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LE GLOBE

Revue genevoise de géographie

Voyage et Tourisme

Tome 151 - 2011


LE GLOBE
Revue genevoise de géographie

TABLE DES MATIERES

Accueillir les hommes, blesser le territoire : une histoire du 5


tourisme suisse d'après-guerre
Ruggero Crivelli

Territorialiser les flux touristiques : les exemples du Grosses 45


Walsertal (Autriche) et du Val d’Hérens (Suisse)
Mathieu Petite et Cristina Del Biaggio

L'immersion mexicaine de Pino Cacucci 71


Gianni Hochkofler

Voyage et littérature : L'Italie de Hermann Hesse 93


Bertrand Lévy

Sur les frontières de la République d’Arménie 115


Renaud De Sinety

SOCIETE DE GEOGRAPHIE DE GENEVE - Bulletin 131

Tome 151 - 2011


Le Globe est la revue annuelle de la Société de Géographie de Genève et du
Département de Géographie et Environnement de l’Université de Genève. Il a été
fondé en 1860 et est publié avec le soutien de la Ville de Genève.

Comité éditorial :
Angelo Barampama, Ruggero Crivelli, Lionel Gauthier, Paul Guichonnet, Charles
Hussy, Bertrand Lévy, Claude Raffestin, Frédéric Tinguely, Jean-Claude Vernex :
Université de Genève
Alain De l'Harpe, Philippe Dubois, Gianni Hochkofler, Philippe Martin, Christian
Moser, Raymond Rauss, Renato Scariati, Véronique Stein, René Zwahlen : Société
de Géographie de Genève
Annabel Chanteraud, Musée d'Ethnographie, Genève
Elisabeth Bäschlin, Université de Berne
Hans Elsasser, Université de Zurich
Franco Farinelli, Université de Bologne
Claudio Ferrata, Université de la Suisse italienne
Hervé Gumuchian, Université de Grenoble
Jean-Christophe Loubier, Université de Lausanne
René Georges Maury, Université de Naples
Jean-Luc Piveteau, Université de Fribourg
Jean-Bernard Racine, Université de Lausanne
François Taglioni, Université de Saint-Denis de la Réunion

Rédacteur et coordinateur du Tome 151 : Bertrand Lévy

Lecteurs critiques du Tome 151 :


R. Crivelli, P. Dubois, L. Gauthier, B. Lévy, J.-C. Loubier, C. Moser, S. Raffestin, R.
Scariati, V. Stein, R. Zwahlen. Tous les articles ont été soumis à lecture critique.

Les articles publiés dans Le Globe engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
Ils ne peuvent être reproduits sans autorisation des éditeurs.

Les propositions de publications sont à adresser au rédacteur :


Bertrand.Levy@unige.ch

Le Globe est une revue arbitrée. Tirage : ca 450 ex.

Site internet : http://www.unige.ch/ses/geo/Globe/

© Le Globe 2011
ISSN : 0398-3412
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Tome 151

VOYAGE ET TOURISME

Département de Géographie et Environnement


Université de Genève
Société de Géographie de Genève
2011
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LE GLOBE - TOME 151 - 2011


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LE GLOBE - TOME 151 - VOYAGE ET TOURISME

SOMMAIRE

Accueillir les hommes, blesser le territoire : une histoire du 5


tourisme suisse d'après-guerre
Ruggero Crivelli

Territorialiser les flux touristiques : les exemples du Grosses 45


Walsertal (Autriche) et du Val d’Hérens (Suisse)
Mathieu Petite et Cristina Del Biaggio

L'immersion mexicaine de Pino Cacucci 71


Gianni Hochkofler

Voyage et littérature : L'Italie de Hermann Hesse 93


Bertrand Lévy

Sur les frontières de la République d’Arménie 115


Renaud De Sinety

Société de Géographie de Genève - Bulletin 131

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


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LE GLOBE - TOME 151 - 2011


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ACCUEILLIR LES HOMMES, BLESSER LE


TERRITOIRE : UNE HISTOIRE DU TOURISME SUISSE
D’APRES-GUERRE

Ruggero CRIVELLI
Département de Géographie et Environnement
Université de Genève

Résumé : Le tourisme est une des branches traditionnelles de la Suisse


contemporaine et occupe, selon les périodes, la troisième ou la
quatrième place dans notre économie d'exportation. Le développement
croissant de ce secteur exerce une pression très forte sur le paysage,
cadre géographique fondamental de son existence. Les comportements
des touristes, que nous sommes, amplifient les problèmes de la branche.
Mots-clés : tourisme, Suisse, environnement, Après-guerre, paysage,
Alpes, bon air.

Abstract : Tourism is one of the traditional branches of contemporary


Switzerland and occupies, according to the periods, the third or the
fourth place in our exports. The development growing of this sector puts
very strong pressure on the landscape, geographical fundamental of its
existence. The behaviors of the tourists, who we are, amplify the
problems of the branch.
Keywords : tourism, Switzerland, environment, post-war, landscape,
fresh air.

Remarque et remerciements
Ce texte est le résultat (partiel) d'une recherche financée par le
Programme National de Recherche PNR48, dont je remercie toute
l'équipe et son directeur, le prof. Claude Reichler de l'Université de
Lausanne. Un remerciement particulier va à Rafael Matos, chercheur à la
HES-Vs de Sierre, pour le travail de récolte de l'information qui a permis
la réalisation de ce texte.

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Introduction
L’histoire contemporaine du tourisme suisse ne peut pas être
considérée sans prendre en compte deux facteurs au moins : la montagne
et la santé.
La montagne représente cette forme particulière de paysage qui attire
énormément les voyageurs à partir du XVIIIe siècle. Lumières et
Romantisme encadrent finalement la (re)découverte de la montagne et de
ses habitants en exaltant la fascination d’un décor paysager imposant et
la droiture morale de ceux qui l’habitent. La santé apparaît assez vite
comme la conséquence du rapport entre les hommes et la terre : un décor
grandiose, fascinant et lumineux – opposé à celui malodorant, sombre et
brumeux des villes qui s’industrialisent – qui crée une sensation de bien-
être corporel et spirituel à celui qui le fréquente. Le XIXe siècle marque
le passage d’une montagne admirée à une montagne qui guérit. Les
Alpes sont ainsi fréquentées par une élite de citadins, nobles ou
bourgeois, qui y vont pour les admirer ou pour soigner leur corps : le
Sanatorium devient le symbole par excellence de cette fonction médicale
de la montagne. En montagne l’air est bon. Cette fonction sanitaire de la
montagne devient de plus en plus importante au fur et à mesure que le
XIXe siècle avance, s’achève et entre dans le suivant. La lutte contre la
tuberculose en est la base principale et contribue à installer la croyance
sur les bienfaits de l’air de montagne : le bon air.
Le tourisme, on le sait, est une branche très importante sur le plan
économique, mais elle est aussi très sensible à la conjoncture. Les crises,
les guerres aussi, peuvent rapidement bouleverser ce secteur. La
Première guerre va donner un premier coup d’arrêt au déroulement
croissant des activités touristiques contemporaines. Elles connaîtront une
certaine reprise par la suite, jusqu’à la Seconde guerre.
Observer l’évolution du tourisme en Suisse, surtout à partir de l’après
Seconde guerre, permet d’illustrer un aspect de l’histoire territoriale d’un
pays, ainsi que de montrer l’impact exercé sur le territoire par un
changement de société. Le tourisme – on l’a dit – peut être une ressource
importante pour un pays. Cependant, son impact dépasse largement la
sphère économique : il peut être vecteur de construction ou de
destruction sociale, à travers la construction ou la destruction territoriale.

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Le tourisme en Suisse aujourd’hui (2005), selon la Fédération suisse


du tourisme1, représente une ressource financière de l’ordre de 30
milliards de francs, dont plus de la moitié (61%) sont des recettes
provenant de touristes internes. Ce montant représente plus de 5% du
produit intérieur brut et place cette branche à la quatrième place des
exportations (en 2010), après la chimie, la métallurgie et l’horlogerie. Le
total des emplois directement ou indirectement liés à l’activité
touristique peut être estimé à 9-10% des emplois en Suisse. Les nuitées,
fluctuantes selon la conjoncture, ne sont pas loin des 70 millions
d’unités. Plongeons-nous dans l’histoire de cette activité pour
comprendre à la fois la société qui l’a engendrée et les problèmes qu’elle
a soulevés et qui nous interrogent aujourd’hui.

Une Suisse qui accueille

Le tourisme en Suisse ou le "bon air" politique


Nous sommes en 1943. Le conflit fait rage autour de cette "île"
apparemment épargnée qu’est la Suisse. On ne se prononce pas encore
ouvertement – neutralité oblige, sans doute – sur le futur gagnant de cette
guerre, même si on pressent déjà la victoire des Alliés. Ce qui est sûr, par
contre, c’est que la guerre va se terminer ! Les milieux touristiques
helvétiques commencent alors (et déjà) à se positionner.

Voilà ce qui transparaît à la lecture d’une publication du "Séminaire


de la Haute Ecole des Etudes économiques et commerciales de St-Gall",
laquelle rapporte des exposés présentés à Montreux en septembre 1943
(Hunziker, 1943). La publication donne la parole à plusieurs auteurs,
théoriciens ou praticiens qui appartiennent à divers domaines. Ce
document est une véritable profession de foi dans le tourisme, mais
surtout dans ses potentialités. Leur approche consiste à prendre en
considération le tourisme dans un cadre plus global. Son importance
n’est donc plus évaluée uniquement sur la base des flux financiers et
économiques qu’il serait capable d’engendrer (ce qui était déjà le cas
avant la guerre), mais en soulignant l’ensemble des rôles qu’il sera en
mesure d’assumer, voire même qu’il aura pour mission d’assumer. Rôle
social, rôle culturel, rôle idéologique même. L’anticipation qui émerge

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en 1943, esquisse-t-elle une nouvelle image du tourisme suisse ? Il est


difficile de le dire, car, si les discours tenus à ce moment-là font toujours
référence à la dimension curative qui a caractérisé pour beaucoup
l’époque précédente, ils évoquent aussi une dimension populaire qui
commençait seulement à émerger timidement dans le tourisme d’avant
guerre. Le "bon air" qui soigne, en somme, reste encore un critère
important. La vision des auteurs de cette publication se révélera la
bonne, indépendamment des formes qu’ils ont pu imaginer sur le
moment et que la réalité des choses va développer différemment. Charles
Gilliard (1975 : 120) soulignera plus tard l’importance économique que
le tourisme aura pris après la guerre : même si la balance commerciale de
la Confédération va être fortement négative jusqu’en 1960 en tout cas,
elle sera toujours compensée par l’apport financier d’autres sources, dont
le tourisme. Entrons un peu plus dans les détails de cette prise de
conscience qui servira de support à notre étude du développement
contemporain du tourisme en Suisse.
Le directeur de l’Office fédéral des transports et du tourisme, le Dr.
Cottier (in Hunziker, 1943 : 9-32), dans la conférence donnée au
séminaire de Montreux2, souligne fortement le caractère idéologique du
tourisme : celui-ci développe et entretient les sentiments
"d’indépendance, de liberté et d’espace" chez les individus. Le tourisme,
pour Cottier, appartient ainsi à la catégorie des besoins supérieurs, à côté
de l’éducation, de la médecine, de l’art et de la science. Pour lui, la
Suisse dispose d’un atout particulièrement important dans ce domaine :

"Notre climat et nos sources curatives constituent pour la Suisse une


richesse nationale qui compense dans une large mesure sa pauvreté en
matières premières. Dans les années qui suivront immédiatement l’après-
guerre et même plus tard, ces richesses curatives seront indispensables
au repos et à la guérison de milliers et de milliers de personnes. Les
qualités naturelles de notre climat s’alliant chez nous à une atmosphère
spirituelle et politique absolument neutre, de nombreux hôtes venant de
pays qui se combattent aujourd’hui, trouveront dans notre pays un lieu
de séjour idéal. Mais à côté d’une Suisse qui guérit, il existe aussi une
Suisse qui éduque et qui enseigne. Nos nombreux instituts d’éducation
exerceront une force attractive. Le tourisme pourra contribuer au

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rétablissement de relations normales entre les hommes. Cette valeur


idéale du tourisme et sa mission culturelle nous incitent à demander en
sa faveur, dans les futures négociations avec l’étranger, une place de
choix, précédant celle que l’on accorde aux échanges de biens purement
matériels. Peut-être que les autres pays se décideront à nous envoyer
certains contingents de voyageurs ayant besoin de fréquenter nos stations
climatiques avant que les frontières soient ouvertes à un large échange de
marchandises3."

Cette citation est intéressante dans la mesure où elle résume très bien
la conception qui est en train de prendre corps auprès des milieux
touristiques et – par reflet – au sein des milieux politiques. Trois aspects
de la Suisse peuvent ainsi être distingués : la Suisse qui guérit, la Suisse
qui éduque et la Suisse qui accueille. Cette dernière catégorie n’est pas
sans rappeler le choix que feront plus tard les autorités helvétiques
d’inviter des milliers de GI’s à venir passer leurs congés en Suisse en
organisant leur séjour (Hauser, 2004). Ce ne sont pas moins de 300'000
soldats américains, stationnés en Europe, qui effectueront ainsi un "grand
tour" de Suisse organisé par le Département militaire fédéral et la
Centrale suisse du tourisme entre 1945 et 1948. Il s’agissait entre autres
d’améliorer la réputation de la Suisse qu’une neutralité mal perçue avait
ébranlée pendant la guerre. Cela semble en partie sous-tendu dans
l’intervention de Cottier, quand il parle des "futures négociations avec
l’étranger", dans lesquelles le tourisme devra avoir une "place de choix".
A ce moment-là, on est sans doute déjà conscient du déficit d’image et
probablement aussi de l’effet positif qu’un bon accueil peut exercer sur
les étrangers. Il faudra, plus tard, toute l’intelligence de la diplomatie
helvétique menée par le Conseiller fédéral Max Petitpierre, pour
dépasser l’hostilité de certaines forces politiques alliées, en faisant
participer la Suisse, sous une forme directe ou indirecte, à ce processus
de reconstruction qui porte le nom de Plan Marshall4. La vision du
tourisme qui se dégage du discours de Cottier semble ainsi représenter
un des maillons du repositionnement politique international de la Suisse.
"Notre climat et nos sources curatives…", pour reprendre les mots de la
citation, ne servent donc pas uniquement à guérir et à éduquer, mais
aussi à retrouver une image (et par là une position politique) que la

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neutralité avait fortement dégradée pendant la guerre. Et cela sans


déroger à ce même principe qui est, justement, la neutralité capable de
créer une "atmosphère spirituelle et politique" qui s’ajoute aux qualités
du climat.

Si l’approche basée sur une conception globale du tourisme permet de


dépasser celle qui le considère comme une activité purement
commerciale et d’en faire ainsi un instrument de politique extérieure, elle
permet aussi d’en faire un instrument de politique intérieure et de
politique sociale. Cottier (comme d’autres intervenants) en est tout à fait
convaincu quand il affirme "que les séjours de vacances et de cure ne
doivent plus être le privilège des milieux aisés5". La force de travail,
étant à la base de la prospérité d’un pays sans matières premières, l’Etat
a la responsabilité de le préserver. Le tourisme peut alors servir aux
travailleurs en tant que source régénératrice. Un "esprit" et un "corps
sain" sont des éléments qui permettent un travail de qualité et qui doivent
être cultivés pendant le "repos" :

"Si le développement gigantesque du machinisme et de ses facultés


de production doit nous contraindre après la guerre à réduire encore la
durée du travail, il faudra consacrer les loisirs devenus plus nombreux au
repos et à l’entraînement du corps, autant que possible dans nos régions
favorisées par le climat6."

Si l’on observe l’évolution du temps de travail7, on s’aperçoit que, sur


le long terme, en effet, il a fortement diminué en Suisse : pratiquement
de moitié entre 1850 et 1990. L’affirmation de Cottier repose, bien
entendu, sur les observations faites jusqu’à l’avant-guerre et son
"optimisme" découle du fait que la plus forte réduction s’est manifestée
jusqu’en 1920 : par la suite, en réalité, vont surtout se développer les
congés annuels. Avoir du temps, mais aussi avoir les moyens de
voyager, c’est la base de toute activité touristique et, pour Cottier, il est
important de penser à favoriser aussi bien la diminution du temps de
travail que l’épargne pour le voyage dans la période d’après-guerre. Il
songe même à l’introduction d’un système de quote-part :

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"Les employés et ouvriers consentiraient à laisser régulièrement,


pendant toute l’année, une partie de leur salaire pour les vacances, tandis
que les employeurs verseraient une modeste contribution pour les
encourager à cette épargne8."

C’est une idée surprenante (l’Assurance vieillesse et survivants et son


système de cotisation ne sont pas encore en place !), mais qui démontre
une forte conscience de la fonction que peut assumer le tourisme pour la
santé publique et, par conséquent, pour la qualité du travail. En effet,
Cottier se demande dans son intervention : "Pourquoi les machines
doivent-elles être seules soumises à un amortissement régulier, et non
pas aussi les forces humaines qui sont à l’œuvre dans les ateliers et les
bureaux ?9" Sur sa lancée, il arrive même à imaginer un système de
"péréquation" du coût du voyage, car "il ne devrait plus arriver non plus
que le prix du billet de chemin de fer soit l’élément décisif dans le choix
d’une station balnéaire10". Quoi qu’il en soit, la Suisse connaît
l’existence d’une Caisse de voyage avec un système de timbres, ce qui,
pour Cottier, devrait jouer un rôle important dans le développement des
déplacements et du tourisme intérieur. Il est difficile de savoir si ses
remarques ont ensuite été entendues et utilisées dans le cadre d’une
politique volontariste, toutefois sa vision des choses était parfaitement
pertinente. En effet, l’évolution dans l’après-guerre de la Caisse suisse
de voyage confirme l’engouement des travailleurs helvétiques pour le
tourisme :

Année Timbres Timbres encaissés Capital social Nombre de


vendus (indice) (indice) participants
(indice) (indice)
1949 14’659 (100) 14’411 (100) 77’000 (100) 149'000 (100)
1965 55’393 (378) 52'230 (362) 272’000 (353) 239'000 (160)

Tab. 1 : Caisse suisse de voyage, 1949-196511

En l’espace d’une quinzaine d’années, le nombre de participants


augmente d’un peu plus d’une fois et demie (indice 100 en 1949, indice
160 en 1965). Ce n’est pas négligeable. Le mouvement d’argent est,
quant à lui, encore plus marquant : la quantité des timbres vendus

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comme celle des timbres encaissés augmente de plus de 3,5 fois et le


capital social suit le même chemin. Il s’agit sans doute du signe que
l’épargne des ménages est bien aussi consacrée à la régénération du
"facteur travail".

En somme, c’est déjà pendant la guerre que l’on a commencé à


pressentir l’importance du tourisme en tant qu’activité autre
qu’économique et le rôle qu’il pouvait assumer sur le plan social.

Pourtant, la situation de l’hôtellerie est très mauvaise : Cottier estime


la dette de cette branche12 à 1-1,2 milliard de francs, dont au moins 125
millions de surendettement, sur la base du rendement des dix années qui
ont précédé la Deuxième Guerre mondiale. Mais – précise-t-il – ce sont
des estimations minimales. Cela nous incite à penser que les milieux
touristiques n’évaluent pas l’importance que représente la branche pour
le pays uniquement sur la base d’une vision prospective par rapport à la
reprise d’après-guerre, mais aussi sur la base du formidable gaspillage de
ressources qu’aurait été un patrimoine touristique laissé à lui-même.
L’observation de quelques statistiques d’avant-guerre – dans la mesure
où elles peuvent être fiables – nous laisse imaginer que la situation
décrite doit être en deçà de la réalité.

Année Nombre de lits Nombre d’hôtes Nuitées


1934 199’641 3'307’364 13'990’247
1939 193’123 2'930’690 13'653’317
Evolution -3% -11% -2%
Tab. 2 : L’hôtellerie entre 1934 et 193913

Le nombre des hôtes chute fortement (-11%), influençant – même si


c’est dans une moindre mesure – les nuitées et le nombre de lits à
disposition sur le marché. Il est vrai que le graphique suivant montre que
la période en question n’est pas homogène, car elle connaît un sursaut
juste avant la guerre (en 1937 en particulier) :

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Fig. 1 : Hôtellerie suisse, 1934-1939, évolution des nuitées et du


nombre d'hôtes

Cependant, les opérateurs touristiques restent constamment en


difficulté, car le nombre des lits sortant du marché est d’un bon millier
chaque année, comme le confirme la figure suivante.

Fig. 2 : Hôtellerie suisse, 1934-39, évolution du nombre de lits

La branche des établissements de cure, d’après les maigres


statistiques à notre disposition, ne se comporte pas mieux, même si la
rationalité de son fonctionnement est sans comparaison avec l’hôtellerie

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proprement dite, car le taux d’occupation des lits est de l’ordre de 80%
contre un peu plus de 25% pour la catégorie hôtelière.

Voilà donc que la guerre semble avoir obligé à prendre conscience de


trois choses au moins :

- l’existence d’un patrimoine touristique important (hôtels,


établissements de cure, paysages, pour citer les éléments considérés à
l’époque) sur lequel reconstruire l’avenir ;

- la nécessité d’une aide sous forme financière (crédits et subventions


de la Confédération surtout) et à travers la mise en place d’une politique
volontariste où tous les acteurs auraient leur rôle à jouer : privés
(hôteliers, vacanciers, etc.) et publics (Confédération, on l’a dit, mais
aussi cantons et communes). En d’autres termes, l’économie de guerre,
mais aussi les théories économiques dominantes du moment14 (Keynes,
par exemple) permettent, même en Suisse, de concevoir l’intervention de
l’Etat dans l’économie ;

- l’atout important que représentent pour le tourisme les changements


sociaux et techniques engendrés par la guerre. Ce dernier point mérite
qu’on s’y attarde un moment.

Le monde change
Nous nous étonnons parfois aujourd’hui de la dimension des
évolutions sur le plan social pendant la seconde moitié du XXe siècle. Et
pourtant, ce qui est peut-être encore plus surprenant, ce sont les
prévisions que certains responsables ont été capables d’imaginer il y a
plus de soixante ans. Pour ce qui nous intéresse, parmi les mutations qui
affectent la branche touristique en Suisse, nous pouvons en souligner
deux : les changements sociaux dans le domaine des loisirs et le
développement des transports. Il s’agit de deux champs fondamentaux
dans la mesure où ils ont des répercussions considérables sur deux des
éléments les plus importants du tourisme : le paysage et l’environ-
nement.

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L’amorce des modifications dans le domaine social a commencé


avant la guerre, mais c’est pendant celle-ci, paradoxalement, qu’on en
mesure l’importance. Prenons les mots du secrétaire du contrôle des prix,
C.-F. Ducommun, lequel, sous le titre "Mutations sociales de la clientèle
hôtelière" écrit :

"Toutefois, il ne faut pas s’attendre à retrouver la clientèle


d’autrefois. L’économiste suédois Dr. Erik Lindahl a publié […] une
étude […] dans laquelle il montre qu’au cours de ces dernières années,
l’augmentation du revenu du travail a été plus considérable que celle du
revenu des capitaux, l’intérêt sur le capital ayant diminué.
Ce phénomène dure depuis trente ans. Il s’ensuit une égalisation des
fortunes, les gros revenus se faisant plus rares, tandis que se multiplient
les fortunes dites moyennes. Ce déplacement a pour corollaire un
déplacement de la puissance politique qui, des détenteurs de capitaux
passe ainsi aux représentants des classes moyennes et ouvrières […].
En vertu du déplacement social signalé par Lindahl, le Grand-Hôtel
de Territet, par exemple, ne recevra certainement plus, en grandes
masses, cette société qui, en 1931 encore, payait cinquante francs suisses
par jour et par personne15."

Bien sûr, les auteurs n’imaginent pas précisément les dimensions de


l’évolution qui suivra, d’autant plus que pendant la guerre les salaires ont
subi une forte rétention (surtout par rapport aux prix) qu’il faudra
combler à la fin des hostilités16. Cependant, la tendance prévue est
clairement affichée et le tourisme reprendra effectivement son rythme
d’avant-guerre en atteignant facilement les 15 millions de nuitées,
comme cela avait été soutenu par Cottier dans son exposé de 1943. En
1945 déjà, par exemple, nous comptons 17 millions de nuitées, qui ne
cesseront de croître jusqu’en 1949, se chiffrant même à 23 millions en
1947. Par contre, 1950 est une année de brutale rechute car celles-ci
retombent à 15 millions ; un nouveau cycle s’ouvre ainsi pour le
tourisme suisse, plus raisonnable sans doute, car moins frénétique, mais
toujours en expansion. La période qui va de 1945 à 1950 semble bien
correspondre aux prévisions faites pendant la guerre : après 1950, le pays
est sans doute en train de sortir définitivement d’une économie encore

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sous contrôle pour entrer dans une période où le marché reprend sa


cadence plus librement. Parallèlement, le poids du tourisme intérieur
devient progressivement plus important, signe qu’il intéresse des
couches sociales plus larges qu’auparavant.

Simultanément, nous assistons à un changement considérable dans le


domaine des transports. Si les opinions exprimées par les experts d’alors
sont toutes d’accord pour imaginer une augmentation de la mobilité
touristique, il est très intéressant de voir qu’elles ne sont pas toutes
convergentes si l’on considère les moyens de transport. Pour le directeur
du premier arrondissement des Chemins de fer fédéraux, le rôle de la
voie ferrée va être fondamental dans les années qui suivront la guerre. Il
développe toute une série d’arguments que nous ne reprenons pas ici.
Limitons-nous à souligner deux points : l’augmentation du trafic de
banlieue dans le processus d’urbanisation que va connaître le pays
pendant la deuxième moitié du XXe siècle ; et la nécessité de coordonner
pour des raisons touristiques les liaisons directes entre grands centres
urbains et entre ceux-ci et les régions du tourisme :

"Au point de vue du tourisme et plus spécialement du tourisme


interne, le facteur masse qui, comme déjà dit, caractérise les transports
par chemin de fer, joue un rôle essentiel. Le tourisme et les sports ne
sont plus réservés aux privilégiés de la fortune. Toutes les couches
sociales s’y intéressent et y participent. Les fervents du week-end se
rendent en foule, le samedi après-midi, à la campagne ou à la montagne.
Ils demandent à être transportés rapidement, le plus loin possible et à bon
compte. Le chemin de fer est de tous les moyens de transport le plus apte
à les satisfaire, étant le mieux à même d’effectuer des transports massifs
se concentrant sur deux ou trois jours de la semaine17."

Pour cet auteur aussi, la société change : la période d’après-guerre


sera caractérisée par le tourisme de masse et par une mobilité croissante.
Le chemin de fer remplit sa fonction en assurant aussi les liaisons entre
localités d’agglomération :

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"Lutry, Cully, Vevey, Montreux, Morges et même Rolle et Yverdon


sont des villes satellites de Lausanne et le chemin de fer pourra
certainement contribuer à leur développement en les reliant à la
métropole par des relations rapides et nombreuses, à toutes les heures de
la journée, tôt le matin et tard le soir18."

Dans un certain sens, on croit rêver en lisant ces propos formulés il y


a plus de soixante ans ! Que serait, aujourd’hui, l’état de notre
environnement si on avait tenu compte de ces "pré-visions" ? Non
seulement nous disposerions actuellement de transports urbains en
commun, mais en plus ceux-ci seraient en mesure de répondre au
tourisme des citadins qui cherchent à la campagne et à la montagne le
bon air qui leur manque en ville (ou, mieux encore, n’auraient peut-être
pas besoin de chercher le bon air ailleurs !)

Chenaux voit surtout les avantages du chemin de fer : mais son


raisonnement est intéressant dans la mesure où il a aussi une vision
articulée des choses :

"En Suisse, pays du tourisme par excellence, il importe de laisser la


route libre à la voiture automobile de tourisme et de l’interdire au gros
roulage dans toute la mesure du possible19 […]."

Bien que l’on devance de soixante ans le projet d’Alp-Transit (qui


n’est d’ailleurs pas encore terminé !), on pensait déjà, dans cette
publication de 1943, que le trafic lourd sur longues distances à l’intérieur
du pays aurait dû être réalisé par voie ferrée. Cependant, le mot est
lâché : la voiture automobile de tourisme. Déjà pendant la guerre, les
acteurs du monde touristique perçoivent les changements qui pourraient
profiter à la branche : la voiture de tourisme, mais aussi l’avion, vont
prendre le relais des chemins de fer.

Transport et loisir
Le transport est l’un des principaux facteurs de fonctionnement du
tourisme, lequel, par définition, implique un déplacement. Le chemin de
fer, dans l’histoire, n’a pas été le premier moyen pour voyager à des fins

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touristiques, mais il a fortement contribué à développer cette branche


grâce à sa rapidité et à sa capacité à transporter en masse. La Deuxième
Guerre mondiale semble marquer un tournant et, là aussi, certains
contemporains le ressentent. Le colonel Primault, dans son intervention
au séminaire de Montreux20, exprime bien cette conscience à travers un
exposé plein d’enthousiasme que ses charges justifient : il est colonel de
l’aviation militaire, directeur de l’Automobile Club de Suisse et
président de la Commission sportive de l’Aéro-Club de Suisse. Sa
passion pour l’avion et l’automobile lui permet de deviner le formidable
potentiel que ces deux moyens de transport représentent pour le tourisme
et les loisirs. Même si ses considérations sur la fonction de l’avion ne se
vérifieront pas dans le sens qu’il avait imaginé21, il ne s’était pas trompé
en ce qui concerne la voiture.

Il serait intéressant de retranscrire sa démonstration montrant le rôle


que joue "l’individualisation des transports" (pour utiliser ses mots),
mais nous renvoyons directement aux pages de l’auteur. Limitons-nous à
ce passage qui résume bien l’intérêt pour ce "nouveau" moyen de
transport qu’est le véhicule privé :

"Est-il permis de croire que les perfectionnements dans les transports


en commun, perfectionnements dont je viens de donner quelques
exemples, ont été provoqués, imposés par l’automobilisme ? Ou plutôt,
ne faut-il pas constater que le développement si rapide, si puissant de
l’automobilisme ne tient qu’au fait que l’auto a permis de réaliser, dans
une plus large mesure que tous les autres moyens de transport, des
préférences et des désirs humains, nécessairement irréalisables pendant
longtemps sauf pour un groupe restreint de privilégiés, disposant de
carrosses et de chevaux ?
Pour moi, ma conviction est faite. L’avenir est aux transports
"individualisés", sur terre, dans les airs22."

Suivent d’intéressantes démonstrations par rapport au développement


technique et aux potentialités de la voiture et de l’avion, sur lesquelles,
par ailleurs, les autorités commencent à se pencher. Le mot n’est pas
encore utilisé, mais en lisant entre les lignes de l’intervention de E.

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


19

Primault, on voit apparaître la nécessité de construire des autoroutes, en


créant ainsi un véritable réseau de voies carrossables. Et il ne s’est pas
trompé en concluant :

"Ma conviction est que "l’homme de la rue" de demain sera détenteur


ou propriétaire d’une auto, de ces merveilleux instruments de travail, de
ce moyen de délassement incomparable, de ce facteur d’enrichissement
physique, culturel et moral, bref de ce multiplicateur de toutes les
possibilités humaines. L’auto deviendra, demain, aussi indispensable à
chacun et dans le cadre de vie moderne, que la montre qui mesure le
temps de nos travaux, de nos joies et de nos peines.
Et cet homme de demain ne sera pas plus automobiliste que l’on est
[sic], actuellement, l’homme qui voyage en chemin de fer, l’homme qui
possède un frigidaire ou l’homme qui porte une montre-bracelet. Par
contre, il sera un touriste, sans le savoir, exactement comme "Monsieur
tout le monde" qui, écrivant ou discourant, ignore sa qualité momentanée
de prosateur23."

L’auteur ne pouvait pas être plus rêveur et plus réaliste à la fois,


comme les chiffres du tableau suivant nous le confirment :

Année Nb. de Nb. de Bicyclettes Indice Indice Indice


voitures voitures par 1000 voitures voitures bicyclettes
par 1000 habitants par 1000 par 1000
habitants habitants habitants
1925 28’697 7 170 100 100 100
1930 60’735 15 202 212 214 119
1935 70’765 17 236 247 243 139
1940 65’947 16 326 230 229 192
1945 18’279 4 352 64 57 207
1950 146’998 31 381 512 443 224
1955 270’821 56 372 944 800 219
1960 485’233 94 330 1691 1343 194
1965 845’124 155 248 2945 2214 146
Tab. 3 : Voitures et bicyclettes en Suisse, 1925-196524

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


20

Les chiffres sont parlants : on peut vraiment observer le contraste


entre la situation d’avant la guerre et celle de l’après-guerre. En quarante
ans, le parc automobile (sans compter d’autres types de véhicules,
comme les camionnettes, les camions, les tracteurs industriels, etc.) a été
multiplié par 30. Mais ce qui ressort bien de ces chiffres, c’est
l’explosion de la voiture individuelle dans les années qui ont suivi la
guerre : on peut presque dire que le rythme de croissance a
grossièrement doublé tous les cinq ans, ce qui donne un taux
d’accroissement annuel d’environ 14%. Le tableau indique aussi
l’évolution des bicyclettes et, en particulier, celle du nombre de
bicyclettes par 1000 habitants. La comparaison avec le nombre de
voitures par 1000 habitants est tout à fait saisissante : la bicyclette, même
"petite", reste "reine" jusqu’en 1950, période à partir de laquelle elle perd
son importance par rapport à l’automobile, comme cela est montré par
l’évolution des indices.

La réalité d’après-guerre a dépassé les "prévisions" faites pendant


celle-ci, mais cela n’est pas très important. Ce qui l’est, c’est qu’en
déplaçant l’analyse autour du tourisme d’une vision simplement
économique et commerciale à une vision plus sociale et politique, les
auteurs auxquels nous avons fait référence, perçoivent son caractère de
masse. C’est une société toute entière qui change : en s’urbanisant, elle
ressent de plus en plus le besoin de se ressourcer ailleurs ; en améliorant
ses moyens matériels d’existence, elle consacre plus de temps et plus
d’argent aux loisirs et aux vacances. Par exemple, en 1965 un ménage
suisse consacrait – en moyenne – environ 15% de ses dépenses aux
loisirs, tandis qu’en 1990 ce même taux est monté à 22% (OFS, 1996 :
2). Il s’agit d’une augmentation de 7 points, au sujet de laquelle il faut
encore remarquer qu’elle était partagée par 3,1 personnes (moyenne du
nombre de personnes par ménage) en 1965, alors qu’en 1990 elle est
partagée par 2,3 personnes. Ce qui signifie qu’il y a pour les loisirs
presque deux fois plus d’argent disponible par personne en l’espace
d’une génération.

"Depuis 1965, les dépenses au titre des [sic] loisirs et du tourisme ont,
pour la moyenne de tous les ménages suisses, quadruplés en termes

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


21

absolus (nominalement) pour atteindre un total de quelque 32 milliards


de francs en 1990. Durant la même période, elles se sont accrues de 50%
en termes réels25."

