication. Il convient d’ajouter
que Mme de Bagnolet ne songea pas à lui en demander. Ce qui la tira
d’embarras, car, nature essentiellement loyale, elle répugnait au
mensonge.

— Tu vois, dit Mme de Bagnolet. Quand elle se trouva seule avec


Alcyndore, quand ils seront mariés, tu n’auras pas souvent l’occasion de
les voir.

— Qu’ils disparaissent, c’est tout ce que je leur demande, répliqua


Alcyndore avec une nervosité que, malgré son empire sur elle-même, elle
ne parvint pas à maîtriser complètement.

Mme de Bagnolet la considéra attentivement.

— Tu as besoin de repos, dit-elle avec douceur. Va te reposer dans


tes appartements. Va, ma fille.

Alcyndore comprit que c’était un ordre et qu’elle désirait demeurer


seule. Elle se leva et sortit.

Mme de Bagnolet la suivit du regard jusqu’à ce que la porte se fût


refermée sur elle. Puis elle frappa sur le timbre. Quelques secondes plus
tard, la portière de damas se souleva et Eustache Coppegorge parut.

— Qu’est-ce, Eustache Coppegorge ? interrogea Mme de Bagnolet,


avec son immuable douceur souriante.
Il paraît que, en l’absence de Primerose, le « capitaine Coppe »
redevenait Eustache Coppegorge.

— Madame, répondit le vieux truand, Simon Piédeloup, le cabaretier


du Porc qui sommeille, est venu par le souterrain qui fait communiquer
son cabaret à votre maison. Il paraît qu’il se passe chez lui des choses au
sujet desquelles il désire prendre vos ordres.

— Amène-le-moi ! commanda Mme de Bagnolet, sans se départir de


son calme.

Eustache Coppegorge sortit et revint presque aussitôt. Il introduisit


un homme d’une quarantaine d’années, trapu, qui, comme tous ceux qui
entouraient Mme de Bagnolet, paraissait doué d’une force herculéenne.
C’était Simon Piédeloup.

Pendant qu’Eustache Coppegorge s’accotait nonchalamment contre


la porte, le cabaretier s’avançait et venait s’incliner devant
Mme de Bagnolet, qui interrogeait avec son habituelle douceur :

— Qu’y a-t-il, Simon ?

— Quinténasse et Boucassin, les deux lieutenants du baron de Ville,


se sont installés au Porc qui sommeille il y a plus de deux heures,
répondit Simon Piédeloup. Je les ai observés, comme c’était mon devoir.

« Je n’ai pas tardé à m’apercevoir qu’ils surveillaient l’entrée du


château. Et, d’après les bribes de conversation que j’ai surprises, j’ai
compris qu’ils attendent la sortie d’une femme qu’ils doivent enlever pour
le compte du baron leur maître. Je suis aussitôt venu vous prévenir et
prendre vos ordres. Dois-je laisser aller les deux suppôts du baron, ou
dois-je les…

Un geste d’une éloquence terrible acheva la phrase laissée en


suspens.

Mme de Bagnolet ne répondit pas immédiatement. Elle réfléchit et :


— Laisse aller ces deux hommes, Simon, dit-elle. Ne t’occupe pas de
ce qu’ils vont faire, qui ne nous regarde pas. Va, mon bon Simon et merci.

Simon Piédeloup s’inclina en silence et sortit, suivi d’Eustache


Coppegorge, qui avait assisté, impassible et muet, à cet entretien.
Eustache Coppegorge rentra dans son appartement Simon Piédeloup
descendit à la cave et ne reparut plus.
Chapitre 7

Près du gibet de Montfaucon

La nuit commençait à tomber lorsque Pontalais quitta le cabaret du


Soleil d’or, où avait eu lieu cette beuverie monstre qui avait fait
l’admiration et la joie du cabaretier, lequel de sa vie de brave cabaretier,
n’avait vu buveurs aussi intrépides que ces trois clients de rencontre.

Aidé par le même cabaretier, Pontalais hissa Thibaut et Lubin


chacun sur sa mule. L’opération fut rude à mener à bonne fin et ils durent
s’y reprendre à plusieurs fois, car les deux moines, à moitié assommés par
l’ivresse, étaient incapables de s’aider eux-mêmes. Mais enfin, ils en
vinrent à bout. Et comme les deux cavaliers d’occasion commençaient à
s’assoupir, pour plus de sûreté, ils les attachèrent solidement.

Après avoir largement payé le cabaretier, qui le combla de


bénédictions, Pontalais se plaça entre les deux mules, saisit la bride dans
chacune de ses mains vigoureuses et, à pied, partit dans la direction de
Paris, en sifflotant un air dont les ronflements de Thibaut et de Lubin, à
droite et à gauche, marquaient la basse.

Près du gibet de Montfaucon, le croisement des chemins formait un


carrefour. De plus il y avait là comme une manière de place qui isolait le
sinistre monument sur deux de ses côtés. Nous avons déjà dit que, de ce
côté-là, il n’y avait pas d’habitations et que le lieu était parfaitement
désert. Il faisait déjà presque nuit lorsque Pontalais, conduisant les deux
mules, arriva à cet endroit.

Au lieu d’obliquer à gauche et de gagner par là le faubourg Saint-


Laurent, il tourna à droite et s’engagea sur cette petite place qui entourait
le gibet par deux côtés. Il y avait là, blottie dans l’ombre, une litière
attelée de deux mules, Près de la litière se tenaient deux palefreniers sans
livrée.
Pontalais alla droit à ces deux conducteurs. Durant quelques
instants, il s’entretint avec l’un d’eux. Puis à eux trois, ils prirent les
mules sur lesquelles Thibaut et Lubin continuaient de ronfler aussi
consciencieusement que s’ils avaient été étendus dans leurs lits, ils
s’enfoncèrent dans le noir opaque formé par l’ombre épaisse du
monstrueux monument et passèrent derrière la litière.

Durant quelque minutes, ils se livrèrent, là à nous ne savons quelle


mystérieuse besogne. Puis, Pontalais et les deux palefreniers reparurent.
Les moines et les mules avaient disparu. Un des deux palefreniers – celui
avec lequel Pontalais s’était entretenu – s’était métamorphosé en
gentilhomme. Par contre, Pontalais, ayant passé sa casaque sur son
pourpoint et coiffé son chapeau, se trouvait mué, lui, en palefrenier.

Pontalais, accompagné du gentilhomme, partit en courant, refaisant


en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir avec Thibaut et Lubin.

Revenons un instant à Quinténasse et Boucassin.

Eux non plus n’avaient pas trouvé la faction trop longue ni trop
fastidieuse. Ils avaient passé le temps à s’empiffrer de victuailles aussi
nombreuses que variées, et à entonner d’effrayantes quantités de liquide.
Si bien que, lorsque celle qu’ils guettaient franchit le pont-levis, sans être
aussi ivres que Thibaut et Lubin, ils étaient passablement gris et ne
possédaient plus bien toute leur raison.

Lorsque Primerose sortit du château de Mme de Bagnolet, la nuit


tombait. Il y avait un bon quart d’heure que Pontalais était parti,
emmenant Thibaut et Lubin. Pour se garantir de la fraîcheur du soir, la
jeune fille s’était enveloppée dans une ample et chaude mante grise. Mais
comme elle n’avait pas rabattu le capuchon sur sa tête et que l’obscurité
n’était pas encore venue, Quinténasse et Boucassin la reconnurent dès
que, montée sur sa jument, elle parut sur le pont-levis. Ils coururent
aussitôt à l’écurie, où leurs chevaux étaient prêts.

Dissimulés derrière la porte charretière, la bride de leurs chevaux


sous le bras, ils eurent tout le temps de la voir passer et de s’assurer qu’ils
ne se trompaient pas. Ils lui laissèrent prendre une certaine avance,
sautèrent en selle, et partirent à sa suite.

Le brusque passage de la salle d’auberge à l’air vif et frais du dehors


avait encore accentué leur ivresse. Néanmoins, ils n’oubliaient pas leur
mission. Ils ne pensaient même qu’à cela. Et ils n’avaient qu’une crainte,
c’est que l’enragé Montauban ne leur tombât sur le dos à l’improviste.

Mais comme ils approchaient du gibet de Montfaucon, où ils


savaient que la litière du baron les attendait, ils étaient passés de
l’inquiétude la plus vive à la plus insolente assurance.

— Zou ! ricana Quinténasse, la pitchounette approche de la litière.

Un temps de galop jusque-là… et les dix mille livres de M. le baron


sont à nous !

— En avant ! glapit Boucassin. À nous nos cinq mille livres !

Juste à ce moment, les chevaux butèrent sur un obstacle que les


cavaliers n’avaient pas vu, attendu que la nuit était venue d’une part, et
que, d’autre part, ils n’avaient d’yeux que pour l’amazone qu’ils suivaient
Disons sans plus tarder que cet obstacle était un fil de fer mince et solide
que Pontalais avait enroulé d’un côté autour d’un arbre et que le
palefrenier devenu gentilhomme – qui n’était autre que Montauban –
toujours à l’affût derrière son arbre, venait de tendre subitement.

Les chevaux fléchirent sur les jambes de devant et tombèrent à


genoux en hennissant de douleur. Surpris, Quinténasse et Boucassin, qui
n’étaient déjà pas très solides sur la selle, furent projetés par-dessus les
encolures de leurs montures comme deux paquets de linge et allèrent
s’étaler fort rudement au milieu du chemin.

Après quoi, ils demeurèrent un instant étendus au milieu du


chemin, sans mouvement, étourdis et meurtris de leur chute.

Quinténasse et Boucassin n’étaient pas évanouis. Ils étaient


simplement étourdis. Cet étourdissement fut bref ; c’est a peine s’il dura
une minute. Ils reprirent connaissance. Ils se remuèrent. Et leur premier
mouvement, tout instinctif, fut de se tâter. Ils constatèrent avec
satisfaction qu’ils n’avaient rien de cassé. Alors, ils revinrent à leur
préoccupation.

— Ah ! millodious ! gémit Quinténasse, nous sommes ruinés !

— Échouer si près du port ! se lamenta Boucassin en s’arrachant les


cheveux.

Et brusquement, ils passèrent du désespoir noir à une joie


extravagante. Là-bas, devant eux, sous la masse sombre du gibet, celle
qu’ils croyaient perdue pour eux. Primerose, enlevée de force de sur la
selle, se débattait entre les poignes vigoureuses de deux espèces de
laquais, – ils ne distinguaient pas bien dans l’obscurité, – et appelait à
l’aide de toutes ses forces. Ils furent instantanément debout et
s’élancèrent en hurlant :

— Tenez ferme !…

— Ne la lâchez pas !…

— Soyez tranquilles ! lança une voix qui leur était inconnue, nous la
tenons bien.

C’était vrai qu’ils la tenaient bien. Brusquement, Primerose cessa de


crier : on venait de la bâillonner. Elle cessa de se débattre : on venait de la
ligoter. Alors, les deux ravisseurs l’enlevèrent comme une plume,
l’emportèrent vers une masse sombre qui devait être la litière, et derrière
laquelle ils disparurent avec leur fardeau.

Voilà ce que virent Quinténasse et Boucassin en courant. Ils étaient


dégrisés maintenant, et ils virent très bien. Ils comprirent à merveille ce
qui se passait.

Lorsqu’ils arrivèrent, ils virent les deux palefreniers qui fermaient et


attachaient les mantelets de la litière. Ils entendirent de sourds
gémissements qui ne pouvaient provenir que de la jeune fille enfermée
dans cette boîte roulante. Ils se sentirent tout à fait tranquillisés. Ils
n’eurent pas un soupçon. D’ailleurs, un des deux palefreniers – Pontalais
– crut devoir leur expliquer d’une voix insinuante :

— Nous avons vu que la donzelle allait vous échapper, et comme


nous avions les ordres de M. le baron, nous lui avons sauté dessus, et
maintenant elle est là dedans, convenablement ficelée et bâillonnée.

Et Pontalais, qui paraissait redouter que Quinténasse et Boucassin


n’eussent la curiosité de jeter un coup d’œil dans la litière, Pontalais fit
signe à Langrogne, muet et impassible, déguisé en palefrenier comme lui,
et prit en effet les devants.

Mais Quinténasse et Boucassin n’avaient aucun soupçon. Pendant


que la litière s’ébranlait, conduite par les deux palefreniers, ils se mirent
en quête de leurs chevaux, qu’ils eurent tôt fait de retrouver. Ils se
hissèrent péniblement en selle, rattrapèrent la litière qui allait au pas, et
se placèrent de chaque côté.
Chapitre 8

Comment fini l’enlèvement de Primerose

À peine s’étaient-ils éloignés, que deux ombres sortirent de derrière


le massif de maçonnerie du gibet, où elles s’étaient tenues dissimulées.
C’était Primerose et Montauban qui conduisait par la bride sa monture et
celle de sa compagne. Sans se cacher, ils revinrent sur le chemin.
Montauban prit Primerose dans ses bras vigoureux, l’enleva comme une
plume, et l’assit sur la selle. Ceci fait, à son tour il sauta légèrement en
selle. Et ils partirent à leur tour, marchant au pas, côte à côte, suivant de
loin la litière sur laquelle Quinténasse et Boucassin faisaient bonne garde.

Et, tout en cheminant, les deux amoureux se mirent au courant de


ce qu’ils avaient dit et fait depuis qu’ils s’étaient quittés.

La litière s’engagea dans la rue Saint-Martin. Elle passa devant la


Pie borgne. Là, Montauban et Primerose la laissèrent aller, et ils
entrèrent dans la cour de l’hôtellerie.

Montauban s’arrêta là, le temps de confier sa fiancée à Guillemette


Pimprenelle et de lui faire ses recommandations. Puis il repartit à pied.

La litière, pendant ce temps, arrivait rue Vieille-du-Temple. Là,


Pontalais s’effaça et avertit Quinténasse au moment où il passait :

— Ma mission est terminée. Le reste vous regarde.

Et, sans attendre la réponse, il revint dans la rue de la Bretonnerie


et fila vivement, entraînant Langrogne avec lui, mais n’alla pas loin. À
peine avait-il fait quelques pas qu’il se heurta à son maître qui accourait.

— Langrogne ! s’écria Montauban à demi-voix, en reconnaissant son


écuyer.
Et il s’inquiéta :

— Et M. de Pontalais ?

Langrogne qui se sentait en faute prit son air le plus hargneux, le


plus agressif, pour répondre :

— Monsieur, ce baladin, qui est un homme sage et prudent, m’a dit


qu’il avait composé avec vous, une comédie et non point un drame, et là-
dessus il m’a planté là. Et s’il court toujours du même train dont il est
parti, je vous assure qu’il doit être loin.

Montauban ne s’arrêta pas. Il saisit Langrogne par le bras et


l’entraîna avec lui. Et tout en marchant d’un pas allongé, de cet air de
naïveté aiguë qu’il prenait quand il s’amusait à taquiner son écuyer :

— Je vois ce que c’est, dit-il.

Juste à ce moment ils rencontrèrent Pontalais qui accourait.


Pontalais disparut aussitôt comme une ombre, mais Langrogne se trouva
de nouveau entraîné par Montauban.

Et Montauban se mit à courir vers la maison qui faisait le coin de la


rue des Blancs-Manteaux et de la rue Vieille-du-Temple, suivi par
Langrogne. C’était la maison de de Ville, cette maison où nous avons eu
l’occasion de pénétrer et qui avait une autre entrée dans la rue des Singes.
Du côté de la rue Vieille-du-Temple, cette maison avait une remise, la
litière venait de pénétrer.

Montauban et Langrogne arrivèrent à point pour voir la porte se


refermer devant eux.

— Au diable gronda Montauban désappointé, j’aurais pourtant


voulu voir la tête que fera M. le baron.

Il mit résolument la main sur le loquet. Et, dans l’ombre, il eut un


sourire de satisfaction : la porte n’était pas fermée à clef. Il l’ouvrit sans
bruit, l’entrebâilla légèrement et, par la fente, glissa un œil pétillant de
malice, tendit l’oreille.

Quinténasse et Boucassin avaient fait entrer la litière, tirant leurs


chevaux par la bride. De Ville, qui attendait là depuis un long moment,
s’était hâté de leur ouvrir la porte dès qu’il avait entendu le pas des mules.
Lui-même referma les deux lourds battants. Mais, dans son impatience et
son énervement, il oublia de donner un tour de clef.

— Eh bien ? haleta de Ville.

— Vous pouvez compter vos dix mille livres, monsieur le baron


triompha Quinténasse.

— Nous les avons gagnées, jubila Boucassin.

— Elle est là ? insista de Ville comme s’il ne pouvait en croire ses


oreilles.

— Eh ! vivadiou, rassura Quinténasse, regardez-y, monsieur le


baron… Et vous verrez que les dix mille livres sont bien à nous.

De Ville se rua sur la litière. En gestes violents et maladroits, tant sa


hâte était grande, il écarta les mantelets de cuir. La remise était
spacieuse. Une malheureuse lanterne, éclairée d’une chandelle fumeuse,
parvenait à grand-peine à refouler l’ombre dans un rayon restreint. De
Ville ne put découvrir qu’une forme vague tassée dans un coin du
véhicule. Il n’en fallut pas davantage pour le rassurer.

De son bras valide, il enlaça la forme vague et essaya de la soulever.

— Oh ! qu’est cela ? fit-il, étonné. A-t-elle grossi à ce point ?…

Inquiets, Quinténasse et Boucassin se rapprochèrent. De Ville


palpait doucement la forme vague qui ne bougeait pas plus qu’une
souche.
— Eh ! mais, fit-il, on dirait… oui bien… on dirait de la bure… on
dirait un froc.

Et se tournant vers eux, ne devinant pas encore la vérité :

— Vous l’avez donc enroulée dans un froc ?

Quinténasse et Boucassin se regardèrent avec un effarement


indicible. Le soupçon de la catastrophe commençait à les effleurer et ils
sentaient une sueur froide poindre à la racine de leurs cheveux. Ils
bégayèrent :

— Un froc !…

— Mais non, une mante !

— Une mante de laine brune, coquinasse !

— Je vous dis que c’est un froc ! gronda de Ville qui s’était remis à
palper la forme. Et puis… il est impossible, vraiment impossible qu’elle
ait grossi à ce point en si peu de temps !

Il se redressa et riva sur eux l’éclat insoutenable de son regard


soupçonneux. Maintenant, une colère froide, terrible, s’emparait de lui.

— Ici, coquins, commanda-t-il d’une voix rude, et sortez-moi ça de


là dedans.

Ça, c’était la forme vague, qu’il prétendait recouverte d’un froc, qu’il
leur désignait d’un doigt dédaigneux.

Quinténasse et Boucassin avancèrent d’un pas lourd, pliant l’échine,


comme s’ils attendaient la grêle de coups qui allait s’abattre sur eux.

Ils allongèrent les griffes et saisirent la forme vague qui protesta par
une série de grognements caverneux. Et ils sentirent leurs cheveux se
hérisser : ces grognements, en conscience, ne pouvaient provenir de la
frêle et gracieuse jeune fille qu’ils avaient enlevée.

Effarés, ils lâchèrent prise. Le paquet tomba rudement à terre et


poussa un cri :

— Miséricorde !…

Puis il se dressa sur son séant et regarda ceux qui l’entouraient d’un
air hébété.

— Un moine !

Ce cri – ce hurlement plutôt – jaillit en même temps des lèvres de


de Ville, de Quinténasse et de Boucassin.

— Le même moine de l’autre jour, à l’hôtel de Lorraine ! rugit de


Ville exaspéré.

— Lubin ! vociférèrent Quinténasse et Boucassin qui se


demandaient s’ils ne devenaient pas fous.

Lubin, encore mal réveillé, les regardait de son air hébété. Soudain,
il reconnut Quinténasse et Boucassin. Cela acheva de le réveiller. Il
gémit :

— Je suis mort !

Puis il se mit à beugler :

— À moi, frère Thibaut ! À l’aide, frère Thibaut !

— Qui m’appelle ? répondit une voix sourde jaillie des profondeurs


de la litière.

— À l’autre, maintenant, hurla de Ville.

— Frère Thibaut ! mugirent Quinténasse et Boucassin.


Ils se précipitèrent, arrachèrent brutalement Thibaut de son coin et
le laissèrent tomber rudement près de son compagnon. Mieux éveillé,
Thibaut les reconnut tout de suite. Il grelotta :

— Ma dernière heure est venue !

Et il commença à s’administrer de vigoureux coups de poing dans la


poitrine en guise de mea culpa.

— Encore ces deux frocards ! Toujours eux ! Mais c’est donc l’enfer
qui les a lâchés sur moi pour ma damnation ! écuma de Ville, exaspéré
jusqu’à la frénésie.

— Thibaut et Lubin – Lubin et Thibaut ! répétaient machinalement


Quinténasse et Boucassin, tellement ahuris qu’ils en demeuraient
stupides.

De Ville se secoua furieusement, comme si lui aussi sentait la folie


envahir son cerveau. Et il reprit cet air glacial qui indiquait que la colère
était arrivée chez lui à son paroxysme et qu’il fallait qu’elle se traduisît en
gestes qui tuent s’il ne voulait tomber foudroyé. Et de fait, d’un geste
violent, il mit la dague au poing.

Thibaut et Lubin, croyant que c’était à eux qu’il en voulait,


tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et, avec force soupirs et
gémissements, commencèrent à se confesser mutuellement, sans
d’ailleurs savoir se qu’ils disaient et faisaient, tant leur épouvante les
affolait.

Ce n’était pas à eux que de Ville en voulait. C’était à ses deux


lieutenants. Il marcha sur eux, le poing crispé sur le manche de la dague,
l’œil sanglant. Et ce fut sur Quinténasse, le premier, qu’il leva le bras.

Quinténasse vit venir le coup. Il lut dans les yeux de son terrible
chef la froide, l’implacable résolution de tuer. Il pâlit. Mais il ne chercha
pas à éviter le coup. Il croisa les bras sur sa poitrine et avec un accent de
sincérité qui eût frappé de Ville, si de Ville avait été en état de raisonner
et de comprendre :

— Vous pouvez me frapper, dit-il, mais je veux que le diable


m’emporte si je comprends quelque chose à ce qui nous arrive !

— Il y a de la diablerie là-dessous ! bégaya Boucassin en se signant


et en claquant des dents.

Machinalement, de Ville avait suspendu le coup pour les écouter.


Quand il vit que c’était tout ce qu’ils trouvaient à dire pour leur défense, il
secoua de nouveau la tête comme un taureau harcelé par les taons. Il leva
de nouveau le bras et l’abattit en un geste foudroyant, en grinçant :

— Crève donc, chien enragé !…

La pointe de la lame s’arrêta à deux pouces de la poitrine de


Quinténasse, qui n’avait pas fait un mouvement, n’avait pas sourcillé.

On n’a pas oublié, sans doute que Montauban, collé contre le


battant qu’il avait légèrement poussé, assistait à cette scène qui l’avait
d’abord amusé.

Comme Quinténasse, Montauban avait lu l’intention de de Ville


dans ses yeux. Sans hésiter, sans réfléchir, il avait poussé tout à fait le
battant, avait bondi sur de Ville qui lui tournait le dos, avait happé son
bras au passage, l’avait arrêté et le maintenait encore en disant de sa voix
railleuse :

— Fi donc ! frapper un homme qui ne se défend pas ! Je vous


reconnais bien là !

De Ville s’était retourné d’une pièce, essayant vainement d’arracher


son poing à l’étau de fer qui le maintenait irrésistiblement. Il reconnut
Montauban et demeura stupide, n’ayant même plus la force d’émettre un
son. Montauban le lâcha et de sa voix mordante :

— Laissez ces deux pauvres diables, dit-il. Ils ne savent rien. Je vais
vous expliquer, moi, ce qui leur est arrivé.

De Ville tenait toujours dans sa main crispée le poignard que


Montauban lui avait laissé. Il avait sa rapière au côté. Pourtant il ne
songea pas à faire usage de ses armes. Il recula jusqu’à ce que, heurtant le
mur, il dût s’arrêter, soufflant, haletant, se raidissant sur ses jambes qu’il
sentait se dérober sous lui.

Et Quinténasse, qui n’avait pas bronché devant le coup de poignard,


et Boucassin, le colosse, tous deux la sueur de l’angoisse au front,
Quinténasse et Boucassin firent comme leur chef, reculèrent, se mirent
hors de l’atteinte du terrible chevalier. Cependant, il nous faut dire que
Quinténasse fixait sur Montauban un regard étrange, comme égaré. Et,
en essuyant d’un revers de main machinal la sueur qui coulait à grosses
gouttes de son front glacé, il marmonnait avec un étonnement
prodigieux :

— C’est lui qui me sauve !… Je lui dois encore la vie !… Quel homme,
quel diable d’homme est-ce là ?

Pour ce qui est de Thibaut et Lubin qui, l’instant d’avant, étaient


assis par terre au milieu de la remise, on ne les voyait plus. Eux aussi, ils
avaient reconnu Montauban. Naturellement, ils s’imaginèrent que c’était
pour eux qu’il venait là, que c’était après eux qu’il en avait. Ils s’étaient
instantanément aplatis sur le sol et, en rampant, ils s’étaient coulés sous
la litière, aussi vivement que leur énorme bedaine leur avait permis de le
faire. Et maintenant, dans le noir, vautrés sur le sable, ils s’administraient
mutuellement d’innombrables absolutions, en pleurant comme des
veaux.

De cette reculade des uns, de la disparition des autres, il résulta que


Montauban se trouva seul au milieu de la remise, près de la litière. Au
reste, il avait fort bien vu la manœuvre des uns et des autres.

Avec un visage flamboyant, il s’approcha de de Ville qui, haletant, la


sueur de l’angoisse au front, parut vouloir s’enfoncer dans le mur. Il
pointa le doigt et en posa le bout sur sa poitrine. De Ville eut un sursaut
violent, comme s’il était secoué par une puissante décharge électrique. Il
se tordit comme un ver, ses doigts se crispant frénétiquement sur le
manche du poignard. Mais il semblait que son poing armé qu’il serrait
contre sa poitrine avait été soudain frappé de paralysie. Il lui fut
impossible de lever le bras, d’esquisser un mouvement. Et il demeura
pétrifié dans son attitude menaçante, pareil à la statue du meurtre.

— J’étais venu pour te tuer, prononça Montauban d’une voix rude.


Mais je ne suis pas un assassin, moi. Je ne puis me résoudre à frapper un
couard qui sue la peur et qui est incapable de se défendre. Nous ne nous
battrons pas. Cette fois-ci, du moins. Mais écoute bien ceci que j’ai à te
dire avant de m’en aller.

Il fit une pause et reprit dans un grondement menaçant :

— La jeune fille que tu as voulu enlever pour ton propre compte et


non pour le compte de ton maître, cette jeune fille est ma fiancée. Ma
fiancée, comprends-tu ? Ne t’avise jamais de tenter quoi que ce soit
contre elle, ou sinon, j’en jure par l’âme de mon père qui m’entend, tu
mourras de ma main.

Et il lui tourna dédaigneusement le dos, comme s’il était sûr qu’il


n’oserait même pas le frapper par derrière. Et, en effet, de Ville grinça des
dents, d’un regard sanglant, le poignarda dans le dos. Mais comme si ses
membres avaient été liés par une force mystérieuse, il demeura immobile,
les reins collés au mur, dans sa même attitude convulsée, effrayante à
voir.

Montauban se tourna vers Quinténasse et Boucassin. Collés l’un


contre l’autre, livides, haletants, ils avaient assisté à cette scène
fantastique sans prononcer une parole. Et ils n’avaient qu’une idée lucide
en tête : se faire petits, s’effacer, disparaître dans l’ombre, ne pas attirer
sur eux l’attention de ce redoutable jouteur qui menait si rudement leur
chef, celui qu’ils craignaient au-dessus de tout, et qui avait trouvé son
maître. Ils virent venir à eux le formidable chevalier, celui qu’ils
prenaient pour le diable en personne, et ils furent saisis d’un
tremblement convulsif, et ils échangèrent un coup d’œil éploré, qui
signifiait clairement :

« C’est fini !… Il va nous agriffer et nous entraîner avec lui au plus


profond des enfers !… »

Montauban ne les agriffa pas, pour l’excellente raison qu’il n’avait


pas de griffes, mais des mains, comme tout le monde. Mais il leur parla.
Et sa voix se fit moins rude pour leur dire :

— Je regrette de vous avoir fait perdre dix mille livres que votre
maître devait vous partager. Si j’étais riche, je vous donnerais ces dix
mille livres. Mais je ne suis qu’un pauvre diable de chevalier. Cependant,
il ne sera pas dit que vous aurez tout perdu par ma faute. Prenez ceci qui
vous est donné de bon cœur.

En disant ces mots avec son sourire railleur, il leur tendait sa


bourse.

Au lieu de la prendre, Quinténasse et Boucassin reculèrent


précipitamment de deux pas. Cette générosité inattendue,
incompréhensible pour eux, les effrayait plus que n’eût pu faire une
menace directe.

Montauban se mit à rire doucement. Et il laissa tomber la bourse à


leurs pieds. Puis, tranquillement, il s’enveloppa dans son manteau. Et en
se livrant avec soin à cette opération, il guignait Quinténasse du coin de
l’œil. Et il souriait d’un sourire malicieux, et il semblait hésiter à dire
quelque chose qui lui démangeait le bout de la langue.

Boucassin dardait sur la bourse deux yeux ardents comme des


braises. Quinténasse ne l’avait même pas regardée. Ce qu’il regardait, lui,
c’était le visage étincelant de loyauté du chevalier. Et il le regardait avec
des yeux de fou, comme s’il le voyait pour la première fois, comme s’il
voulait s’en emplir la vue, en graver les traits éternellement dans sa
mémoire. Alors, Montauban se décida. Et d’une voix qui se fit douce, si
douce que Quinténasse se sentit frémir jusqu’au plus profond de son
être :
— Toi qui aimes ton chien, tu pourrais, si tu voulais, devenir un
honnête homme. As-tu songé à cela ? Non. Eh bien ! songes-y. Et, le jour
où tu seras décidé, viens me trouver.

Sur ces mots, il tourna le dos, alla à la porte qu’il ouvrit toute
grande. Et laissant le battant grand ouvert, il partit, entraînant
Langrogne.
Chapitre 9

Ce qui suivit

Thibaut et Lubin étaient invisibles sous la litière où ils se


dissimulaient. Quinténasse semblait changé en statue. De ses yeux de fou,
il regardait la porte, sans la voir. De Ville semblait toujours cloué contre
le mur. Il faisait des efforts surhumains pour briser les liens factices qui
l’enchaînaient. Et il ne pouvait toujours pas y parvenir.

Boucassin, qui, seul, paraissait avoir gardé une lueur de raison,


fixait toujours la bourse qui le fascinait et qu’il semblait vouloir attirer à
lui. Au fait, pourquoi ne la ramassait-il pas ? Simplement parce qu’il se
disait :

« C’est un leurre, un piège que me tend messire Satanas. Je ne


trouverai dedans que feuilles sèches. Le roquet de Provence fera des
gorges chaudes de ma déconvenue. Par la barbe, ne lui donnons pas cette
satisfaction. »

Ce silence pesant, cette immobilité des personnages durèrent peut-


être une minute. Une minute qui leur parut longue comme une éternité.
Boucassin était toujours hypnotisé par la bourse. De Ville et Quinténasse
étaient toujours sous l’espèce de charme qui les paralysait.

Et il arriva cette chose, extraordinaire d’imprévu, que ce furent


Thibaut et Lubin qui, les premiers, donnèrent signe de vie et qui, sans le
savoir, brisèrent le charme et rendirent la vie et le mouvement à de Ville,
à Quinténasse et à Boucassin.

Ils avaient sorti la tête de dessous la litière, car ils étaient étalés à
plat ventre. Puis les épaules et les bras avaient suivi. Allongeant le cou, ils
avaient jeté un coup d’œil soupçonneux à droite et à gauche. Ne
découvrant rien d’inquiétant, leurs trognes d’ivrognes s’illuminèrent d’un
large sourire.
— Il est bien parti, cet excommunié, dit Thibaut.

— Puisse-t-il se rompre les os ! tonitrua Lubin.

— Je crois que nous pouvons sortir, frère Lubin.

— Oui. Nous ne risquons plus rien, frère Thibaut.

Ils sortirent, en effet, secouèrent leurs frocs, se calèrent sur leurs


larges pieds, en face l’un de l’autre, et se mirent à rire d’un air béat. Ils
auraient pu s’en aller. Personne ne se serait opposé à leur départ. Ils
préférèrent rester. Et à partir de ce moment, Boucassin ne fut plus seul à
guigner la bourse, du coin de l’œil. Thibaut et Lubin, comme lui, la
couvaient d’un regard attendri.

Ce fut cette extravagante assurance qui rendit au sentiment de la


réalité les trois autres personnages.

D’abord ce fut Quinténasse qui soupirant, parut sortir d’un rêve. Ce


fut Boucassin qui pensant toujours à la bourse et qui en apercevant les
moines, se dit :

« Si j’avais seulement un peu d’eau bénite, j’aurais vite fait d’en


asperger cette bourse et de m’assurer ainsi si elle est catholique ou non !…
Eh mais, j’y songe ! À défaut d’eau bénite, ces deux frocards peuvent bien
exorciser la maudite bourse. Par la barbe et le ventre, c’est leur métier, à
ces deux bougres-là ! Nous verrons bien ce qu’il en résultera. »

Enfin, ce fut de Ville qui recouvra ses esprits. Alors, Thibaut et


Lubin vinrent se camper devant lui.

— Monsieur le baron, dirent-ils, il fait nuit noire, le couvre-feu ne va


pas tarder à sonner. Nous ne pouvons à cette heure rentrer au couvent.
Nous ne pouvons pas non plus demeurer dans la rue. Il nous faudra
passer la nuit dans quelque honnête hôtellerie. Et nous avons perdu notre
bourse.
La demande était si extravagante que le premier mouvement de de
Ville fut de chercher des yeux une étrivière solide pour leur en caresser
les côtes. Mais il réfléchit : si bêtes qu’ils fussent, ils ne pouvaient tout de
même pas être inconscients à ce point. Non, ils devaient savoir des choses
qui pouvaient le mener loin, lui, de Ville, si la fantaisie leur venait de
parler. Il crut devoir les ménager.

Il fouilla dans sa bourse, en sortit deux pièces d’or et les leur mit
dans la main en disant :

— Voici de quoi payer votre gîte de cette nuit.

Thibaut et Lubin raflèrent les deux pièces avec cette dextérité que
nous leur connaissons. Mais ils s’attendaient à mieux, et ils le dirent avec
leur impudence accoutumée et en faisant la grimace :

— Nous attendions mieux de la générosité bien connue de monsieur


le baron.

— Peste, vous avez les dents bien longues, mes révérends ! Deux
écus au soleil de quarante-cinq sols chacun ne vous suffisent pas pour
vous payer un lit ? Mais avec cela, je prétends que vous pouvez faire
bombance durant deux jours pleins.

Thibaut et Lubin comprirent qu’ils n’en tireraient pas une maille de


plus. Ils n’insistèrent pas. Seulement, ils essayèrent autre chose :

— Et cette pauvre petite bourse qui est là, toute seule, abandonnée,
ne nous sera-t-il pas permis de la recueillir ? fit Thibaut d’un air attendri.

— Songez, appuya Lubin d’un air plus attendri encore, songez que
cette pauvre infortunée risque de tomber entre des mains indignes, qui…

— Ah ! ma foi, interrompit de Ville avec une pointe d’impatience,


vous m’en demandez trop. Cette bourse ne m’appartient pas. Elle
appartient à ceux-ci… Et je doute fort qu’ils consentent à vous
l’abandonner.
C’était bien ce que pensaient Thibaut et Lubin. Néanmoins, pour
l’acquit de leur conscience, ils se tournèrent vers Quinténasse et
Boucassin. Mais ils étaient tellement sûrs de se heurter à un refus sec et
péremptoire qu’ils ne se sentirent pas le courage de formuler leur
demande.

Quinténasse était toujours dans les nuages. Il n’avait rien vu, rien
entendu. Restait Boucassin. À la grande, à la joyeuse stupéfaction de
Thibaut et Lubin, il répondit :

— Prenez la bourse, je vous la donne.

En lui-même, il se disait :

« Nous allons bien voir. »

Ce fut vite vu. Thibaut et Lubin fondirent sur la bourse et


l’escamotèrent avec une rapidité fantastique. Et Boucassin qui suivait la
manœuvre avec une anxiété terrible Boucassin se dit :

« Tiens, elle ne s’évanouit pas… elle ne leur brûle pas les doigts…
Mais alors, c’est donc une vraie bourse et qui contient de l’or véritable !…
Holà ! minute !… Il va falloir régler cette affaire. »

Thibaut et Lubin avaient détalé aussitôt, tant ils craignaient que


Boucassin ne se ravisât. Celui-ci les regarda s’éloigner. Il les vit s’engager
dans la rue des Blancs-Manteaux.

« Bon, se dit-il, j’aurai vite fait de les rattraper… si M. le baron ne


nous retient pas trop longtemps. »

Comme s’il avait deviné son désir secret, dès que les deux moines
furent partis, de Ville, subitement assombri, commanda d’un ton bref :

— Filez, vous autres. Vous recevrez mes ordres demain matin.

Boucassin ne se fit pas répéter l’ordre. Il fila vivement, selon le mot


de son maître, entraînant avec lui Quinténasse, qui semblait ne plus avoir
toute sa raison et qui se laissa faire avec une sombre indifférence. Une
fois dans la rue, Boucassin, qui n’avait pas de temps à perdre, prit ses
jambes à son cou et se lança dans la rue des Blancs-Manteaux, à la
poursuite de Thibaut et Lubin, avec l’horrible appréhension de ne pouvoir
les rattraper. Il ne tarda pas à se rassurer, car, malgré l’obscurité, il
reconnut bientôt leurs deux énormes silhouettes devant lui.

Thibaut et Lubin eurent un sursaut d’épouvante quand le spadassin


les aborda en disant d’un air qu’il s’efforçait de rendre aimable :

— Un mot, s’il vous plaît, mes révérends.

Ils le reconnurent alors. Ils furent un peu plus inquiets. C’est que, si
naïfs qu’ils fussent, ils flairèrent aussitôt de quoi il allait retourner :

Boucassin alla droit au but.

— Mes révérends, dit-il, vous avez ramassé une bourse, tout à


l’heure…

— Que vous nous avez donnée, interrompit vivement Thibaut.

Vous avez dit : « Prenez la bourse. Je vous la donne », ajouta Lubin,


qui avait une excellente mémoire.

— Par la barbe et le ventre, je l’ai dit et ne m’en dédis pas, confirma


Boucassin, qui, dans l’ombre, eut un sourire goguenard. Mais ce n’est pas
de cela qu’il s’agit. L’avez-vous toujours, cette bourse ?

Thibaut et Lubin n’eurent pas une seconde d’hésitation :

— Non, dirent-ils.

Ce non tomba avec tant de ferme assurance et un ensemble si


parfait, que Boucassin faillit en être dupe. Il commença par sacrer.
— Ah ! mille millions de diables d’enfer ! Carogne de bourse !…
Damné chevalier du diable, puisse ton patron te tordre le cou !

Ce fut au tour de Thibaut et de Lubin d’ébaucher dans l’ombre un


sourire goguenard. Ils pensaient en être quittes. Il s’en fallut de peu que
leur désir se réalisât. En effet, Boucassin demanda :

— Qu’est-elle devenue ?

Et, en posant machinalement cette question, Boucassin se disait en


lui-même :

« Parbleu, la maudite bourse s’est fondue dans leur poche ! Une


bourse qui venait de Satan, ce ne pouvait être que chimère, illusion. »

Si Thibaut et Lubin avaient su, ils auraient répondu dans ce sens.


Tout eût été dit. Boucassin les eût crus sur parole, les eût laissés.
Malheureusement, Thibaut et Lubin ne savaient pas. Ils crurent avoir
trouvé une réponse sans réplique en disant :

— Nous l’avons donnée.

Et ce fut ce nouveau mensonge qui les perdit.

— Oh ! oh ! sursauta Boucassin, vous avez donné la bourse ? Vous


dites bien que vous l’avez donnée ?

— Oui, mon frère.

— C’était donc une vraie bourse ?

— Sans doute, répondit Lubin qui, les mains enfouies dans les larges
manches du froc, en ce moment même, dans l’ombre, se livrait à nous ne
savons quelle mystérieuse besogne.

— Oh ! oh ! oh !… Et qui contenait de l’or ?


— De l’or, oui, mon frère, répondit Lubin.

— Vous me prenez pour un autre ! éclata Boucassin, qui s’était


contenu jusque-là. Allons, coquins, montrez un peu cette bourse que vous
n’avez pas donnée… ou je vous étrangle tous les deux.

Il les avait saisis dans ses formidables pattes, il les secouait


rudement. Sous la puissante étreinte à laquelle ils ne pouvaient
s’arracher, ils étouffaient, ils râlaient déjà. Ils durent se résigner.

— La voilà ! gémit Lubin en sortant précipitamment une de ses


mains de sous la manche où il les avait tenues obstinément enfouies
jusque-là.

Boucassin fondit sur la bourse. Il en vida le contenu dans son


énorme main, et il jubila :

— C’est, par la barbe et le ventre, de bel et bon or !… qui ne se


change nullement en feuilles sèches !…

— Vous nous l’aviez donnée, cette bourse, reprocha Thibaut.

— Et je vous ai dit que je ne m’en dédisais pas, goguenarda


Boucassin. À preuve, tenez, la voilà.

Et il mit dans la main de Thibaut, outrageusement vexé, la bourse


vide en disant :

— Quant à ce qu’elle contenait, c’est une autre affaire. Cependant,


comme je ne suis pas aussi mauvais diable qu’il y paraît, comme vous
m’avez rendu service en ramassant cette bourse que je n’osais pas
toucher, tenez, voici un carolus de Flandre de vingt-deux sols six deniers.

Boucassin fit demi-tour et s’en revint dans la rue Vieille-du-Temple.

Quant à Thibaut et à Lubin, ils continuèrent à descendre la rue des


Blancs-Manteaux, rasant les maisons, se faisant aussi petits que possible,
marchant aussi vite que leur permettaient leurs petites jambes. Durant
quelques instants, ils marchèrent ainsi sans rien dire, poussant de temps
en temps des soupirs lamentables. Au bout d’un certain temps, la langue
démangea à Thibaut. Il soupira :

— Enfin, nous avons toujours sauvé du naufrage ce carolus de


Flandre !

— Plus ces cinq écus à la couronne, dit Lubin avec simplicité.

Et, sortant sa main de la manche, il montra cinq belles pièces d’or


qu’elle contenait.

— Cinq écus ! s’émerveilla Thibaut. Et où les avez-vous trouvés,


compère ?

— Je ne les ai pas trouvés, fit Lubin avec la même simplicité, je les ai


adroitement extraits de la bourse que ce mécréant nous avait donnée et
nous a reprise.

— Puisse-t-il être dépouillé à son tour, ne jamais voir la moindre


monnaie dans son escarcelle ! souhaita Thibaut, féroce-dans sa rancune.

— Amen ! opina Lubin avec conviction.

— Et comment vous y êtes-vous pris, compère Lubin ?

— Avec mes doigts, compère Thibaut.

— J’entends bien. Je veux dire comment avez-vous fait, quand les


avez-vous pris ?

— J’avais gardé la bourse dans ma main pour être sûr de ne pas la


perdre comme celle que nous avons égarée tantôt. Quand ce mécréant
nous est tombé dessus, j’ai compris de quoi il retournait. Pendant que
nous temporisions, j’ai puisé sans bruit dans la bourse. J’en aurais pris
davantage, mais il ne m’en a pas laissé le temps. Je n’ai pu sauver que ces
cinq pauvres petits écus à la couronne, qui ne valent pas plus de quarante
sols chacun.

— Voilà une idée qui ne me serait pas venue à moi ! avoua


naïvement Thibaut.

Et débordant d’enthousiasme :

— Mais vous, mon frère, vous pensez à tout. Ah ! compère Lubin,


quel homme, quel esprit supérieur vous êtes !…

— Je suis ainsi, fit modestement Lubin. Je n’y suis pour rien. C’est le
Créateur qui l’a voulu ainsi.

— Enfin, grâce à votre ingéniosité, nous voilà de nouveau en fonds.


Nous allons pouvoir souper convenablement. Les émotions, vous le savez,
ont le don de me mettre en appétit.

— C’est comme moi, compère Thibaut. Rien ne me donne faim et


soif… soif surtout… comme une émotion. Et nous eu avons eu quelques-
unes d’assez fortes, ce soir.

— Hâtons-nous donc vers ce bienheureux cabaret, et fasse le ciel que


nous y arrivions sans encombre, avec nos pauvres petits écus.

« Le ciel nous doit bien cette consolation. Il nous la donnera,


compère.

— Amen.

Laissons-les cheminer par les rues étroites, tortueuses, obscures, où


ils frissonnaient de crainte au moindre bruit, et revenons un instant à de
Ville.

Il s’était plongé dans une interminable, une sinistre méditation. Et


ses réflexions l’absorbèrent si complètement que des heures se passèrent
sans qu’il s’en aperçût.
Lorsque la voix grave d’une horloge se fit entendre, dans le silence
de la nuit, de Ville bondit, ramené brusquement à d’autres
préoccupations :

— Minuit !… Et le dauphin que j’oublie !…

Il ceignit précipitamment son épée, sauta sur sa toque et son


manteau et se rua en tempête dans la rue, le poing crispé sur la poignée
de la rapière à moitié sortie du fourreau.
Chapitre 10

L’hospitalité de Guillemette Pimprenelle

En quittant la remise, Montauban, accompagné de Langrogne,


s’était rendu droit à la Pie Borgne. Il s’arrêta sur le palier du premier
étage, où se trouvait l’appartement de la jolie Guillemette Pimprenelle, et
commanda :

— Prends ton manteau, ta rapière la plus longue, la plus solide, ta


dague la plus large et la mieux acérée, et suis-moi, dit-il en entrant.

Langrogne eut un sursaut violent. Il allait protester. Un coup d’œil


jeté sur son maître lui suffit pour comprendre que le moment était mal
choisi. Il ravala ses récriminations. Et de son air le plus réprobateur :

— Monsieur, dit-il, mon manteau et ma rapière sont accrochés à


l’arçon de votre selle avec les armes et les effets de ce baladin.

— Va les chercher, dit simplement Montauban.

Langrogne soupira. Il n’y avait pas moyen de se dérober. Il se


résigna.

— Où vous retrouverai-je, monsieur ? fit-il en se dirigeant vers la


porte.

— Tu remonteras au premier. Je t’attendrai devant la porte de


l’appartement de dame Pimprenelle.

— Bien, monsieur, fit Langrogne assez étonné.

Il descendit pour aller à l’écurie. Montauban l’attendit patiemment


sur le palier. Pas longtemps, d’ailleurs, il ne tarda pas à reparaître, le
manteau sur l’épaule, l’épée au côté.
— Monsieur, dit-il, en traversant la salle, j’ai aperçu le baladin qui
m’a fait signe…

— Monsieur Langrogne, interrompit sévèrement Montauban, ce


baladin, comme vous l’appelez, est un ami à moi. En conséquence, vous
me ferez le plaisir de l’appeler par son nom qui est de Pontalais et de le
traiter avec tout la déférence qu’un bon, serviteur doit aux amis de son
maître. Maintenant, dis-moi ce que te voulait M. de Pontalais.

— À moi, rien, monsieur. Il vous espérait pour vous redemander ses


habits et sa rapière. Je les lui ai rendus.

— Et il est parti ?

— Je ne crois pas, monsieur… Le broc qu’il avait devant lui était


encore à demi plein.

— En ce cas, retourne le trouver et demande-lui s’il veut me faire la


grâce de monter souper avec moi.

— J’y cours, monsieur, s’écria joyeusement Langrogne qui se rua


dans l’escalier en se disant « il paraît que nous avons changé d’idées.
L’expédition est remplacée par un souper. Par les béquilles du pape,
j’aime mieux cela. »

Moins d’une minute plus tard, Langrogne revenait, accompagné de


Pontalais. Montauban renouvela cérémonieusement son invitation sans
faire la moindre allusion à sa disparition. Pontalais l’accepta de même, en
observant la même réserve. Et ils entrèrent.

Ils trouvèrent Primerose et Guillemette Pimprenelle assises côte à


côte, riant et bavardant avec le confiant abandon de deux anciennes
amies.

Il y eut un échange de politesses. Primerose sut trouver, pour


remercier le comédien-poète, des mots simples, partis du cœur qui eurent
le don de l’émouvoir profondément. Émotion qui se traduisit par un
redoublement de brusquerie dans ses manières. De même Primerose,
avec cette simplicité et ce naturel qui avaient un charme si puissant,
adressa quelques mots à Langrogne. Et il ne lui en fallut pas plus pour
s’attacher à tout jamais l’excellent écuyer.

Guillemette, pour ce nouveau convive, ajouta un couvert, corsa le


menu de quelques tranches de venaison bien épaisses, et augmenta
notablement le nombre des flacons. D’autant qu’il fallait bien que
Langrogne eût sa part.

On se mit à table. On attaqua les provisions. Pontalais qui, l’après-


midi, avait tenu victorieusement tête à ces deux gouffres de victuailles et
de liquides qu’étaient Thibaut et Lubin, mangea et but modérément.
Pontalais, qui était d’un naturel plutôt exubérant et assez bavard, se
contenta d’écouter le plus souvent et ne prononça que de rares paroles.
Montauban crut qu’il s’observait. Il se trompait. Pontalais, pour des
raisons connues de lui seul, étudiait Primerose avec une attention
soutenue.

Le repas fut très gai. Et pendant tout le temps qu’il dura, personne
ne fit allusion aux événements de la journée. D’ailleurs, ce repas ne se
prolongea pas trop longtemps. Montauban, qui montrait un esprit libre,
dégagé de toute espèce d’appréhension, s’était cependant fixé un
programme qu’il suivait rigoureusement. Au bout d’une heure, il se leva.
Pontalais l’imita immédiatement. C’est alors que furent prononcées les
seules paroles qu’il est nécessaire de rapporter ici.

— Monsieur le chevalier, dit Guillemette, vous savez que


Mme primerose m’a signifié sa volonté formelle de quitter ma maison
demain matin pour retourner chez elle.

Montauban le savait assurément, car il ne marqua aucune surprise.


Si cette décision le contrariait ou l’inquiétait, il fut impossible de le
pénétrer. Même à Pontalais qui, étant au courant, l’observait avec une
attention aiguë. Il souriait au moment où Guillemette lui parlait. Il
continua de sourire sans qu’un muscle de son visage bougeât. Il se tourna
vers Primerose et avec une douceur caressante, il interrogea :
— C’est donc absolument nécessaire ?

— Il le faut, dit-elle avec autant de douceur.

Et, craignant sans doute de le contrarier, elle expliqua :

— Vous m’avez dit qu’un danger me menaçait, cette nuit, chez moi,
et que je ne devais pas y rentrer. Je vous ai suivi sans hésiter et sans
demander des explications que vous ne donniez pas. Je présume que ce
danger n’existera plus demain, je ne vois pas pourquoi je ne retournerais
pas chez moi. D’ailleurs je ne ferai qu’y passer et me rendrai aussitôt chez
Mme de Bagnolet qui m’a demandé de rester près d’elle pendant quelque
temps.

Il est certain qu’elle pensait le rassurer tout à fait en lui disant cela.
Elle ne réussit qu’à l’inquiéter davantage. Sans qu’il eût pu dire pourquoi,
une sorte d’instinct sûr lui disait que le danger le plus grand venait
précisément de cette Mme de Bagnolet. Et il faut bien croire qu’il n’était
pas seul à éprouver cette impression. Pontalais, qui écoutait avec
attention, n’avait pu retenir un léger froncement de sourcil. Montauban,
lui, ne sourcilla pas.

— Vous retournez donc à Bagnolet ? fit-il avec la même inaltérable


douceur.

— Non, dit-elle. Mme de Bagnolet doit être rentrée ce soir à sa


maison de la rue Sainte-Catherine. C’est là que j’irai la retrouver.

Montauban réfléchit une seconde.

Et fixant sur elle un regard chargé d’adoration :

— Et c’est toujours pour rechercher votre famille ? dit-il.

— Pas autre chose.

— Vous allez vous habiller en homme, hanter les endroits mal


famés, avoir des accointances avec des truands comme cet Esclaireau et
ce Barbiton dont vous m’avez parlé et vous n’aurez pas peur ?

En entendant les noms Esclaireau-les-Mains-Rouges et de Barbiton-


la-Hure, le froncement de sourcils de Pontalais s’était accentué
davantage. Et maintenant il fixait sur Primerose un œil pénétrant comme
s’il avait voulu lire au plus profond de sa pensée. Mais ni Montauban ni
Primerose ne prirent garde à la singulière émotion du comédien-poète,
car il paraissait réellement ému. Et la jeune fille répondit en souriant :

— Je mentirais si je disais que je n’aurai pas peur. Mais je


surmonterai cette peur. J’irai quand même.

Montauban s’approcha d’elle, lui prit tendrement les mains et d’une


voix qui implorait :

— Et vous ne voulez toujours pas que j’aille avec vous ? dit-il.

— Je le voudrais de tout mon cœur, fit-elle dans un élan. Mais je


vous l’ai dit : On m’a avertie que je ne saurais rien si je me faisais
accompagner.

Montauban tortilla sa moustache d’un geste nerveux. Ce fut


d’ailleurs la seule marque visible d’émotion qu’il donna. Il s’était interdit
lui-même de dire des choses susceptibles de jeter le trouble et
l’inquiétude dans l’esprit de sa fiancée. Il se tint parole, il ne parla pas.

Oh ! comme il aurait parlé s’il avait su, s’il avait pu deviner ce qui se
passait dans l’esprit de Primerose. En effet, Primerose n’avait pas été
complètement dupe de Mme de Bagnolet. Comme Montauban, d’instinct,
sans qu’elle eut pu dire pourquoi elle avait senti elle ne savait quoi de
louche dans la proposition qu’elle lui faisait de la mettre en relation avec
des truands qui soi-disant, pouvaient lui faire retrouver sa famille.

Cependant elle avait accepté sans hésiter. Et maintenant, elle


s’obstinait encore quoiqu’elle sentit fort bien que son fiancé ne
l’approuvait pas. Pourquoi, soupçonnant un piège, s’entêtait-elle ainsi ?
C’est qu’elle voulait connaître son père et sa mère… s’ils existaient encore.
Pour avoir cette joie de les voir, de leur parler, de les serrer dans ses bras,
elle eût affronté la mort. Or, elle n’avait que des soupçons vagues,
imprécis, qui d’ailleurs lui paraissaient monstrueux parce qu’ils
atteignaient sa bienfaitrice et que de ce fait elle s’efforçait de repousser.
Allait-elle renoncer pour si peu ? Elle s’était répondu non, sans hésiter.

Il n’en est pas moins vrai que, dans son esprit en éveil, une vague
inquiétude s’était levée. Et de même que Montauban masquait son
Inquiétude, plus précise, sous un sourire, elle s’efforçait de lui dissimuler
la sienne en montrant un visage calme et souriant. Entre ces deux êtres
qui s’adoraient, c’était donc un assaut de générosité qui se livrait. Le
malheur est qu’ils se dupèrent mutuellement !

— Pourquoi vous exposer ? reprit Montauban de sa voix douce qui


se faisait suppliante. Pour avoir un nom ? N’allez-vous pas avoir le mien ?

Et avec cet orgueil naïf qu’il montrait chaque fois qu’il parlait des
siens ou qu’il prononçait son nom :

— En connaissez-vous de plus beau, de plus noble, de plus pur que


cet illustre nom de Montauban, qui sera le votre ?

— Non, fit-elle avec le même orgueil, il n’en existe pas de plus beau.
Mais vous vous trompez si vous croyez que je cherche les miens afin
d’avoir un nom.

— Pourquoi, alors ?

— Oh ! fit-elle en joignant ses petites mains, connaître enfin la


douceur des caresses maternelles, comme cela doit être bon. Comme cela
doit vous réchauffer le cœur !… Je n’ai jamais eu ce bonheur, moi !…

L’accent qu’elle avait mis pour proférer cette plainte était si


poignant que Guillemette sentit ses yeux rieurs s’emplir de larmes.
Langrogne, qui avait emporté la table dans la chambre et se livrait à un
massacre en règle de ce qu’on lui avait laissé de provisions, faillit
s’étouffer en avalant de travers. Pontalais se détourna, pris d’une quinte
de toux subite, et Montauban tortilla sa moustache plus nerveusement.

À son tour, elle prit ses deux mains dans les siennes, et fixant sur lui
son regard lumineux, avec une douceur ineffable :

— Vous allez être mon seigneur et maître. Si ce que je vais faire vous
déplaît, dites-le… pour vous, je renonce à ce bonheur que je ne connaîtrai
peut-être jamais, hélas ! Vous déplaît-il également que j’aille chez
Mme de Bagnolet ? Dites un mot, faites un signe, et je quitte tout pour
vous suivre au bout du monde, si vous voulez.

Elle était tout l’amour. L’amour chaste, pur, divin, qui ignore le mal.
Elle était toute la confiance. La confiance absolue, sublime, qui
s’abandonne.

Montauban, bouleversé jusqu’au plus profond de son être, soulevé


par une joie puissante, se sentit de taille à braver les plus effroyables
périls, à soulever un monde pour elle. Il plia le genou devant elle, comme
le dévot s’agenouille devant la madone, saisit sa petite main avec des
précautions infinies, comme s’il avait craint de la meurtrir rien qu’en la
touchant, et sur cette main blanche et délicate, qui se crispait
nerveusement dans la sienne, il déposa le plus timide, le plus
respectueux, le plus fervent des baisers.

— Allez, dit-il en se relevant, où votre piété filiale vous commande


d’aller. Tout ce que vous faites est bien noble, généreux. Allez, Dieu
veillera sur vous.

En lui-même, il ajouta :

« Et pour être tout à fait sûr que Dieu veillera… je prendrai sa place
et ferai sa besogne. »

Rougissante et souriante, adorable dans sa confusion. Primerose lui


tendit le front en disant :
— Vous viendrez me voir chez Mme de Bagnolet. Sa maison vous est
ouverte… Et puis… il faut bien que vous lui fassiez votre demande.

— J’irai, dit résolument Montauban, le plus tôt possible.

Il se pencha sur elle et effleura ses fins cheveux du bout des lèvres. Il
se tourna vers Guillemette Pimprenelle et de son air enjoué qu’il reprit
instantanément, se courbant respectueusement devant elle, comme il eût
fait devant une dame :

— Dame Pimprenelle, soyez mille fois remercié pour votre


excellente et généreuse hospitalité.

— Laissez donc, protesta Guillemette confuse, j’ai fait si peu qu’il ne


vaut vraiment pas la peine d’en parler.

— Mais vous l’avez fait de si bonne grâce et de si bon cœur que le ne


l’oublierai de ma vie, dit gravement Montauban.

Et, redevenu souriant :

— Poussez le verrou et dormez paisiblement. Je laisse quelqu’un


dans votre chambre qui veillera sur votre sommeil.

Il s’inclina profondément devant les deux jeunes femmes et sortit.

Après lui, Pontalais fit son compliment en termes brefs et le suivit.


Chapitre 11

Langrogne et Pontalais

Montauban et Pontalais se trouvèrent dans la pièce qui précédait la


chambre à coucher de dame Pimprenelle que l’excellente femme avait
bouleversée et à moitié déménagée pour Primerose. À peine y étaient-ils
entrés qu’ils entendirent derrière eux le bruit sec d’une clef qu’on tournait
dans une serrure. C’était Guillemette qui suivant la recommandation de
M. le chevalier s’enfermait avec Primerose.

Langrogne était dans cette pièce où il avait emporté la table chargée


de restes et de fonds de bouteilles. Comme il pensait bien que ce n’était
pas sans raison sérieuse que son maître lui avait fait prendre dague et
rapière, il se disait que l’expédition qu’il redoutait était simplement
différée. Et comme c’était un homme de précaution, il se dépêchait
d’avaler les bouchées et les lampées doubles à seule fin d’avoir l’estomac à
peu près garni quand le moment viendrait de courir l’aventure à la suite
de son maître. Aussi fut-il agréablement surpris lorsqu’il entendit le
chevalier lui dire :

— Langrogne, tu resteras ici.

— Alors, monsieur, dit-il avec une satisfaction visible, il est inutile


que je me dépêche de souper ?

— Oui, sourit Montauban.

Et il ajouta :

— M. de Pontalais et moi nous allons sortir. Dès que nous serons


partis, tu pousseras le verrou, tu donneras deux tours de clé, tu
t’installeras de ton mieux et tu ne bougeras plus d’ici jusqu’au jour… à
moins que je ne vienne te délivrer avant.
« Maintenant, écoute bien ceci : si on touche à cette porte du
dehors, tu crieras de passer au large. Si on veut l’enfoncer, tu te
barricaderas. Si on pénètre ici, tue sans miséricorde, quand bien même ce
serait le roi en personne. Tue, assomme, massacre, et fais-toi massacrer
toi-même s’il le faut, mais il ne faut pas, il ne faut pas, entends-tu ? qu’on
pénètre dans ce cabinet.

— Bon, fit Langrogne avec une grimace, je comprends maintenant


l’utilité de la dague et de la rapière.

Montauban crut qu’il hésitait. Il se rapprocha et lui glissa vivement


à l’oreille :

— Songe aux cent mille livres de dot, animal !… Songe qu’en la


défendant, elle, tu défends en même temps notre fortune à nous !…

— Ah ! monsieur, fit Langrogne en se redressant avec un air de


dignité outragée, me prenez-vous pour une brute sans cœur et sans
entrailles ?

Et avec une émotion qu’il s’efforçait de refouler :

— Mme Primerose, de sa voix plus douce que le gazouillis d’une


hirondelle, m’a dit des choses qui m’ont été droit là (il mettait la main sur
son cœur). Primerose m’a appelé son ami… elle a dit « son ami »,
monsieur. Mme Primerose m’a donné sa main à baiser… Par les cornes de
mon père entre elle et moi, c’est désormais à la vie, à la mort… Je me ferai
hacher pour elle, même si elle était pauvre comme le Job des saintes
écritures.

Et naïvement :

— Jugez un peu de ce que je ferai quand je sais qu’elle nous apporte


de quoi restaurer l’antique splendeur des Montauban.

— C’est bien, Langrogne, sourit Montauban. Et puisque je te vois


dans ces belles dispositions, je puis te dire qu’il est fort probable qu’il ne
se passera rien. Veille quand même cependant.

— Ah ! monsieur, rugit Langrogne en brandissant son poignard d’un


air farouche, qu’ils y viennent ; seulement, et vous verrez si je suis un
poltron comme vous m’avez fait l’affront de te dire !

Tranquille de ce côté, Montauban remercia d’une inclination de tête


et, s’adressant à Pontalais qui avait suivi cette scène brève avec le même
intérêt qu’il n’avait cessé de marquer à tout ce qui se disait et se faisait
autour de lui :

— Venez-vous monsieur de Pontalais ? dit-il.

— Un instant, s’il vous plaît, fit Pontalais de sa voix de stentor à


laquelle il mit une sourdine.

Et fixant un regard profond sur Montauban :

— Vous allez là-bas ? dit-il.

Malgré la forme volontairement vague de cette question,


Montauban comprit ce qu’il voulait dire. Il faut le croire car il répondit
oui de la tête, en souriant Pontalais le fixa avec plus d’insistance et, d’un
air froid :

— Vous êtes bien décidé à faire cette nouvelle folie ?

— Très décidé monsieur de Pontalais répondit Montauban qui


souriait toujours.

— Il est inutile d’essayer de vous faire entendre raison ?

— Tout à fait inutile.

— N’en parlons plus, fit Pontalais d’un air détaché. Mais, par Jupiter
qui ne vous est pas favorable… car vous savez qu’il ne vous est pas
favorable, Jupiter ?
— Je ne m’en doutais pas fit Montauban qui prit un air de naïveté
aiguë. Mais dites-moi, je vous prie en quoi ce seigneur Jupiter, que je ne
connais pas d’ailleurs, ne m’est-il pas favorable ?

— En ceci monsieur de Montauban, qu’on dit que : quos vult


perdere, Jupiter dementat.

— Excusez-moi monsieur de Pontalais, je ne parle que le breton et le


français… et encore, bien mal… Je n’entends pas du tout l’allemand.

— Ce n’est pas de l’allemand, c’est du latin, monsieur. Cela veut dire


que Jupiter rend déments ceux qu’il veut perdre.

— Ah ! fort bien, je saisis l’allusion.

— Elle ne vous ébranle pas ? fit Pontalais en recommençant à le


fixer.

— Vous savez bien que rien n’est têtu comme un Breton, répondit
tranquillement Montauban.

— Soit, dit Pontalais en levant les épaules. Je vous disais donc qu’ils
attendront que la ville soit endormie pour tenter leur coup. Ils ne
viendront pas, si toutefois ils viennent, avant onze heures ou minuit. Il est
à peine neuf heures. Rien ne vous presse.

— Je le sais. Mais j’ai besoin de prendre l’air, de me dégourdir les


jambes. Si je demeurais ici, je ne tiendrais pas en place. Et je troublerais
le sommeil de ces dames.

— C’est différent. Allez donc.

Et, en disant ces mots, avec un flegme déconcertant, Pontalais tira à


lui l’unique fauteuil demeuré dans la pièce et s’assit. Ce qui fit loucher
Langrogne qui avait compté s’accommoder de ce fauteuil pour passer la
nuit.
— Comment ! s’étonna Montauban, vous vous asseyez ?… Vous ne
venez donc pas avec moi ?

— Hein ! sursauta Pontalais en roulant des yeux terribles et en


agitant ses grands bras. Vous suivre là-bas ? Ne comptez pas sur moi
pour cela, monsieur. Si vous êtes enragé, moi, Dieu merci, je jouis de tout
mon bon sens.

— Eh ! fit Montauban en éclatant de rire, je ne vous demande pas de


me suivre là-bas !… Je pensais que vous alliez rentrer chez vous.

— Non, ma foi, dit Pontalais en se carrant. Les rues ne sont pas


sûres du tout la nuit. Je n’aime pas m’y aventurer. Et puisque je suis ici
en sûreté, je veux y passer la nuit. Ce fauteuil me paraît assez confortable,
il reste quelques bouteilles pleines, pas mal de fonds, votre digne écuyer
consentira bien, je pense, à partager avec moi, nous boirons ensemble et
la nuit passera assez vite.

Ce fut au tour de Montauban de le fouiller du regard pour tâcher de


découvrir son idée de derrière la tête. Mais Pontalais montrait un visage
impénétrable et il dut y renoncer.

— Comme vous voudrez, dit-il. Seulement, diable, n’allez pas vous


griser au moins.

— Monsieur de Montauban, prononça Pontalais avec un sérieux


imperturbable, vous saurez que je ne commence à me griser qu’à partir
du huitième flacon et qu’il m’en faut bien une douzaine pour me griser
tout à fait. Quant à me faire rouler sous la table, jamais personne n’a pu y
parvenir. Je ne saurais donc dire combien de flacons il faudrait.

— Voilà ce qui s’appelle un homme qui sait boire, admira


Langrogne. Douze flacons ! peste, je vous fais mon compliment,
monsieur !

Pontalais se leva et salua Langrogne en guise de remerciements. Et


se rasseyant, avec le même sérieux :
— Avez-vous calculé la quantité de liquide qui reste sur cette table et
dans ces paniers, monsieur de Montauban ?

— J’avoue, à ma honte, que je n’y ai pas pensé, monsieur de


Pontalais.

— Eh bien ! cela ne m’étonne pas de vous. Est-ce que vous êtes un


homme à vous intéresser aux choses sérieuses ?… Moi, je l’ai vu du
premier coup d’œil et je vais vous le dire : il reste trois flacons pleins,
parmi ces flacons vides. Et, sur la table, en fonds de bouteilles, à peu près
la valeur de trois autres flacons, soit, en tout, six. Vous pouvez vérifier,
monsieur, vous verrez que c’est exact.

— Je m’en rapporte à vous, dit poliment Montauban.

Si Montauban s’en rapportait à Pontalais, Langrogne, il faut croire,


n’avait pas la même confiance, car il vérifiait, lui. Et, après vérification,
s’écriait de son abominable voix de crécelle, non sans admiration :

— C’est ma foi vrai !… Par les cornes, voilà une sûreté de coup d’œil
vraiment admirable !

— Affaire d’habitude, dit modestement Pontalais.

Et revenant à Montauban :

— Six flacons monsieur. Comment voulez-vous que je me grise avec


cela ! Et encore, que dis-je, six flacons ?… Trois pauvres petits flacons !…
car je ne suis pas un égoïste, moi, et je partagerai fraternellement avec
votre écuyer.

Et se reprenant, en s’adressant directement à Langrogne :

— À moins que vous ne me disiez que trois flacons c’est trop pour
vous, auquel cas je me sacrifierai et boirai une partie de votre part.

— Vous me faites injure, monsieur de Pontalais, protesta Langrogne


vexé. Sans être de votre force, on est encore de taille à absorber ses quatre
ou cinq flacons sans perdre la tramontane pour cela.

— Eh bien ! je vous laisse, trancha Montauban, mais… pas de


bêtises, hein, Langrogne !

À la manière dont ces derniers mots étaient prononcés, Langrogne


comprit que M. le chevalier ne plaisantait plus. Et accompagnant ses
paroles d’un coup d’œil expressif :

— Allez en paix, monsieur, dit-il.

Montauban serra la main de Pontalais, s’enveloppa dans son


manteau et sortit. Langrogne l’accompagna jusqu’à la porte qu’il ferma à
double tour et dont il poussa le verrou. Quand il revint pour reprendre
son souper interrompu, Pontalais avait rapproché son fauteuil de la table,
s’était servi une énorme tranche de venaison qu’il s’apprêtait à découper.

— Comment, monsieur, s’écria Langrogne stupéfait, vous mangez


encore !

— Encore, est un mot de reproche, prononça sentencieusement


Pontalais.

Et, le tutoyant, sans façon :

— Tu avais donc comploté d’engloutir toutes ces provisions à toi


tout seul ?

— Oh ! non, monsieur, fit naïvement Langrogne, il y aurait de quoi


en crever ! Mais, c’est que vous sortez de table.

— Justement, fit Pontalais avec un sérieux impayable, on se met à


table pour en sortir. On en sort pour s’y remettre. Il y a des gens qui ne
font pas autre chose de toute leur existence. Moi, je fais comme eux…
quand l’occasion s’en présente… Le malheur est qu’elle ne se présente pas
souvent. Puis il y a une chose que tu n’as certainement pas remarquée…
parce que tu dois être comme ton maître, incapable de faire attention aux
choses sérieuses. Il y a… mais pourquoi restes-tu là les bras ballants à
tournebouler des yeux comme si je te disais des incongruités ? Pourquoi
ne prends-tu pas place à table ?

— Je n’osais pas, monsieur, fit Langrogne, légèrement ahuri de ce


flot de paroles décousues. Mais si vous voulez bien le permettre…

— Je permets, Langrogne, je permets, je ne suis pas fier, moi ! Et


d’abord, pourquoi serai-je fier et de quoi ? Je ne suis pas un
gentilhomme, moi ! je ne suis qu’un misérable baladin ! Assieds-toi là et
sers-toi… Parce que, vois-tu, je me connais, moi, j’ai la dent terriblement
longue, et si tu traînes encore un peu, tu verras que je ne laisserai que les
os à ronger… Et encore, ce n’est pas bien sûr.

— Diable ! vous faites bien de me prévenir, dit Langrogne en


garnissant précipitamment son assiette.

— Je te disais donc, reprit Pontalais, qui ne perdait pas un coup de


dent, que tu n’as pas remarqué que rien ne donne faim comme de boire,
et rien ne donne soif comme de manger. Avoue que tu ne l’avais pas
remarqué.

— J’avoue, monsieur, dit Langrogne, la bouche pleine.

— Et puis, il y a autre chose que tu ignores, j’en suis sûr. C’est… Dis-
moi, manges-tu tous les jours, toi ?

— Mais oui, monsieur, Dieu merci !

— Ah ! tu manges tous les jours ! s’écria Pontalais avec un air


d’admiration profonde. Au fait, cela ne m’étonne pas. Je me disais : Voilà
la tête d’un heureux mortel qui mange tous les jours. Ah ! tu manges tous
les jours, toi ! Eh bien ! tu as de la chance. Et dis-moi, combien de repas
fais-tu par jour ?

— Mais… M. le chevalier et moi, nous faisons nos quatre repas par


jour… Autant que possible.

— Quatre repas par jour ! s’écria Pontalais en donnant toutes les


marques de la plus extravagante admiration… Quatre repas ! C’est donc
cela que tu es si gras ?

— Moi ? se récria Langrogne, vous voulez plaisanter, monsieur. Je


suis sec comme un bâton.

— Tu es gras, te dis-je, affirma péremptoirement Pontalais.


D’ailleurs, il ne saurait en être autrement… Quatre repas !

— Pourtant…

— Tu es gras, plus que gras, archi-gras !… Seulement, cela ne se voit


pas… Parce que tu es un garçon modeste et que ta graisse, au lieu de
s’étaler insolemment au dehors, se replie modestement sur elle-même, et
s’étale en dedans.

— Ma graisse s’étale en dedans ! s’effara Langrogne, au comble de


l’ahurissement.

— Oui, en dedans. Et méfie-toi : rien n’est aussi dangereux qu’une


graisse rentrée. Cela vous étouffe bel et bien. Et on en meurt.

— Diable, diable ! s’inquiéta Langrogne.

Et se tâtant consciencieusement :

— Pourtant… je ne sens que les os, moi !

— Parbleu ! fit froidement Pontalais, ta graisse se cache sous les os,


tu ne peux pas la sentir au toucher.

— Quelle chienne de maladie est-ce là ? gémit Langrogne, de plus en


plus inquiet. Et vous dites qu’on en meurt ?
— Neuf fois sur dix. Mais rassure-toi, je connais un remède
infaillible que je te donnerai.

— Vrai, monsieur ?

— Foi de Pontalais… qui n’est pas mon nom !

— Comment. Pontalais n’est pas votre nom ?

— Non. C’est le nom de la pierre qui enjambe le ruisseau de Saint-


Eustache et qu’on appelle le pont Alais.

— Tiens ! s’écria naïvement Langrogne, je me disais aussi que je


connaissais ce nom-là ! Je vois ce qu’il en est maintenant. Mais alors,
comment vous appelez-vous, monsieur ?

— Ah ! voilà, fit mystérieusement Pontalais, le jour où tu connaîtras


mon nom…

Il fit une pause, et tandis que Langrogne, impressionné, tendait une


oreille avide, il acheva d’un ton très naturel :

— Tu me rendras un fier service en venant me le dire.

Langrogne se gratta le nez avec rage. Il ne comprenait plus.

Et il commençait à se demander si le « damné baladin » se moquait


de lui ou si c’était lui qui devenait idiot.

— En attendant ce jour, reprit-il, comment faudra-t-il vous appeler ?

— Pontalais, puisque c’est mon nom.

— Mais puisque c’est le nom de la pierre du ruisseau de Saint-


Eustache !

— Précisément !… C’est mon nom. Mais revenons à notre affaire.


— Quelle affaire ? glapit Langrogne, complètement hébété.

— L’affaire des quatre repas. Nous disons quatre fois sept font vingt-
huit. C’est donc vingt-huit repas par semaine que tu fais ! Vingt-huit
repas ! Se peut-il qu’il y ait des gens assez fortunés et assez goinfres pour
s’offrir le luxe de vingt-huit repas par semaine.

— Vous ne les faites donc pas, vous, monsieur ? s’étonna Langrogne.

— Moi ! s’indigna Pontalais, je les fais… peut-être… mais par mois.

— Par mois !… Voulez-vous dire que vous ne faites qu’un repas par
jour ?

— Pas tous les jours, Langrogne, pas tous les jours !

— Oh ! s’apitoya Langrogne.

— Aussi, Langrogne, quand je trouve comme aujourd’hui, l’occasion


de faire plusieurs repas, je m’empiffre à en éclater.

— Oui, je comprends, fit Langrogne avec compassion, vous vous


bourrez en prévision des jours où vous n’avez rien à vous mettre sous la
dent.

— Tout juste.

Durant plus d’une heure, Pontalais continua d’ahurir Langrogne en


lui posant une foule de questions insidieuses noyées dans un flot de
paroles oiseuses… en apparence. Langrogne n’était pas un sot. Il s’en faut.
Pourtant, il fut complètement dupe du rusé comédien qui lui tira les vers
du nez avec une adresse sans égale. Et le digne écuyer, selon une
expression populaire, colorée comme la plupart des expressions
populaires, « n’y vit que du feu ».

Au bout d’une heure, Pontalais connaissait la vie du chevalier de


Montauban aussi bien que s’il ne l’avait pas quitté depuis sa naissance. Et
alors, il devint subitement muet. Langrogne, qui craignait de s’endormir,
eut beau s’ingénier à entretenir la conversation, Pontalais ne lui répondit
que par des grognements indistincts d’abord, puis par des ronflements.
Langrogne s’étant avisé de le réveiller, Pontalais sortit du fourreau son
immense colichemarde et menaça froidement de la lui passer au travers
du corps s’il ne le laissait dormir en paix. Langrogne se l’était tenu pour
dit. Pontalais avait repris son somme interrompu.

L’horloge du clocher de Saint-Merri sonna onze heures. Au dernier


coup, Pontalais se dressa comme mû par un ressort invisible. Il ceignit
son épée, s’enveloppa dans son grand manteau écarlate et se dirigea vers
la porte en disant ironiquement :

— Bonsoir.

— Vous partez ? s’effara Langrogne.

Ma foi, oui… On dort décidément trop mal dans ce fauteuil, dit


tranquillement Pontalais.

— Mais vous disiez tout à l’heure que les rues n’étaient pas sûres la
nuit !

— C’est vrai. Mais un bon lit vaut bien qu’on coure le risque de se
faire étriper, répondit Pontalais, en ouvrant doucement la porte. Ferme,
ajouta-t-il, et fais bonne garde.

Et il se glissa sans bruit dans l’escalier obscur, laissant Langrogne


furieux et plus éberlué que jamais.

Dehors, Pontalais alla, dans la rue de la Baudrerie, se tapir dans un


renfoncement, juste en face la petite entrée de la mère Agadou. Il
demeura là, invisible, sans faire un mouvement, pareil à une statue. Et,
histoire de n’en pas perdre l’habitude sans doute, il bougonnait
furieusement en lui-même :

« Allons, puisque je suis pris décidément de la fièvre du


dévouement, allons jusqu’au bout !… Moi, misérable baladin, pauvre
avorton, entrons en lutte contre le dauphin, le futur roi de France !… Et si
je ne suis pas brisé comme verre, je veux que le diable m’enfourche !…
Mais bah ! qu’importe, après tout, qu’une vieille carcasse comme la
mienne disparaisse si cela doit assurer le salut d’un homme comme ce
chevalier de Montauban ! »
Chapitre 12

Où Montauban fait des siennes

En quittant Langrogne et Pontalais, Montauban était parti dans la


rue, au hasard, n’ayant pas de but défini. En marchant, il pensait à
Pontalais et il se disait :

« Pourquoi diable a-t-il voulu demeurer là-haut ? La peur de


s’aventurer la nuit dans les rues ? Prétexte. M. de Pontalais n’est pas un
homme à s’effrayer pour si peu. Alors, pourquoi ? »

Mais il avait beau se poser la question, il ne parvenait pas à se faire


une réponse satisfaisante. Il finit par se dire :

« Peut-être a-t-il voulu tout bonnement veiller, lui aussi, sur


Primerose. Pourquoi pas ? Il m’a fait l’effet de s’intéresser tout
particulièrement à elle… Si particulièrement que s’il avait seulement
vingt-cinq ans de moins… je l’aurais sûrement prié de s’expliquer un
peu. »

Et, rêveur :

« Pourquoi diable M. de Pontalais s’intéresse-t-il pareillement à


Primerose ? Peut-être vais-je me mettre des idées biscornues dans la tête
mais, je ne sais pourquoi, je me figure que si M. de Pontalais voulait bien
parler, Primerose retrouverait bien plus sûrement sa famille en
l’interrogeant, lui qu’en s’adressant à ces truands à qui l’a envoyée
Mme de Bagnolet. »

Ce nom de de Bagnolet fit bifurquer sa pensée :

« Cette généreuse Mme de Bagnolet qui veut donner cent mille livres
de dot à Primerose… et à qui Primerose, menacée chez elle, n’ose pas
demander l’hospitalité pour une nuit… Car j’ai bien senti qu’elle n’osait
pas… Et c’est sa mère adoptive… celle qui l’a élevée !… Je veux que ma
main dessèche si je touche seulement à une maille venue de cette
respectable dame !… Non, ma foi, elle est trop riche, cette dame de
Bagnolet !… qui doit donner deux millions de dot à sa vraie fille, laquelle
s’habille en homme et se fait appeler sire de Maubert ! »

Une fois encore il y eut une saute dans sa pensée, sans raison
apparente :

« Esclaireau-les-Mains-Rouges, Barbiton-la-Hure !… croix-Dieu ! je


me souviens maintenant : ces deux noms étaient le cri de bataille de ces
truands qui ont chargé le prévôt et ses archers au moment où le sire de
Maubert et moi étions aux prises avec eux… au moment où nous allions
succomber, être pris !… Voilà qui est au moins étrange !… Le sire de
Maubert, élégant gentilhomme, Esclaireau-les-Mains-Rouges et
Barbiton-la-Hure, redoutables truands, chefs de bandes… et la dame de
Bagnolet archimillionnaire. Pourquoi ce rapprochement de noms,
pourquoi ?… Et le sire de Maubert est une femme… une femme que les
suppôts du royaume d’Argot viennent délivrer au moment où elle va être
saisie par les hommes du prévôt !… Car – voici que la mémoire me
revient maintenant – ces diables déguenillés sont accourus à l’appel d’un
coup de sifflet… et ce coup de sifflet, j’en jurerais, c’est le sire de Maubert
qui l’a lancé !… Ces diables déchaînés sont accourus à l’appel du sire de
Maubert… ils hurlaient : Argot ! Argot !…

Le sire de Maubert est une femme… et j’ai entendu chuchoter qu’il y


a quelque part une mystérieuse reine d’Argot… Oh !… »

Et Montauban fut tout saisi d’être arrivé à cette conclusion


imprévue, extravagante. Si extravagante qu’il se dit :

« Une reine d’Argot, c’est-à-dire un chef de truands, de voleurs, de


malandrins, qui rêverait d’épouser un Guise et de ceindre la couronne
impériale, holà, que vais-je imaginer là !… Ma parole, je deviens fou !
Allons, allons, ceci dépasse les limites de la fantaisie. N’y pensons plus. »

N’y plus penser ? C’était plus facile à dire qu’à faire. Cependant il
réussit tout d’abord à chasser cette pensée de son esprit.

Il reprit contact avec la réalité. Comme il avait marché au hasard,


dans l’obscurité, il ne savait pas au juste où il sa trouvait. Il s’orienta. Il
finit par reconnaître qu’il était arrivé à l’entrée du pont.

« Où diable vais-je par là ? » se dit-il avec humeur.

Il fit demi-tour et revint sur ses pas. Il commençait à regretter de


n’être pas resté avec Langrogne et Pontalais. Il calculait qu’il avait encore
au moins deux heures à attendre et il se demandait ce qu’il allait faire
pour tuer le temps. Tout à coup il songea :

« Eh ! croix-Dieu, allons voir de près la maison de la dame de


Bagnolet et du sire de Maubert, son fils… qui est une fille. On découvre
bien des choses en étudiant le visage d’une maison. »

Ainsi, malgré lui, son esprit, par un détour, le ramenait à son


premier soupçon. Comme cette fois il s’était donné à lui-même un but à
atteindre, il allongea le pas, non plus au hasard, mais dans l’intention de
gagner la rue Sainte-Catherine en suivant un itinéraire tracé d’avance
dans son esprit.

Il arriva rue du Temple. Son intention était de prendre la rue des


Blancs-Manteaux, qui devait le conduire à la rue Vieille-du-Temple. Mais
là, il s’arrêta, hésitant. Une autre idée lui était venue en chemin.

« Eh ! mais, se dit-il, pourquoi n’irais-je pas d’abord étudier ce


chemin de la Corderie !… »

Son esprit était reparti sur une nouvelle piste. Mais cette piste,
comme toutes celles qu’il abordait, devait amener fatalement un nom :
celui de Jean de Maubert, qui traînait à sa suite le nom de la dame de
Bagnolet. Et, dès que ces deux noms se présentaient à son esprit,
Montauban ne pouvait plus s’empêcher de penser à cette reine d’Argot
dont il ne s’était jamais inquiété jusque-là.
En somme, le travail se faisait dans son esprit sans qu’il s’en rendît
compte, lentement, obscurément, mais avec une logique implacable. Et il
avait beau s’ingénier, inconsciemment, à faire des tours et des détours,
comme s’il voulait se donner le change à lui-même, ces tours et détours le
ramenaient implacablement dans le bon chemin d’où il avait cherché à
s’évader.

« Pourquoi n’irais-je pas voir le chemin de la Corderie ? » se disait


Montauban.

Et il ajouta :

« Ce fameux chemin où, au dire du sire de Maubert, il serait si facile


d’occire le roi François !… Pourquoi pas ? J’ai le temps. Et rien ne
m’empêchera d’aller ensuite rue Sainte-Catherine. »

Tout en raisonnant de la sorte, il avait machinalement repris sa


marche. Mais sans s’en apercevoir, il avait tourné à gauche, laissant la rue
des Blancs-Manteaux derrière lui. Lorsqu’il s’en aperçut, il se mit à rire
doucement en songeant :

« Bon, pendant que je suis là à me tournebouler la cervelle pour


savoir si je dois ou ne dois pas aller au chemin de la Corderie, mes jambes
se dirigent par là toutes seules. C’est à croire qu’une force mystérieuse a
décidé que j’irai et m’y pousse malgré moi. Croix-Dieu, puisqu’il est écrit
que je dois y aller, allons-y. »

Et il se dirigea vers le Temple, allongeant le pas à son insu, comme


s’il allait à un rendez-vous auquel il craignait d’arriver en retard. Et
comme il avançait ainsi, il fut brusquement arraché à ses pensées : une
voix criait dans le lointain :

— Au meurtre ! au truand !

Les cris venaient du Temple. De là où il allait précisément. Il se mit


à courir en disant :
— C’est peut-être pour cela que j’étais attiré de ce côté.

La voix, plus distincte cette fois-ci, clama de nouveau :

— Au guet ! à l’aide !

Montauban courait avec la souplesse et l’agilité d’un homme qui a


passé son enfance à s’entraîner à tous les exercices violents. Il redoubla
d’ardeur, et il ne courut plus : il vola. Et plus il approchait, plus les appels
devenaient plus distincts, plus précipités. Il ne tarda pas à arriver sur le
lieu de la bagarre.

Là, il aperçut un homme que serraient de près une demi-douzaine


de malandrins. L’homme était campé devant une femme à qui il faisait un
rempart de son corps. La femme se tenait le dos appuyé à une porte. Elle
ne faisait pas un mouvement, ne criait pas, ne disait pas un mot,
considérait la lutte inégale que soutenait son défenseur avec un calme
superbe, qui indiquait une bravoure peu courante chez une femme.

L’homme était jeune et vigoureux. Il montrait un sang-froid


extraordinaire et, sans prononcer une parole, il se défendait avec une
énergie farouche et une adresse à laquelle on reconnaissait une science
approfondie de l’escrime. C’était d’ailleurs un rude jouteur, puisque
devant lui, sur la chaussée, Montauban aperçut les corps étendus de sept
de ses adversaires qu’il avait mis à mal. Cependant, si vigoureux et si
courageux qu’il fût, l’effort qu’il venait de fournir avait été trop rude,
s’était prolongé trop longtemps, et on le sentait à bout de souffle. Il était
évident qu’il ne tarderait pas à succomber, accablé par le nombre.

Enfin, à deux pas de la femme, assis par terre, le dos au mur, blessé
sans doute, se tenait un homme vêtu simplement comme un serviteur de
grande maison, et qui, à en juger par ce qu’on en voyait, quand il était
assis, devait être d’une longueur démesurée. C’était celui-là qui ne cessait
de hurler :

— Au meurtre ! À l’aide ! Au feu ! Au guet !


Les truands ne s’inquiétaient guère de lui et de ses hurlements.

Ils savaient fort bien que ces appels dans la nuit n’attireraient plus
personne : ils étaient trop fréquents. Ils concentraient toute leur attention
sur le brave qui leur tenait vaillamment tête, et, comme ils le sentaient
faiblir, ils redoublaient d’efforts et l’assaillaient ensemble de tous les
côtés à la fois.

Voilà ce que vit Montauban en accourant rapide comme la foudre.


Et de sa voix calme, un peu railleuse comme à son ordinaire, il cria :

— Tenez bon, monsieur !… On vient à vous !…

Et il entra dans la mêlée à peu près comme l’ouragan dévastateur


qui renverse, brise, disloque, emporte tout ce qu’il trouve sur son
passage. Il ne s’était même pas donné la peine de dégainer. Ses robustes
poings seuls avaient accompli la besogne avec une force irrésistible, une
rapidité prodigieuse. Il passa comme un bolide au travers des truands
épouvantés et se plaça devant l’inconnu assailli en disant avec le même
calme effarant :

— Soufflez, monsieur, je me charge de ces coquins.

En même temps, d’un geste large, il tirait sa flamboyante rapière.

Il s’aperçut alors qu’il n’avait plus que deux adversaires devant lui.
Les quatre autres assommés par les formidables massues qu’étaient ses
deux poings, étaient allés rejoindre leurs compagnons au milieu de la
chaussée et ne donnaient plus signe de vie. Ces deux-là étaient si effarés
de leur mésaventure qu’il aurait pu les charger et les expédier sans qu’ils
songeassent seulement à se défendre. Il eut pitié d’eux.

— Allez-vous-en, leur dit-il de sa voix railleuse, je vous fais grâce.

