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Voyage et Tourisme
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de Géographie de Genève
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© Le Globe 2011
ISSN : 0398-3412
LE GLOBE
Revue genevoise de géographie
Tome 151
VOYAGE ET TOURISME
SOMMAIRE
Ruggero CRIVELLI
Département de Géographie et Environnement
Université de Genève
Remarque et remerciements
Ce texte est le résultat (partiel) d'une recherche financée par le
Programme National de Recherche PNR48, dont je remercie toute
l'équipe et son directeur, le prof. Claude Reichler de l'Université de
Lausanne. Un remerciement particulier va à Rafael Matos, chercheur à la
HES-Vs de Sierre, pour le travail de récolte de l'information qui a permis
la réalisation de ce texte.
Introduction
L’histoire contemporaine du tourisme suisse ne peut pas être
considérée sans prendre en compte deux facteurs au moins : la montagne
et la santé.
La montagne représente cette forme particulière de paysage qui attire
énormément les voyageurs à partir du XVIIIe siècle. Lumières et
Romantisme encadrent finalement la (re)découverte de la montagne et de
ses habitants en exaltant la fascination d’un décor paysager imposant et
la droiture morale de ceux qui l’habitent. La santé apparaît assez vite
comme la conséquence du rapport entre les hommes et la terre : un décor
grandiose, fascinant et lumineux – opposé à celui malodorant, sombre et
brumeux des villes qui s’industrialisent – qui crée une sensation de bien-
être corporel et spirituel à celui qui le fréquente. Le XIXe siècle marque
le passage d’une montagne admirée à une montagne qui guérit. Les
Alpes sont ainsi fréquentées par une élite de citadins, nobles ou
bourgeois, qui y vont pour les admirer ou pour soigner leur corps : le
Sanatorium devient le symbole par excellence de cette fonction médicale
de la montagne. En montagne l’air est bon. Cette fonction sanitaire de la
montagne devient de plus en plus importante au fur et à mesure que le
XIXe siècle avance, s’achève et entre dans le suivant. La lutte contre la
tuberculose en est la base principale et contribue à installer la croyance
sur les bienfaits de l’air de montagne : le bon air.
Le tourisme, on le sait, est une branche très importante sur le plan
économique, mais elle est aussi très sensible à la conjoncture. Les crises,
les guerres aussi, peuvent rapidement bouleverser ce secteur. La
Première guerre va donner un premier coup d’arrêt au déroulement
croissant des activités touristiques contemporaines. Elles connaîtront une
certaine reprise par la suite, jusqu’à la Seconde guerre.
Observer l’évolution du tourisme en Suisse, surtout à partir de l’après
Seconde guerre, permet d’illustrer un aspect de l’histoire territoriale d’un
pays, ainsi que de montrer l’impact exercé sur le territoire par un
changement de société. Le tourisme – on l’a dit – peut être une ressource
importante pour un pays. Cependant, son impact dépasse largement la
sphère économique : il peut être vecteur de construction ou de
destruction sociale, à travers la construction ou la destruction territoriale.
Cette citation est intéressante dans la mesure où elle résume très bien
la conception qui est en train de prendre corps auprès des milieux
touristiques et – par reflet – au sein des milieux politiques. Trois aspects
de la Suisse peuvent ainsi être distingués : la Suisse qui guérit, la Suisse
qui éduque et la Suisse qui accueille. Cette dernière catégorie n’est pas
sans rappeler le choix que feront plus tard les autorités helvétiques
d’inviter des milliers de GI’s à venir passer leurs congés en Suisse en
organisant leur séjour (Hauser, 2004). Ce ne sont pas moins de 300'000
soldats américains, stationnés en Europe, qui effectueront ainsi un "grand
tour" de Suisse organisé par le Département militaire fédéral et la
Centrale suisse du tourisme entre 1945 et 1948. Il s’agissait entre autres
d’améliorer la réputation de la Suisse qu’une neutralité mal perçue avait
ébranlée pendant la guerre. Cela semble en partie sous-tendu dans
l’intervention de Cottier, quand il parle des "futures négociations avec
l’étranger", dans lesquelles le tourisme devra avoir une "place de choix".
A ce moment-là, on est sans doute déjà conscient du déficit d’image et
probablement aussi de l’effet positif qu’un bon accueil peut exercer sur
les étrangers. Il faudra, plus tard, toute l’intelligence de la diplomatie
helvétique menée par le Conseiller fédéral Max Petitpierre, pour
dépasser l’hostilité de certaines forces politiques alliées, en faisant
participer la Suisse, sous une forme directe ou indirecte, à ce processus
de reconstruction qui porte le nom de Plan Marshall4. La vision du
tourisme qui se dégage du discours de Cottier semble ainsi représenter
un des maillons du repositionnement politique international de la Suisse.
"Notre climat et nos sources curatives…", pour reprendre les mots de la
citation, ne servent donc pas uniquement à guérir et à éduquer, mais
aussi à retrouver une image (et par là une position politique) que la
proprement dite, car le taux d’occupation des lits est de l’ordre de 80%
contre un peu plus de 25% pour la catégorie hôtelière.
Le monde change
Nous nous étonnons parfois aujourd’hui de la dimension des
évolutions sur le plan social pendant la seconde moitié du XXe siècle. Et
pourtant, ce qui est peut-être encore plus surprenant, ce sont les
prévisions que certains responsables ont été capables d’imaginer il y a
plus de soixante ans. Pour ce qui nous intéresse, parmi les mutations qui
affectent la branche touristique en Suisse, nous pouvons en souligner
deux : les changements sociaux dans le domaine des loisirs et le
développement des transports. Il s’agit de deux champs fondamentaux
dans la mesure où ils ont des répercussions considérables sur deux des
éléments les plus importants du tourisme : le paysage et l’environ-
nement.
Transport et loisir
Le transport est l’un des principaux facteurs de fonctionnement du
tourisme, lequel, par définition, implique un déplacement. Le chemin de
fer, dans l’histoire, n’a pas été le premier moyen pour voyager à des fins
"Depuis 1965, les dépenses au titre des [sic] loisirs et du tourisme ont,
pour la moyenne de tous les ménages suisses, quadruplés en termes
Le territoire blessé
Les nuitées ont suivi le même chemin : dans l’hôtellerie celles des
étrangers ont été multipliées par trois, surtout entre 1948 et 1968
(d’environ 6 à environ 18 millions), tandis que celles des Suisses, qui
avaient par ailleurs pris le relais assez tôt, restent stables entre 11 et 12
millions (1948-1968-1975)31. L’intérêt des Helvètes pour le tourisme
dans son ensemble (ce qui est plus large que l’hôtellerie) reste cependant
important dans cette deuxième moitié du XXe siècle. En effet, en 1977
par exemple, le tourisme national32 atteint 36,2 millions de nuitées contre
32,9 millions de nuitées pour le tourisme de provenance extérieure. Par
contre, ce dernier continue de générer plus de valeurs, car le chiffre
d’affaires a été, avec 6,1 milliards de francs, plus d’une fois et demie
celui créé par le tourisme national (3,9 milliards de francs). Pour les
étrangers, l’hôtellerie reste proportionnellement plus attractive que pour
les Suisses, souvent attirés, par ailleurs, par les autres pays.
- cela signifie aussi (et surtout) 30 m2 par lit dans une structure
hôtelière contre 160 m2 par lit dans le cadre d’une structure résidentielle
secondaire. Compte tenu des nuitées, le contraste est encore plus fort :
1/5 de m2 par nuitée en hôtel, contre 3 m2 dans des résidences
secondaires et appartements de vacances. En somme, cinq fois plus de
surface occupée au sol en termes de lit, mais compte tenu de l’utilité
pratique – du taux d’occupation des lits, on devrait dire – la différence se
multiplie jusqu’à 15 fois !
qui éduque, d’une Suisse qui accueille. La Suisse qui éduque nous
intéresse moins ici52. La Suisse qui guérit et la Suisse qui accueille sont
par contre deux notions, liées à la montagne helvétique, que nous
pourrions considérer comme fondatrices du tourisme suisse d’après-
guerre. Ces images sont cependant un peu paradoxales. La notion de
Suisse qui guérit a pris corps bien avant la Seconde Guerre mondiale.
L’air des montagnes – sous certaines conditions – guérit53. En termes
simples, l’air des montagnes est "bon" ! Cet argument a été à la base des
considérations de certains conférenciers intervenus en 1943 à Montreux :
le rôle thérapeutique étant "acquis", allant de soi, la montagne se prêtait
bien, à ce moment-là, à l’accueil des malades et des blessés de la guerre.