La dépense totale a été estimée, en 1990, à un peu plus de 11'000


francs par ménage. Environ 40% de cette somme sont consacrés aux
vacances proprement dites et au voyage (ce dernier représente un tiers
des dépenses de transport du ménage) : le reste concerne d’autres loisirs
(télévision, vidéo, ordinateur, presse imprimée, etc.).

Si les dépenses affectées aux loisirs n’ont cessé d’augmenter depuis


1965, elles ont connu une croissance plus soutenue jusqu’au milieu des
années 1970. Le graphique du document consulté nous permet de
reconstituer le tableau suivant :

Année Dépenses Indice


1965 2’750 100
1975 7’132 260
1985 8’901 324
1990 11’157 406
Tab. 4 : Dépenses de loisirs par ménage, 1965-1990, en francs26

Toujours croissantes, ces dépenses connaissent un petit fléchissement


à cause de la crise des années 1970, mais repartent de plus belle par la
suite.

En observant maintenant le tourisme dans son ensemble, et non


seulement comme ici par rapport aux dépenses des ménages suisses,
nous voyons l’importance de cette branche, qui a atteint presque 75
millions de nuitées en 1994. Elle se positionne ainsi à la troisième place
des branches exportatrices. Avec ses 21 milliards de francs de recettes,
dont 40% proviennent du pays, le tourisme procure un revenu –
directement ou indirectement – à presque 10% des actifs. Nous avons
donc affaire à un véritable "instrument" de production et de culture (75
millions de nuitées dans un pays qui compte quelque 7 millions
d’habitants, c’est un formidable système de brassage) qui s’est

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


22

énormément développé depuis la fin de la guerre. Ce développement, en


prenant l’hôtellerie comme "thermomètre", montre deux grandes phases
ascendantes : la première, courte, se trouve liée à la fin de la guerre et
semble se dérouler entre 1945 et 1950 ; la deuxième marque une
moindre mais longue montée jusqu’aux années 1970. C’est la période de
la grande croissance économique.

Il devient alors important d’observer les réactions que cette époque de


massification a suscitées surtout, dans notre optique, celles qui
concernent le tourisme. Pour fonctionner, ce dernier a en effet besoin, en
tout cas, de deux choses : un attrait et une infrastructure en mesure de
satisfaire la demande. L’attrait, avant même la réputation des opérateurs
touristiques, est représenté par le paysage, véritable façade du territoire.
La Suisse, dans son ensemble ou dans sa diversité, possède cet atout
depuis longtemps : le paysage qui guérit, le paysage qui éduque sont des
réalités acquises. Mais parallèlement, pour que cela fonctionne, il faut un
paysage qui accueille. Nous voyons alors apparaître27 une tension entre
le territoire (c’est-à-dire le système de relations économiques, sociales et
environnementales qui sous-tend le tourisme) et le paysage. D’un côté un
système de relations qui s’emballe, de l’autre un paysage qui s’alourdit
de manière désordonnée : cela ne pouvait que susciter des résistances,
même très marquées. C’est en effet avec la fin des années 1960 et la
décennie qui suit, que nous voyons apparaître un certain nombre de
réflexions politiques, préoccupées par un développement qui semble
échapper à tout contrôle et engendrer ainsi des dysfonctionnements dont
les conséquences détruisent les atouts sur lesquels se base cette même
croissance.

Le territoire blessé

Le territoire sous tension


Le tourisme est une branche importante, on l’a dit, mais ce n’est
qu’un secteur parmi d’autres. Il est à la fois objet de préoccupation et
d’attention particulières, mais aussi partie d’un contexte plus général.
Les années soixante sont une période de forte croissance sur le plan
économique et social, mais elles le sont aussi sur le plan spatial.

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


23

Bâtiments d’habitation, de travail, voies d’accès, etc. sont autant


d’infrastructures qui raréfient l’espace disponible et qui engendrent par
là une forte spéculation par rapport au sol. Spéculation qui induit, à son
tour, la rareté du sol. Le tourisme contribue aussi à cette situation, en
occupant surtout les zones les plus fragiles. Après d’âpres discussions
politiques, c’est en 1969 que le peuple accepte enfin des articles
constitutionnels (les 64ter et 64quater de l’époque) posant ainsi les bases
pour une loi sur l’aménagement du territoire. L’occupation rationnelle du
sol, l’attention portée sur le gaspillage des surfaces et le respect de leur
vocation deviennent alors les principes sur lesquels devrait se baser la
gestion territoriale. Cela demandera encore beaucoup de patience, car ce
n’est qu’en 1979 que la loi voit enfin le jour. Entre-temps, en attendant
que les acteurs politiques se mettent d’accord, le Conseil fédéral, à partir
de 1972, tentera de mettre un frein à l’expansion des constructions via
une série d’arrêtés urgents.

La nécessité et la volonté de contrôler, même modérément, les


dysfonctionnements engendrés par la forte croissance économique
donnent naissance dans différents domaines à des études (à des
"Conceptions…") commandées par les autorités. Il s’agit d’approches
sectorielles, dont l’une concernera aussi le tourisme : le rapport final de
la "Conception suisse du tourisme" paraîtra ainsi en 1979. Le document
est intéressant pour comprendre l’évolution des esprits dans l’après-
guerre et les intentions face au futur.

Nous retrouvons, sous forme chiffrées parfois28, la vérification des


"prévisions" de 1943 vues plus haut. Le contexte se confirme29 : entre
1950 et 1975 les revenus réels par habitant se sont multipliés par 3,2 ; la
population considérée comme urbaine (celle qui recherche le "bon air"
des Alpes) par 2,2 et les voitures de tourisme par 12,230.

Les nuitées ont suivi le même chemin : dans l’hôtellerie celles des
étrangers ont été multipliées par trois, surtout entre 1948 et 1968
(d’environ 6 à environ 18 millions), tandis que celles des Suisses, qui
avaient par ailleurs pris le relais assez tôt, restent stables entre 11 et 12
millions (1948-1968-1975)31. L’intérêt des Helvètes pour le tourisme

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


24

dans son ensemble (ce qui est plus large que l’hôtellerie) reste cependant
important dans cette deuxième moitié du XXe siècle. En effet, en 1977
par exemple, le tourisme national32 atteint 36,2 millions de nuitées contre
32,9 millions de nuitées pour le tourisme de provenance extérieure. Par
contre, ce dernier continue de générer plus de valeurs, car le chiffre
d’affaires a été, avec 6,1 milliards de francs, plus d’une fois et demie
celui créé par le tourisme national (3,9 milliards de francs). Pour les
étrangers, l’hôtellerie reste proportionnellement plus attractive que pour
les Suisses, souvent attirés, par ailleurs, par les autres pays.

Si nous comparons, maintenant, les nuitées totales (environ 70


millions en 1977) aux nuitées dans l’hôtellerie (environ 31 millions en
1975), nous nous rendons vite compte du changement structurel du
phénomène touristique : non seulement il a littéralement explosé, mais le
tourisme d’après-guerre sort de l’hôtellerie pour occuper d’autres
terrains.

"Le tourisme suisse s’est développé énormément de l’après-guerre


jusqu’en 1973. De 1959 à 1973, le nombre de nuitées a augmenté de 30
millions, soit de 82%. Plus de 2/3 de cette augmentation étaient dus à la
parahôtellerie, c’est-à-dire à l’hébergement dans les chalets ou
appartements de vacances, dans l’hébergement par groupes et les places
de camping33."

Chalets (mais les chalets occupés par les propriétaires échappent


souvent aux statistiques), appartements de vacances, campings, etc.
occupent de plus en plus l’espace. On comprend alors aisément les titres
des études de Krippendorf (1977), Les dévoreurs de paysages !

C’est ainsi que pour permettre à la fonction d’accueil de satisfaire les


besoins des vacanciers tout en s’auto-entretenant, il a fallu développer
les infrastructures nécessaires. La Conception suisse du tourisme nous
éclaire sur la dimension de cette explosion où "les régions de montagne
sont mises en valeur par des téléphériques afin de faciliter la pratique du
ski34" (mais pas seulement, pourrions-nous ajouter). En effet35 :

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


25

- entre 1950 et 1975, le nombre de téléphériques sur l’ensemble du


territoire suisse est multiplié quasiment par dix, passant respectivement
de 39 à 381, pendant que le nombre de téléskis se multiplie par 15 : 72
en 1950 et 1'000 en 1975. "Depuis 1950, on a construit en moyenne 50
nouveaux télécabines et téléskis par an36". En 1978, une ordonnance
fédérale refroidit quelque peu les ardeurs, mais sans vraiment changer
fondamentalement la situation, car Krippendorf peut encore écrire qu’"au
début 1985, 88 demandes étaient encore à l’étude auprès de l’Office
fédéral des transports […]37" ;

- le nombre de lits augmente : quasiment stable dans l’hôtellerie, il est


multiplié par 2,4 dans la parahôtellerie entre 1963 et 1976 ;

- les résidences secondaires se multiplient par 2,6 entre 1960 et 1974 :


70'000 résidences en 1960 et 131'000 (quasiment le double) en 1970,
mais 180'000 résidences en 1974, c’est-à-dire 50'000 unités
supplémentaires en quatre ans seulement. Cela signifie que le rythme de
construction double à partir des années 1970.

Jost Krippendorf précise :

"De 1970 à 1985, les logements de vacances et résidences


secondaires en Suisse ont augmenté de 130%. Leur nombre est passé de
110'000 à 250'000, le nombre de lits de 500'000 à 1 million38."

Les chiffres de cet auteur, sans correspondre exactement à ceux de la


Conception suisse du tourisme, sont du même ordre de grandeur. Ce qui
est spécialement intéressant dans son discours, c’est l’attention qu’il
porte à l’emprise spatiale du tourisme39 :

- 250'000 résidences secondaires occupent, au sol, 160 km2 de surface,


contre 8 km2 pour les 7'200 hôtels que compte la Suisse à ce moment-là.
Cela veut dire un millier de m2 par hôtel, contre 640 m2 environ pour une
résidence secondaire ou appartement de vacances40 ;

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


26

- cela signifie aussi (et surtout) 30 m2 par lit dans une structure
hôtelière contre 160 m2 par lit dans le cadre d’une structure résidentielle
secondaire. Compte tenu des nuitées, le contraste est encore plus fort :
1/5 de m2 par nuitée en hôtel, contre 3 m2 dans des résidences
secondaires et appartements de vacances. En somme, cinq fois plus de
surface occupée au sol en termes de lit, mais compte tenu de l’utilité
pratique – du taux d’occupation des lits, on devrait dire – la différence se
multiplie jusqu’à 15 fois !

Indépendamment du jugement que l’on peut porter sur cette situation


– jugement sans doute facilité par le regard rétrospectif – il est
indéniable que le tourisme suisse d’après-guerre a fortement nourri le
processus d’urbanisation et contribué à modifier considérablement le
paysage. Les réactions politiques ne manquent pas : la situation difficile
de l’hôtellerie, le succès fulgurant du tourisme, les changements
structurels de celui-ci, etc. débouchent sur les interrogations et analyses
contenues dans le rapport de 1979, Conception suisse du tourisme. Des
chercheurs comme Jost Krippendorf, pour ne citer que l’un des plus
connus, s’interrogent sur l’impact que cette explosion peut avoir pour le
pays : alors qu’il avait déjà fait ce constat dans d’autres publications, il
lance en 1987 un cri d’alarme face à la situation en démontrant la
contradiction engendrée par une activité, celle du tourisme, qui détruit
sans vergogne sa propre ressource en dégradant sol, air et eau. Or, si un
cri dérange, secoue, réveille parfois, la sortie du sommeil est aussi
fonction du stade dans lequel se trouve le dormeur : on prend petit à petit
conscience que le paysage, façade du territoire, exige une attention
particulière, et c’est en 1998 (onze ans plus tard) que la Confédération
publie les Principes de base de la conception "Paysage suisse". La
"somnolence" a ainsi été assez longue. Le réveil a apparemment été plus
rapide, car cinq ans après, en 2003, la Confédération précise ses
directives dans un Cahier de l’environnement intitulé "Paysage 2020"41.
Si, d’un côté, cette attention soutenue pour le paysage permet de mesurer
à quel point la sensibilité des Suisses a évolué42, de l’autre, elle suscite
quelques interrogations.

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


27

Un paysage sous stress


L’horizon 2020 représente la limite temporelle que les autorités se
sont fixées pour imaginer un paysage suisse. Une période finalement
courte pour pouvoir véritablement en dessiner les contours de manière
précise43, car le paysage change à un rythme qui n’est pas
immédiatement perceptible. Cependant, dans la situation actuelle, nous
pouvons déjà identifier suffisamment de tensions et d’indices pour
esquisser une évolution possible.

Dans les pages précédentes, nous avons vu le formidable


développement du tourisme pendant la deuxième moitié du XXe siècle et
de toute une série d’éléments qui l’ont accompagné (véhicules,
infrastructures, constructions, etc.). S’il est certain que le tourisme n’est
pas responsable à lui seul des charges que doit supporter le paysage, il
est indéniable que son expansion contribue à en augmenter le poids,
voire – comme l’a montré Jost Krippendorf – à créer des problèmes
spécifiques dans de nombreuses stations ou régions.

Quelques chiffres, tirés de Paysage 202044, suffisent à entrevoir la


pression qu’exerce le tourisme sur le paysage :

- un parc de voitures individuelles multiplié par 24 depuis 1950,


atteignant aujourd’hui les 3 millions et demi de véhicules ;

- un trafic motorisé routier en augmentation constante : multiplication


par 3 entre 1960 et 1995 pour le trafic individuel, et de même pour le
trafic des marchandises entre 1970 et 1995 ;

- un accroissement du nombre de kilomètres parcourus par les


véhicules : autour de 9% entre 1993 et 2000.

Le tableau 6 du document Paysage 202045 fournit la répartition des


kilomètres parcourus par les véhicules entre 1993 et 2000. Si nous
calculons la progression en pourcent depuis 1993 de chaque catégorie,
nous constatons que la mobilité a augmenté de 9,6% par rapport au total
et de 8,4% pour les voitures. Seuls les vélomoteurs connaissent une

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


28

chute. Par contre, motos et autocars accroissent leur kilométrage de plus


de 20% (20% et 23% respectivement). Nous avons affaire ici à deux
éléments intéressants, dans la mesure où ils peuvent traduire à la fois un
développement de l’urbanisation (qui étend potentiellement les besoins
en tourisme) et du trafic de nature touristique.

En ce qui concerne les marchandises, le kilométrage des poids lourds


augmente aussi de 20% environ, tandis que le trafic de livraison fait
carrément un bond de 30%. Ce dernier point traduit, à notre avis, ce que
l’on pourrait appeler la "capillarité spatiale" de la mobilité routière, qui
est constituée par deux éléments complémentaires : la capacité des
véhicules à moteur à atteindre tous les endroits du pays et la grande
dispersion des points à atteindre.

En somme, cette croissance a induit un important développement des


infrastructures (qui génèrent, à leur tour aussi, une augmentation de la
mobilité routière) :

"Avec ses quelques 71'000 kilomètres de routes nationales,


cantonales, communales […] et ses 5'000 kilomètres de voies ferrées
[…], la Suisse dispose de l’un des réseaux de transports [sic] les plus
denses d’Europe. […] Entre 1972 et 1983, quelque [sic] 1'700 hectares
ont été utilisés chaque année pour la construction de routes et de
chemins ; depuis on constate un certain ralentissement de ces
aménagements. Pour la période allant de 1979 à 1989, on a relevé, par le
biais du programme d’observation du territoire suisse, une utilisation
annuelle de 700 ha pour les routes et les chemins. Selon les dernières
données de la statistique de la superficie, entre 1985 et 1997, 7'800 ha
ont été consacrés à de nouvelles surfaces de transport46."

La figure 17 du rapport sur l’évolution du paysage47 illustre, à travers


des cartes, l’impact du développement de ces infrastructures et,
notamment, la compartimentation qu’elles créent dans le paysage. Le
morcellement est, en effet, considérable. Par rapport à l’espace
proprement alpin, la figure à laquelle nous faisons référence montre bien
deux phénomènes : le paysage alpin est relativement plus dégagé que

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


29

celui du Plateau, cependant, il est fortement pénétré via les fonds de


vallée par l’urbanisation. Seuls les espaces d’altitude semblent échapper
à l’emprise des chemins routiers. "Semblent" échapper ! L’illusion est de
courte durée, car Paysage 2020 nous fournit d’autres informations :

"Les régions de montagne proposent à l’heure actuelle 5 millions de


lits de vacances et 15'000 téléphériques et téléskis. On estime que les
stations de sports d’hiver sont équipées de 41'000 pistes de descente
préparées, d’une longueur totale de 120'000 km. (…) En 2001, on a
enregistré dans le secteur de l’hébergement 68 millions de nuitées dans
les hôtels et 35% dans les stations de montagne à plus de 1'000 m
d’altitude48."

15'000 installations de remontée, 120'000 km de pistes répartis en


41'000 tracés et 23 à 24 millions de nuitées à plus de 1'000 mètres
d’altitude donnent déjà une idée (encore partielle) de l’impact sur le
paysage49. Evoquer l’idée d’un stress peut paraître excessif. Cela ne l’est
probablement pas, car ce que nous venons de décrire renvoie surtout à
l’occupation du sol : or, le paysage n’est pas une carte sur laquelle on
aurait simplement dessiné les infrastructures. Si celles-ci, d’un côté,
occupent lourdement le champ de vision, de l’autre, elles induisent des
effets physiques, comme par exemple l’imperméabilisation des surfaces,
la disparition de biotopes (avec notamment le recul ou la modification de
la végétation), la modification de la morphologie du terrain, etc. Tous
ces aménagements remplissent certes leur fonction en assurant la
mobilité et en améliorant l’accessibilité de zones qui deviennent ainsi
intéressantes pour la résidence, notamment touristique. Mais cette
"vitalité" que permet le système d’infrastructures est paradoxale :
bénéfique par certains côtés, elle augmente aussi la charge en polluants
chimiques, en bruit(s) et en particules de poussières :

"Les polluants atmosphériques peuvent non seulement nuire à la santé


de l’être humain, mais également endommager des écosystèmes. En
premier lieu on trouve les effets de surengraissement et d’acidification
des oxydes d’azote (NOx). Les oxydes d’azote dégagés par la
combustion de carburants et de combustibles fossiles se déposent en

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


30

grandes quantités dans le sol et les eaux. Il en résulte un déséquilibre de


substances nutritives, le confinement de certaines espèces aux stations
pauvres en azote et une hypersensibilité des plantes à des facteurs de
stress extérieurs, comme les tempêtes. La quote-part des transports dans
les émissions de NOx est actuellement de 60% environ. De plus,
combinés au SO2, les NOx entraînent une acidification des sols pouvant
conduire à un déséquilibre des substances nutritives et à un
ralentissement de la croissance. Par ailleurs, l’acidification a un effet
toxique sur les lacs50."

On pourrait, bien sûr, ajouter d’autres indications et précisions, mais


cela nous semble suffisant pour constater que le paysage suisse en
général et le paysage alpin en particulier peuvent être considérés comme
étant sous stress : l’évolution des transports, mais aussi des industries et
de l’artisanat, le développement des résidences secondaires, etc.
contribuent à la modification de la qualité de l’air. A tel point que "dans
le canton de Zurich, une réserve naturelle sur deux présente des signes de
surcharge de matières nutritives. Dans les régions de montagne, les
milieux pauvres en substances nutritives sont eux aussi touchés par
l’apport de nitrates (…)51."

Il serait temps d’admettre que la qualité de l’air n’est pas seulement


importante pour ses effets directs sur la santé des êtres humains, mais
qu’elle l’est aussi pour ses conséquences indirectes dérivant des impacts
sur la croissance de la végétation, sur la modification des espèces
végétales présentes, etc. Les passages que nous avons cités montrent
qu’il n’y a pas que les êtres humains de nos contrées qui soient
surnourris : l’environnement aussi est menacé… d’obésité ! Et l’air est
un véhicule extraordinaire, peut-être plus encore que les cours d’eau ou
la morphologie du paysage.

Conclusions : du paysage des hommes aux hommes dans le


paysage ?
A travers cet aperçu de l’évolution du tourisme suisse d’après-guerre,
apparaissent un certain nombre de caractéristiques intéressantes. Nous
avons évoqué, en particulier, l’idée d’une Suisse qui guérit, d’une Suisse

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


31

qui éduque, d’une Suisse qui accueille. La Suisse qui éduque nous
intéresse moins ici52. La Suisse qui guérit et la Suisse qui accueille sont
par contre deux notions, liées à la montagne helvétique, que nous
pourrions considérer comme fondatrices du tourisme suisse d’après-
guerre. Ces images sont cependant un peu paradoxales. La notion de
Suisse qui guérit a pris corps bien avant la Seconde Guerre mondiale.
L’air des montagnes – sous certaines conditions – guérit53. En termes
simples, l’air des montagnes est "bon" ! Cet argument a été à la base des
considérations de certains conférenciers intervenus en 1943 à Montreux :
le rôle thérapeutique étant "acquis", allant de soi, la montagne se prêtait
bien, à ce moment-là, à l’accueil des malades et des blessés de la guerre.
Un discours prospectif sur les potentialités touristiques de la Suisse ne
pouvait donc qu’être optimiste. La guerre n’était cependant pas le seul
argument sur lequel fonder l’optimisme prospectif des acteurs
touristiques. En effet, pour importante et dramatique qu’elle pouvait
l’être, la thérapie des victimes ne pouvait pas durer indéfiniment. Un
autre élément qui a aussi joué un rôle probablement majeur est contenu
dans le caractère populaire qu’a revêtu alors la conviction que l’altitude
peut guérir. Cela est présent autant chez les acteurs du monde touristique
qui s’expriment à Montreux, que dans la réalité quotidienne de la société.
La lutte contre la tuberculose, la création des sanatoriums populaires,
l’hygiénisme, les luttes syndicales, etc. contribuent à montrer
l’importance du repos dans un environnement propre et ordonné.
L’espace de la "guérison" est là, en montagne, et il est prêt à accueillir,
d’autant plus que les infrastructures existent mais – qu’on nous permette
l’expression – sont "vides"54. Le paradoxe de cette Suisse qui guérit ne se
manifestera ainsi que par la suite : si l’air des montagnes a servi,
jusqu’avant la Deuxième Guerre à attirer les visiteurs sur les pentes
ensoleillées ou enneigées des Alpes, il disparaît des références dans les
années de la plus forte croissance économique. On n’en reparlera plus de
manière systématique ou explicite, du moins jusqu’à ces dernières
années. L’air de montagne, qui "guérit" presque par définition, n’est
rappelé que de temps en temps, surtout actuellement, dans les campagnes
de marketing55, aussi bien par l’Office suisse du tourisme que par des
offices locaux.

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32

La Suisse qui accueille, pour sa part, prend dans la deuxième moitié


du XXe siècle des dimensions impensables auparavant. Nous n’allons
pas redonner les chiffres, mais seulement souligner l’évolution croissante
et continue qu’a connue le tourisme et que nous avons mesurée à travers
les quelques variables retenues. Ce qui est plus intéressant, cependant,
c’est la nature paradoxale de cette évolution : pour donner l’hospitalité,
la Suisse qui accueille érode, ronge même, l’un de ses atouts principaux,
le paysage. Elle le "dévore", pour rester en syntonie avec l’analyse de
Jost Krippendorf. La Suisse qui reçoit ses 70 millions de nuitées s’est
répandue partout, s’est fixée partout, avec ses immeubles, ses chemins,
ses câbles, ses pylônes… Les activités de toutes sortes et les transports,
localement ou ailleurs dans le monde, contribuent à travers leur frénésie
à dégrader l’air des montagnes, comme le montre amplement la
publication fédérale Paysage 2020. La Suisse qui accueille a,
aujourd’hui, quelques difficultés à… "guérir", en tout cas par l’air.

En observant tout cela, on finit par se demander s’il est vraiment


important de se soucier de la qualité de l’air de nos montagnes, c’est-à-
dire d’allier la "guérison"56 et l’accueil ! La question, posée de cette
manière, peut irriter ! Nous l’admettons d’autant plus que l’importance
de la qualité de l’air va de soi tant écologiquement que socialement. Par
contre, d’un point de vue sociologique, les choses sont quelque peu
différentes et, en réalité, elles ne vont plus du tout de soi : donc, si la
question irrite, tant mieux ! Expliquons-nous.

Dans le cadre du PNR 48, une enquête a été effectuée dans onze
stations touristiques du canton du Valais, auprès de propriétaires,
habitants et vacanciers, en collaboration avec la HEVs57. Ce sont
justement les réponses à certaines des questions posées qui nous incitent,
d’une façon un peu provocatrice, à nous demander si, en fin de compte,
cela a encore du sens de se préoccuper de la qualité de l’air en montagne.

En premier lieu, il y a les raisons qui poussent propriétaires et


vacanciers à choisir la montagne : par rapport à cela, la qualité de l’air se
fait relativement discrète.

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"Les sondés devaient attribuer un facteur d’importance à une série de


22 critères déterminants quant au choix de leur station de destination. La
proposition relative à la qualité de l’air a ainsi obtenu la septième place
auprès des habitants, la huitième auprès des touristes et la onzième
auprès des propriétaires58."

Compte tenu de la connaissance que les personnes interrogées avaient


des bienfaits liés à une bonne qualité de l’air et qu’ils ont, par ailleurs,
exprimée dans d’autres réponses, on peut être surpris de constater, à
travers cette enquête, à quel point l’air n’a pas une importance
primordiale. C’est probablement parce que l’air de montagne est
automatiquement considéré comme étant de bonne qualité, que les
interrogés donnent si peu de poids à ce facteur : l’accueil dans la station,
le rapport qualité/prix, le panorama et le paysage, la "nature préservée",
l’ensoleillement, les remontées mécaniques etc., etc. sont des critères
plus importants. Dans l’enquête hivernale, nous ne voyons pas apparaître
la qualité de l’air comme critère de premier choix dans les tableaux59.
Dans l’enquête estivale, par contre, elle apparaît mais, selon le rapport
d’enquête, cela est probablement à mettre en relation avec sa température
qui rend l’air d’été plus agréable qu’en plaine et dans les villes. En
termes plus simples, la qualité de l’air est fonction de sa fraîcheur
(paradoxalement plus évidente en été) : l’air est bon (et on l’apprécie)
s’il est frais !

L’autre élément qui justifie notre "fausse perplexité" provient du


comportement même des gens. Selon l’opinion exprimée par une
majorité de sondés, la qualité de l’air s’est détériorée pour des raisons
bien explicitées et qui font référence à la pollution, à l’intensification du
trafic, à l’urbanisation, etc. Cependant, jamais une majorité de
propriétaires, habitants ou vacanciers n’a exprimé son intention de
renoncer à son véhicule privé pour protéger l’air d’une éventuelle
dégradation60. Les choses sont différentes pendant les vacances : une
majorité affirme être disposée à délaisser sa voiture. Ce contraste entre le
fait de ne pas vouloir renoncer au véhicule chez soi et celui d’être
éventuellement disposé à le laisser dans un parking pendant les congés,
montre que l’usage de la voiture privée est surtout lié à des raisons

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pratiques (donc de nécessité) et de commodité. De plus, les personnes


qui, en hiver, ont manifesté une éventuelle disposition à renoncer à la
voiture sont en proportion inférieure à celles qui ont répondu de la même
manière en été61. … Confort, quand tu nous tiens ! Et ceci semble se
confirmer derrière une autre question, celle se rapportant aux moyens de
transport utilisés dans les stations pendant le séjour. L’enquête hivernale
montre bien la prédominance des véhicules à moteur : en ordre
décroissant, la voiture, le bus et la navette. Dans l’échantillon62,
indépendamment de la fréquence d’utilisation, l’automobile reste la plus
utilisée : plus que le bus et la navette ensemble. Seules les personnes
allant toujours à pied s’interposent parfois entre bus et navette, mais cela
est probablement dû à l’organisation spatiale de la station (la faible
dispersion des services par rapport à la résidence) et au choix des
activités exercées. Il va sans dire que la voiture reste aussi le moyen de
transport le plus utilisé pour se rendre en station, suivie, de loin, par le
train et l’avion63.

Loin de nous l’idée de stigmatiser ces comportements, qui reposent


sur une certaine rationalité. Cependant, ils obligent à s’interroger : à quoi
sert-il d’avoir des connaissances ou, plus encore, d’avoir conscience de
l’impact de certaines conduites sur l’environnement sans que cela ait une
incidence significative sur ces dernières ? Penser que les choses ne se
modifieront pas dans un avenir proche n’est pas du pessimisme. Un
simple exemple ? On constate aujourd’hui que la durée des séjours
diminue64. Si le nombre de nuitées reste constant, cela signifie que
l’intensité des flux augmente : donc, plus de kilomètres parcourus, plus
de NOx émis, plus de poussière soulevée, plus de kérosène brûlé (ce
qu’amplifie encore la multiplication des offres low cost et last minute qui
incitent aux départs éclair), plus de produits de nettoyage utilisés et
déversés dans les égouts et les stations d’épurations, etc. Dans ces
conditions : … où vas-tu, "bon air" ? En somme, l’expansion et le
développement du tourisme d’après-guerre ne sont pas terminés, surtout
si on mesure la croissance avec d’autres indices que les seules nuitées.
Cette expansion a comme conséquence d’augmenter la charge sur
l’environnement, y compris sur la qualité de l’air : l’"espoir" que
représentent les nouveaux touristes asiatiques (Indiens et Chinois par

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35

exemple), s’il peut être économiquement intéressant, l’est beaucoup


moins sur le plan de l’environnement, car la consommation énergétique
et les émissions nécessaires pour les amener dans nos montagnes vont
augmenter au fur et à mesure que ce segment de marché se développera.
D’autre part, l’insistance à imaginer et à constamment réaliser de
nouvelles formes d’activités porte à adapter souvent et rapidement
l’environnement :

"Ces dernières années, par exemple, l’offre touristique s’est


considérablement modifiée. Suivant le phénomène de spécialisation et
d’individualisation de notre société, les stations on dû proposer un
éventail très large d’activités sportives répondant à des modes en
constant changement. (…) A la faveur des progrès techniques,
l’exploitation de la montagne pour la pratique de loisirs s’est développée
et des équipements ont été aménagés dans des zones pour ainsi dire
inexplorées65."

Rafting, parcours acrobatiques en forêt, canyoning, escalades de


toutes sortes, VTT, snow parks, ski carving, via ferrata, golfs, etc. Autant
d’activités qui pénètrent, se répandent, s’incrustent dans l’espace
montagnard et en modifient même souvent la topographie, car "(…) il
faut creuser des lacs de retenue pour alimenter en eau les canons à
neige ; les télésièges et les téléphériques, avec leurs installations,
occupent plus de terrains que les téléskis et pour assurer l’enneigement
des pistes, les stations aménagent de nouveaux domaines skiables en
altitude66". Et quand l’air se réchauffe, on bâche même les glaciers,
comme cela a été fait en été 2005 au dessus de Andermatt.

Voilà donc que la Suisse qui accueille a transformé la Suisse qui


guérit en Suisse qui détend, et révélé ainsi l’étrange rapport que nous
avons aujourd’hui avec notre environnement. Le paysage n’est plus un
objet de contemplation : il est devenu le support, le décor de nos
amusements, de nos plaisirs. Le paysage n’est plus ce tableau que nous
admirons, mais une scène dans laquelle nous nous sommes introduits
pour y jouer, en oubliant que la réalité, même paysagère, n’est pas une
peinture ou une représentation. Pourquoi cet oubli ?

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Dans leur rapport au monde naturel, nos sociétés ont basculé, de


façon accélérée pendant les cinquante ou soixante dernières années, de la
domestication à la simulation. Au même titre que les animaux et les
végétaux, nous pouvons domestiquer le paysage et, par ce biais,
l’environnement. Domestiquer implique toujours une transformation de
l’animal ou du végétal, laquelle finit par les rendre dépendants des
hommes : que ceux-ci cessent de s’en occuper et les espèces
domestiquées disparaissent en tant que telles, en faisant perdre à
l’humanité une richesse qu’elle avait su forger et entretenir pendant
longtemps. La domestication implique cependant un "dialogue" entre les
parties, une attention particulière pour ne pas rompre un équilibre qui,
toujours favorable au domestiquant, profite aussi au domestiqué. Une
fois cette stabilité trouvée, elle est conservée et l’évolution est lente67.
Métamorphoser la forêt en prairie ou en champ, aplanir les pentes avec
des terrasses sur lesquelles se pratiquent les cultures, etc., sont autant
d’exemples de domestication d’un paysage qui fournit directement la
subsistance dont les sociétés ont besoin quotidiennement : nourriture,
matières premières, etc. Or, si un rapport au paysage basé sur la
domestication repose sur un équilibre durable, le prix à payer n’est sans
doute plus compatible avec nos valeurs sociales et éthiques : une crise
dans l’environnement (un éboulement, une sécheresse, une forte ou
longue pluviosité, une mini glaciation…) et c’est la crise dans la société
(mortalité, famine, émigration…). Mortalité, famine, émigration, etc.
étaient autrefois, justement, autant de "fatalités68" : mais qui,
aujourd’hui, accepterait encore de considérer cela comme autant de
moyens de régulation dans les rapports entre société et environnement ?
Les exemples cités plus haut, tirés de Paysage 2020, nous montrent
par contre à quel point et avec quelle rapidité le paysage a été modifié
mais, surtout, à quel point il est devenu modifiable à travers
l’urbanisation et la transformation, voire le bouleversement, de la
topographie : et ceci en fonction d’activités multiples, différentes et
changeantes. L’intensité et la rapidité de ces mutations paysagères sont
possibles grâce à deux éléments au moins : d’un côté les techniques et la
quantité d’énergie disponible et, de l’autre, la séparation entre
connaissances et pratiques.

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Sur les techniques et l’énergie, il est inutile d’insister, car nous


pouvons tous constater les progrès des soixante dernières années, ainsi
que la consommation énergétique prodigieuse que le fossile et
l’électricité nous ont permise jusqu’ici.

La séparation entre connaissances et pratiques, que la modernité a


introduite depuis longtemps dans nos sociétés, a permis de nous "libérer"
de la domestication : autonomisée par rapport aux pratiques, la
connaissance (scientifique, surtout) a pu imaginer, inventer toutes sortes
de solutions à toutes sortes de problèmes. Beaucoup de ces inventions
sont mortes – anonymement – avec leurs auteurs, d’autres sont restées en
gestation jusqu’au jour où elles sont devenues socialement réalisables,
donc mises en pratique. Voilà donc qu’ici, la pratique ne provient plus,
comme dans la domestication, d’un rapport continu à la connaissance,
mais elle est générée par celle-ci. Le concret est engendré par l’abstrait
(qui, lui, se crée tout seul), la réalité est induite par le modèle. Progrès
techniques et scientifiques, consommation d’énergie fossile,
modélisation et simulation de la réalité avant qu’elle ne se… réalise sont
allés de pair depuis la Révolution industrielle pour connaître une
diffusion généralisée aujourd’hui. Cela est devenu l’une des règles de
fonctionnement de notre société.

