Vous êtes sur la page 1sur 328

DU MÊME AUTEUR

Chez le même éditeur,


Collection « Le cabinet noir » :
La Cage de verre
Colin Wilson

Le Tueur
roman
Postface de l’auteur
Traduit de l’anglais
par François Truchaud

Collection « Le grand cabinet noir »


LES BELLES LETTRES
1998
Titre original :
e Killer

© Colin Wilson, 1970.


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays.
© 1998, pour la traduction française.
Société d’édition Les Belles Le res,
95, bd Raspail 75 006 PARIS
ISBN : 2-251-77116-6
1

Le criminel le plus dangereux que j’aie jamais rencontré n’était pas


enfermé dans le quartier de haute sécurité de Durham. Il se trouvait à la
prison expérimentale de Rose Hill à proximité de Sedge eld – un
établissement ouvert qui appliquait le modèle suédois, où les soixante-
quinze détenus faisaient l’objet d’un minimum de surveillance. Cet homme
était Arthur James Lingard. Il avait été condamné à huit ans de prison
pour homicide, et nissait de purger sa peine. Il avait tué accidentellement
un homme âgé au cours d’un cambriolage. Lingard avait déjà fait trois
séjours en prison, deux fois pour vol avec e raction, une fois pour
escroquerie. Il était considéré comme moyennement intelligent, mais
instable, et il était sujet à des crises d’épilepsie depuis son enfance. À ma
connaissance, personne ne soupçonnait qu’il était le meurtrier à la voiture
blanche de la A  26, le tueur au bas de soie de Leeds, et l’homme
responsable du meurtre dans un verger de Doncaster en 1957.
Lingard me posa le dilemme le plus étrange de toute ma carrière. En
tant que psychiatre de prison, mon premier devoir est envers la société et
l’administration de la prison, bien évidemment. En tant que docteur, je me
dois à mon patient. i plus est, j’ai toujours pensé que le psychiatre a
davantage de chances de succès s’il parvient à s’identi er à son patient, à
pénétrer dans son monde. La relation idéale serait une relation d’amour. Je
compris très vite qu’un dangereux psychopathe était considéré comme
plus ou moins ino ensif et digne de con ance. Je savais qu’il était de mon
devoir d’avertir le directeur de la prison. Je savais également que si je
faisais cela, je trahirais les liens de con ance ténus qui s’étaient noués
entre Lingard et moi. Je décidai de prendre des risques. Au bout du
compte, cela m’a permis d’acquérir une connaissance tout à fait
exceptionnelle et terri ante de l’esprit de l’un des psychopathes les plus
complexes du vingtième siècle.
Le 19 juin 1967, je travaillais à Rose Hill depuis un mois seulement, et
je n’avais pas encore vu Arthur Lingard. Lorsque j’arrivai cet après-midi-
là, le directeur, Frank Slessor, me dit que Lingard avait eu une sorte
d’a aque, et semblait dans un état de profonde dépression. Slessor me
conduisit à la chambre de Lingard – on ne pouvait guère appeler cela une
cellule – et je le vis pour la première fois. Il était assis dans un coin de la
chambre bien tenue et agréable. Il serrait les poings et donnait
l’impression de vouloir pousser avec son dos et s’enfoncer dans le mur. La
position était fœtale, les genoux ramenés contre la poitrine, les deux
poings appuyés avec force sur les genoux. Il ne manifesta aucun signe
d’intérêt quand nous entrâmes. Il regardait xement devant lui, avec une
tension si forte que j’aurais cru qu’elle était impossible à maintenir. Le
directeur m’apprit que c’était la seconde phase de l’a aque. Cela avait
commencé à huit heures la veille au soir. Il avait fait tomber son dîner sur
ses cuisses. Ensuite il avait paru désorienté, comme s’il ne savait pas au
juste où il se trouvait. Je m’approchai et vis qu’il tremblait légèrement.
L’expression sur son visage était terne et gée. Il ressemblait à un animal
pitoyable grelo ant de froid.
Lingard avait des traits plutôt ns, bien que son visage se soit empâté
en raison de l’inactivité en prison. Le front était haut et arrondi, le nez
busqué, presque aquilin, le menton rond. La bouche était sensuelle et
s’abaissait mollement à la commissure des lèvres. Les yeux globuleux lui
donnaient l’aspect d’un écureuil e rayé. Les cheveux étaient bruns et
frisés. Pour quelque raison, il suscita immédiatement ma pitié.
Je me penchai vers lui et s claquer mes doigts devant ses yeux. Ils
demeurèrent vitreux et ne cillèrent pas. J’abaissai la peau au-dessous : ils
étaient injectés de sang et gon és, comme je m’y a endais, étant donné la
concentration intense de son regard xe.
— Arthur, dis-je. Je m’appelle Kahn, Samuel Kahn, et je suis le docteur
de la prison. Je suis ici pour vous aider. ’est-ce qui vous tourmente à ce
point ?
C’était sans espoir. Il aurait pu être seul au sommet d’une montagne.
Je pinçai le dos de sa main, frappai dans mes mains devant son visage.
Il était clair qu’il n’était pas conscient de ma présence.
C’était déconcertant. Je demandai au directeur si l’a aque avait été
précédée du cri aigu de l’épileptique, et s’il avait montré des signes de
confusion ou de désorientation au cours de la matinée. Il me dit que non.
Cela ne m’étonna pas. Cela ressemblait moins à une épilepsie qu’à une
catatonie. Pourtant, à l’exception de crises d’épilepsie de temps en temps –
quatre en cinq ans –, ses antécédents étaient négatifs.
Il n’y avait pas grand-chose à faire. Je décidai de le laisser tranquille
pour le restant de l’après-midi, et je demandai au gardien de le surveiller
a entivement, d’observer s’il se détendait après notre départ. Je me
dirigeais vers la porte lorsque je remarquai la photographie sur la petite
table – une photographie marron lustrée. Je la pris et l’examinai. C’était
une photographie de groupe, une famille. La femme était d’une beauté
frappante. Elle portait une jolie robe dégageant les épaules, à la mode à
ce e époque. Le mari était un homme au visage massif et crispé, à la
bouche lippue, semblable à un piège. La ressemblance était in me,
pourtant je décelai sur ce visage des traits d’Arthur Lingard.
La lle e âgée de six ou sept ans, manifestement la lle, était aussi
ravissante que sa mère. Elle avait de toutes petites dents de lait, régulières,
comme Shirley Temple enfant, et les grands yeux noirs et les cheveux
friso és de sa mère. En n, il y avait Arthur, encore bébé. Il semblait aussi
inexpressif que la plupart des bébés. Vêtu d’un costume marin, il regardait
l’objectif avec un intérêt modéré. Son visage ressemblait également à celui
de sa mère. Potelé, l’air sérieux, il était moins séduisant que sa sœur. La
mère t surgir en moi un souvenir : celui d’une in rmière que j’avais
connue avant d’obtenir mes diplômes, et que je voulais épouser. Le
directeur était à mes côtés ; aussi je n’examinai pas ce e photo aussi
longtemps que j’aurais désiré le faire. Nous sortîmes de la cellule. Je
regardai par-dessus mon épaule. Arthur Lingard avait toujours le même
air crispé et pitoyable.
Je passai les trois heures qui suivirent à discuter avec d’autres détenus
de leurs problèmes. Exception faite d’un maniaco-dépressif léger, aucun
d’eux n’était gravement malade. Ils voulaient parler de leur famille, de ce
qu’ils feraient quand ils sortiraient de prison. Ils aimaient parler avec moi
parce que cela les a ait de parler avec un psychiatre qui avait écrit un
ouvrage de vulgarisation sur sa profession, et qui les traitait comme des
êtres humains sérieux et convenables, et non comme des patients. Dans
l’ensemble, tout se passait bien à Rose Hill. J’aimais l’endroit et les gens, et
j’avais le sentiment de faire un travail utile. Mais le problème Arthur
Lingard me tracassait : tout ne se passait pas comme sur des roule es,
nalement. À cinq heures, je retournai dans sa chambre. Il était dans la
même position.
Sa tension musculaire me préoccupait. Jusqu’ici, ce n’était pas trop
pathologique, mais je savais par expérience que cet état pouvait amener à
l’hypertension puis à une intense surexcitation catatonique, avec sa
menace d’épuisement complet et de mort. Je décidai de lui administrer un
sédatif avant de partir. Deux gardiens le maintenaient, mais ce n’était pas
nécessaire. Il demeura parfaitement immobile tandis que l’aiguille
s’enfonçait dans le haut de son bras. Ensuite je dis aux gardiens qu’ils
pouvaient partir, et je m’assis sur le lit. Je regardai xement la photo,
posée sur la table à quelques mètres de moi. Pourquoi me fascinait-elle
ainsi ? Parce que c’était apparemment la photographie d’une famille
heureuse et bien portante. Le mari devait certainement éprouver une
grande satisfaction lorsqu’il regardait sa femme, douce et si belle, puis
voyait son re et, avec un subtil ajout de vitalité pure, chez la lle. Le petit
garçon était appuyé contre le genou de sa mère, sa main posée sur l’épaule
de sa sœur. Si l’on m’avait demandé de faire une prédiction à partir de
ce e photographie, j’aurais dit qu’il grandirait heureux et à l’abri, entouré
de toute l’a ection dont il avait besoin, que lui prodigueraient sa mère et
sa sœur, et en sachant que son père serait toujours là pour le protéger. e
s’était-il passé pour changer l’enfant con ant en cet animal tremblant,
blo i dans un coin de la pièce ? Ma curiosité d’homme et de scienti que
fut brusquement éveillée : je voulais absolument savoir.
J’envoyai l’un des gardiens chercher le dossier de Lingard dans le
bureau du directeur. Il le rapporta, accompagné d’un mot : « Venez me voir
avant de partir, nous prendrons un verre. »
Le rapport m’apprit fort peu de choses que je ne savais déjà. Les délits
commis par Arthur Lingard avaient été mineurs : des cambriolages quand
il était adolescent, une timide tentative d’escroquerie. Le crime pour lequel
il avait été condamné à huit ans de prison avait eu lieu en février 1963. Il
s’était introduit par e raction dans une ferme isolée sur la lande du
Yorkshire, avait assommé un chien qui se jetait sur lui, et avait entrepris
de saccager le mobilier – apparemment pour trouver de l’argent. Le
fermier, un homme âgé de soixante-treize ans, entendit le vacarme et
descendit du premier, avec un fusil de chasse chargé. Il parvint à
surprendre Lingard et lui dit de lever les mains en le menaçant avec son
arme. Alors que le fermier téléphonait à la police, Lingard se jeta sur lui et
essaya de lui arracher le fusil des mains. Dans sa déposition ultérieure, il
a rma que le coup de feu était parti pendant la lu e. Le canon du fusil se
trouvait sous le menton du fermier à ce moment-là, et la plus grande
partie de son visage fut déchiquetée. La police fut à même d’entendre la
lu e au téléphone, mais il leur fallut une demi-heure pour arriver à la
ferme. Le cambrioleur avait pris la fuite et n’avait laissé aucun indice
derrière lui. Mais la femme du fermier, qui avait fait irruption dans la pièce
après avoir entendu la détonation, l’avait vu distinctement tandis qu’il se
précipitait vers la porte. Elle le décrivit : un homme de haute taille, un
mètre quatre-vingt-cinq environ, un visage rond et des yeux globuleux.
Les yeux globuleux furent l’indice. Un inspecteur se rappela avoir vu le
visage d’un homme répondant à ce signalement dans le dossier des
criminels recherchés par la police. L’épouse du fermier identi a
formellement Lingard : c’était bien lui le cambrioleur. Il fut appréhendé à
Manchester le jour même. Un camionneur l’avait pris en stop. Au début, il
nia être l’auteur de ce crime, et continua de nier, jusqu’à ce que son avocat
lui dise que la police avait dorénavant su samment de preuves pour le
faire condamner même s’il plaidait non coupable. Aussi plaida-t-il
coupable, et le chef d’accusation fut ramené à un homicide involontaire.
La question la plus controversée durant le procès porta sur le fait de savoir
s’il avait vraiment grommelé : « J’aurais dû la tuer, elle aussi ! » quand on
lui avait appris que c’était l’épouse du fermier qui l’avait identi é. Un
psychiatre avait déclaré au cours du procès : « Cet homme n’a pas la
personnalité adéquate. De telles personnes ne tuent pas pour voler. »
Le rapport psychiatrique qui avait conduit au transfert de Lingard de la
prison de Strangeways, Manchester, à Rose Hill énonçait qu’il s’était bien
conduit, en ce sens qu’il ne s’était jamais disputé avec d’autres détenus et
n’avait pas posé de problèmes aux surveillants. La plupart des détenus
détestent les gardiens, qu’ils appellent des « matons ». Lingard avait
toujours été poli avec les « matons », et ne répondait pas aux provocations.
Le rapport énonçait : « Émotivité insu sante, niveau intellectuel très bas.
Refuse de soutenir toute discussion, apparemment parce qu’il est
incapable de se concentrer. Ne lit jamais. » Je remarquai que ce dernier
point semblait en désaccord avec un autre rapport médical de
Strangeways, lequel mentionnait que Lingard avait travaillé à la
bibliothèque de la prison pendant quelque temps, et avait été un
bibliothécaire tout à fait compétent. Certes, beaucoup de bibliothécaires
sont insensibles et ne lisent jamais ; néanmoins cela ressemblait fort à une
contradiction. Il y avait également la preuve que Lingard avait commencé
à montrer des signes de troubles mentaux à Strangeways. On avait mis n
à son travail à la bibliothèque lorsqu’il avait été surpris en train de
maculer un livre d’excréments. Le titre du livre n’était pas précisé.
Le sédatif produisait son e et. Il avait cessé de trembler, le regard xe
était devenu plus terne. Il était cinq heures et demie. Je me rendis au
bureau du directeur. J’acceptai un whisky glaçons, et nous sortîmes sur le
balcon qui donnait sur la cour principale de la prison. La chaleur de
l’après-midi apportait une brise fraîche de la lande au-delà, et de
nombreux détenus en pro taient pour faire un peu de jardinage, ou étaient
assis au soleil de la n de l’après-midi. Rose Hill jouit d’un emplacement
idéal, avec, d’un côté, une colline au sommet dépouillé et, de l’autre, une
rivière serpentant en contrebas, derrière un bois récemment planté. La
clôture électri ée tout autour est discrète. Les chalets bien conçus et le jet
d’eau au milieu de la pelouse font ressembler Rose Hill davantage à un
camp de vacances qu’à une prison.
J’étais heureux de pouvoir m’entretenir avec le directeur. Je lui dis que
j’avais administré un sédatif à mon patient et que j’ignorais ce qui avait
causé ce e crise.
— Est-ce que ce pourrait être organique… des troubles mentaux liés à
l’épilepsie ?
— J’en doute.
Je lui rapportai brièvement deux autres cas de catatonie que j’avais pu
observer durant ma formation médicale. Dans les deux cas, les symptômes
avaient ressemblé d’une manière frappante à ceux présentés par Lingard
mais, dans les deux cas, il y avait eu su samment de symptômes
précurseurs pour que nous sachions à quoi nous a endre. C’était la
soudaineté de l’a aque survenue chez Lingard qui m’intriguait. Je
demandai :
— Le docteur… mon prédécesseur ne s’est pas intéressé à lui ?
Le docteur en question s’était installé à Londres, où il avait ouvert un
cabinet privé avec un associé.
—  Oh, c’est possible. J’ai encore la plupart de ses dossiers dans le
classeur des documents en a ente.
Il alla dans son bureau et revint quelques minutes plus tard avec un
unique feuillet. C’était un document manuscrit, et c’est pour ce e raison
qu’il n’avait pas encore été ajouté au dossier de Lingard. Il se limitait à
quelques lignes :
« Arthur James Lingard, né à Barnet, banlieue nord de Londres, en
1937. Orphelin dans les premières années de la guerre, est allé vivre à
Warrington chez des parents. Placé sous la surveillance d’un agent de
probation en 1951 ; vols, désobéissance caractérisée. Tentative d’agression
sexuelle, à 16 ans, suivie d’une tentative de suicide. Deux cambriolages
l’année suivante ; le butin comprenait des culo es de femme. Liberté
surveillée. 1955, condamné à six mois de prison pour cambriolage. 1956,
escroquerie aux machines à laver, six mois. 1959, six mois pour
cambriolage. 1963, huit ans pour cambriolage et homicide involontaire,
Knaresborough. Crises d’épilepsie durant l’adolescence. Docile, d’une
intelligence au-dessous de la moyenne. ».
Trois choses a irèrent immédiatement mon a ention. Il était devenu
orphelin à l’âge de cinq ans environ. Voilà qui expliquait ce qui était arrivé
à la cellule familiale protectrice. Il y avait eu une tentative d’agression
sexuelle alors qu’il avait seize ans, et le butin de ses vols comprenait des
culo es de femme. On pouvait voler des culo es pour de nombreuses
raisons : il avait pu les prendre avec d’autres vêtements, dans l’intention
de les vendre ou bien d’en faire cadeau à une petite amie. (Je connaissais
un voleur sans envergure qui avait fourni des dessous à sa femme pendant
des années en les chipant sur des cordes à linge.) Mais, en raison de
l’agression sexuelle qui avait eu lieu auparavant, l’explication la plus
vraisemblable semblait être la perversion sexuelle appelée fétichisme.
Je demandai à Frank Slessor ce qu’il en pensait. Il t deux remarques
qui m’avaient échappé.
— Je ne sais pas si vous connaissez High Barnet. J’avais une tante qui
habitait là-bas. C’est une banlieue résidentielle, très agréable. En 1933, ce
devait être encore la campagne. Si ses parents y habitaient, ils étaient
probablement à l’aise – un pavillon de banlieue jumelé. Par contre, je
trouve que Warrington est un endroit plutôt crasseux. Vous savez, la
banlieue industrielle de Manchester. S’il est allé vivre là-bas, après Barnet,
j’imagine qu’il n’a pas été ravi !
J’examinai le dossier à nouveau.
—  J’ai besoin d’en savoir plus sur lui. Mais s’il refuse de parler, c’est
sans espoir.
Je nis mon verre et retournai dans la chambre de Lingard. Il s’était
endormi par terre, et le gardien avait mis une couverture sur lui. Malgré le
sédatif, sa respiration était toujours oppressée et anormale.
Alors que j’étais dans ma voiture et a endais que l’on ouvre la grille, le
gardien sortit de sa guérite et vint vers moi.
—  Monsieur Slessor aimerait vous parler un instant, monsieur. Il est
dans le bâtiment administratif.
Je supposai qu’il s’agissait d’une autre a aire dont il avait oublié de me
parler. Mais lorsque j’entrai dans son bureau, je vis qu’il était en
compagnie d’un gardien.
—  Je crois que j’ai du nouveau pour vous, Sam. Ce nom,
Knaresborough, m’a rappelé quelque chose. Voici monsieur Jenkins. Il
habite à Knaresborough.
Je serrai la main de l’homme d’âge mûr au corps massif. Il ressemblait
à un fermier. Je lui demandai :
— Vous savez quelque chose concernant Arthur Lingard ?
—  J’ai entendu une histoire. Je sais pas si cela peut vous être utile.
J’étais très ami avec le sergent du commissariat de Knaresborough.
Lorsque ce type a été arrêté pour le meurtre du vieux Benson, il m’a dit
qu’il avait été soupçonné dans une autre a aire de meurtre – une lle près
de Stocksbridge, – je me rappelle pas son nom.
Slessor ouvrit le tiroir de son bureau.
— C’est très facile de le savoir. Stocksbridge, dites-vous ?
Il prit un annuaire du téléphone.
— Autant être précis !
Il demanda au standard de la prison de le me re en communication
avec le commissariat de Stocksbridge. Un instant plus tard, il disait :
—  Est-ce que je pourrais parler au sergent de service, s’il vous plaît ?
Frank Slessor, je suis le directeur de la prison de Rose Hill.
La conversation dura une dizaine de minutes. Il prenait des notes sur
un bloc. En raccrochant, il dit au gardien :
— Vous aviez raison. Lingard a été soupçonné dans ce e a aire.
Il lut ses notes :
—  La lle s’appelait Evelyn Marquis. En février 1960, elle a été
retrouvée près d’Ewden, dans la lande de Midhope. Apparemment, c’était
la lle d’un homme qui tenait un garage. De temps en temps, elle lui
donnait un coup de main et conduisait son taxi. Un vendredi soir, très tard,
elle a répondu à un appel téléphonique pour emmener un homme à Leeds
– à une trentaine de kilomètres de là. Elle est venue le chercher à un hôtel
à dix heures trente. À deux heures du matin, un automobiliste qui passait a
vu une voiture en ammes à cinquante mètres de la route. La jeune lle
était étendue près de la voiture, ses vêtements en feu. Elle avait été tuée
d’un coup violent porté à l’arrière de la tête.
— Est-ce qu’elle avait été violée ?
—  Oui. Le rapport d’autopsie a établi qu’elle était vierge avant
l’agression.
— Et pourquoi Lingard a-t-il été soupçonné ?
—  Le père de la jeune lle pensait qu’il était l’homme qu’il avait vu
rôder à proximité du garage… il conduisait une camionne e de réparateur
de télévision. Ils l’ont interrogé deux fois, mais il n’y avait aucune preuve.
Ils ont certainement pensé qu’il était innocent parce que, plus tard, ils ont
arrêté un homme nommé Evans.
— J’ignorais cela, intervint Jenkins.
— Il n’est jamais passé en jugement – absence de preuves, là aussi.
Je fus surpris par ma réaction aux mots : « Ils ont certainement pensé
qu’il était innocent ». Après tout, cela ne faisait aucune di érence pour
moi que Lingard soit coupable ou innocent. Il était seulement un « cas ».
Mais l’éventualité qu’il soit un tueur sexuel m’o rait peut-être un indice
perme ant de comprendre sa dépression actuelle.
J’emportai les notes du directeur chez moi. J’avais décidé que le
moment était venu d’ouvrir un nouveau dossier sur Arthur Lingard. Ce
soir-là, j’écrivis au psychologue qui avait rédigé le rapport à Strangeways
et lui demandai s’il pouvait m’indiquer le titre du livre que Lingard avait
maculé d’excréments.
 
Frank Slessor me téléphona avant neuf heures, le lendemain matin.
—  Vous m’aviez demandé de vous prévenir si des changements se
produisaient. Ce matin, il est presque redevenu normal. Il ne parle à
personne, mais il a pris son petit déjeuner.
— Parfait. Essayez donc de lui donner un crayon et du papier.
Je savais par expérience que ce e méthode donne souvent des résultats
avec des patients qui sont encore trop renfermés en eux-mêmes pour avoir
envie de communiquer verbalement.
Hartlepool Ouest – où j’avais acheté une maison – se trouve à environ
une heure en voiture de la prison. Il n’y a pas assez de travail à Rose Hill
pour justi er les services d’un psychiatre à plein temps. Habituellement,
j’y passais deux ou trois après-midi par semaine, et je partageais le reste
de mon temps entre l’hôpital psychiatrique local et mon cabinet privé. En
principe, je ne devais pas retourner à Rose Hill avant le lendemain, mais le
problème d’Arthur Lingard me turlupina toute la matinée, et je me mis en
route tout de suite après le déjeuner.
Il me jeta un regard indi érent lorsque j’entrai dans la chambre et
m’ignora lorsque je lui parlai. Il dessinait avec un stylo-bille rouge.
Plusieurs feuilles de papier étaient éparpillées sur le sol à côté du lit. Je les
ramassai. Apparemment, tous les dessins étaient identiques : des amas
ren és, comme des nuages ou des coteaux se re étant dans l’eau. Tandis
que je les examinais, il me vint à l’esprit que ces amas ressemblaient
également à des intestins. Je levai l’un des dessins devant lui et demandai :
«  ’est-ce que cela est censé représenter ? » Il s’arrêta de dessiner,
poliment, pendant que j’a endais, mais il demeura silencieux. Lorsque
j’éloignai la feuille de papier, il se remit à dessiner.
—  i lui a donné un stylo-bille rouge ? demandai-je au gardien.
— Il l’a choisi lui-même, monsieur.
Il montra du doigt une trousse contenant des stylos-billes bon marché,
posée sur la commode. Il y avait sept couleurs di érentes, et Lingard avait
choisi la couleur rouge.
Je pris un siège et l’observai pendant dix minutes. La tension était
toujours là, et elle était visible dans la pression exercée sur le stylo-bille.
Un crayon à mine de plomb n’aurait pas duré plus de quelques secondes.
Son visage était toujours gé et crispé.
Lingard m’ignora pendant que j’étais assis près de lui, mais lorsque je
me levai pour partir, j’eus droit à un long regard scrutateur de la part des
yeux globuleux. Je me sentis encouragé. Au moins, c’était une forme de
communication.
Je repassai le voir avant de partir. Il avait fait une vingtaine d’autres
dessins. J’eus l’impression qu’ils étaient plus soignés, et il semblait prendre
un plaisir sensuel aux mouvements onduleux des lignes. Je m’assis sur le
lit et l’observai pendant dix minutes. Comme il s’apprêtait à jeter un
dessin par terre, je tendis la main et le pris. Il leva la tête vers moi, et les
yeux au regard xe scrutèrent les miens. Ils semblaient dépourvus
d’expression, et cependant j’avais le sentiment qu’il tentait de me faire
baisser les yeux, ou même de m’hypnotiser. Il me regarda xement
pendant plusieurs minutes ; apparemment il n’avait pas conscience de
l’écoulement du temps. Puis il se remit à dessiner.
— Écoutez-moi, Arthur, lui dis-je. Est-ce que cela vous ferait plaisir que
votre sœur Pauline vienne vous voir ?
Il me lança un regard indi érent, puis continua de dessiner. Je pris un
gros risque.
— Et Evelyn Marquis ?
À nouveau, il me lança un regard sans expression. Puis ses yeux se
tournèrent brusquement vers un point au-delà de mon épaule, et une
expression de frayeur apparut sur son visage. Je regardai derrière moi. Il
n’y avait rien, juste un mur plein. Je me penchai vers lui et demandai :
— Vous connaissiez Evelyn Marquis ?
Alors que je regardais au fond de ces yeux sans éclat, j’eus l’impression
d’y déceler une réaction : une expression de prudence et de ruse. Mais cela
disparut immédiatement. Ensuite il ignora complètement ma présence. Je
laissai un message à l’intention du directeur, lui demandant de m’appeler
s’il y avait du nouveau, puis je rentrai chez moi.
Ce soir-là, à huit heures et demie, le gardien qui apportait le dîner
d’Arthur Lingard le trouva en train de regarder xement le mur en face de
son lit ; il tremblait violemment. Le gardien lui demanda ce qu’il y avait, et
Lingard marmonna que quelqu’un le regardait. Le gardien alla jusqu’à la
fenêtre. « Il n’y a personne ici. » « Non, ici », t Lingard avec humeur, et il
montra du doigt le mur. « Je ne vois personne. » « C’est un masque, un
masque électrique. » Le gardien lui donna son repas et signala l’incident
au directeur. Slessor décida de ne pas me téléphoner, étant donné que
Lingard ne se livrait pas à des actes de violence. Le lendemain matin,
Lingard continua de parler de masques électriques. Il les dessina
également. Des visages tout tordus, semblables à des gargouilles.
Le jour suivant, j’étais là et je l’observai tandis qu’il les dessinait. Le
stylo hésitait un moment au-dessus du milieu de la page, puis descendait
brusquement et commençait à dessiner un sourcil ou le nez. Puis les yeux
ou la bouche. Parfois le stylo s’immobilisait, comme si Lingard ne savait
pas très bien par où commencer, puis il faisait un mouvement rapide, et
une autre ligne apparaissait. Chose étrange, la dernière partie du visage à
être dessinée était toujours le contour de la tête. Cela donnait presque le
frisson, la façon dont ce dernier trait pouvait changer complètement
l’expression du visage. Il le rendait menaçant, ou lubrique, ou simplement
indolent.
À un moment, il regarda vivement vers la fenêtre avec une expression
de peur.
— Est-ce que c’est un masque électrique ? demandai-je.
Il secoua la tête.
—  oi, alors ?
Il me regarda d’un air renfrogné et marmonna quelque chose. Cela
ressemblait à « chien ».
Avant de sortir de la chambre, je demandai au gardien si Lingard avait
déjà parlé de chiens.
— Oh oui, il en parle de temps en temps. Apparemment, il croit qu’ils
sont à ses trousses.
Je savais que Lingard parlait aux gardiens. Pour une raison ou pour
une autre, il se montrait plus prudent avec moi.
Je me dirigeais vers le bâtiment administratif lorsqu’une image surgit
dans mon esprit : celle d’une photographie du fermier tué qui était jointe
au dossier de Lingard. Le coup de feu avait fait exploser son visage, Deux
murs de la pièce étaient visibles derrière le corps, et sur les deux murs il y
avait des tableaux représentant des chiens. Est-ce que cela pouvait être un
indice pour sa psychose ? Il avait refoulé l’image de ce e horrible tête sans
visage, et c’était la source de son trouble ? Cela semblait plausible – des
images de masques, pour recouvrir l’écœurante matière visqueuse, et des
chiens de garde qui le poursuivaient a n de venger la mort du fermier.
C’était l’une de ces idées qui séduisent par leur simplicité tentante.
Mais lorsque je l’exposai à Frank Slessor, il ne sembla guère convaincu. Je
le pressai de s’expliquer. Finalement, il dit :
— Ce qui me gêne à son propos, c’est qu’il fait semblant d’être moins
intelligent qu’il ne l’est en réalité.
—  ’est-ce qui vous fait penser cela ?
—  J’ai parlé avec le bibliothécaire des livres que Lingard a lus depuis
qu’il est ici.
Il me tendit une che. Je parcourus la liste d’un air incrédule.
— Vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?
— Tout à fait sûr !
C’était incroyable. Lingard était à Rose Hill depuis un peu plus de six
mois. Parmi les ouvrages qu’il avait empruntés durant ce e période, il y
avait Malaise dans la civilisation de Freud, African Genesis d’Ardrey, Arabia
Deserta de Dougthy, L’Anneau du roi Salomon de Lorenz, Les Exils
romantiques d’E.  H. Carr, une histoire de la guerre civile espagnole, et
Owen Glendower de John Cowper Powys, ainsi qu’un certain nombre de
livres de science- ction.
—  Voilà l’homme « d’un niveau intellectuel très bas » selon deux
psychiatres, déclara Slessor.
—  Il y a deux explications possibles, dis-je. Ou bien les psychiatres
étaient incompétents. Ou bien Lingard était arriéré intellectuellement à
Strangeways, et il a fait des progrès depuis qu’il est ici. Cela pourrait
expliquer la dépression – une activité mentale accrue, un a aiblissement
des anciens refoulements.
— Il y a une autre explication, bien sûr. À savoir qu’il voulait que les
psychiatres croient qu’il était arriéré.
— Mais pourquoi aurait-il fait cela ?
Il haussa les épaules.
J’allai voir le bibliothécaire de la prison. C’était un homme énergique,
de petite taille, qui nissait de purger sa peine. Il avait été condamné pour
viol. Il con rma que Lingard avait régulièrement emprunté deux livres par
semaine, comme il y était autorisé, depuis son arrivée à Rose Hill jusqu’à
quelques jours avant sa dépression. Je lui demandai ce qu’il pensait de
Lingard.
— Un type plutôt intelligent. Mais du genre taciturne.
— Est-ce qu’il discutait livres avec vous ?
— Non. Un jour, il m’a simplement dit « C’est l’un des meilleurs livres
que vous avez dans ce e bibliothèque. »
—  el livre était-ce ?
Il se dirigea vers les rayonnages et me tendit un Penguin cartonné.
C’était Les Exils romantiques d’E.H. Carr.
— Il aimait vraiment ce livre. Il l’a demandé une ou deux fois.
L’ouvrage comportait un sous-titre : « Portraits de quelques réfugiés
fuyant l’oppression tsariste au dix-neuvième siècle ». Le livre s’ouvrit de
lui-même au chapitre 14 : « L’a aire Netchaïev, ou le premier terroriste ».
Je le parcourus. elqu’un avait fait dans la marge un certain nombre
d’annotations au crayon. À la première page, la phrase « Au cours d’une
carrière aussi éphémère qu’un météore, qui se termina à l’âge de vingt-
cinq ans, il n’accomplit absolument rien » était marquée de deux points
d’exclamation et d’un point d’interrogation. Des passages dans d’autres
chapitres étaient soulignés de temps en temps, mais le chapitre consacré à
Netchaïev comportait plus d’annotations que tous les autres. J’empruntai
le livre et l’emportai chez moi. J’emportai également une pile des dessins
de Lingard. L’intuition de mon épouse fait souvent des merveilles lorsque
mon esprit, plus maladroit, marque le pas.
Ce soir-là, je lus la plus grande partie de l’ouvrage. Et tandis que je
lisais, un motif commença à apparaître. Lorsque l’auteur faisait le portrait
de révolutionnaires idéalistes, les points d’exclamation indiquaient le
désaccord ou le sarcasme. « Le baiser dans l’amour humain est une preuve
de la noblesse de l’homme », déclarait Herder. Il y avait un point
d’exclamation et un point d’interrogation. Une petite èche était pointée
vers le bas de la page, où quelqu’un avait dessiné sommairement deux
chiens, l’un reni ant le derrière de l’autre.
Le chapitre consacré à Netchaïev témoignait d’une lecture a entive.
Netchaïev, le plus impitoyable et le plus amoral de tous les
révolutionnaires, l’homme qui considérait que la révolution était un but en
elle-même, et qui estimait que tout crime est justi é en son nom. C’était
Netchaïev qui avait organisé l’assassinat de l’un de ses partisans a n de
souder son groupe de révolutionnaires. À la dernière page du livre, il y
avait un commentaire écrit au crayon : « Des imbéciles pour la plupart. »
Je pris note mentalement de véri er le dossier de Lingard le
lendemain, pour voir si sa signature correspondait à l’écriture.
Mais ce ne fut pas nécessaire. Ma femme était assise en face de moi et
examinait les dessins.
— C’est curieux, dit-elle.
—  oi donc ?
Elle me tendit l’un des dessins. Dans le coin droit en haut de la feuille,
Lingard avait écrit : « Ça pue. » Je comparai l’écriture avec celle dans le
livre. Elle était plus épaisse et plus pointue, mais c’était bien la même main
qui avait écrit ces mots.
Je remarquai que le dessin était très di érent des amas ren és du
début. Celui-ci était plus anguleux, aussi pointu que l’écriture. Pour une
raison quelconque, il désirait s’échapper des courbes molles, recherchait
quelque chose de plus discipliné et d’abstrait. Le dessin ressemblait
davantage à des montagnes re étées dans un lac qu’à des amas d’intestins.
— En voilà un autre.
Elle me tendit le dessin d’un « masque électrique ». Écrits en travers, il
y avait les mots : « Dieu a créé le monde, mais il lui a été retiré des mains. »
L’expression « Ça pue » m’intéressait davantage. Est-ce qu’il voulait
dire que le dessin était tellement mauvais qu’il ne supportait pas de le
regarder ? Puis je me rappelai que les psychotiques sont souvent, de façon
étrange, prosaïques. Pourquoi ce dessin puait-il ? ’est-ce qui pue ? La
réponse était évidente : la merde. Je tendis la main et pris un autre dessin
sur les genoux de ma femme. Maintenant j’avais la clé. Elle était évidente.
Ces saucisses ren ées et entortillées étaient des masses d’excréments à
l’aspect bizarre. Mais les matières fécales d’une personne en bonne santé
ne sont pas ren ées ou arrondies. Seules les matières fécales d’une
personne constipée ont ce e forme arrondie. Lingard avait dessiné la
merde d’une personne constipée – le symbole de sa rigidité intérieure et
de sa stagnation. Et ensuite il y avait une révolte. « Ça pue », et les lignes
devenaient furieuses et pointues. Aussitôt après, succédant à sa révolte,
venaient les masques électriques. Peut-être avaient-ils été toujours là. Je
me souvins du regard e rayé qu’il avait lancé au-delà de mon épaule
lorsque j’avais mentionné Evelyn Marquis. Mais à présent ils étaient là
tout le temps.
Tout cela peut paraître arbitraire, mais je m’e orçais de me re à pro t
certaines des intuitions que m’avaient permis d’acquérir vingt-trois
années d’exercice de ma profession. Pour une raison que je ne comprenais
pas moi-même, Lingard me fascinait. Je me sentais comme un enfant miné
par la curiosité. Je voulais connaître son secret. Et maintenant j’avais
l’impression d’entrevoir fugitivement le drame qui se jouait dans son
esprit. Cet homme n’était pas un imbécile. On ne pouvait pas résumer le
problème d’Arthur Lingard en termes de faiblesse de caractère et
d’incapacité. Cet homme était entouré de démons. Il avait tenté de leur
échapper en se retirant dans le monde de la passivité catatonique, mais
une partie de lui refusait de se rendre. Et à présent il se ba ait à nouveau,
seul dans son étrange monde privé, semblable à un homme pris au piège
avec des monstres dans un bocal. Ma tâche consistait à briser le verre, à
essayer de le rejoindre et de l’aider.
Mais quelle sorte d’homme était-ce, qui avait convaincu deux
psychiatres qu’il avait une émotivité insu sante et était d’un niveau
intellectuel très bas, et qui en réalité rêvait de révolution violente… qui
s’identi ait à Netchaïev, ce solitaire fanatique ? C’était un homme qui
considérait que les êtres humains étaient des chiens, qui comparait
l’a ection humaine à deux chiens qui se reni ent le derrière. Et
maintenant quelque chose l’avait convaincu qu’il était menacé par les
« chiens », et il était terri é. Ce e nuit-là, très tard, juste avant de
m’endormir, il me vint à l’esprit que le meurtre du fermier avait peut-être
été délibéré. Il était surpris dans ce e situation absurde par un vieillard en
chemise de nuit, lequel avait l’intention de le reme re aux mains de la
police, comme un petit garçon surpris alors qu’il vole des pommes. Il
a endait une occasion, puis il se jetait sur lui. Il faisait taire le vieillard
aussi rapidement et impitoyablement qu’il avait fait taire le chien, puis il
s’enfuyait dans la nuit, en ignorant les cris de la vieille femme qui se tenait
au bas de l’escalier.
Et s’il avait tué le fermier de propos délibéré, alors il se pouvait
également qu’il ait tué Evelyn Marquis. Je commençai à me rendre compte
qu’Arthur Lingard était peut-être un homme très dangereux.
 
Ce e nuit-là, Lingard commença à pousser des hurlements. Il était
persuadé que quelque chose tentait d’entrer par la fenêtre pour se jeter sur
lui. Trois gardiens furent nécessaires pour le maîtriser et lui passer une
camisole de force. Le docteur de la prison lui administra une dose massive
de sédatif. Pourtant, quelques heures plus tard, il était de nouveau éveillé,
et criait qu’il y avait un homme armé d’un couteau. Le lendemain matin,
on le conduisit dans la chambre la plus écartée de la prison, où ses cris
dérangeraient moins les autres détenus, et on m’appela. Le docteur avait
suggéré de le faire transférer dans un hôpital psychiatrique. Je m’y
opposai catégoriquement, et je s valoir que cela ne pouvait que lui faire
du mal si on le me ait dans une salle d’hôpital surpeuplée, en compagnie
d’autres malades mentaux. Je me souvins d’un petit truc qui avait réussi
bon nombre de fois avec des patients très perturbés, et je demandai qu’on
lui présente du lait chaud dans un biberon. Un nombre étonnant de
psychotiques sont ravis d’être considérés comme des bébés. Lorsque
j’arrivai à Rose Hill deux heures plus tard, je constatai que cela avait
marché. Lingard avait bu trois biberons de lait sucré. À présent il était
allongé par terre et contemplait le plafond.
Je fus a erré lorsque je vis la façon dont ses joues s’étaient creusées.
Le visage était devenu jaunâtre, les traits tirés. Il avait un énorme bleu sur
le front – le gardien me dit qu’il était tombé de son lit, ligoté dans sa
camisole de force. Il y avait des traces de sang sur sa joue. Le gardien
m’apprit qu’il avait divagué à propos d’un homme électrique armé d’un
couteau à découper.
Il semblait calme à présent, et je dé s les sangles de la camisole de
force. Il n’arrêtait pas de se passer la langue sur les lèvres et de déglutir, et
il marmonnait des choses que je ne distinguais pas. Je l’aidai à se me re
debout et à s’étendre sur le lit. Sur la table il y avait une pile de papier à
dessin et le stylo-bille rouge. Je les plaçai à côté du lit et je le laissai.
Une heure plus tard, j’entendis ses cris alors que je me trouvais à
l’autre bout de la prison. Je courus jusqu’à sa chambre. Il était blo i sous
le lit, et deux gardiens essayaient de le persuader de sortir. and il
m’aperçut, il sembla se calmer. Je m’assis par terre et lui demandai de quoi
il avait peur. Il m’ignora, puis, brusquement, il montra du doigt la fenêtre.
— Regardez ! L’homme avec le couteau !
—  e veut-il ?
— Non ! Tu vas pas me le planter quelque part !
Je ramassai certaines des feuilles qui étaient éparpillées sur le sol. Le
premier dessin représentait une main tenant un pénis. Celui-ci avait été
coupé en deux par un énorme couteau à la lame triangulaire, comme les
bouchers en utilisent parfois. Le couteau gurait sur plusieurs autres
dessins. Sur certains, il tranchait le nez des masques semblables à des
gargouilles. Sur un dessin, il était enfoncé dans un œil.
Une demi-heure de paroles apaisantes le persuada de s’étendre à
nouveau sur le lit. Je lui présentai le biberon, mais il le repoussa d’un geste
impatient. Je plaçai le bloc à croquis et le stylo-bille près de ses genoux. Il
s’en empara et commença à dessiner des couteaux.
Je glissai dans ma poche le dessin du couteau qui tranchait le pénis.
Cela semblait un symbole freudien trop évident – la peur d’être privé de
ses organes génitaux, la conséquence d’un sentiment de culpabilité. Mais
quel rapport y avait-il entre ce dessin et ceux représentant des excréments
et des masques électriques ? « Tu vas pas me le planter quelque part ! » La
question persista dans un recoin de mon esprit tandis que je parlais avec
d’autres détenus. Un début de réponse m’apparut alors que je traversais
une pelouse éclairée par le soleil. Je s halte et regardai l’herbe xement.
La lame triangulaire du couteau me rappelait les pointes acérées qui
avaient remplacé les courbes molles des excréments sur ses dessins. Ces
pointes acérées représentaient une agression, une révolte contre sa propre
passivité. Et si le couteau représentait également une agression – une
agression contre le pénis d’une autre personne ? Et si ce « Tu vas pas me le
planter quelque part ! » faisait allusion à un pénis, et non à un couteau ?
 
J’avais encore une visite à faire cet après-midi-là, à un petit cockney [1]
au visage dur. Il avait fait des cauchemars qui l’amenaient à se réveiller en
sursaut, couvert de sueur et poussant des hurlements. Bert avait bien réagi
au traitement ordinaire par la suggestion. La simple assurance donnée par
un docteur que tout allait s’arranger su sait pour me re en marche le
processus d’amélioration. Bert était malhonnête et immoral d’une façon
ouverte et enjouée, et j’en étais venu à avoir de la sympathie pour ce e
petite crapule incorrigible, tout en reconnaissant que cela aurait
économisé l’argent des contribuables si on l’avait fait « piquer » comme on
fait piquer un chien qui tue des poules. C’était la sorte de criminel dont le
grand public n’entend guère parler. Il était escroc comme d’autres sont
plombiers ou menuisiers, il ne s’en cachait pas, et cela ne le dérangeait
pas. Un jour, comme je lui demandais s’il avait l’intention de « marcher
droit » lorsqu’il sortirait de prison, il éclata de rire. « Pourquoi j’ferais ça ?
À quoi bon être en taule si c’est pour marcher droit ? Je suis ici parce que
j’espère faire le gros coup un de ces jours – un truc qui me perme ra de
prendre ma retraite. Je dois penser à mes vieux jours, d’accord ? » Il avait
le sentiment que ce n’était pas plus antisocial de préparer un casse que de
préparer une opération sur le marché des valeurs ou le Grand National [2].
Sa philosophie reposait sur une ignorance et une bêtise totales, mais, en
tant que telle, elle était cohérente. Si le directeur de la prison avait eu
connaissance de sa manière de penser, cela aurait probablement conduit à
une perte de sa liberté conditionnelle, aussi pris-je soin de ne pas lui en
parler.
Au moment de qui er Bert, je lui demandai :
— Est-ce que vous savez quelque chose sur Arthur Lingard ?
Il haussa les épaules.
— Pas grand-chose.
—  e pensent les autres détenus de lui ?
— Un type du genre tranquille… c’est pas une lumière.
— Est-ce que vous pensez qu’il pourrait être plus intelligent qu’il n’en
a l’air ? Par exemple, qu’il pourrait être un malfrat de première catégorie ?
Bert s’escla a.
— Jamais de la vie ! Excusez-moi, patron, mais vous connaissez pas les
malfrats de première catégorie. Y’z’ont pas l’habitude de faire tapisserie.
S’ils sont de première catégorie, ils le font savoir aux autres.
— Et sa vie sexuelle… vous savez quelque chose à ce sujet ?
C’était une question déloyale, à vrai dire. Il y avait des pratiques
homosexuelles dans ce e prison, comme dans toutes les prisons, mais je
n’avais pas le droit, en tant que représentant de l’administration, de
m’a endre à ce qu’il révèle ce qui se passait. Heureusement, il avait
con ance en moi.
— J’ai jamais rien entendu sur lui. Il a pas de copains particuliers.
— Et parmi les gardiens ? Vous savez si l’un d’eux est homo ?
— J’veux causer d’ennuis à personne.
— Il n’aura pas d’ennuis.
— Ben, y’a Harry Tebbut. L’est pédé comme un phoque. Mais c’est pas
un mauvais bougre.
Je lui s un clin d’œil.
— Merci, Bert.
 
Lingard était assis sur le lit, son bloc à croquis posé sur ses genoux. Il
ne dessinait pas. Il xait le mur, paupières mi-closes, et se balançait
d’avant en arrière et d’arrière en avant, un mouvement que j’avais souvent
observé chez des enfants privés d’a ection. Je m’assis sur le lit et jetai un
coup d’œil aux dessins. Il y avait d’autres couteaux qui tranchaient des
pénis ou des testicules. Il redressa brusquement la tête et regarda vers la
fenêtre. Il ressemblait à un animal e rayé. Un lament de salive coula du
coin de sa bouche.
—  ’est-ce que c’est, Arthur ? Encore un masque électrique ?
Sans qui er la fenêtre des yeux, il hocha légèrement la tête.
— Comment s’appelle-t-il ?
Il secoua la tête violemment, comme si j’étais une mouche exaspérante.
— Est-ce Harry Tebbut ?
La réaction fut manifeste, comme si je lui avais jeté de l’eau froide au
visage. Il y eut une vive exclamation, une crispation des muscles, et un
regard terri é vers moi.
— Vous n’avez rien à craindre, dis-je doucement. Il est interdit à Harry
Tebbut de vous approcher. Il ne vous le me ra plus. Plus jamais.
Cela sembla n’avoir aucun e et. Je continuai et répétai des variations
sur le même thème, lentement et doucement. Je vis qu’il se détendait petit
à petit. Il ferma les yeux et respira profondément. Durant un moment, je
crus qu’il s’endormait. Puis sa main chercha à tâtons et trouva le stylo-
bille. Il commença à tracer des lignes sur le bloc à croquis. Le stylo-bille se
déplaçait très lentement, et sa pointe dessinait les courbes molles et
ren ées que je connaissais déjà. Pour la première fois depuis qu’on m’avait
demandé de l’examiner, j’éprouvai un ot de joie et de triomphe, mêlés, à
ma grande surprise, à un sentiment de protection quasi paternel. Je me
levai et sortis de la chambre.
 
Harry Tebbut n’était pas de service. Assis à une table de la cantine des
gardiens, il buvait du thé. La trentaine, il était beau garçon, grand, large
d’épaules, avec un torse puissant. Le visage n’était pas agréable –
anguleux, quasi décharné, avec un nez en lame de couteau. Les yeux
immenses, marron clair, étaient quelque peu déconcertants chez un
homme : ils a iraient l’a ention immédiatement. Je compris tout de suite
ce qu’Arthur Lingard ressentirait s’il pensait que cet homme avait des vues
sur lui. iconque a vu une vieille femme avec des caractéristiques
sexuelles accusées – des jambes bien faites, une bouche sensuelle, des
yeux a irants – connaît ce e sensation. Les jambes bien faites vous font
penser automatiquement à l’acte sexuel. La bouche sensuelle vous fait
penser à des baisers. Mais l’idée d’avoir des rapports sexuels avec une
vieille femme est repoussante, terri ante. Harry Tebbut provoquait ce
même mélange d’a irance et de répugnance – du moins, chez moi.
Je ne tournai pas autour du pot.
— On parle beaucoup de vous dans ce e prison.
Il s’e orça de demeurer impassible, mais il pâlit.
— Vraiment ? À quel sujet ?
— Je pense que vous le savez parfaitement.
Il commença à protester, mais je l’interrompis.
— Écoutez, ce que vous faites avec d’autres hommes consentants ne me
regarde pas. C’est autorisé par la loi maintenant.
Il eut l’air soulagé.
—  Tant que vous ne vous servez pas de votre statut de gardien pour
obliger des détenus à coucher avec vous.
Il recommença à protester.
— Et je suis sûr que vous avez su samment de bon sens pour ne pas
faire cela.
Il eut un sourire de soulagement.
— Dans ce cas, pourquoi vouliez-vous me voir ?
—  Je veux que vous me disiez quelque chose, sans mentir. Si vous
répondez avec franchise, je vous promets que cela n’aura aucune
conséquence sur votre emploi ici. Je veux savoir ce qui s’est passé entre
vous et Arthur Lingard.
Je me levai.
— Ré échissez un moment. Je vais chercher une tasse de thé.
elques instants plus tard, je revins et m’assis en face de lui.
— Alors ?
D’autres gardiens entrèrent. Nous n’étions plus seuls. Il dit :
— Sortons et je vous raconterai tout.
Une fois dehors, nous marchâmes vers la clôture électri ée.
— Écoutez, commença-t-il, vous devez me croire sur un point. Je n’ai
jamais forcé Arthur.
— Je vous crois. Racontez-moi comment vous l’avez connu.
—  Je m’intéressais aux livres dans sa chambre. C’est un type
intelligent, vous savez. Au début, il refusait de me parler, mais au bout
d’un moment il a commencé à s’épancher, et nous avons discuté politique
et livres. Et… hum… un jour, dans sa chambre, je… euh, j’ai eu l’impression
qu’il me demandait de lui faire des avances.
— Vous aviez parlé de l’homosexualité ?
—  Oui, un peu. Nous avions parlé des perversions sexuelles. J’ai eu
l’impression qu’il avait… eh bien, qu’il avait eu un tas d’expériences,
disons.
— Et qu’avez-vous fait ?
Il me lança un regard inquiet et dit nerveusement :
— Écoutez, je ne…
Il vit mon expression sévère et se tut. Je ne jouais pas les juges et les
inquisiteurs, mais j’étais résolu à savoir. Je dis :
—  Rappelez-vous que je suis docteur, et racontez-moi tout dans le
moindre détail.
— Ma foi, je l’ai embrassé.
Il contemplait ses doigts épais.
— Et ensuite ?
Il continua précipitamment.
— Ensuite on s’est caressés et on s’est mis sur le lit. Ensuite nous avons
joui tous les deux.
— Il a joui ?
Ce point m’intéressait tout particulièrement.
— Oh oui, il a joui, pas de problème. Une vraie bombe !
—  e s’est-il passé ensuite ?
— Rien… ce e fois-là.
— Mais il y a eu d’autres fois ?
— Une seule. Le lendemain, je suis revenu et nous avons recommencé.
— Mais ce e fois vous êtes allés plus loin ?
Il avait décidé de ne rien me cacher.
— J’ai eu le sentiment qu’il en avait envie. Alors je lui ai demandé de se
pencher sur le lit. J’ai compris, en le voyant se pencher, que ce n’était pas
la première fois pour lui.
— À aucun moment il n’a voulu vous sodomiser ?
— Non.
—  e s’est-il passé lorsque cela a été terminé ?
—  Il a dit : « Va-t’en et laisse-moi tranquille maintenant. » J’ai
demandé : « On se revoit demain ? » Et il a répondu : « Non, plus jamais. »
Alors j’ai laissé tomber.
— Vous avez dit que vous aviez eu l’impression que cela lui était déjà
arrivé. Était-il facile, physiquement, à pénétrer ?
— Eh bien… euh… non.
— Et comment avez-vous fait ?
Il glissa sa main dans la poche de son blouson et en tira un petit tube
de vaseline.
— Très bien, je vous remercie, Tebbut, dis-je.
Et je rebroussai chemin vers la cantine a n de boire mon thé. Il ne
m’accompagna pas.
Je tins la promesse que je lui avais faite et je ne dis rien au directeur. À
quoi bon ? J’avais cru Tebbut lorsqu’il avait a rmé que Lingard était
consentant. Bien sûr, Tebbut était un gardien. S’il avait été un codétenu, je
pense que la réaction d’Arthur Lingard aurait été un refus catégorique.
Mais, gardien ou pas, rien ne l’empêchait d’éconduire Tebbut. C’était un
épisode déplaisant. Lingard avait pris l’habitude de rester tout seul dans
son coin. Puis il avait fait l’erreur de se lier d’amitié avec quelqu’un. Cela
s’était changé immédiatement en une trahison, avec l’a ront d’être
sodomisé sur un lit.
(Je fus soulagé lorsque, deux mois plus tard, Tebbut fut surpris derrière
un cinéma local alors qu’il se livrait à des a ouchements sexuels sur un
garçon âgé de douze ans. Le directeur prit des mesures. Tebbut fut révoqué
et partit pour une destination inconnue.)
 
Je retournai lentement vers la chambre de Lingard. Cela semblait bien
être la clé de sa dépression – ou du moins, l’une des clés. Le psychotique
vit dans un état de peur continuel ; il nage dans la peur comme un poisson
dans l’eau. La peur imprègne tout ce qu’il voit ou la moindre de ses
pensées. Une ombre sur le mur peut provoquer ce e crispation de
l’estomac, et le psychiatre est un objet de peur, lui aussi. Le problème est le
suivant : comment s’introduire dans son monde clos, a n de renverser ce
courant négatif ou de l’in échir, à tout le moins. À présent, j’étais en
mesure de pénétrer dans le monde intérieur de Lingard. Et, à présent, je
désirais vivement utiliser ma clé. Et parce que Arthur Lingard était mon
patient, et que j’avais découvert la clé, j’éprouvais un sentiment de chaleur
protectrice envers lui. Cela ne changeait rien qu’il soit peut-être un tueur
calculateur et délibéré. C’était simplement un autre aspect de sa maladie.
Je m’assis au pied de son lit et observai sa main dessiner la lame d’un
couteau. Lorsque je lui parlai, il m’ignora. Il dessina le gland d’un pénis. Je
le montrai du doigt.
— C’est le pénis de qui ?
Il m’ignora.
— C’est la queue de Harry Tebbut, n’est-ce pas ? Vous voulez trancher
la queue de Harry Tebbut ?
La ligne qu’il traçait hésita, puis il lâcha le stylo-bille. Une pellicule de
sueur apparut brusquement sur sa peau grisâtre.
—  Cela ne dérange personne que vous coupiez la queue de Harry
Tebbut. Il mérite qu’on le punisse, non ? Il vous oblige à faire des choses
que vous n’avez pas envie de faire ?
Il posa sa tête sur l’oreiller et ferma les yeux. Il avait l’air malade et
vieux. Il chuchota et me donna l’impression d’être le démon qui cherche à
tenter un ascète du Moyen Âge.
— Allez-y, coupez-le. N’ayez pas peur.
Il tourna brusquement la tête de côté, et il vomit sur les dessins posés
sur la chaise près du lit. L’odeur était aigre, infecte. J’avais des nausées,
moi aussi, mais cela ne servait à rien de faire le délicat. J’observai le
mouvement convulsif de ses épaules, je l’observai pendant cinq ou six
minutes, jusqu’à ce qu’il repose sa tête sur l’oreiller. Du vomi lui coula sur
le menton.
Je sentais qu’une partie de lui continuait de me résister, mais il
faiblissait. Je continuai de lui parler doucement. Chaque fois que je
prononçais le nom de Tebbut, il y avait une réaction. Il serrait les poings.
—  Allez-y, prenez le couteau dans votre main. C’est ça. Tenez-le.
Serrez-le dans votre main.
Je vis son autre main se refermer. J’interprétai le mouvement.
— Très bien. Coupez-le. N’ayez pas peur.
Sa main gauche – la main tenant le couteau – hésita.
— Allez-y. Maintenant ! dis-je vivement.
Le mouvement qui suivit fut tellement brutal que cela me t sursauter.
Sa main se leva violemment ; le visage couvert de sueur exprimait le
dégoût. De toutes ses forces, la main s’aba it et frappa violemment son
genou. Durant un moment hallucinant, il donna l’impression de tenir
vraiment un couteau dans une main et un pénis tranché dans l’autre.
— Et voilà. Vous l’avez fait, dis-je.
Son visage se convulsa tandis que la tension se relâchait, et il ruisselait
de sueur, il ressemblait à un coureur épuisé après une course. Je continuai
de parler, lentement, doucement.
— Là, là, c’est ni maintenant. Vous pouvez le jeter…
Je ne présumais pas que cet acte de violence eût libéré toute la haine
qu’il ressentait à l’encontre de Tebbut. Pourquoi aurait-ce été le cas ? Il
avait exprimé ce e haine depuis qu’il avait commencé à dessiner des
couteaux. L’important, c’est qu’il m’avait admis dans son fantasme, il
m’avait laissé entrer dans son monde privé. De deux choses l’une : ou bien
je pouvais devenir une partie d’un autre fantasme de haine, ou bien il
pouvait m’accepter comme quelqu’un qui lui voulait du bien, comme une
force bienveillance. Dès que cela se produirait, la bataille serait à moitié
gagnée. Le circuit négatif serait coupé. Je lui parlai pendant plus d’une
demi-heure. Je priais pour que personne ne nous interrompe. J’observai
son visage se détendre lentement, Il s’endormait. Au bout d’un moment, il
se mit à marmonner. Je distinguai les mots : « Oui, c’est un salaud, un porc
immonde. » Ces mots étaient prononcés d’une voix somnolente, sans
haine, et je fus envahi par un ot de triomphe. La bulle de verre était
brisée. Pour le moment, il était revenu dans le monde des humains.
Lorsque je le qui ai, une demi-heure plus tard, il dormait paisiblement.
Après la puanteur du vomi, je respirai avec plaisir le parfum des eurs.
2