Il y eut un temps d’arrêt qui ne dura peut-être pas une seconde. Si


court qu’il fût, ce temps d’arrêt permit aux truands de se ressaisir. Ils
avaient cru que c’était toute une troupe de diables déchaînés qui leur
tombaient dessus à l’improviste. Ils virent qu’ils n’avaient qu’un homme
devant eux. Ils eurent honte de leur hésitation, ils lancèrent une terrible
bordée de jurons et se ruèrent ensemble, la rapière haute, pensant
surprendre à leur tour l’imprudent qui, la pointe de l’épée sur la bout de
la botte, semblait les narguer.

Malheureusement pour eux le chevalier les surveillait du coin de


l’œil sans en avoir l’air. Sans qu’ils eussent pu dire comment la chose se
fit tant elle fut rapide, il se trouva en garde et para, comme en se jouant,
les premiers coups qui, dans l’esprit de ceux qui les allongeaient, devaient
le pourfendre d’outre en outre. En même temps, de sa voix tranquille, il
les avertissait.

— Vous voulez en tâter ? À votre aise. Je vous préviens que vous


allez être échaudés. Et ce ne sera pas long.

En effet, ce ne fut pas long. Après avoir paré, Montauban allongea le


bras dans un geste foudroyant. Un des deux truands laissa tomber son
épée en poussant un hurlement de douleur.

— Ce n’est rien, rassura Montauban de sa voix railleuse, tu en seras


quitte pour porter le bras en écharpe durant huit jours.

Et à l’autre truand qui ne voulait pas lâcher pied et continuait à


s’escrimer bravement :

— Tu es entêté, l’ami. Il pourrait t’en cuire. Mais j’ai dit que je vous
faisais grâce à tous les deux et un Montauban ne revient jamais sur sa
parole.

En prononçant ces mots, il liait l’épée de son adversaire. Comme il


finissait de parler, l’épée sauta et alla tomber à dix pas de là. La pointe
s’abattit malencontreusement sur un pavé et la lame se cassa net.
Montauban rengaina et marcha droit au truand. Au même instant,
l’inconnu qui avait repris des forces s’approchait de son côté. Le truand,
désarmé, se trouva pris entre ces deux hommes qui avaient dague et
rapière au côté. Il crut qu’ils allaient l’égorger, comme ils étaient en droit
de le faire. Ce sacripant était brave. Il ne chercha pas à fuir. Il n’implora
pas grâce. Il croisa les bras, se redressa dans une attitude farouche et
attendit le coup mortel en les regardant en face avec des yeux étincelants.

— Va-t’en, dit Montauban.

— Attends, dit l’inconnu d’une voix grave et douce, que l’on sentait
habitué à commander, prends d’abord cette bourse.

Dans la main du truand effaré, il posa une bourse d’apparence


respectable. Et de sa voix grave et douce, où l’on sentait percer un peu de
tristesse apitoyée :

— C’est la bourse que j’ai défendue de mon mieux quand tes


compagnons et toi avez voulu me la prendre de force. Je te la donne
maintenant, de mon plein gré, comme je te l’eusse donnée de grand cœur
si, au lieu d’user de violence, vous m’aviez dit simplement, toi et les tiens,
que vous aviez faim. Je te la donne pour toi et pour tes camarades qui, je
l’espère, ne sont pas grièvement blessés et à qui, j’en suis sûr, tu feras
donner les soins que nécessite leur état. Va, maintenant, va, et tâche de
comprendre et de te souvenir que tous les hommes ne sont pas des loups
enragés ayant pour unique fonction de se déchirer entre eux.

Nous n’oserions pas affirmer que le truand comprit tout à fait le


sens profondément humain de la leçon que lui donnait l’homme qu’il
avait voulu assassiner pour le dévaliser. Mais il sentit vaguement ce qu’il
y avait de vraiment noble et généreux dans l’abandon qu’on lui faisait, à
lui, vaincu et désarmé, de cette bourse qui avait été si vigoureusement
défendue. Il le sentit si bien qu’il demeura stupide, sans mouvement,
considérant tour à tour, avec un effarement indicible, ces deux hommes
qui lui paraissaient si extraordinaires et la bourse qu’il serrait
machinalement dans sa main calleuse, en grognant :

— Ho ! qu’est-ce que c’est que ces deux-là ?… L’un peut me tuer et


me fait grâce !… L’autre me donne librement la bourse qu’il n’a pas voulu
se laisser arracher !… Et il me parle comme si j’étais un homme pareil à
lui !…
Montauban et l’inconnu avaient entendu. Dans l’ombre, ils eurent,
chacun de leur côté, un sourire tout pareil. Et Montauban, d’une voix
adoucie, répéta :

— Va-t’en !

Et comme le truand le regardait sans bouger, de son air hébété, il


haussa les épaules d’un air impatienté, le prit par le bras, le fit pivoter
sans qu’il songeât à opposer la moindre résistance et le poussa en disant :

— Mais va-t’en donc, imbécile, puisque nous te faisons grâce et que


tu as obtenu de la générosité de ce seigneur ce que tu n’avais pu obtenir
par la force.

Et le truand, plus éberlué que jamais, sous l’impulsion reçue, partit


comme un automate, pliant l’échine et traînant péniblement ses bottes
éculées, qui semblaient être devenues soudain si pesantes qu’il n’avait,
plus la force de les soulever.

Demeurés maîtres de la place, Montauban et l’inconnu se


considérèrent une seconde en souriant. Alors seulement, Montauban
reconnut en lui le duc de Ponthus, ce duc de Ponthus qui avait son hôtel
chemin de la Corderie, que le roi François venait visiter familièrement
chaque jour et qu’il avait eu l’occasion de suivre jusqu’aux environs de
l’hôtel des Tournelles en écoutant les propos de ses serviteurs dont il
avait retenu les noms : Jacquemin Corentin et Bel-Argent. Ce duc de
Ponthus enfin vers lequel il s’était senti attiré instinctivement.

Le duc, de son côté, le dévisagea de ce coup d’œil sûr de l’homme


qui n’a pas besoin de s’y reprendre à deux fois pour reconnaître la valeur
des gens. Et ce coup d’œil, en effet, lui suffit pour comprendre qu’il se
trouvait en présence d’une nature d’élite en tout point semblable à la
sienne. Et les deux jeunes gens. – le duc ne paraissait avoir que quatre ou
cinq ans de plus que le chevalier, – avant même de s’être adressé la
parole, se tendirent la main dans un élan spontané d’irrésistible
sympathie ce fut en échangeant cette loyale et vigoureuse poignée de
main qui les faisait amis jusqu’à la mort que le duc, de sa voix chaude,
prononça :

— Monsieur, je suis le duc Clother de Ponthus et voici ma femme,


Léonor…

En disant ces derniers mots, très simplement, comme un bon petit


bourgeois, et non point comme un grand seigneur qu’il était, il désignait
de la main la femme qui s’approchait, et devant qui Montauban se
courbait aussitôt respectueusement. Et il achevait :

— Vous plaît-il de nous faire connaître le nom du brave et digne


gentilhomme à qui nous sommes redevables de la vie, la duchesse et
moi ?

— Monsieur, répondis Montauban en se redressant, je suis le


chevalier Hoël de Montauban.

Il n’eût certes pas mis plus de noble fierté s’il avait eu à dire : « Je
suis François de Valois. » Mais il reprit aussitôt son air et son ton
habituels pour ajouter :

— Mais, monsieur, vous vous exagérer singulièrement l’importance


du service que j’ai eu la bonne fortune de vous rendre. Je crois que vous
vous fussiez parfaitement tirer d’affaire tout seul. La preuve en est que, au
moment où je suis intervenu, vous aviez déjà mis sept de vos assaillants
hors de combat.

Et il désignait de la tête les corps étendus sur la chaussée.

— Hélas ! monsieur, dit le duc attristé, parmi ces sept que vous
croyez que j’ai mis hors de combat, se trouvent deux de mes serviteurs au
sujet desquels vous me voyez bien inquiet.

Il se dirigea aussitôt vers ces deux serviteurs. Montauban et la


duchesse le suivirent. Les deux serviteurs n’étaient pas morts comme le
craignait le duc de Ponthus. Ils étaient évanouis simplement. L’un d’eux
avait été étourdi par un coup de pommeau d’épée qui s’était abattu sur
son crâne. L’autre avait reçu une forte estafilade à l’épaule. Blessure peu
grave mais si douloureuse qu’il en avait perdu connaissance. Grâce aux
soins énergiques qui lui furent prodigués, l’homme assommé retrouva le
premier ses sens. Ce fut lui qui, en reconnaissant son maître penché sur
lui, parla le premier :

— Ah ! seigneur de Ponthus, dit-il c’est vous ! Et avec une grimace


de jubilation : je savais bien, moi, que vous leur tailleriez des croupières à
ces mauvais détrousseurs de nuit.

— Comment te sens-tu mon pauvre Sel-Argent ? s’informa le duc,


apitoyé.

— Bien, seigneur duc, aussi bien qu’il est possible d’aller quand on a
reçu un coup de massue sur la tête. Heureusement que je l’ai solide, moi,
la tête, sans quoi, je crois bien que c’en était fait de moi.

Ceci, Bel-Argent l’avait prononcé d’un air dolent, d’une voix


expirante. C’était à croire qu’il allait rendre l’âme dans les bras de son
maître. Et tout à coup, au moment où on s’y attendit le moins, il se
redressa tout seul et d’une voix qui retrouva toute sa vigueur, comme par
enchantement, il s’emporta :

— Que ne m’ont-ils tué sur le coup pour m’apprendre à vivre, ces


détrousseurs du diable qui ne savent même pas assommer un homme.
Me voilà déshonoré, monsieur le duc ! Qu’allez-vous dire et penser de
moi… quoi !… quand j’ai l’insigne honneur d’escorter Mme la duchesse, je
me laisse surprendre comme un novice !… Un malheureux petit coup de
poing suffit pour me mettre hors de combat !… Accident de malemort qui
m’emporte !… Pendant ce temps, je gage que ce grand escogriffe de
Corentin s’est fait tuer bravement, lui !… Tous les honneurs et tous les
bonheurs sont pour ce grand échalas !… Ah ! il était né coiffé, cet ivrogne,
ce menteur, ce pilier de pilori.

— Bon ! sourit le duc de Ponthus, je vois que ce ne sera rien.

Et il passa à l’homme à l’épaule déchirée. Pendant que, avec l’aide


de Montauban et de la duchesse, il lui donnait des soins qui le faisaient
revenir à lui, Bel-Argent continuait à accabler d’injures Jacquemin
Corentin qui avait eu le bonheur de se faire tuer, tandis que lui s’était
évanoui stupidement, comme une femmelette pour un malheureux coup
de poing.

Or, Jacquemin Corentin, c’était l’homme d’une longueur démesurée


qui par ses appels ininterrompus, avait fait accourir le chevalier de
Montauban. En entendant les vociférations de son camarade, il crut
devoir le consoler :

— Là ! là, lui cria-t-il, je ne suis pas mort, Bel-Argent. Ne gémis pas


ainsi tu me fends le cœur.

— Tu n’es pas mort ?… Mais alors, que fais-tu là, grand écornifleur ?

— Je suis blessé, Bel-Argent. Un coup de pointe qui me fait


diablement souffrir.

— Mais qui ne t’empêche pas de mugir comme un veau ! Ce coup de


pointe ne me dit rien qui vaille. M’est avis, grand flandrin, que tu te l’es
allongé toi-même, ce coup de pointe !

— Oh ! suffoqua Jacquemin Corentin indigné. Et pourquoi me


serais-je allongé un coup de pointe moi-même ? Dis-le voir un peu pour
voir. Pourquoi ?

— Pour te donner des airs d’avoir fait ton devoir, grand escroqueur
que tu es, ivrogne, papelard, goinfre, bigame.

Seulement, chose bizarre, tout en accablant Jacquemin Corentin


d’injures variées, Bel-Argent s’était levé tout seul, allait à son camarade,
et, sous prétexte de l’aider à se relever, le pressait dans ses bras. Et ceci
tout en continuant à l’invectiver de plus belle.

Ce que voyant, Montauban, qui observait tout sans en avoir l’air, ne


put s’empêcher d’éclater de rire. Et le duc de Ponthus qui comprit de quoi
il riait, expliqua avec un sourire indulgent :

— C’est leur manière à eux… Au fond, c’est leur joie de nous voir
vivant, la duchesse et moi, qui se manifeste ainsi. Puis, ne vous y trompez
pas. Ils s’aiment comme deux frères et ne peuvent pas se passer l’un de
l’autre. Mais je ne sais pourquoi, et eux non plus du reste, ils se croient
obligés de dissimuler l’amitié réelle profonde qui les unit.

— C’est une manière comme une autre, fit Montauban en riant de


plus belle.

Et reprenant son sérieux :

— Mais, monsieur le duc, à présent que vous voilà plus tranquille


sur le compte de vos serviteurs, il serait sage de ne pas demeurer plus
longtemps ici et de reprendre votre route… si toutefois ces braves se
sentent la force de vous suivre.

Les deux braves jurèrent comme un seul homme qu’ils trouveraient


la force d’escorter jusqu’au bout leur maître et leur maîtresse. Et, en effet,
ils se levèrent tous les deux et, se soutenant mutuellement, ils trouvèrent
moyen de faire assez bonne contenance.

— Ils ne sont pas très solides, dit le duc de Ponthus mais nous
sommes à peu près arrivés au chemin de la Corderie, où est situé mon
logis. Je pense qu’ils pourront aller jusque-là.

Et il se tourna vers Montauban comme pour prendre congé. Mais


celui-ci se récria :

— Pensez-vous que je vais vous laissez aller seul avec ces éclopés qui
ne vous seraient d’aucun secours en cas de péril : Non pas, croix-Dieu ! Je
vous accompagne et ne vous quitterai que lorsque vous serez rentrés en
votre hôtel, Mme la duchesse et vous.

— L’offre est faite avec tant de cordialité, que j’aurais vraiment


mauvaise grâce à ne pas l’accepter, consentit le duc.
On se mit en route. Les deux éclopés, comme les avait appelés
Montauban, marchèrent devant, se soutenant fraternellement entre eux.
Ce qui d’ailleurs n’empêchait pas Jacquemin Corentin et Bel-Argent de se
disputer selon leur habitude et de s’accabler d’injures. Montauban et le
duc de Ponthus suivaient à quelques pas, encadrant la duchesse qui
n’avait prononcé que de rares paroles et continuait de montrer ce calme
extraordinaire dont elle ne s’était pas départie un seul instant. Les
premiers pas se firent en silence chacun se tenant enfermé dans ses
propres pensées. Montauban songeait :

« Décidément il était écrit que j’irais, ce soir visiter ce chemin de la


Corderie. Et le hasard m’y a poussé avec tant de persistance que je serais
bien surpris si je n’y découvrais quelque chose d’intéressant. »

Au bout de quelques minutes, pendant lesquelles ne furent


prononcées que des paroles de banale politesse, la petite troupe vint
s’arrêter devant la grille monumentale de l’ancien hôtel d’Arronces,
devenu l’hôtel de Ponthus. D’une voix harmonieuse, très douce, très
prenante à laquelle une pointe d’accent étranger donnait un charme de
plus, la duchesse invita gracieusement Montauban qui se disposait à
prendre congé.

— Sire chevalier, ne nous ferez-vous pas la grâce d’entrer vous


reposer un instant dans notre demeure ?

Montauban hésita. Le peu de paroles qu’il avait échangées avec le


duc de Ponthus n’avait fait qu’accroître cette sympathie irraisonnée que,
dès le premier abord, il avait éprouvée pour lui. Le duc, de son côté se
sentait vivement attiré vers ce jeune homme si brave, si fort, si simple de
manières, en qui il croyait voir un second lui-même. Il joignit ses
instances à celles de la duchesse. Montauban fut sur le point d’accepter
une invitation faite avec tant de cordiale sincérité et qui lui était
infiniment agréable. Mais à ce moment, l’horloge du Temple tout proche
sonna un coup.

— Diable ! dix heures et demie déjà ! s’écria-t-il malgré lui.


Et se courbant respectueusement devant la duchesse il s’excusa :

— Mille grâces, madame. J’eusse accepte avec joie votre gracieuse


invitation. Mais la voix de bronze que nous venons d’entendre me
rappelle impérieusement que j’ai un rendez-vous que je ne saurais
manquer sous peine de me déshonorer.

Dès ses premiers mots, le duc et la duchesse avaient cru


comprendre qu’il s’agissait d’un rendez-vous galant. Mais, sans qu’il y
prit garde, il avait mis un tel grondement de menaces dans son accent
qu’ils comprirent aussitôt qu’ils s’étaient trompés et qu’il s’agissait d’une
affaire sérieuse. Une de ces affaires qui se traitent la rapière au poing. Et
le duc n’hésita pas :

— Chevalier, dit-il vivement, c’est à mon tour de vous dire : « Je


vous accompagne. »

La spontanéité de cette offre toucha profondément Montauban. Et


avec cette douceur d’accent qu’il trouvait dans ses moments d’émotion :

— Merci, duc, dit-il. Mais si je n’allais pas seul là où je dois aller, je


serais plus sûrement déshonoré que si je n’y allais pas.

Malgré la douceur du ton, c’était net, catégorique. Le duc sentit


qu’insister dans ces conditions, c’eût été désobliger son nouvel ami. Il lui
donna fraternellement l’accolade ainsi que faisaient les anciens preux,
l’assura qu’il pouvait considérer sa maison comme la sienne propre, et lui
demanda son adresse, voulant aller le remercier chez lui. La duchesse
d’un geste de souveraine mais cependant très gracieux, lui tendit la main
en disant :

— Allez donc, sire chevalier, et que Dieu vous garde !


Chapitre 13

Le chemin de la Corderie

Ils se séparèrent sur ces mots. Montauban attendit devant la grille


refermée, prudemment cadenassée et enchaînée, que ses nouveaux amis
eussent pénétré chez eux. Alors, il se retourna. Un sourire très doux
fleurissait sur ses lèvres, tandis qu’il songeait :

— Ce duc de Ponthus est décidément un galant homme et, ce qui


vaut mieux, un brave homme ! »

Un moment il s’oublia à rêver devant cette grille. Ce moment d’oubli


ne se prolongea pas trop longtemps. Il revint vite au sentiment de la
réalité et, se secouant :

« Or çà, se dit-il, j’ai bien encore quelques minutes devant moi.


Puisque m’y voici, voyons un peu de près ce fameux chemin de la
Corderie. »

Nous avons dit que, depuis de longues années, le chemin de la


Corderie était inachevé et devait demeurer ainsi de longues années
encore. À proprement parler, c’était plutôt une impasse que barrait le
mur de clôture de l’hôpital des Enfants-Rouges, fondation charitable due
à la générosité de Marguerite de Valois, reine de Navarre, sœur de
François 1er, et fondation récente, puisqu’elle ne remontait à guère plus
de sept ou huit ans.

En venant de la rue du Temple, l’hôtel de Ponthus se trouvait à main


gauche, au fond du chemin. C’était la seule habitation qu’on trouvait de
ce côté. Tout le reste était bordé de terrains déserts, les uns clos de
palissades à moitié démolies ou de haies de sureaux ou d’aubépine où
s’ouvraient plusieurs brèches, les autres sans clôture aucune.

Sur le côté droit, on voyait quelques maisons espacées, la plupart


inhabitées et tombant en ruine. Juste en face l’hôtel de Ponthus se
trouvait une de ces maisons abandonnées. C’était une maison de belle
apparence, qu’on appelait le logis Turquand, dont nous avons eu à nous
occuper dans un de nos précédents ouvrages, et dont personne ne
s’occupait plus depuis la mort de son propriétaire.

Près de ce logis Turquand, séparée de lui par une bande de terre, se


trouvait une autre maison plus modeste, également abandonnée, qu’on
appelait la Maison-Blanche. Les autres maisons, vides ou habitées, les
unes avançant sur le chemin, les autres rentrant, s’étendaient sans ordre
ni symétrie, depuis le logis Turquand jusqu’à la rue du Temple. Cela
formait une infinité de coins et recoins où plusieurs hommes pouvaient
facilement se dissimuler.

Sans compter les terrains d’en face, derrière les palissades et les
haies desquels on pouvait encore plus facilement se cacher. Et sans
compter les maisons abandonnées, à l’intérieur desquelles il était facile
de pénétrer où l’on pouvait se trouver à la fois à l’abri des regards
indiscrets et des intempéries.

Tout cela, Montauban le vit en s’en revenant tout doucement vers la


rue du Temple. Cependant il eut beau fouiller l’ombre de son regard
perçant qui semblait y voir comme en plein jour, il ne découvrit rien de
suspect. À part quelques chats à demi sauvages qui s’enfuyaient à son
approche, il ne trouva pas un être vivant dans ce chemin parfaitement
désert.

« Allons, se dit-il assez déçu, il est inutile de m’attarder plus


longtemps ici ; je n’y découvrirai rien d’intéressant comme j’avais eu la
sottise de me l’imaginer. »

Et pour se consoler :

« Peut-être serai-je plus heureux une autre fois… En tout cas, s’il me
faut en découdre ici, je connaîtrai les lieux. »

Il se faisait cette réflexion en approchant de la rue du Temple. À ce


moment, deux hommes tournèrent l’angle de la rue et s’engagèrent dans
le chemin, venant droit à lui. Deux hommes n’étaient pas pour faire
reculer Montauban. En un autre moment et dans un autre lieu, il eût
continué son chemin sans s’inquiéter d’eux. Mais, quoi qu’il en eût dit, il
avait fortement ancrée dans l’esprit cette pensée qu’il allait, selon son
mot, « découvrir quelque chose d’intéressant ». Il eut l’intuition
foudroyante que ces deux hommes lui apportaient cette chose
intéressante qu’il espérait. Et sans réfléchir, sans hésiter, il se jeta dans
un renfoncement et attendit, tendant l’oreille vers les deux nocturnes
promeneurs.

Ces deux promeneurs, c’étaient Esclaireau-les-Mains-Rouges et


Barbiton-la-Hure.

Non pas tels que nous les avons vus, mais tels que les avait dépeints
Eustache Coppegorge. C’est-à-dire rendus méconnaissables par des
perruques et des fausses barbes d’un roux ardent, entremêlées de
nombreux fils blancs. Le tout d’ailleurs si bien imité et si bien appliqué
que, même en plein jour, l’œil le plus pénétrant n’eût pas soupçonné la
postiche. Pour compléter la métamorphose, ils avaient quitté le costume
propre, confortable que nous leur connaissons. Tous les deux étaient
revêtus – si on peut dire – d’innommables guenilles et se drapaient
fièrement dans des manteaux troués, effrangés, rapiécés de mille pièces
de couleurs disparates, et que relevait l’interminable colichemarde qu’ils
avaient au côté. Leurs armes étaient la seule partie de leur accoutrement
qu’ils n’avaient pas jugé nécessaire de changer.

Ils n’avaient pas aperçu Montauban au moment où, poussé par cet
instinct sûr qui le guidait, il avait bondi de côté. Ils avançaient sans se
presser et, en marchant, ils s’entretenaient entre eux, sans élever la voix,
par vieille habitude de prudence, sans trop la baisser non plus.
Montauban, qui les observait, eut l’impression qu’ils étaient parfaitement
à leur aise, que l’idée ne les effleurait même pas que, dans ce chemin
désert, à cette heure de la nuit, quelqu’un qui n’était pas un suppôt
d’Argot comme eux pouvait les épier, entendre ce qu’ils disaient.

— Quelle idée biscornue t’est venue de me traîner dans ce damné


chemin, Esclaireau-les-Mains-Rouges ! bougonnait Barbiton-la-Hure.

— Barbiton-la-Hure, répondait placidement :

— Esclaireau-les-Mains-Bouges, demain soir peut-être aurons-nous


à travailler dans ce chemin. Il nous faut choisir la place qui sera la plus
commode. Allons voir un peu cet hôtel de Ponthus.

Ces deux noms d’Esclaireau-les-Mains-Rouges et de Barbiton-la-


Hure tombant à l’improviste firent sursauter Montauban dans son coin. À
ce moment, les deux truands passaient devant lui. Il les regarda
avidement, de manière à bien se graver leurs traits dans la mémoire. Ils
passèrent. Il se mit à les suivre silencieusement. Plus que jamais il sentait
qu’il allait apprendre des choses intéressantes et il ne voulait pas perdre
une seule de leurs paroles.

Les deux redoutables truands poursuivirent leur chemin sans


soupçonner un seul instant qu’ils étaient suivis pas à pas. Et en marchant,
ils continuaient de bavarder, ou, pour mieux dire, Barbiton-la-Hure
continuait de bougonner et Esclaireau-les-Mains-Rouges lui donnait des
explications, qui d’ailleurs ne paraissaient le satisfaire que
médiocrement.

— Alcyndore, notre bien-aimée reine d’Argot nous a indiqué le coup


reprit Barbiton-la-Hure : un galant qui passe par le chemin, à la tombée
de la nuit couvert de joyaux et l’escarcelle fabuleusement garnie. Bon !
Alcyndore nous a dit qu’elle nous abandonnait entièrement cette
importante prise. Très bon, et mille millions de tous les diables, vive
Alcyndore, la plus belle et la plus généreuse des reines d’Argot ! Après
cela, qu’est-il besoin de tant de simagrées !… Par le nombril de Belzébuth,
pour moi l’affaire est des plus simples. Demain soir, nous venons nous
mettre à l’affût ici. Le galant passe ? Nous lui tombons dessus et nous le
débarrassons charitablement de ses colifichets et de son or qui doivent le
gêner outrageusement. Il ne passe pas ? Nous revenons le lendemain, les
jours suivants jusqu’à ce qu’enfin il nous tombe sous la main. Voilà,
Esclaireau-les-Mains-Rouges !
— Voilà ! répondit Esclaireau-les-Mains-Rouges en le contrefaisant.
Gueule Dieu, tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez, Barbiton !

— Moi ! par la potence et le-pilori !

— Mais réfléchis donc un peu avant de parler, sac et corde !


Interrompit rudement Esclaireau-les-Mains-Rouges. Tu as vu souvent,
toi, Alcyndore s’occuper elle-même d’une aussi piètre affaire que celle qui
consiste a piller un passant attardé ? Tu as vu quelquefois la reine d’Argot
s’abaisser au rôle d’un vulgaire détrousseur de nuit ?

— Mille démons, c’est vrai, cela !… Alcyndore ne s’occupe jamais


que d’expéditions importantes qui rapportent de fortes sommes !… Mais
peut-être bien que celle-ci doit nous rapporter une fortune.

— C’est bien possible, gouailla Esclaireau-les-Mains-Rouges. Mais si


nous avons vu souvent Alcyndore abandonner généreusement sa part de
prise, peux-tu dire que tu l’as vue, seulement une fois, abandonner la part
qui, dans toute entreprise, grande ou petite, commune ou individuelle,
est prélevée d’abord et avant tout et s’en va grossir la réserve, le trésor
commun à ceux d’Argot, d’Égypte et de Galilée dont, en sa qualité de
reine, elle a la garde ?

— Que la foudre m’écrase, c’est vrai ce que tu dis là ! Jamais


Alcyndore n’a transigé sur ce point. La part commune à toute la Cour des
Miracles, en toutes circonstances, est toujours mise à part la première.

— Et nous, dans cette affaire, elle nous l’a abandonnée ! Pourquoi,


Barbiton ?

— Pourquoi. Esclaireau ? La peste m’étouffe si je m’en doute


seulement ! Je n’avais pas pensé à cela, moi !

— Eh bien ! j’y ai pensé tout de suite, moi ! triompha Esclaireau-les-


Mains-Rouges. J’ai bien observé Alcyndore, pendant qu’elle nous parlait.
Et, par les tripes de Dieu, je crois avoir démêlé sa véritable pensée : le vol,
dans cette affaire, n’est qu’une feinte. Ce qu’Alcyndore veut, c’est que
nous la débarrassions du particulier. Voilà la vérité, Barbiton-la-Hure.

— Peut-être bien. Esclaireau-les-Mains-Rouges fit Barbiton-la-


Hure, plutôt sceptique, mais pourquoi Alcyndore veut-elle se débarrasser
de ce particulier ?

— Probable qu’il la gêne.

— Qui diable est-ce ?

— Que je sois guindé la hart au col si seulement je m’en doute ! Que


je sois tenaillé de la main du tourmentent juré si je cherche à le savoir,
répliqua Esclaireau-les-Mains-Rouges avec une effroyable indifférence.
Pour moi, c’est l’homme qui gêne notre reine et qu’il faut supprimer pour
cela. Voilà tout.

Et Barbiton-la-Hure, non moins sinistre :

— Pourquoi ne nous a-t-elle pas dit tout bonnement : « – Dépêchez-


moi ce bougre-là. » ? Nous eussions obéi sans demander d’explication,
selon notre habitude. Par Belzébuth, ne sommes-nous pas à elle jusqu’à la
mort ?

— Elle devait avoir ses raisons pour agir autrement. Alcyndore ne


fait jamais rien sans bonnes raisons. Et puis… peut-être a-t-elle vu là une
occasion de nous faire profiter d’une benne aubaine. Alcyndore, tu le sais
bien, Barbiton, a toujours eu une prédilection pour nous qui sommes ses
comtes.

— Aussi nous ferions-nous piler pour elle ! grogna Barbiton-la-Hure


dont le mufle violent s’illumina d’une expression de dévouement
fanatique.

— Piler, hacher, griller à petit feu ! renchérit Esclaireau-les-Mains-


Rouges, non moins sincère et résolu. Pour en revenir à notre affaire, j’ai
dans l’idée que, si nous laissions échapper le bougre, Alcyndore ne nous
le pardonnerait pas.
— Tu crois ? s’inquiéta Barbiton-la-Hure.

— Je te dis que si nous le manquons, Alcyndore ne nous manquera


pas, elle !

D’instinct, ils plièrent les épaules, comme s’ils voyaient s’abattre sur
eux la grêle de coups dont Alcyndore ne manquerait pas de les gratifier.

— Par les fourches patibulaires, il ne faut pas le manquer ! s’écria


Barbiton-la-Hure.

Et avec une résolution farouche :

— Il faut le larder, le cribler, l’étriper, ne le lâcher que lorsque nous


serons sûrs, archisûrs qu’il est passé, trépassé, plus que trépassé ! Ha !…

— Gueule Dieu, telle était bien mon intention ! assura Esclaireau-


les-Mains-Rouges. Et c’est pourquoi je suis venu ici étudier les lieux. Je
ne veux rien laisser au hasard, moi ! Je ne tiens pas du tout à attirer la
colère d’Alcyndore sur nous !… Et puis ce mauvais bougre ne se laissera
pas faire sans défendre sa peau. Il ne sera peut-être pas seul. Ce duc de
Ponthus que le diable emporte et ses gens qui l’escorteront peut-être.
J’entrevois la nécessité de nous adjoindre quelques solides compagnons
qui ne boudent pas à la besogne.

— Et avec qui il nous faudra partager ? Merci bien. Faisons notre


besogne nous-mêmes et gardons tout le profit pour nous.

— Minute ! Tu ne penses qu’au profit !… Faut-il obéir à Alcyndore,


oui ou non ?

— Il faut obéir, mille diables !

— C’est-à-dire qu’il faut dépêcher le gêneur sans nous occuper du


profit. Au surplus, ici, nous agissons en dehors de toutes les lois qui nous
régissent, nous autres argotiers. Nous ne sommes pas tenus de partager
avec ceux que nous nous adjoindrons.
— Nous ferons notre prix d’avance. Et s’il y a bénéfice, ce bénéfice
sera pour nous.

— Et s’il n'y en a pas ? fit piteusement Barbiton-la-Hure.

— Tant pis ! fit résolument Esclaireau-les-Mains-Rouges. Nous


aurons rendu service à Alcyndore. C’est l’essentiel.

Et pris d’une idée subite :

— Ou plutôt non. S’il n’y a pas de bénéfice, nous la diront à


Alcyndore. Sans avoir l’air de rien comme de juste.

— Et généreuse comme elle est, Alcyndore nous dédommagera au


centuple ! s’écria Barbiton la-Hure, radieux. Eh bien ! c’est dit.

Ils étaient arrivés devant l’hôtel de Ponthus. Ils se turent. Ils vinrent
se placer tout contre la grille et, à travers les barreaux, ils scrutèrent la
longue allée de tilleuls et le bâtiment d’aspect seigneurial qui se trouvait
au bout. Tout paraissait endormi dans la maison. Pas un trait de lumière
ne filtrait au dehors. Ils ne demeurèrent pas longtemps là. Quelques
coups d’œil leur avaient suffi pour étudier et connaître les lieux. On voyait
qu’ils avaient une grande habitude de ces sortes d’expéditions.

Ils se retournèrent. C’est à peine s’ils laissèrent tomber un regard


sur le logis Turquand.

— Trop près ! déclara péremptoirement Esclaireau-les-Mains-


Rouges.

Barbiton-la-Hure approuva d’un signe de tête. Et ils revinrent sur


leurs pas. Ils passèrent devant la Maison-Blanche qu’on aurait pu plus
justement appeler la Maison-Noire tant ses pierres étaient noircies par le
temps. Une bande de terre la séparait du logis Turquand. Une autre
bande de terre la séparait de la maison qui suivait. Ce fut devant cette
deuxième bande de terre qu’ils s’arrêtèrent de nouveau Esclaireau-les-
Mains-Rouges prononça :
— Ici, nous sommes à une distance convenable de la maison de
Ponthus, perdue au bout de sa longue allée. Ici on pourra batailler, crier,
appeler à l’aide tant qu’on voudra. On n’entendra rien, ni de la maison, ni
de la rue du Temple, là-bas. Par conséquent, à moins que le diable ne s’en
mêle, nul ne viendra nous déranger. Nous nous posterons ici, dissimulés
contre cette maison. Qu’en dis tu Barbiton-la-Hure ?

— Je dis que l’endroit me paraît judicieusement choisi, Esclaireau,


approuva Barbiton-la-Hure. Le galant ne nous découvrira que lorsqu’il
sentira sur lui la pointe de nos rapières.

— Une seule chose me chiffonne, reprit Esclaireau-les-Mains-


Rouges, c’est la donzelle qui sera avec nous.

— Quelle donzelle ?

— Eh ! gueule Dieu, celle qu’Alcyndore 1re doit nous envoyer


demain ! Celle à qui nous devons faire retrouver sa famille. L’as-tu donc
oublié déjà ?

— Le diable m’emporte, oui, je l’avais oublié ! Mais doit-elle nous


accompagner ?

— Elle doit nous accompagner partout tu le sais bien. C’est l’ordre


d’Alcyndore 1re.

— On pourrait peut-être s’en débarrasser pour cette fois ?

— Alcyndore 1re le saurait. Et vois-tu, Barbiton, j’aime encore mieux


affronter la colère d’Alcyndore que celle d’Alcyndore 1re, sa respectable
mère. Et pourtant, Alcyndore n’est pas toujours tendre.

Et en disant ces mots, le redoutable truand frissonnait d’épouvante.


Et Barbiton la Hure grelotta.

— C’est vrai, c’est vrai. Alcyndore 1re est terrible ! Et le pis est qu’elle
nous a ordonné d’avoir les plus grands égards pour cette donzelle et de
nous faire massacrer pour elle plutôt que de laisser toucher à un seul de
ses cheveux.

Et pris d’une rage subite :

— Quel bon sens y a-t-il à rechercher des parents qu’on n’a jamais
connus ! Je n’ai jamais connu les miens, moi. Est-ce que je les cherche ?
Est-ce que je tiens à les connaître ? S’ils sont au diable, qu’ils y restent.
S’ils n’y sont pas, qu’ils y aillent, par toutes les potences et tous tes gibets
du monde !

— Oui, mais, soupira Esclaireau-les-Mains-Rouges, navré, celle-là


veut absolument connaître ses père et mère. C’est une démangeaison, une
rage, une frénésie chez elle. Tu peux être sûr qu’elle ne nous lâchera pas
d’une semelle. Quelle chienne de mission nous a confiée là
Mme Alcyndore mère !

— Il faut filer doux avec Mme Alcyndore mère ! conseilla Barbiton-


la-Hure. On s’arrangera comme on pourra, sans manquer aux égards dus
à sa protégée.

— Il faudra bien, grogna Esclaireau-les-Mains-Rouges.

Ils se remirent en route vers la rue du Temple. Ils firent quelques


pas en silence. Tout à coup, Esclaireau s’arrêta et se campant devant
Barbiton-la-Hure, d’un air mystérieux, il s’écria :

— C’est comme pour les bateaux de sel que nous attendons toujours
et qui n’arrivent jamais. Qu’est-ce que tu crois qu’ils contiennent, toi, ces
bateaux de sel ?

— Mais… tu le dis toi-même, du sel, par les cornes de Belzébuth.

— Du sel ! éclata Esclaireau-les-Mains-Rouges, qui se fit plus


mystérieux. Du sel gueule Dieu ! c’est bientôt dit !… Moi aussi, je l’ai cru,
comme tout le monde. Mais je ne suis pas un balourd, un âne bâté, un
porc malade, moi ! Par la corde qui doit m étrangler, je sais voir plus loin
que le bout de mon nez, moi. Je sais réfléchir et observer, moi !

— Qu’as-tu réfléchi ? Qu’as tu observé ?

— J’ai réfléchi que ce n’est pas pour des sacs de sel qu’on immobilise
Noirville et toute sa damnée prévôtaille à l’Arsenal.

— Écoute donc, des bateaux chargés de sel, cela représente une belle
somme d’argent.

— Je te dis que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez,
s’emporte Esclaireau-les-Mains-Rouges. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien
représenter ces bateaux de sel ! Cinquante mille livres ? Cent mille
livres ? Mettons cent mille, si tu veux. Et tu crois que c’est pour une si
petite somme que Jean Morin, le prévôt des marchands, de plus en plus
jaune d’inquiétude, s’en vient chaque jour conférer avec Noirville ?… Tu
crois que c’est pour si peu que Noirville, ses lieutenants et toute sa
prévôtaille, que l’enfer les engloutisse, négligent la police de la ville ?… si
bien que pour nous, truands de petite et grande truanderie, c’est le
paradis, le rêve, l’âge d’or, quoi !

— Ah ! mille millions de démons d’enfer, tu as raison !… Mais alors,


que contiennent-ils donc ces bateaux de sel ?

— Ce qu’ils contiennent ! de l’or, gueule Dieu ! Et ce matin, pas plus


tard que ce matin, j’ai pu m’approcher assez près de Noirville et de Jean
Morin pour entendre quelques mots de ce qu’ils disaient. Sais-tu pour
combien il y en a de l’or ?… Pour deux millions !…

— Deux millions, sursauta Barbiton-la-Hure, ébloui.

— Pas moins.

— Et Alcyndore le savait ?

— Parbleu !… Est-ce qu’elle ne sait pas tout !…


— Et elle n’a rien dit ? s’écria Barbiton-la-Hure.

Et, soupçonneux :

— Cornes de Belzébuth, est-ce qu’elle aurait l’intention de… ?

— Que vas-tu imaginer la ? protesta violemment Esclaireau-les-


Mains-Rouges. Vois-tu Alcyndore criant au milieu de la Cour les Miracles
que les sacs le sel contiennent deux millions d’or ?…

— C’est vrai, par la potence, on se serait égorgé autour de ces sacs !

— Elle a bien fait de ne rien dire. Et je te conseille de garder ta


langue, si tu tiens à ta peau.

— Bon, je ne serai pas si bête que de parler.

— Et quant au reste, ajouta Esclaireau-les-Mains-Rouges avec un


accent d’inébranlable conviction, que les deux millions tombent dans les
coffres d’Alcyndore et nous en aurons tous notre part, la part qui doit
revenir à chacun. Alcyndore n’est pas une voleuse. Dieu merci, il n’est pas
un argotier, égyptien ou galiléen qui puisse, sans mentir, soutenir
qu’Alcyndore lui a fait tort, fût-ce d’une maille.

— Eh ! par les fourches de Montfaucon, qui te dit le contraire ?


protesta Barbiton-la-Hure, honteux de s’être laissé aller à des soupçons
injurieux pour celle qui était comme leur dieu. À la Cour des Miracles,
chacun sait bien que, si la prospérité règne chez nous, c’est à Alcyndore et
à sa mère que nous le devons. Jamais on n’a si peu pris et pendu des
nôtres. Et c’est encore à Alcyndore et à sa mère que nous le devons. Aussi
chacun comme nous, se ferait piler pour elles. À preuve : nous sommes
des milliers de truands et de ribaudes, hommes, femmes, vieillards,
enfants qui depuis des années, connaissons Alcyndore 1re et sa fille
Alcyndore, qui savons sous quel nom elles vivent dans ce qu’on appelle le
monde des honnêtes gens. Et depuis des années, personne n’a jamais
songé à les trahir. Et pourtant chacun sait que Noirville donnerait une
fortune à celui ou à celle qui viendrait lui dire : Telle dame que vous
saluez très bas n’est autre qu’Alcyndore, reine d’Argot.

— Oui fit Esclaireau-les-Mains-Rouges en se redressant avec un


sombre orgueil, nous autres gueux, nous ignorons la délation et la
trahison. Ceci est bon seulement pour les honnêtes gens comme tu disais
tout à l’heure… N’empêche, Barbiton, pour en revenir à nos millions
n’empêche qu’il te faudra mettre un bœuf sur ta langue à ce sujet.

— N’aie pas peur, Esclaireau, on sait la garder, sa langue. Et puisque


Alcyndore a jugé prudent de se taire, ce n’est pas moi qui irai la trahir.
Chapitre 14

Où Montauban continue à faire des siennes

Ils s’étaient remis en marche. Cette fois, ils atteignirent la rue du


Temple. Ils tournèrent à gauche, disparurent lentement dans le noir.

Montauban les avait suivis pas à pas dans toutes leurs évolutions.
Pas une fois ; ils n’avaient éventé sa présence derrière eux. C’était
pourtant des fins limiers qui avaient le flair particulièrement subtil. Mais
ils avaient affaire à forte partie. Et ils étaient partis sans soupçonner un
seul instant que chacune des paroles qu’ils avaient eu l’imprudence de
prononcer sur ce chemin qu’ils croyaient désert, avait été avidement
recueillie par une oreille indiscrète.

Car le chevalier n’avait pas perdu un mot de l’entretien des deux


truands, et il ne les mena dans la rue du Temple, que parce qu’ils ne
disaient plus que des choses sans intérêt pour lui. Il s’éloigna donc de son
côté. Et en marchant d’un pas allongé, il repassait dans son esprit les
paroles qu’il venait d’entendre et faisait ses réflexions. Son cerveau, on le
comprend, avait de quoi s’occuper, et il ne s’en privait pas. Ce fut d’abord
à Primerose qu’alla sa pensée.

« Ainsi, se disait-il, elle va suivre ces deux truands dans leurs


criminelles expéditions !… En quoi cela peut-il être utile à la découverte
des siens ? J’ai beau chercher je ne vois pas… Je ne comprends pas. En
revanche, je comprends très bien, je sens, je devine qu’il y a là-dessous
une effroyable machination dont elle doit être la victime. Mais quoi, par
la croix-Dieu ! quoi ? Et comment ?… On n’en veut pas à sa vie puisqu’on
a recommandé à ces deux truands de la traiter avec tes plus grands égards
et de veiller sur elle… Il y a autre chose. Autre chose de plus terrible que
je ne parviens pas à deviner. Et ne pouvoir l’empêcher de courir à sa
perte… Car c’est à sa perte qu’elle va ! Mais quoi, lui défendre de chercher
son père et sa mère ?… Je ne m’en sens pas le courage. Il faut donc en
revenir à ce que j’avais décidé : veiller sur elle. Je veillerai. »
Savoir que pour l’instant du moins, on n’en voulait pas à la vie de sa
bien-aimée le rassurait un peu. Comme il était résolu à veiller, comme il
se fiait à sa force, à son adresse, à ce flair particulier qui le guidait, et
peut-être aussi à sa bonne étoile, il écarta momentanément cette
préoccupation de son esprit et passa à un autre ordre d’idées. De
nouveau, il pensa à Mme de Bagnolet et au sire de Maubert. De nouveau,
la pensée lui vint que Mme de Bagnolet était celle qu’Esclaireau-les-
Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure appelaient Alcyndore 1re tout comme
on disait François 1er, et le sire de Maubert celle qu’ils appelaient
Alcyndore, reine d’Argot.

Mais, de nouveau, l’idée qu’une reine de ribaudes et de truands eût


pu concevoir ce projet fabuleux de se faire consacrer reine de France lui
parut si saugrenue, qu’il l’écarta en s’affirmant que Mme de Bagnolet ne
pouvait être Alcyndore 1re. Cependant, comme son instinct persistait à se
tenir en éveil, il se confirma dans sa résolution déjà prise d’aller voir de
près et étudier un peu, le plus tôt possible, cette énigmatique et
inquiétante Mme de Bagnolet et sa fille, plus énigmatique et plus
inquiétante encore.

Sa pensée s’arrêta un instant encore sur ces bateaux de sel qui


contenaient deux millions d’or que la reine d’Argot comptait s’approprier.
Il n’avait jamais entendu parler de ces bateaux de sel. Il ignorait donc de
quoi il s’agissait. Mais il ne put s’empêcher de remarquer que ce chiffre de
deux millions était précisément celui de la dot que le chevalier de
Maubert s’était engagé à donner à sa soi-disant sœur. De là, il en revint à
se demander encore une fois si le chevalier de Maubert n’était pas
décidément Alcyndore, reine d’Argot. Puis il envisagea la possibilité de
s’opposer à ce vol. Mais comment s’occuper d’une affaire dont il ignorait
tout ? Il verrait, il attendrait les événements. Le hasard viendrait peut-
être à son aide.

Il y avait bien un moyen, le plus simple de tous : c’était d’aller


trouver Jean Morin, le prévôt des marchands, ou le sire de Noirville, le
grand prévôt, et de leur répéter ce qu’il avait entendu. Mais ceci, c’eût été
une dénonciation. Et Montauban se fût passé son épée au travers du
corps plutôt que de s’avilir au rôle de dénonciateur. Il n’y pensa même
pas.

Enfin sa pensée revint au roi François 1er. Et là elle s’arrêta


longtemps, complaisamment. Là, il savait de quoi il retournait. Il savait
ce qu’il voulait, où il allait et ce qu’il ferait. Ce qu’il ferait ? C’était très
simple : il viendrait se poster, le lendemain, dans le chemin de la Corderie
et, au moment où les truands chargeraient le roi, il fondrait sur les
truands. Si le roi ne passait pas ce soir-là, il ferait comme les truands, il
reviendrait le lendemain et les jours suivants si c’était nécessaire, jusqu’à
ce que cette affaire fût liquidée.

Ici nous devons dire qu’il exultait : nous ne voulons pas le faire plus
beau que nature, et nous sommes obligés de reconnaître qu’il n’était pas
tout à fait désintéressé en cette circonstance. Il se disait que le roi
récompenserait royalement l’homme qui lui aurait sauvé la vie. Bref, pour
tout dire, il voyait le commencement de sa fortune dans cette aventure. Et
une fortune qui pouvait, qui devait être éblouissante si on s’en rapportait
à la générosité bien connue du roi. Ceci fera peut-être baisser notre héros
dans l’estime du lecteur. Nous ferons remarquer que quelques instants
plus tôt, il n’avait pas hésité à répondre à l’appel de la voix inconnue qui
s’écriait : À l’aide ! dans la rue du Temple. Il avait alors, foncé sans se
demander qui pouvait être celui au secours duquel il volait.

En se dirigeant vers la rue de la Baudrerie, Montauban faisait donc


des rêves dorés où il se voyait honoré de la faveur royale, possesseur à la
cour d’une charge important, qui faisait de lui un personnage
considérable et qui lui permettait d’épouser sa bien-aimée Primerose
sans dot, pauvre telle qu’elle était. Et pas une fois l’idée lui vint que ce
qu’il allait faire rue de la Baudrerie était, par anticipation, de nature à
diminuer singulièrement, si ce n’est à supprimer totalement l’importance
du service qu’il espérait rendre le lendemain au roi.

Non, il ne pensa pas à cela. Il ne pensa qu’à une chose : c’est qu’il
allait peut-être arriver trop tard pour donner au dauphin et à ses favoris
la leçon qu’il avait résolu de leur infliger. Car c’est ce bel exploit qu’il
rêvait d’accomplir avant l’autre, celui du lendemain, qui devait le faire
riche en lui assurant la faveur du roi. Puisqu’il avait mis Primerose en
sûreté chez la bonne Guillemette Pimprenelle, ce qu’il avait de mieux à
faire, c’était de se tenir tranquille et de laisser le dauphin Henri se casser
le nez devant le logis vide. Au reste, c’était ce que lui avait conseillé
Pontalais, toujours prudent et avisé. En bon Breton qu’il était,
Montauban n’avait pas voulu en démordre. Et maintenant il se hâtait de
plus en plus, il courait presque par les rues désertes et noires.

Il avait bien tort de tant se presser. Il y avait déjà un bon moment


qu’il était arrivé au logis de Primerose lorsque le dauphin Henri,
accompagné de ses deux favoris Roncherolles et Saint-André, sortit de
l’hôtel des Tournelles. Et de l’hôtel des Tournelles, près de la Bastille, à la
rue Saint-Martin il y avait un assez joli ruban de chemin. Ce qui fait que,
après avoir bien couru dans la crainte d’arriver trop tard, Montauban dut
se morfondre à attendre durant près d’une heure.

Le dauphin s’en allait gaiement, familièrement appuyé au bras de


Saint-André et de Roncherolles qui l’encadraient l’un à droite, l’autre à
gauche. Et en marchant, ils causaient haut, sans se soucier d’être
entendus, attendu que les rues par où ils passaient étaient à peu près
désertes. Nous disons « à peu près ». En effet, ils rencontraient de-ci de-
là, quelques ombres suspectes qui, de toute évidence, cherchaient
aventure et qui pourtant n’osèrent les attaquer tant la contenance résolue
des trois nocturnes promeneurs leur en imposa.

Le prince célébrait avec un enthousiasme débordant le charme, la


grâce, la beauté de la jeune fille qu’il allait violenter chez elle.
Roncherolles et Saint-André l’écoutaient avec toutes les marques de
l’intérêt le plus vif. Et dès que l’occasion se présentait, ils lançaient,
Roncherolles avec sa brutalité naturelle qu’il exagérait volontairement,
Saint-André par des insinuations perfides débitées de cet air doucereux
qui lui était particulier, leur coup de griffe à leur rival de Ville, dont ils
avaient soin de souligner l’absence en ce moment où sa présence près de
son maître était tout indiquée.

Ils choisissaient mal leur moment d’ailleurs. Henri se croyait sûr du


succès. Dans ce rude combat que lui, un homme vigoureux, doué d’une
force peu commune, armé jusqu’aux dents, flanqué de deux acolytes sans
scrupules qui n’hésitaient pas venir à son aide s’il en était besoin, il allait
livrer à une frêle jeune fille de dix-sept ans, seule sans défense, il pouvait
se voir, se voyait vainqueur. Cette grande et donc honorable victoire qu’il
allait remporter le remplissait d’une joie débordante d’une juste et
légitime fierté. Or la joie rend indulgent généralement. Ce qui fait que,
aux insinuations des favoris, Henri répondit avec une sévérité affectée :

— La paix ! laissez ce pauvre de ville tranquille !

Et, craignant déjà de les avoir fâchés, d’un ton plus doux, se faisant
conciliant :

— Voyons, mes amis, soyez justes : de Ville ne peut être avec nous,
puisque vous lui avez laissé ignorer cette expédition, dont tout le mérite
vous revient.

La remarque était juste, comme l’avait dit Henri, Roncherolles et


Saint-André le sentirent. Dans l’ombre, ils se mordirent les lèvres et se
hâtèrent de détourner la conversation.

Or de Ville, dont ils avaient essayé, une fois de plus, de saper la


faveur qui leur portait ombrage, de Ville n’était pas loin d’eux. Il les
suivait à une vingtaine de pas. C’était miracle qu’il n’eût pas entendu ce
qu’ils venaient de dire de lui, car ils ne s’étaient pas donné la peine de
baisser la voix.

Nous avons laissé le baron au moment où il s’élançait pour se rendre


au logis de Primerose, bien résolu, dans sa rage jalouse, à poignarder le
prince plutôt que de le laisser porter la main sur celle qu’il aimait d’un
amour brutal, violent, farouche. Lui aussi, comme Montauban, il était
tenaillé par l’horrible crainte d’arriver trop tard.

En débouchant de la rue des Blancs-Manteaux dans la rue du


Temple, il eut la joie de voir trois hommes qui tournaient l’angle de cette
dernière rue et s’engageaient dans la rue de la Baudrerie. Malgré qu’ils
fussent tous les trois enveloppés dans le manteau, il les reconnut aussitôt
à leur démarche qui lui était familière. C’était bien, en effet, le dauphin
escorté de Saint-André et de Roncherolles. Il les reconnut et
s’immobilisa, toute sa joie tombée du coup. Et il gronda furieusement en
lui-même, pensant à Roncherolles et Saint-André :

« Que l’enfer m’engloutisse, je les avais oubliés, ces deux ruffians !…


Que faire maintenant ?… frapper le dauphin, c’est facile. Mais me
débarrasser ensuite de ces deux-là, c’est une autre affaire, puisque je ne
puis me servir que de ma main gauche ! Et si je ne les tue pas, je suis un
homme mort : ils iront me dénoncer au roi. C’est le supplice… le supplice
des régicides qui m’attend !… Enfer ! que la foudre les écrase tous les
deux ! »

Pris d’un accès de rage, il sortit son bras droit de l’écharpe qui le
soutenait et l’agita rudement, sans tenir compte de la douleur que lui
causait ce mouvement précipité il fallut se rendre à l’évidence : il ne
pouvait pas encore se servir de son bras. Il est vrai qu’il maniait assez
proprement l’épée de la main gauche. Tout de même pas assez pour tenir
tête à la fois à deux escrimeurs de la force de Roncherolles et Saint-
André. Et puis il ne s’agissait pas de leur tenir tête mais bien de les tuer.

Il lui fallait renoncer à user de violence puisqu’il ne pouvait être le


plus fort. Il le fallait, et il ne pouvait se résigner à le faire. Il eut une crise
de désespoir affreux. En ce moment il haïssait le dauphin presque autant
qu’il haïssait Montauban. Et ce n’est pas peu dire à la pensée que dans
quelques instants peut-être, il allait posséder celle que lui, de ville, voulait
garder pour lui. Il sentait la folie furieuse envahir son cerveau.

Machinalement, il s’était mis à suivre de loin tes trois hommes. Cela


dura quelques minutes pendant lesquelles il réussit à se calmer un peu.
Alors, il put raisonner. Alors, il se dit que l’horrible catastrophe qu’il ne
pouvait empêcher par la force, il pourrait peut-être l’écarter par la ruse.
Comment ? Il ne le voyait pas encore. Mais ce qu’il vit tout de suite, par
exemple, c’est que, s’il voulait faire quelque chose, il lui fallait être près
du dauphin et non pas se tenir loin de lui comme il le faisait.

Sans plus réfléchir, il partit en courant. Il eut bientôt fait de


rattraper le groupe. Il le rejoignit au moment où le dauphin, après avoir
imposé silence à ses deux confidents, s’était mis à parler de choses
indifférentes. En entendant courir derrière lui, il s’arrêta et se retourna. Il
reconnut de Ville et s’écria :

— Tiens, de Ville !… Où diable cours-tu ainsi ?

— Monseigneur répondit de ville en se courbant, c’est après vous


que je courais.

— Après moi ? s’étonna Henri.

Et soupçonneux et vaguement inquiet :

— Tu savais que tu me trouverais ici ?

— Monseigneur, dit froidement de Ville, je sais toujours ce que je


dois savoir quand cela est nécessaire au service de Votre Altesse.

Et avec un salut ironique à l’adresse de Roncherolles et Saint-André,


attentifs :

— Même quand on croit avoir pris toutes les précautions


imaginables pour me le cacher.

— Alors, tu sais où je vais de ce pas ?

— Je sais que MM de Saint-André et de Roncherolles, ici présents,


ont réussi à soudoyer la mère Agadou, qu’ils se sont fait remettre la clef
de sa maison où vous allez pouvoir pénétrer comme chez vous, oui,
monseigneur. Je sais aussi une chose que ne savent pas ces messieurs, et
que je suis accouru vous dire, monseigneur : c’est qu’il est inutile d’y aller.

— Pourquoi ? gronda le dauphin de plus en plus inquiet et méfiant.

— Parce que vous trouverez le nid vide, monseigneur. La jeune fille


n’est pas chez elle.
Ceci, de Ville l’avait prononce avec force, comme un homme qui est
très sûr de ce qu’il dit. Pourtant, il avait parlé au hasard, sans trop savoir
ce qu’il disait. Ses propres paroles furent un trait de lumière pour lui. Il
comprit instantanément qu’il venait sans le savoir de dire la vérité. En un
moment qui n’eut pas la durée d’un éclair, il réfléchit.

« Ce maudit Montauban a connu mes intentions. Je gage ma tête à


couper qu’il a connu également celles de Roncherolles et Saint-André… Il
a dû prendre ses dispositions pour les berner comme il m’a berné moi. Et
la première des choses qu’il a dû faire à été de mettre en sûreté sa bien
aimée. C’est élémentaire, cela. Je puis me tromper mais il y a quatre
vingt-dix-neuf chances sur cent pour qu’il en soit ainsi. Maintenant je
tiens le bon bout. Je sais ce qu’il me reste à faire et à dire.

— Comment le sais-tu ? demanda vivement Henri subitement


assombri.

Et sur un ton qui se fit menaçant :

— Et comment, le sachant, as-tu tant tardé à m’avertir ?

De Ville avait retrouvé tout son sang froid. Maintenant, il se sentait


très maître de lui. Ce fut sans hésiter, avec le calme d’un homme qui se
sent la conscience tranquille, qu’il répondit :

— C’est ce que je vais avoir l’honneur de vous dire, monseigneur.

Ils s’étaient arrêté tous les quatre au milieu de la rue. Le dauphin,


dont la curiosité était éveillée, et qui se laissait emporter par son
caractère inquiet et soupçonneux, ne songeait pas à continuer son
chemin. De Ville reprit avec assurance :

— Vous comprenez, monseigneur, qu’il ne pouvait me convenir de


laisser MM de Roncherolles et de Saint-André empiéter sur mes
attributions. Quand j’ai su quelle était leur intention, j’ai immédiatement
décidé de les devancer. Ils devaient vous conduire ce soir chez la jeune
fille. Je résolus de l’enlever avant.
— J’y suis, s’écria Henri, radieux. Tu l’as prise !… Tu la tiens !… Et
c’est pour cela que tu me dis que je ne la trouverai plus chez elle… Par le
ciel, c’est plaisir d’avoir de bons et loyaux serviteurs comme vous, mes
amis !

— Hélas ! non, monseigneur, je ne tiens rien du tout, avoua de ville


avec une feinte contrition.

— Alors, que me chantes-tu ? s’emporta Henri. Explique-toi une


bonne fois, par le jour de Dieu !

Et de Ville s’expliqua. C’est-à-dire qu’il raconta comment il avait


échoué dans sa tentative d’enlèvement de Primerose. Il dit simplement la
vérité. Saul, bien entendu, quelques petites modifications qu’il jugea
prudent d’apporter à cette vérité. Comme, par exemple, de dire qu’il avait
voulu enlever la jeune fille pour lui-même. À part cela et quelques autres
petits accrocs sans importance pour nous, il raconta les choses telles
qu’elles s’étaient passées. Il ne chercha même pas à atténuer sa défaite et
son humiliation. Au contraire, pour des raisons à lui, il exagéra sur ce
point pourtant fort douloureux pour son amour-propre.

Comme bien on pense, il fut écouté avec le plus vif intérêt. Et


comme ses trois auditeurs le savaient fort susceptible, ils n’hésitèrent pas
un instant à le croire sur parole quand il avoua des choses si pénibles qu’à
sa place, ils n’eussent pas manqué de les passer sous silence. Non
seulement ils le crurent, mais encore ils se montrèrent fort impressionnés
par son récit. Et c’était peut-être ce qu’avait voulu de Ville.

— Ainsi, fit le dauphin après un court silence, ce truand t’a dit qu’il
avait mis en sûreté celle qu’il appelle sa fiancée ?

— Oui, monseigneur mentit audacieusement de Ville.

Dans l’ombre, Henri eut une grimace de dépit, crispa furieusement


les poings en mâchonnant un juron. Et brusquement, sa mauvaise
humeur éclata.
— Je vous fais mon compliment, baron, dit-il d’un air de raillerie
féroce. Ce truand vous joue un tour abominable. Il vient vous narguer et
vous menacer chez vous… chez vous ! Dans votre propre maison, il vous
tient prisonnier tant qu’il lui plaît. Et quand il en a assez, il s’en va
tranquillement… Et vous le laissez partir ! Et vous êtes capitaine
commandant de ma garde !… Par le jour de Dieu, je me demande si vous
ne seriez pas mieux à votre place dans un couvent, à commander à des
moines trembleurs et poltrons !

De ville pâlit sous l’insulte. Néanmoins, il ne sourcilla pas. Il se


redressa de toute sa hauteur et, rivant sur son maître un regard
étincelant, d’une voir rude :

— Monseigneur, dit-il, la bravoure du baron de Ville ne saurait être


mise en doute par personne. Et vous le savez bien… Demandez à ces
messieurs qui m’écoutent s’ils auraient eu le courage de faire les aveux
que je viens de faire de ma propre volonté, sans que rien m’obligeât à le
faire.

Malgré eux, Roncherolles et Saint-André esquissèrent un geste sur


la signification duquel il n’y avait pas à se méprendre.

— Vous voyez monseigneur, reprit de Ville, ils disent franchement


non. Pourtant, vous ne doutez pas de leur bravoure. Pas plus que vous ne
douter de la mienne, au fond.

Et s’animant, dans un grondement qui devint terrible :

— Je vous dis, monseigneur, que vous n’avez pas la moindre idée de


ce que peut-être ce démon déchaîné qui s’appelle Montauban ! Par les
tripes du diable, quand moi, de Ville, j’avoue avoir peur de lui, il me
semble que cela dit tout ! Placez-moi devant dix hommes armés jusqu’aux
dents et vous verrez si j’hésite à les charger, bien que je sois privé de
l’usage de mon bras droit. C’est qu’on peut, quand on est brave, tenir tête
à des hommes, si forts, si résolus soient-ils. Mais mettez-vous bien dans
la tête qu’on ne peut rien contre un démon armé d’un pouvoir infernal
qui le fait invincible.
Impressionné malgré lui, Henri prononça d’un ton radouci :

— Allons, allons, de Ville je ne doute pas de ton courage, tu le sais


bien. Mais tu t’exagères la force de ce truand.

— Monseigneur, continua de Ville en secouant la tête d’un air


farouche, je vous ai dit que j’étais chez moi. J’avais la dague et la rapière
au côté. Et je vous jure que rien qu’avec ma main gauche, je suis de force
à expédier proprement un homme, et même deux. Montauban était seul.
Et moi j’avais deux hommes avec moi, deux hommes armés comme moi,
deux hommes qui, à eux deux, en valent dix. Vous les connaissez bien,
monseigneur, ce sont les deux plus redoutables soldats de votre garde
particulière, Quinténasse et Boucassin.

— Eh bien ? dit le dauphin, emporté malgré lui.

— Il me semble qu’à nous trois, nous eussions dû ne faire qu’une


bouchée du truand, n’est-ce pas, monseigneur ? répondit de Ville avec un
emportement sauvage. Eh bien ! monseigneur, nous sommes restés
pétrifiés tous les trois devant le truand. Nous n’avons pas pu, vous
entendez, monseigneur ? nous n’avons pas pu taire usage de nos armes.

— Voilà qui est étrange murmura Henri, rêveur.

— Étrange, oui, monseigneur. Mais il y a mieux. Ce truand eût mis la


dague au poing, il fût venu à nous, nous eût ordonné de nous agenouiller
et de tendre le cou, nous eussions obéi, monseigneur. Il eût pu nous
égorger l’un après l’autre, comme moutons à l’abattoir. Et que la foudre
m’écrase si nous eussions seulement songé à esquisser un geste de
défense. Ne trouvez-vous pas, monseigneur, que ceci est encore plus
étrange ?

Il ne mentait plus, là, de Ville. Il ne cherchait plus à impressionner


ses auditeurs. C’était avec une sorte d’effarement prodigieux, mais en
toute sincérité, qu’il révélait quel était son état d’esprit au moment où il
se trouvait en présence de Montauban. Et précisément, parce qu’il se
contentait de dire la vérité toute nue, il arriva que l’effet qu’il produisit fut
énorme.

Henri, Roncherolles et Saint-André se considérèrent un instant en


silence. Et ils se virent pâles et frissonnants tous les trois. La terreur
superstitieuse venait de s’insinuer en eux et les courbait sous sa main de
fer. Ah ! ils ne souriaient plus. Ils ne songeaient plus à railler. Ils se
secouèrent pourtant. Et le dauphin, sans trop savoir ce qu’il disait,
murmura :

— Çà, c’est donc un diable à quatre bien terrible que ce truand !

— Dites le diable tout uniment, monseigneur, et vous serez dans le


vrai, répliqua de Ville avec le même accent de conviction sincère.

— Et tu dis, reprit Henri, après un nouveau silence, pendant lequel il


tortilla nerveusement sa moustache, tu dis qu’il est inutile que nous
allions… où nous allions ?

— Oh ! bien inutile, monseigneur, vous ne trouverez pas la belle à


son logis.

Là, de Ville sortait de la sincérité pour retomber dans le mensonge


car, après tout, il n’en savait rien, Montauban ne lui avait rien dit à ce
sujet. D’ailleurs cela ne l’empêcha pas de parler avec la plus grande
assurance. Et le dauphin qui, en somme, n’avait aucune raison de douter
de sa parole, grommela d’un air furieux :

— Comment ce truand a-t-il pu savoir ?

— Comment a-t-il su ce que je voulais faire moi-même ! répliqua


vivement de Ville.

Et redevenant sincère :

— Soyez sûr qu’il y a du sortilège là-dessous, monseigneur.

Et, prenant un air détaché, il conclut :


— Croyez-moi, monseigneur, le mieux que nous avons à faire, c’est
de nous en retourner.

C’était ce que pensait Henri, ce que pensaient aussi Roncherolles et


Saint-André. Henri, désappointé, devenu d’aussi sombre humeur qu’il
était gai l’instant d’avant, allait donner l’ordre du retour. De Ville pensa
qu’il hésitait encore et, espérant le décider, il crut devoir ajouter :

— Et puis, qui sait si devant la porte, nous n’allons pas nous heurter
à ce démon d’enfer ?

C’était une mauvaise inspiration qu’il avait eue là. Henri, comme
son père, comme toute cette race de Valois à qui il faut rendre cette
justice, Henri était brave. Il n’eût pas été brave que la jalousie et la
curiosité eussent suffi à le pousser en avant.

— Par Dieu ! gronda-t-il, ceci me décide. Truand ou démon, je ne


serais pas fâché de voir un peu de près le « fiancé de cette fille »…
puisqu’il prétend qu’il est son fiancé.

C’était dans un grincement de dents furieux qu’il avait prononcé ces


mots : « Le fiancé de cette fille. » Et sa rage jalouse se manifesta par le
ton de dédain féroce avec lequel il insistait sur le mot fille.

— Allons, ajouta-t-il.

Le ton était rude, impérieux, n’admettait pas de réplique. De Ville le


comprit. Il s’inclina en silence. Ils partirent tous les quatre. Ils
marchèrent d’un pas résolu, sans prononcer une parole. Plus que jamais,
de Ville se tenait prêt à tout, surveillait de près le dauphin. D’ailleurs, il
n’était pas autrement inquiet. Plus il y réfléchissait et plus il se persuadait
que Montauban était au courant. Et, étant au courant, il était clair qu’il
avait pris ses précautions. Et la plus élémentaire de ces précautions
consistait à mettre la jeune fille en sûreté.

Il était donc à peu près certain qu’ils allaient trouver le logis vide et
qu’il n’aurait pas à intervenir. Il en éprouva un réel soulagement. Si
décidé qu’il fût, il ne pouvait pas ne pas être satisfait de voir qu’il n’aurait
pas à accomplir l’acte formidable auquel il avait songé et devant lequel il
ne reculerait pas si besoin était. Non seulement il se persuadait qu’ils ne
trouveraient pas Primerose chez elle – et nous savons qu’il ne se trompait
pas – mais encore il eût volontiers parié qu’ils trouveraient Montauban
devant la porte, ainsi qu’il l’avait dit au dauphin.

Il en était si bien persuadé qu’il fut tout étonné de ne pas le voir là


lorsqu’ils vinrent s’arrêter devant la porte. D’instinct, il fouilla l’ombre
d’un regard soupçonneux autour de lui. Il ne vit personne. Alors, il
commença à perdre un peu de son assurance. Et, le poing crispé sur le
manche de la dague, il se rapprocha sournoisement du dauphin.

D’ailleurs, Henri, Roncherolles et Saint-André avaient été si


fortement impressionnés par ses paroles qu’ils furent aussi étonnés que
lui. Comme lui, ils s’attendaient à voir l’aventurier se dresser entre eux et
cette porte fermée.

— Eh bien ! mais où est-il donc ton tranche-montagne ? fit le


dauphin.

Et sur un ton de dédaigneuse pitié :

— Mon pauvre de Ville, tu feras bien d’aller voir mon médecin


Fernel. Je crains bien que tu ne sois malade. Tu te forges des
imaginations !…

Et, se tournant vers Saint-André et Roncherolles, avec un sourire


livide :

— Dieu me pardonne, je crois bien qu’il avait fini par nous faire
peur !

— Je vous prie de remarquer que je n’avais pas affirmé que nous le


trouverions là, monseigneur, fit de Ville fort embarrassé.

— C’est vrai, tu n’avais rien affirmé, reconnut Henri.


— Au reste, reprit de Ville, retrouvant un peu d’assurance, attendez
un peu, monseigneur. Tout n’est pas dit encore, si vous voulez aller
jusqu’au bout…

— Assez, interrompit Henri en riant, assez, de Ville. Tu nous as fait


peur une fois, cela suffit.

— Entrons-nous, monseigneur ? demanda Roncherolles en sortant


une clef de son escarcelle.

— Par Dieu, puisque nous avons tant fait que de venir jusqu’ici, je
veux m’assurer par moi-même si vraiment le nid est vide, comme le dit si
bien de Ville. Ouvre.

L’ordre s’adressait à Roncherolles, qui, la clef à la main, s’approcha


de la porte. Vivement, Saint-André s’approcha en même temps que lui. Il
n’est pourtant pas besoin de se mettre à deux pour introduire une clef
dans une serrure. N’importe, Saint-André tenait à bien marquer par sa
présence qu’il s’était donné autant de peine que Roncherolles… Par
conséquent, qu’il avait droit à sa part de récompense, si récompense il y
avait.

D’ailleurs, il ne demeurait pas inactif : tout en suivant avec une


attention intense cette opération palpitante d’intérêt qui consiste à faire
jouer une clef dans une serrure, il fouillait à son tour dans son escarcelle.
Et il en sortait un rat-de-cave et un briquet. Comme on le voit, les deux
associés s’étaient honnêtement partagé la besogne : Roncherolles portait
la clef, Saint-André la chandelle.

La porte ouverte toute grande, repoussée à l’intérieur de l’étroite


allée, Roncherolles, peut-être sous l’impression des craintes de de ville, fit
signe à Saint-André qui battit le briquet et alluma sa chandelle. Cette
faible lumière à la main, tous deux entrèrent et fouillèrent l’allée du
regard. Ils virent assez distinctement jusqu’au bout de l’allée où
commençait le trou, noir à couper au couteau, de l’escalier. Ils ne virent
personne, rien de suspect. Cela leur suffit. Sans remarquer que le battant
de la porte ne plaquait pas tout à tait contre le mur, ils ressortirent. Saint-
André se rangea d’un côté, Roncherolles de l’autre, et tous les deux en
même temps, ils invitèrent respectueusement :

— Entrez, monseigneur.

— J’aurai l’honneur de vous éclairer, ajouta Saint-André.

— Je fermerai la porte derrière nous, ajouta Roncherolles.

À ce moment, de cette allée noire où ils n’avaient vu personne, une


voix mordante et railleuse lança :

— C’est inutile. On n’entre pas.

Au même instant, un homme parut sur le seuil, tira la porte à lui,


donna un tour de clef, mit la clef dans sa poche, et Montauban – car
c’était lui – se dressa entre la porte refermée et le groupe effaré.

Cela s’était accompli si rapidement, cette apparition, après les


précautions qu’ils avaient prises, était si imprévue, qu’ils demeurèrent
tous cloués sur place. Cette immobilité dura peut-être un dixième de
seconde. Si l’apparition était imprévue, elle était en même temps
inquiétante. Si inquiétante qu’ils retrouvèrent instantanément le
mouvement. Et ils reculèrent précipitamment, tous : le dauphin devant la
porte, Roncherolles et Saint-André à droite et à gauche, de Ville derrière
le dauphin.

De Ville alla plus loin. Il saisit le dauphin à bras-le-corps, de sa main


valide, et le fit reculer encore, en disant :

— Prenez garde, monseigneur, c’est lui ! C’est ce démon de


Montauban ! Je vous l’avais bien dit qu’il vous jouerait un méchant tour !

Maintenant, il était en proie à des sentiments contradictoire :


l’intervention de Montauban le comblait d’aise et l’exaspérait tout à la
fois. Sa joie venait de ce qu’il n’aurait pas à intervenir, lui. Il ne risquait
plus sa tête. Elle venait aussi de ce qu’il sentait bien, lui qui commençait à
connaître son ennemi, que Roncherolles et Saint-André allaient se faire
étriller d’importance et que le dauphin, s’il ne recevait quelque horion,
allait se voir infliger une sanglante humiliation. Et, d’avance, il se
réjouissait férocement de leur déconvenue. Sa fureur venait de ce qu’il se
disait que le chevalier était aimé et qu’il fallait bien qu’il se sentît des
droits pour agir ainsi qu’il le faisait. Et cette pensée lui était
insupportable. Et puis, il se disait aussi en écumant que, cette fois encore,
il n’oserait pas se mesurer avec lui. Et cela le faisait frissonner de honte,
grincer de rage.

Nous avons dit que leur premier mouvement à tous avait été de se
mettre hors de ta portée de celui que de Ville leur avait dit être le diable
en personne. Pendant ce temps, ils le dévoraient des yeux. Peut-être
s’étaient-ils imaginé qu’ils allaient voir quelque monstre repoussant,
effrayant. Ils furent tout étonnés de voir un jeune homme de mine fière,
au visage étincelant, fort beau garçon, ma foi ! et qui les regardait de son
côté avec cette froide assurance d’un homme conscient de sa force et de
sa valeur. Et comme rien dans ce jeune homme – plus jeune qu’eux
assurément – n’indiquait l’extraordinaire vigueur dont de Ville le
prétendait doué ils se remirent vite.

Ils se remirent et ils brillèrent de se distinguer sous les veux de


monseigneur, et d’humilier quelque peu de Ville en expédiant cet
importun qui avait le don de l’affoler. Nous parlons de Roncherolles et
Saint-André, cela va de soi. La plume est d’une lenteur désespérante dans
ces épisodes où l’action se déroule avec une rapidité foudroyante. Depuis
l’instant où Montauban s’était montré sur le seuil de la porte en disant
« On n’entre pas », jusqu’au moment où Roncherolles et Saint-André
décidèrent d’agir, une seconde ne s’était peut-être pas écoulée tout
entière.

— Ah ! c’est là le Montauban ! ricana Saint-André.

En même temps, il dégainait sournoisement. Et à l’improviste,


traîtreusement, il porta un coup terrible en grinçant :

— Eh bien ! qu’il crève comme un…


La phrase se termina par un hurlement de douleur qui jaillit de la
gorge contractée de Saint-André.

Montauban, sans en avoir l’air, ne les perdait pas de vue ni les uns
ni les autres. Le coup de traître de Saint-André avait été porté avec la
rapidité de la foudre. Montauban avait encore l’épée au fourreau à ce
moment, Saint-André pouvait croire – et il crut en effet – que son coup
ne serait pas paré, que celui à qui il le destinait tomberait comme une
masse frappé à mort. Montauban vit venir le coup et il l’esquiva en
rejetant le buste de côté. En même temps, sans qu’il fût possible de savoir
comment, tant le mouvement fut accompli avec rapidité, il se trouva
l’épée au poing.

D’un coup de revers irrésistible, il écarta le fer de Saint-André et


allongea le bras. Et cela encore s’accomplit si rapidement que les deux
mouvements parurent n’en faire qu’un.

Atteint d’un coup de pointe au milieu de la joue, Saint-André, recula


en poussant un hurlement de douleur.

— J’aurais pu te tuer pour ton coup de traîtrise, fit Montauban de sa


voix railleuse, je préfère te marquer. Ce sera une besogne épargnée au
bourreau.

Il se campa devant la porte, fit siffler sa longue rapière et d’une voix


cinglante, sur un ion d’intraduisible insolence :

— Déguerpissez, larrons d’honneur, voleurs de femmes !

— Misérable fanfaron, rugit Roncherolles exaspéré, pare ceci !

Et en même temps, il se fendit à fond.

— Je pare, cria Montauban de sa voix de fanfare et en parant en


effet. Et je riposterai tout à l’heure, sois tranquille… il faut bien donner à
cet honnête ruffian, ton compagnon, le temps de souffler et de venir à ta
rescousse… C’est que tu n’es pas bien sûr de toi, puisque, comme lui, tu
attaques en traître !…

Comme s’il n’attendait que cette invitation, Saint-André, après avoir


essuyé vivement le sang qui inondait sa joue, se rua l’épée haute, en
criant :

— Sus à l’insolent !

— Mort au truand ! hurla Roncherolles.

Et tous les deux attaquèrent en même temps avec une furie qui
n’excluait pas une certaine méthode. Montauban se contenta de parer. Il
le faisait comme en se jouant, sans paraître prêter la moindre attention à
eux. Et tout en parant, de sa voix railleuse où l’on sentait gronder la
colère qu’avait déchaînée en lui cette double attaque aussi lâche que
déloyale, il lançait :

— À la bonne heure, deux lardoires contre mon épée de bon


gentilhomme, ce n’est pas trop !…

— Misérable fanfaron, je vais t’embrocher comme un oison que tu


es ! vociféra Roncherolles.

— Gare à la lardoire, pourceau malade ! grinça Saint-André.

Si Montauban était exaspéré de leur conduite à son égard, ils


étaient, eux, encore plus furieux et humiliés du dédain écrasant avec
lequel il les traitait. Coup sur coup, ils lui portaient leurs bottes les plus
secrètes, les plus savantes. Et c’étaient deux rudes épées, connaissant le
fin du fin de l’escrime.

Et ils commençaient à s’inquiéter de voir avec quelle facilité il parait


sans avoir l’air de s’occuper d’eux. Manifestement, ils n’étaient pas de
force. Cela sautait si bien aux yeux, que le dauphin, emporté malgré lui,
leur cria :

— Jour de Dieu, prenez garde, mes amis !


— N’ayez pas peur ! railla Montauban. Tout à l’heure, ces mauvais
marmitons, qui ne savent même pas manier leur lardoire, payeront leurs
impertinences. Pour le moment, je pare simplement. Je n’ai pas mon
compte. Deux lardoires ne me suffisent pas. Hé ! de Ville n’apportes-tu
pas ton aiguille à tricoter au secours de tes amis, dignes ruffians comme
toi ?

De Ville répondit par des grognements confus, par des injures plus
distinctes et par une série de jurons épouvantables, le tout sans bouger de
sa place, à côté du dauphin. Et Montauban, qui, malgré sa colère,
montrait un calme glacial, Montauban traduisit :

— Tu ne veux pas ?… Au fait, tu sais que tu dois mourir de ma main


et tu tiens à reculer le plus possible ce moment pénible. Je comprends
cela. Et puis tu as le bras en écharpe. Je ne suis pas un lâche assassin
comme toi et tes compagnons, moi. J’attendrai que tu sois guéri pour te
tuer… Car, mets-toi bien cela dans la tête, tu mourras de ma main.

Pendant qu’il parlait ainsi, Roncherolles et Saint-André


tourbillonnaient autour de lui en poussant des clameurs sauvages. Et ils
se sentaient devenir fous de rage en voyant qu’il persistait à ne pas plus
s’occuper d’eux que s’ils n’avaient pas existé. Ce qui ne l’empêchait pas
d’arriver immuablement à la parade des innombrables bottes qu’ils
s’évertuaient à lui porter.

Ayant essuyé le refus escompté de de Ville, Montauban s’adressa au


dauphin qui commençait à se dire que le baron n’avait pas exagéré la
force vraiment diabolique de ce terrible chevalier. Et peut-être bien que
tout ce qu’il avait fait et dit depuis le début de cette fantastique lutte
n’avait eu d’autre objet que d’en venir là. Et de son air moqueur, plus
insultant que la plus sanglante des insultes :

— Et vous, là, mon brave ?… Oui vous, monsieur le monseigneur,


qui vous tenez prudemment à l’écart… vous ne venez pas un peu au
secours de vos deux laquais ?

Devant cette apostrophe inouïe, Roncherolles et Saint-André


lâchèrent une effroyable bordée d’injures et se démenèrent comme des
diables.

Comme s’il n’avait rien entendu, Montauban continua :

— Vous dites non ?… Oui, je comprends, vous êtes de ces hauts et


puissants sacripants qui ne trouvent de force et de courage que lorsqu’il
s’agit de forcer le logis d’une jeune fille pour la violenter, et qui, dès qu’il
faut en découdre se cachent derrière leurs laquais à tout faire qui se font
étriller pour eux. C’est très commode d’être un haut sacripant… Alors,
c’est dit, vous ne voulez pas entrer dans la danse ?… Soit n’en parlons
plus.

Henri avait écouté avec rage ces insolences débitées d’une voix âpre,
avec l’intention froidement préméditée de fouailler. Et nous devons
reconnaître qu’il avait eu un mouvement de révolte. Un instant de velléité
lui était venue de dégainer et de venir s’aligner à côté de ses deux favoris.
Il avait même été jusqu’à crisper le poing sur la poignée de sa rapière et
peut-être se serait-il laissé aller si de Ville, voyant ce geste significatif, ne
l’avait saisi par le bras et ne lui avait glissé à l’oreille :

— Monseigneur, monseigneur, vous n’allez pas vous commettre avec


ce truand !… Un truand monseigneur !…

— Par Dieu, tu as raison ! répondit Henri en repoussant l’épée au


fourreau avec un soupir de regret.

— D’ailleurs, reprit de Ville qui avait saisi le soupir au passage,


d’ailleurs ce n’est pas un homme : c’est le diable en personne, vous dis-je.
On ne lutte pas contre Satan. Je l’ai appris à mes dépens, Roncherolles et
Saint-André vont l’apprendre aux leurs.

Et le dauphin, qui finissait par croire qu’il disait vrai, avait pris son
air le plus dédaigneux pour écouter la fin de la folie bravade de
Montauban.

Celui-ci, voyant qu’il n’obtiendrait rien, se tourna vers Saint-André


et Roncherolles qui s’épuisaient en efforts vains :

— Je suis à vous, maintenant, dit-il de son air froid. Nous allons en


finir.

Et à son tour, il se mit à attaquer avec une fougue irrésistible. Dès


les premiers froissements de fer, Roncherolles fit un bond en arrière en
poussant un cri de douleur : il venait de recevoir un coup de pointe à la
joue. Comme Saint-André tout à l’heure. Comme de Ville, la première fois
qu’il s’était heurté à ce terrible jouteur. Et il eut tout de suite le visage
ensanglanté.

— Ce n’est rien, railla Montauban, vous voilà marqués tous les trois,
dignes ruffians.

En disant ces mots, il allongea le bras dans un geste foudroyant.


Saint-André poussa un gémissement et tomba à la renverse, atteint en
pleine poitrine. Roncherolles qui, en ce moment même, revenait à la
charge, se trouva seul en présence de Montauban. Il comprit qu’il était
perdu. Il n’en fit pas moins bonne contenance. Il y eut des battements de
fer précipités.

Et de nouveau, Roncherolles poussa un cri, recula précipitamment


et laissa tomber son épée : il avait le bras droit traversé de part en part.

— Je ne voulais pas vous tuer, prononça Montauban en abaissant la


pointe de son épée.

Et il marcha droit au dauphin. Pour mieux dire, il fit un mouvement


pour marcher. Il avait compté sans Roncherolles. Roncherolles était
brave, c’est incontestable. De plus, il était particulièrement obstiné et
savait, à l’occasion, ne pas s’embarrasser de vains scrupules. Il l’avait bien
montré tout à l’heure en attaquant à l’improviste, tout comme avait fait
son compagnon et associé, Saint-André.

Montauban, en le voyant blessé et désarmé, avait remis la dague au


fourreau et passé la rapière dans la main gauche pour aller au dauphin.
Roncherolles le vit sans défiance. Il n’était pas complètement désarmé : il
serrait le manche de son poignard dans son poing gauche crispé. Il se
dressa soudain devant le chevalier, leva le bras dans un geste foudroyant
et l’abattit à toute volée en hurlant :

— Crève donc, démon !…

Malheureusement pour lui, Montauban n’était pas aussi naïf qu’il le


pensait. Il venait d’apprendre à connaître la loyauté de ses deux
adversaires. Et le fait était assez récent pour qu’il ne l’eût pas encore
oublié. Il se méfiait donc, et à juste raison, il vit venir le coup. Il ne
chercha pas à l’éviter. Mais il leva la main.

Le poing de Roncherolles, happé au passage, s’arrêta à moitié


chemin, s’immobilisa, emprisonné dans l’étau de fer qu’était la main
d’apparence délicate de Montauban. Vainement, Roncherolles, écumant,
grinçant, se tordant comme un ver, essaya de s’arracher à la formidable
pression. Montauban ne lâchait pas prise. Non seulement il ne lâchait
pas, mais encore, sans que rien en lui trahît le puissant effort qu’il devait
faire, il resserrait son étreinte.

Le dauphin et de Ville, témoins muets et anéantis de cette lutte


silencieuse, entendirent comme un craquement sinistre d’os broyé ; les
doigts de Roncherolles qui, pris entre le manche du poignard qu’ils ne
pouvaient plus lâcher, et la poigne d’acier de Montauban, se brisaient les
uns après les autres.

Un gémissement sourd, presque un râle, jaillit des lèvres


contractées de Roncherolles. Il ne résista plus, il s’abandonna
passivement à l’irrésistible pression subie. Le bras se releva lentement, le
poing se retourna, la pointe du poignard se trouva appuyée sur la poitrine
de Roncherolles qui râlait. Une poussée plus forte de l’implacable poigne,
et Roncherolles tomba comme une masse. Il venait de s’enfoncer lui-
même le poignard dans l’épaule, jusqu’au manche.

Cela n’avait peut-être pas duré trois secondes en tout.


— Je ne voulais pourtant pas les tuer ! répéta Montauban d’une voix
sans expression, tant la fureur que lui avait causée cette nouvelle félonie
était grande.

Alors, il rengaina d’un geste qui, à lui seul, était une insulte, et d’un
pas violent, il alla au dauphin.

— Va-t’en, larron, lui dit-il d’une voix rude.

— Misérable ! rugit Henri en se redressant, sais-tu bien à qui tu


parles ?

— Je parle à un félon, qui, lâchement, bassement, s’en vient la nuit,


forcer le logis d’une honnête jeune fille pour y jeter le déshonneur.

— Sacrilège !… le gibet !… le bourreau !… la torture !… hoqueta


Henri.

Montauban tira le poignard hors de sa gaine. Il s’approcha de lui


jusqu’à, le toucher. Et d’une voix effrayante :

— Va-t’en !… Ou par le Dieu vivant, je t’enfonce cette lame dans le


cœur, jusqu’à la garde !

Ils se touchaient presque. Ils se dressaient l’un devant l’autre,


livides, convulsés, aussi effrayants l’un que l’autre. Henri plongea son
regard flamboyant dans les yeux de Montauban. Et il y lut une telle
résolution qu’il comprit que sa vie ne tenait qu’à sa soumission aux
ordres de ce hère qui osait lui parler sur un pareil ton.

Peut-être allait-il résister, mais de Ville le saisit par le bras et


l’entraîna en suppliant :

— Pour l’amour de Dieu, monseigneur, ne résistez pas. Venez. Je


vous dis que c’est le diable. Le diable en personne sorti de l’enfer pour
nous tourmenter.
Et Henri qui, au fond, ne demandait pas mieux que d’avoir un
prétexte honorable de battre en retraite, se laissa faire violence avec
complaisance. Ils partirent tous les deux, abandonnant Saint-André et
Roncherolles évanouis sur le pavé. Morts peut-être. Seulement, au bout
d’une vingtaine de pas, il s’arrêta et cria dans la nuit.

— Je te retrouverai !... Tu appartiens au bourreau !…

— En attendant, déguerpissez, monsieur le monseigneur ! retourna


la voix railleuse du chevalier.

Un long moment Montauban resta, l’oreille fendue dans la direction


qu’ils avaient prise. Quand le bruit de leurs pas se fut complètement
perdu au loin, il remit le poignard dans la gaine en murmurant :

— Je doute qu’ils se risquent à revenir ici de si tôt.

Et il se mit à rire doucement. Toute sa colère était tombée du coup.


Aussi tranquille que s’il avait été dans sa mansarde, il s’en alla voir de
près les corps immobiles de Roncherolles et Saint-André. Il les tourna, les
retourna, les palpa, comme eût pu le faire un chirurgien expérimenté. Et
il se redressa en disant avec un soupir de satisfaction :

— Dans un mois, ils seront sur pied tous les deux. J’eusse été fâché
de les avoir tués. Après tout, ils ne sont pas les plus coupables, eux.

Il ne s’en alla pas encore. Il demeura un moment rêveur, tourné du


côté par où le dauphin s’était éloigné. À quoi pensait-il ainsi ? Il le dit lui-
même, tout haut :

« C’est le fils du roi de France !… Celui qui, un jour, sera roi à son
tour !… J’ai peut-être été un peu loin tout de même !… »

À ce moment, une voix forte, qui s’efforçait visiblement de


s’assourdir, mugit à son oreille sur un ton aigre de fureur concentrée :

— Par Hercule, il est bien temps de vous en aviser !