Or, si la domestication fonctionne sur la gestion immédiate des


ressources, sur un rapport direct aux choses, la simulation, elle, implique
un décalage dans le temps entre l’invention et sa réalisation. Il faut alors
une ressource médiatrice : la monnaie. L’argent devient ainsi la chose
qui permet à une société de se procurer ce dont elle a besoin mais qui
n’est pas (ou plus) disponible immédiatement ou sur place. Cette
formidable capacité libératrice de l’argent, sa formidable capacité
déterritorialisante due au fait qu’il contient du temps, a modifié les
rapports au sein des sociétés, mais aussi nos rapports au paysage. Nous
n’avons plus besoin du paysage pour vivre : nous avons besoin d’argent !
Ou, pour être plus précis, nous avons besoin d’un paysage en mesure de
générer l’argent qui nous permet de vivre. La recherche du profit a
ainsi stimulé l’émergence de toute une série d’activités sportives et de
loisirs qui, à leur tour, modèlent le paysage pour permettre aux acteurs

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de produire des ressources monétaires. Un terrain de golf, une via


ferrata, une tranchée pour une piste de ski, un lac artificiel aménagé de
façon "naturelle", etc. sont des éléments issus d’une modélisation (d’un
plan, par exemple), qui deviennent parfaitement équivalents et donc
interchangeables : le critère qui permet de choisir une option plutôt
qu’une autre, c’est le rapport – estimé – entre "dépense" et "recette" lors
de sa réalisation.

Nous avons mis entre guillemets les termes de dépense et de recette.


La période d’après-guerre, comme nous le rappelle par exemple François
Walter69, a été caractérisée par une forte croissance du bien-être, mais
aussi par une prise de conscience face aux problèmes que celui-ci a créé
dans l’environnement. Ce double mouvement a généré des confron-
tations face aux projets de développement ou d’aménagement. On a
accepté que le fait d’investir un paysage, c’est le transformer, c’est-à-
dire détruire (ou conserver) quelque chose pour en tirer autre chose. Cela
implique aussi un renoncement : le débat (sous forme de réflexions, mais
aussi de promotions, de recours juridiques ou d’oppositions : en un mot,
de participation) fait que dépenses et recettes ne peuvent plus être
considérées uniquement en termes monétaires (de là, nos guillemets).
Cela, même si beaucoup d’acteurs (opérateurs touristiques, propriétaires,
touristes, politiciens…) l’oublient encore parfois. Nous ne croyons pas
qu’il existe une vocation naturelle des sites, car même dans le passé
(quel qu’il soit), la vocation d’un site était, par définition, sociale. Elle
allait de soi dans les sociétés agraires qui nous ont précédés, car elle
découlait de la pratique : d’une pratique de domestication. Elle ne va
plus de soi maintenant, parce qu’elle résulte de la connaissance : elle
procède de modèles. Les capacités techniques dont nous disposons
aujourd’hui pour bouleverser les paysages, alliées aux ressources
(énergétiques et monétaires) que les acteurs concernés peuvent
mobiliser, rendent les lieux adaptables. La vocation d’un site ne découle
plus d’un seul choix, mais de choix multiples : c’est pour cela qu’elle se
discute et doit toujours être discutée publiquement. Elle nous oblige alors
à réfléchir et nous force à évaluer les alternatives possibles dans
l’utilisation d’un paysage. Nous savons aujourd’hui – même si on feint
de l’ignorer parfois – que le paysage produit de l’argent mais aussi,

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simultanément, les conditions de notre propre survie. Les fonction-


nements que nous induisons dans nos environnements se répercutent,
pour beaucoup, sur ceux de nos propres métabolismes. Il faut alors
rappeler au touriste (qui aujourd’hui l’a oublié) que le "bon air", lui non
plus, n’a rien de naturel et ne se limite pas à un ensemble de seuils, mais
qu’il est "fabriqué" par nos comportements et nos décisions. C’est pour
cela, qu’il doit être objet de réflexion, donc élément en mesure de
générer ou d’orienter les pratiques, et qu’il ne doit pas devenir objet de
marketing.

Bibliographie
DFTCE 1979. Département Fédéral des Transports, des Communications
et de l’Energie, Conception suisse du tourisme, Bases de la politique du
tourisme, Rapport final, Berne, Office central fédéral des imprimés et du
matériel, 1979.
FLEURY 1993. Fleury Antoine, "Le Plan Marshall et l’économie suisse",
in Comité pour l'histoire économique et financière de la France, Le Plan
Marshall et le relèvement économique de l’Europe, Paris, 1993.
GILLIARD 1975. Gilliard Charles, Storia della Svizzera, Bellinzona,
Casagrande, 1975.
HAUSER 2004. Hauser Claude, ""Heidi et les G.I.’s". Une rencontre sur
l’Alpe et ses enjeux pour la Suisse de l’immédiat après-guerre", Lugano,
Colloque Les Alpes et la guerre : fonctions et images, 1-2 octobre 2004,
exposé oral (à paraître) 2004.
HEVs 2005. Haute Ecole Spécialisée du Valais, Institut Economie &
Tourisme, Le Bon Air des Alpes, Comparaison des enquêtes Le Bon air
des Alpes, dactylographié 2005.
HUNZIKER 1943. Hunziker Dr. W. (dir), Problèmes de l’après-guerre,
Rapports présentés au troisième cours consacré à l’étude des questions
touristiques par le Séminaire touristique de la Haute Ecole des Etudes
économiques et commerciales de St-Gall les 6 et 7 septembre 1943, à
Montreux, Lausanne, Librairie de L’Université, F. Rouge & Cie S.A.,
1943.

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40

KRIPPENDORF 1977. Krippendorf Jost., Les dévoreurs de paysages,


Lausanne, Editions 24 Heures, 1977.
KRIPPENDORF 1987. Krippendorf Jost. et coll., Là-haut sur la
montagne… : pour un développement du tourisme en harmonie avec
l’homme et la nature, Berne, Kümmerly et Frey, 1987.
MATOS 2005. Matos Rafael, "Le bon air des Alpes dans le tourisme
d’aujourd’hui et de demain : un capital symbolique à mettre en valeur et
à préserver", in Revue de géographie alpine "Le bon air des Alpes",
Grenoble, Armand Colin, n°1, 2005, p. 97-104.
OFEFP 1998. Office Fédéral de l’Environnement, des Forêts et du
Paysage, Le paysage entre hier et demain, Principes de base de la
Conception "Paysage suisse", Office fédéral des imprimés et du
matériel, Berne, 1998.
OFEFP 1998. Office Fédéral de l’Environnement, des Forêts et du
Paysage, et al., Conception "Paysage suisse", Office fédéral des
imprimés et du matériel, Berne, 1998.
OFEFP 2003. Office Fédéral de l’Environnement, des Forêts et du
Paysage, Cahier de l’environnement, Nature et paysage, Paysage 2020,
Analyses et tendances, No. 352, Berne, 2003.
OFEFP ET OFAT 1991. Office Fédéral de l’Environnement, des Forêts
et du Paysage, Office Fédéral de l’Aménagement du Territoire, Le
paysage sous pression, Transformation du paysage suisse, chiffres et
interdépendances, Berne, Office central fédéral des imprimés et du
matériel, 1991.
OFS. Office Fédéral de la Statistique, Annuaire statistique de la Suisse,
Berne, Office Fédéral de la Statistique, diverses années.
OFS 1996. Office Fédéral de la Statistique, Les loisirs et le tourisme,
Statistique suisse de l’environnement, No. 4, Berne, OFS, 1996.
RAFFESTIN 1997. Raffestin Claude, "Le rôle des sciences et des
techniques dans le processus de territorialisation", Cahiers Vilfredo
Pareto : Revue européenne des sciences sociales, 1997, Vol. 35, No.
108, p. 93-106.

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41

VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005. Vuistiner, Alexandra, Matos,


Rafael et Zenklusen, Patric, Enquête hiver 2003-2004, Sierre, Institut
Economie et Tourisme HEVs, 2005.
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005. Vuistiner, Alexandra, Matos,
Rafael et Zenklusen, Patric, Enquête été 2004, Sierre, Institut Economie
et Tourisme, HEVs, 2005.
WALTER 1990. Walter François, Les Suisses et l’environnement. Une
histoire du rapport à la nature du 18e siècle à nos jours, Genève, Zoé,
1990.

Sigles :
DFCTE : Département fédéral des communications, des transports et de
l’énergie
OFS : Office fédéral de la statistique
OFEFP : Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage
HEVs : Haute Ecole Spécialisée du Valais

1
Cf : http://www.swisstourfed.ch, rapport de 2010. En 2002, sur 22-23 milliards
de francs, 56% des recettes provenaient des touristes étrangers : c'est dire
combien les caractéristiques de ce secteur peuvent fluctuer d'une année à l'autre,
d'une période à l'autre.
2
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 9-32.
3
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 11.
4
Cf. FLEURY 1993.
5
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 12.
6
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 12.
7
Cf. OFS 1996.
8
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 13.
9
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 13.
10
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 13.
11
Source : OFS, Annuaire statistique de la Suisse, 1966.
12
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 16.
13
Source : OFS, Annuaire statistique de la Suisse, années en question.
14
Cf. en particulier l’exposé du Dr C.-F. Ducommun, secrétaire du contrôle
fédéral des prix, in HUNZIKER 1943, p. 33-80.

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42

15
Ducommun, in HUNZIKER 1943, p. 78.
16
Les ouvriers, souligne encore C.-F. Ducommun, ont perdu 20% de leur
pouvoir d’achat réel !
17
Chenaux, in HUNZIKER 1943, p. 87.
18
Chenaux, in HUNZIKER 1943, p. 85.
19
Chenaux, in HUNZIKER 1943, p. 88.
20
Cf. Primault, in HUNZIKER 1943, p. 95-109.
21
Sous d’autres formes, cependant, ses "prévisions" ne sont pas loin de la réalité
actuelle : il suffit de regarder le développement de l’aviation civile après la
guerre, l’héliportage ou l’actuelle explosion des vols low cost, par exemple.
22
Primault, in HUNZIKER 1943, p. 97-98.
23
Primault, in HUNZIKER 1943, p. 108. Il est difficile de passer sous silence la
dimension "visionnaire" de ce passionné d’aviation et de voiture, qui termine à
la page suivante : "Oserais-je d’ailleurs suggérer que, plus tôt qu’on ne le
pense, les qualités et performances de ces deux véhicules seront obtenues par un
seul, l’autavion ?"
24
Source : OFS, Annuaire statistique de la Suisse, années en question.
25
OFS 1996, p. 3-4.
26
OFS 1996, p. 4.
27
La courbe de croissance des nuitées, avec sa forte pente ascendante, le
représente symboliquement très bien.
28
Chiffres pour lesquels la prudence est de mise, car les données – au dire
même des auteurs – sont incomplètes. Si les données que nous allons utiliser ne
concordent pas toujours, cela n’est pas trop grave dans la mesure où elles
confirment, toutes, des tendances semblables.
29
Cf. DFTCE 1979, p. 19 et sqq.
30
DFTCE 1979, p. 20-21.
31
DFCTE 1979, p. 20.
32
DFCTE 1979, p. 18.
33
DFCTE 1979, p. 20.
34
DFCTE 1979, p. 21.
35
DFCTE 1979, p. 21.
36
KRIPPENDORF 1987, p. 26.
37
KRIPPENDORF 1987, p. 26.
38
KRIPPENDORF 1987, p. 27.
39
KRIPPENDORF 1987, p. 41.
40
Ces estimations comprennent aussi les routes d’accès, les places de
stationnements, etc.
41
OFEFP 2003.

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43

42
Cf. à ce propos F. WALTER 1990.
43
Cf. OFEFP 2003 p. 64.
44
OFEFP 2003 p. 53-64.
45
OFEFP 2003 p. 54.
46
OFEFP 2003 p. 53.
47
OFEFP 2003 p. 56.
48
OFEFP 2003 p. 61.
49
La Suisse faisant 42'000 km2 de surface, cela fait grossièrement un tracé par
kilomètre carré ! Heureusement, cette densité n’est que théorique et la
répartition réelle n’est pas homogène.
50
OFEFP 2003 p. 57.
51
OFEFP 2003 p. 64.
52
Elle mériterait une étude spécifique, ne serait-ce que par le rôle qu’elle peut
jouer dans le développement du tourisme lui-même (la formation de jeunes –
des classes socio-économiques supérieures, en général – qui reviendront aux
âges suivants : une fois leur scolarité terminée ? plus tard ?).
53
Nous ne jugeons pas de l’efficacité réelle sur le plan médical, mais retenons la
simple constatation que cela a créé un véritable système médical et économique.
54
Elles le sont parce qu’il y a la guerre, parce que la branche est surendettée et
parce que les lits sont sous-occupés.
55
Cf. MATOS 2005.
56
On l’aura compris, le terme "guérir" est à prendre dans un sens symbolique.
57
L’Institut Economie et Tourisme de la Haute Ecole Valaisanne de Sierre a
effectué l’enquête en deux temps : pendant la saison d’hiver 2003-2004 et
pendant la saison d’été 2004.
58
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005a, p. 77.
59
Cf. les tableaux autour de la question des "Critères déterminants dans le choix
d’une station de montagne (premiers choix)" dans HEVs, dactylographié p. 2.
60
Cf. HEVs dactylographié, p. 5.
61
Cf. HEVs, dactylographié, p. 5.
62
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005a, p. 11 et p. 32.
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005b, p. 11 et p. 35.
63
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005a, p. 11 et p. 32.
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005b, p. 11 et p. 34.
64
Cela n’est pas une nouveauté, car si la durée moyenne des séjours tend à
augmenter jusqu’à la Seconde Guerre, elle va par contre en diminuant
régulièrement depuis. C’est peut-être une des caractéristiques de la
"démocratisation" du tourisme. On s’en rend compte davantage aujourd’hui, non
seulement parce que la valeur des chiffres continue de baisser, mais parce que

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cela pose un problème d’organisation à la machine touristique afin de maintenir


les profits.
65
OFEFP 2003, p. 62.
66
OFEFP, p. 62.
67
L’évolution n’est pas absente, mais elle est lente parce qu’elle est filtrée par
l’exigence de sécurité que garantit l’expérience pratique : en d’autres termes, la
nouveauté prend pied au sein d’une collectivité seulement quand elle a donné la
preuve de son avantage par rapport aux pratiques précédentes.
68
"Fatalités" parce qu’il n’y avait pas d’alternative : les collectivités anciennes
n’avaient ni les moyens, ni l’imagination pour réaliser ou concevoir une
transformation alternative de leur réalité matérielle. Eventuellement,
l’alternative était renvoyée après le passage dans ce monde.
69
F. WALTER 1990.

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TERRITORIALISER LES FLUX TOURISTIQUES :


LES EXEMPLES DU GROSSES WALSERTAL
(AUTRICHE) ET DU VAL D’HERENS (SUISSE)

Mathieu PETITE et Cristina DEL BIAGGIO


Département de Géographie et Environnement
Université de Genève

Résumé : Ce texte se concentre sur les stratégies touristiques que des


acteurs locaux alpins mettent en place pour "faire territoire". Il montre
comment le phénomène touristique peut engendrer des processus
structurant le territoire. Cette territorialisation des flux touristiques
s'appuie non seulement sur des phénomènes endogènes, mais découle
également de la constitution de réseaux liant les acteurs locaux à
d'autres acteurs locaux, situés en d'autres lieux. Les cas du Grosses
Walsertal (Autriche) et du Val d'Hérens (Suisse) illustrent ce propos.
Mots-clés : tourisme, territoire, images, réseau, identité.

Abstract : This text focuses on the touristic strategies that local alpine
actors set up to "build places (territoires)". It shows how the touristic
phenomenon is able to generate processes that structure places. This
territorialisation of flows generated by tourism does not rely only on
endogenous phenomenon, but as well on the constitution of networks
linking local actors to other local actors, situated in other places. The
cases of Grosses Walsertal (Austria) and Val d'Hérens (Switzerland)
illustrate these statements.
Keywords : tourism, territory, images, network, identity.

Cette contribution vise à comprendre que le phénomène touristique


n’est pas à proprement parler exogène (Poche et Zuanon, 1986) et
forcément déstructurant pour les populations locales, à plus forte raison
dans les Alpes. Cette conception, classique dans l’analyse du tourisme,
se fonde sur le postulat que celui-ci, d’une part suscite des flux
économiques qui transforment les rapports des individus dans les
sociétés locales (Krippendorf, 1987) et, d’autre part apporte de nouveaux
modèles paysagers (Tissot, 2000 ; Reichler, Ruffieux, 2000), ainsi que

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des nouveaux systèmes de valeurs (Rambaud, 1969 ; Préau, 1983). Dans


cette perspective, les sociétés locales auraient, à des degrés divers,
assimilé et ensuite réinterprété des codes, des pratiques et des objets
exogènes véhiculés par le tourisme au cours de l’histoire. Ce type
d’analyse, tout en restant pertinente dans une lecture de l’évolution
historique des Alpes (Bergier, 1992 ; Crettaz, 1993), nous restreint à une
dialectique "touriste – autochtone" assurément trop mécanique et
simpliste.
La perspective proposée ici consiste plutôt à interroger la dynamique
au sein des populations locales elles-mêmes, telles qu’elles sont données
à voir par les autorités politiques. Par leurs actions, celles-ci contribuent
à territorialiser le phénomène touristique grâce aux images touristiques,
aux retombées économiques que le tourisme engendre et aux jeux
d’échelles variées que celui-ci implique. Cette contribution vise à
démontrer qu’au travers des projets touristiques que des groupes et des
institutions mettent en œuvre, des représentations sont constamment
produites. Des processus d’endogénéisation, couplés aux dynamiques de
standardisation instaurées par les flux touristiques, sont ainsi présents
dans les deux cas analysés ici, le Val d’Hérens (Suisse) et le Grosses
Walsertal (Autriche). En d’autres termes, cette contribution s’intéresse à
la mobilisation d’un capital social (Putnam, 2000), à savoir le réseau
durable de relations interpersonnelles existant dans une société donnée,
afin de porter les revendications des acteurs locaux en vue de maîtriser et
territorialiser le tourisme et ses flux.
Cette conception de la société locale, que des élus politiques et des
responsables d’associations aiment à invoquer, ne s’intéresse pas
prioritairement à l’état de ces sociétés avant l’irruption du tourisme.
Nous prendrons ainsi moins en compte les territorialités préexistantes à
l’activité touristique et celles qui se trouvent parfois transformées par
elle, que celles qui sont délibérément conçues et mises en œuvre pour
réguler l’activité touristique elle-même. Nous proposerons de voir dans
ces modes de territorialisation de l’activité touristique des modalités
d’ancrage visant à réguler la circulation des images, des objets et des
personnes liée au phénomène touristique. L’analyse mettra l’accent sur
la tension qui existe entre ces flux et les stratégies adoptées par les
populations locales afin d’ancrer territorialement ces mêmes flux. Par la

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connexion à des réseaux, les populations locales s’efforcent de dépasser


cette tension apparente. Tout en les stabilisant et les concrétisant dans
des territoires singuliers, ces populations et ces autorités les restituent
dans les plateformes d’information que constituent les réseaux auxquels
elles participent.
L’analyse de la dialectique entre flux et ancrage n’est assurément pas
nouvelle en géographie et dans d’autres sciences sociales. Elle
s’appuiera ici sur un corpus théorique inspiré d’auteurs qui ont travaillé
sur la territorialité, à la fois dans le contexte francophone et anglo-
saxon1. Le concept de territorialité a été souvent entendu comme le
processus par lequel un ensemble des lieux est approprié par un groupe
(Di Méo, 2001), le territoire étant le résultat toujours fluctuant de ces
relations à la fois matérielles et sémantiques (Raffestin, 1986). En
particulier, il a été montré que dans les sociétés dites traditionnelles (et
particulièrement celles situées en montagne) fonctionnait une certaine
"endogénéité de sens" (Poche, 1996). En d’autres termes, le groupe, le
langage et l’espace de la production du groupe y formaient un système
cohérent (Poche, 1996).
Pourtant, depuis une vingtaine d’années, ce modèle d’un système
local correspondant de manière cohérente à un territoire a été remis en
cause. Deux types de flux ont contribué à déstructurer ce que l’on a pu
appeler des communautés locales et à annihiler le simple rapport
analogique entre un groupe social et son territoire, défini en tant qu’aire
géographique définie (Featherstone, Lash, 1995 ; Lévy, 1998 ;
Debarbieux, Vanier, 2002). En premier lieu, l’accroissement de la
mobilité a induit une dissociation toujours plus forte entre les différents
lieux de vie (lieu de travail, lieu de résidence, lieu de loisir…), générant
des flux de personnes de plus en plus importants. En second lieu, la
circulation accélérée des flux d’information, permise par le
développement des technologies de l’information, fabrique un
"imaginaire mondialisé", pour reprendre les travaux de l’anthropologue
Arjun Appadurai (1996). Selon lui, au travers des médias, des individus
peuvent nourrir le sentiment d’appartenir à une même communauté,
même si celle-ci se situe à des milliers de kilomètres d’eux. Le tourisme,
parce qu’il suppose à la fois un déplacement et l’activation d’images, est
bien sûr partie prenante de ces deux types de processus. En effet, il est

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possible d’analyser le tourisme comme un ensemble de flux (Castells,


1999 ; Urry, 2000). A l’inverse, la territorialisation serait le processus
par lequel des individus et des groupes parviennent à nouer et stabiliser
des relations identitaires et affectives avec un espace, qu’il soit continu
ou non. Par ce processus, les acteurs exprimeraient leur capacité à
maîtriser (et à ancrer) les flux d’images, de personnes et de capitaux.
Nous focaliserons l’analyse sur deux facteurs qui contribuent à
transformer le rapport entre tourisme et société locale. Premièrement, des
images et des objets parfois qualifiés de stéréotypés sont efficacement
localisés par des acteurs locaux, qui cherchent à les intégrer aux offres
touristiques qu’ils proposent. Par exemple, la célébration de la montagne
comme un espace doté de richesses naturelles est présente dans quantité
de régions, tout en servant à singulariser les lieux de ceux qui la
revendiquent (Morand, 1993). La même remarque vaut pour les
représentations d’une montagne nécessairement porteuse de fortes
traditions et son cortège d’objets emblématiques (maison, bétail, produits
agricoles, etc.) (Berthoud, 2001).
Deuxièmement, et parallèlement, ces mêmes acteurs locaux
s’efforcent de se connecter à des réseaux d’échanges d’expériences, qui
relient souvent des communautés fort éloignées les unes des autres et qui
essaient de créer des relations à une échelle transnationale alpine, voire
mondiale. L’originalité de ce type d’initiatives, qui renferment, à
première vue, un paradoxe, tient dans la volonté affichée de chacun de
ses membres de proposer des offres touristiques singulières et locales
tout en renvoyant à des espaces plus vastes (les Alpes, par exemple).
Dans ce type de réseaux, circulent un ensemble de représentations
(notamment le développement durable) dont s’inspirent ses membres.
Ceux-ci tendent à les appliquer à des projets particuliers et localisés.
Cette dialectique sera analysée à la lumière de deux cas d’étude,
situés dans les régions du Valais (Suisse) et du Vorarlberg (Autriche),
deux régions traditionnellement touristiques. Nous nous focaliserons sur
deux vallées en particulier, qui connaissent depuis un siècle déjà une
activité touristique, même si elle est peu intensive comparée à d’autres
stations dans la région dont elles font partie.

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Le Val d’Hérens : la mise en valeur de l’agriculture et des traditions


par des représentations
Le Val d’Hérens compte huit communes, fortement différenciées
quant à leur taille, leur développement économique et leur population.
L’une d’elle (Evolène) a connu un tourisme très ancien, mais qui reste
peu intensif ; d’autres se sont clairement orientées vers un tourisme
d’hiver de masse dès les années 1960 (les communes de Vex et
Hérémence, qui se partagent sur leur territoire la station de Thyon Les
Collons, connectée au domaine skiable des Quatre Vallées, dont fait
partie Verbier) (Mayoraz, 2003). D’autres communes encore, bien moins
touristiques, situées sur la rive droite de la rivière principale, la Borgne,
connaissent depuis trente ans un déclin et un vieillissement de leur
population (les communes de Vernamiège, Nax, Mase et Saint-Martin).
La faiblesse du développement touristique, qui contraste avec le haut
niveau d’infrastructures des stations proches localisées dans les vallées
voisines (Verbier et Zermatt), a contraint les communes à se tourner vers
d’autres activités. Par ailleurs, la vallée débouchant sur la ville de Sion,
chef-lieu du Valais, la proportion de pendulaires est très élevée dans ces
communes, en particulier celles les plus proches de sa zone d’influence,
à savoir Nax, Vex et les Agettes.
Les initiatives conduites dans deux communes, Saint-Martin et
Evolène, sont particulièrement instructives pour comprendre les
stratégies de singularisation et d’ancrage territorial2. A Saint-Martin,
l’accent est mis sur la complémentarité entre tourisme et agriculture,
alors que pour Evolène, il porte plutôt sur la mise en scène de traditions
montagnardes. Dans les deux cas, des représentations à visée touristique
sont mobilisées.
Dans la réflexion sur le tourisme rural, la commune de Saint-Martin a
joué un rôle de précurseur dans la vallée. En 1982, l’Office Fédéral des
Transports refuse d’accorder une concession pour construire des
remontées mécaniques sur la commune. En 1989, un vote populaire
entérine la décision des autorités municipales de renoncer définitivement
au tourisme d’hiver. Cette décision contraste avec la plupart des choix
opérés en Valais à cette époque ; en effet, dans ce canton, les populations
locales sont généralement très favorables aux équipements touristiques et
très hostiles aux résistances et recours juridiques portés notamment par

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les associations écologistes. Cette orientation est, encore aujourd’hui,


considérée comme une contrainte, par le président3 actuel de la
commune :
"Nous n’avions pas vraiment le choix. A la fin des années 1980, la
commune n’a pas pu profiter de la manne de l’or blanc […] Pour assurer
le développement de Saint-Martin et freiner l’exode rural, nous avons dû
changer notre politique de 180 degrés"4.

La commune concentre alors son action en matière de développement


sur deux secteurs économiques qu’elle juge suffisamment porteurs :
l’agriculture et le tourisme. Dressant le constat de faiblesses
(vieillissement de la population, baisse des postes de travail sur la
commune), mais aussi de forces (la qualité du paysage et de
l’environnement), les autorités municipales lancent un vaste projet de
revitalisation de l’agriculture et de promotion de l’agritourisme. La
stratégie adoptée en matière d’investissements touristiques consiste alors
à mettre en valeur des sites traditionnellement investis par l’économie
agropastorale, notamment pour les pratiques d’estivage5, et à valoriser
les bâtiments existants plutôt que de construire à neuf, en invoquant la
qualité du patrimoine :
"La stratégie est simple, on n’a absolument rien inventé. Ça vise
essentiellement à la sauvegarde du patrimoine, c’est-à-dire reconstruire
ce qui a été fait il y a quelques générations en arrière. Il y a eu une prise
de conscience politique : si notre génération ne réagissait pas, tout un
patrimoine allait disparaître. […] ce patrimoine, pour être construit, il a
fallu que plusieurs générations s’impliquent, et nous, si on ne réagit pas,
il disparaît, alors on s’est dit qu’on devait à tout prix faire quelque
chose"6.
L’adoption d’une démarche patrimoniale participe d’une stratégie
économique et commerciale de distinction :
"On regarde d’abord ce qu’on a, et avant de développer ce que font
déjà les autres, on doit se poser la question de connaître ce qui nous est
spécifique. On se pose la question : qu’est-ce qu’on peut faire
d’innovateur ? C’était ça. C’était un peu la protection du patrimoine qui
nous amenait à dire : ça, c’est une chose qui a existé à l’époque ! Parce
que des forêts il y en a partout, des montagnes, il y en a partout, des

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pâturages, il y en a aussi dans beaucoup d’endroits, donc ce n’est pas


avec ça qu’on peut être innovateur. Mais l’idée de faire un
développement en mettant en valeur le patrimoine, c'est-à-dire dans notre
réflexion en gardant présent à l’esprit que pendant un certain nombre de
siècles on avait vécu comme cela. Et ça on aimerait le conserver et le
montrer […]. On a un patrimoine qu’on peut utiliser, on doit le mettre en
valeur, parce que notre patrimoine à nous on ne le trouve pas
nécessairement trois vallées à côté. Tandis qu’un téléski on peut le
trouver dans chaque vallée, il peut être le même"7.
Le téléski est ainsi associé à un tourisme générique, comme la forêt et
le pâturage qu’on associe à la montagne en général, tandis que le
patrimoine est décrit comme un garant de la singularité locale. Ce
discours pourrait renvoyer à une pure stratégie de marketing, mais les
acteurs locaux attestent d’un réel souci de travailler la mémoire locale et
les continuités symboliques des pratiques et des usages. Cette mémoire
et cette continuité symbolique permettent ainsi à la société locale de se
reconnaître en tant que telle dans les éléments de son territoire et de sa
territorialité.
Dans cette perspective, le projet le plus significatif à signaler est la
rénovation des hameaux d’Ossona et de Gréféric, abandonnés depuis la
fin des années 1960. Le projet consiste à installer une exploitation
agricole sur le site et à transformer les anciens bâtiments en gîtes
d’accueil touristique.
Au travers de ce projet, des images touristiques sont diffusées, celles
de l’isolement et de l’authenticité.
"Le but c’était de rénover ces bâtiments pour en faire un lieu
d’accueil et un lieu de détente. Vraiment de détente extrême. Un lieu de
repos. Ça n’a rien à voir avec une station touristique avec discothèque et
tout ce qu’on veut. C’est vraiment un coin un peu isolé"8.
Ces images, ici localisées, trouvent un écho sur le marché touristique
global. Le projet se distance ainsi d’un tourisme de masse et revendique
son authenticité. Il est reconnu que cette notion est souvent manipulée
dans un objectif stratégique d’attraction de touristes (Cole, 2007 ;
Hoelscher, 1998 ; Kianicka et al., 2004). Dans le projet d’Ossona, les
formes bâties hébergeant les touristes sont dites relever de cette
authenticité (Figure 1) :

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"Ne vous attendez pas au village suisse d’Europa-Park. Le Hameau


d’Ossona, dont les travaux ont débuté il y a 4 ans, joue la carte de
l’authenticité."9

Fig. 1 : Les maisons rénovées à Ossona (© Mathieu Petite 2008)

A la mobilisation de représentations touristiques standardisées, mais


qui singularisent le lieu, s’ajoute la participation à des réseaux
transnationaux. La commune de Saint-Martin fait partie du réseau de
communes Alliance dans les Alpes, et, dans ce cadre, le projet du
hameau a été retenu au titre du programme DYNALP financé par le
programme INTERREG III B "Espace Alpin". Evalués à plusieurs
millions de francs, ces aménagements ont nécessité d’importants
financements extérieurs, provenant notamment de l’Office fédéral de
l’agriculture. Celui-ci, ayant posé la condition que le projet et les
principes qui le sous-tendent soient étendus à l’ensemble de la vallée, a

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ainsi désigné les sept communes du Val d’Hérens comme le périmètre


d’un projet pilote de développement rural régional. Le projet vise à
coordonner les diverses initiatives en matière d’agrotourisme, afin de
dégager d’autres sources de revenu pour les agriculteurs que celles issues
de la seule production alimentaire. La démarche se pose donc résolument
comme étant une stratégie d’ancrage : d’abord par les ressources
territoriales qu’elle mobilise (la valorisation des produits locaux, comme
la viande de la race bovine d’Hérens), ensuite par la nécessité de
l’implication de la population locale, les prestataires touristiques étant
invités à coordonner leurs activités de façon à optimiser leur
complémentarité. La valorisation des produits locaux a été amorcée par
le projet IMALP ; cet acronyme signifie Implementation of Sustainable
Agriculture and Rural Development in Alpine mountains (Plan d'action
en faveur d'une agriculture durable et d'un développement rural dans les
Alpes) et a rassemblé des partenaires (organismes de recherche et
chambres d’agriculture) suisses, français, italiens et autrichiens sur un
laps de temps de trois ans, entre 2003 et 2006. Quatre régions pilote ont
été retenues : la Moyenne Tarentaise en France, le Val d'Hérens en
Suisse, Murau en Autriche et le Val di Sole en Italie. Le principe du
projet consistait à impliquer la population locale, en particulier les
agriculteurs, pour que celle-ci soit elle-même l’opératrice des actions.
Dans le Val d’Hérens, le groupe de travail, composé en partie
d’agriculteurs, a défini un plan d’action, dont deux aspects concernent la
valorisation des produits locaux. Il s’agit premièrement de la filière de la
viande, pour laquelle une association a été créée visant à développer une
démarche marketing. Dans ce cadre, un label "Viande d’Hérens" a été
inventé dans un but publicitaire. Il faut noter d’ailleurs que ce label joue
beaucoup sur l’inscription montagnarde de l’animal qu’elle représente :
on trouve notamment dans le dépliant qui a été publié pour promouvoir
ce label l’inscription "Bœuf d’Hérens, saveur locale, qualité montagne"
(Figure 2).

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Fig. 2 : Plaquette de promotion de la viande d’Hérens datant de 2005


(source : site web du projet IMALP, www.alpes-du-nord.com/imalp,
aujourd’hui désactivé)

Cette association vante un produit associé à une authenticité propre à


la montagne. Il s’agit deuxièmement de la filière du lait, dont l’objectif
consistait à approvisionner les laiteries toute l’année, afin de pouvoir
organiser la vente directe et de pouvoir disposer de stock de produits
dans les périodes de forte affluence touristique. Troisièmement, le projet
IMALP a cherché à stimuler les offres agritouristiques (création d’une
association de prestataires de la vallée, opérations de promotion
communes, etc.), pour diversifier le revenu des agriculteurs.
Le projet, plus large, de Développement rural régional (DRR),
subventionné par la Confédération suisse et le canton du Valais, a repris
certaines des thématiques traitées dans le projet IMALP, notamment
celle liée à l’agritourisme. Le développement des infrastructures
agritouristiques, la mise en valeur des produits agricoles et la mise en
réseau de ces offres et des acteurs touristiques figuraient parmi les

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objectifs du projet. Ce projet de développement rural régional s’est


accompagné, parallèlement, de deux autres projets qui s’attachent
également à mettre en valeur le même territoire régional et qui illustrent
la volonté à la fois de "capter" des flux touristiques et de "faire
territoire".
D’abord, un projet de "Réserve de biosphère"10 du Val d’Hérens, axé
sur le principe de développement durable, cherche à "associer de manière
harmonieuse le développement économique, la conservation biologique
et la sauvegarde des valeurs naturelles et culturelles"11. En janvier 2009,
un dossier de candidature a été déposé auprès de la Confédération dans
le but d’obtenir le label Parc naturel régional d’importance nationale, tel
que le prévoient la Loi fédérale sur la protection de la nature et
l’Ordonnance fédérale sur les parcs (OParcs), entrées en vigueur le 1er
décembre 2007.
Ensuite, un projet INTERREG III A nommé "Montagne de
l’Homme" a été mené par la Communauté de montagne du Grand
Combin en Italie et par l’Association des communes du Val d’Hérens.
Cette coopération entre le Val d’Hérens et la Valpelline, deux territoires
contigus mais séparés par une frontière nationale, a été qualifiée de
prioritaire dans le programme de coordination territoriale entre Valais et
Vallée d’Aoste, en vue d’une valorisation de l’authenticité dont serait
doté cet espace :
"La montagne de l’homme pour le Pays du Grand-Saint-Bernard et la
zone du Grand Combin avec une attention particulière à l’histoire et à
l’agriculture, dans un esprit de mise en valeur de l’authenticité et de la
typicité de la civilisation alpine"12.
Ce projet, qui a duré de 2004 à 2007, visait à valoriser
touristiquement les ressources hydroélectriques (amélioration de la
structure d’accueil de deux barrages emblématiques de ces vallées) et à
mettre en valeur le patrimoine naturel, à savoir les zones non habitées,
qui couvrent une vaste proportion des territoires des deux vallées :
"Le Val d’Hérens et la Valpelline ont un patrimoine naturel tout à fait
exceptionnel et pour l’extension des surfaces non habitées et pour la
qualité du cadre paysager. Ce patrimoine peut faire l’objet d’une
valorisation économique dans le cadre d’une gestion territoriale
conjointe qui ait à la base le concept de développement durable".