Un discours prospectif sur les potentialités touristiques de la Suisse ne
pouvait donc qu’être optimiste. La guerre n’était cependant pas le seul
argument sur lequel fonder l’optimisme prospectif des acteurs
touristiques. En effet, pour importante et dramatique qu’elle pouvait
l’être, la thérapie des victimes ne pouvait pas durer indéfiniment. Un
autre élément qui a aussi joué un rôle probablement majeur est contenu
dans le caractère populaire qu’a revêtu alors la conviction que l’altitude
peut guérir. Cela est présent autant chez les acteurs du monde touristique
qui s’expriment à Montreux, que dans la réalité quotidienne de la société.
La lutte contre la tuberculose, la création des sanatoriums populaires,
l’hygiénisme, les luttes syndicales, etc. contribuent à montrer
l’importance du repos dans un environnement propre et ordonné.
L’espace de la "guérison" est là, en montagne, et il est prêt à accueillir,
d’autant plus que les infrastructures existent mais – qu’on nous permette
l’expression – sont "vides"54. Le paradoxe de cette Suisse qui guérit ne se
manifestera ainsi que par la suite : si l’air des montagnes a servi,
jusqu’avant la Deuxième Guerre à attirer les visiteurs sur les pentes
ensoleillées ou enneigées des Alpes, il disparaît des références dans les
années de la plus forte croissance économique. On n’en reparlera plus de
manière systématique ou explicite, du moins jusqu’à ces dernières
années. L’air de montagne, qui "guérit" presque par définition, n’est
rappelé que de temps en temps, surtout actuellement, dans les campagnes
de marketing55, aussi bien par l’Office suisse du tourisme que par des
offices locaux.
Dans le cadre du PNR 48, une enquête a été effectuée dans onze
stations touristiques du canton du Valais, auprès de propriétaires,
habitants et vacanciers, en collaboration avec la HEVs57. Ce sont
justement les réponses à certaines des questions posées qui nous incitent,
d’une façon un peu provocatrice, à nous demander si, en fin de compte,
cela a encore du sens de se préoccuper de la qualité de l’air en montagne.
Bibliographie
DFTCE 1979. Département Fédéral des Transports, des Communications
et de l’Energie, Conception suisse du tourisme, Bases de la politique du
tourisme, Rapport final, Berne, Office central fédéral des imprimés et du
matériel, 1979.
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in Comité pour l'histoire économique et financière de la France, Le Plan
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Casagrande, 1975.
HAUSER 2004. Hauser Claude, ""Heidi et les G.I.’s". Une rencontre sur
l’Alpe et ses enjeux pour la Suisse de l’immédiat après-guerre", Lugano,
Colloque Les Alpes et la guerre : fonctions et images, 1-2 octobre 2004,
exposé oral (à paraître) 2004.
HEVs 2005. Haute Ecole Spécialisée du Valais, Institut Economie &
Tourisme, Le Bon Air des Alpes, Comparaison des enquêtes Le Bon air
des Alpes, dactylographié 2005.
HUNZIKER 1943. Hunziker Dr. W. (dir), Problèmes de l’après-guerre,
Rapports présentés au troisième cours consacré à l’étude des questions
touristiques par le Séminaire touristique de la Haute Ecole des Etudes
économiques et commerciales de St-Gall les 6 et 7 septembre 1943, à
Montreux, Lausanne, Librairie de L’Université, F. Rouge & Cie S.A.,
1943.
Sigles :
DFCTE : Département fédéral des communications, des transports et de
l’énergie
OFS : Office fédéral de la statistique
OFEFP : Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage
HEVs : Haute Ecole Spécialisée du Valais
1
Cf : http://www.swisstourfed.ch, rapport de 2010. En 2002, sur 22-23 milliards
de francs, 56% des recettes provenaient des touristes étrangers : c'est dire
combien les caractéristiques de ce secteur peuvent fluctuer d'une année à l'autre,
d'une période à l'autre.
2
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 9-32.
3
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 11.
4
Cf. FLEURY 1993.
5
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 12.
6
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 12.
7
Cf. OFS 1996.
8
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 13.
9
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 13.
10
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 13.
11
Source : OFS, Annuaire statistique de la Suisse, 1966.
12
Cottier, in HUNZIKER 1943, p. 16.
13
Source : OFS, Annuaire statistique de la Suisse, années en question.
14
Cf. en particulier l’exposé du Dr C.-F. Ducommun, secrétaire du contrôle
fédéral des prix, in HUNZIKER 1943, p. 33-80.
15
Ducommun, in HUNZIKER 1943, p. 78.
16
Les ouvriers, souligne encore C.-F. Ducommun, ont perdu 20% de leur
pouvoir d’achat réel !
17
Chenaux, in HUNZIKER 1943, p. 87.
18
Chenaux, in HUNZIKER 1943, p. 85.
19
Chenaux, in HUNZIKER 1943, p. 88.
20
Cf. Primault, in HUNZIKER 1943, p. 95-109.
21
Sous d’autres formes, cependant, ses "prévisions" ne sont pas loin de la réalité
actuelle : il suffit de regarder le développement de l’aviation civile après la
guerre, l’héliportage ou l’actuelle explosion des vols low cost, par exemple.
22
Primault, in HUNZIKER 1943, p. 97-98.
23
Primault, in HUNZIKER 1943, p. 108. Il est difficile de passer sous silence la
dimension "visionnaire" de ce passionné d’aviation et de voiture, qui termine à
la page suivante : "Oserais-je d’ailleurs suggérer que, plus tôt qu’on ne le
pense, les qualités et performances de ces deux véhicules seront obtenues par un
seul, l’autavion ?"
24
Source : OFS, Annuaire statistique de la Suisse, années en question.
25
OFS 1996, p. 3-4.
26
OFS 1996, p. 4.
27
La courbe de croissance des nuitées, avec sa forte pente ascendante, le
représente symboliquement très bien.
28
Chiffres pour lesquels la prudence est de mise, car les données – au dire
même des auteurs – sont incomplètes. Si les données que nous allons utiliser ne
concordent pas toujours, cela n’est pas trop grave dans la mesure où elles
confirment, toutes, des tendances semblables.
29
Cf. DFTCE 1979, p. 19 et sqq.
30
DFTCE 1979, p. 20-21.
31
DFCTE 1979, p. 20.
32
DFCTE 1979, p. 18.
33
DFCTE 1979, p. 20.
34
DFCTE 1979, p. 21.
35
DFCTE 1979, p. 21.
36
KRIPPENDORF 1987, p. 26.
37
KRIPPENDORF 1987, p. 26.
38
KRIPPENDORF 1987, p. 27.
39
KRIPPENDORF 1987, p. 41.
40
Ces estimations comprennent aussi les routes d’accès, les places de
stationnements, etc.
41
OFEFP 2003.
42
Cf. à ce propos F. WALTER 1990.
43
Cf. OFEFP 2003 p. 64.
44
OFEFP 2003 p. 53-64.
45
OFEFP 2003 p. 54.
46
OFEFP 2003 p. 53.
47
OFEFP 2003 p. 56.
48
OFEFP 2003 p. 61.
49
La Suisse faisant 42'000 km2 de surface, cela fait grossièrement un tracé par
kilomètre carré ! Heureusement, cette densité n’est que théorique et la
répartition réelle n’est pas homogène.
50
OFEFP 2003 p. 57.
51
OFEFP 2003 p. 64.
52
Elle mériterait une étude spécifique, ne serait-ce que par le rôle qu’elle peut
jouer dans le développement du tourisme lui-même (la formation de jeunes –
des classes socio-économiques supérieures, en général – qui reviendront aux
âges suivants : une fois leur scolarité terminée ? plus tard ?).
53
Nous ne jugeons pas de l’efficacité réelle sur le plan médical, mais retenons la
simple constatation que cela a créé un véritable système médical et économique.
54
Elles le sont parce qu’il y a la guerre, parce que la branche est surendettée et
parce que les lits sont sous-occupés.
55
Cf. MATOS 2005.
56
On l’aura compris, le terme "guérir" est à prendre dans un sens symbolique.
57
L’Institut Economie et Tourisme de la Haute Ecole Valaisanne de Sierre a
effectué l’enquête en deux temps : pendant la saison d’hiver 2003-2004 et
pendant la saison d’été 2004.
58
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005a, p. 77.
59
Cf. les tableaux autour de la question des "Critères déterminants dans le choix
d’une station de montagne (premiers choix)" dans HEVs, dactylographié p. 2.
60
Cf. HEVs dactylographié, p. 5.
61
Cf. HEVs, dactylographié, p. 5.
62
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005a, p. 11 et p. 32.
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005b, p. 11 et p. 35.
63
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005a, p. 11 et p. 32.
VUISTINER, MATOS ET ZENKLUSEN 2005b, p. 11 et p. 34.