Montauban se retourna et, sans marquer la moindre surprise :

— Tiens, monsieur de Pontalais ! dit-il.

— Le vin est tiré, il faut le boire, fit Pontalais de sa voix la plus


revêche.

— Nous le boirons, monsieur de Pontalais, nous le boirons, répliqua


Montauban sans se départir de son calme. Vous n’êtes donc plus dans la
chambre de dame Pimprenelle ?

— Il faut croire, monsieur… À moins que, sans le savoir, je n’aie le


don d’être double.

— C’est que vous m’aviez dit que vous aviez peur, la nuit, dans les
rues.

— Cela dépend des moments et des rues, monsieur.

— Celle-ci ne vous effraie pas, paraît-il ?

— Non, monsieur.

— Et d’où sortez-vous ainsi, monsieur de Pontalais ?

— De ce trou noir que vous voyez là, monsieur, et où je me morfonds


depuis onze heures.

— Depuis onze heures ! Et pourquoi faire, bon Dieu ?

— Je voulais voir, monsieur, ce qui allait se passer devant le logis de


cette demoiselle Primerose.

Toutes ces demandes et réponses se succédaient avec une rapidité


fantastique. Les demandes étaient formulées par Montauban de ce ton
pince-sans-rire qu’il affectait avec son écuyer Langrogne. Les réponses de
Pontalais tombaient brutales comme des coups de trique.
— Et vous avez vu, monsieur de Pontalais ? Vous êtes satisfait ?

— J’ai vu oui, monsieur. Pour ce qui est d’être satisfait, c’est une
autre chanson.

— Comment, vous n’êtes pas satisfait ?

— Vous l’êtes donc, vous, monsieur de Montauban ?

— Certes !

— Alors, c’est différent. Je le suis aussi. Peste, je ne vois pas


pourquoi je serais plus difficile que vous. Après tout, s’il vous plaît de
finir sur un échafaud, tenaillé à vif de la main du tourmenteur juré, c’est
votre affaire, n’est-ce pas, et non la mienne.

— Sans doute.

— Eh bien ! soyez tranquille. Aussi vrai que Jupiter est le dieu des
dieux, Vénus la plus belle des déesses, et Vulcain le plus laid des dieux et
des mortels, vous y parviendrez aisément. Aussi bien, vous faites tout ce
qu’il faut pour cela.

Ayant prononcé ces mots de son air le plus rébarbatif, Pontalais


s’inclina dans un grand salut ironique et balayant le sol de la plume de
son chapeau :

— Monsieur de Montauban, dit-il, serviteur de tout mon cœur.

Et, drapé de son grand manteau écarlate, il allait s’éloigner d’un pas
théâtral, lorsque Montauban, le prenant par le bras, l’arrêta. Et
changeant complètement le ton, avec un grand sérieux et une grande
douceur :

— Donc, dit-il, vous avez voulu voir et entendre, et vous êtes venu
vous poster dans ce trou ?
Par contre, Pontalais se fit plus acrimonieux. Et comme s’il était
accusé d’un crime monstrueux, il se défendit avec aigreur :

— C’était mon droit, je pense !… J’adore le spectacle, moi, monsieur.


Malheureusement, je suis un baladin, je le donne, le spectacle, aux autres.
Jamais, on ne me le donne, à moi. Ce soir, une occasion mirifique s’est
offerte à moi de voir un spectacle peu banal, dont les acteurs étaient, tous,
personnages de marque. Corps de Dieu, je n’ai pas voulu manquer une si
belle occasion. D’autant que le spectacle était gratuit. Qu’y trouvez-vous à
redire ?…

— Rien, assurément, fit Montauban en souriant. Mais, dites-moi, si


les choses avaient mal tourné pour le fou, car parmi ces personnages de
marque, il y avait un fou, n’est-ce pas, monsieur de Pontalais ?

— Monsieur, fit Pontalais, en plongeant dans un de ces immenses


saluts dont il paraissait avoir seul le secret, je ne l’ai pas dit. Mais je suis
trop poli pour vous démentir.

— Je disais donc, reprit Montauban en souriant toujours et en


approuvant doucement de la tête, que si les choses avaient mal tourné
pour ce pauvre fou, vous seriez bien venu un peu à son aide ? Comme
vous fîtes certain jour où ce même fou était aux prises avec les estafiers de
M. le baron de Ville.

Pontalais demeura un instant tout déferré. Un autre instant il hésita


sur la réponse qu’il devait faire. Et se fâchant soudain, il éclata :

— Me prenez-vous pour un Turc ou pour un Maure ?… Sachez,


cornes de Dieu, que je suis chrétien, et bon chrétien. Demandez plutôt à
messire René Benoît, le curé de Saint-Eustache, ma paroisse, et vous
verrez ce qu’il vous dira… Si je vois un chien qui se noie, je lui tends la
perche. Et je n’en ferais pas autant pour un chrétien comme moi ?… Car
vous êtes chrétien comme moi, j’imagine ?

— Je le suis, monsieur de Pontalais, je le suis. Et je vous remercie


d’avoir bien voulu répondre à ma question.
— Il n’y a vraiment pas de quoi, monsieur. Et maintenant souffrez
que je regagne mon chenil. J’enrage de sommeil.

— Maintenant que je sais ce que je voulais savoir, vous pouvez aller,


monsieur de Pontalais, fit Montauban avec la même douceur. Seulement,
avant de partir, vous voudrez bien, je pense, me faire l’honneur de serrer
ma main que voici.

Et il lui tendait la main en souriant. Pontalais prit cette main qu’il


serra avec une vigueur significative et, s’inclinant dans un salut
exorbitant :

— Monsieur, dit-il, tout l’honneur est pour moi, croyez-le bien.

Et sans ajouter un mot de plus, il partit d’un pas majestueux, en


agitant ses grands bras.

Montauban le suivit un instant des yeux. Un sourire très doux errait


sur ses lèvres tandis qu’il songeait :

« C’est un homme bizarre !… Mais qui n’a pas ses bizarreries ?… Au


demeurant, c’est un brave et un brave homme. Maintenant, j’en jurerais,
il sait des choses qu’il serait pour moi de la plus haute importance de
connaître. Et ces choses, j’en donnerais ma tête à couper, il me les fera
connaître quand il jugera le moment venu. Inutile donc d’essayer de lui
tirer les vers du nez. Un homme comme celui-là ne parlera que lorsqu’il
croira devoir le faire. Attendons qu’il veuille bien se décider. »

Sur cette réflexion, il alla frapper d’une manière convenue à la petite


porte de la Pie Borgne. La porte s’ouvrit aussitôt, et il entra.

Pendant ce temps, Pontalais s’en allait sans se presser dans la


direction des ponts. Et, de son côté, il réfléchissait en marchant :

« Pourquoi la reine d’Argot tient-elle à ce que la pure jeune fille


qu’est cette demoiselle Primerose entre en contact avec les plus vils sujets
de son royaume d’Argot ?… Il est clair pour moi qu’elle veut atteindre le
sire de Noirville à travers cette enfant. Depuis la mort de son époux,
condamné par Noirville, Alcyndore mère ne vit plus que pour la
vengeance. C’est donc sa vengeance qu’elle poursuit. Et je sens qu’elle
touche enfin au but vers lequel elle marche depuis plus de quinze ans.
Mais que veut-elle exactement ? En quoi consiste cette vengeance
préparée avec cette longue, cette inlassable persévérance ? Je veux que le
diable m’emporte si je m’en doute seulement !… C’est pourtant cela qu’il
importe de savoir. »

Il s’arrêta un instant, réfléchissant, les sourcils froncés, l’esprit


tendu, si profondément enfoncé dans ses pensées qu’il en oubliait
complètement qu’il se trouvait au milieu de la rue, seul, en pleine nuit.
Mais sans doute, quoi qu’il en eût dit, ne craignait-il rien pour lui-même.

« Si j’allais le demander à Alcyndore 1re, se dit-il. Puisque je me suis,


à la suite du chevalier de Montauban, engagé dans la mauvaise voie, que
j’en fasse un peu plus, un peu moins, il ne saurait m’arriver rien de pire
que ce qui m’attend... Mais, minute, jusqu’ici je me suis attaqué à
Noirville aux Guises, au dauphin, mais pas à Alcyndore. Or Alcyndore, la
mère surtout, me paraît plus redoutable à elle seule que tous ces
puissants seigneurs réunis. S’ils me menacent de trop près, je puis
chercher un refuge à la Cour des Miracles. Si je me heurte à Alcyndore
mère, je me ferme ce refuge inviolable. Mieux, je me mets tous les
argotiers sur le dos… Et alors, je ne donnerais pas une maille de ma peau.
Heu ! ceci demande réflexion !… »

Et, comme Montauban, il conclut :

« Attendons. Voyons venir. Rien ne presse… D’autant que je ne


perds pas de vue cette enfant et que je suis le jeu d’Alcyndore mère à son
sujet. Par les cornes de Vulcain, il arrivera toujours un moment où je
verrai clair dans ce jeu. »

Là-dessus, Pontalais pressa le pas et, content, de lui, rentra se


coucher.

Il n’oublia qu’une chose : ce fut de se dire que le jour où il verrait


clair dans le jeu de Mme de Bagnolet il serait peut-être trop tard pour
sauver Primerose, à laquelle il s’intéressait si particulièrement.
Chapitre 15

Un coup manqué

Le lendemain matin, Primerose prit congé de Guillemette


Pimprenelle et rentra chez elle. Elle n’y demeura pas longtemps du reste.
Au bout de quelques instants, elle en ressortit. Elle s’en alla rue Sainte-
Catherine, à l’hôtel de Mme de Bagnolet. Elle y demeura beaucoup plus
longtemps. Lorsqu’elle en sortit, elle était habillée en homme, d’un
costume d’Alcyndore qui était à peu près de la même taille qu’elle.
Enveloppée dans un grand manteau qui dissimulait les formes, et lui
cachait tout le bas du visage, nul n’eût pu soupçonner une femme en ce
gracieux et élégant cavalier.

Cette fois, elle n’était pas seule : Eustache Coppegorge – le capitaine


Coppe, pour elle – l’accompagnait.

Montauban s’était mis à sa suite dès sa sortie de la Pie Borgne. Il la


suivit dans toutes ses évolutions, qui furent nombreuses ce jour-là. Il ne
la quitta que lorsqu’elle fut de retour à l’hôtel de Bagnolet.

À la tombée de la nuit, il s’en alla au chemin de la Corderie. Comme


il connaissait d’avance l’endroit où Esclaireau-les-Mains-Rouges,
Barbiton-la-Hure et leurs acolytes devaient se mettre à l’affût, attendu
que, sans le savoir, ils l’avaient renseigné sur ce point, il évita d’approcher
de la Maison-Blanche. Il alla se poster en face, dans les terrains vagues
qui se trouvaient de ce côté-là, et se dissimula derrière une haie, à deux
pas d’une brèche par où il pourrait bondir sur le chemin au moment
voulu.

Il faut croire que les truands s’étaient fort adroitement dissimulés,


car il eut beau fouiller du regard l’endroit où il savait qu’ils devaient être
terrés, il ne parvint pas à les découvrir. Et nous savons qu’il avait la vue
particulièrement perçante. De même, il eut beau tendre l’oreille de ce
côté, il n’entendit pas le moindre bruit. C’était à un tel point qu’il en vint à
se demander si vraiment ils étaient là et si, pour une cause quelconque,
ils n’avaient pas été empêchés de venir.

Oui, ils y étaient. Il en eut la preuve au bout de deux longues et


interminables heures d’une fastidieuse faction. Les truands durent
penser, comme lui, que celui qu’ils guettaient ne viendrait pas ce soir-là
car Montauban les vit paraître tout à coup au milieu du chemin. Il les
compta.

Ils étaient douze, y compris Esclaireau-les Mains-Rouges et


Barbiton-la-Hure. Ils étaient treize en comptant un jeune cavalier en qui
il n’eut pas de peine à reconnaître Primerose.

Toute la bande, sans prononcer une parole, en ondulations souples


et silencieuses, se coula vers la rue du Temple, entraînant avec elle le
jeune cavalier.

Montauban, qui avait admiré l’adresse avec laquelle ces chenapans


s’étaient dissimulés si longtemps sans trahir leur présence, Montauban
avait dû se cacher lui-même avec autant d’adresse, car ils passèrent sans
éventer sa présence. Et de même qu’ils ne l’avaient pas entendu venir, ils
ne se doutèrent pas un instant qu’ils étaient suivis. Car Montauban s’était
mis à leurs trousses dès qu’ils avaient dépassé la haie derrière laquelle il
se tenait.

Rue du Temple, toute la bande s’arrêta un instant. Primerose se mit


à l’écart. Esclaireau-les-Mains-Rouges, à voix basse, donna un ordre bref
à ses compagnons. Les dix partirent aussitôt, le laissant avec Barbiton-la-
Hure et ce jeune cavalier auquel ils affectaient de ne pas prêter la
moindre attention. Ils s’engouffrèrent tous dans la première rue qu’ils
trouvèrent à leur droite, et qui était la rue Chapon, et ils disparurent dans
la nuit comme des ombres fantastiques.

Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure attendirent


encore un instant que leurs sinistres compagnons en fussent éloignés.
Esclaireau-les-Mains-Rouges, avec le plus grand respect, adressa la
parole à Primerose. Montauban entendit très distinctement qu’il disait :
— Nous allons vous reconduire chez vous, monsieur. Tenez-vous sur
nos talons, et n’ayez pas peur, nous répondons de vous.

Primerose ne répondit que par une légère inclination de tête et se


mit à marcher derrière eux, les serrant d’aussi près qu’il lui était possible
de le faire sans leur marcher sur les talons.

Derrière elle, sans qu’elle s’en doutât – ou parût s’en douter –


Montauban suivait, la couvant des yeux et se tenant prêt à intervenir si
besoin était. D’ailleurs, il commençait à se rassurer un peu sur son
compte. Il lui paraissait de plus en plus certain que si quelque menace se
dissimulait sous les louches démarches qu’on faisait faire à la jeune fille,
cette menace ne pouvait venir des deux truands qui l’escortaient. En effet,
pour lui qui savait, il était visible qu’ils n’avaient personnellement aucune
arrière-pensée et qu’ils suivaient très scrupuleusement les ordres qu’ils
avaient reçus de leur reine d’Argot. Non seulement ils lui témoignaient le
plus grand respect, mais encore ils parlaient le moins qu’ils pouvaient
entre eux et toujours à voix très basse. On voyait qu’ils craignaient de
lâcher quelque parole grossière de nature à froisser l’oreille d’une jeune
fille. Enfin l’attention soutenue avec laquelle ils veillaient sur elle
indiquait qu’ils étaient personnellement intéressés à la ramener saine et
sauve chez elle.

Pour l’instant, ce n’était pas chez elle qu’ils la ramenaient. C’était


rue Sainte-Catherine, chez Mme de Bagnolet. Ils ne tardèrent pas à y
arriver. Devant la porte où ils s’arrêtèrent. Esclaireau-les-Mains-Rouges
et Barbiton-la-Hure se découvrirent d’un même geste et, courbés en deux,
balayant le sol de la chose informe qu’était leur chapeau, adoucissant leur
voix rocailleuse autant qu’ils le pouvaient :

— Vous voici rendu chez vous sans encombre, « monsieur », fit


Esclaireau-les-Mains-Rouges.

— On vous avait bien dit de ne pas avoir peur, dit Barbiton-la-Hure.

— Si vous voyez le capitaine Coppe, ajouta Esclaireau-les-Mains-


Rouges, vous voudrez bien témoigner que nous avons fait de notre mieux.
— Et que vous n’avez pas eu à vous plaindre de nous, ajouta
Barbiton-la-Hure avec une grimace qui cherchait à imiter un sourire
aimable, sans y parvenir d’ailleurs.

— Je n’y manquerai pas, promit Primerose en heurtant à la porte. Et


je vous remercie de toutes les attentions que vous avez eues pour moi.

En disant ces mots, elle fouillait dans sa bourse et y prenait


quelques pièces d’or qu’elle leur tendait. Contre son attente, les deux
truands refusèrent.

— Nous sommes payés, dirent-ils. Le capitaine Coppe nous en


voudrait d’accepter quoi que ce soit de vous.

— Prenez quand même, insista gentiment Primerose. C’est pour


boire à ma santé.

— Si c’est pour boire à votre santé, nous ne vous ferons pas l’affront
de vous refuser, dit Esclaireau-les-Mains-Rouges avec une sinistre
amabilité.

Et Barbiton-la-Hure, non moins aimable, esquissant, avec la grâce


d’un éléphant, une révérence comme il en avait vu faire à d’élégants
seigneurs :

— On a beau être des gueux, on connaît quand même les usages de


la bonne compagnie, par la potence et le pilori !

Et ils escamotèrent les pièces d’or avec une agilité qui tenait du
prodige. Seulement, Barbiton-la-Hure, qui était très fier d’avoir tourné un
si beau compliment, se demandait maintenant, tout perplexe, pourquoi
son compagnon lui avait administré un si violent coup de coude dans les
côtes.

La porte s’ouvrit. Primerose entra en leur disant :

— À demain. Comme convenu.


La porte s’était refermée sur elle qu’ils saluaient encore. Quand ils
s’aperçurent qu’elle n’était plus là. Ils se redressèrent, remirent leurs
chapeaux sur leur tignasse rousse. Alors Esclaireau-les-Mains-Rouges
gronda :

— Le diable t’emporte ! Tu ne peux donc pas tenir ta chienne de


langue ?

— Qu’est-ce que j’ai dit ? s’inquiéta Barbiton-la-Hure en toute


sincérité.

— Qu’avais-tu besoin de jurer par la potence et le pilori devant cette


noble demoiselle ? reprocha Esclaireau-les-Mains-Rouges, réprobateur.

Barbiton-la-Hure baissa la tête, tout penaud. Puis, éclatant :

— Au diable ! S’il faut peser toutes ses paroles, tourner sept fois sa
langue dans sa bouche avant de lâcher un mot, la vie ne sera plus
possible !

— C’est l’ordre d’Alcyndore 1re, trancha Esclaireau-les-Mains-


Rouges, péremptoire.

Comme toujours, le nom d’Alcyndore calma Barbiton-la-Hure


comme par enchantement.

— C’est bon, grogna-t-il, on obéira. Mais par le nombril de


Belzébuth, c’est dur.

— Gueule Dieu, à qui le dis-tu ! Crois-tu que la langue ne me


démange pas, à moi, par le sac et la corde ! Mais il faut ce qu’il faut.

Ils s’étaient éloignés. Ils s’étaient de nouveau engagés dans la rue de


Thorigny.

Montauban qui n’avait pas perdu une seule de leurs paroles, les
suivait toujours. Non plus parce qu’il avait intérêt à les suivre ;
simplement parce que c’était son chemin. Et en les suivant, il entendait
encore ce qu’ils disaient, car ils continuaient à bavarder, se rattrapant de
leur longue contrainte.

— Et puis, ma foi, disait Barbiton-la-Hure, avec un vague


attendrissement, elle est bien douce bien gentille cette pauvre petite
oiselle.

— Et généreuse, oui, fit Esclaireau-les-Mains-Rouges. Et, inquiet :


seulement, je me demande ce que dira Alcyndore 1re quand elle saura que
nous avons accepté ces pièces d’or.

— Puisque c’est pour boire à sa santé ! se récria Barbiton-la-Hure,


très sincère… Nous ne pouvions pas lui faire l’injure de lui refuser.

— Au fait, nous ne pouvions pas, dit Esclaireau-les-Mains-Rouges,


tranquillisé.

Ils étaient dans la rue des Quatre-Fils-Aymon. Ils allèrent tout droit
à un cabaret de bas étage dont les lumières perçant à travers les vitraux
poussiéreux, laissaient couler une lueur blafarde jusqu’au milieu de la
chaussée. Ils y entrèrent délibérément.

Il faisait nuit noire, et depuis longtemps. Cependant, il n’était guère


plus de sept heures : on était aux premiers jours de novembre et la nuit
vient vite à cette époque de l’année. Il y avait donc pour près d’une heure
encore, avant que le couvre-feu sonnât. Montauban s’arrêta devant le
cabaret. Un instant, il hésita, se demandant s’il ne ferait pas bien d’entrer
et de continuer à surveiller les deux truands. Mais il se dit :

« À quoi bon ? Que pourraient-ils m’apprendre de plus que ce que je


sais ? Une bonne nuit de repos après la nuit blanche que j’ai passée hier
ne sera pas de trop. Allons nous coucher, puisqu’elle est en sûreté. »

Et il partit d’un pas allongé, en martelant le sol du talon et en faisant


sonner ses éperons.
Chapitre 16

Un coup réussi

Le chevalier de Montauban avait eu tort de ne pas suivre son


premier mouvement qui, en l’occurrence, eût été le bon.

S’il était entré dans ce cabinet borgne de la rue des Quatre-Fils-


Aymon, il n’eût rien appris de nouveau en écoutant la conversation
d’Esclaireau-les-Mains-Rouges et de Barbiton-la-Hure. C’est vrai. Mais
s’il les avait suivis au moment où, vers neuf heures, ils sortirent du
cabaret, il les eût vus venir s’arrêter devant cette petite porte de l’hôtel de
Bagnolet jusqu’à laquelle, deux heures plus tôt, ils avaient escorté
Primerose, et qui s’était ouverte au coup de heurtoir de la jeune fille.

Seulement, eux, qui n’aimaient pas le bruit sans doute, ne


touchèrent pas au heurtoir de bronze ciselé. D’abord, comme par hasard,
en approchant de la porte, ils furent pris d’une quinte de toux discrète.
Ensuite, ils grattèrent d’une manière à peine perceptible à cette porte
massive, en cœur de chêne, doublée de plaques de tôles épaisses,
renforcée de clous énormes et de fortes pentures. Et malgré la discrétion
de l’appel et l’épaisseur de la porte, cet appel fut aussitôt entendu. Ce qui
prouve tout bonnement que quelqu’un, à l’intérieur devait se tenir aux
écoutes près de cette porte.

Montauban, à qui rien n’échappait, n’eût pas manqué d’être frappé


des extraordinaires précautions prises en cette circonstance. En effet,
premièrement, les deux truands avaient signalé leur approche par une
toux discrète. Ce qui était une manière de dire au guetteur invisible :
attention. Secondement, ils avaient gratté légèrement d’une manière
spéciale qui, certainement, n’était pas comme des visiteurs ordinaires.
Troisièmement, un petit judas pratiqué dans cette porte s’ouvrit sans
bruit, au travers duquel quelques mots brefs furent échangés de part et
d’autre, et à voix très basse : mots de passe assurément.
Il semble qu’après cela le cerbère préposé à la garde de cette porte
eût dû être fixé. Pas du tout. Il se dit sans doute que des signaux et des
mots de passe si nombreux et si compliqués soient-ils peuvent être
surpris par un ennemi. Et il ne voulut pas s’en rapporter à eux. Suprême
précaution, il braqua le rayon lumineux d’une lanterne sourde contre le
judas. Complaisamment, et à tour de rôle, Esclaireau-les-Mains-Rouges
et Barbiton-la-Hure plaquèrent leur visage contre ce judas. Et ce ne fut
qu’après les avoir reconnus l’un après l’autre que le cerbère entrebâilla la
porte et qu’ils se glissèrent dans la cour.

Voilà ce qu’eût vu Montauban. Peut-être aussi lui qui avait la vue


perçante et l’oreille si fine, peut-être eût-il reconnu en ce portier si
méfiant le « capitaine Coppe » en personne, celui-là même qui, dans la
matinée, avait conduit Primerose rue Jehan Pain-Mollet, au cabaret des
Bons Garçons.

Et alors, lui qui avait repoussé comme absurde, insensée, impossible


l’idée qui lui était venue que Mme de Bagnolet pouvait bien être celle que
les truands appelaient Alcyndore 1re et le sire de Maubert celle qu’ils
appelaient Alcyndore, Reine d’Argot, il se fût dit que cette idée n’était pas
aussi folle qu’il l’avait cru d’abord. Car, enfin, la présence de ces deux
redoutables truands, à pareille heure, chez Mme de Bagnolet, était
terriblement significative.

Mais Montauban, qui avait eu une journée passablement


mouvementée la veille, Montauban qui avait, dit-il, passé la nuit blanche
et qui, de plus, le jour même, avait battu la ville dans tous les sens,
Montauban avait éprouvé le besoin de se reposer et s’en était allé
retrouver son lit dans sa mansarde de la Pie Borgne.

Cependant, Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure


entraient dans la maison, conduits par Eustache Coppegorge, qui leur
avait dit simplement :

— Venez, Alcyndore vous attend dans son retrait où elle est avec
Choppin-le-Gentilhomme.
Et ils le suivaient en silence. D’ailleurs, il est certain qu’ils
connaissaient parfaitement la maison, car, en traversant une succession
de pièces à peine éclairées par des veilleuses d’argent suspendues aux
plafonds, ils marchaient avec l’assurance de gens qui savent très bien où
ils vont.

Contrairement aux autres pièces, le retrait, où nous avons eu


l’occasion de voir la mère Agadou, était brillamment éclairé par deux
torchères monumentales en bronze doré, lesquelles supportaient chacune
une dizaine de cires roses allumées. Au reste, les volets de bois plein
doublé de tôle épaisse étaient hermétiquement fermés, les lourds rideaux
soigneusement tirés, en sorte que pas le plus petit filet de lumière ne
filtrait au dehors. Excès de précaution, car la maison, entre cour et jardin,
était précédée d’un mur assez élevé, le retrait se trouvant au rez-de-
chaussée, on n’eût pu voir cette lumière de la rue.

Mme de Bagnolet était assise dans son fauteuil. En face d’elle, debout
et près d’une torchère qui l’éclairait violemment se tenait sa fille sous le
costume masculin qui faisait d’elle le sire de Maubert. Et près de Jean de
Maubert, debout comme lui sous le feu des cires, se tenait Choppin-le-
Gentilhomme : l’amoureux jaloux d’Alcyndore. Il portait un costume
absolument pareil à celui d’Alcyndore. Même coupe, même étoffe, même
nuance. Ses armes étaient les mêmes et il se parait du même nombre de
bijoux tout pareils. Il avait la même petite moustache retroussée, la même
longue chevelure blonde. Seulement chez lui cette chevelure blonde était
une perruque. Et cette perruque était un pur chef d’œuvre d’imitation.

En sorte que, ainsi fardé, arrangé, habillé, cette vague ressemblance


qui existait entre Jean de Maubert et Choppin-le-Gentilhomme devenait
une ressemblance frappante. Sans exagérer, on pouvait dire qu’on voyait
les deux Jean de Maubert, tant ils étaient pareils jusque dans tes plus
petits détails.

Au moment où Eustache Coppegorge amenant Esclaireau-les-


Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure entrait dans le retrait
Mme de Bagnolet étudiait avec une scrupuleuse attention les deux jeunes
gens qui se tenaient côte à côte et qui, sur un signe d’elle, se tournaient et
se retournaient.

— La ressemblance est parfaite dit-elle avec satisfaction. Nous qui


sommes prévenus, nous ne nous tromperions pas. Et encore…

Elle se tourna vers les deux nouveaux venus et, avec son immuable
sourire :

— Voyons Esclaireau, dis-nous lequel de ces deux là est Jean de


Maubert ?

Pris à l’improviste, le truand hésita, mâchonna quelques jurons


pour se donner une contenance. Se prêtant au jeu et souriant de son
embarras, Alcyndore et Choppin-le-Gentilhomme se campèrent le poing
sur la hanche.

— C’est celui-là, dit Esclaireau-les-Mains-Rouges se décidant enfin.

Il ne s’était pas trompé. Il avait bien désigné Alcyndore.

Mais Alcyndore et Choppin-le-Gentilhomme ne bronchèrent pas. Et


Mme de Bagnolet, très sérieuse, insista :

— En es-tu bien sûr ?

Il ne sut plus. Fronçant terriblement les sourcils, il se mit à dévorer


des yeux les deux jeunes gens qui, souriant toujours, ne modifiaient pas
leur attitude. Et il se rétracta :

— Par le sac et la corde, c’est celui-là, dit-il.

Et cette fois, il désignait Choppin-le-Gentilhomme qui éclata de rire.

— Voilà qui est concluant, dit Mme de Bagnolet sans prêter attention
à la mine vexée d’Esclaireau-les-Mains-Rouges.

Et elle conseilla :
— N’importe, Claude, tiens-toi le plus possible dans l’ombre, à
l’écart, et ne dit que ce qu’il est indispensable de dire.

— Soyez tranquille madame rassura Choppin-le-Gentilhomme en


imitant à s’y méprendre la voix de Jean de Maubert. On ne découvrira pas
la supercherie par ma faute.

Cette expérience étant terminée à leur satisfaction à tous, Alcyndore


prit la parole et de son ton bref de commandement :

— Vos hommes ? dit-elle.

— Ils sont prêts.

— Vous savez ce que vous avez à faire ? Vous avez compris ?

— C’est compris.

— L’homme que tu dois frapper, Esclaireau, est celui devant lequel


je viendrai me camper. Tu ne t’occuperas que de lui. Surtout, ne va pas le
blesser sérieusement.

— Soyez tranquille, promit Esclaireau-les-Mains-Rouges, on


mesurera son coup de poing de manière à ne pas le froisser, cet homme.

— En route, alors.

Ils sortirent tous, laissant Mme de Bagnolet seule dans son retrait.

Dans le vestibule, où se tenaient ces gigantesques laquais que nous


avons vus au château de Bagnolet, Alcyndore s’arrêta un instant pour
donner ses dernières instructions à Choppin-le-Gentilhomme qui ne
devait pas être de l’expédition, et elle le quitta sans avoir en l’air de voir
les regards chargés d’imploration qu’il fixait sur elle et sans paraître avoir
entendu les soupirs lamentables qu’il poussait.

Ils sortirent de la maison, reconduits par Eustache Coppegorge qui,


après avoir fermé la porte à double tour sur eux, s’en revint en sifflotant
retrouver Choppin-le-Gentilhomme avec lequel, histoire de tuer te temps,
il entama aussitôt une interminable partie de cartes.

Dès que la porte se fut refermée sur eux, un cul-de-jatte sorti on ne


savait d’où, poussa son petit chariot jusque dans leurs jambes et,
s’adressant Alcyndore qui s’était arrêtée en le voyant :

— Ils ne sont pas encore sortis, dit-il à voix basse.

Alcyndore remercia d’un léger mouvement de tête et laissa tomber


une pièce d’or que le cul-de-jatte happa au passage avec une dextérité
merveilleuse. Après quoi, faisant pivoter son chariot, il disparut en
roulant sur la chaussée avec une rapidité fantastique.

Alcyndore, le nez enfoncé dans les plis du manteau, suivait


Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure qui marchaient à
quatre pas devant elle. Ils allèrent ainsi jusqu’à l’entrée de la rue de
Paradis qui, après s’être appelée d’abord rue des Jardins, devait s’appeler
plus tard rue des Franc-bourgeois. Et, pendant ce trajet qui n’était pas
très long, ils virent se dresser levant eux une demi-douzaine de culs-de-
jatte qui, tous, paraissaient sortir de terre au moment où on s’y attendait
le moins. Tous ces culs-de-jatte répétèrent la même phrase que le premier
avait prononcée, et tous, ils disparurent comme lui, après avoir reçu un
mot de remerciement accompagné d’une pièce d’or.

Les deux truands s’étaient arrêtés à rentrée de la rue de Paradis


devant une maison qui paraissait endormie comme toutes les maisons
avoisinantes. Au-dessus de leur tête grinçait l’enseigne de fer rouillé d’un
cabaret qui n’était à proprement parler qu’un bouge. Ils frappèrent à la
porte d’une manière convenue. La porte s’entrebâilla aussitôt.

Ils entrèrent. En gens qui connaissent parfaitement les lieux, ils


enfilèrent sans hésiter une allée étroite, obscure, puante, aboutirent à un
escalier qu’ils descendirent et se trouvèrent dans une assez vaste cave.
Trois ou quatre torches fumeuses éclairaient d’une lueur sinistre ce lieu
plus sinistre encore. L’ameublement était des plus rudimentaires :
quelques planches en bois blanc grossièrement équarri, clouées sur des
pieux solidement enfoncés dans le sol, formaient les tables : de chaque
côté de ces tables, des planches, également rivées au sol, formaient les
bancs. C’était tout. Sur les tables poisseuses, maculées de taches
douteuses, des gobelets, des brocs, vides ou pleins, d’étain grossier. Et
autour des tables, devant ces gobelets, des filles livides sous les fards,
minables sous leurs oripeaux fanés, élimés, lamentables des ribaudes de
la plus basse catégorie, et des hommes dépenaillés, avec des yeux ardents
comme des braises, des gueules terribles de loups affamés : des truands
de basse truanderie. La salle commune du rez-de-chaussée servait à la
clientèle ordinaire du jour. La cave servait à cette clientèle spéciale qui,
après te couvre-feu, venait se terrer là, y faire bombance, en menant
grand tapage toute la nuit.

L’entrée d’Alcyndore produisit une profonde impression parmi cette


hideuse compagnie. Personne ne se dérangea, mais le silence s’établit
comme par enchantement et chacun se tint roide à la place qu’il occupait,
dans une attitude qui indiquait le respect chez la plupart, et la terreur
chez quelques-uns.

Alcyndore ne demeura que quelques secondes dans cette cave : le


temps de remettre à l’hôtelier qui, son bonnet à la main, se tenait
respectueusement courbé devant elle, quelques pièces d’or destinées à
« régaler la compagnie », libéralité qui fut accueillie par tous avec des
grognements de joie, des remerciements et des bénédictions à n’en plus
finir.

Le temps aussi d’inspecter d’un coup d’œil rapide une dizaine de


gaillards qui, sur un signe d’Esclaireau-les-Mains-Rouges, s’étaient levés
et approchés d’eux. À ceux-là, Alcyndore remit une bourse d’apparence
très respectable en disant, en manière d’excuses :

— Je vais être obligée de cogner sur vous. Peut-être aurai-je la main


plus lourde que je ne voudrais ; ceci est pour vous dédommager.

À quoi un de ces dix, un colosse d’aspect formidable, se faisant


l’interprète de tous grogna en guise de remerciement :
— Nous acceptons de grand cœur ce qu’il plaît à Alcyndore de nous
donner de bon cœur. N’empêche qu’Alcyndore est bien libre de
tambouriner nos carcasses tant qu’il lui plaît, sans que nous y trouvions à
redire puisque nous lui appartenons corps et âmes.

— Vive Alcyndore ! hurlèrent les autres, enthousiasmés.

Et tous les assistants répétèrent cette acclamation en un chœur


formidable.

Alcyndore remercia d’un gracieux mouvement de tête et se dirigea


vers l’escalier. Alors, ce fut une jeune ribaude qui, avec une ferveur
touchante prononça :

— Dieu garde celle qui nous garde tous, nous autres pauvres gueux !

Et le cœur en un murmure d’ardente dévotion, répéta cette prière


jaillie du plus profond de leurs cœurs à tous, hommes et femmes.

— Dieu garde la reine d’Argot !

Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure avaient suivi


Alcyndore. Les dix suivirent, eux aussi. Ils se retrouvèrent tous dans la
rue de Paradis, devant la porte du cabaret.

— Allez, commanda Alcyndore.

Ils partirent non pas tous ensemble, mais deux par deux. Par la rue
des Poulies (qui faisait suite à la rue de Paradis et devait comme elle,
prendre plus tard le nom de rue des Franc-bourgeois), ils allèrent tous se
poster à l’angle de la rue Sainte-Catherine. Et ils s’y terrèrent si bien que
lorsque Alcyndore, quelques instants plus tard passa par là, elle les
chercha des yeux sans les découvrir. Mais elle savait bien qu’ils étaient là,
quelque part, et elle s’en alla toute seule bien tranquille. Elle s’arrêta
quelques pas plus loin et se blottit à côté de deux hommes qui
l’attendaient là. Dans la rue Vieille-du-Temple, aux environs de l’hôtel de
Savigny, deux culs-de-jatte, parfaitement invisibles, se tenaient, l’un près
de la rue des Poulies, l’autre près de la rue des Rosiers.

Vers onze heures, la porte de l’hôtel s’ouvrit. Le dauphin Henri et


François de Lorraine, comte d’Aumale, en sortirent. Enveloppés tous les
deux dans leur manteau, mais sans chercher à dissimuler leur visage, ils
tournèrent à droite dans la rue en continuant une conversation
commencée à l’intérieur.

— Il est temps d’en finir, disait Henri, d’une voix où l’on sentait
vibrer une colère furieuse. Hier soir, pas plus tard qu’hier soir, j’ai été
insulté, menacé par ce truand qui s’appelle Montauban. Ce sacripant, qui
avait déjà blessé de Ville, a décousu, hier. Roncherolles et Saint-André,
qui en ont pour un mois à garder la chambre. Ce matin, je suis allé porter
plainte au roi. Sais-tu ce qu’il m’a répondu ?

Ils étaient arrivés à l’entrée de la rue des Poulies. À ce moment, le


cul-de-jatte qui se tenait en sentinelle de ce côté, poussa son chariot
jusque dans leurs jambes et d’une voix lamentable, implora :

— La charité, pour l’amour de Dieu !

Surpris, les deux princes s’arrêtèrent, baissèrent la tête pour voir


celui qui les implorait à pareille heure. Et d’Aumale, d’une voix rude,
commanda :

— Au large, si tu ne veux recevoir de la dague dans la gorge !

Comme s’il était effrayé, le cul-de-jatte lança son chariot et roula à


toute vitesse dans la direction de la rue Sainte-Catherine. Il n’alla pas
plus loin, d’ailleurs. Là, il avertit à voix basse :

— Alerte, les voici !

Et sautant lestement hors de sa boîte qu’il poussa dans un coin, très


solide sur ses jambes retrouvées comme par miracle, il alla se tapir dans
un trou à côté des autres truands. Pendant ce temps, l’autre cul-de-jatte
qui avait vu sortir Henri et François, roulait silencieusement derrière eux
à distance respectueuse, ne les perdant pas de vue, et cela si adroitement
qu’ils ne soupçonnèrent même pas qu’ils étaient suivis.

La rencontre de ce mendiant nocturne était un incident trop banal


pour que les deux promeneurs en fussent émus. Ils continuèrent donc
leur chemin comme si de rien n’était. Seulement la mauvaise humeur du
dauphin s’en trouva notablement accrue. Et il éclata en plaintes amères :

— Voilà où nous en sommes, et voilà comment on est en sûreté dans


cette ville. Hier, je suis insulté et menacé, mes amis sont mis à mal.
Aujourd’hui nous nous heurtons à un mendiant qui, peut-être voulait
autre chose que la charité. Nous serions assaillis avant que de rentrer
chez nous, que je n’en serais pas autrement surpris. Que fait le guet, que
fait le prévôt ?… Quand j’en parle au roi, comme je te le disais tout à
l’heure, il répond que Noirville est occupé ailleurs, qu’il faut attendre. On
la connaît, l’occupation de Noirville : il attend les millions destinés à mon
frère. Par le tonnerre du ciel, cela ne peut plus durer !…

— Eh ! monseigneur, fit d’Aumale avec une brusquerie affectée, c’est


de votre faute. Vous avez des amis qui sont prêts à risquer leur tête pour
vous. Pour se mettre à l’œuvre, ils n’attendent qu’un mot de vous. Et ce
mot, il n’y a pas moyen de vous l’arracher. Prenez garde, monseigneur, il
sera trop tard quand vous vous déciderez enfin.

— Non, fit résolument le dauphin, ce mot que tu attends, je le


prononce. Préviens tes amis, les miens, d’Aumale. Va, agis, je me fie à toi.
Je suis avec vous de cœur et de fait et, avec vous, j’irai jusqu’au bout…
Même si ce bout doit être un échafaud drapé de rouge.

— C’est bien, monseigneur, dit d’Aumale en réprimant un


mouvement de joie. Puisque vous m’en donnez enfin l’ordre, je vous
réponds que les choses vont marcher rondement. Et d’abord, quand
voulez-vous que j’aie l’honneur de vous présenter le sire de Maubert, dont
je vous ai parlé ?

— Ce jeune homme est bien jeune, hésita Henri, qui peut-être


regrettait de s’être trop avancé.
— C’est possible monseigneur, mais c’est un rude compagnon, c’est
un rude abatteur de besogne et qui rendra d’inappréciables services à
votre cause.

— C’est celui dont tu vas épouser la sœur. Car tu vas te marier, m’as-
tu dit ! fit Henri, évitant encore de répondre.

François vit très bien qu’il était tombé dans son habituelle
indécision. Dans l’ombre, il eut un mince sourire de mépris. Et comme il
n’était pas homme à lâcher prise, il répéta froidement sa question :

— Quand monseigneur veut-il que je lui présente le sire de


Maubert ?

— Quand tu voudras, répondit Henri qui vit qu’il n’y avait plus
moyen de reculer, à moins de se rétracter carrément.

— Demain en ce cas s’empressa de dire François.

— Comme tu voudras, consentit Henri avec plus de résignation que


de résolution.

Ils s’étaient arrêtés un instant. Ils reprirent leur marche. Ils allèrent
lentement. Il y eut un silence.

— Ainsi, tu vas te marier ? reprit brusquement Henri en s’arrêtant


de nouveau.

— Je l’espère, monseigneur.

— Jeune, ta future ? Jolie ?

— Dix-huit ans, dix-neuf ans, je ne sais pas au juste. On la dit fort


jolie, et je crois qu’on n’exagère pas. Mais je n’en sais rien monseigneur je
ne l’ai pas encore vue. Au reste, ceci importe peu.

— Évidemment. Qui est-ce ?


— Une princesse souveraine en Allemagne.

— Princesse souveraine, ce n’est pas mal. Mais méfie-toi : les


Allemands logent généralement le diable dans leur bourse.

— Ce n’est pas une Allemande, monseigneur, c’est une Française. Et


une Française qui sera fort convenablement dotée puisqu’elle
m’apportera deux millions en or.

— Deux millions en or ! s’exclama Henri étonné, sinon ébloui.

— Sans compter les terres qui valent un million, ajouta d’Aumale en


prenant un air détaché.

— Jour de Dieu ! s’émerveilla Henri, tu seras plus riche que le roi !…


Tu seras plus riche que moi !

— Plus riche que le roi, oui. Plus riche que vous, non, monseigneur,
parce que tout ce que je posséderai vous appartiendra, répliqua d’Aumale
avec toutes les apparences de la sincérité et du dévouement le plus
absolu.

— Tu es le meilleur des amis ! s’écria Henri, touché de la marque


d’amitié qu’on lui donnait.

Et, curieux :

— Tu ne m’as toujours pas dit le nom de cette richissime jeune fille ?

— C’est la fille de la dame de Bagnolet, sur les terres de laquelle vous


allez souvent vous promener. C’est la sœur du sire de Maubert qui la doté
ainsi royalement.

— Je comprends que tu sois féru de ce jeune homme. Et tu dis que


c’est lui qui dote sa sœur ?

— Oui, monseigneur.
— Il se met donc sur la paille pour l’amour de sa sœur ?

— Non, monseigneur. Mon oncle le cardinal s’est informé, comme


bien vous pensez. En donnant trois millions à sa sœur, le sire de Maubert
ne donne pas le quart de ce qu’il possède.

— C’est fabuleux ! s’écria Henri, réellement ébloui, cette fois.

Et naïvement :

— Par Dieu, je ne serai pas fâché de connaître ce jeune Crésus


auprès de qui nous ne sommes, nous, que de pauvres gueux.

— Monseigneur, sourit d’Aumale, je vous ai dit que le sire de


Maubert rendrait d’inappréciables services à votre cause. Le premier de
ces services sera de mettre ses immenses richesses à votre disposition.

— Nous verrons, nous verrons, fit Henri qui reprit son air réservé.

— Il est toujours entendu que je vous le présenterai demain ?


s’informa d’Aumale, un peu inquiet de cette subite réserve.

— Certes, oui ! confirma Henri avec une vivacité qui rassura


pleinement d’Aumale.

Ils se remirent en route. Cette fois, sans interrompre leur


conversation, ils ne s’arrêtèrent plus. Ils allèrent jusqu’à la rue Sainte-
Catherine où ils tournèrent à droite. Ils firent quelque pas sans avoir
remarqué rien d’anormal autour d’eux. Il est vrai que, aussi braves et
imprudents l’un que l’autre, ils oubliaient le plus souvent, de se garder.

Et tout à coup, sans savoir comment, ils trouvèrent devant eux, leur
barrant le passage, un groupe formidable de démons dépenaillés,
grimaçants, qui semblaient, surgis de terre.

Et l’un de ces démons, Esclaireau-les-Mains-Rouges, campé droit


devant eux, d’une voix rocailleuse, sur un ton insolent, prononça :
— La bourse, s’il vous plaît.

— Et dépêchons, ou gare à vos peaux, appuya Barbiton-la-Hure,


menaçant.

— Au large, coquins ! lança d’Aumale qui dégaina sur-le-champ et se


plaça résolument devant le dauphin.

Celui-ci, d’ailleurs très calme, commença par récriminer :

— Quand je te disais que nous ne rentrerions pas chez nous sans


encombre !

Et conciliant :

— Ils sont au moins une dizaine. Nous n’en viendrons pas à bout…
Et puis des truands, fi !… donne-leur ta bourse et qu’ils nous laissent
passer.

Il avait parlé assez haut pour être entendu des truands qui
ignoraient à qui ils avaient affaire et qui, au surplus ne s’en inquiétaient
guère. Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure craignirent que
d’Aumale n’obéit à l’ordre qu’on lui donnait. Ceci ne faisait pas leur
affaire. Il leur fallait une bataille. Ils ne s’attardèrent pas davantage. Ils
chargèrent aussitôt en hurlant :

— Sus !… Pille !…

— Pille !… Pille !... vociférèrent leurs compagnons en bondissant le


fer au poing.

Aussitôt les coups se mirent à pleuvoir dru comme grêle sur les deux
récalcitrants. Le dauphin, assailli de toutes parts, ne pouvant ni ne
voulant laisser faire toute la besogne à d’Aumale, avait dégainé vivement
et parait de son mieux les coups qui lui étaient portés. Et il avait fort à
faire.
D’Aumale, lui, ne se contentait pas de parer, il rendait coup pour
coup. Et il eut la satisfaction de constater que deux de ses coups avaient
porté ; deux assaillants durent quitter la partie en poussant des
hurlements de douleur. Malheureusement ce petit succès exaspéra la
fureur des truands.

— Gueule Dieu, mugit Esclaireau-les-Mains-Rouges, nous n’en


voulions qu’à vos bourses, mais puisqu’il en est ainsi, nous aurons vos
peaux avec ! Vous apprendrez à vos dépens ce qu’il en coûte de mettre à
mal ceux de la bande à Esclaireau-les-Mains-Rouges.

— Esclaireau !… Barbiton !… Argot !… Tue ! tue ! vociféra toute la


bande en redoublant d’efforts.

Jusque-là, et notons que ceci se déroulait avec une rapidité


prodigieuse, le dauphin et le comte avaient pu croire qu’on n’en voulait
qu’à leur bourse. Quelque humiliation qu’ils dussent en éprouver, ils
pouvaient se dire qu’ils pourraient toujours s’en tirer en abandonnant
cette bourse. En voyant la rage de leurs agresseurs, en entendant ces
noms redoutés d’Esclaireau-les-Mains-Rouges et de Barbiton-la-Hure, ils
comprirent que l’affaire devenait beaucoup plus grave : c’était leur vie qui
était en jeu maintenant.

C’était précisément l’impression qu’avait voulu leur donner


Esclaireau-les-Mains-Rouges qui suivait tort intelligemment les
instructions d’Alcyndore. Et, à d’infimes détails, il s’aperçut avec
satisfaction qu’il avait parfaitement réussi.

L’inégale lutte se poursuivit un moment. Les coups continuaient à


pleuvoir sur les deux princes. Mais pas un de ces coups ne les atteignait.
Cela n’eût pas manqué d’éveiller leurs soupçons, si, de temps en temps,
quelque égratignure n’était venue les confirmer dans cette opinion que
c’était bien leur vie qu’ils défendaient et que s’ils n’étaient pas plus
gravement atteints, ils le devaient à leur force, à leur adresse, à leur sang-
froid.

Cependant, s’ils demeuraient indemnes, sans autre mal que de


nombreux accrocs à leur pourpoint, leur situation ne s’améliorait en rien.
En effet, par-ci par-là, un juron, un cri, une plainte attestait qu’ils
venaient de toucher un de leurs agresseurs. Mais les coups qu’ils
portaient n’étaient pas plus graves que ceux qu’ils recevaient. À part les
deux truands mis hors de combat dès le début de l’action, personne
n’abandonnait la lutte. Ils avaient toujours devant eux le même nombre
d’adversaires qui les harcelaient sans répit, en poussant des clameurs
sauvages.

La situation leur apparaissait terrible. Il était clair qu’elle ne pouvait


se prolonger longtemps. Ils finiraient par succomber à la fatigue, accablés
par le nombre. Ils le comprirent à merveille. Ils n’avaient plus qu’un
moyen de s’en tirer, c’était de se faire connaître. Ils essayèrent de le faire.

— Misérables ! rugit d’Aumale, savez-vous à qui vous vous


attaquez ?

— Bon, railla Esclaireau-les-Mains-Rouges, vous allez voir qu’il va


nous dire qu’il est le roi !

— Le roi, non, mais le dauphin, l’héritier de la couronne. À genoux,


sacripants, à genoux, devant un fils de France !

Un éclat de rire sardonique accueillit cette révélation que le dauphin


faisait lui-même avec la conviction que les truands terrifiés allaient
prendre la fuite. Peut-être, en effet, en eût-il été ainsi si Esclaireau-les-
Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure n’avaient été prévenus et
préalablement stylés par Alcyndore.

— Là, quand je vous disais ! pouffa Esclaireau-les-Mains-Rouges.


Non, mais, ces deux bougres-là se figurent qu’Esclaireau et Barbiton sont
des imbéciles qui vont avaler les couleuvres qu’ils essaient de nous
servir !… Dauphin ou fils de France, nous aurons ta peau !

Évidemment, ils étaient sincères. Henri et François comprirent


qu’ils ne parviendraient pas à les persuader. Ils ne dirent plus rien. Une
rage froide, terrible, gronda en eux. Tous les deux eurent en même temps
la même pensée, que d’Aumale formula à mi-voix :

— Sangdieu ! périr ainsi misérablement assassinés par des tire-


laine, c’est à en devenir fous de honte !

La lutte se poursuivait, acharnée, féroce, sans résultat appréciable.


Henri et d’Aumale, fous de rage, se défendaient avec la fureur du
désespoir. Ils étaient en nage, à bout de souffle ! Leurs vêtements étaient
en lambeaux. Du sang coulait sur leurs mains par les nombreuses piqûres
qu’ils avaient reçues. Ils sentaient qu’ils ne tiendraient plus longtemps,
car leurs forces s’épuisaient. Cette fois, ils se virent bien perdus,
irrémissiblement perdus. L’orgueil les empêchait de crier à l’aide. Mais en
ferraillant, ils tendaient une oreille anxieuse, espérant vaguement qu’un
miracle se produirait en leur faveur, qu’un secours leur tomberait du ciel.

Et le miracle se produisit.

Alcyndore, qui suivait de loin les phases de la lutte, jugea que le


moment d’intervenir était venu pour elle. Elle fit un signe impérieux aux
deux hommes qui se trouvaient avec elle et s’élança en criant de sa voix
grave :

— Holà ! on assassine donc ici !… Attendez, mauvais truands, vous


allez voir ce que pèse le fer d’un gentilhomme !

Ses deux hommes – deux colosses, vêtus et équipés comme des


serviteurs de bonne maison – lui laissèrent prendre une petite avance et
s’élancèrent à leur tour, l’épée au poing, en s’écriant avec des voix
tonnantes :

— Tenez bon ! On vient à la rescousse !

Ces trois voix, qui leur semblèrent venues du ciel, galvanisèrent


Henri et François exténués. Et ils virent avec un émerveillement mêlé de
stupeur, ils virent un tout jeune et élégant seigneur, d’apparence plutôt
frêle, que d’Aumale reconnut sur-le-champ pour être le sire de Maubert.
Et ce frêle seigneur tomba comme l’ouragan sur la bande des assassins
surpris, ou feignant de l’être.

Frappant, taillant, assommant, dès le premier choc Alcyndore


renversa quatre truands qui allèrent s’étaler au milieu de la chaussée, où
ils demeurèrent évanouis en apparence. Et en frappant d’une voix
éclatante, elle poussait son cri de bataille :

— Maubert !… Maubert à la rescousse !…

Et elle entra dans le tas, elle passa, poussant, écartant, renversant


tout ce qui se trouvait devant elle. Et elle vint se camper devant le
dauphin qui songeait, enthousiasmé :

« Jour de Dieu ! l’admirable lionceau que voilà ! Quels coups ! quelle


capilotade !… Et c’est là ce jeune Maubert si fabuleusement riche !… »

Ce fut d’ailleurs tout ce qu’il put voir, tout ce qu’il put se dire. Dans
le même instant, il sentit comme une déchirure à l’épaule, suivie d’un
choc violent à la tête. Et il tomba évanoui, réellement, lui.

Esclaireau-les-Mains-Rouges, jouant à merveille le rôle qui lui avait


été assigné par sa maîtresse, venait de l’abattre d’un coup de poing bien
mesuré et bien appliqué.

Ce qui suivit fut extrêmement rapide. La mission des hommes


d’Alcyndore était terminée. Ils n’avaient aucune raison de prolonger la
lutte. L’entrée en ligne des deux colosses qui hurlaient d’une voix
tonitruante : « Maubert !… Maubert !… » leur fut un excellent prétexte.
Ils feignirent, d’être pris de panique et détalèrent à toutes jambes,
abandonnant sur le carreau quelques-uns des leurs, qui se tenaient,
roides, immobiles, retenant leur souffle, pareils à des cadavres.

Alcyndore et d’Aumale demeurèrent maîtres du champ de bataille.


Chapitre 17

Une idée imprévue de Mme de Bagnolet

Alors, seulement, Alcyndore feignit de reconnaître d’Aumale.

— Eh ! quoi, monseigneur, c’était vous ! s’écria-t-elle avec un air


d’étonnement admirablement simulé. Par Dieu, je bénis le hasard qui m’a
amenée si fort à propos pour vous tirer d’embarras !

— Je le bénis encore plus que vous, moi qui, à l’heure actuelle, serais
mort sans vous ! répliqua d’Aumale très ému.

Et il ajouta, expliquant ainsi son émotion :

— Pour Dieu, avant tout, occupons-nous de monseigneur !…

Il se dirigea précipitamment vers le dauphin qui ne donnait pas


signe de vie. Alcyndore le suivit en murmurant, comme pour elle-même,
assez haut cependant pour être entendue :

— Monseigneur !… Quel monseigneur ?… Le dauphin !… Ho !


diable ! ces misérables l’auraient-ils tué ?…

Et, avec une inquiétude qui n’était pas tout à fait simulée, elle se
pencha à son tour, aida d’Aumale. Tous les deux défirent vivement le
pourpoint, visitèrent le blessé.

— Quelques piqûres, constata d’Aumale avec un soupir de


soulagement, une déchirure à l’épaule. Autant dire rien. D’où diable
provient cet évanouissement ? Car, Dieu merci, il n’est qu’évanoui… Je ne
l’aurais pas cru si sensible.

— Voilà la cause de son évanouissement, dit Alcyndore en montrant


une contusion assez insignifiante à la nuque, il a été assommé d’un maître
coup de poing. Il pouvait être tué roide. Il n’a été qu’étourdi.

— Qu’allons-nous en faire ? murmura d’Aumale, embarrassé. Si son


état s’aggrave ?… S’il allait nous passer entre les mains faute de soins ?

Et trahissant la crainte véritable :

— C’est que je devrais être aux armées, moi ! Et j’étais avec lui !… à
l’insu du roi ! S’il arrive un malheur, qui sait si on ne me soupçonnera
pas !… Si je ne serai pas accusé !… Sang-Dieu ! que l’enfer engloutisse le
truand qui a porté ce coup…

Alcyndore appela ses deux serviteurs qui se tenaient discrètement à


l’écart, et elle commanda :

— Enlevez-moi ce seigneur… Doucement, ayez des précautions…


vous voyez qu’il est blessé. Et portez-le à la maison.

Les deux colosses se baissèrent, saisirent le dauphin avec


précaution, l’enlevèrent sans efforts sur leurs robustes épaules et
partirent aussitôt d’un pas lourd, cadencé.

Alcyndore prit d’Aumale par le bras et l’entraîna. Dès qu’ils se furent


suffisamment éloignés, les blessés et les morts se redressèrent et s’en
allèrent gaiement par la rue des Poulies. Pendant ce temps, Alcyndore
disait :

— Venez, seigneur comte, vous oubliez que ma maison est ici près.

— Pardieu, oui, fit d’Aumale, qui retrouva aussitôt cet extraordinaire


sang-froid qui l’abandonnait rarement, je l’avais oublié ! Mais, voyez-
vous, l’idée que je pourrais être suspecté dans une aussi grave affaire, m’a
un peu fait perdre la tête.

— Je comprends cela. Mais rassurez-vous, comte, ce ne sera rien.


Mme ma mère, qui ne se couche jamais tant que je ne suis pas rentré, lui
donnera les soins nécessaires. Dans un quart d’heure, le dauphin sera sur
pied. Il pourra, s’il le désire, rentrer chez lui où j’aurai l’honneur de
l’escorter avec mes gens. S’il se sent trop ému, il passera, la nuit chez moi.
Ce sera un souvenir des plus honorables pour ma maison.

— Vous me sauvez deux fois ! s’écria d’Aumale avec une effusion


rare chez lui. Je ne l’oublierai jamais, seigneur de Maubert. Et si, par
malheur vous ne devenez pas mon frère, je serai vôtre jusqu’à la mort !

— Bah ! fit Alcyndore avec une insouciance affectée, comme toutes


les nobles natures, vous vous exagérez l’importance des services qu’on
vous a rendus.

Et prenant un air malicieux :

— À propos de frère, ajouta-t-elle, vous me faites penser à une


chose : si je faisais réveiller ma sœur sous l’excellent prétexte d’aider
notre mère dans les soins qu’elle donnera au blessé ?

« Ce serait là une occasion toute simple, toute naturelle de faire


connaissance. Ne vous semble-t-il pas que cela serait infiniment
préférable à une présentation solennelle, toujours guindée ? Ma sœur
vous verra sans vous connaître, sans que rien, par conséquent, puisse
influencer son jugement. Vous lui plairez ou ne lui plairez pas. Si vous ne
lui plaisez pas, tout sera dit. Si vous lui plaisez, vous serez sûr que c’est
l’homme qui lui aura plu et non point ses titres qui l’auront éblouie.
Qu’en dites-vous ?

— Je dis que l’idée est admirable et que je veux en courir la chance,


accepta d’Aumale enthousiasmé. Par Dieu, puisque je prends femme,
j’avoue qu’il ne me déplairait pas d’avoir été agréé pour moi-même et non
pour mes titres, comme vous le dites très justement.

— Eh bien ! c’est dit, je ferai appeler ma sœur, dit gaiement


Alcyndore. Et tenez, il me vient une autre idée : je m’éclipserai
discrètement, à seule fin de vous ménager avec elle un tête-à-tête au
cours duquel vous pourrez vous déclarer franchement, si le cœur vous en
dit.
Et en riant :

— Après cela, dites que je ne me montre pas, d’avance, bon frère


avec vous.

— Vous êtes, en tout cas, le plus charmant compagnon que j’aie vu


de ma vie ! proclama d’Aumale en lui serrant la main avec force.

Et complimentant à son tour, en toute sincérité, d’ailleurs :

— Et un rude compagnon ! Tudieu, quels coups vous, avez portés à


ces sacripants ! Quelle force, quelle adresse, quelle agilité ! C’est d’autant
plus admirable que rien dans votre apparence plutôt délicate ne laisse
soupçonner cette exceptionnelle vigueur que j’ai admirée tout à l’heure.
Savez-vous que j’y regarderais à deux fois avant de me mesurer avec
vous ?

— Oui, reprit Alcyndore sans fausse modestie, je sais que je ne paye


pas de mine, que j’ai l’air d’une femme habillée en homme, et vous n’êtes
pas le premier qui se laisse prendre à des apparences trompeuses. Cela
n’empêche pas que, jusqu’à ce jour, je n’ai rencontré qu’un seul homme
qui se soit révélé mon maître. Mais celui-là, sire comte, est un homme
tellement extraordinaire que je ne vous souhaite pas d’avoir jamais à le
combattre. Si fort que vous puissiez être, – et je crois, soit dit sans vous
manquer en rien, que vous n’êtes pas plus fort que moi, – il vous briserait
comme un fétu.

Elle avait mis tant de gravité inquiète à prononcer ces paroles que le
comte, impressionné malgré lui, s’informa :

— Diable ! Et qui est donc cet homme si terrible que vous, sire de
Maubert, paraissez le redouter ?

— C’est le chevalier Hoël de Montauban, prononça Alcyndore avec


un respect involontaire.

— Comment, vous connaissez ce truand ? s’étonna d’Aumale.


— Le chevalier de Montauban n’est pas un truand ! répliqua
vivement Alcyndore. C’est le plus brave le plus loyal, le plus généreux des
gentilshommes que je connaisse ! Et quiconque, devant moi, se permettra
un mot injurieux à son adresse, devra se rétracter ou je lui ferai rentrer
son mot dans la gorge.

Et en disant ces mots, elle frappait rudement sur la poignée de sa


rapière.

— Est-ce parce qu’il vous a battu que vous prenez sa défense avec
tant de chaleur ? sourit d’Aumale.

— Comte, à mes amis comme à mes ennemis, je rends toujours la


justice qu’ils méritent, affirma gravement Alcyndore.

— Et ce… chevalier de Montauban est de vos amis, j’en jurerais,


railla d’Aumale.

— C’est mon plus mortel ennemi, révéla Alcyndore d’une voix


sourde, angoissée, comme mouillée de larmes refoulées.

Et cela était si imprévu, si extraordinaire, que d’Aumale se découvrit


en un geste spontané et déclara avec un accent de conviction auquel il
était impossible de se méprendre :

— Et vous, sire de Maubert, vous qui savez si bien rendre hommage


à la valeur d’un ennemi mortel, vous êtes le plus galant homme du
monde. Et, par le corps le Dieu, je me félicite et m’honore d’être de vos
amis.

Ils étaient arrivés devant la maison. Alcyndore prit une clef dans son
escarcelle et ouvrit. Ils entrèrent. Comme ils étaient dans le vestibule et y
faisaient quelque bruit, la dame de Bagnolet parut en disant d’une voix
angoissée :

— Ah ! mon Dieu, serait-il arrivé malheur à Jean ?


— Non, ma mère, rassura Alcyndore. Mais je vous amène deux
seigneurs que j’ai eu la bonne fortune d’arracher à des truands qui les
voulaient dévaliser. Malheureusement, un de ces seigneurs est blessé,
comme vous le voyez.

Aussitôt, après avoir répondu par un gracieux salut à la profonde et


respectueuse révérence du comte d’Aumale, la dame de Bagnolet
s’empressa, donna ses ordres, cela avec un calme souriant, sans paraître
soupçonner le moins du monde quels illustres personnages elle avait
l’honneur de recevoir chez elle.

Le blessé fut transporté dans le retrait que quatre cires roses


éclairaient d’une lueur discrète, et qui, en se consumant, embaumaient la
pièce d’un parfum très doux. On le déposa doucement sur une manière de
divan formé par un amoncellement de fourrures précieuses et de coussins
de soie brochée, aux teintes éclatantes.

Pendant que la dame de Bagnolet fouillait dans le bahut où se


trouvait la pharmacie, d’Aumale, quelque peu éberlué par le luxe fabuleux
déployé autour de lui glissait à l’oreille d’Alcyndore :

— Quoi, c’est là Mme votre mère ?

Alcyndore, qui comprenait à merveille ce qui se passait en lui et ce


qui l’ébahissait ainsi, ne sourcilla pas. Et très calme, à voix basse, comme
lui :

— Vous vous attendiez sans doute à voir quelque vieille et revêche


douairière ? Mme ma mère est jeune, comme vous le voyez.

— Si jeune, admira sincèrement d’Aumale, si jeune et si gracieuse


que je me demande si vous ne plaisantez pas et si ce n’est pas là celle que
je dois épouser.

— Et si c’était elle, que diriez-vous ? demanda Alcyndore avec un


imperceptible sourire d’ironie.
— Je dirais que j’aurais là la femme la plus mignarde qui se puisse
rêver ! fit d’Aumale dans une explosion.

— Ainsi, insista Alcyndore, il ne vous déplairait pas de la prendre


pour femme ?

— Corps de Dieu, il faudrait que je fusse bien difficile ! se récria


d’Aumale dont l’admiration était manifeste.

Cette fois, Alcyndore se mit à rire franchement.

— Eh bien ! fit-elle, c’est ma mère. Et telle que vous la voyez là, elle a
trente-cinq ans sonnés. Seulement, ne lui dites pas que je vous ai révélé
son âge. C’est qu’elle est coquette en diable et ne me le pardonnerait pas.

— Ainsi, c’est bien vrai ? C’est bien Mme votre mère ? insista
d’Aumale, incrédule.

— C’est ma mère répéta Alcyndore avec force. Mais rassurez-vous,


comte, quand vous aurez vu ma sœur, vous verrez que vous ne vous
occuperez plus de ma mère.

Et s’adressant à Mme de Bagnolet :

— Ma mère, dit-elle avec un respect qui n’était pas feint, vous plaît-il
que je fasse réveiller ma sœur Loïse ?

— J’allais vous le demander, mon fils, répondit Mme de Bagnolet.

Et de l’air le plus naturel du monde, elle ajouta :

— Faites descendre aussi votre sœur Primerose.

— Ma sœur Primerose ! s’étonna Alcyndore en fronçant légèrement


les sourcils.

— Oui, votre sœur Primerose, répéta de Bagnolet. D’où sortez-vous


donc, Jean ? M’est-il pas naturel que vos deux sœurs pratiquent les lois
de l’hospitalité en gentilles femmes qu’elles sont ? Allez, mon fils, allez.

Et elle accompagnait, ces mots d’un regard qui signifia qu’elle avait
ses raisons à elle pour agir ainsi qu’elle faisait.

Alcyndore s’inclina. Et se tournant vers d’Aumale,


cérémonieusement :

— Vous permettez, monsieur ?

— Je vous en prie, monsieur.

Alcyndore sortit. Sous son calme apparent, elle était assez inquiète.
Elle se demandait quelle raison mystérieuse avait la dame de Bagnolet de
faire assister Primerose à une entrevue où il n’avait jamais été question
qu’elle assisterait. Mais comme elle savait qu’il n’y avait pas à discuter un
ordre d’elle, chez elle, elle se résigna à obéir.

Seulement, elle envoya une camériste exécuter l’ordre en lui


recommandant de ne pas se hâter. Déchargée de ce soin, elle accorda une
minute ou deux à Choppin-le-Gentilhomme qui attendait ses ordres
toujours sous le déguisement qui faisait de lui la vivante reproduction du
sire de Maubert. Puis, avec l’aide de deux actives et expertes caméristes,
elle procéda rapidement à sa propre métamorphose, ce qui ne lui
demanda guère plus de quelques minutes.
Chapitre 18

Double coup de foudre

Pendant ce temps, de Bagnolet, avec son immuable calme souriant,


sans précipitation inutile, s’activait adroitement auprès du dauphin qui,
grâce à ses soins énergiques et intelligents ne tarda pas à revenir à lui.

D’Aumale s’approcha vivement de lui et, avec sollicitude :

— Eh bien ! monsieur, dit-il, et il insistait sur le mot pour lui faire


comprendre qu’il n’avait pas fait connaître qui il était vous sentez-vous
mieux ?

— Oui, répondit le dauphin, en appuyant ces mots d’un regard qui


disait qu’il avait compris, oui, mais j’ai bien cru que c’était fini pour moi.
Il m’a semblé que le ciel s’écroulait sur ma tête. Et puis, que diable est-ce
que je sens là, à l’épaule ?

— Une simple déchirure, monsieur, renseigna la dame de Bagnolet


qui en ce moment même, étendait un onguent sur un linge fin.

Henri jeta un coup d’œil autour de lui. Et il songea :

« Où diable suis-je donc ? Par le jour de Dieu, c’est ici le palais des
merveilles ! »

Il jeta un autre coup d’œil sur Mme de Bagnolet. Elle produisit sur
lui à peu près le même effet qu’elle avait produit sur d’Aumale. Et il
ajouta dans son esprit :

« Si c’est là la fée de ce palais, je comprends les merveilles dont elle


fait un cadre à sa beauté. »

Et se redressant pour saluer, galamment :


— Madame, je suis vraiment confus du dérangement que je vous
cause. Aïe ! s’interrompit-il brusquement en portant la main à l’épaule.

— Ce n’est rien, fit la dame de Bagnolet de son air placide, avec cette
compresse que je vais vous poser, vous serez vite soulagé.

Et elle continua à préparer son pansement avec un soin méticuleux.

À ce moment, Choppin-le-Gentilhomme entra et, imitant la voix


d’Alcyndore, annonça :

— Vos ordres sont exécutés, ma mère.

D’Aumale lui adressa un sourire. Pas un instant il ne flaira la


substitution. Il faut dire aussi que le gaillard jouait son rôle avec une
aisance, un naturel qui était du grand art. Il n’est pas douteux que ce
n’était pas là un début.

Le dauphin lui même n’hésita pas à reconnaître son sauveur en lui.


Passablement intrigué, il se disait :

« Sa mère !… Alors, comme il est, lui, le sire de Maubert, cette dame


est la dame de Bagnolet !… Je comprends les richesses entassées en ce
lieu, puisque c’est ici la demeure du dieu Plutus… Me voici donc dans la
future famille de d’Aumale !… Par le ciel, si la future est aussi jolie que la
mère, mon cousin d’Aumale est vraiment un mortel favorisé… et qui va
faire bien des jaloux. »

Et tout haut, avec une cordialité, une rondeur de manières qui


n’était pas dans ses habitudes :

— Touchez là, monsieur notre sauveur ! Car je vous dois la vie…


Sans vous, je serais proprement occis à l’heure qu’il est. Je ne l’oublierai
pas.

— Je vous en prie, monsieur, ne parlons pas de cela, fit Choppin-le-


Gentilhomme en serrant la main qu’on lui tendait.
— Par le jour de Dieu !… comme dit notre sire le roi François,
parlons-en, au contraire, insista Henri.

Et s’animant au souvenir de l’exploit qui l’avait particulièrement


frappé :

— Tudieu, vous êtes un rude compagnon !… quoiqu’il n’y paraisse à


vous voir. Quels coups ! Quel massacre !… Ah ! je me souviendrai
longtemps de cette entrée en tempête au milieu de la bande effarée de ces
mauvais garçons ! Je gage qu’ils ont cru que c’était messire Satanas en
personne qui leur tombait sur le dos !

— Il est de fait, sourit d’Aumale, qu’ils ont détalé comme s’ils


avaient eu le diable à leurs trousses.

— Laissons cela, je vous prie, protesta Choppin-le-Gentilhomme


d’un petit air modeste, vous n’arriverez pas à me persuader que j’ai
accompli un exploit en mettant en fuite à coups de plat d’épée quelques
misérables truands. Je suis heureux de voir que vous vous en êtes tiré à
bon compte, monsieur. S’il vous convient de rentrer chez vous, je suis
tout à vos ordres. Moi et mes gens, nous nous ferons un devoir de vous
escorter jusqu’à votre logis.

— Non pas, intervint de Bagnolet. Pour monsieur (elle désignait


d’Aumale), je n’ai rien à dire. Mais pour vous, monsieur, qui êtes blessé,
je vous conseille vivement de finir la nuit ici, et de nous faire le grand
honneur d’accepter l’hospitalité que nous vous offrons de bon cœur.

Et se tournant vers d’Aumale :

— Il va sans dire que ce qui s’adresse à votre ami s’adresse aussi à


vous, monsieur.

— Pour ma part, madame, s’empressa de dire d’Aumale, j’accepte


votre gracieuse invitation comme elle est faite, c’est-à-dire de grand
cœur… À moins que monsieur mon ami n’en décide autrement. Auquel
cas, je ne saurais l’abandonner. Mais je fais comme vous, madame, je lui
conseille d’accepter.

Le dauphin, lui, n’avait pas les mêmes raisons que d’Aumale désirer
rester dans la maison. Au contraire, il tenait à rentrer chez lui, à l’hôtel
des Tournelles. Il n’était pas sérieusement atteint, il s’en rendait très bien
compte. Et il sentait qu’il n’éprouverait aucune difficulté à faire le trajet,
point trop long en somme, de la rue Sainte-Catherine à la rue Saint-
Antoine. Il allait donc décliner poliment l’invitation. À ce moment,
Choppin-le-Gentilhomme s’écria :

— Ah ! voici ma sœur Loïse !

Et Alcyndore entra.

Elle portait cette ample robe de laine blanche toute simple, toute
unie que nous lui avons déjà vue et sous laquelle, probablement elle
dissimulait son costume masculin. Elle avait le cou dégagé, ses beaux
bras d’un blanc laiteux nus jusqu’aux coudes. Pas le moindre bijou. Son
opulente chevelure naturellement ondulée et bouclée, retombait sur ses
épaules comme un voile d’or fin. Dans cette chevelure, posé
négligemment, comme au hasard, un petit nœud de ruban. Son
admirable carnation de blonde s’avivait encore du rose vif qui
empourprait ses joues.

Elle s’avança, non pas timide, rougissante et les yeux baissés, selon
la traditionnelle convention qui voulait – et qui le veut encore – que tel
fût le maintien de ce que l’on appelle « une jeune fille bien élevée », elle
s’avança avec une aisance gracieuse, un naturel rempli d’une dignité
charmante. Dédaigneuse des hypocrisies convenues, elle n’affecta pas de
tenir ses magnifiques yeux noirs pudiquement baissés. Au contraire, sans
fausse timidité, comme sans effronterie, franchement, loyalement,
hardiment, elle fixa un instant tout son regard sur chacun des deux
visiteurs, qu’elle gratifia à tour de rôle d’un sourire charmeur et d’une
révérence impeccable au point de vue de l’étiquette fort rigoriste d’alors,
et que pourtant elle sut rendre bien personnelle et infiniment gracieuse.

Et ce fut comme un éblouissement. Un double éblouissement. Plus


qu’un éblouissement : un coup de foudre. Un double coup de foudre.

Le dauphin d’abord.

Il se dressa comme mû par un ressort, oubliant du coup ses


égratignures qui ne l’incommodaient guère. Ses pommettes s’avivèrent
instantanément d’un afflux de sang qui les envahit. Une lueur s’alluma
dans son œil ordinairement morne, et ses paupières se mirent à clignoter
éperdument : indice certain, chez lui d’une puissante émotion. Et il se
courba plus bas peut-être qu’il ne l’eût fait pour la reine. Et il songeait :

« Quoi, c’est la future de mon excellent cousin d’Aumale !… La


mère, qui me paraissait une merveille de grâce et de beauté, n’est qu’une
vulgaire maritorne à côté de sa fille !… Comme eût dit maître Clément
Marot qui vient de mourir, ce n’est point une femme, c’est une déesse,
une double déesse, puisque, à la majesté de Junon, elle joint la grâce
juvénile de Venus !… Et cette merveille des merveilles appartiendra à ce
soudard de d’Aumale !… À lui tout seul ?… Jour de Dieu, c’est à voir !… »

Et il jeta à son « excellent cousin », ce « soudard » de d’Aumale, un


coup d’œil de travers qui lui eût donné fort à réfléchir s’il avait pu le voir.
Mais le comte d’Aumale ne le vit pas : il se courbait dans un salut profond
et il se disait de son côté :

« Est-ce bien là celle qui sera ma femme ?… Par le corps de Dieu, je


n’ai jamais vu tant de perfections réunies en une même personne !… Oh !
l’incomparable reine, la prestigieuse impératrice que cela fera, et comme
tous ses sujets, moi tout le premier, vont l’adorer à deux genoux !… Mais
voudra-t-elle de moi ?… Si j’allais avoir cet irréparable malheur de ne pas
lui plaire, que deviendrais-je, moi ?… Que me feraient la royauté et
l’empire de Charlemagne restauré si je ne l’avais à mon côté ?… »

Et, pour n’oublier personne, disons que Choppin-le-Gentilhomme,


jusque-là irréprochable comédien, oublia un instant son rôle pour couver
Alcyndore de ce regard chargé d’adoration muette qu’il avait toujours
pour elle. Puis, guidé par cet instinct sûr du jaloux féroce qui ne laisse
rien échapper, il fixa tour à tour sur le dauphin et plus longuement sur
d’Aumale, un regard sanglant. Et en les regardant ainsi, son poing
tourmentait furieusement le manche de son poignard. Heureusement,
cette attitude équivoque passa inaperçue des différents personnages qui
étaient tous absorbés par leur propre émotion. Et il eut le temps de se
ressaisir, de se remettre à son rôle.

Alcyndore, elle, vit très bien l’impression profonde, ineffaçable


qu’elle produisait sur son futur fiancé et sur le dauphin lui-même. Et une
ombre de sourire passa comme un éclair sur ses lèvres pourpres.

Mme de Bagnolet, elle, poursuivait une idée fixe. Et rien ne rend


aveugle comme une idée. Elle ne s’occupa pas du dauphin. Elle eut tort,
car si elle l’avait observé elle eût remarqué son émotion. Et, cette émotion
l’eût peut-être amenée à modifier ses plans. Elle ne s’occupa que du
comte d’Aumale. Et elle eut un sourire de satisfaction. Quand elle songea
à observer le dauphin, il était trop tard : comme Choppin-le-
Gentilhomme, il s’était ressaisi et s’était composé une attitude
impénétrable.

Il est probable que de Bagnolet attendait la venue de sa fille pour


poser ce pansement qu’elle avait mis tant de soin à confectionner.

— Venez m’aider, ma fille, dit-elle, dès qu’elle fut là.

Elles s’approchèrent du dauphin et eurent vite fait de laver ses


piqûres et de poser le pansement dont il eût peut-être pu se passer. Henri
se laissa faire avec une complaisance visible, sans s’apercevoir que
d’Aumale le regardait de travers et que Choppin-le-Gentilhomme se
mordait les lèvres jusqu’au sang.

— Ah ! soupira-t-il galamment, pour avoir la joie d’être plus


longtemps choyé par d’aussi gracieuses sœurs de charité, on se ferait
volontiers percer la poitrine d’outre en outre. Vraiment, mesdames, vous
avez des doigts de fées. Jamais je ne vis mains aussi mignonnes et aussi
légères.

Et comme pris d’une inspiration subite :


— Je suis tellement touché de votre gracieux accueil et de vos bons
soins qu’il y aurait ingratitude de ma part à vous celer plus longtemps qui
je suis.

« Allons, bon, ragea intérieurement d’Aumale, voilà mon butor de


Valois qui, pour éblouir ma fiancée, va se faire connaître… et me faire
connaître aussi. »

Henri avait traité François de « soudard ». François le traitait de


« butor ». Ils étaient quittes.

Henri continuait sans vouloir voir les coups d’œil expressifs que lui
lançait François.

— Celui que votre fils a arraché à la mort, celui à qui vous avez
prodigué des soins touchants dont il gardera un souvenir éternel, celui-là,
madame, est le dauphin, l’héritier de la couronne de France.

Il avait prononcé cela non pas avec cet air majestueux qu’il savait
fort bien prendre quand il le voulait et qui s’alliait d’ailleurs avec sa haute
prestance, mais avec un air de bienveillante simplicité d’autant plus
remarquable qu’il avait naturellement fort grand air.

Alcyndore et sa mère exécutèrent la plus savante des révérences de


cour, sans marquer la moindre surprise. Et la dame de Bagnolet en se
redressant, avoua :

— J’avais bien reconnu monseigneur. Et je suis sûre que ma fille


l’avait reconnu comme moi.

— C’est vrai, ma mère, confirma Alcyndore avec un sourire


ensorceleur.

— Vous m’aviez reconnu ! s’étonna Henri. Et vous n’en avez rien


laissé paraître ! Jour de Dieu, voilà une discrétion vraiment admirable
chez des femmes !
D’un même mouvement, Alcyndore et sa mère se tournèrent vers
d’Aumale, qui était dans les transes et regardèrent ensuite le dauphin.
Celui-ci comprit à merveille la question muette. Et s’amusant
intérieurement de l’embarras de son cousin, avec enjouement :

— Et monsieur, l’aviez-vous aussi reconnu ?

— Je n’ai pas reconnu monsieur pour la bonne raison que je l’ai vu


tout à l’heure pour la première fois, répondit Mme de Bagnolet.

Alcyndore fixa un instant son œil profond sur d’Aumale et, avec un
sourire qui semblait s’excuser, elle fit non de la tête.

— C’est un de mes gentilshommes, dit évasivement Henri.

Ce qui fit pousser un soupir de soulagement au comte. Et il ajouta :

— Un de mes gentilshommes et un de mes amis. Le meilleur, le plus


cher de mes amis.

Ce qui fait que d’Aumale s’inclina profondément en remerciant.

— Vous me comblez, monseigneur.

Alcyndore considéra encore une fois d’Aumale franchement, droit


dans les yeux. Et elle lui adressa un de ses sourires ensorceleurs où se
lisait une sympathie manifeste qu’elle ne croyait pas devoir dissimuler. Ce
qui fait que d’Aumale pâlit ; l’émotion qui, chez le dauphin, faisait affluer
le sang à la face, le refoulait chez lui. Après quoi. Alcyndore détourna la
tête d’un mouvement gracieux, très naturel.

Cependant, le dauphin reprenait avec le même enjouement :

— Je me suis fait connaître, mais, mesdames, je vous le demande en


grâce : laissez de côté l’assommante étiquette. Accordez-moi cette faveur
de ne voir en moi qu’un gentilhomme qui se dit votre obligé et qui
n’aspire qu’à devenir votre ami. Le plus dévoué des amis.
— Nous ferons en sorte de vous contenter, monseigneur, répondit
Mme de Bagnolet. Et nous le ferons sans grand effort, car vous l’avez peut-
être remarqué, nous sommes tous très simples ici.

— À la bonne heure, s’épanouit Henri.

Mme de Bagnolet reprit avec son plus gracieux sourire et cet air de
douce autorité qui lui était particulier, et qu’elle dissimulait sous des
minauderies qui, d’ailleurs, lui allaient à ravir.

— Puisque vous nous avez fait l’insigne honneur de vous déclarer de


nos amis, je vous dirai, monseigneur, que je ne souffrirai pas qu’un ami,
dans l’état où vous êtes, et même sous la garde de mon fils, s’en aille
courir les rues à pareille heure. En conséquence, monseigneur, je vous
déclare que vous êtes notre prisonnier. Au moins jusqu’à demain matin.

L’instant d’avant, Henri ne demandait qu’à s’en aller. Maintenant, il


ne demandait qu’à rester. Il coula à la dérobée un regard ardent sur
Alcyndore, et de son air le plus galant :

— Madame, gardé par des geôliers tels que vous et madame votre
fille, la prison la plus sinistre m’apparaîtrait comme un vrai paradis.
Faites de moi ce que vous voudrez. Je me livre à vous, pieds et poings liés.

— En ce cas, je commande, minauda Mme de Bagnolet : Jean, Loïse,


malgré toute la bienveillance que nous témoigne monseigneur, nous ne
saurions oublier les égards qui sont dus à un fils de France et à un
gentilhomme de sa maison. Veillez vous-mêmes à ce qu’on leur prépare
les appartements dignes d’aussi illustres hôtes. Allez, mes enfants.

En même temps, d’un coup d’œil impérieux, elle dictait un ordre à


Choppin-le-Gentilhomme, attentif. Celui-ci se tourna vers d’Aumale :

— Monsieur, vous êtes de la maison de monseigneur, vous


connaissez par conséquent ses goûts, ses habitudes. S’il vous est agréable
d’être son fourrier en cette circonstance, faites-nous la grâce de nous
accompagner.
D’Aumale saisit la balle au bond.

Ils sortirent tous les trois. Ils traversèrent plusieurs pièces, toutes
meublées avec le même luxe prodigieux, et doucement éclairées par des
veilleuses. Dans une de ces pièces, Choppin-le-Gentilhomme s’arrêta. Et,
obéissant à un ordre muet d’Alcyndore :

— Monsieur, dit-il avec une précipitation embarrassée souffrez que


je vous laisse ici un instant. Et se tournant vers Alcyndore, dont la
physionomie exprimait un étonnement admirablement joué : excusez-
moi, ma sœur, j’ai un ordre urgent à donner.

Et il sortit précipitamment. Hors de la pièce, il montra un masque


convulsé par la rage. Il se lança comme un fou dans un couloir en
grondant :

— Je veux savoir… je veux entendre…

Par des chemins détournés, il aboutit à une pièce mitoyenne de celle


où il avait laissé Alcyndore et d’Aumale en tête à tête. Silencieusement, il
ouvrit une porte et, retenant son souffle, il se tint aux écoutes derrière la
lourde portière qui masquait cette porte.
Chapitre 19

Suite du double coup de foudre

La brusque sortie de Choppin-le-Gentilhomme ne surprit pas le


comte d’Aumale. Il croyait toujours avoir affaire au sire de Maubert. Il
pensa tout naturellement que celui-ci lui ménageait un entretien
particulier avec sa sœur, qui lui permettrait de se déclarer. Et comme il se
doutait bien que le tête-à-tête ne se prolongerait pas longtemps, bien qu’il
se sentit étreint par une émotion poignante qui le surprenait lui-même, il
ne perdit pas de temps.

— Madame, dit-il d’une voix que, malgré tous ses efforts, il ne


parvenait pas à affermir, quand vous avez dit, tout à l’heure, que vous ne
me connaissiez pas, avez-vous bien dit la vérité ?

— Sans doute, monsieur, fit Alcyndore en ouvrant des yeux étonnés.


Pourquoi aurais-je menti ?

— Ainsi, insista d’Aumale, vous ne savez pas qui je suis, vous n’en
avez pas le moindre soupçon ?

— Pas le moindre, fit Alcyndore avec un sourire encourageant.

— Madame, dit le comte en s’inclinant, permettez-moi de me


présenter moi-même.

Et se redressant, la regardant en face :

— Je suis François de Lorraine, comte d’Aumale… provisoirement.

— Tant mieux ! s’écria Alcyndore, comme emportée malgré elle.

Et frappant dans ses mains avec un air émerveillé :


— J’aurais dû le deviner !

— Pourquoi, madame ? demanda d’Aumale qui se sentait plus à son


aise.

— Parce que monseigneur a oublié de vous nommer.

Elle souriait toujours de son sourire qui eût affolé un saint. Il se


rapprocha d’elle et, d’une voix qui se mit à trembler :

— Je crois que vous avez dit « tant mieux », madame ?

— Cela m’a échappé, dit-elle en riant.

Et le regardant droit dans les yeux :

— Je ne me rétracte pourtant pas.

Il souffla fortement, comme si le bonheur l’oppressait, et revenant à


la charge :

— Pardonnez-moi, madame, mais vous n’ignorez pas, n’est-ce pas,


qu’il est question d’une union possible entre nous ?

— M. mon frère et Mme ma mère m’en ont parlé, en effet. M. mon


frère a dû vous dire que, connaissant mon caractère des plus indépendant
et quelque peu fantasque, ce mariage ne se ferait que si j’y consentais.

— C’est exact, madame. Sauf que le sire de Maubert n’a pas employé
à votre égard les expressions dont vous venez de vous servir, et qui me
paraissent peu indulgentes.

— Jean m’aime beaucoup, dit-elle en riant il m’aime trop pour se


montrer sévère. Moi, je sais ce que je suis, et je le dis sans fard.

— Puis-je vous demander pourquoi vous avez dit : tant mieux ?


— Parce que, en vous voyant, sans savoir pourquoi, je me suis prise
à souhaiter que le comte d’Aumale que les miens désirent me faire
épouser, vous ressemblât, dit-elle.

Et prenant brusquement un air sérieux :

— Vous voyez que je continue à montrer une franchise qui peut


paraître bien hardie chez une jeune fille.

— Alors, fit-il dans un mouvement de joie, je puis espérer que… ce


mariage se fera ?

— Monsieur, dit-elle avec le même sérieux, je vous ai dit


franchement, contre tous les usages admis, – mais vous avez dû le
remarquer, je suis une jeune fille très libre, qui se respecte trop soi-même
pour commettre un acte répréhensible, mais qui, à part cela, se soucie
fort peu des usages qui ne sont qu’hypocrisie, – je vous ai dit qu’il ne me
déplairait pas de vous avoir pour époux. Vous me demandez maintenant
si ce mariage se fera. Je vous réponds : oui, si vous acceptez les
conditions que j’entends vous poser. Non, si vous ne les acceptez pas.

— Alors, il se fera ! s’écria d’Aumale, radieux.

— Ne vous avancez pas avant de savoir dit-elle.

— Pour gagner votre amour je suis prêt à tout ! même à réaliser


l’impossible ! s’écria-t-il avec une chaleur qui attestait sa sincérité.

— Ceci est d’un galant chevalier, dit-elle, sans qu’il fût possible de
démêler si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Ce que je veux vous
demander est à la fois très simple et très compliqué, très facile et très
difficile.

— Je vous écoute, dit-il en s’inclinant avec respect.

Elle riva sur lui l’éclat fascinateur de ses magnifiques yeux noirs.
Elle le fouilla jusqu’au fond du cœur. C’était un grand garçon bien
charpenté ce que l’on est convenu d’appeler un bel homme. Il avait les
manières rudes d’un soldat qu’il était. Mais cette rudesse était corrigée
par cette hautaine élégance qui devait caractériser tous les Guises. Il avait
cette physionomie froide, fermée de l’ambitieux forcené qui demeure
inaccessible à tout ce qui n’est pas son ambition : la plus terrible, la plus
tenace, la plus exclusive des passions.