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Les deux partenaires du projet souhaitent, à la suite de celui-ci, créer


une Réserve de biosphère transfrontalière.
On voit que des stratégies d’ancrage sont accomplies avec la
connexion à un réseau, scientifique et institutionnel en l’occurrence, dans
lequel l’échange d’expériences nourrit ces stratégies.
En amont de la vallée, dans la commune d’Evolène, une
manifestation baptisée Célébrations Interculturelles de la Montagne
(CIME) est organisée depuis 2006, et ce tous les deux ans. A cette
occasion, des groupes de musiciens et de danseurs "issus exclusivement
de régions montagneuses du monde"13 viennent se produire (Figure 3).

Fig. 3 : Groupe de danseurs tchèques devant le Mont-Collon (© CIME


2009)

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Par ailleurs, les artisans et les propriétaires de maisons remarquables


ouvrent leurs portes pour sensibiliser les visiteurs au patrimoine local. La
manifestation joue sur deux échelles d’identification : la montagne en
général – la devise de CIME est "Montagne authentique, Montagne
innovante" – et Evolène en particulier, parce qu’elle "a su conserver son
patrimoine architectural, son patois franco-provençal, le port d'un
costume authentique, une agriculture de montagne vivante et des
infrastructures touristiques modérées"14. Des images de la montagne
traditionnelle et universelle sont mobilisées dans un contexte local.

En lançant ce festival, l’équipe organisatrice s’est attachée à "faire


quelque chose de sympathique pour la population évolénarde, pour
qu’elle se retrouve derrière un projet fédérateur et de proposer un produit
touristique innovant"15.
Selon l’un des organisateurs, la manifestation visait autant à "montrer
[des traditions] à l’extérieur, à des gens de passage, à d’autres Valaisans,
mais c’est aussi une manière de redécouvrir son propre patrimoine"16.
Ce festival fait suite à d’autres opérations de sauvegarde patrimoniale
dans cette commune, notamment sous l’égide d’une association
culturelle, Evolén’Art, qui propose des sentiers de découverte du
patrimoine bâti dans la commune et qui a fondé en 2001 un musée de la
vie locale. Comme pour le festival CIME, ces opérations permettent tout
à la fois d’impliquer la population et d’étoffer l’offre touristique de la
station. Le cas du Val d’Hérens illustre donc une stratégie d’ancrage
mobilisant les ressources économiques et symboliques du patrimoine.
Cette stratégie s’efforce de mettre les héritages du passé, les traditions,
les savoir-faire locaux et les objets et paysages hérités du passé
agropastoral de la vallée au service d’une conception intégrée du
développement local, impliquant le plus grand nombre possible d’acteurs
locaux et internationaux. Comme dans le cas du Grosses Walsertal,
abordé par la suite, cette stratégie passe aussi par une mobilisation à des
échelles variées des partenaires et des références symboliques, au nom
d’une identité alpine et montagnarde revendiquée. Des représentations de
la nature et de la "tradition" sont par ailleurs invoquées, afin de
véritablement spécifier l’offre touristique proposée.

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Le Grosses Walsertal : le travail sur le lien social et la mise en valeur


des produits locaux
Le Grosses Walsertal17 est une vallée périphérique de la province du
Vorarlberg (Autriche), une des régions alpines les plus dynamiques d’un
point de vue économique et démographique, grâce notamment à sa
position centrale sur l’axe qui relie l’Allemagne à l’Italie et son
accessibilité aisée depuis et pour la Suisse. Le nom de la vallée rappelle
l’origine Walser de ces habitants, qui ont quitté le canton du Valais en
Suisse au 14e siècle pour s’établir dans des vallées alpines reculées, dont
celle du Grosses Walsertal.
Le tourisme dans la province est ancien et prospère, en particulier
dans un nombre considérable de stations, grandes et petites, dont la
qualité des services est régulièrement soulignée18. Dans le Grosses
Walsertal les premiers hôtels avaient déjà vu le jour dans les années
1930, dans la commune la plus reculée de la vallée, Fascina.
Aujourd’hui, le Grosses Walsertal se distingue par une stratégie
ambitieuse de développement régional et environnemental (Schermer,
2002). Le tourisme est, à côté de l’agriculture de montagne, un élément
efficace de la promotion de la vallée ; ces deux activités peuvent
désormais être promues avec succès grâce à la création d’une "Réserve
de biosphère" labellisée par l’UNESCO19, qui était sensée soutenir le
tourisme. Le public visé étant non seulement les touristes étrangers, mais
aussi les habitants et écoliers des régions avoisinantes, qui peuvent
découvrir la vallée en une journée. Grâce à cette initiative, mais aussi à
d’autres projets qui ont vu le jour dans la vallée, dont les plus
emblématiques seront exposés ici, l’émigration a pu être stoppée.
La création de la Réserve de biosphère a incité les acteurs locaux à
réorienter la communication touristique et la promotion commerciale des
produits locaux. Un projet emblématique concerne la promotion du bois
local de montagne (Bergholz), qui a été initiée par un groupe d’artisans
de la vallée. Un projet-pilote a été mené, qui s’est transformé en un
véritable concept regroupant différents acteurs dans les neuf communes
de la vallée. Les promoteurs du projet sont ainsi fiers d’annoncer sur le
site web de la Réserve de biosphère : "Vom Wald bis zum fertigen
Holzofen ist die Produktionskette geschlossen"20 ("De la forêt au bois de
cheminées, la chaîne de production est fermée"). Outre la plus-value

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commerciale qui peut être imputée à la création du label "Bergholz", le


projet a également exercé des effets socio-économiques importants, en
permettant à quelques entreprises et à leurs employés de rester dans la
vallée. Un autre produit, le fromage, a suivi le même processus de
labellisation. Le Bergkäse ("fromage de montagne") a été très
emblématiquement appelé Walserstolz ("la fierté Walser"). Les deux
produits faisant clairement référence à l’espace montagnard dans lequel
ils sont produits, la montagne est ainsi mise en avant comme symbole de
qualité et d’authenticité, comme dans le cas du Val d’Hérens. Dans le
cas du fromage, la référence à la montagne est couplée avec une
référence identitaire et culturelle très présente dans la vallée : l’origine
Walser de ses habitants. Ainsi, avec des produits fabriqués dans un
contexte local très précis, la vallée, les symboles utilisés renvoient à des
espaces de référence plus larges : les Alpes et la montagne.
La création de la Réserve a également eu un impact sur les politiques
environnementales locales. A l’image de l’ensemble du Vorarlberg qui
s’est construit une solide notoriété dans ce domaine, les collectivités du
Grosses Walsertal ont fortement encouragé les constructions
écologiques, liées notamment à l’exploitation du bois local, et les
services collectifs de transport. L’offre de transport a été améliorée pour
les habitants de la vallée, mais également pour les touristes, qui peuvent
désormais, en été, monter dans les alpages avec des petits bus mis à leur
disposition. Une fois de plus, le projet a été mis sur pied dans le souci de
maintenir des places de travail sur place ; en effet, l’entreprise qui a été
chargée du transport est issue de la région. Pour m’être rendue sur place
au moyen des transports publics lors de mon enquête, je peux confirmer
de l’efficacité du réseau de transports en commun de la vallée.
La création de "monnaies communautaires", systèmes localisés de
conversion de monnaies nationales ou supranationales, comme l’euro en
pseudo-monnaie que les acteurs économiques s’engagent à utiliser pour
certaines de leurs transactions (Blanc, 2006 ; Schröder, 2006), connaît un
vif succès dans la région du Vorarlberg. Ce dispositif vise à amplifier la
part proprement locale des échanges en rendant visibles les transactions
qui concernent les productions et les services locaux. Deux initiatives de
ce type touchent la vallée du Grosses Walsertal. Il s’agit du Talente,
monnaie qui peut être échangée contre des produits ou des services dans

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la région du Vorarlberg, et également dans le Grosses Walsertal. En


2008, l’équivalent de 75'000 euros a été acheté en Talent21. Si l’offre est
plutôt dirigée vers la population et non pas vraiment pour les touristes de
passage dans la vallée, il est clair qu’il s’agit, avec ce genre d’initiatives,
d’ancrer les flux monétaires, engendrés également grâce au tourisme
dans la région. Le Kulturgutschein est un autre instrument, mis en place
au niveau de la Réserve de biosphère, mais cette fois-ci pour stimuler les
offres culturelles locales en créant un circuit monétaire fermé. Les "bons
pour la culture" peuvent être achetés dans différents points de vente et
être utilisés pour différents cours et manifestations culturelles qui ont
lieu dans la vallée.
Dans la foulée de la création de la Réserve, l’adoption de stratégies
environnementales, dont on a dit en introduction qu’elles participaient
d’une stratégie d’image liée au "développement durable", a aussi eu pour
effet, et peut-être aussi pour motif, de réinventer des formes de
sociabilité. Dans cette contribution, quelques exemples emblématiques
sont retenus pour montrer la diversité de ces initiatives. Le lien
intergénérationnel a été travaillé dans le cadre d’un autre projet baptisé
"Joie de vivre", qui s’est donné pour but de promouvoir les activités
collectives et proposer "une assistance optimale, humaine et
individuelle" aux personnes âgées22. Un réseau de femmes, Alchemilla23,
s’est constitué pour valoriser les qualités gastronomiques et médicinales
des plantes de montagne (Figure 4). Des producteurs d’une part, et des
commerçants, des restaurateurs et des consommateurs d’autre part se
sont associés, jusqu'à récemment, dans un "Pacte des saveurs" visant à
valoriser dans la gastronomie locale les productions des cultivateurs
locaux. Ces deux derniers exemples visent, outre l’intensification des
liens sociaux dans la vallée, également la production de produits locaux
et de qualité qui sont commercialisés, entre autres points de vente, à
l’Office du tourisme de Thüringerberg, maison qui abrite également le
management de la Réserve de biosphère. Le but étant donc clairement de
proposer ce qui est produit dans le cadre de ces projets aux touristes de
passage dans la région.

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Fig. 4 : Projet Alchemilla (© Biosphärenpark Großes Walsertal)

Ainsi, le Grosses Walsertal s’est construit une notoriété certaine en


multipliant les initiatives visant à une intensification des liens sociaux
des acteurs locaux. La Réserve de biosphère suscite également des
occasions de collaboration entre les responsables communaux ; les
entretiens ont montré que les élus se disent très satisfaits de disposer
ainsi d’un cadre de réflexion qui dépasse l’échelle de leur commune :
"On a une réunion tous les mois (Biosphärenparkkuratorium), où les
6 maires se rencontrent. Nous nous rencontrons, et c’est une bonne
chose…. Au début […] c’était contraignant pour moi de se rencontrer
tous les mois ! C’est fixe, et c’est bien comme cela. Maintenant
j’apprécie beaucoup le fait qu’on se rencontre tous les mois, si on a des
problèmes, on peut discuter"24.

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Comme pour l’exemple du Val d’Hérens, le Grosses Walsertal


semble privilégier, outre une approche par ancrage des flux touristiques,
l’idée de partage d’expériences issues de toutes ces initiatives. La vallée
multiplie ainsi la participation à des réseaux d’acteurs à différentes
échelles. Le Grosses Walsertal a non seulement constitué un réseau très
ancré localement, à l’échelle de la vallée avec la mise en place de la
Réserve de biosphère, mais est également membre de réseaux à l’échelle
régionale, alpine, et mondiale.
A l’échelle régionale et nationale, le Grosses Walsertal, grâce à la
production de son fromage Walserstolz (Figure 5), a pu intégrer le réseau
appelé Genuss Region Österreich ("Région autrichienne des délices").
Le but de ce réseau étant de rendre visibles les spécialités alimentaires
aux touristes et aux habitants de la région. L’accent est mis sur le plaisir
de goûter aux délices de la table, aussi bien que sur l’identité et
l’appartenance véhiculées à travers ces produits : "Regional-typische
Lebensmittel bedeuten nicht nur Genuss, sondern auch Identität und
Zugehörigkeit"25. Un autre produit gastronomique est également
commercialisé grâce à un label désormais connu, celui du parc : il s’agit
du Biosphärenpark Wein, le "vin du parc de biosphère". La
commercialisation de vin peut paraître assez surprenante, car, en
parcourant la vallée du Grosses Walsertal, il est impossible d’y entrevoir
le moindre cep de vigne ! L’astuce des managers du parc a consisté dans
la mise à disposition du label, alors qu’une région partenaire de la
Réserve, le Parc national et réserve de biosphère Neusiedlersee-
Seewinkel (Autriche), met à disposition le vin. Grâce à ce produit et à ce
concept, les liens entre les deux régions sont ainsi renforcés.
La Réserve de biosphère est membre de l’Alliance du Climat, un
réseau qui regroupe, depuis 1990, 1400 communes et districts européens,
principalement en Autriche et en Allemagne. L’Alliance du Climat a
comme but la réduction de l’émission de gaz à effet de serre dans les
pays industrialisés du Nord et la conservation des forêts tropicales dans
le Sud de la planète. Afin de réussir dans la réalisation de leurs objectifs,
l’association promeut des stratégies locales en faveur du climat,
principalement dans les domaines de l’énergie et du transport, et informe
l’opinion publique sur l’importance de la protection des forêts tropicales.

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Fig. 5 : Le fromage Walserstolz (© Emmi Österreich GmbH)

Outre la participation à l’Alliance du Climat, la Réserve participe


activement aux manifestations du Réseau alpin des espaces protégés,
Alparc, dont le but principal est de faciliter les échanges d’expériences
entre différents types de parcs dans l’arc alpin. Plusieurs projets lancés
dans ce cadre ont bénéficié de financements INTERREG.
Comme souligné en introduction, les habitants de la vallée du Grosses
Walsertal ont des origines Walser. Depuis 1962 les populations Walser
ont décidé de se réunir autour de l’Internationale Vereinigung für
Walsertum ("Association internationale du peuple Walser"), dont le siège
se trouve dans le canton du Valais, en Suisse. Elle a bénéficié de fonds
INTERREG pour améliorer la mise en réseau de ses membres collectifs,
c'est-à-dire les différentes associations culturelles des villages et régions
Walser. Toutes les communes du Grosses Walsertal sont membres de la
Vorarlberger Walser Vereinigung ("Association Walser du Vorarlberg"),
fondée en 1967 (Figure 6). Le but principal de cette association est
clairement de type culturel, car elle veut promouvoir la culture et la
langue Walser au sens large, par des publications, des manifestations
dans les villages, des recherches linguistiques, la mise en place de
musées et bibliothèques, etc.

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Fig. 6 : Logo de la Vorarlberger Walservereinigung


(© Vorarlberger Walservereinigung, Walserstr. 104, 6991 Riezlern)

Les sept communes de la vallée ont, de plus, adhéré ensemble à


l’association Alliance dans les Alpes, réseau de municipalités soucieuses
de promouvoir un développement durable au niveau de la chaîne alpine
et de mettre en œuvre à leur échelle les principes de la Convention
Alpine26. Ce réseau rassemble plus de 250 communes des sept pays de
l’arc alpin. Il a une activité régulière autour de séminaires, de concours
de projets (dont les projets DYNALP, financés dans une première phase
par le programme INTERREG et en une deuxième phase par la
Fondation de droit suisse MAVA). Le projet Alchemilla, présenté avant,
a été financé grâce à la participation de la réserve au réseau Alliance
dans les Alpes27. Les maires interrogés sur place ont souligné les
bénéfices de ce réseau en termes d’échanges d’expériences :
"Pour moi c’est déjà une grande aide de savoir qu’il y a des
communes qui doivent aussi se battre sur les mêmes enjeux ; cela
m’apporte déjà beaucoup. Plutôt que de penser ‘Je suis seul, je suis le
seul à avoir ce problème avec la forêt de protection là-haut’. Et cela
m’apporte beaucoup"28.
Le réseau, qui a été conçu pour l’implémentation des principes de la
Convention Alpine et pour développer des échanges d’expériences en ce
sens au sein de l’arc alpin, est également promoteur d’une identité alpine
partagée par les membres du réseau. Souvent, les personnes interrogées
lors de notre enquête au Grosses Walsertal se définissent Alpin car
partageant la même culture au-delà des frontières linguistiques, une
culture basée sur un territoire montagnard difficile, qui demande des
réponses conjointes aux nouveaux défis.

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A une autre échelle, des liens ont été noués avec des populations plus
lointaines, en l’occurrence avec une réserve de la biosphère en
Colombie, afin de créer un circuit de commercialisation du café produit
par de petits producteurs indépendants.
Les quelques exemples de stratégies d’ancrages des flux touristiques
et de restitutions de ceux-ci dans le souci de partager des expériences
communes à l’intérieur d’un réseau, montrent bien ce double enjeu de
territorialisation et ouverture, un exercice qui paraît particulièrement aisé
et porteur pour la vallée du Grosses Walsertal.

Conclusion
Dans les flux mondialisés qui circulent à l’échelle de la planète et qui
composent notamment le marché touristique mondial, nombre de
représentations (de la montagne, des Alpes, de la nature, de l’agriculture,
etc.) sont récupérées par des acteurs locaux. Ceux-ci cherchent à
conférer une singularité à leur commune ou vallée, dans une perspective
non seulement touristique, mais aussi identitaire. Pour ce faire, ce qui est
considéré comme étant la "population locale" est mobilisée dans le
rapport qu’elle entretient avec un territoire, lui aussi jugé spécifique.
Mais cette territorialisation délibérée implique aussi une ouverture vers
l’extérieur, comme l’ont montré les participations à de nombreux
réseaux.
Les communes et régions analysées ici ne prônent donc aucune forme
de repli, bien au contraire. Leur préoccupation principale réside dans la
régulation des flux engendrés par le tourisme et pour ce faire, une
circulation d’informations ciblées constitue une ressource en soi. On
observe alors que les espaces de référence dans lesquels les acteurs
cherchent à développer les interactions, notamment les Alpes dans les
deux études de cas, sont parfois aussi ceux qui servent de ressources au
travail symbolique sur le lien social, pour ce qui touche aux identités
collectives.
Les modalités de ce processus de territorialisation explicite sont
variées, mobilisant les ressources économiques, symboliques, politiques
et identitaires des acteurs du lieu. Elles agissent aussi en jouant de la
pluralité des échelles : échelle locale visée par le processus lui-même,
échelles régionale, nationale et supranationale quand ces dernières

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constituent le cadre de mobilisation de ressources, comme dans le cas de


l’identification aux Alpes et à la montagne.

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1
Les géographes anglo-saxons ont volontiers utilisé la distinction entre space et
place pour analyser ce différentiel. Le concept de space leur a permis
d’appréhender l’espace comme un champ sillonné de flux quand le concept de
place visait à rendre compte des processus par lesquels les individus et les
collectifs construisaient des formes d’attachement affectif ou symbolique
(Relph, 1976 ; Tuan, 1977). S’inspirant de la pensée de Henri Lefebvre, Andrew
Merrifield envisage space et place comme étant indissociables. Il considère le
premier comme "the rootless, fluid reality of material flows of commodities,
money, capital and information which can be transferred and shifted across the
globe" (Merrifield, 1993 :521) et place comme le "locus and a sort of stopping

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of these flows, a specific moment of dynamics of space-relations under


capitalism" (Merrifield, 1993 : 525).
2
Une analyse approfondie des différents projets menés par la commune de
Saint-Martin, dont certains sont présentés ici, peut être trouvée dans Petite
(2011).
3
Fonction équivalente à celle de maire.
4
Citation du président de la commune de Saint-Martin tirée du journal
Coopération, no 44, 31.10.2006.
5
L’estivage consiste en une migration saisonnière des bêtes et des hommes
entre les différents étages écologiques d’un versant, à savoir les villages, les
"mayens" et les alpages.
6
Entretien du 30 septembre 2005 avec le président de la commune de Saint-
Martin.
7
Entretien du 11 décembre 2006 avec l’ancien président de la commune de
Saint-Martin.
8
Entretien du 12 novembre 2007 avec un représentant de l’Etat du Valais.
9
Extrait du journal télévisé du 22 août 2007 de la Télévision Suisse Romande
(TSR).
10
Une réserve de biosphère est un label décerné par l’UNESCO à des sites pour
promouvoir le développement durable.
11
Dépliant Projet Parc naturel régional et Biosphère Val d’Hérens, Association
des communes du Val d’Hérens et Commune de Grône, 2008.
12
PIC Interreg III A Italie Suisse 2000 – 2006. Communauté de Montagne
Grand Combin. Communes du Val d’Hérens, La montagne de l’homme. Une
gestion territoriale conjointe entre la Valpelline et le Val d’Hérens pour la
valorisation du patrimoine naturel et paysager et pour l’application
opérationnelle du concept de développement durable, avril 2004, 22 p.
13
CIME-Célébrations interculturelles de la montagne Evolène, www.cime-
evolene.ch, site internet de la manifestation (consulté le 28 juin 2011).
14
CIME-Célébrations interculturelles de la montagne Evolène, www.cime-
evolene.ch, site internet de la manifestation (consulté le 28 juin 2011).
15
Entretien du 15 mai 2007 avec l’un des organisateurs de CIME.
16
Entretien du 15 mai 2007 avec l’un des organisateurs de CIME.
17
Cette étude de cas s’appuie sur des entretiens réalisés par Cristina Del Biaggio
durant l’été 2007 auprès de maires de 4 communes (Raggal, Thüringerberg,
Sonntag et St. Gerold) et des responsables de la réserve et du réseau de
communes alpines Alliance dans les Alpes.

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70

18
Une étude récente d’un institut de recherche suisse, le BAK Basel Economics,
classe plusieurs stations du Vorarlberg parmi les meilleures des Alpes de ce
point de vue (Kämpf, Hunziker, 2008).
19
On trouvera une présentation de la Réserve de biosphère Grosses Walsertal
par sa manager, Madame Birgit Reutz-Hornsteiner, aux adresses Internet :
www.unesco.org/mab/news/reutz_MB.pdf ; www.grosseswalsertal.at.
20
www.grosseswalsertal.at/emsp/Projekte/Gewerbe/Bergholz/tabid/288/languag
e/en-US/Default.aspx (consulté le 26 juin 2011).
21
Informations tirées du site de la monnaie locale : www.talentiert.at (consulté
le 26 juin 2011).
22
www.grosseswalsertal.at/emsp/Projekte/Lebensfreude/tabid/300/Default.aspx
(consulté le 26 juin 2011).
23
www.grosseswalsertal.at/WaspassiertimBiosph%C3%A4renpark/Regionalent
wicklung/AlchemillaKr%C3%A4uterprojekt/tabid/1248/Default.aspx (consulté
le 26 juin 2011) Le slogan du projet a une coloration féministe manifeste, les
plantes concernées étant présentées comme des herbes "de femmes pour les
femmes".
24
Entretien en allemand du 13 juin 2007 avec le maire de Raggal. Traduction de
Cristina Del Biaggio.
25
www.grosseswalsertal.at/emsp/Produkte/Walserstolz/tabid/117/language/en-
US/Default.aspx (consulté le 26 février 2009, traduction de l’allemand de
Cristina Del Biaggio).
26
Pour plus d’informations : www.alpenallianz.org/fr (consulté le 20 mai 2008).
27
Alchemilla a été financé dans le cadre du programme Dynalp2, initié par la
Conférence Internationale pour la Protection des Alpes (CIPRA) et financé par
la Fondation de droit suisse MAVA.
28
Entretien en allemand du 13 juin 2007 avec le maire de Raggal. Traduction
Cristina Del Biaggio.

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L'IMMERSION MEXICAINE DE PINO CACUCCI

Gianni HOCHKOFLER
Société de Géographie de Genève

Résumé : L’article commente des récits de voyage, des essais


historiques et des romans de Pino Cacucci, écrivain italien, consacrés
au Mexique. Comment l’identité mexicaine, la géographie physique du
pays, quelques villes importantes et peuples originaires sont-ils dépeints
dans cette œuvre ? Quelles couleurs, quelles senteurs, quelle atmosphère
particulière caractérisent la "Mexicanidad" et son rapport ambigu à
l’altérité états-unienne ? Telles sont les questions auxquelles s’efforce de
répondre cette contribution.
Mots clés : Mexique, histoire, mythe, littérature, Pino Cacucci, cinéma.

Riassunto : L’articolo commenta racconti di viaggio, saggi storici e


romanzi di Pino Cacucci, scrittore italiano, consacrati al Messico. Come
l’identità messicana, la geografia fisica del paese, alcune città
importanti e popoli originari sono dipinti in questi scritti? Che colori,
che odori, che atmosfera particolare caratterizzano la "Mexicanidad" e
il suo rapporto ambiguo con l’alterità degli Stati Uniti ? Queste sono le
domande a cui questo contributo cerca di rispondere.
Parole chiave : Messico, storia, mito, letteratura, Pino Cacucci, cinema.

L’écrivain et le Mexique
Pino Cacucci, "le plus mexicain des écrivains italiens" (Porqueddu,
Giorello, 2003) est bien connu en Italie, les éditions de ses livres et les
prix littéraires le confirment. Il n’est pas non plus inconnu des lecteurs
francophones, comme les nombreuses traductions en témoignent.
Il se présente ainsi :
"Je suis né (en 1955) à Alessandria dans le Piémont. Quand je
n’avais qu’une année, les miens ont déménagé en Ligurie, à Chiavari, où
j’ai grandi. Après, en 1975, je suis allé à Bologne, sous le prétexte de
l’Université et en 1982, je suis parti au Mexique, où j’ai longtemps vécu.
Si l’on considère que je suis le fils d’un père des Pouilles et d’une mère
des Marches, quand on me demande d’où je suis, je ne sais pas quoi
72

répondre. Je sens que je n’ai même pas une ville natale" (Cacucci,
2008).
Il s’inscrit au DAMS1 de Bologne, attiré par le charisme d’Umberto
Eco qui en était le directeur, mais aussi par la chaude vie intellectuelle,
sociale et politique de la moitié des années 1970 dans cette importante
ville universitaire. Par la suite, la situation à Bologne se détériore ; il part
à Barcelone et Paris. Dans la postface d’un roman noir, Punti di fuga, qui
n’a pas été traduit en français, il dit que le Mexique a été aussi un lieu de
fuite, inspiré par les personnages des westerns de Sergio Leone et de
Sam Peckinpah. Après la déception de la grise réalité qui suivit les rêves
brisés de la fin des années 1970 à Bologne, la fuite au Mexique lui
semble la seule issue digne, vers des mondes dans lesquels la fantaisie
n’est pas encore morte.
Il saisit en 1982 l’invitation de Mexicains qu’il a connus à Paris.
C’est le grand tournant :
"Dès ce premier moment au Mexique, vivant chez des Mexicains, je
me suis trouvé en immersion dans la vie quotidienne, hôte chez eux. Je
ne me suis donc jamais senti un "touriste", mais un hôte de Mexicains,
humbles et dignes, qui me firent connaître le Mexique "verdadero"".
(Traduction et adaptation d’une communication écrite de Pino Cacucci).
Il y prend goût, et l’année suivante, il retourne au Mexique pour y
rester une bonne partie des années 1980. Il parcourt les différentes
régions du grand pays, en utilisant tous les moyens de transport. Il étudie
son histoire, à partir de la période précolombienne et de l’impact violent
des conquistadores, dont les conséquences ne cessent de se montrer
jusqu’à nos jours. Cacucci est surtout fasciné par la grande épopée
révolutionnaire et les années brûlantes et créatives qui la suivirent. Les
protagonistes et derniers témoins de cette époque passionnante sont des
personnages hauts en couleur, sortis de l’oubli. La connaissance des
lieux, de l’histoire, des traditions, des coutumes, de l’art, de la littérature
et des événements les plus récents est toujours accompagnée par la
rencontre et l’écoute des gens.
Nous nous limiterons ici à l’analyse des ouvrages de Pino Cacucci
publiés en français où le Mexique est, si l’on peut dire, le "protagoniste".
Ils sont un outil pour parcourir la géographie et l’histoire de cet étonnant
pays, au-delà des clichés et des préjugés.

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Poussières mexicaines, qui a connu deux éditions en français, en 1995


et 2001, en est une introduction.
"Guide hétérodoxe, Poussières mexicaines sort des sentiers battus et
donne la parole aux Mexicains du quotidien : ouvriers et paysans,
Indiens Huicholes et loueurs de voitures, vendeurs de coqs et nageurs
d’Acapulco. Ce Mexique-là est absent des itinéraires fléchés. Pino
Cacucci nous incite à découvrir les voies cachées d’un pays dépositaire
de légendes millénaires" (Cortanze G. de, 1995).
Le Mexique ne cesse d’attirer tous ceux qui recherchent la découverte
dans le voyage, comme pays de la diversité, de la multiplicité, du
contraste et de la démesure.

Le Mexique et la littérature
La littérature occupe une place importante dans l’attractivité du
Mexique. L’écrivain surréaliste Antonin Artaud, débarqué à Veracruz en
1936, "à la recherche d'un monde perdu", rencontre les Tarahumaras
qu’il décrit dans des textes qui sont sans doute parmi les plus beaux
écrits par un Européen sur le Mexique.
"C'est une idée baroque pour un Européen que d'aller rechercher au
Mexique les bases vivantes d'une culture dont la notion s'effrite ici ; mais
j'avoue que cette idée m'obsède ; il y a au Mexique, liée au sol, perdue
dans les couleurs de lave volcanique, vibrante dans le sang des indiens,
la réalité magique d'une autre culture dont il faudrait rallumer le feu."
(Artaud. A., 1963 : 159).
André Breton y trouve le pays surréaliste par excellence, dans lequel
le passé mythologique,
"continue à évoluer sous la protection de Xochipilli, dieu des fleurs et
de la poésie lyrique et de Coatlicue, déesse de la terre et de la mort
violente […]" (Breton A., 1938).
D’autres auteurs sont attirés par ce pays, comme D.H. Lawrence,
Malcolm Lowry, Jacques Soustelle dans ses travaux ethnographiques et
J.M.G. Le Clézio, auteur de Rêve mexicain, qui a écrit que le Mexique
lui a produit un choc physique. La liste des auteurs italiens est par contre
très courte : Emilio Cecchi, auteur d'un récit de voyage à partir de la
Californie en 1930, lorsqu’il était professeur à Berkeley, Carlo Coccioli,

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écrivain et journaliste, qui a longtemps vécu à Mexico, et enfin Pino


Cacucci.

Pino Cacucci : le cinéma et la traduction


Le début de la carrière d’écrivain de Pino Cacucci en 1988 est
marquée – trait du hasard – par Federico Fellini. Le Maestro fut attiré
par l’image d’un gorille, couverture d’Outland Rock, un roman noir,
premier livre de Pino Cacucci, publié par une petite maison d’édition.
Cette image allait lui servir pour un film publicitaire qui lui avait été
commandé, mais il fut tellement intrigué par le roman qu’il contacta par
téléphone l’auteur inconnu en lui donnant rendez-vous. Ebloui par cette
proposition, Pino Cacucci pensa d’abord à une farce d’un de ses amis.
Cette rencontre inattendue allait lui ouvrir les portes du monde de
l’édition, puisque Fellini signala son livre à des critiques littéraires et les
journaux le nommèrent L’écrivain découvert par Fellini. Une amitié
s’ensuivit et même un projet de collaboration à un projet de film
mexicain qui ne vit jamais le jour. L’écrivain décrit cette rencontre dans
Un po’ per amore, un po’ per rabbia (Milano, Feltrinelli, 2008), qui n’a
pas été traduit en français.
Le rapport au cinéma se prolongea par deux de ses livres consacrés au
Mexique. En 1992, Gabriele Salvatores, très connu après son Oscar de la
même année pour le meilleur film étranger avec Mediterraneo, réalise
Puerto Escondido, tiré du roman de Pino Cacucci, qui en écrivit le
scénario. En Italie, ce film devint un film culte ! L’ouvrage San Isidro
football club, fut adapté et tourné en 1995 avec le titre Viva San Isidro
par Alessandro Cappelletti, avec beaucoup moins de succès que le
précédent. La collaboration de Pino Cacucci avec le cinéma s’arrête en
1997, quand il écrit le scénario de Nirvana toujours pour Gabriele
Salvatores.
Traducteur reconnu, ayant reçu plusieurs prix prestigieux, Cacucci a
traduit de l'espagnol à l'italien plus de septante ouvrages, entre autres les
livres de l’écrivain chilien Francisco Coloane, chantre de la Patagonie et
de la Terre de Feu, et de Paco Ignacio Taibo II, écrivain mexicain-
espagnol, connu surtout pour ses romans policiers publiés aussi en
français. Dans une interview de Barbara Spinelli2 il affirme que la
traduction est sa passion. Il avoue qu’un auteur-traducteur court un

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double risque : l’un d’être influencé par les auteurs qu’il traduit et l’autre
d’ajouter du sien aux textes qu’il traduit. Il pense que jusqu’à présent, il
a gardé le juste équilibre en respectant le sens et les émotions que
l’auteur veut transmettre. On peut conclure que la traduction aussi est un
voyage entre les mots et les images, plein de détours, d’entraves et de
pièges, comme tous les voyages d’ailleurs.

Como México no hay dos (il n’y a pas deux pays comme le Mexique).
Cet adage populaire affirme haut et fort qu’aucun autre pays ne peut être
comparé au Mexique (Cacucci 2007 : 21).
L’affirmation de l’orgueil national des Mexicains se base sur la
nature. Le ciel du vaste plateau possède "la lumière juste" qui exerce son
attraction sur les artistes : écrivains, poètes, photographes ou réalisateurs.
Et après les averses de la saison des pluies, "[…] lorsque enfin cesse la
pluie, tout paraît transformé et la nature régénérée offre au monde un
nouveau visage" (ibid. : 22).
Ce pays est unique pour tous ses contrastes. Dans la géographie :
côtes tropicales et sommets enneigés, déserts et forêts vierges,
gigantesques métropoles et paisibles villes coloniales, plages des
Caraïbes et sites archéologiques précolombiens, mais aussi dans la
société : richesse et misère, modernité et tradition, culture et violence,
corruption et révolte, Etats-Unis d’Amérique et orgueil national. Un pays
qui "se nourrit de mythes et de légendes. Soudé par le ciment puissant de
la mexicanidad - cette philosophie de la vie où s’exprime un attachement
profond à ses racines -, son peuple appréhende les trésors naturels du
pays comme de véritables créatures vivantes, œuvres d’une Mère Nature
généreuse et cruelle, à la fois crainte et respectée" (ibid. : 23, 24).
A la Mère Nature qui manifeste sa cruauté dans les tremblements de
terre, les éruptions volcaniques et les ouragans dévastateurs, font défi
depuis quelques années les tueries et les massacres des cartels de la
drogue. Pino Cacucci a décrit le début de ce phénomène dans Puerto
Escondido. Un article de Marta Durán de Huerta, paru le 18 octobre
2011 mentionne à partir de 2000, plus de 50’000 morts, 10’000 disparus
et 250’000 personnes déplacées par la violence3.