64
Cela n’est pas une nouveauté, car si la durée moyenne des séjours tend à
augmenter jusqu’à la Seconde Guerre, elle va par contre en diminuant
régulièrement depuis. C’est peut-être une des caractéristiques de la
"démocratisation" du tourisme. On s’en rend compte davantage aujourd’hui, non
seulement parce que la valeur des chiffres continue de baisser, mais parce que
Abstract : This text focuses on the touristic strategies that local alpine
actors set up to "build places (territoires)". It shows how the touristic
phenomenon is able to generate processes that structure places. This
territorialisation of flows generated by tourism does not rely only on
endogenous phenomenon, but as well on the constitution of networks
linking local actors to other local actors, situated in other places. The
cases of Grosses Walsertal (Austria) and Val d'Hérens (Switzerland)
illustrate these statements.
Keywords : tourism, territory, images, network, identity.
A une autre échelle, des liens ont été noués avec des populations plus
lointaines, en l’occurrence avec une réserve de la biosphère en
Colombie, afin de créer un circuit de commercialisation du café produit
par de petits producteurs indépendants.
Les quelques exemples de stratégies d’ancrages des flux touristiques
et de restitutions de ceux-ci dans le souci de partager des expériences
communes à l’intérieur d’un réseau, montrent bien ce double enjeu de
territorialisation et ouverture, un exercice qui paraît particulièrement aisé
et porteur pour la vallée du Grosses Walsertal.
Conclusion
Dans les flux mondialisés qui circulent à l’échelle de la planète et qui
composent notamment le marché touristique mondial, nombre de
représentations (de la montagne, des Alpes, de la nature, de l’agriculture,
etc.) sont récupérées par des acteurs locaux. Ceux-ci cherchent à
conférer une singularité à leur commune ou vallée, dans une perspective
non seulement touristique, mais aussi identitaire. Pour ce faire, ce qui est
considéré comme étant la "population locale" est mobilisée dans le
rapport qu’elle entretient avec un territoire, lui aussi jugé spécifique.
Mais cette territorialisation délibérée implique aussi une ouverture vers
l’extérieur, comme l’ont montré les participations à de nombreux
réseaux.
Les communes et régions analysées ici ne prônent donc aucune forme
de repli, bien au contraire. Leur préoccupation principale réside dans la
régulation des flux engendrés par le tourisme et pour ce faire, une
circulation d’informations ciblées constitue une ressource en soi. On
observe alors que les espaces de référence dans lesquels les acteurs
cherchent à développer les interactions, notamment les Alpes dans les
deux études de cas, sont parfois aussi ceux qui servent de ressources au
travail symbolique sur le lien social, pour ce qui touche aux identités
collectives.
Les modalités de ce processus de territorialisation explicite sont
variées, mobilisant les ressources économiques, symboliques, politiques
et identitaires des acteurs du lieu. Elles agissent aussi en jouant de la
pluralité des échelles : échelle locale visée par le processus lui-même,
échelles régionale, nationale et supranationale quand ces dernières
Bibliographie
Appadurai A. (1996), Modernity at large. Cultural dimensions of
globalization. London, Minneapolis, University of Minnesota Press.
Bergier J.-F. (1992), "La montagne imaginaire : réalité d’en-haut,
perception d’en-bas" in Marchal G. P., Mattioli A. (dirs.), La Suisse
imaginée. Bricolage d’une identité nationale, Zurich, Chronos, 63-69.
Berthoud G. (2001), "The ‘spirit of the Alps’ and the making of political
and economic modernity in Switzerland", Social Anthropology, vol. 9,
no 1, 81-94.
Blanc J. (dir.) (2006), Exclusion et liens financiers : Monnaies sociales.
Rapport 2005-2006. Paris, Economica.
Castells M. (1999), L'ère de l'information. La société en réseaux, Paris,
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Tourism Research, Vol. 34, No. 4, 943–960.
Crettaz B. (1993), La beauté du reste. Confessions d'un conservateur de
musée sur la perfection et l'enfermement de la Suisse et des Alpes.
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Debarbieux B., Vanier M. (2002), "Les représentations à l'épreuve de la
complexité territoriale : une actualité? une prospective? ", in Debarbieux
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Ed. de l'Aube, 7-26.
Di Méo G. (2001), Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan
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Featherstone M., Lash S. (1995), "Globalization, Modernity and the
Spatialization of Social Theory : An Introduction", in Featherstone M.,
Lash S., Robertson R., Global Modernities. London, Sage, 1-24.
1
Les géographes anglo-saxons ont volontiers utilisé la distinction entre space et
place pour analyser ce différentiel. Le concept de space leur a permis
d’appréhender l’espace comme un champ sillonné de flux quand le concept de
place visait à rendre compte des processus par lesquels les individus et les
collectifs construisaient des formes d’attachement affectif ou symbolique
(Relph, 1976 ; Tuan, 1977). S’inspirant de la pensée de Henri Lefebvre, Andrew
Merrifield envisage space et place comme étant indissociables. Il considère le
premier comme "the rootless, fluid reality of material flows of commodities,
money, capital and information which can be transferred and shifted across the
globe" (Merrifield, 1993 :521) et place comme le "locus and a sort of stopping
18
Une étude récente d’un institut de recherche suisse, le BAK Basel Economics,
classe plusieurs stations du Vorarlberg parmi les meilleures des Alpes de ce
point de vue (Kämpf, Hunziker, 2008).
19
On trouvera une présentation de la Réserve de biosphère Grosses Walsertal
par sa manager, Madame Birgit Reutz-Hornsteiner, aux adresses Internet :
www.unesco.org/mab/news/reutz_MB.pdf ; www.grosseswalsertal.at.
20
www.grosseswalsertal.at/emsp/Projekte/Gewerbe/Bergholz/tabid/288/languag
e/en-US/Default.aspx (consulté le 26 juin 2011).
21
Informations tirées du site de la monnaie locale : www.talentiert.at (consulté
le 26 juin 2011).
22
www.grosseswalsertal.at/emsp/Projekte/Lebensfreude/tabid/300/Default.aspx
(consulté le 26 juin 2011).
23
www.grosseswalsertal.at/WaspassiertimBiosph%C3%A4renpark/Regionalent
wicklung/AlchemillaKr%C3%A4uterprojekt/tabid/1248/Default.aspx (consulté
le 26 juin 2011) Le slogan du projet a une coloration féministe manifeste, les
plantes concernées étant présentées comme des herbes "de femmes pour les
femmes".
24
Entretien en allemand du 13 juin 2007 avec le maire de Raggal. Traduction de
Cristina Del Biaggio.
25
www.grosseswalsertal.at/emsp/Produkte/Walserstolz/tabid/117/language/en-
US/Default.aspx (consulté le 26 février 2009, traduction de l’allemand de
Cristina Del Biaggio).
26
Pour plus d’informations : www.alpenallianz.org/fr (consulté le 20 mai 2008).
27
Alchemilla a été financé dans le cadre du programme Dynalp2, initié par la
Conférence Internationale pour la Protection des Alpes (CIPRA) et financé par
la Fondation de droit suisse MAVA.
28
Entretien en allemand du 13 juin 2007 avec le maire de Raggal. Traduction
Cristina Del Biaggio.
Gianni HOCHKOFLER
Société de Géographie de Genève
L’écrivain et le Mexique
Pino Cacucci, "le plus mexicain des écrivains italiens" (Porqueddu,
Giorello, 2003) est bien connu en Italie, les éditions de ses livres et les
prix littéraires le confirment. Il n’est pas non plus inconnu des lecteurs
francophones, comme les nombreuses traductions en témoignent.
Il se présente ainsi :
"Je suis né (en 1955) à Alessandria dans le Piémont. Quand je
n’avais qu’une année, les miens ont déménagé en Ligurie, à Chiavari, où
j’ai grandi. Après, en 1975, je suis allé à Bologne, sous le prétexte de
l’Université et en 1982, je suis parti au Mexique, où j’ai longtemps vécu.
Si l’on considère que je suis le fils d’un père des Pouilles et d’une mère
des Marches, quand on me demande d’où je suis, je ne sais pas quoi
72
répondre. Je sens que je n’ai même pas une ville natale" (Cacucci,
2008).
Il s’inscrit au DAMS1 de Bologne, attiré par le charisme d’Umberto
Eco qui en était le directeur, mais aussi par la chaude vie intellectuelle,
sociale et politique de la moitié des années 1970 dans cette importante
ville universitaire. Par la suite, la situation à Bologne se détériore ; il part
à Barcelone et Paris. Dans la postface d’un roman noir, Punti di fuga, qui
n’a pas été traduit en français, il dit que le Mexique a été aussi un lieu de
fuite, inspiré par les personnages des westerns de Sergio Leone et de
Sam Peckinpah. Après la déception de la grise réalité qui suivit les rêves
brisés de la fin des années 1970 à Bologne, la fuite au Mexique lui
semble la seule issue digne, vers des mondes dans lesquels la fantaisie
n’est pas encore morte.