Un médecin qui s’occupe de malades mentaux a parfois du mal à


garder son sens de l’humour. Pourtant je fus obligé de sourire lorsque
j’entrai dans la chambre d’Arthur Lingard, le lendemain. Le sujet de ses
dessins avait changé. Au lieu de couteaux tranchant des pénis, il dessinait
à présent des rasoirs tailladant des organes génitaux féminins. Les dessins
de Lingard révélaient qu’il avait du talent : les cuisses ouvertes et les poils
pubiens semblaient réels.
— Comment allez-vous ? demandai-je.
Il leva les yeux vers moi et hocha la tête.
— Est-ce que vous avez vu l’homme électrique aujourd’hui ?
Sans me regarder, il répondit :
— Il est parti.
Il dit cela d’un ton dé nitif. Je m’assis sur le lit et pris l’un des dessins.
— Et qui est-ce ?
Il montra du doigt les replis de la vulve.
— C’est le monde, et c’est le rasoir de Dieu.
— Mais pourquoi Dieu éventre-t-il le monde ?
— Pour faire sortir le…
Il hésita et chercha le mot.
— Pour faire sortir l’eau fangeuse.
— L’eau fangeuse ?
— Oui, l’eau avec ce e matière verdâtre qui o e dessus, et des œufs
de grenouille et de la vase semblable à de la gelée.
L’entendre répondre ainsi me procura une très grande satisfaction. Il
communiquait à nouveau, même s’il était clair que j’avais encore
beaucoup à faire pour le guérir de sa maladie. Avec un psychotique, il est
essentiel de le laisser parler, et d’écouter a entivement, d’a endre qu’il
vous fournisse une piste. Il tente souvent d’éviter le sujet qui préoccupe
son esprit, il le déguise, l’entoure de couches de faux-fuyants. À présent
j’avais franchi la première étape – l’amener à parler en toute liberté. Mais
il me su sait de regarder ses dessins pour comprendre que mon travail
était loin d’être terminé.
Cet après-midi-là, avant d’aller rejoindre Frank Slessor pour notre
cocktail habituel, au coucher du soleil, je m’assis à côté du lit d’Arthur
Lingard, et je tentai d’obtenir une réaction signi cative. Je lui dis :
— Vous êtes un homme intelligent, n’est-ce pas ? Vous savez à qui vous
me faites penser ? À Netchaïev.
Il n’y eut pas de réaction.
— Vous connaissez Sergheï Netchaïev, n’est-ce pas, l’anarchiste russe ?
Il me regarda vivement, et je lus de la surprise dans ses yeux.
— Oh, Neechev !
C’était pour ce e raison qu’il n’avait pas réagi immédiatement : il
prononçait ce nom à sa façon (que je prononce en trois syllabes – Net-cha-
ïev). Il se replongea dans son dessin – un masque électrique – mais je
notai que sa main était hésitante.
— Oui, vous ressemblez beaucoup à Netchaïev à certains égards. Vous
êtes partisan de la révolution à tout prix, n’est-ce pas ?
Il poussa un grognement. Je sentis que cela lui faisait plaisir.
Néanmoins, il se contenta de dire :
— Ouais, c’est possible.
—  Est-ce pour ce e raison que vous voulez que les gens croient que
vous êtes bête ?
—  i a dit que j’étais bête ?
—  Le docteur Massey, mon prédécesseur. Il a dit que vous tentiez de
faire croire aux gens que vous étiez bête, mais que, en réalité, vous aviez
une intelligence largement au-dessus de la moyenne.
Il me lança un drôle de regard.
— Il a dit ça ?
— Oui.
C’était faux, mais j’explorais le terrain.
— Vous êtes sûr ?
— Tout à fait. Vous voulez voir le rapport ?
Cela sembla le convaincre. Je réitérai ma question :
— Pourquoi voulez-vous que les gens croient que vous êtes bête ?
Je n’avais aucun but précis en posant ce e question. Je désirais
simplement établir une relation entre nous. Il me lança un regard sournois.
— Vous savez pourquoi ?
— Non, je ne sais pas. Dites-le-moi.
Il me regarda, puis il déchira une bande de papier de son bloc à croquis
et gri onna quelque chose dessus. Il me tendit le morceau de papier où il
avait écrit : « Ils veulent ma peau. »
—  i veut votre peau ?
— Chut !
Il m’arracha le morceau de papier des doigts et le fourra dans sa
bouche. Il le mâcha et l’avala. Je pris des airs de conspirateur et jetai un
regard à la ronde.
—  i veut votre peau ?
Je me penchai vers lui. Du coin de la bouche, il murmura :
— Les gardiens noirs.
— Hein ? Les gardiens de la prison ?
— Non ! (Il eut un sourire de pitié devant ma stupidité.) À votre avis,
pourquoi suis-je ici ?
— Je ne sais pas. Pourquoi êtes-vous ici ?
—  Pour me cacher d’eux. Les gardiens de la prison sont ici pour me
protéger.
— Mais qui sont les gardiens noirs ?
— Vous ne savez pas ?
Il eut l’air incrédule.
— Non, je ne sais pas.
Il chuchota, si doucement que ce fut à peine si je compris.
— Ils exécutent les ordres du Bailli Noir.
— Et qui est-ce ?
— Vous ne savez pas ?
Ce e fois, il était stupéfait, presque choqué. Je secouai la tête et
m’e orçai de prendre un air stupide.
—  Non, dit-il. Je suppose que beaucoup de gens sont aussi ignorants
que vous.
Il appuya son regard sur moi et cessa de parler à voix basse.
— Bon, il y a une guerre. L’univers est en guerre.
— Mais qui se bat ?
— Dieu. Il a perdu le contrôle de son univers. Des forces noires venues
d’au-delà de l’univers tentent de nous asservir. Je suis au courant de leur
projet, alors ils veulent me détruire. C’est pour ce e raison que je suis
venu ici, a n de me cacher d’eux.
Je commençais à comprendre pourquoi la trahison de Tebbut avait été
si traumatisante pour lui : l’un de ses protecteurs s’était retourné contre
lui. Je me demandai depuis combien de temps Lingard était sujet à ces
hallucinations.
Cela me prit une demi-heure pour le persuader de tout me raconter sur
la « grande guerre de l’univers ». Il nit par me dire que des forces d’un
mal incommensurable avaient envahi le monde, et qu’il pouvait les voir et
les toucher. « L’ancienne réalité » touchait à sa n, ou était évincée. À
présent il y avait une nouvelle réalité horrible, qui menaçait l’ensemble de
la race humaine. Cela ne servirait à rien de le dire aux gens, parce que cela
ne ferait que les terri er, et on se ba rait dans les rues.
Toutefois, lui, Arthur Lingard, avait la solution secrète de ce problème.
Il faisait partie d’une nouvelle espèce d’homme qui avait acquis des
pouvoirs extraordinaires, le pouvoir de sonder les abîmes les plus
profonds, de comprendre les secrets les plus terri ants, et, nalement, de
détruire le Bailli Noir lui-même. Il me dit sur le ton de la con dence qu’il
pouvait détruire un homme en pointant son doigt sur lui. Je pris le risque
de m’a irer son animosité en lui demandant pourquoi, dans ce cas, il
n’avait pas détruit Harry Tebbut. Il me sourit avec pitié.
—  Parce que je ne veux pas que l’on sache qui je suis. Ils pourraient
découvrir où je me cache.
Son fantasme était incroyablement élaboré et terri ant. Ces créatures
pouvaient changer de forme à volonté, mais le plus souvent elles
devenaient un nuage d’électricité qui avait vaguement la forme d’un être
humain, un nuage rempli de points d’énergie d’un rouge incandescent,
semblable à une nuée de lucioles. Parfois ces créatures entraient dans sa
chambre, mais c’était seulement une inspection de routine. Il ne pensait
pas qu’elles soupçonnaient son identité. Le Bailli Noir lui-même était un
monstre. Il ressemblait à une pieuvre ou à une méduse noire, mais il
pouvait également revêtir diverses formes. Sa forme préférée était celle
d’un homme-oiseau. Leur monde était complètement di érent du nôtre, et
des esprits terrestres étaient parfaitement incapables de le comprendre.
Les détails qu’il avait imaginés étaient prodigieux, et je me surpris à
songer, comme je l’avais fait à propos de plusieurs patients psychotiques,
que s’il avait eu la faculté d’organiser ses fantasmes, il aurait pu gagner sa
vie en écrivant des romans de science- ction.
Je demandai nalement :
—  Et quand pensez-vous que ce e grande bataille aura lieu ? (La
bataille à l’issue de laquelle Dieu, avec l’aide d’Arthur Lingard, vaincrait le
Bailli Noir.)
— Bientôt. Dans très peu de temps.
Il regarda par la fenêtre et se raidit. Je suivis son regard et aperçus un
motard de la police qui passait dans la cour. Il portait de grosses lune es
noires, relevées sur son front, et un casque de protection.
—  ’y a-t-il ? demandai-je.
Il montra le motard du doigt.
— Je viens de voir l’un d’eux, un gardien noir.
Ah, pensai-je, voilà ma chance, celle d’enfoncer le premier coin de
doute dans sa construction insensée.
— Vous en êtes sûr ? dis-je.
— Tout à fait.
—  Mais j’ai connu cet homme. C’est l’o cier de police Hamme . Il
surveille la circulation routière entre Sedge eld et Darlington.
Il eut un sourire de mépris.
— C’est ce que vous pensez ! Il s’agit d’un déguisement.
J’allai jusqu’à la porte et regardai au-dehors. J’appelai :
— Hamme  ! Agent Hamme  !
Il se retourna, m’aperçut, et revint sur ses pas.
— Vous voulez bien entrer un instant ?
— Certainement, monsieur.
Il me suivit dans la chambre. Je dis à Lingard :
— Bien. Vous connaissez l’o cier de police Hamme , n’est-ce pas ?
Je demandai à Hamme d’avoir l’obligeance de retirer ses lune es et
son casque, tout en lui faisant un clin d’œil discret. Il s’exécuta. Puis,
évitant de regarder Lingard, j’engageai une brève conversation amicale
avec Hamme . Je lui demandai comment allait son épouse, si son petit
garçon s’était remis de sa varicelle, et ainsi de suite. Il tint son rôle à
merveille. Campagnard du Sud-Ouest de l’Angleterre, il était venu vivre
dans le Nord. Il avait une voix agréable, roulait les r, et avait une façon
terre à terre de s’exprimer. Pour penser qu’il était un gardien noir, il fallait
une bonne dose d’autopersuasion.
Lorsqu’il fut parti, je me tournai vers Lingard et constatai avec plaisir
que son sourire condescendant avait disparu.
— Alors ?
Il hocha la tête.
—  Je me suis peut-être trompé. Il ressemble beaucoup à Liafail, le
commandant de la division Atropos des gardiens.
Je sentis que je ne devais pas laisser passer une telle occasion.
— Mais êtes-vous sûr que Liafail existe ? Vous l’avez déjà vu ?
— Plusieurs fois.
— Mais comment pouvez-vous être certain que ce n’était pas l’o cier
de police Hamme , ou un autre motard ? Vous venez de le prendre pour
Liafail.
Il secoua la tête.
—  Ce n’est pas sûr. Peut-être était-ce Liafail. Leur déguisement est
souvent parfait.
— Je croyais que vous étiez toujours à même de le percer à jour ? Cela
le gêna. Il ré échit quelques instants. Il avait a rmé qu’il était capable de
déceler les subterfuges des émissaires du Bailli Noir. J’enfonçai le clou.
—  Vous êtes un homme sensé, très intelligent. Vous adme ez
certainement que vous pouvez vous tromper au sujet des gardiens noirs ?
Il se fro a les yeux et dit d’une voix lasse :
—  Vous êtes en train d’insinuer que j’imagine tout ça – que des
pulsions inconscientes refoulées déforment mes facultés perceptives ?
Vous pensez que je suis malade ?
C’était à mon tour d’être déconcerté. Je n’aurais pas été plus surpris si
mon berger allemand m’avait brusquement adressé la parole. Lingard ne
donnait pas l’impression d’être supérieurement intelligent, et voilà qu’il
parlait de « pulsions qui déformaient ses facultés perceptives », comme s’il
était tout à fait habitué à employer des termes comme ceux-là. Je
commençai à me demander s’il ne se chait pas de moi. Je m’e orçai de ne
pas laisser voir ma surprise.
—  Tout à fait. Et si nous supposions, c’est juste une hypothèse, que
vous êtes sujet à des hallucinations visuelles et auditives ? (J’avais décidé
de partir du principe qu’il ne serait pas gêné par des mots savants – en
fait, que cela le a erait que je le traite d’égal à égal, intellectuellement.)
Cela n’implique pas que vous êtes fou. Je suis tout à fait disposé à
reconnaître que mon inconscient peut intervenir dans ma vie de tous les
jours sans que je m’en aperçoive. En fait, j’ai été sujet à des hallucinations
auditives durant la guerre, lorsque la maison où je me trouvais a été
touchée par une bombe, j’entendais tout à fait distinctement la voix de ma
mère qui m’appelait, alors que celle-ci était morte dix ans auparavant.
(J’appliquais la méthode de persuasion de Paul-Charles Dubois : établir
une relation humaine, intime, avec le patient.) Pareillement, j’ai subi un
violent choc à retardement à la suite d’un accident de voiture, et il m’a
fallu un certain temps pour comprendre pourquoi je me me ais
brusquement à trembler et à être saisi de faiblesse. Après tout, le
subconscient nous est caché, par dé nition.
Lingard écouta sans m’interrompre, la tête penchée de côté, son index
appuyé sur sa joue. Puis il hocha la tête lentement.
— Je comprends votre point de vue, bien sûr. Et je comprends pourquoi
vous pensez ainsi. Mais pourquoi ne pas envisager l’hypothèse opposée, à
savoir que j’ai peut-être raison. Vous reconnaissez que votre subconscient
peut intervenir dans votre vie de tous les jours sans que vous vous en
rendiez compte. Mais adme ez-vous que vous préférez ne pas penser à des
choses déplaisantes ? Par exemple que dans trente ans, disons, votre corps
sera probablement en train de se liqué er sous terre ?
— C’est vrai.
—  Vous reconnaissez que c’est vrai, mais est-ce que vous y pensez
vraiment ? Êtes-vous vraiment capable de regarder vos mains et
d’imaginer leur aspect lorsqu’il n’y aura plus de peau sur les os ?
Je le s, et je grimaçai.
— En temps normal, vous n’y pensez pas, parce que cela ferait sauter
vos plombs mentaux. Il est nécessaire pour le bonheur humain d’ignorer
tout ce qui pourrait endommager les plombs mentaux. Êtes-vous de mon
avis ?
Je dis que oui.
— Dans ce cas, ne pensez-vous pas qu’il y a beaucoup de chances pour
que j’aie raison et pour que vous vous trompiez ? Je tente de regarder en
face des faits que vous préférez ignorer. Vous êtes obligé de reconnaître
que vous préférez que le Bailli Noir soit une création de mon esprit, n’est-
ce pas ? Comment savez-vous que votre préférence ne vous rend pas
aveugle à son existence réelle ?
Je commençais à me sentir tout à fait mal à l’aise. En principe, la
relation entre un médecin et son patient repose sur le sentiment de
supériorité du médecin. Mais Lingard m’amenait à me tenir sur la
défensive. Il me me ait presque en colère.
Il poursuivit d’une voix calme :
— Le problème, avec la plupart des gens, c’est qu’ils sont incapables de
se concentrer. N’est-ce pas ce que vous avez ressenti lorsque vous
entendiez continuellement la voix de votre mère ? Vous êtes-vous senti
désorienté ? Manquiez-vous de con ance en vous-même ? Et comment
êtes-vous parvenu à surmonter cela ? N’était-ce pas en portant toute votre
a ention sur des problèmes de tous les jours, sans importance, et en
oubliant vos peurs ?
Il avait touché dans le mille. En fait, j’avais recouvré mon équilibre en
suivant des cours de peinture.
— Pensez-vous que ce soit vraiment honnête – essayer d’oublier ce qui
vous tourmente au lieu d’y faire face ? Je n’ai jamais fui un problème. J’ai
décidé que je devais apprendre à me concentrer davantage que d’autres
personnes. Et dès que j’ai appris à me concentrer, j’ai commencé à me
douter de l’existence des gardiens noirs.
Il discutait de façon lucide et sensée. Fondamentalement, c’était un
argument irréfutable. Le premier venu peut prouver n’importe quoi en
faisant valoir que l’univers est rempli de questions qui restent sans
réponses, et que nous ne savons pratiquement rien. Je le dis à Lingard, et il
déclara :
—  Exactement. Alors comment pouvez-vous être sûr que vous avez
raison et que j’ai tort ?
—  Mais je ne peux pas voir vos gardiens noirs. S’ils existaient, je
pourrais les voir, non ?
—  Ils ne veulent pas qu’on les voie. Si vous appreniez à vous
concentrer comme il faut, vous seriez à même de les voir. Et si vous aviez
un peu plus d’imagination, vous verriez que tout ce que je dis est possible.
C’était la première fois dans toute ma carrière que je me trouvais dans
ce e position : mis échec et mat par un patient. Il me vint à l’idée qu’il y a
quelque chose de très contestable dans les méthodes habituelles des
psychiatres. Si vous dites à un patient qu’il ne peut pas penser clairement
parce que son jugement est faussé par des facteurs subconscients qu’il
ignore, il est parfaitement en droit de rétorquer que la même chose
s’applique à vous, et que tout votre traitement repose peut-être sur vos
propres obsessions.
Il semblait évident que je ne pouvais pas l’emporter sur cet argument,
néanmoins J’avais remporté la victoire d’une autre façon. J’étais plus
proche de Lingard, et il me parlait en toute liberté. C’était le premier grand
pas. Ce soir-là, tandis que je ré échissais à ce e conversation et que je
racontais mon après-midi à ma femme, Evelyn, l’idée me vint qu’une
partie des troubles de Lingard était peut-être due à sa solitude. En lui
disant que le Dr Massey le jugeait très intelligent, j’avais tenté le coup à
tout hasard, et j’étais tombé juste : c’était la clé qui m’avait ouvert son
esprit. Il était très intelligent, ou du moins d’une intelligence au-dessus de
la moyenne, et il était en prison depuis bientôt cinq ans, à rester tout seul
dans son coin, à cacher ses pensées aux autres. Cela, je le voyais
parfaitement, expliquait l’épisode Tebbut. Tebbut était passablement
éveillé, comme je le découvris au cours d’une conversation avec le
directeur. C’était pour ce e raison que Lingard l’avait encouragé. Il avait
décidé de tenter une relation plus proche. Et le résultat avait été la
trahison. Il avait été renvoyé à sa solitude.
Et cela faisait apparaître la question la plus intéressante de toutes.
Pourquoi diable était-il aussi résolu à rester tout seul dans son coin ? Ce
n’était pas normal. Une personne intelligente a besoin de rapports
humains chaleureux, bien plus qu’une personne stupide.
Ce fut à ce moment que j’eus ma seconde chance dans ce e a aire. J’ai
mentionné que j’avais écrit à la prison de Strangeways pour voir si je
pourrais trouver le titre du livre que Lingard avait souillé d’excréments.
Leur première réponse fut négative. Devenu illisible, le livre avait été
brûlé. Mais deux jours plus tard, je reçus par la poste un livre de poche.
Son titre était Le Kid de Louisville, d’Idris T. Moroney. Apparemment,
c’était un roman sur la boxe comme on en publie des centaines chaque
année. La le re du Dr Alan Buckle qui était jointe à l’envoi disait que le
bibliothécaire adjoint était tout à fait sûr que c’était le titre de l’ouvrage.
En fait, ils en possédaient un second exemplaire, que je devrais leur
retourner après lecture. Bien sûr, ils ignoraient quelle page avait été
souillée par Lingard. Un soir, je m’installai confortablement et commençai
à le lire. C’était l’histoire banale de la carrière d’un boxeur et de sa
réussite, et c’était très mal écrit. Vers la moitié du livre, le héros fait la
connaissance du manager d’un ex-champion du monde, et de sa superbe
maîtresse, Pauline. « Sa peau chaude rayonnait de santé. Ses seins tendaient
sa robe noire satinée, telles de petites pointes. Elle se dirigea vers le bar et il
distingua le contour d’un tout petit slip sous la soie brillante… » Plus tard,
lorsqu’ils sont seuls, Tex se penche vers elle et lui mordille les mamelons à
travers sa robe, puis il retrousse la robe au-dessus de la taille. « La bouche
pulpeuse et rouge s’ouvrit dans un gémissement de plaisir, et elle ferma les
yeux. Il se pencha, prit sa lèvre entre ses dents, et la mordit jusqu’à la faire
saigner. D’un geste brusque de sa grosse main, il arracha le slip fragile et le
lança dans le feu. Son autre main se glissa sous la robe et dégrafa le soutien-
gorge. Elle s’appuya contre lui, sans force, comme si ses jambes ne la
soutenaient plus. Il l’écarta de lui un moment a n de me re à nu sa propre
chair palpitante. Puis il la prit dans ses bras et la porta jusqu’au canapé. “La
porte…”, chuchota-t-elle, mais il l’ignora.“Je t’en prie…” Puis sa protestation se
changea en un râle de plaisir au moment où ses reins puissants poussèrent et
ouvrirent violemment le bouton de chair qui a endait… »
Ce e scène était le point culminant du livre. Je parcourus rapidement
le reste, et constatai qu’il n’y avait rien d’autre, autant que je pus en juger,
qui était susceptible d’avoir surexcité Lingard à ce point. De toute façon,
j’avais cru comprendre en lisant le prénom. La sœur d’Arthur Lingard se
prénommait Pauline. Je recopiai le passage et renvoyai le livre par la poste.
Deux jours plus tard, j’eus une autre surprise. Le Dr Buckle avait regardé
dans les dossiers de son prédécesseur, et il avait trouvé le double d’un
rapport datant de la condamnation pour vol avec e raction de 1955. Il
m’en avait envoyé une photocopie. Ce rapport consistait en trois feuillets
dactylographiés, et je vis immédiatement qu’il représentait un e ort
consciencieux pour retracer le parcours de Lingard et déterminer ce qui
avait fait de lui un petit malfrat récidiviste.
Arthur Lingard était né en novembre 1937 – une date de mauvais
augure – tandis que les nuages s’amoncelaient déjà sur l’Europe. Sa mère
fut tuée au cours d’un raid sur la banlieue nord de Londres en 1941.
Lingard et sa sœur Pauline, de cinq ans son année, virent le corps
lorsqu’on le sortit de la maison détruite par les ammes. Lingard avait dit
au psychiatre qu’il se souvenait de la scène dans les moindres détails.
Pourtant il n’avait que quatre ans à ce e époque. Ils couraient vers l’abri
lorsque la bombe avait frappé la maison.
Ils furent évacués vers Warrington, dans le Lancashire, chez le frère de
son père. Six mois plus tard, son père fut également tué. Son oncle et sa
tante gardèrent cela secret, mais l’un de leurs cousins le dit à Lingard vers
la n de la guerre.
Leur mère avait possédé un petit terrain dans le secteur est de Londres.
Le terrain fut acheté par le conseil municipal de Londres pour quelques
centaines de livres, et un immeuble fut construit sur cet emplacement.
Pauline et Arthur héritèrent de cet argent. Leur oncle Dick Lingard, devint
leur tuteur o ciel lorsqu’il apprit l’existence de cet héritage. and
Pauline a eignit sa majorité, il ne restait plus que vingt-deux livres.
Arthur eut des ennuis dès l’âge de quatre ans, lorsqu’il alla à la
maternelle. Il semblait avoir un besoin obsessionnel de briser des objets –
jouets, vitres, bouteilles, pots de eurs. Il fut ba u très souvent. En 1951,
alors qu’il avait treize ans, son oncle demanda à un agent de probation de
l’envoyer dans une école pour délinquants juvéniles parce qu’il ne pouvait
plus le tenir. Arthur t une fugue au bout de six mois, et un juge
bienveillant ordonna à son oncle de le reprendre à la maison et de faire un
nouvel essai. elques mois plus tard, son oncle fut arrêté. Pauline était
enceinte. Elle a rma que Dick Lingard était le père de l’enfant, et qu’il
avait eu des rapports sexuels avec elle, et ce depuis sa douzième année. Il
fut condamné à trois ans de prison. À seize ans, Arthur connut une longue
période de grave dépression qui était peut-être liée à son appréhension du
moment où son onde sortirait de prison. Il cessa de s’alimenter, et dit à
une assistante sociale que sa nourriture était empoisonnée. Il agressa une
lle e âgée de dix ans avec un fer à repasser, et tenta de la violer. Un
tribunal pour enfants ordonna un traitement psychiatrique. À deux
reprises, l’année suivante, il fut surpris alors qu’il cambriolait une maison.
À chaque fois, il en fut qui e pour un avertissement, parce qu’il suivait un
traitement psychiatrique. La seconde fois, son butin consistait en une
montre en or, un couteau et cinq culo es de femmes. À dix-huit ans, un
juge le condamna à six mois de prison pour vol avec e raction. Le jour de
son dix-neuvième anniversaire, il essaya une nouvelle manière de se faire
de l’argent. Il se procura quelque part une pile de brochures pour des
machines à laver, et il t du porte-à-porte dans la banlieue sud de Londres,
proposant les machines à laver avec des conditions de paiement très
avantageuses, et recevant un acompte de la part des ménagères. Ce e
a aire prospéra. Mais trois mois plus tard, il fut arrêté et condamné de
nouveau à une peine de prison de courte durée. Peu après sa remise en
liberté, il fut pris en agrant délit alors qu’il s’introduisait avec e raction
dans un magasin. Il plaida coupable et fut condamné encore une fois à six
mois de prison. Par la suite, il était parvenu à éviter des ennuis avec la
police pendant presque quatre ans, jusqu’au cambriolage de la ferme.
Durant ce e période, il fut interrogé par la police plusieurs fois à propos
de cambriolages, et une fois à propos du meurtre dont j’ai parlé, mais il ne
fut jamais arrêté. Il fut également accusé par le mari de sa sœur Pauline
d’être venu chez eux un après-midi et de l’avoir rouée de coups. Mais sa
sœur refusa de porter plainte contre lui, et l’a aire fut classée.
Tout cela donnait l’impression d’antécédents tout à fait clairs : perte de
ses parents dès la plus tendre enfance et traumatisme, un père adoptif
brutal qui avait une famille nombreuse. (Dick Lingard avait souvent a aire
à la police pour actes de violence quand il était ivre.) Le livret scolaire était
meilleur que ce à quoi l’on aurait pu s’a endre, mais pour le reste, tout
dénotait un adolescent qui avait un profond ressentiment contre la société.
Je me demandai si ce n’était pas lui qui avait persuadé sa sœur d’accuser
Dick Lingard dans l’a aire de sa grossesse. Peut-être était-il jaloux
sexuellement de son oncle ? Après la mort de sa mère, sa sœur Pauline
était tout ce qu’il avait au monde, une mère de remplacement. Si son oncle
avait commis une agression sexuelle sur Pauline quand elle avait douze
ans, alors Arthur devait avoir sept ans à ce e époque. Est-ce que cela ne
pouvait pas expliquer les divers actes de destruction et de révolte qui
avaient abouti à la demande faite par Dick Lingard qu’on l’envoie dans
une école pour délinquants juvéniles ?
L’ennui, c’est que ces dossiers étaient incomplets. Il me fallait en savoir
beaucoup plus sur le parcours d’Arthur Lingard. Et pour le moment je ne
connaissais qu’une seule personne qui pût me renseigner : Lingard lui-
même.
Lui et moi avions désormais instauré une relation intéressante. Nous
gardions chacun notre opinion. Il comprenait que je considérais que ses
visions d’hommes électriques étaient des hallucinations ; je comprenais
qu’il me jugeait bien intentionné mais quelque peu obtus. Parfois, il se
laissait échir, au point d’envisager l’hypothèse qu’ils n’étaient pas réels.
En d’autres occasions, il était tendu et inquiet. Je l’écoutais alors avec le
plus grand sérieux, comme si j’étais convaincu qu’il avait des motifs d’être
inquiet. Une semaine après notre première conversation portant sur le
Bailli Noir, je le trouvai l’air hagard et épuisé. Il me dit qu’il avait été
informé que l’invasion était imminente. Des milliers de gardiens noirs
déferlaient sur l’Angleterre. Ils traversaient les régions isolées du Nord de
l’Écosse et exterminaient tous les gens qu’ils rencontraient. i plus est, il
redoutait d’être leur objectif ; ils savaient qu’il pouvait les détruire. Le
lendemain, je trouvai un article sur le monstre du Loch Ness. Le journal,
imprimé à Inverness, était daté de la veille. J’emportai le journal pour le lui
montrer et lui prouver que personne n’avait encore aperçu les gardiens
noirs. Il haussa les épaules.
—  Naturellement. Ils sont très bien organisés. Chaque fois qu’ils
détruisent un village, ils laissent des gardiens sur place pour répondre aux
appels téléphoniques et pour répondre aux le res. Personne ne sait ce
qu’ils ont fait.
— Et les gens qui vont dans ce e région ?
— Si les gardiens noirs risquent d’être découverts, les gens sont tués ou
faits prisonniers.
Il lut l’article très a entivement, puis me t remarquer plusieurs
erreurs typographiques.
— Vous voyez, ils se trahissent par de petites choses. Ils ne savent pas
encore l’orthographe.
— Vous pensez que cet article a été écrit par les gardiens noirs ?
— Je le sais. Ils se sont emparé d’Inverness dimanche dernier.
— Comment le savez-vous ?
—  elqu’un est venu ce e nuit et me l’a dit. Une femme électrique.
— À quoi ressemble-t-elle ?
— Elle est juste une tête. Elle sait que si elle apparaissait avec un corps,
j’aurais de mauvaises pensées à son égard. Alors elle n’emporte pas son
corps quand elle vient me voir.
Le lendemain, son état avait empiré. Il était convaincu que des
gardiens noirs s’étaient in ltrés dans la prison. Ils avaient pour
instructions d’empoisonner sa nourriture, et si possible, d’arrêter les
ba ements de son cœur en lui envoyant des « ondes électrostatiques ». Ils
se tenaient derrière le gardien qui lui apportait ses repas, et ils se
moquaient de lui. L’un d’eux avait un énorme pénis dressé, long de plus de
trente-cinq centimètres. Il avait fait des mouvements obscènes avec ses
hanches, donnant à entendre qu’il avait l’intention de violer Lingard dès
qu’il en aurait l’occasion. À un moment, alors que j’a endais Lingard
devant les toile es, il poussa un grand cri et sortit précipitamment, son
pantalon autour des chevilles. Il dit qu’au moment où il avait tendu la
main derrière lui pour s’essuyer, il s’était aperçu qu’une main recouvrait
déjà son ori ce anal. Il s’était retourné et avait vu le gardien noir au
sourire lubrique. Celui-ci tenait son pénis dans une main. Lingard était
totalement convaincu de la réalité du gardien noir, et je fus obligé d’entrer
dans les toile es et de lui certi er qu’il n’y avait personne. Ensuite, il me
demanda de rester à côté de lui pendant qu’il s’essuyait et tirait la chasse
d’eau. Il tremblait violemment lorsqu’il retourna s’allonger sur le lit, et il
était au bord des larmes.
Le temps de la discussion était révolu. Je tentai une autre approche :
—  Écoutez, et si vous cessiez de lu er avec une telle violence ?
Pourquoi ne pas vous détendre, tout simplement, et cesser de lu er ? Ils
n’ont pas l’intention de vous faire du mal, sinon ils ne vous surveilleraient
pas de ce e façon. Ils vous tiennent en observation, c’est tout. Pourquoi ne
pas vous ouvrir ? Tout accepter ? Essayez de vous comporter comme si
vous étiez un simple observateur, qui les regarde a entivement.
Chose étonnante, cela marcha. Il me promit d’essayer. Tandis que nous
parlions, je vis son regard se porter au-delà de mon épaule. Je lui
demandai s’il voyait quelque chose.
—  Oui. Il est là, juste derrière vous. Il n’arrête pas de me faire des
grimaces obscènes et d’agiter son pénis.
—  Ne vous inquiétez pas. Laissez-le faire. Peu importe qu’il nous
écoute, n’est-ce pas ? Comportez-vous comme s’il était quelque chose de
tout à fait normal, comme le mobilier. Et notez tout ce qu’ils vous disent.
Il se détendit de façon tout à fait visible. Il appuya sa tête sur les
oreillers et allongea ses jambes. Encore une fois, mon instinct m’avait
amené à faire la suggestion appropriée. En fait, ce fut le tournant dans
ce e a aire. Il cessa de réagir violemment à ses hallucinations. Il se
contentait de les observer, les jugeait inévitables, et les couchait
soigneusement par écrit. Un énorme chien noir était assis devant sa
fenêtre et grognait de temps en temps. La femme qui lui apportait des
nouvelles de l’avance des gardiens noirs autorisait son corps à
l’accompagner. Elle était vêtue comme une in rmière et portait une canne.
Il l’accepta si totalement qu’elle commença à se tenir près de son lit et à lui
sourire de façon suggestive.
— Pourquoi ne pas voir ce qui se passe si vous lui faites des avances ?
dis-je.
— Elle pourrait se froisser et s’en aller.
— Cela n’aurait aucune importance. Acceptez, quoi qu’il arrive.
Lors de ma visite suivante, il déclara d’un air triomphant :
— Je l’ai fait !
—  e s’est-il passé ?
—  Elle m’a bien eu ! J’ai posé ma main sur sa cuisse, et elle n’a pas
essayé de m’arrêter. Alors j’ai soulevé sa jupe et j’ai baissé sa culo e. Mais
il n’y avait rien au-dessous. Absolument rien.
—  Fascinant, dis-je. Vous voyez tout ce que vous avez appris en
devenant un observateur ?
Il hocha la tête d’un air sérieux et pensif. Je compris que notre relation
avait changé. Une fois de plus, j’étais le docteur, et il était le patient. Il
avait décidé de me faire con ance. Sur ma demande, il t des dessins de
tous ceux qui lui apparaissaient, et du chien noir devant sa fenêtre. À ma
grande surprise, je m’aperçus que c’était un excellent croquis de mon
berger allemand. Plus maigre, noir, mais c’était tout à fait lui, sans aucun
doute. Lingard n’avait jamais vu mon chien. Je suis incapable d’expliquer
ce e coïncidence, et je me contenterai de dire qu’un médecin et son
patient peuvent parfois nouer une relation étrangement intime.
Le résultat de tout cela fut une immense amélioration de la santé
générale d’Arthur Lingard. Il recommença à sortir et à se promener dans la
cour, à s’intéresser à sa parcelle de jardin. Il était même en mesure d’avoir
une conversation apparemment normale avec d’autres détenus, mais il se
fatiguait très vite et y me ait n brusquement. Sa relation avec moi devint
la relation habituelle entre un médecin et un patient névrotique. Je
couchais ses rêves par écrit, parlais avec lui de ses hallucinations, écoutais
le récit de ses peurs – être a aqué par un chien gigantesque, se
transformer en tortue (un autre symbole de la claustrophobie), qu’un
serpent grimpe vers son derrière pendant qu’il était assis sur le siège des
W.-C. (encore un symbole évident). Le directeur me félicita pour les
résultats que j’avais obtenus. Mais je savais que c’était prématuré. Lingard
me faisait con ance, mais il y avait encore tellement de choses qu’il taisait.
À tout prendre, il demeurait un mystère pour moi.
Un jour, lorsque je le qui ai – environ cinq semaines après le
commencement du traitement –, ce sentiment de frustration, le fait d’avoir
entrevu un fragment de ce mystère, fut si fort que je ruminai ce e idée
durant tout le trajet de retour. Le soir, j’en parlai à un confrère du
Lancashire qui m’avait téléphoné. Ce qui l’intrigua le plus, c’était le
changement subit survenu chez Lingard : le semi-demeuré était devenu un
intellectuel. Il me rapporta un cas similaire qu’il avait eu l’occasion
d’observer. Un banquier, sujet à des hallucinations après un grave
accident, donnait l’impression d’être devenu deux personnes di érentes,
l’une apathique et simple d’esprit, l’autre cultivée et intelligente. J’essayai
de toutes mes forces de trouver une réponse qui m’échappait.
— Ce n’est pas tout à fait pareil avec Lingard. J’ai le sentiment que sa
bêtise – sa bêtise supposée – est une sorte de déguisement permanent,
qu’il a décidé de laisser tomber avec moi.
— Vous voulez dire qu’il a peur, en temps normal, de montrer qu’il est
intelligent ?
— C’est à peu près ça.
—  Alors c’est un cas vraiment bizarre ! J’ai connu des gens qui
passaient leur vie à tenter de cacher leur bêtise, mais jamais le contraire !
Ce e nuit-là, couché dans mon lit, ce e remarque me revint à l’esprit,
et je me redressai à demi. Parce que j’avais envie de crier la question :
Pourquoi Lingard tenait-il tellement à cacher son intelligence ? Cela ne
correspondait pas à la mentalité des criminels. Les criminels sont des
vantards. Maintes et maintes fois, ils gâchent un crime parfait dans leur
désir d’être admiré par d’autres criminels. Avait-il été tellement écœuré et
accablé par le milieu carcéral qu’il était retombé dans l’apathie ? Ou bien
avait-il toujours été comme ça ? Il y avait peut-être un moyen de le savoir :
enquêter sur son passé.
3

Je ne suis guère a iré par les villes industrielles du Yorkshire, aussi je


traversai les Pennines jusqu’à Burnley, puis continuai vers le sud jusqu’à
Manchester. Il avait plu dans la nuit, et ce matin de juillet était frais et
rempli des odeurs de l’été. Tandis que j’admirais les verts et les ors de la
campagne, j’écoutais sur la radio de ma voiture un concert d’Elgar et de
Delius, et la beauté de la journée me t comprendre la nostalgie contenue
dans leur musique. Puis les collines cédèrent la place à la poussière de
charbon et aux pavés de la partie nord du Lancashire. Les cheminées des
usines de Burnley vomissaient de la fumée, et l’air empestait la suie. À la
périphérie de Manchester, un panneau signalant Saddleworth me remit en
mémoire l’a aire du meurtre de la lande, et brusquement je réalisai que je
comprenais cela. Toutes ces briques sales étaient dépourvues d’éclat, de
charme. La jeune lle toute en jambes à la mini-jupe rouge qui traversait
le passage à niveau avait l’air de quelqu’un qui a perdu sa virginité
derrière un dancing à l’âge de treize ans. Dans quelques années, elle
pousserait un landau le long de ce e même route, accompagnée d’un
enfant tro inant à ses côtés et pleurnichant.
Arrivé dans le centre de Manchester, je passai une demi-heure dans un
embouteillage. À présent, j’étais incommodé par la chaleur de juillet.
J’a eignis Warrington un peu avant midi. Je garai ma voiture et bus une
pinte de bière dans un pub avant de partir à la recherche de Penketh Street
– la rue où Arthur Lingard avait grandi. C’était la première fois que je
venais à Warrington, pourtant la ville était exactement ce à quoi je
m’a endais : une ville industrielle du Lancashire, avec des voies ferrées,
des canaux et la Mersey à l’aspect marron et huileux. Sur le mur des
toile es pour hommes du pub, j’avais examiné le dessin d’une lle assise
sur un siège de W.-C. qui écartait les lèvres de sa vulve avec ses mains ; il y
avait une inscription obscène au-dessous. Ce e association – organes
génitaux féminins et W.-C. – sembla amalgamer dans mon esprit les
nombreuses impressions de l’heure qui venait de s’écouler.
Des enfants jouaient à la marelle dans Penketh Street. La rue s’étendait
entre la rue principale et le canal maritime de Manchester. Au bout, il y
avait un temple méthodiste, horrible, à la façade jaune. L’épicerie
moderne, un self-service, située en face, semblait parfaitement incongrue.
C’était une rue qui n’avait pas changé depuis les années 1880, et elle aurait
pu être une rue décrite dans les romans d’Arnold Benne ou bien une rue
d’Eastwood, la ville natale de D. H. Lawrence, avec les pavés, l’odeur des
usines à gaz et du canal, le fracas lointain des trains aiguillés sur des voies
de garage, les arceaux dessinés à la craie sur le mur d’un jardin, La porte
d’entrée du numéro dix-sept était recouverte d’un vernis écaillé qui était
probablement déjà là dans l’enfance d’Arthur Lingard.
J’actionnai le heurtoir. Il produisit un bruit sourd. Il n’y eut pas de
réponse. Je frappai à nouveau et a endis, puis je suivis un passage étroit
qui sentait la pisse de chat, et j’arrivai dans l’arrière-cour. Des mouches
bourdonnaient autour de la poubelle. Ce qui avait été jadis un jardinet
semblait servir à présent de décharge. La porte de derrière était
légèrement entrouverte. Je frappai plusieurs fois mais je n’obtins aucune
réponse. La grille au fond de la cour s’ouvrit alors et une femme apparut.
Elle portait un sac à provisions. Elle était de petite taille et avait un visage
asque et malsain. Elle parut surprise et quelque peu e rayée lorsqu’elle
m’aperçut, Je me présentai en hâte, « Docteur Kahn », et lui demandai si
elle était Mme Lingard. Elle répondit par l’a rmative.
— Je viens de la prison. J’aimerais parler avec vous d’Arthur, votre ls
adoptif.
— Feriez mieux d’entrer.
Je la suivis dans une cuisine envahie par la buée. Une lessiveuse
bouillonnait dans un coin et dégageait l’odeur du linge en train de bouillir.
— J’dois préparer le déjeuner de mon mari, alors j’peux pas m’asseoir.
Arthur a encore des ennuis ?
Je lui parlai brièvement de la dépression d’Arthur, et j’observai avec
intérêt la façon dont cela sembla la réjouir. J’en suis venu à considérer que
c’est une méthode très utile pour évaluer la personnalité de quelqu’un.
Plus une personne a cédé à la fatigue et au défaitisme, plus la nouvelle
d’un désastre la réconforte. Elsie Lingard me faisait l’e et d’être une
personne qui s’était enfoncée dans le défaitisme jusqu’au cou, et qui avait
nalement a eint une sorte de stabilité pitoyable. Je la regardai allumer la
cuisinière à gaz et jeter l’allume e dans une énorme boîte en fer-blanc,
remplie d’allume es usagées, posée sur le coin de la table de cuisine. Les
murs étaient d’un marron crasseux. Il lui aurait su d’une matinée et d’un
pot de peinture bon marché pour égayer la pièce et la transformer
complètement, mais cela ne l’intéressait visiblement pas. La toile cirée qui
recouvrait la table était pratiquement incolore et présentait de nombreux
entailles, là où Elsie Lingard avait coupé en tranches des oignons ou des
pommes de terre sans prendre la peine de les me re dans une assie e. Une
odeur de graisse imprégnait toute la pièce. Elle prit une poêle où on avait
laissé se durcir de la graisse et des petits morceaux de bacon et la posa sur
la cuisinière. Une odeur légèrement rance envahit la cuisine. Elle prit un
œuf dans le sac à provisions et le cassa sur le bord de la poêle. Le jaune
creva au moment où elle le faisait tomber de la coquille, et se répandit
dans la poêle.
— Est-ce que votre mari est là ?
— Oui. Il est couché.
— Il est malade ?
—  J’pense qu’on pourrait appeler ça comme ça. Ils vont enfermer
Arthur dans un asilededingos ?
Elle prononçait cela en un seul mot.
— Ce ne sera sans doute pas nécessaire. J’espère le guérir.
— Oh !
Il était clair que cela ne l’intéressait pas, et c’était di cile de pénétrer
son indi érence. Je lui demandai :
—  e pensez-vous d’Arthur à présent ?
— On peut pas s’a endre à ce que j’en pense grand-chose, d’accord ?
— Non ? Pourquoi ?
— Vous savez ce qu’il a fait à Richard ?
Je simulai l’ignorance.
— Non, je ne le sais pas. ’est-ce qu’il a fait ?
— Il l’a balancé à la police.
— Vous voulez dire pour sa sœur ?
— C’est exact. C’est lui qui a obligé Polly à aller trouver la police.
C’est ce que j’avais soupçonné.
— Ils ne s’aimaient pas… votre mari et Arthur ?
—  J’pense pas. L’était trop malin pour le montrer. On pouvait jamais
savoir ce qu’il pensait. L’était sournois !
Nous fûmes interrompus par l’arrivée d’une jeune lle âgée d’une
vingtaine d’années qui se présenta. C’était Jane. Apparemment l’une de
ces lles qui sont destinées dès leur naissance à être « laissées pour
compte » : un visage au teint jaunâtre qui aurait pu être joli s’il avait
manifesté une lueur de vitalité, des cheveux plats d’un gris terne, des
jambes et des bras maigrichons, pas de poitrine. Elle laissa voir la même
lueur de plaisir que sa mère lorsque je lui parlai de la dépression d’Arthur.
— Ouais. J’ai toujours pensé qu’il lui manquait une case.
—  Tais-toi, ma lle, on parle pas comme ça devant un docteur !
l’admonesta Mme Lingard.
À présent j’hésitais à poursuivre sur le sujet du séjour en prison de
Dick Lingard à cause de sa relation charnelle avec sa lle adoptive. Je dis
prudemment :
— Vous me parliez de l’a itude d’Arthur envers votre mari.
— Papa pouvait pas pi er Arthur, intervint Jane.
— Mais pourquoi ?
—  Vous l’auriez pas détesté ? Papa l’avait élevé, traité comme son
propre ls, et en guise de remerciement, Arthur le fait envoyer en prison !
— Je croyais que c’était sa sœur Pauline qui avait porté plainte ?
— Non. L’était derrière tout ça, ça fait pas un pli.
Je décidai de prendre le risque de poser la question que j’avais eu
l’intention de poser à Mme Lingard avant l’arrivée de Jane.
— Et est-ce qu’il était coupable ?
Mon regard alla de l’une à l’autre. Jane eut un petit haussement
d’épaules.
— Tout dépend de ce que vous entendez par coupable, pas vrai ?
— Comment ça ?
Mme Lingard épluchait des pommes de terre. Elle se contentait de
couper d’énormes morceaux et de les tailler en dés. Elle releva la tête et
dit :
— Il était pas le premier.
— Bien sûr que non, t Jane.
— Vraiment ? Alors qui était-ce ?
— Cela aurait pu être n’importe qui, déclara Jane. Elle était ce genre de
lle. Elle s’envoyait en l’air avec le premier venu. Papa a été obligé de lui
foutre une raclée une dizaine de fois. Elle faisait ça avec des garçons dans
le passage.
— Est-ce qu’Arthur était très a aché à elle ?
Jane eut un rire strident.
—  Oh, oui. Il était a aché, et comment ! Tellement a aché qu’on
pouvait pas les décoller !
— Vous pensez qu’Arthur était l’un des garçons qui… qui la sautaient
dans le passage ?
—  L’avait pas besoin de faire ça dans le passage, pas vrai ? Ils
dormaient dans le même lit.
— Dans le même lit ?
J’eus certainement l’air choqué, car Mme Lingard dit en hâte :
— Pas seuls, bien sûr. Il y avait aussi trois de nos enfants, Albert, Ted,
et Maggie.
— Tous dans un seul lit ?
— C’était un très grand lit. Il est toujours au premier.
Je compris que j’apprendrais autant de choses de Jane que de
Mme Lingard. Aussi je proposai à Jane de laisser sa mère préparer le repas
en paix. Elle accepta avec enthousiasme.
— Ouais. Allons à côté.
La salle de séjour donnait l’impression d’avoir été saccagée par des
cambrioleurs.
— C’est un peu en désordre, t-elle remarquer. Allons dans la pièce de
devant.
Elle écarta un rideau de grosse toile qui masquait une porte et nous
entrâmes dans ce qui était manifestement la « plus belle pièce ». Elle était
plutôt bien tenue, mais les couches de poussière et l’odeur d’humidité et
d’abandon, en faisaient une pièce tout à fait déprimante. La chaleur de
juillet n’y avait pas pénétré, et la pièce était glaciale.
Nous prîmes place dans des fauteuils défoncés, et je demandai à Jane :
—  Pourriez-vous commencer par me donner la liste de vos frères et
sœurs ?
Elle les compta sur ses doigts.
—  Ben, y a Jim, l’aîné. Ensuite Albert, Ted, Aggie, et moi. Il y avait
Maggie, mais elle est morte.
Je couchai cela par écrit, puis demandai :
— Diriez-vous qu’Arthur était très intelligent ?
Elle haussa les épaules d’un air agacé.
— Il essayait de l’être.
— Mais était-il très intelligent ?
— Non. Il était morbide. Il adorait faire peur aux gosses dans la rue en
leur racontant des histoires de fantômes et de monstres.
Elle ouvrit un placard près de son fauteuil.
— Voilà le genre de truc qu’il lisait.
Elle me tendit un magazine : Terror Tales. La couverture représentait un
homme à la bouche baveuse qui tenait un fouet, et plusieurs jeunes lles
aux sous-vêtements déchirés enchaînées à un mur. « Il torturait des
femmes a n de satisfaire d’horribles appétits », proclamait la légende.
J’ouvris le magazine. Il y avait une illustration : une jeune lle a achée sur
un lit, les jambes très écartées, et le même maniaque à la bouche baveuse
qui s’approchait d’elle avec un tisonnier chau é au rouge.
Je regardai dans le placard. Il y avait des piles de ce magazine ainsi que
des numéros de Weird Tales, Ringside, True Detective et True Confessions. Il
y avait également un certain nombre de livres de poche. L’un d’eux a ira
mon a ention immédiatement. Le titre était Marvo le Magicien, et la
couverture représentait un homme portant une cape rouge, ornée des
signes du zodiaque. Il se penchait en avant, les mains tendues vers une
très belle jeune femme, laquelle était manifestement hypnotisée. Par terre,
à ses pieds, un homme était accroupi dans l’a itude d’un animal e rayé.
« Il changeait les êtres humains en chiens », disait la légende sur la
couverture. Jane suivit mon regard.
— Oh, oui, c’était l’un de ses livres préférés. Comme vous le voyez, il
l’a lu très souvent.
C’était vrai. Le livre avait été soigneusement ra stolé avec du ruban
adhésif et du papier gommé, et la couverture renforcée avec le carton
d’emballage d’un paquet de corn akes. Je dis :
— Je vais demander à votre mère si je peux emprunter certains de ces
livres.
— Oh, elle s’en che complètement. Elle ne lit jamais.
— Où est Pauline à présent ?
— Elle a épousé un routier. Elle habite à Stockport.
— Est-ce que vous la voyez ?
— Non. Mais j’entends parler d’elle de temps en temps.
Elle avait dit cela d’un air entendu. Je haussai les sourcils.
— C’est une sacrée salope. Elle l’a toujours été. Son mari est souvent
absent pendant des jours d’a lée. C’est une bonne chose qu’il ignore ce
qui se passe.
— Et que se passe-t-il ?
— Elle couche avec n’importe qui. Je vais vous raconter un truc, et je
sais que c’est vrai. Elle adore le bingo. Un type que je connais tient la salle
de bingo pas très loin de chez elle. Elle arrive un soir, entre dans son
bureau, et dit : « J’ai pas d’argent, mais est-ce que vous voulez vous payer
avec ça ? » Et elle relève sa jupe. Elle avait des dessous ruchés, et elle est
restée comme ça pour lui perme re de bien regarder.
— Et il a accepté ?
— Jamais de la vie ! (Elle cracha cela avec mépris.) Il aurait pas pris ce
risque. On peut a raper n’importe quoi avec une lle comme ça !
Je commençais à trouver Jane décourageante. Elle parlait sans la
moindre réticence, mais tout ce qu’elle disait semblait imprégné de
méchanceté et d’envie. De plus, elle semblait considérer que tout le monde
pensait comme elle. Peut-être l’écoutais-je avec une trop grande
bienveillance. Je sentais que j’avais fait ma trouvaille la plus importante de
la journée – les magazines. Je fus soulagé lorsque Mme  Lingard appela :
« Jane, viens manger, c’est prêt. » Nous retournâmes dans l’autre pièce.
Elle avait enlevé les assie es du petit déjeuner et servi le repas de midi de
sa lle : un œuf et des pommes de terre frites, le tout décoloré par la
graisse marron. Un coup sourd retentit au plafond, et Mme Lingard hurla
« J’arrive ! » d’une voix qui me t sursauter.
— C’est papa, expliqua Jane. J’crois qu’il a faim.
Comme Mme  Lingard traversait le séjour avec une autre assie e
contenant un œuf et des pommes de terre frites, je dis :
— Est-ce que je pourrais voir votre mari ?
Elle parut e rayée.
— Si vous voulez. Mais j’ferais mieux de le prévenir.
Elle s’en alla. Jane me dit d’un ton con dentiel :
— Elle veut me re de l’ordre dans la chambre.
elques minutes plus tard, Mme Lingard appela :
— Ça va, vous pouvez monter maintenant !
Je gravis l’escalier. Il était tellement sombre que je cherchai mon
chemin à tâtons. La chambre de Dick Lingard donnait sur l’arrière-cour. La
fenêtre était hermétiquement fermée et la chambre empestait la sueur et
l’urine.
Dick Lingard était assis dans son lit, et je fus surpris en le voyant. Je
savais qu’il avait été un homme robuste, mais il n’en restait rien. Il avait
l’air d’avoir soixante-dix ans. Le visage était aussi blanc et asque que de
la pâte à pain crue, la bouche enfoncée (son dentier était dans un verre
d’eau sur la table de chevet.) Il portait un tricot de corps et donnait
l’impression d’être bossu. Mais au bout d’un moment je me rendis compte
que c’était parce qu’il avait laissé ses épaules, jadis robustes, s’a aisser en
avant.
— C’est le docteur, dit Mme Lingard.
Il me regarda et hocha la tête, puis il commença à prendre des pommes
de terre frites avec ses doigts et à les enfourner dans sa bouche. « J’espère
que je ne vous dérange pas », dis-je, mais il m’ignora. Il ne mâchait pas ses
pommes de terre, il les suçotait. Mme Lingard coupa son œuf en deux et
lui en présenta un peu dans une cuillère. Il ouvrit la bouche, laissant voir
des gencives rétrécies et des pommes de terre non avalées, et sa femme
glissa la cuillère entre ses lèvres. Je voulus aller jusqu’à la fenêtre, et
contournai le lit qui occupait la plus grande partie de la chambre. Je
trébuchai sur un pot de chambre, dont le contenu se renversa sur mes
chaussures.
— Je ne veux pas vous déranger pendant que vous mangez, dis-je d’un
ton embarrassé. Je retourne en bas.
Mme Lingard acquiesça de la tête sans rien dire. Je trouvai mon
chemin jusqu’à la salle de séjour. Jane était occupée à nir la graisse dans
son assie e avec un morceau de pain.
— Maintenant vous comprenez ce qu’Arthur lui a fait, déclara-t-elle.
—  ’est-ce qu’il a ?
— J’en sais rien !
Sa voix semblait sous-entendre « c’est vous le docteur ».
— Il ne parle jamais ?
— Seulement quand il a un coup dans le nez.
— On lui permet de boire ?
— Il le fait, que cela lui soit permis ou non.
Je commençais à éprouver une sensation de claustrophobie. Vingt
minutes plus tard, comme Mme Lingard n’était toujours pas redescendue,
je dis que je ferais mieux de m’en aller.
— Ouais, moi-même, j’dois retourner au boulot, déclara Jane.
— Auriez-vous l’adresse de Pauline par hasard ?
— Oh, vous avez l’intention d’aller la voir, hein ?
— J’aimerais bien.
Elle ouvrit un placard et prit un sac à main en lambeaux. Elle en tira de
vieilles le res, des bouts de papier, des photographies Je regardai les
photographies avec intérêt.
— Vous avez une photo d’Arthur ?
— J’pense que oui.
Elle ne t pas le geste de la chercher, et j’entrepris d’examiner les
photographies moi-même. C’était de vieilles photographies marron de
mariages datant de la n du siècle dernier et des instantanés froissés de
groupes de personnes qui souriaient et levaient des chopes de bière. Je
tombai sur la photo d’une jeune lle âgée d’une quinzaine d’années,
potelée et très jolie.
—  i est-ce ?
— C’est Polly.
J’examinai la photo plus a entivement. La courbe de la joue était
douce, le menton redressé. C’était le portrait d’une jeune lle pleine de
vitalité, qui ne tomberait jamais dans le défaitisme. Je comprenais
pourquoi Jane la détestait. Je trouvai très vite d’autres photographies de
Pauline. Apparemment, les gens avaient adoré la photographier. Et, sur
l’une d’elles, il y avait un jeune garçon qui était sans aucun doute Arthur
Lingard : le visage semblait maigre et tiré, mais les yeux globuleux étaient
reconnaissables entre mille. Il regardait l’objectif d’un air très sérieux,
alors que Pauline, à ses côtés, riait gaiement. Je lisais presque ce qu’il
pensait : on est en train de me photographier ; un jour, des gens
regarderont peut-être ce e photographie et diront : c’était Arthur Lingard
avant qu’il devienne célèbre…
Jane regarda par-dessus mon épaule.
— Ouais, il était toujours renfrogné.
Mais il n’était pas renfrogné. Seulement très sérieux.
Je trouvai un autre instantané, la photographie d’une famille qui
semblait avoir été prise au cours d’un pique-nique. Je montrai du doigt
une jeune lle de l’âge de Pauline qui avait posé une main sur l’épaule
d’Arthur.
—  i est-ce ?
— Oh, c’est notre Maggie, ma sœur.
— Elle aimait bien Arthur ?
— Oh, oui. Elle est morte maintenant.
— De quoi est-elle morte ?
— Pneumonie.
Oui, je le voyais sur son visage très pâle, le visage d’une victime. Mais
la photographie m’apprenait autre chose. Arthur se tenait entre Maggie et
Polly : deux jeunes lles qui l’adoraient. Ainsi son enfance n’avait pas été
privée d’a ection. ’est-ce qui l’avait amené à devenir un révolté ?
Jane me ait son manteau, et je lui demandai :
— À votre avis, pourquoi Arthur a-t-il eu tous ces ennuis ? Est-ce qu’il
détestait quelqu’un dans votre famille ?
— J’ai jamais remarqué. Mais il voulait… être le chef, le coq du village.
Elle posa son doigt sur la couverture renforcée de Marvo le Magicien.
— Comme ce type. Il se prenait toujours pour un tinoptiseur.
Durant un moment, je faillis ne pas comprendre ce qu’elle voulait dire.
— Un hypnotiseur ?
— Oui. Il essayait toujours de tinoptiser les gens. J’crois bien que c’est
c’qui a tué Maggie. Il l’a a aiblie.
— Est-ce qu’il a essayé de vous hypnotiser ?
— Non, j’étais qu’une gosse. Mais il le faisait avec Aggie. Elle était son
esclave.
— Son esclave ? De quelle manière ?
La sirène d’une usine retentit. Elle se leva d’un bond.
—  Désolée, il faut qu’je le. Ils vous retirent six pence pour chaque
minute que vous êtes en retard. Tenez, c’est l’adresse de Polly.
Elle partit précipitamment. Je restai seul avec les photographies J’étais
tenté d’en emprunter quelques-unes, mais je pensai que je ferais mieux de
demander la permission. J’appelai doucement vers le haut de l’escalier :
« Madame Lingard ? » Il n’y eut pas de réponse. J’appelai à nouveau, et
comme tout était toujours silencieux, je décidai de m’en aller. J’emportai
certains des magazines et des livres de poche. Sur le seuil de la porte, à
l’arrière de la maison voisine, un homme se tenait immobile, les mains
dans les poches. Il m’observa avec curiosité. Une femme regarda par la
fenêtre de la cuisine. Je les imaginais en train de dire « Mais qui ça peut
bien être ? » Dans Penketh Street, les voisins étaient curieux.
Ce fut agréable de retrouver la lumière du soleil, et de respirer l’air qui
sentait les usines à gaz et le canal. Au moins, c’étaient des odeurs en plein
air.
 
Je pris la direction de Stockport et chassai une partie du cafard que je
ressentais. Puis j’analysai ce que j’avais vu, et cela me t réaliser à quel
point ma vie avait été heureuse. Ce qui est si di cile à comprendre à
propos d’un milieu ambiant comme celui où Arthur Lingard avait grandi,
c’est à quel point il est refermé sur lui-même. Chez les Lingard, j’avais vu
un journal avec un gros titre « De Gaulle dit non ! » et cela m’avait paru
irréel. Devant l’église au bout de la rue, il y avait un écriteau « Dé e le
Diable au nom du Seigneur ». De Gaulle, Dieu, le Diable, Shakespeare… ils
appartenaient à un lointain royaume de légende, d’irréalité. Ceci était la
réalité : « Notre thé est toujours à quatre pence la tasse », « Renvoyez les
Pakistanais chez eux ». Une fois que l’on était dedans, ce monde
ressemblait à un marécage. Vos pieds s’y enfonçaient, et chaque e ort
pour vous échapper vous faisait vous enfoncer encore plus profondément.
Alors Arthur Lingard avait rêvé de pouvoirs secrets, il avait rêvé d’être
Marvo le Magicien, a n d’obliger des hommes à ramper comme des chiens
grâce au regard pénétrant de ses yeux hypnotiques et en faisant quelques
passes avec ses doigts magiques. Mais dans la pratique, la seule méthode
e cace pour exprimer le rejet de ce milieu ambiant consistait à cambrioler
la con serie au coin de la rue, ou dessiner une lle dans une position
obscène sur le mur des toile es d’un pub. J’étais médecin et j’avais
échappé à tout cela. Je vivais dans un monde où Freud, Darwin et de
Gaulle n’étaient pas des personnages mythiques et faisaient partie de la
réalité de tous les jours. Le monde psychotique du Bailli Noir où vivait
Arthur Lingard n’était qu’un prolongement du monde irréel de Penketh
Street.
La rue de Stockport où habitait Pauline Lingard – à présent Sparrow –
était moins déprimante que Penketh Street. Socialement parlant, elle était
un niveau au-dessus. Toutes les maisons se ressemblaient, et il y avait des
bouteilles de lait brisées sur la chaussée, mais chaque maison avait un
minuscule jardin derrière sa palissade. Un garçon de courses avait laissé
son vélo, chargé de légumes et de fruits, appuyé contre une barrière, un
risque qu’il n’aurait certainement pas pris dans Penketh Street. Et les
maisons, bien que modestes, étaient jumelées.
Le jardin de la maison de Pauline comportait une haie peu fournie de
troènes et un bout de pelouse desséchée, à moitié pelée. J’actionnai le
heurtoir de la porte d’entrée verte (toutes les portes d’entrée dans la rue
étaient vertes) et je donnai de petits coups. Les fenêtres de la maison d’à
côté étaient grandes ouvertes, et une radio braillait :
« J’ai connu bien des baisers
Mais, ma chérie, jamais un tel baiser… »

