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ZÉVACO
LA REINE D’ARGOT
Tome 2
PRIMEROSE
Table des matières
PROLOGUE
Chapitre 1 – Jean de Pontalais
Chapitre 2 – L’enlèvement de Primerose
Chapitre 3 – Les deux Alcyndore
Chapitre 4 – L’aveu d’Alcyndore
Chapitre 5 – Un jaloux
Chapitre 6 – Primerose et Mme de Bagnolet
Chapitre 7 – Près du gibet de Montfaucon
Chapitre 8 – Comment fini l’enlèvement de Primerose
Chapitre 9 – Ce qui suivit
Chapitre 10 – L’hospitalité de Guillemette Pimprenelle
Chapitre 11 – Langrogne et Pontalais
Chapitre 12 – Où Montauban fait des siennes
Chapitre 13 – Le chemin de la Corderie
Chapitre 14 – Où Montauban continue à faire des siennes
Chapitre 15 – Un coup manqué
Chapitre 16 – Un coup réussi
Chapitre 17 – Une idée imprévue de Mme de Bagnolet
Chapitre 18 – Double coup de foudre
Chapitre 19 – Suite du double coup de foudre
Chapitre 20 – Fin du double coup de foudre
Chapitre 21 – Dans lequel on voit arriver les bateaux de sel
Chapitre 22 – Où Montauban voit enfin la fortune
Chapitre 23 – Après l’attentat
Chapitre 24 – Montauban se décide enfin d’aller voir le cardinal de
Lorraine
Chapitre 25 – Les choses se gâtent
Chapitre 26 – Montauban tient enfin la fortune
Chapitre 27 – Thibaut et Lubin se réconcilient avec Montauban
Chapitre 28 – Fâcheuse mésaventure de Nicolle de Savigny
Chapitre 29 – Où Langrogne apprend à ses dépends qu’il ne faut pas
se frotter au porc qui pique
Chapitre 30 – La mission de Montauban
Chapitre 31 – Le grand prévôt
Chapitre 32 – Où Noirville est étonné
Chapitre 33 – Choppin-le-Gentilhomme
Chapitre 34 – Choppin-le-Gentilhomme (suite)
Chapitre 35 – Fin de Choppin-le-Gentilhomme
Chapitre 36 – Place de Grève
ÉPILOGUE
PROLOGUE
La jeune fille ne lui cache pas qu’elle l’aime aussi, mais tous les deux
sont pauvres, sans protecteurs.
De son côté, Montauban avait hâte de voir de près ces deux dames
de Bagnolet qui l’intriguaient et au sujet desquelles de vagues soupçons
lui étaient venus. En outre, il était pressé de savoir si sa demande serait
agréée. Sans savoir pourquoi, il se figurait que cette demande serait
repoussée.
Tous les deux désiraient donc arriver au plus vite. Et c’est pour cette
raison que tous les deux de bonne foi, avaient mis leurs chevaux au trot.
Et s’ils avaient gardé cette allure qui, en somme, n’était pas excessive, un
petit quart d’heure à peine leur eût suffi pour arriver à destination.
Ayant dit ces mots, il se tourna vers Primerose comme pour lui
rappeler qu’il lui avait demandé de s’écarter un moment. Mais elle ne
bougea pas. Et fixant sur lui l’azur de son doux regard :
— Parlez sans crainte, Dieu merci, j’ai été élevée par une femme qui
n’a jamais su ce que c’était que d’avoir peur.
Et se décidant brusquement :
— Et comment me préviendra-t-on ?
Et il ajouta en lui-même :
« D’autant que je me doute bien qu’on ne doit pas entrer aisément
chez Alcyndore. »
— Voilà les messagers souhaités, dit-il. C’est Mercure qui nous les
envoie ! Mercure m’est particulièrement favorable aujourd’hui !…
Et s’adressant à Primerose :
— Bien. Maintenant allez, nous n’avons que trop perdu de temps, fit
Pontalais avec une singulière autorité.
— N’est-ce pas notre conspiratrice que je vois là-bas ? fit Thibaut qui
ramena aussitôt le capuchon sur le visage.
Pontalais les vit passer. Et il sourit. Lui aussi il revint sur la route, et
il s’en alla tout doucement. À l’entrée du village, il y avait une auberge.
L’enseigne de cette auberge représentait une manière de potiron entouré
de rayons d’un jaune sale. Comme on n’aurait peut-être pas pu deviner la
signification de cette chose informe, l’artiste avait inscrit autour, en
grosses lettres du même jaune sale, ces trois mots : Au Soleil d’or. De
cette manière, on était fixé.
— Non, pas pour l’instant. J’ai une course à faire du côté du château.
Mais à mon retour, je ne serai pas fâché de tâter un peu de votre cuisine
et de votre vin.
Pontalais, sans chercher ses mots, lui répéta ce qu’il avait entendu
dire à de Ville.
— Par la croix, de Dieu, fit-il en pouffant, c’est une fameuse idée que
vous avez eue là, et la farce est vraiment drôle ! Je vois d’ici la tête du
baron !
— Avec enthousiasme.
— Maintenant que nous sommes sûrs que son galant ne sera pas là
pour la défendre ! rayonna Boucassin.
Et, pour être plus sûrs de leur affaire, comme ils n’avaient pas
besoin de se gêner pour elle qui ne les connaissait pas, ils allèrent
s’installer au haut du perron.
— Mon frère, dit Lubin, ne demeurons pas ici. On pourrait nous voir
de ce château. Et il ne faut pas donner l’éveil à notre conspiratrice.
— C’est ma foi vrai. Allons-y donc, mon frère. D’autant que, après
toutes ces émotions, une bonne bouteille viendrait à point pour nous
remettre d’aplomb.
Et Pontalais était sur leurs talons qui ne les perdait pas de vue et qui
entendait tout ce qu’ils disaient.
Pontalais, qui riait sous cape, allongea ses deux immenses jambes
et, sans courir, se maintint aisément derrière eux.
— Tous les démons d’enfer sont donc acharnés après nous ! gémit
Thibaut.
— Et nos mules que nous avons oubliées !… Nos mules qui portent
nos provisions !… Nous sommes sauvés !…
— Mon frère, dit-il, nous ne pouvons déserter notre poste tous les
deux en même temps. Il faut que l’un de nous reste ici pour surveiller
pendant que l’autre se sacrifiera et ira chercher les mules.
— Allez donc, accepta Lubin, et, faites vite, mon frère. Songez que je
meurs de soif et de faim.
— Allons !…
— C’est l’usage.
— Mais je n’ai pas la bourse, mon frère, bégaya Lubin qui pâlit.
Souvenez-vous. Vous l’avez gardée ce matin, lorsque nous fîmes nos
emplettes.
Cette voix, tonitruante qui, en toute autre circonstance, les eût fait
frémir d’effroi, retentit comme la plus suave des musiques aux oreilles
des deux affamés. Ah ! il n’y eut pas besoin de renouveler l’invitation.
Avec des sourires larges d’une aune, des yeux luisants comme des braises,
ils s’attablèrent et attaquèrent l’omelette fumante avec cette fougue qui
les distinguait.
Près d’elle, assise sur un fauteuil plus petit, penchée sur une
tapisserie à laquelle ses doigts fins et fuselés s’activaient avec une adresse
et une célérité rares, se tenait une adorable jeune fille de dix-huit ans à
peine.
Cette jeune fille, c’était Alcyndore, celle que, jusqu’ici, nous n’avons
vue que sous des traits masculins, sous le costume de cavalier du sire de
Jean de Maubert.
Telle qu’elle était là, il était impossible de rêver jeune fille plus
ravissante, dans tout l’éclat de ses dix-huit printemps. Un reproche
cependant : trop de hardiesse dans le regard, trop de décision dans des
gestes un peu trop virils. Mais ces oublis étaient réparés si vite et avec
tant de grâce que, s’ils ne passaient pas inaperçus, ils ajoutaient un
charme de plus à sa beauté réellement captivante.
Alcyndore mère l’avait écoutée avec une attention soutenue. Et, sans
en avoir l’air, elle rivait sur sa fille son regard indifférent qui était
singulièrement pénétrant. Mais Alcyndore sentait peser sur elle le regard
maternel et elle montrait un visage impénétrable. Du moins elle le
croyait.
— Je vous ai dit que mon intention était de ne pas les y laisser plus
de deux ou trois jours.
— Et le roi François ?
— Nous avons pris rendez-vous avec lui et son oncle le cardinal pour
la présentation à celle qui doit être sa femme. Mais il me paraît essentiel
que la connaissance se fasse en dehors du cardinal.
« D’autre part, l’idée que vous avez eue de nous concilier la faveur
du dauphin en lui rendant quelque service important me paraît
ingénieuse. J’y ai réfléchi et je crois avoir trouvé un expédient qui nous
permettra de faire d’une pierre deux coups. Mais il vous faudra y
retourner à notre maison de la rue Sainte-Catherine.
— Bien, madame.
— Va, Choppin, va, congédia la dame de Bagnolet, avec son air de
souveraine bienveillance.
En disant ces mots, elle plongeait son regard scrutateur dans les
yeux de sa fille, comme si elle avait voulu lire au plus profond de son
cœur. Alcyndore, d’ailleurs, ne chercha pas à se soustraire à l’examen
maternel qu’elle soutint, sinon avec assurance, du moins loyalement. Ce
fut bref. Mme de Bagnolet la lâcha et, hochant la tête :
— Tu le veux ?
— La loi qui nous régit vous interdit le mariage avec quiconque n’est
pas du royaume d’Argot, s’emporta Choppin-le-Gentilhomme, qui devint
menaçant.
— Pourtant, je crains…
— Merci, madame.
Eux non plus n’avaient pas trouvé la faction trop longue ni trop
fastidieuse. Ils avaient passé le temps à s’empiffrer de victuailles aussi
nombreuses que variées, et à entonner d’effrayantes quantités de liquide.
Si bien que, lorsque celle qu’ils guettaient franchit le pont-levis, sans être
aussi ivres que Thibaut et Lubin, ils étaient passablement gris et ne
possédaient plus bien toute leur raison.
— Tenez ferme !…
— Ne la lâchez pas !…
— Soyez tranquilles ! lança une voix qui leur était inconnue, nous la
tenons bien.
— Et M. de Pontalais ?
— Un froc !…
— Je vous dis que c’est un froc ! gronda de Ville qui s’était remis à
palper la forme. Et puis… il est impossible, vraiment impossible qu’elle
ait grossi à ce point en si peu de temps !
Ça, c’était la forme vague, qu’il prétendait recouverte d’un froc, qu’il
leur désignait d’un doigt dédaigneux.
Ils allongèrent les griffes et saisirent la forme vague qui protesta par
une série de grognements caverneux. Et ils sentirent leurs cheveux se
hérisser : ces grognements, en conscience, ne pouvaient provenir de la
frêle et gracieuse jeune fille qu’ils avaient enlevée.
— Miséricorde !…
Puis il se dressa sur son séant et regarda ceux qui l’entouraient d’un
air hébété.
— Un moine !
Lubin, encore mal réveillé, les regardait de son air hébété. Soudain,
il reconnut Quinténasse et Boucassin. Cela acheva de le réveiller. Il
gémit :
— Je suis mort !
— Encore ces deux frocards ! Toujours eux ! Mais c’est donc l’enfer
qui les a lâchés sur moi pour ma damnation ! écuma de Ville, exaspéré
jusqu’à la frénésie.
Quinténasse vit venir le coup. Il lut dans les yeux de son terrible
chef la froide, l’implacable résolution de tuer. Il pâlit. Mais il ne chercha
pas à éviter le coup. Il croisa les bras sur sa poitrine et avec un accent de
sincérité qui eût frappé de Ville, si de Ville avait été en état de raisonner
et de comprendre :
— Laissez ces deux pauvres diables, dit-il. Ils ne savent rien. Je vais
vous expliquer, moi, ce qui leur est arrivé.
— C’est lui qui me sauve !… Je lui dois encore la vie !… Quel homme,
quel diable d’homme est-ce là ?
— Je regrette de vous avoir fait perdre dix mille livres que votre
maître devait vous partager. Si j’étais riche, je vous donnerais ces dix
mille livres. Mais je ne suis qu’un pauvre diable de chevalier. Cependant,
il ne sera pas dit que vous aurez tout perdu par ma faute. Prenez ceci qui
vous est donné de bon cœur.
Sur ces mots, il tourna le dos, alla à la porte qu’il ouvrit toute
grande. Et laissant le battant grand ouvert, il partit, entraînant
Langrogne.
Chapitre 9
–
Ce qui suivit
Ils avaient sorti la tête de dessous la litière, car ils étaient étalés à
plat ventre. Puis les épaules et les bras avaient suivi. Allongeant le cou, ils
avaient jeté un coup d’œil soupçonneux à droite et à gauche. Ne
découvrant rien d’inquiétant, leurs trognes d’ivrognes s’illuminèrent d’un
large sourire.
— Il est bien parti, cet excommunié, dit Thibaut.
Il fouilla dans sa bourse, en sortit deux pièces d’or et les leur mit
dans la main en disant :
Thibaut et Lubin raflèrent les deux pièces avec cette dextérité que
nous leur connaissons. Mais ils s’attendaient à mieux, et ils le dirent avec
leur impudence accoutumée et en faisant la grimace :
— Peste, vous avez les dents bien longues, mes révérends ! Deux
écus au soleil de quarante-cinq sols chacun ne vous suffisent pas pour
vous payer un lit ? Mais avec cela, je prétends que vous pouvez faire
bombance durant deux jours pleins.
— Et cette pauvre petite bourse qui est là, toute seule, abandonnée,
ne nous sera-t-il pas permis de la recueillir ? fit Thibaut d’un air attendri.
— Songez, appuya Lubin d’un air plus attendri encore, songez que
cette pauvre infortunée risque de tomber entre des mains indignes, qui…
Quinténasse était toujours dans les nuages. Il n’avait rien vu, rien
entendu. Restait Boucassin. À la grande, à la joyeuse stupéfaction de
Thibaut et Lubin, il répondit :
En lui-même, il se disait :
« Tiens, elle ne s’évanouit pas… elle ne leur brûle pas les doigts…
Mais alors, c’est donc une vraie bourse et qui contient de l’or véritable !…
Holà ! minute !… Il va falloir régler cette affaire. »
Comme s’il avait deviné son désir secret, dès que les deux moines
furent partis, de Ville, subitement assombri, commanda d’un ton bref :
Ils le reconnurent alors. Ils furent un peu plus inquiets. C’est que, si
naïfs qu’ils fussent, ils flairèrent aussitôt de quoi il allait retourner :
— Non, dirent-ils.
— Qu’est-elle devenue ?
— Sans doute, répondit Lubin qui, les mains enfouies dans les larges
manches du froc, en ce moment même, dans l’ombre, se livrait à nous ne
savons quelle mystérieuse besogne.
Et débordant d’enthousiasme :
— Je suis ainsi, fit modestement Lubin. Je n’y suis pour rien. C’est le
Créateur qui l’a voulu ainsi.
— Amen.
— Et il est parti ?