Il saisit en 1982 l’invitation de Mexicains qu’il a connus à Paris.
C’est le grand tournant :
"Dès ce premier moment au Mexique, vivant chez des Mexicains, je
me suis trouvé en immersion dans la vie quotidienne, hôte chez eux. Je
ne me suis donc jamais senti un "touriste", mais un hôte de Mexicains,
humbles et dignes, qui me firent connaître le Mexique "verdadero"".
(Traduction et adaptation d’une communication écrite de Pino Cacucci).
Il y prend goût, et l’année suivante, il retourne au Mexique pour y
rester une bonne partie des années 1980. Il parcourt les différentes
régions du grand pays, en utilisant tous les moyens de transport. Il étudie
son histoire, à partir de la période précolombienne et de l’impact violent
des conquistadores, dont les conséquences ne cessent de se montrer
jusqu’à nos jours. Cacucci est surtout fasciné par la grande épopée
révolutionnaire et les années brûlantes et créatives qui la suivirent. Les
protagonistes et derniers témoins de cette époque passionnante sont des
personnages hauts en couleur, sortis de l’oubli. La connaissance des
lieux, de l’histoire, des traditions, des coutumes, de l’art, de la littérature
et des événements les plus récents est toujours accompagnée par la
rencontre et l’écoute des gens.
Nous nous limiterons ici à l’analyse des ouvrages de Pino Cacucci
publiés en français où le Mexique est, si l’on peut dire, le "protagoniste".
Ils sont un outil pour parcourir la géographie et l’histoire de cet étonnant
pays, au-delà des clichés et des préjugés.
Le Mexique et la littérature
La littérature occupe une place importante dans l’attractivité du
Mexique. L’écrivain surréaliste Antonin Artaud, débarqué à Veracruz en
1936, "à la recherche d'un monde perdu", rencontre les Tarahumaras
qu’il décrit dans des textes qui sont sans doute parmi les plus beaux
écrits par un Européen sur le Mexique.
"C'est une idée baroque pour un Européen que d'aller rechercher au
Mexique les bases vivantes d'une culture dont la notion s'effrite ici ; mais
j'avoue que cette idée m'obsède ; il y a au Mexique, liée au sol, perdue
dans les couleurs de lave volcanique, vibrante dans le sang des indiens,
la réalité magique d'une autre culture dont il faudrait rallumer le feu."
(Artaud. A., 1963 : 159).
André Breton y trouve le pays surréaliste par excellence, dans lequel
le passé mythologique,
"continue à évoluer sous la protection de Xochipilli, dieu des fleurs et
de la poésie lyrique et de Coatlicue, déesse de la terre et de la mort
violente […]" (Breton A., 1938).
D’autres auteurs sont attirés par ce pays, comme D.H. Lawrence,
Malcolm Lowry, Jacques Soustelle dans ses travaux ethnographiques et
J.M.G. Le Clézio, auteur de Rêve mexicain, qui a écrit que le Mexique
lui a produit un choc physique. La liste des auteurs italiens est par contre
très courte : Emilio Cecchi, auteur d'un récit de voyage à partir de la
Californie en 1930, lorsqu’il était professeur à Berkeley, Carlo Coccioli,
double risque : l’un d’être influencé par les auteurs qu’il traduit et l’autre
d’ajouter du sien aux textes qu’il traduit. Il pense que jusqu’à présent, il
a gardé le juste équilibre en respectant le sens et les émotions que
l’auteur veut transmettre. On peut conclure que la traduction aussi est un
voyage entre les mots et les images, plein de détours, d’entraves et de
pièges, comme tous les voyages d’ailleurs.
Como México no hay dos (il n’y a pas deux pays comme le Mexique).
Cet adage populaire affirme haut et fort qu’aucun autre pays ne peut être
comparé au Mexique (Cacucci 2007 : 21).
L’affirmation de l’orgueil national des Mexicains se base sur la
nature. Le ciel du vaste plateau possède "la lumière juste" qui exerce son
attraction sur les artistes : écrivains, poètes, photographes ou réalisateurs.
Et après les averses de la saison des pluies, "[…] lorsque enfin cesse la
pluie, tout paraît transformé et la nature régénérée offre au monde un
nouveau visage" (ibid. : 22).
Ce pays est unique pour tous ses contrastes. Dans la géographie :
côtes tropicales et sommets enneigés, déserts et forêts vierges,
gigantesques métropoles et paisibles villes coloniales, plages des
Caraïbes et sites archéologiques précolombiens, mais aussi dans la
société : richesse et misère, modernité et tradition, culture et violence,
corruption et révolte, Etats-Unis d’Amérique et orgueil national. Un pays
qui "se nourrit de mythes et de légendes. Soudé par le ciment puissant de
la mexicanidad - cette philosophie de la vie où s’exprime un attachement
profond à ses racines -, son peuple appréhende les trésors naturels du
pays comme de véritables créatures vivantes, œuvres d’une Mère Nature
généreuse et cruelle, à la fois crainte et respectée" (ibid. : 23, 24).
A la Mère Nature qui manifeste sa cruauté dans les tremblements de
terre, les éruptions volcaniques et les ouragans dévastateurs, font défi
depuis quelques années les tueries et les massacres des cartels de la
drogue. Pino Cacucci a décrit le début de ce phénomène dans Puerto
Escondido. Un article de Marta Durán de Huerta, paru le 18 octobre
2011 mentionne à partir de 2000, plus de 50’000 morts, 10’000 disparus
et 250’000 personnes déplacées par la violence3.
moins visibles grâce à leur mimétisme avec les jeunes des classes
populaires : habits propres, baskets de marque et téléphones portables.
Leur consommation de drogue a aussi changé. Au lieu de l’inhalation de
colle et de solvants qui se faisait en groupe, ils consomment
individuellement du crack et de la cocaïne. Tous ces facteurs, auxquels
s’ajoutent les rafles de la police, ont eu pour effet de chasser cette
population des zones les plus prestigieuses du centre. Ce jeunes ne sont
désormais plus fixés à un lieu, mais en déplacement permanent.
Le Zócalo
Le centre de Mexico, la place de la Constitución, appelé
communément Zócalo correspond exactement à celui de la capitale
aztèque Tenochtitlán.
"[ Y déboucher] à pied de l'avenue Francisco Madeiro ou de l'avenue
Cinco de Mayo donne une sensation de vertige. C'est tout à coup le vide,
la foule disparaît dans l'espace immense" (Cacucci, 2001b : 37).
Cette place, marquée par l’imposante cathédrale baroque et le Palais
National, est le centre symbolique de la nation, le nombril du Mexique,
où se déroulent tous les rassemblements patriotiques et politiques. A
l'intérieur du Palacio, sur un des murales les plus célèbres de Diego
Rivera,"qui représente toute l'histoire du Mexique de Moctezuma à la
Revolución" (ibid : 37) sont aussi représentés d'autres révolutionnaires.
"[…] cette ville restera probablement la seule au monde où l'effigie de
Marx trône dans un édifice gouvernemental […]" (ibid. : 38) (Fig. 2).
Pino Cacucci rappelle que le Mexique a été encore une fois pays
d’accueil, à l’aéroport cette fois-ci, pour des dizaines de milliers de
Brésiliens, Uruguayens, Chiliens, Argentins, Guatémaltèques et
Salvadoriens, frappés par les féroces dictatures militaires d’Amérique
Latine à partir des années 1970.
Tapachula et Tijuana
Tapachula et Tijuana sont totalement opposées du point de vue
géographique et de l’ambiance. Tijuana au nord, à la frontière avec la
Californie, est la "métropole frontalière, [,,,] ville frénétique et indolente
[…]," (ibid. 148) un immense duty free shop envahi par des vagues de
gringos qui y cherchent alcool sans limites, drogue facile, aventures et
marchandises de tout genre.
Zacatecas
La ville rose, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en 1995, est
décrite dans des contextes dramatiques. Le premier est la violente
bataille de 1914, entre le général révolutionnaire Francisco Villa et les
armées fédérales de Victoriano Huerta.
"L’artillerie de Villa touche les positionnements mais ne bombarde
pas les habitations : Zacatecas est l’une des perles du Mexique avec ses
palais baroques en cantera rose, cette pierre de carrière, noble et
légère, utilisée pour la construction. Pancho Villa ne passera pas à la
postérité comme l’homme qui a détruit tant de beauté" (ibid. : 228).
Avant de se suicider, rongé par ses démons, Bart, l’agent des USA,
responsable de l’assassinat du jeune médecin, ami de Leandro, monte au
sommet du Cerro de la Bufa :
"[Il] essaya de garder les yeux ouverts, mais la vue de la ville en bas
lui donna le vertige. Il ne put admirer la lueur ocre et rosacée qui se
dégageait du centre, des façades des églises, des palais coloniaux, des
places cachées" (ibid. : 241).