Je frappai à nouveau, plus fort, au cas où l’on ne m’aurait pas entendu


la première fois. Une femme apparut sur le pas de la porte de la maison
d’en face. Elle s’essuyait les mains avec un torchon.
— Elle est pas là. Elle est à son travail.
C’était une déconvenue.
— À quelle heure rentre-t-elle ?
— Vers les six heures. J’dois lui dire que vous êtes passé ?
Il était clair qu’elle espérait entamer une conversation. Je lui dis que Je
reviendrais plus tard, et je m’en allai.
J’avais plus de deux heures à tuer. Je déjeunai dans un restaurant
chinois, ânai dans une librairie d’occasion, et regardai des tableaux dans
une galerie, À cinq heures et demie, je bus deux gin-tonic dans un pub,
puis retournai au domicile de Pauline. Il n’y avait toujours personne. Une
femme sortit de la maison d’à côté pour me dire qu’elle sortait parfois le
soir. « Son mari est routier. Il fait de longs trajets, alors elle a pas besoin de
s’occuper de son dîner. » J’a endis dans ma voiture pendant une demi-
heure. Si je voulais rentrer chez moi le soir même, il était temps de me
me re en route. Mais j’avais très envie de voir Pauline Lingard. Je
retournai dans le centre de Stockport et réservai une chambre d’hôtel. Je
passai une demi-heure au bar, puis une heure à regarder la télévision dans
le salon. Ensuite j’eus faim et je dînai. Il était presque dix heures. Je pris
ma voiture et retournai à la maison de Pauline Lingard. Il n’y avait
toujours pas de lumière. La voisine d’à côté avait certainement regardé par
la fenêtre et elle sortit pour me dire que Mme  Sparrow rentrait souvent
après minuit. C’était une perspective tout à fait déprimante, mais j’étais
résolu à tenir bon. Je remontai dans ma voiture et écoutai la radio. À onze
heures, il y eut les informations. Puis je vis que la pièce de devant de la
maison était éclairée. Je ne m’étais pas aperçu qu’elle était rentrée.
Je remontai l’allée et frappai à la porte. Je sentais que des yeux me
surveillaient depuis la maison d’à côté. Il n’y eut pas de réponse. Je frappai
à nouveau, puis j’entendis le bruit d’une chasse d’eau, et une voix
demanda :
—  i est-ce ?
Je n’avais pas l’intention de crier mon nom par la fente de la boîte aux
le res, aussi je frappai à nouveau. La porte s’ouvrit brusquement, et
Pauline Sparrow dit :
—  i êtes-vous ?
—  Je suis le docteur Kahn. Je m’occupe des détenus de la prison de
Rose Hill, et j’aimerais vous parler de votre frère.
—  oi ? Maintenant ?
— Je suis venu cet après-midi. J’ai essayé de vous voir toute la soirée.
— Dans ce cas, je pense que vous feriez mieux d’entrer.
Elle me regarda a entivement tandis que j’avançais dans le vestibule,
et elle fut manifestement rassurée. Je la suivis dans le séjour. Une pièce
plutôt agréable, en désordre mais pas minable.
Polly Sparrow était âgée de trente-cinq ans environ, avait des hanches
larges et des seins fermes et pleins. Ses cheveux étaient épais et bruns. Le
visage avait perdu son doux contour et était devenu plus dur, la bouche
était charnue et sensuelle, les yeux tout à fait saisissants. Elle me t penser
à un animal débordant de vitalité et d’énergie, le genre de femme qui
semble parfaitement naturelle lorsqu’elle se tient les mains posées sur les
hanches, les jambes très écartées, la jupe tendue sur les cuisses et les
épaules rejetées en arrière.
— Est-ce que vous allez voir Arthur en prison ? demandai-je.
— Pas très souvent. Mon mari le déteste. Il ne veut pas que j’aie a aire
à lui. Comment va-t-il ?
Je lui parlai de la dépression d’Arthur, lui racontai en détail ses
hallucinations, les gardiens noirs et tout le reste. Elle m’écouta
a entivement. Son seul commentaire fut « pauvre bougre ». Mais au
moins, je sentais que je communiquais avec elle. Je lui racontai ma visite
chez les Lingard à Warrington.
— Est-ce qu’elles vous ont dit quelque chose d’utile ?
— Non. À mon avis, elles n’ont pas compris le problème.
Elle éclata de rire, un rire strident, mais pas déplaisant.
— Cela ne m’étonne pas ! Tante Elsie est bête à manger du foin, et Jane
ne vaut guère mieux.
— Et votre oncle Dick ?
—  Il a perdu la boule. C’est un alcoolique. Autrefois il était violent,
mais il s’est ruiné la santé. Le docteur le bourre de tranquillisants.
J’essayai de lui expliquer ce que je désirais savoir. Pour quelle raison
son frère s’e orçait-il de cacher qu’il était intelligent ? ’est-ce qui avait
fait de lui un criminel sans envergure ? Pourquoi, par exemple, n’avait-il
pas réussi à obtenir une bourse pour faire des études supérieures ?
— Pour commencer, il avait des crises d’épilepsie. Vous saviez cela ?
— Je savais qu’il était épileptique. Il avait des crises fréquentes ?
— À peu près deux fois par an.
— Mais cela ne l’aurait pas empêché d’obtenir une bourse.
— Cela ne l’intéressait pas. Il avait de grands projets.
—  elle sorte de grands projets ?
Elle ouvrit son sac à main et en sortit un paquet de cigare es.
— Si nous commençons à parler de ça, nous ferions mieux d’aller dans
l’autre pièce. Elle est plus confortable.
Je la suivis dans le salon où elle alluma un radiateur à gaz.
— Vous prenez quelque chose ? me demanda-t-elle.
Je lui dis qu’un petit verre ne serait pas de refus. Elle se rendit dans la
cuisine et en revint avec une bouteille de gin, une bouteille de jus de citron
doux, et deux verres. Je regardais les photos encadrées sur le bu et. Sur
l’une d’elles, il y avait Pauline et Arthur. Ils se trouvaient sur une jetée,
avec la mer à l’arrière-plan. Arthur devait avoir une quinzaine d’années :
maigre, pâle, avec ce même visage sérieux et rêveur, et ses yeux globuleux.
Pauline, comme d’habitude, donnait une impression d’intense vitalité. Au
bord de la photographie, deux hommes la regardaient. Le visage d’Arthur
éveilla un souvenir en moi. À quoi me faisait-il penser ? Puis cela me
revint : à une photo d’Hitler que j’avais vue autrefois. C’était le même
regard intense, légèrement mélancolique.
Une photo de mariage représentait Pauline. En blanc, elle était d’une
beauté éblouissante. La photo était datée : 19  janvier 1960. Comme
d’habitude, les yeux de tous les hommes dans le groupe étaient xés sur
elle. Son mari était bel homme, costaud. Il semblait indolent et pas
particulièrement éveillé. Il était clair qu’il était mal à l’aise dans son
costume de marié. Pauline s’approcha et se tint à mes côtés tandis que
j’examinais la photo. Elle avança la main et le montra du doigt.
— C’est Ernie. Et là, c’est George, notre garçon d’honneur.
Elle montrait un homme de haute taille, avec une moustache, qui
semblait tout à fait à son aise en jaque e. Elle eut un petit rire.
— Il voulait m’épouser, lui aussi !
Sa joue frôla ma manche quand elle se pencha en avant.
— Il est très séduisant, dis-je.
Je sentais qu’elle avait envie de parler de lui.
— Oui. Je l’aurais bien épousé, mais il aurait été une source d’ennuis.
C’était un coureur de première. Dommage…
Ainsi Pauline préférait George, mais elle avait épousé Ernie parce
qu’elle savait qu’il était digne de con ance. Pauline était une femme
pratique qui savait ce qu’elle voulait.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Elle me montra un fauteuil à côté du radiateur à gaz. Je vis qu’elle
m’avait servi un très grand verre de gin et de jus de citron doux. Le sien
était rempli à ras bord. Elle prit place sur le canapé et cala un coussin
derrière sa tête.
— Bien, allez-y, posez-moi toutes les questions que vous voudrez.
Elle alluma une autre cigare e.
— Est-ce que vous aimez votre frère ?
— Hum, voyons voir !
Elle parlait d’une manière décidée et franche. Son accent était un
mélange intéressant de celui de Londres et de celui de Manchester, mais
beaucoup moins prononcé que celui de sa tante.
— Je pense que je lui portais beaucoup d’a ection quand il était gosse.
Il a énormément changé en grandissant.
— De quelle façon ?
— Il s’est mis à avoir des idées bizarres. Il est devenu très rêveur.
—  elle sorte d’idées bizarres ?
—  Oh, je ne sais pas. Il ne m’en a jamais vraiment parlé. Il parlait
beaucoup plus à Aggie… c’était sa cousine. Elle le trouvait merveilleux.
— Votre cousine Jane a dit qu’Aggie était son esclave.
Elle éclata de rire.
— Oh, oui. Elle aurait fait n’importe quoi pour Arthur. Et elle l’a fait.
Le ton de sa voix m’incita à lui demander :
— Vous voulez dire qu’il a eu des rapports sexuels avec elle ?
Elle haussa les épaules.
— Oh, bien sûr…
— Pourquoi dites-vous « bien sûr » ?
— Ils baisaient tous dans ce e famille. Les garçons ne pensaient qu’au
sexe. L’aîné, Jim, était le plus vicieux.
Elle but une longue gorgée, puis elle vit que j’a endais, et elle
poursuivit :
— J’ai eu le choc de ma vie, la première fois que j’ai compris ce qui se
passait. Bien sûr, je savais qu’ils jouaient à certains jeux et tout ça. Nous le
faisions tous, Les garçons nous tripotaient et nous demandaient de les
caresser. Mais une nuit, je me suis réveillée et j’ai entendu Aggie qui
pleurait. Je lui ai demandé : » ’est-ce que tu as ? » Elle a dit : « J’ai peur…
Jim m’a fait mal. » Jim était l’aîné. Bon, je me suis levée et je l’ai emmenée
au rez-de-chaussée. J’ai allumé la lumière dans la cuisine. Elle portait une
vieille chemise de nuit, et il y avait plein de sang au dos. Nous avons parlé
à voix basse pour ne pas réveiller oncle Dick. J’ai demandé : «  ’est-ce
qu’il a fait ? » et elle a répondu : « Je crois qu’il a déchiré quelque chose
dans mon ventre. Regarde si tu vois quelque chose. » Elle s’est assise sur
une chaise, les genoux relevés, et j’ai regardé entre ses cuisses, mais j’ai vu
seulement du sang. J’ai pris du coton hydrophile, et nous avons mis dessus
de la pommade à l’oxyde de zinc et de l’huile de ricin. Elle l’a glissé dans
son vagin, puis nous sommes remontées nous coucher. Le lendemain
matin, elle ne saignait plus.
—  el âge avait-elle à ce e époque ?
— Oh, environ douze ans, je pense.
— Son frère avait abusé d’elle ?
—  Oh, non. Jim n’était pas comme ça. Mais il avait deux ans de plus
qu’elle. Et chaque fois que leurs parents n’étaient pas là, ils jouaient au
docteur et à l’in rmière, si vous voyez ce que je veux dire. Ils s’asseyaient
sur le lit, il retirait son pantalon et elle retirait sa culo e, et ils se
caressaient. Alors cela devait arriver tôt ou tard, n’est-ce pas ?
—  ’est-ce que votre oncle Dick aurait fait s’il l’avait appris ?
—  Oh, il l’a appris, vous pensez bien ! Il leur a anqué une fessée de
première !
—  Alors il désapprouvait tout ça ? Pourtant il a ni par vous faire la
même chose.
Elle sourit et haussa les épaules. Je voyais qu’elle prenait plaisir à ce e
conversation.
—  Ce n’était pas la même chose, hein ? Il aimait nous anquer une
fessée. Il aimait tout particulièrement me anquer une fessée. Ce n’était
pas très amusant avec ses gosses, mais avec moi il prenait toujours son
pied.
— Vous pensez que c’était un sadique ?
— Pas exactement. C’était juste un prétexte pour me retirer ma culo e
et me me re en travers de ses genoux. Je sentais qu’il devenait tout excité
pendant qu’il faisait ça.
Je dis :
— J’espère que vous me croirez si je vous dis que tout cela n’est pas de
la curiosité mal placée. J’essaie de comprendre dans quelle atmosphère
votre frère a grandi.
— Oh, pas de problème. Cela ne m’ennuie pas d’en parler. Demandez-
moi tout ce que vous voudrez.
— Votre oncle vous a nalement violée quand vous aviez douze ans ?
— Je pense qu’on pourrait dire ça.
Elle se leva pour reprendre du gin et regarda d’un air désapprobateur
mon verre qui était encore à moitié plein.
— C’était un viol, oui ou non ?
—  Écoutez, je vais être franche avec vous, déclara-t-elle. Vous avez
certainement compris que nous n’étions pas des anges. Nous savions
beaucoup de choses sur le sexe dès notre plus jeune âge. J’avais deviné que
le vieux aimait me donner des fessées, même si sa femme désapprouvait
cela. Je voulais qu’il sache que je savais ce qu’il avait en tête. Un jour,
c’était un samedi après-midi, il est rentré à la maison, il avait assisté à un
match de football, et je n’avais pas encore fait la vaisselle. J’étais seule à la
maison, les autres étaient allés sur le terrain de jeu. Alors il a dit : « Je crois
que tu as besoin d’une bonne réprimande. Les choses vont de mal en pis
avec toi. J’ai décidé de te donner une bonne leçon. » J’ai répliqué :
« D’accord, je sais ce qui va se passer. » Et j’ai relevé ma jupe et retiré ma
culo e. Je voyais très bien qu’il commençait à s’échau er. Il s’est assis et a
ôté la ceinture de son pantalon. Il m’a obligée à m’allonger en travers de
ses genoux. Ma foi, j’aimais pas recevoir une fessée, je suis pas spéciale.
J’ai avancé la main avant qu’il commence à me frapper, et je l’ai serré au
bon endroit. Alors il a arrêté de faire semblant, et il a mis sa main entre
mes jambes. Il a dit : « Oh, tu es une adorable petite lle. » Ensuite il m’a
dit de me relever, et il a dit : « Écoute, si tu promets de ne le dire à
personne, je te donnerai cinq shillings. » J’ai dit : « D’accord, je le dirai à
personne. » Il a dit : « Bon, allons au premier. » Bien sûr, je ne comprenais
pas ce qu’il avait l’intention de faire. Je croyais qu’il voulait juste que je le
caresse, comme Jim me demandait de le caresser. J’ai eu une peur bleue
quand il m’a obligée à m’allonger sur le lit, mais je ne voulais pas montrer
que j’étais terri ée. Il n’arrêtait pas de dire : « Je te ferai pas mal, c’est
promis. » Lorsque j’ai vu la grosseur de son engin, j’ai failli mourir. Il a fait
de gros e orts pour être doux, je le reconnais bien volontiers.
— Néanmoins il vous a violée.
— Ma foi, non, pas ce jour-là. Cela me faisait tellement mal que je lui ai
dit d’arrêter, et il s’est arrêté. Il m’a également donné les cinq shillings.
J’étais stupéfait.
— On dirait que vous l’aimez toujours, malgré tout ce qui s’est passé.
—  Mais bien sûr ! On ne pouvait pas ne pas l’aimer. En fait, c’était
quelqu’un de très gentil.
— Et quand aviez-vous la possibilité d’être seuls tous les deux dans une
maison aussi exiguë ?
— Les samedis après-midi. Les plus jeunes allaient jouer dehors. Jim et
Ted travaillaient, ils étaient garçons de courses. Tante Elsie allait voir sa
copine dans la rue d’à côté. Oncle Dick restait au pub jusqu’à trois heures,
ensuite il rentrait et je lui préparais un sandwich. and il avait trop bu, il
se me ait à pleurer.
— Il pleurait ? Pour quelle raison ?
— Oh, parce qu’il avait honte de faire des choses pareilles à une jeune
lle et tout ça.
Je ris, mais elle déclara d’un air sérieux :
—  Je pense qu’il avait vraiment honte. Vous comprenez, c’était un
homme qui avait de gros besoins sexuels. Et… bon, vous avez vu tante
Elsie. Il était incapable de me laisser tranquille. J’étais comme une épouse
pour lui. Vous ne pouvez pas savoir à quel point il était gentil. Nous nous
me ions au lit et nous faisions l’amour chaque samedi après-midi, comme
un vieux couple, et parfois il me prenait sept ou huit fois avant qu’il soit
l’heure de se rhabiller. Il disait souvent qu’il se ménageait pendant la
semaine.
—  e ressentiez-vous à propos de tout cela ? Ce n’était pas
douloureux ?
— Oh, seulement au début.
Elle sourit à ce souvenir, d’un sourire sensuel.
—  J’ai de gros besoins sexuels, moi aussi. C’était plus agréable avec
oncle Dick qu’avec un adolescent maladroit.
— Alors… vous n’aviez pas de liaisons avec des garçons de votre âge ?
—  Ma foi, pas beaucoup, pas ce qu’on pourrait appeler des liaisons.
Naturellement, il y avait un tas de garçons à l’école qui avaient envie de
me sauter. Et quand vous avez commencé à faire l’amour régulièrement,
vous en avez envie tout le temps. Et je faisais l’amour seulement une fois
par semaine, souvent moins, parce que, en hiver, les gosses ne voulaient
pas aller jouer dehors. Alors je le faisais avec un garçon de temps en temps
Un jour, oncle Dick m’a surprise avec un garçon dans le passage, et il a
failli me tuer. Je ne lui en ai pas voulu…
— Est-ce que votre tante Elsie se doutait de quelque chose ?
—  Oh, je pense qu’elle l’a su dès le début. De même que les garçons
plus âgés, parce qu’ils ont arrêté d’essayer de coucher avec moi.
—  Maintenant, j’aimerais vous poser une question plutôt…
embarrassante…
Elle éclata de rire.
— Vous êtes amusant. Vous ressemblez à un pasteur !
Je compris que c’était une femme sans inhibitions. Le gin y était peut-
être pour quelque chose. Elle sirotait son troisième verre.
— Et Arthur ? demandai-je. e pensait-il de tout cela ?
Elle secoua la tête lentement.
— Ça a été le plus pénible dans toute ce e histoire. Il savait. Un après-
midi, il est entré alors que oncle Dick le faisait dans la cuisine.
— Il vous faisait l’amour ?
— Euh, pas exactement.
Il était clair qu’il y avait des limites à sa franchise.
— Il ne pouvait pas me laisser tranquille. Dès que nous étions seuls, il
glissait ses mains sous ma jupe et me disait de le caresser.
— Je vois, dis-je en hâte. Ainsi Arthur a été au courant. Et comment a-
t-il réagi ?
— Très mal, je pense. Il était jaloux. Mais Arthur n’était pas comme les
autres gosses, vous savez. Ils étaient aussi excités que des lapins. Arthur
était… ma foi, je crois bien qu’il avait des besoins sexuels, comme nous
tous, mais qu’il en avait honte. Arthur était… comment appelle-t-on ça ?…
un pure…
— Puritain ?
— Oui, c’est ça. Et il était très a ectueux.
— Comment savez-vous qu’Arthur avait des besoins sexuels ?
—  Ah, c’est une autre histoire ! Vous vous y entendez pour me faire
parler, hein ?
Elle se leva pour allumer sa cigare e. and elle revint s’asseoir, elle
posa ses jambes sur le canapé. C’était fait sans intention provocante, mais
sa jupe était courte, et il était di cile de ne pas remarquer qu’elle avait de
très belles jambes. Je me surpris à la regarder sans un véritable désir
charnel, mais avec un vif intérêt à la fois physique et intellectuel. Ce e
jeune femme était l’équivalent vivant de la Marion Bloom de Joyce :
intelligente à sa façon, pleine de vie, sensuelle de nature. Si j’avais voulu
coucher avec elle, elle n’aurait pas considéré que c’était un acte d’adultère
furtif. Elle aurait ôté ses vêtements pour moi comme elle l’avait fait pour
son oncle, naturellement et sans honte. À sa façon, elle dominait ceux qui
l’approchaient, comme si elle était née princesse.
—  Vous comprenez, déclara-t-elle, j’avais toujours été une sorte de
mère pour Arthur. Maman travaillait quand il était bébé… comme
beaucoup de femmes, elle a participé à l’e ort de guerre dès le
commencement. Aussi c’était moi qui m’occupais d’Arthur et qui lui
donnais ses biberons. Je crois bien qu’il pensait que j’étais sa mère.
Je commençai brusquement à comprendre. Pauline était sa mère. Le
complexe d’Œdipe d’Arthur concernait Pauline, et non sa mère adoptive.
Aussi, lorsque oncle Dick était devenu l’amant de Pauline, il était devenu
tout naturellement l’objet de la haine et de la frustration d’Arthur.
—  Pourquoi vous êtes-vous retournée contre votre oncle ? lui
demandai-je.
— Me retourner contre lui ? Certainement pas !
— Mais vous avez fait une déposition qui l’a envoyé en prison.
— Non, je n’ai pas fait ça. C’était Arthur.
—  e s’est-il passé ?
—  and je me suis retrouvée enceinte, il en a parlé à l’assistante
sociale.
—  elle assistante sociale ?
—  Celle qui venait le voir régulièrement. Arthur avait toujours des
ennuis. Il était en liberté surveillée pour vol avec e raction. Il a dit à
l’assistante sociale qu’oncle Dick était le père de l’enfant.
— Et c’était la vérité ?
— Probablement. En tout cas, ils sont venus à la maison – la police – et
ils l’ont emmené au commissariat pour l’interroger. Il lui ont dit que je
l’avais dénoncé… que je l’avais accusé de ça. J’étais dans l’autre pièce, avec
deux femmes-policiers. Alors il a tout reconnu.
—  ’est devenu le bébé ?
—  J’ai accouché dans un foyer pour mères célibataires, et il a été
adopté.
— Est-ce que votre oncle savait qu’Arthur l’avait dénoncé ?
—  Il ne l’a su que beaucoup plus tard. Il croyait que les gens de
l’assistance sociale avaient appris que j’étais enceinte, et avaient entendu
des ragots.
—  Votre liaison était connue de personnes extérieures à la famille,
alors ?
— Probablement.
Je la trouvais étonnante. Elle était devenue la maîtresse de son tuteur à
l’âge de douze ans, elle avait vécu dans une toute petite maison avec sa
tante et ses cousins et cousines – j’imaginais l’atmosphère quand la famille
avait commencé à comprendre ce qui se passait – et cela ne l’avait pas
marquée. Pour elle, tout cela avait été plus ou moins normal.
—  Parlez-moi d’Arthur, lui demandai-je. Vous avez dit qu’il était
puritain… Il ne participait pas à vos jeux sexuels ?
— Oh, il y participait… il ne pouvait pas faire autrement, à vrai dire.
— Mais seulement avec les plus jeunes ?
Ses lèvres s’écartèrent en un sourire serein.
— Oh, non. Il faisait une xation sur moi.
— Comment le savez-vous ?
—  Au début, il se blo issait contre moi dans le lit, et c’était tout. S’il
devait se coucher avant moi, je lui donnais l’une de mes jupes pour qu’il la
tienne contre son visage. Il adorait me re mes vêtements, également.
and il était tout petit, il demandait des câlins tout le temps. Il me ait
ses bras autour de moi et disait « C’est ma sœur, pas la vôtre », et il tirait la
langue aux autres. Et puis il a brusquement arrêté tout ça.
— À quel âge ?
— Oh, vers sept ou huit ans. Je ne me rappelle pas.
— À peu près au moment où il a appris pour vous et votre oncle ?
— C’est possible, en e et, mais je ne crois pas qu’il y ait un quelconque
rapport.
— Pourquoi pensiez-vous qu’il avait changé ?
— Hé, les enfants changent, n’est-ce pas ? En n, ils n’aiment pas qu’on
se moque d’eux et tout le reste. Il ne voulait plus se donner en spectacle.
Mais quand nous étions couchés, il se serrait encore plus contre moi. En
fait, il avait une drôle d’habitude. Il essayait de se me re sur moi.
— Vous trouvez ça drôle ?
— Oh, je ne pense pas que cela avait quelque chose à voir avec le sexe.
Tout simplement, cela ne le satisfaisait pas d’être allongé à côté de moi. Il
se sentait plus en sécurité si je lui servais de matelas – comme de s’asseoir
sur mes genoux.
J’a endais qu’il se soit endormi, et je me dégageais de dessous lui.
— Est-ce qu’il manifestait un intérêt sexuel à votre égard ?
Elle éclata de rire.
—  Ma foi, c’est arrivé plus tard, quand il a commencé à grandir. Il
a endait jusqu’à ce qu’il me croie endormie, ensuite il essayait de me
caresser. Ou bien il se pressait contre moi.
— Et que faisiez-vous ?
—  Ma foi, je ne voulais pas le me re en colère. Je savais qu’il était
jaloux d’oncle Dick. Alors je faisais semblant de dormir. Notez bien, je ne
dis pas que c’était entièrement sa faute. N’oubliez pas que j’étais… en n, je
faisais des rêves. Vous voyez ce que je veux dire ? Je rêvais que j’étais au lit
avec oncle Dick, et je commençais à bouger…
Pour la première fois de la soirée, elle laissa voir une certaine gêne –
une gêne modérée. Je changeai de sujet.
—  elles étaient les relations d’Arthur avec sa cousine Aggie, s’il
faisait une xation sur vous ?
—  Oh, c’était di érent. Cela se passait plus tard, quand Arthur a
commencé à changer. Vers l’âge de douze ans, il est devenu très bizarre. Il
lisait ces livres malsains tout le temps –, il les dévorait. Tout ce qui
concernait des meurtres, des tortures, ce genre de chose. Il y avait un livre,
Marvo le Magicien… il le lisait et le relisait tout le temps. Puis je suis partie
de la maison pour accoucher. Ensuite je suis allée à Blackpool avec ce
type, un homme marié, et nous avons vécu là-bas pendant six mois
environ, jusqu’à ce que sa femme le retrouve, Je suis retournée à
Warrington, mais je dormais dans l’autre lit, avec tante Elsie. Arthur n’a
pas semblé très content de me revoir. Il se montrait très froid avec moi,
distant. Il s’est mis à utiliser des mots savants. A endez, j’ai une photo de
lui à ce e époque.
Elle farfouilla dans un tiroir et en tira un album de photos. Elle l’ouvrit
et me trouva un instantané d’Arthur, sous lequel était écrit « Arthur,
1951 ». Il avait changé de coi ure, ses cheveux semblaient enduits de
brillantine, coi és en arrière. Depuis l’enfance, son visage avait minci. Les
yeux globuleux regardaient xement l’objectif. À tout prendre, cela
ressemblait à une photographie de la police.
— Sa conduite étrange ne me préoccupait pas outre mesure. Je pensais
simplement que c’était l’adolescence. Et puis j’ai découvert ce qu’il faisait
à Aggie.
—  e faisait-il ?
—  Comme Jane vous l’a dit, il la traitait comme une esclave. Il a
commencé ce truc d’hypnotisme avec elle.
— Vous en êtes sûre ? En n, il était vraiment sérieux, ou bien essayait-
il simplement d’imiter Marvo le Magicien ?
— Je pense qu’il était sérieux. Et ça marchait avec Aggie.
— Est-ce qu’il a essayé de vous hypnotiser ?
— Non. Mais il a hypnotisé Albert. C’était le plus jeune des garçons.
— Est-ce que vous savez comment il s’y prenait ?
— Oui. Il demandait à Albert de s’asseoir et de poser ses mains sur ses
genoux. Puis il lui disait de penser très fort à ses genoux. Ensuite il lui
disait de penser très fort au bout de ses doigts. Albert disait que ses
genoux lui semblaient tout bizarres. Il continuait comme ça un bon
moment. Puis il disait à Albert qu’il était très fatigué, et Albert disait qu’il
commençait à se sentir très fatigué. Puis il lui disait que ses mains
devenaient légères, elles voulaient o er dans l’air comme des ballons, et
Albert disait qu’il n’arrivait pas à les empêcher de o er en l’air comme
des ballons.
C’était une technique que j’utilisais moi-même de temps en temps.
Mais j’étais stupéfait d’apprendre qu’elle avait été utilisée par ce garçon de
treize ans.
— Parlez-moi d’Aggie. Pourquoi dites-vous qu’elle était son esclave ?
— Il la me ait dans cet état. Il l’hypnotisait a n de l’obliger à faire tout
ce qu’il demandait. Et cela l’a rendu vicieux.
— De quelle façon ?
—  Il lui faisait faire des choses… eh bien, des choses qu’aucune
personne convenable n’obligerait quelqu’un à faire.
— Vous voulez dire des choses sexuelles ?
—  Oui, en grande partie. Mais pas uniquement avec lui-même. Avec
d’autres personnes.
—  elles autres personnes ?
Je découvrais un nouvel aspect de Lingard. J’avais toujours pensé que
c’était un loup solitaire. Je fus obligé de répéter la question. C’était un
sujet dont elle préférait ne pas parler. Finalement, elle déclara :
—  Après tout, autant vous le dire. L’une de ces personnes était ce
type… celui avec qui j’étais allée à Blackpool.
Elle me raconta cet épisode d’une manière trop détournée et évasive
pour que je reproduise son récit intégralement. Je me contenterai de le
résumer comme suit. L’homme s’appelait Eugène Turner. Il avait un
garage à Stockport, était marié et père de deux enfants, ce qui ne
l’empêchait pas d’avoir une kyrielle de maîtresses. Dans le cas de Pauline
Lingard, il lui promit le mariage avant de l’emmener à Blackpool. Il
l’installa dans un appartement, où elle vécut pendant six mois, et où son
amant venait la voir presque tous les jours. Entre-temps, il avait qui é sa
femme. L’importance de la pension alimentaire réclamée par celle-ci
l’amena à décider que ce serait plus simple de réintégrer le domicile
conjugal, et il persuada Pauline de retourner à Warrington, où elle
continua de le voir. Un soir, Turner et Arthur Lingard engagèrent une
conversation et devinrent très amis. Le lendemain soir, à la grande
surprise de Pauline, Turner les invita à dîner dans un restaurant chinois –
Arthur, Pauline, et Agnes, Toutefois, Pauline avait toujours le béguin pour
Turner, et elle se dit que c’était simplement un geste de générosité de sa
part.
Il faisait sombre dans le restaurant, et Agnes était assise dans un angle.
Pauline remarqua qu’elle semblait très pâle et troublée, mais elle prit cela
pour de la timidité. Agnes était assise entre Eugene Turner et Arthur. Au
bout d’un moment, Pauline remarqua qu’Agnes paraissait mal à l’aise. Elle
lui demanda si elle voulait aller aux toile es pour dames. Agnes rougit et
déclina sa proposition. Plus tard au cours du repas, Pauline ôta ses
chaussures d’un mouvement brusque du pied – ce qu’elle faisait toujours
quand elle était au restaurant – et son pied toucha quelque chose de doux
sous la table. Elle se pencha pour voir ce que c’était, et releva la grande
nappe. Elle vit avec stupeur qu’Agnes était apparemment nue à partir de la
taille, et que Eugene Turner avait une main entre ses cuisses. L’objet par
terre était une culo e. Pauline, avec sa franchise habituelle, demanda ce
que cela voulait dire. Agnes rougit et commença à descendre sa jupe sur
ses cuisses, Turner se contenta d’arborer un large sourire et déclara que
c’était juste pour s’amuser. Pauline se leva et qui a le restaurant. Son
amant la rejoignit dans la rue et lui expliqua que c’était un pari. Arthur lui
avait dit qu’il pouvait obliger Agnes à faire n’importe quoi, et il avait parié
qu’Arthur ne réussirait pas à lui faire retirer sa culo e dans un restaurant
et à relever sa jupe.
Pauline fut choquée – moins par ce « petit amusement » que par la
découverte de ce que cela révélait du caractère de son amant – et elle
rentra à la maison. Elle rompit avec Eugene Turner lorsque Agnes avoua
par la suite – sous la contrainte – que, après le dîner, ils étaient allés dans
un jardin public, où Turner lui avait fait l’amour plusieurs fois. Elle se
disputa également avec Arthur, et ils ne se parlèrent plus.
— Est-ce qu’Arthur l’a obligée à se donner à quelqu’un d’autre ?
— Je n’en connais qu’un, un type nommé Dagger.
— Encore le genre play-boy ?
— Oh, non, c’était tout à fait l’opposé. Un criminel récidiviste qui avait
fait des séjours en prison toute sa vie. Un vieux bonhomme très laid qui
habitait dans la rue d’à côté, un sale type, le genre à vous donner des
bonbons si vous acceptez de vous asseoir sur ses genoux et de le laisser
vous peloter.
— À votre avis, pourquoi Arthur s’était-il lié d’amitié avec lui ?
— Je l’ignore. Vous savez, je n’étais pas souvent là à ce e époque. Tout
ce que je sais, c’est qu’il l’a fait avec Aggie.
— Elle vous l’a dit ?
— Probablement. Je ne me rappelle pas.
Elle bâilla. Je jetai un coup d’œil à ma montre et je m’aperçus qu’il
était presque trois heures du matin.
—  Encore une ou deux questions, et je vous laisse dormir. Est-ce que
vous avez fait la paix, Arthur et vous ?
— Plus ou moins. Un jour, il m’a donné une ravissante montre en or.
J’ai préféré ne pas lui demander d’où elle venait.
—  Alors c’est Arthur qui a fait les premiers pas pour une
réconciliation ?
—  Oh, oui. Cela se passait toujours ainsi. Vous comprenez… (Elle
hésita.) Il faisait toujours une xation sur moi.
— Même plus tard ?
— Oh, oui. Il ne m’a plus adressé la parole lorsque je me suis mariée. Il
était fou de rage. Il a même menacé de me tuer. (Elle bâilla à nouveau.) Je
lui ai ri au nez.
— Vous pensez qu’il était incapable de comme re un meurtre ?
—  Oh, ce n’est pas ça. Cela ne m’étonnerait pas du tout qu’il en soit
capable. Je n’ai jamais cru que c’était un accident avec ce fermier. Mais il
ne m’aurait pas tuée.
— Non, probablement.
J’examinai à nouveau la photo de son mariage. Il y avait une date au-
dessous : 19  janvier 1960. Elle avait vingt-huit ans quand elle s’était
mariée, et son frère en avait vingt-trois.
—  ’est devenu ce vieil homme, Dagger ?
— J’en sais rien. Il est mort. Il me semble qu’il s’est suicidé, je n’en suis
pas certaine.
— Je pourrai me renseigner. el était son nom de famille ?
— Euh… a endez. Un nom bizarre… Tebbut, c’est ça.
J’eus l’impression que quelqu’un m’avait versé un seau d’eau glacée
dans le dos.
— Vous êtes sûre ?
— Oh, oui. Un nom pareil, ça ne s’oublie pas !
Je me levai.
— Je ferais mieux de vous laisser. C’est très aimable à vous de m’avoir
accordé autant de temps.
Elle s’étira, et sa jupe se releva de cinq centimètres.
— Vous pouvez dormir ici si vous voulez. Je peux vous o rir un lit pour
la nuit.
— Il vaut mieux que je parte. Les voisins pourraient jaser.
—  Ils le feront de toute façon. Je m’en che complètement. Parfois je
me dis que je devrais percevoir une taxe sur les spectacles. Je me demande
ce qu’ils feraient si je qui ais ce quartier. Bon, c’est l’heure d’aller au lit !
Elle sourit d’un air rêveur et cambra les reins. Je notai la force de son
aura sexuelle. Ce qui était intéressant chez elle, c’est que, malgré sa
bouche sensuelle et ses formes généreuses, elle n’était pas « évidente ». Il y
avait chez elle quelque chose de retenu et de distant.
— Je vous en prie, ne vous levez pas, m’empressai-je de dire. Et encore
merci.
Elle eut un sourire espiègle tandis que je me dirigeais rapidement vers
la porte, mais elle ne t pas le geste de se lever. Je franchis la porte
d’entrée et la refermai sans bruit. Au moment où je montai dans ma
voiture, je vis les rideaux de la chambre à coucher de la maison d’à côté
bouger légèrement dans la lueur du réverbère.
4

Malgré ma fatigue, je ne parvenais pas à m’endormir. Trop de choses


étaient arrivées trop rapidement. Le Arthur Lingard que j’avais découvert
au cours de ces douze dernières heures semblait n’avoir aucun rapport
avec le patient que je connaissais à Rose Hill. Certes, j’avais déjà envisagé
la possibilité – que Pauline avait con rmée – que la mort du fermier n’ait
pas été un homicide involontaire, mais un meurtre délibéré. Et je savais
déjà que sous la surface paisible, qui avait amené deux psychiatres à
déclarer qu’il avait « une intelligence au-dessous de la moyenne », il y
avait un esprit calculateur et une volonté de puissance qui tournait à
l’obsession. Mais les histoires concernant Aggie révélaient quelque chose
d’in niment plus inquiétant – une agressivité morose, violente. À nouveau
je me surpris à penser au meurtre d’Evelyn Marquis.
Je n’arrêtais pas de me répéter que tout cela était peut-être pure
imagination de ma part. Arthur Lingard était né au sein d’une famille
appartenant à la petite bourgeoisie. Il avait été entouré d’a ection et
protégé. Ensuite, alors qu’il était encore un bébé, il avait été séparé de ses
parents et projeté dans un milieu qu’il détestait. En de telles circonstances,
le caractère le plus accommodant pouvait manifester des tendances
antisociales. Il était clair qu’il avait fait une xation sur sa sœur, tant sur le
plan sexuel que sur le plan a ectif. Maintenant que j’avais fait la
connaissance de Pauline, il était facile de se représenter les ressemblances
avec la jeune nymphomane du Kid de Louisville. Cela avait été
certainement un choc pour Arthur – après cinq années passées en prison,
privé de sexe – de tomber sur ce e description corsée d’une jeune lle qui
ressemblait à sa sœur. Sa réaction – maculer d’excréments le livre – était à
la fois un geste de vengeance et un geste de possession furtive. J’étais prêt
à parier ma réputation qu’il avait eu un orgasme à ce moment-là. Tout cela
restait quelque chose que je pouvais comprendre. Je pouvais même
éprouver de la compassion. Depuis que j’avais lu le rapport psychiatrique
de trois pages le concernant, compassion et sympathie avaient dominé
mes sentiments à son égard. Pour moi, il avait été victime des
circonstances. Mais tout ce que j’avais appris au cours de ces douze
dernières heures semblait contredire ce e simpliste manière de voir.
 
Je dormis jusqu’à onze heures du matin. Lorsque je me réveillai, je me
sentis plus dispos. Je réglai ma note et allai au bar-café d’à côté pour
prendre un petit déjeuner tardif. Ensuite, assis devant la baie vitrée,
j’observai la circulation dans la rue, puis couchai par écrit des notes pour
mon dossier sur Arthur Lingard. Au grand jour, tout semblait plus clair.
L’enfant malheureux, dans un milieu hostile, se réfugie dans un monde
imaginaire où il est magicien. Cela n’avait rien d’exceptionnel. Ian Brady,
le tueur de la lande, avait été in uencé par les bandes dessinées de
Superman et par des romans de gangsters de troisième ordre. Cela n’avait
pas fait de lui un super-criminel. Arthur Lingard avait également appris le
truc de l’hypnotisme – un truc très simple – et il s’en était servi pour avoir
du pouvoir sur sa cousine. Mais Agnes était une victime type, et Arthur
était dominateur de nature. Leur relation se comprenait aisément,
particulièrement si l’on prenait en compte l’atmosphère sexuelle
« surchargée » qui régnait dans la maison. Un cas similaire me vint alors à
l’esprit : Peter Kürten, le tueur en série de Düsseldorf, dont le milieu
familial avait également été un foyer d’inceste et de promiscuité. Mais la
volonté de puissance de Kürten avait fait de lui un sadique. Rien
n’indiquait qu’Arthur Lingard eût des tendances sadiques.
Dans ce cas, qu’est-ce donc qui protestait dans mon esprit lorsque je
m’e orçais de me représenter Arthur Lingard comme une victime, parmi
tant d’autres, de la guerre menée par Hitler ? C’était en partie une vague
intuition à propos d’un homme que je commençais à comprendre, en
partie un sentiment de malaise très net à propos de l’a aire Evelyn
Marquis. Je consultai ma carte routière. Si je prenais la A 628, juste au sud
de la lande de Saddleworth, je passerais tout près de Stocksbridge, la ville
natale d’Evelyn Marquis. Je téléphonai à ma femme et lui dis que je
rentrerais très tard. Puis je me dirigeai vers l’est en traversant les
Pennines.
Stocksbridge est une charmante petite ville, typique de la région ouest
du Yorkshire. Je me garai à proximité du commissariat et me présentai au
sergent de service. Ce n’était pas lui qui avait parlé à Frank Slessor
quelques jours auparavant. Je lui demandai s’il avait travaillé sur l’a aire.
— Nous avons tous participé à l’enquête, plus ou moins.
— Est-ce que vous conservez le dossier de ce e a aire ici ?
— Non, il se trouve au commissariat central de She eld.
Je lui demandai de me faire son compte rendu personnel de l’a aire,
mais ce qu’il me dit ajouta fort peu de choses à ce que je savais déjà. Cela
s’était passé un samedi soir. L’Hôtel Grove était bondé, et personne n’avait
prêté a ention à l’homme qui demandait où il pourrait trouver un taxi. La
réceptionniste lui avait conseillé d’essayer le garage Marquis sur la route
de Langse . Evelyn Marquis vint le prendre à dix heures quarante-cinq, et
partit dans la direction de Dodworth. Une heure plus tard, un
automobiliste passant à proximité d’Ewden vit des ammes, et un homme
qui s’éloignait rapidement d’une voiture stationnée à quelques mètres de
la route. Il alla jusqu’à la voiture, et vit le corps d’une jeune femme
étendue sur le sol, ses vêtements en feu. L’automobiliste parvint à étou er
les ammes, puis il constata que la jeune femme saignait d’une blessure à
l’arrière de la tête. La police arriva dix minutes plus tard. Des barrages
furent mis en place sur toutes les routes partant de la lande, mais l’homme
ne fut pas intercepté. Plus tard, l’autopsie permit d’établir que la jeune lle
avait été violée. La police découvrit nalement qu’un maniaque sexuel
récidiviste de Leeds avait été aperçu à Stocksbridge un peu plus tôt dans la
journée. On montra sa photographie à la réceptionniste de l’Hôtel Grove,
et celle-ci le reconnut formellement. L’homme fut interrogé, mais il fut à
même de prouver qu’il avait passé la nuit à She eld, et on le relâcha.
Je demandai au sergent s’il avait entendu parler d’un autre suspect
nommé Lingard. Il secoua la tête. Il savait qu’il y avait eu d’autres
suspects, mais il ne savait rien à leur sujet.
Néanmoins, il se montra très obligeant et appela le commissariat
central de She eld sur ma requête, et je fus convié à m’y présenter. Le
trajet de douze kilomètres me prit une demi-heure. On me t entrer dans
le bureau du commissaire Nutley, lequel avait été chargé de l’a aire
Marquis à l’époque. Il avait sorti le dossier à mon intention. Avant de
l’examiner, je lui demandai :
—  Est-ce que vous vous souvenez d’un suspect nommé Arthur
Lingard ?
Il fronça les sourcils.
—  Lingard ? Non, je ne pense pas… Oh, a endez, c’était le type avec
des yeux de grenouille ?
— Cela m’en a tout l’air.
—  Oui, en e et, mais il n’a pas été inquiété, à vrai dire. Voici ce qui
s’est passé. La réceptionniste avait dit que l’homme avait des yeux
perçants et un visage rond. Dans son article, le journaliste du Yorkshire
Post écrivit « des yeux globuleux et un visage rond ». Un sergent de
Knaresborough nous a appelés et a dit que la description correspondait à
cet individu, Lingard. Nous avons demandé une photo de Lingard et nous
l’avons montrée à la réceptionniste. Elle a admis qu’il ressemblait à
l’homme à qui elle avait parlé. Nous avons contacté la police de
Manchester pour le faire appréhender. Mais il avait un alibi – lequel, je ne
me rappelle pas – aussi nous l’avons relâché. Nous étions pourtant
pratiquement sûrs d’avoir arrêté l’auteur du meurtre. Pourquoi cet homme
vous intéresse-t-il ?
Je lui parlai brièvement de la dépression de Lingard, et de ma tentative
pour découvrir ce qu’il essayait de dissimuler.
—  J’ai bien peur de ne pas être en mesure de vous aider, et cela
m’étonnerait que vous trouviez quoi que ce soit dans ce dossier.
J’ouvris le dossier d’un geste négligent… et j’eus à nouveau la même
sensation glacée le long de mon échine. J’avais sous les yeux une photo de
Pauline Lingard. Puis je regardai plus a entivement, et je m’aperçus que
ce n’était pas Pauline. C’était une jeune lle qui lui ressemblait de façon
étonnante, mais elle n’était pas aussi jolie, et elle était dépourvue de la
vitalité de Pauline.
Le commissaire me laissa seul tandis que je parcourais le dossier. Je lus
le rapport du médecin légiste. « Le corps était entièrement habillé, et il ne
manquait aucun vêtement. Cependant, un fro is vaginal a révélé la
présence de sperme, et d’autres taches ont été trouvées sur le fond du
jupon, ce qui indique que la culo e a été baissée durant les rapports
sexuels, tandis qu’une éclaboussure de boue près de l’élastique donne à
penser qu’elle a probablement été complètement ôtée. Les poils pubiens
étaient également poissés de sperme. Lorsque le corps a été déshabillé
pour l’autopsie, nous avons découvert des marques laissées par des dents
sur les seins, mais le soutien-gorge n’était pas déchiré. L’arrière du crâne
était lacéré, et des morceaux de verre dans les cheveux nous perme ent de
dire que l’arme a été une bouteille. Une bouteille de Vat 69 brisée avait été
trouvée sur la banque e arrière de la voiture. La cause de la mort a été
l’étou ement, probablement à l’aide du coussin de brocart trouvé dans la
voiture. Ce coussin a été identi é par le père de la victime : elle s’en servait
toujours pour surélever le siège du conducteur. »
Evelyn Marquis avait été tuée le 28 février 1960 – presque six semaines
après le mariage de Pauline Lingard, à qui elle ressemblait. Elle était âgée
de vingt-sept ans – un an de moins que Pauline. Elle avait été victime
d’une agression sexuelle, mais l’agresseur s’était donné la peine de la
rhabiller soigneusement après le viol, puis il avait pris son argent (deux
livres environ) et des bagues, pour faire croire que le mobile était le vol.
Cela n’avait pas trompé la police, et c’était l’une des raisons pour
lesquelles le maniaque sexuel récidiviste avait été soupçonné : celui-ci
avait, de toute évidence, essayé d’aiguiller la police sur une fausse piste.
C’était probablement pour ce e raison qu’Arthur Lingard n’avait pas été
inquiété, étant donné qu’il n’avait pas d’antécédents de maniaque sexuel.
and le commissaire revint, je lui demandai s’il m’était possible
d’emprunter la photo d’Evelyn Marquis. Je promis de la renvoyer par la
poste lorsque je l’aurais fait photocopier.
— Bien sûr. Et j’aimerais connaître la réaction de ce Lingard à la vue de
ce e photographie. N’oubliez pas que ce e a aire n’a pas été résolue.
—  Je vous tiendrai au courant. Au fait, connaissez-vous le nom de
l’o cier de police de Knaresborough qui vous avait téléphoné au sujet de
Lingard ?
— Non, mais je crois connaître quelqu’un qui pourra me renseigner.
Il revint quelques minutes plus tard.
— Le sergent Benham… il était simple o cier de police à l’époque.
Je le remerciai et partis. Il se faisait tard, mais il me restait une dernière
visite à faire avant de rentrer chez moi.
 
Le sergent Benham n’était pas au poste de police de Knaresborough,
mais lorsque j’expliquai la raison de ma venue, le policier de service me
donna son adresse personnelle, et m’indiqua comment m’y rendre.
L’homme qui m’accueillit à l’entrée de la maison jumelée située à la
périphérie de la ville était plus jeune que je ne m’y a endais. Son nez
camus et sa mâchoire puissante me rent penser à un bouledogue. Le
poste de police l’avait appelé pour le prévenir que j’étais en route. Il me t
entrer dans une pièce agréable dont les fenêtres ouvertes donnaient sur le
jardin à l’arrière, et il m’o rit une boîte de bière. Je notai avec intérêt que
les livres sur les rayons de sa bibliothèque n’étaient pas les habituels
romans condensés du Reader’s Digest ni la sélection du mois du Club du
Livre. Aldous Huxley et Hemingway, entre autres, y guraient en bonne
place.
La porte-fenêtre donnait sur une pelouse. Deux très beaux enfants y
faisaient une partie de croquet.
Je répétai mon histoire sur la dépression de Lingard – je l’avais
racontée si souvent durant ces dernières vingt-quatre heures qu’elle était à
présent réduite à quelques phrases. Benham mâchonna sa pipe et déclara :
— Cela ne m’étonne pas.
— Vous le connaissiez bien ?
—  Oh, je le connaissais très bien. Nous étions dans la même classe à
l’école.
— Vous habitiez à Warrington ?
—  Oui. Je suis né là-bas. J’habitais à deux pas de chez Arthur, dans
Padgate Road.
C’était un coup de veine auquel je ne m’a endais pas. Je posai
immédiatement la question qui me préoccupait depuis deux jours.
— Est-ce que vous pensez qu’Arthur est un dangereux criminel ?
Benham secoua la tête, et je fus surpris par le soulagement que
j’éprouvai, même si j’avais à présent la certitude qu’il se trompait.
— Il pourrait l’être, si le jeu en valait la peine. Je pense qu’il a le pro l
d’un criminel. C’est un solitaire, et il est un peu cinglé.
— Cinglé ? De quelle façon ?
—  Il n’est pas vraiment dans la course. Il laisse son imagination
galoper. Mais il n’est pas bête.
Je le pressai de s’expliquer. Il chercha ses mots, en vain. Puis son
regard se posa sur sa bibliothèque.
— Vous connaissez ceci ?
Il prit un exemplaire de Contrepoint d’Aldous Huxley.
— Il y a un personnage là-dedans qui ressemble à Arthur.
Il ouvrit le livre.
— Spandrell. Vous avez lu cet ouvrage ?
— Il y a longtemps.
—  C’est la même mentalité, excepté qu’Arthur appartient à la classe
ouvrière, et que ce type est riche. Il voulait être une sorte de génie du
crime. Le grand méchant loup. Mais tout ça, c’était de l’esbroufe.
—  Pourtant avez-vous pensé qu’il était capable d’avoir tué Evelyn
Marquis ?
— À cause du signalement donné par le journal. Dès que je l’ai lu – un
visage rond et des yeux globuleux – j’ai pensé à Arthur.
— Pensez-vous qu’il a pu faire ça ?
Il ré échit longuement avant de secouer la tête.
— Pas depuis que j’ai appris que c’était un crime sexuel. Il aurait pu la
tuer sous l’e et de la panique, si elle s’était déba ue alors qu’il essayait de
la dévaliser. Néanmoins, d’une façon ou d’une autre… je ne pense pas qu’il
ait le pro l d’un tueur sexuel.
—  ’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Je n’en sais rien, à vrai dire. Il estimerait que c’est indigne de lui. De
plus, elle n’était pas son genre. Il aimait les lles au teint pâle, réservées,
comme sa cousine Aggie.
—  Vous étiez au courant, alors ? Beaucoup de personnes étaient au
courant ?
—  Tout le monde à l’école. Il racontait toujours qu’il hypnotisait des
gens. Un jour, il a essayé de m’hypnotiser, mais ça n’a pas marché. Je ne
crois pas qu’il ait jamais hypnotisé qui que ce soit – pas comme il
l’a rmait, en tout cas.
— Pourquoi donc ?
— Tout le monde sait qu’on ne peut pas vous hypnotiser contre votre
volonté. J’ignore ce qu’il faisait à certaines de ces lles, mais je ne crois
pas que c’était ça.
— Il y a eu d’autres lles, alors ?
— C’est ce qu’il prétendait. Il m’a parlé d’une seule de ces lles.
—  i était-ce ?
— D’après Arthur – je ne dis pas que je le crois –, c’était la femme de
l’un de nos professeurs, un type nommé Grose. Il était prof de gym, et sa
femme enseignait la musique à certains des garçons plus âgés. C’était une
femme menue au teint très clair, pas très séduisante, le genre timide.
Arthur était certain qu’elle appartenait à la catégorie des… comment
appelle-t-on ça ?… des sujets hypnotiques. Le couple habitait à Widnes, et
elle prenait le train pour venir à l’école. Arthur a dit qu’il allait monter
dans le même train qu’elle et voir s’il ne pouvait pas l’hypnotiser. Je lui ai
dit qu’il travaillait du chapeau. Et puis, un jour, il est arrivé et a annoncé
qu’il l’avait fait – il l’avait hypnotisée dans le train. Je lui ai dit que je ne le
croyais pas, et il a rétorqué : « D’accord, ne me crois pas ! » Je l’ai vu aller à
la gare avec elle une ou deux fois, aussi je suppose qu’il s’était lié d’amitié
avec elle durant le trajet en train.
— Il vous a dit autre chose au sujet de ce e femme ?
— Non. Il savait que je ne le croyais pas.
— Mais de quoi s’est-il vanté ? Pourquoi voulait-il l’hypnotiser ?
— Oh, le truc habituel. En n, c’est ce qu’il a prétendu. Il était allé chez
elle et ils avaient fait l’amour. Arthur était le plus grand menteur que j’aie
jamais connu.
— Il a vraiment a rmé qu’il avait couché avec elle ?
— C’est ce qu’il disait. Notez bien, ce n’est pas totalement impossible.
Apparemment, une certaine sorte de lle était a irée par Arthur. Mais
franchement, je ne crois pas qu’il se soit passé quelque chose avec
madame Grose.
—  ’est-elle devenue ?
—  Eh bien, chose curieuse, ils ont divorcé. Le bruit a couru à l’école
que… hum, qu’elle faisait le bitume.
Lorsqu’il vit que je ne comprenais pas, il m’expliqua :
— Elle racolait sur la voie publique. Ma foi, tout est possible, non ?
—  Vous ne pensez pas qu’Arthur ait été pour quelque chose dans ce
divorce ?
—  Non, je suis sûr qu’il n’y était pour rien. C’était juste l’une de ses
idées bizarres. Il aimait m’impressionner parce que j’étais le capitaine de
l’équipe de cricket. Il aimait à penser que les types costauds n’ont pas de
cervelle.
Il poussa un grognement de contrariété, et son regard se promena sur
les rayons de sa bibliothèque.
—  Je ne pouvais pas le sentir. Il savait que je pensais que c’était un
imbécile.
—  elle a été votre réaction quand il a été arrêté pour cambriolage ?
— Oh, cela ne m’a pas étonné. C’était bien de lui. Il avait toujours des
ennuis. Il avait de grands projets, mais il ne savait pas comment les me re
à exécution.
Je ne lui s pas remarquer que c’était en désaccord avec son
observation précédente – à savoir qu’Arthur Lingard pouvait être
dangereux « si le jeu en valait la peine ».
Je le remerciai, nous nous serrâmes la main, et je m’en allai.
Durant le trajet de retour vers Hartlepool, dans le crépuscule de ce
jour d’été, j’éprouvai un sentiment de paix, de satisfaction. Le sergent
Benham m’avait fourni une pièce très importante du puzzle même s’il ne
le savait pas. Tout d’abord, j’avais trouvé qu’il était un membre
sympathique et pondéré de la police britannique, honnête, les pieds sur
terre, et plus intelligent qu’il n’en donnait l’impression. Mais le mépris
qu’il professait à l’encontre d’Arthur Lingard était un faux-semblant.
elque chose chez Lingard le troublait profondément. Et il était clair
qu’il y avait eu une sorte d’amitié bizarre entre Lingard et lui. L’a raction
des contraires ? Lingard lui était resté sur le cœur. Cinq ans après qu’ils
eurent été à l’école ensemble, Benham avait pensé que le signalement d’un
meurtrier correspondait plus ou moins à Lingard. Cela ne mènerait sans
doute nulle part, mais cela valait la peine de véri er. Ce n’était pas
exactement de la méchanceté, mais si Benham avait eu raison, cela aurait
été un triomphe pour lui, une justi cation. Et presque douze ans plus tard,
il n’avait toujours pas digéré ce e allégation « que les types costauds n’ont
pas de cervelle ». En fait, le « petit savoir » de Benham était pire que pas de
savoir du tout. Ce n’est pas vrai que l’on ne peut pas hypnotiser quelqu’un
contre sa volonté. En fait, c’est le point capital dans l’hypnotisme : il
retourne la volonté contre elle-même. C’est pour ce e raison que des gens
intelligents sont souvent de meilleurs sujets que des gens stupides. Si vous
dites à un homme stupide que son pied gauche le démange, il ne vous croit
pas, et c’est terminé. L’homme intelligent ne vous croit pas, lui non plus,
mais il sait que votre suggestion pourrait causer une démangeaison et une
partie de son esprit commence à lu er contre elle, pendant que l’autre
moitié entreprend de causer la démangeaison.
Arthur Lingard s’était vanté d’être capable d’hypnotiser la femme de
son professeur de gymnastique, et plus tard il avait dit à Benham qu’il
avait réussi à l’hypnotiser. Ensuite il avait cessé d’en parler. Benham
préférait croire que c’était parce que Lingard n’avait plus envie de
continuer de mentir. Je me demandai s’il ne pouvait pas y avoir une autre
explication : Arthur Lingard avait brusquement compris la valeur du
silence. La vantardise, c’est bon pour les ratés. Lingard s’était con é à
Benham au sujet de l’hypnotisme, mais Benham l’avait traité d’imbécile et
de menteur. En n de compte, c’était probablement ce que Lingard
désirait.
 
Le lendemain, je fus très occupé. Je devais donner plusieurs
consultations que j’avais décommandées deux jours auparavant. Il y avait
une patiente particulièrement vindicative qui considérait que mon absence
était un abandon criminel, et j’eus fort à faire pour la calmer et me re n
à sa crise de nerfs. J’appelai la prison dès que j’eus un moment de libre, et
je demandai des nouvelles de Lingard. On me répondit que son état ne
s’était pas amélioré ni aggravé, excepté qu’il avait contracté un exanthème
très douloureux. Il avait réclamé après moi. Je demandai qu’on le
prévienne que je viendrais le voir plus tard dans la journée.
Ce fut étrange de le revoir. Au cours des deux derniers jours, je m’étais
habitué à un autre Arthur Lingard : un adolescent rêveur, obsédé par le
crime et le sexe. Il semblait avoir maigri depuis la dernière fois que je
l’avais vu. Ses mains étaient recouvertes de pansements, et seuls ses doigts
étaient visibles. Son visage était couvert de ce qui semblait être de
l’urticaire.
Il eut l’air content de me voir, mais ne me demanda pas où j’étais allé.
Il a endit que nous soyons seuls, puis il dit :
— Ils se rapprochent. C’est pour ce e raison que j’ai ce e éruption de
boutons.
— Où avez-vous des boutons ?
— Sur tout le corps.
—  Vous feriez mieux de vous déshabiller et de me laisser vous
examiner.
Comme je m’en doutais, son ventre, ses parties génitales, et la face
interne de ses cuisses étaient recouverts d’une croûte rouge très
déplaisante. Son pénis et ses testicules avaient été badigeonnés d’une
solution de nitrate d’argent viole e, ce qui leur donnait un aspect
surréaliste. La face interne de ses cuisses suppurait.
— À votre avis, qu’est-ce qui a causé cela ? lui demandai-je.
— Les rayons actiniques.
— Allons, Arthur, vous avez des notions de physique su santes pour
savoir que c’est impossible. Les rayons actiniques sont les rayons qui dans
un faisceau lumineux ordinaire in uent sur une plaque photographique.
Ce e pièce en est remplie tout le temps.
Il fronça les sourcils et contempla ses mains.
Une idée absurde me vint brusquement à l’esprit.
—  i a badigeonné votre pénis de nitrate d’argent ?
— L’aide-in rmier, Berryman.
— Vous le lui avez demandé ?
— Oui.
—  Pourquoi uniquement votre pénis ? Pourquoi pas votre ventre,
également ?
— Parce que mon pénis me démangeait.
Mon soupçon semblait tiré par les cheveux mais pas impossible. Le
nitrate d’argent est l’élément sur une plaque photographique qui réagit à
la lumière – aux rayons actiniques. Avait-il élaboré quelque théorie
absurde, à savoir que le nitrate d’argent neutraliserait l’e et des rayons
actiniques ? Ou bien ce raisonnement était-il purement subconscient ? Les
boutons étaient l’expression d’un profond trouble lié à ses parties
génitales. Le nitrate d’argent allait déguiser ses parties génitales, et ensuite
l’action des rayons actiniques sur le nitrate d’argent compléterait le
déguisement. Était-ce son raisonnement ?
Je l’interrogeai sur ses rêves. Il m’en raconta plusieurs, assez
étonnants, où il voyait des dinosaures et des arbres qui marchaient Je les
notai soigneusement, et continuai de demander : « Vous avez fait d’autres
rêves ? Et les femmes ? Avez-vous rêvé de femmes ? » Il se renfrogna, et
j’eus le sentiment qu’il me cachait quelque chose.
— Il vous arrive certainement de rêver de femmes ?
Il grogna quelque chose qui ressemblait à un acquiescement.
— Racontez-moi l’un de ces rêves.
— Elle me donnait des coups de fouet.
— Où ?
— Ici.
Ses mains e eurèrent son bas-ventre.
— Sur vos parties génitales ?
— Oui.
— Comment était-elle ? Décrivez-la.
Il regarda ses mains et demeura silencieux. J’eus le sentiment qu’il
s’enfermait dans son opiniâtreté.
— Est-ce qu’elle était grande et robuste ?
— Non.
— Petite, alors ? Petite et très pâle ?
— Oui.
— Était-ce votre cousine Aggie ?
Il me regarda vivement. Je m’a endais à ce qu’il demande comment je
savais, mais il ne dit rien et se contenta de détourner les yeux en hâte.
— Elle lui ressemblait, n’est-ce pas ? dis-je.
— Un peu.
Je poussai un soupir de soulagement. Nous faisions des progrès. Il
m’avait permis d’entrer dans le monde de son enfance. Et à présent mes
intuitions se véri aient. Sa cousine Aggie – ou l’une des lles qu’il avait
brutalisées et dominées – l’avait frappé sur ses parties génitales. Le passé
remontait à la surface maintenant qu’il s’était replié sur lui-même. Car il
avait fait preuve de beaucoup d’audace au cours de toutes ces années. Il
était allé de l’avant, sans la moindre pitié, en homme résolu. Maintenant
son esprit subconscient se révoltait. Les peurs qu’il avait réprimées, les
sentiments de culpabilité qu’il avait refoulés, le ra rapaient.
J’avais le sentiment que c’était le moment de foncer, de chercher une
brèche dans ses défenses.
J’approchai ma chaise de son lit et dis :
—  Écoutez, Arthur, il est temps que vous compreniez ce qui vous
arrive. Vous avez été un loup solitaire pendant des années. Vous êtes resté
seul et vous ne vous êtes con é à personne. À présent vous sentez que
vous perdez votre énergie, et toutes vos peurs réprimées remontent depuis
votre subconscient. C’est ce qui a causé ce e éruption de boutons, et non
les gardiens noirs. Les gardiens noirs n’existent pas.
— Comment le savez-vous ? demanda-t-il calmement.
—  Écoutez, il faut que vous compreniez. Le chemin que vous suivez
amènera un e ondrement total de votre raison. Vous êtes resté seul
pendant trop longtemps, n’est-ce pas ? Parce que vous n’osez pas vous
con er à quelqu’un. N’est-ce pas la vérité ? (Il me regarda vivement.) Mais
à présent vous êtes devenu la victime de votre subconscient. Il faut
absolument que vous appreniez à faire con ance à quelqu’un.
Il regardait xement ses mains sur le dessus-de-lit. Il ressemblait à un
écolier que l’on réprimande.
— Est-ce que vous croyez que vous pouvez me faire con ance ?
Il hésita.
— Oui.
—  Parfait. Alors considérez-moi comme un médecin qui s’e orce de
vous venir en aide. Ne pensez pas à moi comme à quelqu’un qui travaille
pour la police. Vous pouvez me dire tout ce que vous voudrez, exactement
comme si j’étais un prêtre. Tout ce que vous me direz restera un secret
entre nous.
Je vis les commissures de ses lèvres se crisper sous l’e et d’un léger
sourire. Je compris que le moment décisif était arrivé, un coup de dés qui
pouvait établir une communication plus profonde entre nous ou bien
détruire toute communication. J’étais obligé de regarder en face le fait
qu’il était devenu mon obsession, et que je devais absolument le
comprendre. Je posai ma main sur son épaule. J’ignorai son tressautement
involontaire.
—  Je vais vous dire quelque chose qui prouvera que je vous dis la
vérité. Je sais que vous avez assassiné Enoch Benson [le fermier pour
l’homicide involontaire duquel il avait été condamné à huit ans de prison].
Et je sais que vous avez assassiné ce e jeune femme.
Je sortis de ma poche la photo d’Evelyn Marquis et la laissai tomber
sur le lit devant lui.
Je ne voyais pas son visage, mais je perçus l’impact que la photo eut
sur lui. Ses mains se mirent à trembler. Lorsqu’il releva la tête, il évita mon
regard et ses yeux xèrent les boutons de ma veste. Son visage était
grisâtre, comme s’il avait des nausées. Je poursuivis en hâte :
— Je sais également pour madame Grose, la femme de votre professeur
de gymnastique à l’école. Je dois savoir toutes ces choses sur vous parce
que je suis médecin, et que c’est mon travail de trouver pourquoi vous êtes
malade.
Je m’assis sur le lit et rangeai la photo dans ma poche.
— Elle ressemble à votre sœur Pauline, n’est-ce pas ?
Son visage se crispa. Il semblait sur le point de fondre en larmes.
— Mais vous n’avez pas à vous inquiéter. Je dois tout savoir, a n d’être
en mesure de vous aider. Pourquoi ne pas tout me dire, avec franchise ?
Ses yeux étaient sans éclat quand il me regarda. Sa phrase suivante me
sembla empreinte d’une froide logique.
— Et passer le reste de ma vie en prison ?
—  Je suis psychologue, pas policier. Je voudrais savoir ce qui motive
votre comportement. Je veux comprendre la façon dont votre esprit
fonctionne.
Ce e dernière phrase était destinée à le a er, mais son visage
demeura impassible. Je posai ma main sur son avant-bras et me penchai
vers lui.
— Rien de ce que vous me direz ne pourra être utilisé contre vous. En
ce moment, vous n’êtes pas sain d’esprit au regard de la loi.
Un gardien frappa à la porte. Il apportait le thé. J’avais toujours
constaté que le fait de manger ou boire avec des patients avait pour e et
d’apaiser leur hostilité. Je servis le thé. J’observais Lingard du coin de l’œil.
Lorsque je lui tendis sa tasse, sa main tremblait tellement que je fus obligé
de poser la tasse sur la table de nuit. Je devinais le con it qui avait lieu en
lui. Cinq années en prison avaient brisé sa résistance, et il avait été obligé
de se réfugier dans la psychose pour ne pas avoir à se con er à quelqu’un.
Je lui avais fait prendre conscience de cela, et à présent je lui o rais une
échappatoire. Mon expérience du point de rupture de l’esprit humain me
disait que je devais réussir. Sans quoi, il allait se retirer vers un niveau de
psychose encore plus profond où on ne pourrait plus l’a eindre.
J’eus une autre intuition, et lui dis :
—  Vous aviez l’intention de faire con ance à Tebbut, n’est-ce pas ?
Vous vouliez vous con er à lui. Était-ce parce qu’il avait le même nom que
le vieux Dagger Tebbut ?
Ce e fois, il sursauta, mais ne me regarda pas. Je compris brusquement
qu’il était inquiet. Je savais trop de choses à son sujet.
Je m’appuyai sur le dossier de ma chaise et sirotai mon thé, puis lui
demandai :
— Il y a une chose qui m’intrigue. Après avoir violé Evelyn Marquis,
pourquoi lui avez-vous remis ses vêtements ? Vous ne saviez donc pas que
le médecin légiste véri erait si elle avait été violée ?
— Comment savez-vous qu’elle a été violée ? demanda-t-il.
Il avait dit cela calmement, d’une voix posée. iconque écoutant
notre conversation n’aurait jamais deviné que cet homme avait tenu de
grands discours à propos de rayons actiniques et de gardien noirs.
— La rapport d’autopsie a établi ce fait, répondis-je.
— Et si elle avait eu un petit ami ?
— Elle n’avait pas de petit ami. Elle n’était pas sortie avec un homme
depuis que son petit ami l’avait plaquée pour épouser la barmaid du
Grove. Et même si elle avait eu un amant en secret, il n’aurait pas pu avoir
des rapports sexuels avec elle ce soir-là. Elle était restée couchée toute la
journée, elle avait une violente migraine.
Il demeura silencieux.
—  Bon, laissez-moi deviner, dis-je. Vous l’avez violée parce que vous
violiez votre sœur. Mais vous ne vouliez pas que votre sœur l’apprenne.
Vous aviez peur qu’elle ne voie la photo de la jeune lle dans le journal et
devine que c’était vous. Alors vous avez essayé de faire ressembler cela à
un vol. Était-ce la raison ?
Il prit sa tasse de thé, et je vis que sa main ne tremblait plus. Avant de
porter la tasse à ses lèvres, il demanda :
— Est-ce que Pauline est au courant ?
Je fus submergé par un énorme ot de soulagement, et la tête me
tourna pendant un moment. J’avais remporté la victoire.
 
— Est-ce que vous avez parlé à Pauline ? demanda-t-il.
— Oui.
Je savais désormais qu’il avait toute sa raison. Il avait tendu la main et
recapturé les parties de sa personnalité qui s’étaient enfuies durant ces
années en prison. La raison d’un homme est en grande partie fonction de
sa volonté, de sa détermination. Il est le plus lui-même lorsqu’il se reprend,
concentre sa volonté sur un e ort à fournir. Si un homme doté d’une forte
volonté cesse brusquement de l’utiliser, il devient malade mentalement, de
même qu’un athlète qui arrête brusquement de s’entraîner devient mou
physiquement. Il contracte une sorte de dyspepsie mentale, une sensation
d’aigreurs internes, le sentiment de ne plus se contrôler. Mais tant qu’il
refuse de renoncer à ce contrôle de lui-même, il garde toute sa raison. Le
danseur Nijinski avait manifesté une tension mentale qui le rendait d’un
abord di cile, mais c’est seulement quand les parents de sa femme
envoyèrent des hommes avec une camisole de force dans sa chambre
d’hôtel qu’il devint réellement fou. Lorsqu’on lui eut passé la camisole, il
accepta le fait qu’il avait perdu la raison, puis il sombra dans la catatonie.
Pendant des années, Arthur Lingard ne s’était con é à personne, avait
refusé de reconnaître son échec, avait gardé sa volonté rigide jusqu’à ce
que son esprit soit malade d’épuisement. Un mécanisme de sécurité était
alors intervenu, qui lui avait permis d’objectiver ses peurs en les
assimilant à des ennemis surnaturels, les gardiens noirs. La volonté
pouvait s’endormir, la personnalité vigilante pouvait se détendre. Mais il
était confronté maintenant à une autre sorte de danger : les rêves étranges
qui surviennent lorsque la réalité se dissout. Son sommeil éveillé était une
forme de stagnation mentale, et son esprit devenait un marécage, une
mare d’eau nauséabonde.
J’avais rendu Arthur Lingard à lui-même, et je lui avais o ert une
chance d’échapper au tourment mental. Cela peut sembler
incompréhensible : pourquoi avait-il décidé de se con er à moi, alors qu’il
savait parfaitement que cela signi ait la perte dé nitive de sa liberté. Car
il savait certainement que ma promesse de respecter sa con ance avait
certaines limites. En tant qu’employé d’un service public, il m’était
impossible de laisser un homme que je savais être un tueur à l’esprit
dérangé retourner au sein de la société. Mais on doit se rappeler que
c’était un homme malade, un homme dont toute la vie mentale était
devenue empoisonnée. Grâce à un seul acte de volonté – la décision de se
con er à moi – il pouvait drainer le marais mental, échapper à la nausée
qui l’avait paralysé pendant des années.
Il avait pris ce e décision, mais il ne la mit pas à exécution tout de
suite. Son habitude de se tenir sur la réserve était trop forte. Je le
comprenais, et je n’essayai pas de lui forcer la main. Je le laissai parler,
l’encourageai à parler, ne tentai pas de diriger le ot de sa conversation. Je
savais qu’il essayait de trouver sa propre façon de libérer la tension.
Tandis qu’il buvait son thé, je lui demandai :
— Pourquoi haïssez-vous votre sœur ?
— Elle a manqué à sa promesse.
J’a endis et ne dis rien.
—  Avant que papa retourne à El  Alamein, il lui a fait prome re de
s’occuper de moi. Il a dit : « Promets-moi que tu veilleras sur Arthur, quoi
qu’il arrive. » Et Pauline a répondu : « Je le promets. Je le jure. » Mais elle
ne l’a pas fait. Elle a tenu sa promesse pendant quelque temps, ensuite elle
a oublié.
— Mais vous étiez très proches quand vous étiez petits.
—  Oui. Au début, lorsque nous sommes arrivés à Warrington, nous
étions très proches. (Un long silence.) Pauline était très jolie. (Un autre
silence, ce e fois pendant cinq minutes ou davantage.) Papa était un
imbécile. Il n’aurait pas dû nous laisser aller là-bas. (Il chercha ses mots.)
Cela… m’a écrasé. J’aurais pu réussir dans la vie. J’avais Paula, elle
m’avait. Si nous étions restés seuls tous les deux, tout se serait bien passé.
Je n’avais pas de mauvaises pensées envers elle. Tout a mal tourné dès le
commencement. La vie a refusé de me donner quoi que ce soit. D’abord
ma mère est morte, ensuite mon père. J’avais Paula, et personne d’autre…
Je voyais qu’il commençait à s’apitoyer sur son sort, et de mon point
de vue, c’était excellent. L’a endrissement sur soi-même est une émotion
foncièrement saine, un moyen d’ajuster un équilibre émotionnel, une
méthode de catharsis.
— Oui, vous avez connu des moments très di ciles, dis-je. Je suppose
que la guerre a été la grande responsable.
— Nous aurions été bien mieux à Londres, ou bien dans le Surrey ou
dans le Dorset. Tant que nous étions ensemble, tout allait très bien. Tous
les deux, nous aurions été heureux, même dans un orphelinat.
Je me rendais compte qu’il répétait une chose à laquelle il avait pensé
de nombreuses fois : la vie qu’ils auraient connue si on ne les avait pas
envoyés à Warrington. Je voyais ce qu’il voulait dire. Il avait besoin de
Pauline et de personne d’autre. Ils auraient été heureux ensemble. C’était
un enfant a ectueux qui demandait seulement qu’on l’aime et qu’on lui
perme e d’aimer.
— Parlez-moi de ces premiers jours à Warrington, dis-je. Racontez-moi
ce e période avec tous les détails dont vous pouvez vous souvenir. el
âge aviez-vous lorsque vous êtes arrivé là-bas ?
—  atre ans. Pauline en avait neuf.
—  Racontez-moi tout ce que vous vous rappelez. elles ont été vos
premières impressions en découvrant votre nouvelle maison ?
Petit à petit, très lentement, cela sortit. Il parlait avec hésitation et
maladresse. Parfois il cherchait le mot juste pendant plusieurs minutes. Je
résistai à la tentation de lui sou er le mot, parce que je voyais qu’il
sou rait, Il parlait les yeux fermés, il s’e orçait de visualiser toutes ces
scènes, de les restituer comme il fallait. Son front était couvert de sueur, et
elle coulait sur son visage.
Ce que je faisais était dangereux ; j’en avais conscience à chaque
instant. Toute sa vie ultérieure avait été une réaction contre ce e enfance,
contre les émotions de détresse, de jalousie et de dégoût profond. Il s’était
créé un personnage pour gérer ces émotions : l’ennemi de la société, le
solitaire qui prend ce qui lui fait envie. À présent ce personnage s’était
e ondré. Il ressemblait à un homme qui a vomi jusqu’à l’épuisement total,
et je lui demandais de se souvenir du plat qui l’avait fait vomir. C’était
pour ce e raison que la sueur ruisselait sur son visage tandis qu’il me
parlait de son enfance, et chaque phrase sortait comme si elle était
extirpée douloureusement de son estomac et déversée depuis ses lèvres, tel
un tombereau de blocs de ciment. Il ne me faisait pas vraiment con ance,
mais il apprendrait à me faire con ance lorsqu’il réaliserait à quel point je
m’étais impliqué a n de le comprendre. Néanmoins, il avait a eint le point
de rupture, et il devait continuer.
5

Lorsque Arthur Lingard arriva à Penketh Street, la maison sentait le


poisson. La viande était rare en ce e deuxième année de la guerre, mais la
mer était à une distance de quelques kilomètres seulement. L’odeur légère,
écœurante, du poisson bouilli imprégna li éralement son enfance.
Malheureusement pour Arthur, il avait une aversion innée pour le poisson.
À Londres, quand il était enfant, il n’en mangeait jamais.
Cinq minutes après que Pauline et lui furent arrivés à la maison,
accompagnés par leur père (qui avait obtenu une permission pour a aires
de famille), les sirènes annonçant un raid retentirent, et les faisceaux des
projecteurs de la D.C.A. découpèrent le ciel en des formes géométriques.
Toute la famille – ils étaient au nombre de dix, trois adultes et sept enfants
– courut vers l’abri Anderson dans l’arrière-cour. Ils s’accroupirent dans le
froid et écoutèrent le bruit des bombes. Arthur et Pauline étaient blo is
l’un contre l’autre. Arthur avait sommeil après le long voyage en train. Il
se rappelait avoir entendu Pauline et sa cousine Maggie – celle-ci avait le
même âge que Pauline (elle était morte en 1949) – parler de leurs poupées
tandis qu’il s’endormait, sa tête posée sur les genoux de sa sœur. Des
heures plus tard, les sirènes annoncèrent la n de l’alerte. Il se réveilla,
grelo ant de froid, et on le porta à l’intérieur de la maison, puis au
premier jusqu’à sa nouvelle chambre à coucher, qui sentait la morue
bouillie. Le lit était glacé, et Arthur n’avait plus sommeil. Les plus âgés des
garçons, Jim (douze ans) et Ted (onze ans) se tenaient devant la fenêtre de
la chambre et contemplaient l’horizon qui s’embrasait. Il n’y avait pas de
lumière dans la chambre des enfants – cela économisait les rideaux pour le
black-out ainsi que l’électricité – mais il voyait distinctement la chambre
dans la lueur des incendies. Les docks de Liverpool avaient connu l’une de
leurs pires nuits. Au matin, le ciel à l’ouest était obscurci par la fumée.
Arthur n’aimait pas ses cousins, et ils ne l’aimaient pas. J’interrogeai
Ted Lingard quelques semaines plus tard, et il me dit qu’Arthur était le
petit chéri à sa maman qui criait et hurlait quand on ne cédait pas à ses
caprices. Les cousins Lingard n’étaient guère à même de comprendre le
bouleversement émotionnel causé par la perte de sa mère, et par la
disparition de son père. Arthur trouvait ses cousins répugnants. Il
appréciait l’a rait physique et la vivacité. Ses deux cousines étaient d’une
pâleur maladive, et Maggie dégageait une odeur désagréable, la
conséquence d’une otite mai soignée. Albert, son cadet d’un an, avait une
tendance à loucher et était sujet à des crises d’épilepsie. Ted et Jim étaient
des garçons balourds, avec des dents de devant proéminentes et des lèvres
molles, et il y avait quelque chose chez eux qui l’e rayait. Albert se
moquait de lui et le traitait de « pleurnichard » – avec raison. Durant des
semaines après le départ de son père, il était toujours en larmes, à tel point
que même les réserves de bonne volonté de tante Elsie s’épuisèrent. Au
bout d’une semaine environ, oncle Dick, exaspéré par les accès de colère
d’Arthur, décida d’y me re n en tentant l’expérience suivante : il retira la
grosse ceinture en cuir de son pantalon et lui donna une bonne raclée.
C’était la première fois qu’on ba ait Arthur, et il fut tellement abasourdi
qu’il en oublia de pleurer.
À Noël, son père vint les voir. Trois mois avaient passé, et Arthur
s’était habitué à son nouveau milieu, mais le fait de revoir son père
provoqua chez lui un vif désir de retourner à Londres et de vivre avec sa
grand-mère. Il supplia et sanglota, dit à son père qu’oncle Dick le ba ait
avec une ceinture. Son père fut bouleversé et très fâché, et il eut un long
entretien avec son frère. En partant, il dit à Arthur : « À présent sois un
gentil garçon, et tu pourras peut-être aller chez ta grand-mère et rester
avec elle quelque temps. » Pendant des semaines, Arthur fut réconforté par
ce e perspective. Un jour, alors qu’il tempêtait en vain contre Albert et
Ted – qui le traitaient de pleurnichard – il leur dit que bientôt il les
qui erait pour toujours et irait habiter chez sa grand-mère. « Oh,
certainement pas », dit Albert. « Elle est morte. Elle a été tuée au cours
d’une a aque aérienne. » Il se précipita vers sa tante quand elle rentra à la
maison après son travail, et lui demanda si c’était vrai. « Hélas, oui ! « Sa
soupape de sûreté était fermée. Il se mit à faire pipi au lit, et oncle Dick
recommença à le frapper avec sa ceinture.
 