Le repas fut très gai. Et pendant tout le temps qu’il dura, personne
ne fit allusion aux événements de la journée. D’ailleurs, ce repas ne se
prolongea pas trop longtemps. Montauban, qui montrait un esprit libre,
dégagé de toute espèce d’appréhension, s’était cependant fixé un
programme qu’il suivait rigoureusement. Au bout d’une heure, il se leva.
Pontalais l’imita immédiatement. C’est alors que furent prononcées les
seules paroles qu’il est nécessaire de rapporter ici.
— Vous m’avez dit qu’un danger me menaçait, cette nuit, chez moi,
et que je ne devais pas y rentrer. Je vous ai suivi sans hésiter et sans
demander des explications que vous ne donniez pas. Je présume que ce
danger n’existera plus demain, je ne vois pas pourquoi je ne retournerais
pas chez moi. D’ailleurs je ne ferai qu’y passer et me rendrai aussitôt chez
Mme de Bagnolet qui m’a demandé de rester près d’elle pendant quelque
temps.
Il est certain qu’elle pensait le rassurer tout à fait en lui disant cela.
Elle ne réussit qu’à l’inquiéter davantage. Sans qu’il eût pu dire pourquoi,
une sorte d’instinct sûr lui disait que le danger le plus grand venait
précisément de cette Mme de Bagnolet. Et il faut bien croire qu’il n’était
pas seul à éprouver cette impression. Pontalais, qui écoutait avec
attention, n’avait pu retenir un léger froncement de sourcil. Montauban,
lui, ne sourcilla pas.
Oh ! comme il aurait parlé s’il avait su, s’il avait pu deviner ce qui se
passait dans l’esprit de Primerose. En effet, Primerose n’avait pas été
complètement dupe de Mme de Bagnolet. Comme Montauban, d’instinct,
sans qu’elle eut pu dire pourquoi elle avait senti elle ne savait quoi de
louche dans la proposition qu’elle lui faisait de la mettre en relation avec
des truands qui soi-disant, pouvaient lui faire retrouver sa famille.
Il n’en est pas moins vrai que, dans son esprit en éveil, une vague
inquiétude s’était levée. Et de même que Montauban masquait son
Inquiétude, plus précise, sous un sourire, elle s’efforçait de lui dissimuler
la sienne en montrant un visage calme et souriant. Entre ces deux êtres
qui s’adoraient, c’était donc un assaut de générosité qui se livrait. Le
malheur est qu’ils se dupèrent mutuellement !
Et avec cet orgueil naïf qu’il montrait chaque fois qu’il parlait des
siens ou qu’il prononçait son nom :
— Non, fit-elle avec le même orgueil, il n’en existe pas de plus beau.
Mais vous vous trompez si vous croyez que je cherche les miens afin
d’avoir un nom.
— Pourquoi, alors ?
À son tour, elle prit ses deux mains dans les siennes, et fixant sur lui
son regard lumineux, avec une douceur ineffable :
— Vous allez être mon seigneur et maître. Si ce que je vais faire vous
déplaît, dites-le… pour vous, je renonce à ce bonheur que je ne connaîtrai
peut-être jamais, hélas ! Vous déplaît-il également que j’aille chez
Mme de Bagnolet ? Dites un mot, faites un signe, et je quitte tout pour
vous suivre au bout du monde, si vous voulez.
Elle était tout l’amour. L’amour chaste, pur, divin, qui ignore le mal.
Elle était toute la confiance. La confiance absolue, sublime, qui
s’abandonne.
En lui-même, il ajouta :
« Et pour être tout à fait sûr que Dieu veillera… je prendrai sa place
et ferai sa besogne. »
Il se pencha sur elle et effleura ses fins cheveux du bout des lèvres. Il
se tourna vers Guillemette Pimprenelle et de son air enjoué qu’il reprit
instantanément, se courbant respectueusement devant elle, comme il eût
fait devant une dame :
Et il ajouta :
Et naïvement :
— N’en parlons plus, fit Pontalais d’un air détaché. Mais, par Jupiter
qui ne vous est pas favorable… car vous savez qu’il ne vous est pas
favorable, Jupiter ?
— Je ne m’en doutais pas fit Montauban qui prit un air de naïveté
aiguë. Mais dites-moi, je vous prie en quoi ce seigneur Jupiter, que je ne
connais pas d’ailleurs, ne m’est-il pas favorable ?
— Vous savez bien que rien n’est têtu comme un Breton, répondit
tranquillement Montauban.
— Soit, dit Pontalais en levant les épaules. Je vous disais donc qu’ils
attendront que la ville soit endormie pour tenter leur coup. Ils ne
viendront pas, si toutefois ils viennent, avant onze heures ou minuit. Il est
à peine neuf heures. Rien ne vous presse.
— C’est ma foi vrai !… Par les cornes, voilà une sûreté de coup d’œil
vraiment admirable !
Et revenant à Montauban :
— À moins que vous ne me disiez que trois flacons c’est trop pour
vous, auquel cas je me sacrifierai et boirai une partie de votre part.
— Et puis, il y a autre chose que tu ignores, j’en suis sûr. C’est… Dis-
moi, manges-tu tous les jours, toi ?
— Pourtant…
Et se tâtant consciencieusement :
— Vrai, monsieur ?
— L’affaire des quatre repas. Nous disons quatre fois sept font vingt-
huit. C’est donc vingt-huit repas par semaine que tu fais ! Vingt-huit
repas ! Se peut-il qu’il y ait des gens assez fortunés et assez goinfres pour
s’offrir le luxe de vingt-huit repas par semaine.
— Par mois !… Voulez-vous dire que vous ne faites qu’un repas par
jour ?
— Oh ! s’apitoya Langrogne.
— Tout juste.
— Bonsoir.
— Mais vous disiez tout à l’heure que les rues n’étaient pas sûres la
nuit !
— C’est vrai. Mais un bon lit vaut bien qu’on coure le risque de se
faire étriper, répondit Pontalais, en ouvrant doucement la porte. Ferme,
ajouta-t-il, et fais bonne garde.
Et, rêveur :
« Cette généreuse Mme de Bagnolet qui veut donner cent mille livres
de dot à Primerose… et à qui Primerose, menacée chez elle, n’ose pas
demander l’hospitalité pour une nuit… Car j’ai bien senti qu’elle n’osait
pas… Et c’est sa mère adoptive… celle qui l’a élevée !… Je veux que ma
main dessèche si je touche seulement à une maille venue de cette
respectable dame !… Non, ma foi, elle est trop riche, cette dame de
Bagnolet !… qui doit donner deux millions de dot à sa vraie fille, laquelle
s’habille en homme et se fait appeler sire de Maubert ! »
Une fois encore il y eut une saute dans sa pensée, sans raison
apparente :
N’y plus penser ? C’était plus facile à dire qu’à faire. Cependant il
réussit tout d’abord à chasser cette pensée de son esprit.
Son esprit était reparti sur une nouvelle piste. Mais cette piste,
comme toutes celles qu’il abordait, devait amener fatalement un nom :
celui de Jean de Maubert, qui traînait à sa suite le nom de la dame de
Bagnolet. Et, dès que ces deux noms se présentaient à son esprit,
Montauban ne pouvait plus s’empêcher de penser à cette reine d’Argot
dont il ne s’était jamais inquiété jusque-là.
En somme, le travail se faisait dans son esprit sans qu’il s’en rendît
compte, lentement, obscurément, mais avec une logique implacable. Et il
avait beau s’ingénier, inconsciemment, à faire des tours et des détours,
comme s’il voulait se donner le change à lui-même, ces tours et détours le
ramenaient implacablement dans le bon chemin d’où il avait cherché à
s’évader.
Et il ajouta :
— Au meurtre ! au truand !
— Au guet ! à l’aide !
Enfin, à deux pas de la femme, assis par terre, le dos au mur, blessé
sans doute, se tenait un homme vêtu simplement comme un serviteur de
grande maison, et qui, à en juger par ce qu’on en voyait, quand il était
assis, devait être d’une longueur démesurée. C’était celui-là qui ne cessait
de hurler :
Ils savaient fort bien que ces appels dans la nuit n’attireraient plus
personne : ils étaient trop fréquents. Ils concentraient toute leur attention
sur le brave qui leur tenait vaillamment tête, et, comme ils le sentaient
faiblir, ils redoublaient d’efforts et l’assaillaient ensemble de tous les
côtés à la fois.
Il s’aperçut alors qu’il n’avait plus que deux adversaires devant lui.
Les quatre autres assommés par les formidables massues qu’étaient ses
deux poings, étaient allés rejoindre leurs compagnons au milieu de la
chaussée et ne donnaient plus signe de vie. Ces deux-là étaient si effarés
de leur mésaventure qu’il aurait pu les charger et les expédier sans qu’ils
songeassent seulement à se défendre. Il eut pitié d’eux.
— Tu es entêté, l’ami. Il pourrait t’en cuire. Mais j’ai dit que je vous
faisais grâce à tous les deux et un Montauban ne revient jamais sur sa
parole.
— Attends, dit l’inconnu d’une voix grave et douce, que l’on sentait
habitué à commander, prends d’abord cette bourse.
— Va-t’en !
Il n’eût certes pas mis plus de noble fierté s’il avait eu à dire : « Je
suis François de Valois. » Mais il reprit aussitôt son air et son ton
habituels pour ajouter :
— Hélas ! monsieur, dit le duc attristé, parmi ces sept que vous
croyez que j’ai mis hors de combat, se trouvent deux de mes serviteurs au
sujet desquels vous me voyez bien inquiet.
— Bien, seigneur duc, aussi bien qu’il est possible d’aller quand on a
reçu un coup de massue sur la tête. Heureusement que je l’ai solide, moi,
la tête, sans quoi, je crois bien que c’en était fait de moi.
— Tu n’es pas mort ?… Mais alors, que fais-tu là, grand écornifleur ?
— Pour te donner des airs d’avoir fait ton devoir, grand escroqueur
que tu es, ivrogne, papelard, goinfre, bigame.
— C’est leur manière à eux… Au fond, c’est leur joie de nous voir
vivant, la duchesse et moi, qui se manifeste ainsi. Puis, ne vous y trompez
pas. Ils s’aiment comme deux frères et ne peuvent pas se passer l’un de
l’autre. Mais je ne sais pourquoi, et eux non plus du reste, ils se croient
obligés de dissimuler l’amitié réelle profonde qui les unit.
— Ils ne sont pas très solides, dit le duc de Ponthus mais nous
sommes à peu près arrivés au chemin de la Corderie, où est situé mon
logis. Je pense qu’ils pourront aller jusque-là.
— Pensez-vous que je vais vous laissez aller seul avec ces éclopés qui
ne vous seraient d’aucun secours en cas de péril : Non pas, croix-Dieu ! Je
vous accompagne et ne vous quitterai que lorsque vous serez rentrés en
votre hôtel, Mme la duchesse et vous.
Sans compter les terrains d’en face, derrière les palissades et les
haies desquels on pouvait encore plus facilement se cacher. Et sans
compter les maisons abandonnées, à l’intérieur desquelles il était facile
de pénétrer où l’on pouvait se trouver à la fois à l’abri des regards
indiscrets et des intempéries.
Et pour se consoler :
« Peut-être serai-je plus heureux une autre fois… En tout cas, s’il me
faut en découdre ici, je connaîtrai les lieux. »
Non pas tels que nous les avons vus, mais tels que les avait dépeints
Eustache Coppegorge. C’est-à-dire rendus méconnaissables par des
perruques et des fausses barbes d’un roux ardent, entremêlées de
nombreux fils blancs. Le tout d’ailleurs si bien imité et si bien appliqué
que, même en plein jour, l’œil le plus pénétrant n’eût pas soupçonné la
postiche. Pour compléter la métamorphose, ils avaient quitté le costume
propre, confortable que nous leur connaissons. Tous les deux étaient
revêtus – si on peut dire – d’innommables guenilles et se drapaient
fièrement dans des manteaux troués, effrangés, rapiécés de mille pièces
de couleurs disparates, et que relevait l’interminable colichemarde qu’ils
avaient au côté. Leurs armes étaient la seule partie de leur accoutrement
qu’ils n’avaient pas jugé nécessaire de changer.
Ils n’avaient pas aperçu Montauban au moment où, poussé par cet
instinct sûr qui le guidait, il avait bondi de côté. Ils avançaient sans se
presser et, en marchant, ils s’entretenaient entre eux, sans élever la voix,
par vieille habitude de prudence, sans trop la baisser non plus.
Montauban, qui les observait, eut l’impression qu’ils étaient parfaitement
à leur aise, que l’idée ne les effleurait même pas que, dans ce chemin
désert, à cette heure de la nuit, quelqu’un qui n’était pas un suppôt
d’Argot comme eux pouvait les épier, entendre ce qu’ils disaient.
D’instinct, ils plièrent les épaules, comme s’ils voyaient s’abattre sur
eux la grêle de coups dont Alcyndore ne manquerait pas de les gratifier.
Ils étaient arrivés devant l’hôtel de Ponthus. Ils se turent. Ils vinrent
se placer tout contre la grille et, à travers les barreaux, ils scrutèrent la
longue allée de tilleuls et le bâtiment d’aspect seigneurial qui se trouvait
au bout. Tout paraissait endormi dans la maison. Pas un trait de lumière
ne filtrait au dehors. Ils ne demeurèrent pas longtemps là. Quelques
coups d’œil leur avaient suffi pour étudier et connaître les lieux. On voyait
qu’ils avaient une grande habitude de ces sortes d’expéditions.
— Quelle donzelle ?
— C’est vrai, c’est vrai. Alcyndore 1re est terrible ! Et le pis est qu’elle
nous a ordonné d’avoir les plus grands égards pour cette donzelle et de
nous faire massacrer pour elle plutôt que de laisser toucher à un seul de
ses cheveux.
— Quel bon sens y a-t-il à rechercher des parents qu’on n’a jamais
connus ! Je n’ai jamais connu les miens, moi. Est-ce que je les cherche ?
Est-ce que je tiens à les connaître ? S’ils sont au diable, qu’ils y restent.
S’ils n’y sont pas, qu’ils y aillent, par toutes les potences et tous tes gibets
du monde !
— C’est comme pour les bateaux de sel que nous attendons toujours
et qui n’arrivent jamais. Qu’est-ce que tu crois qu’ils contiennent, toi, ces
bateaux de sel ?
— J’ai réfléchi que ce n’est pas pour des sacs de sel qu’on immobilise
Noirville et toute sa damnée prévôtaille à l’Arsenal.
— Écoute donc, des bateaux chargés de sel, cela représente une belle
somme d’argent.
— Je te dis que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez,
s’emporte Esclaireau-les-Mains-Rouges. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien
représenter ces bateaux de sel ! Cinquante mille livres ? Cent mille
livres ? Mettons cent mille, si tu veux. Et tu crois que c’est pour une si
petite somme que Jean Morin, le prévôt des marchands, de plus en plus
jaune d’inquiétude, s’en vient chaque jour conférer avec Noirville ?… Tu
crois que c’est pour si peu que Noirville, ses lieutenants et toute sa
prévôtaille, que l’enfer les engloutisse, négligent la police de la ville ?… si
bien que pour nous, truands de petite et grande truanderie, c’est le
paradis, le rêve, l’âge d’or, quoi !