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Atterrissage à Mexico : El Monstruo


Même après ses nombreux atterrissages à Mexico, dont il a oublié le
nombre, Pino Cacucci se souvient toujours du premier.
"[…] y atterrir en pleine nuit revient à survoler pendant une demi-
heure une étendue de lumières sans comprendre où est le début et où est
la fin. […] on se demande comment il se peut que d’un moment à l’autre
surgisse une piste au milieu de ce magma de masures, toutes surmontées
d’une bulle grise pour retenir l’eau qui se fait de plus en plus rare… et
s’il y a jamais eu un aéroport, on pense que la ville l’a dévoré comme
elle a dévoré les montagnes environnantes, corrodées, effritées,
enveloppées de nouveaux immeubles et de nouvelles routes, de baraques
creusées dans la roche, peuplées d’une cour des miracles qui s’avance
jusqu’ici dans un mouvement centripète produit par la misère" (Cacucci,
2001b : 26-27).
L'aéroport de Mexico, englouti par la croissance impétueuse de El
Monstruo (selon le recensement de 2010, l’aire urbaine compte 20
millions d’habitants), s'est retrouvé presque au cœur de la capitale et va
arriver rapidement à saturation. Depuis plus de 40 ans, la construction
d’un nouvel aéroport revient au premier plan, à la manière d’un
feuilleton politique. En octobre 2001, le président Fox annonce le choix
du lieu de Texcoco, situé à 20 km du centre du D.F. (Distrito Federal).
Cela nécessitait d’exproprier, sans consultation et à un prix dérisoire, les
petits paysans, des indigènes qui avaient obtenu le droit de propriété
grâce à la réforme agraire de la Révolution Mexicaine. Ceux-ci
s’opposèrent de façon déterminée en utilisant aussi un recours au
Tribunal fédéral. Le 10 juillet 2002, une marche vers le centre du D.F.
fut contrée par la police qui tua un des manifestants. Appuyés aussi par
le mouvement écologiste, car les lacs de Texcoco sont la dernière oasis
pour les oiseaux migrateurs dans le Valle de Mexico, les paysans
obtinrent gain de cause : le 1er août 2002, le président Fox renonça au
projet. Son successeur Calderón revint à la charge en 2008, annonçant
que l’aéroport se ferait en utilisant seulement des terrains de
l’administration fédérale. Dans cette déclaration, le terme des travaux
était prévu pour 2012. Ces travaux n’ont à ce jour pas commencé ! En
parallèle, une autre solution de localisation de l’aéroport, celle de
Tizayuca, est apparue sur le devant de la scène. Moins négative pour

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l’environnement et les droits de propriété, elle présente le fort handicap


de sa distance (75 km du D.F.). Le nouvel aéroport, sans contraintes
d’espace, devrait être relié par un train rapide, avec un budget
conséquent. Selon ses promoteurs, autorités de l’Etat d’Hidalgo en tête,
Tizayuca deviendrait un pôle d’attraction économique et démographique
réduisant la croissance de El Monstruo. Une troisième solution proposée
est l’agrandissement de l’aéroport de Toluca, à 35 km. Grâce à une
liaison par train rapide avec l’aéroport actuel, cela permettrait de doubler
la capacité du système aéroportuaire de la mégalopole à des coûts plus
contenus.
Ce Monstruo débordant, "Il est difficile d'établir où prend fin le
Distrito Federal, […] et où commencent Hidalgo, Morelos ou l'Estado de
México" (ibid. : 27), engendre d’énormes problèmes d’aménagement
urbain et régional. Dans leurs études et leurs projets d’aménagement, les
géographes et les urbanistes sont confrontés aux défis de leurs relations
avec le pouvoir politique et économique. On peut imaginer que la
question de l’aéroport sera présente dans la campagne présidentielle pour
les élections du 1er juillet 2012, même si la guerre contre les cartels de la
drogue est au centre de la lutte politique.

Dans les rues de Mexico


Les rues de Mexico présentent une circulation intense et frénétique,
comme l’Avenida Insurgentes qui est l’axe Nord-Sud du D.F.
"L'avenida Insurgentes mesure une quarantaine de kilomètres et,
lorsqu'on s'y engage à dix heures du matin, il faut le reste de la journée
pour la parcourir d'un bout à l'autre : c'est évidemment un record
mondial de longueur pour une artère centrale" (ibid. : 31).
Les fins de semaine, dans les années 1990, elle était aussi le théâtre
de dangereux défis nocturnes entre jeunes conducteurs des différents
quartiers de la ville, à partir du carrefour d'Insurgentes et du Paseo de La
Reforma. Dans Puerto Escondido (Cacucci, 1994a : 127-130), on peut
lire une description détaillée de ce phénomène qui appartient désormais
au passé, puisqu’entretemps, la circulation dans la ville est devenue
moins anarchique.
D’autres défis se déroulent pour la survie au jour le jour, dans la rue
et sous l’asphalte :

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"C’est la ville des banlieues nord, des Colonias grises de poussière à


l’atmosphère immobile, où l’espoir du futur peut se borner au simple fait
d’arriver jusqu’au soir, pour recommencer le lendemain à survivre. […]
territoire des chavos banda, adolescents et gamins qui vivent dans la
rue, se battent pour le contrôle d’un bidonville ou pour se procurer le
"ciment", les solvants qu’ils inhalent jusqu’à se brûler la cervelle"
(ibid. : 42).

Fig. 1 : Adolescents de la rue (photo P. Cacucci)

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La bande des Ponis occupe trois ou quatre égouts (coladeras) de


l’Avenida Cien Metros, près de la Gare routière du Nord. Leandro, un
reporter-télé indépendant italien, protagoniste de Demasiado Corazón,
réalise un reportage bouleversant sur ces jeunes. Il descend dans l’égout.
Parmi les enfants il rencontre Lupita, une jeune fille de moins de seize
ans qui vient d’avoir un enfant avec Chucho, le jeune chef de la bande.
"La communauté des enfants sous l’asphalte se chargeait de procurer
le nécessaire à ceux qui étaient malades ou, comme Lupita après son
accouchement, qui étaient obligés de rester quelques jours dans les
égouts. Ils faisaient les porteurs, lavaient les vitres, vendaient du
chewing-gum, faisaient la manche ou demandaient à manger aux petits
commerçants de la gare" (Cacucci, 2001a : 38).
Lupita avoue à Leandro ce qu’elle aimerait le plus dans sa vie :
"Je voudrais retrouver ma mère, quitter la rue, avoir une maison
pour moi, pour Chucho et l’enfant, me marier en longue robe blanche
[…]" (ibid. : 39).
Dans le roman publié en italien en 1999, le thème des enfants de la
rue est toujours au cœur de la réalité mexicaine. Vers la moitié de 1999,
leur nombre a été évalué à 13’000 par le Gouvernement du Distrito
Federal et 30’000 par l’Academia Mexicana de Derechos Humanos4.
Selon la rapporteuse des Nations Unies, Ofelia Calcetas Santos, 5000
enfants entre 10 et 12 ans sont forcés de se prostituer.
Une publication canadienne très récente montre que la situation n’a
pas changé. Pire encore, les enfants sont la proie des gangs qui les
utilisent comme dealers et autres services. Le phénomène de la
prostitution persiste à cause également du tourisme sexuel. Les enfants
risquent d’être contaminés par les maladies sexuellement transmissibles
(MST) et le sida. Ils sont aussi victimes de la violence des gangs et de la
police5. Un article paru dans le quotidien El Universal le 28 mai 20106
présente une communication du collectif Quorum qui fait état de
changements dans les habitudes et les comportements des enfants de la
rue. Les travaux informels dans les marchés et les activités de la
délinquance organisée (vente de drogues au détail et prostitution) ont
remplacé les activités sur les carrefours routiers (laver les pare-brises,
vendre des mouchoirs et des chewing-gum, cracher le feu et se coucher
sur des vitres brisées comme des fakirs). Ces enfants sont actuellement

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moins visibles grâce à leur mimétisme avec les jeunes des classes
populaires : habits propres, baskets de marque et téléphones portables.
Leur consommation de drogue a aussi changé. Au lieu de l’inhalation de
colle et de solvants qui se faisait en groupe, ils consomment
individuellement du crack et de la cocaïne. Tous ces facteurs, auxquels
s’ajoutent les rafles de la police, ont eu pour effet de chasser cette
population des zones les plus prestigieuses du centre. Ce jeunes ne sont
désormais plus fixés à un lieu, mais en déplacement permanent.

Le Zócalo
Le centre de Mexico, la place de la Constitución, appelé
communément Zócalo correspond exactement à celui de la capitale
aztèque Tenochtitlán.
"[ Y déboucher] à pied de l'avenue Francisco Madeiro ou de l'avenue
Cinco de Mayo donne une sensation de vertige. C'est tout à coup le vide,
la foule disparaît dans l'espace immense" (Cacucci, 2001b : 37).
Cette place, marquée par l’imposante cathédrale baroque et le Palais
National, est le centre symbolique de la nation, le nombril du Mexique,
où se déroulent tous les rassemblements patriotiques et politiques. A
l'intérieur du Palacio, sur un des murales les plus célèbres de Diego
Rivera,"qui représente toute l'histoire du Mexique de Moctezuma à la
Revolución" (ibid : 37) sont aussi représentés d'autres révolutionnaires.
"[…] cette ville restera probablement la seule au monde où l'effigie de
Marx trône dans un édifice gouvernemental […]" (ibid. : 38) (Fig. 2).

Les villages dans Mexico


La ville cache en son intérieur des quartiers ayant des airs de villages.
Pas loin du Zócalo, "se trouve le marché de Tepito : il se situe à quelques
pâtés de maisons de la cathédrale, et c'est le royaume des falluqueros, les
contrebandiers. […] Tepito est un village isolé dans le ventre du
Monstruo ; tous ses habitants se connaissent et la solidarité y est plus
forte que n'importe quel intérêt : la rue reste un lieu de rencontre et de
communication [...] (ibid : 36).
Tepito n’est pas seulement un marché, mais représente aussi l’âme
simple et irréductible de la mégalopole aux mille visages" (Cacucci,
2001a : 70).

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Fig. 2 : Carlos Marx de Diego Rivera (photo P. Cacucci)

Dans Tepito, actuellement, s’est aussi installée la violence de la


délinquance organisée.
Cette ville de tous les excès recèle des bijoux cachés. Si on parcourt
une voie express, la calzada de Tlalpán, et on sort par Miguel Angel de
Quevedo :
"il suffit alors de tourner dans une ruelle et vous vous retrouvez dans
le village colonial de Coyoacán, où vous découvrez qu'à quelques
centaines de mètres du chaos de tôles et de gaz d'échappement il existe
une oasis de silence autour d'une placette restée ancrée au XVIe siècle, à
l'époque où Hernán Cortés l'avait choisie comme résidence en attendant
de construire la capitale de la Nueva España sur les ruine aztèques"
(Cacucci, 2001b : 34-35).
La circulation est plus lente et on a l’impression que l’air est moins
pollué.
Dans la zone sud, Xochimilco est un autre havre de paix et d’air frais,
avec son réseau de canaux et de jardins flottants, vestige du système
hydraulique de l'ancien Tenochtitlán, inscrit au patrimoine mondial de

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l'UNESCO. C’est une attraction touristique majeure pour les habitants de


la capitale tout d’abord. Les dimanches et les jours fériés, les Chilangos
se retrouvent pour faire la fête en famille, en mangeant sur les bateaux au
son de la musique des mariachis.
A l’origine des canaux fut, "il y a huit siècles, […] le premier roi des
Xochimilcas, Acatonalli, […] un ingénieur audacieux et un agronome
imaginatif [qui] créa les chinampas, jardins flottants construits sur des
armatures de bois et de fibres entrecroisées, remplies de boue et de terre
de sous-bois. […] Les chinampas d’Acatonalli produisaient en toute
saison des légumes et des fruits, des herbes médicinales et toutes les
variétés des fleurs nécessaires aux fêtes religieuses" (ibid. : 60).
Aujourd’hui, sur les trois mille qui sont encore en activité, on cultive
surtout des fleurs.

Autres villes : Veracruz


Le principal port mexicain est une ville très animée, de jour comme
de nuit.
"Ses habitants eux-mêmes ont défini Veracruz comme “le plus grand
asile de fous du monde avec vue sur la mer”, et chaque nuit
l’inexplicable sortilège se répète régulièrement. Premier port du
Mexique, au climat tropical et très chaud, et pourtant ville laborieuse et
frénétique, Veracruz se transforme le soir venu en fête gigantesque : des
milliers de personnes envahissent les rues et les anciennes arcades
vibrent de voix et de sons" (ibid. : 233).
Veracruz a été la porte de l’invasion du Mexique depuis le
débarquement de Cortés en 1519. Un ami de Cacucci, Nestor, guide
irremplaçable des nuits de Veracruz, lui expliqua "en indiquant
vaguement le nord" que la ville opposa deux fois une farouche résistance
à "esos malos vecinos que tenemos allá [ces mauvais voisins que nous
avons là-bas]" (ibid. : 237).
La première résistance date de 1847-1848, à l’occasion de la guerre
d’annexion de la moitié du Mexique par les Etats-Unis d’Amérique. La
seconde advint en 1914 : un banal incident entre des marines et la police
mexicaine "fut le prétexte d’une nouvelle invasion" (ibid.), profitant des
troubles de la révolution mexicaine. L’occupation ne se fit pas sans
violence :

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"Les cadets de l’école navale ouvrirent le feu de leur propre


initiative ; aussitôt la population de la zone portuaire se mit à tirer des
fenêtres et des balcons et à lancer des meubles dans les rues pour
construire des barricades" (ibid. : 237).
La ville n’a pas oublié ces événements : à l’entrée du port se dressent
plusieurs monuments en souvenir des défenseurs héroïques du pays, et
dans les cantinas populaires "des écriteaux indiquent : No hay servicio
para los yanquis" (ibid. : 238).
La cité a aussi été la porte d’entrée pour les émigrants et les réfugiés.
Dans le port de Veracruz se trouve un bloc de bronze avec deux mots
inscrits en relief : Gracias México. Ce monument fut érigé par les
antifranquistes espagnols, exilés entre 1939 et 1942, qui trouvèrent au
Mexique accueil et respect. Le film Visa al Paraíso de Lilian Liberman
(2010), présenté au mois de novembre 2011 à Genève au cours du
festival Filmar en America Latina, documente l’œuvre courageuse du
consul mexicain en poste à Marseille, Gilberto Bosques Saldivar.
Jusqu’en 1942, date à laquelle Marseille fut occupée par les Allemands,
ce consul délivra des visas, assura une protection et organisa
l’embarquement pour le port de Veracruz. Au moins 20’000 républicains
espagnols et quelques milliers de juifs européens en bénéficièrent.

Pino Cacucci rappelle que le Mexique a été encore une fois pays
d’accueil, à l’aéroport cette fois-ci, pour des dizaines de milliers de
Brésiliens, Uruguayens, Chiliens, Argentins, Guatémaltèques et
Salvadoriens, frappés par les féroces dictatures militaires d’Amérique
Latine à partir des années 1970.

Tapachula et Tijuana
Tapachula et Tijuana sont totalement opposées du point de vue
géographique et de l’ambiance. Tijuana au nord, à la frontière avec la
Californie, est la "métropole frontalière, [,,,] ville frénétique et indolente
[…]," (ibid. 148) un immense duty free shop envahi par des vagues de
gringos qui y cherchent alcool sans limites, drogue facile, aventures et
marchandises de tout genre.

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Fig. 3 : Le monument érigé par les réfugiés républicains espagnols dans


le port de Veracruz (photo P. Cacucci)

A la frontière sud du pays, une autre ville est tout le contraire :


Tapachula. Elle ne s’oppose pas seulement du point de vue géographique
des frontières, mais "dans tous les sens : accueillante, discrète, colorée
d’êtres humains et non d’enseignes au néon, aimée de ses habitants, et
regrettée par les rares étrangers de passage qui en découvrent l’âme
solaire et chaude.[…] Etendue aux pieds du volcan Tacana, Tapachula
est la porte d’accès aux montagnes et à la mer : mais la seule portion de
côte du Chiapas est pratiquement inconnue du tourisme étranger et les
rares qui s’y arrêtent se rendent au Guatemala" (Cacucci, 2001a : 127).

San Cristobal de las Casas


Dans le roman noir Demasiado Corazón on trouve cette belle
description :
"Du haut du grand escalier qui menait à une petite église entourée de
buissons, on dominait l’incomparable panorama de San Cristobal de las
Casas. Tuiles rouges sombre et brun, ruelles à angles droits typiques des
colonies espagnoles, où l’on distinguait l’ocre jaune de la cathédrale et

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le vert olive du jardin autour du kiosque du zócalo, la place centrale. Le


soleil déclinait rapidement derrière les montagnes bleues, et le froid vif
de l’hiver du Chiapas justifiait les innombrables filets de fumée blanche
qui s’élevaient des cheminées, tandis qu’une odeur intense de bois
résineux brûlé se répandait sur la ville" (ibid. : 263).
Leandro et Adelita, protagonistes du roman, amoureux à San
Cristobal le Jour de l’An 1994, sont témoins, dans cette ville charmante,
de l’insurrection de l’EZLN7. Cet épisode qui marqua un tournant dans
les revendications des peuples originaires en Amérique latine, montre
aussi combien le récit du Mexique par Pino Cacucci est ancré dans la
réalité politique.

Zacatecas
La ville rose, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en 1995, est
décrite dans des contextes dramatiques. Le premier est la violente
bataille de 1914, entre le général révolutionnaire Francisco Villa et les
armées fédérales de Victoriano Huerta.
"L’artillerie de Villa touche les positionnements mais ne bombarde
pas les habitations : Zacatecas est l’une des perles du Mexique avec ses
palais baroques en cantera rose, cette pierre de carrière, noble et
légère, utilisée pour la construction. Pancho Villa ne passera pas à la
postérité comme l’homme qui a détruit tant de beauté" (ibid. : 228).
Avant de se suicider, rongé par ses démons, Bart, l’agent des USA,
responsable de l’assassinat du jeune médecin, ami de Leandro, monte au
sommet du Cerro de la Bufa :
"[Il] essaya de garder les yeux ouverts, mais la vue de la ville en bas
lui donna le vertige. Il ne put admirer la lueur ocre et rosacée qui se
dégageait du centre, des façades des églises, des palais coloniaux, des
places cachées" (ibid. : 241).
La richesse de ses mines d’argent qui au XVIIe siècle en firent une
des plus riches villes au monde est à l’origine de sa beauté. Le Mexique
est connu pour la beauté de ses villes coloniales. Guanajuato, San Luis
Potosí, San Miguel de Allende et Taxco qui attirent des nombreux
touristes sont aussi des "villes de l’argent".

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Fig. 4 : Enfants Mayas à côté de la Police Militaire qui contrôle le centre


ville de San Cristobal de las Casas (photo P. Cacucci)

La nature : le Mexique, un pays tropical


Une moitié du Mexique se trouve au sud du tropique du Cancer. Le
tropicalisme est bien présent dans les paysages et dans les personnages
décrits par Pino Cacucci. Les tropiques mexicains présentent le contraste
entre les terres hautes, fraîches et même froides comme presque dans
toute l’Amérique tropicale, jusqu’au Pérou, et les côtes chaudes et
humides. Comme à Chacahua, lagune de l’Etat de Oaxaca, entre Puerto
Escondido et Puerto Angel, où vivent les derniers descendants des
esclaves Cimarrones8 échappés à un naufrage, aujourd’hui pêcheurs.
Pour rejoindre la lagune, on traverse la Sierra Madre del Sur qui borde le
Pacifique et on passe brusquement du froid intense des cols à près de
4000 mètres d’altitude à la chaleur humide et à la luxuriante végétation
de la côte.
Les pêcheurs ont fondé une coopérative pour guider les rares visiteurs
au cœur de la végétation dense et aux îlots où nidifient des milliers
d’oiseaux aquatiques.
"Toutefois, la pêche reste la principale ressource des Cimarrones et
des Indiens qui cohabitent depuis longtemps. L’eau saumâtre offre une
espèce rare de crabes géants et de homards rouges, sans parler du
précieux poisson" (Cacucci, 2001b : 206).

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Le contraste entre les terres froides et les terres chaudes est présent
aussi le long de la route qui descend de la Sierra à Puerto Escondido : air
frais, "parfumé d’oxygène" à plus de 2000 mètres, et plus bas des
plantations tropicales qui grimpent jusqu’au bord de la route.
"Des palmiers à perte de vue ; l’air devient un liquide chaud qui
coupe la respiration. Les odeurs se mélangent et ressurgissent par
bouffées, relents douceâtres et parfums aigus qui pénètrent jusqu’à
l’estomac. Nous traversons des villages regroupés autour d’un petit
fleuve, oppressés par la végétation qui semble les faire suffoquer"
(Cacucci, 1994a : 284).
De l’autre côté, au Yucatán, Cancún représente "le condensé de
l’imaginaire collectif" des Caraïbes. Avec surprise, il découvre qu'il
"existe [...] vraiment".
Le parfum du vent qui vient de la terre est étrange :
"Une odeur de fleur d’oranger. Et pourtant on ne voit que des
palmiers, de l’autre côté de la lagune. Le sable est doré, extrêmement
fin ; presque du talc. L’océan présente des gradations de turquoise qui
virent au vert émeraude lorsqu’on s’éloigne au large, où les touffes
d’écume contrastent avec la placidité du ressac sur le rivage, comme si
le soleil ôtait aussi toute force à la mer" (Cacucci, 2001b : 209).
Cette description des Caraïbes mexicaines pourrait bien figurer dans
une brochure d’agence de voyage.

Le rapport des peuples originaires avec la nature


Malgré les massacres, la diffusion des maladies, l’esclavage dans les
mines et dans les plantations, la spoliation de leurs terres ancestrales qui
ne s’arrête pas, les peuples originaires n’ont pas complètement disparu.
Au contraire, plusieurs groupes subsistent et résistent dans leur diversité,
car il gardent leur rapport intime avec la nature. Pino Cacucci nous en
donne des témoignages saisissants.
"Les Huicholes [qui] font partie des rares ethnies du continent à
avoir conservés intactes les traditions d’avant la conquête, attendent la
saison sèche, une fois le cycle vital du maïs terminé, pour converger vers
le cœur de la Sierra Madre nord-occidentale, dans un pèlerinage à pied
qui peut durer deux mois" (ibid. : 99).

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Une fois récolté le peyotl, ils le mâchent pendant des jours et des
nuits, en ne buvant que de l’eau. Puis ils entonnent un chant à leurs
dieux, ils dansent, et il s’assoient en cercle pour la méditation, "et
laissent planer leur esprit dans les espaces d’autres dimensions" (ibid. :
101).
Connus aussi comme Wixárikas, dans le documentaire Flores en el
desierto de José Alvarez (2009) présenté à Genève dans Filmar en
America Latina en novembre 2011, ils "guident la caméra afin d’hériter
de leurs propres racines" (Programme Filmar en America Latina : 31-
32). Ils nous montrent le rite du peyotl qui donne les rêves et la sagesse,
"la douleur du monde et garantit à l’univers son équilibre"9.

Tarahumaras
"La ligne de chemin de fer appelée Chepe qui relie Chihuahua,
capitale de l’Etat du même nom dans le Nord-Ouest du pays, à Los
Mochis, sur la mer de Cortés, traverse la Sierra Madre occidentale. Elle
est parcourue par le Vista Tren aux grandes fenêtres qui offre aux
touristes des vues époustouflantes sur un des plus spectaculaires
paysages ferroviaires du monde, la Barranca del Cobre. Ce cañon, plus
vaste que celui du Colorado, est l'attraction du trajet. Il est resté isolé
jusqu'en 1961, quand la ligne fut achevée. L’isolement a permis aux
derniers Tarahumaras (Raramuri, coureurs, dans leur propre langue) de
résister et survivre à tous les conquérants et évangélisateurs. Grands,
minces, ils sont connus pour la légèreté de leurs pas bondissants. Grâce
à une légendaire résistance ils sont capables de parcourir jusqu'à 200
km sans s’arrêter.
Dans la langue tarahumara, il n'existe pas de mot pour "Dieu". Ils
croient en quelque chose qu'on peut ramener à l'ensemble de la nature,
divinité à la fois homme et femme" (ibid. : 130).
Ils pratiquent aussi le rite du peyotl. Antonin Artaud dans sa
recherche tourmentée du sens de la vie alla vers eux. Il fut accueilli sans
méfiance et participa à ce rite. Au terme de cette expérience, il écrivit :
"De philosophie, les Tarahumaras en sont obsédés ; et ils en sont
obsédés jusqu'à une sorte d'envoûtement physiologique ; il n'y a pas chez
eux de geste perdu ; de geste qui n'ait pas un sens de philosophie directe.
Les Tarahumaras deviennent philosophes absolument comme un petit

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enfant devient grand et se fait homme. Ils sont philosophes en


naissant" (Artaud A., 1945 : 131-132).
L'arrivée des touristes les a introduits à l'économie de marché et ils
vendent leurs très beaux objets artisanaux. Dans les hôtels, ils donnent
aux touristes des spectacles de musique et de danse. Pino Cacucci
affirme qu’en dépit de cela, ils conservent envers nous, les Blancs, un
regard plus de commisération que d’envie.
"Pour les Tarahumaras, l'homme blanc ne possède pas l'esprit, et
donc il appartient à une non-race" (ibid. : 132).

Kunkaas, (Seris)
Sur la côte de l"'Etat de Sonora, entre Hermosillo et l'île Tiburón,
survit la plus petite des ethnies, les Kunkaas, terme signifiant dans leur
langue "les gens", mais appelés aussi Seris par les Mexicains. Ils ne sont
actuellement pas plus de 500, vivant de pêche et d'artisanat sur la côte
sablonneuse de la mer de Cortés". Leur société "[…] est de type
totalement matriarcal. Non seulement la femme occupe le rang de chef
de famille, mais elle rend aussi la justice au sein de la tribu" (ibid. : 144).
Ils se reconnaissent comme les fils de Issaak, la lune, qui est leur
divinité principale. Ils célèbrent sa beauté par des danses rituelles,
surtout à l'occasion de la puberté des jeunes filles, avec "une cérémonie
toute spirituelle. C'est une danse joyeuse ; elle exalte l'allégresse
qu'engendre la fertilité donnée aux filles devenues femmes" (ibid. : 145).
Les jeunes filles, coiffées, habillées, parées et maquillées avec le plus
grand soin par les femmes adultes, sont au centre de fêtes durant quatre
nuits et quatre jours.
"Enfin, les jeunes filles sont lavées dans l'eau de la mer, qui pour les
Seris est source de vie. […] Agg, la mer, est un dieu généreux qui permet
leur survie, mais qui sait être cruel par caprice. Pour un Kunkaak,
prononcer la phrase "je vais pêcher" est l'équivalent d'un espoir, et
d'une prière adressée aux dieux pour qu'ils soient bienveillants sur le
chemin du retour" (ibid. : 146).
Le plus petit des peuples survécut à l’arrivée des Européens grâce à la
marginalité géographique, le long d’une côte désertique qui jusqu’à
maintenant ne présente pas d’intérêt économique majeur, qui produit un
artisanat de grande qualité et intègre la pêche comme ressource.

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Cheminer, en guise de conclusion


Cacucci affirme qu’aujourd’hui on se déplace beaucoup et on voyage
peu, si par voyage on entend aller ailleurs pour connaître des gens et des
lieux différents, avec les pores ouverts par la curiosité. Seule la marche
et les rencontres permettent de découvrir l’âme d’une terre. Cette tâche
est facilitée par la disponibilité instinctive des Mexicains à
communiquer, à raconter, et à l’amour qu’ils portent pour leurs racines
culturelles.
L’auteur cite dans sa définition du voyage ces vers de Antonio
Machado : "Caminante, no hay camino, se hace camino al andar".
Marcheur, il n'y a pas de chemin, le chemin se construit en marchant.10 Il
n’existe pas un sentier à suivre, chacun trace son propre sentier. Enfin il
ne se définit pas comme un voyageur mais comme un viandante, sa
traduction italienne de caminante. Un marcheur aux souliers sur lesquels
s’attache la poussière du Mexique. Malcolm Lowry, dans Au-dessous du
volcan, disait : "celui qui a respiré la poussière des routes du Mexique ne
trouvera plus la paix dans aucun autre pays".
Camino en espagnol, cammino en italien, chemin en français, puisent
leur origine du mot latin populaire postclassique camminus, d'origine
celte. En espagnol, on trouve la série complète : camino, caminar,
caminante. En italien : cammino, camminare, viandante. En français :
chemin, marcher, marcheur. Il existe aussi en français, dans un sens plus
figuré, cheminer et le chemineau, qui désigne le mendiant vagabond, qui
parcourait jadis les campagnes. Cette divagation en cheminant
doucement d'une langue sœur à l'autre nous permet de réfléchir au
parcours errant des mots qui n'est pas anodin, mais qui colporte des
nuances riches en significations.

Bibliographie
Artaud A. 1963, D'un Voyage au Pays de Tarahumaras, Paris, éditions
de la Revue 'Fontaine', (1945).
Breton A. 1938, Le surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard.
Cacucci P. 1994a, Puerto Escondido, Paris, Bourgois.

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91

Cacucci P. 1994b, San Isidro football club, Paris, La Noire Gallimard.


Cacucci P. 1995, Poussières mexicaines, Paris, Voyageurs Payot.
Cacucci P. 2001a, Demasiado corazón, Paris, Bourgois.
Cacucci P. 2001b, Poussières mexicaines, Paris, Petite Bibliothèque
Payot/Voyageurs.
Cacucci P. 2007, Mexique entre ciel et terre. Photos Antonio Attini.
National Geographic.
Cacucci P. 2008, Intervista a cura di Paolo Maccioni,
http ://viaggiando.blogosfere.it/2008/07/scrittori-in-viaggio-intervista-a-
pino-cacucci.html.
Cortanze de G. 1995, Destination désir. Le Mexique tel qu’en lui même,
Air France Madame, Août/Septembre.
Deschodt E, 1995, Poussière mexicaine, Le Figaro Magazine 13 Mai.
Lawrence D.H. 1934, Le serpent à plumes (1926), trad. de l'anglais par
Denyse Clairouin, Paris : Delamain et Boutelleau.
Lowry M., 1950, Au-dessous du volcan, Paris, Correa / Buchet Chastel.
Le Clézio J.M.G. 1988, Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue,
Paris, Gallimard.
1993, Diego et Frida, (biographie de Diego Rivera et Frida Kahlo),
Paris, Stock.
Porqueddu M., Giorello G., 2003, Villa e Zapata, rivoluzionari per caso,
Corriere della Sera 18 dicembre, p. 37.
Raimbault M. 2010, Le voyage au Mexique, rencontre avec l’altérité. La
perception de l’Autre dans les premiers guides de voyage francophones
sur le Mexique (1950-1970) , RITA, n° 3 : Avril 2010, (en ligne),
hhtp ://www.revue-rita.com/content/view/73/140/.
Soustelle J. 1936, Mexique terre indienne, Paris Grasset.
Soustelle, J. 1967, Les quatre soleils : souvenirs et réflexions d’un
ethnologue au Mexique, Paris Plon.

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Nos remerciements vont aux éditions Christian Bourgois et Payot qui ont
autorisé les citations de P. Cacucci dans le texte (copyright : C.
Bourgois, Paris et Payot, Paris)

1
Le DAMS (Discipline delle Arti, della Musica e dello Spettacolo) nouveau
cours de licence de la Faculté de Lettres, ouvert en 1971. Umberto Eco,
sémioticien, en fut un des professeurs les plus prestigieux.
2
Liberazione 29-05-2008 (www.Liberazione.it).
3
http ://www.rnw.nl/espanol/article/m%C3%A9xico-pactar-con-el-narco
-he-ah%C3%AD-el-dilema.
4
(Lazaro Tenorio Godinez Los niños de la calle ante la convención de los
derechos del niño. http ://www.juridicas.unam.mx/publica/librev/rev/
anjuris/cont/246/pr/pr10.pdf).
5
Immigration and Refugee Board of Canada, Mexique : information sur les
mesures prises par le gouvernement et les organisations non gouvernementales
(ONG) concernant les enfants de la rue ; le traitement réservé aux personnes
qui offrent de l'aide aux enfants de la rue dans la ville de Mexico, District
fédéral, 7 July 2011, MEX103780.EF, available at :
http://www.unhcr.org/refworld/docid/4e4272e82.html.
6
(Miguel Ángel Sosa miguel.sosa@eluniversal.com.mx) Niños de la calle
modifican sus hábitos (18 novembre 2011).
http://www.eluniversal.com.mx/ciudad/101843.html.
7
Ejército Zapatista de Liberación Nacional, armée zapatiste de libération
nationale, qui revendique les droits des paysans Mayas du Chiapas, parmi les
plus pauvres habitants du pays, contre les grands propriétaires et les pouvoirs
politiques qui les soutiennent.
8
Cimarrón, mot espagnol, probablement d'origine autochtone (tainos) désigne
d'abord les plantes et les animaux d'origine domestique qui se retrouvent à l'état
sauvage. Ensuite il s'applique aux aborigènes et surtout aux esclaves africains,
qui se sont sauvés dans des lieux sauvages et insalubres pour les Blancs, en y
fondant des villages.
9
Programme Filmar en America Latina, Genève, 2011, p. 32.
10
Tiré de Chant XXIX Proverbios y cantares, Campos de Castilla, 1917.

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VOYAGE ET LITTERATURE :
L'ITALIE DE HERMANN HESSE1

Bertrand LEVY
Département de Géographie et Environnement
Université de Genève

Résumé : Hermann Hesse (1877-1962) a parcouru l'Italie du Nord et du


Centre au début du XXe siècle. Nous retraçons ses itinéraires et
examinons les valeurs symboliques associées aux lieux et aux paysages
visités. Nous comparons sa démarche romanesque ("Peter Camenzind")
à celle de ses Carnets de voyage en mettant en relation ses écrits avec
son espace vécu. Nous comparons son code linguistique et culturel
germanique avec celui de Jean Giono dans son "Voyage en Italie".
Mots-clés : Voyage, paysage, Italie, Hesse, Giono, mythe, intertextualité.

Abstract : Hermann Hesse (1877-1962) travelled through Northern and


Central Italy in the early 1900s. We redraw his routes and examine the
symbolic values associated with places and visited landscapes. His
novelist’s approach ("Peter Camenzind") is being compared with that of
his travel diaries by relating his writing to his lived space. We compare
his Germanic linguistic and cultural code with that of Jean Giono in its
"Journey in Italy".
Key-Words : Journey, Landscape, Italy, Hesse, Giono, Myth, inter-
textuality.