C’était di cile de l’amener à parler d’une manière suivie de ce e
période. Il se me ait à bégayer, reprenait depuis le début, se contredisait.
Finalement, il contracta un enrouement que je devinai être d’origine
psychosomatique. Il se plaignit d’une irritation dans la gorge, et toussa
jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. Ce symptôme avait tendance à
s’a énuer si je m’asseyais de l’autre côté de la chambre, comme si c’était
ma présence qui causait ce trouble. Je s un essai : j’apportai un
magnétophone à piles et lui demandai d’enregistrer ses souvenirs. Mais,
apparemment, il ne parvint qu’à prononcer des marmonnements hésitants.
Je trouvai la solution par hasard. J’avais écrit à Pauline pour lui
demander de coucher par écrit les souvenirs de son enfance et tout ce
qu’elle pouvait se rappeler concernant Arthur. Une semaine plus tard, elle
m’envoya une le re de vingt pages, remplies de réminiscences et
d’anecdotes. Je les s dactylographier sur des feuilles de papier séparées,
avec un double interligne, et en laissant vierge la moitié de la page. Je les
remis à Arthur en lui demandant de faire des corrections et des
commentaires. and je revins le lendemain, il avait couvert toutes les
feuilles de son écriture pointue et irrégulière. (À mesure que la thérapie
avançait, son écriture devint moins irrégulière, mais elle garda son aspect
pointu.) Il avait commencé par corriger les anecdotes de Pauline, puis il
avait décidé que ce serait plus simple de donner sa propre version. Le
résultat était étonnamment détaillé, avec une quantité de noms, des lignes
entières de dialogue, les souvenirs de ce qu’il avait exactement vu et
ressenti. Les grandes lignes de son enfance apparurent très vite. Si je
m’étends quelque peu sur certains de ces événements, c’est en raison de
l’énorme impact morbide qu’ils eurent sur lui. Ils sont la clé de tout ce qui
arriva par la suite.
 
Avant l’arrivée de Pauline et d’Arthur, les cinq cousins et cousines
avaient dormi dans le même grand lit dans la chambre des enfants. À
présent, Maggie et Albert dormaient sur un lit de camp dans la chambre de
leurs parents, et Arthur et Pauline dormaient dans l’immense lit de cuivre.
Arthur dormait à un bout entre Pauline et Aggie ; Jim et Ted dormaient à
l’autre bout. De temps en temps, il entendait Pauline ou Aggie dire
« Arrête, ça su t ! », et un pied était retiré. Il pensait que les garçons les
« taquinaient » en les poussant du pied.
Albert admirait énormément ses grands frères, en particulier Jim. Un
jour, il dit à Arthur : « Jim a la plus grande queue de toute l’école. »
« Comment le sais-tu ? » « Tous les garçons se sont réunis un jour et ont
sorti leur queue. Un garçon nommé Goofy les a toutes mesurées avec sa
règle. Celle de Jim était la plus grande. » La pensée d’un garçon
empoignant les pénis d’autres garçons et les mesurant avec une règle
suscita une vive agitation chez Arthur. Mais il ne partageait pas l’intérêt
d’Albert pour les organes génitaux masculins ; cela le dégoûtait. Lorsque
Albert lui raconta avec un plaisir mauvais qu’il jouait avec d’autres
garçons sur le terrain de jeux et leur perme ait de regarder son pénis,
Arthur fut abasourdi. Il ne voyait pas où était le plaisir.
Peu de temps après l’arrivée d’Arthur et de Pauline à Warrington, leur
tante et leur oncle partirent pour la journée, ils faisaient une excursion en
car, et con èrent les plus jeunes enfants à la garde de Jim et Ted. Arthur
jouait paisiblement avec ses cubes lorsqu’il s’aperçut qu’il était seul avec
Albert. Il lui demanda où étaient les autres. Albert grimaça un sourire en
louchant. « Ils jouent au docteur et à l’in rmière. » « Où ? »
« Tu peux pas entrer. Ils veulent pas de gosses. » Arthur monta au
premier et donna de grands coups dans la porte de la chambre de son
oncle, qui était fermée. La voix de Jim cria :
— File ! Les gosses peuvent pas entrer.
— Je veux entrer, dit Arthur.
Et il se remit à donner des coups de pied dans la porte et à crier.
—  Bon, d’accord, dit Jim. Laissez-le entrer. Mais il doit s’asseoir dans
un coin et se tenir tranquille.
On le t entrer. Aggie était allongée sur le lit, son cardigan
déboutonné. Arthur regarda, fasciné ; de même que Pauline, car ce jeu était
une nouveauté pour elle. Ted entra. Il tenait à la main un sac à provisions
– c’était censé être la trousse noire d’un docteur.
— Bien, quel est le problème ?
—  Elle n’arrête pas de s’évanouir, docteur, répondit Maggie, qui était
l’in rmière-major.
—  Je pense qu’elle a besoin d’un lavement, déclara le docteur. Nous
allons le savoir très vite.
Il déboutonna le reste de son cardigan et dit :
— Enlevons ça.
Puis il releva le tricot de corps d’Aggie et tapota sa poitrine avec un
morceau de tuyau d’arrosage, écoutant à l’autre extrémité.
— Rien d’anormal ici.
Aggie était allongée passivement et contemplait le plafond.
— Nous allons l’examiner.
Pauline fut chargée d’examiner une jambe : Ted s’occupa de l’autre. Les
mollets et les cuisses d’Aggie furent palpés et tapotés. Puis Ted déclara :
— Je crois qu’il faut retirer ça.
Il montrait du doigt la jupe écossaise.
Ils ouvrirent la fermeture à glissière et retirèrent la jupe. Aggie portait
une culo e de coton déchirée. Son tricot de corps était toujours ramené
sous ses aisselles. Ted ausculta son ventre et déclara que le foyer de
l’infection se trouvait certainement ailleurs, et il dit à son assistant (son
frère aîné) d’ôter la culo e d’Aggie. Puis on demanda à Aggie d’écarter ses
cuisses. Arthur allongea la tête en avant, fasciné. Il avait souvent vu
Pauline sans ses vêtements, mais il n’avait jamais regardé entre ses
cuisses.
— Ah, oui, dit Ted. Je crois que nous avons trouvé.
Il se pencha et écarta les lèvres de la vulve pour regarder à l’intérieur.
Jim se pencha également. Arthur s’approcha sans bruit et se tint au pied
du lit. Il n’avait pas réalisé que les lles étaient si di érentes des garçons.
Il observa Jim introduire un doigt dans sa sœur. Aggie poussa un petit cri :
— Non, s’il vous plaît, vous me faites mal !
Ted déclara qu’elle avait besoin d’une pommade pour calmer la
douleur. Il plongea un doigt dans un pot de pommade pris dans l’armoire à
pharmacie et étala la pommade entre les cuisses de sa sœur.
— Parfait, vous pouvez vous rhabiller.
— Maintenant c’est mon tour, dit Maggie.
— Non, t Jim. C’est le tour de Ted. Il a été docteur deux fois.
Ted s’allongea sur la « table d’opération » et laissa Maggie
déboutonner sa chemise. Arthur jeta un coup d’œil furtif à Pauline et
s’aperçut qu’elle avait oublié son existence. Elle avait une expression de
fascination légèrement horri ée, et il était clair qu’elle était résolue à ne
pas rater un seul moment de tout cela. Aggie et Maggie déboutonnèrent la
chemise de Ted, et l’examen commença comme précédemment. Jim, le
docteur, donnait des instructions à ses in rmières.
— Écoutez son cœur. Voyez s’il bat normalement.
— Non, rien d’anormal de ce côté. Nous ferions mieux de lui ôter son
pantalon.
— Allons, Ted, soulève tes fesses, dit Maggie.
—  Je peux pas, t Ted, les yeux fermés. J’ai été renversé par une
voiture, je suis évanoui.
Les lles furent obligées de lui retirer son pantalon, non sans mal, et
baissèrent son caleçon. Arthur ne fut pas surpris de voir que le membre de
Ted était en érection.
— Ah, oui, déclara Jim. Voilà le problème. Nous allons être obligés de le
couper.
Il tendit une cuillère en bois à Maggie.
— Vous voulez bien vous en occuper, in rmière ?
Maggie prit fermement le pénis dans une main, et t semblant de le
scier avec le « scalpel ».
— Je n’y arrive pas. Ce scalpel est émoussé.
Elle se tourna vers Pauline.
— Tu veux essayer ?
— Oh, non ! s’exclama Pauline en reculant.
— Allons, ne sois pas une rabat-joie, dit Jim.
— Non, je pré ère pas.
Mais Arthur remarqua qu’elle ne parvenait pas à détacher ses yeux du
sexe dressé de son cousin. Et une demi-heure plus tard, après que Maggie
eut été opérée de l’appendicite, ce qui nécessita l’introduction d’un doigt
dans son vagin, Pauline accepta de les aider à ôter les vêtements de Jim.
Mais elle manifesta brusquement de la répugnance.
— Je ne veux plus jouer à ce jeu !
Les autres rent appel à son esprit sportif, et elle se laissa nalement
convaincre. Elle les aida même à retirer la chemise et le maillot de corps de
Jim, et écouta les ba ements de son cœur. and il ne porta plus que son
pantalon, Ted dit :
—  In rmière Pauline, je crois que nous ferions mieux de retirer ce
pantalon.
— Oh, non !
— Laisse-moi faire, dit Maggie.
Le patient se réveilla de son « coma ».
— Non ! Je veux Polly.
Les doigts de Pauline hésitèrent, tandis que Maggie répétait
continuellement « Allez, vas-y ». La brague e fut ouverte, et le pantalon
retiré. Arthur fut dégoûté lorsqu’il vit l’énorme pénis de couleur marron,
et son érection prévisible. Jim demeura immobile, un léger sourire sur son
visage, tandis que les femmes de sa famille examinaient la merveille.
— Est-ce que c’est douloureux quand je le presse ? demanda Maggie.
— Ça serait douloureux s’il entrait ici, répondit Jim en glissant sa main
sous la jupe de Maggie.
Maggie ne bougea pas. Arthur retint son haleine et observa la main de
Jim remonter à l’intérieur de la jambe de la culo e en coton de Maggie.
Ted remarqua le regard fasciné de Pauline.
—  Allez, touche-le. C’est le but du jeu. Tu es une in rmière. Il est
étendu là, inconscient.
— Il ne serait pas comme ça s’il était inconscient, répliqua Pauline.
Néanmoins, elle laissa Ted guider sa main. Arthur ressentit un soudain
accès de violente jalousie en regardant sa sœur toucher l’objet marron,
décalo er le gland, et pousser du doigt le scrotum tendu. Il s’approcha et
la tapa sur la jambe avec son poing.
— Laisse-ça, Polly !
Elle se tourna vers lui avec humeur.
— Va-t’en ! Tu as promis de te tenir tranquille !
Sa voix était si brutale qu’il s’éloigna en hâte et se mit dans un coin. Il
sentit que des larmes lui picotaient les yeux. Il resta blo i là pendant cinq
minutes. Il reni ait doucement. Personne ne faisait a ention à lui. Puis il
s’aperçut qu’Albert avait pris sa place au bout de la « table d’opération »,
et il vint se me re à côté de lui. La main de Jim s’était refermée sur celle
de Pauline, et elle bougeait en un mouvement de montée et de descente.
Tandis qu’il regardait, Jim poussa une exclamation et se raidit. Pauline t
de même. Puis elle dégagea brusquement sa main et la regarda d’un air
dégoûté.
—  ’est-ce que c’est ?
— C’est du foutre, dit Ted.
— Du foutre ? Ça ressemble plutôt à de la morve.
Elle voulut essuyer sa main sur le drap, mais Maggie l’en empêcha.
—  Ne fais pas ça. Papa et maman découvriraient ce que nous avons
fait.
Arthur était certain que sa sœur refuserait de s’allonger sur le lit.
and elle avait décidé de ne pas faire quelque chose, absolument rien au
monde ne pouvait l’y obliger. Et il a endait avec plaisir la dispute qui
s’ensuivrait. Ses cousins la traitaient de rabat-joie, Pauline secouait la tête
et répliquait qu’ils pouvaient la traiter de tous les noms, elle s’en chait
complètement. « Les chiens aboient, la caravane passe… » and Jim se
fut rhabillé, il dit :
— Bien, c’est ton tour, Polly.
Arthur s’a endait à ce qu’elle refuse catégoriquement. À sa grande
stupeur, Pauline haussa les épaules et grimpa sur le lit. À présent ils
étaient tous un peu las du rituel consistant à tapoter la poitrine et à
examiner les jambes. Jim l’aida à ôter son chandail et son tricot de corps,
pour la forme il écouta son cœur pendant un moment, puis il dit : « Bon,
enlevons ça », en posant sa main sur sa jupe. Les mains de Pauline se
portèrent vers sa taille en un geste de protection, puis s’abaissèrent. Ted
mania maladroitement les boutons, et en arracha un. Lorsque Pauline
protesta, Aggie dit :
— T’inquiète pas, ma petite. Je vais le recoudre.
La jupe fut retirée. Pauline portait des bas noirs – un vestige de sa vie
scolaire à Londres – et une culo e en rayonne blanche, qui avait
appartenu à sa mère. La culo e était légèrement trop grande, et elle avait
resserré l’élastique à la taille et aux jambes. Ted t glisser les bas en les
roulant sur ses jambes, et les ôta. Jim, sans même faire semblant
d’examiner son ventre, baissa la culo e de Pauline. Comme celle-ci
soulevait ses fesses pour lui perme re de retirer sa culo e, il mit sa main
entre les cuisses de Pauline.
— Empêche-le de faire ça ! cria Arthur.
Jim et Ted lui lancèrent un regard furieux, et Jim gronda :
— Tu la fermes !
Arthur comprit qu’ils le chasseraient de la chambre s’il se me ait à
pousser des cris, et il se tint tranquille. Il se demanda pourquoi son cœur
lui faisait si mal dans sa poitrine, tandis que Ted et Jim se penchaient sur
sa sœur et l’examinaient d’un œil avide. Les jambes de Pauline étaient
écartées, et Arthur pouvait voir que l’ori ce ovale était rose à l’intérieur,
et qu’il y avait autre chose au-delà, avec des pétales comme une anémone.
Jim regarda à l’intérieur et dit :
— Tiens, tiens ! elque chose est déjà entré ici.
Pauline lança avec fureur :
— Certainement pas, espèce de fumier !
—  D’accord, d’accord, t Jim d’une voix conciliante. J’disais ça pour
plaisanter.
Malgré son sentiment grandissant de détresse et d’écœurement,
Arthur ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la erté : le corps de sa sœur
était plus joli que celui de ses cousines. Les cuisses étaient mieux faites et
plus blanches, et il y avait deux ou trois poils noirs sur le bas-ventre. Ted
disait :
— Oui, ce qu’il faut ici, c’est un peu de pommade.
Il plongea son doigt dans le pot de pommade, puis enfonça le bout de
son doigt dans l’ori ce. Et brusquement, sans qu’il sente cela venir, Arthur
vomit. Il vomit les tomates qu’il avait mangées au petit déjeuner, et les
tartines à la graisse qu’il avait mangées depuis. Une partie du vomi tomba
sur l’arrière de la tête d’Albert, et le reste sur le lit, tandis qu’Albert se
jetait de côté éperdument. Les autres furent tellement surpris que
personne n’eut la présence d’esprit de tourner sa tête vers le plancher.
Pauline se redressa, repoussa la main qui était toujours entre ses cuisses,
et dit :
— Bon sang, va dans le cabinet de toile e, Art !
Le jeu était terminé pour la journée. Aggie et Albert eurent mal au
cœur à cause de l’odeur du vomi d’Arthur. Pauline ne oya le lit et le sol,
puis elle passa la plus grande partie de l’après-midi à essayer de faire
partir l’odeur de vomi du matelas avec un seau d’eau savonneuse.
Finalement, une demi-heure avant que les parents rentrent à la maison,
Arthur – qui avait recouvré son aplomb après le brouhaha qu’il avait
causé – leur demanda pourquoi ils ne retournaient pas le matelas, tout
simplement. Personne n’avait pensé à cela. Jim déclara d’un ton lugubre
que cela ne changerait rien, parce que le drap était mouillé, mais Pauline,
maintenant qu’elle voyait une solution, proposa de me re à la place le
drap de leur lit. Cela voulait dire une nuit peu confortable, mais cela valait
mieux que d’être pris en faute. Leur exaspération à l’encontre d’Arthur fut
oubliée. Ils se mirent au travail en toute hâte, dé rent le lit, retournèrent le
matelas – en fait, il était légèrement humide uniquement sur le côté
inférieur – et changèrent les draps. Le découragement s’estompa. Tous, à
l’exception d’Arthur, avaient eu le sentiment que le désastre imminent
était une sorte de jugement pour leur culpabilité. À présent que le
jugement était écarté, tout le monde était heureux à nouveau. Pour Arthur,
la journée se termina mieux qu’elle n’avait commencé. Mais, tandis qu’il
était couché, blo i contre Pauline, il pensa brusquement à ce qui se
trouvait à quelques centimètres de sa main, et il eut à nouveau des
nausées. elque chose de dégoûtant et d’e rayant semblait avoir fait
irruption dans sa vie, et cela suscitait en lui un écœurement qu’il associait
normalement aux vers de terre et aux limaces. Il voulait préserver Pauline
de cela, veiller à ce qu’elle ne soit plus jamais a irée vers ce marécage de
boue et de perversité. Ses cousins n’avaient rien à faire avec les cuisses et
le ventre de Pauline. Ils devaient rester couverts décemment par le léger
tissu de rayonne qui les protégeait en ce moment.
 
J’ai accordé beaucoup de place à ce qui n’était, après tout, qu’un jeu
d’enfants assez innocent. Il n’y a pas de « dépravation » de la part
d’enfants qui manifestent une curiosité pour les organes génitaux de
quelqu’un d’autre, comme les indigènes du Paci que Sud le savent
parfaitement. C’est une curiosité qu’il vaut mieux satisfaire. Mais Arthur
Lingard était âgé de cinq ans et demi, et c’était un garçon de cinq ans et
demi exceptionnellement précoce. Il avait déjà le sentiment qu’il y avait
quelque chose de menaçant chez ses cousins, quelque chose d’obscène et
de dangereux. Et à présent, il avait une image mentale pour concrétiser ses
peurs. Arthur Lingard était un enfant très émotif, mais ses émotions
n’étaient pas a achées à des objets dé nis. Elles étaient ce que Karl
Jaspers a appelé dans sa Psychopathologie générale des « impressions qui
o ent librement ». Arthur m’expliqua que, dans sa petite enfance, il était
souvent sujet à de violents troubles émotifs sans raison apparente : une
soudaine et profonde angoisse qui l’amenait à se demander si quelque
malheur e royable était sur le point de se produire, un immense bonheur
qui lui donnait l’impression de o er sur l’air, d’étranges fourmillements
qui lui donnaient des nausées (dont l’origine était manifestement
érotique). Arthur était un enfant dont « l’usine d’émotions » surproduisait
très souvent. Si, comme Mendelssohn dans son enfance, il avait participé à
une vie familiale chaleureuse et a entionnée, et s’il avait été formé et
éduqué avec bienveillance dès le plus jeune âge, ces « impressions qui
o ent librement » auraient trouvé divers objets, et il aurait pu les
contrôler très facilement. Ce nouveau milieu, étrange, lui fournit
certainement un objet pour ses peurs. Et ce jeu « du docteur et de
l’in rmière » lui fournit un objet bien déterminé pour une émotion bien
plus importante. Je veux parler de l’émotion – fréquente chez beaucoup
d’enfants très sensibles – de la surexcitation morbide. C’est une émotion
qui a une chose en commun avec la poésie, car elle tend à ignorer le
monde réel, trop ordinaire et banal pour fournir des objets intéressants,
des sujets à traiter. Poe en était venu à l’associer à la mort de très belles
femmes, Le Fanu à des revenants et à des vampires, Baudelaire au péché,
Arthur Lingard était encore su samment jeune pour percevoir que ce e
famille où il avait été introduit de force, était brutale et dangereuse. Albert,
avec son strabisme, ressemblait à un genre de troll ou de troglodyte. Sa
sœur et lui étaient deux enfants royaux qui s’étaient égarés et se
retrouvaient dans la cabane d’un paysan. Arthur aurait aimé que sa sœur
fasse alliance avec lui contre leurs cousins, qu’elle le serre dans ses bras et
dise : « Nous sommes ensemble, solidaires, au milieu de ces gens
horribles… » Au lieu de cela, elle prenait part à leurs jeux dégoûtants. De
fait, elle touchait les ignobles parties génitales de son cousin à la bouche
asque. Et – le plus inconcevable et le plus incroyable de tout – elle ne
disait rien tandis que ce même lourdaud à la bouche baveuse baissait sa
culo e et glissait une main avide entre ses cuisses. Rétrospectivement,
Arthur était obligé de croire que tout cela s’était passé contre le gré de
Pauline, qu’elle avait été terri ée ou contrainte de l’accepter. Autrement,
comment avait-elle pu s’avilir de la sorte, et perme re à ces primates de
caresser son corps ? C’était un choc émotif majeur, dont l’élément essentiel
était une jalousie féroce concernant sa sœur qui était également sa mère.
Ce e nuit-là, tandis qu’il était couché, son bras passé autour de la taille
de sa sœur, il sentit un pied déplacer les draps et se glisser le long de la
jambe de Pauline. Il rendit la main et toucha le pied qui essayait de se
glisser vers la face postérieure de ses cuisses. Arthur donna un violent
coup de pied et cria :
— Arrête ! Arrête !
Pauline se réveilla et demanda :
—  ’y a-t-il ?
Un Jim furieux gronda :
— Espèce de petit con ! Je vais te décerveler !
— Si tu fais ça, répliqua Arthur, je dirai à tante Elsie que vous jouez au
docteur et à l’in rmière !
— T’oserais pas !
Un rugissement masculin parvint de la chambre voisine.
— Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe là-bas ?
— Je lui raconterai tout s’il vient ! t Arthur éperdument.
Pauline se rendit compte de la gravité de la situation, elle calma Arthur
et lui dit de dormir. Jim, terri é à l’idée d’être dénoncé, ne dit plus rien.
Arthur resta éveillé une grande partie de la nuit. Il se demandait comment
Jim s’y prendrait pour le tuer, et à quoi ressemblerait sa cervelle quand elle
ne serait plus à l’intérieur de sa tête. Pendant des semaines, il eut une peur
bleue de Jim. Celui-ci, à vrai dire, avait hérité le bon naturel de son père, et
de toute façon, c’était à peine s’il remarquait l’existence de son jeune
cousin. Néanmoins, même lorsque la peur se fut calmée, elle laissa un
résidu de haine et d’angoisse. Les enfants s’adaptent très vite. En l’espace
de quelques mois, Arthur s’était habitué à son nouveau milieu. (Ses
progrès à l’école – il apprit très vite à lire – en sont la preuve ; les enfants
perturbés sur le plan émotionnel sont souvent en retard.) Mais quelque
chose s’était fermé en lui. Il cessa d’être le petit garçon vulnérable qui
parlait à cœur ouvert. On lui avait volé l’amour de sa sœur, et cela l’aigrit
pour toujours.
Pauline s’habitua rapidement à Warrington, bien que la mort de son
père ait été un choc émotif plus fort pour elle que pour Arthur. Elle
possédait ce e souplesse de caractère qui peut survivre à n’importe quoi.
Elle était également du genre qui n’a pas peur de jouer avec le feu. Elle me
dit plus tard que, avant de perdre sa virginité avec son oncle Dick, elle
avait laissé un soldat l’aborder, et qu’ils s’étaient promenés sur la berge du
canal, bien qu’une jeune lle y ait été retrouvée étranglée une semaine
auparavant. Elle le laissa l’embrasser, lui caresser les seins, et elle ne
protesta pas vraiment lorsque le soldat glissa sa main sous sa jupe.
Heureusement, il n’avait rien d’un violeur, et quand elle lui dit qu’elle était
vierge, il se contenta de se fro er contre sa cuisse jusqu’à ce qu’il ait un
orgasme. Pauline me raconta tout cela avec sa franchise habituelle, sans la
moindre honte, la seconde fois que j’allai la voir à Stockport. Je songeai
qu’elle était l’une des femmes les plus étonnantes qu’il m’ait été donné de
rencontrer. Elle avait toujours considéré que le sexe était un amusement,
et pourtant elle avait une force de caractère qui l’empêchait de se laisser
aller à une véritable promiscuité sexuelle. Ses cousins la persuadèrent très
vite de toucher leur pénis. Elle était accommodante et ne voyait aucune
raison de ne pas le faire. Elle découvrit que ces jeux produisaient une
surexcitation qui pouvait être apaisée par les doigts de Jim. Elle était
capable de produire le même e et sur elle-même. Cependant, son
tempérament ouvert, bien disposé, répugnait à la masturbation. Elle
préférait les doigts rudes d’un homme. À onze ans, ses hanches s’étaient
élargies et sa poitrine s’était développée, et si un garçon lui plaisait, elle
pensait automatiquement à quel point ce serait agréable d’être allongée
près de lui et de sentir sa main se glisser sous sa jupe et écarter l’élastique
de sa culo e autour de sa jambe. D’une façon plutôt absurde, l’idée de
véritables relations sexuelles ne lui vint jamais à l’esprit. Elle pensait que
c’était un acte qui procurait du plaisir uniquement à l’homme.
Il était clair qu’elle aimait me parler avec franchise. Elle me considérait
comme une sorte de journaliste à la Kinsey, à qui elle pouvait raconter les
détails les plus intimes sans la moindre gêne. Le sexe était le centre de sa
vie, un sujet d’un très grand intérêt, et elle aurait aimé écrire une
encyclopédie en dix volumes traitant de tous ses aspects. Lorsque je lui s
remarquer qu’il était étonnant qu’elle n’ait pas perdu sa virginité plus tôt,
elle m’expliqua qu’elle avait acquis une dextérité manuelle qui pouvait
amener un homme à l’orgasme en trente secondes « que cela lui plaise ou
non », et elle me montra le mouvement de poignet adéquat. J’eus le
sentiment qu’elle en aurait fait la démonstration sur moi, uniquement
pour con rmer ses dires, si je le lui avais proposé. Son a itude à l’égard du
sexe était foncièrement scienti que.
Tout cela permet de comprendre pourquoi Arthur Lingard évolua
comme il le t. Il était rêveur, renfrogné, plus intelligent que ses cousins
(et sa sœur). De par son tempérament, il était naturellement inhibé. Et
comme il méprisait ses cousins, et, par association, méprisait leur sexualité
avouée, sa pudibonderie devint de plus en plus marquée. Il adorait sa
sœur ; elle était toujours l’image de la mère, et tandis que ses seins et ses
hanches se développaient, cela devint encore plus le cas. Et même si elle
avait été la discrétion même à propos de ses liaisons, il aurait deviné ce qui
se passait. En l’occurrence, elle ne s’en cachait pas. Les garçons, à l’école,
s’étaient pris de passion pour elle. Elle préférait le genre athlétique, et était
toujours d’accord pour aller au cinéma avec n’importe qui, du moment
que le garçon avait les moyens de prendre deux places à neuf pence. Une
nuit, alors qu’elle était rentrée très tard, Arthur descendit à la cuisine pour
boire un verre d’eau, et il la trouva occupée à ne oyer sa jupe avec une
éponge. Il n’eut pas besoin de lui demander ce qu’elle faisait. Il pensait
qu’il avait été choqué par son immoralité, mais ce e émotion était
probablement moins abstraite.
C’était une existence frustrante, et son insatisfaction s’exprima dans le
vol et la destruction d’objets. Dès l’âge de six ans, il commit des larcins
avec une telle constance – et sans but apparent – qu’une assistante sociale
suggéra de le faire examiner par un psychiatre. Malheureusement, ce
conseil ne fut pas suivi. Cela aurait probablement évité beaucoup d’ennuis.
L’assistante sociale dit à Dick Lingard : « Tous les enfants traversent une
période de rébellion à l’âge de six ou sept ans. Cela leur passe très vite. »
Et, de fait, Arthur donna l’impression de s’assagir à l’âge de huit ans,
quand il apprit à lire.
 
Je lui demandai, simple formalité, quels étaient les premiers livres qu’il
avait lus.
— Tarzan et l’almanach de Punch, répondit-il.
— Parlez-moi de l’almanach de Punch.
Il haussa les épaules.
—  Il n’y a pas grand-chose à en dire. Un jour, je suis allé avec tante
Elsie à une vente de charité, et une dame me l’a donné.
Néanmoins, pour quelque raison, cela éveilla ma curiosité. Un
almanach de Punch semblait une lecture plutôt étrange pour un garçon de
huit ans. Lorsque j’allai voir Pauline à Stockport, la fois suivante, je lui
demandai si elle se souvenait de l’almanach de Punch.
— Oh, oui, je l’ai gardé.
Elle ouvrit un placard et en sortit un épais volume vert olive :
l’almanach de Punch de l’année 1932.
— À votre avis, pourquoi Arthur prenait-il plaisir à lire cet almanach ?
— Oh, il ne le lisait pas. Il regardait les illustrations.
J’examinai les illustrations, et je fus intrigué : des dessins représentant
des jeunes gens en tenue de golf qui bricolaient leur voiture de sport,
penchés sous le capot, ou bien qui dînaient à leur club. (« Vous savez,
Benson, ces repas solitaires au club ont de quoi pousser un homme au
mariage. » Le garçon : « Oui, monsieur, mais aussi le mariage pousse la
plupart des gentlemen à revenir dîner au club. ») Était-ce ce qui l’avait
intéressé à ce point : la vie de la haute société et de la classe moyenne en
Angleterre représentée sur ces illustrations ? Je demandai à Pauline si je
pouvais emprunter l’ouvrage, et je l’emportai ce soir-là.
J’avais dit à Arthur que je comptais rendre visite à sa sœur. Lorsque
j’entrai dans sa chambre, l’après-midi suivant, il me parut plus détendu
que d’habitude.
— Alors, comment va-t-elle ?
— Très bien. Elle vous embrasse.
Il eut l’air étonné, puis mé ant.
— Elle a dit cela ?
Je lui a rmai que c’était la stricte vérité.
Il ré échit un moment, puis demanda :
— Elle a dit « Embrassez-le pour moi », comme ça ?
— Oui.
Je lui tendis l’almanach de Punch. Il l’ouvrit très lentement, comme s’il
craignait que le livre ne se volatilise. J’allai jusqu’à la fenêtre et s
semblant d’examiner des papiers que j’avais pris dans ma servie e. Dix
minutes s’écoulèrent, puis il dit :
— C’est bizarre… ce que cela me rappelle.
—  ’est-ce que cela vous rappelle ?
— Oh, toutes sortes de choses. and j’apprenais à lire…
— Vous voulez bien m’en parler ? lui demandai-je.
Il obtempéra. Je ne m’a endais à aucune révélation particulière. Ce fut
seulement au bout d’une dizaine de minutes que je me rendis compte qu’il
m’o rait la clé de son enfance.
Il n’y avait pas de livres dans la maison de Penketh Street. C’est
pourquoi, bien qu’il ait appris les rudiments de la lecture quand il avait six
ou sept ans, il n’avait pas de stimulant pour faire des progrès. Il aimait
regarder les bandes dessinées dans les journaux que son oncle rapportait
de temps en temps de son travail. Sur la première page de l’almanach de
Punch, il y avait le dessin d’un garçon de restaurant qui fait l’addition d’un
client : « Vous avez pris la soupe aux pois ou le velouté de tomates,
monsieur ? » Le client : « Je ne sais pas. Ça avait un goût de savon. » Le
garçon : « Dans ce cas, c’était le velouté de tomates. La soupe aux pois a un
goût de para ne. » À l’époque, il trouvait que c’était l’une des choses les
plus drôles qu’il ait jamais vue, et il se laissait tomber sur une chaise en
riant aux éclats. elques pages plus loin, il y avait le dessin d’un garçon
de restaurant déclarant à un vieux monsieur studieux : « Non, monsieur, je
n’ai pas compté le céleri. Vous avez mangé les jonquilles. » À nouveau,
cela lui avait semblé incroyablement drôle. Plus il regardait le dessin, plus
il savourait la blague. Sur la table, devant le vieux monsieur, il y avait un
vase à eurs vide, et un plat en forme de vase contenant le céleri. Un livre
ouvert sur la table expliquait pourquoi il ne s’était pas aperçu qu’il
mangeait les jonquilles.
Il avait passé le jour suivant dans sa chambre, à examiner
soigneusement chaque image, demandant à tante Elsie de lui expliquer les
blagues qu’il ne comprenait pas. La vieille tradition de Punch – des dessins
soignés et détaillés, une observation aiguë des catégories sociales – lui
perme ait d’apprendre beaucoup de choses uniquement en regardant les
illustrations. Et, comme je l’avais soupçonné, c’était la révélation d’un
monde qu’il n’avait jamais connu. L’almanach devint son bien le plus
précieux. Un jour, Albert cacha l’almanach, et Arthur se livra à de tels
actes de violence que oncle Dick dut intervenir pour le calmer.
Ce qui le fascina au début, c’était les blagues me ant en scène des
enfants, des enfants dont les parents étaient riches. Il me montra le dessin
d’une petite lle désignant du doigt une vache. Elsie : «  ’est-ce que c’est,
papa ? » Le père : « Une vache. » Elsie : « Pourquoi ? » Mais Elsie était une
jolie petite lle, bien habillée, avec un béret écossais et des socque es, et
son père était un homme en complet de tweed, avec une petite moustache
et une canne sous le bras.
— Est-ce que vous enviiez ces enfants ? lui demandai-je.
— Pas exactement…
—  oi, alors ?
— Disons qu’ils m’intriguaient. Regardez…
Il entreprit de me montrer des détails sur les dessins. Le grand col
raba u d’un petit garçon. Les deux enfants de la haute société qui jouaient
et faisaient semblant de prendre le thé comme des grandes personnes, avec
une grande maison de poupée et une voiture à pédales à l’arrière-plan. Le
fait que toutes les mères étaient sveltes et jolies. Un dessin représentait
une petite lle allongée sur une pelouse, elle lit un livre, et sa mère est
assise sur une chaise en rotin à proximité. « Est-ce que ce livre est
intéressant, ma chérie ? » « Oh, il est charmant, mais la n est triste. »
«  e se passe-t-il ? » « Elle meurt, et il est obligé de retourner vivre avec
sa femme. » Elle est allongée sous un saule, le dos appuyé à un coussin. Un
sco ish-terrier – manifestement son chien – est couché à ses pieds. Près
de la chaise de jardin de sa mère, il y a une table qui a été préparée pour le
thé, avec de grandes tasses – manifestement en porcelaine – et un plateau
contenant des petits gâteaux. Au loin, de l’autre côté de la pelouse, on
aperçoit la maison avec des eurs autour de la porte. Mais je remarquai un
autre détail. La petite lle est allongée sur le dos, sa jupe relevée autour de
sa taille, et l’on voit sa culo e. Ses genoux sont joints, mais ses pieds sont
écartés, et une chaussure de tennis est posée sur l’herbe près de son pied.
Lorsqu’il eut ni d’a irer mon a ention sur la portée sociale de ce
dessin, je demandai :
— Et la petite lle ?
—  oi ?
Mais le regard en coin qu’il me lança montrait qu’il savait très bien à
quoi je faisais allusion. Il ne répondit pas et se contenta de regarder
xement le dessin. Puis il tourna plusieurs pages.
— C’était mon dessin préféré.
Le dessin représentait une petite lle allongée sur un canapé, sa tête
posée sur les genoux de sa sœur aînée. Elle demande : « Dis-moi, Mabel,
est-ce que les hérissons pondent des œufs, ou bien est-ce qu’ils ont des
petits, comme les lapins ? »
Je voyais très bien pourquoi ce dessin l’avait fasciné à l’époque. Encore
une fois, le luxe était explicite : les accoudoirs en forme de spirales du
canapé, les pieds contournés d’un goût ra né. Les deux lles sont très
belles, et la jambe de Mabel, ramenée sous elle, est longue et bien faite.
Même la position de sa main, qui pend depuis le dossier du canapé,
suggère un monde doré d’opulence et de ra nement. Le visage de l’aînée
est très beau, le visage d’une enfant gâtée. Celui de la cade e est franc et
angélique.
— Parlez-moi de ce dessin.
— Je rêvassais à leur propos. Je l’avais appelée Angelina. (Il posa son
doigt sur la plus jeune.) J’avais trouvé ce prénom dans une autre blague.
—  elle sorte de rêveries ?
—  Oh, les trucs habituels. En réalité, j’étais leur frère disparu depuis
longtemps et tout ça. Ou bien je sauvais l’une d’elles qui était menacée par
un taureau furieux.
— Est-ce qu’elles vous a iraient sexuellement ?
Il émit un rire rauque, délibérément vulgaire.
—  Bien sûr. Je pensais : si je me tenais ici [il posa son doigt à une
extrémité du canapé] je pourrais voir sous sa jupe jusqu’à sa culo e…
Il rit, mais quelque chose dans sa façon de dire cela me t pressentir
que c’était beaucoup plus important qu’il voulait bien l’adme re. J’insistai
et lui demandai de me parler en détail de ses rêveries. Et, lentement, je
commençai à comprendre. À neuf ans, il éprouvait un amour romantique
pour ces deux petites lles très belles. Il n’avait jamais vu quelque chose
d’aussi délicieux et charmant. Tout à leur propos séduisait son
imagination. La position de la petite lle allongée sur la pelouse le faisait
penser à Pauline, les jambes écartées, tandis qu’ils jouaient au docteur et à
l’in rmière. La première fois qu’il imagina qu’il baissait sa culo e et
examinait son ori ce rose, il se sentit honteux et eut des nausées. Mais
ce e pensée revint chaque fois qu’il regardait les dessins. Ses rêveries – il
sauvait les deux sœurs d’un taureau furieux, ou bien découvrait qu’il était
leur frère disparu depuis longtemps – alternaient avec des fantasmes : il les
trouvait endormies toutes les deux sur le canapé, et il regardait
prudemment sous leur jupe. La plus jeune portait vraisemblablement une
culo e rose ou bleue, mais la plus âgée portait un slip comme Jane dans le
Daily Mirror…
Arthur Lingard se rendait vaguement compte qu’il faisait un choix. Il
pouvait rêver en toute innocence et de façon idéaliste qu’il partageait leur
vie de luxe, choyée, ou bien il pouvait laisser la surexcitation malsaine
prendre le dessus, et imaginer qu’il ôtait leurs vêtements. Ces fantasmes le
faisaient se sentir coupable et souillé, mais ils produisaient en lui une
surexcitation agréable et pernicieuse. Ils lui donnaient également le
sentiment qu’il n’était pas digne de faire partie de ce monde des gens
riches et beaux. Et, de plus en plus, ses fantasmes portèrent sur des entrées
par e raction dans des demeures luxueuses, et sur le viol de Mabel et
d’Angelina.
Le choix était crucial. Dans ce monde heureux de Punch avec des
enfants bien habillés et des jeunes gens portant une canne, les gens ne
pensaient pas au sexe tout le temps. Il désirait ardemment faire partie de
ce monde. C’était uniquement dans le monde crasseux et empestant le
poisson de Penketh Street que les voyous du coin pensaient au sexe tout le
temps. Pourtant, lorsqu’il regardait ces dessins, il ne pensait qu’au sexe.
Donc sa place était à Penketh Street Le seul fait de voir leur propreté et
leur joliesse lui donnait une érection. À ses propres yeux, il était pervers,
de façon incurable.
Je lui demandai brusquement :
— À quand remonte votre obsession des culo es de femme ?
— Hein ?
Il sursauta et me regarda avec stupeur. Je s semblant de ne pas
comprendre.
—  Avez-vous toujours été un fétichiste des dessous féminins, ou bien
est-ce que cela a commencé quand on vous a donné l’almanach de Punch ?
Il haussa les épaules et évita mon regard.
— Je n’en sais rien. Je pense que ça a toujours été en moi. Mais je ne
m’en suis rendu compte que beaucoup plus tard.
C’était la clé, l’indication que j’a endais. Son fétichisme de la culo e
de femme était le l conducteur de ses activités criminelles ultérieures. Et
dès qu’il comprit que je savais cela, il se mit à parler avec une nouvelle
franchise.
 
Ce serait une erreur de penser que la note dominante de son enfance
fut sa préoccupation sexuelle. Sur un étalage de bouquiniste au marché, il
découvrit Tarzan seigneur de la jungle, et il entreprit de le lire parce qu’il
avait vu un lm de Tarzan avec Johnny Weissmuller. Bientôt, une émotion
nouvelle le gagna. Il ne s’était jamais rendu compte qu’une histoire
pouvait être aussi réelle et passionnante. Il pouvait s’identi er totalement
à ce récit : il était le jeune Lord Greystoke, abandonné parmi des singes
dans la jungle… Il acheta d’autres livres de Tarzan au Juif grassouillet et
loquace qui tenait le stand. Il les payait avec l’argent qu’il prenait dans le
sac à main de sa tante, ou bien dans les poches de son oncle Dick lorsque
celui-ci était ivre. Il passa de Tarzan aux Conquérants de Mars. À nouveau,
ce livre le tint en haleine. Puis, séduit par leurs couvertures accrocheuses,
il commença à lire les romans d’Abraham Merri – le bouquiniste lui avait
fait un prix de gros : Le Gou re de la Lune, Le Monstre de métal, La Nef
d’Ishtar, Le Visage dans l’abîme, et le classique Sept pas vers Satan. Cela
aurait pu être un tournant dans sa vie, car ce monde imaginaire lui
perme ait de s’évader complètement de la promiscuité sexuelle forcée de
Penketh Street. Il aurait pu devenir un rêveur, fuyant le monde réel,
exprimant ses frustrations et son agressivité dans une création où les
désirs sont satisfaits. Mais à nouveau, le destin intervint. Son oncle décida
qu’il devait faire quelque chose, par principe : Arthur était devenu bien
trop calme. Aussi, chaque fois que Dick Lingard le surprenait occupé à lire
dans la chambre des enfants, il con squait le livre et lui ordonnait d’aller
jouer dehors, en déclarant que lire usait les yeux. Arthur apprit très vite à
cacher un livre dans la remise à charbon, a n de le prendre quand il allait
dans l’arrière-cour. Il chercha un endroit tranquille sur la berge du canal,
et y passa ses après-midi d’été à dévorer Merri et Doc Smith. Il avait
choisi un coin entre une clôture et des buissons, à proximité d’un pont.
Lors de son premier après-midi là-bas, un soldat américain arriva avec une
jeune lle du quartier. Ils s’allongèrent dans un creux du terrain où on ne
pouvait pas les voir depuis le chemin de halage du canal, et ils
commencèrent à s’embrasser. Arthur n’osa pas bouger, persuadé qu’ils le
verraient, mais ils étaient bien trop occupés. Il vit la main de la lle
descendre vers le pantalon du soldat, et commencer à défaire les boutons.
Un instant plus tard, sa main s’était glissée à l’intérieur. Le soldat glissa sa
main sous sa jupe, mais elle dit très distinctement : « Tu peux pas, j’ai mes
règles. » Le soldat poussa un gémissement. Il y eut d’autres baisers et des
caresses passionnées. Puis la lle se redressa, s’accroupit au-dessus du
pantalon du soldat, et se pencha en avant. Arthur entendit le soldat
haleter : « Oh, c’est bon, continue ! » Il ne voyait pas ce qui se passait, mais
les mouvements de la tête de la lle et des hanches du soldat ne laissaient
aucun doute. elques instants plus tard, le soldat poussa une
exclamation et gémit. La lle écarta sa tête. Le soldat donna de l’argent à
la lle, puis ils se levèrent et partirent, chacun de leur côté. Arthur était
immobile, bouleversé et électrisé. Dans aucune de ses rêveries sexuelles
torrides, il n’avait imaginé une situation de ce genre. Dans ses fantasmes,
c’était toujours lui qui déshabillait la lle passive, et jamais la lle qui
cherchait à tâtons les boutons de son pantalon. D’une façon ou d’une
autre, cela semblait in niment plus indécent que la lle fasse de telles
choses à un homme.
Il avait besoin de parler à quelqu’un, de raconter ce qu’il avait vu. Mais
il n’avait pas d’amis intimes. Lorsqu’il rentra, il y avait seulement Aggie à
la maison. Elle faisait la vaisselle. Arthur devait le dire à quelqu’un. Il se
dé t de son habitude observée depuis des années, et se con a à Aggie.
— Dis donc, tu devineras jamais ce que j’ai vu tout à l’heure.
— Vraiment ? C’était quoi ?
Il lui raconta la scène, et fut récompensé par les yeux écarquillés
d’Aggie.
—  Oooh, les cochons ! J’avais entendu dire des choses sur ce e Liz
Morgan, mais j’savais pas qu’elle faisait ça !
Aggie avait trois ans de plus que lui. Arthur l’avait toujours trouvée
peu séduisante, mais sa stupeur grati a son ego.
— Tu dois pas le dire aux autres.
— Pourquoi pas ?
— Parce que tu peux parier que Ted et Jim le diraient au paternel, et ça
ferait un sacré ramdam !
Elle comprit ce qu’il voulait dire, et n’en parla à personne. Ce fut le
début de l’étrange intimité qui s’instaura entre eux.
 
La raison d’oncle Dick pour faire sortir Arthur de la maison n’était pas
celle qu’il avait invoquée : à savoir qu’il craignait que Arthur ne s’use les
yeux. À ce e époque, Pauline était sa maîtresse depuis six mois environ, et
ils voulaient être seuls à la maison les samedis après-midi. Arthur avait
senti qu’il se passait quelque chose, mais il croyait que le béné ciaire des
faveurs de Pauline était son cousin Jim, ou peut-être l’un de ses nombreux
petits amis de l’école.
Ce qu’il avait vu sur la berge du canal provoqua chez lui une prise de
conscience sexuelle tout à fait malsaine. Il connaissait vaguement la lle.
Dans le quartier, on l’appelait « Liz la gale ». Et le fait d’écrire ce sobriquet
m’amène à insister sur un point que l’on doit garder présent à l’esprit
concernant l’enfance d’Arthur Lingard, et qui risque de passer inaperçu
lorsque ce e histoire est racontée dans un jargon de psychologue froid et
détaché. Il y avait une a itude – prédominante chez ses camarades d’école
– qui était à l’opposé de la délicatesse exagérée d’Arthur : une sorte de
délectation dans l’indécence, à propos de sujets qui, normalement, vous
écœurent un peu. Un jour, je lui demandai de faire une liste des choses
qu’il avait détestées durant son enfance. Lorsque je revins une heure plus
tard, il avait écrit une douzaine d’histoires cochonnes. Le point commun
de toutes ces histoires était le suivant : le sexe était traité comme quelque
chose de tout à fait dégradant, et associé au vomi, à la défécation, aux
croûtes de la gale et aux furoncles. L’histoire la plus caractéristique
présentait un mari inexpérimenté. Au cours du voyage de noces, sa femme
lui demande de « faire une saleté », et il a une diarrhée dans le lit. Un
psychologue russe éminent a avancé l’opinion que de telles histoires
expriment une a itude « révolutionnaire » à l’égard de la société. Elles
sont la révolte du pauvre contre ses oppresseurs. Je reconnais volontiers
qu’elles expriment un cynisme fondamental, non seulement envers la
société, mais également envers la vie elle-même. Les rois et les reines se
me ent au lit, et comme ent les mêmes actes furtifs et « sales » qu’un
marin ivre dans un bordel. C’est pourquoi, en n de compte, ils ne valent
pas mieux que le marin. Liz la gale « suçant » un soldat américain, c’est
simplement la nature humaine sans ses masques. La dignité humaine est
une imposture.
Mais Arthur Lingard éprouvait un sentiment de supériorité instinctif
devant son milieu, et l’a itude à l’arrière-plan de telles histoires heurtait
les racines de son amour-propre, et provoquait un violent rejet. Cela ne
prenait pas en compte les sentiments éveillés en lui par Tarzan, le
capitaine John Carter, et les héros d’Abraham Merri . Mais aussi, bien sûr,
tout cela était imaginaire, et « Liz la gale » était la réalité… Et sa sœur
faisait peut-être la même chose avec ses petits amis footballeurs. Elle était
aussi mauvaise que n’importe lequel d’entre eux. L’incrédulité horri ée
d’Aggie montrait qu’elle avait la bonne a itude à l’égard de tout cela. Mais
Aggie était tellement moins a irante que Pauline…
Ce e nuit-là, Arthur se réveilla en sursaut. Il avait fait des rêves très
violents, e rayants. À présent il dormait au bord du lit, à côté de Pauline.
Maggie et Albert dormaient à l’autre bout. Oncle Dick avait pris de
nouvelles dispositions : Ted dormait sur un lit de camp au rez-de-chaussée,
et Jim sur un autre lit de camp dans la chambre des parents. Arthur était
éveillé, dans le noir, en proie à un con it de sentiments : oppression et
surexcitation, dégoût et désir. Pauline lui tournait le dos. Il passa son bras
autour de sa taille et se blo it contre elle. Elle marmonna quelque chose
au bout d’un moment, et se mit sur le dos. Elle portait une chemise de
nuit. Depuis que Ted et Jim ne dormaient plus avec eux, elle avait renoncé
à garder sa culo e pour dormir. Son ventre était nu, et Arthur comprit que
la chemise de nuit s’était relevée vers le haut de son corps. Ce e pensée
l’e raya et l’excita. Il avait tellement mal au cœur qu’il n’était même pas
capable d’une érection. Il laissa l’une de ses mains se déplacer, comme
involontairement, et se poser sur la cuisse de Pauline. Elle murmura
quelque chose dans son sommeil, et ses jambes s’écartèrent. En même
temps, sa propre main se déplaça vers la cuisse d’Arthur, et toucha son
sexe. Le résultat, me dit-il, fut l’émotion la plus intense qu’il avait jamais
ressentie jusqu’alors. Ce geste était moins une invite sexuelle qu’un signe
d’a ection, d’acceptation, de la part de l’image de la mère qui l’avait
précédemment repoussé. Le fait qu’elle soit manifestement endormie ne
faisait aucune di érence. C’était un gage de ce qui pouvait se passer. Elle
s’était détournée des autres garçons, elle était revenue vers lui. L’émotion
était si violente qu’il avait envie de fondre en larmes. La main de Pauline
sur ses parties génitales causa une surexcitation sexuelle et une érection,
et elle faisait de légers mouvements qui étaient incontestablement des
caresses. Il resta ainsi de longs moments, dans un état de joie délirante.
C’était à peine s’il respirait, de peur de la réveiller. Il ne songea pas à la
caresser à son tour ; cela aurait semblé indécent. Il demeura immobile, il
respirait régulièrement. Puis Pauline se réveilla à moitié, se rendit compte
de ce qu’elle faisait, et elle lui tourna le dos à nouveau. Mais cela n’avait
aucune importance. Une seule chose le préoccupait à présent : comment la
regarder en face le lendemain matin. Mais elle avait oublié, apparemment.
Ce fut à peine si elle le regarda pendant qu’elle s’habillait, tout en
grommelant parce que le sol était glacé.
 
Ces deux événements, survenus à quelques heures d’intervalle – la
scène sur la berge du canal, les caresses dans le lit – représentent la ligne
de démarcation entre l’enfance d’Arthur Lingard et l’âge adulte. Certes, il
n’avait pas encore dix ans, mais à tous égards, il avait cessé d’être un
enfant. La xation sur Pauline était devenue spéci quement sexuelle. Cela
signi ait aussi que son a itude à l’égard de ce qu’il avait vu sur la berge
du canal cessait d’être une a itude de rejet. Il pouvait reconnaître
ouvertement sa fascination. Si son oncle Dick ne lui avait pas dit d’aller
jouer dehors, ce samedi après-midi de juillet 1948, son évolution aurait
probablement été entièrement di érente. Il se serait retiré encore plus
dans son monde imaginaire de Mars, et aurait continué de repousser toute
idée d’inceste. Il serait resté dans un monde rêvé, où il était le capitaine
John Carter a rontant les guerriers de Mars, et où les pensées concernant
les activités sexuelles de Pauline n’avaient pas de place.
Son monde imaginaire, bien sûr, ne perdit absolument rien de sa
fascination. Les Conquérants de Mars demeura le modèle de base pour son
imagination : ses rêveries commençaient toujours par son réveil sur le
tapis d’une « végétation jaune, semblable à de la mousse » qui s’étendait
sur des kilomètres à la ronde, avec le chaud soleil de Mars sur son corps
nu. Ce e perspective le grisait : se réveiller dans un paysage étrange,
entièrement di érent de la Terre, des mers étranges, des cités étranges, des
forêts étranges, et tout cela à une distance in nie de Warrington.
Ce qui se produisit était, je pense, inévitable. Ce monde imaginaire lui
fournit une évasion qui augmenta sa con ance. Il était vraiment le
capitaine Arthur Lingard de Mars. Les gens ne soupçonnaient même pas
l’existence du monde qui lui était si familier. Mais, à présent qu’il était
parvenu à se détacher de Penketh Street, il avait également acquis une
sorte de témérité. Il retourna à sa cache e sur la berge du canal, et apporta
d’autres branchages pour la dissimuler. Il se mit à épier délibérément des
couples d’amoureux, au lieu d’essayer de le faire « par hasard ». Et cet été-
là, ses activités * d’observation du sexe » furent couronnées de succès
d’une façon tout à fait remarquable. Il observa des couples qui se livraient
à tout, depuis des caresses furtives jusqu’à de véritables relations
sexuelles. Un soir, alors qu’il épiait un couple, il baissa son pantalon et
constata que la sensation de l’air frais sur sa nudité augmentait la
surexcitation. En fait, il n’avait pas encore a eint le stade de la
masturbation. Il continuait d’éprouver une certaine inhibition à ce sujet.
C’était le genre de chose que les garçons « dégoûtants » à l’école faisaient.
Il pressait son sexe sur le sol et bougeait ses hanches. Dans ses rêveries,
c’était Pauline qui était allongée sous lui.
Concernant Pauline elle-même, il demeurait prudent. Il redoutait que
l’on ne découvre ses activités – il avait l’impression que tout le monde
avait deviné ce qu’il faisait – et c’est pourquoi il n’essaya pas de lui faire
de nouvelles avances au lit. Mais sa surexcitation sexuelle fut avivée
lorsque Dick Lingard acheta à Pauline et à Aggie leur premier soutien-
gorge et des culo es. Sans aucun doute, il avait acheté un soutien-gorge
pour Aggie a n d’écarter tout soupçon : elle était plate comme une
planche à pain. (La pauvre Maggie mourut d’une broncho-pneumonie au
cours de l’hiver 1949 ; elle avait été a igée de diverses maladies depuis
son enfance.) Durant ses activités de voyeur, Arthur avait remarqué que sa
surexcitation était la plus intense lorsque la lle ôtait sa culo e ou laissait
le garçon la lui retirer. Cet acte lui semblait bien plus indécent et excitant
que tout ce qui suivait. Les culo es en grosse laine que Pauline avait
portées durant ses années d’école ne présentaient aucun intérêt pour lui. Il
y avait quelque chose dans la texture même de la soie ou de la rayonne qui
l’excitait. Et lorsque Pauline se mit à porter des culo es en rayonne – ce
qu’oncle Dick semblait préférer, lui aussi – l’obsession d’Arthur devint
encore plus spéci quement sexuelle. Il se levait en pleine nuit,
apparemment pour aller aux toile es en bas, et prenait sa culo e sur la
chaise où elle l’avait laissée. Au rez-de-chaussée, il me ait la culo e, puis
se passait les mains sur le ventre et les fesses, savourant la douce
sensation de sa chair sous la soie, tandis que son érection formait comme
une tente sur le devant. Parfois la surexcitation était si intense qu’il
prenait le risque de retourner se coucher en gardant sur lui la culo e, a n
de se presser prudemment contre les fesses de Pauline En de tels moments,
il avait le sentiment d’être un super-criminel qui vient de réussir un
formidable coup. Elle ignorait qu’il lui avait volé plus ou moins son
intimité. En fait, c’était une version symbolique de ses viols imaginaires
des lles dans Punch.
Mais Pauline savait plus de choses qu’il ne le supposait. Elle
commença à avoir des soupçons un matin, lorsqu’elle trouva sa culo e
sous la chaise, et non dessus. Apparemment, Arthur s’était endormi et
avait oublié de la retirer, et il s’était réveillé alors qu’il faisait déjà jour. Il
parvint à l’ôter discrètement dans le lit, et la poussa du pied sur le
plancher, en espérant que Pauline ne remarquerait rien. Une nuit, elle était
éveillée lorsqu’il s’extirpa du lit sans faire de bruit. Pendant qu’il était au
rez-de-chaussée, elle se leva pour véri er ses vêtements. Je lui demandai
quelle avait été sa réaction lorsqu’elle avait découvert qu’il avait emporté
sa culo e. « Ma foi, c’était plutôt a eur. Cela ne me faisait aucun tort, pas
vrai ? »
Ce fut à peu près à ce e époque qu’il comprit brusquement que
Pauline couchait avec oncle Dick. Pauline m’avait déjà raconté cet épisode.
Arthur était entré dans la cuisine et les avait surpris dans une position
comprome ante. Durant un moment, il en crut à peine ses yeux. La main
de Pauline était glissée dans la brague e de son tuteur, et la sienne était
glissée sous sa jupe. Ils s’écartèrent immédiatement l’un de l’autre, avec
un air coupable qui ne laissa aucun doute dans son esprit, à savoir que sa
première impression avait été la bonne. Pendant deux jours, oncle Dick
évita de croiser le regard d’Arthur.
Arthur fut bouleversé. Il s’était habitué à l’idée que Pauline avait des
relations intimes avec ses petits amis, mais il était vraiment choqué de
découvrir qu’elle le faisait avec oncle Dick. Il était tellement consterné
qu’il ne put se résoudre à en parler à Pauline. Mais deux nuits plus tard, il
se réveilla et s’aperçut que la main de Pauline était posée sur lui à
nouveau, tandis qu’elle bougeait et murmurait dans son sommeil. L’idée
qu’elle pensait qu’il était oncle Dick t naître en lui une violente
surexcitation Il volait quelque chose qui était destiné à quelqu’un d’autre.
Les cuisses de Pauline étaient écartées et ses hanches bougeaient
légèrement. Il posa sa main sur le bas-ventre de Pauline et enfonça
doucement son médius. and il le ressortit, son doigt était humide. Elle
remua, et il ôta sa main. Lorsqu’elle sembla endormie à nouveau, il posa sa
main au même endroit, mais elle faisait seulement semblant de dormir. Sa
main se baissa, et elle le repoussa très fermement. Il chuchota : « C’est toi
qui as commencé », puis, voyant qu’elle ne comprenait pas, il prit la main
de Pauline et la posa sur son érection. Elle lui tourna le dos, mais il eut le
sentiment d’avoir marqué un point. Le lendemain matin, en s’habillant, ils
évitèrent de se regarder. Néanmoins, il sembla à Arthur que la glace était
rompue entre eux.
 