— Pas moins.
— Et Alcyndore le savait ?
Et, soupçonneux :
Montauban les avait suivis pas à pas dans toutes leurs évolutions.
Pas une fois ; ils n’avaient éventé sa présence derrière eux. C’était
pourtant des fins limiers qui avaient le flair particulièrement subtil. Mais
ils avaient affaire à forte partie. Et ils étaient partis sans soupçonner un
seul instant que chacune des paroles qu’ils avaient eu l’imprudence de
prononcer sur ce chemin qu’ils croyaient désert, avait été avidement
recueillie par une oreille indiscrète.
Ici nous devons dire qu’il exultait : nous ne voulons pas le faire plus
beau que nature, et nous sommes obligés de reconnaître qu’il n’était pas
tout à fait désintéressé en cette circonstance. Il se disait que le roi
récompenserait royalement l’homme qui lui aurait sauvé la vie. Bref, pour
tout dire, il voyait le commencement de sa fortune dans cette aventure. Et
une fortune qui pouvait, qui devait être éblouissante si on s’en rapportait
à la générosité bien connue du roi. Ceci fera peut-être baisser notre héros
dans l’estime du lecteur. Nous ferons remarquer que quelques instants
plus tôt, il n’avait pas hésité à répondre à l’appel de la voix inconnue qui
s’écriait : À l’aide ! dans la rue du Temple. Il avait alors, foncé sans se
demander qui pouvait être celui au secours duquel il volait.
Non, il ne pensa pas à cela. Il ne pensa qu’à une chose : c’est qu’il
allait peut-être arriver trop tard pour donner au dauphin et à ses favoris
la leçon qu’il avait résolu de leur infliger. Car c’est ce bel exploit qu’il
rêvait d’accomplir avant l’autre, celui du lendemain, qui devait le faire
riche en lui assurant la faveur du roi. Puisqu’il avait mis Primerose en
sûreté chez la bonne Guillemette Pimprenelle, ce qu’il avait de mieux à
faire, c’était de se tenir tranquille et de laisser le dauphin Henri se casser
le nez devant le logis vide. Au reste, c’était ce que lui avait conseillé
Pontalais, toujours prudent et avisé. En bon Breton qu’il était,
Montauban n’avait pas voulu en démordre. Et maintenant il se hâtait de
plus en plus, il courait presque par les rues désertes et noires.
Et, craignant déjà de les avoir fâchés, d’un ton plus doux, se faisant
conciliant :
— Voyons, mes amis, soyez justes : de Ville ne peut être avec nous,
puisque vous lui avez laissé ignorer cette expédition, dont tout le mérite
vous revient.
Pris d’un accès de rage, il sortit son bras droit de l’écharpe qui le
soutenait et l’agita rudement, sans tenir compte de la douleur que lui
causait ce mouvement précipité il fallut se rendre à l’évidence : il ne
pouvait pas encore se servir de son bras. Il est vrai qu’il maniait assez
proprement l’épée de la main gauche. Tout de même pas assez pour tenir
tête à la fois à deux escrimeurs de la force de Roncherolles et Saint-
André. Et puis il ne s’agissait pas de leur tenir tête mais bien de les tuer.
— Ainsi, fit le dauphin après un court silence, ce truand t’a dit qu’il
avait mis en sûreté celle qu’il appelle sa fiancée ?
Et redevenant sincère :
— Et puis, qui sait si devant la porte, nous n’allons pas nous heurter
à ce démon d’enfer ?
C’était une mauvaise inspiration qu’il avait eue là. Henri, comme
son père, comme toute cette race de Valois à qui il faut rendre cette
justice, Henri était brave. Il n’eût pas été brave que la jalousie et la
curiosité eussent suffi à le pousser en avant.
— Allons, ajouta-t-il.
Il était donc à peu près certain qu’ils allaient trouver le logis vide et
qu’il n’aurait pas à intervenir. Il en éprouva un réel soulagement. Si
décidé qu’il fût, il ne pouvait pas ne pas être satisfait de voir qu’il n’aurait
pas à accomplir l’acte formidable auquel il avait songé et devant lequel il
ne reculerait pas si besoin était. Non seulement il se persuadait qu’ils ne
trouveraient pas Primerose chez elle – et nous savons qu’il ne se trompait
pas – mais encore il eût volontiers parié qu’ils trouveraient Montauban
devant la porte, ainsi qu’il l’avait dit au dauphin.
— Dieu me pardonne, je crois bien qu’il avait fini par nous faire
peur !
— Par Dieu, puisque nous avons tant fait que de venir jusqu’ici, je
veux m’assurer par moi-même si vraiment le nid est vide, comme le dit si
bien de Ville. Ouvre.
— Entrez, monseigneur.
Nous avons dit que leur premier mouvement à tous avait été de se
mettre hors de ta portée de celui que de Ville leur avait dit être le diable
en personne. Pendant ce temps, ils le dévoraient des yeux. Peut-être
s’étaient-ils imaginé qu’ils allaient voir quelque monstre repoussant,
effrayant. Ils furent tout étonnés de voir un jeune homme de mine fière,
au visage étincelant, fort beau garçon, ma foi ! et qui les regardait de son
côté avec cette froide assurance d’un homme conscient de sa force et de
sa valeur. Et comme rien dans ce jeune homme – plus jeune qu’eux
assurément – n’indiquait l’extraordinaire vigueur dont de Ville le
prétendait doué ils se remirent vite.
Montauban, sans en avoir l’air, ne les perdait pas de vue ni les uns
ni les autres. Le coup de traître de Saint-André avait été porté avec la
rapidité de la foudre. Montauban avait encore l’épée au fourreau à ce
moment, Saint-André pouvait croire – et il crut en effet – que son coup
ne serait pas paré, que celui à qui il le destinait tomberait comme une
masse frappé à mort. Montauban vit venir le coup et il l’esquiva en
rejetant le buste de côté. En même temps, sans qu’il fût possible de savoir
comment, tant le mouvement fut accompli avec rapidité, il se trouva
l’épée au poing.
— Sus à l’insolent !
Et tous les deux attaquèrent en même temps avec une furie qui
n’excluait pas une certaine méthode. Montauban se contenta de parer. Il
le faisait comme en se jouant, sans paraître prêter la moindre attention à
eux. Et tout en parant, de sa voix railleuse où l’on sentait gronder la
colère qu’avait déchaînée en lui cette double attaque aussi lâche que
déloyale, il lançait :
De Ville répondit par des grognements confus, par des injures plus
distinctes et par une série de jurons épouvantables, le tout sans bouger de
sa place, à côté du dauphin. Et Montauban, qui, malgré sa colère,
montrait un calme glacial, Montauban traduisit :
Henri avait écouté avec rage ces insolences débitées d’une voix âpre,
avec l’intention froidement préméditée de fouailler. Et nous devons
reconnaître qu’il avait eu un mouvement de révolte. Un instant de velléité
lui était venue de dégainer et de venir s’aligner à côté de ses deux favoris.
Il avait même été jusqu’à crisper le poing sur la poignée de sa rapière et
peut-être se serait-il laissé aller si de Ville, voyant ce geste significatif, ne
l’avait saisi par le bras et ne lui avait glissé à l’oreille :
Et le dauphin, qui finissait par croire qu’il disait vrai, avait pris son
air le plus dédaigneux pour écouter la fin de la folie bravade de
Montauban.
— Ce n’est rien, railla Montauban, vous voilà marqués tous les trois,
dignes ruffians.
Alors, il rengaina d’un geste qui, à lui seul, était une insulte, et d’un
pas violent, il alla au dauphin.
— Dans un mois, ils seront sur pied tous les deux. J’eusse été fâché
de les avoir tués. Après tout, ils ne sont pas les plus coupables, eux.
« C’est le fils du roi de France !… Celui qui, un jour, sera roi à son
tour !… J’ai peut-être été un peu loin tout de même !… »
— C’est que vous m’aviez dit que vous aviez peur, la nuit, dans les
rues.
— Non, monsieur.
— J’ai vu oui, monsieur. Pour ce qui est d’être satisfait, c’est une
autre chanson.
— Certes !
— Sans doute.
— Eh bien ! soyez tranquille. Aussi vrai que Jupiter est le dieu des
dieux, Vénus la plus belle des déesses, et Vulcain le plus laid des dieux et
des mortels, vous y parviendrez aisément. Aussi bien, vous faites tout ce
qu’il faut pour cela.
Et, drapé de son grand manteau écarlate, il allait s’éloigner d’un pas
théâtral, lorsque Montauban, le prenant par le bras, l’arrêta. Et
changeant complètement le ton, avec un grand sérieux et une grande
douceur :
— Donc, dit-il, vous avez voulu voir et entendre, et vous êtes venu
vous poster dans ce trou ?
Par contre, Pontalais se fit plus acrimonieux. Et comme s’il était
accusé d’un crime monstrueux, il se défendit avec aigreur :
— Si c’est pour boire à votre santé, nous ne vous ferons pas l’affront
de vous refuser, dit Esclaireau-les-Mains-Rouges avec une sinistre
amabilité.
Et ils escamotèrent les pièces d’or avec une agilité qui tenait du
prodige. Seulement, Barbiton-la-Hure, qui était très fier d’avoir tourné un
si beau compliment, se demandait maintenant, tout perplexe, pourquoi
son compagnon lui avait administré un si violent coup de coude dans les
côtes.
— Au diable ! S’il faut peser toutes ses paroles, tourner sept fois sa
langue dans sa bouche avant de lâcher un mot, la vie ne sera plus
possible !
Montauban qui n’avait pas perdu une seule de leurs paroles, les
suivait toujours. Non plus parce qu’il avait intérêt à les suivre ;
simplement parce que c’était son chemin. Et en les suivant, il entendait
encore ce qu’ils disaient, car ils continuaient à bavarder, se rattrapant de
leur longue contrainte.
Ils étaient dans la rue des Quatre-Fils-Aymon. Ils allèrent tout droit
à un cabaret de bas étage dont les lumières perçant à travers les vitraux
poussiéreux, laissaient couler une lueur blafarde jusqu’au milieu de la
chaussée. Ils y entrèrent délibérément.
— Venez, Alcyndore vous attend dans son retrait où elle est avec
Choppin-le-Gentilhomme.
Et ils le suivaient en silence. D’ailleurs, il est certain qu’ils
connaissaient parfaitement la maison, car, en traversant une succession
de pièces à peine éclairées par des veilleuses d’argent suspendues aux
plafonds, ils marchaient avec l’assurance de gens qui savent très bien où
ils vont.
Mme de Bagnolet était assise dans son fauteuil. En face d’elle, debout
et près d’une torchère qui l’éclairait violemment se tenait sa fille sous le
costume masculin qui faisait d’elle le sire de Maubert. Et près de Jean de
Maubert, debout comme lui sous le feu des cires, se tenait Choppin-le-
Gentilhomme : l’amoureux jaloux d’Alcyndore. Il portait un costume
absolument pareil à celui d’Alcyndore. Même coupe, même étoffe, même
nuance. Ses armes étaient les mêmes et il se parait du même nombre de
bijoux tout pareils. Il avait la même petite moustache retroussée, la même
longue chevelure blonde. Seulement chez lui cette chevelure blonde était
une perruque. Et cette perruque était un pur chef d’œuvre d’imitation.
Elle se tourna vers les deux nouveaux venus et, avec son immuable
sourire :
— Voilà qui est concluant, dit Mme de Bagnolet sans prêter attention
à la mine vexée d’Esclaireau-les-Mains-Rouges.
Et elle conseilla :
— N’importe, Claude, tiens-toi le plus possible dans l’ombre, à
l’écart, et ne dit que ce qu’il est indispensable de dire.
— C’est compris.
— En route, alors.
Ils sortirent tous, laissant Mme de Bagnolet seule dans son retrait.
— Dieu garde celle qui nous garde tous, nous autres pauvres gueux !
Ils partirent non pas tous ensemble, mais deux par deux. Par la rue
des Poulies (qui faisait suite à la rue de Paradis et devait comme elle,
prendre plus tard le nom de rue des Franc-bourgeois), ils allèrent tous se
poster à l’angle de la rue Sainte-Catherine. Et ils s’y terrèrent si bien que
lorsque Alcyndore, quelques instants plus tard passa par là, elle les
chercha des yeux sans les découvrir. Mais elle savait bien qu’ils étaient là,
quelque part, et elle s’en alla toute seule bien tranquille. Elle s’arrêta
quelques pas plus loin et se blottit à côté de deux hommes qui
l’attendaient là. Dans la rue Vieille-du-Temple, aux environs de l’hôtel de
Savigny, deux culs-de-jatte, parfaitement invisibles, se tenaient, l’un près
de la rue des Poulies, l’autre près de la rue des Rosiers.
— Il est temps d’en finir, disait Henri, d’une voix où l’on sentait
vibrer une colère furieuse. Hier soir, pas plus tard qu’hier soir, j’ai été
insulté, menacé par ce truand qui s’appelle Montauban. Ce sacripant, qui
avait déjà blessé de Ville, a décousu, hier. Roncherolles et Saint-André,
qui en ont pour un mois à garder la chambre. Ce matin, je suis allé porter
plainte au roi. Sais-tu ce qu’il m’a répondu ?
— C’est celui dont tu vas épouser la sœur. Car tu vas te marier, m’as-
tu dit ! fit Henri, évitant encore de répondre.
François vit très bien qu’il était tombé dans son habituelle
indécision. Dans l’ombre, il eut un mince sourire de mépris. Et comme il
n’était pas homme à lâcher prise, il répéta froidement sa question :
— Quand tu voudras, répondit Henri qui vit qu’il n’y avait plus
moyen de reculer, à moins de se rétracter carrément.
Ils s’étaient arrêtés un instant. Ils reprirent leur marche. Ils allèrent
lentement. Il y eut un silence.
— Je l’espère, monseigneur.
— Plus riche que le roi, oui. Plus riche que vous, non, monseigneur,
parce que tout ce que je posséderai vous appartiendra, répliqua d’Aumale
avec toutes les apparences de la sincérité et du dévouement le plus
absolu.
Et, curieux :
— Oui, monseigneur.
— Il se met donc sur la paille pour l’amour de sa sœur ?
Et naïvement :
— Nous verrons, nous verrons, fit Henri qui reprit son air réservé.
Et tout à coup, sans savoir comment, ils trouvèrent devant eux, leur
barrant le passage, un groupe formidable de démons dépenaillés,
grimaçants, qui semblaient, surgis de terre.
Et conciliant :
— Ils sont au moins une dizaine. Nous n’en viendrons pas à bout…
Et puis des truands, fi !… donne-leur ta bourse et qu’ils nous laissent
passer.