Elle le vit ému, haletant, tremblant commis un page timide qui


risque sa première déclaration. Et c’est, qu’en effet, l’amour, pour la
première fois, venait de faire irruption en lui, et le courbait sous sa
puissante main. Elle le vit prêt à s’agenouiller, prêt à renier tous ses
parents, son Dieu, son ambition même pour elle. Pour elle qu’il avait vue
pour la première fois, il y avait à peine un quart d’heure.

C’était une victoire dont elle eût pu à juste raison se montrer fière,
qui eût dû l’enivrer. Et cependant une ombre fugitive passa sur son front
pur, un voile obscurcit l’éclat de ses beaux yeux, et quelque chose, comme
un soupir étouffé souleva son sein palpitant. Ce fut si rapide d’ailleurs
qu’il n’eut pas le temps de s’en apercevoir. Elle se ressaisit aussitôt, sa
volonté toute-puissante brisa implacablement l’instinctive révolte de ses
sentiments secrets, effaça toute apparence d’émotion. Et sûre de le
dominer, d’asservir sa volonté à sa propre volonté, elle attaqua de sa voix
grave, si harmonieuse :

— Seigneur comte, je dois vous avertir loyalement que je n’ignore


rien de ce que l’on laisse généralement ignorer à une jeune fille. Mme ma
mère, qui n’a pas les idées de tout le monde, a voulu qu’il en fût ainsi. Et
je l’approuve pleinement. Mais si je ne suis pas une ignorante, je n’en suis
pas moins vierge, et je puis dire sans mentir que jamais une pensée
impure n’a souillé mon cerveau. Ceci devait être dit avant tout. Si vous y
voyez quelque chose qui soit de nature à vous rebuter, dites-le en toute
franchise et il sera inutile de pousser plus avant cet entretien.

Sans hésiter, comme elle s’y attendait, il protesta avec toute la


fougue sincère de sa passion naissante :

— Nulle femme ne me paraît plus digne de respect que vous.


Continuez, je vous en supplie.

— Mon époux, quel qu’il soit, trouvera en moi une femme dévouée
et fidèle jusqu’à la mort. Par contre, j’exige la même fidélité de lui. Toute
à lui, tout à moi, voilà ma devise. Entre nous, je ne veux voir aucun être
vivant se dresser.

— Je vous jure fidélité jusqu’à la mort. Entre nous, nul être vivant ne
se dressera. Je serai tout à vous, comme vous serez toute à moi. Que la
foudre m’écrase si je manque jamais à ce serment.

Il était sincère, il n’y avait pas à en douter. Elle lui adressa un


sourire de remerciement et reprenant son air grave :

— Je dois vous faire un autre aveu, dit-elle. Je suis ambitieuse, sire


comte. D’une ambition démesurée. Ceci, je crois, n’est pas de nature à
vous déplaire ?

— Non, fit-il tout épanoui. Je vous dirai même, aveu pour aveu, que,
si démesurée que soit votre ambition, elle n’ira jamais plus loin que la
mienne.

Et s’animant soudain, sentant d’instinct qu’il avait trouvé en elle un


auxiliaire puissant, capable de le seconder en tout :

— M. de Maubert m’a dit que vous aviez droit à une infinité de


titres. Et cependant vous vous contentez de celui de « dame ». C’est un
orgueil que je comprends maintenant que je vous ai vue. N’êtes-vous pas
au-dessus de tous les titres ? N’êtes-vous pas de celles qui sont créées
pour dominer, de celles qui n’ont qu’à paraître pour que la foule se
prosterne et adore ? Par la beauté, par le charme, par cette lumineuse
intelligence qui rayonne dans vos yeux, vous êtes, sans conteste, la reine
des reines. La couronne qui vous convient, la seule vraiment digne de
parer ce front si pur, c’est la couronne impériale. Cette couronne, moi,
François de Lorraine, je jure devant Dieu que je la poserai sur votre
front !
Cette fois, une lueur de triomphe passa comme un éclair dans l’œil
noir d’Alcyndore. Et l’affolant de son sourire :

— Allons, dit-elle, je crois que nous sommes faits l’un pour l’autre.

— Moi, j’en suis sûr, dit-il avec conviction.

— Il me reste peu de chose à dire, reprit-elle. Mais je me demande


s’il est bien nécessaire de continuer ?

— Dites toujours. Il vaut mieux que tout soit bien entendu entre
nous. Ne laissez pas un doute, une incertitude subsister dans votre esprit.

— Vous avez raison. Regardez-moi bien, comte. Pensez-vous que je


sois de celles qui se désintéressent des affaires de leurs époux pourvu
qu’elles puissent puiser à pleines mains dans des coffres toujours pleins ?
De celles dont un esprit, même supérieur comme le vôtre, puisse
dédaigner les avis ?

— N’ajoutez pas un mot, je vous ai comprise ! s’écria-t-il avec force.


Vous serez l’esprit qui conçoit. Je serai le bras qui exécute. Voyez-vous, je
sens, je devine que, guidé par vous, je conquerrai le monde.

Elle le vit transporté d’enthousiasme, vibrant de sincérité, se livrant


pieds et poings liés, prêt à se prosterner et à adorer. C’était d’autant plus
remarquable que, sous les traits de Jean de Maubert, elle avait pu
constater quelle nature fermée, froidement calculatrice, était la sienne.
Elle lui tendit la main dans un geste de souveraine, en disant :

— Sire comte, voici ma main. Dès cet instant, je suis vôtre.

Il mit le genou en terre et plaqua un baiser brûlant sur cette main


moite et parfumée qu’elle lui abandonnait. Il se redressa. Il garda cette
main entre les siennes. Et il la regarda avec des yeux suppliants. Elle
comprit ce qu’il voulait et que l’émotion qui le paralysait l’empêchait de
dire : le baiser de fiançailles. Elle hésita un instant. Et se décidant
soudain, elle lui tendit ses lèvres entrouvertes, pareilles à une rouge
cerise.

Il ne vit que ce geste de tendre abandon. Il ne sentit pas qu’il avait


été accompli avec une sorte de rage concentrée. Il eut un cri de joie
délirante, la saisit dans ses bras vigoureux, la pressa contre sa large
poitrine, et sur ces lèvres qui s’offraient, comme un affamé d’amour, il
posa les siennes.

Un instant, elle s’abandonna, les yeux fermés, la tête renversée en


arrière, pâle comme une morte, toute secouée d’un frisson mortel, se
cramponnant instinctivement à ses épaules pour ne pas tomber à la
renverse. Cette étrange émotion, si violente, qu’elle crut un instant qu’elle
allait tomber foudroyée pour ne plus se relever, fut brève. Avec son
extraordinaire force de volonté, elle se remit assez vite. Elle se dégagea
doucement.

Et il ne remarqua pas cette émotion. Il ne remarqua pas qu’elle


s’était abandonnée passivement, avec même une sorte de répugnance. Il
ne remarqua pas qu’elle ne lui avait pas rendu son baiser, qu’il n’avait
embrassé qu’une manière de cadavre. Il était d’ailleurs trop troublé lui-
même pour remarquer quoi que ce soit. Il la vit toute droite devant lui,
ses deux mains dans les siennes qui ne lâchaient pas prise, souriant
héroïquement par un effort vraiment admirable, et, sous le coup de la
réaction, aussi rouge maintenant qu’elle était pâle tout à l’heure. Il la crut
troublée à l’instant précis où elle redevenait absolument maîtresse d’elle-
même. Naturellement, il attribua ce trouble à la pudeur de la vierge
effarouchée.

En amoureux déjà follement épris, il se reprocha sa brutalité. Et


pour la rassurer, il se courba respectueusement, et sur ses deux mains
qu’il porta à ses lèvres, il posa le plus délicat, le plus timide des baisers.
Après quoi, il la lâcha.

Comme si de rien n’était, elle reprit l’entretien.

— Notre mariage doit être célébré le plus tôt possible. N’est-ce pas
votre avis ?
— Tout à l’ait, dit-il en la couvant d’un regard ardent.

— Nous laisserons votre oncle le cardinal. Mme ma mère et M. mon


frère régler les questions matérielles. Nous sommes d’accord sur le
principal, nous deux, c’est l’essentiel, le reste ne nous intéresse guère.

Il eut un mouvement des épaules qui disait qu’il se désintéressait


comme elle de ces détails matériels. Elle reprit :

— Nous nous sommes fixé un but que nous voulons atteindre le plus
vite qu’il sera possible. Nous ne pouvons rien faire tant que le roi
François sera vivant. Il faut que le roi disparaisse, qu’il cède la place au
dauphin qui vous est acquis.

Il ne pensa pas à finasser comme il avait toujours fait avec Jean de


Maubert. Il avait affaire à une partenaire qui ne mâchait pas les mots et
qui allait droit au fait avec un calme terrible, un dédain absolu des
circonlocutions hypocrites. Il mit résolument bas le masque. Il se haussa
à son niveau. Et aussi froid, aussi décidé qu’elle :

— Le roi François nous gêne. Il mourra. M. de Maubert m’a donné à


entendre qu’il se chargeait de cette affaire. Je lui demanderai nettement
si je puis compter sur lui.

— Il ne se dérobera pas, soyez sûr. D’ores et déjà, nous pouvons


considérer le roi François comme rayé de la liste des vivants. Mais ce
n’est pas tout. Le dauphin vous est acquis, c’est entendu. Je ne me fie pas
à la reconnaissance des princes, moi. Il se pourrait fort bien que le
dauphin vous abandonnât quand vous aurez posé sur sa tête la couronne
royale. Cela, je ne le veux pas. Il faut lui enlever la possibilité de nous
trahir. Mon frère fera ce qu’il faut du côté du roi François. C’est bien.
Agissez de votre côté. Organisez une bonne conspiration dans laquelle
nous engagerons le dauphin et le compromettrons si bien que nous le
tiendrons à notre merci. Comprenez-vous ?

C’était une jeune fille de dix-huit ans qui parlait ainsi à un jeune
homme de vingt-cinq ans. C’était un entretien d’amour qu’ils devaient
avoir. Et ils aboutissaient à cela. Il n’y prit pas garde d’ailleurs. Il admira
sincèrement :

— Par le corps de Dieu ! vous êtes plus forte que moi ! J’allais
m’embarquer dans une affaire comme un étourneau, sans prendre mes
précautions !…

— Quand le roi François sera mort, reprit-elle, quand le dauphin


sera roi à son tour, nous serons les maîtres de la situation. Dans quelques
mois, au début du printemps prochain, vous aurez rassemblé une armée à
la tête de laquelle nous partirons à la conquête de l’Italie. Votre rôle de
capitaine commencera là.

— Avant un an, l’Italie est à nous, et je pose sur votre front la


couronne royale… en attendant l’autre, la couronne impériale ! s’écria-t-
il, une flamme aux yeux, redressé dans une attitude de force et d’orgueil.

— Alors, dit-elle, en approuvant doucement de la tête, il sera temps


de nous occuper de nouveau du roi de France. Jusque-là notre besogne
est toute tracée et nous aurons fort à faire à la mener à bien.

Telle fut la singulière déclaration d’amour de ces deux jeunes gens.


Ce ne fut pas l’amour qui présida à cet entretien, ce fut la mort. Et la
mort, pour la circonstance, avait remplacé sa faux symbolique par un
poignard qu’elle brandissait de sa main décharnée. Un poignard, l’arme
des assassins…

Ils ne trouvèrent plus que des banalités à se dire jusqu’au moment


où Choppin-le-Gentilhomme reparut. François d’Aumale le remercia en
lui broyant la main dans une étreinte vigoureuse. Alcyndore elle-même
annonça son prochain mariage. Et comme elle ne se sentait pas sûre de
lui elle le tenait constamment sous le feu de son regard. Elle vit bien qu’il
était livide, qu’il avait les yeux troubles, qu’il tourmentait le manche de sa
dague d’un air hagard. Elle n’y attacha pas grande importance. Ce en quoi
elle eut tort.

Quant à Aumale, il ne remarqua rien, lui ; il planait au septième ciel,


il était ivre de joie et d’orgueil.

Sous le regard étincelant d’Alcyndore. Choppin-le-Gentilhomme


trouva la force de reprendre son rôle. Il se félicita et félicita sa sœur et son
futur beau-frère, comme il convenait. Il subit même l’accolade que
d’Aumale crut devoir lui donner.

Tous les trois ils montèrent au premier étage et firent le simulacre


de s’occuper de l’appartement destiné au dauphin. En réalité, d’Aumale
accepta sans discuter ce que proposa Alcyndore. Et il est probable
qu’Alcyndore, en désignant cet appartement, obéissait aux ordres de sa
mère. Ce qu’il y a de certain, c’est que le souvenir de Primerose lui revint
alors. Et elle s’inquiéta de nouveau. Elle se demanda si Primerose était en
bas avec sa mère et le dauphin ou si elle était encore dans sa chambre.
Chapitre 20

Fin du double coup de foudre

Le dauphin Henri était resté seul avec la dame de Bagnolet. Tout


d’abord, il n’avait pu s’empêcher de faire la grimace en voyant
qu’Alcyndore se retirait. Mais de Bagnolet semblait s’être donné à elle-
même la tâche de conquérir les bonnes grâces du dauphin. Elle était fort
jolie, Mme de Bagnolet, et nous avons vu qu’elle avait d’abord assez
vivement frappé son hôte. De plus, elle avait infiniment d’esprit. Et pour
lui résister quand elle avait décidé de plaire, il eût fallu être autrement
fort que n’était Henri.

Elle fit tant et si bien que le nuage qui avait un instant assombri le
front du dauphin se dissipa. Sans oublier Alcyndore, à laquelle il
s’étonnait de penser ainsi, le temps ne lui parut pas trop long. Il
s’intéressa à la conversation primesautière de cette jolie femme qui, tout
en demeurant irréprochablement correcte n’avait rien des airs guindés et
prétentieux que l’implacable étiquette imposait à la cour. Il rit de bon
cœur, plus d’une fois, à quelques-unes de ses boutades, et s’amusa
franchement, comme il ne s’était jamais amusé, au récit de quelques
anecdotes peu banales, inconnues de lui, qu’elle raconta.

Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, ou pour mieux, dire, pendant


que la dame de Bagnolet amusait le dauphin, comme on amuse un enfant,
en lui faisant des récits merveilleux, on gratta légèrement à la porte.

— Vous permettez, monseigneur ? demanda Mme de Bagnolet.

Et le dauphin autorisa gracieusement :

— Madame, je vous ai demandé, et je vous demande encore en


grâce, de ne voir en moi qu’un gentilhomme que le hasard a fait votre
hôte pour un instant et qui bénit ce hasard qui lui vaut d’avoir fait la
connaissance de la femme la plus charmante qui soit.
Une soubrette, jeune, fort jolie, fort coquettement attifée, entra sur
l’ordre que lui lança sa maîtresse. Cette jeune fille paraissait bouleversée.
Et nous devons dire qu’elle ne jouait pas la comédie.

— Madame, balbutia la jeune fille, selon votre ordre, j’ai voulu,


après Mme Loïse, réveiller Mme Primerose…

Ici, nous devons rappeler que le dauphin était évanoui lorsque


Mme de Bagnolet avait commandé à Alcyndore de faire descendre « sa
sœur Primerose ». Il n’avait donc pu entendre cet ordre.
Mme de Bagnolet, sans en avoir l’air, le surveillait du coin de l’œil. En
entendant ce nom tomber ici d’une manière aussi brusque et imprévue,
elle le vit tressaillir et se faire soudain plus attentif. Elle n’eut pas l’air de
voir, mais son éternel et étrange sourire s’accentua quand elle demanda a
la soubrette :

— Eh bien ! vous l’avez réveillée ? Pourquoi ne descend-elle pas ?

— Pardonnez-moi, madame, je n’ai pu parvenir à la réveiller. Et


vous m’en voyez toute bouleversée, Mme Primerose est étendue sur son lit
comme une morte… comme une morte, madame !

Ici, le dauphin eut un sursaut violent et, emporté malgré lui, s’écria :

— Morte !… Cette jeune fille est morte !…

Mme de Bagnolet ne sourcilla pas, elle. Très tranquillement, elle


prononça :

— Sotte que je suis, j’ai complètement oublié !… Rassurez-vous, ma


fille Primerose n’est pas morte. Elle est sous l’influence de la drogue que
je lui ai fait prendre après dîner. Demain matin, elle se réveillera fraîche
et reposée. Allez, mon enfant, et ne soyez pas inquiète.

Quand la soubrette se fut retirée, elle ajouta pour Henri qui


paraissait très troublé :
— Ma fille Primerose, depuis quelque temps, souffrait d’insomnies
qui lui enlevaient toutes ses forces. On m’a conseillé de lui faire prendre
d’une certaine drogue qui endort profondément. Je l’ai fait ce soir pour la
première fois. Et voyez mon étourderie, je l’ai oublié et, au moment où on
vous a amené ici, monseigneur, j’ai donné l’ordre qu’on la fît descendre
pour m’aider.

En l’écoutant, le dauphin tortillait sa moustache d’un air


embarrassé. Il garda un instant le silence. On eût dit qu’il hésitait à poser
une question qui lui brûlait la langue. Enfin il se décida et affectant un air
indifférent :

— On m’a parlé, dit-il, d’une jeune fille qui se nomme également


Primerose et qui demeure… je crois… dans la rue Saint-Martin. Et, se
reprenant : mais je ne sais pourquoi je vous parle de cette personne. Il est
certain que ce ne peut être Mme votre fille.

— Je vous demande pardon, monseigneur, sourit de Bagnolet. Ma


fille Primerose habite dans la rue Saint-Martin, en face de l’hôtellerie de
la Pie Borgne, dans la maison de dame Agadou.

— Voilà qui est particulier ! s’étonna Henri. Votre fille n’habite pas
avec vous !

— Je vais vous expliquer, monseigneur : Primerose n’est pas ma


fille. C’est une enfant que j’ai adoptée. Pour des raisons à elle, que je
connais, du reste, et que j’approuve, car elles sont fort honorables, elle ne
peut pas habiter chez moi.

— Ah ! ce n’est pas votre fille ! fit machinalement Henri qui pensait


à autre chose.

— Non, répéta Mme de Bagnolet, mais je l’aime autant que ma fille


Loïse. À telles enseignes que je compte la doter convenablement le jour
prochain où elle se mariera.

— Ah ! il est question de la marier ?


— Oui, monseigneur.

— Et puis-je vous demander à qui ?… Excusez-moi, madame, ce


n’est point par indiscrète curiosité que je vous demande cela, mais, à
compter de ce jour, vous et les vôtres êtes de mes amis… et des meilleurs.
Et vous saurez, madame, que nul plus que moi ne s’intéresse à tout ce
qui, de près ou de loin, touche à ses amis.

— Croyez bien, monseigneur, que je suis on ne peut plus touchée du


bienveillant intérêt que vous voulez bien nous porter. Ma fille Primerose
épouse le chevalier Hoël de Montauban, d’une ancienne et très noble
maison de Bretagne, descendant direct de ce Montauban qui fut le frère
d’armes de messire Bertrand du Guesclin.

Henri se mordit les lèvres jusqu’au sang, mais il garda son


apparente impassibilité.

— Et vous dites que ce mariage aura lieu prochainement.

— Le plus tôt possible, fit la dame de Bagnolet. Et, avec une


admirable simplicité, en le fouillant, sans en avoir l’air, d’un regard aigu :
que voulez-vous, monseigneur, ces deux enfants s’adorent, et je ne vois
vraiment pas pourquoi je retarderais un bonheur après lequel ils
soupirent tous les deux.

Henri crispa furieusement les poings, une lueur sanglante s’alluma


dans son œil morne, et ce fut d’une voix rauque qu’il conseilla :

— Ne vous pressez pas trop, madame.

Peut-être allait-il en dire plus long, mais à ce moment Alcyndore


rentra, suivie du comte d’Aumale et de Choppin-le-Gentilhomme, et il se
tut. Cependant toute sa gaieté était tombée du coup, et il avait repris cet
air morne, ennuyé, qui lui était habituel. De temps en temps, il s’animait.
C’était quand son regard se posait sur Alcyndore. Chaque fois qu’il la
regardait, il éprouvait cette même impression d’éblouissement qu’il avait
éprouvée quand elle lui était apparue pour la première fois. Mais
Mme de Bagnolet se tenait assise à côté de sa fille, et quand il avait
regardé la fille, il ne pouvait ne pas voir la mère. Alors, sa mâchoire se
contractait comme pour mordre ; il pensait à Primerose qui allait se
marier avec Montauban. Montauban, l’homme qu’il haïssait le plus au
monde. Non plus par jalousie, mais pour les sanglantes humiliations qu’il
lui avait infligées la veille.

Malgré tout le plaisir qu’il éprouvait à admirer Alcyndore, la


contrainte qu’il était forcé de s’imposer finit, par lui paraître intolérable.
Il se leva et, prétextant sa blessure qui l’incommodait, demanda
galamment la permission de se retirer.

Mme de Bagnolet, qui avait sans doute de bonnes raisons pour agir
ainsi, avait arrangé les choses de telle manière que le comte d’Aumale et
le dauphin se trouvaient logés aux deux extrémités opposées de la vaste
demeure. Le comte partit donc de son côté, guidé par Choppin-le-
Gentilhomme. Le dauphin s’en alla d’un autre côté, accompagné par
Alcyndore et par Mme de Bagnolet qui portait un flambeau allumé.

Seulement, après avoir traversé le vestibule, Alcyndore s’arrêta


devant une porte qu’elle prétendit être celle de sa chambre. Henri
poursuivit son chemin, précédé par la dame de Bagnolet qui le guidait et
l’éclairait. Ensemble, ils franchirent les marches du monumental escalier
et parvinrent au premier étage. Dans un couloir le long duquel courait un
épais tapis, Mme de Bagnolet s’arrêta une seconde devant une porte et,
avec un sourire indéfinissable, en fixant sur le dauphin cet étrange regard
sans expression vivante qui était le sien, très naturellement, comme une
bonne mère qui s’attendrit :

— Tenez, monseigneur, ceci est l’appartement de ma fille Primerose.

Et s’interrompant brusquement :

— Tiens ! ces sottes de filles de service n’en font jamais d’autres.


Voici qu’elles ont laissé cette porte ouverte.

Elle tira tranquillement la porte à elle et reprit :


— La pauvre enfant dort et dormira ainsi jusqu’au jour. On
démolirait la maison pendant son sommeil qu’elle ne se réveillerait pas.

Elle passa sans ajouter un mot, en accentuant son sourire ; elle avait
saisi au passage le tressaillement du dauphin et l’étrange regard qu’il
avait jeté sur cette porte.

Quelques pas plus loin, dans ce même couloir qu’éclairait


faiblement une veilleuse posée dans une niche, elle ouvrit une autre
porte. Le dauphin entra dans l’appartement que l’hospitalité de
Mme de Bagnolet lui avait assigné. Puis la mère d’Alcyndore sortit.

Elle demeura une seconde immobile devant cette porte qui venait de
se fermer sur elle, tendant l’oreille. Le silence planait sur la fastueuse
demeure qui s’assoupissait enfin. De Bagnolet n’entendant aucun bruit se
coula comme une ombre silencieuse dans la demi-obscurité du couloir.
Elle alla ainsi jusqu’à la porte qu’elle avait désignée au dauphin, l’ouvrit
sans bruit et se glissa à l’intérieur.

Primerose était étendue sur son lit. Au premier abord, on pouvait la


croire morte, tant elle était raidie dans une absolue immobilité. En
tendant bien l’oreille, on percevait le bruit faible, mais régulier de sa
respiration. En regardant bien, on voyait se soulever la couverture, aussi
régulièrement, à l’endroit qui couvrait le sein.

Mme de Bagnolet la regarda un instant. Et si la jeune fille s’était


réveillée à ce moment, elle eût été saisie d’épouvante à la vue de ce
masque convulsé par la haine qui se penchait sur elle. Mais Primerose ne
se réveilla pas. La mère d’Alcyndore lui prit la tête entre ses deux mains,
la retourna, l’arrangea sur l’oreiller de fine toile garni de dentelles. Et la
tête garda la position qu’on lui avait fait prendre. Mme de Bagnolet
souleva légèrement la couverture, sortit un bras et le laissa retomber sur
la couverture.

Primerose ne se réveilla pas. Elle demeura comme l’avait placée


celle qui l’appelait « sa fille ». Elle souriait vaguement, les lèvres
entrouvertes. Son bras nu reposait sur la couverture et cette couverture
ayant été écartée légèrement, sa gorge se trouvait à découvert jusqu’à la
naissance du sein. Mme de Bagnolet la considéra une seconde avec une
effrayante expression de satisfaction, et tout haut, comme si elle espérait
être entendue, elle gronda :

— Dors, fille de Noirville, dors ! Demain, quand tu te réveilleras, tu


seras déshonorée !… Et ce n’est que le prélude de ma vengeance !…

Elle alla à une porte invisible adroitement dissimulée dans les


boiseries et l’ouvrit. Elle se trouva dans un petit cabinet plongé dans une
obscurité complète. Elle prit un siège et s’assit devant la porte. Elle ouvrit
un petit judas placé à hauteur du visage et commodément assise, elle
regarda. Elle voyait à merveille Primerose toujours dans la position
qu’elle lui avait fait prendre. Elle voyait, aussi une partie de la chambre
qu’une veilleuse éclairait d’une lueur discrète. Elle voyait notamment la
porte de la chambre par où elle était entrée.

Elle demeura là longtemps – une heure peut-être – sans bouger,


couvant la jeune fille de son regard habituellement sans expression et qui
maintenant, dans l’ombre, luisait d’une lueur sinistre, épouvantable. Elle
attendit d’abord très patiemment. À la longue, elle commença à s’agiter.
De temps en temps, elle grondait, avec une rage sourde :

« Ah çà ! est-ce qu’il ne va pas venir !… Me serais-je trompée à ce


point !… »

Elle s’agitait de plus en plus. Plusieurs fois sa main alla chercher le


bouton qui actionnait la porte secrète comme pour sortir, abandonner la
partie. Et toujours l’espoir la cloua sur son siège. Et tout à coup, comme
elle venait, pour la dixième fois peut-être, d’esquisser ce geste, dans
l’ombre, elle éclata d’un rire silencieux terrible. Et en riant, elle se
félicitait :

« Ah ! je savais bien qu’il viendrait !… Bien m’en a pris d’être


patiente. »

Que se passait-il qui venait de provoquer en elle ce frénétique accès


d’hilarité ? Ceci : la porte de la chambre qu’elle voyait très bien, venait de
s’ouvrir lentement, sans bruit, et un homme entra sur la pointe du pied
comme si, dans son trouble, il n’avait pas senti que grâce à l’épais tapis
qui recourrait le parquet cette précaution était inutile.

Cet homme, c’était le dauphin Henri.

Ce long moment que Mme de Bagnolet avait passé assise devant ce


judas invisible, lui, il l’avait passé à se promener dans son appartement
avec une agitation extrême. Les paroles de de Bagnolet lui revenaient
obstinément à l’esprit avec la ténacité d’une obsession. « On démolirait la
maison pendant son sommeil qu’elle ne se réveillerait pas. » Et il pensait
à cette porte qui n’était pas fermée à clé.

Il pensait à cela et l’ignoble pensée s’était aussitôt érigée dans son


esprit : cette jeune fille, qu’il n’avait pu approcher la veille alors qu’il se
rendait chez elle dans l’intention bien arrêtée de la violenter, cette
Primerose qu’il désirait ardemment, elle était là, à portée de sa main,
seule, sans défense, endormie, incapable de faire un mouvement.

Pourquoi n’irait-il pas ? C’était si facile : un couloir à traverser, une


porte à pousser, et il la tenait, elle était à lui, sans bruit, sans esclandre.
Elle se réveillerait souillée, déshonorée, sans savoir comment l’horrible
forfait se serait accompli. Saurait-elle jamais ? Qui pourrait savoir ? Qui
donc serait assez osé que de soupçonner le dauphin, le futur roi de
France ?… Jour de Dieu, il n’y avait qu’à oser !

Mais voilà, il n’osait pas.

Est-ce à dire que l’énormité du crime qu’il méditait le faisait


hésiter ? Non. Il n’y pensait pas. Il est même probable qu’on l’eût bien
étonné en prononçant ce mot crime devant lui. Une femme était là, qu’il
désirait, il n’y avait qu’à la prendre. Il la prenait.

Quel crime voyait-on là dedans ? Ne l’avait-il pas déjà fait maintes


fois ? Le roi de France ne le faisait-il pas depuis des années et des
années ? Est-ce que cela portait atteinte à sa réputation de roi-chevalier ?
Ne demeurait-il pas le premier, le plus galant des gentilshommes du
royaume ? Il n’y avait qu’à hausser les épaules. C’est ce qu’il eût fait.

Alors, pourquoi, le forfait étant décidé dans son esprit, ne pouvait-il


se décider à passer à l’exécution ? Pourquoi ? C’est qu’il était obsédé par
une autre pensée. C’est que deux images se dressaient dans son esprit qui
le tiraient chacune en sens inverse, avec une égale puissance. C’est que
lorsqu’il avait évoqué l’image chaste et pure de la douce Primerose,
aussitôt surgissait l’image hardie, troublante, ensorceleuse d’Alcyndore.
Et alors il se disait :

« Jour de Dieu, l’incomparable merveille que voilà !… Il lui a suffi de


paraître et me voilà affolé d’amour ! Son regard de flamme s’est posé sur
moi, et depuis lors c’est un feu dévorant que charrient mes veines !… Et
cette merveille des merveilles appartiendra à cette brute de François ?…
Allons donc ! cela ne se peut pas ! Cela ne sera pas !... Qu’il l’ait, qu’il
l’épouse, soit !… Mais, qu’il le veuille ou non, il faudra partager !… »

Ainsi Henri se trouvait pris entre ses deux désirs et ne pouvait se


décider à faire un choix. Parbleu cette idée très simple lui était bien
venue : prendre Primerose d’abord puisqu’il la tenait pour ainsi dire à sa
merci, et se tourner ensuite vers la future comtesse d’Aumale. Mais il
avait tout de suite senti ce qu’il y avait de dangereux dans l’exécution de
ce beau projet. Il lui paraissait certain qu’il serait soupçonné de ce
misérable attentat. Il ne pouvait en être autrement. On ne lui dirait rien,
– qui donc se serait permis de faire une observation à un fils de France,
bientôt roi ? – seulement on lui fermerait impitoyablement la porte du
logis. Il ne pourrait plus voir celle qu’il désirait au moins autant qu’il
désirait Primerose. Ne plus la voir ! cela, déjà, lui paraissait un supplice
au-dessus de ses forces. Au lieu que s’il savait se contenir, la maison lui
demeurait ouverte. Il devenait le commensal, l’ami intime toujours
présent. Il lui serait ainsi on ne peut plus facile de faire sa cour au nez et à
la barbe du fiancé. Et qui sait s’il ne la lui soufflerait pas, sa fiancée, qui
sait s’il n’éviterait pas le partage auquel il ne se résignait que parce qu’il
ne pouvait faire autrement.

De tout cela, il lui apparaissait que satisfaire ses deux caprices était
tout à fait impossible. Il fallait absolument faire un choix entre ses
passions : celle de la veille et celle du jour. Autrement dit : entre
Primerose et Alcyndore (Loïse pour lui).

C’est ce choix qu’il ne pouvait se résoudre à faire. Il avait cependant


fini par se décider, puisque nous venons de le voir entrer dans la chambre
de Primerose.

Il entra. Derrière lui, sans bruit, il poussa le verrou. Il demeura un


instant en place, suffoqué. À la pâle clarté de la veilleuse, de Bagnolet, aux
aguets, le vit livide, hérissé, la sueur au front, l’œil injecté, la lèvre
tremblante. Et de nouveau elle fut toute secouée de son rire silencieux,
frénétique, sinistre, effrayant, qui paraissait ne devoir jamais finir.

Henri souffla. Son regard se posa d’abord sur la dormeuse, puis fit
rapidement le tour de la pièce. Il y avait deux portes visibles dans cette
pièce. Glissant sur le tapis, retenant son souffle, le poing crispé sur le
manche de la dague, tout pareil à un vulgaire larron qui ne veut pas se
laisser surprendre au moment où il fracturera les coffres, il alla à ces deux
portes, les entrebâilla, s’assura qu’il n’y avait personne, qu’elles n’avaient
pas d’autre issue par où il serait possible de le prendre sur le fait.

Tranquille de ce côté, il respira encore un grand coup. Toute son


assurance lui revint. Très à son aise, comme s’il était chez lui il s’approcha
du lit. Il regarda Primerose endormie. Et il s’enfonça dans une profonde,
une longue méditation.

Nous disons « longue », parce qu’elle leur parut telle à lui et à la


dame de Bagnolet, qui ne parvenait pas à refréner son abominable rire.
En réalité, cette méditation fut brève : elle ne dura peut-être pas deux
minutes. Il était devant Primerose, ce fut elle qu’il vit tout d’abord. Il ne la
vit pas longtemps : quelques secondes tout au plus. Tout de suite, l’image
d’Alcyndore s’interposa entre lui et celle qu’il regardait sans la voir.

Ce fut avec cette image d’Alcyndore qu’il entra en discussion. Car il


eut alors comme une espèce d’hallucination. Il lui sembla que cette image
– avec quel sourire méprisant ! – lui disait d’une voix cinglante :
« Abuser d’une manière aussi basse de l’hospitalité reçue n’est pas le
fait d’un gentilhomme ! Un manant, un vil manant. Lui-même reculerait
devant une aussi honteuse action !… Vous êtes moins qu’un manant…
Allez, je vous chasse !… Ne reparaissez jamais devant mes yeux !… »

Oui, il entendit distinctement ces paroles réprobatrices. Et il essaya


de discuter pied à pied, de se défendre, de se disculper. Il faut croire qu’il
n’eut pas le dessus. Il tressaillit soudain comme un homme brusquement
arraché au sommeil. Il promena autour de lui un regard où se lisait un
étonnement indicible et, passant machinalement la main sur son front
moite, il murmura :

— Çà, que fais-je ici ?… Comment y suis-je venu ?… Quel vertige m’a
emporté ?… Moi, violer l’hospitalité reçue !… Jour de Dieu, elle a raison,
cent fois raison !… Ceci n’est, pas le fait d’un gentilhomme !… Fi ! je ne
me pardonnerais jamais une telle vilenie !…

Ainsi, pour lui, violer la pure enfant étendue devant lui était une
chose sans conséquence. Violer l’hospitalité était une vilenie qu’il ne se
fût pas pardonnée.

Mme de Bagnolet, qui dardait sur lui un œil étincelant, le vit soudain
se diriger résolument vers la porte et l’ouvrir, sans avoir jeté même un
regard sur le corps inerte de Primerose – peut-être dans la crainte de ne
pouvoir résister à la tentation. Elle le vit partir et elle fit un bond si
brusque, si violent, que le siège sur lequel elle se tenait assise alla rouler
loin derrière elle, avec fracas. Et redressée, échevelée, hagarde, pareille à
une furie déchaînée, elle hoqueta :

— Comment, il s’en va !… Il s’en va sans… Ah ! le couard !… le


couard !… le couard !…

Elle se rua comme une folle. Le dauphin était déjà parti. Elle sauta
sur la porte qui donnait sur le couloir. Elle l’ouvrit juste à point pour voir
la porte du dauphin se refermer sans bruit. Elle éclata, prise d’un accès de
fureur terrible :
— Ça, un homme ! Ça !… Un chien, moins qu’un chien !… Un rien,
moins que rien !

Elle cracha par terre avec mépris, en écumant :

— Moins que ça !…

Elle cracha encore et ajouta :

— Ça, pas autre chose que ça !…

Violemment, sans la moindre précaution, elle tira la porte à elle et


s’en alla en gesticulant et en grondant des mots confus.

Avant de clore ce chapitre, il nous faut revenir un instant à Choppin-


le-Gentilhomme. Les gestes futurs de ce personnage – jusqu’ici assez
effacé – seront peut-être de nature à influer sur la suite de ce récit, il nous
paraît indispensable de lui consacrer quelques lignes. Ce sera bref
d’ailleurs.

Nous rappelons d’abord, que Choppin-le-Gentilhomme avait voulu


entendre ce que d’Aumale et Alcyndore allaient se dire. Il avait vu et il
avait entendu. Retiré dans sa chambre, il avait fait comme le dauphin : il
s’était promené avec agitation en réfléchissant. Cette méditation, qui
s’était prolongée une grande partie de la nuit, peut se résumer en
quelques phrases que voici.

« Ainsi. Alcyndore aime ce chevalier de Montauban ! que l’enfer –


l’engloutisse ! – et elle se donne a ce comte d’Aumale – que le diable
étrangle ! Pourquoi ?… Pour être reine d’Italie… et, si j’ai bien compris,
plus tard, reine de France et impératrice… Reine de France et
impératrice, c’est quelque chose, cela, par tous les diables d’enfer !… La
reine d’Argot reine de France, mais c’est notre règne, à nous tous,
argotiers, qui commence ! C’est notre fortune à tous ! Et quelle fortune !…
Oui mais, pour cela, il faut que je renonce à Alcyndore… Et cela, je ne le
peux pas, je ne le peux pas !… Enfer, quand je songe que ce ribaud, sous
mes yeux, l’a tenu entre ses bras, a posé ses lèvres sur ses lèvres !…
Comment, je me demande comment mon poignard ne s’est pas abattu
jusqu’au manche dans sa gorge ! Ou plutôt je le sais : je ne peux pas
daguer tous les galants qui viennent papillonner autour d’Alcyndore, je
ne suffirais pas à la besogne. Mais ce que je peux, ce que je veux, c’est
l’empêcher de se donner à un autre. Cela, par tous les diables, ne sera pas.
Quand je devrais la poignarder de mes propres mains et me poignarder
ensuite moi même !… Que faut-il pour cela ?… Il faut – tant pis pour les
argotiers ! – qu’Alcyndore demeure reine d’Argot, pas autre chose que
reine d’Argot. Bon, cela… Ensuite ?… Ensuite, il faut qu’elle, qui est dame
de qualité, soit mise dans l’impossibilité d’épouser un autre qu’un de ses
sujets d’Argot. Quand elle ne pourra trouver un époux que parmi les
truands, je saurai bien m’arranger de manière à être l’élu… Voilà ce qu’il
faut… Mais comment y arriver ? Voilà ce qu’il faut chercher et trouver.
Par Satan, je chercherai… Et je trouverai. »
Chapitre 21

Dans lequel on voit arriver les bateaux de sel

Le lendemain, après le départ du dauphin et du comte d’Aumale,


Alcyndore et sa mère se trouvaient seules dans le retrait. Deux gerbes de
fleurs splendides, baignées dans des vases précieux, égayaient et
embaumaient la pièce. La première avait été envoyée par le dauphin, la
seconde par le comte. Tous les deux commençaient leur cour. La mère et
la fille repassaient les événements de la veille.

— Ainsi, interrogeait, Mme de Bagnolet, tu es satisfaite de ton


entretien avec le comte ?

— Tout à fait, ma mère. Il fera tout ce que je voudrai.

— Et tu es décidée à te marier avec lui ?

— Très décidée, ma mère. Je l’ai autorisé à commencer sa cour. Et


vous voyez qu’il ne se l’est par fait dire deux fois.

En disant ces mots, d’un signe de tête, elle désignait les fleurs. Elle
paraissait très calme, très résolue. Mme de Bagnolet aussi avait son
habituel sourire. Elle paraissait avoir complètement oublié sa déconvenue
de la veille et l’accès de fureur terrible qui l’avait suivie. Sans en avoir
l’air, elle observait sa fille avec une attention soutenue. Peut-être
découvrait-elle des signes inquiétants sous ce calme apparent qui ne
trompait pas son œil de mère.

Elle jeta un coup d’œil sur les fleurs et sourit :

— Le dauphin n’a pas attendu une autorisation, lui. Pour


commencer la sienne.

Alcyndore leva les épaules d’un air de suprême indifférence.


— Peut-être, continua Mme de Bagnolet, peut-être allons-nous
chercher bien loin ce que nous pourrions obtenir plus aisément et plus
rapidement par lui.

— Vous vous trompez ma mère. Le dauphin ne fera jamais de moi


une épouse légitime, une reine de France.

— Cependant je suis sûre que tu as produit une impression profonde


sur lui.

— Je le sais, ma mère. Et je m’en suis aperçue dès hier soir. Mais ne


vous y trompez pas : le dauphin fera bien de moi sa maîtresse mais c’est
tout. J’imagine que vous ne m’avez pas élevée comme vous l’avez fait,
pour faire de moi la favorite d’un roi ?

— Non pas, Dieu merci ! Et tu as raison, et c’est moi qui divaguais.


Tenons-nous-en au comte d’Aumale. C’est plus long. C’est décidément
plus sûr. Mais dis-moi, ma fille, tu dis que tu t’étais, dès hier soir, aperçue
de l’impression que tu avais produite sur le dauphin ?

— Oui, ma mère.

— Tu vois plus clair que moi. Moi, je ne m’en suis aperçue que ce
matin. Et c’est bien dommage, car si je m’en étais aperçue hier, je n’aurais
pas fait une sottise qui m’a amené une grosse déception.

— Quelle sottise, ma mère ? demanda Alcyndore en relevant la tête.

Mme de Bagnolet hésita une seconde. Et se décidant :

— Au fait, je ne vois pas pourquoi je ne te dirais pas… il est temps


que tu saches.

Et tranquillement comme la chose la plus naturelle du monde :

— J’ai voulu livrer Primerose à qui j’avais, au préalable, fait prendre


un narcotique.
— C’est affreux ! murmura Alcyndore, interdite. Comment, vous, ma
mère, avez-vous pu concevoir une aussi hideuse action ? Et comment,
l’ayant conçue, avez-vous eu le triste courage d’essayer de la mettre à
exécution ?

— Oui, murmura la dame de Bagnolet, comme pour elle-même,


c’est, assez hideux, en effet. Et il y a des moments où je me tais horreur à
moi-même, où je me maudis d’avoir d’aussi abominables inventions.
Mais vois-tu, c’est Primerose !… Primerose, entends-tu ?

— Vous la haïssez donc bien ? demanda Alcyndore en la considérant


avec une curiosité inquiète.

— Si je la hais ? s’écria Mme de Bagnolet dans un grondement


terrible.

Et s’apaisant brusquement, avec son éternel sourire :

— Mais toi-même, est-ce que tu ne la hais point ?

— Moi ? se défendit Alcyndore, je ne l’aime plus comme je l’aimais


autrefois. Mais je ne la déteste pas non plus.

— Ah ! Tu ne la déteste pas ! ricana Mme de Bagnolet. Eh bien, je


vais te dire : sais-tu qui est cette Primerose que tu ne détestes pas ? Le
sais-tu ?…

— Comment voulez-vous que je le sache ? s’effara Alcyndore.

— C’est la fille de Noirville, éclata Mme de Bagnolet, de Noirville,


entends-tu ? La fille de l’assassin de ton père !… Ose donc me dire encore
que tu ne la détestes pas !

— La fille de Noirville ! s’écria Alcyndore en se dressant


brusquement.

Et, livide, éclatant à son tour :


— C’est donc cela que je la haïssais tant !

— Ah ! triompha Mme de Bagnolet, tu vois bien que tu avoues que tu


la hais ?

Elle se leva, alla à sa fille, lui mit les deux mains sur les épaules, la
tint, sous le feu de son regard, et d’une voix changée, très douce, presque
plaintive :

— Ma pauvre enfant, n’essaie pas de donner le change à ta mère, tu


n’y parviendrais pas. Celle que tu hais, ce n’est pas la fille de l’assassin de
ton père, c’est celle qui t’a pris le cœur de l’homme que tu aimes. Avoue
que c’est cela.

— Eh ! qu’importe !… Je la hais !… Cela suffit.

— Tu l’aimes donc bien, ce jeune homme ?

— Oui, ma mère, je l’aime. Et je crois, oui je crois que je l’aimerai


jusqu’à mon dernier souffle.

Elle disait cela de sa voix calme, comme si elle avait parlé d’une
autre que d’elle-même. Elle semblait mettre tout son orgueil à ne pas
éclater en sanglots, même devant sa mère. Celle-ci, qui la fouillait
toujours de son regard pénétrant, hocha la tête et :

— Alors, c’en est fait de nos projets ? dit-elle.

— Non pas ! protesta vivement Alcyndore.

Et d’une voix sourde :

— Je vous ai dit que je m’arracherais le cœur plutôt que de renoncer


à nos ambitions. Je suis en train de tenir parole. Je n’ai pas dit que je n’en
souffrirais pas. Et j’en souffre. Cela passera avec le temps. Cela dût-il
durer tant que durera ma vie, que ma résolution n’en serait pas ébranlée.
Et avec une énergie virile :

— Ce qui est entendu avec le comte d’Aumale demeure entendu.


Rien n’y sera changé… par mon fait, du moins. Quant à ce jeune homme,
il est possible que j’y pense. Mais, vous l’avez vu, je n’ai rien fait pour me
rapprocher de lui et je ne ferai jamais rien pour cela. J’ai décidé qu’il
resterait toujours un indifférent pour moi. Et cela sera ainsi.

— Ah ! s’écria Mme de Bagnolet dans un élan d’orgueil maternel, tu


es bien ma fille !

— Pour ce qui est de la fille de Noirville, reprit Alcyndore, elle


appartient à notre vengeance. Faites donc ce qu’il vous plaira à son sujet.
Mais, je vous en prie, ma mère, n’usez pas de moyens répugnants dont
vous rougissez vous-même. Vengez-vous d’une manière digne de vous et
digne du mort que nous pleurons.

— Soit tranquille, promit de Bagnolet. J’ai reçu hier une leçon que je
n’oublierai pas de sitôt.

Pendant qu’on s’occupait ainsi d’eux, que faisaient Primerose et


Montauban ?

Primerose passait la plus grande partis de son temps avec


Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure. Les deux truands
avaient toujours pour elle les plus grands égards. Et ils l’emmenaient
toujours avec eux dans des expéditions bizarres qui déconcertaient la
jeune fille et qui déconcertaient davantage Montauban, qui les suivait à
l’affût dans toutes leurs pérégrinations.

Cela dura ainsi quelques jours. Pendant ces quelques jours, le


dauphin avait pris l’habitude de venir tous les jours voir les dames de
Bagnolet. Il y venait, bien entendu, avec d’Aumale qu’il ne voulait plus
quitter. Celui-ci avait très bien compris ce qui attirait ainsi le dauphin rue
Sainte-Catherine. Il avait d’abord été furieux de cette grande amitié du
dauphin qui, en d’autres circonstances, l’aurait comblé de joie et
d’orgueil. Mais, à la suite d’un entretien qu’il avait eu avec Alcyndore, ses
sentiments avaient complètement changé. S’il était jaloux au fond, il
s’appliquait soigneusement à n’en rien laisser paraître. Le dauphin
l’accablait de marques d’amitié. Il les lui rendait avec usure. Et c’était lui
maintenant qui insistait pour emmener Henri quand, par hasard, celui-ci,
croyant faire acte de grande habileté, feignait de refuser de se rendre à
l’hôtel de Bagnolet. Et il est certain qu’en agissant ainsi qu’il le faisait,
d’Aumale suivait docilement les instructions de sa fiancée.

Durant ces quelques jours, Montauban, tous les soirs, se rendit au


chemin de la Corderie, à la suite d’Esclaireau-les-Mains-Rouges et de
Barbiton-la-Hure, qui n’oubliaient pas d’y aller à la tombée de la nuit.
Mais, comme par un fait exprès, le roi semblait avoir interrompu ses
visites à l’hôtel de Ponthus.

À propos de ce digne seigneur de Ponthus, disons qu’il s’était rendu


à la Pie Borgne pour y remercier le chevalier. Par extraordinaire, il l’avait
trouvé chez lui. Les deux jeunes gens avaient longuement causé et cette
instinctive sympathie qui les avait poussés l’un vers l’autre s’était encore
accrue. Montauban avait trouvé moyen de rendre sa visite au duc. Et ils
étaient en train de se lier d’une bonne et solide amitié. Une de ces amitiés
que la mort seule parvient à briser.

Pendant ces quelques jours, il avait encore trouvé moyen de se


rendre à l’hôtel de Bagnolet faire cérémonieusement sa demande en
mariage. Fidèle à la promesse qu’elle s’était faite à elle-même, Alcyndore
ne s’était pas montrée. Il avait donc été reçu par Mme de Bagnolet seule.
Elle lui avait fait le meilleur accueil du reste, et lui ayant confirmé son
intention de donner cent mille livres de dot à « sa fille Primerose », elle
l’avait gracieusement invité à considérer sa maison comme la sienne et à
y venir faire sa cour à sa fiancée.

Invitation qui, d’ailleurs ne l’engageait pas beaucoup, puisque


Primerose avait réintégré son domicile de la rue Saint-Martin et ne venait
à l’hôtel de Bagnolet qu’en passant.

Montauban avait ouvert les yeux et les oreilles tout grands. Mais il
avait eu beau fouiller le visage de gracieuse poupée de Mme de Bagnolet, il
avait eu beau passer au crible ses moindres paroles, ses intonations, ses
gestes, il n’avait rien découvert de suspect. Cependant, si la vue et l’ouïe
s’étaient trouvées en défaut, cet autre sens, très aigu chez lui que l’on
désigne sous le nom de flair, l’avait plus que jamais averti, avait de plus
en plus enfoncé en lui cette conviction que, dans cette maison, tout,
choses et gens, était louche. Ce luxe prodigieux surtout, ce luxe qui avait
ébloui d’Aumale et le dauphin lui-même, lui inspira une insurmontable
méfiance.

Il sortit de là n’ayant rien appris, mais plus que jamais résolu à


refuser la dot, à briser avec Mme de Bagnolet et son fils – qu’il savait être
une fille. Naturellement, comme conséquence directe de cette résolution
irrévocable de refuser une fortune qui lui paraissait suspecte, était née la
résolution, non moins ferme et arrêtée, de faire fortune lui-même,
honnêtement, par ses propres moyens. Et, comme il voyait cette fortune
assurée par le fait qu’il aurait sauvé la vie au roi, il ne manquait pas de se
rendre au chemin de la Corderie.

Malheureusement, nous l’avons dit, le roi depuis quelque temps,


s’abstenait de se montrer dans ce chemin. Ou s’il s’y montrait, c’était en
plein jour, à un moment où ni Montauban, ni Esclaireau-les-Mains-
Rouges, ni Barbiton-la-Hure ne s’y trouvaient. Et il s’en désolait, parce
que sa fortune se trouvait reculée… Et, avec sa fortune, son mariage
également.

Pendant ces quelques jours, il n’avait pas revu Pontalais. Ce qui ne


veut pas dire que le comédien-poète ne l’avait pas-vu, lui. En effet,
Pontalais surveillait Primerose autant que Montauban la surveillait lui-
même. Il la surveillait même davantage, car Montauban qui n’avait pas le
don d’ubiquité – et il en était bien marri parfois – ne pouvait pas être
partout à la fois. Et comme il avait fini par avoir une certaine confiance
en ces deux truands qui l’entraînaient à leur suite, il arrivait parfois
qu’obligé de se rendre ailleurs, il la laissait aller sans la suivre.

Pontalais, lui, semblait n’avoir pas autre chose à faire. Seulement,


quand il voyait Montauban, il savait toujours s’arranger de manière à ne
pas être vu, ou s’il lui était impossible d’éviter d’être vu, il s’arrangeait de
manière à ne pas être reconnu. Ce qui revenait au même.

Cependant, Pontalais faisait encore autre chose que de surveiller


Primerose. Nous ne saurions dire comment il s’arrangeait, mais il est
certain qu’il savait d’avance ce qu’allait faire Primerose. Ceci, Montauban
le savait aussi, puisque Primerose le lui disait. Seulement ce que
Primerose ne pouvait pas lui dire, pour l’excellente raison qu’elle
l’ignorait elle-même, c’est où il plaisait aux deux truands de la conduire.
Or, chose extraordinaire, Pontalais paraissait le savoir, lui. Pontalais plus
d’une fois, était allé se poster d’avance à des endroits où Primerose
n’avait pas manqué de venir à la suite de ses deux guides louches.

De cette sorte de prescience, il résultait que là où Montauban était


obligé de suivre Primerose pas à pas, Pontalais pouvait disposer de son
temps et se trouver au moment opportun où il était nécessaire qu’il fût.
Pontalais en profitait pour se livrer à nous ne savons quelle mystérieuse
enquête.

C’est ainsi qu’il était allé plusieurs fois à la Cour des Miracles. Il
s’était rendu au cabaret borgne des Bons Garçon, rue Jehan-Pain-Mollet.
Et si Montauban avait pu l’y voir, il n’eut pas été peu surpris de le voir
attablé avec Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure, buvant et
s’entretenant familièrement avec eux.

Il était allé rôder autour de l’hôtel de Bagnolet. Et là encore on


aurait pu le voir converser amicalement avec Eustache Coppegorge. Il
s’était même rendu à Bagnolet. Il était entré à l’auberge du Porc qui
sommeille et avait vidé une bouteille avec l’aubergiste, ce Simon
Piédeloup que nous avons vu venir prendre les ordres de
Mme de Bagnolet, au sujet de Quinténasse et Boucassin. Nous devons
même ajouter qu’il paraissait au mieux avec ce Simon Piédeloup, tout
comme avec Eustache Coppegorge et les deux guides de Primerose. Il est
probable que c’est dans ces divers entretiens avec ces différents truands
qu’il puisait ces renseignements qui lui permettaient d’agir à coup sûr. S’il
en était ainsi, on peut se demander pourquoi il ne communiquait pas ses
renseignements qui lui eussent été fort utiles, à Montauban. On peut se
demander pourquoi il se cachait si soigneusement de lui. À ceci, nous
répondrons que, s’il agissait ainsi, Pontalais devait avoir des raisons
médiocres peut-être pour d’autres, mais, à coup sûr, excellentes pour lui.

Pendant ces quelques jours, comme le dauphin paraissait avoir


complètement oublié cette Primerose pour laquelle il était si féru
quelques jours plus tôt, de Ville, complètement remis de ses blessures, se
trouvait assez inoccupé. Il en profitait pour s’occuper de ses propres
affaires. Et la principale, la plus grave de ses affaires, était de songer
comment il pourrait mettre la main sur Primerose. Ah ! il ne l’oubliait
pas.

Aussi le voyait-on souvent rôder aux alentours du logis de la jeune


fille. Mais jusqu’à ce jour, il n’avait rien pu entreprendre contre elle.

Quinténasse et Boucassin étaient rentrés en faveur près de lui. Ils le


suivaient dans toutes ses évolutions. Ils étaient redevenus bons amis… en
apparence du moins. Mais Boucassin ne connaissait plus son « roquet de
Provence ». Le caractère du provençal paraissait s’être singulièrement
modifié. Ce n’était plus le joyeux compagnon d’autrefois. Il demeurait des
heures, parfois une journée tout entière, absorbé dans des pensées qui ne
devaient pas être très gaies à en juger par sa mine sombre. Et puis, tout à
coup, sans raison apparente, il se mettait à rire, à plaisanter. Boucassin
persistait à dire qu’il avait perdu la raison. Peut-être cherchait-il
simplement à s’étourdir.

Thibaut et Lubin avaient disparu. Cela s’explique : le cardinal de


Lorraine s’était aperçu que le dauphin paraissait sérieusement épris de
Primerose ; ne se sentant pas le courage d’entrer en rivalité avec lui il
avait héroïquement sacrifié son service à son ambition. Il avait jugé
prudent de se tenir coi et avait expliqué à ses deux naïfs et inconscients
espions que la surveillance de la « conspiratrice » était devenue inutile.
Ce qui les avait fort contrariés : ils y perdaient de bonnes aubaines.
Cependant, comme on ne les avait pas renvoyés au couvent, comme le
cardinal les gardait sous la main à son hôtel où ils ne manquaient de rien,
ils s’étaient assez facilement résignés.

Roncherolles et Saint-André étaient obligés de garder le lit et ils


passaient leur temps à ruminer des projets de vengeances terribles contre
le truand qui les avait mis dans ce piteux état.

Nicolle de Savigny voyait son amant, le dauphin, espacer ses visites


chez elle. Elle ne s’en inquiétait pas autrement et elle recevait de
fréquentes visites du sire de Maubert, qui, sans doute, avait su la rassurer
a ce sujet. D’ailleurs, nous aurons bientôt l’occasion de revenir à elle.

Nous allions, dans cette sorte de récapitulation générale, oublier


Langrogne. Le digne écuyer dormait tout le jour dans son cabinet, sous
les toits de la Pie Borgne. Le soir venu, il ceignait sa dague et sa rapière,
s’enveloppait dans son manteau et venait s’asseoir sur le seuil de la porte
de Primerose où il passait toute la nuit. Le jour venu, il s’en allait moulu,
mais enchanté, parce que Primerose avait trouvé un mot d’amitié à lui
dire.

Revenons maintenant à Montauban.

Ce soir-là, il était allé chemin de la Corderie à la suite de Primerose


qui suivait elle-même Esclaireau-les-Mains-Rouges, Barbiton-la-Hure et
leur bande. Comme les jours précédents, le roi n’était pas venu. Ils étaient
tous partis.

Seulement, au lieu de rentrer chez elle, comme elle faisait


d’habitude, Primerose – qui était habillée en homme et enveloppée dans
un manteau, il ne faut pas l’oublier – avait continué son chemin par la rue
Saint-Martin.

Comme de juste, Montauban avait suivi, assez intrigué.

À la suite des deux truands, Primerose avait franchi les ponts et


finalement était entrée avec eux dans un méchant cabaret de la rue
Hurepoix. (La rue Hurepoix était la partie du quai des Augustin qui
aboutissait à la porte Saint-Michel).

Montauban était entré derrière eux et était allé s’installer dans le


coin le plus sombre, le visage enfoui dans le manteau. Esclaireau-les-
Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure, après avoir vidé quelques flacons,
s’étaient accommodés de leur mieux pour dormir. Montauban avait fait
comme eux en se disant :

« Il paraît que nous allons passer la nuit ici. »

Pourtant, il n’avait dormi que d’un œil, comme bien on pense. Vers
une heure du matin, Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure
s’étaient réveillés. Ils avaient réveillé Primerose qui s’était assoupie pour
de bon. Et ils étaient sortis.

Quatre mariniers taillés en hercules, auxquels Montauban n’avait


pas fait attention, s’étaient joints à eux. Tous ensembles, ils s’étaient
dirigés vers la tour de Nesle. Montauban suivait de loin.

En face du couvent des Augustins et à côté du Château-Gaillard, un


escalier descendait à la rivière. Au pied de ces escaliers, un bachot assez
grand était amarré. Les truands, les mariniers et Primerose descendirent
cet escalier et entrèrent dans la barque. Les mariniers la détachèrent,
saisirent les avirons et s’éloignèrent rapidement.

Montauban demeura sur le quai, tout déferré et fort embarrassé. Il


se mit incontinent à chercher une barque, bien décidé s’il en trouvait une,
à se lancer à la suite de celle qui emportait sa bien-aimée. Il n’en trouva
pas. Il revint à l’escalier, près du Château-Gaillard, se disant que la
barque, au retour, viendrait probablement aborder là.

Il attendit. Il attendit même si longtemps qu’il finit par se demander


si la barque reviendrait bien à son point de départ, si elle n’avait pas déjà
abordé ailleurs et s’il ne ferait pas bien de s’en aller. Pourtant il demeurait
à sa place, cruellement embarrassé. Peut-être allait-il se décider à partir,
à courir rue Saint-Martin s’assurer si Primerose était rentrée chez elle.

À ce moment, une ombre se dressa soudain à son côté, sans qu’il eût
pu dire d’où elle était sortie, et une voix rocailleuse, sur un ton plutôt
goguenard, prononça :
— Il est dangereux de tourner autour du porc qui sommeille, on
risque de le réveiller, voyez-vous, et alors, gare à l’imprudent : le porc
pique. Il pique si rudement qu’on en crève.

Montauban comprit que ces paroles avaient un sens caché auquel il


fallait répondre, faute de quoi les choses allaient se gâter incontinent.
D’un coup d’œil rapide, il toisa celui qui venait de parler : c’était un
truand. La seule réponse qu’il pouvait lui faire c’était de lui intimer
l’ordre de passer son chemin. C’est ce qu’il allait faire.

Il n’en eut pas le temps. Une autre ombre, comme un diable surgi
d’une boîte, se dressa, aussi soudainement que la première, à son autre
côté. Il se trouva pris entre ces deux apparitions qui ne paraissaient pas
animées des meilleures intentions. Et cela s’était accompli avec une
rapidité qui eût déconcerté tout autre que lui. Il se disposait déjà à en
découdre. À ce moment, il sentit que la nouvelle apparition lui serrait la
main avec force, dans l’ombre. Et une voix qu’il reconnut aussitôt pour
celle de Pontalais répondit pour lui :

— Oui, mais le porc qui sommeille ne se réveillera que s’il plaît à


Alcyndore et quand il plaira à Alcyndore.

Le truand considéra Pontalais d’un œil soupçonneux. Et de sa voix


rude où l’on sentait gronder une menace :

— Et pourquoi que tu réponds pour lui, toi, quand on ne te demande


rien ?

— Je réponds pour lui parce que je suis un cagou et qu’il est lui, un
orphelin qu’Alcyndore m’a chargé de former, répondit Pontalais.

En même temps, d’un geste rapide, il esquissait dans l’air quelques


signes mystérieux. Le truand y répondit par d’autres signes aussi rapides.
Et avec une certaine déférence :

— C’est bon, je n’ai rien à dire, puisque tu es un chef, dit-il.


Et considérant Montauban qui ne sourcillait pas, mais qui,
intérieurement, était prodigieusement étonné de la bizarre aventure qui
lui arrivait, il ajouta :

— Ce particulier, il n’a pas l’air d’être des nôtres. On la prendrait


pour un gentilhomme. C’est tout de même curieux qu’Alcyndore…

— Et qui te dit que ça n’est pas un vrai gentilhomme ! interrompit


Pontalais d’une voix rude. Est-ce qu’Alcyndore n’est pas assez grande
dame pour avoir des vrais gentilshommes à son service ?

Et se faisant goguenard à son tour :

— Quand je la verrai, demain, je lui dirai qu’à l’avenir elle fera bien
de te consulter sur le choix de ses recrues, toi, Thomas Longue-Oreille.

— Ne lui dis pas cela ! s’écria Thomas Longue-Oreille, effrayé. Et se


découvrant avec respect :

— Alcyndore sait ce qu’elle fait.

— Et fait bien tout ce qu’elle fait, ajouta Pontalais d’un air pénétré.

Et prenant Montauban par le bras, qu’il lui serra avec force, sur un
ton impérieux :

— Reprends ta garde, dit-il, nous, nous entrons.

Il avait à peine achevé, que Thomas-Longue-Oreille s’était évanoui


comme par enchantement. Cependant, Montauban, stupéfait, entendit sa
voix rocailleuse qui disait :

— Fallait le dire tout de suite que vous veniez aider à la besogne.

Pontalais dédaigna de répondre et entraîna vers la porte de Nesle


Montauban qu’il tenait toujours par le bras. En marchant, il lui glissa à
l’oreille :
— Sur votre vie, pas un mot. Quand nous serons arrivés où nous
allons, ne me quittez pas d’une semelle, faites tout ce que vous me verrez
faire, et si en vous interroge, laissez-moi répondre pour vous.

Et comme il savait que le chevalier n’était pas plus homme à se


laisser effrayer qu’à se laisser mener comme un enfant, il se hâta
d’ajouter :

— Soyez tranquille. Mme Primerose viendra aussi à l’hôtel de Nesle.


Et peut-être s’estimera-t-elle très heureuse de vous trouver là.

Cette dernière phrase laissait sous-entendre qu’un danger menaçait


la jeune fille. Pontalais savait très bien qu’il n’en était rien. Mais il savait
aussi que c’était le plus sûr moyen de lever les hésitations de Montauban,
au cas où il en aurait, et de l’amener à ronger patiemment son frein, au
cas où il aurait eu des velléités de révolte.

Diplomatie parfaitement inutile d’ailleurs. Montauban, séduit par le


côté mystérieux et hasardeux de cette aventure imprévue, était bien
décidé à la pousser jusqu’au bout. Toutefois, le mensonge de Pontalais ne
fut pas tout à fait perdu en ce sens que, dédaigneux du danger pour lui-
même, Montauban, qui se fût peut-être livré, le cas échéant, à quelque
incartade qui pouvait avoir des suites terribles, résolut aussitôt de se tenir
sur une prudente réserve et de se laisser guider par son compagnon en
qui il avait toute confiance, puisque cela devenait nécessaire au salut de
l’aimée.

Pontalais vint à s’arrêter devant la porte monumentale de l’hôtel de


Nesle. L’hôtel tombait en ruine ; il était depuis longtemps abandonné, et,
fréquemment, le bruit courait qu’il allait être mis en vente. Et jamais cette
vente ne se faisait. Mais si l’hôtel s’en allait pierre à pierre, la porte
demeurait solide au poste, réparée, consolidée, renforcée par des mains
inconnues chaque fois qu’il en était besoin.

En approchant de cette porte, Pontalais se mit à siffler doucement


entre les dents, une bizarre modulation. Montauban comprit que c’était
un signal. C’en était un en effet. Mais la porte ne s’ouvrit pas pour cela.
Pontalais gratta d’une manière particulière à cette porte. En même temps
qu’il grattait ainsi, il prononçait assez haut pour être entendu de l’autre
côté de la porte :

— Ouvrez à des flambards de petite flambe.

— Qu’est-ce qu’ils veulent, ces flambards de petite flambe ? répondit


une voix.

— Du sel, dit Pontalais.

Le guichet pratiqué dans l’énorme battant s’entrebâilla. Mais si peu


qu’il était impossible de passer. Pontalais se mit devant la fente et
esquissa quelques signes mystérieux. Alors, seulement, la porte s’écarta
suffisamment pour leur permettre d’entrer. Ils pénétrèrent dans une cour
entre les pavés défoncés de laquelle l’herbe poussait. Ils s’engagèrent sous
les arcades d’une immense galerie dont les piliers semblaient ne tenir
debout que par suite d’on ne savait quel miracle d’équilibre. Ils
descendirent les marches branlantes d’un escalier de pierre et se
trouvèrent dans une vaste cave que trois ou quatre torches fumeuses
éclairaient faiblement d’une lueur sinistre.

Depuis qu’ils étaient entrés, ils n’avaient vu personne. Dans la cave


où ils pénétrèrent, il n’y avait que des hommes : si on peut donner le nom
d’hommes aux espèces de fauves réunis dans ce lieu souterrain.
Montauban les dénombra de son coup d’œil prompt et sûr : ils étaient
bien une quarantaine. Tous plus dépenaillés les uns que les autres, tous
avec des gueules terribles, tous le large coutelas passé à la ceinture. Les
uns jouaient aux dés ou aux cartes : ceux-là se disputaient comme des
enragés. Toutefois sans en venir aux coups. D’autres buvaient, ceux-là
échangeaient des plaisanteries énormes qui eussent fait rougir un corps
de garde de suisses. D’autres, enfin, enroulés dans des loques qui
ressemblaient vaguement à des manteaux, dormaient, étendus sur le sol.

Personne ne fit attention aux deux nouveaux venus. Personne ne


tourna la tête de leur côté. Dès l’instant qu’ils avaient pu entrer dans la
cour, c’est qu’ils étaient des frères et ils avaient le droit d’être là. Sans
prononcer une parole, Pontalais s’étendit par terre et s’endormit… Ou fit
semblant de s’endormir. Montauban, suivant la recommandation qui lui
avait été faite, s’étendit à côté de lui, fit semblant de dormir comme lui.

Ils demeurèrent longtemps ainsi : plusieurs heures. Vers cinq


heures et demie du matin, – c’est-à-dire une bonne heure avant le lever
du soleil, – une voix rude, impérieuse, commanda :

— Debout tout le monde !

Tout le monde obéit à cet ordre. Montauban et Pontalais comme les


autres. Et Montauban reconnut en celui qui venait de parler sur ce ton
d’irrésistible autorité Esclaireau-les-Mains-Rouges qui, son ordre lancé,
et sans ajouter un mot, s’éloignait vivement, comme un homme qui n’a
pas de temps à perdre.

Silencieusement, en hâte, sans précipitation maladroite, sans heurt,


sans qu’une parole fût prononcée, tous ces hommes sortirent. Il était clair
qu’ils savaient tous ce qu’ils devaient faire. Ce qui stupéfia Montauban, ce
fut de voir que Pontalais paraissait le savoir aussi bien que tout le monde.
En effet, il sortit avec les truands et, serrant le bras de Montauban d’une
manière significative, il l’entraîna à sa suite sur le quai désert, où régnait
encore la nuit noire.

La besogne de toutes ces ombres qui s’agitaient comme des


fantômes sans la moindre confusion était des plus simples. Ils formèrent
la chaîne depuis l’entrée d’un caveau où se tenait Esclaireau-les-Mains-
Rouges jusqu’à cet escalier où Primerose s’était embarquée. Et
Montauban, qui marchait de surprise en surprise, reconnut la jeune fille
qui se tenait au haut de cet escalier, à côté de Barbiton-la-Hure. Et il vit
qu’au pied de cet escalier, plusieurs bateaux étaient amarrés, sur lesquels
s’agitaient silencieusement les mariniers qui étaient sortis du cabaret de
la rue de Hurepoix avec les deux truands.

Et de ces bateaux on déchargeait des sacs qui, passés de main en


main, allaient s’engouffrer, avec une rapidité fantastique, dans ce caveau
de l’hôtel de Nesle abandonné, où Esclaireau-les-Mains-Rouges les
comptait et les empilait méthodiquement.

Montauban se souvint alors que Pontalais, quand, devant la porte


fermée de l’hôtel, on lui avait demandé ce qu’il voulait, avait répondu.
« Du sel » Ce fut un trait de lumière pour lui. Et il s’écria dans son esprit :

« Sur la croix Dieu, ce sont les fameux sacs de sel qui contiennent
deux millions en or !… Et moi, j’aide ces truands à les voler !…
Sangdieu !… »

Ils étaient bien une cinquantaine autour de lui, tous vigoureux, bien
découplés et solidement armés. Malgré cela, l’idée qu’il prêtait la main à
un vol le souleva d’une telle indignation qu’il fut sur le point d’éclater, de
se livrer à une de ces bravades folles dans lesquelles il se lançait tête
baissée, sans réfléchir. Par bonheur, ses yeux tombèrent sur Primerose au
haut de l’escalier. Il comprit que c’en était fait d’elle s’il bronchait. Il
voulait bien sacrifier sa peau. Il ne voulut, pas l’exposer, elle.

Il se résigna à faire la chaîne comme les autres, à recevoir les sacs


que Pontalais, imperturbable, lui passait et à les repasser derrière lui.
Mais la sueur qui coulait à grosses gouttes de son front venait plus de
l’effroyable contrainte qu’il s’imposait que de la fatigue que pouvait lui
causer l’exercice auquel il se livrait.

Heureusement son supplice ne dura pas trop longtemps. En moins


d’une demi heure, tous les sacs étaient déchargés, empilés dans le caveau
dont Esclaireau-les-Mains-Rouges mit la clef dans sa poche. En moins
d’une demi-heure, les bateaux vides étaient repartis, la plupart des
truands s’étaient éloignés séparément, les uns après les autres. La porte
de l’hôtel était refermée, le quai redevenu désert. Esclaireau-les-Mains-
Rouges et Barbiton-la-Hure, encadrant Primerose, s’en allaient à leur
tour vers le pont Saint-Michel. Montauban et Pontalais les suivirent à
distance respectueuse, sans les perdre de vue. Et alors le chevalier éclata :

— Je suis déshonoré, croix Dieu ! s’écria-t-il de cette voix blanche


qui indiquait une colère froide difficilement contenue.
— Où prenez-vous cela ? fit Pontalais de son air furieux.

— Moi, Hoël de Montauban, j’ai aidé des truands à décharger des


sacs qui contenaient…

— Du sel, monsieur, du sel, interrompit Pontalais avec une


précipitation qui indiquait qu’il n’ignorait pas le véritable contenu de ces
sacs.

— Du sel, oui, dit Montauban qui reprit son air froid. Du sel qui
appartient au roi. Que ces truands lui ont volé. Et que j’ai volé avec eux,
pour eux, puisque je les ai aidés !… Moi, un Montauban !…

— Nous ne pouvions pas faire autrement. Nous eussions été


impitoyablement massacrés si nous avions fait mine de résister.

— Mieux eût valu cent fois être déchiré en mille morceaux plutôt
que de me faire le complice d’un vol !

— Pardon, mais c’est que Mme Primerose eût subi le même sort que
nous.

— C’est bien ce qui m’a retenu.

— Alors, rien ne sert de récriminer. Ce qui est fait est fait et il n’y a
plus à y revenir, grogna Pontalais.

Et avec un flegme déconcertant :

— Dites-moi plutôt : vous avez fait votre demande à


Mme de Bagnolet ? Vous êtes agréé ?

— Oui.

— Mme de Bagnolet donne une dot à Mme Primerose ?

— Oui… Mais je la refuse.


— C’est donc qu’elle est bien maigre, cette dot ?

— Cent mille livres.

— Et vous refusez ?… Peste !…

— Je ne veux pas de l’argent de Mme de Bagnolet ! déclara


sèchement Montauban.

Un sourire indéfinissable passa sur les lèvres de Pontalais. Et,


haussant les épaules, il bougonna :

— Vous avez toujours des idées biscornues qui ne sont pas celles de
tout le monde. Il faut être fou, fou à lier, pour refuser cent mille livres en
bel et bon or.

— Mettons que je suis fou, dit Montauban en levant les épaules à


son tour d’un air détaché.

Malgré tout cependant, il se tenait attentif. Il connaissait son


Pontalais à fond maintenant et il savait bien que ce n’était jamais sans de
bonnes raisons qu’il ne faisait pas connaître, qu’il prononçait des paroles
oiseuses en apparence. Et il attendait qu’il fit connaître sa véritable
pensée. Et Pontalais reprenait avec le même flegme :

— Puisqu’il en est ainsi, au lieu de vous lamenter de ce qui vient de


nous arriver, – et que je n’avais pas prévu, – vous devriez vous féliciter.

— Pourquoi ?

— Parce que vous avez là le moyen de retrouver une partie de la dot


que vous ne voulez pas accepter de Mme de Bagnolet.

Et reprenant son air furieux comme si on venait de l’injurier ou de le


bousculer :

— C’est facile à comprendre, cornes de Vulcain. Ce sel représente de


l’argent. Ce sel appartient au roi. En le lui volant, on lui a volé de l’argent.
Tenez pour certain qu’il récompensera celui qui le lui fera retrouver. Or
vous savez où il est maintenant. Voilà un moyen honorable de vous
constituer une petite dot.

— Ah çà ! protesta Montauban, est-ce que vous croyez que je vais


dénoncer ces truands ?

— Et qui vous parle de dénoncer ! s’emporta Pontalais. Vous prenez


toujours la mouche sans raison ! Je dis que maintenant que vous savez où
est caché ce sel volé, il vous sera plus facile de le reprendre et de le rendre
au roi à qui il appartient. En échange de quoi le roi voue baillera une
récompense appréciable.

— Mais, fit vivement Montauban, je vous prie de croire que telle est
bien mon intention ! Et, je ne veux aucune récompense pour cela ! J’ai
aidé à détrousser le roi, je dois réparer le mal que j’ai fait. Mon honneur y
est engagé. Et je n’aurai de cesse ni de trêve que je ne l’aie fait.

— Sans récompense, gouailla Pontalais. Et prenant en air


emphatique : Sire de Montauban, gueux vous êtes, et gueux vous
mourrez. C’est moi qui vous le prédis.

— J’aime mieux demeurer gueux toute ma vie que de me savoir


riche d’un argent qui sentirait mauvais, déclara Montauban d’un air
grave.

— Comme si l’argent avait une odeur ! grommela Pontalais.

Le reste du trajet se fit en silence. Ou s’ils échangèrent quelques


paroles, ces paroles n’ont pas lieu d’être rapportées ici. Esclaireau-les-
Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure ramenèrent Primerose chez elle et ne
la quittèrent que lorsque la porte de la maison se fut refermée sur elle.
Alors seulement ils s’éloignèrent.

Pontalais accompagna Montauban jusqu’à sa porte. Là, il reprit


l’entretien au point où il était tombé :
— Ainsi, dit-il, votre intention est de reprendre ces sacs dérobés et
de les rendre à qui ils appartiennent ?

— Je vous ai dit que je me tiendrai pour déshonoré tant que je ne


l’aurai pas fait, répondit Montauban avec l’accent d’une inébranlable
résolution.

— Vous savez, reprit Pontalais, que, sans que cela y paraisse, l’hôtel
de Nesle est gardé. Et bien gardé, je vous en réponds. Comment vous y
prendrez-vous pour entrer là dedans et surtout, pour enlever les sacs ?

Montauban sentit d’instinct qu’il était arrivé au point où Pontalais


ferait connaître son idée de derrière la tête. Il se fit plus attentif. Et avec
le même air résolu :

— Je ne sais pas comment je m’y prendrai, dit-il, mais j’entrerai.

— Oh ! le plus difficile n’est pas d’entrer, mais d’enlever les sacs.


Vous serez mis en pièces avant que d’avoir porté la main sur un seul de
ces sacs.

— J’aime mieux être haché menu comme chair à pâté que de vivre
avec cette tache à mon blason.

Ceci était dit très simplement, mais avec un air tel que Pontalais
comprit qu’il n’en démordrait pas et irait se faire massacrer plutôt que de
garder cette tache à son blason, comme il disait. Il demeura un instant
rêveur et haussant les épaules :

— Eh bien ! dit-il, je ne veux pas que vous vous fassiez hacher à


l’hôtel de Nesle. Écoutez-moi donc. Pour essayer de reprendre ces sacs
avec quelque chance de succès, ce n’est pas à l’hôtel de Nesle qu’il faut
aller. C’est…

— À Bagnolet ! interrompit Montauban emporté malgré lui.

— À Bagnolet, oui, confirma Pontalais.


Et s’emportant brusquement :

— Mais diantre soit de vous, n’allez pas vous imaginer que c’est chez
Mme de Bagnolet que ces sacs vont être transportés ! Est-ce que vous vous
figurez sérieusement que la noble dame de Bagnolet peut avoir la
moindre accointance avec des suppôts d’Argot ?

Il avait parlé avec tant de véhémence, un tel accent d’apparente


sincérité, que Montauban fut dupe. Et un peu honteux :

— J’ai dit à Bagnolet, et non point chez Mme de Bagnolet, dit-il.

— Bon, nous voilà d’accord, alors, fit Pontalais. À Bagnolet, il vous


faudra surveiller l’auberge du Porc qui sommeille. C’est là que les sacs
seront transportés… si j’en crois mes… pressentiments.

— J’enverrai Langrogne rôder par là, dit Montauban en souriant de


la réserve de Pontalais.

— Et quand les sacs seront rendus à destination, reprit Pontalais, si


vous voulez m’en croire, vous n’entreprendrez rien sans m’aviser.

— Je vous le promets, monsieur, dit Montauban sans hésiter et sans


demander d’explications qu’il sentait qu’on ne lui donnerait pas.

— Peut-être pourrai-je vous être utile, fit évasivement Pontalais, qui


ajouta : il ne faudrait pas croire que, même là, la besogne sera facile à
accomplir.

— Je m’en doute, sourit Montauban.

— Sur ce, fit Pontalais, en s’inclinant dans un de ses saluts


exorbitants, voici qu’il fait jour, souffrez que j’aille me reposer. Serviteur,
de tout mon cœur, monsieur de Montauban.

Et Pontalais partit de son air furieux, en agitant ses grands bras.


Montauban rentra chez lui.
Chapitre 22

Où Montauban voit enfin la fortune

La journée se passa sans incidents dignes d’être notés ici. Primerose


demeura chez elle et n’en sortit que pour venir rendre visite à Guillemette
Pimprenelle. Il va sans dire que Montauban était demeuré chez lui,
puisque Primerose était chez elle. Il va sans dire qu’il s’empressa de
descendre quand il apprit que sa fiancée se trouvait chez son excellente
hôtesse. Primerose, évitant de parler des courses qu’elle faisait avec les
deux truands. Montauban se garda bien de faire la moindre allusion aux
événements de la nuit.

Le soir, Primerose sortit pour aller au chemin de la Corderie.


Comme de juste, Montauban ne manqua pas de s’y rendre. Une fois de
plus, ils revinrent bredouilles de leur affût. Primerose regagna son logis et
Montauban réintégra sa mansarde. La nuit se passa.

Le lendemain, dans le courant de la matinée, une nouvelle


fantastique, qui souleva une émotion énorme, courut par la ville. On
disait que des truands avaient trouvé moyen de s’emparer de bateaux
chargés de sel. L’exploit était assez remarquable en-soi, car enfin on ne
subtilise pas des bateaux chargés comme un mouchoir tiré de la poche
d’un bourgeois qui baye aux corneilles. Ce qui le rendait encore plus
remarquable, c’est que ces bateaux, disait-on, amarrés près de l’Arsenal,
gardés par les archers de la prévôté, commandés par le prévôt en
personne avaient été escamotés au nez et à la barbe des représentants de
la force publique. Ce qui dénotait de la part des malandrins qui avaient
fait le coup une audace inouïe, qui faisait trembler tes bons Parisiens
assez prompts à s’alarmer en ces sortes d’occasions.

Ainsi présentée, la nouvelle était inexacte. Les bateaux n’avaient


nullement été escamotés. À telles enseignes qu’ils étaient encore amarrés
près de l’arsenal, où les Parisiens se rendaient en foule pour les voir et,
après les avoir vus de leurs propres yeux, s’en allaient convaincus que
c’étaient d’autres bateaux qu’ils venaient de voir. Les bateaux étaient bien
arrivés, chargés de sacs. Ces sacs avaient été déchargés sous la
surveillance du sire de Noirville et de Jean Morin, accouru. Ils avaient été
enfermés à l’Arsenal. Seulement, quand on avait éventré le premier sac,
Noirville et Jean Morin, anéantis, avaient constaté qu’il était plein de
sable. Quant au sac plein de pièces d’or qu’il devait contenir, il va sans
dire qu’ils n’en avaient pas trouvé trace. Et tous les autres sacs,
pareillement éventrés n’avaient dégorgé que du sable. Les deux millions
d’or s’étaient réellement évaporés en route.

À demi fous, les deux prévôts s’étaient rués pour se saisir des
bateliers qui avaient amener les bateaux. Car en pareille circonstance, le
premier soin de l’autorité est de se saisir de quelqu’un. N’importe qui.
Mais les bateliers avaient disparu, tous.

Telle était la vérité vraie. Mais cela, personne ne le disait, parce que
très peu de personnes le savaient et que, de ces personnes, les unes
avaient intérêt à se taire, les autres avaient reçu de telles menaces et
craignaient tellement de se voir compromises dans cette affaire qui
sentait le fagot, qu’elles se fussent coupé la langue avec les dents plutôt
que de parler.

La légende s’établit aussitôt parmi les Parisiens que des bateaux


chargés de sacs de sel avaient été volés au nez et à la barbe des archers. Et
comme c’était là un exploit peu commun il n’y eut qu’une voix pour dire
que le coup avait été fait par Esclaireau-les-Mains-Rouges, Barbiton-la-
Hure et ceux de leur bande. En ceci on ne se trompait pas. Et comme les
deux truands étaient particulièrement redoutés, une sorte de panique
s’empara de la population et l’on vit une foule de boutiquiers fermer leurs
boutiques, verrouiller leurs portes, cadenasser leurs volets.

Comme pour donner plus d’importance à cette extraordinaire


affaire, les crieurs jurés se mirent à parcourir la ville, s’arrêtant à tous les
carrefours, annonçant à son de trompe qu’une récompense de vingt mille
livres était promise à celui ou celle qui ferait retrouver les bateaux, ou
tout au moins les sacs de sel qu’ils transportaient. Item, une récompense
de dix mille livres à qui livrerait une femme dont on ignorait le nom et
qui se disait la reine d’Argot. Item, deux mille livres à qui livrerait le
truand Esclaireau-les-Mains-Rouges. Item, deux mille livres à qui
livrerait le truand Barbiton-la-Hure. Au total, trente-quatre mille livres
de récompense.

À Ceux qui faisaient remarquer que la récompense devait égaler de


près la valeur du sel dérobé, on répondit qu’il ne s’agissait pas pour le roi
de rentrer dans le bien qui lui avait été volé, mais de faire un exemple et
de réprimer comme il convenait un aussi audacieux acte de brigandage
qui se doublait d’une atteinte sacrilège à l’autorité royale. Argument sans
réplique devant lequel chacun s’inclinait.

Et, pour augmenter la panique sans doute, les patrouilles se mirent


à sillonner les rues, à la recherche des auteurs de cet exécrable forfait. Le
grand prévôt, ses lieutenants, le prévôt des marchands et ses échevins
commandaient chacun une de ces patrouilles.

Montauban, demeuré chez lui toute cette journée, ne connut pas


cette sensationnelle nouvelle dont tout le monde s’entretenait, ne vit pas
le mouvement inusité qui régnait dans la rue et ce déploiement de forces
plus inusité encore.

À la tombée de la nuit, il descendit pour se rendre au chemin de la


Corderie. Il commençait à se dire maintenant qu’il se donnait une peine
bien inutile. S’il avait été seul, il est probable qu’il aurait renoncé à la
fastidieuse corvée qu’il s’imposait tous les soirs. Mais comme Esclaireau-
les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure persévéraient, comme ils
emmenaient chaque fois Primerose avec eux, pour rien au monde il n’eût
voulu manquer d’y aller, lui aussi.

Il était donc parti comme d’habitude. Mais ce soir-là, le hasard


voulu qu’il rencontrât Pontalais. Il s’arrêta un instant à causer avec lui.
Oh ! peu de temps. Peut-être pas cinq minutes. Quand il le quitta, les
truands et Primerose étaient déjà loin. Comme il ne craignait plus pour
Primerose, il repartit sans se presser, sans chercher à les rattraper. Il était
si bien convaincu que, comme les autres soirs, il ne se passerait rien.
Et, comme de juste, ce fut précisément ce soir-là que l’événement se
produisit.

Comme il mettait le pied dans le chemin, le chevalier entendit des


clameurs, un bruit de fer heurté, le tapage infernal d’une bataille enragée.
Il s’élança au pas de course en se disant, désespéré :

« Par la croix Dieu, vais-je arriver trop tard maintenant !… Ce serait


vraiment jouer de malheur. »

Il n’arriva pas trop tard. Mais il était vraiment temps. Le roi – qu’il
reconnut du premier coup d’œil sous son costume d’aventurier – et le duc
de Ponthus, qui l’accompagnait, commençaient à faiblir. Ils avaient
abattu quatre ou cinq de leurs adversaires, mais les autres, excités par
Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure, les autres tenaient
bon. Et il était évident, que malgré toute leur bravoure, malgré leur force,
ils devaient succomber, accablés par le nombre.

Montauban tomba comme la foudre sur le tas des assaillants. Et ce


fut la répétition exacte de ce qui s’était produit lorsque Alcyndore avait
dégagé le dauphin et le comte d’Aumale. Sauf qu’ici, les truands n’étaient
pas de connivence avec celui qui les chargeait et que les coups qu’on leur
assenait n’étaient pas mesurés de manière à les ménager.

À part cela, ce fut aussi bref. Plus bref, peut-être. Depuis le temps
qu’il venait là dans l’attente de cet événement, on comprend que
Montauban n’était pas sans avoir médité son affaire et calculé quelle
serait la meilleure manœuvre à employer. Et il s’était dit, avec raison, que
le mieux était d’abattre d’abord et avant tout les deux chefs. Ces deux
chefs mis hors de combat, il y avait gros à parier que les autres truands,
qui n’étaient pas aussi intéressés à la réussite de cette affaire,
chercheraient à sauver leur peau et se hâteraient de tirer au large.

Il avait donc visé Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure


et, dès son entrée dans la lutte, il avait abattu le premier d’un coup de
pointe et assommé le second d’un coup de pommeau. Ce qu’il avait prévu
se réalisa alors. Les truands avaient fait bonne contenance d’abord. Mais
quand ils virent ceux qui les avaient embauchés étendus roides au milieu
du chemin quand ils virent deux autres des leurs aller les rejoindre, les
survivants lâchèrent pied et détalèrent à toutes jambes.

Montauban se trouva maître de la place et rengaina en riant. Tout


heureux d’avoir si bien réussi, il se disait :

« Ma fortune est faite, pour le coup ! »

— Par Dieu, monsieur, s’écria le roi, vous êtes un brave et un rude


compagnon ! Le roi vous doit la vie, monsieur, il ne l’oubliera pas. Votre
nom…

Le duc de Ponthus intervint alors. Et prenant par la main


Montauban qui se redressait déjà pour donner son nom avec toute la
fierté qui convenait :

— Sire, dit-il, accordez-moi la faveur de présenter moi-même à


Votre Majesté le chevalier Hoël de Montauban, un des plus braves et des
plus dignes gentilshommes de votre royaume, à qui je suis déjà redevable
de la vie.

Montauban s’inclina avec cette grâce altière qui lui était propre. Et il
se répétait avec une joie délirante :

« Cette fois, chevalier, c’est fait ! Tu la tiens, la fortune, tu la tiens !


Ne va pas la lâcher ! »

Le pauvre chevalier ne s’apercevait pas que le sourire bienveillant


que le roi lui adressait s’était figé sur ses lèvres dès qu’il avait entendu
prononcer son nom. Et ce fut d’un air froid, en le fixant avec insistance
que François 1er répéta :

— Hoël de Montauban !… Vous êtes Hoël de Montauban ?

— Descendant direct de ce Hoël de Montauban qui fut le


compagnon d’armes de messire Du Guesclin, oui, sire, fit Montauban en
se redressant avec orgueil. Et il ajouta : Votre Majesté en a certainement
entendu parler.

De froid qu’il était, François 1er se fit glacial. Et du bout des lèvres :

— J’ai aussi entendu parler de vous, monsieur, dit-il. On m’en a


parlé beaucoup… trop, depuis quelque temps. Vous venez de me sauver la
vie. Ce service est encore si récent que je ne saurais l’oublier. Tout service
mérite récompense. Je crois m’acquitter envers vous en vous disant :
allez, monsieur, et si vous tenez à votre vie, disparaissez, faites en sorte
que je n’entende plus jamais parler de vous.