Son interprétation n’était pas tout à fait exacte, comme me l’apprit
Pauline. Il y avait une autre raison, qu’Arthur avait négligé de prendre en
compte. Pauline n’avait que quatorze ans. Dick Lingard savait que si elle
était examinée par un médecin des services de police, il pouvait très bien
passer les cinq prochaines années en prison. La perspective qu’Arthur
puisse raconter ce qu’il avait vu lui valut deux nuits d’insomnie. Le
lendemain de l’épisode qui vient d’être rapporté, il demanda à Pauline :
« Est-ce qu’il t’en a parlé ? » « Non. » « Essaie de lui en parler. Tu sais à
quel point il tient à toi. Dis-lui qu’on t’enverra dans un centre d’éducation
surveillée pour lles s’il en parle à quelqu’un. »
En conséquence, alors qu’Arthur essuyait la vaisselle ce soir-là, Pauline
le rejoignit dans la cuisine et prit un autre torchon. Ni l’un ni l’autre ne
parlèrent pendant un moment, puis elle dit :
— Tu n’en parleras à personne, hein ?
Il n’avait pas besoin de lui demander à quoi elle faisait allusion. Il
haussa les épaules et répondit :
— J’pense que non.
Elle passa sa main dans les cheveux d’Arthur – un geste a ectueux qui
remontait à leur enfance.
— Tu es un gentil garçon.
Il posa la question qui l’avait préoccupé pendant des jours.
— Mais pourquoi lui ? Il est vieux.
Elle sourit.
— Oh, non, il n’est pas vieux.
— Mais ce n’est pas bien. C’est ton oncle.
— Pourquoi serait-ce mal ? (Elle le regarda dans les yeux.) Tu es bien
mon frère.
Il devint tout pâle.
—  e veux-tu dire ?
Elle sourit et lui t un clin d’œil.
— Tu le sais parfaitement.
Mais l’ancien sentiment d’intimité avait été rétabli. Plus tard, ce soir-
là, oncle Dick la suivit dans l’arrière-cour lorsqu’elle alla retirer le linge
sec sur la corde.
—  ’est-ce qu’il a dit ?
— Je crois que tout ira bien.
— Il a promis ?
— Non, pas exactement.
— Alors essaie de le lui faire prome re. Sois gentille avec lui.
Pauline interpréta à sa façon ces derniers mots. Arthur me raconta la
suite.
Il se réveilla et s’aperçut que Pauline montrait les symptômes familiers
d’un sommeil agité : le mouvement des hanches, et la main qui se
promenait sur lui. Il demeura tout à fait immobile pendant un moment ; il
avait peur de la réveiller. Puis sa propre surexcitation devint trop forte. Il
tendit sa main prudemment, releva la chemise de nuit, et trouva les cuisses
écartées. Son doigt s’enfonça dans la chaleur visqueuse. Elle se réveilla en
sursaut. Il s’a endait à un rejet instantané. Elle enleva vivement sa main et
resta allongée, manifestement éveillée. Ses cuisses serraient la main
d’Arthur. Puis – il n’en croyait pas ses sens – la main de Pauline se posa
sur son sexe à nouveau. Il recourba son médius et le sentit entrer en elle. Il
s’ensuivit un halètement et un mouvement des hanches de Pauline. La
main de Pauline bougeait à peine, pourtant c’était une caresse, sans aucun
doute. Il sentit un ot de chaleur monter en lui, et il se tourna vers elle
pour se presser contre sa cuisse. Pour la première fois, il eut un orgasme.
L’autre main de Pauline pressait la sienne avec force, pour l’empêcher de
se retirer. Puis elle soupira et se détendit. Ils s’endormirent, blo is l’un
contre l’autre.
Pour Arthur, ce ne fut pas simplement une expérience sexuelle
agréable. Cela ressemblait à une récompense, la récompense pour des
années de tristesse et de refus d’être absorbé par Penketh Street. La terre
nourricière s’était tournée vers lui et l’avait traité comme son amant. Son
extase était si intense, même après son orgasme, qu’il avait l’impression de
o er sur un océan de paix. elle importance si oncle Dick baisait sa
sœur ? elle importance si le premier venu la tringlait ? Elle était bonne
et la vie était bonne pour lui, et tout nissait par s’arranger si on
s’accrochait le temps qu’il fallait… Il dormit paisiblement, et lorsqu’il se
réveilla le lendemain matin, sa main était toujours posée sur la cuisse de
sa sœur.
Pauline était très contente, elle aussi. À présent elle était certaine qu’il
se montrerait discret à propos d’oncle Dick.
6

and je parlai à Pauline de cet épisode, il fut évident pour moi qu’elle
ne soupçonnait guère l’importance que cela avait eu dans l’évolution
d’Arthur. Pour elle, c’était simplement une permutation supplémentaire
dans les jeux sexuels qui occupaient une telle place dans ses pensées. Elle
ignorait qu’elle avait provoqué une sorte d’éboulement psychologique
chez Arthur. Tous les esprits humains marchent sur une corde raide,
partagés entre l’optimisme et le désespoir, la con ance et la dé ance. Un
esprit sain, pris au piège dans des circonstances désagréables, cherche
résolument des contrepoids à son écœurement et à son rejet. Arthur avait
trouvé les romans d’Edgar Rice Burroughs et d’Abraham Merri . Son
alter ego triomphant faisait campagne sur Mars avec John Carter, Ulysses
Paxton, Jason Gridley, tandis que le Arthur Lingard connu de sa famille et
de ses professeurs demeurait enfoncé dans la boue de Penketh Street et
épiait des amoureux, caché derrière des buissons. Peut-être aurait-il pu
continuer ainsi et présenter un dédoublement de la personnalité, comme le
Walter Mi y de urber, qui accepte sereinement le fait que son moi
« réel » est terne et malchanceux. Je crois que sa nouvelle relation avec
Pauline bouleversa tout cela.
Mais c’est à ce moment qu’intervint un troisième élément, qui n’avait
pas joué un rôle très important jusque-là : ses crises d’épilepsie. Je
constatai qu’il faisait preuve d’une étrange réticence à ce sujet. Je supposai
que c’était parce qu’il ressentait toujours une certaine honte, enfouie en
lui depuis ses années d’école. Ce ne doit pas être agréable de pousser un
cri et de s’écrouler au milieu d’une cour de récréation bondée ou durant
un cours d’histoire, et de reprendre connaissance, entouré de visages qui
arborent une expression de curiosité mêlée de dégoût.
elques jours après notre discussion sur ses fantasmes martiens, mon
quotidien publia une photographie de Mars prise par la sonde russe. Je
l’emportai a n de la montrer à Arthur. Il jeta un coup d’œil à la
photographie oue et à la manche e : « IL N’Y PAS DE VIE SUR MARS,
AFFIRMENT LES RUSSES », puis jeta le journal par terre en poussant un
grognement irrité.
—  els imbéciles ! grommela-t-il.
— Pourquoi ? lui demandai-je. Vous pensez que la vie existe sur Mars ?
— Je le sais.
Je m’étais demandé depuis quelque temps jusqu’à quel point ses
fantasmes concernant les gardiens noirs avaient toujours prise sur lui.
C’était un sujet que nous avions décidé, d’un accord tacite, de ne plus
aborder. Cela me parut une occasion toute trouvée pour véri er cela.
— Comment le savez-vous ?
Ce qu’il me décrivit alors – d’une façon claire et rationnelle –
ressemblait à un rêve étrange ou à une vision.
Il était assis sur la berge du canal par un paisible samedi après-midi,
alors que la plupart des adolescents de la ville assistaient à un match de
football. Il dressait la carte d’une zone du territoire martien dans le
royaume du Jeddak – une succession de lacs communiquant entre eux
dans une région montagneuse, où des torrents impétueux disparaissaient
sous terre. De temps en temps, il consultait l’un de ses romans martiens
qu’il emportait dans son cartable. Cet après-midi-là, il eut conscience
d’être particulièrement absorbé par son jeu, d’une impression de silence et
de concentration. Il commença brusquement à ressentir quelque chose. (Je
lui demandai d’être plus précis. « Une sorte de frisson, de picotement. ») Un
immense sentiment de contentement l’envahit. Puis, tandis qu’il regardait
sa carte, il eut l’étrange sensation de se souvenir. Avec un choc, il s’aperçut
que ce n’était pas imaginaire : c’était réel. Il avait l’impression de collines
sombres qui se dressaient au-dessus de lui, de falaises abruptes qui
s’inclinaient vers l’intérieur, avec des marques verdâtres et vitreuses sur
leurs parois, d’arbres dont les feuilles étaient noires et brillantes,
d’énormes fruits rouges et violets. En même temps, il sentait distinctement
l’air, qui était très particulier, et il entendait le bruit de l’eau qui s’écoulait.
Ce fut comme une révélation pour lui, le sentiment de comprendre
quelque chose qui était vrai. Lorsque la sensation – ou vision – s’estompa,
le sentiment de la réalité de ce monde persista. Tandis qu’il s’en retournait
vers Penketh Street, au milieu de la foule des supporters qui arboraient les
couleurs de Manchester United, il pensa continuellement : « Alors ceci
n’est pas vrai, tout compte fait. » Par « ceci » il entendait la réalité autour
de lui.
— Vous êtes sûr que c’était Mars que vous aviez vue ? demandai-je.
— Oh, oui, c’était Mars, pas de problème.
—  Cela aurait pu être – par exemple – une hallucination survenue
quelques instants avant une crise d’épilepsie ?
— Non ! (Il me regarda d’un air renfrogné.) Pourquoi vous autres tenez-
vous toujours à rabaisser quelque chose, uniquement parce que vous ne
comprenez pas ?
—  Excusez-moi, dis-je avec humilité. Je n’avais pas l’intention de
rabaisser cela. Mais vous devez adme re que j’ai du mal à comprendre.
— Oui, probablement… Néanmoins, c’est la vérité.
— Est-ce que vous avez éprouvé cela à nouveau ?
— Une ou deux fois.
Mais il n’avait pas envie d’en parler.
Je revins sur ce sujet plus tard, alors qu’il avait oublié son irritation, et
il devint clair que la « vision » avait été un événement d’une grande
importance dans sa onzième année. Son interprétation était la suivante :
un pouvoir latent en lui avait été éveillé, et lui avait donné une vision
momentanée, télépathique, d’une planète réelle. Son comportement
ultérieur con rmait cela. Il emprunta à la bibliothèque des livres traitant
du système solaire, et lut a entivement des descriptions de Mars et de
Vénus. D’abord il fut déçu lorsqu’il comprit que Mars, la planète réelle,
était certainement beaucoup plus froide que la planète imaginaire,
puisqu’elle est bien plus éloignée du soleil que la Terre, de quelque
soixante millions de kilomètres. Puis il ré échit que même si c’était vrai, la
ore et la faune de Mars avaient très bien pu s’adapter à ces températures
plus basses, de même qu’elles s’étaient adaptées à respirer une atmosphère
di érente. Il envisagea une autre hypothèse qui ne le gênait aucunement :
sa vision avait peut-être concerné Vénus, et non Mars. oi qu’il en soit,
sa certitude ne fut pas ébranlée, ne serait-ce qu’un instant : il avait vu un
lieu réel, et il s’en souvenait.
À mon avis, la théorie de l’épilepsie fournit l’explication la plus
vraisemblable. elques semaines plus tard, je lui montrai l’une des le res
de Dostoïevski où il décrivait ses sensations avant une crise : l’impression
d’une oppression intense, suivie d’une impression soudaine de bonheur
total et de délivrance, le sentiment d’une formidable connaissance. Il lut la
le re, admit laconiquement que sa propre expérience avait « parfois »
ressemblé à celle-là, puis il changea de sujet. Je compris que c’était
toujours très important pour lui de croire que sa « vision » avait vraiment
été celle d’une autre planète. Cela lui donnait le sentiment d’être
exceptionnel, d’avoir été « choisi ».
Je suis également porté à croire que la nouvelle relation avec Pauline
joua un certain rôle dans ce e expérience. Le fait qu’elle l’ait accepté
provoqua un ot de plaisir, d’optimisme, une con ance accrue, qui
renforcèrent son imagination, consolidèrent son identi cation avec les
héros martiens. Il reconnaissait volontiers que son obsession sexuelle de
Pauline l’avait amené à acquérir une force de concentration tout à fait
remarquable. Il me dit que, lorsque Pauline commença à porter des
culo es en rayonne, il avait souvent une érection une heure avant qu’ils
aillent se coucher. Il allait se coucher le premier, puis restait éveillé et
l’a endait. Elle éteignait toujours la lumière avant de se déshabiller, mais
il y avait souvent une lumière provenant de la chambre à coucher voisine
qui perme ait de voir. Elle ôtait toujours sa culo e en dernier, et ce geste
produisait toujours le même délicieux frisson « d’indécence » qu’il
éprouvait quand il observait des couples d’amoureux près du canal.
Lorsqu’elle se me ait au lit, il demeurait éveillé, parfois il o ait dans une
sorte d’état de désir charnel en suspens, et a endait que sa respiration
régulière lui apprenne qu’elle dormait. Alors il se levait sans bruit et
cherchait à tâtons jusqu’à ce que sa main touche la rayonne satinée posée
sur ses autres vêtements. Il n’avait aucune di culté à demeurer éveillé
parce que son intense surexcitation sexuelle le gardait concentré sur son
objectif. Ce qui l’étonnait le plus, c’était que, au lieu de se sentir fatigué et
coupable le matin suivant, habituellement il se sentait alerte et débordant
d’énergie, remarquait les scènes et les bruits de la rue avec une sensation
de plaisir qui lui était inconnue. Il acquit la certitude que la plupart des
gens dorment trop, et que celui qui tente vraiment de développer ses
pouvoirs est à même de se débarrasser de ces limitations.
Pauline se rendit compte que son frère faisait montre d’une con ance
qu’il n’avait pas eue jusqu’alors. Il ne se cachait plus dans des coins, a n
de dissimuler le livre qu’il lisait, ou ne sursautait plus nerveusement
chaque fois que quelqu’un le frôlait. Oncle Dick pensait que le temps qu’il
passait au grand air améliorait sa santé. Il ne pouvait guère deviner que
son étrange neveu faisait un complexe du surhomme, éprouvait un
sentiment de supériorité à l’égard des gens qui l’entouraient. Arthur était
convaincu que, d’une manière ou d’une autre, il vivait simultanément sur
di érents plans d’existence, un sur Terre et un sur Mars… ou sur Vénus.
Les « scènes visionnaires » de ce e autre planète survenaient chaque fois
qu’il était seul et dans une disposition d’esprit paisible qui favorisait une
concentration intense, ou parfois alors qu’il était sur le point de
s’endormir. Il lut et relut Burroughs, dressa des cartes minutieuses et des
tableaux de l’histoire martienne.
 
Ce fut ce récent sentiment de con ance qui l’amena à franchir le pas et
à basculer dans le crime réel ; ce sentiment fournit la pulsion
supplémentaire qui était nécessaire pour transformer le fantasme en acte.
L’été chaud de 1949 t place à un automne pluvieux, et Arthur ne
disposa plus d’intimité pour ses rêveries martiennes. Oncle Dick
s’opposait à ce qu’il lise dans la chambre à coucher, déclarant que c’était
un gaspillage de la lumière électrique. Parfois il se rendait à la salle de
lecture de la bibliothèque municipale, mais là non plus il n’y avait pas
assez d’intimité, et le spectacle de jeunes lles entrant et sortant stimulait
des fantasmes sexuels qui brisaient la coquille fragile de l’illusion. Le mois
de novembre fut glacial et maussade. Ce fut n novembre 1949 qu’il
commît son premier cambriolage.
Il était rentré de l’école pour trouver une maison déserte. Assis devant
le poêle, il se sentait fatigué, plein de ressentiment et il s’ennuyait Le feu
baissait, mais il ne trouvait pas l’énergie nécessaire pour aller chercher du
charbon – oncle Dick insistait pour que le feu soit « soutenu » par de la
poussière de charbon humide – a n qu’il dure toute la journée. Il se
surprit à souhaiter que ce soit l’été. Ainsi il aurait pu aller épier sur la
berge du canal. L’ennui l’e rayait plus que toute autre chose, car il
semblait être un commentaire ironique sur ses prétendus pouvoirs
extraordinaires.
L’un des rares amis qu’il avait à l’école était un garçon du nom de
Duncan Mclver. Celui-ci était myope et avait un bras atrophié, mais c’était
également un passionné de science- ction, et il possédait un livre de
Merri qu’Arthur convoitait, Rampe, ombre, rampe !. Arthur et lui se
prêtaient des livres, et faisaient parfois des échanges. Les parents de
Duncan étaient plus aisés que ceux de la plupart de ses camarades de
classe. En fait, Duncan était allé dans une école libre, mais son père, un
homme qui était arrivé par lui-même, a rmait qu’il était bien mieux au
milieu des « garçons ordinaires » de l’école communale. Et Arthur se
souvint que Duncan lui avait dit qu’il allait au cinéma à Manchester, après
l’école, parce que sa mère s’y rendait en voiture pour faire ses courses. Il
savait que Duncan avait une sœur âgée d’une vingtaine d’années qui
suivait des cours dans une école de secrétariat, et que son père rentrait
souvent très tard. Cela voulait dire qu’il y avait des chances pour qu’il n’y
ait personne à la maison. Un jour, après l’école, Arthur avait accompagné
Duncan jusque chez lui, et il l’avait vu prendre la clé de la porte de
derrière dans la resserre. Il y avait un verger à l’arrière de la maison, et les
haies étaient hautes, de telle sorte qu’on ne pouvait pas le voir depuis les
maisons d’à côté. Duncan lui avait dit qu’il avait un placard rempli de
livres dans sa chambre ; le trouver ne devrait pas être trop di cile.
Dès qu’il commença à caresser ce e idée, Arthur ressentit une
surexcitation dans son estomac. Il ne risquait absolument rien. Il allait
emporter un livre, comme s’il avait oublié que Duncan ne serait pas là.
C’était bientôt le crépuscule ; ses chances d’être surpris étaient in mes.
L’ennui disparut. Il éprouvait à nouveau la surexcitation et la tension
qu’il ressentait quand il était couché et a endait que Pauline s’endorme.
La maison de Duncan se trouvait à un peu plus de trois kilomètres.
Arthur prit le vélo de Jim, et y arriva dix minutes plus tard. Il laissa le vélo
au bout de la rue et continua à pied jusqu’à la maison. Elle était plongée
dans l’obscurité. Il gravit les marches jusqu’à la porte d’entrée et sonna. Il
n’y eut pas de réponse. Il t le tour de la maison – à présent il était
dissimulé par la haie – et frappa à la porte de derrière. Il essaya de tourner
la poignée ; la porte était fermée à clé. Il alla jusqu’à la resserre. La clé était
suspendue à un clou derrière la porte. À présent son cœur ba ait
douloureusement, mais il éprouva une joie immense quand il t jouer la
clé dans la serrure et ouvrit la porte.
Le sol de la cuisine était recouvert de carreaux vert et blanc, et elle
sentait les fruits. La dernière fois qu’il était venu, Arthur avait a endu sur
le pas de la porte, mais il avait été frappé par la propreté et l’odeur
agréable. Maintenant qu’il était dans la cuisine, tout le fascinait : un
immense réfrigérateur, une énorme cuisinière d’un blanc étincelant, un
double évier. Il prit soin de verrouiller la porte derrière lui, et il mit la clé
dans sa poche. Si quelqu’un entrait dans la maison, il pourrait se cacher, et
rien n’indiquerait sa présence.
Il alla dans le vestibule. Une horloge de parquet tictaquait paisiblement
dans un coin. Il faisait chaud dans la maison ; des radiateurs étaient placés
contre le mur. Il risqua un coup d’œil par l’entrebâillement d’une porte et
aperçut une pièce où trônait un piano à queue. Il s’avança dans la pièce et
regarda par la fenêtre. Il faisait encore jour, mais la nuit tombait. Des
photos étaient disposées sur le piano : Duncan, ses parents, et une jeune
lle au teint pâle, mignonne, manifestement la sœur de Duncan. Elle lui
rappela Aggie.
La sensation de se trouver dans une maison inconnue était la chose la
plus excitante qu’il ait jamais connue, et il avait des picotements de
surexcitation sexuelle. Les odeurs agréables l’intriguaient : l’encaustique
pour les meubles, parfumée à la lavande, le désodorisant sur le guéridon,
dans le vestibule. L’absence d’odeurs dans certaines pièces lui parut même
bizarre, après les odeurs rances de Penketh Street.
Il alla au premier, montant deux marches à la fois. Sur le palier, la
porte d’une chambre était ouverte – la chambre de Duncan, de toute
évidence, car il apercevait un placard ouvert et le dos de livres de poche
aux couleurs vives. Mais les livres ne l’intéressaient pas pour le moment. Il
ouvrit la porte de la pièce voisine et contempla une vaste chambre à
coucher, avec un grand lit pour deux personnes, manifestement la
chambre des parents de Duncan. Le lit était défait – Mme  Mclver avait
probablement fait un petit somme avant de se préparer pour aller chercher
son ls à l’école. Arthur en croyait à peine ses yeux. Apparemment, les
draps étaient en soie verte. La soie avait une signi cation fétichiste pour
lui. À présent il était tellement excité qu’il dut lu er contre la tentation de
se déshabiller et de se glisser dans le lit.
Il sortit et ouvrit la porte de la pièce suivante. C’était la salle de bains
avec un carrelage vert de mer et une odeur parfumée. Les savons de
toile e étaient roses et ovales, et cela éveilla tellement son intérêt qu’il t
couler de l’eau chaude dans le lavabo et se lava les mains. À Penketh
Street, ils se servaient de grosses barres de savon vertes, découpées en
tranches.
Il m’expliqua que toute peur et toute tension avaient alors disparu. Il y
avait tellement de cache es possibles dans ce e maison qu’il pouvait se
dissimuler si quelqu’un arrivait, et peut-être même a endre que tout le
monde soit endormi avant de s’en aller silencieusement. Il regarda dans
une corbeille à linge pour voir s’il y avait des dessous féminins, mais il n’y
avait que des draps.
Il se sécha soigneusement les mains avec une servie e de toile e pliée,
puis la remit exactement à la même place sur le radiateur électrique. Il
sortit de la salle de bains et ouvrit la porte voisine. Apparemment, c’était
une chambre d’amis : elle comportait un grand lit pour deux personnes,
mais il n’y avait aucune trace d’un occupant, et les tiroirs de la commode
étaient vides. La chambre voisine donnait sur le jardin de devant, et c’était
manifestement celle de la sœur de Duncan. À nouveau, il y avait un grand
lit pour deux personnes (Arthur était stupéfait par ce e prodigalité : un
grand lit pour une seule personne !), et à nouveau, les draps étaient en soie
verte. Ce e fois, la tentation fut trop forte. Il se déshabilla et se glissa entre
les draps. Il éprouva alors ce qu’il quali a de « merveilleuse sensation
d’indécence ». C’était le lit de la jeune lle ; quelques heures auparavant,
elle s’était levée de ce lit. Avec des draps comme ceux-là, elle dormait
peut-être nue. Sinon, à quoi bon avoir des draps en soie ? Ils étaient frais
sur son corps, et il se roula d’un côté et de l’autre. Il su oquait comme s’il
avait plongé dans une eau glacée. La pensée du corps nu de la jeune lle
l’excita, et il pressa ses hanches et ses cuisses sur le matelas. Presque tout
de suite, il eut un violent orgasme, et, avec une grande ne eté, le
sentiment de sa personnalité martienne, des plaines immenses et des
montagnes qui étaient sa véritable patrie. Ce sentiment était associé à
l’impression hallucinatoire de faire l’amour à la sœur de Duncan (dont il
ignorait le prénom). Il resta allongé dans le lit pendant cinq minutes, une
fois ce e sensation estompée. Il se sentait étrangement sûr de lui et en
sécurité. L’horloge dans le vestibule sonna cinq heures un quart. Il
s’extirpa du lit, en proie à une sorte d’étourdissement, se rhabilla, puis
arrangea les draps très soigneusement et défroissa les oreillers.
À ce moment, il entendit la clé tourner dans la serrure de la porte
d’entrée. Brusquement, il fut glacé de peur. Il sortit doucement de la
chambre, remerciant Dieu pour les tapis, et traversa le palier sur la pointe
des pieds. La porte fut refermée ; il ne pouvait pas voir qui était entré. Il ne
pouvait pas s’agir de Duncan et de sa mère ; il n’avait pas entendu de
voiture. De plus, il était trop tôt. Ce e personne était seule. Par
conséquent, ce devait être le père de Duncan ou bien sa sœur. La porte du
réfrigérateur fut claquée, et il y eut le glouglou du lait versé dans un verre.
Puis, quelques minutes plus tard, une voix de femme fredonna une
chanson populaire, Galway Boy. Il fut soulagé. En me ant les choses au
pire, il pouvait s’occuper d’une jeune lle, même si cela voulait dire
l’agresser.
Rien ne se produisit pendant cinq minutes, et les ba ements
frénétiques de son cœur se calmèrent. Il commença à se demander s’il ne
lui était pas possible de descendre l’escalier sur la pointe des pieds et de
sortir par la porte de devant. Il ouvrit la porte de la chambre d’amis, a n
de se ménager une retraite en cas d’urgence, puis il se dirigea sans bruit
vers le haut de l’escalier a n d’évaluer la situation. Il entendait la jeune
lle aller et venir dans la salle de séjour. Puis elle sortit, et il recula
vivement. Il l’entendit traverser le vestibule et commencer à gravir
l’escalier. Il s’a endait à ce qu’elle lève les yeux et l’aperçoive. Peut-être
pousserait-elle un cri. Il s’engou ra dans la chambre d’amis et referma la
porte aussi à fond qu’il l’osa. Elle passa devant la porte et entra dans sa
chambre. Il y eut le bruit sec d’un interrupteur électrique – à présent il
faisait pratiquement nuit – et il l’entendit tirer les rideaux. Ensuite, il cessa
d’écouter a entivement. Ses intestins se liqué èrent, et sa principale
préoccupation était d’éviter de les évacuer dans son pantalon.
Elle sortit de sa chambre et alla dans la salle de bains. Un robinet fut
ouvert. Il était clair qu’elle ne se doutait de rien, car elle continuait de
fredonner Galway Bay. Puis, à son soulagement incommensurable, le
verrou de la porte de la salle de bains fut poussé. Il songea brusquement
qu’elle était probablement en train de retirer ses vêtements. Il sortit de la
chambre et regarda par le trou de la serrure. Mais il ne vit rien ; elle n’était
pas dans son champ de vision. À ce moment, il aurait été plus judicieux de
sa part de qui er la maison en toute hâte, comme l’aurait fait n’importe
quel cambrioleur. Mais c’est là qu’Arthur Lingard était di érent du
cambrioleur moyen. Il était sexuellement excité, et il avait un sentiment
d’immunité et de puissance. Si la porte de la salle de bains n’avait pas été
verrouillée, il aurait probablement tenté de violer la jeune lle qui prenait
un bain. Le bruit du clapotement de l’eau faisait surgir des images de la
jeune lle occupée à enduire ses seins de savon, et il avait l’impression
d’être un fauve a amé.
Il se retourna et vit que la porte de sa chambre était toujours
entrouverte et que ses vêtements étaient posés sur le lit. Il avait une
chance incroyable ! Il se dirigea vers la pièce en marchant sur la pointe des
pieds. Un peignoir rose qui avait été posé sur le lit n’était plus là. À sa
place, il y avait une robe bleue et un jupon d’où dépassait un bas. Il
souleva le jupon et vit que l’autre bas était roulé en boule dans la jambe
d’une culo e blanche. Il déboutonna sa brague e et pressa la culo e sur
son sexe raidi. La fraîcheur du tissu provoqua un orgasme instantané, si
violent qu’il fut tenté de s’allonger sur le lit.
Dès que ce fut terminé, il fut saisi de panique. Ce n’était pas la peur
d’être surpris, mais la peur de ce qu’il avait été tenté de faire : agresser la
jeune lle dans son bain. À présent, tandis qu’il se détendait, ça lui
paraissait absurde, de toute évidence. Il voulait sortir de la maison et la
laisser prendre son bain. Mais il ouvrit d’abord le tiroir de la commode et
prit une autre culo e qui ressemblait à celle qu’il venait de laisser tomber
sur le lit. Il la remit soigneusement sous le jupon, prit même la peine de
chi onner le bas et de le replacer dans la jambe de la culo e. Puis il
descendit au rez-de-chaussée. La porte de la salle de séjour était ouverte et
la lumière était allumée. Il y avait un bureau à cylindre dans un coin, et il
était ouvert. Il désirait emporter un autre souvenir de sa visite. Il y jeta un
coup d’œil et aperçut un petit co ret en carton bleu dans l’un des casiers.
Il le fourra dans sa poche. Puis il alla dans la cuisine, ouvrit la porte, la
referma derrière lui, et remit la clé à sa place dans la resserre. À présent il
était hors de danger. Même si Duncan et sa mère rentraient à cet instant, il
pouvait dire qu’il était passé pour échanger des livres. Il t le tour de la
maison d’un pas décidé et franchit la grille d’entrée. Alors qu’il était à mi-
chemin de la rue, une voiture passa à sa hauteur et s’arrêta devant la
maison qu’il venait de qui er. Un homme descendit pour ouvrir le portail
à deux ba ants qui menait au garage. Il avait raté le père de Duncan de
quelques minutes.
Il se sentait tellement triomphant qu’il n’avait pas envie de rentrer à la
maison. Mais physiquement, il ressentait une réaction. Il se rendit à vélo
jusqu’à la berge du canal et s’assit dans sa cache e, malgré le froid et la
nuit. Les yeux fermés, il entreprit de revivre toute son aventure. Tandis
qu’il caressait la culo e qu’il avait placée sur ses cuisses nues, il eut à
nouveau ce e certitude d’appartenir à un autre monde, à une autre
planète.
Avant de rentrer à la maison, il creusa un trou dans la terre molle avec
son canif, et y plaça soigneusement le vêtement plié et le petit co ret bleu.
Il regarda à l’intérieur du co ret : il contenait un pendentif muni d’une
chaîne e. Il trouva une pierre plate et recouvrit le trou. Puis il rentra à la
maison. C’était une nuit froide et claire, et il ressentait un curieux
bourdonnement dans ses oreilles (d’autres fois, il parla d’un « chant »),
associé à une sensation d’épanouissement et de bonheur. Il percevait que
lui et son autre « moi » communiquaient par-delà des millions de
kilomètres d’espace.
 
Je dois m’interrompre à présent pour parler de mon approche des
obsessions d’Arthur Lingard. À une certaine époque, j’aurais essayé de les
interpréter entièrement en termes sexuels – sublimation d’un complexe
d’Œdipe, et ainsi de suite. Mais, comme je l’ai dit au commencement de ce
récit, j’en étais venu à accepter de plus en plus les idées de certains
psychologues de la « troisième force » – Frankl, Caruso, Maslow, Cari
Rogers, Glasser – qui reconnaissent chez l’homme ce que l’on pourrait
appeler des « besoins instinctuels plus nobles ». Bien sûr, le mécanisme
fondamental de la vie est la contraction et la dilatation, l’absorption et la
décharge d’énergie, comme inspirer et expirer. Et il y a incontestablement
beaucoup d’êtres humains dont on peut dire que ce qu’ils font importe
peu, du moment qu’ils font quelque chose. Mais la plupart des gens plus
sensés pré èrent des activités qu’ils estiment « grati antes » ~ c’est-à-dire
créatrices d’une certaine façon. C’est un besoin, aussi fort que le désir
sexuel.
On peut exprimer les choses ainsi. Freud et la plupart de ses disciples
considèrent que la maladie mentale est le résultat de la frustration par le
milieu de certains besoins fondamentaux, dont le principal est le besoin
sexuel. Un être humain qui fonctionne parfaitement devrait être comme
une machine qui fonctionne parfaitement, obéissant aux lois naturelles de
son être. La névrose provient du sable ou de la rouille qui pénètre dans les
rouages. Elle vient de l’extérieur, pour ainsi dire. Mais il m’est devenu de
plus en plus clair qu’il y a une autre sorte de névrose, qui vient de
l’intérieur. Les êtres humains ressentent un besoin de se développer, de
mûrir, de réaliser leurs potentiels, a n de devenir, si l’on veut, plus divin (ou
plus humain – c’est la même chose). Et s’il est vrai qu’à l’intérieur de tout
homme corpulent, il y a un homme mince qui se démène pour sortir, de la
même façon, à l’intérieur de tout homme lourd et morne, il y a un homme
très intelligent et créatif qui se démène pour sortir, comme un poussin
dans son œuf ou un papillon dans sa chrysalide. Si certaines circonstances
contrecarrent son développement, celui-ci peut prendre d’étranges
tournures.
De toute évidence, les pulsions sexuelles d’Arthur Lingard jouaient un
rôle important dans sa maladie, mais je crois qu’elles n’en sont qu’une
partie. Je ne crois pas que même son fétichisme de la culo e puisse être
expliqué simplement en termes freudiens. Son très grand intérêt pour
Punch le démontre. Ce qu’il voulait, c’était une existence plus libre, plus
riche, associée à des femmes comme les deux sœurs de Punch, qui ferait
s’épanouir ce qu’il y avait de meilleur en lui. À propos de la plus jeune –
qu’il avait appelée, de façon signi cative, Angelina –, il disait que s’il avait
pu regarder sous sa jupe, elle aurait porté une culo e en soie bleue ou
rose. Pour quelle raison ? Pourquoi pas, par exemple, en soie blanche,
puisque Pauline avait porté jadis une culo e de ce e couleur qui avait
appartenu à sa mère ? Était-ce parce qu’il associait la soie blanche à
Pauline, et au jeu « du docteur et de l’in rmière » qui l’avait tellement
bouleversé ? C’était une explication possible. Le bleu et le rose sont les
couleurs portées par les bébés, les couleurs de l’innocence. La soie, en
comparaison du coton ou de la laine, est satinée, brillante, et fraîche.
Même son allusion au slip porté par Jane dans le Daily Mirror illustre ce
point. Le sexe devenait pur et ino ensif du fait de son association avec de
jolis sous-vêtements et de jolies jeunes lles. C’est pourquoi sa décision de
s’abandonner à ses fantasmes de viol fut aussi importante. De propos
délibéré, il me ait de côté ses « besoins instinctuels plus nobles » et se
servait de son imagination pour libérer des tensions agressives, des
émotions destructrices.
Tout cela explique pourquoi ses fantasmes martiens s’intensi èrent
après qu’il eut établi une relation sexuelle avec Pauline, au lieu de
disparaître, ou de s’a aiblir. Le sexe avec Pauline – et il ne faut pas oublier
que cela ne parvint jamais au stade du coït véritable – était une libération
importante sur un plan, mais sur un autre plan, il était associé à la
culpabilité. Ils se caressaient comme deux « petits vilains ». Pauline, avec
son habituelle absence de gêne, me raconta en détail leurs rapports, après
ce e première fois. Il était admis qu’Arthur avait le droit de placer sa main
entre les cuisses de Pauline quand ils étaient couchés, et il s’endormait
souvent avec sa main à cet endroit (un geste involontaire de protection ?).
Elle-même ne faisait jamais d’avances sexuelles, sauf involontairement,
dans son sommeil, et cela arriva peut-être une douzaine de fois durant
l’année 1950. Arthur n’essaya jamais d’avoir de véritables rapports sexuels
avec elle. Je lui demandai pour quelle raison. Il me répondit qu’il avait
peur de réveiller les deux autres qui dormaient dans le même lit. Je crois
plutôt que c’était la force du tabou de l’inceste. Pauline était l’image de la
mère. Elle le caressait comme elle aurait pu caresser les cheveux d’un bébé,
et il la touchait parce qu’elle représentait la mystérieuse source de vie.
Pourtant, son rôle dans ce e relation n’était pas celui de l’homme agressif,
mais celui de l’enfant.
Et cela signi ait également que son a itude à l’égard de Pauline allait
inévitablement devenir de plus en plus ambiguë tandis qu’il grandissait.
L’enfant Arthur Lingard devint un adolescent avec des rêves qui lui étaient
propres. Pauline n’était pas une mère qui représentait une source d’amour
incontestée, mais une sœur qui l’avait souvent peiné et rendu malheureux.
Ses fantasmes martiens représentaient ses « besoins instinctuels plus
nobles », et ses besoins sexuels ordinaires devinrent de plus en plus
obsédés par son fétichisme. Il était fatal qu’Arthur se détache de Pauline.
Pauline me dit qu’Arthur devint de plus en plus maussade l’année
suivante, et qu’il semblait souvent irrité et indi érent à son égard. C’était
inévitable. Arthur commençait à la critiquer : elle s’était laissé absorber par
son milieu, et à présent elle en faisait partie. Il voulait dominer ce milieu –
mais pas de la façon évidente : en gagnant de l’argent, et en réussissant. Il
avait contracté le virus le plus dangereux qui soit. Si ses professeurs à
l’école l’avaient su, ils auraient probablement éclaté de rire. Et ils auraient
eu tort.
 
elques jours après son cambriolage, Arthur ouvrit Les Mémoires de
Sherlock Holmes à l’histoire Le Dernier Problème. Il avait lu beaucoup
d’histoires de Conan Doyle, et il le trouvait passionnant, mais pas aussi
fascinant que Burroughs ou Merri … jusqu’à ce qu’il lise la description de
Moriarty par Holmes :
« Ah, voilà bien le côté génial, miraculeux, de l’a aire ! s’écria-t-il. Cet
homme règne sur Londres et personne n’a jamais entendu parler de lui. C’est
ce qui le met au pinacle dans l’histoire du crime ! Je vous dis, Watson, avec le
plus grand sérieux, que si je pouvais vaincre cet homme, si je pouvais en
débarrasser la société, ma carrière serait comblée… La sienne a été
extraordinaire. C’est un homme d’une bonne extraction, très cultivé, doté par
la nature de dons phénoménaux en mathématiques. À vingt et un ans, il
écrivit sur le binôme de Newton un traité qui eut aussitôt un retentissement
européen et qui lui valut la chaire de mathématiques dans l’une de nos
universités secondaires ; selon toutes les apparences, son avenir s’annonçait
extrêmement brillant. Mais son sang charriait des instincts diaboliques,
criminels. Au lieu de les comba re, il leur a permis de s’épanouir, et son
extraordinaire puissance mentale s’est mise à leur service…
» Comme vous le savez, Watson, personne mieux que moi ne connaît le
gratin du monde du crime à Londres, Depuis des années, j’avais l’impression
que, derrière le malfaiteur, il existait une sorte, de puissance occulte, une
puissance avec une organisation profonde qui se dressait toujours contre la loi
et qui étendait son bouclier pour protéger le coupable… Depuis des années, je
m’e orçais de percer le voile qui l’entourait. En n le jour est venu où je saisis
le bon l et je l’ai remonté en suivant mille détours jusqu’au professeur
Moriarty, célèbre autorité en mathématiques.
» Il est le Napoléon du crime, Watson. Il est l’organisateur de tous les
forfaits, ou presque, qui restent impunis dans ce e grande ville. C’est un
génie, un philosophe, un penseur de l’abstrait, Il possède un cerveau de
premier ordre. Il demeure immobile, telle une araignée au centre de sa toile,
mais ce e toile-là a un millier de rami cations, et il perçoit les vibrations de
chacun des ls… »
Arthur Lingard lut ce e histoire dans la pièce de devant, glacée par
une journée de pluie, à la mi-décembre. Lorsqu’il arriva à ce passage, il se
mit à trembler, et il lui sembla que ses cheveux tentaient de se dresser sur
sa tête. Il entendait Aggie occupée à rassembler les assie es du petit
déjeuner dans la pièce voisine, et cela lui rappela qu’elle allait
probablement lui demander de l’aider à faire la vaisselle. Il sortit sans bruit
et referma la porte derrière lui. Puis il se dirigea d’un pas pressé vers la
berge du canal et se glissa à l’intérieur d’un vieux blockhaus qui empestait
l’urine rance. Assis parmi des bouteilles brisées et des préservatifs usagés,
son col relevé pour couvrir ses oreilles, il lut le reste de l’histoire. Il en
savourait chaque mot. and il eut terminé, il rit tout bas. Holmes était
mort. Cela lui avait coûté la vie de se mêler des a aires de la grande
araignée au centre de la toile du crime à Londres. Il revint au début de
l’histoire et lut la description de Moriarty jusqu’à ce qu’il la sache par
cœur. À présent, il était glacé ; il sortit du blockhaus et marcha le long du
canal. Il noua son écharpe autour de sa tête pour se protéger de la brume.
Il contempla le canal au cours paresseux, les boîtes de conserves rouillées
sur le chemin de halage, le linge sur les cordes qui claquait dans de
minuscules arrière-cours. Tout cela ne l’oppressait plus. Un Napoléon du
crime se développait lentement en lui, s’élevait, révélait son identité pour
la première fois, et tout ce paysage devenait sans importance.
Il lui paraissait incroyable qu’un écrivain comme Conan Doyle, si
manifestement du côté de la loi, de l’ordre public et de la respectabilité, eût
été à même de saisir la psychologie d’un génie du crime tel que Moriarty.
«… Son sang charriait des instincts diaboliques, criminels… » Il pensa à ses
pratiques autoérotiques avec les culo es de Pauline, à son cambriolage
chez Duncan, et soudain cela devint évident. Il était un criminel-né, un
homme dont le sang charriait un étrange poison. Mais était-ce bien un
poison ? Moriarty était plus intelligent que ses semblables, plus intelligent
que Holmes, à coup sûr. Holmes n’avait jamais rien écrit de plus di cile
qu’une monographie sur la cendre de tabac. Moriarty, lui, était capable de
voir la vérité sur la société, à savoir qu’elle avait été créée pour la
protection des riches et l’exploitation des pauvres. Sa prétendue loi était
en réalité la loi de la jungle, et elle était du côté des riches.
Arthur n’avait rien contre les riches en tant que tels. Il préférait de
beaucoup des gens qui prenaient un bain à cinq heures de l’après-midi à
Dick Lingard et à sa tante Elsie. Mais il avait parlé avec la mère de
Duncan, et il n’avait pas trouvé qu’elle fût supérieure à tante Elsie. Les
êtres humains qui l’entouraient ne valaient guère mieux que du bétail. Ils
étaient tous englués dans la même boue.
Ce qui le fascinait chez Moriarty, c’était sa capacité de demeurer
anonyme. « Cet homme règne sur Londres et personne n’a jamais entendu
parler de lui. » Ses cousins Albert et Ted avaient eu des ennuis avec la
police, Ted pour entrée par e raction dans un magasin de radios et vol
d’un tourne-disque portatif, Albert pour vandalisme – il avait cassé des
lavabos dans les toile es d’un pub et lacéré les banque es d’un bus. Ce
genre de « crime » était pitoyable et complètement stupide.
À présent il était trempé et glacé, mais tellement surexcité qu’il n’avait
aucune envie de rentrer à la maison. Il resta un moment sur un pont en fer
à observer les gou es de pluie former des cercles sur la surface du canal. Il
devait regarder en face le fait qu’il était encore trop jeune pour devenir
tout de suite un Moriarty. C’était quelque chose qui se trouvait très loin
dans l’avenir. Mais il n’était pas trop tôt pour commencer à préparer sa
carrière. Il devait s’entraîner, lentement et soigneusement. C’était sa
destinée d’être un super-criminel.
Et qu’est-ce qui di érenciait le super-criminel de l’incapable moyen ?
La volonté et la prévoyance. Il avait un énorme avantage en ce qui
concernait la société : l’avantage du secret. Tel un guérillero, il pouvait
frapper à l’improviste, et se replier avant que quiconque comprenne ce qui
s’était passé.
Certes, bien des garçons âgés de douze ans ont fait des rêves similaires.
Mais dans le cas d’Arthur Lingard, les circonstances favorisaient leur
réalisation. Il était déshérité sur le plan a ectif, il détestait son milieu, et il
vivait dans un monde imaginaire. Il avait déjà conscience d’être di érent
de tous ceux qu’il avait rencontrés, et il savait qu’il avait deux « moi »,
dont l’un vivait sur une autre planète. Il n’était pas chez lui sur ce e
planète-ci. Et maintenant il comprenait pourquoi. Dès sa naissance, son
sang avait charrié des instincts diaboliques, criminels.
Les expériences sexuelles précoces d’Arthur Lingard l’avaient projeté
de l’enfance vers l’adolescence avec une brutalité qui intensi ait les
problèmes a ectifs ordinaires. De tels problèmes peuvent habituellement
être surmontés, à condition qu’un être humain ait un solide lien personnel
– au moins un. Plus il est une partie intégrée d’un milieu familial
chaleureux, plus il trouvera ce lien facilement. Malheureusement, l’unique
lien personnel solide d’Arthur commençait déjà à se dissoudre. Il
commençait à rejeter Pauline. Elle était la maîtresse de Dick Lingard. Elle
avait accepté le milieu familial de Warrington, elle avait accepté de s’y
intégrer. Elle avait commencé à travailler dès l’âge de quinze ans, elle était
vendeuse au Woolworth’s du quartier, et elle sortait avec un groupe de
lles aux gros rires stridents, qui parlaient continuellement des « copains »
et des chanteurs à la mode : Frankie Laine, Vie Damone, Fats Domino. Un
jour, au cours de l’été 1950, Dick Lingard avait surpris Pauline dans le
passage, adossée au mur, en train de faire l’amour avec l’un de ses ex-
petits amis. Les récriminations furent bruyantes et acerbes, et on put en
entendre le moindre détail dans toute la maison. Le garçon – le capitaine
de l’équipe de football de l’école – avait glissé dans sa poche la culo e de
Pauline. Dick Lingard était fou de jalousie, mais il ne pouvait pas le
montrer ouvertement. Il n’arrêtait pas de dire : « Cela ne me dérangerait
pas si elle essayait d’être convenable, mais se faire tringler vite fait, debout
contre un mur… ! C’est vraiment dégueulasse… comme deux chiens ! »
Arthur eut un sourire ironique. Mais il fut envahi par un ot de jalousie
qui se changea très vite en colère et en dégoût. Contre un mur, comme
deux chiens… Et le garçon avait emporté la culo e de Pauline. Elle était
devenue la prostituée du quartier…
Leur première dispute eut lieu peu de temps après cet incident. Ce fut
à propos du « meurtrier au bain d’acide sulfurique », John George Haigh,
qui avait été exécuté en 1949. Un journal du dimanche publiait une série
d’articles sur des criminels célèbres. Après avoir lu l’article consacré à
Haigh, Pauline avait fait remarquer qu’elle ne comprenait pas pourquoi
des meurtriers semblaient aussi inhumains. Arthur répliqua que si ce
qu’elle entendait par « humain » était la médiocrité et la stupidité, alors il
pensait que c’était vrai. Il déclara que, pour autant qu’il pût en juger,
Haigh avait seulement fait preuve de bon sens et d’un esprit entreprenant.
Il aimait les vêtements élégants et les voitures de sport, et il ne pouvait se
les procurer en travaillant dans une usine. Alors il avait décidé d’exercer le
métier de criminel – le meurtre de quelques personnes de la classe
moyenne qui n’avaient pas la moindre importance, de toute façon. Il
poursuivit en disant que les lois sont faites pour protéger les riches et
opprimer les pauvres. Pourquoi Haigh ne leur aurait-il pas rendu la
pareille ?
Pauline commit l’erreur de se moquer de lui et de dire qu’il était trop
jeune pour comprendre. Cela rendit Arthur furieux, et ses arguments
devinrent plus dogmatiques. Si la vie était sacrée, pourquoi Pauline
mangeait-elle de la viande et du poisson ? Est-ce qu’elle pensait que c’était
très bien de tuer un porc ou une vache, mais que c’était mal de tuer un
être humain qui était aussi stupide qu’un porc ou une vache ? Pauline dit
avec véhémence que même les gens les plus stupides pouvaient être
gentils et a entionnés, et Arthur répliqua qu’elle était bien une femme.
Elle raisonnait avec ses sentiments au lieu de raisonner avec sa tête.
Pauline évoqua l’a aire Heath, et demanda à Arthur comment il pouvait
justi er le meurtre sadique de deux femmes. Est-ce qu’elles avaient mérité
cela ? Arthur haussa les épaules. Il ne disait pas qu’elles avaient mérité
ce e mort a reuse. Mais il comprenait pourquoi Heath avait agi ainsi. Si
une lle était jolie, et qu’un homme la désirait, pourquoi était-il obligé de
jouer ce ridicule jeu social, à savoir l’inviter au restaurant, lui o rir des
boîtes de chocolats, et lui dire qu’il l’aimait ? Les hommes étaient pareils à
des loups, fondamentalement. Ils étaient capables de convaincre une lle
qu’ils l’aimaient, alors que tout ce qu’ils voulaient en réalité, c’était lui
ôter sa culo e.
C’en fut trop pour Pauline. Elle voyait où il voulait en venir. Elle lui dit
qu’il était un personnage répugnant et qu’il nirait probablement comme
Heath et Haigh. Et elle qui a la maison précipitamment.
Arthur était fou furieux. Sa propre sœur était contre lui. Les femmes
étaient toutes les mêmes : du bétail sentimental. Il ne se laisserait jamais
asservir par l’une d’elles.
J’étais curieux d’apprendre ce qui s’était passé ensuite. Arthur, le
solitaire sans pitié, s’était brusquement vu avec les yeux de Pauline :
quelqu’un qui était devenu hautain, intolérant et haineux. C’était une
sorte de crise, et une crise très grave pour un garçon de douze ans. Je lui
demandai ce qu’il avait fait. D’abord il me dit qu’il ne s’en souvenait pas.
— Vous êtes sorti et vous avez fait quelque chose ?
— Non.
— Avez-vous recherché de la compassion auprès d’Aggie ?
— Non.
Un non très sec et dédaigneux.
— Est-ce que vous avez lu ?
— Probablement.
J’abordai à nouveau le sujet au cours d’une séance ultérieure et ce e
fois il reconnut qu’il avait pris deux de ses livres préférés – Sept pas vers
Satan et Les Conquérants de Mars – et s’était rendu dans une cache e sur
la berge du canal, pas les fourrés habituels, mais un endroit plus éloigné.
Là, il avait lu pendant huit heures d’a lée. Et en ce e occasion, son
sentiment d’évasion fut intense, comme jamais auparavant. Il parcourut
les déserts et les forêts de Mars ; il conspira contre Satan tout-puissant. Et
à un certain moment durant ces huit heures, il coupa le cordon ombilical
qui le liait à Pauline. Il existait un monde d’aventures et de terreur qui
dépassait son entendement de femme. Il n’avait encore jamais rencontré
quelqu’un qui fût capable d’entrer dans ce monde. Les garçons de l’école
qui lisaient également des romans d’aventures n’étaient pas concernés ; de
plus, la plupart d’entre eux étaient des êtres chétifs. Le seul autre garçon
qui avait lu tout Burroughs – Duncan – était myope et avait un bras
atrophié. Arthur faisait grand cas de ne pas être chétif. C’est pourquoi il
admirait les petits amis athlétiques de Pauline, tout en méprisant leur
stupidité. La force ou l’imagination – ni l’une ni l’autre n’était e cace
toute seule. Il était nécessaire de posséder les deux.
La lecture de l’article sur Haigh l’amena à décider qu’il devait étudier
les méthodes des criminels. Il passa des soirées entières à la bibliothèque
municipale, où il lut les volumes de la série « Les causes célèbres en
Angleterre ». Il aurait pu emprunter ces ouvrages et les emporter à la
maison, mais la famille les aurait vus et se serait demandé pourquoi il
s’intéressait brusquement à des a aires criminelles. Ce n’était pas de ce e
façon qu’un maître du crime préparait sa carrière. Il les lut donc dans la
salle de la bibliothèque – Heath, Pritchard, Burke et Hare, Monson, Rouse,
et ainsi de suite. Ces lectures con rmèrent son opinion, à savoir que la
plupart des criminels sont des amateurs incroyablement maladroits. Même
Haigh, en y regardant de plus près, était en fait un imbécile. Sa méthode
était intéressante et astucieuse – assassiner pour s’emparer des biens de la
victime, et se débarrasser du corps en le plongeant dans un bain d’acide
sulfurique : une idée digne de Moriarty. Mais l’homme lui-même était un
imbécile, un m’as-tu-vu. De plus, quelqu’un qui entre en possession des
biens de sa victime grâce à des reçus falsi és et de fausses procurations
établit un lien entre lui-même et celle-ci, et il se fait prendre tôt ou tard,
inévitablement. Arthur n’avait pas la moindre objection à faire contre le
meurtre pour le pro t. Mais les crimes commis par Haigh et Landru
étaient vraiment indignes de Moriarty. C’était du travail d’amateur.
Lui ne songeait pas au crime pour le pro t, mais au crime pour le
crime. Le mot lui-même, « crime », le fascinait. Cela sonnait comme
« crasse » ou « crise ». C’était un moyen de réagir contre ce e société
stupide qu’il haïssait tellement.
Plus tard, il tenta d’expliquer ce sentiment envers la société par une
sorte de philosophie, et c’est peut-être le moment approprié pour en
parler. Il avait lu un livre Londres engloutie, de Richard Je eries, qui
décrivait un avenir où la Londres industrielle avait été détruite, et
remplacée par des champs et des bois. Dans le journal qu’il tenait en
prison, il avait écrit : « Lorsque j’ai lu ce livre merveilleux, j’ai acquis la
conviction que la civilisation était une erreur. » La civilisation avait
couvert la terre de grandes villes sales ; était-ce étonnant que les villes
engendrent des rats ? La terre avait été transformée en une décharge
immonde. Et depuis l’invention des machines, tout était allé de travers. Les
gens étaient venus habiter dans les villes, la population avait augmenté, et
la vie était devenue une foire d’empoigne.
Arthur Lingard aimait à rêver d’un retour au Moyen Âge – à une
Angleterre rurale avec des bois, des rivières et de charmants villages. Si les
gens étaient aussi stupides que son cousin Jim, ou les amies de Pauline,
cela n’aurait aucune importance, parce qu’ils mèneraient une vie simple et
saine. Après les travaux des champs, ils rentreraient chez eux à la tombée
de la nuit. La civilisation avait pour conséquence de rendre les gens
insigni ants encore plus insigni ants, en les abreuvant de divertissements
bon marché. Le crime était simplement une façon de protester contre ce e
civilisation qui salissait tout. Idéalement, il y aurait de grandes bandes de
criminels, dirigées par un esprit supérieur, qui s’appliqueraient à jeter du
sable dans les rouages de la société. À la limite de la ville, un immeuble
luxueux sortait du sol, on construisait un nouveau cinéma avec plusieurs
salles, un pub avec des projecteurs aux couleurs vives sur sa façade.
Chaque fois qu’une entreprise comme celle-là était couronnée de succès,
cela signi ait un nouveau pas vers l’urbanisation. Même un imbécile
comme Albert ressentait le besoin instinctif de briser les projecteurs, de
gribouiller des obscénités sur l’immeuble neuf, d’éventrer les sièges du
cinéma. Un jour, ce e protestation instinctive serait organisée et conduite
par un Napoléon du crime. Un gaz toxique tuerait tous les spectateurs
dans le cinéma et le changerait en musée des horreurs. Une ampoule de
cyanure versée dans un tonneau de bière garantirait la faillite du pub. Tout
cela pouvait être si facile…
 
À douze ans, Arthur Lingard était un adolescent très maigre, avec des
yeux globuleux qui révélaient une hyperthyroïdie, et était a igé d’un
léger bégaiement. Une masturbation excessive l’avait rendu très pâle, et sa
peau était toujours couverte de boutons ou de furoncles. Personne ne le
trouvait sympathique. Ses professeurs prenaient son air renfrogné pour de
la stupidité. Vivant la plupart du temps dans un monde imaginaire, il avait
peu d’hygiène et dégageait toujours une odeur d’urine rance. and il
était seul, il avait l’habitude de se curer le nez, ou bien de se gra er
l’entrejambe et ensuite de reni er ses doigts. Il rêvait qu’il était le chef
d’une organisation criminelle qui kidnappait les plus belles lles de la
ville, les amenait dans sa chambre, et le laissait les déshabiller et les
contempler avec une exultation méchante.
Sa fascination pour le crime était foncièrement sexuelle. Comme le
sexe, le crime impliquait l’interdit ; il comportait la dissimulation ; cela
voulait dire entrer dans des lieux où vous n’étiez pas censé vous trouver. À
cet égard, ses rêves d’être un Napoléon du crime étaient en désaccord avec
ses véritables désirs – pénétrer dans des maisons. Ce qui l’a irait en fait,
c’était le cambriolage et le viol.
Comment un futur Moriarty devait-il s’entraîner pour le crime ?
Arthur pressentait que le crime, par essence, consistait à ne pas être
découvert, à rechercher discrètement des occasions. Il lui fallait un
prétexte pour sonner à la porte des maisons. Il songea d’abord à livrer des
journaux, puis il se rendit compte que cela ne servirait à rien. Les livreurs
de journaux allaient jusqu’à la porte d’entrée et me aient le journal dans
la boîte aux le res. Mais lorsqu’il vit une annonce dans une épicerie du
quartier, demandant un garçon de courses, il sentit que c’était plus
prome eur. À la grande surprise de la famille Lingard, il obtint cet emploi.
On lui donna un vélo de livreur et il transporta des cartons d’articles
d’épicerie jusqu’à des maisons du quartier. Il frappait à la porte de
derrière, recevait le paiement, et un petit pourboire. Le premier jour de sa
tournée, il trouva un mot punaisé sur la porte de derrière : « Veuillez
laisser le carton dans les cabinets extérieurs. Je paierai plus tard ». C’était
plein de promesses. Cela voulait dire qu’il n’y avait personne à la maison –
à moins que la femme ait fait semblant d’être sortie pour ne pas avoir à
payer. Il essaya prudemment d’ouvrir la porte ; elle était fermée à clé. Il
porta le carton jusqu’aux cabinets. Chez les Lingard, on laissait souvent la
clé de la porte sur une étagère dans les toile es extérieures s’il n’y avait
personne à la maison. Ici, il n’y avait pas d’étagère, mais une recherche
a entive lui permit de découvrir une clé glissée dans un interstice entre le
montant de la porte et le mur.
À présent, il éprouvait la sensation familière – les ba ements
frénétiques du cœur, les intestins qui se liqué aient, une tension sexuelle
qui lui donnait des picotements dans les reins. Il rebroussa chemin vers la
porte de derrière, en portant toujours le carton, au cas où un voisin
l’aurait observé. Il introduisit la clé dans la serrure, et entra. Presque tout
de suite, une voix d’enfant cria depuis le premier : « C’est toi, maman ? » Il
ressortit précipitamment, referma la porte, et emporta la clé – et les
provisions – dans les cabinets.
Sa seconde tentative de cambriolage avait été un échec. Mais il
continua de chercher des occasions. Il repéra très vite les maisons qui
étaient à l’abri des regards des voisins, et il les nota dans son esprit comme
des possibilités. Mais la chance était contre lui. Les rares fois où on ne
répondit pas à ses coups à la porte, il ne trouva pas de clé, bien qu’il ait eu
la possibilité de chercher dans les toile es extérieures, la remise à charbon
ou la resserre. Durant les six mois où il fut garçon de courses, il parvint
une seule fois à entrer dans une maison. Il me raconta cet épisode lors
d’une phase ultérieure de l’analyse, quand il avait cessé d’essayer de
dissimuler la nature sexuelle de ses pulsions.
Dans une maison située à moins de deux rues de Penketh Street, il y
avait une jeune femme mariée qui lui rappelait Pauline – des seins fermes
et pleins, une bouche large et charnue, et des cheveux noirs. Elle avait
deux enfants, âgés de six et sept ans, et son mari servait dans la marine
marchande. Elle était toujours aimable et amicale, et lui donnait toujours
un shilling de pourboire – six pence au-dessus de la moyenne.
Un samedi matin, il alla à l’hôpital pour se faire percer un furoncle
avant de commencer sa tournée. En partant, il croisa la jeune femme qui
entrait avec ses deux enfants. Il songea qu’elle en avait au moins pour une
heure – la salle d’a ente était bondée. La perspective d’être à même de
voler certains de ses dessous le remplit d’une agitation fébrile. Il se dirigea
en hâte vers l’épicerie, y arriva plus tôt que d’habitude, et parcourut le
carnet des commandes. Il fut cruellement déçu : le nom de la jeune femme
n’y gurait pas. À ce moment, l’épicier lui dit : « Il y a une livraison en
plus », et il lui tendit une commande écrite à la main. C’était celle qu’il
voulait. Normalement, il préparait les commandes dans l’ordre où elles
étaient inscrites dans le carnet. Mais il prépara immédiatement la dernière.
L’épicier s’en aperçut et lui demanda ce qu’il faisait. Il répondit
négligemment : « J’ai pensé que j’allais faire les livraisons dans le sens
inverse aujourd’hui, histoire de changer. » Ce e explication fut acceptée. Il
plaça deux ou trois commandes à l’avant de son vélo, et il s’en alla. Cela
faisait bientôt une heure qu’il avait vu la jeune femme à l’hôpital.
Comme il s’y a endait, la porte de derrière était fermée à clé, et
personne ne vint ouvrir quand il frappa. Il porta les articles d’épicerie
jusqu’aux toile es extérieures, mais il n’y trouva pas de clé, malgré une
recherche minutieuse. Il regarda dans la remise à charbon… et trouva
nalement la clé dans un pot à con tures. Il me raconta qu’il avait éclaté
de rire sous l’e et du soulagement. Il avait eu peur que la jeune femme ne
l’ait emportée.
Il retourna jusqu’à la porte de derrière, introduisit la clé dans la serrure
et la t jouer, À ce moment, il entendit des voix d’enfants dans la rue, et
un bruit de pas dans le passage. Il retira la clé en hâte, et tandis que la
jeune femme ouvrait la barrière et entrait, il dit : « Je viens de me re votre
commande dans les cabinets. » « Oh, c’est très aimable de votre part. Vous
êtes venu de bonne heure aujourd’hui. » Il marmonna qu’il avait beaucoup
de livraisons à faire et, pendant qu’elle cherchait dans son sac à main, il
alla jusqu’à la remise à charbon et ouvrit la porte. Il laissa tomber la clé
dans le pot à con tures en s’exclamant : « Oups, je me suis trompé de
porte ! » puis il entra dans les cabinets à côté et récupéra les articles
d’épicerie. Son cœur ba ait si violemment qu’il eut toutes les peines du
monde à lui rendre son sourire quand elle lui donna son pourboire, et il
eut beaucoup de mal à maîtriser le tremblement de sa main.
Il passa le reste de la matinée dans une sorte d’étourdissement, à se
maudire et à la maudire. Il croyait à l’envoûtement, et cela l’amena à
soupçonner que, d’une manière ou d’une autre, elle avait su qu’il avait
l’intention de cambrioler sa maison, et qu’elle était rentrée en toute hâte.
Pour lui, cet échec était le signe que sa chance l’abandonnait. Et il se sentit
irrité et révolté.
Mais au milieu de l’après-midi, il aperçut la jeune femme qui a endait
à l’arrêt d’autobus devant l’épicerie. Ses enfants avaient mis leurs habits
du dimanche. Alors qu’il s’a airait, préparant une commande tout en
s’interrogeant sur une seconde chance, elle entra précipitamment dans le
magasin et demanda un paquet de thé Earl Grey. « Heureusement que je
m’en suis souvenue. J’emmène les enfants chez leur grand-mère où ils
passeront la nuit, et elle n’arrive pas à en trouver dans son quartier. »
Brusquement, il fut évident pour lui que, tout compte fait, le destin était de
son côté. Il avait largement le temps. Elle ne serait pas de retour avant
plusieurs heures, selon toute vraisemblance.
Une heure plus tard, il termina ses livraisons et prit la direction de la
maison de la jeune femme. Des enfants jouaient dans la rue, mais ils ne
rent pas a ention à lui. Lorsqu’il a eignit la barrière de derrière, il
s’aperçut qu’elle était verrouillée. Il était clair qu’elle était sortie de la
maison par la porte principale. Durant un moment, il ressentit de la fureur.
Le destin se moquait de lui à nouveau. Puis son obstination reprit le
dessus. Il n’y avait personne dans les parages. Escalader la barrière fut
l’a aire d’un instant. Un couple âgé vivait dans la maison d’à côté – il
faisait également des livraisons chez eux – et il était peu probable qu’ils
s’aperçoivent de quelque chose.
Il redoutait que la clé ne soit pas dans le pot à con tures. Si elle était
sortie par la porte principale, elle avait probablement fermé à clé la porte
de derrière de l’intérieur. Mais la clé était bien dans le pot à con tures. Il
alla jusqu’à la porte et essaya d’introduire la clé dans la serrure. Mais
celle-ci rencontra un obstacle et il comprit brusquement : ce e clé était un
double, placée là en cas d’urgence. Elle avait laissé l’autre dans la serrure.
Il eut beau pousser, la porte demeura fermée.
La fenêtre de la cuisine était également verrouillée, mais il vit que le
loqueteau était mal assuje i. Il y avait une autre resserre au-delà des
cabinets et il alla y jeter un coup d’œil. C’était une cabane pour les
bicycle es. Sur le sol, il y avait plusieurs paires de chaussures d’enfants
couvertes de boue, et à côté, sur une feuille de journal, un couteau de
cuisine qui avait été utilisé pour gra er la boue.
Il savait comment forcer un loqueteau de fenêtre. De temps en temps,
il devait le faire à Penketh Street lorsque tante Elsie oubliait de laisser la
clé dans les toile es extérieures. Il glissa la lame du couteau entre les deux
châssis de la fenêtre à guillotine, poussa vers le haut et ôta le loqueteau. Il
n’eut aucune di culté à ouvrir la fenêtre. Un instant plus tard, il se tenait
dans la cuisine, et il referma la fenêtre derrière lui.
La cuisine était moins excitante que celle de la maison de Duncan. À
tout prendre, elle ressemblait beaucoup à la cuisine de Penketh Street,
Mais elle était mieux tenue, et elle ne sentait pas la graisse rance et les
cafards écrasés. Les meubles de la salle de séjour étaient neufs, et il y avait
sur la table une nappe faite d’une éto e veloutée.
Il enleva ses chaussures et gravit l’escalier. Les murs étaient peu épais,
et il avait peur que les voisins n’entendent ses allées et venues. La maison
comportait deux chambres à coucher. Celle donnant sur l’arrière-cour était
manifestement la chambre des enfants. Un ours en peluche et une poupée
étaient bordés dans le lit. L’autre était la chambre de la jeune femme, et un
jupon eur de pêcher était posé sur le dossier d’une chaise.
À présent il était dans un état proche de la èvre. Une fois encore, il
nageait dans son élément comme un poisson – seul dans la maison de
quelqu’un d’autre, dans la chambre d’une femme séduisante. Son premier
objectif fut le tiroir de sa coi euse. C’était exactement ce qu’il espérait.
Comme la plupart des jeunes femmes mariées, elle a achait beaucoup
d’importance à son aspect lorsqu’elle retirait sa jupe. Il y avait des culo es
et des jupons de toutes les couleurs possibles et imaginables. Il les sortit du
tiroir un à un, et les disposa sur le lit. Puis il regarda dans la corbeille à
linge. (Dix-sept ans plus tard, il était à même de me décrire l’agencement
de la chambre, et les couleurs des culo es ; il fermait les yeux en parlant,
et se les représentait, de toute évidence.) Il trouva dans la corbeille à linge
une culo e de soie noire, à l’envers. En la prenant il s’aperçut qu’elle était
légèrement humide, et qu’elle dégageait la même odeur de parties
génitales féminines que celle qu’il avait remarquée sur les culo es de
Pauline, ce qui changea sa surexcitation en èvre. Il la posa sur le lit, ôta
tous ses vêtements, et s’allongea sur la culo e. L’orgasme fut violent et
immédiat. Il resta ainsi pendant dix minutes, sa joue posée sur un jupon
en soie, puis il se mit sur le dos et somnola. Le ciel au-delà de la fenêtre
était d’un bleu intense, avec des nuages crémeux. Des cris d’enfants
résonnaient dans la rue. Il se sentait totalement en paix, suprêmement
heureux. Elle ne serait pas de retour avant plusieurs heures. Dans
l’intervalle, ce e chambre était la sienne. Il se glissa entre les draps et
s’assoupit.
Lorsqu’il se réveilla, il avait faim. Il descendit au rez-de-chaussée,
toujours nu – c’était une note supplémentaire de viol, d’indécence – et alla
dans la cuisine. Il trouva dans le placard du lait et une boîte de gâteaux
secs, ce qui lui sembla le comble du luxe. À la maison, ils avaient des
gâteaux secs uniquement à Noël et à l’occasion d’anniversaires. Il mangea
et but, ramassa soigneusement les mie es, puis il retourna au premier.
Une idée lui vint à l’esprit qui t réapparaître la èvre. Ces dessous
étaient un pis-aller, ce n’était pas la jeune femme. Et s’il pouvait vraiment
la posséder ? Elle reviendrait très tard, probablement. and elle
rentrerait, elle se coucherait. Il pouvait a endre qu’elle soit endormie, et
alors se jeter sur elle. Un coup violent, assené avec un marteau,
l’assommerait raide. Ensuite il pourrait lui faire tout ce qu’il voudrait. Le
seul problème… où se cacher jusqu’à ce qu’elle se soit endormie ?
Mais ce ne devait pas être très di cile. Il y avait la chambre des
enfants. Il était peu probable qu’elle aille jeter un coup d’œil dans ce e
chambre lorsqu’elle rentrerait.
Les heures passaient lentement. Il avait soigneusement rangé tous ses
sous-vêtements dans le tiroir, bien pliés. Dans le tiroir du bas, il trouva une
liasse de billets d’une livre dissimulée dans une boîte contenant des
bigoudis. Il prit deux billets et remit les autres dans la boîte. Puis il se
recoucha et observa le ciel devenir bleu foncé, puis violet. À la tombée de
la nuit, il alla au rez-de-chaussée et sortit dans la cour pour reme re la clé
dans le pot à con tures. Puis, revenu dans la maison, il t le tour des
pièces avec un torchon et essuya soigneusement tout ce qu’il avait touché
depuis qu’il était entré. Il se servait d’une lampe de son vélo pour se
diriger dans le noir. Finalement, vers les dix heures, il s’installa dans la
chambre des enfants. Il se coucha sur un édredon qu’il avait placé sur le
plancher. Posé près de lui, il y avait un marteau qu’il avait pris dans la
remise à charbon.
Ce fut vers une heure du matin qu’il comprit qu’elle ne rentrerait pas
ce e nuit-là. Je lui demandai ce qu’il avait ressenti lorsque c’était devenu
évident. « Je me suis senti oué. » « Mais n’avez-vous pas été soulagé,
également ? » Il eut l’air surpris. « Pourquoi aurais-je été soulagé ? Je ne
risquais pas grand-chose. » « Mais vous auriez pu la tuer avec ce
marteau. » Il eut un sourire dépourvu de joie. « C’est bien possible. Je
manquais encore de pratique à l’époque. »
Le second cambriolage se termina donc sans dommage. Il laissa tout en
ordre et remit le marteau dans la remise à charbon, où, sans aucun doute,
la jeune femme s’en servit le lendemain, sans se douter qu’il avait failli
être l’instrument de sa mort. Son seul butin fut deux culo es et deux
billets d’une livre. Il avait eu envie de prendre la culo e de soie noire dans
la corbeille à linge parce qu’elle était imprégnée de l’odeur corporelle de la
jeune femme, mais il s’était dit que celle-ci s’apercevrait de sa disparition.
Il sortit sans bruit par la porte principale et rentra à Penketh Street, où la
porte de derrière avait été laissée ouverte à son intention. À certains
égards, c’était commode d’habiter dans ce e maison. Personne ne lui
demanda où il avait passé la soirée.
 