Il avait parlé assez haut pour être entendu des truands qui
ignoraient à qui ils avaient affaire et qui, au surplus ne s’en inquiétaient
guère. Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure craignirent que
d’Aumale n’obéit à l’ordre qu’on lui donnait. Ceci ne faisait pas leur
affaire. Il leur fallait une bataille. Ils ne s’attardèrent pas davantage. Ils
chargèrent aussitôt en hurlant :
— Sus !… Pille !…
Aussitôt les coups se mirent à pleuvoir dru comme grêle sur les deux
récalcitrants. Le dauphin, assailli de toutes parts, ne pouvant ni ne
voulant laisser faire toute la besogne à d’Aumale, avait dégainé vivement
et parait de son mieux les coups qui lui étaient portés. Et il avait fort à
faire.
D’Aumale, lui, ne se contentait pas de parer, il rendait coup pour
coup. Et il eut la satisfaction de constater que deux de ses coups avaient
porté ; deux assaillants durent quitter la partie en poussant des
hurlements de douleur. Malheureusement ce petit succès exaspéra la
fureur des truands.
Et le miracle se produisit.
Ce fut d’ailleurs tout ce qu’il put voir, tout ce qu’il put se dire. Dans
le même instant, il sentit comme une déchirure à l’épaule, suivie d’un
choc violent à la tête. Et il tomba évanoui, réellement, lui.
— Je le bénis encore plus que vous, moi qui, à l’heure actuelle, serais
mort sans vous ! répliqua d’Aumale très ému.
Et, avec une inquiétude qui n’était pas tout à fait simulée, elle se
pencha à son tour, aida d’Aumale. Tous les deux défirent vivement le
pourpoint, visitèrent le blessé.
— C’est que je devrais être aux armées, moi ! Et j’étais avec lui !… à
l’insu du roi ! S’il arrive un malheur, qui sait si on ne me soupçonnera
pas !… Si je ne serai pas accusé !… Sang-Dieu ! que l’enfer engloutisse le
truand qui a porté ce coup…
— Venez, seigneur comte, vous oubliez que ma maison est ici près.
Elle avait mis tant de gravité inquiète à prononcer ces paroles que le
comte, impressionné malgré lui, s’informa :
— Diable ! Et qui est donc cet homme si terrible que vous, sire de
Maubert, paraissez le redouter ?
— Est-ce parce qu’il vous a battu que vous prenez sa défense avec
tant de chaleur ? sourit d’Aumale.
Ils étaient arrivés devant la maison. Alcyndore prit une clef dans son
escarcelle et ouvrit. Ils entrèrent. Comme ils étaient dans le vestibule et y
faisaient quelque bruit, la dame de Bagnolet parut en disant d’une voix
angoissée :
— Eh bien ! fit-elle, c’est ma mère. Et telle que vous la voyez là, elle a
trente-cinq ans sonnés. Seulement, ne lui dites pas que je vous ai révélé
son âge. C’est qu’elle est coquette en diable et ne me le pardonnerait pas.
— Ainsi, c’est bien vrai ? C’est bien Mme votre mère ? insista
d’Aumale, incrédule.
— Ma mère, dit-elle avec un respect qui n’était pas feint, vous plaît-il
que je fasse réveiller ma sœur Loïse ?
Et elle accompagnait, ces mots d’un regard qui signifia qu’elle avait
ses raisons à elle pour agir ainsi qu’elle faisait.
Alcyndore sortit. Sous son calme apparent, elle était assez inquiète.
Elle se demandait quelle raison mystérieuse avait la dame de Bagnolet de
faire assister Primerose à une entrevue où il n’avait jamais été question
qu’elle assisterait. Mais comme elle savait qu’il n’y avait pas à discuter un
ordre d’elle, chez elle, elle se résigna à obéir.
« Où diable suis-je donc ? Par le jour de Dieu, c’est ici le palais des
merveilles ! »
Il jeta un autre coup d’œil sur Mme de Bagnolet. Elle produisit sur
lui à peu près le même effet qu’elle avait produit sur d’Aumale. Et il
ajouta dans son esprit :
— Ce n’est rien, fit la dame de Bagnolet de son air placide, avec cette
compresse que je vais vous poser, vous serez vite soulagé.
Le dauphin, lui, n’avait pas les mêmes raisons que d’Aumale désirer
rester dans la maison. Au contraire, il tenait à rentrer chez lui, à l’hôtel
des Tournelles. Il n’était pas sérieusement atteint, il s’en rendait très bien
compte. Et il sentait qu’il n’éprouverait aucune difficulté à faire le trajet,
point trop long en somme, de la rue Sainte-Catherine à la rue Saint-
Antoine. Il allait donc décliner poliment l’invitation. À ce moment,
Choppin-le-Gentilhomme s’écria :
Et Alcyndore entra.
Elle portait cette ample robe de laine blanche toute simple, toute
unie que nous lui avons déjà vue et sous laquelle, probablement elle
dissimulait son costume masculin. Elle avait le cou dégagé, ses beaux
bras d’un blanc laiteux nus jusqu’aux coudes. Pas le moindre bijou. Son
opulente chevelure naturellement ondulée et bouclée, retombait sur ses
épaules comme un voile d’or fin. Dans cette chevelure, posé
négligemment, comme au hasard, un petit nœud de ruban. Son
admirable carnation de blonde s’avivait encore du rose vif qui
empourprait ses joues.
Elle s’avança, non pas timide, rougissante et les yeux baissés, selon
la traditionnelle convention qui voulait – et qui le veut encore – que tel
fût le maintien de ce que l’on appelle « une jeune fille bien élevée », elle
s’avança avec une aisance gracieuse, un naturel rempli d’une dignité
charmante. Dédaigneuse des hypocrisies convenues, elle n’affecta pas de
tenir ses magnifiques yeux noirs pudiquement baissés. Au contraire, sans
fausse timidité, comme sans effronterie, franchement, loyalement,
hardiment, elle fixa un instant tout son regard sur chacun des deux
visiteurs, qu’elle gratifia à tour de rôle d’un sourire charmeur et d’une
révérence impeccable au point de vue de l’étiquette fort rigoriste d’alors,
et que pourtant elle sut rendre bien personnelle et infiniment gracieuse.
Le dauphin d’abord.
Henri continuait sans vouloir voir les coups d’œil expressifs que lui
lançait François.
— Celui que votre fils a arraché à la mort, celui à qui vous avez
prodigué des soins touchants dont il gardera un souvenir éternel, celui-là,
madame, est le dauphin, l’héritier de la couronne de France.
Il avait prononcé cela non pas avec cet air majestueux qu’il savait
fort bien prendre quand il le voulait et qui s’alliait d’ailleurs avec sa haute
prestance, mais avec un air de bienveillante simplicité d’autant plus
remarquable qu’il avait naturellement fort grand air.
Alcyndore fixa un instant son œil profond sur d’Aumale et, avec un
sourire qui semblait s’excuser, elle fit non de la tête.
Mme de Bagnolet reprit avec son plus gracieux sourire et cet air de
douce autorité qui lui était particulier, et qu’elle dissimulait sous des
minauderies qui, d’ailleurs, lui allaient à ravir.
— Madame, gardé par des geôliers tels que vous et madame votre
fille, la prison la plus sinistre m’apparaîtrait comme un vrai paradis.
Faites de moi ce que vous voudrez. Je me livre à vous, pieds et poings liés.
Ils sortirent tous les trois. Ils traversèrent plusieurs pièces, toutes
meublées avec le même luxe prodigieux, et doucement éclairées par des
veilleuses. Dans une de ces pièces, Choppin-le-Gentilhomme s’arrêta. Et,
obéissant à un ordre muet d’Alcyndore :
— Ainsi, insista d’Aumale, vous ne savez pas qui je suis, vous n’en
avez pas le moindre soupçon ?
— C’est exact, madame. Sauf que le sire de Maubert n’a pas employé
à votre égard les expressions dont vous venez de vous servir, et qui me
paraissent peu indulgentes.
— Ceci est d’un galant chevalier, dit-elle, sans qu’il fût possible de
démêler si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Ce que je veux vous
demander est à la fois très simple et très compliqué, très facile et très
difficile.
Elle riva sur lui l’éclat fascinateur de ses magnifiques yeux noirs.
Elle le fouilla jusqu’au fond du cœur. C’était un grand garçon bien
charpenté ce que l’on est convenu d’appeler un bel homme. Il avait les
manières rudes d’un soldat qu’il était. Mais cette rudesse était corrigée
par cette hautaine élégance qui devait caractériser tous les Guises. Il avait
cette physionomie froide, fermée de l’ambitieux forcené qui demeure
inaccessible à tout ce qui n’est pas son ambition : la plus terrible, la plus
tenace, la plus exclusive des passions.
C’était une victoire dont elle eût pu à juste raison se montrer fière,
qui eût dû l’enivrer. Et cependant une ombre fugitive passa sur son front
pur, un voile obscurcit l’éclat de ses beaux yeux, et quelque chose, comme
un soupir étouffé souleva son sein palpitant. Ce fut si rapide d’ailleurs
qu’il n’eut pas le temps de s’en apercevoir. Elle se ressaisit aussitôt, sa
volonté toute-puissante brisa implacablement l’instinctive révolte de ses
sentiments secrets, effaça toute apparence d’émotion. Et sûre de le
dominer, d’asservir sa volonté à sa propre volonté, elle attaqua de sa voix
grave, si harmonieuse :
— Mon époux, quel qu’il soit, trouvera en moi une femme dévouée
et fidèle jusqu’à la mort. Par contre, j’exige la même fidélité de lui. Toute
à lui, tout à moi, voilà ma devise. Entre nous, je ne veux voir aucun être
vivant se dresser.
— Je vous jure fidélité jusqu’à la mort. Entre nous, nul être vivant ne
se dressera. Je serai tout à vous, comme vous serez toute à moi. Que la
foudre m’écrase si je manque jamais à ce serment.
— Non, fit-il tout épanoui. Je vous dirai même, aveu pour aveu, que,
si démesurée que soit votre ambition, elle n’ira jamais plus loin que la
mienne.
— Allons, dit-elle, je crois que nous sommes faits l’un pour l’autre.
— Dites toujours. Il vaut mieux que tout soit bien entendu entre
nous. Ne laissez pas un doute, une incertitude subsister dans votre esprit.
— Notre mariage doit être célébré le plus tôt possible. N’est-ce pas
votre avis ?
— Tout à l’ait, dit-il en la couvant d’un regard ardent.
— Nous nous sommes fixé un but que nous voulons atteindre le plus
vite qu’il sera possible. Nous ne pouvons rien faire tant que le roi
François sera vivant. Il faut que le roi disparaisse, qu’il cède la place au
dauphin qui vous est acquis.
C’était une jeune fille de dix-huit ans qui parlait ainsi à un jeune
homme de vingt-cinq ans. C’était un entretien d’amour qu’ils devaient
avoir. Et ils aboutissaient à cela. Il n’y prit pas garde d’ailleurs. Il admira
sincèrement :
— Par le corps de Dieu ! vous êtes plus forte que moi ! J’allais
m’embarquer dans une affaire comme un étourneau, sans prendre mes
précautions !…
Elle fit tant et si bien que le nuage qui avait un instant assombri le
front du dauphin se dissipa. Sans oublier Alcyndore, à laquelle il
s’étonnait de penser ainsi, le temps ne lui parut pas trop long. Il
s’intéressa à la conversation primesautière de cette jolie femme qui, tout
en demeurant irréprochablement correcte n’avait rien des airs guindés et
prétentieux que l’implacable étiquette imposait à la cour. Il rit de bon
cœur, plus d’une fois, à quelques-unes de ses boutades, et s’amusa
franchement, comme il ne s’était jamais amusé, au récit de quelques
anecdotes peu banales, inconnues de lui, qu’elle raconta.
Ici, le dauphin eut un sursaut violent et, emporté malgré lui, s’écria :
— Voilà qui est particulier ! s’étonna Henri. Votre fille n’habite pas
avec vous !
Mme de Bagnolet, qui avait sans doute de bonnes raisons pour agir
ainsi, avait arrangé les choses de telle manière que le comte d’Aumale et
le dauphin se trouvaient logés aux deux extrémités opposées de la vaste
demeure. Le comte partit donc de son côté, guidé par Choppin-le-
Gentilhomme. Le dauphin s’en alla d’un autre côté, accompagné par
Alcyndore et par Mme de Bagnolet qui portait un flambeau allumé.
Et s’interrompant brusquement :
Elle passa sans ajouter un mot, en accentuant son sourire ; elle avait
saisi au passage le tressaillement du dauphin et l’étrange regard qu’il
avait jeté sur cette porte.
Elle demeura une seconde immobile devant cette porte qui venait de
se fermer sur elle, tendant l’oreille. Le silence planait sur la fastueuse
demeure qui s’assoupissait enfin. De Bagnolet n’entendant aucun bruit se
coula comme une ombre silencieuse dans la demi-obscurité du couloir.
Elle alla ainsi jusqu’à la porte qu’elle avait désignée au dauphin, l’ouvrit
sans bruit et se glissa à l’intérieur.
De tout cela, il lui apparaissait que satisfaire ses deux caprices était
tout à fait impossible. Il fallait absolument faire un choix entre ses
passions : celle de la veille et celle du jour. Autrement dit : entre
Primerose et Alcyndore (Loïse pour lui).
Henri souffla. Son regard se posa d’abord sur la dormeuse, puis fit
rapidement le tour de la pièce. Il y avait deux portes visibles dans cette
pièce. Glissant sur le tapis, retenant son souffle, le poing crispé sur le
manche de la dague, tout pareil à un vulgaire larron qui ne veut pas se
laisser surprendre au moment où il fracturera les coffres, il alla à ces deux
portes, les entrebâilla, s’assura qu’il n’y avait personne, qu’elles n’avaient
pas d’autre issue par où il serait possible de le prendre sur le fait.
— Çà, que fais-je ici ?… Comment y suis-je venu ?… Quel vertige m’a
emporté ?… Moi, violer l’hospitalité reçue !… Jour de Dieu, elle a raison,
cent fois raison !… Ceci n’est, pas le fait d’un gentilhomme !… Fi ! je ne
me pardonnerais jamais une telle vilenie !…
Ainsi, pour lui, violer la pure enfant étendue devant lui était une
chose sans conséquence. Violer l’hospitalité était une vilenie qu’il ne se
fût pas pardonnée.
Mme de Bagnolet, qui dardait sur lui un œil étincelant, le vit soudain
se diriger résolument vers la porte et l’ouvrir, sans avoir jeté même un
regard sur le corps inerte de Primerose – peut-être dans la crainte de ne
pouvoir résister à la tentation. Elle le vit partir et elle fit un bond si
brusque, si violent, que le siège sur lequel elle se tenait assise alla rouler
loin derrière elle, avec fracas. Et redressée, échevelée, hagarde, pareille à
une furie déchaînée, elle hoqueta :
Elle se rua comme une folle. Le dauphin était déjà parti. Elle sauta
sur la porte qui donnait sur le couloir. Elle l’ouvrit juste à point pour voir
la porte du dauphin se refermer sans bruit. Elle éclata, prise d’un accès de
fureur terrible :
— Ça, un homme ! Ça !… Un chien, moins qu’un chien !… Un rien,
moins que rien !