Et se retournant vers Ponthus stupéfait et sincèrement navré de ce


dénouement imprévu, il lui dit :

— Retournons, duc. Je passerai la nuit chez vous.

Il le prit familièrement par le bras et s’éloigna sans même jeter un


coup d’œil sur l’infortuné Montauban qui n’avait certes jamais envisagé
que cette rencontre avec le roi, où il voyait la fortune, se terminerait aussi
brusquement.

De l’endroit, où l’attentat s’était produit, à l’hôtel de Ponthus, il n’y


avait guère plus d’une centaine de pas. La distance fut franchie sans que
le roi prononçât une parole. Ponthus respecta le silence royal. De retour
dans sa maison, il n’en fut plus de même. Et, avec cette respectueuse
familiarité qu’autorisait l’intimité de ses relations avec son auguste
visiteur, il reprocha avec douceur :

— Sire, vous avez été bien dur pour ce jeune homme qui venait de
vous sauvez la vie et qui, pour nous, sans nous connaître, sans savoir qui
nous étions, venait de s’exposer avec une si généreuse intrépidité.

— Oui, fit le roi rêveur, ce jeune homme, c’est incontestable, est


d’une bravoure rare.

Et s’animant malgré lui au souvenir de la lutte épique, l’œil


étincelant :

— Jour de Dieu, comme il nous a vite nettoyé la place !… Et quels


coups, quelle force, quelle rapidité de mouvement !… Je l’ai très bien vu,
tu sais, je l’ai bien observé, et j’ai été émerveillé, je ne le cache pas. Cet
homme est vif comme la foudre et fort comme l’ouragan.

— Eh ! sire, fit Ponthus avec son doux sourire, je le connais bien, je


l’avais déjà vu à l’œuvre. Ne vous ai-je pas dit qu’il nous avait sauvé la vie
à la duchesse et a moi ?

— Au fait, Clother, dit François 1er en fixant sur le duc un regard


chargé d’une affection paternelle, au fait, tu ne m’avais pas dit cela.

— À quoi bon vous inquiéter, sire ? Grâce au chevalier de


Montauban, la duchesse et moi nous nous sommes tirés sains et saufs
d’une situation aussi critique que celle d’où il nous a tirés tout à l’heure.
Mais, sire, vous ne m’avez pas répondu. Pourquoi, vous si bon, si juste, si
généreux, pourquoi vous êtes-vous montré si sévère à l’égard d’un
homme qui venait de nous tirer d’un grand péril, et que vous veniez
d’admirer, vous le roi ?

— Tu ce sais pas qui est ce jeune homme ? dit François 1er, qui
s’assombrit.

— Que si, sourit Clother de Ponthus. C’est un de mes amis. C’est un


brave et digne gentilhomme. Le plus brave, le plus digne peut-être de tout
votre royaume.

— Sais-tu que ce brave et digne gentilhomme, après lui avoir blessé


trois de ses gentilshommes a osé braver, insulter, menacer le dauphin ?
Sais-tu qu’il a été jusqu’à lever la dague sur le futur roi de France ? Sais-
tu que c est Henri lui-même qui m’a raconté la chose en demandant
justice ?

— Non, sire, je ne le savais pas, fit Ponthus.


Et avec la douce obstination d’une nature généreuse :

— Le dauphin vous a-t-il dit à quel sujet cette belle équipée s’est
produite ?

— Non, fit François 1er.

Et avec un haussement d’épaules :

— Une histoire de femme, sans doute, ajouta-t-il avec indifférence.

— Une femme s’écria vivement Ponthus. Pouvez-vous me dire où


s’est produit cet attentat ?

— Non… Si. Je crois me souvenir que Henri a parlé de la rue de la


Baudrerie.

— J’en étais sûr !… Rue de la Baudrerie, sire, demeure la fiancée de


Montauban ! Loin de moi la pensée d’incriminer Mgr le dauphin mais je
gagerais que le crime du chevalier se réduit au fait d’avoir défendu sa
fiancée. Ah ! sire, souvenez-vous que pour avoir commis un crime pareil,
j’ai été jeté dans un cachot du Temple d’où vous êtes venu me tirer…
Preuve que vous ne me jugiez pas coupable.

Il avait mis tant de chaleur communicative dans son accent, que le


roi ébranlé, concéda :

— C’est possible, après tout… Et je connais Henri, je le crois


parfaitement capable de s’être attiré cette méchante affaire par sa faute…
S’il n’y avait que cela !…

— Il y a donc autre chose ?

— Oui, par le jour de Dieu ! Il y a que le comte de Noirville affirme


que ce Montauban est un truand de la pire espèce, – le lieutenant, le bras
droit de la reine d’Argot !… Car MM. les truands, paraît-il, se sont donné
une reine dont ils sont tous férus. Une reine qui secondée par un homme
de la force de Montauban, se montre plus redoutable, plus audacieuse
que ne fut jamais aucun chef des truands… Et il faudra bien que cela
finisse. Il faudra bien que je fasse un exemple terrible, que je fasse
détruire, raser, brûler ce foyer d’infection qui s’appelle la Cour des
Miracles, et avec lui tous ses habitants mâles et femelles, grands et
petits !… Il y a enfin que ces millions dont je t’ai parlé, ces millions qui se
sont évaporés, évanouis, fondus comme par magie, Noirville jure ses
grands dieux que ce ne peut être que Montauban, le truand Montauban
qui a fait le coup.

Il s’était animé, lui aussi, et c’était avec force qu’il avait laissé
tomber ces mots. Il s’apaisa brusquement et, dans une attitude
d’inexprimable majesté, il acheva :

— En lui faisant grâce de la vie, en le laissant libre, j’estime avoir


royalement payé ma rançon.

— Le chevalier de Montauban n’est pas un truand, affirma Ponthus


avec énergie. Vous ne l’avez pas regardé, sire ?

— Si, fit vivement le roi, et j’avoue avoir été frappé de la loyauté qui
rayonnait dans le regard étincelant de ce jeune homme. Et maintenant,
quoi que j’en dise, j’ai peine à croire que ce jeune homme soit un
malandrin. Pourtant, le comte de Noirville l’accuse formellement. Et
Noirville, vois-tu, est la conscience la plus droite, la plus rigide qui soit au
monde.

— On peut se tromper de la meilleure foi du monde, répliqua


Ponthus.

Et en souriant :

— La preuve en est que, moi aussi, j’ai passé pour un truand, moi
aussi j’ai été accusé formellement par le prévôt d’alors, le sire de
Croixmart, qui était aussi un homme intègre. Ce qui n’empêche pas qu’il
se trompait. Tenez, sire, j’entrevois là-dessous quelque terrible méprise
pareille à celle dont je faillis être victime. Voulez-vous me permettre de
tirer cette affaire-là au clair ? Je me fais fort de vous prouver la parfaite
innocence du chevalier de Montauban, que je persiste à tenir pour un
galant homme.

— Eh ! jour de Dieu, consentit le roi, je ne demande pas mieux. Et si


tu me prouves vraiment l’innocence de ce jeune homme, j’en serai
heureux. Et, foi de gentilhomme, je lui ferai réparation. Une réparation
éclatante.

— Je retiens cette royale promesse, dit gravement Ponthus.


Cependant, le chevalier de Montauban était resté pétrifié.

L’extraordinaire apostrophe du roi, le ton souverainement


dédaigneux sur lequel il l’avait débitée, son départ précipité sans attendre
un mot de justification, tout cela l’avait laissé un instant suffoqué, sans
voix, incapable de faire un mouvement. Puis, la colère, soudain, s’était
déchaînée en lui. La colère et l’indignation. Et il s’était élancé à la
poursuite du roi en se disant :

« Par l’âme de mon père, qu’est-ce que c’est que ce ton et de quoi
suis-je accusé ?… Il s’en va !… Il se figure que nous allons en rester là !…
Par la croix-Dieu, j’ai droit à une explication… Tout roi qu’il est, il faudra
qu’il me la donne, satisfaisante, ou sinon !…

Et, tout à coup, il s’était arrêté net, comme le coursier fougueux


lancé à toute bride s’immobilise en ployant la croupe sous la main de fer
qui le maintient. Et il se frappa le front comme pris d’un subit accès de
folie. Et il s’écria :

« Ah ! triple bélître que je suis !… Je comprends, je comprends !…


Le dauphin !… Je l’avais oublié, moi, celui-là !… Ah ! misérable que je
suis !… C’est que je l’ai traité de larron, de félon, que sais-je encore !…
Euh ! c’était un peu dur !… Ne lui ai-je pas mis la pointe de la dague sur la
gorge ?… Diable, c’était un peu osé !… Et il est allé se plaindre à son
père !… Et le père n’est pas content… C’est assez naturel, en somme. »

Et il demeura écrasé par cette découverte. Il ne pensait plus


maintenant à demander une explication au roi. Sa colère se tourna contre
lui-même. Et il s’invectiva copieusement, sincèrement :

« C’est bien fait pour moi !… Je n’ai eu que ce que je méritais !… Il a


beau être roi, il n’en est pas moins père. Il défend son fils, c’est juste, et je
n’ai rien à dire !… Diantre soit, de moi, que la peste m’étouffe ! On n’est
pas cuistre, âne bâté à ce point !… J’avais mis Primerose en sûreté,
n’était-ce pas l’essentiel ?… Ne pouvais-je pas m’en tenir là ? Non, j’ai
éprouvé le besoin de faire le bravache, de venir rouler des yeux, taper du
pied, grincer des dents… Que la fièvre me mange !… Je me suis
abandonné sans retenue à cet abominable caractère emporté qui est le
mien ! Me voilà bien avancé. Puissé-je être étripé !… »

Il avait fait demi-tour. Il s’en revenait pensif, la tête penchée.


Maintenant, il déplorait :

« Une occasion mirifique, qui ne se représentera jamais ! Ma


fortune était assurée… Et me voilà gros Jean comme devant. Maintenant,
que faire, de quel côté me tourner ?… »

Brusquement, il sursauta :

« Eh ! mais, je deviens fou, ma parole !… Et Primerose ? Est-ce que


je n’allais pas l’oublier ! »

Il venait de se souvenir qu’il n’avait pas vu la jeune fille suivre les


truands quand ceux-ci avaient pris la fuite. Donc elle devait être encore
là, blottie dans quelque coin, près de la Maison-Blanche. Évanouie,
malade, peut-être.

Cette pensée le fit frémir. Il s’élança comme un fou. Heureusement,


il fut vite rassuré. En effet, il vit Primerose venir à lui. Tremblante,
épouvantée, elle avait assisté à la bataille. Elle avait reconnu la voix de
l’aimé. Elle avait vu la fuite précipitée de ses compagnons. Et elle avait eu
un mouvement de joie orgueilleuse en songeant que c’était lui qui était
vainqueur, qui les avait réduits à fuir. Puis elle s’était vue toute seule,
abandonnée, et elle s’était demandé si elle aurait le courage de se risquer
par les rues noires. Mais elle c’était rassurée en se disant que, puisqu’il
était maître de la place, il ne manquerait pas de venir la chercher dès qu’il
pourrait le faire. Et elle l’avait attendu.

C’est ce qu’elle lui expliquait en marchant, blottie contre lui. Et sa


voix harmonieuse et pure résonnait à son oreille comme la plus suave des
musiques, le berçait comme la plus douce des caresses. Et quand elle eut
fini de sa voix frissonnante de tendresse contenue, il prononça avec une
sorte de timidité puérile :

— Voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée ?

— Dites, autorisa-t-elle, en le caressant du sourire.

— Je ne sais si j’ai vraiment meurtri cet Esclaireau et ce Barbiton. Je


serais au regret de les avoir tués. Après tout, ils n’étaient, eux, que des
instruments inconscients, et ils ont veillé sur vous du mieux qu’ils ont pu
dans l’exécution de leur mystérieuse mission. Mais je ne vous cache pas
que j’éprouve un réel soulagement à la pensée que, s’ils ne sont pas
morts, ils ne pourront pas de sitôt reprendre leurs occupations
ordinaires.

— Pourquoi ? dit-elle.

Il hésita une seconde, et, résolument :

— Parce qu’ils ne pourront plus vous entraîner avec eux dans des
expéditions qui me paraissent singulièrement louches, fit-il.

Elle demeura un instant sans répondre, marchant à son côté, la tête


penchée, réfléchissant. Et, redressant enfin la tête, elle avoua
franchement :

— Eh bien ! s’il faut vous le dire, je n’en suis pas fâchée non plus !…
Déjà, je m’étais demandé si je ne ferais pas bien de renoncer à des
recherches qu’on me faisait effectuer d’une manière si… bizarre.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? fit-il vivement.

Et s’emportant contre lui-même :

— C’est de ma faute. Dès le premier jour, j’avais flairé je ne sais


quelle ténébreuse machination. Je n’aurais pas dû vous laisser faire !

— Ne vous reprochez rien, dit-elle de sa voix caressante. Le vrai


coupable, c’est moi. Puisque j’avais senti que vous n’approuviez pas ce
que je voulais faire, j’aurais dû y renoncer. J’ai eu tort de ne pas le faire.
Heureusement, il ne m’est rien arrivé de fâcheux. Et comme il ne peut
plus rien m’arriver maintenant, puisque je suis résolue à rester chez moi,
nous pouvons dire que tout est bien qui finit bien.

— Ainsi soit-il, fit-il en riant.

Seulement, il ne riait ainsi que pour la rassurer. Une vague


inquiétude lui restait, qu’il n’aurait su préciser, et il se disait :

« Fasse le ciel que cette bonne résolution ne soit pas prise trop tard,
que nous n’ayons pas à regretter amèrement, un jour, les imprudences
déjà commises. »

Peut-être, avant longtemps, aurons-nous l’occasion de voir les


événements se charger de démontrer que ces craintes inspirées par
l’amour le plus ardent, le plus sincère, n’étaient que trop justifiées.
Chapitre 23

Après l’attentat

Quelques jours passèrent encore. Le mois de décembre était venu.


Et avec lui, des neiges abondantes, un froid glacial.

L’émotion soulevée par l’audacieux vol des bateaux de sel s’était


apaisée, mais n’avait point disparu complètement. Les Parisiens
continuaient à s’entretenir de ce mystérieux événement, non plus pour
l’événement lui-même, mais à cause de la magnifique et alléchante
récompense promise à qui ferait retrouver les sacs de sel. Il va sans dire
que cette récompense excitait la convoitise générale et que plus d’un se
faisant l’auxiliaire volontaire de la prévôté, s’était bravement mis en
campagne dans l’espoir de gagner la prime. Mais, malgré le zèle déployé
par ces policiers improvisés, malgré les plus actives recherches
poursuivies par les deux prévôts avec une patience digne d’un meilleur
sort, les sacs disparus étaient demeurés introuvables. Insaisissables
demeuraient la mystérieuse reine d’Argot, ainsi que les deux redoutables
chefs de truands Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure.

Par contre, comme le roi avait gardé un silence prudent sur


l’attentat dont il avait failli être victime, comme le duc de Ponthus avait
observé la même discrétion, comme Montauban, qui n’était pas homme à
se vanter des services qu’il avait eu la bonne fortune de rendre n’en avait
soufflé mot à personne, il en était résulté que cet événement, autrement
grave que la disparition des deux millions, avait passé inaperçu. Ce qui ne
veut pas dire qu’il avait été ignore de tous.

En effet, Alcyndore avait immédiatement appris la cruelle


mésaventure de ses deux lieutenants Esclaireau-les-Mains-Rouges et
Barbiton-la-Hure, lesquels avaient été relevés par ses soins et ramenés à
son logis de la rue Sainte-Catherine en un piteux état. Par elle le comte
d’Aumale avait été mis au courant. Et, par le comte, le dauphin avait
appris l’échec complet de cette première tentative.
Cet échec loin de les décourager, n’avait fait que les fortifier dans
leur résolution d’en finir au plus vite avec le roi. Et leur rage contre le
misérable inconnu qui, par sa malencontreuse intervention, avait
complètement anéanti leurs espérances, avait été terrible. Et ils s’étaient
mis à ruminer des projets de vengeance atroce pour le cas où il leur
tomberait sous la main. Seulement, tandis que le dauphin s’en tenait à
des projets et à des menaces, d’Aumale, en homme d’action qu’il était,
faisait rechercher activement cet inconnu. Inutilement, d’ailleurs.

Avant eux, Alcyndore avait voulu être fixée à ce sujet. Pour mener
cette enquête, elle avait sous la main des éléments dont ne disposaient
pas le dauphin et le comte. Elle avait Esclaireau-les-Mains-Rouges et
Barbiton-la-Hure, enfermés dans une pièce secrète de son hôtel, où elle
leur faisait donner les soins que nécessitait leur état. Elle avait aussi les
truands qui avaient aidés à faire le coup.

Niles uns, ni les autres, longuement interrogés par elle, n’avaient pu


lui fournir la moindre indication. Tous avaient été unanimes dans leurs
déclarations : la chose s’était passée avec une rapidité tellement
fantastique qu’ils n’y avaient vu que du feu. On leur était tombé sur le dos
à l’improviste avec une force tellement irrésistible, qu’ils n’avaient pu y
résister, Esclaireau-les-Mains-Rouges avait été percé de part en part,
Barbiton-la-Hure assommé, sans qu’il leur fût possible de dire comment
la chose s’était faite et par qui. Les autres avaient peine à croire qu’ils
n’avaient eu affaire qu’à un adversaire. Un homme seul ne pouvait
accomplir semblable besogne. Ou bien alors, cet homme seul était le
diable en personne, ni plus ni moins.

Alcyndore n’avait donc rien appris non plus. Ce qui n’empêche pas
que sa conviction avait été faite. Pour elle, il n’y avait qu’un homme au
monde capable d’accomplir un exploit pareil. Cet homme, c’était le
chevalier Hoël de Montauban. Et elle aussi avait été prise d’un accès de
colère épouvantable. Et elle s’était dit :

« Depuis que cet homme s’est dressé sur mon chemin, rien ne me
réussit et je sens que le malheur rôde autour de moi. Le voici maintenant
qui, volontairement ou non, vient se jeter à la traverse de mes projets les
plus importants et les mieux combinés. Si je le laisse faire, cet homme me
tuera sûrement, peut-être sans le vouloir et sans le savoir. Pour notre
sécurité à tous, il faut que je m’en débarrasse à n’importe quel prix et par
n’importe quel moyen. »

Pourtant chose étrange, malgré cette résolution fermement arrêtée


dans son esprit, malgré qu’elle sût fort bien que d’Aumale faisait
rechercher celui qui venait de leur porter ce coup terrible dans l’intention
de se venger cruellement de lui, elle ne jugea pas à propos de lui révéler
qu’elle connaissait, elle, le nom de cet inconnu et qu’elle savait où le
trouver.

Pourquoi ne le nomma-t-elle pas ? Peut-être n’aurait-elle pas su le


dire elle-même. Peut-être se fiait-elle trop à elle-même, trop habituée
qu’elle était à ne pas s’en remettre à d’autres du soin d’accomplir
certaines besognes graves. Quoi qu’il en soit, elle laissa son associé
d’Aumale s’égarer sur de fausses pistes. Et, ce qui est plus grave, elle
n’agit pas de son côté. Ce qui semblerait indiquer que sa résolution de
frapper Montauban n’était pas aussi ferme qu’elle essayait de se le faire
croire à elle-même.

Or d’Aumale n’était pas seul à chercher Montauban, sans le


connaître. Le dauphin le faisait chercher de son côté, non pour son
intervention dans l’attentat, du chemin de la Corderie – l’idée ne lui était
pas venue que ce pouvait être lui – mais pour l’affaire de la rue de la
Baudrerie. Tout d’abord, et tout naturellement, il avait confié cette
délicate mission à de ville, qui était le seul en qui il eût confiance depuis
que ses deux grands favoris, Roncherolles et Saint-André, étaient sur le
flanc.

Mais de Ville, et pour cause, loin de chercher Montauban, l’évitait


comme la peste. Cependant comme il fallait bien qu’aux yeux de son
maître il eût l’air de faire quelque chose, il s’était tout bonnement adressé
au sire de Noirville, le grand prévôt. Il avait eu d’autant moins de peine à
le décider que Noirville – qui n’oubliait jamais rien – n’avait pas oublié la
rébellion dont le chevalier s’était rendu coupable. En outre, Noirville,
pour des raisons à lui, demeurait persuadé, de très bonne foi, que
Montauban était le lieutenant de la reine d’Argot, et que c’était lui qui
avait escamoté au passage les fameux millions.

Noirville, tout en criant sur tous les toits qu’il cherchait Esclaireau-
les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure, cherchait en réalité, et en se
gardant bien de le dire, Montauban. S’il n’avait pas mis sa tête à prix,
comme il avait fait pour la reine d’Argot et les deux truands, ce n’était pas
par suite d’un oubli ou parce qu’il attachait moins d’importance à cette
capture qu’aux autres. C’était tout simplement par ruse. Noirville s’était
dit qu’en paraissant ignorer celui qui lui paraissait être le véritable chef
des truands, celui sur lequel la reine d’Argot s’appuyait et sans lequel elle
ne pouvait pas grand-chose, il endormirait sa méfiance et le prendrait
plus aisément dans ses filets.

Le raisonnement n’était déjà pas si mauvais. Par malheur, il péchait


par sa base, attendu que le chevalier n’était pas ce qu’il le croyait. Il n’en
est pas moins vrai que Montauban, sans le savoir, n’en avait pas moins
une foule de chiens enragés à ses trousses. Et si ces limiers – tenaces et
habiles pourtant – ne réussissaient pas à mettre la main sur lui, cela
tenait tout bonnement à leur erreur fondamentale qui les faisait le
chercher dans toutes les truanderies et tous les bouges de la capitale, où il
ne mettait pas les pieds. Et ils ne pensaient pas à le chercher dans les
endroits propres où il se montrait sans songer à se cacher le moins du
monde.

Après l’affaire du chemin de la Corderie, Primerose, fidèle à sa


promesse, s’était tenue chez elle d’où elle ne sortait que pour aller
présenter ses devoirs à celle qu’elle considérait toujours comme sa
bienfaitrice. Seulement, maintenant elle ne venait qu’aux heures que lui
indiquait Mme de Bagnolet. Et ces heures étaient toujours calculées – sans
qu’elle s’en doutât – de manière à ce qu’elle ne se rencontrât jamais avec
le dauphin qui ne manquait jamais d’accompagner son « beau cousin »
dans ses visites journalières à l’hôtel de Bagnolet.

Montauban venait la voir chez elle. Et lui-même avait demandé que


la mère Agadou assistât à ces entretiens. Bien que la vieille sorcière,
comme il l’appelait, ne lui inspirât aucune confiance, sa présence
permettait de sauvegarder les convenances.

D’ailleurs, il ne faudrait pas en conclure qu’il passait tout son temps


au logis de Primerose. Jamais il ne s’était tant démené. La cruelle
déception qu’il avait éprouvée à la suite de sa mésaventure avec le roi ne
l’avait nullement abattu. Il s’était dit que, puisque la fortune lui échappait
de ce côté, il n’avait qu’à la chercher ailleurs. C’est ce qu’il avait fait. Et
alors le souvenir du cardinal de Lorraine lui était revenu. Cependant,
comme, peut-être sans s’en rendre compte lui-même, il avait toujours
éprouvé une instinctive répugnance à accomplir cette démarche, il trouva
encore moyen de la reculer. Et il s’en alla tout d’abord voir son ami le duc
de Ponthus.

Comme toujours. Ponthus le reçut avec cette affabilité affectueuse


qui sentait si bien son grand seigneur et qui cependant mettait si bien à
leur aise ceux à qui elle s’adressait. Non seulement ses sentiments à
l’égard du chevalier n’avaient pas été atteints par les révélations du roi,
mais encore son amitié pour lui s’était accrue du fait même de ces
soupçons qu’il persistait à croire injustifiés.

Avec cette délicatesse qu’il puisait dans la bonté de son cœur, il se


garda bien de lui répéter les paroles du roi et de lui faire connaître
l’opinion peu flatteuse qu’il avait de lui. Sa nature essentiellement droite,
répugnant au mensonge, il se fût trouvé assez embarrassé pour parler de
cette affaire, si Montauban n’avait pris les devants et sans le savoir, ne
l’avait mis à son aise en attribuant lui-même la froideur de l’accueil royal
à sa sotte algarade avec le dauphin. Ainsi la qualifiait-il maintenant.

Ponthus en avait profité pour demander des précisions à ce sujet


qu’il désirait connaître, non par banale curiosité, mais par intérêt pour le
chevalier qu’il voulait justifier aux yeux du roi. Et Montauban ne s’était
pas fait prier pour raconter comment les choses s’étaient passées. Ce récit
achevé, – et il le fit en toute sincérité sans chercher aucunement à
atténuer les torts qu’il pouvait avoir, – il ajouta :

— Je n’en veux pas au roi du mauvais accueil qu’il m’a fait. Son
ressentiment paternel me paraît légitime. Mais duc, j’en appelle à votre
jugement, la main sur la conscience, suis-je vraiment aussi coupable que
le roi paraît le croire ?

Ayant posé cette question, il attendit la réponse avec une sorte


d’anxiété qui attestait l’importance qu’il attachait à cette réponse. Il
n’attendit pas longtemps. Ponthus répondit aussitôt, sans la moindre
hésitation :

— Je ne saurais vous dire si, au point de vue des lois qui nous
régissent, vous êtes coupable ou non. Mais ce que je sais bien, c’est que, à
votre place, j’eusse agi tout comme vous l’avez fait.

— Par l’âme de mon père, vous m’enlevez un rude poids de dessus la


conscience ! s’épanouit Montauban. Vous êtes l’homme que j’estime le
plus au monde, sire duc, et dès l’instant que vous me dites que vous
eussiez agi comme moi, cela me suffit. Le jugement des autres m’importe
peu.

— Ainsi, fit Ponthus, en répondant au compliment par un sourire,


vous ne gardez pas rancune au roi de son ingratitude à votre égard ?

— Un autre vous dirait que le roi est le roi, c’est-à-dire le maître en


tout et pour tout, même de répondre par une noirceur à un bienfait,
répondit Montauban.

Et avec son sourire railleur, il ajouta :

— Mais, comme le dit un brave homme de ma connaissance, je suis,


moi, un de ces malheureux dévoyés qui se mêlent de juger leurs
semblables d’après leurs actes et non point d’après leurs titres. Un de ces
criminels endurcis, voués au bourreau, qui ne se sentent point pénétrés
de respect et de vénération pour ce qu’on appelle les grands de la terre. Je
juge le roi comme un simple mortel et je ne saurais lui en vouloir de ce
que, père avant tout, il a pris fait et cause pour son fils, même avant que
de savoir si les torts n’étaient pas du côté de ce fils. De ce fait, je lui en
veux si peu que, malgré qu’il ait si mal reconnu le service que je lui ai
rendu avant-hier, je ne suis venu vous trouver, vous, duc, que pour lui
rendre un autre service que je crois d’égale valeur.

— C’est-à-dire, fit vivement Ponthus soudain très attentif, lui sauver


de nouveau la vie ?

— Peut-être bien, sourit Montauban.

— Service, fit Ponthus en le fixant avec insistance, qui,


probablement, ne sera pas mieux reconnu que le précédent.

— Peu importe ! répliqua Montauban avec vivacité. J’agis ici pour la


satisfaction de ma conscience et non point poussé par un vil intérêt.
Faites-moi la grâce de le croire. C’est tellement vrai que je vous
demanderai de ne pas divulguer au roi que c’est de moi que vous tenez les
renseignements que je vais vous donner et qu’il me paraît préférable de
lui laisser ignorer.

— Parlez, sire chevalier, fit Ponthus devenu soudain grave.


Montauban, tout à son idée, ne remarqua pas qu’il évitait de faire la
promesse qu’il lui demandait. Il reprit, se faisant grave à son tour :

— Duc, avez-vous cru que c’est le hasard qui m’a amené au chemin
de la Corderie au moment précis où vous étiez assaillis, le roi et vous, par
ces malandrins ?

— Le hasard, non… J’ai pensé que vous veniez me faire visite.

— Je ne venais pas vous faire visite, duc. Je venais là, comme j’y
venais tous les soirs, depuis plus de quinze jours, en prévision de…
l’événement qui s’est produit ce soir-là.

— Que me dites-vous là ? s’écria Ponthus en pâlissant. C’était au roi


qu’on en voulait ?

— Un bel et bon attentat, oui, duc.

— Et vous le saviez ?… Et vous n’avez rien dit ?


— Eh ! duc, me prenez-vous pour une mouche de la prévôté ?

— Pardon ! oh ! pardon ! s’excusa vivement Ponthus. Mais c’est que


c’est tellement grave ce que vous me dites !… Comment avez-vous su cela,
vous, chevalier ?

— Le hasard d’une conversation surprise dans le chemin même de la


Corderie. Tenez, précisément le soir où j’ai eu la joie de faire votre
connaissance. C’est en vous quittant, après vous avoir reconduit jusqu’à
votre maison, que j’ai surpris cette conversation.

— Et vous ne savez pas qui étaient ceux qui parlaient ainsi ?


demanda Ponthus en le regardant droit dans les yeux.

— Il faisait nuit noire. Je ne les ai pas vus, dit froidement


Montauban.

Ponthus comprit qu’il ne lui ferait pas dire ce qu’il ne voulait pas
dire. Il n’insista pas.

— Si je ne les ai pas vus, reprit le chevalier, je les ai entendus. Et


c’était l’essentiel. Les gens qui vous ont attaqué étaient bien des truands
de basse truanderie. Ils ignoraient qu’ils avaient affaire au roi. Ils en
voulaient réellement à votre bourse. Ils étaient d’ailleurs bien résolus à
vous supprimer pour s’approprier cette bourse. Mais ces truands
n’étaient que des instruments inconscients aux mains d’autres individus
qui leur avaient indiqué le coup à faire, et qui se tenaient prudemment
dans l’ombre. Ceux-là savaient bien ce qu’ils faisaient. Ceux-là savaient
qu’ils s’attaquaient au roi. Ceux-là voulaient bel et bien supprimer le roi
François 1er.

— Voilà qui est effrayant murmura Ponthus, plus ému qu’il ne


voulait bien le laisser voir. Et sans vous, chevalier, cet horrible fait
s’accomplissait. Il n’a tenu qu’à un fil.

— Oh ! tout n’est pas dit encore, dit Montauban avec un flegme


imperturbable. Ce coup manqué, il se pourrait fort bien qu’ils le
recommençassent. C’est pourquoi j’ai tenu à ce que vous fussiez averti.
Vous pourrez ainsi prendre vos précautions, vous tenir sur vos gardes.
Car, ajouta-t-il en fixant à son tour le duc avec insistance, il ne saurait
être question de mettre le roi au courant… Ce serait donner le branle à la
machine judiciaire, la monstrueuse machine à broyer… Et j’espère bien,
d’autre part, que vous n’allez pas lâcher la prévôtaille sur cette affaire
qu’elle embrouillera de son mieux, sans pour cela faire œuvre utile.

— Soyez tranquille rassura Ponthus, je suis comme vous, moi.


J’aime assez faire mes affaires moi-même. Me voici dûment averti. Je
vous réponds que je ferai bonne garde.

— Je m’en rapporte à vous, dit Montauban, sans se départir de son


flegme.

Ponthus lui prit la main, la serra avec effusion, et avec une émotion
intense :

— Chevalier, dit-il, vous m’avez sauvé deux fois la vie, mais le


service que vous me rendez en ce moment est tel qu’il dépasse encore
ceux que vous m’avez déjà rendus.

— Vous exagérez, mon cher duc, sourit Montauban ; en ce moment,


ce n’est pas à vous que je rends service, mais bien au roi.

— C’est que, fit Ponthus, si grave qu’il en paraissait solennel, c’est


que vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce qu’est le roi pour
moi. Je vous dis que ce dernier service dépasse tout ce que vous avez fait
pour moi jusqu’à présent. Chevalier, je suis vôtre jusqu’à la mort. Tout ce
qu’il vous plaira de me demander, jusques y compris mon sang jusqu’à la
dernière goutte, je vous le donnerai avec joie.

— Bon, fit Montauban, le plus simplement du monde, cela tombe à


merveille : j’ai précisément un service à vous demander.

— Tant mieux ! s’écria Ponthus avec une joie manifeste.


Et avec empressement :

— Est-ce ma bourse qu’il vous faut ? La voici… Et soyez tranquille, si


elle n’est pas suffisamment garnie, on la remplira autant de fois qu’il sera
nécessaire… Est-ce mon épée dont vous avez besoin ?…

— Mon cher ami, interrompit Montauban avec une douceur qui


trahissait la douce émotion que lui causaient la spontanéité et la chaleur
de ces offres généreuses, laissez votre bourse et votre épée dont je n’ai
que faire pour l’instant. Écoutez plutôt ce que je veux vous demander.

Il se recueillit, un instant et, se renversant sur le dossier du fauteuil


où il était assis, de cet air froid qu’il prenait en certaines circonstances, il
commença :

— Tel que vous me voyez, je me suis rendu coupable d’une action


qui me déshonore à mes propres yeux : je me suis fait le complice d’un
vol.

— Vous, le complice d’un vol, se récria Ponthus. Vous ne me ferez


jamais croire cela.

— Cela est pourtant, répéta Montauban avec force. Il est vrai que je
ne pouvais faire autrement. Ma vie était menacée.

Vous me direz peut-être que j’eusse dû me laisser tuer sur place


plutôt que de commettre cette méprisable action. Je l’eusse fait, en effet,
si j’avais été seul. Malheureusement, j’avais avec moi une personne qui
eût, comme moi, payé de sa vie ma résistance. Je ne me suis pas senti le
courage de sacrifier cette personne qui m’est chère.

— Eh bien ! mais, fit Ponthus, je ne vois rien de déshonorant là


dedans, moi. Vous avez dû céder devant la force brutale. Vous n’y pouvez
rien. De là à dire que vous vous êtes fait le complice d’un vol, comme vous
le dites, il y a tout de même un peu loin.

— Excuse, monsieur, et mauvaise excuse, persista Montauban. Il


n’en reste pas moins acquis que moi, Hoël de Montauban, j’ai aidé à
décharger des sacs de sel qui appartenaient au roi. Et que, ce faisant, je
me suis rendu complice d’un vol. Je me suis déshonoré.

— Il s’agit donc de ces fameux sacs de sel dont la disparition


mystérieuse a si fortement ému les Parisiens ? demanda vivement
Ponthus.

— Oui, dit nettement Montauban, qui ajouta : honoré, comme vous


l’êtes, de l’amitié et de la confiance du roi, je suppose que vous savez ce
qu’ils contiennent, ces sacs ?

— Je sais qu’ils contenaient deux millions en or, répondit Ponthus


aussi nettement.

— Eh bien ! duc, fit tranquillement Montauban, voulez-vous m’aider


à faire rentrer ces deux millions dans les coffres du roi ?

— Vous voulez faire cela, vous ? s’émerveilla Ponthus.

— Mon honneur y est engagé, prononça gravement Montauban, et je


le ferai, foi de Montauban… ou j’y laisserai ma peau.

Au ton dont ces paroles furent prononcées, Ponthus comprit qu’il


ferait ainsi qu’il disait. Rendons-lui cette justice de dire que, pas un
instant, il n’avait douté de la scrupuleuse probité de son nouvel ami. Il est
certain qu’à sa place il eût agi comme lui. Pourtant, il ne put s’empêcher
de lui jeter un regard d’admiration sincère pendant que, sans l’ombre
d’une hésitation, il acceptait :

— Je suis votre homme, chevalier. Disposez de moi comme vous


l’entendrez.

— Merci, duc, fit simplement Montauban.

Il se leva pour prendre congé et ajouta :


— Je ne puis dire encore quand il nous sera possible d’entreprendre
cette expédition, pour la bonne raison que je l’ignore moi-même. Mais
soyez tranquille, vous me verrez accourir quand le moment sera venu.

— Vous me trouverez prêt, assura Ponthus.

Ils échangèrent une cordiale poignée de main, et Montauban partit,


reconduit par le duc de Ponthus jusqu’à la grille de la rue, où ils se
séparèrent.
Chapitre 24

Montauban se décide enfin d’aller voir le cardinal de Lorraine

Or, après avoir longtemps hésité, après avoir reculé tant qu’il avait
pu, sous une foule de prétextes plus piètres les uns que les autres, qu’il se
donnait à lui-même, un jour arriva quand même où le chevalier de
Montauban sortit de chez lui, et se dirigea vers l’hôtel de Cluny. Ce jour-
là, il avait mis son bel habit neuf, dans une des poches duquel il avait
précieusement serré la lettre paternelle adressée à monseigneur le
cardinal de Lorraine. Quand nous disons « son bel habit neuf », c’est une
manière de parler toute relative. À la vérité, cet habit était loin d’être neuf
et beau. Il était même assez fatigué, et on y pouvait compter plus d’une
reprise. Mais Langrogne, par vieille habitude, continuait à l’appeler ainsi.
Et Montauban, sans y prendre garde, disait comme lui. Au reste, l’habit
était d’une irréprochable propreté.

Donc, ce jour-là, Montauban se dirigeait résolument vers la rue des


Mathurins, où se trouvait la principale entrée de l’hôtel Cluny. Et il avait
une mine maussade qui indiquait que la démarche qu’il allait faire était
loin d’être de son goût. Chose curieuse, lui qui avait vu fréquemment le
baladin Pontalais, il n’avait jamais eu l’idée de lui dire qu’il s’était décidé
à aller tenter la fortune auprès du cardinal de Lorraine. Il est certain que,
s’il l’avait fait, Pontalais n’aurait pas manqué de lui dire que le cardinal de
Lorraine n’était autre que ce seigneur qu’il avait rudement malmené sur
le chemin de Bagnolet. Et Montauban eût compris qu’il était inutile
d’aller plus loin. Il s’était si bien arrangé, sans le savoir, qu’il était clair
qu’il n’obtiendrait rien du cardinal. Il eût même été prudent de ne pas
approcher de trop près la demeure du cardinal, qui devait avoir gardé une
furieuse rancune de sa mésaventure et qui ne manquerait pas d’en tirer
une vengeance éclatante s’il commettait l’imprudence de venir se jeter
bénévolement dans ses griffes.

Mais Montauban n’avait pas songé à se confier à Pontalais, lequel,


par conséquent, n’avait pu le mettre sur ses gardes. Et il s’en allait vers la
demeure du cardinal sans se douter le moins du monde de la surprise
désagréable qui l’y attendait. Il est vrai que, sans trop savoir pourquoi, il y
allait comme un chien qu’on fouette. Mais il y allait tout de même. Au
fond, l’humeur du chevalier venait de l’humiliation qu’il éprouvait à s’en
aller « quémander », comme il disait, un emploi.

Il finit par arriver. Il lui fallut décliner son nom, attendre que
monseigneur eût décidé s’il pouvait le recevoir ou non, faire antichambre
en un mot. Encore n’eut-il pas à se plaindre. Dans cette antichambre
encombrée de visiteurs et de solliciteurs arrivés avant lui, il eut la bonne
fortune d’être appelé le premier. C’était une faveur appréciable. Cette
faveur, il l’attribua à la lettre de recommandation de monsieur son père
qu’il avait fait passer en même temps que son nom. Elle lui parut de bon
augure.

Il se trompait. Cette lettre était encore sur la table de travail, devant


le cardinal de Lorraine qui n’avait même pas jeté les yeux dessus, qui
n’avait prêté aucune attention à ce nom de Montauban qu’il connaissait
très bien – trop bien – tant il était absorbé par ses pensées. Cette faveur,
il la devait tout simplement, et sans qu’il s’en doutât, à Thibaut et à
Lubin. Les deux ivrognes qui promenaient leur désœuvrement et leur
ennui de salle, en salle, l’avaient reconnu au passage. Féroces dans leur
rancune, prévoyant bien ce qui allait se produire, ils s’étaient rués avec
des trognes hilares dans le cabinet de « monseigneur », où ils avaient
leurs entrées – à peu près au même titre que le chien préféré de leur
illustre maître.

Le cardinal venait d’avoir un long et sérieux entretien avec son


neveu François d’Aumale et, ainsi que nous l’avons dit, il s’était enfoncé
dans des méditations profondes. En ce moment même, il était en train de
se dire, comme conclusion :

« De toutes ces histoires, il résulte que j’ai eu tort de laisser faire


mon frère Claude et non neveu François. J’aurais dû prévoir que, soldats
avant tout, ils agiraient en soldats. Ils s’embarrassent toujours d’une foule
de scrupules qui ne sont pas de saison ici. Nous n’en finirons jamais si je
ne m’en mêle activement. Ainsi ferai-je dès maintenant. Et d’abord que
nous faut-il avant tout ? Un homme qui soit un poignard vivant capable
de frapper aveuglément, sans chercher à savoir, à comprendre, celui que
je lui désignerai. Un homme assez fort et assez adroit pour ne pas
manquer son coup. Un homme enfin qui nous soit assez dévoué pour ne
pas nous trahir quoi qu’il puisse arriver. Un pareil homme ne court pas
les rues, c’est évident. Cependant, il ne doit pas être impossible de le
trouver. En cherchant bien… Et en y mettant le prix… Je chercherai moi-
même. Et il faudra bien que je trouve cet homme. »

Au moment précis on il prenait cette résolution, Thibaut et Lubin


faisaient irruption dans le cabinet, venaient se courber devant lui autant
que le leur permettait la rotondité de leurs énormes bedaines, et, oubliant
toute étiquette dans la joie féroce qui les transportait, avant que d’être
interrogés, mugissaient en même temps, et avec un accent de triomphe :

— Monseigneur, il est ici !

Arraché brusquement à ses pensées, le cardinal sursauta dans son


fauteuil. Et foudroyant du regard les deux importuns, il gronda :

— Çà, êtes-vous ivres ou fous, mes révérends ?

En toute autre circonstance, devant la colère du maître, Thibaut et


Lubin fussent rentrés sous terre. Cette fois-là, ils ne prirent pas garde à
cette colère, tant le désir de la vengeance les animait. Toutefois, ils
sentirent la nécessité de s’expliquer plus clairement qu’ils n’avaient fait.
Et tous les deux en même temps :

— Monseigneur, cet excommunié de Montauban a eu l’audace de


pénétrer ici, chez vous.

— Montauban ! tressaillit le cardinal.

— Là, monseigneur, triompha Thibaut, il est là, dans votre


antichambre.

— Il a eu le front de vous faire passer je ne sais quelle lettre


d’introduction, exulta Lubin.

Cette fois, le cardinal avait compris. Il avait encore sur le cœur le


sanglant affront qui lui avait été infligé sur le chemin de Bagnolet. S’il
avait négligé d’en tirer vengeance qu’il méritait, ce n’était pas par oubli ou
par mansuétude, comme on pourrait croire : c’était simplement parce
qu’il avait été très occupé à des choses plus importantes. Mais dès
l’instant que la vengeance se trouvait à portée de sa main, il n’était pas
homme à la laisser échapper. Ayant compris, il se fit aussitôt très attentif.
En allongeant la main vers la lettre à laquelle il n’avait prêté aucune
attention jusque-là, il la prit machinalement en disant :

— Une lettre d’introduction !… Celle-ci sans doute. Et vous dites


qu’il est là, dans la grande antichambre ?

— Oui, monseigneur, dit Thibaut.

— Nous avons pris sur nous d’ordonner en votre nom de fermer les
portes, dit Lubin toujours plus subtil. En sorte que vous le tenez, nous le
tenons, monseigneur !

— C’est plaisir d’avoir des serviteurs aussi intelligents et avisés que


vous, mes révérends, complimenta le cardinal avec un gracieux sourire.

Et pendant qu’ils se redressaient en se rengorgeant, il parcourait des


yeux la lettre, du père du chevalier de Montauban. Cette lecture achevée,
et ce fut vite fait, il donna quelques ordres brefs à Thibaut et à Lubin qui,
fiers des compliments reçus et pénétrés de leur importance, sortirent,
avec des trognes plus hilares que jamais, pour les exécuter.

Ils rentrèrent presque aussitôt en se frottant les mains avec une


jubilation intense et répondant à un regard de leur maître :

— C’est fait, monseigneur, dirent-ils en s’inclinant.

Et ils allèrent se dissimuler dans une embrasure de fenêtre, derrière


des rideaux, à l’abri desquels, invisibles, ils pourraient voir et entendre ce
qui allait se passer dans le cabinet. Et leurs petits yeux bouffis de graisse
luisaient d’une joie sauvage.

Ce fut ainsi que Montauban se vit accorder la faveur d’être reçu le


premier alors qu’il était arrivé le dernier. Faveur dont il sentit davantage
tout le prix quand, en suivant l’huissier qui l’avait appelé, il entendit un
autre huissier annoncer d’une voix glapissante que « monseigneur le
cardinal ne recevrait pas d’autres personnes ce jour-là. »

Cependant, il allait à la suite de l’huissier qui le guidait. Ils


traversèrent plusieurs salles qui se trouvèrent toutes encombrées de
soldats qui semblaient y être installés comme dans un corps de garde. Si
bien qu’il finit par s’étonner, et qu’il se dit :

« Ah çà ! est-ce que M. le cardinal redouterait d’être assailli dans sa


propre maison, qu’il fait garder pareillement les pièces qui aboutissent à
son cabinet ? »

S’il s’étonna, il ne s’inquiéta pas. Pas une fois, le soupçon ne


l’effleura que ces soldats qui le regardaient passer avec une indifférence
affectée pouvaient avoir été placés là à son intention. Il y pensa si peu,
qu’après s’être étonné, il se félicita :

« On s’attend donc à la bataille, ici ? Tant mieux, croix-Dieu, mes


services auront plus de chance d’être agréés. »

Après avoir traversé une dernière pièce, où il eut quelque peine à se


frayer un chemin au milieu des nombreux soldats qui s’y entassaient, il
entra d’un pas terme dans le cabinet de Son Éminence.

Le cardinal était seul. Du moins, à Montauban qui, de l’endroit où il


était venu se camper, à deux pas de la table, ne pouvait apercevoir
Thibaut et Lubin, toujours masqués par les rideaux de la fenêtre, il parut
seul. Il était assis devant sa table. Il était drapé dans sa robe rouge, et
comme il tenait la tête penchée sur le feuillet sur lequel il écrivait, le
chevalier n’apercevait guère que la petite calotte rouge qui couvrait le
haut de son crâne. Il ne reconnut donc pas en lui l’inconnu qu’il avait si
fort malmené sur le chemin de Bagnolet. Et, plein de confiance, l’œil
étincelant d’espoir, rêvant tout éveillé d’exploits prodigieux qui lui
assureraient tout à la fois la gloire et la fortune, il se tenait fièrement
campé – comme il convenait à un Montauban, croix-Dieu – dans une
attitude déférente, sans aspect exagéré.

Et comme il nageait dans un rêve doré où il se voyait comblé


d’honneurs et d’écus, le cardinal redressa la tête et, se renversant sur le
dossier de son fauteuil, riva sur lui un regard froid, singulièrement
pénétrant. Et Montauban le reconnut.

Il le reconnut, et fut précipité du haut de ses rêves de splendeur et


tomba rudement sur le sol rugueux de la réalité. La secousse morale fut si
forte qu’il demeura un instant anéanti, le cerveau vide de pensées. Et
quand il put se ressaisir, raisonner un peu, la première idée qui lui vint
fut celle-ci :

« C’est donc cela qu’il y avait tant de soldats dans les salles qui
précèdent ce cabinet !… Tous ces hommes étaient là pour moi !... Ils y
sont encore… Ils m’attendent, prêts à me mettre en pièces !… Je suis
perdu !… Jamais je ne sortirai vivant de ce guêpier où je suis venu me
jeter moi-même comme un sot, comme un niais que je suis !… Mais
minute, il s’agit de montrer à cet insulteur de femmes, à ce couard, ce
félon, il s’agit de lui montrer qu’un Montauban sait regarder la mort en
face. »

Et le chevalier se redressa, tout pâle, tout hérissé, dans une attitude


d’héroïque défi, et sur le regard froid du cardinal fixa des yeux
étincelants, cependant que sa main tourmentait nerveusement la garde
de sa rapière. Le cardinal toujours froid, prononça, avec une douceur
sinistre :

— Je vois que vous me reconnaissez.

— Peste, monsieur, répondit intrépidement le chevalier, on ne


saurait oublier une physionomie comme la vôtre. Surtout quand on l’a
vue dans une circonstance pareille : celle où j’eus l’honneur de vous voir.
Le cardinal demeura un instant pensif. Il étudiait cette figure
étincelante, ce sourire railleur qui semblait se moquer autant de soi-
même que des autres, cette attitude de froide, de folle intrépidité. Et il
songeait :

« Un brave ? C’est incontestable !… Qui sait si je n’ai pas devant moi


l’homme qu’il me faut, l’homme que je cherche ?… Il m’a insulté, il est
vrai. Cette insulte ne saurait demeurer impunie, c’est encore vrai. Ma
vengeance ne saurait-elle être différée ?… Qui me presse ?… J’ai attendu,
jusqu’à présent, je puis bien attendre encore… Les hommes de la trempe
de celui-ci sont rares. Commençons par l’acheter… quitte à me venger
plus tard, quand il aura accompli la besogne que je lui destine, quand je
n’aurai plus besoin de lui… Toute la question est de savoir si le brave peut
se doubler d’un bravo… Pourquoi pas ? C’est un aventurier sans feu ni
lieu, sans sou ni maille. Les scrupules ne doivent pas le gêner. S’il en a, il
n’y a qu’à les étouffer sous des monceaux d’or. Plus j’y réfléchis et plus je
crois que c’est là l’homme qu’il me faut. J’allais faire une bêtise en le
faisant saisir, jeter dans un cachot, décapiter, alors que, vivant, il peut me
rendre d’inappréciables services… C’est dit, je vais donner l’ordre aux
troupes de se retirer… Ou plutôt non, ne changeons rien à ce qui est.
Voilà la bonne idée : je le fais saisir, je le laisse languir quelque temps
dans un cachot. On le sort de là pour le conduire à la potence. Et quand il
a le nœud coulant passé autour du col, je lui offre la vie sauve. Je le tiens
déjà par la reconnaissance. Alors je l’assomme en lui offrant une fortune
telle qu’il n’a jamais osé en entrevoir une pareille, même dans ses rêves
les plus fous. Il est à moi corps et âme, c’est ma chose, j’en fais ce que je
veux, oui, décidément, voilà ce qu’il faut faire. »

Cette souplesse d’esprit rare, c’était ce qui faisait la force du


cardinal. En tout, il savait découvrir ce qui pouvait être utile à son
ambition. Et il n’hésitait pas à s’imposer à lui-même les sacrifices
nécessaires, si pénibles qu’ils fussent. C’est ainsi qu’il avait sacrifié son
caprice pour Primerose dès l’instant où il s’était aperçu que le dauphin,
paraissant plus épris qu’il ne l’avait pensé, cette rivalité amoureuse
pouvait anéantir tout son crédit auprès de son futur souverain. Et
maintenant, après avoir pris toutes ses dispositions en vue du meurtre de
l’homme qui l’avait insulté et menacé, il n’hésitait pas à remettre sa
vengeance à plus tard, puisqu’il y trouvait son intérêt.

— Monsieur, dit-il de son air froid, vous pensez bien que la lettre de
M. votre père ne peut plus avoir aucun effet maintenant.

— Je m’en doute, répondit Montauban plus froidement hérissé que


jamais.

Et d’un coup d’œil rapide comme l’éclair, il faisait aussitôt ce qu’il


avait négligé de faire jusque-là par politesse : il inspectait les lieux. Et
tout de suite, il s’aperçut que la pièce était vaste, que quatre portes
donnaient sur cette pièce et que la table de travail du cardinal, se dressant
à peu près au centre par quelque côté que l’on entrât, il fallait encore un
certain temps pour arriver jusqu’à lui, qui se tenait à quatre pas de cette
table. D’un autre coup d’œil, il parut calculer le nombre de pas qu’il
faudrait faire.

Et alors, juste comme son regard revenait se poser sur le cardinal, il


tressaillit. Une idée folle venait sans doute de surgir dans son esprit, car
ses traits se détendirent, et ses lèvres retrouvèrent instantanément ce
sourire railleur qui les quittait rarement. En même temps, il faisait ses
préparatifs pour le coup de folie qu’il méditait : il s’assurait que son
poignard se trouvait bien à portée de la main, et il se rapprochait un peu
de la table.

Comme on le voit, ces préparatifs se réduisaient à peu de chose. Si


peu de chose en vérité, que le cardinal n’y fit même pas attention.
Néanmoins, il faut croire que c’était beaucoup pour lui, car il respira plus
librement, comme un homme qui sent que l’effroyable situation dans
laquelle il est placé commence à devenir moins désespérée. Cependant, le
cardinal reprenait, et son attitude à lui aussi, se modifiait, se faisait moins
raide, presque souriante.

— Je le regrette, monsieur car j’aime les braves, et je dois


reconnaître que je n’en ai pas encore rencontré d’aussi follement brave
que vous.
Le compliment était si imprévu que Montauban, stupéfait, songea :

« Ah çà ! est-ce qu’il va me prendre quand même ?… Croix-Dieu ! s’il


fait cela, je suis vaincu ! Je n’ai plus qu’à m’incliner très bas devant tant
de grandeur et de générosité. »

En attendant, il saluait avec cette grâce altière naturelle chez lui.

— J’aurais pu vous faire saisir dès que j’ai su que vous étiez chez
moi, continua le cardinal, mais c’est précisément parce que j’ai reconnu
en vous un brave, que j’ai voulu vous voir pour vous dire : en insultant et
menaçant un prince de l’Église, vous avez commis un crime qui mérite la
mort. Tenez-vous prêt à marcher à l’échafaud, monsieur, je vais vous faire
arrêter.

En disant ces mots, il allongeait la main d’un geste nonchalant et


prenait le marteau d’ébène sur la table. Seulement, il ne l’abattit pas tout
de suite sur le timbre. Il le garda dans ses mains et se mit à jouer
machinalement avec.
Chapitre 25

Les choses se gâtent

— Je suis prêt, dit Montauban.

Et se redressant, l’œil flamboyant, la lèvre dédaigneuse, la main


frémissante, il corrigea :

— Non pas à marcher à l’échafaud, comme un mouton stupide mais


à défendre rudement ma vie. Frappez, monseigneur appelez vos hommes.
Et j’ose vous assurer que vous verrez quelque chose de pas ordinaire.
Quelque chose dont vous n’avez pas la moindre idée.

— Vous oserez résister ? s’écria le cardinal, stupéfait à son tour.

— J’oserai, oui, monseigneur ! Et de toutes mes forces, je tous en


réponds.

Il paraissait si résolu, il paraissait même si impatient de la bataille,


que le cardinal ne put s’empêcher de l’admirer. Peut-être ses intentions se
trouvèrent-elles, du fait de cette admiration, modifiées encore une fois,
car il allongea la main, saisit un parchemin et griffonna rapidement deux
lignes qu’il signa. Puis, laissant le parchemin devant lui :

— Croyez-moi, monsieur, dit-il froidement, le mieux que vous avez à


faire, c’est de rendre votre épée.

— Fi, monsieur, un Montauban ne rend pas son épée, répliqua le


chevalier.

— Vous êtes fou, monsieur, fit le cardinal en levant les épaules.

« Sachez que si j’abats ce marteau sur ce timbre, vingt hommes


armés entreront par chacune de ces portes.
— Il y a quatre portes : soit quatre-vingts hommes. Eh bien !
frappez, monseigneur. Je vous réponds que vos hommes fussent-ils dix
fois plus nombreux, ne me prendront pas vivant. Je crois même qu’ils ne
me prendront pas du tout.

Et comme le cardinal le regardait avec une stupeur indicible, il


ajouta, en souriant de son sourire railleur :

— Mon Dieu, oui, monseigneur, je crois que je m’en tirerai. Du


moins, j’ai une chance de m’en tirer.

— Voilà qui est merveilleux ! s’exclama le cardinal réellement


émerveillé.

Et comme s’il prenait soudain son parti :

— Monsieur de Montauban, si je vous disais que mon intention était


de vous prendre à mon service…

— Ah bah ! s’écria Montauban, ébahi. Pourtant, ces menaces…

— Si je vous disais, interrompit le cardinal, que je n’avais pas


l’intention de les mettre à exécution, que je ne voulais nullement vous
faire arrêter. Si je vous disais cela, me croiriez-vous ?

— Oui, monseigneur, répondit Montauban sans hésiter, parce que je


crois qu’un gentilhomme ne s’abaisse jamais à mentir. Mais si vraiment
votre intention était telle que vous dites, je ne comprends plus la
signification de ce jeu auquel vous vous livrez.

— Parce que je voulais voir jusqu’où irait votre bravoure, expliqua le


cardinal.

Et s’animant :

— Mais vous parlez de tenir tête à quatre-vingts hommes, par le ciel,


ce n’est plus de la bravoure, cela ! C’est de la folie pure ! Eh bien ! je veux
voir jusqu’à quel point vous pousserez la folie. Je vais frapper.

Et il leva le marteau sur le timbre.

— Monseigneur, dit Montauban dont les yeux pétillaient de malice,


si ce n’est que pour voir, croyez-moi, mieux vaut ne pas appeler.

— Ah ! fit le cardinal en éclatant de rire, je savais bien que vous


reculeriez, que vous auriez peur !

Il laissa tomber le marteau sur la table et se renversa sur le dossier


de son fauteuil en pouffant de rire. Ce rire cingla Montauban comme eût
pu faire un coup de cravache. Et se redressant, frémissant sous l’insulte :

— Peur, moi, Hoël de Montauban ! Par le sang de Dieu, tenez, voici


votre marteau. Frappez, appelez… Appelez donc, monsieur, et vous verrez
si un Montauban connaît la peur.

— Ah ! par le ciel ! s’écria le cardinal, c’est ce que nous allons voir !

Et il frappa violemment sur le timbre. Et, chose étrange, qui eût dû


le mettre sur ses gardes, le chevalier retrouva instantanément un sang-
froid terrible. Il se tint contre la table, ramassé sur lui-même, une main
appuyée à plat sur cette table, l’autre crispée sur le manche de la dague.
Et ses yeux pétillants surveillaient les quatre portes par où devait faire
irruption le flot des assaillants.

Elles s’ouvrirent en même temps, ces quatre portes. Et les soldats


entrèrent, la pique à la main, l’épée au côté, s’alignèrent sur deux rangs
devant chaque porte, l’officier commandant chaque groupe se tenant à la
tête de ses hommes. Cette manœuvre s’accomplit rapidement,
silencieusement, dans un ordre parfait, avec une précision toute militaire.

Renversé sur son fauteuil, le cardinal Jean de Lorraine attendit les


quelques secondes nécessaires pour permettre d’effectuer cette
manœuvre. Pendant ces quelques secondes, il observa du coin de l’œil le
chevalier de Montauban. Il le vit très calme, très résolu, quoique un peu
pâle. Il se tenait droit, la main toujours appuyée sur la table, son sourire
railleur aux lèvres, une lueur de malice au coin de l’œil. Et il ne bougeait
pas plus que s’il était soudain devenu de pierre.

Le cardinal Jean, nous croyons l’avoir dit, était un poltron.


Précisément parce qu’il manquait de cette bravoure remarquable qui était
celle de son aîné, le duc Claude, et de son neveu, le comte François, il n’en
admira que plus vivement la ferme contenance, l’extraordinaire audace
de ce jeune homme que, dans son esprit il avait condamné à mort. Et il se
disait :

« C’est qu’il n’a pas peur !… C’est qu’il est bien résolu à tenir tête !…
Tenir tête, seul, à près de cent hommes !… Est-ce possible ?… C’est qu’il
est bien tranquille !… On dirait, oui, par le Dieu vivant, on dirait qu’il est
sûr de se tirer d’affaire !… Quel coup peut-il bien méditer ?… Quelle ruse
a-t-il pu imaginer ?… Par le ciel, je veux voir cela ! S’il y laisse sa peau, il
n’aura que ce qu’il mérite. S’il s’en tire !… S’il s’en tire, eh bien ! j’aurai
mis la main sur un homme incomparable, unique !… Et je ne dis pas que
je n’oublierai pas ses insolences et ses bravades. »

Et tout haut, d’une voix brève, désignant de la main le chevalier


impassible il commanda :

— Saisissez cet homme.

Les quatre groupes formidables s’ébranlèrent en même temps à la


suite de leurs chefs, la pique en avant. Ils se mirent en marche en silence,
posément, sans hâte inutile, avec méthode et précision, comme à la
parade. Et tout de suite la manœuvre se dessina : les quatre troupes
allaient à la rencontre l’une de l’autre en s’étendant à droite et à gauche,
de manière à former un vaste cercle. Ce cercle, une fois formé, avançait,
en se rétrécissant, vers la table devenue le centre et le but de la
manœuvre. Et cela vous avait l’allure louche, inquiétante, terrifiante de
quelque monstre hideux, inconnu, hérissé de longues piques acérées. Et
la proie visée, au centre de ce cercle infernal qui gagnait en profondeur ce
qu’il perdait en circonférence, la proie, prise dans ce hérissement
formidable de pointes aiguës et tranchantes, devait inévitablement
tomber lardée, hachée, tailladée en cent petits morceaux.

Telle était l’horrible manœuvre qui s’ébaucha. Et cela, cette chose


affreuse, lâche, honteuse, pour venir à bout d’un homme. Un homme
seul.

La hideuse machine à larder et à broyer s’était mise en marche. Le


cardinal de Lorraine, son ordre donné les yeux fixés sur le chevalier, un
sourire sardonique aux lèvres, un sourire qui disait : « Tire-toi de là… si
tu peux », se leva très posément : il s’agissait pour lui de se mettre à
l’écart, de laisser Montauban seul au milieu du cercle diabolique qui
devait le réduire en bouillie sanglante. Il s’agissait de se mettre à l’écart et
de regarder, car, comme de juste, il voulait voir l’aboutissement de cette
manœuvre qu’il avait peut-être conçue lui-même.

Il se leva et repoussa son fauteuil. Pendant qu’il accomplissait ce


mouvement, il entendit distinctement le chevalier qui, de sa voix
railleuse, disait :

— Tant pis pour vous, monsieur, c’est vous qui l’aurez voulu. Au
même instant il se sentit harponné, immobilisé, étreint dans une pression
si puissante qu’il en perdit à moitié la respiration.

Comme il l’avait très bien observé, Montauban, depuis un moment,


méditait son coup : le coup de folie qui, s’il réussissait, devait le tirer
indemne de l’effroyable guêpier où il s’était fourvoyé, après lequel, s’il ne
réussissait pas, il n’avait plus qu’à dire adieu à la vie et à se faire
massacrer sur place. Au moment où le cardinal se levait, s’appuyant de la
main sur elle, il avait sauté par-dessus la large table d’un bond
prodigieux. Il s’était ainsi trouvé porté devant le cardinal sur lequel il
avait aussitôt abattu les tenailles d’acier qu’étaient ses mains, et,
resserrant sur lui l’étreinte puissante de ses bras vigoureux, l’avait tout
d’abord réduit à l’impuissance en l’étouffant à moitié contre sa large
poitrine.

Et cela s’était accompli avec une rapidité telle que le cardinal ne put
même pas voir le mouvement accompli, ne sentit pas le danger qui le
menaçait, ne comprit ce qui lui arrivait que lorsqu’il se vit pris, incapable
d’ébaucher un geste de défense, trop tard par conséquent.

Après l’avoir à moitié étouffé, Montauban desserra sa formidable


étreinte, le laissa respirer un coup en le maintenant d’une main. De
l’autre, il tira la dague hors de sa gaine et, froidement, lui en mit la pointe
sur la gorge. Et cela encore s’accomplit avec une rapidité qui tenait du
prodige.

Alors, ce que Montauban avait espéré se produisit. Devant


l’éloquence terrible de ce geste imprévu, les officiers effarés comprirent
quelle était la mortelle intention de celui qui venait d’accomplir ce coup
d’audace inouïe. Ils comprirent aussi que s’ils faisaient un pas de plus en
avant, c’en était fait de leur maître qui tombait la gorge ouverte,
impitoyablement immolé par le forcené qui le tenait à sa merci. Ils
comprirent cela, et eux qui n’auraient pas tremblé pour eux-mêmes, ils
s’arrêtèrent net, sans attendre un ordre qui pouvait arriver trop tard, et
demeurèrent cloués sur place, livides, tremblants, la sueur de l’angoisse
au front.

Ils s’arrêtèrent et, naturellement, derrière eux, leurs hommes


s’immobilisèrent, aussi effarés, aussi épouvantés qu’eux.

Alors Montauban qui, sous son calme apparent, suivait du coin de


l’œil tous leurs mouvements avec une anxiété qui le faisait haleter, alors
seulement, Montauban respira plus librement. Et, dans un soupir de
soulagement, se dit en lui-même :

« Je crois maintenant que je m’en tirerai ! »

Cependant sa voix froide, mordante singulièrement impérieuse,


prononçait tout haut, de manière à être entendue de tous :

— Vie pour vie, monseigneur ! Votre parole que je suis libre, ou je


vous égorge !…

Le cardinal n’était pas brave. En toute autre circonstance, il eût


frémit d’épouvante, peut-être même se fût-il évanoui de terreur. Mais ici,
il était en somme maître lui-même de sa destinée. Il n’avait qu’un mot à
dire pour se tirer d’affaire. Cette certitude qu’il avait de s’en tirer à bon
compte lui permit de faire bonne contenance.

— Vous avez ma parole de gentilhomme, dit-il, avec un grand air de


noblesse.

Montauban le lâcha aussitôt, remit tranquillement la dague au


fourreau. Et reculant de deux pas, il croisa les bras sur la poitrine et
attendit en fixant son œil clair sur le cardinal, comme pour lui demander
d’ordonner aux troupes qui l’entouraient de lui livrer passage. Et son
attitude très naturelle, très aisée, point provocante, mais nullement
inquiète, disait clairement sa confiance absolue en la parole qu’on venait
de lui donner.

Nous ne saurions dire si le cardinal était furieux, et humilié, ni s’il se


sentit touché de l’éclatante preuve de confiance que le chevalier lui
donnait. Ce que nous savons, c’est que, ayant perdu la partie, il sut se
montrer beau joueur. Son attitude à lui aussi fut de tous points ce qu’elle
devait être : noble, majestueuse, comme il convenait au puissant
personnage qu’il était. Il commença par se tourner vers ses officiers et
ordonna :

— Vous avez entendu, messieurs ? Quoiqu’il advienne, monsieur,


qui est un brave, doit pouvoir sortir libre de cette maison. Que vos
hommes rentrent à leur quartier. Allez, messieurs.

Ces quatre officiers étaient des gentilshommes. S’ils avaient tremblé


pour la vie de leur seigneur et maître, ils n’en avaient pas moins admiré
l’attitude intrépide de ce jeune homme dans l’épouvantable situation où il
s’était trouvé. Ils avaient admiré encore sa force et son agilité, et
l’extraordinaire sang froid avec lequel il avait su combiner et exécuter
l’audacieuse et déconcertante manœuvre qui lui avait permis de se tirer
d’affaire. Ils avaient encore l’épée nue à la main. Sous le coup de cette
admiration, tous les quatre, d’un même mouvement, comme s’ils s’étaient
donné le mot, ils se tournèrent vers, lui et le saluèrent d’un geste large de
l’épée.

Plus touché qu’il ne voulait bien le laisser voir de cet hommage


spontané rendu à sa valeur, Montauban rendit la politesse en s’inclinant
avec une courtoisie souriante devant ces quatre hommes qui, l’instant
d’avant, le menaçaient de ce fer avec lequel ils venaient de le saluer et
qu’ils remettaient au fourreau en ce moment.

Pendant que les soldats se retiraient, le cardinal, s’adressant à


Montauban qui s’inclinait devant lui comme pour prendre congé, lui dit,
sur un ton d’autorité auquel il eût été difficile de se soustraire :

— Demeurez encore un instant, je vous prie. Nous n’en avons pas


fini, nous deux.

Montauban demeura à sa place sans sourciller. Seulement, en lui-


même, il se disait :

« Ho ! diable ! que me veut-il encore ?… Va-t-il chercher à revenir


sur sa parole ?… C’est curieux comme on manque d’air dans cette
fastueuse demeure ! Je respirerais plus à mon aise dans la rue. »
Chapitre 26

Montauban tient enfin la fortune

Malgré cette inquiétude vague qui se levait en lui, il restait et


montrait un visage impassible. Seulement, plus que jamais, il se tenait
sur ses gardes, s’attendait à tout, et tenait les yeux obstinément fixés sur
le cardinal. Il n’en était pas plus avancé d’ailleurs, car le cardinal montrait
un visage impénétrable. Seulement, comme malgré tout ce visage
demeurait très froid, l’inquiétude du chevalier était en somme assez
justifiée.

Le cardinal avait repris sa place dans son fauteuil, devant sa table de


travail. D’un geste poli, il avait invité le chevalier à reprendre la sienne
devant lui. Et celui-ci avait obéi en silence. Le cardinal avait reprit ce
parchemin sur lequel il avait griffonné deux lignes avant d’appeler ses
soldats. Il biffa un mot qu’il remplaça par un autre, ajouta deux autres
lignes et signa de nouveau.

Montauban le regardait faire, essayant vainement de lire ce qu’il


écrivait. Et sentant son inquiétude grandir, il songeait :

« Ah çà ! est-ce encore pour moi qu’il écrit ? Est-ce ma


condamnation qu’il vient de signer et resigner ? Mort de tous les diables,
il faut en finir ! Je commence à en avoir assez, moi, d’être ainsi tourné et
retourné sur le gril !…

Le cardinal, ayant fini d’écrire, laissa le parchemin devant lui, et


leva la tête. À ce moment, les portes s’étaient refermées sur les derniers
soldats sortis, il se trouvait de nouveau seul avec Montauban. C’était ce
qu’il attendait :

— Ça, monsieur, dit-il en le fixant, c’était donc là ce que vous


appelez « une chance de vous en tirer » ?
Montauban était furieux de voir qu’il ne parvenait pas à démêler ses
intentions, pas plus dans ses intonations et ses attitudes, que sur son
visage fermé. Et il se hérissa pour répondre.

— Eh ! monsieur, fit le cardinal avec hauteur, qui vous reproche


quelque chose ?

Et se radoucissant brusquement :

— J’ai voulu voir ce que vous valiez réellement. J’ai vu, je suis fixé
maintenant. Monsieur, ce que j’admire le plus en vous, ce n’est pas votre
force extraordinaire, ni votre folle bravoure. Ce que j’admire surtout, c’est
ce rare esprit de décision qui est le vôtre, c’est le sang-froid et l’audace
rares avec lesquels vous exécutez instantanément ce que vous avez
décidé.

— Vous me comblez, monseigneur, dit froidement Montauban, qui


se demandait s’il raillait ou s’il parlait sérieusement.

— Finissons-en, reprit le cardinal de sa voix tranchante.

— Oui, monseigneur. Convenez que la chance avait sa valeur…


Souvenez-vous aussi que j’ai fait ce que j’ai pu pour vous empêcher de me
mettre dans la pénible nécessité de la courir, cette chance.

Et, rivant sur lui l’éclat de ses prunelles, brutalement, à peu près
comme il eût administré un coup de trique :

— Monsieur, vous êtes venu vous offrir à moi…

Il fit une courte pause, et acheva :

— Je vous prends.

Le ton qu’il avait pris permettait à Montauban attentif de s’attendre


à tout. À tout, sauf à cette décision que rien ne permettait de prévoir.
Montauban fut stupéfait. Mais il se tenait trop sur ses gardes pour laisser
voir ses sentiments intimes. Il s’était fait de glace dès le début de ce
nouvel entretien, qui lui apparaissait alors comme une sorte de duel qui
pouvait être mortel pour lui. Ce fut avec le même air glacial qu’il s’écria :

— Vous me prenez, monseigneur ! Malgré…

— Je vous prends, interrompit le cardinal du même ton cassant. Je


vous prends, non pas « malgré », mais « à cause ». Je vous prends,
monsieur de Montauban, à cause de ce qui s’est passé entre nous sur le
chemin de Bagnolet. Je vous prends, surtout, vous entendez ? surtout, à
cause de ce qui vient de se passer ici même, il y a un instant. Trouvez-
vous quelque chose à dire à cela ?

— Oui, monseigneur, répliqua Montauban, dont la froideur fondit


instantanément, et dont l’œil clair se mit à pétiller. J’ai à dire que ce que
vous faites est vraiment grand, noble, généreux. Je dis que je commence à
entrevoir que le prince capable d’une telle magnanimité est vraiment le
maître qu’il faut à un homme tel que moi.

Le cardinal le tenait sous le feu de son regard froid, singulièrement


pénétrant. Il le vit vibrant de sincère admiration. Une lueur de triomphe
passa dans son œil gris d’acier. Lui aussi, il modifia instantanément son
attitude qui, de hautaine et cassante qu’elle était, se fit enveloppante,
cordiale, bienveillante. Et avec un sourire caressant :

— En effet, monsieur, dit-il, à un homme de votre trempe, il faut un


maître exceptionnel. Et je crois, je suis sûr, que je suis ce maître-là. Donc,
je vous prends, et soyez tranquille, je me charge de votre fortune, moi.

Et avec une rondeur familière :

— À un homme extraordinaire comme vous, on ne saurait faire que


des offres extraordinaires. Voyons, que diriez-vous, pour commencer,
d’un traitement annuel de vingt mille livres, payables par quartiers et
d’avance ?

— Je dis, monseigneur, que je suis ébloui ! avoua Montauban, qui


croyait rêver.

— Ce qui veut dire que vous acceptez, sourit le cardinal. Nous disons
donc : vingt mille livres, auxquelles viendront s’ajouter les gratifications.
Et vous savez, monsieur, qu’on se plaît à reconnaître que j’ai la main
large.

— En effet, monseigneur, on dit : « Généreux comme le cardinal


Jean de Lorraine. »

— Il va sans dire, continua le cardinal en approuvant d’un signe de


tête, il va sans dire qu’à chaque expédition vos frais vous seront
largement remboursés. Vous aurez votre appartement dans ma maison.
Vous l’occuperez ou ne l’occuperez pas, ceci vous regarde seul. Vous
choisirez dans mes écuries les chevaux qui vous conviendront : deux pour
vous, deux pour votre écuyer. Si ces chevaux sont tués à mon service, c’est
moi qui les remplace, comme de juste. Vous commandez à tout le monde,
ici. Et vous n’avez d’ordres à recevoir que de moi-même. Tout cela vous
convient-il ?

— Peste ! monseigneur, protesta Montauban en toute sincérité, il


faudrait que je fusse bien difficile ! Mais vous oubliez une chose.

— Laquelle ? fit le cardinal en le fouillant jusqu’au fond des yeux.

— C’est de me dire ce que j’aurai à faire.

— Rien, pour l’instant, dit le cardinal.

Et comme Montauban esquissait un geste de protestation, avec un


sourire mystérieux qui en disait long, il ajouta :

— J’ai dit « pour l’instant ». Mais soyez tranquille, d’ici peu, je vous
confierai une mission… une mission dont, présentement, je ne puis vous
dire qu’une chose : c’est que vous seul, vous seul, monsieur de
Montauban, pouvez la mener à bien. C’est vous dire, monsieur, que cette
mission est hérissée de difficultés qui paraîtraient insurmontables à tout
autre qu’à vous.

— Et, fit Montauban en se redressant, le regard flamboyant, la main


frémissante, il va sans dire que cette mission « hérissée de difficultés »
est dangereuse ?

— Mortelle, monsieur, prononça froidement le cardinal. La vérité –


que je ne dirais pas à un autre que vous – est que vous avez neuf chances
sur dix d’y rester.

Électrisé par cette fortune fabuleuse, inouïe, qui s’abattait sur lui au
moment où il se croyait encore une fois perdu, bien convaincu, d’ailleurs,
qu’il ira pouvait être question que d’une mission honorable, le chevalier
se redressa de toute sa haute taille et, étincelant d’audace, pétillant de
malice, superbe de confiance en lui-même, d’une voix qui fit trembler les
vitraux dans leurs châsses de plomb :

— Une chance de succès sur dix ! Eh bien ! monseigneur, je


réussirai, moi ! Je réussirai et je m’en tirerai sain et sauf, j’en jure le Dieu
vivant !

— J’en suis sûr, approuva le cardinal avec un sourire livide. Et c’est


bien pour cela que je vous ai choisi de préférence à tout autre. Car retenez
bien cela, monsieur : il ne s’agit pas de se faire tuer stupidement ; cela, le
premier venu de mes gentilshommes peut le faire ; il faut réussir, coûte
que coûte.

— Je réussirai, monseigneur, répéta Montauban avec l’assurance


d’une confiance sans bornes.

— Et alors votre fortune est faite, confirma le cardinal, sur les lèvres
duquel passa de nouveau un sourire équivoque, il ne vous reste donc qu’à
attendre que l’affaire soit au point. Cela peut demander quelques
semaines ou peut-être quelques jours seulement. Je vous donnerai vos
instructions quand le moment d’agir sera venu. Jusque-là, pas un mot à
âme qui vive là-dessus.
— Bon, promit Montauban, la tombe ne sera pas plus muette que
moi, je vous en réponds, monseigneur. D’ici là, qu’aurai-je à faire ?

— Je vous l’ai dit : Rien… rien qu’à venir prendre mes ordres chaque
jour.

— Je n’aurai garde d’y manquer.

Le cardinal opina doucement de la tête. Et, allongeant la main, il


prit sur la table ce parchemin sur lequel il avait à deux reprises écrit
quelques mots. Et il le tendit à Montauban en disant d’un air détaché :

— Lisez.

Montauban prit ce papier qui l’avait inquiété si fortement et le


parcourut du regard. Et il leva sur le cardinal qui souriait d’un de ces
sourires indéfinissables comme il en avait eu quelques-uns au cours de
cet entretien, un regard où se lisaient un étonnement prodigieux et une
admiration profonde. Et, ivre de joie, il balbutia :

— Dix mille livres !… À moi !… D’un seul coup !…

— Cinq mille livres pour votre premier quartier, expliqua


complaisamment le cardinal. Et cinq mille pour vous équiper
convenablement. Vous voyez que j’avais d’abord marqué deux mille, j’ai
réfléchi ensuite que vous valez mieux que cela.

— Ainsi, fit Montauban que la reconnaissance suffoquait, vous aviez


signé cela avant de… Ainsi ces soldats, avec leurs piques pointées sur moi,
ces menaces, cette affreuse vision de mort, tout cela n’était qu’un
simulacre pour m’éprouver ?… Ainsi, alors que je croyais vous avoir
arraché par la force ma vie et ma liberté, vous aviez déjà résolu, vous, de
m’attacher à vous ?… Ah ! monseigneur, je m’avoue vaincu ! Disposez de
ma vie comme vous l’entendrez, elle est à vous.

Le cardinal jouit un instant en silence de son triomphe. En lui-


même, il songeait :
« Oui, je crois, en effet, que maintenant s’il se ferait hacher pour
moi. Mais c’est autre chose que t’attends de lui. Ne brusquons rien,
laissons-le s’apprivoiser un peu, et il fera ce que je voudrai. »

Et tout haut, avec un sourire bienveillant, d’une voix enveloppante :

— Soyez-moi fidèle, soyez-moi dévoué. Et je me charge de votre


fortune. Et quelle fortune ! Ce que je fais pour vous attacher à moi doit
vous donner une idée de ce qu’elle pourra être. Maintenant autre chose,
monsieur : j’entends que vous soyez autre chose de plus et de mieux
qu’un serviteur. Je veux que vous soyez mon ami.

— Monseigneur !…

— Sur le chemin de Bagnolet, poursuivit le cardinal comme s’il


n’avait pas entendu ce cri dans lequel le chevalier avait mis toute son
ardente gratitude, vous avez pu croire, vous fiant aux apparences, à des
choses qui ne sont pas. Je ne veux pas qu’un doute quelconque vienne
altérer l’amitié que je réclame de vous. Et cela ne manquerait pas de se
produire si vous continuiez à me prêter des intentions qui ne sont pas,
qui n’ont jamais été les miennes. Répondez-moi franchement : Qu’est-ce
cette jeune fille pour vous ?

— C’est ma fiancée, monseigneur.

— Ah !… Riche ? Pauvre ?

— Pauvre, autant que moi.

— Et vous comptez l’épouser quand ?

— Dès que je lui aurai constitué une dot convenable qu’elle n’a pas.

— Ce soin me regarde, dit vivement le cardinal. Chevalier, ce


mariage se fera dès que vous aurez mené à bien la mission que je vous
destine. Je me charge de la dot. Et soyez tranquille, elle sera, cette dot,
digne de vous.
— Monseigneur, remercia Montauban en se courbant avec émotion,
vous faites les choses avec une munificence vraiment royale.

— Monsieur, dit gravement le cardinal, les hommes de votre mérite


sont rares, très rares. On ne saurait trop faire pour eux, quand, par
hasard, on a le bonheur d’en rencontrer un.

Et élevant la voix sans se retourner, il appela :

— Thibaut ! Lubin !

Les deux ivrognes sortirent de leur embrasure de fenêtre et


s’avancèrent vivement. Ils avaient tout vu et tout entendu. Ils savaient
donc que « l’excommunié » était en grandissime faveur près de leur
maître. Aussi, bien qu’ils ne fussent pas autrement rassurés, ils
approchaient en multipliant les courbettes et les sourires larges d’une
aune. Et sourires et courbettes s’adressaient autant à leur maître qu’au
nouveau favori qui les regardait, lui, de son regard tout pétillant de
malice, sans paraître autrement surpris de les voir surgir ainsi. Ils vinrent
se placer près de la table, à égale distance du cardinal et du chevalier sur
lequel ils louchaient par un reste de méfiance inquiète. Et ils se tinrent à
demi courbés, les mains enfouies dans les larges manches du froc,
croisées sur leurs énormes bedaines.

— Mes révérends, dit le cardinal de sa voix brève, vous étiez


présents, vous avez vu, vous avez entendu. Vous savez donc que M. le
chevalier de Montauban est maintenant de nos amis, et des meilleurs. Ne
l’oubliez pas. Vous aurez à lui obéir en tout ce qu’il vous commandera,
comme à moi-même. Faites en sorte de vous concilier ses bonnes grâces,
car s’il arrivait qu’il eût à se plaindre de vous… je vous renverrais
impitoyablement à votre couvent où il vous faudrait faire pénitence.

Les deux pauvres diables frémirent. Leur amour du couvent était


des plus modérés. Mais la pénitence, c’est-à-dire le régime du pain sec et
de l’eau, aggravé de flagellation et d’un séjour plus ou moins prolongé
dans la solitude de l’in pace, leur inspirait une insurmontable terreur. Ils
levèrent sur celui du caprice duquel ils allaient dépendre des yeux chargés
d’une muette imploration. Et le chevalier, qui comprit leur crainte, eut
pitié d’eux et les rassura.

— Ne craignez rien, sires moines, leur dit-il, je ne suis pas si


mauvais diable que vous le croyez.

Et comme il leur disait cela avec cette douceur qu’il trouvait à de


certains moments, ils sentirent qu’en effet il n’était pas aussi mauvais
diable qu’ils se le figuraient. Et, plus rassurés, ils lui firent une humble
révérence pour le remercier. Le cardinal, sans plus s’occuper d’eux,
s’adressa à Montauban et adoucissant le ton, avec son plus gracieux
sourire :

— Monsieur, je désire que vous choisissiez vous-même le logement


qui vous conviendra. Veuillez vous rendre à l’hôtel d’Harcourt, ici près,
où logent la plupart de nos gentilshommes et officiers. La société des gens
d’épée comme vous sera, j’imagine, plus agréable que celle des religieux,
qui habitent ici. Frères Thibaut et Lubin, à qui j’ai quelques ordres à
donner, vous rejoindront dans un instant. Ils vous feront visiter la maison
et vous conduiront chez mon trésorier où vous toucherez votre argent. Je
les mets à votre entière disposition. Allez, monsieur de Montauban.
Servez-moi fidèlement et comptez que votre fortune est faite. Vous verrez
que vous aurez un bon maître en moi.

— Monseigneur, dit Montauban en s’inclinant, je l’ai déjà vu. Et je


crois qu’avec un maître tel que vous, nous pourrons accomplir de grandes
choses.

— Je le crois aussi, dit le cardinal avec un de ses sourires


énigmatiques. Allez, chevalier.

Montauban s’inclina une dernière fois et sortit de son pas souple et


dégagé.

Le cardinal attendit que la porte se fût refermée sur lui. Alors il se


tourna vers les deux ivrognes, et, baissant la voix, de son ton impérieux :
— Mes frères, dit-il, vous allez vous attacher aux pas de ce jeune
homme et ne le quitterez que le moins possible. Tâchez de vous insinuer
dans ses bonnes grâces. Ce sera facile puisque je vous ai mis à sa
disposition. Montrez-vous tels que vous êtes quand vous le voulez :
souples, adroits, insinuants, empressés, complaisants. Exécutez
fidèlement, sans discuter, tous les ordres qu’il pourra vous donner.
Servez-le de manière à capter sa confiance et à vous en faire un ami.
Faites en sorte qu’il n’ait pas de secrets pour vous.

Il fit une pause pendant laquelle il les observa. Ils dodelinaient


gravement de la tête et ils souriaient de l’air supérieur de gens qui sont
sûrs d’eux. Ils semblaient dire que ce qu’on leur demandait ne serait
qu’un jeu pour eux. Il continua :

— Tous tes matins, vous viendrez me dire ici ce qu’il aura fait et dit
la veille. Tout, vous entendez, mes révérends ? Tout ce qu’il aura fait et
dit. Et, si c’est possible, ce qu’il aura l’intention de faire dans la journée.

Ils ne s’indignèrent pas, ils n’hésitèrent pas.

— Bien, monseigneur, dirent-ils avec ensemble.

Seulement ils étaient un peu étonnés. Évidemment ils ne


comprenaient plus. Un sourire imperceptible passa sur les lèvres du
cardinal. Il allongea la main vers un tiroir et y prit une bourse. Et à la vue
de cette bourse, les trognes de Thibaut et de Lubin s’illuminèrent, tandis
que leurs yeux luisaient comme des braises sous les paupières baissées.
La bourse à la main, le cardinal, d’un air grave, mystérieux, baissant
encore la voix, acheva :

— Mission secrète, très secrète, extrêmement grave, extrêmement


importante, qui, si vous la menez à bien vous vaudra quelques bourses
pareilles à celle-ci.

Il leur tendit la bourse qu’ils escamotèrent en assurant :

— Monseigneur sera content de nous.


— Allez, mes révérends, congédia le cardinal. Ne faites pas attendre
votre nouvel ami.

Et il ajouta, en faisant peser sur eux un regard sérieux jusqu’à la


menace :

— Je n’ai pas besoin de vous recommander de garder vos langues. Je


n’ai pas besoin de vous dire que ce jeune homme ne doit pas se douter un
seul instant de la surveillance que vous allez exercer sur lui.

— Vous pouvez vous en rapporter à nous, monseigneur, rassurèrent-


ils avec cette suffisance qui les caractérisait.

Ils se courbèrent dans une demi-génuflexion et hâtèrent vers la


porte.

Quand il se trouva seul, le cardinal se renversa sur le dossier de son


fauteuil. Et, un sourire aux lèvres, il se frotta les mains avec satisfaction et
il se félicita :

« Voilà ce que j’appelle une affaire rondement et adroitement


menée. Dans quelques jours, quelques semaines au plus, ce Montauban
que je tiens déjà par la reconnaissance, ce Montauban que je vais cajoler
tant et plus et que je vais styler en conscience, sans qu’il s’en doute, ce
Montauban sera mûr pour l’action suprême. Alors, la vie d’un roi pour dix
mille livres ! Ce n’est vraiment pas trop cher… Ce n’est pas mon frère
Claude ni mon frère François qui auraient obtenu un pareil résultat !
Chapitre 27

Thibaut et Lubin se réconcilient avec Montauban

Thibaut et Lubin étaient dans la jubilation la plus grande : ils


avaient de l’argent, et ils allaient pouvoir sortir de l’hôtel de Cluny, où ils
s’ennuyaient malgré tout. Ils allaient pouvoir reprendre leur vie libre au
dehors, courir les tavernes, s’empiffrer et se griser à leur aise. Cette vie
mouvementée, malgré les fâcheuses mésaventures auxquelles elles les
exposaient trop souvent, avait fini par avoir à leurs yeux un charme
puissant auquel ils ne savaient plus résister. Et comme cette liberté
reconquise, ils la devaient à Montauban, ils n’étaient pas éloignés –
maintenant surtout qu’ils n’avaient plus rien à craindre de lui – d’oublier
les menaces qu’il leur avait faites autrefois. Leur rancune mollissait et
pour peu qu’il les aidât, ils se sentaient tout disposés à y renoncer, à
devenir ses amis. D’ailleurs, c’était l’ordre de « monseigneur », et cela
primait tout à leurs yeux. Quant au rôle d’espion qu’ils allaient jouer, ils
n’y pensaient guère, pour l’excellente raison que la bassesse de ce rôle
échappait complètement à leur inconscience peu commune.

Ils étaient dans ces bonnes dispositions quand ils rejoignirent celui
qu’ils devaient espionner et qui les attendait déjà dans la rue, devant la
porte. Ils s’excusèrent poliment de l’avoir fait attendre, à quoi il répondit
aussi poliment qu’il n’avait pas attendu, puisqu’il venait à peine de sortir.
Ils se mirent en route tous les trois.

Ils n’eurent pas à aller bien loin : l’hôtel d’Harcourt, qui appartenait
à la famille de Guise, était situé presque en face de l’entrée de l’hôtel de
Cluny, à l’angle des rues des Mathurins et des Maçons-Sorbonne, que
nous appelons maintenant, la première, rue du Sommerard, la seconde,
rue Champollion. Thibaut et Lubin suivaient à la lettre les instructions du
cardinal et s’efforçaient de gagner ses bonnes grâces en lui prodiguant les
prévenances et les amabilités. Montauban avait l’âme trop généreuse
pour leur garder rancune de leur conduite à son égard. D’ailleurs, avec
cette sûreté de coup d’œil qui n’appartenait qu’a lui, il les avait jugés tout
de suite : plus bêtes que méchants, souverainement inconscients. Ce qui
fait qu’à leurs amabilités, il répondait par cette courtoisie et cette
simplicité de manières qui étaient si remarquables chez lui. Seulement
déjà, il prenait avec eux ces airs de pince-sans-rire qu’il affectait avec son
écuyer Langrogne, et il avait, aux lèvres, le demi-sourire railleur, au coin
des prunelles, ce pétillement malicieux de l’homme qui s’amuse
prodigieusement. La visite de la maison fut vite expédiée : Montauban
qui ne comptait occuper l’appartement qu’on lui destinait
qu’accidentellement et en cas de nécessité absolue, ne se montra pas
difficile. Il accepta le premier logement qu’on lui montra.