Prologue méthodologique
La variété des témoignages littéraires laissés par des écrivains à
propos d'une région, d'une ville ou de quelqu'autre lieu particulier,
ressortit à la fois d'expériences singulières et d'un savoir codifié. A
travers des conventions langagières s'exprime une subjectivité
généralement dotée d'un sens aigu d'observation, capable de transmettre
ses impressions par le truchement de l'écrit. La question de
l'interprétation d'un document servant à l'art par une discipline à vocation
traditionnellement scientifique pose le problème de l'intentionnalité :
quelle est l'intention du géographe se livrant à cet exercice ?

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Reconnaissons une volonté de remettre au goût du jour l'héritage


prometteur des littératures pour notre branche, doublée d'un attachement
personnel à un auteur.

La seconde question intéresse l'orientation de l'interprétation. Ici


pointe l'influence des écoles de pensée (à dominante existentielle pour
notre cas), ainsi que l'expérience professionnelle et humaine du
chercheur. S'agit-il de reformuler un épistème géographique à partir
d'une source qui ne l'est pas forcément (la littérature), ou plus
modestement d'apporter sa pierre à l'édifice de la culture, en saisissant le
prétexte de la rencontre esthétique entre le lieu (l'Italie) et le poète ?
Notre propos n'est pas de discerner systématiquement les traits de
géographie classique fusant dans une œuvre de littérature, mais d'inscrire
notre démarche dans un sens ontologique, dont j'ai tenté d'expliquer les
tenants et les aboutissants dans une thèse (Lévy, 1989). Les voyages en
Italie de Hermann Hesse invitent à nous aventurer sur cette voie
métaphysique qui s'écarte passagèrement de la science conçue comme un
univers de mesure ; le mode d'interprétation choisi s'apparente à une
herméneutique de type "empathique", respectueuse des convictions de
l'auteur choisi. Cette approche est très différente de celle de Moretti
(2000) ou de Barbara Piatti (2007), plus proche d’une cartographie
littéraire.

Les portraits comparés de l'Italie


Parcourant le fascinant chapitre des Italienische Reisen que l'écrivain
accomplit à partir de la Forêt-Noire et de Bâle en 1901 et 1903, voyages
formateurs représentant le formidable Salto morale qu'ils furent pour
Goethe, Jakob Burckhardt et tant d'autres littérateurs comme H. Heine ou
Stendhal durant la période romantique, l'on ne peut être que frappé par
l'omniprésence du sujet dans l'œuvre de Hermann Hesse. Les Carnets
vénitiens de 1901 et 1903 (Hesse, 1992), les nombreux récits
suggestivement intitulés Petites villes ombriennes (Montefalco, Gubbio,
1907), Promenade au lac de Côme (1913), Bergame et San Vigilio
(1913), les innombrables poèmes (non traduits) consacrés à Venise, sa
lagune, sa Piazzetta, au campanile de la Place Saint-Marc, ceux évoquant
les noms de villes italiennes comme, Bei Spezia, Hafen von Livorno,

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Toskanischer Frühling, Ravenna, Padua, Ankunft in Cremona, Blick


nach Italien et tant d'autres, fournissent un matériau exceptionnellement
riche où nous ne pourrons puiser que ponctuellement.

Les littératures anglaise et française ne sont pas moins riches en récits


du "Grand Tour" (Hersant, 1989 ; Brilli, 1995 ; De Lucia, 2002) ; la
spécificité allemande est d'être placée à la fois à une distance
géographiquement proche de l'Italie, et culturellement assez éloignée
pour y trouver matière à dépaysement, voire à exotisme. Hermann Hesse
(l877-l962), né à Calw en Forêt-Noire, vécut successivement en
Allemagne du Sud, à Bâle, au bord du Lac de Constance, à Berne, puis
au Tessin de 1918 jusqu'à sa mort. Logé au carrefour des pays rhénans et
de la latinité, il s'est laissé porter sur une diagonale Nord-Sud, dont le
tracé a subi des inflexions dues à l'histoire tourmentée du siècle et à ses
crises personnelles. De même qu'il est difficile d'imaginer la littérature
stendhalienne sans les épisodes décisifs de Lombardie, la vie et l'œuvre
de Hermann Hesse n'est pas dissociable de l'Italie. C'est son lieu de
voyage favori. Il s'y rend à de multiples reprises à partir de 1901. Il la
connaît par les livres, l'admire, la vénère parfois, mais il sait lui porter un
regard critique lorsque la distance l'exige. L'écrivain parle la langue du
pays mais avec un fort accent allemand : il est cet étranger fasciné et
enthousiaste de l'altérité, parce qu'il est si différent, parce qu'il est un
Allemand curieux en Italie. Ses descriptions dépassent le stade de la
minutie réaliste ; il anime son message du Sud par un souffle lyrique et
spirituel.

Le portrait de l'Italie condensé dans Peter Camenzind (Hesse, 1977),


le roman, et celui dépeint dans les Carnets de voyage diffèrent comme
divergent les deux genres littéraires : le premier est romanesque alors
que le second est explicitement autobiographique et s'apparente à la
tradition du diary anglo-saxon, du journal intime. Celui-ci est d'un intérêt
littéraire parfois inégal, mais il foisonne d'enseignements précis sur la
vie, les mœurs, les coutumes ou les arts des contrées visitées. Des
informations d'ordre pratique, très terre-à-terre, comme le prix d'une
chambre d'hôtel ou la qualité gastronomique d'un restaurant vénitien y
figurent. Il faut admettre que dans ses Carnets de voyage, le jeune

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Hermann présente une face de lui-même et des préoccupations


matérielles généralement gommées de ses romans ou de sa poésie, qui
composent - ne l'oublions jamais - son œuvre majeure, celle qui a exigé
de lui les plus lourds sacrifices intellectuels. Certains de ses écrits
descriptifs paysagers paraîtront au même rythme que sa production
romanesque, mais ses lettres et autres carnets de voyage n'ont été
imprimés que postérieurement. J'ai traduit personnellement les citations
extraites des carnets de voyage.

L'Italie ou l'Arcadie de l'esprit et des sens


Il existe une parenté d'esprit entre les voyages en Italie entrepris par
Hermann Hesse et ceux de Jacob Burckhardt : tous les deux sont partis
de la région bâloise, de la grande cité rhénane froide mais pétrie de
culture humaniste ; tous deux ont longuement sillonné l'Italie du Nord et
Centrale à la recherche de vestiges historiques, tous deux ont bâti de
larges pans de leur œuvre en se nourrissant de la substance vitale et
intellectuelle de l'Italie ; tous deux sont retournés en Suisse durablement
enrichis d'un "ars vivendi" et d'un savoir notables ; pour chacun d'eux,
l'Italie est demeurée un territoire peuplé de rêves et de tabous, un
"territoire interdit" comme le dira plus tard Hermann Hesse : ils ne s'y
fixèrent en effet jamais. C'est à la rencontre d'une Italie idéale et
historique qu'il alla, une Italie se mirant essentiellement dans les valeurs
du Trecento et de la Renaissance, en tous les cas jamais l'Italie moderne,
bruyante et criarde, dont le poète se plaindra quelquefois. Le voyage en
Italie de 1901 emplit le poète d'un sentiment de bonheur tel qu'il n'en
avait jamais connu jusqu'ici et qu'il ne connaîtra peut-être plus jamais par
la suite. Dans la présentation d'Italien, écrite en 1904, il précise sa
conception du voyage :

"Que ma façon de voyager, de voir, de vivre des expériences


("erleben") était indépendante de la mode et des guides pratiques de
voyage, on le verra facilement. Celui qui veut vraiment vivre quelque
chose au cours de ses voyages, celui qui veut vraiment devenir plus
heureux et plus riche intérieurement, ne devra pas gâter le ravissement
mystérieux du premier regard et de la première reconnaissance par des
méthodes de voyages dites "pratiques". Celui qui arrive dans un pays

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étranger avec les yeux ouverts, un pays jusque-là connu seulement à


travers des livres et des images, mais un pays aimé depuis des années, se
verra offrir chaque jour des trésors et des joies inattendues, et presque
toujours ce vécu naïf et improvisé l'emporte dans le souvenir sur les
préparatifs planifiés" (Hesse, 1983 : 10).

Peter Camenzind part de son village natal de Suisse Centrale pour


l'Italie, accompagné d'un ami, alors que Hermann Hesse quitte seul
Calw, son village familial de la Forêt-Noire, le 25 mars 1901. La
première halte importante pour l'écrivain et les personnages de Peter
Camenzind est Milan, "vivante et bruyante, qui vous attire et vous
repousse étrangement" (Hesse, 1977 : 103). Dans cette ville qui est
encore pour Julien Gracq une cité d'Europe centrale, "avec son pavé
mouillé, ses parapluies britanniques, sa bourgeoisie gourmée" (Gracq,
1988 : 20), Peter et son ami Richard grimpent sur le toit du Dôme. Là, ils
commencent par s'indigner devant les statues de saints ornant les
clochetons qui apparaissent à l'examen comme fabriquées en série et
d'une espèce commune. Néanmoins, au lieu de se montrer déçus, ils
prennent plaisir à se trouver placés devant une première surprise si
"gentille et humainement comique" qui laisse présager de l'imprévu.
Dans le Reisetagebuch 1901, Hermann se déclare impressionné par "ce
monde de marbre, de la vue sur la ville et les Alpes" (Hesse, 1983 : 61).
Dans la ville, il se balade, flâne dans les rues ("Bummel" = flâneries,
balade, revient constamment), visite la Brera, une ancienne propriété des
jésuites, où il admire des fresques de Luini et une Madone de Carlo
Crivelli. Le lendemain, il se rend par un temps de pluie et de neige (nous
sommes le 28 mars) à la Chartreuse de Pavie, un monument de la
Renaissance lombarde fondé en 1296 par Gian Galeazzo Visconti.
Hermann, qui est presque le seul visiteur ce jour-là, trouve la façade de
l'église grandiose, (contrairement à Stendhal (1987 : 64) qui la
disqualifia de "bonbonnière de marbre sans dignité"), et il s'emplit d'un
sentiment d'harmonie et de noblesse, après son impression mitigée de
Milan. Deux Madones peintes en fresque par Borgognone et datant du
Quattrocento le touchent, après quoi il s'en va manger dans une auberge
de campagne, "étroite, sale et pittoresque" dans le village de Torre, où
des gens naïfs et à leur aise viennent à sa rencontre et rient de son italien.

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De retour à son hôtel de Milan, il découvre une Soleuroise parmi les


femmes de chambre.
Milan apparaît comme une métropole, dotée d'un Corso élégant et
vivant ; Hermann s'attarde aussi devant les commerces de la Galleria
Vittorio Emanuele ; les librairies exposent les nouveautés littéraires de
d'Annunzio. Peu de belles femmes le frappent cette fois-ci, mais par la
suite, il en découvrira de très belles : de silhouette haute, classique, dont
les yeux sombres et tranquilles regardent indolemment, comme issus de
profondeurs immobiles (Hesse, 1983 : 155). Milan n'arrête guère le poète
germanique, comme toute autre grande métropole. Lors de son retour de
Venise, les 17 et 18 mai 1901, il sera frappé par la saleté des rues, par le
tramway fréquenté et bruyant, ainsi que par la circulation insupportable
des voitures : "c'est comme lorsqu'on se réveille d'un rêve dans une
réalité contraire" (ibid. : 155). Des horizons plus engageants l'attendent.

Gênes : l'appel de la mer


Peter, tout comme Hermann, gagne Gênes par le train. L'épisode
génois nous offre l'occasion de comparer les deux démarches littéraires
comprises dans Peter Camenzind et le Reisetagebuch 1901. Dans celui-
ci, le trajet de Milan à Gênes est restitué dans la langue quotidienne :

"Trajet pas si ennuyeux qu'on le dit : champs de riz, prairies,


marécages, tout en plaine, des bouleaux, des pâtures et des peupliers. De
Voghera, à l'est, les montagnes, le beau Monte Penna profondément
enneigé. La gare de Novi aussi sale que la "Basler Badische"" (ibid. :
62).

Quand il découvre un paysage, l'écrivain procède par touches, plaçant


ça et là quelque jugement de valeur (sale est une gare, belles sont les
femmes, scandaleux sont les prix pratiqués sur telle terrasse...). La
différence principale entre ses carnets de route et ses romans consiste en
ce que dans les premiers, l'écrivain furète dans sa pensée, ordonne peu
ses textes, écrit ce qui lui vient spontanément à l'esprit, parfois dans un
style laconique, et il mélange toutes sortes de considérations,
philosophiques, esthétiques, gastronomiques..., alors que dans les
romans, le lieu dépeint est généralement associé à une idée-force dont il

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ne dévie pas. Ainsi se présente le double portrait de Gênes. Dans le


Tagebuch, on lit :

"Temps clair et chaud. Gênes me donna la première image italienne


authentique : soleil, maisons blanches éclairées, mer bleu-vert
chatoyante, peuple en habits multicolores, mendiants et flâneurs sur les
escaliers des maisons et des églises. Outre cela le port avec des bateaux
de tous les pays" (ibid. : 63).

Gênes, port méditerranéen typique regardant vers la mer, avec ses


maisons étagées en amphithéâtre, est porteuse d'un message existentiel
dans Peter Camenzind : c'est le lieu de sa première rencontre avec la mer
et ce qu'elle représente en évasion et en infini :

"A Gênes je m'enrichis d'un grand amour. Ce fut par un clair après-
midi de vent, peu après le milieu du jour. Mes bras reposaient sur un
large parapet de pierre, derrière moi s'étendait Gênes dans la richesse
de ses couleurs ; au-dessous de moi s'enflait, vivante, la grand mer
bleue. La mer ! Dans un tumulte sourd, l'éternel, l'immuable, se ruait
vers moi de toute la violence de son désir incompris, et je sentis qu'en
mon cœur quelque chose se liait avec ces flots bleus écumants d'une
amitié à la vie et à la mort" (Hesse, 1977 : 105).

Le style est plus lyrique, et la diversité de la vie génoise entrevue


dans le Tagebuch s'efface au profit de l'omniprésence de la mer. Le
sentiment qu'elle inspire à Peter est celui d'une force immuable, d'une
ouverture sur un horizon vaste, une invitation au voyage en haute mer.
Dans le Tagebuch, il y a bien ces "bateaux de tous les pays", mais dans
Peter Camenzind, il y a ces lointains vaporeux s'ouvrant comme une
porte dans l'azur, et ce sentiment très fort que la destinée d'Hermann n'est
pas de rester parmi les hommes des villes, mais de cheminer par les
terres lointaines, d'errer sur les mers, d'unir sa vie à l'infini et à l'éternel.
Les objets qui matérialisent le départ et le voyage à Gênes ne sont plus
les nuages comme dans les Alpes, mais les navires :

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"A part les nuages, mes favoris, je ne sais pas d'image plus belle et
plus grave des aspirations et des pérégrinations humaines qu'un navire
s'en allant ainsi vers les régions lointaines, devenant de plus en plus
petit et disparaissant dans l'horizon qui s'ouvre à lui" (ibid. :106-107).

Si l'on cherche à deviner pourquoi l'auteur associe avec tant de


conviction l'épisode génois avec le voyage exploratoire, l'on pourra se
reporter à La civilisation de la Renaissance en Italie de Jacob
Burckhardt, où la partie intitulée La découverte du monde et de l'homme
s'ouvre sur un chapitre consacré aux Voyages des Italiens (Burckhardt,
1958 : 5-9). Or, d'où partent principalement les explorateurs italiens ? De
Gênes et de Venise, qui ont vu la naissance de deux figures de proue de
l'histoire maritime : Marco Polo et Christophe Colomb. Certes, l'écrivain
germanique ne dévoilera pas, comme le fait Burckhardt, la prestigieuse
histoire scientifique de la cosmographie et de la géographie italiennes de
l'époque ; il "poétise" le contenu géographique du voyage maritime: "(...)
la vue des navires qui glissaient au loin, leurs mâts noirs et leurs voiles
blanches, ou bien la minuscule colonne de fumée d'un vapeur s'éloignant
à l'horizon me remplissaient d'une nouvelle émotion" (Hesse, 1977 :
105).

Florence et la Toscane : l'harmonie d'un paysage historique du Midi


Florence et la Toscane sont une des régions de prédilection de
l'écrivain, à côté de l'Ombrie et de l'incontournable Venise. Hermann
qui, sur le trajet de Gênes à Florence, visite quelques lieux et églises est
frappé par les montagnes de marbre blanc et noir de San Lorenzo, et il
prévoit de séjourner deux jours à Pise. En fait, il arrive plus tôt que prévu
à la Place de la Seigneurie où il logera chez une relation. Au cours de
son séjour de deux semaines et demie dans la ville, il visitera quatre fois
la Galerie des Offices où il se livre à des considérations esthétiques et
historiques étendues, rappelant sensiblement celles de Goethe émergeant
de ses séjours dans la Rome historique. En accédant à l'église San
Miniato sous un soleil éclatant, il recueille la première grande impression
du Sud :

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"(...) en bas brillent l'Arno et la ville sous le soleil brûlant. C'est la


première impression claire et grande du Sud, ces villes blanches et
éclairées, et ces vieux murs entre les groupes de pins classiques à la
beauté sérieuse, les cyprès, le soleil, la chaleur, les fleurs" (Hesse,
1983 : 68).

Ce qui frappe dans cette évocation, c'est son caractère paysager : ville
blanche, pierres, arbres, astre lumineux, fleurs. Dans un autre texte écrit
juste après son voyage et intitulé : Il Giardino di Boboli (1901), l'auteur
explique pourquoi il préfère le paysage des collines toscanes aux massifs
montagneux recouverts de forêt de Suisse ou de la Forêt-Noire. Bien que
ceux-ci lui apparaissent beaucoup plus riches et plus verdoyants, et que
le printemps y arrive avec un air plus dense et plus suave, la magie du
paysage du Midi l'émeut davantage :

"Des montagnes chauves se tenant debout dans le ciel avec un tracé


pur, des versants gris-verts couverts d'oliveraies et de jardins fruitiers,
là-entre appuyées contre la colline, les maisons de campagne claires,
auxquelles manque rarement un groupe de cyprès noirs et élancés, le
tout flottant dans l'air lumineux, hautement transparent, et le soleil
vigoureux. A Florence vient s'y ajouter le beau fleuve écorché et les
splendides prairies printanières riches en fleurs, la floraison des poires
jetant des lueurs blanches et les versants tout entiers d'un rouge tendre
ornés par les abricots" (Hesse, 1983 : 46).

De telles images chatoyantes foisonnent dans les récits d'Italie, à


propos d'autres sites, comme Sienne, San Miniato, Fiesole, San
Clemente... Il nous importe davantage d'en procurer une idée d'ensemble
que de nous attarder sur chaque lieu dépeint. La première marque du
Midi qui attire l'œil et l'esprit de l'écrivain, c'est indubitablement sa
campagne colorée, diverse, de nature âpre ou fertile, mais toujours
habitée par une civilisation chaleureuse. On lit en effet dans Peter
Camenzind :

"Ici, je n'avais point de peine à me lier avec les gens, ici, à chaque
pas, je voyais, à ma grande joie, se dérouler, avec un naturel que nul ne

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chercherait à dissimuler, une vie que la tradition classique d'une culture


et d'une histoire enveloppait pour l'ennoblir et l'affiner."

"Nous vidions la coupe de la beauté et des jouissances dans une joie


débordante. Nous allâmes dans des trous perdus sur les collines, nous
faisant des amis des aubergistes, des moines, des villageoises, des petits
curés de campagne tout réjouis ; écoutant de naïves sérénades,
distribuant du pain et des fruits à de jolis enfants bruns, en contemplant,
du haut des monts ensoleillés, la Toscane dans la splendeur du
printemps, avec, au loin, l'étincelante Mer ligure" (Hesse, 1977 : 108).

Il est superflu d'énumérer les qualités attribuées au Midi par le poète,


tant elles sont apparentes. L'alliance de la nature avec la culture et
l'histoire, une décontraction, une joie de vivre, et surtout, la curiosité des
habitants. En Toscane, Peter trouve très tôt l'un de ses espaces
existentiels préférés, qui répond parfaitement à ses aspirations intimes.
Où Hermann Hesse a-t-il puisé l'inspiration de ces pages sur la campagne
toscane ? A des endroits fort nombreux, tantôt retirés des grands
chemins, tantôt jouxtant une centralité, comme Fiesole étagée sur les
hauteurs de Florence. Il affirme s'y être rendu bien une douzaine de fois,
par des heures fraîches et matinales, à midi sonnant et brûlant, ou par des
soirées bleu clair de printemps. Pied poudreux invétéré, il y grimpe par
la Via Vecchia lorsqu'il fait chaud, et en tram par les jours de pluie.
Indication selon laquelle Hermann voyage par tous les temps.
Il qualifiera à juste titre son séjour de "semaines d'études florentines"
(Hesse, 1983 : 39). Fiesole est pour lui une fuite rafraîchissante hors de
la ville dans un paysage calme, vibrant dans une ambiance de fête.
Toutes les descriptions générales de l'endroit sont faites à partir d'un
point élevé et elles embrassent un panorama assez vaste pour faire sentir
la présence campagnarde et vallonnée enserrant le site urbain florentin.
Le meilleur de Fiesole, c'est, écrit-il, "sa situation précieuse sur et contre
deux superbes hauteurs dominant Florence et recouvertes de jardins
fruitiers et de maisons de campagne. Le coup d'œil sur la grande ville
bienveillante et la haute vallée de l'Arno est déjà très beau dans sa
douceur tranquille mais il est surpassé par la vue de l'autre côté sur les
montagnes, dont l'on jouit au mieux du chemin de Settignano ou du

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théâtre romain. Celui qui fuit l'agitation mouvementée et étrangère de


Florence sur cette hauteur repose et contente son esprit et son œil sur les
lignes des montagnes vertes et sur les groupes de cyprès des jardins"
(ibid. : 40).
Hermann Hesse, tout comme Peter Camenzind, aime à fuir la ville,
mais n'en déduisons point qu'il ne sait pas l'apprécier. Cette même page
de Fiesole contient une description de Florence, marquée par l'imposant
dôme doucement colorié, et par la Tour de l'Horloge derrière laquelle
s'élance la haute Tour du Palazzo Vecchio. Celle-ci symbolise aux yeux
de l'écrivain le signe distinctif de la ville, avec sa forme virile et rigide,
et sa santé vigoureuse (ibid. : 40). A Julien Gracq (1988 : 18), elle fera
penser à une cheminée de porte-avion. Hermann Hesse est-il plus
curieux de l'histoire des pierres que de celle des hommes ? On serait
tenté de le croire, mais rien n'est moins sûr. S'il néglige sciemment les
problèmes du temps des Toscans, comme plus tard, ceux des Tessinois
de sa patrie d'adoption, il possède des notions étendues de l'histoire de
Florence à la Renaissance. Cette science historique, puisée entre autres
chez Jacob Burckhardt, se devine au fil des biographies littéraires qu'il a
consacrées à Saint-François d'Assise et à Boccace. Ainsi, dans l'étude
soigneuse qu'il dédie à l'auteur du Decameron, il cerne l'esprit du lieu qui
l'a vu grandir, son contexte économique, social, intellectuel.
Nous constatons schématiquement que l'attention du poète se porte
sur deux types de paysages, les hauts-lieux historiques et culturels
reconnus qui figurent aujourd'hui en bonne place dans les guides de
voyage (Les Offices, le Palazzo Vecchio, les Jardins de Boboli,
Fiesole...) (Gobenceaux, 2003), mais aussi les "coins perdus" de
campagne et certains recoins de villes délaissés par les touristes (Prato,
San Miniato, Settignano...). Florence se profile en panorama, à partir
d'un point de vue qui semble familier à l'auteur. Ce pourrait être du haut
de la Place Michel-Ange ou des Jardins de Boboli qui ouvrent sur la
conque florentine et qui ont inspiré une iconographie généreuse depuis la
Renaissance. On ne peut toutefois étayer aucune preuve à cette
localisation éventuelle. Plus intéressant est le message humain qu'il
imprime à la vie toscane. Sa vision béatifique fait cohabiter des images
historico-urbaines ou suburbaines avec un paysage agreste et bucolique
méditerranéen, jalonné par des repères de l'activité quotidienne (les

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beuveries, les bavardages...), et toujours rehaussé par une touche


transcendantale, celle de la foi en l'art et en la culture s'offrant dans les
cloîtres, les bibliothèques... Equilibre subtil entre témoignages de la vie
de la nature et de la culture, dans la tradition des poètes italiens du
Trecento.
Ce faisant, l'écrivain délaisse le domaine de la modernité. Pour lui,
l'Italie et la Toscane sont une Arcadie dont il a énormément rêvé pendant
sa jeunesse, et toute image qui l'en éloignerait par trop est, consciemment
ou inconsciemment, mise au rencart. L'on ne peut jamais rigoureusement
comparer des descriptions de sites et d'auteurs différents, car d'une part,
le contexte de l'écrit change, et d'autre part, les lieux se modifient avec le
temps. Durant l'épisode florentin, Hermann Hesse désire nous faire
partager son bonheur, sa joie, sa candeur de découvrir une Arcadie qui
existe sur terre. Il est évident que la restitution de ces images de félicité
gomme une partie de la "réalité", celle des faits et gestes parfois plus
problématiques, composant le lot quotidien du vécu autochtone. Au
contraire, en comparant avec l'admirable chapitre que Jean Giono
consacre à Florence dans son Voyage en Italie, il se dessine une Florence
beaucoup moins naïve et candide. C'est à l'opposé un portrait ombreux et
quelque peu désenchanté que brosse l'écrivain français d'origine
piémontaise, parlant l'italien et accablé il est vrai, des expériences de
toute une vie – alors que Hermann Hesse n'a que vingt-quatre ans en
1901. Jean Giono fait de cette cité l'héritière directe de la patrie de
Machiavel, et il s'emploie à cerner le caractère de ses habitants. Pour
Giono, les Florentins sont des "politiques", des sujets qui attribuent aux
mots des "milliers de sens différents" et qui ne forment jamais un
auditoire uni lorsqu'on s'adresse à eux: "(...) ce sont des individus si
parfaits qu'en toucher un c'est manquer fatalement les cinq autres"
(Giono, 1979 : 37).
Les conditions dans lesquelles Giono et Hesse voyagent diffèrent et
elles peuvent influer sur le message littéraire. Hesse est un solitaire
désargenté, alors que Giono se déplace "bourgeoisement" en automobile,
accompagné de son épouse et d'un couple d'ami. Hesse évite les lieux de
la modernité alors que Giono les recherche. Celui-ci va jusqu'à montrer
du sarcasme vis-à-vis de l'urbanisme historique florentin, mythe intouché
par le voyageur germanique. Ainsi, Giono nous apprend-il que l'Arno est

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barré en amont depuis 1490 au moins, faisant refluer et grossir ses eaux
le long des quais de Florence, de telle sorte à lui procurer une majesté
que le torrent du Val d'Arno ne possède pas.

Après Florence, les itinéraires de Hermann Hesse et de Peter


Camenzind divergent. Ce dernier se rend à Assise sur les pas de Saint
François, alors que Hermann gagne Venise. Pourquoi l'écrivain n'a-t-il
pas compris son étape vénitienne dans Peter Camenzind ? La raison est à
chercher dans le fait que Peter Camenzind est avant tout un conte
alpestre, et que son escapade italienne se présente comme un prétexte à
se démarquer temporairement du petit village des Alpes. Par ailleurs,
Venise représente peut-être un trop gros morceau de géographie
métaphysique pour figurer comme motif de décor romanesque. Avant de
gagner Venise où tant de poètes ont reçu leur première "leçon de
planète", de Ruskin à Proust, de Stendhal à Paul Morand (1971 : 10),
Hermann fait halte à Bologne, Ravenne et Padoue. Padoue, centre
pittoresque où il furète dans les cours des jolies maisons, où il s'attarde
sur les deux fameuses places, possède le charme d'une cité provinciale et
endormie du début du siècle ; elle n'est pas encore l'"annexe de Venise"
décriée par Paul Morand vers 1970, cette "ville de grand commerce,
d'agitation, de fusillades d'échappements, noyée d'oxyde de carbone,
auquel se mêle l'odeur écœurante des raffineries de pétrole de Mestre,
qui rappellent Maracaibo, ou Sainte-Adresse" (ibid. : 106).

Venise ou la presqu'île du passé


"Cette heure je l'ai attendue des semaines durant, ce silence entre
pierre et eau, cet air doux, rassasiant, ce sentiment doux et timide
d'attachement aux horizons lointains et au repos. C'est Venise !" (Hesse,
1983 : 160).

Chacun a sa manière d'aborder Venise. Le mercredi 1er mai 1901,


vers cinq heures de l'après-midi, le jeune Hermann quitte la gare et se
laisse glisser sur une gondole jusqu'au quartier de la Fenice, où il loge à
côté d'un petit canal. Le trajet silencieux de la gondole à travers les
canaux étroits et sombres l'émerveille. Il note la difficulté qu'il doit y
avoir de trouver son chemin au début. Ses premières appréciations sur

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Venise ne concernent pas l'architecture, ni le Grand Canal, mais les


femmes. Leur port est coquet et leurs châles sont à peindre. Le poète
croise beaucoup de jolis visages, tous d'un même type sympathique et
tranquille, dans lesquels seuls les yeux ont vie et expression. La belle
coiffure typiquement vénitienne leur confère un charme particulier.
Dans son Journal du lendemain, Hermann s'étend sur le silence
complet qui donne à la ville un caractère à part, et sur son orientalité
pittoresque ("malerisch") – très proche du mot peinture en allemand. On
sait que l'Orient et la peinture sont deux pôles de fascination pour
l'écrivain. La qualité du silence vénitien, et de ses bruits (éclats de voix,
martèlement des pas sur le pavé, sons de cloches, tintamarre des
"Vaporetti"), a donné naissance à des lignes très profondes chez Jean
Giono : "Le silence de Venise peut être utilisé sans fatigue pour la
jouissance (et pas banale) de toute une vie. Il a cependant la qualité des
grands silences (...). L'œil est blasé (...). L'oreille est plus sensible parce
que le bruit ne lui fournit presque jamais l'occasion de jouir" (Giono,
1979 : 97). Et de poursuivre : pourquoi tant de grands hommes ont-ils fui
le monde ? Pour jouir du silence grâce à un sens qui sert rarement au
plaisir (la vie quotidienne nous sature de bruits) et qui sert enfin au
plaisir. Un beau son, une belle voix, une agréable mélodie ne se détache
pleinement que dans un silence relatif. Pour Giono, l'émotion que
procure une belle voix est incomparablement plus forte qu'aucune
émotion visuelle, peut-être parce que la majorité des sons est le fruit
d'une volonté, alors que la vision est un donné plus général. Le bruit et le
son sont plus proches de la commande humaine que ne l'est le sens de la
vision, mais malheureusement, comme nous vivons dans un monde de
facto de plus en plus mécanisé et motorisé, faire du bruit échappe
progressivement à la volonté et à la raison humaines.

Si Hermann Hesse se qualifie d'"Einzelgänger" (quelqu'un qui


marche seul, qui fait cavalier seul), il ne dédaigne pas pour autant les
hauts lieux touristiques. Ainsi, il pénètre dans la Basilique Saint-Marc à
une heure de grand'messe, et à nouveau, c'est une impression sonore qui
l'émeut, le chant d'un chœur accompagné d'une musique d'orgue très
pure surgissant de la pénombre. Il trouve les mosaïques moins
authentiques qu'à Ravenne, mais ce qui lui déplaît, c'est la populace des

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"ventres buveurs de bière" (des Allemands) qui applaudissent au beau


milieu du service religieux et de toute sa munificence (Hesse, 1983 :
134). Après midi, il visite la Bibliothèque Marciana et quelques-uns de
ses incunables. A deux heures, il se dirige vers le Lido où il ramasse des
coquillages et joue avec des crabes lui faisant peur au début mais
semblant en fait davantage le craindre qu'il ne les craint... Le soir,
retournant en gondole dans sa turne, il est surpris par un violent orage.
Soirée musicale sur la Piazza. A dix heures et demie s'offre à lui à partir
de la Piazzetta le spectacle magique d'un clair de lune vénitien :

"La lagune scintillait au clair de lune. La silhouette de San Giorgio


Maggiore reposait dans un noir profond avec un contour clair ; de
l'autre côté comme un rêve, le Pont des Soupirs était éclairé par une
lumière tamisée - le tout, un conte parfait" (ibid. : 136).

Durant son séjour vénitien de dix-huit jours, qu'il prolongea aussi


longtemps que ses maigres ressources financières le lui permettaient – il
se nourrissait par exemple pour 60 centimes de jambon, de fromage, de
pain et d'oranges achetés sur la rue (ibid. : 141) – Hermann visitera
pratiquement tous les lieux connus de la Cité des Doges, et aussi ses
quartiers populaires où ne s'aventurent qu'une poignée de touristes. Le
dialecte vénitien qui lui donnait au commencement du fil à retordre lui
deviendra par la suite plus compréhensible. Il faut rappeler qu'Hermann
étudia en autodidacte intensivement l'italien avant de partir. Il pourra
même un peu causer avec une famille du lieu, avec des pêcheurs de la
Giudecca et des ramasseurs de coquillages à Chioggia. Il marchait et
allait en gondole ; peu de ruelles et d'étroits canaux, peu d'églises
pittoresques et de places ou de musées d'importance ne manquèrent sa
visite. Sa philosophie du voyage l'inclinait à improviser, à marcher
beaucoup à pied, et à vivre au rythme du peuple local. On a rapproché,
dans les années 1970, cette manière de faire avec celle de la jean's
generation. La comparaison vaut dans le sens où Hermann détestait les
voyages organisés, vivait frugalement, voyageait en train de troisième
classe, ne logeait généralement pas dans les hôtels mais chez l'habitant,
et ne mangeait pas un repas chaud tous les jours (Michels, in Hesse,
1983 : 503). Pour la partie culturelle, il dit avoir déchiré son Baedeker à

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Florence (ibid. : 90) (l'ancêtre du Guide Bleu), mais il a conservé


pieusement le seul autre livre qu'il avait emporté dans son bagage, le
"Cicerone - Eine Anleitung zum Genuss der Kunstwerke Italiens" de
Jacob Burckhardt (Michels, in Hesse, 1983 : 503), un ouvrage d'une
haute teneur historique.
Au musée de l'Académie, il se délecte d'œuvres d'art et de peintures
de Bellini, Giorgione, Palma, Titien et Véronèse, dont il avait déjà vu
des exemples à Milan et aux Offices, mais qu'il ne saisissait pas avant
d'avoir fait l'expérience du paysage vénitien. Cet aveu, fait dans le
Venezianisches Notizbüchlein (Hesse, 1983, 159-176), nous interpelle. Il
indique que le poète a besoin du contact avec le réel pour apprécier une
peinture et que c'est le jeu réciproque de la réalité avec sa représentation
qui crée la présence du lieu, et le fait littéralement exister aux yeux du
poète. Comment s'opère cette synthèse subtile ? Dans le Venezianisches
Notizbüchlein, il résume sa démarche paysagère et picturale :

"Le hasard fit qu'après mon arrivée à Venise, je ne visitai durant


plusieurs jours aucune collection d'images. Je voulais laisser les yeux se
reposer (...) et ici j'étais aussi fatigué des collections de second rang de
Bologne, car après Florence, la pinacothèque bolognaise fait l'effet d'un
met gâté. Ces jours-ci, je me baladai dans les ruelles de Venise, sur les
canaux, sur les places, sur la lagune et ses îles. Je recherchai Burano,
Torcello, le Lido, Chioggia - et lors de ces trajets ensoleillés, très
chauds, fatigants, je triomphais inconsciemment de la beauté rare de la
Lagune, de la fine vapeur de l'eau, du reflet de la lumière sur la mer et
de la coloration étrangement scintillante du miroir de la lagune. Et
quand je visitai enfin l'Académie et le Palais des Doges, la peinture
vénitienne m'était soudain devenue exceptionnellement familière et bien-
aimée. Je comprenais soudain non seulement le doré, les jeux de lumière
et les combinaisons de couleurs exubérantes, mais aussi l'apparente
objectivité sans âme de ces beaux hommes et paysage ; - moi-même
j'avais maintenant appris à regarder" (ibid. : 157-158).