— Moins que ça !…
En disant ces mots, d’un signe de tête, elle désignait les fleurs. Elle
paraissait très calme, très résolue. Mme de Bagnolet aussi avait son
habituel sourire. Elle paraissait avoir complètement oublié sa déconvenue
de la veille et l’accès de fureur terrible qui l’avait suivie. Sans en avoir
l’air, elle observait sa fille avec une attention soutenue. Peut-être
découvrait-elle des signes inquiétants sous ce calme apparent qui ne
trompait pas son œil de mère.
— Oui, ma mère.
— Tu vois plus clair que moi. Moi, je ne m’en suis aperçue que ce
matin. Et c’est bien dommage, car si je m’en étais aperçue hier, je n’aurais
pas fait une sottise qui m’a amené une grosse déception.
Elle se leva, alla à sa fille, lui mit les deux mains sur les épaules, la
tint, sous le feu de son regard, et d’une voix changée, très douce, presque
plaintive :
Elle disait cela de sa voix calme, comme si elle avait parlé d’une
autre que d’elle-même. Elle semblait mettre tout son orgueil à ne pas
éclater en sanglots, même devant sa mère. Celle-ci, qui la fouillait
toujours de son regard pénétrant, hocha la tête et :
— Soit tranquille, promit de Bagnolet. J’ai reçu hier une leçon que je
n’oublierai pas de sitôt.
Montauban avait ouvert les yeux et les oreilles tout grands. Mais il
avait eu beau fouiller le visage de gracieuse poupée de Mme de Bagnolet, il
avait eu beau passer au crible ses moindres paroles, ses intonations, ses
gestes, il n’avait rien découvert de suspect. Cependant, si la vue et l’ouïe
s’étaient trouvées en défaut, cet autre sens, très aigu chez lui que l’on
désigne sous le nom de flair, l’avait plus que jamais averti, avait de plus
en plus enfoncé en lui cette conviction que, dans cette maison, tout,
choses et gens, était louche. Ce luxe prodigieux surtout, ce luxe qui avait
ébloui d’Aumale et le dauphin lui-même, lui inspira une insurmontable
méfiance.
C’est ainsi qu’il était allé plusieurs fois à la Cour des Miracles. Il
s’était rendu au cabaret borgne des Bons Garçon, rue Jehan-Pain-Mollet.
Et si Montauban avait pu l’y voir, il n’eut pas été peu surpris de le voir
attablé avec Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure, buvant et
s’entretenant familièrement avec eux.
Pourtant, il n’avait dormi que d’un œil, comme bien on pense. Vers
une heure du matin, Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure
s’étaient réveillés. Ils avaient réveillé Primerose qui s’était assoupie pour
de bon. Et ils étaient sortis.
À ce moment, une ombre se dressa soudain à son côté, sans qu’il eût
pu dire d’où elle était sortie, et une voix rocailleuse, sur un ton plutôt
goguenard, prononça :
— Il est dangereux de tourner autour du porc qui sommeille, on
risque de le réveiller, voyez-vous, et alors, gare à l’imprudent : le porc
pique. Il pique si rudement qu’on en crève.
Il n’en eut pas le temps. Une autre ombre, comme un diable surgi
d’une boîte, se dressa, aussi soudainement que la première, à son autre
côté. Il se trouva pris entre ces deux apparitions qui ne paraissaient pas
animées des meilleures intentions. Et cela s’était accompli avec une
rapidité qui eût déconcerté tout autre que lui. Il se disposait déjà à en
découdre. À ce moment, il sentit que la nouvelle apparition lui serrait la
main avec force, dans l’ombre. Et une voix qu’il reconnut aussitôt pour
celle de Pontalais répondit pour lui :
— Je réponds pour lui parce que je suis un cagou et qu’il est lui, un
orphelin qu’Alcyndore m’a chargé de former, répondit Pontalais.
— Quand je la verrai, demain, je lui dirai qu’à l’avenir elle fera bien
de te consulter sur le choix de ses recrues, toi, Thomas Longue-Oreille.
— Et fait bien tout ce qu’elle fait, ajouta Pontalais d’un air pénétré.
Et prenant Montauban par le bras, qu’il lui serra avec force, sur un
ton impérieux :
« Sur la croix Dieu, ce sont les fameux sacs de sel qui contiennent
deux millions en or !… Et moi, j’aide ces truands à les voler !…
Sangdieu !… »
Ils étaient bien une cinquantaine autour de lui, tous vigoureux, bien
découplés et solidement armés. Malgré cela, l’idée qu’il prêtait la main à
un vol le souleva d’une telle indignation qu’il fut sur le point d’éclater, de
se livrer à une de ces bravades folles dans lesquelles il se lançait tête
baissée, sans réfléchir. Par bonheur, ses yeux tombèrent sur Primerose au
haut de l’escalier. Il comprit que c’en était fait d’elle s’il bronchait. Il
voulait bien sacrifier sa peau. Il ne voulut, pas l’exposer, elle.
— Du sel, oui, dit Montauban qui reprit son air froid. Du sel qui
appartient au roi. Que ces truands lui ont volé. Et que j’ai volé avec eux,
pour eux, puisque je les ai aidés !… Moi, un Montauban !…
— Mieux eût valu cent fois être déchiré en mille morceaux plutôt
que de me faire le complice d’un vol !
— Pardon, mais c’est que Mme Primerose eût subi le même sort que
nous.
— Alors, rien ne sert de récriminer. Ce qui est fait est fait et il n’y a
plus à y revenir, grogna Pontalais.
— Oui.
— Vous avez toujours des idées biscornues qui ne sont pas celles de
tout le monde. Il faut être fou, fou à lier, pour refuser cent mille livres en
bel et bon or.
— Pourquoi ?
— Mais, fit vivement Montauban, je vous prie de croire que telle est
bien mon intention ! Et, je ne veux aucune récompense pour cela ! J’ai
aidé à détrousser le roi, je dois réparer le mal que j’ai fait. Mon honneur y
est engagé. Et je n’aurai de cesse ni de trêve que je ne l’aie fait.
— Vous savez, reprit Pontalais, que, sans que cela y paraisse, l’hôtel
de Nesle est gardé. Et bien gardé, je vous en réponds. Comment vous y
prendrez-vous pour entrer là dedans et surtout, pour enlever les sacs ?
— J’aime mieux être haché menu comme chair à pâté que de vivre
avec cette tache à mon blason.
Ceci était dit très simplement, mais avec un air tel que Pontalais
comprit qu’il n’en démordrait pas et irait se faire massacrer plutôt que de
garder cette tache à son blason, comme il disait. Il demeura un instant
rêveur et haussant les épaules :
— Mais diantre soit de vous, n’allez pas vous imaginer que c’est chez
Mme de Bagnolet que ces sacs vont être transportés ! Est-ce que vous vous
figurez sérieusement que la noble dame de Bagnolet peut avoir la
moindre accointance avec des suppôts d’Argot ?
À demi fous, les deux prévôts s’étaient rués pour se saisir des
bateliers qui avaient amener les bateaux. Car en pareille circonstance, le
premier soin de l’autorité est de se saisir de quelqu’un. N’importe qui.
Mais les bateliers avaient disparu, tous.
Telle était la vérité vraie. Mais cela, personne ne le disait, parce que
très peu de personnes le savaient et que, de ces personnes, les unes
avaient intérêt à se taire, les autres avaient reçu de telles menaces et
craignaient tellement de se voir compromises dans cette affaire qui
sentait le fagot, qu’elles se fussent coupé la langue avec les dents plutôt
que de parler.
Il n’arriva pas trop tard. Mais il était vraiment temps. Le roi – qu’il
reconnut du premier coup d’œil sous son costume d’aventurier – et le duc
de Ponthus, qui l’accompagnait, commençaient à faiblir. Ils avaient
abattu quatre ou cinq de leurs adversaires, mais les autres, excités par
Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure, les autres tenaient
bon. Et il était évident, que malgré toute leur bravoure, malgré leur force,
ils devaient succomber, accablés par le nombre.
À part cela, ce fut aussi bref. Plus bref, peut-être. Depuis le temps
qu’il venait là dans l’attente de cet événement, on comprend que
Montauban n’était pas sans avoir médité son affaire et calculé quelle
serait la meilleure manœuvre à employer. Et il s’était dit, avec raison, que
le mieux était d’abattre d’abord et avant tout les deux chefs. Ces deux
chefs mis hors de combat, il y avait gros à parier que les autres truands,
qui n’étaient pas aussi intéressés à la réussite de cette affaire,
chercheraient à sauver leur peau et se hâteraient de tirer au large.
Montauban s’inclina avec cette grâce altière qui lui était propre. Et il
se répétait avec une joie délirante :
De froid qu’il était, François 1er se fit glacial. Et du bout des lèvres :
— Sire, vous avez été bien dur pour ce jeune homme qui venait de
vous sauvez la vie et qui, pour nous, sans nous connaître, sans savoir qui
nous étions, venait de s’exposer avec une si généreuse intrépidité.
— Tu ce sais pas qui est ce jeune homme ? dit François 1er, qui
s’assombrit.
— Le dauphin vous a-t-il dit à quel sujet cette belle équipée s’est
produite ?
Il s’était animé, lui aussi, et c’était avec force qu’il avait laissé
tomber ces mots. Il s’apaisa brusquement et, dans une attitude
d’inexprimable majesté, il acheva :
— Si, fit vivement le roi, et j’avoue avoir été frappé de la loyauté qui
rayonnait dans le regard étincelant de ce jeune homme. Et maintenant,
quoi que j’en dise, j’ai peine à croire que ce jeune homme soit un
malandrin. Pourtant, le comte de Noirville l’accuse formellement. Et
Noirville, vois-tu, est la conscience la plus droite, la plus rigide qui soit au
monde.
Et en souriant :
— La preuve en est que, moi aussi, j’ai passé pour un truand, moi
aussi j’ai été accusé formellement par le prévôt d’alors, le sire de
Croixmart, qui était aussi un homme intègre. Ce qui n’empêche pas qu’il
se trompait. Tenez, sire, j’entrevois là-dessous quelque terrible méprise
pareille à celle dont je faillis être victime. Voulez-vous me permettre de
tirer cette affaire-là au clair ? Je me fais fort de vous prouver la parfaite
innocence du chevalier de Montauban, que je persiste à tenir pour un
galant homme.
« Par l’âme de mon père, qu’est-ce que c’est que ce ton et de quoi
suis-je accusé ?… Il s’en va !… Il se figure que nous allons en rester là !…
Par la croix-Dieu, j’ai droit à une explication… Tout roi qu’il est, il faudra
qu’il me la donne, satisfaisante, ou sinon !…
Brusquement, il sursauta :
— Pourquoi ? dit-elle.
— Parce qu’ils ne pourront plus vous entraîner avec eux dans des
expéditions qui me paraissent singulièrement louches, fit-il.
— Eh bien ! s’il faut vous le dire, je n’en suis pas fâchée non plus !…
Déjà, je m’étais demandé si je ne ferais pas bien de renoncer à des
recherches qu’on me faisait effectuer d’une manière si… bizarre.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? fit-il vivement.
« Fasse le ciel que cette bonne résolution ne soit pas prise trop tard,
que nous n’ayons pas à regretter amèrement, un jour, les imprudences
déjà commises. »
Avant eux, Alcyndore avait voulu être fixée à ce sujet. Pour mener
cette enquête, elle avait sous la main des éléments dont ne disposaient
pas le dauphin et le comte. Elle avait Esclaireau-les-Mains-Rouges et
Barbiton-la-Hure, enfermés dans une pièce secrète de son hôtel, où elle
leur faisait donner les soins que nécessitait leur état. Elle avait aussi les
truands qui avaient aidés à faire le coup.
Alcyndore n’avait donc rien appris non plus. Ce qui n’empêche pas
que sa conviction avait été faite. Pour elle, il n’y avait qu’un homme au
monde capable d’accomplir un exploit pareil. Cet homme, c’était le
chevalier Hoël de Montauban. Et elle aussi avait été prise d’un accès de
colère épouvantable. Et elle s’était dit :
« Depuis que cet homme s’est dressé sur mon chemin, rien ne me
réussit et je sens que le malheur rôde autour de moi. Le voici maintenant
qui, volontairement ou non, vient se jeter à la traverse de mes projets les
plus importants et les mieux combinés. Si je le laisse faire, cet homme me
tuera sûrement, peut-être sans le vouloir et sans le savoir. Pour notre
sécurité à tous, il faut que je m’en débarrasse à n’importe quel prix et par
n’importe quel moyen. »
Noirville, tout en criant sur tous les toits qu’il cherchait Esclaireau-
les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure, cherchait en réalité, et en se
gardant bien de le dire, Montauban. S’il n’avait pas mis sa tête à prix,
comme il avait fait pour la reine d’Argot et les deux truands, ce n’était pas
par suite d’un oubli ou parce qu’il attachait moins d’importance à cette
capture qu’aux autres. C’était tout simplement par ruse. Noirville s’était
dit qu’en paraissant ignorer celui qui lui paraissait être le véritable chef
des truands, celui sur lequel la reine d’Argot s’appuyait et sans lequel elle
ne pouvait pas grand-chose, il endormirait sa méfiance et le prendrait
plus aisément dans ses filets.
— Je n’en veux pas au roi du mauvais accueil qu’il m’a fait. Son
ressentiment paternel me paraît légitime. Mais duc, j’en appelle à votre
jugement, la main sur la conscience, suis-je vraiment aussi coupable que
le roi paraît le croire ?
— Je ne saurais vous dire si, au point de vue des lois qui nous
régissent, vous êtes coupable ou non. Mais ce que je sais bien, c’est que, à
votre place, j’eusse agi tout comme vous l’avez fait.
— Duc, avez-vous cru que c’est le hasard qui m’a amené au chemin
de la Corderie au moment précis où vous étiez assaillis, le roi et vous, par
ces malandrins ?
— Je ne venais pas vous faire visite, duc. Je venais là, comme j’y
venais tous les soirs, depuis plus de quinze jours, en prévision de…
l’événement qui s’est produit ce soir-là.
Ponthus comprit qu’il ne lui ferait pas dire ce qu’il ne voulait pas
dire. Il n’insista pas.
Ponthus lui prit la main, la serra avec effusion, et avec une émotion
intense :
— Cela est pourtant, répéta Montauban avec force. Il est vrai que je
ne pouvais faire autrement. Ma vie était menacée.
Or, après avoir longtemps hésité, après avoir reculé tant qu’il avait
pu, sous une foule de prétextes plus piètres les uns que les autres, qu’il se
donnait à lui-même, un jour arriva quand même où le chevalier de
Montauban sortit de chez lui, et se dirigea vers l’hôtel de Cluny. Ce jour-
là, il avait mis son bel habit neuf, dans une des poches duquel il avait
précieusement serré la lettre paternelle adressée à monseigneur le
cardinal de Lorraine. Quand nous disons « son bel habit neuf », c’est une
manière de parler toute relative. À la vérité, cet habit était loin d’être neuf
et beau. Il était même assez fatigué, et on y pouvait compter plus d’une
reprise. Mais Langrogne, par vieille habitude, continuait à l’appeler ainsi.
Et Montauban, sans y prendre garde, disait comme lui. Au reste, l’habit
était d’une irréprochable propreté.