La richesse de ses mines d’argent qui au XVIIe siècle en firent une
des plus riches villes au monde est à l’origine de sa beauté. Le Mexique
est connu pour la beauté de ses villes coloniales. Guanajuato, San Luis
Potosí, San Miguel de Allende et Taxco qui attirent des nombreux
touristes sont aussi des "villes de l’argent".
Le contraste entre les terres froides et les terres chaudes est présent
aussi le long de la route qui descend de la Sierra à Puerto Escondido : air
frais, "parfumé d’oxygène" à plus de 2000 mètres, et plus bas des
plantations tropicales qui grimpent jusqu’au bord de la route.
"Des palmiers à perte de vue ; l’air devient un liquide chaud qui
coupe la respiration. Les odeurs se mélangent et ressurgissent par
bouffées, relents douceâtres et parfums aigus qui pénètrent jusqu’à
l’estomac. Nous traversons des villages regroupés autour d’un petit
fleuve, oppressés par la végétation qui semble les faire suffoquer"
(Cacucci, 1994a : 284).
De l’autre côté, au Yucatán, Cancún représente "le condensé de
l’imaginaire collectif" des Caraïbes. Avec surprise, il découvre qu'il
"existe [...] vraiment".
Le parfum du vent qui vient de la terre est étrange :
"Une odeur de fleur d’oranger. Et pourtant on ne voit que des
palmiers, de l’autre côté de la lagune. Le sable est doré, extrêmement
fin ; presque du talc. L’océan présente des gradations de turquoise qui
virent au vert émeraude lorsqu’on s’éloigne au large, où les touffes
d’écume contrastent avec la placidité du ressac sur le rivage, comme si
le soleil ôtait aussi toute force à la mer" (Cacucci, 2001b : 209).
Cette description des Caraïbes mexicaines pourrait bien figurer dans
une brochure d’agence de voyage.
Une fois récolté le peyotl, ils le mâchent pendant des jours et des
nuits, en ne buvant que de l’eau. Puis ils entonnent un chant à leurs
dieux, ils dansent, et il s’assoient en cercle pour la méditation, "et
laissent planer leur esprit dans les espaces d’autres dimensions" (ibid. :
101).
Connus aussi comme Wixárikas, dans le documentaire Flores en el
desierto de José Alvarez (2009) présenté à Genève dans Filmar en
America Latina en novembre 2011, ils "guident la caméra afin d’hériter
de leurs propres racines" (Programme Filmar en America Latina : 31-
32). Ils nous montrent le rite du peyotl qui donne les rêves et la sagesse,
"la douleur du monde et garantit à l’univers son équilibre"9.
Tarahumaras
"La ligne de chemin de fer appelée Chepe qui relie Chihuahua,
capitale de l’Etat du même nom dans le Nord-Ouest du pays, à Los
Mochis, sur la mer de Cortés, traverse la Sierra Madre occidentale. Elle
est parcourue par le Vista Tren aux grandes fenêtres qui offre aux
touristes des vues époustouflantes sur un des plus spectaculaires
paysages ferroviaires du monde, la Barranca del Cobre. Ce cañon, plus
vaste que celui du Colorado, est l'attraction du trajet. Il est resté isolé
jusqu'en 1961, quand la ligne fut achevée. L’isolement a permis aux
derniers Tarahumaras (Raramuri, coureurs, dans leur propre langue) de
résister et survivre à tous les conquérants et évangélisateurs. Grands,
minces, ils sont connus pour la légèreté de leurs pas bondissants. Grâce
à une légendaire résistance ils sont capables de parcourir jusqu'à 200
km sans s’arrêter.
Dans la langue tarahumara, il n'existe pas de mot pour "Dieu". Ils
croient en quelque chose qu'on peut ramener à l'ensemble de la nature,
divinité à la fois homme et femme" (ibid. : 130).
Ils pratiquent aussi le rite du peyotl. Antonin Artaud dans sa
recherche tourmentée du sens de la vie alla vers eux. Il fut accueilli sans
méfiance et participa à ce rite. Au terme de cette expérience, il écrivit :
"De philosophie, les Tarahumaras en sont obsédés ; et ils en sont
obsédés jusqu'à une sorte d'envoûtement physiologique ; il n'y a pas chez
eux de geste perdu ; de geste qui n'ait pas un sens de philosophie directe.
Les Tarahumaras deviennent philosophes absolument comme un petit
Kunkaas, (Seris)
Sur la côte de l"'Etat de Sonora, entre Hermosillo et l'île Tiburón,
survit la plus petite des ethnies, les Kunkaas, terme signifiant dans leur
langue "les gens", mais appelés aussi Seris par les Mexicains. Ils ne sont
actuellement pas plus de 500, vivant de pêche et d'artisanat sur la côte
sablonneuse de la mer de Cortés". Leur société "[…] est de type
totalement matriarcal. Non seulement la femme occupe le rang de chef
de famille, mais elle rend aussi la justice au sein de la tribu" (ibid. : 144).
Ils se reconnaissent comme les fils de Issaak, la lune, qui est leur
divinité principale. Ils célèbrent sa beauté par des danses rituelles,
surtout à l'occasion de la puberté des jeunes filles, avec "une cérémonie
toute spirituelle. C'est une danse joyeuse ; elle exalte l'allégresse
qu'engendre la fertilité donnée aux filles devenues femmes" (ibid. : 145).
Les jeunes filles, coiffées, habillées, parées et maquillées avec le plus
grand soin par les femmes adultes, sont au centre de fêtes durant quatre
nuits et quatre jours.
"Enfin, les jeunes filles sont lavées dans l'eau de la mer, qui pour les
Seris est source de vie. […] Agg, la mer, est un dieu généreux qui permet
leur survie, mais qui sait être cruel par caprice. Pour un Kunkaak,
prononcer la phrase "je vais pêcher" est l'équivalent d'un espoir, et
d'une prière adressée aux dieux pour qu'ils soient bienveillants sur le
chemin du retour" (ibid. : 146).
Le plus petit des peuples survécut à l’arrivée des Européens grâce à la
marginalité géographique, le long d’une côte désertique qui jusqu’à
maintenant ne présente pas d’intérêt économique majeur, qui produit un
artisanat de grande qualité et intègre la pêche comme ressource.
Bibliographie
Artaud A. 1963, D'un Voyage au Pays de Tarahumaras, Paris, éditions
de la Revue 'Fontaine', (1945).
Breton A. 1938, Le surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard.
Cacucci P. 1994a, Puerto Escondido, Paris, Bourgois.
Nos remerciements vont aux éditions Christian Bourgois et Payot qui ont
autorisé les citations de P. Cacucci dans le texte (copyright : C.
Bourgois, Paris et Payot, Paris)
1
Le DAMS (Discipline delle Arti, della Musica e dello Spettacolo) nouveau
cours de licence de la Faculté de Lettres, ouvert en 1971. Umberto Eco,
sémioticien, en fut un des professeurs les plus prestigieux.
2
Liberazione 29-05-2008 (www.Liberazione.it).
3
http ://www.rnw.nl/espanol/article/m%C3%A9xico-pactar-con-el-narco
-he-ah%C3%AD-el-dilema.
4
(Lazaro Tenorio Godinez Los niños de la calle ante la convención de los
derechos del niño. http ://www.juridicas.unam.mx/publica/librev/rev/
anjuris/cont/246/pr/pr10.pdf).
5
Immigration and Refugee Board of Canada, Mexique : information sur les
mesures prises par le gouvernement et les organisations non gouvernementales
(ONG) concernant les enfants de la rue ; le traitement réservé aux personnes
qui offrent de l'aide aux enfants de la rue dans la ville de Mexico, District
fédéral, 7 July 2011, MEX103780.EF, available at :
http://www.unhcr.org/refworld/docid/4e4272e82.html.
6
(Miguel Ángel Sosa miguel.sosa@eluniversal.com.mx) Niños de la calle
modifican sus hábitos (18 novembre 2011).
http://www.eluniversal.com.mx/ciudad/101843.html.
7
Ejército Zapatista de Liberación Nacional, armée zapatiste de libération
nationale, qui revendique les droits des paysans Mayas du Chiapas, parmi les
plus pauvres habitants du pays, contre les grands propriétaires et les pouvoirs
politiques qui les soutiennent.
8
Cimarrón, mot espagnol, probablement d'origine autochtone (tainos) désigne
d'abord les plantes et les animaux d'origine domestique qui se retrouvent à l'état
sauvage. Ensuite il s'applique aux aborigènes et surtout aux esclaves africains,
qui se sont sauvés dans des lieux sauvages et insalubres pour les Blancs, en y
fondant des villages.
9
Programme Filmar en America Latina, Genève, 2011, p. 32.
10
Tiré de Chant XXIX Proverbios y cantares, Campos de Castilla, 1917.