Le jeune Hermann doit faire l'expérience de la vision du réel pour


apprécier la peinture vénitienne, d'un Tintoret par exemple, qu'il critique
à l'image de son maître Jakob Burckhardt, mais dont il finit par aimer la

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crucifixion, exposée dans l'autel de l'Eglise des Gesuati. En comparant


avec le séjour de Goethe, qui dura du 22 septembre au 14 octobre 1786,
on constate des observations géographiques assez différentes. Hermann
Hesse n'est en tout cas pas allé en Italie sur les traces de Goethe pour qui
Rome et Naples seront des étapes cruciales. A Venise, Goethe (1976 :
94) dit fréquemment s'aider d'un plan, ce qui n'est jamais le cas de Hesse,
et le grand poète classique allemand dont on sait l'amour pour la science
et l'exactitude s'arrête davantage à des considérations scientifiques et
techniques. Ainsi, au cours de sa visite à l'Arsenal, il décrit un navire de
guerre, et la façon dont les artisans et les artistes travaillent le bois de
chêne d'Istrie (ibid. : 105). Immanquablement, les visites de lieux
communs aux deux écrivains foisonnent, comme Saint-Marc, l'Eglise du
Redentore dotée d'une façade de Palladio et située sur la Giudecca. Ce
qui rapproche les deux poètes germaniques, c'est l'amour qu'ils portent
aux îles de la Lagune, et à Chioggia. Leur approche de la Lagune diffère
pourtant aussi, Goethe se penchant sur la fonction naturelle de la Lagune
("Die Lagunen sind eine Wirkung der alten Nature") (ibid. : 94), alors
qu'Hermann Hesse nous parle de sa fonction civilisatrice. Son rôle de
transition organique entre la Cité et la haute mer, où s'est joué
prioritairement le destin de Venise, y est abordé. Ce qui plaît au poète,
c'est le contact brut entre l'eau et la pierre, et le fait qu'il ne faille pas
décortiquer le noyau historique de ses mornes banlieues pour l'atteindre :
la ville qui s'étend ici est encore l'ancienne Venise, dans laquelle la vie
actuelle est contrainte de se mouvoir. Certes, on a transformé,
quelquefois rénové, mais, conclut-il, "on n’est pas là pour démolir et
reconstruire (...), on respecte inconsciemment l'ancien, dont l'on sent la
supériorité" (Hesse, 1983 : 171-172). Hesse, plongé dans le jeu des
couleurs et des vagues, marque aussi la présence d'une végétation
confinée autour de San Giorgio Maggiore. Du haut de ce campanile se
déploient avec grâce et majesté les tours de Venise et les coupoles
emmêlées de Saint-Marc, encadrées par les façades ocres et roses de la
Riva degli Schiavoni. La ville rappelle de loin une immense gondole
(ibid. : 138).

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Fig. 1 : Hermann Hesse à Fiesole, Toscane


© Hermann Hesse-Editionsarchiv, Volker Michels, Offenbach am Main

Conclusion
S'il est banal d'affirmer que l'écrivain-voyageur va autant à la
découverte de lui-même que celle du pays visité, il est utile d'insister sur
l'aspect formateur d'un tel voyage. Il ne s'agit pas à proprement parler
d'un voyage initiatique, puisque l'initiation à l'Italie s'est faite surtout à
partir de lectures antécédentes. Plutôt que d'une initiation, il s'agit d'une
rencontre primordiale, comme inscrite dans le destin, avec le réel
imaginé et rêvé. On ne peut être que frappé par l'étroite coïncidence
nouant la réalité au mythe : le pays de Dante, de Pétrarque et de Bellini
se dévoile conformément aux pré-visions. L'explication est liée, à mon
sens, à deux raisons, l'une personnelle, l'autre historique. D'abord, l'âge
du voyageur, vingt-quatre ans lorsqu'il franchit le Gothard pour la
première fois, est un âge où la réceptivité à de nouvelles sensations est

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optimale. Avant, l'expérience et le savoir n'ont pas eu le temps de se bien


sédimenter ; après, la capacité à s'étonner s'amenuise ; à trente ans,
l'homme s'est déjà fait une opinion sur le monde. La préparation
soigneuse du voyage, menée dans une sphère d'origine confinée, porte
aussi les marques de sa réussite ultérieure. Historiquement et
socialement, Hermann Hesse emprunte largement au code romantique de
la Germanie pour lequel le voyage en Italie est associé à
l'épanouissement de la personne. La vision française est quant à elle, plus
nuancée, et s'exprime dans une gamme étendue de sentiments qui va de
la vénération (Théophile Gautier, 1976), à la critique affichée (Julien
Gracq, 1988) en passant par des sentiments tantôt admiratifs tantôt
désenchantés (Stendhal, 1987), sans que cela n’affecte pour autant la
qualité littéraire des œuvres en question. Distinguer les valeurs
culturelles s'échangeant au travers du message littéraire, en discerner les
différences et les similitudes, cerner la démarche et le contexte propre à
chaque écrivain, n'est-ce pas là une des tâches qui attend le géographe de
la littérature ?

Bibliographie
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MORETTI, Franco, 2000, Atlas du roman européen (1800-1900), Paris,
Seuil.
PIATTI, Barbara, 2008, Die Geographie der literatur. Schauplätze,
Handlungsräume, Raumphantasien, Göttingen, Wallstein Verlag.

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


113

RAFFESTIN, Claude, 1986, « Nature et culture du lieu touristique »,


Méditerranée, 3, pp. 11-17.
STENDHAL, 1987, Rome, Naples et Florence (1826), Paris,
Gallimard/Folio.
TAINE, Hippolyte, 1990, Taine, Voyage en Italie, Bruxelles, Complexe,
(1866).

Source de l'illustration :
Fig. 1, p. 110 : Hermann Hesse à Fiesole : Photographie aimablement
prêtée par Madame Regina Bucher, archives de la Fondation Hermann
Hesse à Montagnola et Musée Hermann Hesse
(www.hessemontagnola.ch), et Monsieur Volker Michels, propriétaire
des droits d’édition et auteur de : Hermann Hesse : Sein Leben in Bildern
und Texten. Hrsg von Volker Michels, Insel Taschebuch, 1987,
Suhrkamp, 1979, Francfort. (Droits réservés).

1
Cet article est une version remaniée et actualisée d’un sous-chapitre intitulé
Les portraits de l’Italie dans Peter Camenzind, les Carnets de voyage de 1901 à
1903, les poésies et autres écrits de Hermann Hesse, paru in B. Lévy, 1989 :
210-232.

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SUR LES FRONTIERES DE LA REPUBLIQUE


D’ARMENIE

Renaud DE SINETY
Historien
La Rochelle

Résumé : Bien que le "Rideau de fer" soit tombé et que les relations
diplomatiques arméno-turques tendent à se normaliser depuis l’accord
signé le 10 octobre 2009, l’Arménie reste un pays très enclavé. Plus de
80% de ses frontières sont fermées par ses voisins turcophones
d’Azerbaïdjan, du Nakhitchevan et de Turquie. Et pour cause, leur tracé
a été bouleversé par la guerre que se sont livrée Arméniens et Azéris
entre 1988 et 1994, alors que l’Europe avait les yeux braqués sur le
chaos yougoslave. Pour appréhender au plus près son territoire et
rendre compte de la complexité de sa situation géopolitique, l’auteur a
préféré le train pour rejoindre Erevan depuis La Rochelle, et le vélo
pour longer ses frontières.
Mots clés : Arménie, Azerbaïdjan, diaspora, enclave, frontière, Haut-
Karabakh.

Abstract : Although the "iron curtain" has disappeared, and diplomatic


relations between Armenia and Turkey are strengthening since the
agreement of the 10th October 2009 was signed, Armenia remains a
completely landlocked country. More than 80% of its borders are closed
by its Turkish-speaking neighbours, Azerbaijan, Nakhchivan and Turkey.
And for good reason, as their lines were changed considerably by the
war from 1988 to 1994 between the Armenians and the Azeris, whilst
Europe had its eyes fixed on the chaos in Yugoslavia. In order to
describe its territory accurately, and explain the complexity of its
geopolitical situation, the author chose to travel by train from La
Rochelle to Erevan, and continue around the borders by bicycle.
Keywords : Armenia, Azerbaijan, diaspora, enclave, border, Nagorno-
Karabakh.

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Fig. 1 : Carte de l'Arménie (Renaud de Sinety)

Kars
Kars, terminus du Doğu Ekspresi. Perdu à l’extrême est de la
Turquie, cette ancienne ville de garnison russe, avec ses rues rectilignes
et ses maisons arméniennes, est une austère bourgade provinciale. Elle
doit son statut d’impasse ferroviaire aux tensions géopolitiques qui
obstruent la frontière avec l’Arménie depuis près d’un siècle. Hier, la
ligne de fracture séparant le "monde libre" du "paradis communiste"
puisait dans l’idéologie ; aujourd’hui, sa source est avant tout
nationaliste – le génocide arménien perpétré par le gouvernement Jeune
Turc constituant le nœud du problème. Pourtant, les voies ferrées ne

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s’arrêtent pas à Kars. Elles continuent vers l’est jusqu’à Gumri, l’ex-
Leninakan, à une quarantaine de kilomètres seulement.
Mais cette infrastructure, fonctionnelle dans l’hypothèse d’un Sud
Caucase en paix, n’a plus que ses rails pour convaincre. Et si Kars est la
première étape visible de ce cloisonnement, de l’autre côté de l’ancien
"Rideau de fer", la situation est pire. Le réseau de transport unissant les
"pays frères" de Transcaucasie s’est disloqué en même temps que
l’Union soviétique. Rupture des relations diplomatiques, territoires
autonomes sécessionnistes, politique de déstabilisation du "grand frère
russe", guerres et blocus ont eu raison de sa cohérence transnationale
pour le fragmenter en d’insignifiants tronçons ethniques.
Dès lors, pour rejoindre la République d’Arménie depuis la Turquie,
il faut contourner par la Géorgie la barrière de ressentiment qui sépare
les deux communautés. Un détour de près de 200 km à travers la
montagne pour rejoindre le poste frontière turco-géorgien de Türksüzü-
Valé.

Akhalkalaki
Sur la chaussée défoncée d’un arrière-pays livré à lui-même, la route
conduisant à Gumri traverse la province géorgienne du Djavakh. Une
région peuplée d’Arméniens, dont certains courants nationalistes –
théoriciens exaltés d’une "Grande Arménie" reconquise – prônent
ouvertement l’annexion par la force. Akhalkalaki est le chef lieu de cette
terre arménienne de Géorgie. Il ne compte plus une rue bitumée digne de
ce nom. La présence de l’Etat n’y est manifeste que par la présence d’un
camp militaire en surplomb.
De la gare routière – une sobre place de village en réalité –, des
minibus partent toutes les deux heures pour Gumri et Erevan. Le prix de
la course est modique, bien qu’une part de la recette, dissimulée dans le
journal du jour, soit distribuée à chaque barrage de police. La route est
plutôt bonne jusqu’à Ninotsminda, puis chaotique. Si bien qu’il faut près
de trois heures au minibus pour rejoindre le poste frontière, qui n’est
qu’à 40 kilomètres d’Akhalkalaki.
Il existe trois voies de passage entre la Géorgie et la République
d’Arménie. Et cette frontière nord est vitale pour l’Arménie. C’est par là
que transitent les marchandises venues de Russie, son premier partenaire

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économique. Mais les relations entre la Géorgie et la Russie étant


détestables depuis la scission de l’URSS, et exécrables depuis l’élection
de M. Saakhashvili, la fréquence des approvisionnements fluctue. C’est
alors par le sud, où une petite fenêtre ouvre le pays sur l’Iran, que vient
le désenclavement. Sinon, l’Arménie est prise en tenaille entre la
Turquie, l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan, entité territoriale
azerbaïdjanaise. Sur ses 1250 km de frontières, seuls 200 km bordent des
voisins avec lesquels elle entretient des relations diplomatiques apaisées.
Au total, elle ne compte que quatre portes d’entrée sur son territoire.

Gumri
Gumri est la deuxième ville d’Arménie. De monumentales façades
d’immeubles en pierre volcanique encadrent ses larges avenues, mais
derrière ces souveraines vitrines du génie architectural russo-arménien,
les bâtiments font triste mine : cours insalubres, ruelles boueuses et
crevassées, bicoques de bois et de tôles. Si bien qu’au tremblement de
terre du 7 décembre 1988, les façades sont les éléments qui ont le mieux
résisté.
Partout en ville, on remarque les séquelles du séisme qui causa des
dizaines de milliers de morts et détruisit 75% du bâti. Au lendemain de
la catastrophe, alors que les "événements" du Haut-Karabakh
dégénéraient entre les irrédentistes arméniens et la République
d’Azerbaïdjan, l’ex-premier secrétaire du Parti communiste et futur
président Gueïdar Aliev ne trouva rien de mieux que de se féliciter
publiquement du "châtiment divin" infligé à l’Arménie.

Dans le centre ville, entre l’église effondrée du Saint-Sauveur et la


façade décapitée d’un vieux théâtre, la jeunesse gumretsie s’amuse
malgré tout. Elle s’adonne aux joies des montagnes russes, des
balançoires et des auto-tamponneuses, dans un parc d’attraction rouillé
de l’ère soviétique. Parfum d’exotisme socialiste : la jeunesse porte
encore les frusques de cette époque révolue qui fleure la naphtaline –
preuve que la province n’a pas été totalement happée par la fièvre
consumériste.

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Fig. 2 : Gumri

Sur le fronton de la gare ferroviaire, une large fresque en relief


représente l’histoire glorieuse de l’ancienne mère patrie. Dans le hall,
des lustres massifs pendent de l’immense plafond voûté. Les
guichetières, dans leurs cabines vieillottes arrangées en chez-soi
miniature, regardent grésiller une télévision noir et blanc tout en tricotant
et, quand on les sollicite pour un billet, actionnent d’antiques
poinçonneuses mécaniques et rédigent l’acte sur un empilement de
papiers carbones. Le prix d’un aller simple pour Erevan est de 480
drams, soit 1 euro les 120 km. Le train met plus de 5 heures pour couvrir
la distance qui sépare les deux plus importantes villes du pays. Et l’on
comprend pourquoi lorsque sa lourde carcasse d’acier, estampillée
CCCP, entre en gare. Elle semble tout droit sortie d’un film d’Eisenstein.
Une fenêtre sur deux n’a plus de vitre et le plancher est rongé par
l’usure. On prétend que le train est ici un moyen de transport obsolète ;
ça ne semble pas être l’avis des petits commerçants du marché de Gumri,

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qui partent chargés de cagettes vides faire le plein de fruits et légumes à


Hoktemberyan, dans cette vallée de l’Araxe qui est le potager du pays.

Durant la première partie du trajet, la voie ferrée longe la frontière


turque. Et on distingue parfaitement les miradors qui la jalonnent. A
proximité immédiate, côté turc, se trouvent les vestiges d’Ani,
l’ancestrale capitale arménienne. Un vaste drapeau arborant le croissant
et l’étoile, dessiné à même la montagne, est sournoisement exhibé face à
l’Arménie. Une quarantaine de kilomètres avant de rejoindre Erevan, un
autre symbole arménien, lui aussi échu à la Turquie, apparaît : le colossal
mont Ararat.

L’Araxe
La route qui mène au Zanzegour, la région sud du pays enserrée entre
le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan, suit un itinéraire totalement irrationnel
eu égard au relief de la région. Quand la circulation entre les républiques
socialistes n’était entravée par aucune frontière, la route – tout comme la
voie ferrée – suivait le lit de l’Araxe, depuis Artashat jusqu’à Meghri, à
l’extrémité méridionale du pays. Aucune dénivellation ne venait en
perturber le tranquille tracé de 250 km. Au lieu de quoi, il est
aujourd’hui nécessaire de franchir plusieurs cols par une route sinueuse
et escarpée pour rejoindre la même ville de Meghri, cette fois éloignée
de près de 400 km.
C’est dans la bourgade d’Eraskh, dans la vallée de l’Araxe, que
l’aberration infrastructurelle des axes de communication arméniens
apparaît avec le plus d’acuité. Ici, la prometteuse perspective routière et
ferroviaire filant vers le sud-est est brusquement interrompue par un
enchevêtrement de barrières striées de rouge, de jaune et de noir, de
barbelés piquetés de bouts de tissu et de sacs plastique, de miradors
couverts par des filets de camouflage, de carcasses de voitures et de
wagons rouillés ; le tout, annoncé par une cohorte de panneaux
signalétiques triangulaires, arborant croix noires, têtes de mort et
silhouettes foudroyées sur fond jaune. Les automobilistes n’ont d’autre
choix qu’opérer un virage à 90° pour contourner l’ennemi : quitter la
vallée de l’Araxe et opter pour la tortueuse route de montagne
arménienne plutôt que pour la pente douce de la voie azérie.

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Cet axe, autrefois secondaire, est devenu vital après la fermeture de la


frontière avec l’Azerbaïdjan. Le hic est qu’il traversait la commune de
Kyarki, une petite enclave azérie dépendant de la grande "exclave" du
Nakhitchevan ; une entrave à la cohérence de son infrastructure routière,
que l’Arménie a résolue en janvier 1990 en annexant unilatéralement le
village, rebaptisé Tigranashen. Ses habitants, qui étaient encore de
nationalité soviétique à l’époque, durent abandonner leurs maisons à
d’autres Soviétiques, de moins en moins convaincus par l’idéal
communiste de fraternité entre les peuples.

La plupart des camions rencontrés sont immatriculés en Iran. Il faut


dire que cette route est l’une des principales artères économiques du pays
– l’axe nord étant subordonné à la température des relations russo-
géorgiennes. Aussi comprend-on que l’Arménie use d’une diplomatie
bienveillante à l’égard de la République islamique. C’est une des
singularités de sa politique étrangère : elle cultive un partenariat
privilégié avec la Russie et de bons rapports avec l’Iran (qui a préféré les
Arméniens à ses coreligionnaires azerbaïdjanais, en dépit de sa propre
minorité azéri), tout en se rapprochant de l’Europe et des Etats-Unis.

Au détour d’un sentier descendant du massif de Khosrov et s’ouvrant


sur un vaste panorama dominé par le mont Ararat, cinq rudes gaillards,
la quarantaine bedonnante, et une babouchka mal fardée ripaillent sous
une tonnelle ombragée couverte d’un vieux parachute. Dans ce petit
cottage noyé sous la verdure, est érigée une cabane en tôles, autour de
laquelle sont disséminées plusieurs tables, quelques ruches, une fontaine
et un barbecue de fortune qui approvisionne les convives d’une
profusion de grillades. L’ambiance est à la vodka vidée à la russe. Alcool
aidant, les verres levés à l’amitié laissent place, en fin de repas, aux
diatribes anti-musulmanes, cicatrices de guerre à l’appui. Apothéose de
la partie de campagne, Roman, le maître des lieux, est pris d’une pulsion
meurtrière. Il se précipite vers le coffre de sa voiture, en extirpe un fusil
de chasse, et le vide sur une insouciante hirondelle qui virevoltait par là.
Il porte alors le volatile gisant dans le creux de sa main vers son visage et
en hume le sang encore chaud.

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Goris
Goris, que d’aucuns appellent "la petite Cappadoce" en raison de ses
cheminées de fées et de ses habitations troglodytes, est la dernière ville
d’importance avant de s’engager dans le Couloir de Latchine, par la
route qui mène au Haut-Karabakh.

Sans remonter trop loin dans le passé tumultueux des relations


arméno-azéries, on peut situer le début du dernier conflit à 1988,
lorsqu’en juillet, le soviet régional du Haut-Karabakh se prononce en
faveur du rattachement à la République Socialiste Soviétique d’Arménie.
Cette volonté d’émancipation de la tutelle azerbaïdjanaise est motivée
par les pogroms dont la minorité arménienne a été victime au cours des
derniers mois, à Soumgaït et Bakou, où des centaines d’Arméniens ont
été lynchés, leurs commerces et maisons incendiés. Moscou, dépassée
par les événements et ne sachant comment éteindre les tensions
communautaires en Transcaucasie – car au même moment, les régions
autonomes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud s’émancipent dans la douleur
de la tutelle géorgienne – fait la sourde oreille et attise les divisions.
La situation dégénère après la proclamation des indépendances de
l’Azerbaïdjan, du Haut-Karabakh et de l’Arménie à la fin de l’été 1991,
lorsque l’Azerbaïdjan répond à la "provocation" irrédentiste par le blocus
du Karabakh. Miliciens des FANK (Forces d’autodéfense du Nagorny
Karabakh) et nationalistes arméniens du mouvement Dachnak,
discrètement soutenus par l’armée, affrontent directement les forces
azerbaïdjanaises. Chaque camp se livre alors à de maniaques opérations
de nettoyage ethniques.
A partir de 1992, la guerre devient totale avec l’utilisation
d’équipements lourds (blindés, chars, canons, lance-roquettes,
hélicoptères de combat, avions de chasse…) et l’engagement de plus
nombreux combattants (nationalistes arméniens de la diaspora,
mercenaires issus d’une Armée rouge démantelée, nationalistes panturcs,
moudjahiddin tchétchènes et afghans, volontaires iraniens engagés au
côté de leurs frères chiites…). Après une série de revers, les Arméniens
prennent le dessus, avec le soutien de la Russie qui a, cette fois, choisi
son camp. Ils conquièrent les couloirs de Latchine et Kelbadjar qui
relient les deux entités territoriales et deviennent maîtres, à l’exception

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d’une infime portion au nord et à l’est, de l’ensemble du Haut-Karabakh,


augmenté de tout un pan du territoire de l’Azerbaïdjan depuis les Monts
Murovdag jusqu’à la frontière iranienne, soit près d’un cinquième de
l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues. Une violente
contre-offensive azérie est lancée durant l’hiver 1993-1994, mais elle se
heurte à une résistance acharnée des Arméniens. Finalement, un cessez-
le-feu est signé le 12 mai 1994 entre les belligérants, sous l’égide du
Groupe de Minsk (émanation de la CSCE, regroupant Russie, Etats-Unis
et Union Européenne).
La guerre a fait plus de 30'000 morts – dont deux tiers, côté azéri –,
des dizaines de milliers de blessés et d’invalides, et plus d’un million de
réfugiés. Mais loin de consacrer une paix durable, le cessez-le-feu n’a
rien réglé : le ressentiment causé par la défaite et les pertes territoriales
(les 4400 km² de l’enclave ajoutés aux 9000 km² de "zone de sécurité")
attise un nationalisme revanchard en Azerbaïdjan ; quant aux Arméniens,
le rattachement de fait de leurs deux territoires ne vaut pas réunification
de droit, ce qu’ils se refusent à officialiser par crainte d’être mis au ban
de la communauté internationale. Résultat : une inacceptable amputation
territoriale d’un côté et une victoire inavouable de l’autre – d’autant
moins assumée dans un pays qui revendique son statut de "peuple
martyr".

Hors Nagorny Karabakh et la frontière orientale du pays, les séquelles


de la guerre ne sautent pas aux yeux du voyageur. Mais pour peu qu’il
aille flâner dans le cimetière attenant à l’église de quelque localité, à
l’instar d’Areni, un bourg viticole situé à la frontière du Nakhitchevan,
aucun doute ne subsiste sur l’ampleur du traumatisme subi jusque dans le
moindre hameau. Là, au milieu des khatchkar et des pierres tombales
sans âges qui bordent l’église médiévale de la Sainte-Mère-de-Dieu, on
repère vite les sépultures des sacrifiés du conflit : une enfilade de pierres
en marbre noir, arborant les portraits de très jeunes visages, tous fauchés
durant l’année 1992, à l’âge de 23 ans, 25 ans, 28 ans, 21 ans…

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Fig. 3 : Cimetière à Areni

Vardenis
A Vardenis, par contre, les plaies de la guerre sont bien visibles,
gravées dans les murs des bâtiments. Comme toute la côte orientale du
lac Sevan, la ville a payé un lourd tribut à la volonté émancipatrice du
Karabakh. Elle a subi les raids de l’aviation azérie. Désormais, elle est
l’ultime étape sur le second itinéraire menant à la république sœur, via le
couloir de Kelbadjar ; une zone de jonction prise à l’Azerbaïdjan et vidée
de sa population turcophone.

A Kartchakhpyur, une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Vardenis,


une caserne est implantée au milieu des conifères sur les bords du Lac
Sevan. Une centaine d’hommes y est stationnée, cantonnée à un mode de
vie spartiate. Ils vivent dans des baraquements de parpaings nus, sous un
toit en tôle ondulée. Dedans, on trouve des sommiers métalliques, une
cuvette de toilettes fendue en deux, un lavabo bouché et un réchaud

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électrique pour la popote quotidienne de pommes de terre. Alors, pour


égayer l’ambiance, dont seule une faune hétéroclite d’insectes semble
s’accommoder, les soldats usent d’une stratégie toute militaire : le
placardage de bombes sexuelles sur papier glacé aux murs de la
chambrée. Dans celle de Karen et de ses camarades, ce sont la pop star
Shakira et les actrices Cameron Diaz et Jennifer Lopez qui ont le vent en
poupe.
Karen a effectué son service militaire, en pleine guerre du Karabakh,
durant les années les plus meurtrières du conflit. Depuis, il n’a jamais
réussi à se réinsérer dans la vie civile. Et, bien que démobilisé, il
continue d’être hébergé au sein de l’armée où lui sont assignés des
tâches d’entretien et de menus travaux. Impossible pour lui d’oublier son
passage sous les drapeaux entre 1992 et 1994. Des cicatrices de cet enfer
sillonnent son corps sec et nerveux. Plusieurs de ses balafres ont été
infligées à l’arme blanche dans des combats au corps à corps dans les
tranchées du front.

Askipara
A l’inverse des villages-enclaves azéris en territoire arménien, qui ont
tous été annexés par l’Arménie, le village arménien d’Artzvashen en
territoire azerbaïdjanais a, quant à lui, gardé sa nationalité et ses
habitants. Il est protégé par l’armée arménienne et ravitaillé
régulièrement par des camions militaires que l’on voit défiler sur la
chaussée défoncée des rues de Tshambarak, localité située à quelques
pas de la frontière.

Des cinq petites enclaves azéries que l’Arménie a annexées, quatre


sont établies dans la région nord du Tavush. Il y a d’abord les deux
minuscules implantations de quelques fermes près de la ville
azerbaïdjanaise de Tatli ; le village d’Azatamut, rebaptisé Barkhudarli ;
et le village du Haut-Askipara, séparé du Bas-Askipara (situé en
Azerbaïdjan, mais également occupé) par le village arménien de
Voskepar.

Azatamut était avant guerre un point de passage obligé par la route


joignant Erevan à Tbilissi. Cet axe, très emprunté à l’époque soviétique,

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passait par Sevan, opérait un coude en Azerbaïdjan et remontait jusqu’à


la capitale géorgienne en suivant le fleuve Kura. Azatamut est désormais
une ville morte ; un cul de sac routier, ferroviaire et même électrique,
puisque les imposants pylônes de la ligne à haute tension qui passait par
là ne véhiculent plus qu’un seul fil électrique, probablement destiné à
quelque garnison de frontière.
Sur la petite route qui court le long de cette frontière, des guérites de
l’armée sont disposées tous les deux ou trois kilomètres, pour surveiller
une zone qui connaît des incidents quasi quotidiens. Le journal arménien
francophone, Les Nouvelles d’Arménie, en tient les comptes : le 30
janvier 2003, un berger reçoit une balle dans le genou près de
Noyemberian ; le 12 mars 2004, deux soldats sont fauchés par des tirs
d’armes automatiques ; le 12 juin, un agriculteur perd sa jambe gauche
dans l’explosion d’une mine ; le 21 septembre, la passagère d’un autobus
reçoit une balle perdue ; le 14 février 2006, une mission de surveillance
de diplomates de l’OSCE est perturbée par des tirs venant de la
frontière ; le 8 août, un troupeau de trente-trois vaches laissées sans
surveillance s’aventure dans un champ miné à proximité de Voskepar,
dix explosent dans l’escapade. En tout, pas moins de 581 incidents
frontaliers ont été recensés par les autorités arméniennes pour la seule
année 2006. Quant à Bakou, il a été dénoncé plus de 220 violations du
cessez-le-feu pour la même période.

Le tracé de la route Kirants-Voskepar relève encore de l’anomalie


infrastructurelle. L’ancienne route de plaine étant coupée par la frontière,
il faut opérer un large détour et franchir un col pour rejoindre Voskepar
et son pendant azéri du Bas-Askipara.
Ce dernier site offre un visage de désolation que l’on a peine à
imaginer. La guerre y a imprimé sa marque avec le plus froid cynisme.
C’est simple, le seul bâtiment encore debout et disposant d’un toit est
l’église du VIIe siècle. Et le seul sentier praticable, survivant des ruelles
du village, est celui qui mène à l’édifice religieux. Le reste du patelin
n’est qu’un champ de ruines ensemencé de mines anti-personnel où
règne une ambiance de mort. Des habitations des paysans azéris qui
vivaient là, on ne distingue plus que les fondations noircies par les
flammes incendiaires. L’insolent état de conservation de l’église

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millénaire, dont la silhouette dessine une croix à la surface de cette cité


hier musulmane, semble exhibé tel le sceau impitoyable des purificateurs
ethniques arméniens.

Diaspora
On estime que la diaspora arménienne compte près de trois millions
et demi d’individus, soit une population sensiblement équivalente à celle
vivant en République d’Arménie. Elle se répartit en trois grandes zones
géographiques : l’ancien espace soviétique (Russie, Ukraine, Géorgie,
Asie Centrale…), le Moyen-Orient (Syrie, Liban, Iran…) et les pays
occidentaux (Etats-Unis, Canada, France...). La quasi-totalité de ses
membres installés au Moyen-Orient et en Occident descend de la
minorité arménienne de l’Empire Ottoman, héritière du royaume de
Cilicie ou de "Grande Arménie" – coupée depuis longtemps de la "Petite
Arménie", entrée au début du XIXe siècle dans l’ère d’influence russe –,
exterminée lors du génocide de 1915.

A Alep, qui fut l’une des premières villes à accueillir les rescapés, les
Arméniens représentent aujourd’hui la plus importante minorité
chrétienne. Mais pour ces exilés, l’actuelle république arménienne n’a
rien à voir avec l’Arménie de leurs ancêtres. La patrie dont ils sont
déracinés est ailleurs, quelque part en Anatolie. Pour Tigran, un riche
marchand du souk, cette Arménie "russe" n’abrite qu’une population de
paysans acculturés dont il ne se reconnaît aucun lien de parenté.
Pour les frères Baghdasarian, en quête de leurs racines entre les vieux
murs des monastères romans et les bars branchés d’Erevan, la déception
est effectivement grande. L’identité arménienne qui leur a été transmise
n’a que peu de rapport avec ce pays.
Erevan est une capitale en plein chantier immobilier. A grands coups
d’expropriations et de pelleteuses, les autorités cherchent à vider le
centre ville de ses classes populaires. Et pour y parvenir, elles ont donné
carte blanche aux promoteurs, dont les hommes de main vont convaincre
les propriétaires récalcitrants à coups de kalachnikov. Moins excessifs,
mais plus visibles, les signes extérieurs de richesse s’affichent
ostensiblement dans les rues, sous forme de rutilants 4×4 aux vitres
fumées. Quelques éléments de la diaspora veulent voir, dans cette

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Arménie récemment ouverte, un berceau national où étancher leur soif


d’identité. Certains investissent dans l’immobilier, d’autres viennent y
passer leurs congés d’été et se ressourcer entre les piscines de leurs
résidences surveillées et les hôtels luxueux des bords du Lac Sevan. Des
téméraires s’y lancent dans les affaires…

Dans cet environnement, les frères Baghdasarian s’agacent


d’entendre leurs "compatriotes" user d’un idiome "pollué" de mots
russes (leur arménien occidental n’en compte pas) et de ne rien retrouver
des saveurs culinaires arméniennes du Moyen-Orient dans leur assiette.
Troisième génération d’une famille d’exilés de "Grande Arménie",
passée par la Syrie, le Liban puis la France, ils se sentent aujourd’hui
davantage français qu’arméniens.

Fig. 4 : Erevan

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Par élan patriotique, certains jeunes hommes ont gagné l’Arménie à la


faveur de la guerre du Karabakh. La plupart venaient de l’espace
soviétique, mais des nationalistes arméniens d’Amérique et d’Europe ont
rejoint leurs rangs. Toutefois, si les événements du Karabakh ont
engendré une ferveur nationale unanimement partagée par la
communauté arménienne, la fièvre nationaliste ne contamina pas tout le
monde. Et quelques-uns firent le chemin inverse, par opposition à la
guerre.
Zohran fut de ceux-là. Il quitte le pays alors que l’élan de solidarité
porté par le Comité Karabakh se radicalise en Mouvement National
arménien. Son diplôme d’architecte en poche, il se rend à Moscou en
quête d’un visa pour la France. Il l’obtient après quinze jours de queue
dans les dédales de l’administration. Sa détermination n’est pas anodine :
sa famille, originaire d’Arménie occidentale, s’était réfugiée dans
l’Hexagone après le génocide ; mais, à l’appel patriotique de Staline
enjoignant les Arméniens de la diaspora à retrouver la terre ancestrale,
ses parents avaient rallié la République socialiste d’Arménie au début
des années 1950. Mal leur en prit, car dès leur arrivée en URSS, leurs
passeports furent confisqués. Ils ne purent jamais retourner en France, où
la nationalité leur avait pourtant été accordée. Aujourd’hui, Zohran a
recouvré cette nationalité par son mariage avec une Française et il peut
se rendre quand il veut en Arménie, auprès de sa famille.