Il finit par arriver. Il lui fallut décliner son nom, attendre que
monseigneur eût décidé s’il pouvait le recevoir ou non, faire antichambre
en un mot. Encore n’eut-il pas à se plaindre. Dans cette antichambre
encombrée de visiteurs et de solliciteurs arrivés avant lui, il eut la bonne
fortune d’être appelé le premier. C’était une faveur appréciable. Cette
faveur, il l’attribua à la lettre de recommandation de monsieur son père
qu’il avait fait passer en même temps que son nom. Elle lui parut de bon
augure.
— Nous avons pris sur nous d’ordonner en votre nom de fermer les
portes, dit Lubin toujours plus subtil. En sorte que vous le tenez, nous le
tenons, monseigneur !
« C’est donc cela qu’il y avait tant de soldats dans les salles qui
précèdent ce cabinet !… Tous ces hommes étaient là pour moi !... Ils y
sont encore… Ils m’attendent, prêts à me mettre en pièces !… Je suis
perdu !… Jamais je ne sortirai vivant de ce guêpier où je suis venu me
jeter moi-même comme un sot, comme un niais que je suis !… Mais
minute, il s’agit de montrer à cet insulteur de femmes, à ce couard, ce
félon, il s’agit de lui montrer qu’un Montauban sait regarder la mort en
face. »
— Monsieur, dit-il de son air froid, vous pensez bien que la lettre de
M. votre père ne peut plus avoir aucun effet maintenant.
— J’aurais pu vous faire saisir dès que j’ai su que vous étiez chez
moi, continua le cardinal, mais c’est précisément parce que j’ai reconnu
en vous un brave, que j’ai voulu vous voir pour vous dire : en insultant et
menaçant un prince de l’Église, vous avez commis un crime qui mérite la
mort. Tenez-vous prêt à marcher à l’échafaud, monsieur, je vais vous faire
arrêter.
Et s’animant :
« C’est qu’il n’a pas peur !… C’est qu’il est bien résolu à tenir tête !…
Tenir tête, seul, à près de cent hommes !… Est-ce possible ?… C’est qu’il
est bien tranquille !… On dirait, oui, par le Dieu vivant, on dirait qu’il est
sûr de se tirer d’affaire !… Quel coup peut-il bien méditer ?… Quelle ruse
a-t-il pu imaginer ?… Par le ciel, je veux voir cela ! S’il y laisse sa peau, il
n’aura que ce qu’il mérite. S’il s’en tire !… S’il s’en tire, eh bien ! j’aurai
mis la main sur un homme incomparable, unique !… Et je ne dis pas que
je n’oublierai pas ses insolences et ses bravades. »
— Tant pis pour vous, monsieur, c’est vous qui l’aurez voulu. Au
même instant il se sentit harponné, immobilisé, étreint dans une pression
si puissante qu’il en perdit à moitié la respiration.
Et cela s’était accompli avec une rapidité telle que le cardinal ne put
même pas voir le mouvement accompli, ne sentit pas le danger qui le
menaçait, ne comprit ce qui lui arrivait que lorsqu’il se vit pris, incapable
d’ébaucher un geste de défense, trop tard par conséquent.
Et se radoucissant brusquement :
— J’ai voulu voir ce que vous valiez réellement. J’ai vu, je suis fixé
maintenant. Monsieur, ce que j’admire le plus en vous, ce n’est pas votre
force extraordinaire, ni votre folle bravoure. Ce que j’admire surtout, c’est
ce rare esprit de décision qui est le vôtre, c’est le sang-froid et l’audace
rares avec lesquels vous exécutez instantanément ce que vous avez
décidé.
Et, rivant sur lui l’éclat de ses prunelles, brutalement, à peu près
comme il eût administré un coup de trique :
— Je vous prends.
— Ce qui veut dire que vous acceptez, sourit le cardinal. Nous disons
donc : vingt mille livres, auxquelles viendront s’ajouter les gratifications.
Et vous savez, monsieur, qu’on se plaît à reconnaître que j’ai la main
large.
— J’ai dit « pour l’instant ». Mais soyez tranquille, d’ici peu, je vous
confierai une mission… une mission dont, présentement, je ne puis vous
dire qu’une chose : c’est que vous seul, vous seul, monsieur de
Montauban, pouvez la mener à bien. C’est vous dire, monsieur, que cette
mission est hérissée de difficultés qui paraîtraient insurmontables à tout
autre qu’à vous.
Électrisé par cette fortune fabuleuse, inouïe, qui s’abattait sur lui au
moment où il se croyait encore une fois perdu, bien convaincu, d’ailleurs,
qu’il ira pouvait être question que d’une mission honorable, le chevalier
se redressa de toute sa haute taille et, étincelant d’audace, pétillant de
malice, superbe de confiance en lui-même, d’une voix qui fit trembler les
vitraux dans leurs châsses de plomb :
— Et alors votre fortune est faite, confirma le cardinal, sur les lèvres
duquel passa de nouveau un sourire équivoque, il ne vous reste donc qu’à
attendre que l’affaire soit au point. Cela peut demander quelques
semaines ou peut-être quelques jours seulement. Je vous donnerai vos
instructions quand le moment d’agir sera venu. Jusque-là, pas un mot à
âme qui vive là-dessus.
— Bon, promit Montauban, la tombe ne sera pas plus muette que
moi, je vous en réponds, monseigneur. D’ici là, qu’aurai-je à faire ?
— Je vous l’ai dit : Rien… rien qu’à venir prendre mes ordres chaque
jour.
— Lisez.
— Monseigneur !…
— Ah !… Riche ? Pauvre ?
— Dès que je lui aurai constitué une dot convenable qu’elle n’a pas.
— Thibaut ! Lubin !
— Tous tes matins, vous viendrez me dire ici ce qu’il aura fait et dit
la veille. Tout, vous entendez, mes révérends ? Tout ce qu’il aura fait et
dit. Et, si c’est possible, ce qu’il aura l’intention de faire dans la journée.
Ils étaient dans ces bonnes dispositions quand ils rejoignirent celui
qu’ils devaient espionner et qui les attendait déjà dans la rue, devant la
porte. Ils s’excusèrent poliment de l’avoir fait attendre, à quoi il répondit
aussi poliment qu’il n’avait pas attendu, puisqu’il venait à peine de sortir.
Ils se mirent en route tous les trois.
Ils n’eurent pas à aller bien loin : l’hôtel d’Harcourt, qui appartenait
à la famille de Guise, était situé presque en face de l’entrée de l’hôtel de
Cluny, à l’angle des rues des Mathurins et des Maçons-Sorbonne, que
nous appelons maintenant, la première, rue du Sommerard, la seconde,
rue Champollion. Thibaut et Lubin suivaient à la lettre les instructions du
cardinal et s’efforçaient de gagner ses bonnes grâces en lui prodiguant les
prévenances et les amabilités. Montauban avait l’âme trop généreuse
pour leur garder rancune de leur conduite à son égard. D’ailleurs, avec
cette sûreté de coup d’œil qui n’appartenait qu’a lui, il les avait jugés tout
de suite : plus bêtes que méchants, souverainement inconscients. Ce qui
fait qu’à leurs amabilités, il répondait par cette courtoisie et cette
simplicité de manières qui étaient si remarquables chez lui. Seulement
déjà, il prenait avec eux ces airs de pince-sans-rire qu’il affectait avec son
écuyer Langrogne, et il avait, aux lèvres, le demi-sourire railleur, au coin
des prunelles, ce pétillement malicieux de l’homme qui s’amuse
prodigieusement. La visite de la maison fut vite expédiée : Montauban
qui ne comptait occuper l’appartement qu’on lui destinait
qu’accidentellement et en cas de nécessité absolue, ne se montra pas
difficile. Il accepta le premier logement qu’on lui montra.
Il faut croire que le cardinal avait déjà envoyé ses ordres, car nous
devons dire qu’il fut reçu partout avec le plus grand respect. Il rencontra
même dans la cour deux des officiers et quelques-uns des soldats à qui il
avait eu affaire dans le cabinet du cardinal. Et les soldats lui rendirent les
honneurs dus à un chef, les officiers vinrent lui faire leur compliment
qu’il sentit très sincère.
— Mes révérends, leur dit-il de son air moitié figue et moitié raisin,
je vous rends grâce de votre inlassable complaisance. Mais comme je ne
veux pas abuser de vous, je vous rends votre liberté.
— Au fait, dit Lubin, accablé, si c’est votre ordre… C’est bien votre
ordre ?
— Formel.
— Plaît-il ?
— Quoi ?
— Vous dites ?
— Moi ?… Rien !
— Ah !…
Ayant dit, il les quitta pour s’en aller dans la direction du Petit-Pont.
Thibaut et Lubin ne songeaient plus à lui imposer leur société. La royale
générosité dont il venait de faire montre à leur égard les avait assommés.
Mais ils avaient leur idée à laquelle ils tenaient sans doute, car ils
coururent après lui et l’ayant rattrapé :
Et tout haut :
Ils allaient le nez au vent, flairant les passants pour ainsi dire,
comme s’ils avaient cherché quelqu’un. De fait, ils cherchaient celui qui
les avait mis à mal. Ils cherchaient sans avoir le moindre indice qui pût
les guider, se fiant uniquement à leur flair. Ils étaient d’une humeur de
dogue. D’ailleurs, depuis leur mésaventure, ils étaient toujours ainsi, et ils
s’entretenaient mutuellement dans cet état d’exaspération furieuse en se
racontant à chaque instant quels supplices affreux ils réservaient « au
mauvais bougre qui avait failli avoir leur peau », s’ils le découvraient.
Les deux truands ne donnaient plus signe de vie. Ce qui fait qu’ils
n’eurent garde de répondre. Montauban, après les avoir encore
considérés un instant avec attention, s’éloigna. En marchant, il se disait,
tout rêveur :
Notez qu’ils étaient tout ce qu’il y a de plus sincère. Ils étaient prêts
à accomplir les choses les plus extraordinaires pour lui prouver leur
amitié. Et cependant, ils n’oubliaient pas qu’ils étaient attachés à ses pas
pour le trahir au profit du cardinal. Et malgré cette amitié toute fraîche,
malgré cette ardeur de dévouement qui venait de s’emparer d’eux, ils ne
songeaient pas le moins du monde à se dérober à la mission de
« confiance » qui leur était confiée. Cette idée ne les avait même pas
effleurés. Que voulez-vous, ils étaient ainsi et non autrement.
Ils finirent par arriver à la Pie Borgne sans que rien de fâcheux leur
fût de nouveau advenu.
— Où loge le chevalier ?
Alcyndore n’était pas femme à s’oublier dans les plaisirs et les fêtes
de fiançailles qui devaient se prolonger encore quelques semaines.
L’amour, en ce qui la concerne, n’était pour rien dans ces fiançailles
auxquelles l’ambition seule avait présidé. Nous n’en dirons pas autant du
fiancé qui, lui, se montrait de jour en jour plus épris. François d’Aumale,
malgré que son ambition ne le cédât en rien à celle de sa fiancée, se serait
fort bien accommodé de remettre à plus tard les affaires sérieuses pour ne
s’occuper que de galanterie. Mais, du premier coup, Alcyndore avait pris
sur lui un ascendant tel qu’il était devenu entre ses mains un instrument
docile qu’elle maniait à son gré. Et comme elle ne l’aimait pas, elle, elle
n’oubliait pas ses affaires sérieuses qu’elle faisait passer avant tout. Elle
ne se contentait pas de ne pas les oublier ; elle le contraignait à ne pas les
oublier lui-même. Elle agissait. Et, sous son impulsion à la fois douce et
impérieuse, il agissait de son côté. Il lui arrivait bien parfois de soupirer
un peu, mais, comme l’amour n’avait pas étouffé l’ambition chez lui, il se
résignait en somme sans trop de peine. D’ailleurs, en travaillant à réaliser
ses projets d’ambition, il travaillait aussi pour son amour, puisqu’il avait
décidé que leur mariage serait célébré aussitôt après la mort du roi
François.
Entre ces deux amours aussi violents l’un que l’autre, Alcyndore
évoluait avec une adresse incomparable, une habileté merveilleuse. Sans
décourager le dauphin, elle avait su si bien s’arranger qu’elle l’avait mis
dans l’impossibilité de se déclarer ouvertement. Il en était encore à jouer
les amoureux transis. Ce rôle, du reste, commençait à lui peser. Mais
comme il ne pouvait rien entreprendre contre son « beau cousin », avec
lequel il ne pouvait ni ne voulait se fâcher, il rongeait son frein. Et il
attendait, lui aussi, avec impatience, la mort du roi, qui ferait de lui le
maître devant qui tout devrait plier.
Il n’y avait pas que ces deux amours autour d’Alcyndore. Il y en avait
un troisième, plus violent que les deux autres, plus brutal, plus
férocement jaloux, plus inquiétant aussi parce qu’il se dissimulait dans
l’ombre et ruminait nous ne savons quelles mauvaises pensées. C’était
l’amour du truand Claude Choppin-le-Gentilhomme. Mais celui-là,
Alcyndore, se fiant aux promesses de sa mère et à ses conseils, ne s’en
inquiétait guère.
En quoi elle avait tort, grandement tort. Car cet amour était plus
redoutable que les deux autres réunis. Cet amour, jaloux jusqu’à la folie
furieuse, ce pouvait être l’impalpable grain de sable qui, se glissant dans
les rouages de la formidable machine qu’elle achevait de monter, pouvait
la détraquer complètement.
Donc Alcyndore consacrait une heure ou deux par jour à son fiancé
d’Aumale et au dauphin. Le reste du temps, sous son costume de cavalier
et sous les traits du sire Jean de Maubert, elle montrait une activité
inlassable. Avait-elle oublié Montauban ? Nous pouvons répondre
hardiment : non. Elle pensait à lui plus souvent qu’elle n’eût voulu. Mais
elle se raidissait et réussissait toujours à chasser cette pensée. En tout
cas, avec une force de volonté vraiment admirable, elle ne s’occupait pas
plus de lui que s’il n’avait pas existé. Et pourtant, nous avons vu qu’elle
avait pris là décision de le supprimer. Peut-être avait-elle changé d’idée.
Peut-être, ce qui est plus probable, attendait-elle qu’une occasion
favorable se présentât d’elle-même, ne voulant rien faire pour la faire
naître. Quoi qu’il en soit, cette étrange et extraordinaire jeune femme ne
s’était pas vantée quand elle avait dit qu’elle s’arracherait le cœur s’il le
fallait, mais qu’elle demeurerait maîtresse de se pensée et de sa volonté.
Depuis quelque temps, Alcyndore s’en allait tous les après-midi, voir
Nicolle de Savigny. Visites mystérieuses comme toujours, malgré leur
régularité, et assez brèves. Cet après-midi-là, Alcyndore, sous son
costume d’homme, s’enveloppa soigneusement dans son grand manteau
de bon drap des Flandres, précaution qui avait pour double but de la
rendre méconnaissable et de la garantir contre le froid qui, ce jour là,
était très vif. Et elle s’en alla rue Vieille-du-Temple, à l’hôtel de Savigny.