La situation devint chaotique chez les Lingard. Dick Lingard était sujet
à de soudains accès de fureur. Au cours de l’un d’eux, il frappa Aggie et lui
entailla le front ; une autre fois, un fer à repasser destiné à tante Elsie
passa par la fenêtre. Pauline en était la cause principale. Elle avait dix-huit
ans, elle était jolie, et les hommes la trouvaient très séduisante. Elle ne
voyait aucune raison d’être dèle à Dick Lingard, d’autant plus qu’elle
savait qu’il avait toujours des rapports sexuels avec tante Elsie. Les
hommes étaient a irés vers le rayon de savons de toile e du Woolworth’s,
où elle était vendeuse, et ils l’invitaient au restaurant et au cinéma. L’un
d’eux était un homme chauve à la peau hâlée, George Goldhawk ; il avait
fait du music-hall. Un autre était Eugene Turner, le propriétaire du garage
qui avait nalement persuadé Pauline de partir avec lui. Pauline couchait
avec les deux, a ée qu’un homme d’un certain âge la trouvât séduisante.
Dick Lingard amena par ruse Pauline à reconnaître qu’elle avait eu des
rapports sexuels avec George Goldhawk, en le traitant de « vieux pédé ».
Le « Oh, non certainement pas ! » de Pauline révéla qu’elle le connaissait
plus intimement qu’elle ne voulait bien l’adme re. George Goldhawk
s’assura le concours d’Arthur. Il habitait un appartement situé au-dessus
d’un garage, et Pauline y passait la soirée avec lui au moins une fois par
semaine. Lorsque cela se produisait, Pauline était censée être au cinéma
avec Arthur : il partait de la maison avec elle, et rentrait avec elle très tard
le soir, tout en parlant du lm. En fait, Arthur passait la soirée seul au
cinéma, et lui racontait l’action du lm durant le trajet de retour. Dick
Lingard était capable d’aller voir le lm en question, et ensuite de
soume re Pauline à un interrogatoire serré. Un soir, il les suivit, mais
Arthur l’aperçut, et il avertit Pauline. Ils entrèrent tous les deux dans le
cinéma, et une demi-heure plus tard, elle s’éclipsa par une porte latérale et
courut retrouver son amant. Goldhawk commença bientôt à traiter Arthur
en ami et en con dent. Il était su samment perspicace pour reconnaître
quelqu’un d’intelligent derrière les furoncles et l’eczéma. Ils n’essayèrent
pas de cacher leur liaison à Arthur. Un soir, Arthur entra alors qu’ils
étaient encore au lit, et il s’assit et bavarda avec Goldhawk pendant que
Pauline s’habillait. Une autre fois, la jalousie de Dick Lingard devint
tellement obsessionnelle qu’il interdit à Pauline de sortir. Arthur alla voir
Goldhawk, et tous deux passèrent la soirée à discuter et à boire des bières.
Goldhawk eut une grande in uence sur Arthur – comme je
l’expliquerai dans un moment. Il trouva la mort dans un accident : une
poutrelle d’un immeuble en construction glissa de sa chaîne et transperça
le toit de la voiture qu’il conduisait. Arthur le vit avant qu’on enlève la
voiture, son visage était à moitié écrasé, et la violence de l’impact lui avait
arraché l’épaule gauche. Il avait trouvé Goldhawk sympathique, pourtant
il éprouva une étrange satisfaction. Un autre amant de Pauline avait eu
une n violente : le capitaine de l’équipe de football de l’école avait été tué
dans un accident de planeur. Arthur pensa que lui-même était immunisé.
La jalousie de Dick Lingard devenait insupportable pour tout le
monde. Tante Elsie l’avait surpris en train de caresser les seins ou les
fesses de Pauline si souvent qu’elle ne pouvait plus avoir de doutes sur la
nature de leurs rapports. Chose étrange, elle avait pris cela calmement. Un
jour, alors qu’il se disputait avec elle, Arthur y t allusion : « Je ne sais pas
comment tu peux feindre d’ignorer ce qu’il fait avec Pauline… » Mais
avant qu’il ait pu poursuivre, elle l’avait interrompu d’un ton sec : « Tais-
toi. Ton oncle est un brave homme, ne l’oublie jamais ! » « Hitler était
quelqu’un de bien, lui aussi », répliqua Arthur avec un humour maussade.
Ce e remarque fut rapportée à Dick Lingard, lequel décida de ne pas s’en
prendre à Arthur ouvertement, mais d’a endre son heure.
Un jour, George Goldhawk dit à Pauline qu’il pensait que son divorce
serait bientôt prononcé, et proposa qu’ils se marient. Pauline m’a raconté
en détail ce qui se passa ensuite, avec sa franchise habituelle. Elle jugea
que le meilleur moment pour annoncer la nouvelle à oncle Dick était après
des rapports sexuels. Le samedi après-midi suivant, tante Elsie sortit.
Pauline essuyait la vaisselle dans la cuisine lorsque son oncle entra. Il
s’approcha d’elle à sa façon habituelle, dégrafa son soutien-gorge à travers
le chandail épais qu’elle portait, puis glissa sa main dessous et caressa ses
seins nus. «  ’en penses-tu, jeune lle ? T’es d’accord pour une petite
baise avec un vieil homme ? » Elle acquiesça de la tête sans rien dire. « Ah,
t’es une gentille lle ! » Il retroussa sa jupe, t descendre sa culo e sur ses
genoux, et caressa son vagin. Le pincement de ses mamelons l’avait déjà
rendue moite. « Laisse tomber la vaisselle. Allons en haut. » Elle enleva sa
culo e et le suivit docilement dans l’escalier. Il déboucla sa ceinture et
dé t ses bretelles en montant. Dans la chambre, il lui t l’amour
immédiatement, dans un état de surexcitation violente, et elle accrut son
plaisir en enfonçant le bout de son doigt dans son anus – une caresse qui
avivait toujours son orgasme. Ensuite, il posa sa tête sur la poitrine de
Pauline, tandis qu’elle caressait de la main son menton non rasé. Il dit :
— Ah, jeune lle, tu me causes bien des peines de cœur. J’sais pas ce
que j’ferai quand tu t’en iras.
— Je dois bien me marier un de ces jours, tu sais !
— Ouais, je sais, t-il d’un air sombre.
— Tu essaierais de m’en empêcher ?
Il secoua la tête tristement.
—  Non. Je prends de l’âge. Je sais que je peux pas te garder pour
toujours.
— Et si… je voulais me marier bientôt ?
— Comment ça, bientôt ?
Il se mit sur son séant, comprenant que la conversation avait été
habilement orientée dans ce e direction.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— George Goldhawk veut que je l’épouse au mois d’août.
—  oi ? Ce vieux chnoque chauve comme un œuf ?
C’était une remarque très méchante. George Goldhawk avait le même
âge que Dick Lingard. Dick s’était mis dans une situation délicate, et il le
savait. En temps normal, il se serait emporté et aurait administré une
fessée à Pauline. Cela lui procurait toujours du plaisir de voir son derrière
nu devenir tout rouge sous ses tapes. Mais il avait déclaré qu’il ne
s’opposerait pas à ce qu’elle se marie, et il pouvait di cilement se dédire.
Il louvoya et a rma que George Goldhawk ferait un mari désastreux.
Pauline t valoir que George avait des rentes et était le propriétaire d’une
pension de famille à Bootle. C’était encore plus méchant. Dick Lingard
était très susceptible à propos de sa pauvreté. « Eh bien, tu ne l’épouseras
pas tant que je serai ton tuteur, voilà qui est net ! » « Tu fais un fameux
tuteur ! Heureusement qu’ils ne sont pas tous comme toi ! » La dispute
continua. Dick Lingard fondit en larmes et se mit à genoux. C’était un
homme très vigoureux, et Pauline se garda bien de le me re hors de lui.
Elle accepta d’en rester là pour le moment. Tandis qu’il était agenouillé
devant elle et lui embrassait les genoux, Dick Lingard prit conscience des
formes généreuses de Pauline, et une partie de son anatomie refusa de
s’abaisser. Cela se termina sur le lit à nouveau. Mais ce n’était qu’une
réconciliation provisoire. Car elle avait bel et bien admis qu’elle
fréquentait George Goldhawk. Et Dick Lingard songea que Goldhawk
usait vraisemblablement de son privilège de la déshabiller bien plus
souvent qu’il ne le faisait lui-même. Il connut les a res de la jalousie.
and avait-elle la possibilité de le voir ? Il surveilla a entivement ses
allées et venues et arriva à la conclusion qu’elle n’avait qu’une seule
possibilité : ses soirées au cinéma avec Arthur. Il la harcela à ce sujet, et
elle nit par l’adme re. Ce fut un autre mauvais point pour Arthur.
L’antagonisme devint encore plus manifeste. Tout le monde à la
maison se rendait compte qu’une tension sexuelle existait entre Pauline et
son oncle. C’était un soulagement quand l’un d’eux n’était pas présent aux
repas. Un jour, oncle Dick dit d’un air menaçant à Arthur qu’il était au
courant pour la supercherie avec George Goldhawk. Arthur haussa les
épaules.
— Pauline est ma sœur. Tu ne t’a ends tout de même pas à ce que je
me range de ton côté contre elle, hein ?
Dick Lingard le regarda avec froideur. Il n’était pas habitué à ce que les
hommes de sa famille lui tiennent tête.
— Tu ne perds rien pour a endre. Note bien ce que je dis.
— Vraiment ? t Arthur.
Pauline lui demanda de porter à George Goldhawk une le re où elle
lui expliquait ce qui s’était passé. Goldhawk lui o rit une bière et se lança
dans un long monologue où il s’apitoyait sur son sort, ce qui amena
Arthur à ressentir un profond mépris. Finalement il lui dit :
— Si tu veux l’épouser, tu connais le moyen. Mets-la enceinte.
Goldhawk lui lança un regard plein d’espoir.
— Tu penses que ça marcherait ?
Arthur s’apprêtait à expliquer son raisonnement – le bébé pourrait
être a ribué à Dick Lingard, et celui-ci ferait tout pour empêcher cela –
mais il songea qu’il valait mieux que Goldhawk reste dans l’ignorance à
propos des rapports sexuels de Pauline avec son oncle. George pouvait
décider de la plaquer. Même des hommes immoraux peuvent se montrer
étrangement moraux à l’égard de l’inceste. Alors Arthur lui a rma que
Dick Lingard perme rait probablement à Pauline de se marier, plutôt que
d’avoir à subvenir aux besoins d’une mère célibataire. Plus tard ce jour-là,
Arthur t part de ce e idée à Pauline. Celle-ci sembla lui plaire.
Albert avait des ennuis. Il ne se contentait plus de lacérer des sièges de
bus et de comme re des larcins au Woolworth’s. Il volait des objets plus
importants et plus coûteux. Il fut pris sur le fait alors qu’il tentait de sortir
d’une papeterie en emportant une machine à écrire portative. L’agent de
probation devint un personnage que l’on voyait souvent chez les Lingard
au cours de l’hiver 1950-1951. Puis Arthur commit sa première erreur.
Durant le week-end, il ne travaillait plus à l’épicerie mais dans un magasin
de téléviseurs – je reviendrai plus longuement sur cet incident – et il
découvrit rapidement que c’était très facile de « piocher dans le tiroir-
caisse ». Le magasin vendait des disques et des appareils ménagers aussi
bien que des radios et des téléviseurs. C’était très facile pour Arthur
d’inscrire la somme truquée sur le rouleau de papier du tiroir-caisse et
d’empocher la di érence. Un jour, le commerçant véri a les sommes
inscrites par Arthur et s’aperçut qu’il avait fait trop peu payer pour un
tube cathodique. Coïncidence, le client entra dans le magasin à ce
moment-là, et le commerçant lui en parla. Naturellement, le client indiqua
la somme exacte qu’il avait payée. Arthur n’était pas là ce jour-là. Son
employeur commença à le surveiller de près, et il se rendit compte
qu’Arthur prenait deux livres environ dans le tiroir-caisse chaque samedi.
Alors, un samedi après-midi, comme Arthur était sur le point de partir, le
commerçant lui demanda de vider ses poches. Arthur refusa en prenant un
air o usqué. Le commerçant appela un policier qui passait dans la rue, et
Arthur, à présent intimidé, vida ses poches. Il avait à peu près deux livres
de plus que sa paie du week-end. Il comprenait maintenant pourquoi le
commerçant, faisant semblant d’être à court de monnaie, lui avait
demandé au cours de l’après-midi : « Est-ce que tu as de l’argent sur toi,
Arthur ? » Et Arthur avait répondu : « Seulement une demi-couronne
environ. »
Même dans ce e situation critique, Arthur garda la tête froide. Il savait
que le fait d’avoir ces deux livres dans sa poche n’était pas une preuve
contre lui. Il pouvait dire qu’il avait trouvé cet argent dans la rue, ou bien
qu’il ignorait comment il était arrivé dans sa poche, et personne ne
pouvait prouver le contraire. Mais le commerçant montra le rouleau du
tiroir-caisse. Il avait surveillé a entivement Arthur, en réparant
apparemment des radios dans l’arrière-boutique, et il avait noté toutes les
ventes qui avaient eu lieu. Arthur comprit qu’il était ba u, et il avoua le
vol. « Désirez-vous engager des poursuites ? » demanda le policier. Le
commerçant, qui n’était pas rancunier, dit non. Mais il alla trouver Dick
Lingard et lui dit qu’il poursuivrait Arthur en justice si Dick refusait de
donner une bonne raclée à Arthur. Arthur se soumit de mauvaise grâce,
rendu furieux par cet a ront – mais il était encore plus furieux contre lui-
même et sa bêtise. Il avait été pris sur le fait. Le commerçant regarda d’un
air satisfait la grosse sangle de cuir s’aba re une douzaine de fois sur le
derrière d’Arthur penché en avant, puis il dit : « C’est su sant. Cela lui
servira de leçon », et il s’en alla. Arthur qui a la maison et resta dehors
durant la moitié de la nuit, à arpenter la berge du canal, à grincer des
dents et à lâcher des jurons. Mais il continua de travailler au magasin de
télévisions.
La situation de Pauline ne s’arrangeait pas. Un jour, Dick Lingard
s’emporta, saisit son poignet et faillit le casser, celui-ci fut en é et couvert
de bleus pendant plus d’une semaine. Pauline fut tellement indignée
qu’elle sortit le samedi après-midi suivant. Elle le passa au lit avec Eugene
Turner (avec qui elle avait également des rapports sexuels de temps en
temps, habituellement sur la banque e arrière de sa voiture). Alors qu’il la
reconduisait à la maison, elle dit : « Tu peux me déposer devant la porte. »
Il la regarda, bouche bée. « Tu es devenue folle ? » « Non. » Elle demeura
in exible. Dick Lingard l’aperçut depuis la fenêtre au premier, et il vint
l’a endre à la porte de derrière. « Espèce de petite roulure ! Tu ne vaux pas
mieux qu’une chienne en chaleur ! » « Ça te va bien de dire ça ! » Elle
regarda avec mépris dans la direction de sa brague e. C’en fut trop. Il
l’empoigna, la tira de force dans la salle de séjour, et la mit en travers de
ses genoux, tandis qu’il baissait sa culo e. Elle s’a endait à ce qu’il lui
administre une fessée. Mais il se contenta de palper la fente entre ses
cuisses, puis il y enfonça son doigt. Le doigt était humide quand il
ressortit. Les taches sur l’entrejambe de la culo e de Pauline étaient
facilement reconnaissables. À présent il sanglotait de rage et de désir.
— Espèce de sale pute ! Tu crois que tu peux faire tout ce qui te plaît ?
Je présume qu’il avait même pas mis un préservatif ?
— Non, répondit Pauline, à présent rendue furieuse par ce e invasion
de son intimité. Et si tu tiens à le savoir, il a sauté du train en marche et il
a joui sur mon ventre !
Elle s’a endait à être ba ue, mais les subtilités de la psychologie
masculine dépassaient son entendement.
— Puisque tu te conduis comme une chienne, je vais te prendre comme
une chienne !
Sur ce, il l’obligea à se pencher sur l’accoudoir du fauteuil, ouvrit sa
brague e d’une main, et la pénétra par-derrière. Ce fut à ce moment que
Arthur arriva dans l’arrière-cour. Il regarda par la fenêtre et resta cloué sur
place. Oncle Dick l’aperçut et hurla :« Va te faire foutre, toi aussi ! » Alors
qu’il criait, il jouit, et ce e phrase fut accompagnée d’un étrange
gargouillement. Arthur tourna les talons et partit en courant. Ensuite Dick
Lingard s’agenouilla, obligea Pauline – nue à partir de la taille – à s’asseoir
dans le fauteuil, et il sanglota sur ses genoux. Elle ne le repoussa pas, trop
contente d’avoir échappé à une raclée. Mais lorsqu’il baissa les yeux vers
la culo e de Pauline, avec l’entrejambe taché, jetée sur le tapis, il poussa
un gémissement de véritable détresse. « Comment as-tu pu me faire ça ? »
Il percevait manifestement que quelque chose de terrible et d’irrévocable
s’était produit. À sa façon, Dick Lingard vouait à Pauline un amour
sincère.
 
Deux jours plus tard, Arthur fut a erré quand l’agent de probation
vint à l’école et demanda à le voir. C’était une femme d’un certain âge,
avec des cheveux gris, qui s’était également occupée d’Albert. Elle lui dit
que le commerçant avait décidé d’entamer des poursuites judiciaires
contre lui. Arthur fut indigné. « Il ne peut pas faire ça ! Il avait promis ! » Il
lui parla de la correction administrée avec la sangle de cuir. L’agent de
probation déclara : « Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a changé d’avis.
Ou bien quelqu’un l’a amené à changer d’avis. » Arthur comprit tout de
suite. Oncle Dick !
C’était exact. Oncle Dick était allé trouver le commerçant et lui avait
dit qu’il rendrait service à tout le monde s’il poursuivait Arthur en justice.
Arthur était complètement indocile. « J’ai quelques raisons de croire – bien
que je n’en aie pas la preuve –, avait-il dit au commerçant, qu’Arthur a des
rapports sexuels avec sa cousine Aggie. » Ce qui était la vérité, ainsi que je
l’expliquerai dans un moment. Le commerçant était un homme avec des
principes moraux, et il fut scandalisé en entendant le mot « inceste ». Il
accepta de porter plainte contre Arthur.
Je suis enclin à douter que Dick Lingard aurait fait ce e demande –
injuste, il est vrai – s’il avait été dans son état normal. Mais il était à
moitié fou de jalousie à propos de Pauline, et il était persuadé qu’Arthur la
poussait à se marier, a n de l’éloigner de lui. C’était un acte absurde.
Arthur était un délinquant primaire, et il serait certainement placé en
liberté surveillée. D’un autre côté, il pouvait très bien dire ce qu’il savait
au sujet de Pauline. Dick Lingard se sentait peut-être à l’abri sur ce point,
étant donné que Pauline n’était plus mineure, et qu’il serait di cile de
prouver qu’il l’avait séduite six ans auparavant. Il en était venu à haïr
Arthur, qui semblait si indi érent et méprisant ; il voulait que celui-ci se
sente vulnérable.
Son stratagème marcha. Arthur comparut devant le tribunal pour
enfants le 11  mars 1951, et fut mis en liberté surveillée pour une durée
d’un an. Le juge dit à Dick Lingard d’un ton sévère : « Votre ls (Albert) est
déjà en liberté surveillée. Son mauvais exemple a peut-être in uencé ce
jeune homme. Il vous appartient de faire montre de fermeté a n de
décourager toute violation de la loi à l’avenir. » Dick Lingard avait dit au
juge qu’Arthur était complètement indocile, renfrogné, désobéissant, et
violent.
Cela rendit Arthur furieux. Il n’arrivait pas à croire que ces a ronts
ridicules lui étaient vraiment faits à lui, le futur Napoléon du crime ! Dick
Lingard était parvenu à ses ns pour une bonne part : il avait fait sentir à
Arthur la force de la « contingence », et celui-ci se sentait e ectivement
vulnérable.
Le résultat fut une guerre totale dans la maison de Penketh Street.
Arthur exécrait Dick Lingard et rêvait de le tuer. Seul le meurtre pouvait
e acer ce sentiment d’a ront. Sa haine le rendit imprudent, et il commit
une erreur qui amena certainement Dick Lingard à se fro er les mains de
joie. Il vola un pistolet dans un appartement où il avait réparé un poste de
télévision. Je pense qu’il ne fait aucun doute qu’Arthur le vola pour tuer
son onde. Il t des réponses évasives à ce sujet, et je n’insistai pas.
Connaissant Arthur, je devine que son intention était de cacher le pistolet
pendant une période assez longue, jusqu’à ce que le vol soit oublié, et
ensuite de préparer soigneusement le meurtre. Il n’avait pas de balles pour
l’arme.
Malheureusement, on remarqua la disparition du pistolet quelques
heures à peine après qu’il l’eut volé. La police vint à la maison et
interrogea Arthur. Il comprit certainement que son projet de meurtre avait
fait long feu. Il aurait dû jeter l’arme dans le canal tout de suite, mais il
était sûr qu’on ne trouverait pas sa cache e sur la berge du canal. Il avait
compté sans la famille Lingard. Aggie connaissait la cache e derrière les
buissons. Elle en avait parlé à Jim. (Jim et elle étaient très proches ; il avait
été responsable de la perte de sa virginité.) À présent Jim était marié et
avait deux enfants – à vingt et un ans – mais lorsque son père vint le voir,
il lui parla de la cache e. Dick Lingard demanda à un policier de
l’accompagner, et ils cherchèrent derrière chaque buisson situé à moins de
quinze cents mètres de Penketh Street. Ils découvrirent bientôt un endroit
où quelqu’un venait, en e et, régulièrement : la terre était piétinée et
aplanie. Ils fouillèrent et trouvèrent une pierre plate, soigneusement
recouverte de terre. Au-dessous, une boîte en fer-blanc avait été enterrée
avec beaucoup de soin. Dans la boîte, il y avait six culo es, plusieurs
bijoux et breloques, et le pistolet volé. Parmi les breloques, il y avait le
pendentif muni d’une chaîne e en or qu’Arthur avait pris lors de son
premier cambriolage. Il n’avait jamais essayé de le vendre.
Des ménagères du quartier s’étaient plaintes du vol de dessous sur
leurs cordes à linge. Ironie du sort, aucune des culo es se trouvant dans la
boîte n’avait été volée sur une corde à linge. Certaines des breloques
furent identi ées par les propriétaires de postes de télévision dont Arthur
s’était occupé les samedis après-midi. Aucune n’avait une grande valeur.
(Le pendentif et la chaîne e ne furent jamais restitués aux parents de
Duncan Mclver ; à la connaissance d’Arthur, ils ne s’aperçurent même pas
qu’ils avaient disparu.)
L’a itude renfrognée et peu coopérative d’Arthur au tribunal fut
probablement un facteur important pour la détermination de la durée de
sa peine. S’il s’était montré plus coopératif, il en aurait très certainement
été qui e pour une nouvelle liberté surveillée. En l’occurrence, il fut
condamné à passer deux ans à Earlestow, l’école pour délinquants
juvéniles située à proximité de Manchester.
Il refusa de parler de ce e période avec moi. Cela ne m’étonne pas du
tout. Earlestow a la réputation d’être l’école de ce genre la plus dure dans
le nord de l’Angleterre. Les garçons qu’il y connut lui inspirèrent
probablement du mépris et du dégoût. Il me dit que, bien que les brimades
soient formellement interdites, il avait été roué de coups à deux reprises
au cours des quinze premiers jours qu’il avait passés là-bas.
Apparemment, l’administration estimait que ce genre de chose était tout à
fait salutaire : le garçon devenait moins agressif et recherchait la paix à
tout prix. S’il y avait eu la moindre chance pour qu’Arthur Lingard cessât
d’être un criminel – et j’en doute fort – celle-ci s’évanouit au cours des six
mois qu’il passa à Earlestow. Je suis porté à croire que, à certains égards,
Arthur Lingard était un individu tout à fait équilibré avant d’aller à
Earlestow. Lorsqu’il en sortit, il était déséquilibré, rongé par la haine et la
peur, et farouchement résolu à faire payer cela à quelqu’un. Il y parvint.
Mais la haine et la violence demeurèrent.
 
Au bout de six mois, il s’évada en grimpant sur le toit d’une resserre et
en escaladant le mur. Il vola un vélo et retourna à Warrington, puis se
rendit à l’appartement de George Goldhawk. La police vint trouver Dick
Lingard, et celui-ci conseilla d’inspecter l’appartement de Goldhawk.
Moins de seize heures après son évasion, Arthur était en détention
préventive. Mais l’agent de probation intervint. Arthur comparut à
nouveau devant le tribunal pour enfants. Il s’a endait à ce que sa peine
soit aggravée, en raison du vol d’un vélo. Mais, à son grand étonnement, le
juge ordonna à Dick Lingard de reprendre le rebelle chez lui, et de faire un
e ort pour « le garder dans le droit chemin ». Arthur dut prome re
solennellement d’éviter les ennuis à l’avenir. Et, pour ajouter à sa stupeur,
le juge, un homme âgé au visage rose et aux cheveux blancs, un
personnage à la Dickens, croisa son regard et lui t un clin d’œil. Il apprit
par la suite que c’était la dernière a aire qu’il jugeait ; il prenait sa retraite
le jour même et désirait terminer sa magistrature sur un acte de clémence.
Trois mois plus tard, Dick Lingard était en prison, pour les raisons qui
ont déjà été données. Arthur constata que sa vengeance était ridiculement
facile à obtenir. L’assistante sociale l’interrogea au sujet de la grossesse de
Pauline, laquelle était devenue évidente. (Bien sûr, cela ne la regardait pas ;
elle était simplement curieuse.) Arthur lui dit ce qu’il savait. L’assistante
sociale fut scandalisée – particulièrement par la description de Pauline
penchée sur un fauteuil, tandis que les mains musclées de son tuteur lui
tenaient la nuque et que ses reins frénétiques heurtaient violemment ses
fesses o ertes. Elle présuma – à tort – que Pauline avait été violée
continuellement depuis l’âge de douze ans. Dick Lingard fut arrêté alors
qu’il revenait d’un match de football, où il avait passé un samedi après-
midi maussade et peu satisfaisant. Il n’essaya pas de nier qu’il avait été le
premier amant de Pauline quand elle avait douze ans. Il croyait qu’elle
avait déjà reconnu le fait. Et il n’essaya pas non plus de nier qu’il avait
dépensé la plus grande partie des quelques centaines de livres que la mère
d’Arthur avait laissées à ses enfants. Il eut de la chance, car un examen du
sang permit d’établir qu’il ne pouvait pas être le père du bébé de Pauline. Il
aurait pu être condamné à dix ans de prison, au lieu de trois. Mais cela ne
faisait guère de di érence : la liberté ne représentait plus rien pour lui.
Tante Elsie ordonna à Pauline de qui er la maison. Elle n’avait pas
douté un seul instant que son mari fût totalement innocent.
7

Le jour où Arthur me parla de son second cambriolage – rapporté dans


le chapitre précédent –, je lui demandai d’un ton désinvolte :
—  i vous a fait découvrir l’hypnotisme ?
C’était la première fois que j’abordais ce sujet ouvertement. J’avais
remarqué que si j’essayais de l’amener à me parler de ses relations avec sa
cousine Agnes, il contemplait ses doigts et changeait de sujet. Mais
j’estimais à présent qu’il était disposé à se montrer sincère. Sa réponse me
surprit.
— Aggie.
— Votre cousine Aggie ? Comment ?
—  Elle calmait les maux de tête de Maggie en lui massant le front.
Maggie avait des migraines atroces avant de mourir.
— Vous aviez lu Marvo le Magicien à ce e époque ?
— Oh ? oui, je l’ai lu quand j’avais dix ans.
Marvo le Magicien était un livre plus intéressant que ne le laissait
supposer son titre. L’une de mes histoires préférées durant mon
adolescence avait été La Hantise de Bulwer-Ly on, et il était parfaitement
clair que « Giles Percy », l’auteur de Marvo, avait été très in uencé par
ce e histoire. Dans Marvo, le narrateur est un membre de la Société pour
la Recherche psychique, et on lui demande d’enquêter sur un phénomène
de hantise dans un presbytère du Yorkshire. Dans la cache e d’un prêtre, à
l’époque des persécutions religieuses, il trouve un manuscrit vieux de plus
d’un siècle racontant l’histoire d’un homme étrange et inquiétant, venu
vivre dans la région. Celui-ci a fait montre de divers pouvoirs malé ques.
Apparemment, le « magicien » a contraint l’auteur du manuscrit à l’aider
dans certaines recherches magiques, et lorsque ce dernier nit par
s’échapper, il décrète que son esprit hantera le presbytère chaque nuit,
par-delà la vie et la mort. Puis le narrateur parvient à parler au fantôme du
presbytère au cours d’une séance de spiritisme, et il découvre que le
magicien est toujours en vie. (Celui-ci est probablement inspiré par le
Melmoth de Maturin.) Il retrouve l’homme à Budapest, et devient son
esclave. Le magicien est vieux de plusieurs centaines d’années et ses
pouvoirs sont immenses. L’un de ses tours préférés est de briser des
rochers et de fracasser des arbres en se concentrant sur eux. Le narrateur
et Marvo parcourent le monde, comme Faust et Méphistophélès, et ils
vivent toutes sortes d’aventures. Marvo est nalement détruit par une très
belle jeune lle qu’il avait enlevée. En réalité, c’était un magicien rival
déguisé. L’aspect le plus intéressant du livre est une série de discours sur
l’hypnotisme tenue par Marvo, manifestement un sujet sur lequel l’auteur
avait beaucoup ré échi. « Tous les hommes ont deux âmes, et le but de
l’hypnotisme est de les dresser l’une contre l’autre. Les gens les plus faciles à
hypnotiser sont ceux qui n’ont rien à faire, parce que leur ennui les rend
suggestibles. »
Pour Arthur, cela se tenait. À onze ans – quand il commença à se
masturber de façon excessive –, il constata qu’il ne pouvait pas uriner si
quelqu’un se trouvait à côté de lui dans les toile es de l’école. Il comprit
que c’était parce que l’autre personne l’intimidait et le faisait prendre
conscience de lui-même, et ce moi conscient, a entif, n’avait pas le
pouvoir d’ordonner à sa vessie de libérer l’urine. Il comprit très vite la
portée de ce fait. Si l’on parvenait à intimider quelqu’un à l’extrême, il
aurait non seulement du mal à uriner, mais également à faire tout ce qui
est naturel et habituel. Si un professeur regarde par-dessus votre épaule
pendant que vous écrivez, votre écriture commence à s’altérer, votre main
est crispée et maladroite. Un jour, un camarade de classe lui dit : « J’adore
écouter ta voix. Tu as un accent tellement drôle » (de Londres, bien sûr), et
Arthur se surprit à s’embrouiller en parlant. Il prit sa revanche en
déclarant à ce camarade : « Ce qui m’intéresse le plus chez toi, c’est ta
manière de marcher. On dirait ma sœur. » «  oi ? » « Disons que tu te
dandines comme une lle. Vas-y, marche un peu, et tu verras ce que je
veux dire : » Son camarade s’exécuta, puis il rougit. « Tu as raison. Je ne
m’en étais jamais aperçu. » Par la suite sa démarche devint maladroite,
embarrassée, et ne ement féminine. Et plus les gens s’en apercevaient,
plus cela s’accentuait.
Pendant des semaines, Arthur s’amusa avec le pouvoir de la
suggestion. À un camarade sur le point d’entrer dans une nouvelle salle de
classe : « Je ne supporte pas ça. Les chaises sont en bois de santal. Tu vas
voir, elles te donnent des démangeaisons dans le derrière, et tu as une
sensation bizarre dans la face postérieure des genoux. » Et à sa grande joie,
son camarade eut une éruption de boutons sur la face postérieure des
genoux, et ses parents envoyèrent une le re à l’école, demandant à ce
qu’on lui donne une chaise d’une autre matière. Ou bien il tendait son
stylo à un ami assis à côté de lui. « Ce stylo a un truc bizarre. Il rend tes
doigts tout mous et sans force. » L’ami écrivait un moment avec le stylo.
« Oui, c’est bizarre, hein ? » Chose curieuse, ses propres doigts lui
donnaient l’impression d’être tout mous et sans force lorsqu’il reprenait le
stylo et essayait d’écrire avec. « Tes sourcils ne te démangent jamais ? »
« Non, je ne crois pas. » Mais un instant plus tard, l’ami se gra ait
discrètement les sourcils.
Il constata que le moment où ça marchait le mieux, c’était pendant le
rassemblement du matin, lorsque le directeur demandait aux élèves de
garder le silence durant plusieurs minutes a n de « faire leur examen de
conscience » après les prières. L’élève surpris en train de bavarder à voix
basse ou de s’agiter était sévèrement puni. Arthur porta son choix sur un
garçon timide et faible. Alors qu’ils a endaient d’entrer dans la grande
salle pour les prières, il lui raconta la vieille blague de Punch sur le potage
qui a un goût de para ne. Le garçon éclata de rire. Puis Arthur dit d’un
ton sérieux : « Je n’aurais pas dû te raconter ce e blague. » « Pourquoi
donc ? » « Je me mets toujours à me souvenir de blagues alors que nous
sommes censés faire notre examen de conscience, et j’ai toutes les peines
du monde à ne pas éclater de rire. Et si je ne ris pas, j’ai des
démangeaisons partout et je m’agite. » Durant la période de silence, ce
matin-là, il croisa le regard du garçon et secoua la tête gravement.
Immédiatement, l’autre partit d’un éclat de rire. Le directeur leva la tête
d’un air scandalisé. Le visage du garçon devint cramoisi, tandis qu’il lu ait
pour ne pas rire, puis il remarqua qu’Arthur se gra ait. Il commença à se
gra er à son tour, discrètement au début, puis frénétiquement. Le
directeur t sursauter tout le monde en vociférant : « Ross, vous me ferez
cinq cents lignes : je ne dois pas m’agiter pendant le rassemblement ! »
Cela l’intéressa énormément d’observer la façon dont Aggie calmait les
maux de tête de Maggie en se plaçant derrière elle et en lui massant le
front. Elle faisait toujours le même mouvement : elle posait ses deux mains
au milieu du front de Maggie, puis elle les déplaçait vers les côtés, en une
courbe ascendante, de sorte qu’elles suivent la naissance des cheveux. Il
demanda à Aggie pourquoi elle faisait ce mouvement. « Je ne sais pas.
Avant, je passais mes mains sur son front en un mouvement horizontal,
mais elle a dit que cela la soulageait davantage quand je le faisais de ce e
façon. » Il lui dit alors : « Essaie de le faire comme avant, la prochaine fois,
et déplace tes doigts un peu plus bas. » Il était présent lorsque Agnes t ce
qu’il lui avait demandé. Maggie s’exclama immédiatement :
— Oh, ne fais pas ça ! C’est pire !
— Pourquoi ? demanda Arthur.
— Je n’en sais rien. Parce que c’est la façon opposée, je pense.
Un après-midi, il était seul à la maison avec Maggie. Il remarqua
qu’elle jouait distraitement avec le bord de la page de la revue féminine
qu’elle lisait. Il lui demanda d’une voix compatissante :
— Tu sens venir l’un de tes maux de tête ?
— Non. Pourquoi ?
—  Je sais toujours quand tu vas avoir mal à la tête. Tu joues avec le
bord de la page de ta revue.
— Vraiment ? C’est ce que je faisais, il y a un instant ?
— Oui.
Moins de cinq minutes plus tard, les yeux de Maggie se voilèrent sous
l’e et de la douleur. Elle se cacha la gure dans les mains.
— Oh, c’est horrible. J’aimerais bien qu’Aggie soit là.
— Je peux le faire si tu veux. Aggie m’a montré comment faire.
— Tu es sûr ?
— Absolument. A ends, tu vas voir.
and il se plaça derrière elle, il n’était pas très con ant, mais il n’en
laissa rien paraître. Il posa ses mains fermement sur le front de Maggie, les
déplaça vers le haut, et dit d’une voix calmante :
— Là, tu vois ? Tu te sens mieux, non ?
Au bout d’un moment, elle dit avec hésitation :
— Oui.
Cinq minutes plus tard, la migraine était partie.
Arthur fut tellement fasciné par son nouveau pouvoir qu’il se mit à
suggérer des maux de tête à Maggie chaque fois qu’ils étaient seuls, et
ensuite il les calmait. Plus il le faisait, plus cela devenait facile. Il fut
encore plus ravi lorsque Maggie, de cinq ans son aînée, commença à lui
témoigner le respect dû à un docteur, et à lui donner des parts de pudding
légèrement plus importantes quand elle préparait et servait le dîner.
Un jour, alors qu’il était assis en face d’elle et lisait Tarzan, Maggie
bâilla et s’étira, et son chandail de laine sale se releva de sa jupe, laissant
apparaître quelques centimètres de chair. Il lui demanda d’un ton
compatissant : « Une migraine ? » « Non. » Mais cinq minutes plus tard, elle
soupirait et appuyait ses mains sur son front.
—  Tu sais, lui dit-il, quelqu’un à l’école m’a parlé d’une méthode qui
était encore plus e cace pour calmer des maux de tête.
— Laquelle ?
— Tu pinces tes mamelons.
— Tu me fais marcher !
— Non, vas-y, essaie.
Maggie leva la main avec hésitation et pinça son mamelon nu à travers
son chandail.
— Ça ne marche pas ?
— Non.
Il se leva et vint se placer derrière elle.
—  Bon, détends-toi maintenant. (C’était toujours le signal pour lui
masser le front.) Oui, c’est ça.
Ses mains appuyèrent sur son front et le massèrent un moment, puis
elles descendirent et trouvèrent ses seins, menus et plats. Arthur
commença à les pincer.
— C’est mieux ?
— Je ne sais pas, murmura-t-elle.
— Je n’y arrive pas comme ça.
Ses mamelons étaient minuscules, et la laine très épaisse.
— Relève ton chandail.
Il connaissait l’importance de donner des ordres, de l’amener à obéir.
Elle releva le chandail au-dessus des seins menus. Arthur se pencha en
avant et se pressa contre le dossier de la chaise, a n de contenter le
picotement dans ses reins, puis il commença à pincer doucement les
mamelons.
— Là, c’est mieux, non ?
— Ooooh ! dit-elle dans un long soupir.
— Mieux ?
— C’est délicieux !
—  Tu vois, c’est bien plus rapide que de te masser le front, n’est-ce
pas ?
— Oui, bien plus rapide.
Malheureusement, Maggie ne l’a irait pas physiquement. Il faisait une
xation sur sa sœur. Il aurait donné beaucoup pour être à même de pincer
les mamelons de Pauline, mais l’occasion ne s’en présenta jamais.
Apparemment, Pauline était imperméable à la suggestion. « Tu as une
migraine ? » « Une migraine ? Non, bien sûr que non ! » Et c’était tout.
Maggie avait un teint jaunâtre – le docteur avait dit quelque chose à
propos de l’incapacité de son organisme à éliminer ses toxines – et son
corps dégageait une odeur malsaine. Mais cela amusait Arthur de calmer
ses maux de tête en lui pinçant les mamelons, et cela lui procurait une
exquise sensation de puissance quand il lui ordonnait :« Remonte ton
chandail. » Un jour, alors qu’ils étaient seuls, il lui dit : « Tu ferais mieux de
l’enlever ». Elle t ce qu’il ordonnait sans poser de questions. Il
déboutonna sa brague e alors qu’il était debout derrière la chaise et
pressa son corps contre le bois. Maggie ne l’excitait pas sexuellement, mais
l’indécence de la situation lui semblait piquante : ses parties génitales à
l’air, une lle qui poussait de petites exclamations rauques tandis qu’il lui
pinçait les mamelons. La pensée de retrousser la robe de Maggie et de
glisser sa main entre ses cuisses le remplissait de dégoût. Maggie ne
l’intéressait pas. C’était son pouvoir sur elle qui lui procurait du plaisir. Il
songea que ce serait sans doute agréable de la ba re, mais il n’eut jamais
de fantasmes à ce sujet. Deux mois plus tard, Maggie garda le lit. Elle
mourut à l’automne 1949. Lorsqu’il regarda le visage de Maggie, allongée
dans son cercueil – si évidemment morte – Arthur fut surpris de sentir un
brusque chagrin monter en lui, et des larmes coulèrent sur ses joues. Il
découvrait, avec étonnement, que le fait d’avoir un pouvoir sur une
personne donnait également à ce e personne un pouvoir sur vous. Il
n’avait jamais aimé Maggie, elle lui avait toujours inspiré une certaine
répugnance, et pourtant le contact de son corps avait forgé un lien entre
eux. Néanmoins, le lendemain de son enterrement, il l’avait déjà oubliée.
Ce fut un soulagement pour lui. Son chagrin l’avait e rayé. Ce n’était pas
agréable de se sentir faible.
 
Marvo avait amené Arthur à s’intéresser à l’hypnotisme. Son cousin
Albert avait lu le livre, lui aussi, et un jour, alors qu’Aggie se trouvait dans
la pièce, Arthur déclara qu’il allait essayer d’hypnotiser Albert.
Il avait fait une intéressante découverte. and il avait lu trop
longtemps, il commençait à bâiller, et ses yeux se me aient à larmoyer.
Lorsque cela se produisait, il joignait parfois les doigts de sa main gauche
et de sa main droite, puis il appuyait ses mains sur le sommet de sa tête.
Un jour, il essaya d’écarter ses mains dans ce e position, tout en
durcissant la prise de ses doigts. Il éprouva alors une curieuse sensation de
légèreté dans son crâne. Le soleil brillait par la fenêtre et se ré échissait
sur une coupe de cristal taillé placée sur le bu et de la pièce donnant sur
la rue. Il reprit brusquement ses esprits au moment où ce e lumière fut
momentanément éclipsée par une ombre passant devant la fenêtre. Il avait
été « hypnotisé » par la lumière pendant plusieurs minutes.
Il dit à Albert de joindre ses doigts et de placer ses mains sur le
sommet de sa tête. Puis il lui enjoignit de tirer de toutes ses forces. Au
bout d’un moment, Albert, le visage tout rouge, dit : « Je suis fatigué. »
« Aucune importance. Ne t’arrête pas. » Tandis que le regard d’Albert
devenait xe à cause de l’e ort, Arthur commença à déplacer sa main
devant ses yeux et décrivit lentement un cercle. Il dit doucement :
— Très bien, c’est parfait, tu peux te détendre maintenant.
Albert se détendit, mais ses yeux continuèrent de xer la main
d’Arthur.
— À présent, lève-toi.
Albert se leva.
— Est-ce que tu m’entends ?
— Oui, dit Albert.
— Bouge ta main droite.
Il toucha la main en question, parce que Albert ne distinguait jamais sa
main droite de sa main gauche, et Albert la bougea.
— Ta main droite veut s’élever en l’air, mais toi, tu ne veux pas. Essaie
de l’empêcher de s’élever.
La main qui a le côté d’Albert et commença à se lever. Albert eut l’air
e rayé et essaya d’appuyer sur sa main pour la baisser. Il y parvint
pendant un moment, puis la main se leva à nouveau, perpendiculairement
à son corps.
— Essaie plus fort !
Le visage d’Albert s’empourpra. Aggie s’exclama :
— Oh, arrête, Arthur, je t’en prie ! Je n’aime pas ça du tout !
Arthur était aussi e rayé par ce e réussite que l’était Aggie.
Il ne pouvait pas savoir qu’il avait découvert par hasard l’un des
principes fondamentaux de l’hypnotisme : fatiguer l’a ention… ou les
muscles, et ensuite tirer parti de la transe passagère. Le moi conscient, le
moi qui donne habituellement des ordres, s’endort pendant un moment.
Les yeux deviennent vitreux. L’hypnotiseur peut alors donner des ordres
au « moi instinctif » en court-circuitant le moi conscient.
Arthur ne parvenait pas à faire sortir son cousin de sa transe
hypnotique. Il eut beau faire claquer ses doigts, cela ne faisait
apparemment aucune di érence. Mais au bout de quelques minutes, Albert
secoua la tête violemment, et « revint à lui ».
Tandis qu’il ré échissait à ce qui s’était passé, Arthur commença à
comprendre les principes de ce phénomène. Sa propre transe de courte
durée avait été causée par la fatigue – la fatigue des muscles de ses yeux,
suivie de la fatigue occasionnée par l’e ort de tendre ses bras. La fatigue
avait pour e et de vous couper du monde extérieur, et vous cessiez de
remarquer des choses. D’une certaine façon, vous étiez simultanément
éveillé et endormi. C’était comme d’être couché et profondément endormi,
et pourtant vous étiez capable d’agir, d’obéir à des ordres.
Albert fut tellement intrigué par ce e expérience qu’il permit à Arthur
de la recommencer plusieurs fois. Arthur trouva d’autres méthodes. Une
intense conscience de soi-même pouvait avoir le même e et de fatiguer
l’a ention. Il su sait tout simplement de rendre le sujet intensément
conscient de son corps. Il demanda à Albert de s’asseoir sur une chaise et
de poser ses mains sur ses genoux nus.
— Maintenant pense au bout de tes doigts. Tu sens tes genoux sous le
bout de tes doigts. ’est-ce qui est le plus chaud, le bout de tes doigts ou
bien la peau de tes genoux ? Est-ce que tu sens les petits plis sur ta peau ?
Est-ce que tu sens les poils contre le bout de tes doigts ? Est-ce que tu sens
le bout de tes doigts avec la peau de tes genoux ?
Ce genre de chose prenait plus de temps que l’autre méthode. Il devait
continuer de suggérer des impressions et des sensations jusqu’à ce
qu’Albert se concentre frénétiquement sur la peau du bout de ses doigts, et
ait des picotements à cause de la connaissance de soi-même, le genre de
conscience de soi-même intense qu’Arthur avait éprouvée en essayant
d’uriner alors que quelqu’un se trouvait à côté de lui. and Albert
parvenait à cet état, il su sait à Arthur de suggérer que son genou le
démangeait pour qu’il fasse une grimace de douleur. La démangeaison
devenait un coup de poignard d’énergie frustrée. Après un peu de
pratique, Arthur fut à même de provoquer l’état de transe au bout d’une
dizaine de minutes de suggestion hypnotique. and cela se produisait, il
pouvait ordonner à Albert de faire à peu près n’importe quoi. Un jour, il
lui dit de craquer une allume e et de la tenir sous un doigt de sa main
gauche. Albert obéit et regarda xement la amme, en proie à une
incrédulité hébétée, jusqu’à ce qu’Arthur éteigne l’allume e en sou ant
dessus. Pauline – qui était présente lors de plusieurs de ces séances – lui
demanda pourquoi il avait fait ça. Albert répondit qu’il n’en savait rien.
« Je sais que je le fais, et j’essaie de m’en empêcher. Mais ma main
continue de le faire. »
Tous ces événements eurent lieu entre l’été 1949 et l’été 1950. Le
premier cambriolage d’Arthur fut commis en novembre 1949, aussitôt
après la mort de Maggie. Peu de temps après ce cambriolage, il découvrit
que Pauline était la maîtresse de Dick Lingard. Au printemps 1950, il prit
ce travail de garçon livreur, et le second cambriolage – lorsqu’il envisagea
le viol – fut commis en juillet. C’est à peu près à ce e époque que Pauline
commença à coucher avec George Goldhawk, et qu’Arthur leur servit de
messager.
George Goldhawk eut une in uence importante sur Arthur, de deux
façons. C’est lui qui a rma à Arthur que la télévision serait une a aire
très rentable dans un proche avenir, et qu’Arthur pourrait faire pire que de
devenir réparateur de téléviseurs. Arthur aurait probablement ignoré ce e
suggestion s’il n’avait pas ré échi à ce moment-là au problème suivant :
comment comme re des cambriolages avec un minimum de risques. Un
réparateur de téléviseurs avait accès aux demeures des gens –
particulièrement les demeures de personnes comme les parents de Duncan
Mclver. Arthur persuada la bibliothèque municipale de commander à son
intention un ouvrage sur le sujet. C’est une preuve de son intelligence
remarquable qu’il ait assimilé l’essentiel en quelques semaines – animé par
la perspective de comme re des cambriolages sans risques – et ait
persuadé le magasin local de radios et de téléviseurs de l’engager à temps
partiel. Le résultat a été décrit. Lorsque Arthur fut placé en régime de
liberté surveillée en mars 1951, il était l’un des meilleurs réparateurs de
Warrington. (On doit se rappeler que c’était les débuts de la télévision,
bien avant qu’elle ne devienne aussi ordinaire que la radio.) Peu après, il
obtint un emploi dans un magasin de téléviseurs dans le centre de
Manchester, l’agent de probation ayant donné son autorisation. Ce travail,
comme il l’avait espéré, lui donna accès à des demeures de la bourgeoisie
et à des chambres d’hôtel. Les gens étaient amusés lorsque ce garçon de
treize ans leur disait qu’il venait réparer leur poste de télévision. Des
ménagères lui o raient du thé et des petits gâteaux, et elles lui disaient
parfois : « Je sors faire des courses. Fermez la porte derrière vous quand
vous partirez. » Souvent, il était encore là quand elles rentraient. Elles ne
pouvaient pas savoir qu’il portait probablement une culo e trouvée au
fond d’une corbeille à linge. Parfois il prenait plaisir à bavarder avec la
ménagère, se délectant à la pensée que quelque chose qui avait été au
contact des parties intimes de ce e femme était à présent au contact des
siennes. Ces fois-là, il plaçait sa sacoche de réparateur devant lui a n de
cacher son érection naissante. À nouveau, il s’agissait d’un viol
symbolique, qui lui procurait un sentiment secret de puissance, de
supériorité.
George Goldhawk fut important pour une autre raison. Il avait fait du
music-hall au sein d’un groupe de cinq chanteurs, Les Melodairs, mais son
ambition secrète avait été de devenir membre de l’Association des
Magiciens. Ses aptitudes ne devinrent jamais professionnelles – du moins,
il ne réussit jamais à convaincre un directeur de salle qu’elles l’étaient –
mais il avait une bonne connaissance de l’art de l’évasion, illustré
notamment par Houdini. Arthur t semblant d’être fasciné par les
problèmes compliqués que représentaient des caissons remplis d’eau ou
des co res-forts hermétiques, mais ce qui l’intéressait en réalité, c’était la
connaissance des serrures qu’avait Goldhawk. Goldhawk fut ravi de lui
montrer son habileté à en ouvrir. Il lui montra comment une serrure Yale
ordinaire pouvait être ouverte à l’aide d’un instrument très simple, fait de
l de fer recourbé et d’un morceau de plastique. Une serrure n’était jamais
xée hermétiquement sur le montant de la porte. Un bout de l de fer, de
la forme adéquate, pouvait être inséré au-dessus ou au-dessous du pêne, et
tourné. Si la porte était bien ajustée, la bande de plastique pouvait être
introduite a n d’obtenir le même résultat. Arthur apporta même une
innovation de son cru : une étroite rainure au milieu de la bande de
plastique, où le l de fer pouvait glisser. Pour les serrures ordinaires,
Goldhawk lui montra comment utiliser une fausse clé, et comment décider
quelle clé convenait à la serrure. Il considéra comme un compliment le fait
qu’Arthur passe des heures à étudier des serrures et à manipuler des clés.
Le jour où George Goldhawk trouva la mort, Arthur se rendit à son
appartement en toute hâte, entra grâce à un double (reproduit d’après la
clé que Goldhawk avait donnée à Pauline), et prit la collection de clés de
Goldhawk et d’autres outils. Cela se passa exactement une semaine après
qu’il eut promis au juge d’éviter des ennuis pendant au moins un an. Il
n’avait pas l’impression de manquer à sa promesse. Il avait e ectivement
la ferme intention d’éviter des ennuis.
 
Sa séduction d’Aggie fut son premier acte de ce genre entièrement
calculé. Elle eut lieu au cours de l’été 1951, à l’époque où il était garçon
livreur. La sœur de Duncan jouait un rôle important dans ses fantasmes
sexuels. Au bout d’un moment, Agnes joua le même rôle. À quinze ans,
elle ne manquait pas de charme, quoique de façon réservée. Arthur et elle
étaient très proches depuis juillet 1948, lorsqu’il lui avait raconté la scène
à laquelle il avait assisté près du canal. Elle dormait dans le même lit que
Pauline, Arthur et Albert, mais de l’autre côté de Pauline. Albert dormait à
l’autre bout.
Un après-midi, Arthur revint de sa tournée et trouva la maison
envahie par la buée. Aggie faisait la lessive, ce qui consistait à me re le
linge sale dans la lessiveuse, à faire bouillir l’eau, et ensuite à touiller la
lessive avec un « bâton à lessiveuse ». Aggie était peu robuste. Au bout
d’une demi-heure de ce travail, elle était assise dans le fauteuil, les
cheveux plaqués sur le front en mèches humides. Elle lisait True
Confessions, et tout en lisant, elle se pinçait le sein droit avec sa main
gauche. Cela n’avait probablement aucune signi cation érotique. La
transpiration lui donnait des démangeaisons, tout simplement. Arthur lui
demanda avec curiosité :
—  ’est-ce que tu fais ?
— Je lis.
— Tu te pinces.
— Oh, ça !
— Tu as mal à la tête ?
— Non. Pourquoi ?
— Je faisais ça à Maggie quand elle avait des maux de tête. Ensuite elle
se sentait mieux.
— Vraiment ?
C’était la première fois qu’Aggie en entendait parler. and Arthur
vint se placer derrière son fauteuil, elle se pencha en avant, e rayée.
— Oh, non. Je ne veux pas de ce truc d’ipmertisme !
—  Je ne vais pas t’hypnotiser. Cela détend quand on est fatigué.
Appuie-toi sur le dossier.
Il baissa sa main et toucha sa poitrine.
— Où est ton soutien-gorge ?
— Dans la lessiveuse.
En fait, il avait remarqué qu’elle ne portait pas de soutien-gorge, et
c’était ce qui lui avait donné ce e idée. Il sentit sa tension et sa frayeur, et
il appuya son dos contre le dossier du fauteuil.
— Pas d’ipmertisme, compris !
— Non. Je fais seulement ce que tu faisais à Maggie. Ce n’était pas de
l’hypnotisme, hein ?
— Non, J’pense pas.
Elle portait un chandail en coton rouge très n (la mémoire d’Arthur
pour de tels détails était toujours d’une précision étonnante). Tandis qu’il
la caressait à travers le chandail, il se retrouva dans la même disposition
d’esprit que quand il caressait Maggie et ses mouvements se rent plus
lents et automatiques. Elle se détendit.
— Oui. C’est agréable.
Il plaça ses mains entre ses seins, puis les écarta d’un mouvement
ferme. Cela ne ressemblait pas du tout à une caresse sexuelle. Aggie
commença à respirer tranquillement et profondément. Ensuite, lorsqu’elle
fut complètement détendue, il commença à lui pincer les mamelons.
— C’est agréable, non ?
— Mmmmm.
C’était un murmure de contentement.
— Relève ton chandail.
Il dégagea le chandail de sa jupe. Elle le releva sans protester. Son
corps était rendu glissant par la sueur, et cela lui donnait moins de
satisfaction que de la caresser à travers le chandail. Pourtant il continua
ainsi pendant plusieurs minutes jusqu’à ce qu’il entende un bruit de pas
dans le passage.
Ce e relation évolua lentement, parce qu’ils avaient rarement
l’occasion d’être seuls dans ce e maison surpeuplée. Mais avant
l’automne, elle s’était habituée à le laisser se placer derrière elle, pour qu’il
la masse et lui pince les mamelons. Bientôt elle cessa de s’opposer à l’idée
de l’hypnose. Tandis qu’il la massait, il disait : « Pose tes mains sur tes
genoux. Détends-toi. Passe le bout de tes doigts sur tes genoux. Est-ce que
tu sens tes bas sous tes doigts ? » Il découvrit que ses caresses détournaient
l’a ention d’Aggie. Elle se concentrait bien plus vite s’il ne la caressait pas.
Son regard devenait xe.
— Voilà. Maintenant tu peux te détendre complètement. C’est comme
si tu t’enfonçais dans un lit de plume moelleux. Tu t’enfonces plus
profondément, encore et encore. Tes paupières se ferment. Alors, c’est
agréable ?
— Oui.
Sa voix était tout juste audible. Il remonta son chandail et releva son
soutien-gorge – ce n’était pas di cile, car elle avait des seins menus. Il
commença à lui pincer les mamelons.
— Est-ce que ça te détend ?
— Oui.
— Ôte ton soutien-gorge.
Elle replia ses bras derrière son dos et l’ôta.
— Ton chandail, maintenant.
Il l’aida à le faire passer par-dessus sa tête. Sa peau était froide au
toucher. Il dit :
— Tu as chaud, n’est-ce pas, très chaud ?
— Oui.
—  Tu ferais mieux d’ôter également ta jupe. Ouvre la fermeture à
glissière.
Sa main descendit vers sa taille sans la moindre hésitation, et la jupe
glissa vers ses pieds. Elle ne portait pas de jupon. Ses bas étaient
maintenus par des élastiques grossièrement noués. Il connaissait bien les
culo es de soie. Mais le fait d’en voir une sur elle éveilla en lui un violent
désir charnel. Il posa ses mains sur sa taille et lui dit :
— Enlève ta culo e.
Ce fut sans doute sa voix qui l’e raya. Brusquement, elle fut tout à fait
éveillée, et elle baissa les yeux vers ses seins nus d’un air hébété. Arthur,
trop excité pour s’en préoccuper, saisit l’élastique et baissa la culo e sur
ses hanches. Les mains d’Aggie se levèrent vivement en un geste de
protection.
— Non, Arthur.
Sa voix était faible et implorante, et il en éprouva une immense
satisfaction. Il écarta ses mains de son corps.
— Enlève-la.
— Non… Pourquoi ?
Il comprit qu’il avait gagné. Elle ne voulait pas enlever sa culo e, mais
elle n’avait aucune raison précise de refuser. Jim lui avait retiré sa culo e
de nombreuses fois.
— Enlève-la.
Elle baissa les yeux vers son corps, décida qu’il était trop tard pour
protester, et t glisser sa culo e vers ses pieds. Il éprouva alors un
sentiment de puissance qu’il n’avait encore jamais ressenti. Il l’observa.
Elle le regardait, a endant ce qu’il allait lui demander. Il montra du doigt
le tapis de laine.
— Allonge-toi là.
— Non. elqu’un pourrait entrer.
— Allonge-toi.
Elle s’assit d’un air pitoyable. Il déboucla rapidement la ceinture de son
pantalon et l’ôta. Elle comprit ce qui allait se passer, et elle l’accepta avec
philosophie. Elle s’allongea sur le dos, genoux écartés, et le laissa
s’abaisser entre eux. Il la toucha : elle était chaude mais sèche. C’était la
première fois pour lui, et il était maladroit, mais sa con ance en lui
demeurait entière.
— Aide-moi.
Elle tendit la main, saisit son membre et le guida. Il poussa et elle laissa
échapper un gémissement. Il poussa plus fort, et il sentit qu’il entrait en
elle lentement. Elle eut une exclamation de douleur, ce qui amena sa
surexcitation à son comble. Il poussa violemment et l’étreignit avec force
tandis que la jouissance le submergeait.
Lorsque ce fut terminé, il lui dit :
— Tu n’es pas très douée, hein ?
— Excuse-moi. Ce n’est pas l’endroit qui convient pour faire ça.
Ils restèrent allongés pendant quelques instants, puis elle se releva et
remit sa culo e. Sa surexcitation réapparut. Il saisit sa main.
— Allonge-toi de nouveau.
— Oh, non, pas encore !
Mais elle obéit. Il abaissa sa culo e jusqu’à ce que l’élastique soit au-
dessous de son entrejambe, puis il la pénétra à nouveau.
Ce e fois, elle fut facile à pénétrer, et il eut un second orgasme. À ce
moment, il entendit quelqu’un entrer dans la pièce voisine, et il espéra que
ce e personne allait venir ici et le voir dans ce e position de puissance,
allongé entre les cuisses d’Aggie écartées avec soumission. Mais personne
ne vint, et ils se rhabillèrent tranquillement. Il se sentait étrangement
apaisé et heureux. Ce e aventure convenait parfaitement au Napoléon du
crime. Aggie sembla trouver normale sa nouvelle condition, comme un
cheval accepte un nouveau propriétaire.
Il ne fait aucun doute qu’Arthur Lingard était foncièrement sadique,
mais son sadisme ne parvint jamais au stade de la délectation dans la
sou rance d’autrui. Il avait besoin de sentir qu’il était le maître. Dans des
circonstances di érentes, ce besoin aurait pu être tout à fait anodin. S’il
avait eu un exutoire normal, social, à son besoin de dominer – en étant
organisateur, par exemple, ou à la tête d’une entreprise reconnue par la loi
cela aurait pu être un avantage considérable. Aggie était le genre de
personne qui aurait fait une épouse parfaite pour un homme d’a aires –
patiente, dévouée, résignée. Mais à présent les désirs sexuels d’Arthur
étaient si continuels et si violents qu’il pensait uniquement à la façon de
les satisfaire. Cela signi ait qu’ils faisaient obstacle à ce qui avait été
jusque-là son véritable exutoire créatif : l’imagination. Il est di cile de
mener une vie héroïque sur Mars lorsque vous êtes dans un état de
perpétuelle érection, et que vous déshabillez des yeux toutes les lles que
vous croisez dans la rue. Il me dit que durant les jours qui suivirent sa
séduction d’Aggie, il était dans un continuel état de désir. Une demi-heure
plus tard, alors qu’il prenait le thé, il pensa à lui retirer sa culo e, et il se
désintéressa brusquement de la nourriture. Une seule chose avait de
l’importance désormais : le sexe. Lorsque Aggie allait au premier pour une
raison ou pour une autre, il la suivait et lui disait de s’allonger sur le lit,
alors que la maison était remplie de gens et qu’ils pouvaient être surpris à
tout moment.
— Je décidai que je devais faire quelque chose à ce sujet. J’avais envie
d’elle tout le temps. Au début, je tentai de lui faire des signes pour qu’elle
sorte de la maison ou monte au premier, mais elle faisait semblant de ne
pas comprendre. Puis je vis la solution. C’était dans Marvo, le passage où il
ordonne à Plunke de se retourner brusquement et de poignarder le rajah
sur la route de montagne, vous vous rappelez ? Il dit à Plunke que
lorsqu’il lèvera la main, comme pour lui faire signe de ralentir le pas, il
devra poignarder le rajah – il lui dit cela sous hypnose. C’est la suggestion
post-hypnotique. Une personne accomplit des gestes tout à fait ordinaires,
comme allumer une cigare e ou traverser une pièce, et elle fait quelque
chose que vous lui aviez dit de faire quand elle était sous hypnose, à un
signal donné. Alors j’ai pensé que j’allais essayer ça avec Aggie. Bon, deux
jours plus tard, je lui ai dit de s’asseoir sur le lit, juste après l’avoir baisée.
Elle ne se doutait de rien parce que j’avais balancé la purée. Elle adorait
que je la touche, que je la caresse, elle ronronnait presque. Donc je l’ai fait,
je l’ai hypnotisée, je lui disais qu’elle était fatiguée et qu’elle avait envie de
dormir. Elle s’endormit si profondément qu’elle ne broncha même pas
quand je lui enfonçai une aiguille dans le bras. Alors je lui dis que si elle
me voyait me fro er le bout du nez avec deux doigts, elle a endrait que je
sois sorti de la pièce, puis me rejoindrait.
— Vous rejoindre où ?
—  N’importe où. S’il faisait chaud, sur la berge du canal. Nous le
faisions à l’endroit où j’avais si souvent épié des couples. C’était agréable.
Mais s’il faisait froid, dans les toile es extérieures, ou derrière la remise à
charbon.
— Mais elle ne pouvait pas s’allonger dans des toile es.
— Non, mais nous le faisions comme j’avais vu oncle Dick le faire avec
Pauline. Elle se penchait sur le siège, et je l’en lais par-derrière. Cela ne
prenait jamais très longtemps. Parfois je balançais la purée dès que je la
pénétrais. Je lui disais de baisser sa culo e sur ses cuisses. Comme ça, je
pouvais laisser mes mains dessus pendant que je l’en lais. Ça me plaisait
de penser que, ensuite, mon sperme allait couler sur sa culo e. Parfois,
cela m’excitait tellement que je l’obligeais à ressortir tout de suite, et je la
tringlais à nouveau.
— Elle ne risquait pas de tomber enceinte ?
— Elle a eu très peur deux ou trois fois. Aussi, après cela, elle se me ait
une éponge dans le vagin, trempée dans quelque chose… Je crois que
c’était de la quinine, sinon du vinaigre faisait l’a aire.
— Est-ce que vous l’aimiez ?
— Oh, non. Je pense que je m’étais a aché à elle.
— Vous l’embrassiez ?
—  Parfois. Elle était agréable à embrasser. Si elle avait ses règles, je
l’embrassais pendant qu’elle me branlait. Elle faisait ça très bien. Je pense
que Jim le lui avait appris, à elle et à Polly.
— Est-ce qu’elle vous satisfaisait complètement ?
—  Parfois. Je trouvais que c’était dommage que je ne puisse pas lui
faire plus de choses. C’était ce truc de la puissance. Je lui disais de
s’agenouiller devant moi et de me sucer. Nous avons essayé de l’autre côté,
deux ou trois fois, mais ça me plaisait pas tellement. J’adorais lui anquer
la frousse. Un jour, nous étions sur l’impériale d’un autobus, et je lui ai dit
d’enlever sa culo e. Elle a dit qu’elle ne pourrait pas faire ça sans que
quelqu’un la voie. Pourtant elle a réussi à le faire.
— Mais vous ne pouviez rien faire sur l’impériale d’un bus.
— Oh, non, je ne faisais rien. Je voulais juste qu’elle retire sa culo e,
histoire de rire.
 