VOYAGE ET LITTERATURE :
L'ITALIE DE HERMANN HESSE1
Bertrand LEVY
Département de Géographie et Environnement
Université de Genève
Prologue méthodologique
La variété des témoignages littéraires laissés par des écrivains à
propos d'une région, d'une ville ou de quelqu'autre lieu particulier,
ressortit à la fois d'expériences singulières et d'un savoir codifié. A
travers des conventions langagières s'exprime une subjectivité
généralement dotée d'un sens aigu d'observation, capable de transmettre
ses impressions par le truchement de l'écrit. La question de
l'interprétation d'un document servant à l'art par une discipline à vocation
traditionnellement scientifique pose le problème de l'intentionnalité :
quelle est l'intention du géographe se livrant à cet exercice ?
"A Gênes je m'enrichis d'un grand amour. Ce fut par un clair après-
midi de vent, peu après le milieu du jour. Mes bras reposaient sur un
large parapet de pierre, derrière moi s'étendait Gênes dans la richesse
de ses couleurs ; au-dessous de moi s'enflait, vivante, la grand mer
bleue. La mer ! Dans un tumulte sourd, l'éternel, l'immuable, se ruait
vers moi de toute la violence de son désir incompris, et je sentis qu'en
mon cœur quelque chose se liait avec ces flots bleus écumants d'une
amitié à la vie et à la mort" (Hesse, 1977 : 105).
"A part les nuages, mes favoris, je ne sais pas d'image plus belle et
plus grave des aspirations et des pérégrinations humaines qu'un navire
s'en allant ainsi vers les régions lointaines, devenant de plus en plus
petit et disparaissant dans l'horizon qui s'ouvre à lui" (ibid. :106-107).
Ce qui frappe dans cette évocation, c'est son caractère paysager : ville
blanche, pierres, arbres, astre lumineux, fleurs. Dans un autre texte écrit
juste après son voyage et intitulé : Il Giardino di Boboli (1901), l'auteur
explique pourquoi il préfère le paysage des collines toscanes aux massifs
montagneux recouverts de forêt de Suisse ou de la Forêt-Noire. Bien que
ceux-ci lui apparaissent beaucoup plus riches et plus verdoyants, et que
le printemps y arrive avec un air plus dense et plus suave, la magie du
paysage du Midi l'émeut davantage :
"Ici, je n'avais point de peine à me lier avec les gens, ici, à chaque
pas, je voyais, à ma grande joie, se dérouler, avec un naturel que nul ne
barré en amont depuis 1490 au moins, faisant refluer et grossir ses eaux
le long des quais de Florence, de telle sorte à lui procurer une majesté
que le torrent du Val d'Arno ne possède pas.
Conclusion
S'il est banal d'affirmer que l'écrivain-voyageur va autant à la
découverte de lui-même que celle du pays visité, il est utile d'insister sur
l'aspect formateur d'un tel voyage. Il ne s'agit pas à proprement parler
d'un voyage initiatique, puisque l'initiation à l'Italie s'est faite surtout à
partir de lectures antécédentes. Plutôt que d'une initiation, il s'agit d'une
rencontre primordiale, comme inscrite dans le destin, avec le réel
imaginé et rêvé. On ne peut être que frappé par l'étroite coïncidence
nouant la réalité au mythe : le pays de Dante, de Pétrarque et de Bellini
se dévoile conformément aux pré-visions. L'explication est liée, à mon
sens, à deux raisons, l'une personnelle, l'autre historique. D'abord, l'âge
du voyageur, vingt-quatre ans lorsqu'il franchit le Gothard pour la
première fois, est un âge où la réceptivité à de nouvelles sensations est
Bibliographie
BERTRAND, Gilles, 2004, La culture du voyage. Pratique et discours de
la Renaissance à l’aube du 20e siècle, Paris, L’Harmattan.
BRILLI, Attilio, 1995, Quando viaggiare era un'arte. Il romanzo del
Grand Tour, Bologna, Il Mulino.
BURCKHARDT, Jakob, 1958, La Civilisation de la Renaissance en
Italie, trad. de l'allemand par H. Schmitt, Paris, Plon, (1885).
DALMASSO, E. GABERT, P., 1984, P., L’Italie, Paris, PUF, Magellan.
DE LUCIA, Mario, 2002, Viaggi in Europa, Napoli, Edizioni
Scientifiche Italiane.
ELIADE, Mircea, 1992, Contributions à la philosophie de la
Renaissance, suivi d’Itinéraire italien, trad. du roumain par A. Paruit,
Gallimard, Paris, 1992 (1928).
GAUTIER, Théophile, 1976, Italia, Plan de la Tour, Les Introuvables,
(1855).
Source de l'illustration :
Fig. 1, p. 110 : Hermann Hesse à Fiesole : Photographie aimablement
prêtée par Madame Regina Bucher, archives de la Fondation Hermann
Hesse à Montagnola et Musée Hermann Hesse
(www.hessemontagnola.ch), et Monsieur Volker Michels, propriétaire
des droits d’édition et auteur de : Hermann Hesse : Sein Leben in Bildern
und Texten. Hrsg von Volker Michels, Insel Taschebuch, 1987,
Suhrkamp, 1979, Francfort. (Droits réservés).
1
Cet article est une version remaniée et actualisée d’un sous-chapitre intitulé
Les portraits de l’Italie dans Peter Camenzind, les Carnets de voyage de 1901 à
1903, les poésies et autres écrits de Hermann Hesse, paru in B. Lévy, 1989 :
210-232.
Renaud DE SINETY
Historien
La Rochelle
Résumé : Bien que le "Rideau de fer" soit tombé et que les relations
diplomatiques arméno-turques tendent à se normaliser depuis l’accord
signé le 10 octobre 2009, l’Arménie reste un pays très enclavé. Plus de
80% de ses frontières sont fermées par ses voisins turcophones
d’Azerbaïdjan, du Nakhitchevan et de Turquie. Et pour cause, leur tracé
a été bouleversé par la guerre que se sont livrée Arméniens et Azéris
entre 1988 et 1994, alors que l’Europe avait les yeux braqués sur le
chaos yougoslave. Pour appréhender au plus près son territoire et
rendre compte de la complexité de sa situation géopolitique, l’auteur a
préféré le train pour rejoindre Erevan depuis La Rochelle, et le vélo
pour longer ses frontières.
Mots clés : Arménie, Azerbaïdjan, diaspora, enclave, frontière, Haut-
Karabakh.
Kars
Kars, terminus du Doğu Ekspresi. Perdu à l’extrême est de la
Turquie, cette ancienne ville de garnison russe, avec ses rues rectilignes
et ses maisons arméniennes, est une austère bourgade provinciale. Elle
doit son statut d’impasse ferroviaire aux tensions géopolitiques qui
obstruent la frontière avec l’Arménie depuis près d’un siècle. Hier, la
ligne de fracture séparant le "monde libre" du "paradis communiste"
puisait dans l’idéologie ; aujourd’hui, sa source est avant tout
nationaliste – le génocide arménien perpétré par le gouvernement Jeune
Turc constituant le nœud du problème. Pourtant, les voies ferrées ne
s’arrêtent pas à Kars. Elles continuent vers l’est jusqu’à Gumri, l’ex-
Leninakan, à une quarantaine de kilomètres seulement.
Mais cette infrastructure, fonctionnelle dans l’hypothèse d’un Sud
Caucase en paix, n’a plus que ses rails pour convaincre. Et si Kars est la
première étape visible de ce cloisonnement, de l’autre côté de l’ancien
"Rideau de fer", la situation est pire. Le réseau de transport unissant les
"pays frères" de Transcaucasie s’est disloqué en même temps que
l’Union soviétique. Rupture des relations diplomatiques, territoires
autonomes sécessionnistes, politique de déstabilisation du "grand frère
russe", guerres et blocus ont eu raison de sa cohérence transnationale
pour le fragmenter en d’insignifiants tronçons ethniques.
Dès lors, pour rejoindre la République d’Arménie depuis la Turquie,
il faut contourner par la Géorgie la barrière de ressentiment qui sépare
les deux communautés. Un détour de près de 200 km à travers la
montagne pour rejoindre le poste frontière turco-géorgien de Türksüzü-
Valé.
Akhalkalaki
Sur la chaussée défoncée d’un arrière-pays livré à lui-même, la route
conduisant à Gumri traverse la province géorgienne du Djavakh. Une
région peuplée d’Arméniens, dont certains courants nationalistes –
théoriciens exaltés d’une "Grande Arménie" reconquise – prônent
ouvertement l’annexion par la force. Akhalkalaki est le chef lieu de cette
terre arménienne de Géorgie. Il ne compte plus une rue bitumée digne de
ce nom. La présence de l’Etat n’y est manifeste que par la présence d’un
camp militaire en surplomb.