En effet, c’était une lettre anonyme qu’il venait de lire. Une lettre
dans laquelle on lui conseillait de se rendre le jour même à l’hôtel de
Savigny, de s’arranger de manière à voir et à entendre, sans laisser
soupçonner sa présence, et qu’il serait fixé sur le compte de la fidélité de
Mme Nicolle qu’il honorait d’une confiance dont elle n’était plus digne. La
lettre était signée : « Une amie. »
Elle ne bougea donc pas de sa place. Elle n’eut pas un mot, pas un
geste qui pût donner l’éveil à la fois à Nicolle et à l’espion. Si toutefois
espion il y avait. Elle ne sourcilla pas, mais elle se tint sur ses gardes. Ce
qu’elle était venue faire et dire, elle le biffa instantanément de son
programme. Ce serait une visite cérémonieuse, qu’elle ferait aussi brève
que possible, et au cours de laquelle elle ne dirait que des banalités qui
pouvaient, sans risque aucun, être entendues de tout le monde.
Elle se fit donc plus cérémonieuse encore qu’elle n’était depuis son
entrée. Elle s’assit, le dos tourné à cette porte derrière laquelle elle
soupçonnait qu’on l’épiait. Elle fouilla dans son escarcelle, en tira un petit
écrin de velours et le tendit à Nicolle en disant, avec toutes les apparences
du plus profond respect :
— Taisez-vous !
Et elle gémit :
— Fouillez cette poitrine. Allez chercher ce cœur qui ne bat, qui n’a
jamais battu que pour vous. Et quand vous le tiendrez dans vos mains,
saignant et palpitant, peut-être alors sentirez-vous quel amour ardent,
sincère, unique, ce cœur avait pour vous. Peut-être comprendrez-vous
qu’il vous appartenait tout entier, qu’il vous adorait d’une adoration
fervente, plus que si vous étiez le seigneur Dieu lui-même.
Nous avons dit qu’elle avait parlé au hasard. Cependant Nicolle crut
découvrir nous ne savons quel sujet d’espérer dans ses paroles. Elle se
redressa, comme galvanisée, et sans s’apercevoir qu’elle demeurait
dépoitraillée, elle haleta :
— Il est probable que l’enfant n’est pas de moi. Mais enfin j’ai eu la
sottise de croire et de dire qu’il était de moi. Je ne saurais l’abandonner
maintenant. Vous recevrez demain une somme suffisante pour assurer
l’avenir de cet enfant. C’est tout ce que je peux faire pour vous et pour lui,
dont je ne veux jamais entendre parler.
L’enfant dont il parlait ainsi était celui que Nicolle lui avait donné
trois ou quatre mois plus tôt. Il sortit après avoir fait cette promesse. Il
rentra à l’hôtel des Tournelles, accompagné par Alcyndore qu’il n’avait
pas lâchée et à qui, tout le long du chemin, il parla de la future comtesse
d’Aumale, sans faire une seule fois la moindre allusion à Nicolle.
— Depuis que cet homme s’est dressé sur mon chemin, plus rien ne
me réussit !
Le dauphin Henri, lui, était rentré chez lui, dans son cabinet. Malgré
son impassibilité apparente, malgré le mutisme qu’il avait observé à son
sujet, il ne pouvait s’empêcher de penser à Nicolle. Et il grinçait des
dents. Non parce qu’il tenait à elle, mais parce que son amour-propre
saignait à vif. Et il grondait :
— Vous allez comprendre, fit Henri de son air glacial : tantôt, sans
penser à mal, en tout bien tout honneur, je me suis rendu à l’hôtel de
Savigny… Et j’y ai surpris Mme Nicolle dans les bras d’un galant.
— Ah ! ah ! murmura de Ville qui se fit attentif.
« Monseigneur veut que je frappe. C’est clair. Mais, par l’enfer, qui
dois-je frapper ? Il ne m’a désigné personne. »
— Fermez les yeux, conseilla de Ville avec son calme affreux, vous ne
verrez pas venir le coup. Et je vous promets de vous dépêcher d’un coup,
d’un seul. Vous ne souffrirez pas, ou si peu !
Nicolle voulut s’élancer, bondir, fuir. Elle n’en eut pas la force.
— Voyez donc votre maîtresse, dit-il, je crois qu’il lui est arrivé un
accident.
Pontalais vit bien qu’il était très décidé et qu’il ne parviendrait pas à
le faire changer de résolution.
Je veux en être tout à fait sûr. Et puis, ce n’est pas tout que de savoir
que les sacs sont dans une auberge. Si je peux apprendre dans quelle
partie de l’auberge, dans quel caveau exactement on les a enfermés, je
n’en serai pas fâché.
S’il n’avait pas été averti comme il l’était, Langrogne eût été leur
dupe, tant ils jouaient leur rôle en conscience et avec un naturel parfait.
Mais Langrogne était sur ses gardes, ce qui fait qu’il vit très bien la porte
de l’hôtel s’entrebâiller. Par l’entrebâillement, trois hommes se glissèrent
dehors. D’un bond, l’un d’eux se hissa sur la charrette. Les deux autres lui
passèrent un petit tonnelet qu’il fit rouler et rangea avec une adresse et
une dextérité rares. Langrogne, aux aguets compta dix tonnelets qui, en
un clin d’œil, se trouvèrent rangés sur la charrette. Cependant que les
charretiers, qui semblaient aveugles et sourds, continuaient,
imperturbablement de réparer les harnais. Après les tonnelets vinrent les
bottes de paille qui servirent à les caler et à les dissimuler complètement.
Langrogne avait suivi pas à pas. À lui non plus, il n’était rien arrivé
de fâcheux.
Et, prenant un air mystérieux, clignant des yeux d’un air entendu :
— Monsieur, il y a sur cette charrette dix tonnelets de vins des îles.
Un nectar, monsieur, que j’ai eu en contrebande. Vous comprenez que,
malgré que j’aie eu soin de fermer la porte, je ne voudrais pas laisser ce
vin dans cette cour. Si j’étais pris, ce serait ma ruine. Sans compter la
prison. Voulez-vous nous aider, moi et mes deux garçons, à transporter
ces tonnelets dans le caveau qui leur est destiné ?
Et en lui-même, il jubila :
Et il ajouta :
— Triple niais que je suis ! c’est donc cela que cette moitié d’homme
me racontait sur le pont Saint-Michel avec son histoire de porc qui
sommeille et de porc qui pique ! Et je n’ai rien compris, balourd, âne bâté,
porc malade que je suis moi-même ! Je n’ai pas compris que tous ces
échappés de la Cour des Miracles surveillaient le transport de ces maudits
tonneaux ! Me voilà pris comme un rat dans une ratière, maintenant. Et
c’est bien fait pour moi, je n’ai que ce que je mérite, on n’est pas aussi
bête que je l’ai été ! »
Et s’adressant à Montauban :
— Suivez-moi, monsieur.
Et Quinténasse ajouta :
— Chevalier, lui dit-il, vous allez attendre dans cette allée, devant
cette porte, que je vienne vous chercher moi même. Armez-vous de
patience : l’attente sera peut-être un peu longue.
« Si les estafiers sont là, c’est que le baron de Ville n’est pas loin. Et
si le baron est ici avec ses assassins à gages, c’est que le dauphin s’y
trouve aussi. Ho ! diable ! J’ai idée que les choses vont se gâter pour
moi ! »
Quand elle avait vu entrer le chevalier, elle avait pâli sous les fards.
Elle n’avait pas crié, elle. Elle s’était tenue à l’écart. Tout de suite, elle
s’était dit :
En disant ces mots avec un calme funèbre qui les fit frissonner, elle
appuyait sa main chargée de bagues précieuses sur le mur. Et avec le
même calme sinistre, elle ajouta :
Et c’était dit avec tant de froide assurance que nul ne douta qu’elle
ne dît la pure vérité.
Dans l’allée Montauban ne perdu pas une seconde. Il avait très bien
vu entrer Quinténasse, Boucassin et leurs acolytes. Il se dit :
Déjà il entendait les voix des chefs qui excitaient leurs hommes. Et il
les reconnaissait très bien, les unes après les autres ; les voix de de Ville,
de Roncherolles, de Saint-André, de Quinténasse et de Boucassin. Même
comme il gardait un sang-froid admirable, il faisait cette remarque que le
Provençal faisait montre d’un zèle excessif et menait plus de bruit à lui
tout seul que les quatre autres ensemble. Et pourtant Quinténasse lui
devait la vie il ne savait plus combien de fois.
« S’il n’y a pas d’issue derrière cette porte, me voilà pris dans une
impasse. Je n’ai plus qu’à me laisser mourir ici de faim et de soif… ou
retourner me faire écharper là-bas. »
D’un bond ils sautèrent tous les deux en même temps sur la porte
que Montauban avait laissée, comme la première, ouverte derrière lui.
Elle était maintenant bien fermée et, à eux deux ils ne réussirent même
pas à l’ébranler.
— Cela veut dire, fit Montauban de son air railleur, que je pensais
bien te retrouver, mais pas de cette manière.
Et en lui-même, il ajoutait :
Elle s’en alla tout droit aux environs de la Bastille, à l’hôtel du grand
prévôt. Elle demanda tranquillement à voir ce personnage. On lui rit au
nez. On lui expliqua d’un ton rogue qu’elle devait envoyer une demande
d’audience écrite, après quoi elle pourrait revenir… si toutefois on
l’honorait d’une réponse. Ensuite de ces explications, on voulut la jeter
dehors. Sans se laisser démonter par cet accueil rébarbatif, elle déclara
qu’elle venait au sujet de la reine d’Argot et de la prime de cinq mille
livres promise à celui qui ferait connaître cette mystérieuse reine d’Argot.
Elle ajouta qu’elle ne dirait ce qu’elle savait qu’à Mgr le grand prévôt lui-
même.
Il faut croire que le sire comte de Noirville avait donné des ordres
formels à ce sujet, et qu’elle le savait. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle
n’eut pas plutôt fait connaître l’objet de sa démarche que l’insolence des
subordonnés avec qui elle était aux prises se changea en platitude.
Immédiatement, toutes les portes s’ouvrirent devant elle.
Précédons-la un instant.
Ses yeux luisaient toujours. Mais ses lèvres pincées indiquaient une
contrariété chez elle.
— Au nom du roi !
— Sans doute.
Noirville se tourna vers celui qui faisait office de greffier et lui fit un
signe de tête qui voulait dire « Écrivez. » D’ailleurs, l’homme n’avait pas
attendu cet ordre muet : dès le début de cette espèce d’interrogatoire, il
s’était mis à faire grincer sa plume sur le vélin. À ce moment, les trois qui
fouillaient partout présentaient au prévôt un costume d’homme qu’ils
venaient de sortir d’un coffre ; c’était le costume que Primerose mettait
lorsqu’elle suivait Esclaireau-les-Mains-Rouges et Barbiton-la-Hure dans
ces étranges expéditions qui avaient soi-disant, pour but de lui faire
retrouver sa famille. Ces expéditions que Montauban s’était amèrement
reproché de n’avoir pas empêchées, tant elles lui paraissaient suspectes.
Noirville était parti après avoir donné ses ordres. Et ces ordres
étaient que cette affaire fût menés avec la plus grande célérité. Il en
résulta que, moins d’une heure plus tard, Primerose fut tirée de son
cachot. Les mains liées derrière le dos, encadrée par quatre archers, la
pique à la main, après d’innombrables tours et détours à travers les
couloirs sombres, infects, on la conduisit dans une manière de cave noire,
vaguement éclairée par la lueur blafarde de quelques torches fumeuses.
— Vous niez !… Prenez garde, nous avons des preuves, mugit le gros
homme apoplectique. Allons, avouez : vous êtes bien Alcyndore,
deuxième reine d’Argot ?
— Vous voyez bien qu’il est inutile de nier. Vous êtes bien
Alcyndore, reine d’Argot.
Elle répondit :
Non seulement elle fit cette déclaration sans hésiter, mais encore
elle signa sans les lire tous les grimoires que le petit homme chafouin se
dépêcha de lui présenter, comme s’il craignait qu’elle ne revint sur les
graves aveux qu’on lui arrachait. Et le gros, mis en belle humeur par ce
qu’il considérait comme une victoire personnelle, lui disait d’un air
aimable, pour la réconforter sans doute :
Après quoi, on lui attacha de nouveau les mains, qu’il avait bien
fallu lui délier pour lui permettre de signer, et on la reconduisit dans son
cachot.
Cette fois, chacun d’eux s’obstina dans sa prudente réserve. Mais ils
firent mieux : ils agirent exactement comme s’ils s’étaient concertés
d’avance. Lubin s’empara d’un panier vide qu’il passa sous son bras.
Thibaut – qui portait le trousseau de clefs à sa ceinture – reprit son falot.
Et, l’un derrière l’autre, ils descendirent à la cave.
Ils se trouvaient donc dans ces deuxièmes caves qui les avaient
invinciblement attirés.
Nous venons de dire que l’emplacement des caves n’était pas très
grand. C’est vrai. Si Montauban était revenu là en ce moment, il n’eût
plus reconnu les lieux. Les caves n’allaient pas plus loin que le carrefour
maintenant. Les deux allées qui prenaient naissance à ce carrefour
avaient disparu. Un mur se dressait à l’endroit où elles commençaient. La
porte qui se trouvait dans le pan coupé avait également disparu. Un mur
la masquait. En somme, les caves du second stage se composaient
maintenant de ce couloir assez large, à droite et à gauche duquel
plusieurs portes étaient percées. C’était tout. Rien, dans la disposition des
lieux et dans leur dimension, n’était de nature à éveiller le soupçon.
— Sans doute.
Elle éteignit toutes les lampes sauf une qu’elle prit. Ils sortirent.
Quinténasse n’eut que le temps de se jeter à plat ventre dans un coin
et de se dissimuler dans l’ombre à l’entrée de l’allée de gauche.
— Vous voyez, expliqua-t-il, qu’il n’y a plus moyen de passer par là.
Maintenant, regardez.
En faisant cette réflexion qui prouve bien qu’il s’était tout à fait
ressaisi, il ne perdait pas de vue les deux jeunes gens, et il rampait à
reculons, s’enfonçait dans le noir de l’allée.
— Regardez.
Elle ouvrit une porte. Ils entrèrent dans un caveau, jetèrent un coup
d’œil sur les dix tonnelets qui s’y trouvaient symétriquement rangés. Puis
ils sortirent. Alcyndore ferma soigneusement à double tour, mit la clef
dans sa poche et s’éloigna en disant :
— Parce que vous avez mal chercher. Moi, je l’ai trouvé, le bon coin
et je vais vous y conduire, si vous voulez.