Au surplus, ce logement, confortablement, mais assez simplement


meublé, pouvait, malgré cette simplicité, passer pour une merveille à côté
de sa mansarde de la Pie Borgne.

Si la visite de la maison fut rondement menée, il n’en fut pas de


même de celle des écuries. Le chevalier examina longuement,
minutieusement, les superbes montures qui s’y trouvaient avant de fixer
son choix sur les quatre chevaux que le cardinal mettait à sa disposition.
Et, en écuyer consommé qu’il était, il sut tort bien choisir les quatre
meilleurs coursiers.

Il faut croire que le cardinal avait déjà envoyé ses ordres, car nous
devons dire qu’il fut reçu partout avec le plus grand respect. Il rencontra
même dans la cour deux des officiers et quelques-uns des soldats à qui il
avait eu affaire dans le cabinet du cardinal. Et les soldats lui rendirent les
honneurs dus à un chef, les officiers vinrent lui faire leur compliment
qu’il sentit très sincère.

Ayant fait choix de ses montures, Thibaut et Lubin le conduisirent


chez le trésorier, lequel, sans sourciller, lui compta ses dix mille livres en
pièces rutilantes de bel et bon or, enfermées dans deux sacs de cuir
d’apparence des plus vénérable. Certes, Montauban, de sa vie, ne s’était
vu en possession de tant d’or à la fois. Cependant, s’il était ébloui
intérieurement, extérieurement, il montrait un visage d’une froide
impassibilité. Et ce fut d’un geste souverainement détaché qu’il enfouit
les deux précieux sacs dans ses poches qui prirent aussitôt l’apparence de
deux petites outres bien gonflées.

Si Montauban, devant ce monceau d’or, garda une froide


impassibilité, Thibaut et Lubin, par contre, se montrèrent singulièrement
émus. Ils se dandinaient comme si leurs sandales avaient été
intérieurement hérissées de pointes aiguës qui leur perçaient la plante
des pieds. Leurs trognes étaient congestionnées, leurs yeux luisaient plus
ardemment que jamais, ils tiraient la langue entre leurs grosses lèvres
lippues et ils poussaient des soupirs capables de faire trembler les murs.
Et Montauban, qui les guignait du coin de l’œil, souriait d’un sourire
malicieux.

Les poches gonflées à en éclater, Montauban sortit. Thibaut et Lubin


le suivirent comme deux chiens bien dressés. Ils soupiraient plus fort que
jamais et, sur leurs trognes enluminées, ils avaient rabattu le capuchon
en éteignoir : indice infaillible, chez eux, d’un marasme profond.

Montauban s’en alla jusqu’à la rue Saint-Jacques. Durant le trajet, il


ne se retourna pas une fois. Cependant, il faut croire que, sans en avoir
l’air, il surveillait ses deux suiveurs, car plus il avançait, plus son sourire
malicieux s’accentuait. À l’angle de la rue Saint-Jacques, il s’arrêta et fit
signe aux deux complices d’approcher. Ce qu’ils s’empressèrent de faire
en soupirant de plus belle.

— Mes révérends, leur dit-il de son air moitié figue et moitié raisin,
je vous rends grâce de votre inlassable complaisance. Mais comme je ne
veux pas abuser de vous, je vous rends votre liberté.

Et avec son sourire le plus gracieux, le plus naïf :

— Soyez tranquilles, je ne manquerai pas de dire à monseigneur que


vous avez accompli votre mission de manière à me donner pleine
satisfaction.

Thibaut et Lubin échangèrent un regard par lequel ils se disaient la


douloureuse déception que leur causait ce congé que ne venait appuyer
aucun témoignage de satisfaction sonnant et trébuchant. Et ils prirent des
mines lugubres. D’autant que ce congé ne faisait pas leur affaire,
puisqu’ils avaient ordre de le suivre pas à pas.

— Comment, soupira Thibaut, vous nous congédiez déjà !

— Monseigneur nous a bien recommandé de nous tenir à votre


disposition, se désola Lubin.

— Précisément, fit Montauban qui se fit plus naïf encore, puisque


vous êtes à ma disposition, je dispose de vous et je vous dis : Allez à vos
affaires, mes révérends ; moi, je vais aux miennes.

— Au fait, dit Lubin, accablé, si c’est votre ordre… C’est bien votre
ordre ?

— Formel.

— Nous n’avons qu’à obéir, se résignèrent Thibaut et Lubin.

Ils s’inclinèrent humblement et firent un mouvement pour se


retirer. Et ils soupiraient plus lugubres que jamais. À ce moment,
Montauban porta la main à sa poche. Ce simple geste les cloua sur place.
D’un geste sec, l’éteignoir remonta d’un cran, mit à découvert leur face
rubiconde. Ils avaient la bouche fendue jusqu’aux oreilles. Ils dardaient
sur la bienheureuse poche des regards fascinateurs comme s’ils avaient
voulu attirer à eux l’or qui s’y trouvait. Et haletants d’espoir :

— Plaît-il ?

— Quoi ?

— Vous dites ?

— Moi ?… Rien !

— C’est que… Comme vous aviez mis la main à la poche…


— Pour m’assurer que mon sac s’y trouve toujours.

— Ah !…

Nous n’essayerons pas de traduire l’immense déception qui se


résumait dans cette interjection. Sur leurs lèvres piteuses, elle prit toute
la valeur du plus éloquent des poèmes. Et le capuchon vint encore
appuyer cette éloquence de ses mouvements automatiques. En effet,
l’éteignoir, sans qu’ils y missent la main, s’abattit lentement, tristement,
descendit sur le front, sur les yeux, sur le nez, sur la bouche, les enfouit
complètement à les aveugler, à les étouffer.

Et ce fut d’un comique si irrésistible que Montauban, qui s’amusait


comme il ne s’était jamais amusé, ne put pas y tenir et fut pris d’un rire
fou. Et devant ce rire, comme par miracle, le capuchon remonta
instantanément, tout seul, par saccades, remit à découvert leurs faces
aussi hilares maintenant qu’elles étaient piteuses et déconfites l’instant
d’avant : ils avaient bien compris, allez. À preuve, c’est qu’ils tendaient
déjà les griffes.

Cette fois, Montauban sortit le sac de sa poche. Et riant encore aux


larmes :

— Vous avez eu peur, hein ? dit-il.

Il plongea la main dans le sac, y prit sans compter une poignée de


pièces d’or qu’il mit dans la main de Thibaut et une autre poignée qui
disparut dans la patte de Lubin. Et les deux ivrognes éblouis s’inclinèrent
en remerciant.

— Vous êtes plus généreux encore que monseigneur.

— Qui est plus généreux que le roi.

— Grand merci mes révérends, et de vos obligeants services et du


compliment, dit Montauban.
Et se faisant sérieux :

— Maintenant que vous voilà convenablement lestés, allez dépensez


votre argent où bon vous semblera. Moi, je vais où j’ai affaire.

Ayant dit, il les quitta pour s’en aller dans la direction du Petit-Pont.
Thibaut et Lubin ne songeaient plus à lui imposer leur société. La royale
générosité dont il venait de faire montre à leur égard les avait assommés.
Mais ils avaient leur idée à laquelle ils tenaient sans doute, car ils
coururent après lui et l’ayant rattrapé :

— Monsieur, dirent-ils, vous avez dit que nous pouvions aller


dépenser notre argent où bon nous semblerait ?

— Sans doute, répondit Montauban, étonné de la question.

— Alors, nous pouvons aller à la Pie Borgne ?

Montauban fronça légèrement le sourcil et fixa sur eux un regard


soupçonneux. Mais sur leurs bonnes grosses faces d’ivrognes, il ne vit
rien qu’une expression de gourmandise criante. D’ailleurs, ils avouèrent
naïvement leur envie :

— On y mange de si onctueux pâtés, dit Thibaut d’une voix qui


semblait implorer.

— On y boit de si délectables vins, ajouta Lubin.

Et tous deux passèrent amoureusement la langue sur les lèvres.

« Pauvres diables ! » songea Montauban, indulgent.

Et tout haut :

— Les raisons qui m’avaient fait vous interdire l’accès de cette


auberge n’existent plus. Je ne vois donc aucun inconvénient à ce que vous
alliez vous régaler là, si c’est votre désir.
— Allons à la Pie Borgne, décidèrent résolument Thibaut et Lubin.

— Suivez-moi, en ce cas, invita Montauban. C’est justement là que je


me rendais.

Ils ne se le firent pas dire deux fois. Ils suivirent à distance


respectueuse, puisqu’on ne les avait invités qu’à suivre. Montauban ne
s’occupait plus d’eux maintenant. Il marchait d’un pas allongé qu’ils
n’emboîtaient qu’avec peine. Cependant, ils ne le lâchèrent pas d’une
semelle. Tous les trois, ils passèrent sous la voûte sombre du Petit-
Châtelet, franchirent le Petit-Pont, traversèrent les rues du Marché-Palud
et de la Juiverie et s’engagèrent dans la rue de la Lanterne. (Trois rues qui
ont été depuis réunies sous le nom unique de la rue de la Cité).

Au moment où ils entraient dans la rue de la Lanterne par un bout,


Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure, débouchant du pont
Notre-Dame, y pénétraient par l’autre bout, venant à leur rencontre.
C’était leur première sortie depuis qu’ils avaient eu la guigne de se
heurter à Montauban, dans le chemin de la Corderie. Ils étaient encore un
peu pâles, mais en somme, ils se sentaient complètement remis et bien
solides.

Ils allaient le nez au vent, flairant les passants pour ainsi dire,
comme s’ils avaient cherché quelqu’un. De fait, ils cherchaient celui qui
les avait mis à mal. Ils cherchaient sans avoir le moindre indice qui pût
les guider, se fiant uniquement à leur flair. Ils étaient d’une humeur de
dogue. D’ailleurs, depuis leur mésaventure, ils étaient toujours ainsi, et ils
s’entretenaient mutuellement dans cet état d’exaspération furieuse en se
racontant à chaque instant quels supplices affreux ils réservaient « au
mauvais bougre qui avait failli avoir leur peau », s’ils le découvraient.

En attendant, ils passèrent près de Montauban. Et s’ils reconnurent


en lui ce jeune homme dont ils avaient admiré le courage et la force peu
commune, ils ne devinèrent pas en lui le « mauvais bougre » qu’ils
cherchaient.

Montauban, de son côté, passa près d’eux sans les reconnaître. Ce


qui s’explique par ce fait qu’ils n’avaient pas leur tignasse et leur fausse
barbe rousse ni les loques innommables dont ils se couvraient quand ils
entreprenaient, quelque expédition hasardeuse. Non, ils étaient là sous ce
masque qui leur donnait l’apparence d’hommes de trente à trente-cinq
ans, avec des cheveux et de fortes moustaches noires, et leur solide
costume de bon drap neuf, recouvert de la casaque de cuir fauve. Il est
probable que, sous cette apparence, ils se donnaient des noms d’emprunt
qui n’étaient pas ceux trop connus et trop redoutés d’Esclaireau-les-
Mains-Rouges et de Barbiton-la-Hure.

Ils passèrent donc à côté de Montauban sans faire grande attention


à lui, comme il passa, lui, sans prêter attention à eux. Mais derrière
Montauban, ils reconnurent aussitôt Thibaut et Lubin qui suaient et
soufflaient malgré le froid vif, pour ne pas se laisser trop distancer par le
chevalier. Ils leur gardaient une dent féroce.

— Tiens, nos deux frocards ! grogna Barbiton-la-Hure.

— Ils tombent bien, gronda Esclaireau-les-Mains-Rouges, j’éprouve


une furieuse démangeaison de casser les reins à quelqu’un !

— C’est comme moi, nombril de Belzébuth ! Allons-y ?

— Allons-y, gueule Dieu !

Et ils y allèrent. Ils passèrent entre les deux malchanceux ivrognes.


Oh ! ils ne les frappèrent pas. Non, ils se contentèrent de les écarter
simplement. Et Thibaut alla s’étaler rudement sur un côté de la rue. Et
Lubin alla s’écrouler non moins rudement sur l’autre côté de la rue.

— Au meurtre ! beugla Thibaut.

— À l’aide ! vociféra Lubin.

— Ça soulage un peu, dit Barbiton-la-Hure.

— Si peu ! dit Esclaireau-les-Mains-Rouges.


Et dans un grondement terrible :

— Gare à celui qui me regardera de travers ! Par le sac et la corde, je


ne donnerais pas une maille de sa peau !

Barbiton-la-Hure ne dit rien. Mais son mufle violent de fauve eut un


rictus effrayant.

Juste à ce moment, ils entendirent crier derrière eux :

— Holà ! coquins, arrêtez !

Ils se retournèrent tout d’une pièce en montrant les crocs. C’était


Montauban qui les interpellait ainsi. Il avait entendu l’appel de Thibaut et
de Lubin. Il s’était retourné et les avait vus étalés sur le pavé boueux, l’un
à droite, l’autre à gauche. Il était accouru. Étourdis, suffoqués d’un geste
qui foudroyait, ils avaient désigné les deux truands qui s’éloignaient
tranquillement. Montauban indigné s’était élancé à leur poursuite.

— Pourquoi, dit-il d’une voix glaciale, en s’approchant d’eux,


pourquoi avez-vous frappé ces deux inoffensifs religieux ?

Barbiton-la-Hure et Esclaireau-les-Mains-Rouges le reconnurent.


En toute autre circonstance, ils eussent peut-être essayé de se dérober,
non par crainte, mais par admiration pour la force prodigieuse de celui
qui leur parlait. Mais on a vu qu’ils ne demandaient qu’à décharger leur
mauvaise humeur sur le premier venu qui leur tomberait sous la main. Ce
premier venu se trouvait de taille à leur tenir tête. Ils en furent enchantés.
Et, grinçant des dents, effrayants tous les deux, ils hurlèrent :

— De quoi se mêle cet étourneau ?

— Gare à ta peau, prêcheur du diable !

Et tous les deux, pareils à deux fauves déchaînés, ils portèrent la


main à la garde de l’épée pour charger en même temps, sans plus amples
explications.
Ils n’eurent pas le temps d’achever le geste. Les deux poings de
Montauban se projetèrent en même temps en avant, avec la rapidité et la
force irrésistible de la foudre. Atteints tous les deux entre les deux yeux,
Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure Chancelèrent, étourdis.
Montauban ne leur laissa pas le temps de se remettre. Il prit son élan et
fonça, la tête en avant, comme un taureau en fureur qui allonge, son coup
de corne. Sa tête alla heurter Esclaireau-les-Mains-Rouges en plein
estomac. Et la force du coup fut telle que le truand fut projeté à quatre
pas de là, sur le sol fangeux, où il demeura sans mouvement. Rapide
comme l’éclair, il se retourna vers Barbiton-la-Hure, recommença la
même manœuvre. Et Barbiton-la-Hure alla s’aplatir, inerte, à côté de son
compagnon.

Cette scène s’était déroulée avec une rapidité inconcevable. Deux


secondes ne s’étaient peut-être pas écoulées depuis l’instant où le
chevalier avait abordé les deux truands. Il les considéra un instant d’un
air rêveur. Et, comme s’ils avaient pu l’entendre, il les admonesta :

— Cela vous apprendra à être polis et à ne pas abuser de votre force.

Les deux truands ne donnaient plus signe de vie. Ce qui fait qu’ils
n’eurent garde de répondre. Montauban, après les avoir encore
considérés un instant avec attention, s’éloigna. En marchant, il se disait,
tout rêveur :

« C’est curieux, il me semble avoir déjà vu ces yeux de braise, il me


semble avoir déjà entendu ces voix rocailleuses !… Où diable les ai-je vus
et entendus ?…

Comme il ne trouvait pas et comme la question n’avait qu’une


médiocre importance pour lui, il leva les épaules avec insouciance et n’y
pensa plus. Il revint à Thibaut et à Lubin. Ils se relevaient péniblement en
poussant force gémissements qui se changèrent en bénédictions dès qu’ils
se trouvèrent en présence de ce « noble chevalier » qui venait de prendre
leur défense avec une telle vigueur. Un coup d’œil suffit à Montauban
pour se rendre compte qu’ils avaient eu plus de peur que de mal. Il reprit
son chemin sans plus s’occuper d’eux.
Thibaut et Lubin se mirent sur ses talons, et bien qu’il marchât trop
vite pour eux, ils ne le lâchèrent pas d’une semelle : ils venaient d’être
échaudés, ils craignaient qu’une nouvelle mésaventure ne s’abattît sur
eux, et ils tenaient à demeurer aussi près que possible de ce défenseur
que la Providence venait de leur envoyer. Ce petit incident, joint à la
générosité dont Montauban avait fait preuve à leur sujet, bouleversa
complètement leurs sentiments à son égard. La reconnaissance était
entrée en eux et se livrait à un combat acharné contre la rancune. Cette
reconnaissance, s’ajoutant aux ordres du cardinal, finit par avoir le
dessus. « L’excommunié » devint le « noble chevalier ». Ils se sentaient
maintenant pour lui un attachement sans bornes. Ils se disaient avec
attendrissement qu’ils étaient et demeureraient ses amis, fidèles jusqu’à
la mort.

Notez qu’ils étaient tout ce qu’il y a de plus sincère. Ils étaient prêts
à accomplir les choses les plus extraordinaires pour lui prouver leur
amitié. Et cependant, ils n’oubliaient pas qu’ils étaient attachés à ses pas
pour le trahir au profit du cardinal. Et malgré cette amitié toute fraîche,
malgré cette ardeur de dévouement qui venait de s’emparer d’eux, ils ne
songeaient pas le moins du monde à se dérober à la mission de
« confiance » qui leur était confiée. Cette idée ne les avait même pas
effleurés. Que voulez-vous, ils étaient ainsi et non autrement.

Ils finirent par arriver à la Pie Borgne sans que rien de fâcheux leur
fût de nouveau advenu.

Montauban les quitta à la porte sans leur donner aucune


explication. Par l’allée particulière, sans être vu d’eux, il monta jusqu’à sa
mansarde. Nous le laisserons un instant pour revenir à Thibaut et à Lubin
avec qui nous n’en avons pas encore fini.

Ce fut en conquérants qu’ils pénétrèrent dans la salle commune. Et


la vérité nous oblige à dire qu’en cet instant, solennel pour eux, ils ne
songeaient guère à leur nouvel ami. Et encore moins à la surveillance
qu’ils devaient exercer sur lui. Ce fut aussi en conquérants et en menant
grand tapage qu’ils s’installèrent. Ils firent la commande d’un de ces
repas monstres comme ils les affectionnaient et, comme ils avaient eu la
précaution d’exhiber préalablement une poignée de pièces d’or, dame
Pimprenelle n’hésita pas à leur faire servir tout ce qu’ils voulurent.

Thibaut et Lubin se livrèrent à un massacre effrayant de victuailles


aussi succulentes que variées et ils ingurgitèrent une quantité plus
effrayante encore des vins les plus réputés. Quand la nuit vint, ils étaient
encore à table et ne paraissaient nullement disposés à en sortir. Quand le
couvre-feu fut sonné, l’heure de fermer l’auberge venue, les derniers
clients partis, ils étaient encore là. Seulement, au lieu d’être assis devant
la table, ils étaient vautrés dessous, ivres morts. Les garçons de salle
essayèrent vainement de les tirer de là. De guerre lasse, ils les laissèrent
cuver leur vin où ils étaient.

Le lendemain matin, les garçons et les filles de salle les réveillèrent


en procédant au nettoyage. Ils ne s’étonnèrent pas trop de se réveiller à
l’auberge, sous une table. Dégrisés, le souvenir de Montauban leur revint.
Du même coup, le souvenir de leur mission dont ils devaient rendre
compte au cardinal.

— Qu’allons-nous dire à monseigneur ? demanda Thibaut, perplexe.

Lubin, aussi perplexe, réfléchit une seconde, et décida


sentencieusement :

— Déjeunons d’abord, compère, nous verrons ensuite.

Ils déjeunèrent donc. Modérément. Et ils partirent pour l’hôtel


Cluny l’esprit encore obscurci par les trop copieuses libations de la veille,
mais en somme assez lucide. À la première question de Thibaut, était
venue s’en ajouter une autre :

— Et ce digne, ce noble chevalier de Montauban, où allons-nous le


retrouver ?

— Dieu nous inspirera. Dieu nous fera le retrouver, avait répondu


Lubin.
Quand ils se trouvèrent devant le cardinal, ils n’avaient pas encore
imaginé ce qu’ils devaient lui dire. Il faut croire cependant qu’au dernier
moment cette inspiration divine sur laquelle ils comptaient ne leur fit pas
faux bond, car ils commencèrent par déclarer, avec cette impudence qui
leur était propre :

— Monseigneur, nous voilà au mieux avec le sire de Montauban.

— À preuve qu’il nous a sauvé la vie hier.

Ici, récit de leur rencontre avec les deux truands et de l’intervention


du chevalier. Récit convenablement enjolivé et amplifié pour la
circonstance. Ils étaient partis, la suite vint toute seule.

— Le sire de Montauban nous a emmenés chez lui, dirent-ils. Il nous


y a superbement traités. Nous ne l’avons pas quitté d’une semelle. Il ne
nous a parlé que de monseigneur. Peste, vous avez là, monseigneur, une
recrue qui vous est dévouée jusqu’à la mort, qui est prête à se faire hacher
pour vous, et qui ne reculera devant rien pour vous témoigner sa
reconnaissance.

Ces derniers mots parurent causer une grande satisfaction au


cardinal. Les deux ivrognes virent cette satisfaction. Ils échangèrent un
coup d’œil complice. Si naïfs qu’ils fussent, ils venaient d’entrevoir dans
quel sens ils devaient diriger leurs mensonges pour être sûrs d’être bien
vus de leur maître. On peut croire que cette découverte n’allait pas être
perdue pour eux et ils sauraient l’exploiter à fond. Après les avoir écoutés
jusqu’au bout, le cardinal posa cette question :

— Où loge le chevalier ?

C’était une question très simple, qu’ils auraient dû prévoir puisqu’ils


avaient commencé par assurer que le chevalier les avait emmenés chez
lui. Elle faillit les désarçonner pourtant. Heureusement, cette inspiration
divine qui les avait déjà secourus ne les abandonna pas en ce péril
extrême. Sans trop savoir ce qu’il disait Lubin, aux abois, lâcha avec
assurance :
— À l’hôtellerie de la Pie Borgne, rue Saint-Martin.

C’était la seule vérité qu’ils avaient proférée jusque-là… Et ils ne


l’avaient pas fait exprès. Ils ne devaient pas en prononcer d’autre. Le
cardinal, satisfait en somme, les congédia en leur disant de retourner au
plus vite près de leur nouvel ami.

— Où allons-nous ? dit Thibaut quand ils se trouvèrent dans la rue.

La question était embarrassante puisqu’ils ignoraient où demeurait


le chevalier. Pourtant Lubin la trancha délibérément :

— Allons à la Pie Borgne, dit-il, puisque nous avons dit à


monseigneur que M. de Montauban y demeure.

Et ils y retournèrent. Et ils y rencontrèrent Montauban à qui ils


dirent qu’ils venaient se mettre à sa disposition sur l’ordre de
monseigneur. Montauban ne s’étonna ni ne s’inquiéta de les voir là : il les
avait jugés. Seulement il se débarrassa d’eux comme il avait fait la veille,
non par méfiance, simplement parce qu’il ne lui convenait pas de les
traîner pendus à ses chausses. Eux, de leur côté, ne s’émurent pas
autrement de se voir congédier. Ils avaient la bourse bien garnie, ils se
trouvaient bien à l’auberge, ils restèrent. Et ils déclarèrent gravement
qu’ils viendraient là tous les jours prendre les ordres de M. le chevalier.

Maintenant disons que, si nous les avons poussés jusque-là, c’est


qu’il nous a paru nécessaire de montrer de quelle façon plus que
fantaisiste ils renseignaient leur maître. Or, le cardinal, se fiant à tous les
mensonges qu’ils lui débitaient avec leur assurance accoutumée, devait
être amené à prendre des décisions graves qu’il n’eût certes pas prises s’il
avait été mieux renseigné.
Chapitre 28

Fâcheuse mésaventure de Nicolle de Savigny

Alcyndore n’était pas femme à s’oublier dans les plaisirs et les fêtes
de fiançailles qui devaient se prolonger encore quelques semaines.
L’amour, en ce qui la concerne, n’était pour rien dans ces fiançailles
auxquelles l’ambition seule avait présidé. Nous n’en dirons pas autant du
fiancé qui, lui, se montrait de jour en jour plus épris. François d’Aumale,
malgré que son ambition ne le cédât en rien à celle de sa fiancée, se serait
fort bien accommodé de remettre à plus tard les affaires sérieuses pour ne
s’occuper que de galanterie. Mais, du premier coup, Alcyndore avait pris
sur lui un ascendant tel qu’il était devenu entre ses mains un instrument
docile qu’elle maniait à son gré. Et comme elle ne l’aimait pas, elle, elle
n’oubliait pas ses affaires sérieuses qu’elle faisait passer avant tout. Elle
ne se contentait pas de ne pas les oublier ; elle le contraignait à ne pas les
oublier lui-même. Elle agissait. Et, sous son impulsion à la fois douce et
impérieuse, il agissait de son côté. Il lui arrivait bien parfois de soupirer
un peu, mais, comme l’amour n’avait pas étouffé l’ambition chez lui, il se
résignait en somme sans trop de peine. D’ailleurs, en travaillant à réaliser
ses projets d’ambition, il travaillait aussi pour son amour, puisqu’il avait
décidé que leur mariage serait célébré aussitôt après la mort du roi
François.

Malgré tout cependant, le fiancé venait régulièrement faire sa cour.


Et chaque fois, il était accompagné par le dauphin Henri, qui s’était fait le
commensal de la maison. Lui aussi, il se sentait de jour en jour plus épris.
On l’eût probablement bien étonné en prononçant devant lui le nom de
cette Primerose pour laquelle, quelques semaines plus tôt, il eût accompli
les pires folies et qui semblait ne plus exister pour lui.

Entre ces deux amours aussi violents l’un que l’autre, Alcyndore
évoluait avec une adresse incomparable, une habileté merveilleuse. Sans
décourager le dauphin, elle avait su si bien s’arranger qu’elle l’avait mis
dans l’impossibilité de se déclarer ouvertement. Il en était encore à jouer
les amoureux transis. Ce rôle, du reste, commençait à lui peser. Mais
comme il ne pouvait rien entreprendre contre son « beau cousin », avec
lequel il ne pouvait ni ne voulait se fâcher, il rongeait son frein. Et il
attendait, lui aussi, avec impatience, la mort du roi, qui ferait de lui le
maître devant qui tout devrait plier.

Il n’y avait pas que ces deux amours autour d’Alcyndore. Il y en avait
un troisième, plus violent que les deux autres, plus brutal, plus
férocement jaloux, plus inquiétant aussi parce qu’il se dissimulait dans
l’ombre et ruminait nous ne savons quelles mauvaises pensées. C’était
l’amour du truand Claude Choppin-le-Gentilhomme. Mais celui-là,
Alcyndore, se fiant aux promesses de sa mère et à ses conseils, ne s’en
inquiétait guère.

En quoi elle avait tort, grandement tort. Car cet amour était plus
redoutable que les deux autres réunis. Cet amour, jaloux jusqu’à la folie
furieuse, ce pouvait être l’impalpable grain de sable qui, se glissant dans
les rouages de la formidable machine qu’elle achevait de monter, pouvait
la détraquer complètement.

Donc Alcyndore consacrait une heure ou deux par jour à son fiancé
d’Aumale et au dauphin. Le reste du temps, sous son costume de cavalier
et sous les traits du sire Jean de Maubert, elle montrait une activité
inlassable. Avait-elle oublié Montauban ? Nous pouvons répondre
hardiment : non. Elle pensait à lui plus souvent qu’elle n’eût voulu. Mais
elle se raidissait et réussissait toujours à chasser cette pensée. En tout
cas, avec une force de volonté vraiment admirable, elle ne s’occupait pas
plus de lui que s’il n’avait pas existé. Et pourtant, nous avons vu qu’elle
avait pris là décision de le supprimer. Peut-être avait-elle changé d’idée.
Peut-être, ce qui est plus probable, attendait-elle qu’une occasion
favorable se présentât d’elle-même, ne voulant rien faire pour la faire
naître. Quoi qu’il en soit, cette étrange et extraordinaire jeune femme ne
s’était pas vantée quand elle avait dit qu’elle s’arracherait le cœur s’il le
fallait, mais qu’elle demeurerait maîtresse de se pensée et de sa volonté.

Depuis quelque temps, Alcyndore s’en allait tous les après-midi, voir
Nicolle de Savigny. Visites mystérieuses comme toujours, malgré leur
régularité, et assez brèves. Cet après-midi-là, Alcyndore, sous son
costume d’homme, s’enveloppa soigneusement dans son grand manteau
de bon drap des Flandres, précaution qui avait pour double but de la
rendre méconnaissable et de la garantir contre le froid qui, ce jour là,
était très vif. Et elle s’en alla rue Vieille-du-Temple, à l’hôtel de Savigny.

Le même jour, vers la même heure, le dauphin se trouvait dans son


cabinet. Dans sa main crispée, il tenait une feuille de papier qu’il venait
de lire. Il la froissa avec colère et la jeta avec un geste de dégoût en
murmurant :

— Pouah ! l’ordure !… Une lettre non signée !…

En effet, c’était une lettre anonyme qu’il venait de lire. Une lettre
dans laquelle on lui conseillait de se rendre le jour même à l’hôtel de
Savigny, de s’arranger de manière à voir et à entendre, sans laisser
soupçonner sa présence, et qu’il serait fixé sur le compte de la fidélité de
Mme Nicolle qu’il honorait d’une confiance dont elle n’était plus digne. La
lettre était signée : « Une amie. »

Cette lettre avait produit l’effet que produisent généralement les


lettres anonymes. D’abord, comme on vient de le voir, il l’avait jetée avec
dégoût, en la qualifiant d’ordure, et en levant les épaules de l’air d’un
homme qui dit qu’il ne se laissera pas influencer par une ordure pareille.
Ceci, c’était le premier mouvement. Le deuxième mouvement n’avait pas
tardé à suivre : il s’était levé et s’était mis à marcher avec agitation. En
marchant, il se parlait à lui-même :

« Nicolle me trahir ?… Allons donc ?… Nicolle m’aime pour moi-


même. Elle m’a donné mille preuves de son attachement, de sa fidélité, de
son désintéressement. Et j’irais lui faire l’injure de la soupçonner !…
J’irais me glisser furtivement chez elle, comme un vil espion, pour
l’épier !… Fi donc !… Je me ravalerais au niveau de cette charitable
inconnue qui s’intéresse tant à moi !… Amie inconnue !… Par Dieu, je me
doute bien d’où vient le coup !… C’est Diane !… Diane, furieuse de se voir
délaissée et qui cherche à me reprendre. Je ne serai pas si sot que de
donner dans le piège. Je n’irai pas. »
Ceci, c’était la suite du premier mouvement. Il ne devait pas tarder à
revenir au deuxième mouvement.

Après la confiance, le doute. C’était obligé.

« Si c’était vrai, pourtant ?… se dit-il. Que m’importe, après tout ! Je


n’aime pas Nicolle. Alors, qu’est-ce que cela peut me faire qu’elle me soit
fidèle ou non ?… Oui, mais, si c’est vrai, que je l’aime ou ne l’aime pas, je
n’en suis pas moins ridicule. Ridicule, moi !… Jour de Dieu, cela ne peut
pas être !… Il faudrait savoir pourtant !… Eh bien ! je veux en avoir le
cœur net. Je veux y aller. Je suis bien sûr que je trouverai Nicolle
innocente !… N’importe, allons-y quand même. Je serai plus tranquille
après. »

Et ceci c’était le dernier mouvement, le bon, celui sur lequel il n’y


avait pas à revenir. Il en résulta, que, comme le chevalier de Maubert,
Henri s’enveloppa dans son manteau, et, tout seul, s’en alla acquérir la
preuve certaine de l’innocence de Nicolle odieusement calomniée par
Diane de Poitiers, qui était sûrement l’auteur du billet anonyme. Il
s’affirmait, il se jurait cela. Mais il y allait tout de même. Et il n’aimait pas
Nicolle de Savigny.

Cependant, Jean de Maubert, introduit par une accorte soubrette,


pénétrait dans le retrait de Nicolle et venait s’incliner galamment devant
elle. En le voyant paraître, une lueur ardente s’alluma dans le regard
ordinairement si froid de la jeune femme. Et ses joues s’empourprèrent.

Alcyndore ne prit pas garde à ces signes manifestes d’une émotion


aussi soudaine que violente. Fidèle à son rôle de jeune seigneur galant et
empressé auprès des dames, elle se courba sur la petite main blanche que
Nicolle lui tendait d’un air languissant et déposa un baiser sur le bout des
doigts. Et elle ne s’aperçut pas que cette main brûlante de fièvre se
crispait nerveusement dans la sienne, s’attardait volontairement sur ses
lèvres.

Non, Jean de Maubert ne remarqua rien. En se redressant, il tendit


l’oreille vers cette lourde portière qui masquait une porte derrière
laquelle se trouvait un cabinet qu’il connaissait à merveille, puisque
c’était dans ce cabinet qu’il s’était caché pour assister, invisible, à
l’entretien de Nicolle avec le comte d’Aumale. Il lui avait semblé entendre
un léger bruit dans ce cabinet où il ne devait y avoir personne. Et c’est
pourquoi il tendait une oreille attentive de ce côté.

Il ne se trompait pas, d’ailleurs. Il y avait quelqu’un dans ce cabinet :


le dauphin Henri qui venait d’y pénétrer. Et c’était lui qui, en ouvrant la
porte masquée par la tenture pour voir et entendre, avait fait ce bruit si
imperceptible qu’il fallait la finesse d’ouïe exceptionnelle d’Alcyndore
pour l’avoir perçu.

Quant à Nicolle, elle était trop troublée et toute son attention


singulièrement émue était trop concentrée sur l’élégant visiteur. Elle
n’entendit rien. Elle ne sentit rien, ne devina rien.

Alcyndore avait entendu quelque chose. Elle se dit qu’elle se


trompait peut-être, qu’elle avait peut-être mal entendu. Elle pouvait aussi
ne pas s’être trompée. Toute sa méfiance se trouva aussitôt en éveil. Elle
aurait pu, elle qui parlait en maître souverain à Nicolle, elle aurait pu
aller à cette porte, la pousser, s’assurer si vraiment il y avait quelqu’un
aux écoutes. Ce n’était certes pas Nicolle qui eût pu l’empêcher
d’accomplir ce geste. Seulement, s’il y avait quelqu’un, ce quelqu’un, quel
qu’il fût, eût appris ainsi que le sire de Maubert agissait en maître chez la
maîtresse du dauphin. Et cela, elle ne le voulait à aucun prix, attendu que
cela pouvait déranger, renverser peut-être ses combinaisons
mystérieuses.

Elle ne bougea donc pas de sa place. Elle n’eut pas un mot, pas un
geste qui pût donner l’éveil à la fois à Nicolle et à l’espion. Si toutefois
espion il y avait. Elle ne sourcilla pas, mais elle se tint sur ses gardes. Ce
qu’elle était venue faire et dire, elle le biffa instantanément de son
programme. Ce serait une visite cérémonieuse, qu’elle ferait aussi brève
que possible, et au cours de laquelle elle ne dirait que des banalités qui
pouvaient, sans risque aucun, être entendues de tout le monde.

Elle se fit donc plus cérémonieuse encore qu’elle n’était depuis son
entrée. Elle s’assit, le dos tourné à cette porte derrière laquelle elle
soupçonnait qu’on l’épiait. Elle fouilla dans son escarcelle, en tira un petit
écrin de velours et le tendit à Nicolle en disant, avec toutes les apparences
du plus profond respect :

— Monseigneur le dauphin, qui veut bien m’honorer d’une faveur


toute particulière et qui m’a fait l’insigne honneur de me présenter à
vous, m’a fait part de votre goût particulier pour les beaux joyaux et les
pierres précieuses. Voici deux brillants de la plus belle eau, qu’avec la
permission de monseigneur je vous supplie de me faire la grâce
d’accepter comme un gage de sincère et très respectueuse amitié.

Ce n’était pas là le langage habituel du sire de Maubert. Et d’abord,


il connaissait Nicolle bien avant que le dauphin ne l’eût présenté à elle. Si
Nicolle avait été en possession de ce magnifique sang-froid qui ne
l’abandonnait pour ainsi dire jamais, elle n’eût pas manqué de faire cette
remarque. Elle se fût demandé ce qui pouvait motiver cette
exceptionnelle réserve chez un homme qui lui parlait d’ordinaire avec la
politesse froide, un peu dédaigneuse d’un maître. Elle se fût dit qu’il
devait se passer quelque chose d’anormal, d’inquiétant autour d’elle. Elle
aussi se fut tenue sur ses gardes.

Mais, nous l’avons dit, Nicolle était fort troublée. Nicolle ne


paraissait pas en possession de cette lucidité froidement calculatrice qui
faisait sa force et qu’elle puisait dans ce monstrueux amour du moi qui
était chez elle poussé à ses plus extrêmes limites. Ce qui fait qu’elle ne
remarqua rien de ce qu’elle eût dû remarquer pour sa propre sécurité.

Le gracieux visage de cette femme était un masque composé avec un


art consommé. Un masque qu’elle savait varier à l’infini, selon les
circonstances et les personnes à qui elle avait affaire, et qu’elle ne quittait
jamais, même quand elle était seule, enfermée à double tour dans sa
chambre, et qu’elle était absolument sûre que personne ne pouvait l’épier.
Or, la fatalité, qui n’en fait jamais d’autres, voulut qu’elle éprouvât
l’impérieux besoin de déposer ce masque et de se montrer telle qu’elle
était, au moment où, plus que jamais, il eût été nécessaire de le garder.
Elle prit l’écrin et, sans même le regarder, elle le jeta sur une table
avec une colère concentrée, et d’une voix où l’on sentait rouler un
sanglot :

— Des bijoux, de l’or ! Encore et toujours de l’or !… De l’or, des


joyaux, vous n’avez que ces mots-là à la bouche, vous n’avez que cela à
m’offrir !… Jamais un mot tendre, un mot de réconfort, un mot…
d’amitié !… De l’or, et cela suffit pour une créature vile et cupide comme
moi, n’est-ce pas ?… Vous semblez croire que rien n’est capable de me
toucher hormis l’or, et que mon cœur est un coffre qui doit se déclarer
satisfait quand on l’a bourré d’or… Eh bien ! j’en ai assez, je me révolte à
la fin. Et puisque vous ne voulez pas voir, puisque vous vous faites
volontairement aveugle et sourd, il faut que je parle, que je dise enfin que,
moi aussi, j’ai un cœur, comme tout le monde.

Au fur et à mesure qu’elle parlait, sa voix s’était affermie, puis elle


s’était animée, et c’était avec violence qu’elle avait prononcé les dernières
paroles.

Alcyndore ne voyait pas du tout où elle voulait en venir. Mais ce


qu’elle voyait très bien par exemple, c’est qu’elle était très surexcitée et
que, dans l’état où elle était, elle pouvait fort bien laisser tomber quelque
parole imprudente qui pouvait avoir des suites désastreuses pour elle,
Alcyndore. C’était d’autant plus possible qu’il était évident qu’elle ne
soupçonnait même pas qu’on les écoutait. Pour parer à ce péril,
Alcyndore se leva et, très froide, la fixant avec une insistance
significative :

— Vous êtes souffrante, madame, je le vois bien. Je suis vraiment


navré d’être venu vous importuner dans un moment où vous avez besoin
de solitude et de repos. Je me retire, madame, en vous priant d’agréer
mes très humbles excuses.

Elle se courba cérémonieusement et se dirigea vers la porte.

Nicole ne comprit pas encore. La froide réserve de Maubert lui


apparut comme un dédain qui la cingla. Elle crut qu’il avait deviné ce
qu’elle voulait lui dire et que le mépris qu’il avait pour elle était si profond
qu’il ne voulait même pas l’entendre. Elle fut aussitôt debout. D’un bond
elle se jeta entre la porte et lui. Et dans un état d’indicible exaltation, à
demi folle, d’une voix qui bégayait tant l’émotion qui la secouait tait
puissante :

— Vous ne sortirez pas avant de m’avoir entendue !

Alcyndore la saisit brutalement au poignet et pétrissant ce poignet


dans sa main de fer, penchée sur elle, rivant sur elle un regard étincelant,
dans un souffle, elle laissa tomber :

— Taisez-vous !

— Non, je ne me tairai pas, protesta Nicolle dans une sorte


d’égarement furieux.

Et elle gémit :

— Ah ! vous me faites mal !…

Alcyndore continuait à lui broyer le poignet. Devant ce cri que la


douleur lui arrachait, elle la lâcha, sentant bien que tout effort était
inutile, qu’elle ne comprendrait rien, qu’elle ne pouvait rien comprendre
dans l’état de délire où elle se trouvait. Elle la lâcha. Mais alors, Nicolle
s’abattit brusquement sur les deux genoux, s’empara de sa main, malgré
sa résistance, et d’une voix ardente, laissant déborder comme un torrent
impétueux cet amour absurde, insensé monstrueux, contre lequel elle
s’était longtemps débattue, et qu’elle voulait maintenant crier bien haut :

— Pourquoi relâchez-vous votre étreinte ?… Vous me faisiez mal,


bien mal !… Mais c’était si bon, si doux de souffrir par vous !… Oh ! vous
ne savez pas !… Vos coups, à vous, me paraissent plus doux que la plus
douce des caresses. La torture, la mort même, si ce sont vos chères mains
qui me la doivent donner, tout, tout me paraît préférable à ce glacial
dédain dont vous m’assassinez lentement.
Et toujours prosternée à ses pieds, écartant, arrachant, déchirant
son corsage en un geste de folie, elle mit à découvert, jusqu’à la ceinture,
sa gorge à la peau si blanche et si douce que le lis le plus blanc eût paru
terne et rugueux à côté.

— Fouillez cette poitrine. Allez chercher ce cœur qui ne bat, qui n’a
jamais battu que pour vous. Et quand vous le tiendrez dans vos mains,
saignant et palpitant, peut-être alors sentirez-vous quel amour ardent,
sincère, unique, ce cœur avait pour vous. Peut-être comprendrez-vous
qu’il vous appartenait tout entier, qu’il vous adorait d’une adoration
fervente, plus que si vous étiez le seigneur Dieu lui-même.

Alcyndore qui, dans ses combinaisons mystérieuses, n’abandonnait


rien au hasard, savait envisager les hypothèses même les plus
inadmissibles, n’avait pas prévu cette chose incroyable, inouïe, folle :
Nicolle de Savigny qui, jusqu’à ce jour, avait paru inaccessible à tout autre
sentiment que son amour effréné de soi-même et de l’or, Nicolle de
Savigny, dupe d’un déguisement, se prenant d’une passion violente de la
sincérité de laquelle il était impossible de douter, pour le chevalier de
Maubert. Maubert qui était une femme !

Cette découverte si extraordinaire et si imprévue la laissa un instant


submergée d’un étonnement indicible. Elle, toujours si souverainement
maîtresse d’elle-même, elle perdit un instant la tête et, sans trop savoir ce
qu’elle disait, murmura :

— Vous m’aimez, moi !… moi !… Vous êtes folle !… Et le dauphin ?…

Nous avons dit qu’elle avait parlé au hasard. Cependant Nicolle crut
découvrir nous ne savons quel sujet d’espérer dans ses paroles. Elle se
redressa, comme galvanisée, et sans s’apercevoir qu’elle demeurait
dépoitraillée, elle haleta :

— Eh ! que m’importe le dauphin !… Est-ce qu’il compte pour moi,


est-ce qu’il existe seulement ?… Le sot, le niais, l’imbécile, qui se figure
être aimé pour lui-même !… Est-ce que vous seriez jaloux ?… Dieu, vous
voulez donc me rendre folle de joie, après avoir failli me rendre folle de
désespoir ?… Ah ! mon seigneur, mon maître, mon Dieu, faites-moi signe
et vous verrez si j’hésite seulement une seconde à l’abandonner, lui et ses
titres, et ses honneurs, et toutes ses richesses !… Le dauphin, mais je l’ai
en détestation ! Mais c’est de l’horreur, c’est du dégoût, un dégoût
insurmontable, qu’il m’inspire !…

Elle aurait probablement continué longtemps sur ce ton. Mais


Alcyndore s’était ressaisie. Alcyndore qui se maudissait intérieurement de
ne pas avoir arrêté plus tôt les terribles paroles qu’elle prononçait, se
pencha sur elle, et dans un souffle, gronda :

— Mais tais-toi donc, misérable folle !… Ne vois-tu pas qu’on nous


écoute ?…

Cette fois, Nicolle entendit. Elle entendit et comprit. Hagarde,


hébétée, sentant ses jambes se dérober sous elle, elle s’écroula dans un
fauteuil plutôt qu’elle ne s’y assit, et d’un geste machinal, maladroit dans
sa précipitation, elle s’efforça de masquer sa nudité sous les lambeaux du
corsage qu’elle avait lacéré. Alcyndore ne s’attarda pas, ne perdit pas une
seconde. Et sans se départir de son attitude respectueuse, élevant la voix,
d’un air apitoyé :

— Madame, madame, vous êtes malade assurément !… Pour l’amour


de Dieu ! revenez à vous !…

Comédienne incomparable digne assurément d’Alcyndore, Nicolle,


toute sa présence d’esprit revenue, fut instantanément à la réplique. Et,
d’un air dolent, les yeux troubles, passant ses mains sur son front comme
si elle cherchait à rassembler ses pensées égarées :

— Que m’est-il arrivé ?… Qu’ai-je dit ?… Qu’ai-je fait ?… Je ne sais


plus !… Il me semble que j’ai eu un accès…

— De fièvre chaude, madame, dit précipitamment Alcyndore. Vous


avez eu le délire. Vous avez dit des choses insensées, dont vous n’êtes pas
responsable, attendu que vous ne saviez ce que vous disiez… Pour Dieu !
appelez vos gens, faites-vous porter dans votre lit bien bassiné, moi, je
cours chercher un médecin que je vous ramène au plus vite et qui vous
prodiguera les soins énergiques dont vous avez besoin.

Elle fit un mouvement pour s’élancer. À ce moment, la voix froide


du dauphin prononça derrière elle :

— Inutile, monsieur de Maubert, inutile.

Alcyndore se retourna tout d’une pièce et se courbant, avec un


étonnement, une confusion merveilleusement joués :

— Vous, monseigneur ! s’écria-t-elle.

Et en elle-même, avec une rage froide, terrible :

« C’était lui qui écoutait !… Et cette misérable folle… Que l’enfer


l’engloutisse !… Une affaire à laquelle depuis de longs mois je travaille
avec une patience, une persévérance que rien n’a pu rebuter, manquée
par la faute de cette femme stupide !… Malédiction sur elle ! Malédiction
sur moi qui n’ai pas su la faire taire à temps !…

De son côté, Nicolle, anéantie, se disait :

« Henri ! C’était Henri qui écoutait !… Et moi, misérable folle…


Quelle mouche venimeuse m’a donc piquée ?… Il a entendu, c’est
certain… Sous son air froid, je sens gronder une colère terrible… C’en est
fait de moi ! Il va me daguer !… »

Et elle ferma machinalement les yeux pour ne pas voir le coup


mortel qui allait s’abattre sur elle.

Pourtant le dauphin ne la frappa pas. Il paraissait très froid, mais


très maître de lui. Même il y avait comme un peu d’ironie dans cette
ombre de sourire qui errait sur ses lèvres. Il ne songeait nullement à la
toucher. Il ne la regardait même pas. Il semblait qu’elle n’existât plus
pour lui. Et ce dédain hautain, écrasant, paraissait plus cinglant mille fois
que n’eussent pu l’être les injures les plus virulentes.
— Là, là, ne tremblez pas ainsi, chevalier, dit-il en souriant. Votre
attitude a été des plus correctes et je ne saurais vous en vouloir. Au
contraire, sans le savoir, vous m’avez rendu un inappréciable service en
m’ouvrant les yeux.

— Henri ! gémit Nicolle d’une voix expirante.

Henri lui tournait le dos avec affectation. Il ne se retourna pas. De


sa voix glaciale, de son air de souverain mépris, il foudroya :

— Je crois que cette fille s’oublie !

— Monseigneur, dit Alcyndore faisant une tentative désespérée, je


vous jure que madame n’est pas responsable, je vous jure qu’elle a eu un
accès de délire et qu’elle ne savait pas ce qu’elle disait. Un médecin,
monseigneur, il faut un médecin au…

— Je vous dis que c’est inutile interrompit Henri avec un rire


sardonique. Madame joue la comédie d’une manière si parfaite, que je
m’y suis laissé prendre avant vous. Mais, jour de Dieu, je vous assure
qu’elle ne jouait pas la comédie tout à l’heure, quand elle s’est offerte à
vous comme une ribaude éhontée. Je suis fixé maintenant. Allons-nous-
en, chevalier, sortons de cette maison où vous et moi n’avons plus rien à
faire.

Il lui prit familièrement le bras et l’entraîna vers la porte, passant


devant Nicolle hébétée sans la regarder, sans la saluer. Sur le seuil de la
porte, il tourna à demi la tête et de son air glacial, du bout des lèvres,
laissa tomber :

— Il est probable que l’enfant n’est pas de moi. Mais enfin j’ai eu la
sottise de croire et de dire qu’il était de moi. Je ne saurais l’abandonner
maintenant. Vous recevrez demain une somme suffisante pour assurer
l’avenir de cet enfant. C’est tout ce que je peux faire pour vous et pour lui,
dont je ne veux jamais entendre parler.

L’enfant dont il parlait ainsi était celui que Nicolle lui avait donné
trois ou quatre mois plus tôt. Il sortit après avoir fait cette promesse. Il
rentra à l’hôtel des Tournelles, accompagné par Alcyndore qu’il n’avait
pas lâchée et à qui, tout le long du chemin, il parla de la future comtesse
d’Aumale, sans faire une seule fois la moindre allusion à Nicolle.

Alcyndore le quitta à la porte de l’hôtel. Le coup qui venait de la


frapper avait été des plus rudes. C’était la ruine complète, absolue, de
projets ténébreux, formidables, qui avaient nécessité, comme elle l’avait
dit elle-même, de longs mois d’efforts, de patiente pénétration. Sans
compter des sommes énormes gaspillées en pure perte. Et tout cela
croulait parce qu’elle n’avait pas su prévoir la déconcertante aventure qui
venait de lui arriver avec Nicolle, et parce que la fatalité avait voulu que
celle-ci, toujours maîtresse d’elle-même, allât s’oublier juste à l’instant
précis où elle eût dû garder sa langue.

Tout autre que cette extraordinaire jeune femme se fût trouvé


complètement désemparé, eût désespéré, peut-être renoncé. Elle ne
renonça pas pour cela. Le premier moment de désarroi passé, elle se
ressaisit. L’affaire manquée, elle n’exista plus pour elle, elle la biffa de sa
mémoire. Et tout de suite, elle se mit à chercher autre chose. Chose
curieuse, par suite de nous ne savons quelle association d’idées, en
cherchant à refaire un autre plan, le souvenir de Montauban lui revint. Il
n’était pour rien dans la cruelle déconvenue qu’elle venait d’essuyer.
Pourtant, pour la deuxième fois, elle fit cette réflexion où il entrait
comme une sorte de crainte superstitieuse :

— Depuis que cet homme s’est dressé sur mon chemin, plus rien ne
me réussit !

Et pour la deuxième fois, elle conclut :

— Il faut que je m’en débarrasse le plus tôt possible, sans quoi je


sens qu’il causera ma perte.

Le dauphin Henri, lui, était rentré chez lui, dans son cabinet. Malgré
son impassibilité apparente, malgré le mutisme qu’il avait observé à son
sujet, il ne pouvait s’empêcher de penser à Nicolle. Et il grinçait des
dents. Non parce qu’il tenait à elle, mais parce que son amour-propre
saignait à vif. Et il grondait :

— Bafoué ! odieusement bafoué par cette ribaude fieffée à qui


j’eusse donné l’absolution sans confession !… Et je lui ai fait grâce de la
vie !… Pourquoi lui ai-je fait grâce !… Enfin, c’est fait maintenant, il n’y a
plus à y revenir.

Il se mentait à lui-même. En réalité, il cherchait un prétexte


plausible à se donner à lui-même pour revenir sur cette grâce qu’il
regrettait d’avoir accordée. Il finit par le trouver, ce prétexte :

« Cette fille me déteste… Elle l’a crié avec un de ces accents de


sincérité auxquels il n’y a pas à se méprendre. Et moi, dans ma stupide
confiance, je lui ai dit des choses… jour de Dieu, des choses qui peuvent
faire tomber ma tête si elle s’avise d’avoir la langue trop longue !… Ho !
diable ! ceci est une autre affaire ! Je tiens à ma tête, moi ! Et puisque
cette fille est une menace vivante pour moi, foin de la générosité. Il faut
qu’elle meure ! »

Il frappa sur un timbre et, à la personne qui se présenta :

— Qu’on m’amène le baron de Ville, ordonna-t-il d’un ton bref.

Quelques minutes plus tard, de Ville venait se courber devant lui.

— Monsieur, lui dit-il sans autre préambule, il ne me convient pas


que mes gentilshommes soient la risée de la cour et de la ville, parce
qu’un peu de leur ridicule peut rejaillir sur moi.

— Monseigneur, bégaya de Ville, effaré, je ne comprends pas ce que


monseigneur me fait l’honneur de me dire.

— Vous allez comprendre, fit Henri de son air glacial : tantôt, sans
penser à mal, en tout bien tout honneur, je me suis rendu à l’hôtel de
Savigny… Et j’y ai surpris Mme Nicolle dans les bras d’un galant.
— Ah ! ah ! murmura de Ville qui se fit attentif.

— Demain, reprit Henri, toute la cour et toute la ville feront des


gorges chaudes de votre mésaventure conjugale. Et je serai atteint par
ricochet. Je ne le veux pas. Il me serait pénible de me séparer d’un bon
serviteur tel que vous. Cependant, je n’hésiterai pas à le faire… à moins
que… vous ne vengiez… comme il convient, votre honneur outragé. Voyez
donc ce que vous avez à faire… Si toutefois vous tenez à rester à mon
service. Allez, monsieur.

Il lui tourna le dos sans attendre sa réponse.

De Ville se courba quand même et sortit à reculons comme le voulait


l’étiquette. Dehors, il se redressa et réfléchit :

« Monseigneur veut que je frappe. C’est clair. Mais, par l’enfer, qui
dois-je frapper ? Il ne m’a désigné personne. »

Comme on le voit, de Ville n’hésitait pas. Seulement, l’honnête


sacripant était cruellement embarrassé. À force de réfléchir à cette
affaire, il finit par se dire :

« Je suis un niais… Si monseigneur avait voulu me faire frapper le


galant, comme il dit, il n’eût pas manqué de me le désigner par son nom.
Il ne l’a pas fait. C’est donc qu’il veut frapper Nicolle elle-même. Ceci me
paraît hors de doute. »

Rendons-lui cette justice de dire qu’il n’hésita pas davantage. Il eut


un sourire équivoque et prononça :

— Pauvre Nicolle ! Il était écrit qu’elle finirait de ma main tôt ou


tard. Mieux vaut tôt que tard. Elle commençait à m’inquiéter beaucoup,
cette bonne Nicolle… Et puis, j’hérite, moi ! Et économe et rangée comme
elle était, le magot sera assez rondelet.

Il ne perdit pas de temps. Il s’en alla tout droit à l’hôtel de sa femme.


Il la trouva prostrée dans son fauteuil, le corsage en loques, à demi
dépoitraillée, comme hébétée. Il entra, ferma les portes à clef les unes
après les autres, mit les clefs dans sa poche. En voyant ces inquiétants
préliminaires, en le voyant se dresser devant elle, effrayant dans son
calme sinistre, l’infortunée Nicolle comprit ce qu’il venait faire.
Instantanément, elle fut debout. Et, tendant les mains comme pour
repousser l’horrible apparition, elle râla :

— Je ne veux pas mourir !

De Ville secoua doucement la tête. Il avait l’air de dire : « Je


comprends cela. » Et tout haut, d’une voix effroyablement paisible :

— Voyons, dites-moi ce qui s’est passé.

L’espoir la galvanisa. Elle crut qu’il ferait grâce si elle avouait


franchement. Et elle parla. Elle raconta la scène avec Jean de Maubert,
telle qu’elle s’était passée, telle que nous l’avons racontée nous-mêmes.

— Diable ! fit de Ville, je comprends la fureur de monseigneur et


qu’il veut du sang.

— Vous… n’allez pas… me… me tuer, grelotta Nicolle, folle


d’épouvante.

— Ma pauvre amie, dit de Ville avec une effroyable douceur, c’est


l’ordre de monseigneur.

— Je ne veux pas ! hurla la malheureuse, éperdue. Je suis trop


jeune, voyons ! Je ne veux pas mourir ! Grâce !…

— Fermez les yeux, conseilla de Ville avec son calme affreux, vous ne
verrez pas venir le coup. Et je vous promets de vous dépêcher d’un coup,
d’un seul. Vous ne souffrirez pas, ou si peu !

— Je ne veux pas !… Grâce !… À moi !… À l’aide !…

— Du courage, mordiable ! Après tout ce n’est qu’un mauvais


moment à passer.

Nicolle voulut s’élancer, bondir, fuir. Elle n’en eut pas la force.

Elle s’écroula sur le tapis, en hurlant toujours désespérément :

— Je ne veux pas !… À moi !… À moi !…

Froidement, il sortit la dague, enjamba le corps de sa victime, se


pencha, la saisit par les cheveux, lui redressa la tête, leva le bras et
l’abattit dans un geste foudroyant. La dague s’enfonça jusqu’au manche
dans la blanche poitrine de Nicolle. Elle fit entendre un râle étouffé, eut
un sursaut terrible, et s’immobilisa sur le tapis qui commença à se rougir
de son sang.

Avec le même calme terrible, il sortit la dague de la blessure et, sans


l’essuyer, la remit tranquillement dans sa gaine. Il sortit, laissant la porte
ouverte derrière lui. Dans l’antichambre, il trouva les servantes terrifiées.
Elles étaient accourues aux appels de leur maîtresse. Mais comme elles
avaient trouvé toutes les portes fermées, elles n’osaient plus bouger.

— Voyez donc votre maîtresse, dit-il, je crois qu’il lui est arrivé un
accident.

Il sortit. Il retourna tout droit à l’hôtel des Tournelles. Il vint se


planter devant le dauphin assis devant se table de travail. Il sortit la
dague du fourreau et, toute dégouttante encore de sang, la déposa devant
lui, en disant :

— C’est fait, monseigneur. Après cela, je vous réponds qu’on ne rira


pas de moi et que vous ne serez pas éclaboussé par le ridicule de ma
mésaventure conjugale.

— Quel est ce sang ? dit froidement Henri en repoussant de la main


la dague sanglante.

— Celui de la coupable, monseigneur… Puisque je ne connais pas le


coupable.

En disant ces mots, il remettait la dague au fourreau et fixait son


maître au fond des yeux, comme pour dire qu’il n’avait qu’à le nommer,
ce coupable, et qu’il le frapperait pareillement.

— Je ne le connais pas non plus, dit Henri avec le même calme


effroyable que montrait le terrible chef des assassins à gages.

Et avec un sourire indéfinissable :

— Ma foi, tu as bien fait, de Ville. J’eusse été bien fâché de perdre un


aussi bon serviteur que toi ! Va, de Ville, va. Je suis content de toi.

De Ville s’inclina, et, un sourire de satisfaction aux lèvres, il sortit de


son pas rude.

Telle fut la triste mésaventure qui arriva à Nicolle de Savigny. Et


cela pour, un mauvais jour, s’être avisée de découvrir qu’elle avait un
cœur capable d’aimer autre chose que soi-même et l’or. Et, ayant fait cette
belle découverte, pour avoir commis l’imprudence de laisser parler son
cœur et avoir, une fois de plus dans sa vie, dit sans fard ce qu’elle pensait.
La punition était peut-être un peu excessive.
Chapitre 29

Où Langrogne apprend à ses dépends qu’il ne faut pas se frotter au porc qui pique

Montauban avait pris son service auprès du cardinal de Lorraine.


C’est-à-dire que tous les jours, il se rendait à l’hôtel de Cluny,
s’entretenait un instant avec le cardinal, s’informait si le moment
approchait où il devrait accomplir la fameuse mission qui lui était
destinée, et, après avoir reçu l’assurance que d’ici peu il serait fixé, il se
retirait pour revenir le lendemain.

Il va sans dire que Thibaut et Lubin continuaient à exercer sur lui la


surveillance dont ils étaient chargés. Il va sans dire aussi qu’ils
continuaient à exercer cette surveillance à leur manière, c’est-à-dire qu’ils
passaient la plus grande partie de leur temps dans la salle commune de la
Pie Borgne où ils se trouvaient à merveille. Quant au reste, ils
s’acquittaient si bien de leur mission qu’ils ne s’étaient pas encore
aperçus que le chevalier demeurait dans cette hôtellerie d’où ils ne
bougeaient pour ainsi dire plus. Ajoutons, pour en finir avec eux, qu’ils
commençaient à se prendre d’une réelle et sincère affection pour celui qui
avait été leur bête noire. Et cela s’explique par ce fait que Montauban ne
dédaignait pas de vider un flacon avec eux, de temps en temps. Il
s’amusait alors à leurs dépens comme il le faisait de Langrogne. Et quand
il s’était bien amusé, il avait toujours quelque pièce d’or à leur glisser
discrètement dans la main. Générosité qui allait au cœur des deux
ivrognes.

Pour en revenir à Montauban, il attendait avec impatience cette


mission si grave, si importante. Et il se jurait qu’il l’accomplirait de telle
sorte que sa fortune serait assurée du coup. Sa fortune et son bonheur,
puisque le cardinal lui avait assuré que son mariage avec Primerose serait
célébré quand cette mission serait accomplie. Et maintenant, il était au
comble de ses vœux : le cardinal venait de lui recommander de se tenir
prêt pour raccompagner, le lendemain soir, dans une expédition des plus
importantes, à la suite de laquelle il lui ferait enfin connaître en quoi
consistait sa fameuse mission qu’il aurait à exécuter au plus vite.

Tout allait donc au gré de ses souhaits de ce côté-là. Car il va sans


dire que pas une fois l’idée ne lui était venue qu’on pourrait lui demander
une chose déshonorante. Il n’oubliait pas non plus les deux millions
escamotés au roi et qu’il se croyait obligé de faire rentrer dans ses coffres
parce qu’il avait aidé à les transporter dans un caveau de l’hôtel de Nesle.

Dans les commencements, il avait envoyé Langrogne rôder au quai


des Augustins. Cela n’avait pas duré plus de deux jours. Au bout de ce
temps, Pontalais avec qui il se liait de plus en plus, Pontalais à qui il avait
raconté la chose, lui avait dit :

— C’est miracle que ce brave garçon soit revenu vivant de la mission


saugrenue que vous vous êtes avisé de lui donner. Je vous engage à ne pas
l’y envoyer une troisième fois, il n’en reviendrait pas.

Montauban savait très bien que Pontalais avait de bonnes raisons


pour parler ainsi qu’il le faisait et que l’avertissement qu’il lui donnait
était des plus sérieux.

— En ce cas, dit-il froidement, comme il faut absolument que je


sache ce qu’on va faire de ce sel, j’irai moi-même.

— Alors, c’est vous qui y laisserez votre peau, dit Pontalais.

— Tant pis, prononça Montauban.

Pontalais vit bien qu’il était très décidé et qu’il ne parviendrait pas à
le faire changer de résolution.

Il leva les épaules de son air furieux et bougonna :

— Vous n’en ferez jamais d’autres !

Il réfléchit une seconde et, se décidant :


— Écoutez, dit-il, ce serait vraiment tenter le diable que de s’exposer
ainsi inutilement. Avez-vous confiance en moi ?

— Oui, dit Montauban sans hésiter.

— Eh bien ! je vous ferai connaître, moi, le jour où les sacs seront


enlevés. Ce jour-là, il sera temps d’aller ou d’envoyer rôder aux environs
de l’hôtel de Nesle. Avez-vous l’intention de tenter d’enlever cas sacs eu
route ?

— Non, sourit Montauban, parce que je m’imagine qu’ils seront trop


bien gardés.

— N’en doutez pas, approuva Pontalais. Pourquoi cette surveillance,


puisque vous savez où les sacs seront transportés ?

Je veux en être tout à fait sûr. Et puis, ce n’est pas tout que de savoir
que les sacs sont dans une auberge. Si je peux apprendre dans quelle
partie de l’auberge, dans quel caveau exactement on les a enfermés, je
n’en serai pas fâché.

— Vous ne l’apprendrez pas, déclara péremptoirement Pontalais.


Enfin, faites-en à votre tête. Dans tous les cas, j’ai votre parole que vous
attendrez que je vous avertisse pour retourner là-bas ?

— Vous l’avez, dit sérieusement Montauban.

Et comme il avait en effet, pleine confiance en Pontalais, il avait


tenu sa parole et ni lui ni Langrogne n’avaient remis les pieds sur le quai
des Augustins.

Précisément, le jour où le cardinal lui dit de se tenir prêt pour le


lendemain, Pontalais parut et déclara d’un ton bref :

— C’est pour ce soir, à la tombée de la nuit.

Et il était parti sans ajouter un mot d’explication. Montauban avait


réfléchi. Le soir, il était attendu chez son ami le duc de Ponthus. Il est vrai
qu’il pouvait envoyer s’excuser. Un instant, il fut sur le point de le faire.
Mais il réfléchit qu’après tout sa présence n’était pas indispensable. De
quoi s’agissait-il, en somme ? De suivre une charrette, de voir où on la
remisait, de voir, si possible, où on déposerait les sacs. Ceci était
assurément facile pour Langrogne, qui en avait fait d’autres. Il résolut de
l’y envoyer et lui donna ses instructions à cet effet.

Langrogne, la dague à la ceinture, l’épée au côté, bien enveloppé


dans son manteau, car le froid continuait à être des plus vifs, s’en alla
donc se poster non loin de l’hôtel de Nesle, que tout le monde savait
abandonné. Il n’éprouvait pas la moindre appréhension. D’ailleurs,
depuis que M. le chevalier était entré au service du cardinal de Lorraine,
depuis qu’il avait rapporté d’un seul coup, comme entrée de jeu, tout près
de dix mille livres, le brave écuyer voyait la fortune de son maître assurée.
La sienne aussi, par conséquent. Et il ne doutait plus de rien.

Vers trois heures de l’après-midi, c’est-à-dire une heure environ


avant le coucher du soleil, qui, au reste, avait oublié de se lever ce jour-là,
une grande et forte charrette, attelée de deux vigoureux percherons,
entrée par la porte de Nesle sous la conduite de deux charretiers, venait
s’arrêter devant la porte de l’hôtel de Nesle. En apparence, c’était un
accident qui motivait cet arrêt à cet endroit. Les deux charretiers, jurant
et sacrant, s’activaient à réparer des harnais qui venaient
malencontreusement de se casser. Ils étaient tout à leur besogne et
semblaient ne rien voir de ce qui se passait autour d’eux.

S’il n’avait pas été averti comme il l’était, Langrogne eût été leur
dupe, tant ils jouaient leur rôle en conscience et avec un naturel parfait.
Mais Langrogne était sur ses gardes, ce qui fait qu’il vit très bien la porte
de l’hôtel s’entrebâiller. Par l’entrebâillement, trois hommes se glissèrent
dehors. D’un bond, l’un d’eux se hissa sur la charrette. Les deux autres lui
passèrent un petit tonnelet qu’il fit rouler et rangea avec une adresse et
une dextérité rares. Langrogne, aux aguets compta dix tonnelets qui, en
un clin d’œil, se trouvèrent rangés sur la charrette. Cependant que les
charretiers, qui semblaient aveugles et sourds, continuaient,
imperturbablement de réparer les harnais. Après les tonnelets vinrent les
bottes de paille qui servirent à les caler et à les dissimuler complètement.

La charrette, vide quand elle s’était arrêtée, se trouva chargée de


paille. En apparence du moins. Ce chargement n’avait peut-être pas
demandé cinq minutes. Alors les harnais se trouvèrent réparés comme
par enchantement, et la charrette s’en alla tout doucement vers le pont
Saint-Michel.

Langrogne attendit qu’elle eût pris une avance suffisante pour la


suivre. Alors il aperçut quatre spadassins formidables, très proprement
vêtus, qu’il aurait pu croire jaillis de terre s’il n’avait deviné qu’ils étaient
sortis de l’hôtel de Nesle, dont la porte s’était refermée et qui avait repris
son apparence morne, abandonnée. Ces quatre spadassins allongèrent le
pas et rattrapèrent la charrette. Deux, la dépassèrent d’une vingtaine de
pas et sans paraître le moins du monde s’occuper d’elle, ils se maintinrent
à cette distance, en éclaireurs : c’étaient Eustache Coppegorge et
Choppin-le-Gentilhomme. Les deux autres se tinrent à une vingtaine de
pas derrière la charrette. Cette arrière-garde, c’était Esclaireau-les-
Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure. Ainsi encadrée, la charrette traversa
la cité, la ville, sortit par la porte du Temple, et vint entrer dans la cour du
Porc qui sommeille, à Bagnolet.

Pas le plus petit incident ne s’était produit en cours de route.

Langrogne avait suivi pas à pas. À lui non plus, il n’était rien arrivé
de fâcheux.

Seulement le digne écuyer avait fait, en son for intérieur, cette


remarque que jamais il n’avait vu autant de mendiants et d’estropiés qu’il
en vit ce jour-là sur le parcours de la charrette. C’était à croire que tous
les « capons » (voleurs), « francs-mitous » (mendiants), « rifodes »
(vagabonds) de la Cour des Miracles s’étaient donné rendez-vous sur ce
parcours. Les culs-de-jatte surtout pullulaient. Même, à l’entrée du pont
Saint-Michel, un de ces estropiés avaient poussé son petit chariot jusque
dans ses jambes. Et, en lui demandant la charité, il lui avait raconté il ne
savait quelle histoire, à laquelle il n’avait rien compris, où il était question
de « porc qui sommeille », de « porc qui s’éveille de méchante humeur »
et de « porc qui pique ». Après quoi, il avait filé en faisant rouler son petit
chariot avec une vitesse que Langrogne avait naïvement admirée, sans y
voir malice.

Langrogne n’était pourtant pas un sot, il s’en faut. Mais comme


Montauban avait négligé de le mettre au courant, comme il ignorait quel
était le véritable contenu de ces sacs — qui s’étaient d’ailleurs changés en
tonnelets – qu’il était chargé de surveiller, il n’attacha pas autrement
importance à ces petits riens qui n’eussent pas manqué de le mettre sur
ses gardes, s’il avait su de quoi il retournait.

La charrette entra donc dans la cour du Porc qui sommeille.


Langrogne la suivit tout naturellement, sans que personne s’avisât de
l’empêcher d’entrer. Et il se disait :

« Attention, Langrogne, c’est ici qu’il s’agit de te distinguer. Il faut


savoir où l’on va enfermer ces sacs qui se sont mués en tonnelets et
auxquels M. le chevalier s’intéresse tant. Que la peste m’étouffe si je
comprends pourquoi, par exemple ! Par les béquilles de ma grand-mère,
voilà ce qu’il faut savoir pour faire plaisir à M. le chevalier. Oui, mais
comment ?

Juste comme il se posait cette question, l’aubergiste, Simon


Piédeloup, s’approcha de lui, la toque à la main et, très poliment,
demanda :

— Monsieur, oserai-je vous prier de me rendre un petit service ?

— Osez, monsieur, répondit Langrogne à tout hasard.

Simon Piédeloup parut hésiter une seconde en louchant du côté de


la charrette et :

— Vous avez l’air d’un honnête homme, monsieur ; je me fie à vous.

Et, prenant un air mystérieux, clignant des yeux d’un air entendu :
— Monsieur, il y a sur cette charrette dix tonnelets de vins des îles.
Un nectar, monsieur, que j’ai eu en contrebande. Vous comprenez que,
malgré que j’aie eu soin de fermer la porte, je ne voudrais pas laisser ce
vin dans cette cour. Si j’étais pris, ce serait ma ruine. Sans compter la
prison. Voulez-vous nous aider, moi et mes deux garçons, à transporter
ces tonnelets dans le caveau qui leur est destiné ?

— Très volontiers, monsieur, s’empressa d’accepter Langrogne.

Et en lui-même, il jubila :

— Par la couenne, voilà qui tombe à merveille !

— J’avais bien vu que vous étiez un honnête homme, s’épanouit


Simon Piédeloup.

Et il ajouta :

— Pour vous remercier, monsieur, nous viderons dans la cave même


un de ces flacons de vieux vin qui demande à être bu frais, dont vous me
direz des nouvelles.

Langrogne, enchanté, se mit, complaisamment à l’ouvrage et aida


Simon Piédeloup et ses deux garçons à décharger et à rouler les tonneaux
dans la cave. Ce fut un peu plus long que ce ne l’avait été à l’hôtel de
Nesle, mais en somme, ce fut assez vite fait. Quand le dernier tonnelet fut
bien arrimé à sa place, Simon Piédeloup ferma la porte à double tour et se
dirigea vers le caveau voisin, à seule fin de tenir la promesse qu’il avait
faite de vider une bonne bouteille avec celui qui lui avait donné ce coup
de main. Il ouvrit la porte voisine et, sa lanterne allumée à la main,
s’effaça poliment.

Sans méfiance aucune, Langrogne entra. Sur son dos, la porte se


rabattit à toute volée et tout aussitôt il entendit le grincement significatif
de la clef dans la serrure. Il était prix. Alors la voix de Simon Piédeloup
prononça sur un ton de raillerie féroce :
— On t’avait prévenu, sur le pont Saint-Michel, de te méfier du
« porc qui pique » qui n’aime pas qu’on se mêle de ses affaires. Tu as
voulu t’en mêler quand même, le « porc qui pique » t’a piqué. Tant pis
pour toi. Maintenant, mon ami, si tu sais encore quelque bribe de prière,
tu peux la dévider, car tu ne sortiras d’ici que les pieds devant.

Ce fut tout. Langrogne demeura seul, enfermé à double tour dans le


noir épais à couper au couteau. Il commença par s’invectiver lui-même :

— Triple niais que je suis ! c’est donc cela que cette moitié d’homme
me racontait sur le pont Saint-Michel avec son histoire de porc qui
sommeille et de porc qui pique ! Et je n’ai rien compris, balourd, âne bâté,
porc malade que je suis moi-même ! Je n’ai pas compris que tous ces
échappés de la Cour des Miracles surveillaient le transport de ces maudits
tonneaux ! Me voilà pris comme un rat dans une ratière, maintenant. Et
c’est bien fait pour moi, je n’ai que ce que je mérite, on n’est pas aussi
bête que je l’ai été ! »

Cependant, Langrogne n’était pas homme à s’oublier longtemps en


récriminations mutiles. Il se calma. Et il commença par étudier la porte.
C’était une porte de fer. Il comprit qu’il n’y avait rien à tenter de ce côté. À
tâtons, il fit le tour de son cachot, cherchant une issue. Il trouva une autre
porte qui, au toucher, lui parut également en fer. Elle était fermée et,
comme la première, il était inutile d’essayer de la forcer. Il s’assit dans un
coin en se disant :

« Ils n’auront peut-être pas le cœur de me laisser périr lentement de


faim et de soif dans ce trou. Attendons. »

Attendre quoi ? Il n’en savait rien. Mais que deviendrions-nous,


tous, si on nous enlevait l’espérance ? Langrogne attendit donc
patiemment, il ne savait quoi. Il attendit même si longtemps qu’il finit
par s’endormir profondément, les deux poings crispés sur le manche de la
dague et la poignée de l’épée dont, par bonheur, il ne s’était pas séparé.
Chapitre 30

La mission de Montauban

Le lendemain, dans le courant de la matinée, Montauban commença


à s’étonner de voir que Langrogne n’était pas rentré. Dans le courant de
l’après-midi, il passa de l’étonnement à l’inquiétude.

— Il lui est sûrement arrivé quelque chose de fâcheux, dit-il à


Primerose qu’il était venu voir comme il le faisait tous les jours.
Malheureusement, je ne puis me mettre à sa recherche aujourd’hui. Par
fatalité, le cardinal m’emmène ce soir en expédition. Il s’agit de cette
mission de laquelle dépend tout notre avenir et je ne puis décemment pas
demander un sursis à monseigneur.

— Langrogne est adroit et brave, rassura Primerose, confiante, il se


tirera d’affaire, soyez-en sûr. En tout cas, s’il n’est pas rentré demain,
vous vous mettrez à sa recherche et vous le retrouverez, vous, je n’en
doute pas.

— Ainsi ferai-je, répondit Montauban.

Quand le moment fut venu, il se trouva exact au rendez-vous que lui


avait donné le cardinal, à l’hôtel Cluny. Comme de juste, il avait fait une
brèche sérieuse aux sommes avancées par le cardinal pour s’équiper
convenablement, lui et Langrogne. Et il avait fort grand air sous le
costume de voyage, en excellent drap des Flandres, qu’il avait endossé
pour cette expédition nocturne.

Il faisait nuit noire quand ils partirent. Derrière le cardinal de


Lorraine, qui avait Montauban à sa gauche, venaient deux gentilshommes
qui composaient toute son escorte pour ce soir-là. Il est vrai qu’il avait à
côté de lui le chevalier qui, avait-il dit, à lui seul, valait toute une
compagnie de soldats. Montauban ignorait où ils allaient ainsi à pareille
heure, le cardinal n’ayant pas jugé à propos de le lui dire. Ce ne fut que
lorsque, après être sorti de la ville par la porte du Temple, ils se
trouvèrent dans le faubourg Saint-Laurent, qu’il commença à se dire :

— Ah çà ! est-ce que nous irions à Bagnolet, par hasard ?

Il ne s’était pas trompé. C’était bien a Bagnolet qu’ils allaient. Et ils


s’arrêtèrent devant l’auberge du Porc qui sommeille. Pour mieux dire, ce
fut devant la porte de l’écurie qu’ils s’arrêtèrent. L’auberge paraissait
profondément endormie, comme toutes les maisons du bourg qu’ils
venaient de traverser. On n’y entendait pas un bruit, on n’y voyait pas un
filet de lumière.

Le cardinal frappa d’une manière particulière, et la porte


s’entrebâilla aussitôt, juste assez pour permettre aux chevaux d’entrer à la
file. Ils mirent pied à terre dans la cour et suivirent le cardinal, qui
pénétra dans la salle commune. Cette salle commune n’était pas éclairée.
Cependant, comme un grand feu pétillait dans la cheminée
monumentale, on y voyait assez clair.

Montauban aperçut cinq ou six gentilshommes attablés près du feu,


devant des bouteilles entamées. Ces gentilshommes n’échangeaient que
de rares paroles et à voix basse. Mais ce qui surprit le plus Montauban, ce
fut de voir là Thibaut et Lubin installés comme chez eux. Les deux moines
avaient le froc relevé sur le côté, le tablier devant et la serviette sur le
bras, comme des garçons d’auberge. Et de fait, ils jouaient le rôle de
garçons d’auberge. Ils étaient même patrons absolus de la place, depuis
les caves, en passant par la cuisine, jusqu’au grenier. Ils faisaient tout
eux-mêmes. L’aubergiste que nous connaissons, Simon Piédeloup, ses
garçons et ses servantes, tout ce monde-là demeurait invisible. Il est
certain qu’ils avaient abandonné la place, tout au moins pour cette nuit-
là.

Les gentilshommes attablés, en voyant paraître le cardinal et ses


compagnons, s’étaient levés et avaient salué respectueusement, bien que
le cardinal fût en cavalier et si bien enveloppé dans le manteau, que c’est
tout juste si on lui voyait le bout du nez. Le cardinal se tourna vers les
deux gentilshommes qui l’avaient accompagné jusque-là et ordonna, sans
élever la voix :

— Attendez-moi là, messieurs. Et comme l’attente sera peut-être un


peu longue, faites-vous servir ce que vous voudrez, à boire et à manger.

Et s’adressant à Montauban :

— Suivez-moi, monsieur.

Les deux gentilshommes, qui avaient sans doute reçu des


instructions avant de partir, s’assirent en silence et sans bruit. Lubin
s’avança précipitamment vers eux, sans oublier d’adresser un sourire
jovial à Montauban, passant devant lui et s’empressant, comme s’il
n’avait fait que cela toute sa vie.

— Désirez-vous boire ou manger, mes gentilshommes ?


Commandez. Nous avons de tout ici. Nous avons d’excellents pâtés, nous
avons…

Montauban n’entendit pas la suite. Thibaut, qui lui adressa aussi


son plus gracieux sourire, sur un signe du cardinal, avait pris un falot
dont la lumière était masquée par un sac qu’on avait jeté dessus, et, son
falot à la main, s’était engagé dans l’escalier qui conduisait aux caves. Le
cardinal l’avait suivi. Montauban fermait la marche. Et on peut croire
qu’il observait tout avec une attention soutenue et gravait dans sa
mémoire le plan de ces lieux où il comptait revenir.

Elles étaient superposées en deux étages, ces caves. Au deuxième


étage, ils se trouvèrent dans un couloir assez large, éclairé par des torches
placées de distance en distance dans des bras de fer scellés dans la
muraille. Le sol était tapissé d’un sable très fin qui étouffait
complètement le bruit des pas. Là, Thibaut fit une profonde révérence au
cardinal, gratifia Montauban d’un nouveau sourire et remonta, les
laissant seuls.

Toujours en silence et toujours suivi par le chevalier, le cardinal


s’engagea dans ce couloir. Quelques pas les amenèrent à une manière de
petit carrefour : ce couloir se divisait là en deux branches, dont l’une
obliquait vers la gauche et l’autre vers la droite. Ces deux galeries
n’étaient pas éclairées. Cela formait comme deux gouffres béants d’ombre
opaque, deux gouffres qui paraissaient ne pas avoir de fin. Au croisement
de ces deux galeries, le mur formait un pan coupé au centre duquel se
trouvait une porte de fer.

À l’entrée de ce carrefour, à trois ou quatre pas de la porte de fer,


deux hommes se tenaient en sentinelle. Montauban les reconnut tout de
suite : c’étaient Quinténasse et Boucassin. Eux aussi, ils le reconnurent
sur-le-champ. Et ils se mirent aussitôt à loucher autour d’eux, avec une
inquiétude terrible, comme s’ils calculaient d’avance par quel côté ils
pourraient détaler, le cas échéant. Ce qui amena un sourire furtif sur les
lèvres du chevalier.

— Vous me reconnaissez ? leur demanda le cardinal en écartant son


manteau.

— Oui, monseigneur, dirent-ils en se courbant avec respect.

Et Quinténasse ajouta :

— Nous avons ordre d’obéir à tout ce que Monseigneur nous


commandera.

— C’est bien, dit le cardinal, allez vous placer au pied de l’escalier et


ne laissez passer que ceux qui vous montreront une médaille pareille à
celle-ci.

En disant ces mots, il leur remettait une petite médaille d’argent


qu’il tenait dans sa main. Quinténasse et Boucassin s’inclinèrent et
allèrent aussitôt se poster à l’endroit qu’on venait de leur indiquer.

Dès qu’ils se furent éloignés, le cardinal prit une des torches


allumées et s’engagea dans la galerie de droite. Il n’alla pas loin. Au bout
de quelques pas, il s’arrêta devant une porte percée à gauche dans la
galerie. Comme la porte du pan coupé, c’était une porte en fer. La clef
était dans la serrure. Il donna deux tours, ouvrit la porte et entra, sa
torche à la main.

Montauban vit une cave spacieuse éclairée par une demi-douzaine


de lampes. Il y avait là une quinzaine de sièges dont un fauteuil large
comme un trône, et, comme un trône, placé sur une estrade surélevée de
deux marches, recouverte d’un épais tapis. Il compta trois portes, en plus
de celle sur le seuil de laquelle il se tenait. Une de ces portes, celle de
gauche, était la porte du pan coupé devant laquelle ils venaient de passer.
Au reste, il n’y avait encore personne dans cette cave. Et il était manifeste,
à la façon dont il l’étudiait, que le cardinal ne la connaissait pas plus que
Montauban. Quand il eut, d’un coup d’œil rapide, vérifié l’aménagement
de cette salle, il se tourna vers Montauban, qui attendait ses ordres :

— Chevalier, lui dit-il, vous allez attendre dans cette allée, devant
cette porte, que je vienne vous chercher moi même. Armez-vous de
patience : l’attente sera peut-être un peu longue.

Sans attendre une réponse, il lui adressa un gracieux sourire et


poussa la porte.

Montauban se trouva seul devant cette porte fermée, dans une


obscurité complète. Il était parti de l’hôtel de Cluny ivre de joie,
frémissant d’impatience, croyant aller à la bataille. Et il aboutissait à se
voir enfermé dans un couloir obscur, où il respirait péniblement un air
lourd qui sentait le moisi ; un couloir dépendant de caves qui, pour un
esprit prévenu comme le sien, pouvaient, à bon droit, paraître
singulièrement suspectes. Ce lui fut une désillusion pénible. Toute sa joie
tomba du coup. Et sentant un lourd malaise l’envahir, il gronda avec
humeur :

« C’est d’une conspiration qu’il s’agit !… Une conspiration dans


laquelle le cardinal m’a engagé sans mon assentiment, sans m’en avoir
soufflé un mot… Par l’âme de monsieur mon père, c’est vraiment trop de
sans-gêne, et je vais demander des explications ! »

Il mit la main sur la clef restée dans la serrure et poussa légèrement


la porte. Il n’acheva pas de l’ouvrir. Au contraire, il la ramena à lui : il
s’était déjà ressaisi et, son sourire railleur aux lèvres, il s’en prenait à lui-
même :

« Or quoi vais-je me plaindre ?… Comment, il m’a plu de me donner


un maître, et l’ai la naïveté de m’étonner que ce maître dispose de moi à
son gré ! Par Dieu, puisqu’il me paye, – et même fort cher – c’est son
droit, et je n’ai rien à dire !… Tiens, je n’avais qu’à ne pas me vendre ! »

Il se mit à rire du bout des lèvres, d’un rire amer. Et il demeura un


long moment rêveur, le dos appuyé au mur. Il finit par se secouer et il se
morigéna encore lui-même :

« Au lieu de demeurer là à radoter comme un niais que je suis, je


ferais bien mieux de profiter des quelques instants que j’ai devant moi
pour tenter une reconnaissance dans ce souterrains où il me faudra
revenir, puisque c’est là, j’en jurerais que sont enfermés les deux
millions… Et, qui sait ? peut-être mon pauvre Langrogne aussi. »

Il fit deux pas dans la direction du carrefour : il voulait aller


chercher une torche pour s’éclairer. Il réfléchit :

« Il est certain que ces souterrains font communiquer l’auberge au


château des dames de Bagnolet. Il est certain que les dames de Bagnolet
sont, l’une, celle que les truands appellent – avec quel respect et quelle
sourde terreur ! – Alcyndore 1re, ancienne reine d’Argot ; l’autre, celle que
les mêmes truands appellent Alcyndore tout court, actuelle reine d’Argot,
et que je connais, moi, sous un déguisement de cavalier et sous le nom de
Jean de Maubert… Il est certain que les deux millions volés au roi, qui
sont cachés quelque part ici, doivent constituer la dot de cette reine
d’Argot, qui rêve de devenir reine de France et impératrice… Pas plus !…
Joli rêve, ma foi !… Tout cela s’enchaîne, se tient à merveille ! Tout cela,
je l’avais pressenti depuis longtemps, et j’ai eu tort, grand tort de
m’obstiner à me mettre un bandeau sur les yeux quand je voyais si bien
clair… De tout cela, je conclus aussi que j’aurais bien tort maintenant de
me fier aux apparences, et, parce que ces souterrains paraissent déserts,
de croire que la reine d’Argot puisque reine d’Argot il y a, n’y fait pas
exercer une surveillance qui, pour être cachée, n’en doit pas moins être
des plus sérieuses. Or, si je me promène là-dedans une torche à la main,
je n’irai pas loin avant d’être découvert et mis dans l’impossibilité de
nuire… Et maintenant que je sais ce qu’il en est, il ne sera pas dit que moi,
un gentilhomme, j’aurai laissé, sans essayer de l’empêcher, cette chose
monstrueuse s’accomplir : une reine de voleurs s’asseyant sur le trône de
France, la Cour des Miracles transportée à la cour de France ! »

En monologuant de la sorte, il s’était déjà enfoncé dans l’allée. Il


s’était fié à sa vue, qui était exceptionnellement perçante et qui avait le
don précieux d’y voir clair dans l’obscurité. Mais les ténèbres qui
l’environnaient de toutes parts étaient si compactes qu’il semblait qu’on
eût pu les couper au couteau. Il ne put rien distinguer de précis. Pour se
rendre compte et pour ne pas s’égarer, il dut avancer la main appuyée au
mur. D’après le nombre de ses pas, qu’il eut la précaution de compter, il
estima qu’il avait dû faire au moins une centaine de toises. En cours de
route, sa main, qu’il laissait constamment courir le long de la muraille,
rencontra plusieurs portes. Il s’arrêta à chacune de ces portes. Pas une
n’était fermée à clef. Toutes cédèrent à la première pression de sa main.

Il se dit que les millions ne se trouvaient certainement pas derrière


ces portes qui s’ouvraient si facilement et s’abstint de chercher à savoir
sur quoi donnerait ces portes. Il pensait, non sans raison, qu’il était
inutile de courir le risque de s’égarer, sans motif sérieux, dans des caves
et des galeries qui paraissaient plus nombreuses et plus vastes encore
qu’il n’avait estimé à première vue. Il n’avait été que trop imprudent déjà
en s’aventurant sans lumière, comme il l’avait fait dans des lieux qui lui
étaient totalement inconnus. Encore devrait-il s’estimer heureux s’il ne
s’était déjà perdu.