De la gare routière – une sobre place de village en réalité –, des
minibus partent toutes les deux heures pour Gumri et Erevan. Le prix de
la course est modique, bien qu’une part de la recette, dissimulée dans le
journal du jour, soit distribuée à chaque barrage de police. La route est
plutôt bonne jusqu’à Ninotsminda, puis chaotique. Si bien qu’il faut près
de trois heures au minibus pour rejoindre le poste frontière, qui n’est
qu’à 40 kilomètres d’Akhalkalaki.
Il existe trois voies de passage entre la Géorgie et la République
d’Arménie. Et cette frontière nord est vitale pour l’Arménie. C’est par là
que transitent les marchandises venues de Russie, son premier partenaire
Gumri
Gumri est la deuxième ville d’Arménie. De monumentales façades
d’immeubles en pierre volcanique encadrent ses larges avenues, mais
derrière ces souveraines vitrines du génie architectural russo-arménien,
les bâtiments font triste mine : cours insalubres, ruelles boueuses et
crevassées, bicoques de bois et de tôles. Si bien qu’au tremblement de
terre du 7 décembre 1988, les façades sont les éléments qui ont le mieux
résisté.
Partout en ville, on remarque les séquelles du séisme qui causa des
dizaines de milliers de morts et détruisit 75% du bâti. Au lendemain de
la catastrophe, alors que les "événements" du Haut-Karabakh
dégénéraient entre les irrédentistes arméniens et la République
d’Azerbaïdjan, l’ex-premier secrétaire du Parti communiste et futur
président Gueïdar Aliev ne trouva rien de mieux que de se féliciter
publiquement du "châtiment divin" infligé à l’Arménie.
Fig. 2 : Gumri
L’Araxe
La route qui mène au Zanzegour, la région sud du pays enserrée entre
le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan, suit un itinéraire totalement irrationnel
eu égard au relief de la région. Quand la circulation entre les républiques
socialistes n’était entravée par aucune frontière, la route – tout comme la
voie ferrée – suivait le lit de l’Araxe, depuis Artashat jusqu’à Meghri, à
l’extrémité méridionale du pays. Aucune dénivellation ne venait en
perturber le tranquille tracé de 250 km. Au lieu de quoi, il est
aujourd’hui nécessaire de franchir plusieurs cols par une route sinueuse
et escarpée pour rejoindre la même ville de Meghri, cette fois éloignée
de près de 400 km.
C’est dans la bourgade d’Eraskh, dans la vallée de l’Araxe, que
l’aberration infrastructurelle des axes de communication arméniens
apparaît avec le plus d’acuité. Ici, la prometteuse perspective routière et
ferroviaire filant vers le sud-est est brusquement interrompue par un
enchevêtrement de barrières striées de rouge, de jaune et de noir, de
barbelés piquetés de bouts de tissu et de sacs plastique, de miradors
couverts par des filets de camouflage, de carcasses de voitures et de
wagons rouillés ; le tout, annoncé par une cohorte de panneaux
signalétiques triangulaires, arborant croix noires, têtes de mort et
silhouettes foudroyées sur fond jaune. Les automobilistes n’ont d’autre
choix qu’opérer un virage à 90° pour contourner l’ennemi : quitter la
vallée de l’Araxe et opter pour la tortueuse route de montagne
arménienne plutôt que pour la pente douce de la voie azérie.
Goris
Goris, que d’aucuns appellent "la petite Cappadoce" en raison de ses
cheminées de fées et de ses habitations troglodytes, est la dernière ville
d’importance avant de s’engager dans le Couloir de Latchine, par la
route qui mène au Haut-Karabakh.
Vardenis
A Vardenis, par contre, les plaies de la guerre sont bien visibles,
gravées dans les murs des bâtiments. Comme toute la côte orientale du
lac Sevan, la ville a payé un lourd tribut à la volonté émancipatrice du
Karabakh. Elle a subi les raids de l’aviation azérie. Désormais, elle est
l’ultime étape sur le second itinéraire menant à la république sœur, via le
couloir de Kelbadjar ; une zone de jonction prise à l’Azerbaïdjan et vidée
de sa population turcophone.
Askipara
A l’inverse des villages-enclaves azéris en territoire arménien, qui ont
tous été annexés par l’Arménie, le village arménien d’Artzvashen en
territoire azerbaïdjanais a, quant à lui, gardé sa nationalité et ses
habitants. Il est protégé par l’armée arménienne et ravitaillé
régulièrement par des camions militaires que l’on voit défiler sur la
chaussée défoncée des rues de Tshambarak, localité située à quelques
pas de la frontière.
Diaspora
On estime que la diaspora arménienne compte près de trois millions
et demi d’individus, soit une population sensiblement équivalente à celle
vivant en République d’Arménie. Elle se répartit en trois grandes zones
géographiques : l’ancien espace soviétique (Russie, Ukraine, Géorgie,
Asie Centrale…), le Moyen-Orient (Syrie, Liban, Iran…) et les pays
occidentaux (Etats-Unis, Canada, France...). La quasi-totalité de ses
membres installés au Moyen-Orient et en Occident descend de la
minorité arménienne de l’Empire Ottoman, héritière du royaume de
Cilicie ou de "Grande Arménie" – coupée depuis longtemps de la "Petite
Arménie", entrée au début du XIXe siècle dans l’ère d’influence russe –,
exterminée lors du génocide de 1915.
A Alep, qui fut l’une des premières villes à accueillir les rescapés, les
Arméniens représentent aujourd’hui la plus importante minorité
chrétienne. Mais pour ces exilés, l’actuelle république arménienne n’a
rien à voir avec l’Arménie de leurs ancêtres. La patrie dont ils sont
déracinés est ailleurs, quelque part en Anatolie. Pour Tigran, un riche
marchand du souk, cette Arménie "russe" n’abrite qu’une population de
paysans acculturés dont il ne se reconnaît aucun lien de parenté.
Pour les frères Baghdasarian, en quête de leurs racines entre les vieux
murs des monastères romans et les bars branchés d’Erevan, la déception
est effectivement grande. L’identité arménienne qui leur a été transmise
n’a que peu de rapport avec ce pays.
Erevan est une capitale en plein chantier immobilier. A grands coups
d’expropriations et de pelleteuses, les autorités cherchent à vider le
centre ville de ses classes populaires. Et pour y parvenir, elles ont donné
carte blanche aux promoteurs, dont les hommes de main vont convaincre
les propriétaires récalcitrants à coups de kalachnikov. Moins excessifs,
mais plus visibles, les signes extérieurs de richesse s’affichent
ostensiblement dans les rues, sous forme de rutilants 4×4 aux vitres
fumées. Quelques éléments de la diaspora veulent voir, dans cette
Fig. 4 : Erevan
Bibliographie
DAVIS, Leslie A., "Rapport de Leslie A. Davis, Consul américain
précédemment en poste à Kharpert, Turquie, sur l’action du Consulat
américain à Kharpert depuis le début de la guerre adressé au
Département d’Etat, Port Jefferson, New York, le 9 février 1918", Eclats
d’Arménie, Chimère n° 63, Paris, 2006, pp. 29-46.
GUEYRAS, Jean, "Ni paix, ni guerre dans le Haut-Karabakh", Le Monde
diplomatique, janvier 1996, pp. 4-5.
MIGOUX, Arnaud, "Le conflit azéro-arménien", Mondes rebelles.
Guérillas, milices, groupes terroristes, sous la direction de Jean-Marc
BALENCIE et Arnaud de LA GRANGE, Editions Michalon, Paris,
2001, pp. 1461-1489.
Bulletin
132
BULLETIN DE LA SOCIETE DE
GEOGRAPHIE DE GENEVE
Adresse
Muséum d'histoire naturelle
Route de Malagnou 1
Case postale 6434
1211 Genève 6
Cotisations
Membre individuel 40 CHF par an.
Couple 60 CHF par an.
Membre Junior (jusqu'à 25 ans) 20 CHF par an.
Membre à vie 800 CHF.
Séances
D'octobre à avril au Muséum d'histoire naturelle de Malagnou.
COMPOSITION DU BUREAU
AU COURS DE L'EXERCICE 2010-2011
RAPPORT DU PRESIDENT
POUR L'EXERCICE 2010-2011
Salle de conférences, Muséum d’histoire naturelle, 10.10.2011
Effectif
Il s’élève à 228 membres, sans changement par rapport à l’an dernier.
En effet, les 13 admissions ont tout juste compensé les décès, démissions
et radiations. Nous poursuivrons l’effort de recrutement de nouveaux
membres.