D’après cet entretien, que j’avais enregistré sur bande magnétique, on
aura compris pourquoi je ne l’ai pas cité plus souvent. Son esprit partait
dans une direction di érente d’une phrase à l’autre. Il y avait des jours où
il allait mieux que d’autres, mais le plus souvent, sa capacité à se
concentrer était très faible. Maintenant qu’il était naturel et n’essayait plus
d’utiliser de grands arguments, son niveau d’expression était peu élevé.
On aura également remarqué que sa relation avec Aggie n’avait rien de
positif, malgré son a rmation qu’il « s’était a aché à elle ». Elle lui servait
uniquement d’instrument d’a rmation de soi. Une relation de ce genre
n’est pas nécessairement mauvaise – sadiques et masochistes forment
souvent des ménages heureux – à condition qu’elle soit accompagnée de
chaleur a ective. Mais il n’en avait aucune à o rir. Lorsque je l’interrogeai
sur le risque qu’Aggie tombe enceinte, il avait répondu « Elle a eu très
peur deux ou trois fois », pas « nous », comme la plupart des amants
auraient dit. « C’était dommage que je ne puisse pas lui faire plus de
choses. » Ses orgasmes lorsqu’il la pénétrait ne procuraient de toute
évidence aucun plaisir à Aggie. Elle était utilisée comme un instrument, et
elle le savait. Il admit toutefois qu’elle avait des orgasmes normaux quand
il leur était possible de dormir dans le même lit ou bien de faire l’amour
sans crainte d’être surpris. En n, il y avait son insistance pour qu’elle
retire sa culo e, « histoire de rire ». Il se sentait coupable de se servir d’elle
de ce e façon. « J’adorais lui anquer la frousse. » Il voulait dire par là
qu’il y avait une violente stimulation de ses appétits sexuels quand il la
voyait se tortiller et retirer sa culo e dans un restaurant ou sur l’impériale
d’un autobus. Mais il s’agissait presque plus de satisfaire sa volonté de
puissance qu’un urgent désir sexuel.
 
C’est à partir de ce moment que ma relation avec Arthur Lingard
commença à se modi er.
C’était inévitable, je m’en rends compte à présent. La première fois que
je l’avais vu, il était aussi faible qu’un enfant, pris au piège par ses propres
terreurs. Ma relation avec lui avait été la relation tout à fait paternelle
existant entre un médecin et son patient. Même lorsque je compris qu’il
avait assassiné Evelyn Marquis, il n’avait pas été question d’une
désapprobation sur le plan moral. Pourquoi aurais-je réagi ainsi ? Le
meurtre qu’il avait commis n’était qu’une preuve supplémentaire de sa
maladie, de son besoin d’être aidé. En préparant ce récit pour la
publication, j’ai délibérément enlevé toute référence à mes théories
psychologiques – qui sont humanistes plutôt que freudiennes – parce
qu’elles sont quantité négligeable dans le processus e ectif d’une thérapie.
Ce n’est pourtant pas vrai sur un point. J’ai toujours eu la ferme
conviction que la tâche du psychiatre consiste à s’identi er à son patient
autant que cela lui est possible. Il ne doit pas y avoir de sa part une
a itude condescendante, mais un e ort pour être en totale sympathie.
Dans le cas de Lingard, ce ne fut pas di cile. Ma femme avait les larmes
aux yeux lorsque je lui dis que Pauline et Arthur étaient présents quand le
corps de leur mère avait été dégagé de leur maison en ammes, et que,
plus tard, l’un de ses cousins avait lancé à Arthur, au cours d’une dispute :
« Ton père ne reviendra jamais. Il est mort. »
Il avait conscience de ce e intensité d’intérêt et de sympathie – aussi
aveugles et indulgents que l’amour d’une mère – et dans les premiers
temps de la thérapie, il y fut sensible. Après des années de vie solitaire, il
était avide de parler à une personne compréhensive.
La plupart des malades mentaux ne sont pas très intéressants. Leurs
problèmes résultent de l’insigni ance et de l’insu sance. Ce e
observation s’applique aussi bien à une personne intelligente qu’à une
personne qui ne l’est pas. Le récit que me t Arthur de son engouement
pour les romans d’Edgar Rice Burroughs marqua un changement dans
notre relation, un accroissement très net de mon intérêt, en même temps
que de ma sympathie. Je fus fasciné par sa description de son étrange
« vision » aérienne de Mars, et je commençai même à écrire un article sur
l’intensi cation de l’imagination à la suite d’une épilepsie de forme
bénigne. C’était le seul cas de ce genre qu’il m’ait été donné de connaître.
Inévitablement, je commençai à m’identi er à lui. Je n’avais pas eu une
adolescence facile, mais en comparaison d’Arthur, j’avais eu de la chance.
J’avais eu de bons professeurs qui m’avaient aidé à faire des études
supérieures. Arthur, lui, avait été seul contre le monde entier. Lorsque je
songeais à ses exploits imaginaires – tandis qu’il s’identi ait à John Carter
– je ressentais de l’admiration aussi bien que de la sympathie.
Ce fut la période « lune de miel » de nos rapports. Chaque jour, je
passais des heures avec lui, et je recopiais mes notes durant une grande
partie de la nuit. Je les lus à haute voix à ma femme, et elle fut de mon
avis : c’était la matière d’une étude individuelle qui pouvait devenir un
classique de la psychothérapie. À ce stade, je me proposais de l’appeler Le
Rêveur.
Arthur fut sensible à cet intérêt accru. Il commença à parler en toute
liberté et avec empressement. Durant l’après-midi où il me raconta son
premier cambriolage, ce fut quasiment comme si nos rôles avaient été
intervertis. J’écoutais tel un enfant fasciné, je buvais chacun de ses mots,
je le pressais pour avoir plus de détails. Je notai qu’il ne manifesta aucune
honte en adme ant qu’il avait songé à agresser la sœur de Duncan dans
son bain. Il avait même, peut-être, laissé transparaître une sorte d’orgueil.
Puis survint un moment crucial, lorsqu’il me dit qu’il s’était servi de la
culo e de la jeune lle pour avoir un orgasme. Il y eut une pause dans le
ot de ses paroles, et il me regarda d’un air hésitant. Je le rassurai en
hochant la tête et en souriant. Ensuite, nous discutâmes de cet épisode
intelligemment, et il analysa son « cas » d’un air aussi détaché que s’il
s’était agi d’un cas d’appendicite peu courant. Il était ravi que je sois à
même d’en voir les complexités, que je sois à ce point excité par la logique
de son évolution. Il ressemblait à un peintre qui a ire votre a ention sur
des subtilités de son chef-d’œuvre que vous n’aviez pas remarquées. Il
entreprit de me raconter son second cambriolage avec la même
surexcitation. À présent, nous étions comme deux conspirateurs. Sa
description du choc qu’avait produit sur lui Moriarty, et plus tard Haigh,
me toucha et m’excita davantage que tout ce que j’avais connu jusqu’à
présent. Cela me con rmait dans mon opinion qu’il était le cas de ma vie,
qu’il était l’être humain le plus intéressant que j’aie jamais rencontré. J’en
vins même à tenter de l’empêcher de poursuivre et de me relater des faits
ultérieurs, parce que je désirais savourer chaque moment de ce e analyse.
Durant des semaines, je ne parlai que de Lingard et ne pensai qu’à lui.
J’étais aux anges, tel un amoureux. Lorsqu’il me parla de ses rêves d’une
Angleterre rurale, « après Londres [3] », je vis en lui le symbole de quelque
chose de fondamental chez l’homme civilisé.
Certains changements commencèrent à se produire dans mon a itude
à son égard lorsqu’il me dit qu’il avait pro té de son travail de réparateur
de téléviseurs pour comme re des cambriolages. Je ne parle pas d’une
désapprobation sur le plan moral. Mais il était soudain évident qu’il avait
pris une décision qui allait décider de son avenir. À ce moment-là, je le
percevais, il avait commis l’erreur de sa vie. La période passée à Earlestow
corroborait cela. Ce fut ce jour-là que mon sentiment de compassion
commença de nouveau à l’emporter sur tous les autres. Tel le héros d’une
tragédie, il avait fait le mauvais choix, et les conséquences étaient
inévitables. J’avais envie de secouer la tête et de dire « Non, c’était une
erreur… » oi qu’il pût arriver maintenant, il était pris dans un piège
qu’il avait construit lui-même.
Et il en était conscient. Lorsqu’il me raconta sa séduction d’Aggie, un
élément cassant apparut dans son comportement. Il avait cessé d’a endre
mon approbation entière, dénuée de critique. Je vis le danger – qu’il
commence à me classer avec « eux » – et je m’empressai de réa rmer mon
intérêt. Pourtant, lorsque je le qui ai cet après-midi-là, j’étais préoccupé. Il
savait que sa vie avait mal tourné après Earlestow, mais il ne voulait pas
l’adme re. Il avait besoin de mon aide pour se convaincre lui-même qu’il
avait continué à faire de son mieux. C’était un choix di cile que j’avais à
faire. J’avais éprouvé pour lui une sympathie aussi profonde parce que je
considérais que son problème était un problème d’impulsions créatrices
frustrées. Je comprenais sa logique : il avait tenté de les exprimer par
l’intermédiaire du crime. Mais il était également clair pour moi que le
crime (ou l’agression sexuelle) est, de par sa nature même, une façon
autodestructrice de parvenir à l’expression créatrice. L’artiste ou le
mystique peut s’e orcer d’exprimer sa créativité avec l’entière
approbation de la société. Arthur Lingard avait décidé qu’il pouvait le faire
sans une telle approbation. Le résultat avait été sa dépression névrotique,
et le fait qu’il se con ait à moi maintenant était la preuve de la fausseté de
son raisonnement.
Il y avait deux possibilités. Ou bien il reconnaîtrait son erreur et
continuerait de se con er à moi, dans le rôle du ls prodigue qui rentre au
bercail, ou bien il s’a endrait à ce que je continue d’écouter ses
confessions avec une approbation totale. Je connaissais su samment
Arthur Lingard pour deviner que ce serait la seconde possibilité. Il était
resté seul trop longtemps pour tomber à genoux et faire son mea-culpa
devant la société – ou même devant moi.
 
Durant les jours qui suivirent, je compris que je ne m’étais pas trompé.
Il n’essayait plus d’obtenir ma compréhension bienveillante. Au contraire,
il semblait se présenter – lui et ses activités – sous le plus mauvais jour
possible, comme s’il voulait me choquer et me pousser à un geste de
désapprobation. Je n’eus aucun mal à éviter cela. Il me su sait de me
rappeler que c’était le cas le plus intéressant de toute ma carrière. Je tentai
également de l’entraîner dans des discussions sur ses motivations, ou
simplement d’échanger avec lui des arguments philosophiques sur
l’hypnotisme ou sur l’a itude de la société à l’égard de l’individu de talent.
Cela sembla marcher. La période « lune de miel » était terminée, mais
j’estimais qu’il y avait des chances pour que ce e nouvelle relation soit
tout aussi satisfaisante. Mon nouveau rôle était celui d’un prêtre admiratif
mais horri é qui écoute la confession d’un bandit corse.
Je ne faisais pas montre d’un excès d’optimisme. Je savais, et il savait,
que toutes ses tentatives dans le passé pour nouer des relations avec
d’autres personnes avaient échoué. Mon seul espoir était que, pour le
moment, il pré ère ne pas en tenir compte.
8

Lorsque Arthur revint du centre d’éducation surveillée d’Earlestow,


Dick Lingard le t dormir dans un lit installé dans la pièce donnant sur la
rue, le lit que Jim et, plus tard, Ted avaient occupé. Ted s’était marié
récemment ; il avait mis enceinte une lle du quartier. Dick Lingard était
au courant des rapports sexuels d’Arthur avec Aggie – il n’y avait pas eu
de grande scène de révélation, mais il n’était pas aveugle – et il
soupçonnait vraisemblablement qu’Arthur avait également des rapports
sexuels avec Pauline. (En fait, Arthur et Pauline étaient redevenus des
alliés proches, à la suite de l’a aire George Goldhawk.)
Lorsque Dick Lingard fut envoyé en prison, et que Pauline alla dans un
foyer pour mères célibataires pour y accoucher, Arthur s’installa au
premier et persuada Albert d’aller dormir en bas.
Il se rendit compte immédiatement que c’était une erreur. Être à même
d’avoir des rapports sexuels avec Aggie toutes les nuits, comme mari et
femme, était une situation trop banale et décevante. De plus, tante Elsie,
qui s’arrangeait toujours de tout, ne s’y opposait pas. Elle pensait même
qu’Arthur et Aggie niraient peut-être par se marier. Aussi, quand Albert
eut une gastro-entérite en janvier 1952 et resta alité au premier pendant
quelques jours, Arthur saisit ce prétexte pour retourner dormir en bas.
Aggie ne protesta pas. Elle avait considéré leurs rapports sexuels chaque
nuit comme une grati cation, mais elle savait que cela ne durerait pas
éternellement. Il y eut pourtant une courte période où ils reprirent leurs
rapports sexuels la nuit. De façon assez absurde, tante Elsie se trouva un
ami pendant que son mari était en prison, et cet homme l’emmena, ainsi
que la petite Jane âgée de deux ans, à Blackpool pendant une semaine.
Durant ce e semaine, Arthur et Aggie dormirent dans le lit de tante Elsie.
Lorsqu’elle revint, Arthur retourna en bas.
J’ai mentionné qu’Arthur avait deux cache es sur la berge du canal.
L’une d’elles était prévue pour les jours de pluie, dans un blockhaus datant
de 1940. Lorsque la police découvrit la boîte à biscuits contenant le butin
de ses cambriolages, Arthur fut soulagé de n’avoir parlé à personne de
l’autre endroit. Il y avait une autre boîte à biscuits sur la berge derrière le
blockhaus, qui contenait des bijoux et de l’argent, soigneusement
enveloppés dans des culo es. and il sortit d’Earlestow, il prit soin de ne
pas retourner là-bas pendant plusieurs semaines. Il redoutait que l’on ne
surveille ses allées et venues. Il savait également que quelqu’un
remarquerait tout de suite s’il se me ait à dépenser de l’argent. elques
semaines après être revenu à Penketh Street, il trouva un autre emploi
dans un magasin de téléviseurs à Liverpool – ce qui représentait un trajet
de quarante minutes en autobus depuis Warrington – et il reprit, très
prudemment, ses précédentes activités. Il n’avait pas besoin d’argent mais,
tout simplement, la surexcitation qu’il éprouvait quand il entrait dans une
maison inconnue ou dans un appartement, et pénétrait ensuite dans la
chambre d’une femme, lui était devenue indispensable. C’était les seuls
moments où il se sentait vraiment vivant.
Il n’est pas inutile de remarquer que le fétichisme de la culo e de
femme a été rarement mentionné par les psychologues freudiens, presque
comme si cela les embarrassait. L’ouvrage classique en deux volumes de
Stekel sur le fétichisme n’en parle à aucun moment. Et pourtant il s’agit
probablement de la forme la plus commune et la plus ino ensive de
déviance sexuelle. C’est pourquoi, lorsque Arthur Lingard acheta des livres
de poche traitant des perversions sexuelles dans des librairies spécialisées
dans la pornographie, il n’y trouva absolument rien sur sa propre
obsession, ce qui l’amena à penser qu’elle lui était particulière, et qu’il
était bien plus anormal qu’il ne l’était en réalité.
and il reprit ses « cambriolages » durant les premiers mois de 1952,
il vola rarement quelque chose. S’il en avait la possibilité, lorsqu’il réparait
un poste de télévision, il allait dans la chambre à coucher, utilisait les
culo es qu’il trouvait pour se masturber, mais les reme ait soigneusement
à leur place. Durant ce e période, il avait décidé de ne rien prendre. La
police pouvait brusquement avoir l’idée d’e ectuer un contrôle, un jour où
il revenait au magasin, et si on trouvait des bijoux ou de l’argent dans ses
poches, il retournerait à Earlestow, inévitablement. Et il était résolu à ce
que cela ne se produise jamais. S’il advenait qu’il fût arrêté à nouveau, il
avait l’intention de faire une « tentative de suicide », ce qui persuaderait le
juge qu’il était mieux chez lui. Et si cela échouait, il se mutilerait si
grièvement qu’on l’enverrait dans un hôpital. Il était prêt à comme re un
meurtre plutôt que de retourner là-bas.
Au bout d’un mois, il ne lui resta plus d’argent, et il se demanda où il
pourrait vendre certains des bijoux volés. Il savait que les receleurs
payaient très mal, et essaieraient certainement de rouler un garçon de
quatorze ans. Mais, d’un autre côté, la marchandise ne lui était d’aucune
utilité tant qu’elle restait enfouie dans une boîte à biscuits.
La solution se présenta par hasard. Un jour de juin 1952, Jane, à
présent une petite lle potelée de cinq ans, rentra à la maison avec un
paquet de bonbons. D’abord elle a rma qu’elle les avait trouvés, puis elle
avoua que les bonbons lui avaient été donnés par un vieux monsieur qui
lui avait demandé de s’asseoir sur ses genoux et de le laisser l’embrasser.
Finalement, elle avoua que le vieux monsieur avait mis son « machin »
entre ses cuisses, tandis qu’elle était assise sur ses genoux, et lui avait dit
de le toucher. Il n’y avait pas eu de tentative de rapports sexuels ; il ne lui
avait même pas retiré sa culo e, mais il y avait glissé sa main pour la
caresser.
Tante Elsie n’était pas là, elle passait la soirée avec son ami, lorsque
cela arriva. C’est Aggie qui avait persuadé Jane de tout lui raconter. Arthur
rentra un peu plus tard, et il fut choqué et courroucé en l’apprenant. Il
était, en e et, d’une extrême intolérance à l’égard des perversions
d’autrui.
Jane décrivit le vieil homme, et Aggie le reconnut tout de suite. C’était
un certain M.  Tebbut, qui habitait dans la rue d’à côté. Les journées
ensoleillées, il s’asseyait devant sa porte lorsque les enfants revenaient de
l’école, et il leur parlait souvent.
La première pensée d’Arthur fut d’aller trouver la police. Puis il
ré échit qu’il n’avait pas de preuves, et que c’était la parole d’une enfant
contre celle d’un adulte. Cela le rendit encore plus furieux. Il répétait
continuellement : « Ce vieux dégueulasse. Des gens pareils, on devrait les
faire piquer comme des chiens. » Il n’était pas su samment au fait de la
loi pour savoir que la police serait intervenue sur le seul témoignage de
Jane. Aggie et lui décidèrent de ne pas en parler à tante Elsie. Si quelqu’un
devait aller trouver la police, ce serait Arthur, et il se verrait a ribuer tout
le mérite d’avoir dénoncé un pervers sexuel…
Le lendemain, à l’école, il aborda Joe Benham – le même Benham que
j’étais allé voir à Knaresborough. Benham n’était pas exactement un ami.
Il était du genre athlétique, populaire auprès de ses camarades de classe, et
arrogant. Mais il était également le ls d’un policier, et Arthur avait
toujours cultivé ce e relation. Arthur prit un air grave et préoccupé, et dit
à Benham qu’il avait besoin d’un conseil. Benham fut a é. Arthur lui
raconta pour Jane et le vieil homme.
—  Oh, oui, je connais ce Tebbut. C’est une ordure. À ta place, je ne
m’en prendrais pas à lui.
— Pourquoi donc ?
Benham donna à entendre que Tebbut était un dangereux criminel.
Arthur rétorqua que de dangereux criminels ne prennent pas des risques
inutiles en tripotant des petites lles. Benham déclara que l’homme était
« un peu timbré ». Et après le déjeuner, il donna à Arthur plus de détails
sur Tebbut. Celui-ci avait fait de la prison plusieurs fois pour vol avec
coups et blessures, et la police le soupçonnait d’innombrables autres
crimes, mais elle ne disposait pas de preuves. Ce qui intéressa Arthur tout
particulièrement, ce fut d’apprendre que Tebbut avait été soupçonné de
viol. Il demanda des détails, et Benham déclara :
—  Mon père ne parle pas beaucoup de ces choses-là, mais je l’ai
entendu dire à ma mère qu’on avait retrouvé une jeune lle, entièrement
déshabillée, près du canal.
Chose surprenante, Joe Benham n’avait apparemment pas dit à son
père ce que Tebbut avait fait à Jane, ou peut-être le lui avait-il dit ; quoi
qu’il en soit, aucune mesure n’avait été prise. De tels actes étaient assez
fréquents dans le secteur, et la lle e n’avait subi aucune violence.
Arthur constata qu’il ne parvenait pas à faire ses devoirs. Un criminel
extrêmement dangereux ! Il pensa à Moriarty au centre de sa toile.
« Dagger » Tebbut pouvait peut-être représenter son premier contact de la
plus haute importance avec la pègre. elle importance, après tout, s’il
avait tripoté Jane P Si cela lui donnait un frisson de plaisir, pourquoi pas ?
Les criminels vivaient selon leurs propres lois. Et le fait de penser que cet
homme s’était jeté sur une lle par-derrière, l’avait assommée, puis l’avait
déshabillée et violée, éveillait une profonde sympathie en lui. Si cela lui
avait été possible, Arthur aurait fait la même chose à toutes les lles de
Warrington.
Ce soir-là, il eut un autre choc lorsqu’il demanda à Aggie de lui
montrer la maison où habitait Tebbut. C’était juste à côté de l’endroit où il
avait commis son second cambriolage, et avait a endu dans la chambre
des enfants pour agresser la jeune femme. Tebbut avait peut-être été chez
lui à ce moment. (Il apprit par la suite que Tebbut était incarcéré à
Wormwood Scrubs à ce e époque.)
Le lendemain était un samedi. Il faisait beau et chaud. Arthur âna à
proximité de la maison de Tebbut pendant une heure, espérant le voir
avant qu’il soit l’heure de prendre l’autobus pour aller à Liverpool, mais il
n’aperçut personne. Le lendemain, il faisait encore plus chaud. À trois
heures de l’après-midi, Arthur se rendit à Prescot Row, et vit Tebbut assis
sur une chaise pliante devant sa maison. Il prenait le soleil.
À première vue, il était décevant : un visage adipeux, un nez busqué
comme un bec d’oiseau, un teint pâle, grisâtre (le résultat des années
passées en prison), des épaules voûtées, des cheveux grisonnants et sales,
de vieilles pantou es aux pieds. Arthur commença à se sentir plus calme.
Il l’aborda.
— Monsieur Tebbut ?
L’homme leva les yeux et eut un sourire aimable, laissant voir un
dentier : l’amabilité de l’escroc professionnel qui désire paraître ino ensif.
—  e puis-je faire pour toi, mon garçon ?
— Est-ce que je pourrais vous parler ?
— Ma foi, je suis là.
Arthur fut déconcerté. Il décida de se jeter à l’eau.
— J’ai quelque chose que je veux vendre.
— Oh ? Et de quoi s’agit-il ?
Arthur glissa sa main dans sa poche. Tebbut dit en hâte :
— Pas ici. Allons à l’intérieur.
Ils entrèrent dans une pièce donnant sur la rue, très sombre. Elle
ressemblait beaucoup à sa chambre, mais elle était remplie de cages
contenant des oiseaux empaillés. Arthur glissa sa main dans la doublure
de sa veste et en sortit une bague en platine ornée d’un petit diamant.
Tebbut prit la bague et l’examina.
— Où as-tu trouvé ce e bague ?
— Je l’ai volée.
Il avait décidé de dire la vérité, bien que cela lui coûtât un e ort
pénible. Tebbut continua de regarder la bague, le visage impassible.
—  and ?
— Il y a un an.
— Tu dis la vérité ?
— Oui.
— Alors, pourquoi l’as-tu gardée si longtemps ?
— J’étais dans un centre d’éducation surveillée.
À présent, il en retirait une certaine erté.
Il était clair que Tebbut soupçonnait Arthur de mentir. Il lui posa
d’autres questions, puis dit brusquement :
—  i t’a parlé de moi ?
— Ma cousine Jane.
—  e sait-elle sur moi ?
— Jane est la petite lle qui s’est assise sur vos genoux et qui vous a
laissé la tripoter.
Tebbut fut surpris et e rayé. Brusquement, il eut l’air dangereux. Ses
yeux devinrent très durs, et le cœur d’Arthur défaillit.
—  e veux-tu dire ?
Arthur s’e orça de dissimuler sa nervosité.
— Je m’en che complètement. Vous m’avez posé une question, et je
vous ai répondu.
Ce e réponse sembla impressionner Tebbut. Il s’assit et regarda par la
fenêtre. Il ré échissait probablement à ce qui se passerait s’il était arrêté
pour s’être livré à des a ouchements sexuels sur une lle e. Finalement, il
demanda :
—  i est ce e petite lle ?
Arthur décrivit Jane. Il dit à Tebbut exactement ce que Jane avait dit
quand elle était rentrée à la maison.
—  ’est-ce qui te fait croire que c’était moi ? demanda Tebbut.
— Ma cousine Aggie a dit que cela vous ressemblait.
— Elle pourrait se tromper, pas vrai ?
— Oui.
Il s’ensuivit un autre silence prolongé. (La description faite par Arthur
de ce e première rencontre était aussi détaillée et précise que d’habitude.)
Puis Tebbut dit :
—  Et tu as pensé que je pourrais peut-être t’aider à écouler la
marchandise ?
— Oui. Je ne connais personne d’autre qui pourrait faire ça.
Cela sembla satisfaire Tebbut. Il était soulagé, sans aucun doute.
— Tu as d’autres objets volés ?
— Oh, un ou deux.
— Apporte-moi tout ça ce soir. Je verrai ce que je peux faire.
— Et pour ce e bague ? Combien vaut-elle ?
Si Tebbut avait essayé de lui faire croire qu’elle était de peu de valeur,
leur relation aurait pris n séance tenante. Arthur n’aimait pas les
baratineurs malhonnêtes. and il était gosse, il récupérait souvent des
haillons devant des portes d’entrée pour les vendre à des friperies. Il
détestait ce genre d’individus qui tentent toujours d’escroquer les enfants.
Mais Tebbut fut franc avec lui.
— Si tu achetais ce e bague dans une bijouterie, elle coûterait soixante
ou soixante-dix livres – c’est mon estimation. Un receleur ne pourrait pas
la bazarder pour plus de vingt livres, disons vingt-cinq. Ce qui signi e
qu’il me proposerait dix ou douze livres – à moi, bien sûr, pas à toi. Il te
proposerait dix shillings. Si je prenais le risque de vendre ce e bague, je
demanderais soixante pour cent.
— C’est plus que la moitié !
—  Oh, bien sûr. el risque prends-tu ? S’ils t’a rapent, tu écoperas
d’une autre année à Borstal. S’ils m’a rapent, j’écoperai de deux ans pour
détention d’objets volés, même si je leur dis que c’est toi qui les as fauchés.
Alors, c’est juste, à ton avis ?
Tebbut était un n psychologue. Sa franchise était la méthode qui
convenait. Arthur s’empressa de reconnaître que c’était juste.
— Parfait. Apporte la camelote ce soir, à six heures et demie. (Arthur
découvrit que la famille qui louait la chambre à Tebbut allait à l’o ce du
dimanche soir.)
Arthur apporta les objets volés comme promis. Tebbut les examina
d’un œil critique. À propos de certains, il déclara : « Tu ferais aussi bien de
les balancer dans le canal. Ça ne vaut pas tripe e. » Mais à propos d’un
cruci x en argent avec une chaîne e : « Très joli. Ça irait chercher dans les
cinquante livres sur le marché public. el dommage de le vendre sous le
manteau ! »
Le lendemain soir, après la tombée de la nuit, Arthur donna de petits
coups à la porte. Tebbut le t entrer. Il lui tendit quinze billets d’une livre
et dit :
— Ne dépense pas cet argent à tort et à travers. Cache-le quelque part
et ne dépense pas plus de dix shillings à la fois.
Puis il ouvrit la porte, et Arthur s’en alla.
Il exultait. Tebbut était honnête, et il le traitait comme son égal dans le
crime, et non comme un adolescent. Tebbut était le contact dont il avait
besoin. Une semaine plus tard, il mit à exécution un cambriolage qu’il
avait envisagé depuis longtemps, dans un immeuble neuf de Liverpool. Il
a endit qu’il fasse nuit, et observa quelles fenêtres étaient éclairées. Il
nota soigneusement deux appartements où, de toute évidence, il n’y avait
personne pour le moment. Lorsque le portier accompagna quelqu’un
jusqu’à l’ascenseur, il entra discrètement. Malheureusement, le portier
l’aperçut tandis qu’il s’éloignait dans le couloir. « Hé, toi, où tu crois aller
comme ça ? » « Je viens réparer le poste de télévision d’un certain
Jenkinson. » Il ne risquait rien. Il avait réparé le poste de télévision de
Jenkinson un mois plus tôt. Si le portier insistait pour l’accompagner
jusqu’à l’appartement, il pourrait toujours déclarer qu’il e ectuait la
véri cation de routine que l’atelier de réparation demandait à ses
employés d’e ectuer, à titre gracieux. Mais le portier se contenta de dire :
« Appartement douze », et il ne t plus a ention à lui. Il sonna à la porte
de l’appartement douze, et demanda à la jeune maîtresse de maison qui lui
ouvrit si elle avait eu à nouveau des problèmes avec son téléviseur. Elle
répondit qu’il marchait très bien, et elle le remercia. Il alla au premier,
repéra un appartement où il n’y avait pas de lumière et sonna. Personne
ne vint. Il a endit quelques minutes, puis ouvrit sa sacoche de réparateur,
en souleva le double fond, et prit son trousseau de fausses clés. elques
instants plus tard, il était dans l’appartement. Il alluma la lumière et se
dirigea tout de suite vers la chambre à coucher. Mais elle s’avéra
décevante. Apparemment, l’appartement était occupé par deux hommes. Il
n’y avait pas d’objets de valeur : des rasoirs électriques ou une radio
portative ne l’intéressaient pas. Sans perdre de temps, il ressortit et repéra
un second appartement. Celui-ci se révéla beaucoup plus satisfaisant.
Comme pour compenser sa déception précédente, il était manifestement
occupé par deux jeunes femmes – des mannequins, à en juger par leurs
photographies. Il y avait tout pour lui procurer ce sentiment
d’accomplissement parfait : un appartement en désordre, avec les tasses du
petit déjeuner toujours sur la table et de la couenne de lard dans l’évier,
des vêtements laissés par terre dans la salle de bains, de coûteuses
chemises de nuit en nylon sur les lits défaits. Il se lava les dents avec les
deux brosses à dents dans la salle de bains, but le restant de thé dans les
tasses, et mangea même un morceau de bacon laissé sur le bord d’une
assie e. Lorsqu’il s’en alla, une demi-heure plus tard, il emportait deux
culo es, les plus coûteuses qu’il ait jamais vues – un tissu épais, soyeux –
et quelques bijoux. Il avait trouvé beaucoup de bijoux dans l’appartement,
mais il n’en avait pris que quelques-uns dont la disparition ne serait sans
doute pas remarquée avant plusieurs jours.
Il donna les culo es à Aggie. Elles semblaient neuves, et il lui dit qu’il
les avait achetées. Cela lui donna le plaisir de les lui ôter avant les
rapports sexuels. Il porta les bijoux à Dagger Tebbut, lequel déclara avec
franchise qu’il y en avait probablement pour une centaine de livres, mais
qu’il ne pouvait pas espérer en obtenir beaucoup plus que vingt. Le
lendemain soir, quand Arthur revint pour prendre ses huit livres, Tebbut
lui demanda de s’asseoir, et ils discutèrent. À la grande surprise d’Arthur,
il lui déconseilla de vivre du crime. « Dans ma jeunesse, y avait pas grand-
chose d’autre à faire si on voulait pas crever de faim. Mais au jour
d’aujourd’hui vous avez plein de possibilités, vous autres les jeunes. Tu
pourrais posséder ton propre magasin de téléviseurs lorsque tu auras vingt
ans. »
Arthur était convaincu – quand il me t ce récit – que c’était
simplement de la psychologie roublarde. À sa façon, Tebbut était un maître
du crime ; du moins, il était d’une intelligence largement au-dessus de la
moyenne. Il avait reconnu un matériau exceptionnel en Arthur. Si ce jeune
homme était formé comme il le fallait, il pourrait être une future source de
revenus. Il possédait déjà l’instinct de ruse et de prudence.
Tebbut était su samment astucieux pour ne pas donner l’impression
d’être trop honnête et convenable. Il dit à Arthur que les gens auraient des
soupçons s’ils le voyaient lui rendre de fréquentes visites, particulièrement
tard le soir. Pourquoi ne pas amener ses cousines – Aggie et Jane – quand
il venait ? Cela semblerait, tout à fait innocent. Arthur accepta, mais il
devina que le motif était d’ordre sexuel. Tebbut était aussi obsédé par les
petites lles qu’Arthur l’était par les culo es. Aggie montra quelque
répugnance, mais il fut facile à Arthur de la plier à sa volonté. Jane fut
ravie de revoir le gentil monsieur qui lui avait donné des bonbons. Et
quand, quelques jours plus tard, elle rentra à la maison avec d’autres
bonbons, Arthur se douta qu’elle était allée le voir à nouveau.
Arthur passa un soir, les rideaux étaient tirés, mais il entendit des voix
à l’intérieur. Persuadé que c’était l’une des relations criminelles du vieil
homme, il a endit dans la rue pendant une demi-heure. Mais ce fut
seulement une lle âgée d’une douzaine d’années, plutôt grassouille e, qui
sortit. Arthur découvrit par la suite que Dagger Tebbut avait besoin
d’argent principalement pour entretenir un harem de Lolitas, Pour la
plupart des enfants du quartier, cinq shillings étaient une somme énorme,
et ils acceptaient volontiers de ne pas dire à leurs parents ce qu’ils avaient
fait pour ce gentil M. Tebbut a n de gagner cet argent. Il ne commit jamais
l’erreur de tenter d’avoir de véritables rapports sexuels, et il veillait
toujours à ce qu’il n’y ait pas de taches de sperme sur les vêtements des
petites lles. Des caresses réciproques, c’était tout ce qu’il demandait, et si
la petite lle était inexpérimentée, la caresser lui su sait. Il pouvait
assouvir son désir sans qu’elle s’en aperçoive.
Arthur a endit que la lle e soit partie, puis il frappa à la porte et
Tebbut le t entrer. Celui-ci semblait détendu, de bonne humeur. Il lui
parla de sa vie passée, de ses années en prison, et de ses méthodes pour
éviter d’être pris. and il s’en alla ce soir-là, Arthur eut le sentiment que
Tebbut était un vieil homme solitaire et ino ensif qui pouvait lui
apprendre énormément de choses. Bientôt, il se mit à parler spontanément
de ses propres méthodes et de ses projets. Tous deux étaient des criminels ;
pourquoi ne pas se faire con ance l’un l’autre ? Il sentait qu’il commençait
à avoir prise sur Tebbut. Il remarqua plus tard, avec un sourire ironique :
« Comme un lapin a prise sur un serpent. » A n d’accroître ce e prise, il
demanda même à Tebbut si Aggie lui plaisait.
—  Oui, c’est une jolie lle. Pourquoi ? Elle a envie de gagner cinq
shillings ?
— Non, mais elle vous laissera lui faire tout ce que vous voulez. Vous
pouvez aller plus loin qu’avec les autres.
—  and ?
L’intérêt que Tebbut portait aux petites lles était peut-être davantage
la conséquence d’une frustration qu’une pédophilie véritable.
— Ce soir, si vous voulez.
— Tu es sûr ?
— Tout à fait sûr.
Arthur alla chercher Aggie à la maison. Elle l’accompagna volontiers,
croyant qu’il avait besoin d’une « couverture ». Elle savait qu’Arthur
comme ait des cambriolages. Arthur amena la conversation sur
l’hypnotisme, et proposa à Tebbut de lui faire une petite démonstration.
Aggie se laissa hypnotiser – à présent Arthur pouvait le faire à l’aide de
quelques mouvements de ses mains, tel un magicien sur la scène d’un
music-hall. Arthur lui ordonna de retirer ses vêtements. Elle le t
rapidement et avec naturel. Tebbut regardait, se passait la langue sur les
lèvres, et paraissait plus blême que d’habitude. and Aggie ôta sa culo e,
il se mit à trembler. Arthur, assis à côté de Tebbut, ordonna à Aggie de
s’approcher, et dit à Tebbut de la caresser. Sa main trembla tandis qu’il
avançait le bras. « Vous voyez, elle est toute prête. » Il dit à Aggie de
s’allonger sur le lit. Elle s’allongea docilement, et écarta les jambes. Tebbut
se mit à transpirer. « Je ne peux pas le faire pendant que tu es là. Va-t’en. »
« Elle se réveillera si je m’en vais. » Ce n’était pas entièrement vrai, mais
c’était possible. Tebbut était fasciné par le corps svelte et nu. Il s’approcha
du lit et caressa Aggie à nouveau. Cela le décida. Il tourna le dos à Arthur
et ouvrit son pantalon. « Regarde de l’autre côté. » Il se mit sur Aggie, et
Arthur regarda du coin de l’œil tandis que Tebbut se démenait
maladroitement pour se me re dans la bonne position. Au bout de
plusieurs minutes de grognements rauques et de halètements, il gémit :
« C’est inutile, je n’y arrive pas ! » et il se releva et boutonna sa brague e.
Il s’assit sur sa chaise ; il continuait de trembler. « C’est a reux quand tu
en as tellement envie et que tu n’y arrives pas ! »
Arthur résolut le problème en ordonnant à Aggie d’aller seule chez
Tebbut. Elle protesta.
— Ne t’inquiète pas. Il n’essaiera pas de te faire quoi que ce soit. Il veut
seulement te caresser. Donne un peu de plaisir à ce pauvre bougre.
Aggie t ce qu’on lui demandait. Mais lorsqu’elle revint, elle avait un
air pitoyable.
— Alors, tout s’est bien passé, hein ?
— Il ne s’est pas contenté de me caresser.
Ce fut tout ce qu’elle dit. Mais Tebbut augmenta la part d’Arthur sur le
montant des transactions la fois suivante, à savoir cinquante/cinquante.
Du moins, il a rma qu’il l’avait fait.
 
Plus tard ce e année-là, Arthur faillit se faire prendre. Un couple
revint du cinéma alors qu’il se trouvait dans la maison. Heureusement, il
avait pris ses précautions habituelles : il avait fermé la porte à clé, une fois
entré, et il n’avait laissé aucune trace de sa présence. Il connut un moment
de panique éperdue tandis qu’il cherchait un endroit où se cacher. Les
toile es étaient l’endroit le plus proche, mais il décida de n’en rien faire.
En l’occurrence, ce fut une décision avisée : un instant plus tard, le mari se
dirigeait vers les toile es, pendant qu’Arthur a endait, crispé, blo i
derrière la porte de leur chambre à coucher. Il n’avait pas eu le temps de
reme re la culo e de la femme dans le tiroir de la commode ; elle était
posée sur le lit. Mais il se dit que c’était le moment de ler. Il abaissa sa
casque e sur ses yeux, empoigna une grosse clé à mole e qu’il
transportait dans sa sacoche, et dévala l’escalier. Heureusement, la femme
était dans la cuisine. Elle appela « Mais où vas-tu ? » tandis qu’il
franchissait la porte d’entrée. Cela lui causa certainement un choc de voir
son mari sortir des toile es.
Arthur était bouleversé. Il avait enfreint sa première règle : ne jamais
laisser de traces évidentes de son passage. La police pouvait faire le
rapprochement entre la culo e étalée sur le lit et la demi-douzaine de
culo es dans la boîte à biscuits qui avaient conduit à son arrestation.
Tebbut fut déconcerté quand Arthur lui dit qu’il avait l’intention de se
tenir tranquille pendant quelque temps. Arthur lui raconta ce qui s’était
passé – c’était la première fois qu’il parlait des culo es à quelqu’un, mais
c’était nécessaire, a n de justi er sa prudence. Tebbut écouta
a entivement. Puis il dit :
— Je vais te donner un conseil : fais un autre cambriolage tout de suite.
— Pourquoi ?
— Pour recouvrer ton sang-froid.
— Tout va bien avec mon sang-froid. Je ne suis pas stupide, c’est tout.
Tebbut appuya son regard sur lui. Il ressemblait à un prophète de
l’Ancien Testament.
— Suis mon conseil. Sinon, ce n’est pas la peine de reme re les pieds
ici.
D’abord, Arthur ne parvint pas à croire qu’il parlait sérieusement.
Puis, lorsqu’il en fut convaincu, il partit. Il se sentait bouleversé et rebelle.
Il était tellement en colère qu’il prit un bus jusqu’à un immeuble
important où il avait eu l’intention de comme re des cambriolages. Il y
entra e rontément et se dirigea vers le premier appartement où il n’y ait
pas de lumière sous la porte. Son expérience lui perme ait à présent de
trouver la bonne clé en quelques minutes. Il entra sans faire de bruit. Ce
fut aussi bien. Une fois la porte ouverte, il entendit le bruit d’un poste de
télévision, et quelqu’un qui allait et venait dans une autre pièce. Il referma
la porte tout doucement. Il était furieux et se sentait téméraire. S’il était
pris, il dirait à la police que Tebbut était son receleur. Il repéra une autre
porte sans lumière, et entreprit de l’ouvrir. La chaîne de sûreté était mise :
il y avait quelqu’un dans l’appartement, qui désirait ne pas être dérangé. Il
se rendit à l’étage suivant et entendit des voix. Une femme et des enfants
venaient vers lui dans le couloir tandis qu’un homme refermait
soigneusement la porte d’un appartement. Il était trop tard pour faire
demi-tour. Il avança et les croisa, sa sacoche en bandoulière. Personne ne
lui prêta a ention. Alors que les voix des enfants étaient toujours
distinctes dans le couloir, il ouvrit la porte, entra et alluma la lumière. Il se
dirigea aussitôt vers la chambre à coucher et y entra comme si c’était la
sienne. Il était tellement tendu qu’il ne prit même pas la peine de chercher
des dessous féminins. Néanmoins il regarda dans les tiroirs, par pure
habitude. Il vida un co ret à bijoux dans sa sacoche, puis s’approcha de la
table de toile e de l’homme et la fouilla systématiquement. Il prit une
montre en or, des boutons de manche e, des boutons de col, et même une
canne au pommeau en argent. Puis il rebroussa chemin vers le vestibule,
éteignit les lumières, sortit et referma la porte derrière lui. Il qui a
l’immeuble d’un pas décidé, sans être inquiété par le portier, en train de
téléphoner pour demander un taxi. Au moment où il descendit les marches
du perron, la famille passa dans la rue, à bord d’une Jaguar série 10. C’était
son cambriolage le plus rapide et le plus rentable à ce jour. Même Tebbut
le regarda avec stupeur tandis qu’il déversait son butin sur le lit. « Grands
Dieux ! tu as dévalisé une banque, mon garçon ? » Il émit des réserves sur
un seul objet : la montre en or. Les initiales « P.L. » étaient gravées sur le
boîtier. Arthur dit : « D’accord, je la garde », et il l’emporta. Tebbut ne
protesta pas. Plus tard, Arthur en t cadeau à Pauline.
Tebbut avait certainement perçu qu’Arthur devenait imprudent quand
il était en colère. Il lui prodigua des louanges et lui remit cinquante livres,
sa part du montant de la vente.
 
Je demandai à Arthur :
— Et si vous aviez été pris sur le fait ?
— Je ne l’ai pas été.
Il dit cela avec une telle rancœur que je préférai ne pas poursuivre sur
ce sujet. Néanmoins, il m’avait appris ce que je désirais savoir. Il m’avait
dit qu’il était tellement furieux après Tebbut qu’il avait voulu faire capoter
toute l’a aire. Mais s’il avait été pris, il ne serait rien arrivé à Tebbut, à
moins que son receleur ne soit arrêté, lui aussi, Arthur voulait arrêter les
cambriolages pendant un mois ou deux. Et quand Tebbut t pression sur
lui, il partit, bien décidé à se faire prendre, ou du moins à jouer à la
roule e russe.
Les premiers délits commis par Arthur avaient eu une motivation
sexuelle. Ils l’excitaient en raison de leur nature sexuelle. À présent il était
devenu un cambrioleur professionnel, et il risquait deux ans en centre
d’éducation surveillée chaque fois qu’il faisait un « fric-frac » qui lui
rapportait quelques livres. Il continua de voler des dessous féminins, mais
il avait perdu sa sensation de liberté, d’initiative. Il était déjà enfoncé
jusqu’aux chevilles dans le même marécage où Haigh et Landru s’étaient
noyés. Le cambriolage était devenu un « boulot ». Ce n’était plus un viol.
elque chose tourna à l’aigre dans ses relations avec Dagger Tebbut
Et ce fut à peu près à ce e époque qu’il commença à se dé er de lui. Il
soupçonnait que Tebbut empochait bien plus que cinquante pour cent du
montant des ventes. Il soupçonnait également que Tebbut était capable de
le faire chanter si jamais il tentait de me re n à leurs relations. En juillet
1952, Arthur avait encore une année scolaire à faire. Il prit la décision de
me re de côté le plus d’argent possible durant ce e période et de partir
pour Londres à la n de ses études. Il n’avait aucune envie de se trouver à
Warrington lorsque oncle Dick sortirait de prison.
Je lui demandai s’il avait été a iré par d’autres lles qu’Aggie.
— Tout dépend de ce que vous entendez par « a iré ». Il y avait plein
de lles qui me plaisaient. Mais la plupart des lles à l’école étaient
idiotes, le genre tape-à-l’œil.
— Avez-vous essayé d’hypnotiser quelqu’un d’autre qu’Aggie ?
Il n’avait pas envie d’aborder ce sujet. (J’espérais qu’il allait me parler
de la femme du professeur de gymnastique, Grose.) Mais il me dit
seulement qu’il y avait eu un garçon à l’école. Lorsqu’il montra quelque
répugnance à continuer, je n’insistai pas. Tôt ou tard, il parlerait. Mais nos
séances étaient plus proches de leur n que je ne m’y a endais et n’ai
jamais découvert qui était le garçon. Pauline m’apprit qu’elle avait
entendu dire qu’Arthur avait essayé de séduire une lle par l’intermédiaire
de son frère, mais elle n’en savait pas plus. Il s’agissait peut-être de Duncan
Mclver.
Mais vint un moment où il se montra disposé à parler de Mme Grose –
Eileen, comme il l’appelait.
 
Le professeur de gymnastique de son école était un colosse et un
athlète complet. C’était également un passionné de football. Les
sentiments d’Arthur à son égard étaient ambigus, comme on pouvait s’y
a endre. Il me dit qu’il trouvait que c’était dommage qu’un corps aussi
magni que soit gaspillé par un tel imbécile. M. Grose était le professeur le
plus populaire de l’école, et le petit ami de Pauline, Walter (celui qui avait
été surpris par Dick Lingard alors qu’ils faisaient l’amour dans le passage),
imitait sa puissante démarche chaloupée.
« Drummer » Grose n’était pas marié quand Arthur avait commencé
ses études à l’école de Slade Road. En 1950, il épousa une jeune lle de
Stockport. L’équipe de football de Stade Road – l’équipe au grand complet
– assista à la cérémonie, et les garçons l’acclamèrent lorsqu’il sortit de
l’église. Mme Grose était jolie, d’une joliesse frêle, et sa tête arrivait tout
juste à la hauteur du menton de son mari. Tous les garçons qui la
connaissaient disaient à quel point elle était gentille. Elle était professeur
de musique, et lorsqu’il fut annoncé qu’elle allait donner des cours l’après-
midi à l’école, nombre de garçons robustes et sportifs décidèrent
d’apprendre à jouer du piano. Mais la plupart cessèrent d’assister aux
cours au bout d’une semaine environ.
Arthur la vit de près pour la première fois peu après son retour
d’Earlestow. Le professeur de gymnastique lui demanda s’il s’y connaissait
en tourne-disque ; celui que sa femme utilisait pour son cours d’histoire de
la musique ne marchait plus. Arthur fut autorisé à sauter une leçon de
gymnastique à la n de l’après-midi a n d’y jeter un coup d’œil. Il se
rendit compte très vite que quelqu’un avait fait tomber le bras du pick-up
sur un disque, et avait cassé la pointe du saphir. Il dit au professeur de
gymnastique que le saphir pouvait facilement être remplacé et que cela
coûterait sept shillings et six pence. M. Grose lui donna l’argent, et Arthur
se rendit au magasin de radios le plus proche pour acheter un saphir neuf.
Il revint après la n des cours. Les élèves du cours d’histoire de la musique
écoutaient Mme  Grose qui leur parlait de Beethoven. La plupart d’entre
eux étaient le genre de garçons qu’Arthur détestait. Il se sentit maladroit et
embarrassé tandis qu’il me ait le saphir neuf. Il sentait leurs yeux braqués
sur lui. Puis Mme  Grose se tourna vers lui et lui adressa son sourire
réservé. « Est-ce que c’est prêt ? » Il la regarda et eut un choc. Il comprit
immédiatement que son ton enjoué dissimulait une grande timidité. Leurs
regards se croisèrent, et elle baissa les yeux un instant. Il acquiesça de la
tête sans répondre. « Alors nous pouvons faire un essai ? » Il brancha le
tourne-disque et posa le saphir sur le disque, sans parler. La musique se t
entendre tout à fait distinctement. Elle dit : « Merveilleux ! En fait, la
sonorité est bien meilleure qu’auparavant ! »
Arthur me dit :
—  J’étais incapable d’expliquer ça. C’était l’un de ces trucs bizarres.
Tous les garçons dans ce e salle l’acceptaient, mais elle savait que je ne
l’acceptais pas. Elle savait qu’il était inutile de se donner des airs avec moi.
Je voyais clair en elle.
J’imagine que Mme  Grose était probablement admirative devant les
« mains en or » d’Arthur dont le comportement taciturne et e cace la
faisait se sentir inférieure. Elle lui demanda s’il voulait rester et écouter la
musique. Il répondit sèchement qu’il devait aller travailler.
Une semaine plus tard, Arthur fut consigné parce qu’il arrivait
toujours en retard le matin. Alors qu’il s’en allait, il l’aperçut dans le
couloir. Il s’apprêtait à la croiser rapidement, mais elle l’arrêta.
—  Oh, tu es le garçon très adroit qui a réparé l’électrophone. Je suis
bien contente de te rencontrer.
— Il ne marche plus à nouveau ?
— Je le crains. Cela ne te dérange pas de… ?
Son cœur ba ait à grands coups, de façon bizarre, tandis qu’il la
suivait. elque chose chez elle le faisait se sentir taciturne et dominateur.
Physiquement, elle ne ressemblait pas à Aggie, mais il percevait qu’elles
avaient quelque chose en commun.
Cela lui prit moins de cinq minutes pour localiser le problème. À
l’arrière de l’électrophone, il y avait une prise pour un haut-parleur
auxiliaire ou un magnétophone. Or, elle avait mis la che du haut-parleur
auxiliaire dans la prise pour le magnétophone, coupant ainsi les deux
haut-parleurs.
Il lui montra ce qu’il avait fait. L’électrophone était posé sur une table
basse, et elle se pencha pour regarder. Ce faisant, son chemisier de coton
sortit de sa jupe, et il constata qu’il voyait un centimètre d’une culo e en
nylon rose. Il fut envahi par un violent ot de désir qui lui donna envie de
tendre la main et de toucher le tissu satiné. Il remarqua également qu’il
voyait à travers le chemisier le contour de son soutien-gorge. Il continua
de lui montrer quelque chose du doigt a n qu’elle reste penchée. Elle lui
posa une autre question. Son membre tenta de se dresser, mais il était
retenu par la jambe de son pantalon. Il était tellement fasciné par la mince
ligne de nylon rose qu’il ne remarqua pas qu’elle se redressait. Elle le frôla
un instant, et sa hanche fro a contre son membre rigide.
Il ne fut pas embarrassé. Il éprouvait à nouveau ce sentiment instinctif
d’être maître de la situation. Au moment à elle croisa son regard, en
parlant à sa façon rapide et nerveuse, il la regarda dans les yeux, comme il
l’avait souvent fait avec Aggie pour exercer sa domination sur elle. Il était
plus grand qu’elle, et ses jambes étaient nues. Il songea que s’il glissait sa
main au-dessus de son genou, il rencontrerait le tissu doux et soyeux qui
protégeait ses reins. Il eut brusquement la certitude que s’ils avaient été
seuls dans une maison, sans crainte d’être dérangés, il aurait pu lui
ordonner de se déshabiller, comme il l’avait fait avec Aggie.
Il n’écoutait pas ce qu’elle disait. Elle avait baissé les yeux. Puis il dit :
— Bon, il faut que je le.
Elle lui sourit, d’un petit sourire crispé, puis elle pressa sa main.
— C’est bien aimable de ta part. Merci beaucoup.
Le contact de sa main l’excita. C’était le premier pas vers des relations
plus intimes. Il rentra à la maison en pensant : « Elle est me able. » Une
fois encore, il ressentait ce même sentiment de puissance, celui du
professeur Moriarty imposant sa volonté.
Il ne se passa rien de plus pendant quelques semaines, mais il la voyait
fréquemment, et elle lui souriait toujours. Un jour, elle l’arrêta pour lui
parler et déclara :
—  el dommage que tu n’aimes pas la musique !
Il répondit, en mentant :
— J’aime la musique. Ce sont les garçons de votre classe que je n’aime
pas.
— Je pourrais peut-être te donner des leçons particulières ?
Elle croisa brusquement son regard et eut l’air troublée. Alors qu’elle
s’éloignait en hâte, il lança :
— Ce serait agréable !
Par un après-midi ensoleillé, il était assis dans une salle de classe
quasiment déserte et lisait un livre. Les autres élèves jouaient au cricket.
Arthur détestait le sport, et il avait écrit une le re en imitant l’écriture de
tante Elsie, disant qu’il avait des maux de tête et devait être dispensé
d’activités physiques. La seule autre personne dans la salle était Joe
Benham, qui s’était foulé la cheville. Benham dit :
— Madame Grose t’aime bien, hein ?
— J’en sais rien. ’est-ce qui te fait dire ça ?
— Elle semble très amicale avec toi.
— Oh, je crois pas. J’ai réparé son électrophone deux fois.
Benham – qui allait toujours aux cours d’histoire de la musique –
commença à faire l’éloge de Mme  Grose. Son opinion était tellement
di érente de celle d’Arthur que ce dernier éprouva un sentiment de
supériorité. Benham semblait penser qu’elle était l’Épouse-Mère idéale,
intelligente, douce, compréhensive, bienveillante, la personne même qu’un
homme comme Drummer Grose méritait d’avoir pour compagne. Arthur
pensa à ce centimètre de nylon rose maintenu par un élastique autour de
sa taille, et ses reins s’embrasèrent. Il dit cyniquement :
— Elle est comme toutes les femmes. Elle est faite pour qu’on la baise.
Ce qu’elle aime, en fait, c’est la grosse queue de Drummer enfoncée en elle
aussi loin que possible !
Benham fut choqué mais, étant écolier, il avait l’habitude de ce genre
de propos.
— Je ne pense pas que ce soit vrai. Je ne crois pas qu’elle soit ce genre
de femme.
Il aimait à penser qu’elle était pure et maternelle.
C’était inhabituel de la part d’Arthur de se sentir aussi supérieur à
Benham. Il pensa à Aggie. Les gens trouvaient que c’était une lle douce et
charmante – ce qui était la vérité. Mais elle fondait de désir lorsque Arthur
lui pinçait les mamelons à travers son corsage. Arthur se mit à disserter
sur les complexités du caractère féminin. Lorsqu’il vit que Benham était
sceptique, il lui dit que Mme  Grose était le genre de femme que l’on
pouvait facilement dominer et qu’elle ferait un excellent sujet hypnotique.
Comme la plupart des gens qui ignorent tout de l’hypnotisme, Benham
pensa qu’Arthur se vantait, et il le dit carrément. Et Arthur, qui n’était pas
encore su samment mûr pour maîtriser son irritation quand quelqu’un
ne le croyait pas, déclara qu’il le prouverait en hypnotisant Mme Grose.
Il n’avait pas vraiment envisagé cela. Il avait su samment à faire avec
Aggie et Dagger Tebbut. Mais à présent que le dé était lancé, il décida de
s’en occuper sérieusement. Il était d’avis que la plupart des gens n’arrivent
à rien parce qu’ils sont des lâches. Arthur Lingard avait sans doute bien
des défauts, mais ce n’était pas un lâche.
Il savait qu’elle devait venir à l’école le lundi suivant. Il sécha les cours
de l’après-midi et prit le car pour se rendre à Widnes, à quinze kilomètres
de là. Il lui avait été facile de trouver quel train elle prendrait.
Elle sembla surprise quand elle l’aperçut sur le quai de la gare presque
désert.
—  ’est-ce que tu fais ici ?
— Ne le dites à personne. Je suis censé être malade. Je ne suis pas allé à
l’école parce que j’avais un poste de télévision à réparer à Widnes.
— Oh ! je vois !
Elle eut un air espiègle. Avant de monter dans le train, elle lui dit :
— Tu répares des téléviseurs, hein ? J’aimerais bien que tu viennes jeter
un coup d’œil au nôtre un de ces jours. L’image n’arrête pas de sauter.
and ils s’assirent dans un compartiment vide, ils étaient déjà dans
les meilleurs termes.
— J’ai appris que tu avais de violents maux de tête, dit-elle.
— Non, pas du tout !
Puis il se souvint. Il « coupait » aux activités sportives en a rmant
qu’il sou rait d’une migraine chronique.
— En fait, je dis ça pour me faire dispenser de sport. Et je suis très bon
pour calmer des maux de tête…
Ce fut tellement facile que c’en était ridicule. Dès qu’il amena la
conversation sur l’hypnotisme, elle commença à lui poser des questions
sur ce sujet. Il lui en expliqua le principe fondamental, à savoir que
l’hypnotisme repose sur la fatigue des facultés perceptives. Elle dit :
—  Parfois, lorsque je regarde les poteaux télégraphiques qui dé lent
devant la vitre et que j’écoute le bruit des roues du train, je suis comme
hypnotisée.
—  Exactement. C’est très facile. Je pourrais vous hypnotiser
maintenant.
— Vraiment ?
Elle semblait ravie et un peu e rayée, la disposition d’esprit idéale
pour provoquer l’hypnose, puisque les niveaux supérieurs de l’esprit sont
en con it avec les niveaux inférieurs, et sont de ce fait bien plus
accessibles à la suggestion hypnotique.
— Tu veux bien me montrer ?
— Si vous voulez.
Le regard était implorant et apeuré. Elle croyait qu’il pouvait le faire.
Elle admit plus tard que les yeux légèrement globuleux d’Arthur l’avaient
toujours fascinée.
— Ne vous contractez pas. Détendez-vous et écoutez le bruit des roues.
Regardez les poteaux télégraphiques qui dé lent. Allons, détendez-vous.
Il parlait d’une voix douce et persuasive, et il vit sa tension s’estomper.
Il commença à passer ses mains sur son front d’un côté et de l’autre. Par
moments, elle sursautait et se reprenait. and cela se produisait, il devait
la calmer à nouveau et l’amener à se détendre. Elle était déjà passablement
fatiguée, elle avait fait le ménage chez elle puis fait des courses, et elle
avait eu l’intention de se reposer durant le trajet en train jusqu’à
Warrington. Arthur continua de parler d’une voix douce.
—  Vos jambes et vos bras sont lourds. Vous êtes complètement
détendue. Vous vous laissez tomber en arrière, en arrière, en arrière, sur
un moelleux lit de plume. Vous vous sentez bien, vous n’avez jamais été
aussi bien. Vous entendez uniquement le son de ma voix. Vous respirez
profondément, profondément, profondément, profondément…
Il savait l’importance de la répétition des mots. Au bout de cinq
minutes, elle semblait s’être endormie. La vue de la Mersey apprit à Arthur
qu’ils approchaient de Warrington. À présent sa voix était très douce et
très monotone. Il entreprit le processus du réveil.
— Bientôt je vais vous réveiller. Bientôt je vais vous réveiller. Lorsque
j’aurai compté jusqu’à vingt, vous vous réveillerez, et vous vous sentirez
heureuse et parfaitement reposée. Lorsque j’aurai compté jusqu’à vingt,
vous vous réveillerez…
Au moment où le train entra dans la gare de Warrington, il remarqua
que ses genoux s’étaient écartés tandis qu’il chuchotait. Il saisit
précautionneusement le bas de sa jupe – une jupe ample, orange – et la
releva. Ses jambes étaient nues. Elle portait une culo e de nylon blanche,
et à travers le tissu mince, il distinguait l’ombre de ses poils pubiens. Le
train ralentit. Il raba it la jupe et compta jusqu’à vingt. Sa voix était sans
doute tendue, car cela n’eut aucun e et. Il recommença toute la procédure.
—  Lorsque j’aurai compté jusqu’à vingt, vous vous réveillerez. Un,
deux, trois…
Ce e fois, lorsqu’il arriva à vingt, elle soupira, bougea, et ouvrit les
yeux. Elle sembla e rayée de le voir.
— Comment vous sentez-vous ? lui demanda-t-il.
— Merveilleusement bien ! Complètement reposée !
En descendant du train, il lui demanda de ne pas dire à son mari
qu’elle l’avait vu. Elle accepta immédiatement. L’école était à une courte
distance en bus.
—  Est-ce que je peux venir véri er votre poste de télévision samedi
prochain, dans l’après-midi ? dit-il.
— Non ce n’est pas possible. James [son mari] doit emmener l’équipe
de cricket à St. Helens, et d’habitude je l’accompagne.
— Trouvez une excuse pour ce e fois. Dites que vous avez la migraine.
Elle sembla indécise. Le bus s’arrêta.
—  elle est votre adresse ? dit-il.
— Elle gure dans l’annuaire du téléphone.
Il considéra que c’était un consentement.
La semaine lui parut interminable. Chaque fois qu’il pensait à l’instant
où il avait relevé sa jupe, il éprouvait un intense sentiment de puissance
qui con nait à l’extase. Elle avait été assise là, les yeux fermés, tandis qu’il
pouvait faire tout ce qu’il voulait. L’épouse du professeur de gymnastique,
la femme pour qui la moitié de la classe de première avait le béguin. Ce
qui l’avait excité le plus, c’était que les jambes de la culo e avaient été
légèrement froissées et pliées vers le haut, puisqu’elle la portait depuis le
matin, et qu’elles n’étaient plus aplaties et soigneusement repassées
comme elles l’étaient quand elle l’avait mise…
Le samedi matin, le temps était maussade, et il eut peur qu’il pleuve et
que le match soit annulé. Mais en début d’après-midi, le temps se mit au
beau. À trois heures, il frappait à la porte d’une charmante petite maison
de Widnes. Il avait pris sa sacoche de réparateur de téléviseurs – pour le
cas où un voisin curieux le remarquait – et il portait ses bleus de travail.
Elle lui sembla fatiguée et nerveuse lorsqu’elle vint ouvrir, et il craignit
qu’elle n’ait reconsidéré la situation. Il lui demanda comment elle allait.
— Atrocement mal. J’ai très mal dormi.
Pendant un quart d’heure, il véri a la télévision, qui di usait un match
de cricket. Apparemment, l’appareil fonctionnait normalement. Il l’appela
et lui demanda si elle constatait une amélioration. Elle s’assit
nerveusement, puis elle dit :
— Oui, je trouve que l’image est meilleure. Merci beaucoup. Et j’insiste
pour te payer…
— Non.
Il vint se placer derrière sa chaise, et elle se redressa.
— Non, je n’y tiens pas…
—  Vous êtes fatiguée et énervée, dit-il d’une voix apaisante. Laissez-
moi faire. Vous vous sentirez beaucoup mieux quand vous vous réveillerez.
Il fut obligé de parler d’un ton persuasif pendant plusieurs minutes.
Finalement, elle le laissa lui masser le front, mais il sentait qu’elle opposait
une résistance. Dans sa maison, elle était nerveuse. Ce n’était pas comme
dans un train, où tout semblait innocent. Au bout de dix minutes
d’insuccès, il s’impatienta et décida d’employer la méthode dite de la
carotide, qui consiste à comprimer un vaisseau sanguin près de l’oreille. Le
cerveau est privé de sang, et il en résulte un étourdissement quasi
instantané. Dès qu’il l’eut fait elle se détendit immédiatement. À ce
moment, bien qu’il fût évreux de désir, il était résolu à ce qu’il n’y ait pas
d’erreurs. Il continua pendant une dizaine de minutes, en suggérant qu’elle
s’endormait de plus en plus profondément, un état de sommeil où elle
entendait sa voix. Ce faisant, il observa que sa bouche se relâchait
légèrement. et que ses cuisses s’écartaient, comme la dernière fois. Il
commença à se sentir assuré du succès.
Un coup de sonne e à la porte d’entrée le t sursauter, mais elle ne
bougea pas. Au bout de cinq ou six minutes, il entendit quelqu’un
s’éloigner dans l’allée du jardin. Il entreprit alors de me re son projet à
exécution. Il suggéra que c’était le soir, qu’elle était fatiguée et qu’elle
s’assoupissait.
— Vous êtes très fatiguée. Vous avez envie d’aller vous coucher. Vous
vous levez, vous montez l’escalier et vous allez dans votre chambre.
Elle suivit ses suggestions et le conduisit dans une chambre propre et
bien éclairée. À sa grande surprise, il vit qu’il n’y avait qu’un lit pour une
personne.
—  Maintenant vous vous déshabillez. Votre mari est dans la pièce. Il
vous aide à retirer vos vêtements.
Il était tendu et excité pendant qu’il l’aidait à défaire les boutons au
dos de son corsage sans manches. Il la regarda dégrafer son soutien-gorge
et te lancer sur une chaise, puis ouvrir la fermeture à glissière de sa jupe.
Elle l’enleva, ainsi qu’un jupon en coton. Lorsqu’il vit qu’elle retirait sa
culo e, la culo e rose qu’il avait déjà vue, il se déshabilla en hâte et
s’approcha d’elle, tandis qu’elle se tenait immobile, nue. Elle le laissa
l’embrasser, et une main saisit son érection. Ils se mirent sur le lit. Elle ne
bougea pas, passive, tandis qu’il la pénétrait. Apparemment, elle dormait.
Il fut obligé de lui ordonner de bouger ses hanches a n de se sentir excité.
Alors qu’il approchait de l’orgasme, il se surprit à penser que ce serait très
agréable si son mari entrait à présent et le voyait avec elle comme cela,
cuisses largement écartées, bougeant son corps docilement en suivant le
rythme d’un inconnu qui était allongé sur elle, englouti par la bouche
chaude qu’elle avait vouée à son mari… Ce fut l’un de ses moments de
suprême certitude et de conscience. Jamais il ne s’était autant approché
d’une totale santé mentale.
Après son orgasme, il se promena dans la chambre et regarda dans ses
tiroirs. Elle était allongée sur le lit, les jambes toujours écartées.
Brusquement, il eut une idée qui lui parut immensément excitante. Ce
serait l’apothéose de l’après-midi. Il revint vers le lit et dit :
—  and j’aurai compté jusqu’à vingt, tu te réveilleras…
Il répéta cela une douzaine de fois. Puis il se mit sur elle à nouveau
tandis qu’il commençait à compter. Lorsqu’il arriva à vingt, elle se mit à
respirer doucement, puis elle ouvrit les yeux lentement. Ses yeux se
dilatèrent lorsqu’elle vit son visage au-dessus d’elle.
— Oh, non ! s’exclama-t-elle.
Cela l’excita tellement qu’il commença à bouger frénétiquement sur
elle. Elle tenta de se dégager, puis elle se ravisa. and il approcha de
l’orgasme, elle se mit à bouger à son tour. and il eut son orgasme, elle
ferma les yeux et poussa un gémissement, tandis que les muscles de son
vagin le serraient avec force. Au bout de quelques minutes, il se retira et
s’allongea à ses côtés. Elle ramena la couverture sur eux, puis elle
demanda : «  elle heure est-il ? » Ce fut une déception. Il avait espéré des
larmes, des cris, des récriminations. Il regarda le réveil sur la table de nuit
et lui dit l’heure.
—  and ton mari doit-il rentrer ?
— Pas avant deux heures.
Ce qui le déconcertait, c’était le fait qu’elle acceptait la situation. Et il
commença soudain à soupçonner que ce n’était pas tout à fait une surprise
pour elle. Plus il ré échissait, plus cela devenait évident. Elle savait
exactement ce qu’il voulait lui faire. C’était pour ce e raison qu’elle
semblait si pâle lorsqu’il était arrivé. Sa conscience la tourmentait. Et
c’était pour ce e raison qu’elle s’était opposée à l’hypnose au début.
Lorsqu’elle s’était réveillée et l’avait trouvé sur elle, il était trop tard pour
faire quoi que ce soit. Elle pouvait se détendre et prendre son plaisir. Ce
n’était pas sa faute après tout… À cet égard, elle était comme Aggie : cela
lui semblait normal. Et elle était là, donnant son corps à un autre homme.
Les hommes étaient ainsi faits. Ils vous désiraient, et vous les laissiez vous
prendre. Arthur commençait à se douter que c’était lui qui s’était fait
avoir. Elle savait ce qu’il ressentait depuis qu’elle avait frôlé sa tumescence
ce jour-là, à l’école…
Il était furieux après elle. Il repoussa les draps brutalement et se
redressa pour la regarder. Elle n’essaya pas de couvrir sa nudité. Il enfonça
sa main entre ses cuisses, puis il pinça l’un de ses mamelons. Elle demeura
passive, et il eut à nouveau une érection. Il se mit sur elle et la pénétra.
Elle demeura passive pendant un moment, puis elle commença à bouger
sous lui. Elle continua de bouger, en haletant et en gémissant, pendant dix
minutes, jusqu’à ce qu’il ait un troisième orgasme. Puis, lorsqu’il
s’allongea sur le dos à ses côtés, sa main descendit et caressa doucement
son pénis, comme si elle disait « Gentil toutou ». Elle ouvrit les yeux et le
regarda.
— Tu es plutôt pervers, hein ?
— Toi aussi.
— Oui, probablement.
Elle semblait très contente d’elle-même. Brusquement, il eut un
soupçon, mais c’était une question qu’il préférait ne pas poser. Était-il le
premier, ou bien… ?
and il rentra à Warrington par le car de six heures et demie, il se
sentait fatigué et déprimé. La grande scène de viol s’était changée en une
aventure banale. Elle avait eu envie d’être violée. Et après lui avoir donné
à manger, elle l’avait persuadé de lui faire l’amour à nouveau, ce e fois sur
le tapis de la salle de séjour. Ce e femme était insatiable. La situation
ressemblait de façon déplaisante à ses relations avec Dagger Tebbut. Peut-
être était-ce ce e pensée qui le déprimait le plus.
Mais ses pulsions sexuelles étaient trop fortes pour qu’il pût rompre
avec elle. Il la persuada de lui donner la culo e qu’elle avait ôtée dans la
chambre à coucher, et il l’emporta à l’école. Il prenait plaisir à la caresser
dans sa poche durant les prières du matin, tandis qu’il regardait le
professeur de gymnastique.
Il passa un autre samedi après-midi avec elle, et il l’hypnotisa à
nouveau, même si, visiblement, elle aurait préféré aller au lit tout de suite.
Il désirait a ermir son pouvoir sur elle. C’était peut-être une
nymphomane, mais elle exécuterait ses ordres. De façon assez décevante,
la persuasion ou l’hypnose n’étaient pas nécessaires pour l’amener à
satisfaire ses divers fantasmes. Au cours de ce second après-midi, elle
accomplit un acte de fellation sans qu’il le lui ait demandé. Elle accepta
volontiers de baisser sa culo e sur ses genoux, dans la cuisine, et de se
pencher sur une chaise pendant qu’il la pénétrait par-derrière. À un
moment, il essaya d’écarter ses jolies petites fesses et de presser son gland
gon é contre un ori ce qui était manifestement trop petit pour lui. Elle
secoua la tête.
— A ends !
Elle se redressa, alla jusqu’à la table e de la fenêtre de la cuisine, prit
une boîte de crème pour les mains et la lui tendit.
— Ce sera plus facile avec ça.
Tandis qu’il étalait la crème, il lui demanda :
— Cela s’est déjà produit ?
— Bien sûr. J’ai bien peur que ce ne soit l’une des petites excentricités
de James… oh !
Sa voix se changea en un gémissement de plaisir. Arthur ré échit à sa
remarque plus tard, et il commença à se demander dans quoi il s’était
fourvoyé. Le « dévouement » de son mari pour les garçons de Slade Street
était-il plus passionné que ne le supposait le directeur ?
Le lundi après-midi suivant, il eut à nouveau une heure de retenue.
Dès qu’elle fut terminée, il courut jusqu’à sa salle de classe et il la trouva
en compagnie de Joe Benham qui lui posait des questions. Il a endit que
Benham soit parti, et il glissa sa main sous sa jupe.
— Non, pas ici.
— C’est un endroit aussi bon qu’un autre, non ?
Un coup de klaxon retentit au-dehors.
— C’est James. Il m’a end pour rentrer à la maison.
— Je te veux d’abord.
— Je t’en prie, Arthur, ce n’est pas le moment !
Il l’empoigna par les épaules et l’embrassa brutalement sur la bouche,
puis il la regarda dans les yeux. Elle semblait désemparée et toute molle.
— Viens, dit-il.
Elle le suivit dans les toile es au fond du couloir et le laissa baisser sa
culo e tandis qu’elle se penchait sur un lavabo. Comme toujours, elle jouit
en même temps que lui. Contrairement à Aggie, elle semblait à même de
faire l’amour n’importe où et n’importe quand.
Ce genre de chose le satisfaisait bien plus que les samedis chez elle.
Naturellement, son insistance pour rester à la maison le samedi
occasionna une dispute avec son mari. Il voulait qu’elle l’accompagne pour
assister aux matches disputés par l’équipe de l’école. En fait, c’était un
petit triomphe. Elle préférait le sexe au sport, tout simplement.
Spontanément, elle dit à Arthur que son mari n’était pas une a aire au lit.
Ils avaient des rapports sexuels normaux environ une fois par mois, et une
sodomie une ou deux fois par semaine. Il lui disait qu’il craignait qu’elle
ne tombe enceinte. Il admirait son corps svelte de garçon.
Lorsque les vacances d’août arrivèrent, les matches cessèrent. Mais elle
avait de la famille à Bootle, New Brighton, et Southport, et elle y allait
souvent pendant le week-end. Son mari passait le week-end à la maison et
entraînait ses élèves préférés. Arthur et Eileen Grose trouvaient une plage
déserte ou un champ, où ils faisaient l’amour.
Sa docilité préoccupait Arthur. Il ne sentait pas qu’il la dominait parce
qu’elle faisait tout ce qu’il lui demandait. Lorsqu’il lui dit que sa cousine
Aggie était également sa maîtresse, elle prit ce e nouvelle avec calme. Il
ajouta avec une malice enjouée :
— Je pourrais peut-être l’amener ici un samedi après-midi ?
— Oui, pourquoi pas ?
—  oi, tous les trois dans un lit ?
— Mais oui ! Nous pourrions utiliser le lit de James… il est plus grand
que le mien.
Il semblait impossible de la choquer. Mais il découvrit au moins un
truc qui lui procura une grande satisfaction. Elle était tellement
suggestible qu’il pouvait provoquer une excitation sexuelle chez elle
uniquement en lui parlant. Il adorait le faire dans le snack de la gare. Il
s’asseyait à côté d’elle, à la table d’angle, puis glissait une main sous sa
jupe et la caressait à travers sa culo e. Puis il commençait à lui parler
doucement.
— Je baisse ta culo e lentement, je la fais descendre jusqu’à tes pieds…
Cela l’amusait de voir le regard voilé, rêveur, apparaître dans ses yeux,
et sa respiration s’accélérer.
— Maintenant je t’embrasse là, j’enfouis mon visage entre tes cuisses…
Maintenant je pince tes mamelons tandis que je te pénètre…
Elle poussait une exclamation comme s’il la pénétrait vraiment.
— Plus vite, plus vite… tu bouges de plus en plus vite.
Ses fesses commençaient à se trémousser sur le siège dur de la chaise.
— À présent j’empoigne ton derrière. Je le tire vers moi…
Ses yeux se fermaient, elle frissonnait, et son visage s’empourprait.
Puis, très lentement, elle ouvrait les yeux, elle semblait surprise et
heureuse. Il glissait précautionneusement sa main sous sa jupe et
promenait ses doigts sur le nylon mouillé.
Un jour, il la laissa assise à la table pendant qu’il allait aux toile es.
and il revint, un jeune homme était assis à la table avec elle. Il se
dirigea vers le comptoir et t semblant d’examiner les sandwiches. Puis il
croisa son regard – le jeune homme lui tournait le dos – et lui montra la
porte d’un léger mouvement de la tête. elques minutes plus tard, elle le
rejoignit sur le quai de la gare.
—  e s’est-il passé ?
— Rien. Il a demandé s’il pouvait s’asseoir à ma table.
— Tu lui as dit que j’étais avec toi ?
— Non. J’ai pensé que cela t’était égal.
— Et si tu l’emmenais chez toi ?
Elle fut stupéfaite.
— Comment pourrais-je faire ça ? Je n’en ai pas envie.
— Bien sûr que tu le peux ! Invite-le à venir prendre un verre chez toi.
— Je ne veux pas.
Il la regarda dans les yeux durant un long moment. Finalement elle se
détourna et retourna dans le snack. Il a endit sur le quai. Cinq minutes
plus tard, elle sortit avec le jeune homme. Ils qui èrent la gare. Il les suivit
jusqu’au parking et vit le jeune homme ouvrir la portière d’une voiture de
sport rouge. Elle ne regarda pas par-dessus son épaule tandis que la
voiture s’éloignait.
and il la revit quelques jours plus tard, il était avide de nouvelles.
—  e s’est-il passé ?
— Ce que tu espérais qu’il se passe.
— Où êtes-vous allés ?
—  Il m’a emmenée prendre un verre. Ensuite nous avons pris la
direction de la campagne.
— Pas chez toi ?
— Non, c’était trop risqué. Il m’a emmenée dans un champ.
— C’était bon ?
— Oui, bien sûr.
— Il t’a donné quelque chose ?
— Non, bien sûr que non !
— C’est plutôt stupide, tu ne trouves pas ? À quoi bon le faire si tu ne le
fais pas pour de l’argent ?
— Je… je ne saurais pas comment m’y prendre.
— Oh, c’est très facile. Tu restes pendant dix minutes au coin d’une rue
passante dans le centre de Manchester.
Elle rougit.
— Mais je ne suis pas une prostituée !
— Tu veux parier avec moi ?
— Non.
and Arthur me le raconta, je lui demandai :
—  Cela vous plaisait, la perspective qu’elle soit possédée par des
inconnus ?
— Oh, non.
Il grimaça un sourire, et je sentis qu’il jouait la comédie.
— Ce qui me plaisait, c’était la perspective de l’argent qu’elle pouvait
gagner.
— Vous parlez sérieusement ?
—  Bien sûr. C’était une nymphomane. Aucun homme ne pouvait la
satisfaire. Elle aurait pu s’envoyer tous les hommes de Manchester et que
ne lui aurait pas su . De toute façon, je savais qu’elle pouvait se faire
jusqu’à dix livres par client.
— Mais vous n’aviez pas besoin d’argent. Vous me iez de côté l’argent
que Dagger vous donnait.
Il haussa les épaules, et j’eus à nouveau ce e même impression de
dérobade. Je demandai :
— Alors, qu’avez-vous fait ?
— Je l’ai persuadée de prendre une chambre à Manchester, et je lui ai
montré où racoler des clients.
— Vous l’avez persuadée ?
— Je le lui ai suggéré.
— Vous voulez dire quand elle était sous hypnose ?
— C’est exact.
Il me résistait, il s’entêtait. Aussi, au lieu de le presser pour avoir des
détails, je s comme si cela ne m’intéressait pas.
— Et elle l’a fait ?
Il émit un grognement a rmatif et hocha la tête. Je me souvins des
paroles de Benham : « Elle faisait le tro oir, elle racolait sur la voie
publique. » Apparemment, Lingard disait la vérité.
— Elle vous a vraiment donné de l’argent ?
— J’y ai veillé.
— Et qu’est-elle devenue après le divorce ?
Il arbora un large sourire.
— Il l’a persuadée de revenir vivre avec lui, gurez-vous ! Je vous l’ai
dit, ce type était un tordu.
 