Il fit donc demi-tour et se hâta autant qu’il était possible de le faire


dans l’obscurité. Il craignait maintenant que le cardinal ne fut venu le
chercher pendant son absence. Et il faut croire qu’il s’était éloigné plus
qu’il ne le supposait car il s’étonnait de ne pas voir apparaître au loin le
scintillement des torches qui éclairaient le couloir d’entrée.

Il commençait à se demander s’il ne s’était pas décidément perdu


lorsqu’il finit par apercevoir une faible lueur assez loin devant lui. Si
brave qu’il fût, il ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement.
Guidé par cette lueur, il put allonger le pas et avancer avec plus
d’assurance. Il arriva enfin au carrefour. Mais il s’aperçut alors qu’il y
arrivait par l’allée de gauche.

« J’ai tourné à gauche sans m’en apercevoir, se dit-il. Et qui sait


combien de fois ?… C’est donc cela que le chemin me paraissait si long ! »

Il passa vivement devant le pan coupé pour rejoindre son poste. En


traversant le carrefour, il jeta un coup d’œil machinal du côté de l’escalier
où le cardinal avait placé Quinténasse et Boucassin en sentinelle. Ils y
étaient toujours. Seulement, ils avaient maintenant une dizaine de leurs
hommes avec eux. Ce qui donna à réfléchir à Montauban, qui se dit :

« Si les estafiers sont là, c’est que le baron de Ville n’est pas loin. Et
si le baron est ici avec ses assassins à gages, c’est que le dauphin s’y
trouve aussi. Ho ! diable ! J’ai idée que les choses vont se gâter pour
moi ! »

Les narines frémissantes aspirant déjà la bataille qu’il sentait


imminente, d’un geste machinal, extrêmement vif, il assujettit le
ceinturon, s’assura que la lame de sa rapière jouait aisément dans le
fourreau, et il eut un de ces sourires froids, terrible, qui semblait défier
d’invisibles ennemis. Quelques enjambées le jetèrent contre la porte qu’il
avait quittée quelques instants plus tôt.

Et il fut saisi de stupeur : cette porte, on se souvient que, dans un


mouvement d’humeur, il l’avait ouverte pour aller dire son fait au
cardinal. Réflexion faite, il l’avait refermée. Mal à ce qu’il paraît,
puisqu’elle était entrebâillée maintenant, et que, par cet entrebâillement,
il voyait jaillir un filet de lumière, il entendait un murmure de voix très
distinct.

L’instant d’avant, Montauban se fût écarté discrètement pour ne pas


surprendre des secrets qu’on paraissait vouloir lui cacher, puisqu’on
l’avait consigné à la porte. Il faut croire que, pendant son incursion à
travers les souterrains, ses idées s’étaient modifiées au sujet de sa
fameuse mission. Puis la présence des estafiers du dauphin avait mis son
esprit en éveil. Toujours est-il que, loin de s’écarter, il ne se fit pas
scrupule d’appliquer son œil dans l’entrebâillement et de regarder et
d’écouter.

Il vit le dauphin assis sur le trône dont nous avons signalé la


présence ; il présidait de son air ennuyé, le regard trouble, inquiet, une
assemblée composée d’une douzaine de personnages. Autour de lui, il
reconnut de Ville, Roncherolles et Saint-André, remis de leurs blessures,
le duc Claude de Guise, son fils le comte d’Aumale, le connétable Anne de
Montmorency qu’il avait eu l’occasion de voir, le comte de Montgomery,
lieutenant de la garde écossaise sous les ordres du sire de Lorges, son
père, le cardinal de Lorraine, Jean de Maubert, qu’il ne s’étonna pas de
voir là, et deux autres personnes dont il ignorait les noms.

Certes le chevalier de Montauban était brave. Mais, précisément


parce qu’il était très brave, il savait se montrer prudent quand il le fallait
et quand il n’était pas poussé par un sentiment violent qui, en lui enlevant
son sang froid, lui faisait oublier toute prudence. En voyant le dauphin et
ceux qui l’environnaient, il se dit :

« Si je mets les pieds dans cette cave, je suis un homme mort.


Jamais le cardinal n’aura assez d’autorité pour me protéger.

« Le dauphin, qui me veut la malemort, va lâcher toute sa meute sur


moi. Ils sont douze ici et douze au pied de l’escalier, qu’on appellera à la
rescousse. J’aurai donc vingt-quatre enragés à mes trousses. C’est trop.
Tirons au large, et vivement. »

C’était ce qu’il avait de mieux à faire en effet, et c’est ce qu’il allait


faire sans perdre une seconde. Soudain, comme il allait s’élancer, il
demeura cloué sur place, tendant l’oreille. Le cardinal de Lorraine parlait
de sa voix insinuante. Et voici ce qu’il disait :

« Le poignard vivant qui doit frapper le roi François attend derrière


cette porte (du geste, il désignait la porte derrière laquelle Montauban
se tenait) que je lui donne ses dernières instructions. Je réponds de lui.
Je réponds qu’il ne manquera pas son coup. J’en suis tellement sûr que,
dès maintenant, faisant office de héraut, je puis dire : Le roi est mort !…
Vive le roi !…

« Vive Henri II ! », crièrent les assistants à tue-tête.

Voilà ce que Montauban venait d’entendre, qui l’avait cloué sur


place. Ces terribles paroles produisirent sur lui l’effet d’un soufflet
s’abattant à toute volée sur sa joue. Il demeura un instant comme hébété,
livide, hérissé, agité d’un tremblement convulsif et il bégayait comme s’il
n’en pouvait croire ses oreilles :

« Le poignard vivant, c’est moi !… moi !… un assassin à gages, voilà


ce qu’il voulait faire de moi !… Ah ! Le sacripant ! Le scélérat !…

Un accès de fureur terrible s’abattit sur lui. La colère et l’indignation


le transportèrent. Oubliant toute prudence, sans réfléchir, incapable de
raisonner d’ailleurs, il poussa violemment la porte, entra dans la cave
comme un ouragan et d’une voix tonnante :

— Qui dit que Hoël de Montauban est un poignard vivant ?…

C’est toi, Jean de Lorraine !… Eh bien ! Jean de Lorraine, tu en as


menti par la gorge !…

Des clameurs épouvantables couvrirent sa voix : on l’avait reconnu.


Ceux qui ne le connaissaient pas, à son altitude, comprirent qu’ils avaient
devant eux un ennemi. Un ennemi qu’ils ne devaient pas laisser sortir
vivant puisqu’il avait surpris leur effroyable secret. Et ils joignaient leurs
clameurs aux hurlements de de Ville, de Roncherolles, de Saint-André. Le
cardinal lui-même, comprenant trop tard, l’effrayante erreur qu’il avait
commise, fit comme eux.

— Tuez ! tuez ! hurla le dauphin soudain debout sur son estrade.

— Sus !… Pille !… Tue !… À mort !… répondit toute la bande en un


grondement formidable.

Aussitôt les épées, à la lueur tremblante des lampes, lancèrent des


éclairs blafards. Un cercle de fer entoura le chevalier. Et les
conspirateurs, faces convulsées, regards fulgurants, se ruèrent avec une
impétuosité qui n’excluait pas un certain ordre, une certaine méthode. Et,
au même instant, un coup de sifflet strident déchirait l’espace : c’était de
Ville qui appelait ses estafiers à la rescousse.

Dès l’instant où il avait vu luire les épées, Montauban avait


reconquis tout son sang-froid. D’un bond en arrière, il s’accota à la porte
par où il était entré. On ne pouvait plus le prendre par derrière et il se
ménageait une retraite. Et tout de suite sa longue rapière flamboya,
commença un vertigineux moulinet qui lui faisait un rempart d’acier.

Presque aussitôt, il y eut le bruit sec d’une lame qui se brise.


Montauban n’avait plus qu’un tronçon d’épée à la main.

C’était Alcyndore qui avait fait le coup.

Quand elle avait vu entrer le chevalier, elle avait pâli sous les fards.
Elle n’avait pas crié, elle. Elle s’était tenue à l’écart. Tout de suite, elle
s’était dit :

« Voilà l’occasion que j’attendais puisque je n’avais pas le courage


de la chercher. Je ne la laisserai pas échapper. »

Et très calme très maîtresse d’elle-même, elle avait froidement


calculé son affaire. Elle savait bien elle, qu’ils ne viendraient pas à bout de
lui tant qu’il aurait l’épée au poing. Il fallait dont trouver moyen de le
désarmer. Elle avait pris un solide bâton qui traînait dans un coin. Elle
avait laissé les autres foncer et, son bâton à la main, elle avait guetté
l’occasion. Elle n’avait porté qu’un coup de sa matraque. Mais ce coup
avait été le bon : la lame qu’elle visait s’était brisée net, comme verre.

Montauban, désarmé, se trouvait à la merci des furieux qui le


chargeaient. Un long hurlement de joie et de triomphe salua ce
remarquable exploit.

Seule Alcyndore s’abstint encore de toute manifestation, se tint


toujours à l’écart. Elle attendait la suite. Non pas la suite telle que la
voyaient les forcenés qui se démenaient sous ses yeux, mais la suite telle
qu’elle l’escomptait, elle.

À ce moment, Quinténasse et Boucassin, suivis de leurs hommes,


envahirent la cave. Ce fut peut-être à cette arrivée que Montauban dut ne
pas être massacré sur l’heure, l’attention des assaillants s’étant détournée
de lui l’espace d’une seconde.

— Prenez le vivant, rugit le dauphin qui, se voyant le plus fort,


croyait pouvoir se montrer plus exigeant.

— Il est à nous, vociférèrent de Ville, Roncherolles et Saint-André.

— Pas encore, nobles assassins ! cingla Montauban de sa voix de


fanfare.

La seconde de répit qu’on lui avait inconsciemment accordée, il


l’avait mise à profit, lui. Il avait eu d’abord, et tout de suite, la dague au
poing, bien résolu à se défendre jusqu’à l’extrême limite de ses forces.
Durant cette seconde, il entrevit qu’il pouvait faire mieux que de se laisser
larder dans cette cave : il pouvait essayer de battre en retraite. D’un geste
rapide comme la foudre, il avait tiré la porte à lui. D’un bond, il sauta
dans l’allée, ferma la porte, donna deux tours de clef.

La manœuvre s’était accomplie avec une rapidité qui tenait du


prodige. Ils triomphaient, croyant le tenir. Et déjà, il leur avait échappé.
Leur déception se traduisit par des jurons énormes, d’intraduisibles
injures, cependant qu’ils se ruaient sur la porte, la martelaient à coups de
pommeau furieux.

Alcyndore s’était approchée elle aussi. Elle souriait d’un sourire


effroyable : les choses s’étaient bien passées ainsi qu’elle les avait
prévues. Sur ce ton d’irrésistible autorité qu’elle savait si bien prendre et
qui en imposait à tous, si grands fussent-ils :

— Laissez, dit-elle, cet homme ne sortira plus vivant d’ici.

En disant ces mots avec un calme funèbre qui les fit frissonner, elle
appuyait sa main chargée de bagues précieuses sur le mur. Et avec le
même calme sinistre, elle ajouta :

— C’est fait. L’homme est pris… il est mort.

Et c’était dit avec tant de froide assurance que nul ne douta qu’elle
ne dît la pure vérité.

Dans l’allée Montauban ne perdu pas une seconde. Il avait très bien
vu entrer Quinténasse, Boucassin et leurs acolytes. Il se dit :

« Si je puis arriver à l’escalier avant eux, j’aurai peut-être des


chances de m’en tirer. »

En faisant cette réflexion, il était déjà parti, au pas de course. Plus il


approchait du carrefour, plus les lumières qui éclairaient le couloir
d’entrée devenaient distinctes pour lui. Et tout d’un coup, il ne vit plus
rien. La nuit, la nuit noire, opaque, s’était faite brusquement devant lui. Il
crut qu’on venait d’éteindre les torches. Il continua de courir, se disant
que, dans l’obscurité, il réussirait peut-être à passer.

Et il vint se heurter à un mur. Un mur de fer qui venait de se dresser


soudain devant lui, à un endroit où il n’y en avait pas l’instant d’avant : à
l’endroit où l’allée débouchait sur le carrefour.

« Diable, se dit-il, voilà qui complique bien les choses. »

Et avec son sourire railleur :

« Je commence à croire que j’aurai bien du mal à m’en tirer. »

Il ne resta pas là pourtant. Il fit demi-tour et repartit, sans courir,


cette fois. Il voulait refaire le chemin qu’il avait fait quand il cherchait les
millions, puisque ce chemin l’avait ramené au carrefour, il avançait
lentement, mais avec une certaine assurance tout de même : ses yeux
avaient eu le temps de s’habituer à l’obscurité et il y voyait suffisamment
pour se diriger. Il serrait dans sa main gauche son tronçon d’épée qu’il
gardait machinalement, et dans sa main droite sa longue et forte dague
solidement emmanchée. Il devait être effrayant à voir.

Il marcha ainsi longtemps, à ce qu’il lui sembla du moins. De temps


en temps, il s’arrêtait pour écouter. Autour de lui, c’était le noir sinistre,
le silence lourd, angoissant, le silence, le noir de la tombe. Et il repartait.
Tout à coup, il entendit du bruit loin derrière lui. Il s’arrêta, écouta. Il
perçut le bruit des pas d’une troupe nombreuse courant derrière lui. Il
allongea le pas. Après avoir franchi une certaine distance, il se retourna.

Il vit, au loin, le souterrain éclairé par la lueur rouge de torches qui


avançaient en courant.

« On me donne la chasse ! se dit-il.

Chose étrange, cette pensée le rassura. Cela s’explique : ce mur de


fer qui s’était soudain dressé devant lui pour lui barrer la retraite lui avait
donné à réfléchir. Dans cet infernal souterrain, il sentait que les choses
inertes elles-mêmes lui étaient hostiles, étaient sournoisement
menaçantes. À quoi allait-il se heurter, dans quel trou allait-il tomber ? Si
on lui donnait la chasse, c’est qu’il n’avait plus rien à craindre des choses.
Il n’avait plus qu’à se défendre contre les hommes. C’était déjà bien
suffisant. Il n’en est pas moins vrai qu’il se sentit, du coup, délivré de
l’angoisse qui l’oppressait. N’ayant plus que les hommes à redouter il se
demanda s’il ne devait pas se retourner et charger ceux qui le
poursuivaient.

« Ce serait trop bête ! se dit-il. Si encore j’étais armé !… Marchons


toujours, tâchons de nous tirer de là, si c’est possible. Il sera toujours
temps de me faire tuer »

Il continua donc de marcher. Mais la meute à ses trousses marchait


plus vite que lui ; elle avait de la lumière, elle, et lui n’en avait pas. Il
comprit qu’il ne tarderait pas à être rejoint et qu’il serait acculé à la
bataille, la bataille contre une quinzaine de démons armés jusqu’aux
dents, alors que lui n’avait pour se défendre qu’un tronçon d’épée et un
poignard. Elle ne pouvait pas être longue cette bataille et le résultat ne
pouvait être douteux.

Déjà il entendait les voix des chefs qui excitaient leurs hommes. Et il
les reconnaissait très bien, les unes après les autres ; les voix de de Ville,
de Roncherolles, de Saint-André, de Quinténasse et de Boucassin. Même
comme il gardait un sang-froid admirable, il faisait cette remarque que le
Provençal faisait montre d’un zèle excessif et menait plus de bruit à lui
tout seul que les quatre autres ensemble. Et pourtant Quinténasse lui
devait la vie il ne savait plus combien de fois.

Non seulement il entendait à merveille, mais encore la bande s’était


si bien rapprochée que la réverbération des torches dont elle était munie
arrivait jusqu’à lui, éclairait faiblement son chemin. Il sentit qu’il touchait
à la fin. Il ne pourrait plus aller bien loin maintenant. D’autant qu’il se
sentait à bout de souffle.

C’est à ce moment qu’il aperçut une porte sur sa gauche. À ce


moment, il sentait le souffle rauque de la meute sur ses talons. Il n’hésita
plus. Il poussa la porte. Elle céda. Il passa et chercha à tâtons. Il étouffa
un cri de joie. Il venait de trouver ce qu’il cherchait : des verrous. Ils
étaient même de taille respectable. Il les poussa d’un coup de poing. Et, le
dos contre la porte, à bout de forces, il respira un grand coup, essuya,
d’un revers de main, la sueur qui inondait son visage. Il ne demeura là
que le temps strictement nécessaire pour reprendre haleine et il repartit,
s’attendant à entendre les hurlements de déception de la bande quand
elle viendrait se casser le nez devant cette porte solidement verrouillée. Il
se trouvait dans un couloir qui lui sembla plus étroit que ceux qu’il venait
de parcourir.

Il n’était pas long, ce couloir. Au bout d’une vingtaine de pas, il


finissait. Mais il y avait une porte qui tenait toute la largeur du couloir. Ce
qui ne veut pas dire qu’elle était très large. Cette porte n’était pas fermée
à clef : il la sentit céder sous la pression de sa main. Il ne s’en arrêta pas
moins, oppressé, songeant à part lui :

« S’il n’y a pas d’issue derrière cette porte, me voilà pris dans une
impasse. Je n’ai plus qu’à me laisser mourir ici de faim et de soif… ou
retourner me faire écharper là-bas. »

Juste à ce moment, comme pour lui donner raison, il entendit


frapper de grands coups contre la porte qu’il avait verrouillée à l’autre
bout du couloir. Et il reconnut encore la voix de Quinténasse qui
paraissait particulièrement acharnée. Il se secoua en disant :

« Voyons toujours où donne cette porte. »

Et il poussa résolument la porte.

Il se trouva dans une cave assez spacieuse. Il y avait là quatre


portes : une sur chacun des quatre côtés. Il se sentit un peu plus
tranquille. Il entra, laissant la porte ouverte derrière lui. Tout de suite, il
vit que la porte qui se trouvait à sa gauche avait sa clef dans la serrure. Il
alla aux deux autres d’abord. Elles étaient fermées et il ne fallait pas
compter les forcer. Il revint à la première, donna les deux tours de clef,
ouvrit et entra.

Au même instant il se sentit fortement agrippé. Il sentit la pointa


acérée d’une lame peser sur sa gorge et il entendit une voix rude à son
oreille :

— Si tu bouges, si tu cries, tu es mort !

— Langrogne ! s’écria Montauban, qui avait aussitôt reconnu la voix


de son fidèle écuyer.

— Monsieur le chevalier ! hurla Langrogne en taisant un bond en


arrière.

Et sublime de confiance naïve, il ajouta aussitôt en riant


doucement :

— Par les cornes de mon père, je savais bien que vous me


retrouveriez !

À ce moment ils entendirent le claquement sec d’une porte poussée


avec violence. Et, tout de suite après, le grincement significatif d’une clef
dans la serrure.

D’un bond ils sautèrent tous les deux en même temps sur la porte
que Montauban avait laissée, comme la première, ouverte derrière lui.
Elle était maintenant bien fermée et, à eux deux ils ne réussirent même
pas à l’ébranler.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Langrogne, effaré.

— Cela veut dire, fit Montauban de son air railleur, que je pensais
bien te retrouver, mais pas de cette manière.

Et en lui-même, il ajoutait :

« Ainsi, la chasse qu’on me donnait était une feinte pour m’acculer à


ce caveau où il fallait que j’aboutisse !… Ainsi, dans ce couloir étroit où je
n’ai vu, où je n’ai senti personne, quelqu’un m’épiait et, dès que j’ai eu
franchi ce seuil, a pu m’enfermer à double tour à l’endroit précis où on
voulait me tenir !… »
Chapitre 31

Le grand prévôt

Il nous faut revenir à la matinée de ce jour où le chevalier de


Montauban, après avoir appris enfin en quoi consistait la mission que lui
destinait le cardinal de Lorraine, avait fini par retrouver son écuyer,
Langrogne. Pas tout à fait comme il l’eût voulu, par exemple.

C’était rue Sainte-Catherine, à l’hôtel de Bagnolet, dans le retrait de


Mme de Bagnolet. La mère Agadou se tenait à demi prosternée devant la
mère d’Alcyndore qui, de sa voix qui se faisait très douce, la congédiait :

— Tu as bien compris, ma bonne Agadou ?

— Soyez tranquille, madame, je n’oublierai rien, rassurait la vieille


sorcière, dont les yeux torves luisaient étrangement.

— Eh bien ! va. Et parle hardiment, sans crainte d’être démentie.


Des témoins, que tu ne connais pas, avec lesquels, par conséquent, tu ne
peux avoir aucune accointance, viendront appuyer ta déposition de leur
témoignage spontané.

— Ils viendront après moi ? Je n’aurai pas à partager avec eux ?


s’inquiéta la vieille.

— Tu n’auras à partager avec personne, rassura Mme de Bagnolet.


Va, ma bonne Agadou.

La « bonne » Agadou fit une révérence qui était presque une


génuflexion, se coula vers la porte et disparut tel un insecte répugnant qui
plonge dans son trou.

La mère d’Alcyndore demeura seule. Un sourire terrible errait sur


ses lèvres de jolie poupée peinte, tandis qu’elle songeait dans un
grondement intérieur :

« Noirville, Noirville, l’heure de la vengeance approche à grands


pas !… Je n’ai pu faire ce que j’eusse voulu. Mais il faut savoir se faire une
raison. Dans quelques jours, quelques semaines au plus, Primerose, ta
fille, cette enfant que tu sais vivante, et que tu cherches vainement
depuis plus de quinze ans, ta fille, saisie par toi, jugée et condamnée par
toi, sera branchée haut et court, de la main du tourmenteur juré.

Comme le fut jadis mon époux. Que tu pouvais sauver et à qui tu


refusas de faire grâce. Alors, quand le corps de ta fille sera froid et se
balancera mollement au bout de la corde, quelqu’un à moi viendra te
dire : « Prévôt, regarde donc ce cadavre à l’épaule. » Et tu regarderas…
Car tu comprendras ce que cela veut dire… Tu regarderas… Et moi, je
serai là pour jouir de ton désespoir quand tu découvriras que cette enfant
tuée par toi, c’était ta fille, ton trésor, ton adoration !… Qu’en dis-tu,
chien ? Crois-tu que mon époux, le seul homme que j’ai jamais aimé, sera
vengé et bien vengé ? »

Et elle fut secouée d’un éclat de rire affreux, effrayant.

Pendant ce temps, la mère Agadou regagnait son logis de la rue


Saint-Martin. Elle vaqua paisiblement à ses petites affaires jusqu’à
l’heure de la visite de Montauban. Alors elle descendit chez Primerose
pour assister à l’entretien des deux jeunes gens, ainsi que le chevalier –
qui d’ailleurs la payait pour cela – lui avait recommandé de faire.

Lorsque Montauban fut parti pour s’en aller chez le cardinal de


Lorraine, elle remonta chez elle, après avoir annoncé à Primerose qu’elle
avait une longue course à faire et qu’elle rentrerait tard probablement.
Chez elle, ses beaux vêtements du dimanche étaient tout prêts,
soigneusement étalés sur son lit. Elle s’habilla en un tour de main et
parut.

Elle s’en alla tout droit aux environs de la Bastille, à l’hôtel du grand
prévôt. Elle demanda tranquillement à voir ce personnage. On lui rit au
nez. On lui expliqua d’un ton rogue qu’elle devait envoyer une demande
d’audience écrite, après quoi elle pourrait revenir… si toutefois on
l’honorait d’une réponse. Ensuite de ces explications, on voulut la jeter
dehors. Sans se laisser démonter par cet accueil rébarbatif, elle déclara
qu’elle venait au sujet de la reine d’Argot et de la prime de cinq mille
livres promise à celui qui ferait connaître cette mystérieuse reine d’Argot.
Elle ajouta qu’elle ne dirait ce qu’elle savait qu’à Mgr le grand prévôt lui-
même.

Il faut croire que le sire comte de Noirville avait donné des ordres
formels à ce sujet, et qu’elle le savait. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle
n’eut pas plutôt fait connaître l’objet de sa démarche que l’insolence des
subordonnés avec qui elle était aux prises se changea en platitude.
Immédiatement, toutes les portes s’ouvrirent devant elle.

Précédons-la un instant.

Noirville était dans sa chambre. Au fond de cette chambre, meublée


avec une froide austérité, se voyait une manière de petit autel, qu’un
grand rideau tendu d’un bout à l’autre de la pièce permettait de masquer
ou de démasquer à volonté. Surmontant cet autel, une grande peinture,
un chef-d’œuvre de composition simple et naïve et de coloris, signé
Andrea del Sarto, somptueusement enchâssé dans un large cadre de bois
doré, fouillé comme une dentelle, autre chef-d’œuvre d’un artiste
inconnu, celui-là. Cela représentait, plus grand que nature, une jeune
femme, splendidement parée d’étoffes précieuses, couverte de bijoux et
tenant dans ses bras une fillette de deux ans environ.

Sur la table, recouverte comme un autel de fine toile blanche et de


dentelles aériennes, des vêtements d’enfant, des langes, des hochets, et
des fleurs. Une profusion de fleurs dans des vases précieux. Devant cet
autel, un prie-Dieu. Et, agenouillé sur ce prie-Dieu, tout secoué de
sanglots déchirants, maniant doucement, avec des précautions infinies,
une petite robe d’enfant sur laquelle, de temps en temps, il posait ses
lèvres avec une sorte d’adoration pieuse, le sire comte de Noirville. Le
grand prévôt. L’homme froid, implacable, qui paraissait, qu’on croyait
inaccessible à tout sentiment humain. L’homme qui faisait trembler les
Parisiens, qui ne l’avaient jamais vu sourire. L’homme qui imposait le
respect au roi François et une crainte superstitieuse aux courtisans.

Noirville sanglotait éperdument en maniant la robe de l’enfant qu’il


avait perdue, il y avait de cela bien quinze ans. Et en sanglotant, en
baisant la petite robe aux teintes fanées, il murmurait avec un accent de
désespoir qui eût attendri un tigre, cette lamentation qui était en même
temps une prière naïve :

— Jehanne… ma petite Jehanne… mon enfant bien-aimée… joie de


mes yeux, consolation de mon cœur… c’est donc vrai, je ne te verrai
plus ?... Pourtant, tu n’es pas morte, mon enfant chérie… Tu vis, je le
sais… Mais où es-tu, ma Jehanne adorée ? où es-tu ?… J’ai fouillé, je
fouille tous les jours, inlassablement, cette immense ville où je sais que tu
es. Et je n’ai rien trouvé, je ne trouve rien… Est-ce donc à dire que je ne te
retrouverai jamais plus ?… C’est impossible cela, voyons !… Madame la
Vierge, vous si bonne et si douce, vous qui êtes en grande faveur auprès
de mon Seigneur Jésus, ayez pitié de moi !… Je vous en supplie à mains
jointes, madame la Vierge, intercédez pour moi auprès de votre divin fils.
Demandez-lui qu’il m’accorde cette grâce de revoir mon enfant, de la
tenir dans mes bras, de baiser son front pur une fois, une seule fois, avant
de mourir. Oui, qu’il m’accorde cette faveur et qu’il me prenne après, j’y
consens de tout mon cœur.

À ce moment, on frappa discrètement à la porte de la chambre.


Noirville n’entendit pas. On frappa plus fort, à coups redoublés. Cette
fois, il entendit. Il cria d’attendre. Il déposa la petite robe sur l’autel et tira
le grand rideau qui le masqua. Il essuya ses yeux et sa grande barbe
blanche où roulaient de grosses larmes et composa son visage. Redevenu
le Noirville morne, glacial, que nous avons eu l’occasion d’entrevoir au
cours de ce récit, il alla à la porte, tira le verrou et ouvrit.

Il se trouva en présence d’un huissier, lequel lui glissa quelques


mots. Il sortit aussitôt, fermant la porte à clef et emportant la clef. Sans
hâte, de son pas rude ordinaire, de son air de morne indifférence, il alla à
son cabinet. La mère Agadou y attendait patiemment. Il s’assit devant sa
table de travail et fixa sur elle l’éclat glacial de ce regard qui savait
pénétrer au plus profond d’une conscience.
S’il fut satisfait ou non de ce rapide et pourtant très sérieux examen
la vieille, horriblement inquiète au fond, n’aurait su le dire, tant il
demeura impénétrable. Tout ce qu’elle comprit, c’est qu’il l’invita
poliment à parler. Ce qu’elle s’empressa de faire. Cet entretien de la mère
Agadou avec Noirville dura près d’une heure. Au bout de ce temps, la
vieille partit seule.

Ses yeux luisaient toujours. Mais ses lèvres pincées indiquaient une
contrariété chez elle.

Le soir, vers sept heures, Noirville partit à cheval à la tête d’une


dizaine d’archers qui encadraient une litière. Par les rues désertes, ils
arrivèrent rue de la Baudrerie. Il mit pied à terre une cinquantaine de pas
avant la maison de la mère Agadou, et, accompagné de quatre exempts
seulement il alla frapper discrètement à la porte de cette maison. La mère
Agadou attendait derrière cette porte, elle ouvrit aussitôt. Le grand prévôt
et ses hommes, sous la conduite de la vieille mégère qui les éclairait
montèrent à l’appartement de Primerose. Noirville frappa rudement à la
porte en accompagnant ce geste de l’ordinaire formule qu’il prononça à
haute voix :

— Au nom du roi !

Plus étonnée qu’inquiète, Primerose, une lampe à la main,


s’empressa d’ouvrir. D’un geste impérieux, Noirville la repoussa à
l’intérieur et entra suivi de ses hommes et de la vieille Agadou, dont la
mine embarrassée disait l’ennui qu’elle éprouvait de cette formalité qui
lui était assurément imposée par le redoutable prévôt. Un des exempts
sortit d’un étui une plume et un parchemin, dévissa un petit encrier de
corne qu’il avait pendu à la ceinture, et se tint prêt à écrire.

Noirville posa son œil froid sur Primerose qui commençait à


s’émouvoir, et le détourna avec indifférence après un rapide examen. La
vue de cette enfant, qui était celle qu’il cherchait, celle qu’il pleurait
encore quelques instants plus tôt, ne remua aucune fibre secrète en lui. Il
fit un signe à ses hommes qui se mirent à fouiller partout, se tourna vers
la mère Agadou et avec son effrayante indifférence, interrogea :
— C’est bien là cette jeune fille qui se fait appeler Primerose ?

— Oui, monseigneur, bredouilla la vieille.

— Mais, monsieur, protesta Primerose, redressée dans une attitude


d’incomparable dignité, je ne cache pas mon nom.

— Vous reconnaissez que vous êtes celle qui se fait appeler


Primerose ?

— Sans doute.

Noirville se tourna vers celui qui faisait office de greffier et lui fit un
signe de tête qui voulait dire « Écrivez. » D’ailleurs, l’homme n’avait pas
attendu cet ordre muet : dès le début de cette espèce d’interrogatoire, il
s’était mis à faire grincer sa plume sur le vélin. À ce moment, les trois qui
fouillaient partout présentaient au prévôt un costume d’homme qu’ils
venaient de sortir d’un coffre ; c’était le costume que Primerose mettait
lorsqu’elle suivait Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure dans
ces étranges expéditions qui avaient soi-disant, pour but de lui faire
retrouver sa famille. Ces expéditions que Montauban s’était amèrement
reproché de n’avoir pas empêchées, tant elles lui paraissaient suspectes.

— Cet habit de cavalier est à vous ? demanda Noirville.

— Oui, monsieur reconnut franchement Primerose. Mais me direz-


vous enfin ?…

Elle n’eut pas le temps d’achever sa question. Noirville la toucha à


l’épaule du bâton de commandement qu’il tenait à la main et prononça :

— Au nom du roi, jeune fille, je vous arrête.

— Vous m’arrêtez ? s’effara Primerose. Pourquoi ?… Que me


reproche-t-on ?

— C’est ce qu’on vous dira en temps et heure, dit froidement


Noirville qui fit un signe à ses hommes et se détourna.

Ce fut vite fait : en quelques secondes malgré ses protestations,


Primerose fut enroulée dans une grande mante qui lui servit eu même
temps de bâillon, ligotée des pieds a la tête, enlevée sur les robustes
épaules des archers, emportée. On la déposa assez rudement sur les
coussins de la litière. Noirville se remit en selle, prit la tête de sa troupe et
s’en alla, au pas, droit au Châtelet.

Quelques instants plus tard, Primerose dûment enchaînée par les


poignets et les chevilles, était étendue sur une botte de paille dans un
cachot obscur. Elle ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Et ce qui lui
arrivait lui paraissait si fantastique qu’elle se demanda si elle n’était pas
le jouet d’un affreux cauchemar. Hélas ! elle ne devait pas tarder à
s’apercevoir qu’elle était bien éveillée, qu’elle était la victime d’une réalité
terrible où elle risquait sa tête et peut-être pis encore la question.

Noirville était parti après avoir donné ses ordres. Et ces ordres
étaient que cette affaire fût menés avec la plus grande célérité. Il en
résulta que, moins d’une heure plus tard, Primerose fut tirée de son
cachot. Les mains liées derrière le dos, encadrée par quatre archers, la
pique à la main, après d’innombrables tours et détours à travers les
couloirs sombres, infects, on la conduisit dans une manière de cave noire,
vaguement éclairée par la lueur blafarde de quelques torches fumeuses.

Un homme noir, énorme, apoplectique, se plaça devant une table


noire. Au bout de cette table noire un autre homme noir, maigre,
chafouin, pliait l’échine devant une liasse de parchemins vierges en
brandissant une plume d’oie, d’un air menaçant, comme il eût fait d’un
stylet. Les gardes se rangèrent aux quatre coins, le geôlier se tint derrière
Primerose qu’il poussa rudement devant la table. Le gros homme noir se
renversa sur le dossier de son fauteuil et fixa sur elle deux yeux terribles.
Aussitôt le petit homme noir plongea violemment la plume dans
l’écritoire – comme s’il donnait un coup de poignard – et se tint prêt à
maculer les feuillets entassés devant lui. Tout de suite, le gros homme
noir attaqua :
— Faites attention, dit-il d’une voix menaçante, faites attention que
nous avons des preuves, des preuves accablantes. Nous avons
d’honorables témoins : des témoins accablants. Si vous voulez vous éviter
les tourments de la question, le mieux que vous avez à faire, c’est
d’avouer.

— Mais monsieur, fit Primerose qui, bien qu’elle fut horriblement


inquiète, ne perdit pas la tête, encore faudrait-il me dire ce que je dois
avouer.

— Silence hurla le gros homme noir. Et tout de suite après, il


ajouta :

— Répondez : vous êtes la reine d’Argot ?

— La reine d’Argot ! s’écria Primerose, stupéfaite. Moi !… quelle


folie !…

— Vous niez !… Prenez garde, nous avons des preuves, mugit le gros
homme apoplectique. Allons, avouez : vous êtes bien Alcyndore,
deuxième reine d’Argot ?

— Alcyndore deuxième, répéta machinalement Primerose qui se


sentit prise d’un indéfinissable malaise.

— Oui, insista le gros homme. Alcyndore, la reine d’Argot après


Alcyndore 1re.

Les paroles retentirent comme un coup de tonnerre dans l’esprit de


la jeune fille. Alcyndore c’était le nom de celle qu’elle continuait à
considérer comme sa sœur. Alcyndore 1re, c’était le nom que par manière
de plaisanterie, on donnait à Mme de Bagnolet. Mais jamais elle n’avait
entendu ajouter à ces noms le titre de reine d’Argot que venait de leur
donner le gros juge qui se démenait devant elle. Ce fut une révélation.
Une foule de détails, qui lui avaient paru bizarres lui revinrent à la pensée
et se trouvèrent tout naturellement expliqués. Les fabuleuses richesses de
Mme de Bagnolet, l’incompréhensible obstination de son fiancé à refuser
la dot qu’on voulait lui donner, l’extraordinaire éducation d’Alcyndore,
élevée comme un garçon, passant la plus grande partie de son existence à
courir les aventures sous un déguisement de cavalier et sous le nom de
Jean de Maubert. Tout cela, et d’autres choses encore, devenait très clair
pour elle. Elle avait été adoptée et élevée par une femme qui était le chef
suprême d’une formidable association de malfaiteurs. Des truands.
C’était par des truands qu’elle avait été élevée, c’était avec des truands
que, sans le savoir, elle avait vécu toute sa vie.

Cette découverte l’atterra. Elle courba la tête accablée par la honte.

Cependant, le juge continuait de parler tout seul. Et ce qu’il disait –


qu’elle entendait malgré son anéantissement – achevait de lui dessiller les
yeux, anéantissait les doutes qui auraient pu subsister encore dans son
esprit. Il lui expliquait, ce gros homme noir, que c’était sous un costume
de cavalier qu’elle accomplissait ses mauvais coups, avec les plus mauvais
garçons de la Cour des Miracles. Notamment, il produirait des témoins
qui attesteraient, sous la foi du serment, l’avoir vue sous ce costume de
cavalier saisi chez elle avec ces deux redoutables bandits qui s’appelaient
Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure. On l’avait vue avec eux
dans un cabaret de la rue Hurepoix la nuit précisément où avaient été
dérobés les bateaux de sel du roi. Et on lui prouverait que c’était elle, avec
l’assistance de ces deux terribles truands qui avait dérobé ces bateaux.

Primerose écrasée, entendait tout cela. Le premier moment


d’anéantissement et d’écœurement passé, elle s’était ressaisie. Elle
réfléchissait. Et comme elle avait une de ces natures nobles, généreuses,
toujours prêtes à s’exagérer le bienfait reçu, elle se disait :

« Ce n’est pas à moi de jeter la pierre à Mme de Bagnolet, ce n’est pas


à moi de la juger !… Elle est et doit demeurer pour moi la femme qui m’a
recueillie quand j’étais abandonnée et qui a eu soin de mon enfance !…
Dois-je, pour me tirer d’affaire, et je sens bien qu’il me sera difficile, pour
ne pas dire impossible, de me disculper des monstrueuses accusations
que cet homme porte contre moi, dois-je livrer au bourreau ma
bienfaitrice, celle que j’aimais et vénérais comme une mère. »
Et comme à ce moment le gros homme noir concluais par ces mots :

— Vous voyez bien qu’il est inutile de nier. Vous êtes bien
Alcyndore, reine d’Argot.

Elle répondit :

— C’est vrai. Je suis Alcyndore, reine d’Argot.

Non seulement elle fit cette déclaration sans hésiter, mais encore
elle signa sans les lire tous les grimoires que le petit homme chafouin se
dépêcha de lui présenter, comme s’il craignait qu’elle ne revint sur les
graves aveux qu’on lui arrachait. Et le gros, mis en belle humeur par ce
qu’il considérait comme une victoire personnelle, lui disait d’un air
aimable, pour la réconforter sans doute :

— Vous serez certainement condamnée à être pendue. Du moins,


par ces aveux, vous vous serez évité la question. Et c’est une chose qui
n’est pas très agréable que la question, vous pouvez m’en croire.

Après quoi, on lui attacha de nouveau les mains, qu’il avait bien
fallu lui délier pour lui permettre de signer, et on la reconduisit dans son
cachot.

Ceci se passait à peu près vers ce même moment où Montauban se


voyait enfermé dans ce caveau où il venait de retrouver son écuyer
Langrogne.
Chapitre 32

Où Noirville est étonné

À l’auberge du Porc qui sommeille, le dernier des personnages que


nous y avons entrevus venait de partir, emmenant avec lui les gens de sa
suite. Cependant, l’auberge n’était pas déserte : Lubin et Thibaut étaient
restés, eux.

Nous les retrouvons dans la cuisine, dans la haute cheminée de


laquelle d’énormes bûches flambaient en pétillant : ce qui leur procurait à
la fois chaleur et lumière. Les deux ivrognes avaient des trognes hilares
qui trahissaient une jubilation intense. Ils dressaient leur couvert eux
mêmes. Et sur la nappe très blanche qui ne faisait pas un pli, ils
entassaient d’effroyables quantités de victuailles. Tout en s’activant, ils
faisaient marcher leur langue.

— Nous voici maîtres de la place, disait Thibaut.

— Jusqu’au point du jour seulement, répondait Lubin. Demain


matin, il nous faudra rendre les clefs à l’aubergiste, maître Simon
Piédeloup qui m’a fait l’effet d’un homme peu endurant.

— C’est dommage, soupira Thibaut. La maison me paraît


agréablement fournie de tout, la cave est convenablement montée.
J’eusse volontiers fait une neuvaine ici, savez-vous, compère Lubin que le
métier de garçon d’auberge n’est point désagréable du tout !

— Et de bon rapport, renchérit Lubin. Ce soir, par exemple, nous


avons eu à nous partager dix livres qu’on nous à données pour boire.
Vous conviendrez compère Thibaut que c’est là un profit appréciable.

Ils avaient fini d’entasser les provisions sur la table et considérèrent


avec un attendrissement béat le tableau, vraiment réjouissant à voir, que
formait cette table ainsi surchargée de choses succulentes. Et ils levèrent
vers les solives enfumées du plafond un regard chargé d’actions de grâce
qui ne s’adressait pas aux solives, naturellement.

Les flacons de vin ne manquaient pas. On en voyait deux ou trois


paniers pleins. Et c’étaient tous des crus les plus réputés, les plus
vénérables par l’âge. Pourtant, ils affectaient de ne pas les regarder. Il est
certain qu’ils avaient, à ce sujet, la même arrière-pensée tous les deux.
Seulement, comme toujours quand il s’agissait d’une décision qui leur
paraissait quelque peu osée ou répréhensible, chacun d’eux attendait que
l’autre fit la proposition et prit ainsi la responsabilité des suites fâcheuses
qu’elle pouvait comporter.

Cette fois, chacun d’eux s’obstina dans sa prudente réserve. Mais ils
firent mieux : ils agirent exactement comme s’ils s’étaient concertés
d’avance. Lubin s’empara d’un panier vide qu’il passa sous son bras.
Thibaut – qui portait le trousseau de clefs à sa ceinture – reprit son falot.
Et, l’un derrière l’autre, ils descendirent à la cave.

Consciencieusement, Thibaut ouvrit plusieurs caveaux, l’un après


l’autre. Ils en firent rapidement le tour avec une lippe de dédain qui
signifiait qu’ils étaient d’avance persuadés qu’ils n’y trouveraient pas leur
affaire. Ils visitèrent ainsi tous les caveaux. Et tout à coup, avec un air de
stupéfaction profonde, Lubin s’exclama :

— Tiens ! nous sommes au second étage des caves.

Et Thibaut, non moins sincèrement ébahi :

— Je ne sais comment la chose s’est faite ! Je n’y suis pour rien !

— Ni moi non plus, répliqua vivement Lubin. Moi, je vous ai suivi


sans savoir où vous alliez.

Ils mentaient impudemment tous les deux. Et ils le savaient bien.


Depuis qu’ils se savaient seuls et maîtres absolus de la place, l’envie folle
de descendre dans cette seconde cave les démangeait. Et, depuis qu’ils
avaient quitté la cuisine, leur unique objectif avait été d’y aboutir.
Ils y étaient. Et notons en passant, que leur attitude prouvait jusqu’à
l’évidence qu’ils ignoraient complètement ce qui s’était passé à ce second
étage souterrain. Non seulement ils l’ignoraient, mais encore ils ne s’en
souciaient aucunement. Il est certain que la gravité des événements
auxquels ils se trouvaient mêlés leur avait complètement échappé. Ils ne
s’étaient pas rendu compte de ce qu’avait d’insolite réunion nocturne, si
mystérieuse, de gentilshommes dans les caves d’une auberge de
campagne aux portes de Paris. Non, ils n’avaient vu là qu’une belle
occasion de faire ripaille sans bourse délier et de garnir convenablement
leur escarcelle. Car on peut croire que le cardinal n’avait pas négligé de se
montrer généreux.

Ils se trouvaient donc dans ces deuxièmes caves qui les avaient
invinciblement attirés.

— Si nous remontions ? insinua Lubin. Simon Piédeloup a juré ses


grands dieux que nous ne trouverions pas une bouteille de vin ici. Et
monseigneur nous a défendu d’y mettre les pieds, sous peine d’être
renvoyés au couvent et mis au pain sec et à l’eau.

Il avait cru devoir faire cette proposition. Il attendit la décision de


« son compère » avec l’horrible appréhension de le voir l’accepter. Mais,
pas plus que lui, Thibaut n’était homme à renoncer quand il s’agissait de
boire une bonne bouteille. Toutefois, il évita de répondre à la question.

— Savez-vous ce que je pense ? dit-il. Je crois que Simon Piédeloup


a menti et que c’est ici que nous trouverons son meilleur vin.

— C’est aussi mon idée, fit vivement Lubin.

— Alors, reprit Thibaut, puisque le hasard nous a amenés ici… car


c’est le hasard qui a tout fait, nous n’y sommes pour rien, nous…

— C’est vrai, opina Lubin, nous n’y sommes pour rien.

— Je pense donc, acheva Thibaut, que nous aurions bien tort de ne


pas profiter de l’occasion pour garnir de quelques bons vieux flacons ce
panier que vous avez au bras.

— Et comme nous sommes seuls ici, il est certain que monseigneur


ne saura jamais que nous lui avons désobéi accepta Lubin avec
enthousiasme.

Ils ne s’attardèrent pas davantage. Son trousseau de clefs à la main,


Thibaut ouvrit la première porte qui se présenta à lui. Les deux ivrognes
se sentaient émus, et quand la porte fut ouverte, ils prirent, de confiance,
l’air grave et recueilli qu’ils avaient quand ils officiaient à l’autel, pour
pénétrer dans cette cave qu’ils s’attendaient à trouver pleine de bouteilles
rangées en bon ordre sur des casiers. Et ils furent cruellement déçus : la
cave ne contenait que quelques vieilles caisses vides. Pas le moindre fût,
pas la plus petite bouteille de vin là dedans.

La tête basse, ils allèrent à la porte suivante. Ils n’avaient plus la


même assurance. Ils comptaient de l’œil les portes, elles étaient peu
nombreuses, car l’emplacement des caves n’était pas très grand et ils
commençaient à appréhender de trouver toutes les caves pareillement
vides.

Nous venons de dire que l’emplacement des caves n’était pas très
grand. C’est vrai. Si Montauban était revenu là en ce moment, il n’eût
plus reconnu les lieux. Les caves n’allaient pas plus loin que le carrefour
maintenant. Les deux allées qui prenaient naissance à ce carrefour
avaient disparu. Un mur se dressait à l’endroit où elles commençaient. La
porte qui se trouvait dans le pan coupé avait également disparu. Un mur
la masquait. En somme, les caves du second stage se composaient
maintenant de ce couloir assez large, à droite et à gauche duquel
plusieurs portes étaient percées. C’était tout. Rien, dans la disposition des
lieux et dans leur dimension, n’était de nature à éveiller le soupçon.

Maintenant, il est indispensable que nous disions comment ce


changement s’était fait. Pour cela, il nous faut revenir en arrière de
quelques minutes.

La battue qui avait acculé Montauban à venir s’enfermer lui-même


avec Langrogne, avait été dirigée par Jean de Maubert. Lorsque le
chevalier se trouva sous clé, Alcyndore et les gentilshommes qui l’avaient
suivie revinrent dans la cave où le dauphin et les autres conspirateurs
étaient demeurés. Quinténasse, Boucassin et leurs hommes demeurèrent
dans l’allée, devant la porte qu’on avait oublié de refermer. En rentrant,
Jean de Maubert prononça froidement :

— L’homme est mort. N’en parlons plus !

Mais de Ville, qui exultait, éprouva le besoin de placer son mot. Et


s’adressant au dauphin, avec une joie féroce :

— Il n’est pas encore mort, monseigneur. Mais il va crever


lentement de soif et de faim, muré vivant dans un caveau !

Ces paroles furent accueillies avec satisfaction par la noble


assistance. Dans le couloir, les braves qui les entendirent s’esclaffèrent,
trouvant la plaisanterie drôle. Seul Quinténasse, que Boucassin ne
reconnaissait plus, et qui ne se reconnaissait plus lui-même, Quinténasse
murmura :

— Mourir de faim et de soif ! C’est horrible !…

Et ayant dit cela pour lui-même, il s’effara naïvement et sincèrement


de ce qu’il venait de dire qui lui paraissait tout à fait incongru. Mais il eut
beau se secouer et s’admonester pour se ramener à ce qu’il appelait des
sentiments meilleurs, il resta sous le coup de l’émotion profonde que la
révélation du baron de Ville lui avait causée. Et lorsque, quelques instants
plus tard, de ville donna l’ordre à ses hommes de sortir pour escorter
monseigneur qui se retirait, Quinténasse, sans qu’il pût dire comment la
chose s’était faite, s’aperçut tout à coup qu’il avait laissé partir ses
compagnons et qu’il était demeuré dans le souterrain où il se cachait.

Plus effaré que jamais, il se demanda pourquoi il était resté,


pourquoi il se cachait comme un malfaiteur. Et il fut ébahi de s’entendre
dire :
« Il en arrivera ce qu’il en arrivera, mais il ne sera pas dit que j’aurai
laissé cette horrible chose s’accomplir. Quand je devrais y laisser ma
peau, il faut que je le tire de là. Après tout, je lui dois bien cela. Il a tenu
plusieurs fois ma vie entre ses mains, et il m’a toujours fait grâce. Le
moment est venu de m’acquitter de ma dette.

Et à partir de ce moment, comme il savait ce qu’il voulait et le


voulait fermement, il reprit complètement possession de lui-même. Il
savait très bien où était enfermé Montauban. Inconsciemment, l’intention
d’essayer de le sauver étant bien arrêtée en lui avant même qu’il se le fût
avoué à lui-même, il avait gravé dans sa mémoire la configuration des
lieux et s’était posé des points de repère. Il se sentait donc sûr de
retrouver le cachot de celui qu’il voulait délivrer.

Il commença par s’emparer d’une des torches qui éclairaient le


couloir central et il l’éteignit. Sa torche éteinte sous le bras, il revint à pas
de loup vers la cave où avait lieu la réunion des conjurés. Il se disposait à
y entrer lorsqu’un bruit de voix qu’il entendit le cloua sur place. Il
allongea le cou vers la porte entrebâillée, regarda et écouta. Tout le
monde était parti. Il ne restait plus que Jean de Maubert et le comte
d’Aumale. Jean de Maubert disait :

— Venez, seigneur comte, je vous montrerai les millions en passant.

— Ces millions vont demeurer dans ces caves ? demanda d’Aumale.

— Sans doute.

— Diable !… Cette auberge, cette nuit, va se trouver sous la garde de


ces deux fieffés ivrognes qui de m’inspirent aucune confiance. Supposez
que quelqu’un s’introduise par là, descende dans ces caves, découvre le
caveau où sont enfermés ces millions !…

— Ce quelqu’un ne découvrira rien, dit Alcyndore en riant. Et je vais


vous en donner la preuve.

Elle éteignit toutes les lampes sauf une qu’elle prit. Ils sortirent.
Quinténasse n’eut que le temps de se jeter à plat ventre dans un coin
et de se dissimuler dans l’ombre à l’entrée de l’allée de gauche.

Jean de Maubert laissa d’Aumale devant la porte. Il s’avança dans le


couloir et éteignit toutes les torches. Et il revint vers d’Aumale. Il le
conduisit devant l’entrée de l’allée de droite. Il y avait un mur là,
maintenant, le mur devant lequel Montauban était venu se casser le nez.

— Vous voyez, expliqua-t-il, qu’il n’y a plus moyen de passer par là.
Maintenant, regardez.

Il le ramena devant la porte du pan coupé, leva sa lampe pour qu’il


pût mieux voir et appuya la main sur le mur. Un mur sortit de terre, se
dressa devant la porte qui se trouva complètement masquée.

— À moins de connaître le secret, dit Jean de Maubert, je défie qui


que ce soit de passer par là.

— C’est-à-dire, dit d’Aumale, que si je ne savais pas qu’il y a une


porte là-derrière, jamais je ne la soupçonnerais.

Quinténasse regardait de tous ses yeux, écoutait de toutes ses


oreilles. Et la vérité nous oblige à dire qu’en ce moment, il avait
complètement oublié Montauban et qu’il voulait le sauver. En ce
moment, il ne pensait qu’une chose, celle-ci :

« Eh vé ! Il paraît, qu’il y a des millions ici quelque part !… Des


millions, millodious !… Quinténasse, mon pitchoun, si tu ne trouves pas
moyen de revenir ici prendre ta petite part de ces millions, c’est que tu
n’es qu’un balourd, un miteux, un estropié tout pareil à cette outre à
bêtise qui s’appelle Boucassin !… »

En faisant cette réflexion qui prouve bien qu’il s’était tout à fait
ressaisi, il ne perdait pas de vue les deux jeunes gens, et il rampait à
reculons, s’enfonçait dans le noir de l’allée.

Jean de Maubert et d’Aumale entrèrent dans cette allée, près d’une


des quatre portes qui donnaient sur la cave où avait eu lieu la réunion. Ils
s’arrêtèrent de nouveau. De nouveau, Jean de Maubert éleva la lampe,
appuya sur le mur en disant :

— Regardez.

À l’entrée de l’allée, un mur venait de se dresser.

— Eh bien ! fit Alcyndore, pensez-vous que mes trésors ont besoin


d’être gardés du côté de l’auberge ? Admettons que la supposition que
vous faisiez tout à l’heure se réalise. Le quelqu’un dont vous parliez
pourra chercher dix ans, il se heurtera toujours à ces murs qui lui
barreront la route.

— Je vois que vous êtes homme de précaution, complimenta


d’Aumale rassuré.

Ils avancèrent. Quinténasse les laissa passer et, se redressant, se mit


à les suivre avec une sûreté, une adresse qui dénotaient une grande
habitude de ce genre d’exercice. Alcyndore avait l’ouïe particulièrement
fine. Et pourtant pas un instant elle ne se douta qu’elle était suivie. Il faut
dire aussi qu’elle se croyait si bien à l’abri d’une indiscrétion qu’elle ne
songea pas un instant à prendre ses précautions.

Elle ouvrit une porte. Ils entrèrent dans un caveau, jetèrent un coup
d’œil sur les dix tonnelets qui s’y trouvaient symétriquement rangés. Puis
ils sortirent. Alcyndore ferma soigneusement à double tour, mit la clef
dans sa poche et s’éloigna en disant :

— Demain, comme il est entendu entre nous, je ferai transporter ces


deux millions chez vous.

Ils s’éloignèrent en s’entretenant de choses qui n’avaient aucun


intérêt pour Quinténasse, qui les suivait toujours. Il les suivit ainsi assez
longtemps. Il les vit s’engager enfin dans un escalier où ils disparurent. Il
se trouva seul dans l’obscurité. Il attendit encore un bon moment. Enfin,
bien convaincu qu’ils étaient arrivés à destination et qu’ils ne lui
tomberaient pas à l’improviste sur le dos, il fit demi-tour. Au bout de
quelques pas, il battit le briquet et alluma sa torche.

Il revint sur ses pas. Il s’arrêta devant la porte du caveau où étaient


enfermés les deux millions. Il se mit à étudier de près la serrure. Et il
songeait :

« Deux millions !… Et ils ne seront plus là demain !… En sorte que si


je ne prends pas ma part à l’instant, je suis volé, moi !… Ah ! mille
millions de millodious. Comment faire ! »

Il demeura un long moment rêveur, cherchant combinant comment


il pourrait s’y prendre pour s’approprier une partie de cet or qui le tentait.
Il faut croire que ce n’était pas facile à trouver. Il finit par se dire :

« Pas moinsse, je suis revenu ici pour empêcher le sire de


Montauban, qui m’a fait grâce de la vie, de mourir de faim et de soif…
Mille diables, occupons-nous de lui d’abord. Nous verrons ensuite ce qu’il
faut faire au sujet de cet or.

Cette fois, sa résolution était bien prise. Il tourna résolument le dos


à la porte et alla plus loin s’arrêter devant une autre porte. C’était la porte
de la cave dans laquelle Montauban était enfermé. Il la reconnaissait
bien. Comme il s’y attendait elle était fermée à clef. Il étudia cette
nouvelle serrure.

— Ah ! vaï ! dit-il avec une grimace de dépit, il faudrait la faire


sauter. Mais avec quoi ?

Il réfléchit un instant et trouva que le mieux qu’il avait à faire était


de retourner à l’auberge. Il y trouverait bien un marteau, une barre, un
objet quelconque assez solide pour briser la serrure. Il partit aussitôt.

Dans le couloir, il trouva Thibaut et Lutin. Ils avaient des mines


longues d’une aune. Toutes les caves qu’ils avaient fouillées les unes après
les autres ne contenaient pas la moindre bouteille de vin.
— Ce Simon Piédeloup avait tout de même dit la vérité, dit
piteusement Thibaut, son vin est là-haut.

Eh bien ! soupira Lubin, nous nous contenterons de celui là. À tout


prendre, il n’est déjà pas si mauvais.

Il était même excellent, ce vin. Et ils l’avaient proclamé tel, en fins


connaisseurs qu’ils étaient. Mais depuis, ils s’étaient imaginé qu’ils
allaient découvrir ils ne savaient quel nectar auprès duquel tout le reste
n’était que de la piquette.

Ce fut à ce moment que Quinténasse les rencontra. C’était un


mauvais plaisant que le Provençal. Et il n’aimait pas les « deux frocards »,
avec qui, ce jour-là et par ordre, il lui avait fallu vivre en bonne
intelligence. Il avait entendu ce qu’ils disaient, il avait vu leur immense
déception et tout de suite, l’idée lui vint de les mystifier. Sans méchanceté
d’ailleurs. Il les aborda en disant :

— Parce que vous avez mal chercher. Moi, je l’ai trouvé, le bon coin
et je vais vous y conduire, si vous voulez.

S’ils le voulaient ? Quelle question incongrue ! Ils ne songèrent


même pas à se demander d’où sortait ce brave et qu’est-ce qu’il faisait
dans ces caves où ils se croyaient seuls. Instantanément, ils furent prêts à
le suivre partout où il voudrait les mener.

— Minute, gouailla Quinténasse. Il faudra forcer une serrure.

— Eh bien ! et cela ? fit Thibaut en agitant son trousseau de clefs.

— J’entends bien, je ne suis pas une buse, répartit Quinténasse.


Mais je doute que vous ayez la clef qui nous sera nécessaire là-dedans.
Non, il nous faut un bon marteau ou à défaut une solide barre de fer.

Thibaut et Lubin s’interrogèrent du coin de l’œil. Quinténasse vit


qu’ils hésitaient. Il brusqua :
— Après tout, je suis bien bon de vouloir vous faire part de
l’aubaine. Gardez vos scrupules. Je vais faire ma besogne tout seul.

Il fit un mouvement vers l’escalier. Lubin posa précipitamment son


panier par terre et se rua avant lui dans cet escalier. Moins d’une minute
après, il revenait portant une courte barre de fer qui devait être
particulièrement lourde, à en juger par la difficulté qu’il paraissait
éprouver à la porter. Quinténasse le débarrassa. Lubin reprit son panier
et ils partirent tous les trois.

Quinténasse s’arrêta devant le cachot. Avant d’utiliser sa barre de


fer, par acquit de conscience, il prit le trousseau des mains de Thibaut. Il
trouva une clef qui ouvrit. Ils entrèrent. Ils se trouvèrent dans cette cave
assez spacieuse où Montauban avait trouvé quatre portes. Elles y étaient
encore du reste, ces quatre portes. Quinténasse n’hésita pas. Il alla droit à
la bonne porte. Il trouva une clef qui l’ouvrit aussi facilement que la
première.

Quelques secondes plus tard, Montauban et Langrogne se


trouvaient libres. Langrogne ne se gêna pas pour montrer la joie
extravagante qu’il éprouvait de cette délivrance imprévue.

Montauban se montra très froid. Il regardait tour à tour


Quinténasse qui paraissait aussi embarrassé que s’il venait d’accomplir
une mauvaise action, et Thibaut et Lubin dont l’ahurissement profond
l’eût amusé en toute autre circonstance. Et il ne se trompa pas. Ce fut à
Quinténasse qu’il s’adressa, et avec douceur :

— Ainsi, c’est toi qui me tire de ce tombeau ? dit-il. Comment as-tu


pu faire cela ?… Car enfin, je ne suis pas de tes amis, moi, il s’en faut !

Comme honteux, Quinténasse révéla :

— J’avais entendu dire que vous étiez condamné à mourir de soif et


de faim là dedans…

— Mourir de soif et de faim ! s’étrangla Langrogne, frémissant de


terreur après coup.

— Oui, continua Quinténasse toujours embarrassé. J’ai trouvé cela


trop horrible… Et… et… et voilà !

D’un geste éloquent dans sa simplicité, il indiqua les deux portes


ouvertes.

— Oui, je comprends, fit Montauban avec la même douceur.

Il s’approcha de Quinténasse, lui mit doucement la main sur


l’épaule, et le regardant au fond des yeux :

— Tu vois bien que je ne me trompais pas, le jour où je t’ai dit qu’au


fond tu es meilleur que tu ne le crois toi-même. Allons, ne baisse pas la
tête. Il n’y a pas de quoi rougir, au contraire… Quoi qu’il en soit, je te dois
la vie, je ne l’oublierai pas, foi de Montauban.

— Monsieur, intervint sans façon Langrogne, qui se sentait mal à


son aise, si vous voulez m’en croire, décampons au plus vite de ces caves
diaboliques où l’on condamne d’honnêtes, gens à périr de faim et de soif.

— Excellent conseil, appuya Quinténasse qui commençait à se


ressaisir, que je ne saurais trop vous engager à suivre au plus vite. Il ne
faut pas tenter le diable, monsieur.

— Un instant, fit Montauban, le conseil est bon, je le reconnais.


Mais j’ai affaire ici, moi. J’ai quelque chose à y chercher. Et je ne m’en irai
pas avant d’avoir trouvé ce quelque chose.

En parlant de la sorte, ils étaient sortis de la cave. Ils étaient dans le


couloir.

— Je vous entends, monsieur, dit Langrogne. Vous n’aurez pas la


peine de chercher.

Et désignant une porte :


— Les sacs sont là, derrière. Seulement, je dois vous dire que ces
sacs sont devenus des tonnelets. Il y en a dix.

— Hein ! sursauta Quinténasse, attentif.

— Dix tonnelets, continua Langrogne, qui contiennent du vin des


îles… un pur nectar !… à ce que prétend le gredin d’aubergiste qui m’a
joué le mauvais tour de m’enfermer là dedans… Et qu’il ne tombe jamais
entre mes mains, celui-là !...

— Du vin des îles !… Un pur nectar !… murmurèrent Thibaut et


Lubin attendris et tirant déjà la langue.

Montauban ne s’occupait plus d’eux. Il étudiait la porte, la serrure,


les lieux.

— Langrogne, dit-il, quand il eut achevé son examen, nous


reviendrons ici demain, et nous enlèverons ces dix tonnelets.

— Pourquoi pas tout de suite ! marmonnèrent Thibaut et Lubin qui


précisément, appréciaient fort les vins des îles.

— Qué, s’effara Quinténasse, vous voulez enlever ces tonnelets ?

— Tu sais cela, toi ! s’écria Montauban en se tournant vivement vers


lui.

Il le fouilla un instant de son œil clair. Il comprit ce qui se passait en


lui, et il sourit.

— Écoute, dit-il avec une certaine gravité, l’or qui est là dedans a été
volé au roi. Moi, par suite de circonstances qu’il serait trop long de
t’expliquer ici, je me suis vu contraint de prêter les mains à ce vol. En
sorte, que je suis déshonoré, comprends-tu ? Et pour me laver de cette
tache, j’ai résolu de m’emparer de cet or et de le rendre à son légitime
propriétaire. Voilà la vérité. J’espère que tu me crois, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur, répondit Quinténasse, et je vous demande
humblement pardon d’avoir pu supposer un instant que vous étiez,
comme moi, capable de songer à vous approprier un bien qui ne vous
appartient pas. Je vous crois. Et la preuve en est que je vais vous dire une
chose que je ne vous aurais pas dite sans cela. Vous comptez revenir
demain pour enlever ces tonnelets ? Eh bien ! Il sera trop tard. Vous ne
les trouverez plus ici.

— Ah !... Et où seront-ils, selon toi ?

— Chez Mgr le comte d’Aumale.

— C’est tout à tait différent, dit froidement Montauban, et je te


remercie de m’avoir averti. Puisqu’il en est ainsi, c’est tout de suite que
nous allons enlever ces tonnelets.

Et se tournant vers Thibaut et Lubin, qui roulaient des yeux ahuris,


ne comprenant plus rien à ce qui se passait autour d’eux :

— J’ai vu une charrette là-haut, dans la cour. Y est-elle encore ?

— Oui. Et les chevaux aussi.

— Bien, dit Montauban. Langrogne, passe-moi ton épée, je suis


désarmé, et on ne sait pas ce qui peut arriver… Merci. C’est curieux
comme on se sent plus à son aise avec une bonne lame à son côté !…
Quinténasse, voulez-vous voir si dans ce trousseau de clefs, il ne s’en
trouve pas une pour ouvrir cette porte ?

— J’en doute, murmura Quinténasse.

En effet, les clefs furent essayées les unes après les autres, et pas une
ne put ouvrir la porte. Alors Montauban prit la masse de fer et en
quelques coups bien appliqués, fit sauter l’énorme serrure. Les dix
tonnelets furent extraits de leur caveau et roulés au pied de l’escalier.
Quinténasse s’était mis lui-même et spontanément à la besogne. Thibaut
et Lubin s’y étaient mis sur l’ordre de Montauban. Ils comprenaient de
moins en moins et se montraient de plus en plus ahuris. Le plus long fut
de monter les tonnelets. Ils firent plusieurs voyages et tout fut dit.

Au bout d’une heure de travail, les tonnelets étaient solidement


calés sur la charrette. Montauban avait retrouvé dans l’écurie son cheval
et celui de Quinténasse tout sellés encore. Enfin, la charrette se trouva
attelée. Langrogne se hissa dessus et les guides d’une main, le fouet de
l’autre, attendit. Montauban et Quinténasse sautèrent en selle et se
placèrent devant la charrette qu’ils devaient précéder. Thibaut et Lubin
ouvrirent la porte toute grande. Montauban et Quinténasse rendirent la
main et partirent d’un trait. Langrogne fouailla ses chevaux d’un
vigoureux coup de fouet et les suivit.

À ce moment, des clameurs terribles se firent entendre devant la


porte. C’était l’aubergiste, Simon Piédeloup, qu’un hasard malencontreux
ramenait chez lui ainsi qu’il était convenu.

À la tête d’une demi-douzaine de gaillards armés de gourdins et de


coutelas, il s’efforçait de barrer la route en hurlant au larron.

Montauban, imité par Quinténasse, chargea droit dans le tas en


criant :

— Place !… place !…

Langrogne fouailla les chevaux à tour de bras. La charrette comme


un énorme bélier fonça derrière eux. Les truands écumant de rage
impuissante, durent s’écarter précipitamment afin de ne pas se faire
écraser inutilement. Et la charrette passa à la suite des deux cavaliers,
s’éloigna au galop roulant avec un bruit assourdissant qui réveillait les
villageois effarés.

Simon Piédeloup avait du premier coup d’œil reconnu sa charrette


et Langrogne dessus. Langrogne qu’il avait enfermé à double tour dans
un caveau où il devait être oublié. Il avait aussitôt compris qu’on enlevait
son bien. Comme tout le monde, il ignorait ce que contenaient les
tonnelets. Mais comme il n’était pas un sot, à l’importance que sa
maîtresse Alcyndore attachait à cette affaire, il n’avait pas eu de peine à
deviner ce qu’il en était. On comprend qu’il tenait à ne pas se laisser
duper. Sans réfléchir et en s’arrachant les cheveux, il s’était lancé à la
poursuite de la charrette. Ses hommes l’avaient suivi.

Mais ils étaient à pied, eux. Au bout d’un certain temps, Simon
Piédeloup s’aperçut que la charrette avait disparu et que du train dont
elle allait, il ne pourrait jamais la rattraper. Alors, il s’était arrêté et il
avait réfléchi. Le résultat de ses réflexions fut qu’il fit demi-tour et
repartit en courant vers son auberge. Ses hommes le suivirent encore.

En rentrant chez lui, la première chose que Simon Piédeloup vit fut
Thibaut et Lubin qui s’asseyaient à table, croyant qu’ils allaient pouvoir
enfin goûter à ce plantureux souper qu’ils avaient si amoureusement
préparé. Il passa au milieu d’eux comme un ouragan, renversa la table
chargée de succulentes choses, les envoya rouler, hurlant et geignant, l’un
à droite, l’autre à gauche, et se rua en tempête dans l’escalier de la cave.
Par les souterrains, il allait au château de la reine d’Argot.

Il avait déjà perdu pas mal de temps. Il en perdit encore pour


réveiller Eustache Coppegorge et lui expliquer l’affaire. Celui-ci en perdit
à son tour pour aviser Alcyndore. Celle-ci dut bien prendre le temps
nécessaire pour s’habiller s’équiper, donner ses ordres. En sorte que,
lorsqu’elle sorti du château, suivie d’Eustache Coppegorge, de Choppin-
le-Gentilhomme et d’une dizaine de serviteurs tous bien montés comme
elle, elle se disait :

« S’ils n’ont pas pu se faire ouvrir la porte de ta ville, je les


rattraperai. Et alors je reprendrai mon bien. Mais, s’ils ont pu se faire
ouvrir, c’est fini, il n’y a plus rien à espérer. »

Pendant ce temps, Montauban était arrivé à la porte du Temple. Il


se disposait à attendre patiemment l’ouverture de cette porte. Mais là, à
sa grande surprise, Quinténasse s’était révélé comme un homme
précieux. Il était allé frapper au guichet, avait parlementé une minute,
avait exhibé un ordre qu’on avait soupçonneusement vérifié et la porte
s’était ouverte pour laisser passer la charrette et ceux qui l’escortaient.
En sorte qu’Alcyndore était arrivée trop tard. Et comme elle n’avait
pas, elle un ordre qui lui permettait de se faire ouvrir la porte en pleine
nuit, ou si elle avait cet ordre, comme elle l’avait oublié, ce qui revenait au
même, elle avait dû tourner bride et s’en revenir chez elle en roulant dans
sa tête des projets de vengeance terrible contre celui qui venait de lui
jouer cet abominable tour.

Montauban s’en alla sans plus tarder à l’hôtel du grand prévôt.


Quinténasse semblait s’être attaché à ses pas, ne le lâchait plus.
Cependant, il le laissa dans la rue Saint-Antoine, non loin de l’hôtel.
Langrogne conduisit la charrette jusque devant la porte. Là, sur l’ordre de
son maître, il rejoignit Quinténasse et sauta en croupe derrière lui. Tous
deux, de loin, regardèrent et écoutèrent.

Montauban frappa rudement à la porte. On ne dormait que d’un œil


dans cette maison, si on y dormait. Un judas s’ouvrit aussitôt au travers
duquel filtra le rayon lumineux d’une lanterne.

— Allez dire à M. le prévôt qu’il vienne lui-même prendre livraison


de cette charrette… Attendez, mon ami, je ne suis pas fou… Dites-lui ceci
« La charrette contient ce que contenaient les bateaux de sel qui furent
dérobés voici quelque temps. » Dites-lui cela, et vous le verrez accourir
aussitôt, et vous serez récompensé. Allez, et faites vite.

Montauban avait parlé avec tant d’autorité que l’homme qui se


tenait derrière la porte partit à l’instant même. Il convient d’ajouter que
ces mots « les bateaux de sel » que Montauban avait prononcés à bon
escient furent aussi pour quelque chose dans cet empressement.

Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit toute grande : le grand


prévôt, à peine vêtu, entouré de gardes qui portaient des torches, parut
sur le seuil. De mémoire d’archers on n’avait vu l’impassible Noirville
pareillement ému.

Montauban fit approcher son cheval, il était enveloppé dans son


manteau, dont les plis lui masquaient le visage. Précaution qui pouvait se
justifier d’ailleurs par le froid particulièrement vif de cette nuit de
décembre.

— Monsieur, dit Montauban, cette charrette contient, renfermés


dans dix tonnelets, les deux millions d’or qui vous furent dérobés avec tes
bateaux de sel. Sachez, monsieur que c’est le chevalier Hoël de
Montauban qui vous parle, qui vous ramène cet or. Si vous voulez savoir
pourquoi, sachez que le chevalier de Montauban ayant, contre son gré,
aidé au vol des sacs de sel, a cru que son honneur était engagé à vous en
restituer le contenu. C’est fait. J’ai bien l’honneur de vous saluer,
monsieur.

Il tourna bride et partit au pas sans se presser et sans se retourner.

Noirville n’avait entendu que vaguement et ne s’occupait guère de


celui qui lui parlait sur ce ton assez cavalier. Il ne pensait qu’à la
charrette, il n’avait d’yeux que pour elle. Il arracha, plutôt qu’il ne prit,
une torche des mains d’un de ses gardes, sauta sur la charrette, retourna
un des fûts et à coups de dague furieux l’éventra. Le tonnelet était bien
plein de pièces d’or. Alors il sauta à bas de la charrette, prit lui-même les
chevaux par la bride, la fit entrer dans la cour et fit fermer la porte
derrière lui. Lui-même y conduisit la charrette dans une remise. Sur son
ordre, tous les tonnelets furent défoncés les uns après les autres. Tous, ils
étaient pleins d’or. On ne s’était pas moqué de lui. Il ferma
soigneusement à double tour la porte de la remise et plaça devant dix
gardes, la pique à la main avec ordre de massacrer sur place tout ce qui
tenterait d’approcher de la précieuse remise. Et il expédia sur l’heure un
courrier à Jean Morin, le prévôt des marchands pour l’informer de la
bonne nouvelle.

Quand tout cela fut fait, alors seulement il se souvint de celui qui
venait de lui donner cette grande joie et des paroles qu’il avait
prononcées.

— Montauban, s’écria-t-il, ce rebelle !… Et je ne l’ai pas arrêté !… À


quoi avais-je donc la tête ?…

D’un geste impérieux, il rassembla autour de lui une dizaine


d’archers et à leur tête, il sortit de son pas formidable, retombé dans son
effrayante indifférence. Il sortit pour réparer, si c’était encore possible, la
faute grave qu’il avait commise en n’abattant pas sa poigne de fer sur le
rebelle.

Le geste admirable de ce « rebelle » qui, avec tant de simplicité lui


rapportait cette somme énorme de deux millions qu’il avait été incapable
de retrouver, lui, ce geste ne comptait pas pour lui bien qu’il l’admira au
fond très sincèrement.
Chapitre 33

Choppin-le-Gentilhomme

Montauban se doutait bien de ce qui allait se produire et s’était bien


gardé d’attendre le prévôt. Il était reparti aussitôt et s’en était allé tout
droit rue Saint-Martin, à la Pie Borgne. Devant la porte de l'hôtellerie, il
avait mis pied à terre. Quinténasse et Langrogne l’avaient imité. Alors, il
avait tendu une bource au Provençal. Celui-ci avait eu un geste de refus.
Montauban avait insisté.

— Prends, dit-il. Il y a mille livres là dedans.

Mais Quinténasse avait secoué la tête d’un air bien déterminé.

— Monsieur, dit-il d’une voix qui paraissait implorer, c’est la seule


bonne action que j’aie jamais accomplie dans ma vie. Laissez-moi la joie
de me que, celle-là au moins, je ne l’ai pas fait payer.

Montauban avait rentrer sa bourse en souriant d’un sourire


malicieux. Il avait tendu la main au braves qui fut si stupéfait qu’il recula
en roulant des yeux effarés.

— Vas-tu me faire l’injure de refuser la main que je te tends ? dit


Montauban avec douceur.

— Ah ! monsieur, s’étrangla Quinténasse suffoqué d’émotion, c’est


trop d’honneur que vous me faites.

Et il serra avec respect la main loyale du chevalier.

— Écoute, dit celui-ci, tu ne veux rien accepter de moi et je le


comprends. C’est un sentiment qui te fait honneur, Quinténasse, et qui
prouve que je t’avais bien jugé. Cependant, il se pourrait fort bien que
cette bonne action dont tu es si fier à bon droit, te fît perdre ta place. S’il
en est ainsi, souviens-toi que je serai heureux de te prendre à mon
service. Langrogne ne sera pas jaloux de toi.

— Ah ! Dieu non ! s’écria Langrogne. Si nous sommes vivants,


monsieur, c’est à ce brave que nous le devons. Quant à moi, je suis déjà
tout prêt à l’aimer comme un frère.

— Monsieur, dit Quinténasse, je vous remercie, et je ne dis pas


non… Il est certain que maintenant je ne pourrai plus faire
convenablement mon ancien métier… Cependant je ne suis peut-être pas
digne de servir un honnête homme comme vous… Enfin, je verrai…
laissez-moi quelques jours…

— Comme tu voudras, Quinténasse, et quand tu voudras, sourit


Montauban.

Ils se séparèrent sur ces mots.

Le lendemain matin, Montauban s’en alla voir son ami le duc de


Ponthus, auquel il raconta comment il avait repris les deux millions du
roi et les avait rendus au sire de Noirville. Il s’excusa d’avoir agi sans son
assistance qu’il lui avait demandée, en lui expliquant que, s’il n’avait pas
agi la nuit même, il eût été trop tard le lendemain. Il va sans dire qu’il ne
dit pas un mot de la conspiration à laquelle on avait voulu le mêler. Il ne
parla uniquement que des millions et poussa le scrupule jusqu’à ne pas
dire où il les avait trouvés.

Et comme le sire de Ponthus était la délicatesse et la discrétion


mêmes, il se garda bien de poser des questions, ayant très bien compris
qu’on ne lui disait que ce qu’on voulait bien lui dire. De même, il se garda
de dire que son intention était d’aller porter lui-même la nouvelle au roi.
Ce qu’il fit en effet, dès que le chevalier l’eut quitté. Ponthus était pressé
d’apporter au roi la preuve irréfutable que ses soupçons à l’égard du
chevalier de Montauban n’étaient pas justifiés et que le moment
approchait où il lui faudrait tenir sa promesse qu’il avait faite de lui
accorder une réparation éclatante.
Ce fut au retour de cette visite que Montauban apprit la disparition
de Primerose. Le coup fut rude. D’autant plus rude qu’il était inattendu.
Mais il n’était pas homme à s’abandonner au désespoir quand il fallait
agir sans perdre une minute. Et refoulant sa douleur en lui, il avait séance
tenante commencé les recherches. Pontalais survenu sur ses entrefaites,
s’était joint à lui.

Par malheur, comme on l’a vu, Noirville qui avait des raisons de
garder momentanément secrète l’arrestation de celle qu’il croyait être la
reine d’Argot, Noirville avait si bien pris ses précautions que cette
arrestation avait passé complètement inaperçue dans le quartier.

Seule la mère Agadou aurait pu dire ce qu’il en était. Montauban et


Pontalais le comprenaient très bien. Ils passèrent toute la matinée à la
harceler de questions. Mais la vieille mégère avait intérêt à se taire. Ni
promesses, ni menaces n’eurent aucun effet sur elle. Elle demeura
impénétrable, pleurant, s’arrachant les cheveux, jurant tous les saints du
paradis qu’elle ne savait rien.

Pendant qu’ils s’efforçaient vainement de faire parler la vieille,


Alcyndore, sous les traits et le costume de Jean de Maubert, avait quitté
Bagnolet et rentrait à la maison de la rue Sainte-Catherine. Elle n’était
pas seule : Eustache Coppegorge et Choppin-le-Gentilhomme, équipés
comme des officiers de bonne maison, la suivaient à deux pas. Et,
derrière eux, venait une troupe d’une dizaine de soldats, parmi lesquels
on pouvait reconnaître ces laquais taillés en hercules que nous avons eu
l’occasion d’entrevoir dans les antichambres où ils faisaient bonne garde.

Le coup que Montauban lui avait porté la veille ruinait


complètement ses espérances. Un instant, elle était demeurée anéantie,
se demandant si elle ne devait pas renoncer à ses ambitions secrètes et se
contenter de demeurer ce qu’elle était : la reine d’Argot. Mais elle était
douée d’une volonté de fer que les circonstances pouvaient abattre
momentanément, mais que rien ne pouvait briser. Et elle s’était ressaisie.
Et elle montrait son visage calme habituel. Et elle jouait d’irréprochable
manière son rôle de jeune seigneur élégant et fastueux comme elle avait
accoutumé de le faire.
Mais sous cette apparente indifférence, son cerveau travaillait. Déjà
elle dressait d’autres batteries. Tout n’était pas perdu encore. La passion
de d’Aumale pour elle était si violente qu’elle pouvait espérer que la perte
des deux millions de dot ne lui ferait pas briser l’union projetée. S’il en
était ainsi, si le mariage se faisait quand même, tout pouvait se réparer,
leurs projets pouvaient être repris. Tout le mal se réduirait à un retard de
quelques mois apporté dans leur réalisation.

Toute la question était de savoir si l’amour chez le comte serait plus


fort que l’intérêt et l’ambition. Cette question, Alcyndore la tournait et la
retournait dans son esprit. Et tantôt elle se disait que c’était l’amour qui
triompherait tantôt elle hochait la tête d’un air de doute. Et comme elle
n’était pas femme à demeurer longtemps dans cette indécision
déprimante, elle avait décidé que, dès son retour chez elle, elle aborderait
cette grave question avec le comte d’Aumale de façon à être fixée le plus
vite possible.

Pendant qu’elle réfléchissait ainsi et prenait des décisions destinées


à réparer le mal fait par Montauban, elle était à mille lieues de songer à
s’occuper de ses compagnons. Peut-être eût-elle bien fait de prêter
quelque attention à son camarade d’enfance, Choppin-le-Gentilhomme.

Choppin-le-Gentilhomme était bien changé. On peut dire qu’il


n’était plus que l’ombre de lui-même. Une sombre tristesse semblait
peser sur lui. Et il fixait sur elle des yeux ardents brûlés de fièvre
intérieure, des yeux étranges où luisait un sentiment brutal d’une force
inconcevable, un sentiment dont il était impossible de dire si c’était de
l’amour ou de la haine.

Il est certain que Choppin-le-Gentilhomme subissait une crise d’une


violence inouïe et que le mal qui le rongeait intérieurement, arrivé à son
point culminant, ne pouvait plus tarder à éclater ouvertement aux yeux
de tous et qu’il exercerait alors des ravages effrayants.

Mais Alcyndore ne se souciait guère de Choppin-le-Gentilhomme.


Et si elle s’occupait de lui, c’était uniquement pour son service personnel
et non parce qu’elle s’intéressait à lui. C’est ainsi qu’ayant franchi la porte
du Temple, elle se retourna et lui fit signe d’approcher. Il s’empressa
d’obéir et vint ranger sa monture contre la sienne.

— Claude, lui dit-elle, tu vas piquer des deux, jusqu’à l’hôtel de


Cluny, tu verras le comte d’Aumale de ma part et tu lui diras qu’il faut
qu’il vienne me voir coûte que coûte, séance tenante. Va.

Cet ordre arracha un sursaut violent à Choppin-le-Gentilhomme. Il


était déjà très pâle. Il devint livide. Il se mordit les lèvres jusqu’au sang.
Et il fixa sur elle un regard qui contenait une ardente supplication.

Alcyndore demeura impassible. Choppin-le-Gentilhomme parla et


sa voix résonna effroyablement calme :

— Vous voulez que j’aille chercher le comte d’Aumale ? Vous le


voulez ? Je croyais qu’après la mésaventure de cette nuit, il ne serait plus
question de ce mariage.

— De quoi te mêles-tu ? gronda Alcyndore menaçante.

— Ne vous fâchez pas, dit Choppin-le-Gentilhomme avec le même


calme sinistre, c’est dans votre intérêt que je parle. Mon idée, à moi, est
qu’il vous arrivera, qu’il nous arrivera malheur à tous si vous ne renoncez
pas à ce mariage.

— Encore une menace comme celle-ci, et tu es mort ! prononça


Alcyndore avec une froideur terrible.

— Je ne menace pas, Alcyndore, râla Choppin-le-Gentilhomme, avec


un accent déchirant.

— Veux-tu obéir, oui ou non ? menaça Alcyndore en sortant à moitié


la dague du fourreau.

— J’obéis, Alcyndore, s’inclina Choppin-le-Gentilhomme, j’obéis.


Mais vous vous souviendrez que j’ai voulu vous avertir et que vous avez
refusé de m’entendre.
Il ensanglanta les flancs de sa monture qui hennit de douleur et
partit comme un fou, au triple galop, semant le désordre et la terreur
parmi les passants affolés.

Une heure plus tard, le comte d’Aumale se courbait sur la main


qu’Alcyndore lui tendait, et s’informait avec sollicitude de ce qui se
passait qui lui valait l’honneur d’avoir été mandé d’urgence. Malgré le
prodigieux empire qu’elle avait sur elle même, Alcyndore était si
profondément émue qu’elle ne parvenait pas à dissimuler complètement
cette émotion. Cependant, si sa pâleur, si son regard brûlant de fièvre
trahissaient cette émotion, sa voix ne tremblait pas pendant qu’elle
prononçait :

— Sire comte, je vous ai fait appeler pour vous dire que le mariage
qui était décidé entre nous est devenu impossible. Mon honneur de
gentille femme exige que je vous rende votre parole.

— Pourquoi ? balbutia d’Aumale qui devint affreusement pâle.

— Parce que, dit-elle, il m’est impossible de tenir l’engagement que


j’ai pris de vous verser aujourd’hui les deux millions d’or qui constituent
ma dot.

Tout de suite, elle se sentit rassurée, comprit qu’elle avait gagné la


partie. D’Aumale, en effet, accueillit ses paroles avec un soulagement
visible, comme s’il s’était attendu à quelque chose de beaucoup plus grave
que ce qu’elle lui disait, il fixa sur elle un regard passionné et, d’une voix
qui tremblait un-peu :

— Vous n’avez pas d’autre raison que celle que vous me donnez ?
dit-il.

— Quelle autre raison voulez-vous que j’aie ? fit-elle, en soutenant


avec assurance son regard.

— Que sais-je ! fit-il avec embarras. Par exemple, j’aurais pu avoir le


malheur de vous déplaire…
— Ne croyez pas cela ! interrompit-elle vivement. Ne voyez pas, ne
cherchez pas d’autre raison que celle que je vous donne. Nous avons pris
des engagements réciproques. Il se trouve que je ne suis plus en mesure
de tenir les miens. La simple honnêteté exige que je vous rende votre
liberté.

Il se rapprocha d’elle, prit sa main entre les siennes, et sur un ton de


reproche :

— Quoi, dit-il, vous avez pu croire que, pour une misérable question
d’intérêt, je renoncerais à vous !… Savez-vous que c’est faire injure que de
douter ainsi de moi… de mon amour ?

— S’il n’avait été question que d’amour entre nous, vous seriez en
droit de le prendre ainsi, dit-elle en secouant la tête d’un air
mélancolique. Mais l’amour ne venait qu’en second lieu dans nos
préoccupations. Notre union, à nous, devait être avant tout une manière
d’association en vue de la réalisation de projets grandioses qui, seuls
comptaient pour nous. Il est juste qu’écartant toute considération de
sentiment, je vous offre de déchirer un traité dont je ne puis plus exécuter
les clauses en ce qui me concerne.

— Soit, dit-il, j’admets que vous deviez agir comme vous faites. Je
n’en demeure pas moins libre, de mon côté, d’agir comme je l’entends. Je
refuse de reprendre ma parole. Notre mariage se fera quand même. Les
deux millions d’or que vous n’êtes plus en mesure de me verser ne
constituaient pas tout votre avoir. Je m’accommoderai de ce qui vous
reste. Et je vous donne ma parole de gentilhomme que rien ne sera
changé en ce qui concerne nos projets… Si ce n’est que leur réalisation se
trouvera quelque peu reculée.

Il était impossible de douter de sa sincérité. La passion, chez lui,


était plus forte que l’ambition même. Elle comprit qu’elle le tenait à sa
merci. N’eût-elle possédé que sa chemise, il n’eût pas hésité à l’épouser
quand même… quitte à le regretter plus tard. Elle comprit cela et, chose
étrange, au lieu de lui savoir gré de son désintéressement – vraiment
admirable chez un ambitieux de sa trempe – elle laissa tomber sur lui un
regard quelque peu dédaigneux. Évidemment, ce qu’il faisait lui
apparaissait comme une faiblesse indigne d’un homme fort.

Il sentit d’instinct cette espèce de froideur, il s’inquiéta. Et d’une


voix que l’émotion étranglait :

— Rien ne sera changé… à moins que, décidément, vous n’ayez des


raisons particulières de reprendre votre parole. Auquel cas, je vous
supplie de le déclarer franchement.

Elle comprit qu’elle devait le rassurer, apaiser sans en avoir l’air


cette inquiète jalousie qui perçait en lui. En somme, elle avait obtenu de
lui ce qu’elle voulait. Cela méritait bien quelque mot aimable.

— Vous êtes, dit-elle dans un élan de sincère abandon


merveilleusement joué, vous êtes bien tel que je vous pressentais :
l’homme le plus noble, le plus grand, le plus magnanime qui soit !

Et comme elle le voyait radieux, transporté, serrant tendrement ses


mains qu’il n’avait pas lâchées, posant sur lui la caresse de son regard
chargé de magnétiques effluves, le grisant de la douceur de son sourire
enchanteur :

— Je puis bien vous l’avouer maintenant, j’eusse été infiniment


malheureuse s’il m’avait fallu renoncer à cette union où je voyais tout de
même quelque chose de plus doux, de plus noble que l’association de
deux ambitions.

— Ah ! fit-il dans une explosion de joie délirante, il serait donc


vrai ?… Vous m’aimez un peu ?

— Je vous aime, répondit-elle sans hésiter.

Il la saisit dans ses bras et, sur ses lèvres qui ne se dérobaient pas, il
posa un baiser de flamme.

Et comme la première fois où il l’avait pareillement tenue dans ses


bras, il ne s’aperçut pas qu’elle avait subi passivement sa caresse et qu’elle
ne lui avait pas rendu son baiser.