Conférences
Les 11 conférences ont attiré un public nombreux et varié puisque
ouvertes au public. Elles ont été l’occasion de parcourir quatre continents
– sans oublier notre pays – et de vivre des formes de voyages très
différentes :
- En ouverture, David Aeschimann, nous fit faire un "Tour du monde
floristique" ;
- L’Amérique du Sud fut abordée par un condensé des nombreuses
expéditions scientifiques organisées par Carlo Dlouhy sur le "Rio
Pilcomayo, affluent emblématique du rio Paraguay", puis par le
témoignage d’"Un chirurgien genevois dans l’arrière-pays du Salvador",
le Dr Martin Herrmann. Enfin, la musicienne et danseuse Claire
Rufenacht illustra – extraits musicaux et cinématographiques à l’appui –
les liens organiques entre Buenos Aires et le tango…
- L’Afrique orientale fut abordée sous deux angles très différents :
historique avec Estelle Sohier qui retraça l’histoire de "La royauté
éthiopienne et la création de l’Ethiopie contemporaine", géologique et
géographique avec Jean Sesiano qui relata son expédition familiale "A
travers le centre et le nord du Kenya, le long du rift africain" ;
- L’exploit physique de Claude Marthaler de "Trois ans à vélo" nous
conduisit d’Afrique jusqu’en Asie ;
- René Zwahlen nous fit partager une croisière en "Mer Noire,
carrefour des civilisations".
Enfin, notre pays fut abordé à trois reprises :
Soirée 150e
Ayant "laissé passer" l’occasion de commémorer le 150e anniversaire
de la création de notre Société en 2008, le Bureau a décidé de marquer
d’une pierre blanche la sortie du 150e volume de notre revue Le Globe.
C’est ainsi que fut organisée une soirée spéciale le 13 mars 2011
consacrée au thème du voyage. Le brillant exposé du Pr Staszak
introduisit une table ronde avec deux représentants des agences de
voyage Géodécouverte et Culture et Voyage sur le thème "Voyager : une
rencontre enrichissante ?". Le public nombreux composé de membres et
d’étudiants en géographie participa aux échanges avec les intervenants et
apportèrent des témoignages vécus. Les discussions se poursuivirent
longtemps autour d’un copieux buffet organisé dans la cafétéria du
Muséum.
Excursions
- Samedi 6 novembre 2010 : La visite commentée de la très belle
exposition organisée par le Musée historique de Berne sur "James Cook
et la découverte du Pacifique", suivie par un parcours du patrimoine
architectural dans la vieille-ville de Berne.
- Samedi 16 avril 2011 : Une quarantaine de membres suivirent les
explications d’Alexandre Wisard, directeur du Service cantonal de la
renaturation des cours d’eau, de l’embouchure de la Versoix à la prise
d’eau des usiniers le matin, et découvrirent les vestiges de Versoix-la-
Ville sous la houlette de Georges Savary, dynamique président de
l’Association du patrimoine versoisien.
- Samedi 18 juin 2011 : 33 participants bravèrent la pluie pour
découvrir les vestiges celtes au sommet du Mont Vully avant d’observer
les oiseaux de la réserve de La Sauge sur les rives du Lac de Neuchâtel,
Le Globe
Le volume du centenaire publié en 1858 avait pour titre "Genève, le
Pays et les Hommes". Le thème s’est vite imposé pour ce 150e volume
en 2010, mais il n’était pas possible d’"actualiser" tous les chapitres de
ce volume de nature encyclopédique. Nous avons donc décidé de choisir
quelques thématiques d’actualité : Enjeux écologiques de la coopération
transfrontalière, évolution de la qualité de l’air, attractivité de la
métropole genevoise…
Archives
Jusqu’à l’an dernier, nos archives étaient entreposées au sous-sol de
l’Ecole de la rue des Eaux-Vives. Il aura fallu la curiosité de notre
nouvel archiviste Lionel Gauthier, chercheur au Département de
géographie, pour y redécouvrir des manuscrits originaux (notamment des
lettres d’Elisée Reclus) et alerter les membres du Bureau sur les
conditions précaires de conservation de ces documents. Suite aux
contacts pris avec les conservateurs de la Bibliothèque de Genève, toutes
les archives présentant un intérêt firent l’objet d’une donation à cette
institution qui en a déjà réalisé un premier inventaire et assurera leur
conservation dans les meilleures conditions, ainsi que leur accès aux
chercheurs.
Remerciements
On ne saurait terminer un rapport annuel sans remercier tous ceux qui
ont contribué à la concrétisation des nombreuses activités décrites plus
haut. Ma gratitude va en particulier à :
- René Zwahlen, Philippe Martin, André Ellenberger et Christiane
Olszewki, pour l’organisation des excursions ;
- Ruggero Crivelli, pour la préparation de la table ronde du 150e
anniversaire de la publication du Globe ;
Christian MOSER
Président 2010-2011
MUTATIONS
AU COURS DE L'EXERCICE 2010-2011
longueur d'environ 900 km et une pente très faible : deux degrés sur
1070 km. Les divagations de son lit, à chaque crue, créent des problèmes
de délimitation de cette frontière. Depuis peu il s’est presque asséché,
provoquant un manque d’eau dans une région où le développement des
élevages modernes demande beaucoup d’eau. En plus, depuis fort
longtemps, l’exploitation des minerais en Bolivie produit une grave
pollution. Sont présents le cyanure et les métaux lourds (arsenic,
cadmium, plomb et zinc) qui sont toxiques même à faible concentration
et s’accumulent dans les organismes vivants et les écosystèmes.
vision réduite du petit écran. Une "affaire" de sens, loin du sens des
affaires…
Le vélo, cette invention géniale qui contient son anagramme "love",
est un véritable trait d’union entre les hommes, entre le ciel et la terre. Il
permet, à chacun son rythme, de réaliser son voyage vers le réel ou le
premier coup de pédale compte et le dernier coûte. Un long détour vers
l’essentiel, car se mouvoir, c’est s’émouvoir. Comme l’a écrit le poète
Seféri : "La première chose qu’à créée l’homme, c’est le voyage".
Partir en roue libre… Une folle idée qui enivre ou fait peur. Parcourir
la terre à la sueur de son front est une prouesse saugrenue qui ne prend
de sens que celui qu’on lui donne… Sans inspiration, pas de voyage.
Tension et équilibre, tels sont les principes fondamentaux d’une bécane
qui s’appliquent également au cycliste. Avec l’enthousiasme pour seul
carburant, telle une dynamo, on se recharge en se dépensant : des
paysages aux pays sages, des visages aux vies sages. Et, étrangement, au
moment de partir, on mesure la lourdeur des choses accumulées au fil
des ans. Pour se mouvoir il faut s’alléger. N’emporter que ce qu’on est
capable de déplacer et y ajouter le plus lourd des bagages : soi-même. La
vie et autres crevaisons.
Page ci-contre :
Alexandre Wisard, directeur du Service de renaturation des cours d’eau
du canton de Genève, explique les travaux réalisés ces dernières années
dans le cadre de la renaturation de la Versoix (Photo C. Moser).
C’est au sommet du Mont Vully et sous une pluie battante que les 33
participants entamèrent la première visite du programme. Culminant à
650 m entre le lac de Morat et celui de Neuchâtel et dominant la vaste
plaine du Seeland, le Mont Vully constitue un site stratégique apprécié
depuis des siècles. Deux cents ans avant J.-C. les Celtes y avaient déjà
édifié un oppidum, vaste enceinte entourée de palissades à l’intérieur
desquelles les populations venaient se réfugier en cas de danger.
Incendié en 58 avant J.-C. lors du légendaire départ des Helvètes vers la
Gaule, il a totalement disparu. Récemment, une partie de l’enceinte a été
reconstituée, laissant imaginer la taille et l’importance de la construction.
Une douzaine de participants intrépides ont emprunté le sentier
glissant à la suite du président pour voir de plus près ce “rempart des
Helvètes” pendant que le reste des effectifs s’arrêtait au sommet du Mont
devant les panneaux expliquant le rôle stratégique du Vully durant les
deux Guerres mondiales. En effet, un ouvrage d’infanterie fut creusé
dans la molasse entre 1916 et 1917 permettant de protéger l’axe du lac
de Morat et la défense du Plateau.
Après avoir repris des forces au Restaurant du Mont Vully, les
participants furent conduits par car à la Réserve ornithologique de La
Sauge sur les rives du lac de Neuchâtel près de l’embouchure du canal de
la Thielle. Le retour du soleil nous permit de parcourir le sentier reliant
les différents postes d’observation où nos ornithologues patentés purent
observer le martin-pêcheur et autres limicoles.
Le dernier temps fort de la journée fut la visite du Musée romain de
Vallon sur Dompierre. Inauguré il y a tout juste dix ans, ce petit musée
abrite deux mosaïques exceptionnelles par leur conservation in situ et par
les thèmes qu’elles représentent : le théâtre de la vie, la chasse en
amphithéâtre... (CM)
Tarifs et paiements
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