Bibliographie
DAVIS, Leslie A., "Rapport de Leslie A. Davis, Consul américain
précédemment en poste à Kharpert, Turquie, sur l’action du Consulat
américain à Kharpert depuis le début de la guerre adressé au
Département d’Etat, Port Jefferson, New York, le 9 février 1918", Eclats
d’Arménie, Chimère n° 63, Paris, 2006, pp. 29-46.
GUEYRAS, Jean, "Ni paix, ni guerre dans le Haut-Karabakh", Le Monde
diplomatique, janvier 1996, pp. 4-5.
MIGOUX, Arnaud, "Le conflit azéro-arménien", Mondes rebelles.
Guérillas, milices, groupes terroristes, sous la direction de Jean-Marc
BALENCIE et Arnaud de LA GRANGE, Editions Michalon, Paris,
2001, pp. 1461-1489.

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130

RADVANYI, Jean, et BEROUTCHACHVILI, Nicolas, Atlas


géopolitique du Caucase, Editions Autrement, Paris, 2010.
RADVANYI, Jean, "La "Maison caucasienne", fondement d’une
recomposition régionale ?" et MOURADIAN, Claire, "Des politiques
étrangères sous influence", Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie. L’an V des
indépendances, Notes et études documentaires, n° 5040, La
Documentation française, 1996, pp. 31-39 et 41-54.
Nouvelles d’Arménie (http ://www.armenews.com/)

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


SOCIETE DE GEOGRAPHIE
DE GENEVE

Bulletin
132

BULLETIN DE LA SOCIETE DE
GEOGRAPHIE DE GENEVE

FONDEE LE 24 MARS 1858

La Société a pour but l'étude, le progrès et la diffusion de la science


géographique dans toutes ses branches. Elle entretient des relations avec
les sociétés de géographie de la Suisse et de l'étranger et avec d'autres
sociétés savantes. La Société est neutre en matière politique et
confessionnelle (statuts, art. 1).

Adresse
Muséum d'histoire naturelle
Route de Malagnou 1
Case postale 6434
1211 Genève 6

Compte de chèques postaux : 12-1702-5

Cotisations
Membre individuel 40 CHF par an.
Couple 60 CHF par an.
Membre Junior (jusqu'à 25 ans) 20 CHF par an.
Membre à vie 800 CHF.

La cotisation inclut un exemplaire de l'édition annuelle du Globe.

Séances
D'octobre à avril au Muséum d'histoire naturelle de Malagnou.

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133

COMPOSITION DU BUREAU
AU COURS DE L'EXERCICE 2010-2011

Président Christian MOSER


(également 2011-2012) En Combes 13, 1233 Bernex
cmoser@swissonline.ch

Vice-président René ZWAHLEN


(également 2011-2012) zwahlen-rene@bluewin.ch

Secrétaire général Ruggero CRIVELLI


ruggero.crivelli@unige.ch

Trésorière Christiane OLSZEWSKI


christiane.olszewski@gmail.com

Responsable du fichier Annie LEGER


annie.leger@sunrise.ch

Rédacteur du Globe Bertrand LEVY


bertrand.levy@unige.ch

Administrateur du Globe Philippe MARTIN


sgg.leglobe.martin@bluewin.ch

Archiviste Lionel GAUTHIER


lionel.gauthier@unige.ch

Membres Annabel CHANTERAUD


Philippe DUBOIS
Gianni HOCHKOFLER
Charles HUSSY
Rafael MATOS
Raymond RAUSS

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Contrôleurs des comptes Hélène BRAUN


Charles HUG
Charles MATHYS

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RAPPORT DU PRESIDENT
POUR L'EXERCICE 2010-2011
Salle de conférences, Muséum d’histoire naturelle, 10.10.2011

Effectif
Il s’élève à 228 membres, sans changement par rapport à l’an dernier.
En effet, les 13 admissions ont tout juste compensé les décès, démissions
et radiations. Nous poursuivrons l’effort de recrutement de nouveaux
membres.

Conférences
Les 11 conférences ont attiré un public nombreux et varié puisque
ouvertes au public. Elles ont été l’occasion de parcourir quatre continents
– sans oublier notre pays – et de vivre des formes de voyages très
différentes :
- En ouverture, David Aeschimann, nous fit faire un "Tour du monde
floristique" ;
- L’Amérique du Sud fut abordée par un condensé des nombreuses
expéditions scientifiques organisées par Carlo Dlouhy sur le "Rio
Pilcomayo, affluent emblématique du rio Paraguay", puis par le
témoignage d’"Un chirurgien genevois dans l’arrière-pays du Salvador",
le Dr Martin Herrmann. Enfin, la musicienne et danseuse Claire
Rufenacht illustra – extraits musicaux et cinématographiques à l’appui –
les liens organiques entre Buenos Aires et le tango…
- L’Afrique orientale fut abordée sous deux angles très différents :
historique avec Estelle Sohier qui retraça l’histoire de "La royauté
éthiopienne et la création de l’Ethiopie contemporaine", géologique et
géographique avec Jean Sesiano qui relata son expédition familiale "A
travers le centre et le nord du Kenya, le long du rift africain" ;
- L’exploit physique de Claude Marthaler de "Trois ans à vélo" nous
conduisit d’Afrique jusqu’en Asie ;
- René Zwahlen nous fit partager une croisière en "Mer Noire,
carrefour des civilisations".
Enfin, notre pays fut abordé à trois reprises :

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- Danielle Buyssens nous parla "des Genevois et de l’"invention" de la


Gruyère au 19e et 20e siècles" ;
- Ruggero Crivelli réveilla "Les fantômes de pierre : éléments de
géographie du patrimoine tessinois" ; et enfin
- Alexandre Wisard établit le "Bilan de dix ans de renaturation des
cours d’eau genevois", prélude à l’exemple de la Versoix qu’il nous fit
découvrir 5 jours plus tard.

Soirée 150e
Ayant "laissé passer" l’occasion de commémorer le 150e anniversaire
de la création de notre Société en 2008, le Bureau a décidé de marquer
d’une pierre blanche la sortie du 150e volume de notre revue Le Globe.
C’est ainsi que fut organisée une soirée spéciale le 13 mars 2011
consacrée au thème du voyage. Le brillant exposé du Pr Staszak
introduisit une table ronde avec deux représentants des agences de
voyage Géodécouverte et Culture et Voyage sur le thème "Voyager : une
rencontre enrichissante ?". Le public nombreux composé de membres et
d’étudiants en géographie participa aux échanges avec les intervenants et
apportèrent des témoignages vécus. Les discussions se poursuivirent
longtemps autour d’un copieux buffet organisé dans la cafétéria du
Muséum.

Excursions
- Samedi 6 novembre 2010 : La visite commentée de la très belle
exposition organisée par le Musée historique de Berne sur "James Cook
et la découverte du Pacifique", suivie par un parcours du patrimoine
architectural dans la vieille-ville de Berne.
- Samedi 16 avril 2011 : Une quarantaine de membres suivirent les
explications d’Alexandre Wisard, directeur du Service cantonal de la
renaturation des cours d’eau, de l’embouchure de la Versoix à la prise
d’eau des usiniers le matin, et découvrirent les vestiges de Versoix-la-
Ville sous la houlette de Georges Savary, dynamique président de
l’Association du patrimoine versoisien.
- Samedi 18 juin 2011 : 33 participants bravèrent la pluie pour
découvrir les vestiges celtes au sommet du Mont Vully avant d’observer
les oiseaux de la réserve de La Sauge sur les rives du Lac de Neuchâtel,

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puis de terminer la journée au Musée romain de Vallon et ses


somptueuses mosaïques.
- Du 8 au 11 septembre 2011 : Voyage en Franche-Comté et dans les
Vosges.

Le Globe
Le volume du centenaire publié en 1858 avait pour titre "Genève, le
Pays et les Hommes". Le thème s’est vite imposé pour ce 150e volume
en 2010, mais il n’était pas possible d’"actualiser" tous les chapitres de
ce volume de nature encyclopédique. Nous avons donc décidé de choisir
quelques thématiques d’actualité : Enjeux écologiques de la coopération
transfrontalière, évolution de la qualité de l’air, attractivité de la
métropole genevoise…

Archives
Jusqu’à l’an dernier, nos archives étaient entreposées au sous-sol de
l’Ecole de la rue des Eaux-Vives. Il aura fallu la curiosité de notre
nouvel archiviste Lionel Gauthier, chercheur au Département de
géographie, pour y redécouvrir des manuscrits originaux (notamment des
lettres d’Elisée Reclus) et alerter les membres du Bureau sur les
conditions précaires de conservation de ces documents. Suite aux
contacts pris avec les conservateurs de la Bibliothèque de Genève, toutes
les archives présentant un intérêt firent l’objet d’une donation à cette
institution qui en a déjà réalisé un premier inventaire et assurera leur
conservation dans les meilleures conditions, ainsi que leur accès aux
chercheurs.

Remerciements
On ne saurait terminer un rapport annuel sans remercier tous ceux qui
ont contribué à la concrétisation des nombreuses activités décrites plus
haut. Ma gratitude va en particulier à :
- René Zwahlen, Philippe Martin, André Ellenberger et Christiane
Olszewki, pour l’organisation des excursions ;
- Ruggero Crivelli, pour la préparation de la table ronde du 150e
anniversaire de la publication du Globe ;

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- Bertrand Lévy, rédacteur du Globe, et Renato Scariati pour la mise


en page ;
- Philippe Martin, pour la gestion des échanges du Globe avec
l’étranger ;
- Lionel Gauthier, pour la préservation de nos archives, la
numérisation des anciens volumes du Globe et la mise à jour du site de la
Société ;
- Annie Léger et Christiane Olszewski, pour l’organisation de l’envoi
des convocations et du Globe ;
- nos fidèles membres bénévoles qui se réunissent plusieurs fois par
an pour la mise sous pli des convocations, nous épargnant le recours à
une entreprise privée, et la préparation de la verrée annuelle ;
- Mme Danièle Decrouez, directrice du Muséum, et ses collaborateurs
toujours disponibles ;
- la Ville de Genève qui soutient nos activités par la mise à disposition
de la salle de conférences du Muséum ainsi que par sa subvention
annuelle à notre revue ;
- tous les membres enfin qui, par leur participation fidèle à nos
activités, font de cette vénérable institution fondée en 1858 une société
plus vivante que jamais !

Christian MOSER
Président 2010-2011

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MUTATIONS
AU COURS DE L'EXERCICE 2010-2011

Nouveaux membres Mme Marie-France ADRIAN BARRETO


M. et Mme Irène et Hugues BOMMER
Mme Françoise CORMON
Mme Yolande CROWE
M. Ian FLORIN
Mme Françoise KELLY
M. Julien LUISET
Mme Josiane MARZER
M. Jean-Charles MONNARD
M. David MUTTON
M. Gianpaolo PITTERI
Mme Brigitte SMITH
M. Ayser VANÇIN

Décès Mme Jacqueline GODEL


Mme Denise VALSANGIACOMO

Démissions Mme Gladys BULLIARD


M. et Mme DERIGO
Mme FUSSIMAMYA
Mme KOBR-DUBRIT
Mme MASSET
M. et Mme MESSERLI
Mme PETZOLD
M. André ROUFFY
Mme Ulla WICK-WINTOLA

Radiations M. Daniel BOIS


M. Pierre MARQUET

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LISTE DES SEANCES DE LA SOCIETE


RESUME DES CONFERENCES (2010-2011)
Lundi 11 octobre 2010
TOUR D'EUROPE FLORISTIQUE
David AESCHIMANN
De la Scandinavie aux rives de la Méditerranée, des côtes de
l'Atlantique à l'Europe de l'est, nous partirons à la découverte des
domaines floristiques de notre continent. Les espèces caractéristiques de
chaque domaine seront présentées, ainsi que les principaux types de
végétation auxquels elles appartiennent.

Lundi 1er novembre 2010


LE RIO PILCOMAYO, UN AFFLUENT EMBLEMATIQUE DU
RIO PARAGUAY
Carlo DLOUHY
Carlo Dlouhy, Genevois d’origine tchèque, vit depuis 1975 au
Paraguay, même si chaque année il revient régulièrement à Genève.
Depuis 1978 il a été le précieux collaborateur, en tant que guide et
responsable de la logistique, de toutes les explorations des chercheurs
zoologues du Muséum. Celle de 1986 fut la première expédition
multidisciplinaire moderne sur les rives du Haut Pilcomayo. Il nous
montre sa connaissance globale de ce pays du bout du monde, étrange,
pratiquement inconnu mais fabuleux, dont on ne parle presque jamais
dans les médias. Le conférencier, auteur du livre Ultimo Paraguay, dont
des copies sont en vente, retrace aussi l’histoire des expéditions et
souligne la grave situation actuelle de ce fleuve emblématique.
L’irruption de la "modernité" a modifié la vie des habitants qui, avec
ses joies et ses malheurs, était en profond contact avec la nature. Le
magnifique environnement, dont celui du rio Pilcomayo est un cas de
figure, a été très vite détruit. Ce cours d’eau est le plus long (1600 km)
affluent du rio Paraguay, partie du complexe Paraguay-Paraná-La Plata.
Sa source est dans l'altiplano en Bolivie, où il coule jusqu'au 22e degré de
latitude Sud, avec une dénivellation très importante. Puis, dans la plaine
du Chaco, il forme frontière entre l'Argentine et le Paraguay, sur une

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


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longueur d'environ 900 km et une pente très faible : deux degrés sur
1070 km. Les divagations de son lit, à chaque crue, créent des problèmes
de délimitation de cette frontière. Depuis peu il s’est presque asséché,
provoquant un manque d’eau dans une région où le développement des
élevages modernes demande beaucoup d’eau. En plus, depuis fort
longtemps, l’exploitation des minerais en Bolivie produit une grave
pollution. Sont présents le cyanure et les métaux lourds (arsenic,
cadmium, plomb et zinc) qui sont toxiques même à faible concentration
et s’accumulent dans les organismes vivants et les écosystèmes.

Lundi 8 novembre 2010


LA MER NOIRE, CARREFOUR DES CIVILISATIONS
René ZWAHLEN
Le sujet retenu n'est qu'une brève synthèse qui mériterait de vastes
développements. Qu'il s'agisse des antiques colonies de la cité grecque
de Milet, de l'exil d'Ovide à Tomis, de l'architecture néoclassique
d'Odessa, de la contestée guerre de Crimée, de la beauté des paysages de
la presqu'île, de la retraite des Dix Mille de Xénophon sur Trébizonde
(Trapzon), de la côte encore préservée du littoral turc à l'ouest de
Sinop… Tous ces thèmes mériteraient une conférence. Comme la
Méditerranée, la mer Noire demeure encore l'enjeu stratégique majeur où
se testent de nouveaux rapports de force entre l'Union européenne, la
Russie, la Turquie, le Caucase… Les conflits religieux présents depuis
l'Antiquité sont loin d'être résolus. Aujourd'hui, des problèmes
écologiques récents se posent. La pêche autrefois florissante, est
menacée par l'épuisement de la ressource halieutique. Mer fermée, à la
salinité faible, elle est menacée par la présence en quantité excessive de
matières organiques et de pesticides provenant des grands fleuves qui s'y
déversent. Des mesures urgentes doivent être prises par les communautés
publiques.

Lundi 22 novembre 2010


TROIS ANS A VELO EN AFRIQUE ET EN ASIE
Claude MARTHALER
Vu d’une selle, le monde s’agrandit et s’enrichit. Une démarche
définitivement subjective et libre, ouverte au vent, à l’inverse de la

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vision réduite du petit écran. Une "affaire" de sens, loin du sens des
affaires…
Le vélo, cette invention géniale qui contient son anagramme "love",
est un véritable trait d’union entre les hommes, entre le ciel et la terre. Il
permet, à chacun son rythme, de réaliser son voyage vers le réel ou le
premier coup de pédale compte et le dernier coûte. Un long détour vers
l’essentiel, car se mouvoir, c’est s’émouvoir. Comme l’a écrit le poète
Seféri : "La première chose qu’à créée l’homme, c’est le voyage".
Partir en roue libre… Une folle idée qui enivre ou fait peur. Parcourir
la terre à la sueur de son front est une prouesse saugrenue qui ne prend
de sens que celui qu’on lui donne… Sans inspiration, pas de voyage.
Tension et équilibre, tels sont les principes fondamentaux d’une bécane
qui s’appliquent également au cycliste. Avec l’enthousiasme pour seul
carburant, telle une dynamo, on se recharge en se dépensant : des
paysages aux pays sages, des visages aux vies sages. Et, étrangement, au
moment de partir, on mesure la lourdeur des choses accumulées au fil
des ans. Pour se mouvoir il faut s’alléger. N’emporter que ce qu’on est
capable de déplacer et y ajouter le plus lourd des bagages : soi-même. La
vie et autres crevaisons.

Lundi 13 décembre 2010


LA ROYAUTE ETHIOPIENNE ET LA CREATION DE
L’ETHIOPIE CONTEMPORAINE
Estelle SOHIER
Si l’histoire de l’Ethiopie plonge ses racines dans l’Antiquité, le pays
n’existe dans ses frontières géographiques actuelles que depuis la fin du
19e siècle, période de la conquête de la Corne de l’Afrique par les
puissances coloniales européennes. Sous le règne de Ménélik II (r. 1889-
1913), la configuration du royaume s’est en effet profondément
transformée, puisque par ses conquêtes le roi a triplé la surface de son
territoire. Différents accords signés avec les puissances coloniales ont
entériné la formation des frontières éthiopiennes dans leur forme et
acception contemporaines, contenant une "mosaïque de nationalités"
parlant une multitude de langues différentes.
La conférence portera sur le processus de création de l’Etat éthiopien
contemporain à travers la formation de cet espace géographique inédit et

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


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politiquement complexe, mais aussi sur l’idéologie qui accompagna cette


création, comme le fameux mythe de la reine de Saba. S’ils règnent sur
un espace géopolitique inédit, les rois des rois éthiopiens revendiquent
en effet néanmoins une ascendance dynastique historique et mythique
trois fois millénaire.

Lundi 10 janvier 2011


UN CHIRURGIEN GENEVOIS DANS L'ARRIERE-PAYS DU
SALVADOR
Martin HERRMANN
Plus petit pays d'Amérique centrale, la république d'El Salvador a
l'une des densités d'habitants les plus élevées du monde. Les ressources
traditionnelles sont essentiellement agricoles – café, coton, bananes pour
l'exportation –, ainsi que l'agriculture de subsistance pour la grande
majorité de la population. Jusqu'à très récemment, l'accès aux soins de
cette population était très limité et surtout inégalitaire.
Dans ce contexte, un dispensaire rural situé dans les montagnes du
nord-est du pays, géré par des promoteurs de santé, a lancé un appel à un
chirurgien genevois, lui proposant de contribuer au traitement de patients
souffrant d’hernies. Il s'agit d'une pathologie fréquente avec des
implications sur la condition de vie de familles entières. Grâce au
concept de la chirurgie ambulatoire, sous anesthésie locale, une notable
avancée sanitaire a pu être accomplie au cours des 13 dernières années.
Nous présentons le cadre dans lequel ont lieu ces missions et en
illustrons modalités, bénéfices et perspectives, notamment à travers un
court film documentaire tourné sur place.

Lundi 24 janvier 2011


BUENOS AIRES ET LE TANGO
Claire RÜFENACHT
Une ville et son expression. Lorsque l’on imagine Buenos Aires, on se
figure presque automatiquement un couple de danseurs enlacés sur les
pavés ; et si l’on entonne un tango, nos pensées voyagent immédiatement
sur les bords du Río de la Plata… Et l’on arrive à se demander si Buenos
Aires serait pareil sans le tango ; si le tango existerait sans Buenos

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


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Aires ? Le lieu et la culture imbriqués et unis par l’imaginaire. La


capitale argentine est la ville mythique et fondatrice du tango. Autant les
lieux réels sont imprégnés de l’univers du tango, autant la culture du
tango est imprégnée des lieux de Buenos Aires, formant ainsi un monde
de l’entre-deux, une géographie invisible, mais présente dans la poésie
des tangos chantés.
A travers Discépolo, Manzi, Flores et tant d’autres poètes portègnes,
la ville se redessine et acquiert une dimension humaine. Les rues, les
quartiers, les bistrots et autres espaces urbains sont remplis d’histoires,
vraies ou inventées, mais toutes poétisées, devenues mythiques et bien
établies dans la culture populaire. Aujourd’hui, la mégapole argentine
utilise cette vertu mythique du tango dans sa stratégie politique du
tourisme. Deux mondes parallèles se côtoient : les lieux où vit et évolue
le tango, joué, dansé, éprouvé par ses aficionados, et les lieux
touristiques où le tango est aliéné à l’extrême, vendu comme un cliché.
Un voyage dans l’univers urbain et poétique de Buenos Aires, à
travers le tango.

Lundi 14 février 2011


LES GENEVOIS ET L’"INVENTION" DE LA GRUYERE AU
XIXe ET XXe SIECLES
Danièle BUYSSENS
On doit au Genevois Jean-Jacques Rousseau d'avoir lancé la notoriété
du "Ranz des Vaches", hymne du Pays de la Gruyère devenu le chant par
excellence de la mythologie romantique de la Suisse alpestre. Mais là ne
s'arrête pas, loin s'en faut, la contribution de la cité lémanique à la
constitution de la Gruyère et de ses armaillis en un véritable lieu de
mémoire helvétique. Cette soirée nous mènera ainsi de la résurrection du
château de Gruyères par la famille Bovy, à partir des années 1850, au
Musée gruérien inauguré à Bulle en 1923 par Henri Naef et à l'action
menée par l'historien genevois en faveur du patois et du costume
traditionnel, sans oublier entre deux la place donnée à la Gruyère à
l'Exposition nationale de 1896 à Genève. Moins paradoxalement qu'il n'y
paraît, l'expertise des Genevois en matière identitaire tient à leur culture
cosmopolite, et les références de cette construction collective sont à

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chercher aussi bien dans la Provence de Mistral que dans le folklorisme


scandinave.

Lundi 14 mars 2011


FANTOMES DE PIERRE : ELEMENTS D'UNE GEOGRAPHIE
DU PATRIMOINE TESSINOIS ?
Ruggero CRIVELLI
Le territoire tessinois a toujours été un espace fortement utilisé et c'est
pour cela qu'il servira de support à notre réflexion. Cette utilisation a
laissé des traces dans le paysage, repérables dans les pentes en terrasse
sur lesquelles pousse la vigne, dans les vieilles étables et les vieux
bâtiments (souvent rénovés et transformés en résidences de vacances),
dans le sillon creusé par un chemin de fer, dans la friche industrielle
d'une entreprise autrefois florissante, etc.
Beaucoup de ces éléments ont été laissés à l'abandon, mais font
aujourd'hui l'objet d'un intérêt particulier. Les sociétés humaines
impriment leur présence dans le territoire et le temps qui passe se charge
de les éroder. Ces "restes", que l'oubli rend souvent muets, en renvoyant
à un passé plus ou moins lointain et révolu, peuvent devenir support
d'une mémoire sociale dans laquelle légende et histoire se mélangent. En
quoi ces reliquats intéressent-ils le géographe ? Peuvent-ils nous
renseigner sur les sociétés locales (anciennes ou contemporaines) et sur
leurs rapports à l'environnement ? Sont-ils le support d'une mémoire à
venir ?
Voici quelques-unes des questions suscitées par l'observation du
paysage.

Lundi 28 mars 2011


A TRAVERS LE CENTRE ET LE NORD DU KENYA :
LE LONG DU RIFT EST AFRICAIN
Jean SESIANO
L’exposé de ce soir ne va pas nous conduire vers les parcs nationaux
si renommés du Kenya, même si nous aurons parfois la chance et la
surprise d’entrevoir quelques animaux sauvages. Nous irons plutôt
découvrir des phénomènes liés à la séparation de cette partie du

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


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continent du reste de l’Afrique, à savoir le volcanisme lié aux failles et


aux fossés d’effondrement, les sources thermales et les geysers, ainsi que
la plupart des lacs de l’Afrique de l’est. Corollaires de ces mouvements
tectoniques, des diversions de drainage et des changements climatiques
qui ont eu de nombreuses incidences sur la faune et la flore. Plusieurs
gisements d’ossements fossilisés témoignent de ce passé tumultueux.
Etonnamment, il n’est pas rare de rencontrer des indigènes dans ces
régions pourtant arides et inhospitalières.
Anecdotiquement, ce voyage a vu trois générations se lancer à
l’aventure, pas tout à fait comme chez Tintin, de 7 à 77 ans, mais
presque, avec des âges de 2 à 69 ans !

Lundi 11 avril 2011


BILAN DE DIX ANS DE RENATURATION DES COURS D'EAU
A GENEVE
Alexandre WISARD
Asphyxiés par la pollution, endigués, canalisés et même enterrés, les
cours d’eau du canton de Genève ont été mis à mal avec des
conséquences catastrophiques sur la faune aquatique et riveraine, ainsi
que sur la qualité et la quantité des eaux.
La prise de conscience de la nécessité de préserver nos ressources en
eaux et paysages diversifiés a abouti en 1997 à modifier la loi cantonale
sur les eaux et à introduire la notion de "renaturation des rivières".
Il sera présenté une sélection des actions entreprises ces dix dernières
années, qui ont permis de revitaliser 15 km de cours d’eau, de
reconstituer 14 ha de zones humides, et enfin de réhabiliter une centaine
d’ha de réserves naturelles.
Cette conférence est une introduction à la sortie du samedi 16 avril sur
les rives de la Versoix.

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LES EXCURSIONS 2010-2011

Excursion du 6 novembre 2010


VISITE DE L'EXPOSITION :
"JAMES COOK ET LA DECOUVERTE DU PACIFIQUE"
Musée historique de Berne

Excursion du 16 avril 2011


VISITE DU SITE DE RENATURATION DE LA VERSOIX ET
PROMENADE A LA RECHERCHE DE LA VILLE ANCIENNE
DE VERSOIX
C’est à l’embouchure de la Versoix et par un soleil printanier
qu’Alexandre Wisard, directeur du Service de renaturation des cours
d’eau, accueillit les 37 participants. La Versoix et les milieux qui la
bordent constituent, sur un parcours de 22 km, une des plus importantes
liaisons biologiques entre le Jura et le lac Léman. Bien que cette rivière
ait conservé un cours en grande partie naturel, certains de ses tronçons
ont été passablement remodelés par l'homme au cours des siècles.
C'est pourquoi différents travaux de renaturation ont été entrepris sur
cette rivière, ainsi que sur ses affluents et ses dérivations, afin de lui
redonner un cours le plus naturel possible et d'améliorer la sécurité des
biens et des personnes contre les inondations. Une décanalisation de la
Versoix urbaine a notamment été réalisée en 2005, réalisation montrée
en exemple par la Confédération (OFEV).
L’aménagement de l'embouchure de la Versoix constitue l'ultime
étape d'un processus entrepris il y a une douzaine d'années. Les travaux
récemment effectués ont permis la reconstitution d'un delta plus naturel
et garantissent une meilleure migration des poissons. Ils améliorent par
ailleurs les conditions de baignade pour le grand public, tout en
valorisant le patrimoine bâti alentour.
Après le repas à l’Auberge du Lion d’Or, Georges Savary, président
de la dynamique Association du patrimoine versoisien, nous fit découvrir
les anciennes maisons du Vieux Versoix, en particulier la Maison du
Charron et la rue des Industries, terme désignant autrefois les “artifices”
utilisant l’énergie hydraulique pour actionner moulins à grains, scies,
martinets, etc.

LE GLOBE - TOME 151 - 2011


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Puis, du Vieux Versoix à la place Bordier, nous découvrîmes les


premiers bâtiments de Versoix-la-Ville qui aurait dû constituer selon le
projet initié par le duc de Choiseul une ville rivale de Genève, destinée à
protéger les frontières du Royaume et à contourner les cantons suisses
par le col de La Faucille et le Pays de Gex.
En route, nous eûmes le privilège de pénétrer dans la propriété Ferrier
où Ami Argand, éminent physicien et chimiste du siècle des Lumières,
mit au point des procédés révolutionnaires d’éclairage (“lampe Argand”)
et de distillerie. Il fréquenta de grands scientifiques de son époque
comme les frères Mongolfier, Lavoisier, Watt et De Saussure.
La balade se termina au club house de Port-Choiseul, bâtiment dont la
base en pierres de taille constitue le seul vestige du port prévu dans le
plan de Choiseul. En effet, les enrochements de protection du port en
pierre de Meillerie furent “réutilisés” par les Genevois pour la
construction des protections de la Rade ! (CM)

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L’embouchure de la Versoix après les travaux de renaturation (Photo R.


Zwahlen).

Page ci-contre :
Alexandre Wisard, directeur du Service de renaturation des cours d’eau
du canton de Genève, explique les travaux réalisés ces dernières années
dans le cadre de la renaturation de la Versoix (Photo C. Moser).

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Excursion du 18 juin 2011


ENTRE CELTES ET ROMAINS, LE VULLY

C’est au sommet du Mont Vully et sous une pluie battante que les 33
participants entamèrent la première visite du programme. Culminant à
650 m entre le lac de Morat et celui de Neuchâtel et dominant la vaste
plaine du Seeland, le Mont Vully constitue un site stratégique apprécié
depuis des siècles. Deux cents ans avant J.-C. les Celtes y avaient déjà
édifié un oppidum, vaste enceinte entourée de palissades à l’intérieur
desquelles les populations venaient se réfugier en cas de danger.
Incendié en 58 avant J.-C. lors du légendaire départ des Helvètes vers la
Gaule, il a totalement disparu. Récemment, une partie de l’enceinte a été
reconstituée, laissant imaginer la taille et l’importance de la construction.
Une douzaine de participants intrépides ont emprunté le sentier
glissant à la suite du président pour voir de plus près ce “rempart des
Helvètes” pendant que le reste des effectifs s’arrêtait au sommet du Mont
devant les panneaux expliquant le rôle stratégique du Vully durant les
deux Guerres mondiales. En effet, un ouvrage d’infanterie fut creusé
dans la molasse entre 1916 et 1917 permettant de protéger l’axe du lac
de Morat et la défense du Plateau.
Après avoir repris des forces au Restaurant du Mont Vully, les
participants furent conduits par car à la Réserve ornithologique de La
Sauge sur les rives du lac de Neuchâtel près de l’embouchure du canal de
la Thielle. Le retour du soleil nous permit de parcourir le sentier reliant
les différents postes d’observation où nos ornithologues patentés purent
observer le martin-pêcheur et autres limicoles.
Le dernier temps fort de la journée fut la visite du Musée romain de
Vallon sur Dompierre. Inauguré il y a tout juste dix ans, ce petit musée
abrite deux mosaïques exceptionnelles par leur conservation in situ et par
les thèmes qu’elles représentent : le théâtre de la vie, la chasse en
amphithéâtre... (CM)

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Un bastion du "Rempart des Helvètes" reconstitué (photo R. Zwahlen).

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Voyage du 8 au 11 septembre 2011


FRANCHE-COMTE ET VOSGES HORS DES SENTIERS
BATTUS

L’un des objectifs de la Société de géographie a toujours été


d’organiser les voyages de la Société du "Jeûne genevois" (septembre)
hors de circuits touristiques.
Cette année, parmi les nombreux lieux visités, quelques étapes ont
particulièrement retenu notre attention.
Ce fut, dans la haute vallée de la Loue, Ornans et son nouveau musée
Courbet qui rassemble principalement des tableaux du peintre présentant
des paysages jurassiens.
Au nord de Baumes-les-Dames, au château de Villersexel, nous fûmes
reçus par le propriétaire qui, avec humour, évoqua son histoire. Le
bâtiment fut à maintes reprises reconstruit, la dernière fois après les
combats de la guerre de septante. Il offre aujourd’hui un bel exemple
d’architecture de style Louis XIII !
Le temps nous a évidemment manqué pour bénéficier d’une cure à
Luxeuil et à Plombières, mais ces deux localités thermales conservent
d’intéressants vestiges de l’Antiquité à Napoléon III.
Quant à Epinal, ville dite la plus fleurie de France, outre la basilique
romano-gothique Saint-Maurice, c’est au nouveau Musée de l’Image que
nous avons porté toute notre attention.
Il convenait à la Société de géographie, à travers la belle forêt des
Vosges, de gagner "La Capitale mondiale de la Géographie" : Saint-Dié.
C’est avec émotion que notre trésorière évoqua sa ville d’origine qui fut
reconstruite après sa destruction quasi totale en 1944. Elle rappela que la
cathédrale médiévale fut reconstituée telle quelle ; seuls les vitraux
flamboyants évoquent le drame.
Le dernier jour, nous avons pénétré dans la vaste forêt des Vosges et
avons visité à Château-Lambert "L’Espace, Nature, Culture" où une
exposition présente l’histoire de la terre, la formation des paysages et la
protection du patrimoine.
Pour clore ce voyage, c’est un enchantement musical qui nous fut
offert par l’ensemble vocal d’Erlingen à l’église de Ronchamp créée par
Le Corbusier. Cela dans une acoustique parfaite. (RZ)

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M. Jean-Pierre Pottet, baron de Luternau, propriétaire du Château de


Villersexel, en conversation avec le président de la Société de
Géographie de Genève, M. Christian Moser (sur la droite de l'image)
(Photo Ch. Hug).

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Epinal : belle façade Renaissance de la Place des Vosges (Photo R.


Zwahlen).

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Cathédrale de Saint-Dié-des-Vosges (Photo R. Zwahlen).

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Illustration de couverture : Hôtel Paxmontana, Flüeli-Ranft (OW).


Photo : Ph. Martin.

Réalisation : R. Scariati, Société de Géographie de Genève.


Impression : ReproMail, Université de Genève, 2012.

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Numéros thématiques du GLOBE

121 - 1981 Genève : Aménagement d'un espace urbain


125 - 1985 Les Alpes dans le temps et l'espace
134 - 1994 Une région et son identité
135 - 1995 Le Bassin genevois, région pluriculturelle
136 - 1996 Frontières et Territoires
137 - 1997 Etre et devenir des frontières
138 - 1998 Le lac, regards croisés
139 - 1999 Habiter
140 - 2000 Cent ans d'exploration à Genève : L'Afrique au tournant des siècles
141 - 2001 Vivre, habiter, rêver la montagne
142 - 2002 Voyage, tourisme, géographie
143 - 2003 Cent ans de géographie à Genève
144 - 2004 Voyage, tourisme, paysage
145 - 2005 Frontières - Frontière
146 - 2006 Géographie et littérature
147 - 2007 Tessin. Paysage et patrimoine
148 - 2008 L'exotisme
149 - 2009 Alpes et préhistoire
150 - 2010 Evoquer Genève
151 - 2011 Voyage et tourisme

Tarifs et paiements

Le numéro : 15.00 CHF

Envoi en Suisse : Port et emballage, 1 exemplaire : 4.00 CHF


CCP 12-1702-5 de la Société de Géographie de Genève, Genève

Envoi en Europe : Port et emballage, 1 exemplaire : 8.00 CHF


Banque Cantonale de Genève - C.P. 2251 - CH-1211 Genève 1,
CCP 12-1-2
N° BIC/SWIFT : BCGECHGGXXX - Clearing/CB : 788
pour la Société de Géographie de Genève - C.P. 6434 -
CH-1211 Genève 6
Compte BCCE City+ No S 0774.26.80
IBAN CH97 0078 8000 S077 4268 0

Commandes

sgg.leglobe.martin@bluewin.ch, mention "COMMANDE LE GLOBE"


Monsieur Philippe Martin
3, ch. de la Fléchère
CH-1255 Veyrier

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