Cet entretien entre Alcyndore et d’Aumale avait eu un témoin


invisible, insoupçonné d’eux. Et ce témoin c’était Choppin-le-
Gentilhomme qui, après avoir ramené le comte au logis de la rue Sainte-
Catherine, avait voulu savoir ce que la reine d’Argot avait de si urgent à
lui dire. Il avait d’autant plus voulu le savoir qu’il s’en doutait fort bien.

Et ainsi que nous lui avons déjà vu faire une fois, il s’était dissimulé
derrière une portière pour voir et entendre. Et, comme la première fois, il
avait eu un épouvantable accès de fureur jalouse quand il avait entendu
Alcyndore avouer au comte qu’elle l’aimait. Choppin-le-Gentilhomme
était d’un esprit trop fruste pour comprendre qu’elle jouait une comédie.
D’ailleurs cette comédie, elle la jouait avec un art si parfait que, aveuglé
par la jalousie, il en fut dupe tout autant que le comte lui-même. Et ce fut
pour lui un coup si terrible, qu’il dut mordre les lèvres jusqu’au sang pour
ne pas hurler de douleur, qu’il dut s’accrocher désespérément à la tenture
pour ne pas tomber à la renverse.

Puis, c’avait été le baiser qu’Alcyndore s’était laissé prendre. Là


encore, il n’avait rien vu de ce qui était réel. Il avait été, toujours comme
le comte, dupe des apparences. Et, la tête en feu, titubant comme un
homme ivre, se heurtant aux meubles, il était parti pour s’arracher à la
mortelle tentation de les abattre tous les deux à coups de dague.

Il s’était enfui jusque dans la rue. Et il avait erré au hasard, comme


une âme en peine, oubliant de boire et de manger, marchant droit devant
lui sans rien voir sans rien entendre, sans savoir où il se trouvait. Et de
temps en temps, il grognait tout haut, au grand effarement des passants
qui le prenaient pour un fou – ce en quoi ils ne se trompaient pas
beaucoup :

— Comment, comment, elle se met à les aimer maintenant !… Avant


c’était ce chevalier de Montauban, que l’enfer engloutisse ! Maintenant
c’est son fiancé, puissent les chiens lui dévorer le cœur !… Elle n’a pas le
droit !… Reine d’Argot, elle ne peut prendre un époux que parmi ceux
d’Argot ! Et moi, j’ai été trop lâche !… Je ne souffrirai pas qu’elle aille
jusqu’au bout… Non, par l’enfer, quand je devrais en crever, il faut en
finir ce coup-ci…

Tout le reste du jour et toute la nuit, il avait marché à l’aventure à


travers la campagne triste et dénudée – car il était sorti de la ville sans
s’en apercevoir. Et pendant tout ce temps il avait cherché le moyen
d’obliger Alcyndore à renoncer à ses projets ambitieux, de la contraindre
à choisir son époux parmi un de ses sujets d’Argot. Ce qui, dans son
esprit, équivalait à le choisir lui, Choppin-le-Gentilhomme.

Il cherchait. En réalité, il y avait longtemps qu’il avait trouvé. Il y


avait longtemps qu’il savait ce qu’il devait faire. Mais le truand qu’il était
avait, à sa manière, des sentiments d’honneur. Tout truand qu’il était,
Choppin-le-Gentilhomme sentait fort bien ce qu’il y avait de hideux, de
lâche de méprisable dans son projet. Et il hésitait, très sincèrement, et
cherchait s’il ne trouverait pas autre chose de moins avilissant à ses
propres yeux.

Et il faut croire qu’il finit par trouver, car, le lendemain, il s’en alla
trouver le comte d’Aumale. Venant de la part de Mme de Bagnolet, il fut
immédiatement reçu, comme il l’avait été la veille : le comte croyant qu’il
s’agissait d’une communication de sa fiancée.

Choppin-le-Gentilhomme n’employa point de circonlocutions. Il ne


se donna pas la peine de chercher ses mots. Il alla droit au but.

— Monseigneur, un puissant et noble seigneur comme vous ne peut


épouser la dame de Bagnolet.

Le comte allait se récrier avec hauteur, remettre vertement à sa


place, comme il convenait, l’indiscret. Il pensa d’abord à le regarder. Ce
qu’il avait dédaigné de faire jusque-là, un si mince personnage ne
comptant pas pour lui. Choppin-le-Gentilhomme, avec sa face livide,
convulsée, le rictus inquiétant de ses lèvres, ses yeux brûlés de fièvre, son
air agité, ses gestes saccadés, ne pouvait pas produire d’autre effet que
celui qu’il produisait.
« Diable ! se dit-il, mais c’est un fou !… Ne le brusquons pas.

On ne sait jamais avec ces déments !… Un coup le poignard est si


vite donné ! »

Et il se tint sur ses gardes. Et prudemment, sans avoir l’air de rien, il


allongea la main, saisit le marteau d’ébène, se tint prêt à appeler. Et, au
lieu de protester, il demanda de son air le plus aimable :

— Pourquoi, monsieur ?

Choppin-le-Gentilhomme n’était peut-être pas aussi fou que se le


figurait le comte d’Aumale.

Il est certain, toutefois qu’il n’avait plus bien sa tête à lui. S’il avait
eu un peu plus de lucidité, il eût remarque le manège de son interlocuteur
et le changement qui venait de se produire en lui. Il eût alors modifié lui-
même son attitude et procédé autrement. Mais comme il n’avait pas toute
sa tête à lui, il continua avec la même brutalité :

— Parce que la soi-disant dame de Bagnolet n’est autre


qu’Alcyndore, reine d’Argot, dit-il.

— La reine d’Argot ! sourit d’Aumale. Ho ! diable !… En effet…

Et il leva le marteau pour frapper, tandis que Choppin-le-


Gentilhomme continuait :

— Un Guise un fils de l’illustre maison de Lorraine ne peut épouser


une reine de truands.

Il allait continuer sur ce ton. Mais d’Aumale avait frappé. On était


accouru à son appel. Il se leva vivement, s’écarta de Choppin-le-
Gentilhomme comme il eût fait d’un pestiféré et se contraignant à la
douceur.

— Je vous remercie monsieur, de votre bon avertissement dont je


ferai tout le cas qu’il mérite.

Et il s’éclipsa vivement après avoir ordonné :

— Reconduisez monsieur.

Et, dès que Choppin-le-Gentilhomme fut sorti, il recommanda :

— Si ce fou se représente ici, cassez-lui tous vos bâtons sur les


épaules, mais, pour Dieu, ne le laissez pas entrer.

Tel fut le résultat de la démarche de Choppin-le-Gentilhomme. Ce


n’était pas ce qu’il avait escompté. D’ailleurs, comme dans cette crise de
folie furieuse que la jalousie avait déchaînée en lui, il gardait malgré tout
quelques éclairs de lucidité, il se rendit très bien compte qu’il avait
lamentablement échoué, qu’il avait été pris pour un fou qu’on avait
ménagé à seule fin de ne pas exciter sa fureur. Il comprit, trop tard,
combien il avait maladroitement agi. Et il s’accablait lui-même des
injures les plus violentes et les plus variées. Ce qui ne modifia rien à ce
qui était.

Ce moyen, déjà assez répugnant, ne lui ayant pas réussi. Il se trouva


acculé, n’en trouvant pas d’autre, à celui qu’il avait depuis longtemps au
fond de sa pensée et qui le faisait hésiter tant il lui paraissait odieux.
Rendons-lui cette justice de dire qu’il se débattit longtemps avant de s’y
résigner. La lutte entre les instincts généreux qu’il sentait confusément en
lui-même et l’implacable et féroce jalousie qui étouffait jugements de sa
conscience en révolte, l’effroyable lutte dura plusieurs jours. Au bout de
ce temps, vaincu, brisé, véritable loque humaine furieusement secouée
par la rude et funeste passion qui le meurtrissait, il aboutit où il devait
fatalement aboutir.

Il alla chez Noirville, le grand prévôt.


Chapitre 34

Choppin-le-Gentilhomme (suite)

Cette fois, instruit par sa déconvenue avec le comte d’Aumale,


Choppin-le-Gentilhomme sut s’arranger de manière à ne pas être pris
pour un fou. Et il eut l’audace de poser ses conditions.

— Monseigneur, dit-il, je me fais fort de vous désigner les deux


reines d’Argot, l’ancienne et l’actuelle.

— Monsieur, répondit Noirville à qui ces mots, « les deux reines


d’Argot » avaient fait dresser l’oreille, vous ne pourrez pas me livrer la
reine d’Argot pour l’excellente raison qu’elle est déjà arrêtée. Tout au
plus, si vous êtes aussi bien renseigné que vous voulez me le faire croire,
pourrez-vous me dire si celle que je tiens est l’ancienne ou la nouvelle
reine d’Argot.

— Ni l’ancienne, ni la nouvelle, monseigneur, déclara


péremptoirement Choppin-le-Gentilhomme.

— Qu’en savez-vous ? fit Noirville en le fixant de son œil scrutateur.

— Monseigneur, fit Choppin-le-Gentilhomme avec une assurance


qui commençait à impressionner le grand prévôt, vous avez arrêté une
jeune fille que vous croyez être la reine d’Argot. Toutes vos dispositions
ont été prises pour que cette arrestation demeurât ignorée de tous. Je vais
vous prouver que je suis bien renseigné sur ce point comme sur bien
d’autres : la jeune fille arrêtée se nomme Primerose, elle vous a été
dénoncée par une vieille sorcière qui s’appelle Agadou. Cette vieille
sorcière est la propriétaire de la maison où logeait cette jeune fille et cette
maison fait le coin des rues de la Baudrerie et Saint-Martin. Est-ce exact ?

— Comment savez-vous cela, vous ? demanda Noirville sans


répondre à la question.
— Je le sais, et cela suffit, répliqua Choppin-le-Gentilhomme.
Maintenant, j’ajoute une chose que vous ne savez pas, vous, le grand
prévôt, c’est que cette vieille sorcière s’est moquée de vous et vous a bel et
bien extorqué les cinq mille livres de la prime que vous lui avez
comptées : Primerose n’est pas, n’a jamais été la reine d’Argot.

— Elle a avoué, cependant, dit Noirville avec une certaine vivacité.

— Ah ! fit Choppin-le-Gentilhomme, étonné.

Et se remettant :

— Elle a avoué par crainte de la question, voilà tout. Et puis, peut-


être aussi… oui, j’en jurerais, elle a avoué aussi pour une autre raison plus
importante pour elle.

— Quelle raison ? demanda Noirville toujours figé dans sa morne


indifférence, mais qui cependant commentait à s’intéresser à cet
entretien et ne cessait d’étudier de son regard perçant cet étrange visiteur
qui paraissait si bien renseigné.

— Je vous la ferai connaître quand nous nous serons mis d’accord,


déclara froidement Choppin-le-Gentilhomme. Car je vous avertis
d’avance que j’entends poser mes conditions.

— Que je serai libre de repousser, prononça Noirville en fronçant les


sourcils.

— Comme de juste, s’inclina Choppin-le-Gentilhomme.

Et plus froid encore :

— Seulement, alors vous ne saurez rien.

— Ici, dit Noirville d’une voix qui se fit rude, on sait faire parler les
gens qui veulent se taire.
Choppin-le-Gentilhomme ne perdit rien de son assurance. Et levant
dédaigneusement les épaules :

— Pensez-vous que je ne savais pas à quoi je m’exposais en venant ?


Il est une chose à laquelle je tiens plus qu’à la vie. Cette chose, c’est vous,
le grand prévôt, qui seul pouvez me la donner. Si vous me la refusez peu
m’importe que vous preniez ma tête. Mais, croyez-moi, sire prévôt, vous
pouvez me livrer au tourmenteur juré la grande et la petite question ne
me feront pas dire un mot de ce que je ne voudrai pas dire. Et tenez, je
suis tellement sûr de moi, que je n’hésite pas à me rendre moi-même
votre prisonnier.

Et, disant ces mots, il dégrafais la rapière et la dague et les déposait


sur la table, devant Noirville toujours impassible, mais de plus en plus
intéressé. Et il ajoutait :

— Tout à l’heure, je l’espère, vous me rendrez mes armes. En


attendant, il faut que vous sachiez qui je suis, car vous pensez bien que le
nom que je vous ai fait passer n’est pas le mien.

Et, se redressant avec un sombre orgueil :

— La prise est bonne. J’ose même dire qu’elle est d’importance pour
vous. Je suis Claude Choppin-le-Gentilhomme… Ah !... je vois
monseigneur, que ce nom ne vous est pas inconnu… Je suis le
compagnon d’armes d’Esclaireau-les-Mains-Rouges, de Barbiton-la-
Hure, d’Eustache Coppegorge… Je suis le fils adoptif d’Alcyndore 1re,
ancienne reine d’Argot et le compagnon d’enfance d’Alcyndore deuxième,
l’actuelle reine d’Argot. Croyez-vous monseigneur, que je puis vous être
utile !... Croyez-vous que ce que je puis vous révéler vaille que vous me
laissiez la vie et la liberté ?

— Reprenez vos armes, dit vivement Noirville, vous sortirez libre


d’ici et ne serez pas inquiété pour aucun de vos méfaits passés.

— Tout à l’heure, monseigneur, sourit Choppin-le-Gentilhomme, j’ai


autre chose à demander.
— Je vous garantis l’impunité. Si c’est ce de l’or que vous voulez,
parlez. Quelle que soit la somme que vous exigerez, elle est accordée
d’avance.

Choppin-le-Gentilhomme se redressa et avec une sorte de fierté


sauvage :

— De l’or !... Me prenez-vous pour un Judas !… Par l’enfer, vous


autres les honnêtes gens, ou soi-disant tels, dès que vous vous trouvez en
présence d’un gueux, vous n’avez que ce mot-là à la bouche : l’or. Il
semble, à vous entendre, qu’un gueux doit forcément accomplir les pires
infamies pour de l’or. Toute la question est de savoir y mettre le prix.
C’est bientôt dit Monsieur le prévôt, vous avez publiquement offert cinq
mille livres à celui qui vous ferait connaître sous quel nom honorable se
dissimule la reine d’Argot. En dessous main, vous avez promis une
somme dix fois plus forte et l’impunité pour le dénonciateur. Eh bien !
moi, Choppin-le-Gentilhomme, un des fidèles, un des comtes de la reine
d’Argot, je vous dis ceci : Ils sont plus de mille, plus de mille, entendez-
vous ? truands des deux sexes et de tout âge qui auraient pu vous dire
« voilà la reine d’Argot. » Aucun ne l’a fait.

— Vous oubliez cette vieille de la rue Saint-Martin.

— Cette vieille vous a été envoyée par la reine d’Argot elle-même.


Cette vieille vous a soutiré cinq mille livres et vous a désigné une jeune
fille qui n’a jamais su ce que c’était que le royaume d’Argot.

— Et pourquoi la reine d’Argot a-t-elle fait cela ?

— Comment, pourquoi ?… Se peut-il que vous, monsieur le prévôt,


vous posiez une question pareille ? Mais pendant que vous croyez tenir la
reine d’Argot, tant que vous croirez vous être débarrassé d’elle, vous
laissez et vous laisserez la paix à Alcyndore qui pourra agir en toute
quiétude. C’est assez clair, il me semble.

— Peut-être, murmura Noirville, rêveur.


— Je vous dis, monsieur, qu’il n’y a pas de traîtres parmi les sujets
d’Alcyndore, répéta Choppin-le-Gentilhomme avec force !

— Cependant, vous êtes là, releva Noirville avec douceur.

— Moi ! bondit Choppin-le-Gentilhomme, mais je ne trahis pas,


moi !... Qui vous a parlé de trahison ?… Je ne la trahis pas ! Je la sauve !…
Alcyndore, et c’est une chose que vous comprendrez quand vous saurez
de quoi il retourne. Alcyndore veut sortir de son rôle de reine des truands.
Ce faisant, elle se perd, elle nous perd tous. Moi, je veux la faire rentrer
dans son rôle naturel. Pour cela, j’ai besoin de votre assistance. Je
m’adresse à vous. C’est très simple, c’est très naturel. Je vous dis que je la
sauve. Je nous sauve tous.

Il paraissait très sincère, très convaincu. Et il l’était en effet. À force


de chercher, il avait fini par trouver cette excuse spécieuse pour justifier à
ses propres yeux l’acte abominable qu’il était en train d’accomplir. Et,
comme il n’était jamais entré dans ses intentions de livrer les deux
Alcyndore au grand prévôt, il avait assez facilement réussi à se persuader
de la pureté de ses intentions.

— Pourtant, dit Noirville, vous allez être forcé de me la livrer. Et


quand je la tiendrai… il faudra bien que la justice suive son cours.

— Aussi ne vous la livrerai-je pas, dit Choppin-le-Gentilhomme avec


une froide résolution. Je vous désignerai les reines d’Argot. Je vous les
désignerai à la condition essentielle que vous me donnerez d’abord votre
parole d’honnête homme qu’elles auront la vie sauve, qu’elles ne seront
pas arrêtées, qu’elles ne seront pas inquiétées. À condition, comme de
juste, qu’elles rentreront à la Cour des Miracles, d’où elles ne sortiront
plus. Je ne parlerai qu’à cette condition. Et croyez-moi, monseigneur, ne
recourez pas à l’intimidation, à la violence. Le seul moyen de me faire
parler, c’est de m’accorder ce que je demande. Vous pourrez me faire
tenailler, démembrer, couper en morceaux, vous ne m’arracherez pas un
mot.

Noirville, de son œil froid, le palpa, le soupesa pour ainsi dire, il


comprit que l’homme qu’il avait devant lui ne se vantait pas. La violence
n’arracherait pas un mot à cet homme-là qui avait fait le sacrifice de sa
vie ainsi qu’il le disait lui-même, le seul moyen de le faire parler était de
lui accorder ce qu’il exigeait. Noirville comprit cela et il fut cruellement
embarrassé. Et il essaya d’obtenir par la douceur et la persuasion ce qu’il
sentait qu’il n’obtiendrait jamais par la force. Et, patient, secouant la
tête :

— À quoi me servira-t-il de connaître la reine d’Argot, s’il m’est


interdit d’anéantir sa paissance, de la mettre dans l’impossibilité de
nuire ?

— Ce que je vous offre, monseigneur, est précisément le moyen


l’anéantir, la puissance de la reine d’Argot, répliqua Choppin-le-
Gentilhomme. Pour cela, il n’est pas besoin de faire tomber sa tête. Il
n’est même pas besoin de la tenir éternellement enfermée dans quelque
geôle ou sous la grille de quelque cloître.

— Expliquez-vous, dit Noirville, attentif.

— Voici, monseigneur, de tout temps, les Argotiers ont eu leur roi.


Tous vos prédécesseurs ont connu l’existence de ces rois d’Argot.
Cependant, ils ne s’en sont pas autrement émus. Si ces rois d’Argot
tombaient entre leurs mains, ils les faisaient pendre comme ils faisaient
de n’importe quel suppôt d’Argot, d’Égypte ou de Galilée. Ni plus, ni
moins. Pour tout dire, ils n’avaient pas pour unique préoccupation de
poursuivre, de traquer sans trêve ni merci le roi d’Argot. D’où vient que
vous, monseigneur, vous poursuivez avec tant d’acharnement la reine
actuelle ?

— Parce que, dit Noirville, qui s’efforçait de pénétrer la pensée


secrète de son interlocuteur, parce que les autres rois d’Argot s’en
tenaient à leurs méfaits ordinaires. Nous les laissions relativement
tranquilles parce que dans une certaine mesure, ils nous étaient utiles. Le
cas échéant, nous leur faisions comprendre que leurs sujets allaient trop
loin et qu’il était temps de refréner un peu leur audace, faute de quoi tous
en pâtiraient, eux tout les premiers. Et ils agissaient en conséquence. Ils
savaient endiguer l’ardeur le leurs sujets. Il n’en n’est pas de même de
l’actuelle reine d’Argot. Autrefois, les argotiers agissaient isolément,
chacun pour soi. Aujourd’hui, on sent qu’on est en présence d’une
redoutable association de malfaiteurs, admirablement organisée et
disciplinée. Aujourd’hui, plus ou peu d’exploits individuels. Mais des
entreprises formidables, longuement étudiées, savamment préparées,
exécutées par toutes les forces réunies de la Cour des Miracles, avec une
audace sans borne. Aujourd’hui, des coups collectifs dont on sent que
tous bénéficient. Aussi, l’abondance règne à la Cour des Miracles. MM. les
truands, Mmes les ribaudes font ripaille. Une éternelle et monstrueuse
ripaille. Tout cela est l’œuvre de la reine d’Argot qui, j’en ai l’intime
conviction, poursuit je ne sais quel but ténébreux, assurément d’une
ambition démesurée. Peut-être de faire du royaume d’Argot une
république indépendante dans l’État. Je cherche… j’hésite… je tâtonne...
je marche dans les ténèbres opaques sans que la plus petite lueur vienne
diriger mes pas. Mais ce que je sais bien, c’est que le but de la reine
d’Argot est monstrueux… c’est qu’elle ne doit pas l’atteindre. Et c’est pour
cela qu’elle doit être abattue comme un chien enragé.

— Voilà ce que je voulais vous faire dire monseigneur, fit Choppin-


le-Gentilhomme qui avait écouté avec une attention soutenue. Mais je
vous dis, moi, que la reine d’Argot n’a pas besoin d’être abattue comme
un chien enragé. Je m’y oppose, moi, d’abord.

— Pour quelle raison ?

— Parce que je l’aime ! Parce que je la veux à moi, attendu que la vie
me serait insupportable sans elle ! Comprenez-vous, monseigneur ?

— À merveille… Je crains fort que vous ne perdiez cette vie qui vous
paraîtrait insupportable sans elle.

— Allons donc ! protesta Choppin-le-Gentilhomme, il s’agit de


s’entendre, monseigneur. Tenez-vous à supprimer Alcyndore ou tenez-
vous à l’empêcher d’atteindre son but mystérieux qui est au-dessus de
tout ce que vous avez pu imaginer de prodigieux, d’incroyable,
d’inconcevable, d’inimaginable ? Voilà la question. Voulez-vous y
répondre ?

— Il est certain que la vie de la reine d’Argot m’importe peu, déclara


Noirville. L’essentiel, pour moi, est de la réduire à merci.

— Alors, fit Choppin-le-Gentilhomme d’une voix tranchante,


donnant donnant : donnez-moi la vie et la liberté d’Alcyndore et je vous
donne, moi, le secret de ce but mystérieux que vous avez vainement
essayé de pénétrer, je vous donne le secret et le moyen de l’empêcher
d’arriver à ses fins. Je ne sors pas de là. Tant que vous ne m’aurez pas fait
cette promesse formelle, je serai muet.

Ils en étaient revenus exactement au même point où ils en étaient


quand Noirville avait pensé qu’il obtiendrait peut-être par la persuasion
ce qu’il n’obtiendrait jamais par la violence. La situation pouvait se
prolonger indéfiniment ainsi… Noirville réfléchit : en somme, il l’avait dit,
peu lui importait la vie de la reine d’Argot, pourvu qu’il pût anéantir sa
puissance. Au vrai, ce qui l’avait arrêté jusque-là, c’est qu’il se sentait
quelque peu humilié d’avoir à traiter de puissance à puissance avec cet
homme qui, pour lui était un malfaiteur à qui il aurait dû déjà avoir mis
rudement la main au collet.

Dans sa conscience d’homme intègre, il fit entrer en balance ce que


pouvait peser le sacrifice d’amour-propre qu’on lui demandait, à côté de
l’inappréciable service qu’il rendrait au roi et à l’État en les débarrassant
d’un ennemi aussi redoutable que la reine d’Argot. Et il n’hésita plus.

— Soit, dit-il, reprenez vos armes, vous ne serez pas inquiété. Et


pour ce qui est de la reine d’Argot…

— Les deux reines d’Argot, rectifia Choppin-le-Gentilhomme.

— Pour ce qui est des deux reines d’Argot, reprit Noirville, elles
auront, comme vous, vie sauve et ne seront pas plus inquiétées que vous,
je vous en donne ma parole d’honneur.

Et, rectifiant aussitôt :


— À condition toutefois, qu’elles se rendront dans leur repaire de la
Cour Miracles qui les rend inviolables. Si elles se risquent hors de ce lieu
d’asile, elles retombent sous ma coupe et je ne suis plus tenu de les
ménager.

— C’est entendu, monseigneur, accepta Choppin-le-Gentilhomme


qui, cette fois, ne se fit plus répéter l’invitation de reprendre les armes
qu’il ceignit avec satisfaction.

— Et maintenant, parlez, ordonna Noirville qui riva ses yeux sur les
siens.

— Monseigneur, dit froidement Choppin-le-Gentilhomme, vous


avez cherché quel pouvait être le but mystérieux poursuivi par les deux
Alcyndore, et vous avez pensé qu’elles voulaient faire du royaume d’Argot
une république indépendante dans l’État. Ceci vous a paru être le comble
de l’ambition que vous leur supposiez. Et bien monseigneur, vous êtes
loin du compte, très loin du compte. L’ambition d’Alcyndore est plus
démesurée que vous n’avez jamais pu l’imaginer. Attendez-vous à
quelque chose de prodigieux, d’inouï. Le rêve d’Alcyndore, ce n’était pas
de rendre le royaume d’Argot indépendant, c’était de le mettre au-dessus
du royaume de France. Oui, monseigneur, le royaume de France sous la
coupe du royaume d’Argot. La Cour des Miracles au-dessus de la cour de
France. La reine d’Argot, enfin, posant sur son front la couronne royale,
une vraie couronne royale, la couronne de France… La reine d’Argot,
reine de France, voilà quel était le rêve formidable d’Alcyndore.

En entendant cette révélation, Noirville ne marqua pas


l’étonnement prodigieux auquel, sans doute, s’attendait Choppin-le-
Gentilhomme. Il marqua simplement l’incrédulité. L’incrédulité la plus
complète, la plus absolue. Et le pis est qu’il commença à se fâcher.

— Ça ! Êtes-vous fou ? gronda-t-il, quel conte à dormir debout me


faites-vous là ?

Choppin-le-Gentilhomme comprit que, s’il n’y prenait garde, la


mésaventure qui lui était arrivée avec le comte d’Aumale allait se
renouveler : on allait le prendre pour un fou et le faire jeter dehors. Mais
cette fois, il se tenait sur ses gardes.

— Prenez garde, monseigneur, dit-il vivement, vous allez commettre


la pire des fautes en ne m’écoutant pas. Une faute qui peut avoir des
conséquences incalculables et que, de votre vie, vous ne vous
pardonnerez d’avoir commise. Pour Dieu, ne croyez pas que vous êtes en
présence d’un fou. Je possède toute ma raison. Si extraordinaire que cela
vous puisse paraître, ce que je vous dis est rigoureusement vrai.
Raisonnez avec moi, raisonnez un peu et vous verrez que vous prendrez
mes paroles en considération. Et d’abord, votre erreur initiale vient de ce
que ce titre, reine d’Argot, évoque en vous une femme de basse
extraction, commune, vulgaire, jolie peut-être mais folle comme peut
l’être une vulgaire ribaude.

— Mais, avoua Noirville, il me semble qu’il ne saurait en être


autrement.

— Voilà, triompha Choppin-le-Gentilhomme, voilà l’erreur qui vous


rend aveugle et sourd. La reine d’Argot n’est pas une vilaine, elle n’est pas
une bourgeoise, elle est née. Elle est dame de bonne et authentique
noblesse.

— Allons donc ! se récria Noirville, une gentille femme aurait oublié


sa naissance jusqu’à s’avilir à ce point. C’est impossible.

— Alcyndore première et Alcyndore deuxième sont des dames,


répéta Choppin-le-Gentilhomme avec force. De grandes dames possédant
des titres, des terres, ayant droit de haute et basse justice, maîtresses
souveraines du mont et de la plaine. De grandes dames menant grand
train, ayant maison montée comme des princesses de sang royal. De
grandes dames qui ne vont pas à la cour parce qu’elles ne la veulent pas.
De grandes dames à qui vous tirez votre chapeau bien bas quand vous les
rencontrez dans leur litière découverte.

— Moi, sursauta Noirville.


— Vous, monseigneur. Et vous allez être fixé à l’instant. On les
appelle les dames de Bagnolet.

Du coup Noirville perdit complètement cette extraordinaire


impassibilité qui faisait à la fois la terreur et l’admiration de ceux qui
l’approchaient. Il bondit dans son fauteuil et, suffoqué par un
étonnement prodigieux, il s’écria :

— Les dames de Bagnolet !… Celles chez qui…

— Mgr le dauphin se rend tous les jours, acheva Choppin-le-


Gentilhomme, voyant qu’il laissait la phrase en suspens. Vous voyez que
la reine d’Argot est loin d’être ce que vous vous figuriez qu’elle était. Vous
comprenez maintenant que Mme de Bagnolet peut se permettre d’avoir
des ambitions démesurées qui, chimériques chez une reine d’Argot telle
que vous la conceviez, deviennent réalisables chez une grande dame
comme elle.

— Les dames de Bagnolet ! répéta Noirville, comme s’il ne pouvait


en croire ses oreilles. Et vous êtes sûr que les dames de Bagnolet sont les
reines d’Argot ?

— Voyons, monseigneur. Je suis à leur service. Je suis officier de


leurs gardes.

— Mais il y a un jeune homme là-dedans : le sire de Maubert, avec


qui j’ai eu maille à partir et que j’ai reçu, de la bouche du roi lui-même,
l’ordre de respecter.

— Jean de Maubert, sourit Choppin-le-Gentilhomme, c’est


Alcyndore elle-même.

— Alcyndore ! répéta Noirville qui allait d’étonnement en


stupéfaction.

— Alcyndore, reine d’Argot et future reine de France, oui


monseigneur. Alcyndore qui, en vue du rôle auquel elle était destinée, a
été, jusqu’à l’âge de quinze ans, élevée comme un garçon. Alcyndore qui
porte l’habit de cavalier au point de tromper les regards les plus
pénétrants, puisqu’elle vous a trompé vous-même. Alcyndore qui manie
l’épée comme ne le fait pas le spadassin le plus réputé. Et vous en savez
quelque chose, par Dieu, puisque vous et vos hommes avez eu affaire à
elle et, soit dit sans vous humilier, avez été étrillés d’importance.

— Par le ciel ! s’écria Noirville en se frappant le front comme un


homme qui se souvient tout à coup, je m’explique maintenant
l’intervention de ces démons déguenillés au moment où mes hommes
allaient se saisir de ce Jean de Maubert et de son compagnon,
Montauban. C’étaient les suppôts d’Argot qui venaient à la rescousse de
leur reine.

Choppin-le-Gentilhomme ricana.

Noirville reprit possession de lui-même, retrouva son impassibilité


accoutumée. Et, très sérieux, ne doutant plus maintenant :

— C’est une affaire formidable, comme jamais on n’en fit de pareille.


Un scandale a faire frémir, qui éclaboussera les plus grands personnages
de la cour, un fils de France, et jusqu’au roi lui-même, à qui Jean de
Maubert viens d’être présenté et qui devait lui emprunter de l’argent. Le
roi. Le roi empruntant à un chef de bandits de l’argent volé dans ses
propres coffres peut-être !… C’est incroyable, inimaginable, et c’est
monstrueux !… Et vous dites que cette vile aventurière rêvait de se faire
reine de France ?

— D’ici un an, dit froidement Choppin-le-Gentilhomme. Si vous n’y


mettez bon ordre, ce rêve sera devenu une réalité.

— Mais comment, comment ? s’emporta Noirville. On dit bien que le


dauphin est assassiné d’amour pour elle. Mais le dauphin est marié. Et il
ne peut plus être question de répudier Mme Catherine qui vient de lui
donner un héritier… Et puis on chuchote aussi qu’elle est fiancée au
comte d’Aumale qui, depuis qu’il a obtenu du roi la permission de revenir
des armées, ne bouge plus de chez elle… Elle ne peut pourtant pas les
épouser tous les deux !… Et puis, en admettant qu’elle ait jeté son dévolu
sur le dauphin, il reste le roi de France. Par le sang du Christ, le roi est
vivant. Et, Dieu merci, il se porte à merveille, il peut et doit vivre encore
de longues années.

— Le roi est condamné, prononça Choppin-le-Gentilhomme avec un


accent qui fit courir un frisson le long de l’échine de Noirville.

— Ce serait donc le dauphin, alors ?

— Le dauphin est condamné.

— Il reste le fils du dauphin.

— Cet enfant est condamné.

— Il reste monseigneur Charles d’Orléans, le père du dauphin.

— Le duc d’Orléans est condamné.

Cette énumération des héritiers de la couronne, Noirville l’avait faite


avec une sorte de rage concentrée, en enflant de plus en plus la voix.
C’était dans une espèce de rugissement qu’il avait lancé le dernier nom.
Et c’était sans hausser le ton, avec une indifférence effrayante, d’une voix
glaciale, tranchante comme un coup de couperet, que Choppin-le-
Gentilhomme avait laissé tomber son mot funèbre : condamné.

Noirville, atterré, n’osa plus poursuivre la fatale énumération.


Livide, affaissé dans son fauteuil, il passait, d’un geste égaré, la main sur
son front où pointait une sueur froide, comme s’il voulait retenir sa raison
qu’il sentait lui échapper.

— Tenez monseigneur, ne cherchez pas, poursuivit Choppin-le-


Gentilhomme. Je vais vous dire comment la chose se fera. Alcyndore,
dans quatre semaines, épousera François de Lorraine, comte d’Aumale,
duc de Guise.
Toute la cour, les princes, le roi en personne, assisteront à ce
mariage qui sera célébré avec une pompe fastueuse comme en n’en vit
jamais de pareille… Vous comprenez, monseigneur, que les dames de
Bagnolet peuvent, sans compter, jeter l’or à la pelle… Leurs revenus
immenses sont inépuisables.

— Oui, jeta Noirville avec un accent méprisant, de l’or volé !… De


l’or que tous les bandits de la Cour des Miracles vont ramasser dans le
sang et la fange à seule fin qu’elles puissent, elles le jeter à la pelle comme
vous dites.

— Parfaitement, monseigneur, dit froidement Choppin-le-


Gentilhomme. Et il continua : J’ai dit que le roi assistera à ce mariage.
C’est le nouveau roi qu’il faut entendre : le roi Henri II.

— Le roi Henri II ? s’effara de nouveau Noirville. Le roi François


sera donc mort d’ici là ?

— Il devrait déjà l’être. Il n’a tenu qu’à un fil.

Cette succession de nouvelles aussi effrayantes qu’extraordinaires


avait littéralement assommé Noirville. Il était anéanti.

Il se demandait s’il n’était pas fou. Un trouble aussi violent chez un


homme pareil paraîtra peut-être excessif. Il s’explique tout naturellement
cependant par le fait que, dans cette fantastique affaire, il se sentait
écrasé par le poids de l’effroyable responsabilité qui pesait sur ses épaules
à lui, grand prévôt. Ce dernier coup, l’imminence du péril, le
galvanisèrent. Il retrouva instantanément toute sa lucidité. L’homme
disparut, le grand prévôt reparut. Et chez lui, le grand prévôt était terrible
de calme, de froide insensibilité, de force puissante.

Ce fut de sa voix glaciale, de son ton impérieux, toute trace


apparente d’émotion évanouie, qu’il nota :

— Vous avez dit que ce mariage serait célébré dans quatre semaines.
Le roi François n’aurait plus que quelques jours à vivre. C’est plus qu’il ne
m’en faut pour parer le coup… Mais il était temps, vraiment temps.
Continuez.

— Le mariage célébré, avec cet argent volé, le comte d’Aumale lèvera


une armée, continua Choppin-le-Gentilhomme. Avec l’assentiment du
nouveau roi, trop épris de la nouvelle comtesse pour savoir lui refuser
quelque chose, le comte d’Aumale se mettra à la tête de cette armée et
s’en ira conquérir le royaume de Naples. Il n’en fera qu’une bouchée. Il y
rejoindra toute l’Italie. Alcyndore a calculé qu’un capitaine de génie
comme le comte François pourra faire cette conquête en moins d’un an.
Pendant ce temps, le petit dauphin mourra. Le duc d’Orléans mourra. S’il
survient un autre dauphin, il mourra. Et qui donc aura l’esprit assez
pervers pour supposer que la femme du grand conquérant – sa femme
qui, notez bien cela, l’aura suivi en Italie et, l’épée au poing comme une
Bradamante aura combattu à ses côtés, l’aura secondé dans ses conquêtes
– sera pour quelque chose dans ces morts successives qui feront le vide
autour du trône de France et rapprocheront d’autant son royal époux de
ce trône ? Personne assurément. Et s’il se trouvait un de ces esprits mal
faits, assez osé pour avoir une pareille pensée, assez imprudent pour
formuler tout haut, la foule ignorante et stupide, qui suit toujours avec
enthousiasme les conquérants, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent,
la foule implacable quand on touche à une de ses idées, aurait bientôt fait
de lapider le téméraire coupable d’avoir trop bien vu… Quand la conquête
de l’Italie sera achevée, le roi et la reine d’Italie, à la tête d’une imposante
armée, viendront rendre visite à leur bon cousin le roi de France, ils
viendront aussi se faire admirer de leurs compatriotes de France dont
l’enthousiasme, vous pouvez le croire, sera chauffé à blanc par une
abondante distribution de cet or qui coûte si peu à Alcyndore. Alors, ce
sera le bouquet, la fin finale : le roi de France mourra à son tour. Le trône
de France appartiendra à celui qui sera assez audacieux pour s’asseoir
dessus. Cet audacieux, ce sera le nouveau roi d’Italie. D’ailleurs, ne sera-t-
il pas le plus proche héritier de ce trône ?… Et voilà comment,
monseigneur le prévôt, une reine d’Argot, guidée par une ambition
démesurée, oubliant tous ses devoirs de reine d’Argot et reniant ses
anciens sujets, sera devenue reine de France et d’Italie et peut-être plus :
impératrice.
— Oui, murmura Noirville rêveur, cette formidable machination a
été organisée de main de maître. Cette Alcyndore est une femme mille
fois plus redoutable encore que je ne le pensais !… Seulement, et c’est fort
heureux pour moi, pour nous tous, elle n’a pas prévu qu’elle pouvait avoir
auprès d’elle un truand comme elle, qui, poussé par une jalousie aveugle
et féroce, d’un mot viendrait renverser ce gigantesque échafaudage
laborieusement érigé, et lui casserait les reins, tout net… Et c’est ce qui
nous sauve tous.

Et tout haut, s’adressant à Choppin-le-Gentilhomme :

— Et le comte d’Aumale prête les mains à cette abominable


machination ?

— Monseigneur, répondit froidement Choppin-le-Gentilhomme, je


vous ai fait connaître les projets d’Alcyndore. Je ne me charge pas de vous
dire si son fiancé les connaissait et les approuvait. Si vous tenez à éclaircir
ce point, c’est votre affaire. Pour ce qui est de moi, je ne sais rien et ne
veux pas m’en mêler.
Chapitre 35

Fin de Choppin-le-Gentilhomme

Noirville approuva d’un léger mouvement de tête et n’insista pas.


Séance tenante, il commença un interrogatoire serré de Choppin-le-
Gentilhomme auquel celui-ci se prêta de bonne grâce. Cet interrogatoire
dura plus d’une heure. Au bout de ce temps, Noirville avait appris tout ce
qu’il avait intérêt à savoir jusque dans les plus infimes détails. Il apprit
même des choses nouvelles auxquelles il était loin de s’attendre. Alors, il
monta à cheval et se rendit tout droit au Louvre. Choppin-le-
Gentilhomme l’accompagnant. Noirville en avait décidé ainsi pour le cas
où le roi aurait manifesté l’intention d’interroger lui-même l’homme qui
avait révélé cette fantastique affaire.

Au Louvre, Noirville apprit que le roi était absent. Bassignac, le valet


de chambre de confiance du roi, auquel il s’adressa, apprenant qu’il
s’agissait d’une affaire extrêmement urgente et de la plus haute gravité,
ne fit pas de difficulté de lui révéler que le roi se trouvait présentement
chez son ami le duc de Ponthus, chemin de la Corderie.

Noirville remonta à cheval et toujours suivi de Choppin-le-


Gentilhomme, suivi lui-même par l’escorte ordinaire du prévôt, s’en alla
rue du Temple. À l’hôtel de Ponthus, il laissa son escorte dans la cour,
Choppin-le-Gentilhomme dans une antichambre, et il fut admis séance
tenante en présence du roi.

François 1er se trouvait seul avec Clother de Ponthus. Assis tous les
deux au coin de la haute cheminée où flambait un énorme brasier ardent,
ils s’entretenaient familièrement avec un abandon paternel de la part du
roi, respectueusement filial de la part du duc. C’est qu’en effet Clother de
Ponthus – dont nous avons raconté les exploits dans un de nos
précédents ouvrages – était le propre fils de François 1er qui, certes,
l’affectionnait et l’estimait plus que ses enfants légitimes. Le père et le fils
s’entretenaient donc. Et précisément, ils parlaient de Montauban, qui ne
se doutait guère du grand honneur qu’on lui faisait. François, encore sous
le coup de la joie que lui avait procurée la rentrée de ces deux millions
qu’il croyait bien perdus, sous le coup de l’enthousiasme que lui causait
l’exploit accompli par le chevalier, disait, en réponse du duc :

— Oui, je reconnais que c’est un preux, un paladin que ton chevalier


de Montauban ! Ce qu’il a fait là est vraiment admirable ! Et brave
aussi !… Car enfin, il devait bien se douter que le comte de Noirville lui
mettrait la main au collet s’il se présentait devant lui. Et il n’a pas hésité.
Tout seul, il est allé trouver le grand prévôt chez lui dans son hôtel, au
milieu de ses gardes, de ses archers, de ses sergents, de ses exempts… Et
il l’a assommé en lui disant « Les deux millions que vous vous êtes laissé
enlever à votre nez et à votre barbe, les deux millions que vous avez été
incapable de retrouver, les voilà. Je vous les rapporte. Bonsoir. »

Et, éclatant de rire :

— Je vois cela d’ici, comme si j’y étais. N’importe, jour de Dieu.


J’aurais bien voulu voir la tête du comte quand il s’est aperçu, trop tard
que l’homme qui venait de lui parler ainsi est un homme qu’il doit
appréhender au collet parce qu’il le tient sinon pour un truand, – il en a
rabattu sur ce point, dame ! le coup des deux millions rapportés, ce n’est
pas là le fait d’un truand – du moins pour un rebelle qui ose lui résister
les armes à la main.

Et riant de plus belle :

— Car je sais qu’il ne veut pas en démorde : la justice a été insultée


dans sa personne, l’insulteur doit être châtié. Il ne sort pas de là.

— Et vous le laissez faire ! reprocha doucement Ponthus, souriant


malgré lui aux éclats de rire retentissants du roi.

— Je n’aurai garde de m’y opposer, s’esclaffa François. Je lui dois


deux millions, à ton ami. C’est appréciable. Je lui dois la vie. Ce qui est
encore plus appréciable. Je lui dois aussi une réparation éclatante. J’ai
mis dans ma tête que je lui accorderai cette réparation le jour où
Noirville, triomphant, me l’amènera dûment enchaîné, en disant « Voilà
le rebelle, Sire. » Ce jour-là, je serai là, et je pourrai, cette fois, me divertir
tout à mon aise de l’ahurissement qui sera le sien quand il verra l’accueil
que je ferai à son prisonnier.

— Vous ne réfléchissez pas, Sire, dit Ponthus que dans ces


conditions il se pourrait fort bien que le pauvre chevalier attendît toute sa
vie la réparation que vous lui devez. C’est qu’il est de force à tenir M. le
prévôt en échec, à ne pas se laisser arrêter.

— C’est ma foi vrai !… Eh bien, si tu trouves que les choses traînent


trop, tu avertiras ton ami. Tu lui diras qu’il vienne en aide au prévôt, qu’il
y mette un peu de complaisance, qu’il se laisse appréhender. Je suis
comme Noirville, moi : Je ne veux pas en démordre.

Et c’était à ce moment qu’on était venu avertir le roi que le grand


prévôt sollicitait la faveur d’une audience immédiate.

On ne disait même pas qu’il s’agissait d’une affaire importante. Le


fait même que le grand prévôt se permettait de venir relancer le roi
jusque-là indiquait suffisamment qu’il ne pouvait être question que d’une
affaire extrêmement grave et fort urgente.

François 1er le comprit bien ainsi. Et c’est pourquoi il donna l’ordre


d’introduire immédiatement le grand prévôt. Et cependant, dès que
Noirville fut devant lui, il commença par lui demander, avec le plus grand
sérieux :

— Eh bien ! comte, venez-vous m’annoncer que vous avez enfin


arrêté ce rebelle de Montauban ?

— Non, Sire, répondit gravement Noirville, puisqu’il n’est pas avec


moi, et que j’ai promis à Votre Majesté de le lui amener dès que je l’aurai
saisi.

— N’oubliez pas, insista François avec un sourire furtif à l’adresse de


Ponthus, n’oubliez pas que je tiens à ce que vous m’ameniez ce jeune
homme aussitôt arrêté. Je veux l’interroger moi-même.

— Les ordres du roi seront exécutés promit Noirville en s’inclinant.

Alors seulement François songea aux affaires sérieuses. Et aussi


souriant, aussi dégagé qu’il s’était montré sérieux :

— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il.

— Sire, dit Noirville, il s’agit de quelque chose de grave qu’il m’a


paru indispensable de faire connaître à Votre Majesté, toute affaire
cessante.

En disant ces mots il coulait un regard expressif du côté de Ponthus


qui, comprenant, fit mine de se lever pour se retirer. Mais François le
cloua sur son fauteuil en disant :

— Reste, Clother.

Et, à Noirville :

— Parlez, comte, je n’ai pas de secrets pour le duc de Ponthus qui est
mon meilleur ami. Et homme d’excellent conseil… Ce qui ne sera peut-
être pas à dédaigner, si j’en jugé d’après votre mine.

Et Noirville parla. Il parla longtemps, répétant par le menu tout ce


que Choppin-le-Gentilhomme lui avait révélé. Le roi, en l’entendant, ne
songeait plus à rire. Sa colère finit par éclater, terrible. Surtout contre son
fils Henri, qu’il rendait responsable de ce qui arrivait. Il donna des ordres
brefs à Noirville, qui partit aussitôt pour les exécuter. Et il rentra lui-
même au Louvre, où son premier soin fut de faire appeler le dauphin et le
comte d’Aumale.

En passant, Noirville congédia Choppin-le-Gentilhomme sans lui


souffler mot, naturellement, des décisions prises par le roi. Choppin-le-
Gentilhomme se trouva donc libre et seul dans la chemin de la Corderie.
C’est de lui que nous nous occuperons encore un instant.
Choppin-le-Gentilhomme demeura un instant planté au milieu du
chemin, réfléchissant. Lui, qui avait si longtemps hésité et reculé devant
cette abominable trahison, maintenant qu’elle était accomplie, il
n’éprouvait ni remords, ni regrets. Au contraire, sûr que la vie et la liberté
d’Alcyndore seraient respectées, il se réjouissait et se félicitait d’avoir fait
ce qu’il avait fait.

« J’ai été un niais de n’avoir pas agi plus tôt, se dit-il. Je me serais
épargné bien des larmes, bien des nuits d’insomnie, bien des tourments
inutiles… À présent, Alcyndore appartient tout entière à ceux d’Argot. »

Et le poing crispé sur le manche de la dague, hérissé, défiant d’un


regard sanglant d’invisibles ennemis :

« Qu’on essaye de me la disputer !… »

À ce moment, le roi sortit de l’hôtel de Ponthus. Il était à peine trois


heures de l’après-midi. Mais Ponthus se méfiait maintenant et, avec une
demi-douzaine de ses gens armés jusqu’aux dents, il escortait le roi.

Choppin-le-Gentilhomme les vit passer. L’agitation du roi ne lui


échappa pas. Il eût dû la prévoir, cette agitation. Elle était assez naturelle.
Cependant il s’en étonna. Puis, aussitôt après, il s’inquiéta :

« Diable ! on dirait que les choses se gâtent !… Enfer ! est-ce que le


damné prévôt songerait à manquer à la parole qu’il m’a donnée ?… C’est
que cela m’en a l’air !… Il faut que j’aille prévenir Alcyndore !… Il faut
qu’elle disparaisse, qu’elle se réfugie à la Cour des Miracles !… »

Et il partit en courant, en grondant :

« Ah ! ruffian de prévôt, figure de carême, archange du gibet, si tu


me joues ce mauvais tour, tu crèveras de ma main !… »

Il arriva rue Sainte-Catherine, en nage malgré le froid piquant, à


bout de souffle, livide, décomposé, talonné par la crainte horrible de ne
pas trouver là celle qu’il avait dénoncée, mais qu’il ne voulait pourtant
pas condamner à mort. Et il apparut si effrayant au vieux Eustache
Coppegorge, qui faisait toujours bonne garde, que, pressentant un
horrible malheur, il s’élança à sa suite, faisant signe, à Esclaireau-les-
Mains-Rouges et à Barbiton-la-Hure, qui par hasard se trouvaient là, de
le suivre.

Alcyndore se trouvait dans le retrait. Elle portait son costume de


femme très simple que nous lui avons déjà vu. Choppin-le-Gentilhomme
pénétra dans le retrait en tempête. Derrière lui, Eustache Coppegorge.
Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure entrèrent discrètement
et se tinrent immobiles et silencieux contre la porte.

— Alerte ! haleta Choppin-le-Gentilhomme, alerte ! Fuyez,


Alcyndore ! fuyez, madame !… Fuyez sans perdre une seconde ! Noirville
et ses archers vont venir… Ils viennent !… Ils me suivent !

Alcyndore bondit.

— Que dis-tu ? fit-elle d’une voix rauque, effrayante,


méconnaissable. Noirville vient ici ?…

— Il me suit !…

— Ici, chez Mme de Bagnolet ?… Il sait donc que Mme de Bagnolet est
la reine d’Argot ?… Parle !… mais parle donc, misérable !…

— Il sait tout ! râla Choppin-le-Gentilhomme.

Alcyndore leva vers le ciel deux yeux chargés d’une sombre


malédiction, tandis qu’une terrible imprécation jaillissait de ses lèvres
contractées. Et retrouvant tout de suite son calme extraordinaire, ou tout
au moins l’apparence de ce calme, de sa même voix indistincte, pareille
au rugissement d’un fauve en colère, sans hésiter une seconde, elle
accusa :

— C’est toi qui nous as trahies… qui nous a trahis tous !… C’est
toi !…
— Je t’aimais ! hoqueta Choppin-le-Gentilhomme en s’abattant sur
les genoux.

— Et que lui as-tu dit ?… Précise… Parla donc… Parle vite…

— Tout ! je lui ai tout dit !... Mais il était entendu que vous auriez la
vie sauve, toi et ta mère, et que vous pourriez vous retirer à la Cour des
Miracles, lieu d’asile.

— Je te dis de préciser, répéta Alcyndore. Il faut bien que je sache si


tout est vraiment perdu, s’il n’y a pas moyen de réparer… Allons, précise.

Et Choppin-le-Gentilhomme, en quelques phrases brèves, donna


toutes les précisions qu’elle lui demandait avec tant d’insistance. Ce fut
vite fait d’ailleurs. Alcyndore put se convaincre que le mal n’était pas
réparable. Le dénonciateur n’avait rien oublié de ce qui pouvait les perdre
tous.

— Tu as fait cela, toi !… toi que ma mère a élevé par charité !… Tu as


fait cela !… dit-elle de sa voix plus effrayante encore.

— Je t’aimais ! répéta encore Choppin-le-Gentilhomme dans un


sanglot déchirant.

Alcyndore ne dit rien. À la ceinture, pendue à une cordelière de soie


blanche, comme sa mère, comme toutes les dames de qualité alors, elle
portait une dague. C’était un mignon petit poignard au manche d’or
massif, incrusté de pierres précieuses. Un joli petit jouet, mais un jouet à
la lame acérée, de pur acier trempé, qui était une arme redoutable.

Instantanément le poignard se trouva solidement emmanché dans


son poing. Et elle marcha sur Choppin-le-Gentilhomme toujours
prosterné et qui la suppliait de fuir au plus vite. Il la vit venir. Il comprit…
Il fut aussitôt debout. Il ne chercha pas à éviter le coup. Au contraire, il
tendit la poitrine en disant avec un accent de suprême adoration :

— Frappe ! Il me sera doux de mourir de ta main.


Alcyndore vint jusqu’à lui, leva le bras et l’abattit dans un geste
foudroyant. La lame, la mignonne petite lame acérée, pénétra dans la
gorge du truand jusqu’au manche. Alcyndore l’y laissa. Choppin-le-
Gentilhomme tomba comme une masse et se renversa sur le tapis.
Pendant qu’il s’agitait dans les derniers soubresauts de l’agonie,
Alcyndore prise d’un accès de colère terrible leva le pied et l’abattit à
toute volée sur la face du misérable qui râlait, en rugissant :

— Chien ! misérable chien ! Puisses-tu être damné jusqu’à la


consommation des siècles.

Comme s’il avait entendu, Choppin-le-Gentilhomme ouvrit les yeux


et fixa sur elle un regard qui s’éteignait lentement et qui malgré tout,
exprimait une ardente adoration.

Choppin-le-Gentilhomme s’agita encore un instant sur le tapis qui,


lentement, se rougissait de son sang. Il eut un dernier soubresaut,
talonna le parquet, se raidit, retomba et demeura figé dans l’éternelle
immobilité. Pendant tout le temps que dura cette courte agonie,
Alcyndore demeura près de lui, le dévorant de son regard de feu. Et l’on
sentait qu’elle faisait un effort sur elle-même pour se retenir et ne pas
piétiner la face de cet agonisant jusqu’à en faire une bouillie sanglante.
Quand Choppin-le-Gentilhomme ne bougea plus, elle se retourna vers sa
mère, et, avec un rire qui sentait la folie :

— Eh bien ! ma mère, qu’en dites-vous ? Aviez-vous jamais pensé


que nous pourrions finir ainsi ?

Depuis l’entrée de Choppin-le-Gentilhomme, Mme de Bagnolet


n’avait pas bougé de son fauteuil. Elle n’avait pas dit un mot, pas fait un
geste. Seulement son sourire, son immuable et éternel sourire avait
disparu. Ses traits de jolie poupée peinte s’étaient figés, comme pétrifiés.
À la question de sa fille, elle tourna vers elle un regard morne et d’une
voix aussi morne :

— Je pense, ma fille, dit-elle, que j’aurais dû prévoir, en effet, ce qui


nous arrive. Oui, ce qui nous arrive devait nous arriver, parce que nous
l’avons mérité, moi surtout. L’orgueil, la fortune, la puissance m’ont
tourné la tête. Parce que j’ai été choisie par des malheureux pour tâcher
de leur assurer un peu de bien-être, pour les défendre contre les grands
qui les pillent et les dévorent, j’ai fini par me persuader que j’étais d’une
autre essence que ces malheureux. Alors, au lieu de m’occuper d’eux, je
me suis occupée de mes propres affaires, trompant ainsi la confiance
qu’ils avaient mise en moi. Et parce que le hasard avait voulu que je
vinsse au monde avec un titre de noblesse, je me suis persuadée que moi
aussi je pouvais être du nombre de ces grands qui s’engraissent de la
sueur de nos frères de misère. Et une fois que je me suis persuadée de
cela, je n’ai pas eu de peine à me persuader aussi que, parmi ces grands,
je pouvais, je devais être la première. Et le malheur, l’irréparable malheur
est que je t’ai élevée sans ces idées. Je n’ai pas songé que je commettrais
une trahison envers nos frères. Une trahison aussi abominable que celle
de ce malheureux que tu viens de châtier si durement. Il est juste que,
nous aussi, nous soyons châtiées de notre mauvaise action. Aussi, tu vois,
tout croule autour de nous, tout nous échappe, même la vengeance. Dès
lors, le mieux que nous avons à faire est d’en finir. Reines déchues, quelle
existence serait désormais la nôtre ?

Elle tira du fourreau la lame de son poignard et de sa voix morne,


lointaine :

— Viens m’embrasser, ma fille et pardonne-moi.

Alcyndore se jeta dans ses bras, l’étreignit passionnément. Et se


dégageant, avec un calme funèbre :

— Je pense comme vous, ma mère que nous ne pouvons plus


maintenant que traîner une existence misérable, avilie. Nous n’avons plus
d’autre refuge que la mort.

— Je pars la première, comme il est dans l’ordre de nature,


prononça Mme de Bagnolet avec un accent indéfinissable.

— Après vous, dit Alcyndore avec une froide résolution, ce poignard


rouge de votre sang me délivrera.
Mme de Bagnolet approuva d’un mouvement de tête. Et froidement,
très maîtresse d’elle même, choisissant sa place posément, en femme qui
ne veut pas se manquer, elle leva le poignard au-dessus de son sein.
Alcyndore, semblable à une statue de glace, regardait sa mère sans un
frémissement.

Elles avaient oublié les trois truands entrés à la suite de Choppin-le-


Gentilhomme. Peut-être ne les avaient-elles même pas vus. Ils ne les
oubliaient pas, eux. Ils avaient assisté avec un effarement, une
indignation, une colère qui allaient sans cesse en grandissant aux aveux
de Choppin-le-Gentilhomme. Et il est certain que, si Alcyndore ne l’avait
pas poignardé de sa propre main, ils ne lui eussent pas fait grâce, eux.
Puis ils avaient écouté, sans trop les comprendre, les paroles de
Mme de Bagnolet. Ils avaient assisté à ses sinistres apprêts qu’ils ne
comprenaient que trop bien. Et leurs rudes faces de sacripants étaient
bouleversées par une indicible émotion. Et de grosses larmes, les
premières peut-être qu’ils versaient de toute leur existence mouvementée
de truands, coulaient lentement sur leurs mufles puissants de grands
fauves. Et ils s’étaient concertés en quelques grognements brefs :

— Alors, quoi, elles vont se tuer toutes les deux !

— Qu’est-ce que nous deviendrons, nous, sans elles ?

— Si nos reines s’en vont, c’est la fin du royaume d’Argot !

— Gueule Dieu !…

— Nombril de Belzébuth !…

— Par les corbignolles !…

— Nous ne devons pas les laisser faire.

Et ils avaient sauté sur Alcyndore mère, lui avaient arraché son
poignard avant qu’elle ne se fût frappée. Puis, ils les avaient enlevées,
malgré leur résistance, refusant, pour la première fois de leur vie, d’obéir
à leurs ordres, et les avaient emportées sur leurs robustes épaules.
Chapitre 36

Place de Grève

Le procès de Primerose n’avait pas traîné. Les ordres du grand


prévôt, d’une part, d’autre part les aveux de Primerose, qui acceptait sans
les discuter tous les crimes dont on la chargeait étaient cause que cette
affaire avait été menée avec une rapidité rare.

Ainsi que le lui avait prédit l’homme noir qui lui avait fait subir son
premier interrogatoire, elle avait été condamnée à être pendue par le col
jusqu’à ce que mort s’ensuivit. L’arrêt portait que la sentence serait
exécutée en place de Grève, le 9 janvier à dix heures du matin. Le
9 janvier, c’était le surlendemain du jour où l’arrêt avait été rendu. C’était
le lendemain du jour où s’étaient déroulés les événements relatés dans le
précédent chapitre.

Jusque-là, l’affaire avait été tenue secrète. Pourquoi ? Sans doute


parce que Noirville craignait, de la part des gueux de la Cour des
Miracles, quelque tentative désespérée pour sauver leur reine. Il ne
voulait pas, en donnant de la publicité à cette affaire, leur laisser le temps
de se concerter et d’organiser un coup de main. Brusquement, la veille de
l’exécution, dans l’après-midi, comme une traînée de poudre, le bruit se
répandit que la reine d’Argot serait pendue haut et court, le lendemain, à
dix heures, sur la place de la Grève. Cette nouvelle produisit une
sensation énorme. Toute la population parisienne, ou peu s’en faut, se
promit d’assister à ce spectacle sensationnel dont elle était très friande au
surplus.

Primerose avait accueilli sa condamnation avec une sérénité


intrépide qui eût fait l’admiration de ses juges s’ils avaient pu deviner son
héroïque dévouement et qui, comme de juste, leur parut un cynisme
éhonté. Et, ayant fait le sacrifice de sa vie dans l’espoir de sauver sa
bienfaitrice, elle attendait la mort avec une stoïque résignation. Ce qui ne
veut pas dire qu’au fond d’elle-même elle, n’espérait pas qu’un miracle se
produirait en sa faveur au dernier moment. Et ce miracle est-il besoin de
le dire ? dans sa pensée, seul son bien-aimé Montauban était capable de
l’accomplir.

Si ce miracle n’était pas accompli encore, ce n’était certes pas la


faute du chevalier de Montauban. Le pauvre amoureux ne s’épargnait
guère. Du matin au soir, il battait le pavé de la ville en pure perte.
Pontalais et Langrogne le secondaient avec une ardeur, que les
innombrables échecs qu’ils essuyèrent ne parvenaient pas à refroidir.

Enfin, à ces deux auxiliaires, dont le dévouement et la bonne


volonté étaient certains, était venu s’en ajouter un troisième :
Quinténasse qui, pour être un nouveau venu, ne se montrait pas moins
zélé que les deux autres. Quinténasse était venu « présenter ses respects à
M. le chevalier ». Celui-ci avait très bien accueilli et lui avait demandé s’il
se décidait à entrer à son service. À quoi, Quinténasse avait répondu en
secouant la tête :

— Pas encore, monsieur. Je ne me sens pas digne de servir un


honnête homme.

Montauban s’était contenté de lui dire ce qu’il lui avait déjà dit une
fois :

— Quand tu voudras.

Si Montauban avait bien accueilli Quinténasse, Langrogne lui avait


fait meilleur accueil encore. Langrogne avait la reconnaissance
démonstrative et il n’oubliait pas qu’il devait la vie à Quinténasse. Le
brave écuyer ne pouvait pas en imposer à Quinténasse comme le faisait
son maître avec lui. Quinténasse s’était senti tout de suite à son aise. Bref,
les deux hommes étaient devenus les meilleurs amis de la terre. Et il ne se
passait plus de jour maintenant que Quinténasse ne vînt voir son ami
Langrogne. Si bien que c’était lui qui, maintenant, pressait Quinténasse
d’entrer au service de M. le chevalier. Mais Quinténasse avait son idée. Il
répondit :
— Je me déciderai le jour où je lui aurai rendu quelque signalé
service.

— Foudre et ventre ! avait répliqué Langrogne, tu lui as sauvé la vie.


Cela ne te suffit pas ? Par la couenne, tu es bien difficile !

Là-dessus, Langrogne avait réfléchi, et il avait dit à Quinténasse


que, puisqu’il était pris de la fièvre du dévouement, le service le plus
signalé qu’il pouvait rendre à M. le chevalier était de lui retrouver, ou tout
au moins de l’aider à retrouver sa bien-aimée, qui avait disparu. Et
Quinténasse s’était mis à l’œuvre avec une ardeur qui témoignait du vif
désir qu’il avait d’entrer au service du chevalier.

Sur ces entrefaites, l’idée était venue à Montauban que ce pouvait


être le baron de Ville qui avait enlevé Primerose. Et il avait interrogé
Quinténasse à ce sujet. Sans hésiter, Quinténasse avait répondu :

— Si c’était M. le baron, je le saurais… Et vous le sauriez aussi par


conséquent.

— Ton maître se méfie peut-être de toi, avait insisté Montauban.

— Il est de fait que M. le baron me bat quelque peu froid. Mais mes
hommes n’ont aucune raison de se méfier de moi. S’il y avait quelque
chose, je l’aurais déjà appris par eux.

Montauban ne doutait pas de sa sincérité. Il avait compris qu’il avait


fait fausse route, et il avait abandonné cette piste. Et c’est ainsi qu’il était
arrivé à ce matin du 9 janvier où la reine d’Argot devait être pendue sur le
coup de dix heures du matin, en place de Grève. Et il n’était pas plus
avancé qu’au premier jour.

Ce matin-là, Montauban se trouvait dans sa mansarde. Langrogne


et Pontalais étaient avec lui. À eux trois, ils tenaient conseil, discutant ce
qu’ils feraient dans la journée, se partageant la besogne. À ce moment, la
porte s’ouvrit avec tracas et Quinténasse fit irruption.
— Zou ! s’écria-t-il d’une voix essoufflée, j’ai trouvé la pitchounette.

Les trois hommes furent aussitôt debout et les questions et les


exclamations fusèrent en foule et précipitées. Quinténasse paraissait très
grave et, dans le regard qu’il fixait sur Montauban, celui-ci lut une
tristesse apitoyée. D’instinct, il flaira la catastrophe et il se raidit.

— Monsieur, dit Quinténasse, vous êtes un homme à qui, tenez-vous


bien, je vais porter un coup qui sera rude. Je sais où est la pitchounette…
Mais il va falloir la délivrer… Et ce sera dur, je vous en réponds.

— Où est-elle ? répéta Montauban d’une voix rauque.

— Monsieur, tout à l’heure, à dix heures, on va pendre en place de


Grève la reine d’Argot.

— Où est-elle ? répéta Montauban dans un grondement terrible.

— La reine d’Argot qu’on va pendre, c’est… Mme Primerose…

Un double cri de détresse jaillit des lèvres de Langrogne et de


Pontalais.

— Alcyndore ! hurla Pontalais, c’est la vengeance d’Alcyndore !…


Ah ! triple faquin que je suis de ne l’avoir pas deviné !

Montauban ne cria pas, lui, il ne prononça pas un mot, il ne soupira


pas. Il était livide, des gouttes de sueur froide pointillaient à son front.
Avec un calme effrayant, il se retourna et regarda l’heure.

— Neuf heures dix, dit-il de cette voix blanche sans expression,


indice certain, chez lui, d’une émotion poussée à son paroxysme.

D’un geste violent, il assujettit le ceinturon, et, sans ajouter un mot,


oubliant de prendre son manteau et son chapeau, il se dirigea vers la
porte.
— Où allez-vous ? cria Pontalais en se jetant devant lui.

— Place de Grève.

— Vous vous ferez massacrer ! hurla Pontalais.

— Qu’importe ! répliqua Montauban en essayant de l’écarter.

— Il ne s’agit pas de se faire massacrer ! Il s’agit de la sauver !…

L’argument était péremptoire à Montauban. Il s’arrêta une seconde


et, de sa même voix effrayante :

— Avez-vous un moyen ?

— Oui, rugit Pontalais. Venez !

Et il l’entraîna. Tous les deux descendirent l’escalier en tempête.


Langrogne et Quinténasse s’étaient lancés sur leurs pas. En sautant les
marches quatre à quatre, avec une lucidité admirable en pareille
occurrence, Montauban demanda :

— Où allons-nous ?

— À l’hôtel du grand prévôt.

— Quoi faire ?

— Voir le prévôt, par Dieu !

Ils étaient arrivés dans l’écurie. Montauban y avait maintenant deux


chevaux. Ils les enfourchèrent.

Tout en agissant avec une hâte fiévreuse. Montauban poursuivait


son interrogatoire qui, jusque-là, ne lui donnait pas satisfaction.

— Qu’est-ce que le prévôt vient faire là dedans ?


— Comment !… C’est vrai, cornes de Vulcain, je ne vous ai jamais
dit : le grand prévôt ?… Mais c’est son père.

— Le père de Primerose ! lança Montauban dans une explosion de


joie.

— Son père, oui. Primerose s’appelle Jehanne de Noirville.

— Sauvée ! rugit Montauban, elle est sauvée ! Son père !… Croix-


Dieu, il arrêtera l’exécution, lui !…

Langrogne avait bondi lui aussi dans l’écurie. Les chevaux n’y
manquaient pas. Seulement, ils ne lui appartenaient pas. Cette
considération ne l’arrêta pas. D’un coup d’œil connaisseur, il choisit celui
qui lui parut le meilleur, lui passa vivement la bride, sauta dessus d’un
bond et partit à la suite de son maître.

Quinténasse était venu à cheval. Ce cheval était dans la cour, la


bride passée dans un des anneaux scellés dans la muraille. Il se mit en
selle et sortit. Dehors, il hésita une seconde, regardant du côté de Saint-
Merri par où s’étaient lancés Montauban et Pontalais qui allaient
chercher la rue de la Verrerie. Et, haussant les épaules, il murmura :

« Zou ! allons voir M. le baron. Millodious, j’ai idée que je lui serai
plus utile par là, que du côté où ils vont. »

Et il était parti au trot.

En trombe, Montauban et Pontalais arrivèrent à l’hôtel du prévôt.


Là, une terrible déconvenue les attendait : le sire de Noirville n’était pas
là. Mais on lui jura qu’il ne pouvait tarder d’arriver. C’était l’affaire de
quelques minutes. Montauban regarda l’heure, calcula mentalement le
temps qu’il lui faudrait pour se rendre de la rue Saint-Antoine à la place
de Grève, et décida :

— S’il n’est pas là dans dix minutes, je repars sans lui. Je la sauverai
seul ou je mourrai avec elle.
C’était irrévocable. Pontalais ne trouva rien à dire et plia les épaules
d’un air accablé. Et tous les deux, pour tromper leur impatience, se
mirent à marcher dans la cour comme des fauves en cage. Et ce fut là que
Langrogne les retrouva et se joignit à eux.

Noirville était parti de bonne heure pour Bagnolet, avec une


compagnie entière d’archers. Pendant ce temps, un de ses lieutenants
avec une demi-compagnie, se rendait rue Sainte-Catherine, à l’hôtel de
Mme de Bagnolet. Nous devons dire que, emporté par les événements, il
avait complètement oublié cette jeune fille qui n’était pas la reine d’Argot
et qui cependant avait reconnu qu’elle l’était et avait été condamnée à
mort comme telle. Peut-être, s’il avait été moins bousculé par les
événements, eût-il ordonné de surseoir à l’exécution jusqu’à plus ample
informé. Mais le malheur voulut qu’il avait complètement oublié
Primerose et qu’elle devait être livrée aux mains du tourmenteur juré ce
matin même.

En approchant du village, Noirville vit tout à coup le ciel embrasé et


d’épais nuages de fumée âcre s’élever lentement. Il eut l’intuition de la
réalité. En effet, quand il fut assez près pour distinguer, il vit que le
château de Bagnolet flambait. Néanmoins, il alla jusqu’au bout. Le
château tout entier n’était qu’une immense fournaise de laquelle il eût été
souverainement imprudent d’approcher de trop près. Le feu avait déjà
pris une telle extension, qu’il devenait inutile de tenter de l’enrayer. Il n’y
avait qu’à le laisser achever lentement son œuvre de destruction. Par
bonheur, le fléau ne pouvait se propager davantage, le château étant isolé
et loin de toute habitation.

La plus rapprochée de ces habitations, isolée elle-même, était


l’auberge du Porc qui sommeille. L’auberge flambait aussi. En face du
gigantesque bûcher que formait l’énorme construction, l’auberge en
flammes avait l’air d’un modeste réchaud embrasé.

Noirville comprit que les sujets de la reine d’Argot avaient passé par
là avant lui. Sa mission se trouvait achevée, du coup. Il laissa quelques-
uns de ses archers pour rassurer les villageois… et empêcher qu’on vint
fouiller dans les décombres. Et il reprit le chemin de la ville. Il voulut
savoir si son lieutenant avait été plus heureux que lui. Il fit un crochet et
passa par la rue Sainte-Catherine. L’hôtel de Bagnolet, comme le château,
était la proie des flammes. Il s’y attendait. Il laissa son lieutenant et ses
hommes s’activer de leur mieux pour préserver les maisons voisines et se
dirigea vers son hôtel.

Au moment où il entra dans la cour de l’hôtel, Montauban se


disposait à remonter à cheval et à courir ventre à terre à la place de
Grève, résolu à s’y faire tuer. Il bondit sur Noirville en criant :

— Enfin, vous voici monsieur !

Noirville le reconnut à l’instant.

— Fermez les portes, cria-t-il d’une voix tonnante.

Et il marcha droit à Montauban. Celui-ci lui parlait. Mais l’émotion


l’étreignait à la gorge et il ne répétait que ces mots :

— Votre fille !… Votre fille !…

Noirville n’entendait pas, ou ne comprenait pas. Quand il fut tout


contre Montauban, il leva la main, l’abattit d’un geste rude sur son
épaule, et d’un accent plus rude encore :

— Au nom du roi, je vous arrête !

— Malédiction ! rugit Montauban, exaspéré par la persistance de ces


contretemps tragiques.

Et, avec une supplication poignante :

— Au nom du ciel, au nom de votre enfant, écoutez-moi, monsieur,


accordez-moi une seconde d’attention.

Mais Noirville n’entendait toujours pas. Ses archers s’étaient


précipités. Il leur remit Montauban en disant :
— Vous répondez du prisonnier sur votre vie. Inutile de l’incarcérer,
nous l’emmenons au Louvre de ce pas.

Il allait s’éloigner en refusant d’entendre les cris de Montauban qui


se débattait au milieu des archers sans oser dégainer. Il ne voulait pas
l’entendre parce qu’il s’imaginait sincèrement que Montauban, comme la
plupart de ceux qu’il appréhendait au corps, cherchait à expliquer son
affaire, à se justifier, à s’apitoyer.

À ce moment, Pontalais se dressa devant lui, et avec un accent


d’irrésistible autorité, prononça :

— Un instant, monseigneur, s’il vous plaît.

Malgré lui, Noirville s’arrêta. Il reconnut aussitôt ce grand diable


qui était populaire.

— Que veut ce baladin ? dit-il d’un ton dédaigneux.

Pontalais se courba dans un salut orgueilleux et très froid :

— Vous dire ceci, monseigneur : si vous maintenez l’arrestation de


ce jeune homme, votre fille, Jehanne adorée, que vous cherchez
vainement depuis quinze ans, sera morte dans un quart d’heure. Et se
redressant dans une attitude d’inexprimable dignité, étendant une main
qui semblait anathématiser : et c’est vous, son père qui l’aurez tuée.

— Tu dis !... hurla Noirville, ma fille !… Répète… Répète…

— Je dis, répéta Pontalais que ce jeune homme sait où est votre


enfant, qu’il peut vous conduire à elle. Je dis que si vous aimez réellement
votre enfant, vous devez le suivre sans perdre une seconde, car chaque
seconde qui s’écoule peut-être mortelle pour votre Jehanne.

Noirville ne l’écoutait plus. Il avait bondi sur les archers au milieu


desquels Montauban se débattait toujours et il les écartait à coup de pied,
à coup de poing en grognant :
— Si j’aime ma fille !... Ce cuistre ose demander si j’aime mon
enfant !… Attends un peu, tu vas voir !…

Et comme les archers ahuris ne s’écartaient pas assez vite, il hurla :

— Misérables ! drôles ! qui vous a permis !… Par le tonnerre de


Dieu, j’assomme de ma main le premier qui ose toucher à ce jeune
homme !… Qui vous a permis de le traiter en prisonnier ?…

Cette fois les archers s’écartèrent précipitamment, se demandant si


« monseigneur » n’était pas devenu subitement fou. Noirville, qui, en
effet, n’était plus reconnaissable tant l’émotion le bouleversait, sauta sur
Montauban enfin dégagé, lui saisit les deux mains et s’écria :

— Parle… Tu sais où est ma fille, toi. Tu veux me conduire à elle...


Ah ! le brave enfant. Et moi, misérable qui voulais… Comme si je n’aurais
pas dû deviner que tu venais me chercher pour me conduire à ma fille !…
Ah ! toute ma fortune !…

— Monseigneur, supplia Montauban, effrayé de son exaltation, je


vous en conjure, calmez-vous. Les instants sont précieux.

— C’est vrai ! ce brave cet excellent baladin, ah ! le brave homme ! m


a dit que dans un quart d’heure il serait trop tard. Eh bien parle, toi.
Commande ! Tu es le maître ici.

— À cheval, monseigneur, à cheval !

— Mon cheval, mon escorte lança Noirville d’une voix tonnante.

Et pendant qu’on se ruait pour exécuter l’ordre :

— Où me conduis-tu ?

— Place de Grève, monseigneur, répondit Montauban en saisissant


son cheval par la bride. Votre fille, c’est cette Primerose qui doit être
livrée au bourreau ce matin.
Noirville mettait déjà le pied à l’étrier, il s’arrêta net. Et fixant, sur
Montauban un regard soupçonneux :

— Que me dites-vous là, monsieur ! Cette Primerose condamnée à


mort serait ma fille selon vous !

Montauban comprit ce qui se passait en lui. Il était fou


d’impatience. Le temps s’écoulait avec une rapidité effrayante.

Et il fallait encore en perdre en explications oiseuses en ce moment.

Haletant, il suppliait :

— Monseigneur, cette jeune fille, cette Primerose que vous avez


condamnée à mort, vous, elle porte à l’épaule gauche, pâle, effacée, mais
très apparente encore, une cicatrice ancienne qui dessine un N parfait.

— C’est elle ! rugit Noirville, elle, ma Jehanne !…

D’un bond, il fut en selle enfonça les éperons dans les flancs de son
cheval et, sans s’occuper de savoir si on le suivait ou non, se rua vers la
sombre voûte. Et il eut un hurlement de désespoir :

— La porte !… Ouvrez, par le sang du Christ !… Ah ! misérables


drôles, je vous ferai brancher tous ! Ouvrez donc, par le tonnerre de
Dieu !… Ah ! les sacripants qui ferment la porte sans mon ordre !… Ils
veulent donc me faire tuer ma fille !

Il ne se souvenait plus que c’était lui qui avait ordonné de fermer la


porte. Enfin, la maudite porte fut ouverte. Mais ils avaient encore perdu
quelques minutes là. Ils bondirent dans la rue.

À ce moment, une cloche laissa tomber lentement dix coups dans


l’espace.

— Trop tard ! hurla Noirville.


— Allons toujours, dit Montauban avec un calme terrible. Qui sait, il
y aura peut-être un retard de quelques minutes dans l’exécution.

Ils filèrent ventre à terre dans la rue Saint-Antoine. Langrogne,


Pontalais et l’escorte du prévôt suivaient. Mais de loin. Le père et le fiancé
prenaient de plus en plus de l’avance. Au reste, ils ne s’occupaient guère
de savoir si on les suivait. Ils allaient, eux, et cela leur suffisait.

Ils arrivèrent enfin place de Grève. Une foule énorme s’écrasait sur
la vaste place. Dressée sur les étriers, ils lancèrent un regard fulgurant au-
dessus de toutes les têtes. Et un rugissement de joie puissant leur
échappa à tous les deux : il n’était peut-être pas trop tard.

Primerose, la condamnée, les mains liées, encadrée par les archers,


approchait de l’échafaud au pied duquel se voyait une statue équestre : un
des lieutenants du prévôt chargé de présider à l’exécution en son absence.
L’effrayant cortège avançait lentement, mais il avançait. Encore quelques
pas et il atteindrait l’échafaud. Primerose marchait d’un pas assez ferme.
Mais elle se dressait fréquemment sur la pointe des pieds pour voir au-
dessus, des têtes. Manifestement elle cherchait quelque chose ou
quelqu’un parmi cette foule compacte qui, émue peut-être par tant de
jeunesse et de beauté, contre son habitude, observait un silence morne.

Noirville et Montauban, sans hésiter, lancèrent leurs chevaux au


milieu de cette cohue immense.

— Place ! hurla Noirville, place au prévôt !

Place ! Certes, on eût bien voulu lui faire, place, car on le


reconnaissait. Mais comment ? On était entassés les uns sur les autres.
On s’écartait comme on pouvait cependant. Mais Noirville et Montauban
comprirent qu’ils n’arriveraient jamais à temps s’il leur fallait traverser
ainsi l’immense place.

— Allez-vous-en ! cria Noirville, il y a grâce ! Grâce, entendez-vous ?

Montauban, encore une fois, se dressa sur les étriers et d’une voix
tonnante, lança :

— Primerose !… Primerose… Me voici !…

— Hoël !… répondit la voix de Primerose.

Ce fut une révélation pour Noirville qui recommençait à désespérer.


Puisqu’elle avait entendu d’autres pouvaient entendre aussi. À son tour, il
se dressa sur les étriers et appela :

— Bragelongne !… Bragelongne !…

Bragelongne, c’était son lieutenant. Il entendit, il tourna la tête du


côté d’où venait l’appel.

— Arrêtez !… Grâce !… Il y a grâce !… Avancez à l’ordre,


Bragelongne.

D’un signe de tête, Bragelongne fit entendre qu’il avait compris. Il


lança un ordre bref. Le fatal cortège s’immobilisa. Le lieutenant du prévôt
fit faire volte-face à son cheval et avança à la rencontre de son chef. Lui
aussi pour se faire place, criait :

— Rentrez chez vous, braves gens. Rentrez chez vous, l’exécution


n’aura pas lieu.

La foule commença à s’écouler.

— Sauvée ! soupira Noirville, cette fois, elle est sauvée !

— Je crois que oui, sourit Montauban, radieux.

Et ils s’étreignirent longuement tous les deux, riant et pleurant


comme des fous.

Maintenant ils avançaient plus facilement, ils approchaient de


Primerose.
— Courage ! lui lança Montauban, nous venons vous délivrer.

Et elle, riant aussi, à moitié folle de joie, rassura :

— Je n’ai plus peur.

À ce moment, une poussée violente se produisit du côté où la jeune


fille était arrêtée. Une dizaine de cavaliers venaient de foncer sur les
archers qui, sachant qu’il y avait grâce ne s’occupaient plus guère d’elle. Il
y eut une furieuse bousculade, des horions, des hurlements, des plaintes,
et tout à coup un appel déchirant :

— À moi, Hoël, à moi !

Les archers, pris à l’improviste, avaient cédé sous le choc. Et, de


Ville, qui était à la tête de ces cavaliers, fondant sur la jeune fille, l’avait
saisie, enlevée dans ses bras, vigoureux et, la maintenant sur l’encolure de
son cheval, avait piqué des deux, en ricanant :

— Tu ne l’auras pas !

Noirville ne comprit pas ce qui se passait tout d’abord. Il gronda :

— Quoi !… Qu’est-ce qu’il y a ?… Pourquoi enlève-t-on ma fille ?

— De Ville ! rugit Montauban. Ah ! misérable ruffian !

Et à Noirville effaré :

— Chargeons, monsieur, chargeons par le sang Dieu, ou c’en est fait


de votre fille !

Ils chargèrent, en effet, comme des enragés. Ils foncèrent droit dans
le peloton des hommes à de Ville. Bientôt le baron sentit le souffle rauque
des chevaux derrière lui. À une vingtaine de pas, une litière stationnait,
que gardaient deux de ses hommes. Il comprit qu’il serait rejoint avant
d’arriver à cette litière.
Il n’hésita pas. Il arrêta net son cheval, sauta à terre. Il n’avait pas
lâché Primerose qui se débattait vainement sous son étreinte puissante et
qui ne cessait d’appeler Hoël à son secours.

Montauban et Noirville l’imitèrent et mirent pied à terre. Et ils


marchèrent sur lui. C’était là que les attendait de Ville. D’un geste vif
comme l’éclair, il mit la dague au poing, en appuyant la pointe sur la
gorge de Primerose et, avec une froideur terrible, il leur cria :

— Si vous faites un pas, je la tue !

Le père et l’amant demeurèrent cloués sur place, livides, égarés,


tremblants.

De ville recula lentement vers la litière. D’une main, il tenait


Primerose serrée contre sa poitrine, de l’autre, il la menaçait toujours de
la pointe de sa dague. Et il ricanait :

— Ne bougez pas, si vous tenez à sa vie !

Noirville et Montauban accablaient des insultes les plus sanglantes


de Ville, qui reculait toujours et ne cessait de les narguer de son
ricanement insolent.

À ce moment, un des deux hommes qui gardaient la litière s’avança


précipitamment à la rencontre de son maître. Et Montauban eut toutes
les peines du monde à retenir le cri de joie terrible qui montait à ses
lèvres : il venait de reconnaître Quinténasse en cet homme. Et à voix
basse, il recommanda à Noirville :

— Attention, monsieur, nous allons pouvoir charger.

Pendant ce temps, Quinténasse disait avec un accent indéfinissable :

— Passez-moi la pitchounette, monsieur le baron, et soufflez un peu.

De Ville ne demandait pas mieux. En effet, il était à bout de forces.


Il se déchargea de son précieux fardeau, il en profita pour dégainer. Et
dague et rapière au poing, faisant toujours face comme le sanglier acculé,
il recommanda très haut, afin d’être entendu par Noirville et Montauban :

— Si je crie : frappe, égorge-la sans pitié.

— Soyez tranquille, monsieur ! lança Quinténasse d’une voix


gouailleuse.

Et Montauban, qui comprit que ces mots s’adressaient à lui, lança à


son tour :

— Chargeons maintenant, monsieur.

Et ils partirent en courant tous les deux. Montauban était jeune, vif,
alerte. Noirville était vieux. Mais il était le père. Le père qui cherchait
cette enfant perdue depuis quinze ans et qui avait hâte de la serrer dans
ses bras. Le vieux Noirville distança le jeune Montauban. Oh ! pas de
beaucoup. De deux ou trois pas seulement. Ces quelques pas lui
permirent d’arriver le premier sur de Ville. Ce ne fut que lorsqu’il fut
presque sur le baron qu’il pensa à dégainer.

De Ville ne lui laissa pas le temps de le faire. Il fit un pas à sa


rencontre, allongea froidement le bras. Son épée entra tout entière dans
la poitrine de Noirville qui tomba à la renverse.

— Lâche assassin, rugit Montauban.

Et il fondit à son tour sur le baron. Il avait dégainé, lui. Les épées se
trouvèrent aussitôt engagées jusqu’à la garde. De Ville comprit qu’il était
perdu. Il cria :

— Frappe, Quinténasse, frappe !

— Soyez tranquille monsieur le baron, lança la voix férocement


railleuse de Quinténasse. On va frapper sur votre chienne de carcasse.
Il avait à peine fini de parler que de Ville tombait comme une masse
d’un coup droit foudroyant. Montauban venait de lui traverser le cœur.

— Vivadious ! monsieur le chevalier, s’écria joyeusement


Quinténasse en s’approchant, tenez, la voilà votre pitchounette. Je savais
bien moi que je vous rendrais un signalé service. Maintenant, si vous
voulez toujours de moi, je suis à vous jusqu’à la mort.
ÉPILOGUE

Noirville fut ramené à son hôtel dans la litière même dont de Ville
comptait se servir pour lui ravir sa fille. Primerose, mise au courant,
s’installa au chevet de ce père qu’elle avait tant désiré connaître et nous
n’avons pas besoin de dire de quels soins touchants elle entoura le cher
blessé. Mais la blessure de Noirville était mortelle. Il resta une dizaine de
jours par une sorte de miracle produit par l’amour paternel, et s’éteignit
doucement dans les bras de sa fille adorée et de Montauban qu’il appelait
« son fils ». Il mourut heureux, lui qui dans ses prières demandait au ciel
de lui permettre d’embrasser une fois son enfant et de le prendre après. Il
avait obtenu la faveur de passer dix jours avec cette enfant avant de partir
pour le grand voyage, celui dont on ne revient jamais.

Avant de mourir, Noirville avait réglé toutes ses affaires. Primerose,


fille unique, héritait de tous ses biens, qui étaient considérables, du nom
et du titre qu’elle devait transmettre à son époux. Il avait instamment prié
ses enfants de ne pas prendre le deuil et de se marier dans la semaine qui
suivrait ses funérailles. Il avait recommandé à Montauban de se retirer
dans ses terres après son mariage et d’éviter de paraître à la cour, de se
faire oublier enfin du dauphin, qui, sombre et rancunier, pouvait fort bien
chercher à se venger bassement de lui une fois qu’il serait devenu le
maître.

Le mariage de Primerose, devenue comtesse de Noirville, avec Hoël


de Montauban fut donc célébré dans les premiers jours de février de l’an
1545. Il en fut ainsi pour obéir aux dernières volontés du défunt prévôt.
La cérémonie fut simple et tout intime. Le duc et la duchesse de Ponthus
y assistaient. Pontalais, Langrogne et Quinténasse aussi. Dame
Guillemette Pimprenelle, toute fière du grand honneur qu’on lui faisait,
fut aussi de la noce. Enfin le roi en personne, le roi François 1er, y parut. Il
lui avait semblé qu’il devait bien cette réparation au chevalier de
Montauban. Bien entendu, nous passons sous silence les présents d’une
munificence royale qu’il fit aux jeunes époux à cette occasion.
Dès que leur mariage fut célébré, Hoël de Montauban, comte de
Noirville, et la jeune comtesse, suivant le conseil de leur père, se
retirèrent en Bretagne, où Montauban, selon son rêve, devenu une
agréable réalité, s’occupa vivement à reconstituer l’ancien domaine de
l’illustre maison de Montauban. Langrogne et Quinténasse, devenus deux
inséparables, suivirent leurs maîtres, comme de juste.

Pontalais reçut en don une somme importante qui devait lui


permettre de vivre en paisible rentier jusqu’à la fin de ses jours. Nous ne
savons s’il gaspilla cette somme ou s’il fut repris de l’impérieux besoin de
reparaître sur les tréteaux. Ce qu’il y a de certain, c’est que, longtemps
après, nous le retrouvons auteur acteur et directeur du théâtre des Halles.
Thibaut et Lubin turent renvoyés au couvent, où ils furent mis au pain sec
et à l’eau. Ils ne comprirent jamais pour quelle faute grave on les
punissait si durement. Cependant, ils finirent par sortir du couvent et
virent un de leurs rêves réalisés. Un beau jour, en vue de nous ne savons
quelle ténébreuse machination, on leur rendit la liberté et on les plaça
comme garçons de salle à la Devinière. Ils se trouvèrent au comble de
leurs vœux.

Toutes les recherches faites pour retrouver la reine d’Argot et sa


mère demeurèrent sans résultat. Chose bizarre, Eustache Coppegorge,
Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure disparurent aussi sans
laisser de traces. À partir de ce jour, on n’entendit jamais plus parler des
redoutables chefs de truands qui avaient terrorisé Paris.

Alcyndore et sa mère, trompant la vigilance de leurs gardes dévoués,


avaient-elles réussi à se donner la mort ? Vivaient-elles retirées à la Cour
des Miracles d’où elles n’auraient jamais dû sortir ? Ou bien se tenaient-
elles cachées dans quelque mystérieuse et sûre retraite ?…

FIN

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