— Écoute, dit-il avec une certaine gravité, l’or qui est là dedans a été
volé au roi. Moi, par suite de circonstances qu’il serait trop long de
t’expliquer ici, je me suis vu contraint de prêter les mains à ce vol. En
sorte, que je suis déshonoré, comprends-tu ? Et pour me laver de cette
tache, j’ai résolu de m’emparer de cet or et de le rendre à son légitime
propriétaire. Voilà la vérité. J’espère que tu me crois, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur, répondit Quinténasse, et je vous demande
humblement pardon d’avoir pu supposer un instant que vous étiez,
comme moi, capable de songer à vous approprier un bien qui ne vous
appartient pas. Je vous crois. Et la preuve en est que je vais vous dire une
chose que je ne vous aurais pas dite sans cela. Vous comptez revenir
demain pour enlever ces tonnelets ? Eh bien ! Il sera trop tard. Vous ne
les trouverez plus ici.
En effet, les clefs furent essayées les unes après les autres, et pas une
ne put ouvrir la porte. Alors Montauban prit la masse de fer et en
quelques coups bien appliqués, fit sauter l’énorme serrure. Les dix
tonnelets furent extraits de leur caveau et roulés au pied de l’escalier.
Quinténasse s’était mis lui-même et spontanément à la besogne. Thibaut
et Lubin s’y étaient mis sur l’ordre de Montauban. Ils comprenaient de
moins en moins et se montraient de plus en plus ahuris. Le plus long fut
de monter les tonnelets. Ils firent plusieurs voyages et tout fut dit.
— Place !… place !…
Mais ils étaient à pied, eux. Au bout d’un certain temps, Simon
Piédeloup s’aperçut que la charrette avait disparu et que du train dont
elle allait, il ne pourrait jamais la rattraper. Alors, il s’était arrêté et il
avait réfléchi. Le résultat de ses réflexions fut qu’il fit demi-tour et
repartit en courant vers son auberge. Ses hommes le suivirent encore.
En rentrant chez lui, la première chose que Simon Piédeloup vit fut
Thibaut et Lubin qui s’asseyaient à table, croyant qu’ils allaient pouvoir
enfin goûter à ce plantureux souper qu’ils avaient si amoureusement
préparé. Il passa au milieu d’eux comme un ouragan, renversa la table
chargée de succulentes choses, les envoya rouler, hurlant et geignant, l’un
à droite, l’autre à gauche, et se rua en tempête dans l’escalier de la cave.
Par les souterrains, il allait au château de la reine d’Argot.
Quand tout cela fut fait, alors seulement il se souvint de celui qui
venait de lui donner cette grande joie et des paroles qu’il avait
prononcées.
Par malheur, comme on l’a vu, Noirville qui avait des raisons de
garder momentanément secrète l’arrestation de celle qu’il croyait être la
reine d’Argot, Noirville avait si bien pris ses précautions que cette
arrestation avait passé complètement inaperçue dans le quartier.
— Sire comte, je vous ai fait appeler pour vous dire que le mariage
qui était décidé entre nous est devenu impossible. Mon honneur de
gentille femme exige que je vous rende votre parole.
— Vous n’avez pas d’autre raison que celle que vous me donnez ?
dit-il.
— Quoi, dit-il, vous avez pu croire que, pour une misérable question
d’intérêt, je renoncerais à vous !… Savez-vous que c’est faire injure que de
douter ainsi de moi… de mon amour ?
— S’il n’avait été question que d’amour entre nous, vous seriez en
droit de le prendre ainsi, dit-elle en secouant la tête d’un air
mélancolique. Mais l’amour ne venait qu’en second lieu dans nos
préoccupations. Notre union, à nous, devait être avant tout une manière
d’association en vue de la réalisation de projets grandioses qui, seuls
comptaient pour nous. Il est juste qu’écartant toute considération de
sentiment, je vous offre de déchirer un traité dont je ne puis plus exécuter
les clauses en ce qui me concerne.
— Soit, dit-il, j’admets que vous deviez agir comme vous faites. Je
n’en demeure pas moins libre, de mon côté, d’agir comme je l’entends. Je
refuse de reprendre ma parole. Notre mariage se fera quand même. Les
deux millions d’or que vous n’êtes plus en mesure de me verser ne
constituaient pas tout votre avoir. Je m’accommoderai de ce qui vous
reste. Et je vous donne ma parole de gentilhomme que rien ne sera
changé en ce qui concerne nos projets… Si ce n’est que leur réalisation se
trouvera quelque peu reculée.
Il la saisit dans ses bras et, sur ses lèvres qui ne se dérobaient pas, il
posa un baiser de flamme.
Et ainsi que nous lui avons déjà vu faire une fois, il s’était dissimulé
derrière une portière pour voir et entendre. Et, comme la première fois, il
avait eu un épouvantable accès de fureur jalouse quand il avait entendu
Alcyndore avouer au comte qu’elle l’aimait. Choppin-le-Gentilhomme
était d’un esprit trop fruste pour comprendre qu’elle jouait une comédie.
D’ailleurs cette comédie, elle la jouait avec un art si parfait que, aveuglé
par la jalousie, il en fut dupe tout autant que le comte lui-même. Et ce fut
pour lui un coup si terrible, qu’il dut mordre les lèvres jusqu’au sang pour
ne pas hurler de douleur, qu’il dut s’accrocher désespérément à la tenture
pour ne pas tomber à la renverse.
Et il faut croire qu’il finit par trouver, car, le lendemain, il s’en alla
trouver le comte d’Aumale. Venant de la part de Mme de Bagnolet, il fut
immédiatement reçu, comme il l’avait été la veille : le comte croyant qu’il
s’agissait d’une communication de sa fiancée.
— Pourquoi, monsieur ?
Il est certain, toutefois qu’il n’avait plus bien sa tête à lui. S’il avait
eu un peu plus de lucidité, il eût remarque le manège de son interlocuteur
et le changement qui venait de se produire en lui. Il eût alors modifié lui-
même son attitude et procédé autrement. Mais comme il n’avait pas toute
sa tête à lui, il continua avec la même brutalité :
— Reconduisez monsieur.
Et se remettant :
— Ici, dit Noirville d’une voix qui se fit rude, on sait faire parler les
gens qui veulent se taire.
Choppin-le-Gentilhomme ne perdit rien de son assurance. Et levant
dédaigneusement les épaules :
— La prise est bonne. J’ose même dire qu’elle est d’importance pour
vous. Je suis Claude Choppin-le-Gentilhomme… Ah !... je vois
monseigneur, que ce nom ne vous est pas inconnu… Je suis le
compagnon d’armes d’Esclaireau-les-Mains-Rouges, de Barbiton-la-
Hure, d’Eustache Coppegorge… Je suis le fils adoptif d’Alcyndore 1re,
ancienne reine d’Argot et le compagnon d’enfance d’Alcyndore deuxième,
l’actuelle reine d’Argot. Croyez-vous monseigneur, que je puis vous être
utile !... Croyez-vous que ce que je puis vous révéler vaille que vous me
laissiez la vie et la liberté ?
— Parce que je l’aime ! Parce que je la veux à moi, attendu que la vie
me serait insupportable sans elle ! Comprenez-vous, monseigneur ?
— À merveille… Je crains fort que vous ne perdiez cette vie qui vous
paraîtrait insupportable sans elle.
— Pour ce qui est des deux reines d’Argot, reprit Noirville, elles
auront, comme vous, vie sauve et ne seront pas plus inquiétées que vous,
je vous en donne ma parole d’honneur.
— Et maintenant, parlez, ordonna Noirville qui riva ses yeux sur les
siens.
Choppin-le-Gentilhomme ricana.
— Vous avez dit que ce mariage serait célébré dans quatre semaines.
Le roi François n’aurait plus que quelques jours à vivre. C’est plus qu’il ne
m’en faut pour parer le coup… Mais il était temps, vraiment temps.
Continuez.
François 1er se trouvait seul avec Clother de Ponthus. Assis tous les
deux au coin de la haute cheminée où flambait un énorme brasier ardent,
ils s’entretenaient familièrement avec un abandon paternel de la part du
roi, respectueusement filial de la part du duc. C’est qu’en effet Clother de
Ponthus – dont nous avons raconté les exploits dans un de nos
précédents ouvrages – était le propre fils de François 1er qui, certes,
l’affectionnait et l’estimait plus que ses enfants légitimes. Le père et le fils
s’entretenaient donc. Et précisément, ils parlaient de Montauban, qui ne
se doutait guère du grand honneur qu’on lui faisait. François, encore sous
le coup de la joie que lui avait procurée la rentrée de ces deux millions
qu’il croyait bien perdus, sous le coup de l’enthousiasme que lui causait
l’exploit accompli par le chevalier, disait, en réponse du duc :
— Reste, Clother.
Et, à Noirville :
— Parlez, comte, je n’ai pas de secrets pour le duc de Ponthus qui est
mon meilleur ami. Et homme d’excellent conseil… Ce qui ne sera peut-
être pas à dédaigner, si j’en jugé d’après votre mine.
« J’ai été un niais de n’avoir pas agi plus tôt, se dit-il. Je me serais
épargné bien des larmes, bien des nuits d’insomnie, bien des tourments
inutiles… À présent, Alcyndore appartient tout entière à ceux d’Argot. »
Alcyndore bondit.
— Il me suit !…
— Ici, chez Mme de Bagnolet ?… Il sait donc que Mme de Bagnolet est
la reine d’Argot ?… Parle !… mais parle donc, misérable !…
— C’est toi qui nous as trahies… qui nous a trahis tous !… C’est
toi !…
— Je t’aimais ! hoqueta Choppin-le-Gentilhomme en s’abattant sur
les genoux.
— Tout ! je lui ai tout dit !... Mais il était entendu que vous auriez la
vie sauve, toi et ta mère, et que vous pourriez vous retirer à la Cour des
Miracles, lieu d’asile.
— Gueule Dieu !…
— Nombril de Belzébuth !…
Et ils avaient sauté sur Alcyndore mère, lui avaient arraché son
poignard avant qu’elle ne se fût frappée. Puis, ils les avaient enlevées,
malgré leur résistance, refusant, pour la première fois de leur vie, d’obéir
à leurs ordres, et les avaient emportées sur leurs robustes épaules.
Chapitre 36
–
Place de Grève
Ainsi que le lui avait prédit l’homme noir qui lui avait fait subir son
premier interrogatoire, elle avait été condamnée à être pendue par le col
jusqu’à ce que mort s’ensuivit. L’arrêt portait que la sentence serait
exécutée en place de Grève, le 9 janvier à dix heures du matin. Le
9 janvier, c’était le surlendemain du jour où l’arrêt avait été rendu. C’était
le lendemain du jour où s’étaient déroulés les événements relatés dans le
précédent chapitre.
Montauban s’était contenté de lui dire ce qu’il lui avait déjà dit une
fois :
— Quand tu voudras.
— Il est de fait que M. le baron me bat quelque peu froid. Mais mes
hommes n’ont aucune raison de se méfier de moi. S’il y avait quelque
chose, je l’aurais déjà appris par eux.
— Place de Grève.
— Avez-vous un moyen ?
— Où allons-nous ?
— Quoi faire ?
Langrogne avait bondi lui aussi dans l’écurie. Les chevaux n’y
manquaient pas. Seulement, ils ne lui appartenaient pas. Cette
considération ne l’arrêta pas. D’un coup d’œil connaisseur, il choisit celui
qui lui parut le meilleur, lui passa vivement la bride, sauta dessus d’un
bond et partit à la suite de son maître.
« Zou ! allons voir M. le baron. Millodious, j’ai idée que je lui serai
plus utile par là, que du côté où ils vont. »
— S’il n’est pas là dans dix minutes, je repars sans lui. Je la sauverai
seul ou je mourrai avec elle.
C’était irrévocable. Pontalais ne trouva rien à dire et plia les épaules
d’un air accablé. Et tous les deux, pour tromper leur impatience, se
mirent à marcher dans la cour comme des fauves en cage. Et ce fut là que
Langrogne les retrouva et se joignit à eux.
Noirville comprit que les sujets de la reine d’Argot avaient passé par
là avant lui. Sa mission se trouvait achevée, du coup. Il laissa quelques-
uns de ses archers pour rassurer les villageois… et empêcher qu’on vint
fouiller dans les décombres. Et il reprit le chemin de la ville. Il voulut
savoir si son lieutenant avait été plus heureux que lui. Il fit un crochet et
passa par la rue Sainte-Catherine. L’hôtel de Bagnolet, comme le château,
était la proie des flammes. Il s’y attendait. Il laissa son lieutenant et ses
hommes s’activer de leur mieux pour préserver les maisons voisines et se
dirigea vers son hôtel.
— Où me conduis-tu ?
Haletant, il suppliait :
D’un bond, il fut en selle enfonça les éperons dans les flancs de son
cheval et, sans s’occuper de savoir si on le suivait ou non, se rua vers la
sombre voûte. Et il eut un hurlement de désespoir :
Ils arrivèrent enfin place de Grève. Une foule énorme s’écrasait sur
la vaste place. Dressée sur les étriers, ils lancèrent un regard fulgurant au-
dessus de toutes les têtes. Et un rugissement de joie puissant leur
échappa à tous les deux : il n’était peut-être pas trop tard.
Montauban, encore une fois, se dressa sur les étriers et d’une voix
tonnante, lança :
— Bragelongne !… Bragelongne !…
— Tu ne l’auras pas !
Et à Noirville effaré :
Ils chargèrent, en effet, comme des enragés. Ils foncèrent droit dans
le peloton des hommes à de Ville. Bientôt le baron sentit le souffle rauque
des chevaux derrière lui. À une vingtaine de pas, une litière stationnait,
que gardaient deux de ses hommes. Il comprit qu’il serait rejoint avant
d’arriver à cette litière.
Il n’hésita pas. Il arrêta net son cheval, sauta à terre. Il n’avait pas
lâché Primerose qui se débattait vainement sous son étreinte puissante et
qui ne cessait d’appeler Hoël à son secours.
Et ils partirent en courant tous les deux. Montauban était jeune, vif,
alerte. Noirville était vieux. Mais il était le père. Le père qui cherchait
cette enfant perdue depuis quinze ans et qui avait hâte de la serrer dans
ses bras. Le vieux Noirville distança le jeune Montauban. Oh ! pas de
beaucoup. De deux ou trois pas seulement. Ces quelques pas lui
permirent d’arriver le premier sur de Ville. Ce ne fut que lorsqu’il fut
presque sur le baron qu’il pensa à dégainer.
Et il fondit à son tour sur le baron. Il avait dégainé, lui. Les épées se
trouvèrent aussitôt engagées jusqu’à la garde. De Ville comprit qu’il était
perdu. Il cria :
Noirville fut ramené à son hôtel dans la litière même dont de Ville
comptait se servir pour lui ravir sa fille. Primerose, mise au courant,
s’installa au chevet de ce père qu’elle avait tant désiré connaître et nous
n’avons pas besoin de dire de quels soins touchants elle entoura le cher
blessé. Mais la blessure de Noirville était mortelle. Il resta une dizaine de
jours par une sorte de miracle produit par l’amour paternel, et s’éteignit
doucement dans les bras de sa fille adorée et de Montauban qu’il appelait
« son fils ». Il mourut heureux, lui qui dans ses prières demandait au ciel
de lui permettre d’embrasser une fois son enfant et de le prendre après. Il
avait obtenu la faveur de passer dix jours avec cette enfant avant de partir
pour le grand voyage, celui dont on ne revient jamais.
FIN