Ce fut seulement plus tard, après avoir recopié mes notes concernant
cet épisode, que je commençai à comprendre ce qui s’était passé.
Le sentiment de conquête avait été d’une importance vitale pour
Arthur depuis qu’il avait élaboré ce fantasme compliqué, à savoir qu’il
vivait sur deux planètes à la fois. Il avait séduit sa cousine, volé sa sœur à
son ennemi, Dick Lingard, et tramé la chute de celui-ci. Eileen Grose avait
été probablement l’une de ses conquêtes les plus importantes, comme le
con rmait son propre récit. Il l’avait séduite au moyen de l’hypnotisme.
Puis, en temps utile, il l’avait rejetée et avait fait d’elle une prostituée.
Mais quelle était la part de vérité dans tout cela ? Pour le savoir, il
m’aurait fallu retrouver Eileen Grose et la persuader de me parler avec la
même franchise que Pauline. J’ai fait quelques recherches, mais je n’ai
jamais réussi à découvrir ce qu’elle était devenue.
Néanmoins, les faits étaient corroborés par une autre version de ce e
a aire. Eileen Grose était une jeune femme très portée sur le sexe, l’une de
ces femmes réservées et posées qui semblent posséder un feu
inextinguible dans les reins. Sans aucun doute, elle avait eu des amants
avant de rencontrer son futur mari. Lorsqu’elle t sa connaissance, elle
commit l’erreur de croire qu’il serait un magni que amant, un athlète
sexuel. Très vite, elle fut obligée de reconnaître qu’il faisait une xation
sur ses élèves, et qu’il préférait lui faire l’amour d’une façon qui évoquait
la pédérastie. Elle proposa de donner des cours de musique dans son école
parce qu’elle désirait se rapprocher de ces garçons débordant de santé qui
fascinaient son mari. À bon chat, bon rat… Arthur Lingard avait peut-être
été, ou peut-être pas, le premier à cocu er le professeur de gymnastique.
Avait-elle été vraiment hypnotisée par lui lors de ce premier samedi après-
midi, ou bien avait-elle fait seulement semblant ? Était-ce Arthur qui lui
avait dit avec autorité de rester chez elle le samedi ? Ou bien lui avait-elle
demandé de venir jeter un coup d’œil au poste de télévision, dans la ferme
intention de le séduire ?
Il reconnaissait le choc qu’il avait éprouvé en découvrant qu’elle était
insatiable sexuellement. Au début, cela lui fut probablement égal. Il faisait
l’amour à la femme du professeur de gymnastique, et c’était tout ce qui
importait. Et sans aucun doute, elle trouva au début que c’était piquant de
comme re un adultère avec l’un des élèves de son mari. Mais il est peu
probable qu’une femme insatiable sexuellement puisse être satisfaite très
longtemps par un amant aussi jeune. Ce qu’elle aurait voulu, c’était une
succession d’étalons robustes. Même si le pouvoir d’Arthur sur elle était
aussi grand qu’il le prétendait – et je suis porté à en douter – le feu dans
ses reins ne pouvait pas être satisfait par un adolescent. Il s’en rendit
certainement compte lorsqu’il revint des toile es et vit qu’elle avait fait la
connaissance d’un jeune homme. Il se peut qu’il lui ait suggéré de partir
avec ce jeune homme. Il ne tenait pas à elle sur un plan sexuel. Elle
contentait son sentiment de puissance, et en lui ordonnant de se donner à
un autre homme, il continuait de se sentir dominateur et puissant. Il avait
peut-être poursuivi dans ce sens en la persuadant, ou en lui ordonnant, de
se prostituer. Mais ce faisant, il la persuadait seulement de suivre ses
propres penchants, de se venger de ce mari pédéraste au corps d’athlète.
Ce e aventure avait mal tourné, très mal tourné. Il avait sauvé son
amour-propre dans la mesure du possible, et s’était retiré. « Tel est pris qui
croyait prendre », dit le proverbe. C’était pour ce e raison qu’il était
devenu évasif quand il m’en avait parlé, ou qu’il avait pris un air vantard.
Il lui était impossible d’être franc à propos de ce e a aire. À nouveau,
j’éprouvai la sensation de pentes glissantes et de gou res dangereux dans
notre relation.
 
Au cours de l’hiver 1952, sa relation avec Tebbut t naître en lui un
sentiment croissant de honte et de frustration. Il savait que,
statistiquement parlant, il nirait par se faire prendre s’il continuait. Il
s’enorgueillissait d’une seule chose : il n’avait jamais laissé sa haine
apparaître. Il lui restait moins d’une année avant de qui er l’école. Après,
il pourrait aller où il voudrait. Sa liberté surveillée prendrait également n.
Il pourrait qui er Tebbut pour toujours.
Mais, peu après Noël, il comprit que c’était un rêve absurde. Tebbut
n’avait nullement l’intention de perdre sa source de revenus. Il était vieux.
En hiver, il était sujet à des crises d’asthme et à des congestions
pulmonaires. Dès qu’Arthur arrivait chez Tebbut, son premier travail
consistait à vider le pot de chambre à moitié rempli de bile verdâtre.
Ensuite il était obligé de s’asseoir et d’écouter le vieil homme parler de sa
mauvaise santé sur un ton dramatique et a rmer qu’il n’avait plus très
longtemps à vivre. Il ponctuait ses lamentations de râles et de toux.
Parfois, il se vaporisait quelque chose dans la bouche. Mais Tebbut n’avait
nullement l’intention de mourir. Sa logeuse, une vieille femme obèse qui
portait une perruque mitée, avait dit à Arthur qu’il était comme ça chaque
hiver depuis des années. « J’crois qu’il était bien mieux en taule ! Il
s’ennuie à force d’être assis là et de n’avoir rien à faire. » Tebbut pensait à
ses vieux jours. Il désirait les passer dans le bien-être, et Arthur était son
assurance. Le 28  décembre 1952, survint un événement qui mit n aux
rêves d’évasion d’Arthur.
Arthur avait passé la plus grande partie d’un samedi après-midi à
réparer un poste de télévision dans un penthouse de Grape Street, dans le
centre de Manchester. C’était un appartement superbe, luxueux. Arthur
n’avait jamais vu des tapis aussi épais, et le bar dans un coin semblait
contenir autant de bouteilles qu’un vrai pub. Il y avait deux postes de
télévision, un dans le salon, un dans la chambre à coucher. Le propriétaire
de l’appartement était un homme d’une cinquantaine d’années aux traits
ns et aux cheveux gris, le genre d’homme que l’on voit dans des
publicités pour des voitures de luxe : « Vous n’avez pas besoin d’un salaire
de directeur de société pour conduire une voiture de directeur de société… »
Un majordome l’avait fait entrer. L’homme aux cheveux gris, qui
s’appelait, d’après le bordereau, Simon Bankas, lui proposa une bière, qu’il
refusa, et lui montra le poste défectueux. – celui de la chambre à coucher.
Alors qu’il travaillait dessus, il entendit la porte d’entrée claquer, puis une
voix féminine dire :
— Je suis vraiment désolée. J’ai été retenue. Je vais rater mon train.
— Pas si tu te dépêches.
— Mais je dois me changer !
Il jeta un regard furtif vers le vestibule et aperçut une jolie blonde,
âgée de seize ans environ. Elle ôtait son manteau. Puis il la vit ouvrir la
fermeture à glissière de sa jupe et se diriger rapidement vers la chambre
voisine. Il entendit des bribes de conversation. Apparemment, c’était la
lle – ou la nièce – de l’homme aux cheveux gris. Elle habitait ici, mais
elle allait voir sa mère. Sa voix le charma. C’était la voix d’une enfant
gâtée, habituée à vivre dans le luxe, la voix d’une jeune lle qui avait fait
ses études dans les meilleurs collèges et qui connaissait la Suisse et la Côte
d’Azur mieux que Manchester. Il l’entendit s’exclamer :
—  Oh, zut, j’ai cassé ma bretelle ! Voilà ce qui arrive quand on se
dépêche !
L’homme la calma :
— Allons, ne t’en fais pas. Nous avons largement le temps. Je vais faire
tourner le moteur de la voiture. Donne-moi ton sac de voyage.
Il sortit. Incapable de retenir sa curiosité plus longtemps, Arthur alla
dans l’autre pièce – où il avait laissé sa sacoche – et jeta un regard à la
ronde. La jeune lle lui tournait le dos. Elle portait un jupon bleu et était
occupée à remonter l’un de ses bas. Le désir d’Arthur fut instantané et
violent. Il eut envie de se jeter sur elle et de la pousser sur le lit. Puis elle
se redressa et s’éloigna, sortant de son champ de vision. Il retourna dans
l’autre chambre. elques minutes plus tard, il entendit la porte d’entrée
claquer. Il a endit un moment, écoutant les bruits. Apparemment, le
majordome lavait des verres dans la cuisine. Il se dirigea en hâte vers la
chambre voisine. Les vêtements qu’elle avait retirés gisaient sur la
moque e. Il y avait des bas mais, autant qu’il pût le voir, pas de sous-
vêtements. Il traversa la pièce et regarda dans la cuve e du lavabo. Il y
avait une culo e blanche. Son cœur bondit de joie. Il la prit ; elle était en
soie, épaisse et coûteuse. Il s’apprêtait à la fourrer dans sa poche lorsqu’il
entendit une porte claquer. Il traversa la pièce, et il était dans le salon,
penché sur sa sacoche, lorsque le majordome y entra avec un plateau où
étaient placée des verres. Il entreprit de les ranger sous le bar. Arthur
retourna dans la chambre à coucher et continua de véri er le poste de
télévision. Il a endait que le majordome sorte du salon a n de pouvoir
retourner auprès du vêtement doux et satiné dont il sentait toujours la
texture soyeuse sur le bout de ses doigts. Mais le majordome commença à
me re de l’ordre dans le salon, puis dans la chambre de la jeune lle. Et un
quart d’heure plus tard, le propriétaire revint. Il l’entendit dire :
— Elle a a rapé son train de justesse !
Avant de sortir de la chambre, il entendit le majordome demander :
— Est-ce que vous avez besoin de moi ce soir, monsieur ?
— Non, merci, Robert. Je dîne en ville. Vous pourrez partir quand vous
aurez terminé votre travail.
— Je vous remercie, monsieur.
Lorsque Arthur qui a l’appartement, dix minutes plus tard, le
majordome était déjà parti. L’homme aux cheveux gris avait échangé
quelques paroles amicales avec lui, avait renouvelé son o re d’une bière (à
nouveau poliment refusée), et lui avait donné une livre de pourboire.
À neuf heures ce soir-là, Arthur ouvrit la porte qui séparait le
penthouse du reste de l’immeuble et gravit l’escalier. Il sonna, par mesure
de précaution, puis, comme il n’y eut pas de réponse, il essaya ses fausses
clés jusqu’à ce qu’il trouve la bonne. Il poussa le ba ant… et se gea sur
place, ébloui par la lumière. L’homme aux cheveux gris était installé sur le
canapé. Il semblait calme et amusé. Il dit :
— Tiens, tiens, vous voilà !
Arthur le regarda d’un air stupide, bouche bée. Il avait bu deux
bouteilles de bière sur l’impériale d’un autobus avant d’arriver ici,
considérant qu’une petite quantité d’alcool augmentait son assurance et sa
désinvolture sans a ecter son discernement. À présent il se sentait
étrangement détendu, en dépit de ce e situation imprévue. Il était clair
que l’homme n’avait pas l’intention de l’a aquer.
— Vous voulez bien refermer la porte et entrer ?
L’esprit d’Arthur travailla rapidement S’il s’enfuyait, l’homme pouvait
se lancer à sa poursuite et le ra raper. S’il restait et que l’homme
prévenait la police, il pouvait nier qu’il se fût introduit par e raction. Il
avait sonné et on lui avait ouvert la porte… Mais l’homme ne semblait pas
avoir l’intention de prévenir la police. Il disait :
— Oui, c’est une chose étrange, mais j’ai apparemment un sixième sens
pour ce genre de chose. Lorsque je vous ai regardé cet après-midi, j’ai su
que je vous reverrais. Mais pas dans un laps de temps aussi court, bien sûr.
Il parlait d’un ton con ant. Il était plus grand qu’Arthur, plus robuste.
—  J’ai appelé le magasin pour demander votre nom. Arthur Lingard.
Cela me plaît. Les associations li éraires, vous savez…
— Vous avez appelé le magasin ? s’exclama Arthur, a olé.
—  Uniquement pour leur dire que vous aviez fait un excellent travail
sur le poste de télévision.
elque chose dans ses manières intriguait Arthur, quelque chose qu’il
ne parvenait pas à situer.
— J’ai pensé que je pourrais faire appel à vous la prochaine fois qu’il y
aura un problème.
Il se leva.
—  Bon, puis-je vous o rir ce verre que vous avez refusé cet après-
midi ?
Arthur jugea qu’il allait s’en tirer à bon compte, nalement, et accepta.
L’homme se dirigea vers le bar.
— Désirez-vous une bière ? Ou autre chose ? Et si vous choisissiez ?
Il t un geste vers les bouteilles. Arthur était encore trop déconcerté
pour se décider.
— Oh, ce que vous voudrez, répondit-il distraitement.
L’homme mélangea plusieurs choses – Arthur le regardait faire avec
une sorte de fascination transie – y compris du jus d’orange et de l’eau de
Seltz, et entreprit de secouer le tout avec des glaçons dans un long
récipient en argent. Il versa la boisson dans un pichet. Arthur but une
petite gorgée. C’était doux, piquant, et très agréable. Cela semblait
ino ensif.
—  ’aviez-vous l’intention de prendre ? demanda l’homme
brusquement.
Arthur fut pris au dépourvu et s’étrangla. L’homme répéta la question.
Arthur estima qu’il ferait aussi bien de dire la vérité. Il ne tenait pas à ce
qu’on le prenne pour un vulgaire voleur.
— La culo e de votre lle.
— Comment ?
Il vit qu’il avait réussi à étonner l’homme.
— Vous plaisantez, n’est-ce pas ?
Arthur secoua la tête.
— Mais pourquoi, grands dieux ?
Arthur sentit qu’il devenait tout rouge. L’homme dit :
— Ça, par exemple !
Arthur but une longue gorgée. L’homme n’arrêtait pas de murmurer :
— Vrai de vrai…
Il s’approcha et s’assit à côté d’Arthur, sur un tabouret de bar.
— Vous trouvez ces vêtements a irants, n’est-ce pas ?
Arthur acquiesça de la tête.
—  elle couleur préférez-vous ?
— La culo e qu’elle a retirée était blanche, répondit Arthur d’une voix
rauque.
Il se sentait parfaitement stupide.
— Ah, c’était donc ça.
L’homme se versa un autre whisky.
— Celle qu’elle a retirée, bien sûr. Elle s’est changée pendant que vous
étiez là. Est-ce que vous l’avez vue ?
Arthur hocha la tête.
— Je suis allé prendre un tournevis dans ma sacoche, et elle remontait
ses bas.
Il exagérait son embarras de propos délibéré. L’homme serait rassuré
s’il croyait que Arthur avait eu l’intention de voler uniquement une
culo e. Même les riches n’aiment pas perdre des objets de valeur.
Arthur songea qu’il avait jaugé l’homme. De toute évidence, il était
riche et bien disposé envers lui. Il n’était pas rancunier. Et il était fasciné
par ce jeune homme embarrassé qui avait entrevu sa ravissante lle en
petite tenue, et était revenu pour voler sa culo e, tel un amoureux volant
une boucle de cheveux… C’était plutôt triste et pathétique, et cela ne
regardait pas la police… Et Arthur, en marquant des temps d’arrêt aux
moments appropriés a n de montrer son embarras, lui raconta comment il
était entré dans la chambre de la jeune lle après son départ, et avait
regardé dans la cuve e du lavabo.
— Oh, la cuve e du lavabo ! s’exclama l’homme. Et si nous allions jeter
un coup d’œil ?
Arthur le suivit dans la chambre. La cuve e du lavabo était vide.
—  Je pense que Robert a mis de l’ordre dans ce e chambre avant de
partir.
Il regarda dans un panier en osier rose, orné de dorures.
— Ah, la voilà !
Il prit la culo e blanche par l’élastique et la tint à bout de bras.
— Oui, elle est faite d’un tissu plutôt agréable, n’est-ce pas ? Ma foi, je
pense qu’elle ne manquera pas à Diana.
Il tendit la culo e à Arthur, qui la prit gauchement.
— Je vous remercie.
— Il y en a d’autres, si cela vous intéresse. Voyons un peu.
Il ouvrit le tiroir de la coi euse.
—  e pensez-vous de celle-ci ?
Il brandit une culo e noire. Durant un moment, Arthur pensa que
l’homme se moquait de lui. Mais il semblait tout à fait sérieux. Puis il dit :
— Regardez donc par vous-même. Et prenez tout ce que vous voudrez.
Je peux en acheter d’autres avant le retour de Diana.
Arthur trouva que c’était le comble de l’absurdité. Être large d’idées,
c’était très bien, mais… Il commença à ressentir un certain mépris pour
l’homme. Il dit :
— C’est très aimable de votre part, mais celle-ci me su ra.
— Parce qu’elle l’a portée ?
Arthur hocha la tête.
—  Et qu’allez-vous faire avec ce e culo e ? Vous masturber avec, je
suppose ?
Arthur rougit et hocha la tête.
— Vous n’avez pas à être gêné. Tout le monde se masturbe. Moi-même,
je le fais au moins une fois par jour. Est-ce que vous la porterez quand
vous vous masturberez ?
Ils retournèrent dans le salon et l’homme s’assit à nouveau sur un
tabouret de bar.
— Comme c’est triste ! and je pense que Diana couche probablement
avec un jeune imbécile plein aux as, à moitié demeuré, ou se fait caresser
la cha e à l’arrière d’une voiture ! Je me demande ce qu’elle dirait si elle
savait à quel point vous avez eu envie de la baiser !
Arthur fut surpris par la grossièreté de l’homme, mais cela le t se
sentir plus à son aise. Il rit et nit son verre. Il ne sentait étrangement
heureux et excité. Il demanda :
— Cela ne vous ennuie pas qu’elle couche avec des types pleins aux as,
à moitié demeurés ?
—  e puis-je faire ? Sa mère se comporte de la même façon. Elles
s’encouragent l’une l’autre. Toutes deux m’ignorent.
elque chose dans la façon dont il dit cela, avec un geste désinvolte
de la main, t naître un vague soupçon dans l’esprit d’Arthur. Mais ce e
situation l’enchantait, tout se passait bien, et il n’y pensa plus. Il accepta
un autre verre, et observa avec intérêt la préparation du cocktail. L’homme
lui apprit le nom des ingrédients.
—  Là, un peu de vodka… (Arthur trouva que c’était beaucoup de
vodka)… du Cinzano blanc, une larme de cognac, une larme de Campari,
une rondelle de citron, du jus d’orange, des glaçons. Vous agitez le tout
dans un shaker, puis vous ajoutez de l’eau de Seltz pour remplir le verre
jusqu’au bord.
Arthur se surprit à penser que ce devait être très agréable d’être riche.
Mais son imagination était en ammée, et il lui était facile de se
représenter le jour où il serait riche, lui aussi, « Ah, duchesse, connaissez-
vous le professeur Moriarty ? Un homme tellement intelligent ! »
Une demi-heure plus tard, il appelait l’homme par son prénom, Simon,
et s’entendait appeler « mon cher Arthur ». Il avait envie de se vanter de
ses cambriolages, de ses pouvoirs hypnotiques. Il était clair que Simon
écouterait avec un grand intérêt tout ce qu’il lui raconterait. Mais cela
risquait de lui faire perdre le terrain qu’il avait gagné. Aussi lui parla-t-i !
de son enfance à Penketh Street, et lui raconta-t-il comment Jim avait
séduit Aggie alors qu’elle avait onze ans, comment Dick Lingard avait
séduit Pauline alors qu’elle avait douze ans. Il se rendait compte que parler
de sexe obsédait Simon. Il semblait prendre plaisir à employer des mots
grossiers. Il parla de sa femme en toute liberté, décrivant ses in délités
avec une franchise qui donnait à Arthur l’impression qu’ils étaient des
amis de toujours. Et il était visiblement fasciné par la perspective d’un
autre monde que lui o rait Arthur. À un moment, le téléphone sonna.
Simon répondit :
—  Non, pas ce soir, mon cher. À vrai dire, j’ai décommandé une
invitation. J’avais une migraine atroce. Mais cela en valait la peine. J’ai
auprès de moi un jeune ami tout à fait charmant. (Il sourit à Arthur.) Ma
foi, demain soir, peut-être ? Oui, je vous raconterai tout, dans le moindre
détail. Bonsoir, mon cher.
Il revint s’asseoir à côté d’Arthur.
— Est-ce que tu as faim ? Tu as mangé depuis cet après-midi ?
Arthur répondit qu’il n’avait rien mangé.
— Bien, allons voir ce que nous pouvons trouver dans le réfrigérateur.
Il alla dans la cuisine, laissant Arthur seul. Il était clair que Simon lui
faisait con ance. Cela semblait étrange de se trouver dans un appartement
inconnu et de ne pas être tenté de regarder dans les coi euses des dames.
Mais il avait déjà vu le grand choix de dessous de Diana. Toutefois, si cela
lui était possible, il aimerait bien les examiner plus a entivement. Il sortit
de sa poche la culo e blanche, et ses reins s’embrasèrent. Il se dirigea
lentement vers la cuisine. Simon préparait une salade. Il sortit du
réfrigérateur des barque es de creve es roses et de mie es de crabe, et les
disposa sur un plat avec de la laitue et des radis. Arthur s’installa au bar et
dîna. Il avait l’impression de n’avoir jamais mangé quelque chose d’aussi
délicieux que la mayonnaise crémeuse sur son œuf dur. Il commençait à se
demander s’il ne pourrait pas se lier d’amitié avec Simon d’une façon
durable. Ce serait agréable de pouvoir revenir ici n’importe quand.
Simon disait :
— Parle-moi encore de tes cousins. Est-ce que ce Jim a essayé de jouer
avec toi ?
Pendant un moment, Arthur ne comprit pas.
— Oh, non. Il était bien plus âgé que moi. Je jouais avec des garçons de
mon âge.
Simon éclata de rire.
— Je ne parle pas de ce genre de jeux. Je parle de ceci.
Il tendit la main d’un air enjoué et pressa le pénis d’Arthur à travers
son pantalon.
— Oh, non. Nous ne faisions jamais cela.
— Jamais ? Pas même les garçons à l’école ?
Arthur remarqua que la main de Simon restait où elle était. Il dit :
— Oh, si, certains d’entre eux. Nous les traitions de tape es.
Simon retira sa main.
— Et vous les détestiez, j’imagine ?
— Oh, non. Nous ne les détestions pas. Mais, en n…
— Oui ?
— Ma foi, c’est un peu bête, entre garçons, vous ne trouvez pas ? En n,
on ne peut pas faire grand-chose avec un autre garçon, d’accord ?
— Pourquoi pas ?
— Ouais, je suppose qu’on pourrait…
Simon arbora son sourire condescendant, bienveillant.
— Mais tu ne l’as jamais fait ?
— Oh, si. Je l’ai fait plusieurs fois.
Il pensait à Eileen Grose, dans la cuisine.
— Vraiment ? Mais tu viens de dire…
— Oh, pas avec un garçon. Avec une lle. En fait, c’était la femme de
l’un de mes professeurs à l’école.
Simon soupira.
— Ah, heureuse femme ! Tu l’as sodomisée, hein ?
Arthur eut l’air incertain, et Simon précisa :
— Tu lui as enfoncé ta queue dans le cul ?
— Oh… hum… oui.
— Et elle a eu mal ?
— Non. Son mari le faisait également. De toute façon, elle se servait de
crème pour les mains.
— Oui, bien sûr. Avec toi, c’était nécessaire. Tu dois être très gros. Je
peux regarder ?
Il tendit la main et commença à défaire les boutons de la brague e
d’Arthur. Arthur, repu de nourriture et d’alcool, ne protesta pas. Il était
poli de nature. Simon ouvrit sa brague e à partir de la taille, et elle
s’écarta. Arthur ne portait jamais de caleçon. Ses parties génitales étaient
bien développées pour son âge. C’était évident, bien que son pénis fût
asque pour le moment. Simon le saisit brutalement, puis le caressa des
deux mains.
— Ah, magni que ! Comme les jeunes garçons sont beaux ! Tu ne dois
jamais avoir honte de ton corps, mon cher Arthur. C’est la plus belle chose
au monde. Et il peut te procurer un vif plaisir.
Il descendit brusquement de son tabouret de bar, se pencha et prit dans
sa bouche le membre toujours mou d’Arthur. Il commença à sucer,
avidement et gloutonnement. De temps en temps, il retirait sa bouche
pour dire d’une voix rauque : « La chose la plus exquise au monde ! »
C’était une sensation curieuse, la bouche chaude et la langue qui le
chatouillait, une sensation qui n’était pas désagréable, mais pas agréable
non plus. Il était gêné parce qu’il n’avait pas lavé son pénis ces derniers
temps. Il savait que ses testicules sentaient mauvais : il les avait gra és
durant le trajet en autobus et il avait reni é ses doigts. Apparemment, cela
ne dérangeait pas Simon. Arthur détourna les yeux des cheveux gris et
doux qui s’éclaircissaient sur le sommet de la tête, et il parcourut la pièce
du regard. Il songea que ce serait exquis si c’était Diana, avec sa culo e
blanche et son jupon bleu orné de dentelle, qui était agenouillée entre ses
jambes en murmurant avidement. Il commença à avoir une érection. La
tête de. Simon commença à se lever et à s’abaisser rapidement. Arthur
aurait bien voulu que Simon s’arrête ; il avait envie d’aller pisser. À
présent Simon avait déboutonné sa brague e. Il se masturbait d’une main
et caressait les testicules d’Arthur de l’autre. Il poussa une exclamation, et
Arthur regarda le sperme gicler sur ses doigts. Simon s’assit sur ses talons ;
son visage était tout rouge. Puis il se leva et remonta son pantalon. Il se
pencha vers Arthur, et avant qu’Arthur puisse détourner la tête, il
l’embrassa en enfonçant sa langue dans sa bouche.
— Je te remercie, mon cher garçon. C’était merveilleux.
Il alla jusqu’au canapé et y resta, les yeux fermés. Arthur regarda son
pénis asque et vit que la culo e de Diana dépassait de la poche de son
pantalon. Il demanda :
— Je peux utiliser vos toile es ?
— Oui, bien sûr, la porte à droite.
Après avoir soulagé sa vessie, il ôta son pantalon et se masturba avec
la culo e en embrassant l’entrejambe humide. Ensuite il se sentit mieux et
retourna dans le salon. Simon lui sourit d’un air rêveur.
— Tu veux dormir ici, Arthur ?
— Euh… ma foi, je ferais mieux de partir.
— Tu veux de l’argent ? Plus d’argent que tu ne pourrais en gagner en
une semaine à réparer des postes de télévision ? Cinquante livres ?
— Je… ouais, probablement.
— Parfait. Allons nous coucher. Je n’ai pas envie de boire autre chose.
J’en suis quasiment incapable, à vrai dire.
Ils se déshabillèrent dans la chambre où Arthur avait réparé le
téléviseur, et il ré échit à la bizarrerie du destin. Simon avait une érection,
Arthur le vit, et quand lui-même fut nu, Simon s’approcha, l’enlaça et
l’embrassa. Puis il palpa l’extrémité du pénis d’Arthur et s’agenouilla.
—  Ah, un peu de sperme ! Mes e orts n’ont pas été tout à fait vains,
nalement !
Il le prit dans sa bouche. Arthur aperçut la culo e qui dépassait de la
poche de son pantalon, et il se sentit embarrassé. Il espéra que le « sixième
sens » de son hôte ne fonctionnait pas.
Ils se mirent au lit. Simon éteignit la lumière. Il avait un corps bien fait,
mais son ventre était trop gras. Les poils sur sa poitrine étaient bruns, et
non gris. Arthur entendit le bruit d’une boîte en fer-blanc qui tintait sur le
plateau en verre de la table de nuit. Il demanda :
—  ’est-ce que vous faites ?
— Je ne veux pas te faire mal.
Un doigt, recouvert d’une crème parfumée, toucha son anus. Il se
tortilla, puis demeura immobile. Simon prit son temps. Il embrassa Arthur
pendant une dizaine de minutes et caressa ses fesses et ses parties
génitales. Arthur pensa à Diana et parvint à avoir une autre érection.
Simon le suça à nouveau, puis il dit nalement : « Retourne-toi. » Arthur
s’exécuta, de mauvaise grâce. Il avait très envie de dire : « Écoutez, ça
su t. Vous avez pris votre plaisir. Moi, j’en ai assez. » Il était contracté,
tendu en raison de sa réticence. Mais Simon ne sembla pas s’en apercevoir.
Il introduisit un doigt dans l’anus d’Arthur et dit : « Détends-toi. » Cela
parut si drôle à Arthur qu’il le t. Il se détendit. Lorsque l’extrémité du
pénis de Simon entra en lui, il eut l’impression de se distendre, et il crut
qu’il allait saigner. Mais cela sembla moins douloureux ensuite. Il le sentait
partout en lui, une sensation étrange, pendant que l’autre main cherchait à
tâtons ses testicules. Simon sembla me re très longtemps. Finalement,
après quelques mouvements convulsifs, il jouit. Arthur se surprit à penser
« Alors c’est ce que l’on ressent quand on est une lle. Oh, ma foi… »
Simon n’avait pas du tout envie de dormir, apparemment. Au bout de
quelques minutes, alors qu’il semblait somnoler, il se réveilla et commença
à lui chuchoter des mots tendres. Puis il dit :
— Tu aimerais être dans ce lit avec Diana ?
— Hein ? Tous les trois ?
— Pourquoi pas ? Toi sur elle et moi sur toi ?
Arthur eut un petit rire.
— Ce serait dur pour elle.
— Oh, non. Je suis sûr qu’elle adorerait ça.
Arthur ne souvint de la voix d’enfant gâtée de Diana, de son accent
snob, et son désir grandit. Simon chuchota :
— On ne sait jamais, je pourrai peut-être te convertir.
— Me convertir ?
Il n’avait pas réalisé que Simon était chrétien.
— Tu peux avoir ses culo es, autant que tu en voudras. Je te garderai
celles qu’elle a portées.
Arthur ne sentit brusquement écœuré. Ce salopard ne pensait qu’au
sexe. Simon saisit son pénis à nouveau.
—  Dis-moi, mon cher garçon, est-ce que tu pourrais te résoudre à
enfoncer ceci en moi ?
Arthur fut révolté.
— Non, je suis désolé, mais…
— Mais quoi ?
— Ben, vous n’êtes pas une lle. Si c’était Diana, pas de problème.
— Je t’en prie, essaie. Allons, essaie.
— Non.
Simon insista pendant dix minutes. Finalement, Arthur accepta. Il
perdit son érection pendant que Simon se me ait de la crème, mais elle
revint quand il pensa à Diana. Pourtant, lorsqu’il commença à se me re
sur Simon, il la perdit à nouveau. Il avait envie de pleurer de rage.
— Je suis désolé, mais je n’y arrive pas. Je n’ai encore jamais fait ça. Je
n’y arrive pas… pas ce e fois, en tout cas.
Il désirait entretenir un certain espoir.
— Tu aimerais revenir ici ?
— Oui.
— Tu es un gentil garçon.
Il glissa le bout de sa langue dans l’oreille d’Arthur. Arthur commença
à avoir mal au cœur.
Il s’assoupit. and il se réveilla, il tournait le dos à Simon, et celui-ci
avait passé son bras autour de sa taille. Il s’aperçut qu’il avait une érection.
Mais la respiration de Simon semblait indiquer qu’il dormait. Tout lui
paraissait très étrange à présent, et la soirée semblait avoir eu lieu il y
avait très longtemps. Il avait un poids sur l’estomac, et il avait à nouveau
envie de pisser. Il pensa à Aggie debout sur le tapis, lorsqu’elle avait retiré
sa culo e pour la première fois, puis s’était allongée docilement, les
genoux relevés, en écartant les jambes. Il serra les dents. Il était Arthur
Lingard, l’araignée au centre de la toile, et pas un enculé de pédé.
La main de Simon se déplaça sur lui et se posa sur son ventre, une
caresse automatique. Arthur fut submergé par un ot impétueux de
mépris. Ce salaud de riche, dépravé, abject, dégoûtant, avec ses « cher
garçon », « cher Arthur ». Comment osait-il l’appeler « Arthur » de ce e
voix possessive ? Il était Arthur Lingard, dont l’âme véritable résidait dans
les canyons glacés de Mars, et cet imbécile grossier ne comprendrait
jamais la force terri ante de la volonté derrière ces yeux… Brusquement, il
se sentit calme et pur. Il avait laissé cet homme lui faire l’amour, se servir
de lui, mais uniquement parce qu’il le voulait. Uniquement parce qu’il
désirait l’endormir, l’amener à se sentir en sécurité. Il avait commis une
erreur stupide en s’introduisant par e raction avant de véri er qu’il n’y
avait personne dans l’appartement. Et il avait payé pour ce e erreur. Le
maître du crime avait fait une nouvelle expérience très précieuse. Et
maintenant il était temps de partir. D’un autre côté, cet homme connaissait
son identité, savait où il habitait.
Sans ré échir, l’esprit brouillé par une froide détermination, Arthur
s’extirpa du lit et alla dans le salon. Il se pencha sur sa sacoche et prit le
lourd marteau qu’il avait emporté pour des situations critiques comme
celle-là. La sensation du marteau dans sa main le calma. Il se sentit
brusquement détaché. Le moment était venu de prouver son courage. Il
retourna dans la chambre. Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, et la
lueur d’une enseigne au néon ltrait à travers les rideaux. Il distinguait la
tête de Simon posée sur l’oreiller, et entendait sa respiration régulière. Il
sourit, puis fut envahi par un ot brûlant de puissance, de bonheur. Il leva
le marteau et l’aba it de toutes ses forces. Il le sentit frapper, sentit des os
craquer sous l’impact. Simon sembla tressauter, puis il ne bougea plus.
Arthur saisit la couverture et la raba it sur la tête de Simon. Il toucha la
forme sous la couverture, puis il aba it le marteau à nouveau, puis une
fois encore. Le troisième coup s’enfonça comme s’il frappait une orange
molle.
Il éprouva brusquement quelque chose d’étrange, un sentiment
d’enfant. Il avait envie de dire : « Excusez-moi, je ne l’ai pas fait exprès.
Tout va bien, n’est-ce pas ? » Il réprima ce e envie et eut des nausées. Il se
précipita dans la salle de bains et vomit. Il continua de vomir jusqu’à ce
qu’il n’ait plus rien dans l’estomac. Puis il resta agenouillé là, sa joue
appuyée contre la porcelaine froide. Lorsqu’il se sentit mieux, il tira la
chasse d’eau, et alluma la lumière. Il vit que ses mains étaient
ensanglantées, non pas couvertes de sang, comme il avait toujours pensé
que les mains d’un assassin devaient être, mais très légèrement tachées,
comme s’il avait tenu un quartier de viande de boucherie. Il se les lava
soigneusement dans le lavabo, puis alla s’habiller. Il récupéra le marteau,
le ne oya dans la salle de bains et l’essuya avec une servie e de toile e
avant de le ranger dans sa sacoche. Il ne regarda pas vers la forme dans le
lit. Il véri a qu’il n’avait rien oublié, mit dans sa sacoche le verre, le
couteau et la fourche e qu’il avait utilisés, puis il passa cinq minutes à
essuyer avec un torchon le dessus du bar et toutes les surfaces lisses qu’il
avait pu toucher. Le poste de télévision ne comptait pas ; ses empreintes
étaient censées se trouver dessus.
Une horloge sonna cinq heures au moment où il qui a l’appartement.
Il n’avait pas essayé de trouver de l’argent. Il désirait seulement partir de
là le plus vite possible. Dehors, il y avait de la brume. Il commença à
marcher pour rentrer à Warrington. Il était à mi-chemin quand il se
rappela qu’il avait dit à Dagger Tebbut qu’il avait l’intention de cambrioler
l’appartement d’un riche homme d’a aires dans Grape Street. Moriarty
avait à nouveau fait une ga e.
9

Cela lui t un e et étrange de se réveiller le lendemain matin et de se


souvenir qu’il était un assassin. La première chose qu’il t fut de repasser
dans son esprit ses allées et venues avant de qui er l’appartement,
s’e orçant de se rappeler s’il avait oublié quelque chose, laissé le moindre
indice. and il eut la certitude qu’il avait pensé à tout, son anxiété
disparut. À la clarté du jour, il n’éprouvait plus de remords. Au contraire, il
ressentait une certaine exaltation. Il avait eu raison de tuer Banks. La terre
serait un endroit plus agréable si tous les hommes de cet acabit étaient
morts. Mais ce qui l’e rayait, et lui nouait l’estomac, c’était le sentiment
d’avoir appareillé vers la haute mer, d’avoir cessé d’être un enfant qui
pouvait toujours se réfugier dans le cocon de l’imagination. Rien de ce
qu’il avait fait jusque-là ne lui semblait irrévocable. En me ant les choses
au pire, deux ans en centre d’éducation surveillée seraient le prix à payer
pour les cambriolages. Mais le prix à payer pour un meurtre serait de
nombreuses années en prison, bien plus que ce qu’il était prêt à payer en
toute circonstance. L’âge adulte se trouvait devant lui et il ne pouvait pas
retourner en arrière.
Il s’a endait à être interrogé par la police. Il savait qu’il serait un
suspect tout désigné. Le majordome dirait qu’il se trouvait dans
l’appartement cet après-midi-là et qu’il était resté seul avec Banks. Et sans
aucun doute, la police savait que Banks était homosexuel. La première
chose à faire, c’était de se débarrasser du marteau, où l’on pourrait relever
des taches de sang. Ce n’était pas un problème. Moins d’une heure après
s’être réveillé, il avait jeté le marteau dans le canal, ainsi que le couteau et
la fourche e. Il brisa le verre et lança les morceaux de l’autre côté d’un
mur. Il se trouva un alibi : il avait passé la soirée au cinéma. Le cinéma
local repassait Tueur à gages, avec Alan Ladd, et il avait vu le lm deux
fois.
Il n’eut jamais à fournir son alibi. La semaine suivante, le propriétaire
du magasin de téléviseurs lui dit :
— Tu as vu dans le journal que ce type, Banks, a été tué ?
Arthur sentit qu’il simulait la surprise à merveille.
—  oi ? and ça ?
Le propriétaire lui donna tous les détails, puis il ajouta :
— Chose curieuse, il m’avait téléphoné pour me dire que tu avais fait
un excellent travail pour son poste de télévision. Il voulait même savoir
ton nom.
C’est à cause de ce hasard absurde, comme me l’apprit l’inspecteur
Cornock du C.I.D. [4] de Manchester, qu’Arthur ne fut jamais soupçonné à
propos de ce meurtre. Si Banks avait appelé le magasin pour demander le
nom d’Arthur, alors il était évident qu’il ne s’était pas lié d’amitié avec lui
pendant qu’ils étaient seuls dans l’appartement. Sans quoi, il lui aurait,
bien entendu, demandé son nom. De plus, Arthur était revenu au magasin
une vingtaine de minutes après le départ du majordome, à quatre heures
un quart, et il était reparti pour e ectuer d’autres réparations. Banks était
un pédé – « l’un de ces homos », déclara le propriétaire. L’inspecteur
Cornock me dit : « Un meurtre de ce genre est quasiment impossible à
résoudre, étant donné qu’un homme comme Banks avait de très
nombreuses relations. Et aussi parce que, habitant si près du centre de
Manchester, il avait très bien pu draguer quelqu’un dans la rue et
l’emmener chez lui. »
La police ne soupçonna pas Arthur. Mais Tebbut, si. Arthur décida de
ne pas aller le voir le dimanche, le lendemain du meurtre. Il y avait eu
d’autres fois où il était revenu les mains vides parce qu’il y avait quelqu’un
dans les appartements qu’il avait repérés et Tebbut supposerait que cela
s’était produit à nouveau. Il lisait rarement les journaux. Peut-être
n’entendrait-il même pas parler du meurtre.
Le lundi soir, Arthur alla e ectuer une réparation à titre personnel
près de Walton Lea, En revenant, il remarqua une maison sans lumières.
En vingt minutes, il avait récolté une grande quantité de bijoux. Il passa
chez Dagger Tebbut avant de rentrer chez lui. Il avait hâte de se
débarrasser de la marchandise.
Tebbut examina les bijoux d’un air approbateur.
— Un choue e petit lot. Où l’as-tu trouvé ?
— Un endroit dans Manchester…
— Oh, oui, cet appartement dans Grape Street.
Arthur dit en hâte :
— Non. Il y avait quelqu’un. Alors J’ai cherché un autre endroit.
Tebbut lui sourit d’un air triste et paternel, et secoua la tête.
— Voyons, mon garçon, tu mentirais pas à ton vieux copain, hein ?
—  e voulez-vous dire ?
— Tu sais très bien ce que je veux dire. Si tu avais piqué ce e camelote
samedi soir, tu me l’aurais apportée hier.
Il posa sa main sur l’épaule d’Arthur.
— Tu n’as pas à me mentir, mon garçon. Je suis de ton côté. Je sais ce
qui s’est passé samedi soir.
Arthur s’était préparé à réfuter toute accusation, mais ce paternalisme
amical le prit au dépourvu. Son visage le trahit. Le vieil homme exsudait la
sollicitude et la sympathie.
—  Je ne suis pas simplement le type qui écoule la marchandise pour
toi. Je suis là pour te conseiller, pour veiller à ce que tu n’aies pas d’ennuis.
C’est mon boulot. [Ça, c’était nouveau pour Arthur.] Je suppose qu’il t’a
pris sur le fait et qu’il t’a obligé à baisser ton pantalon, hein ?
Arthur ne lui dit pas toute la vérité. Dans sa version des faits, Simon
Banks l’avait fait chanter, il l’avait obligé à coucher avec lui, en le
menaçant d’appeler la police. Ensuite, après l’avoir sauvagement violé, il
lui avait ordonné de revenir la semaine suivante. Tebbut hocha la tête d’un
air solennel.
—  Ma foi, j’pense pas qu’on peut les blâmer, y sont faits comme ça.
Mais je vais te dire une chose, mon garçon, tu aurais pu faire pire que de
rester en bons termes avec ce type. Il était riche. C’était une relation à
cultiver…
Il pensait manifestement à d’éventuels cambriolages.
— Bon, qu’as-tu fait du marteau ?
— Je l’ai jeté dans le canal.
Tebbut secoua la tête et claqua la langue.
— C’était une erreur. Si la police te suspecte, ils vont draguer le canal
sur des kilomètres. En n, espérons que ce ne sera pas le cas.
Il prodigua à Arthur un grand nombre de conseils inutiles, comme de
ne jamais avouer si jamais la police l’interrogeait, puis il lui souhaita
meilleure chance pour la prochaine fois. Lorsque Arthur s’en fut allé, il
comprit qu’il avait fait une erreur. Une seule chose intéressait Tebbut :
garder son emprise sur lui. Au cours des neuf mois de leur association,
Arthur n’avait jamais vu un seul ami de Tebbut. Il ignorait toujours
comment et quand il écoulait la marchandise volée. Le vieil homme, quant
à lui, savait qu’il tenait un bon lon.
Toutefois, un conseil utile résulta de cet épisode. Tebbut lui avait dit :
—  Si tu as l’intention de matraquer quelqu’un, n’utilise jamais un
marteau. Un marteau fait gicler une quantité de sang, presque autant
qu’un couperet. Le meilleur truc, c’est un morceau de tuyau de plomb
enveloppé dans un torchon, ou une grosse clé à mole e Ne te promène
jamais avec quelque chose qui ressemble à une matraque !
 
En mars 1953, la logeuse de Tebbut mourut, et Arthur fut surpris de
voir à quel point cela le bouleversa. Il espéra d’abord que cela
représenterait pour lui un répit. Lorsque Tebbut lui dit sur un ton
pathétique qu’il allait être obligé d’aller dans une maison de retraite,
Arthur eut beaucoup de mal à cacher sa joie. Mais l’assistante sociale du
quartier s’arrangea pour que Tebbut pût rester chez lui, et une vieille dame
de la maison voisine accepta de lui préparer deux repas par jour. « Et
j’suppose qu’Aggie pourrait venir faire un peu de ménage de temps en
temps ? » Aggie le détestait. Elle disait que son odeur lui donnait des
nausées. Arthur la comprenait, mais il la persuada de l’aider. Il voulait
demeurer en bons termes avec le vieil homme jusqu’à ce qu’il trouve
l’occasion de s’échapper. Une semaine plus tard, Aggie rentra à la maison
en sanglotant et déclara qu’elle ne retournerait plus jamais là-bas. Tebbut
l’avait a rapée par la nuque et l’avait obligée à faire un acte indécent. Elle
dit qu’il lui était égal qu’il glisse sa main sous sa jupe chaque fois qu’elle
s’approchait de lui, mais ça, c’était trop. « Il est si fort. Il a une poigne
d’acier. J’ai cru qu’il allait me briser la nuque ! » Tebbut était de plus en
plus privé de sexe. Ses reni ements continuels et ses crachats dégoûtaient,
en e et, les enfants qui acceptaient auparavant de s’asseoir sur ses
genoux. Même Jane refusa d’accompagner Arthur chez lui.
Arthur vint trouver Tebbut pour lui expliquer la situation. Il s’a endait
à ce que Tebbut comprenne. Mais, à sa grande surprise, le vieil homme se
montra acerbe et s’emporta.
—  Ils sont tous pareils. Les gens ne pensent qu’à eux. Ils se foutent
complètement des autres !
Il lança un regard furibond à Arthur.
— Elle doit revenir, compris ? Tu peux l’y obliger.
— De quelle façon ?
— Arrête ton boniment !
Le vieil homme ressemblait à Napoléon en train de réprimander un
général.
— Tu peux l’obliger à faire tout ce que tu veux.
—  Vous ne voulez tout de même pas que je l’hypnotise pour qu’elle
vous taille une pipe, hein ?
— Bien sûr que si, espèce d’abruti ! ’as-tu à redire à cela ? Je ne lui
fais subir aucune violence. Où serais-tu à l’heure actuelle sans moi ?
Cela continua ainsi pendant un long moment. Tebbut semblait avoir
renoncé à s’apitoyer sur son sort. Les menaces étaient voilées, mais Arthur
le connaissait su samment bien pour savoir ce qu’elles signi aient.
Finalement, il demanda :
— Bon, si je la persuade de revenir, vous la laisserez tranquille pendant
quelque temps ?
Tebbut grommela mais accepta. Arthur tint sa promesse. Il hypnotisa
Aggie et lui suggéra qu’elle devait avoir pitié de ce vieillard solitaire, qui
ressemblait tellement à son père, en plus âgé. Cela marcha. Pendant
quelques jours, Tebbut tint également sa promesse. Puis il insista pour
qu’Arthur persuade la jeune lle de « faire quelque chose pour lui ».
Arthur essaya. Mais dès qu’il suggéra cela, Aggie se réveilla brusquement,
profondément angoissée, et refusa catégoriquement de retourner chez
Tebbut.
Arthur était fou furieux. Tout cela était une perte de temps. Il
envisagea même de s’enfuir à Londres avec Aggie, en emportant l’argent
qu’il avait mis de côté – presque cinquante livres à présent. Mais tant que
Tebbut était toujours en vie, c’était impossible. Arthur savait très bien ce
qui se passerait. La police recevrait un le re anonyme concernant le
meurtre de Simon Banks, ainsi que le conseil de draguer le canal pour
retrouver l’arme du crime. Il leur su rait de trouver le couteau ou la
fourche e – avec un manche en os et un motif à eurs très particulier –
pour comprendre qu’ils tenaient le coupable. Arthur ne connaissait pas
su samment la loi pour savoir que de telles preuves, uniquement
indirectes, ne pouvaient pas le faire condamner.
Il caressa des projets de meurtre, mais y renonça très vite. Le curieux
de l’a aire, c’est qu’il détestait la violence, et l’idée de comme re un
meurtre lui inspirait une répugnance naturelle. Depuis qu’il avait lu les
ouvrages sur les causes célèbres en Angleterre, il avait acquis la conviction
que le meurtre est toujours une erreur. Celui de Banks était un cas
d’espèce. Tebbut n’avait plus beaucoup d’années à vivre, à coup sûr. Il
n’avait que soixante-cinq ans, mais il en paraissait dix de plus. Arthur
songea vaguement à me re de l’éther dans l’inhalateur qu’il utilisait pour
son asthme, ou à glisser du poison dans ses aliments. Mais, au fond de lui-
même, il savait qu’il préférait a endre que le vieil homme meure de mort
naturelle.
La n, lorsqu’elle survint, fut absurde et imprévue. Le 3 avril 1953, en
début de soirée, Tebbut passa une heure à le persuader d’amener Aggie
chez lui. « Laisse-moi lui parler… » Il était de bonne humeur. Il avait
persuadé l’une des petites lles du quartier de lui rendre visite. Il avait mis
de l’ordre dans sa chambre, caché soigneusement le pot de chambre,
vaporisé un désodorisant parfumé dans la pièce (au risque d’avoir une
crise d’asthme), et avait nalement a iré chez lui une lle e âgée de dix
ans. Le résultat avait été satisfaisant pour tous les deux. La lle e était
repartie avec dix shillings, une boîte de chocolats, et lui avait promis de
revenir. Les a aires reprenaient. Il tenta de convaincre Arthur qu’il voulait
qu’Aggie vienne uniquement pour garder la chambre propre et ne e, a n
que de futures visites soient pareillement couronnées de succès. L’été
approchait, et il voyait sa santé s’améliorer et sa vie sexuelle devenir plus
active. Arthur lui demanda carrément :
— Pourquoi ne pas payer une prostituée ? Elle accepterait volontiers.
Tebbut lui lança un regard indigné.
— Et lui donner cinq ou dix livres ! Jamais de la vie ! De toute façon, je
n’aime pas les prostituées.
Il introduisit un tisonnier chaud dans son pichet de bière.
—  Je ne suis pas l’un de ces individus qui violent des gosses. Je suis
juste un homme comme un autre avec des désirs naturels. Je ne leur fais
jamais de mal. Je veux un peu d’a ection, c’est tout. Nous avons tous
besoin d’amour.
Il était clair que Tebbut était sincère. Arthur songea qu’il ne
comprendrait jamais les mystères de la tricherie des hommes avec eux-
mêmes. Il savait qu’Aggie ne reviendrait pour rien au monde, à moins qu’il
ne la brutalise (ce qu’il n’avait pas l’intention de faire), mais a n de garder
le vieil homme de bonne humeur, il accepta d’aller à la maison et d’essayer
de la convaincre. En l’occurrence, Aggie était couchée. Elle avait une
migraine. C’était une excuse toute trouvée.
Il retourna chez Tebbut, frappa à la porte pendant plusieurs minutes,
puis, n’obtenant pas de réponse, il se dirigea vers l’arrière de la maison.
Comme il passait près des toile es extérieures, la voix de Tebbut appela :
— C’est toi, Arthur ?
— Oui.
— Aggie est là ?
— Elle est couchée, elle a une migraine.
Il y eut un grognement irrité. Arthur entra dans la maison et s’assit. Il
s’était souvent demandé où Tebbut cachait son argent, et il se doutait que
c’était sous le matelas. Il était seul pour le moment, et il souleva le matelas
et promena ses doigts au-dessous. Il y avait une grande quantité de papier
gris – pour quelle raison ? –, mais pas d’argent. Puis il entendit la porte de
derrière claquer. Il arrangea le matelas en hâte et s’assit. Tebbut entra. Il
avait un air revêche.
— Ranime le feu, tu veux ?
Il s’assit dans son fauteuil, et son regard se posa sur le lit. Arthur avait
bordé le lit, et cela aurait trompé la plupart des yeux, mais pas ceux de
Tebbut.
— Tiens, tiens, mais qu’est-ce que c’est ?
—  oi ?
— Tu sais très bien quoi !
Il montra le lit du doigt.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez ! t Arthur.
Le vieil homme se mit en colère.
— N’essaie pas de jouer au plus n avec moi. Je ne suis pas stupide. Et
je vais te dire un truc, le jour où on prendra Dagger Tebbut en défaut, c’est
que ce jour-là il sera dans son cercueil.
Son regard féroce et ses yeux de braise intimidaient toujours Arthur.
—  Toi et moi on s’est bien entendu jusqu’à présent, mais si tu
commences à essayer de me ouer, tu le regre eras amèrement !
Arthur se t prudemment agressif. Il répliqua :
— J’ai l’impression que c’est moi qui dois avoir une con ance absolue.
Je n’ai aucun moyen de véri er ce que vous faites.
— Non, et ça changera pas, vu la façon dont tu te conduis !
—  Pourquoi vous me faites pas con ance ? Si vous me donniez
l’adresse du receleur, je pourrais écouler la camelote et vous n’auriez pas à
vous en occuper !
Tebbut se leva, s’approcha et se pencha vers Arthur. Il lui donna de
petits coups dans la poitrine avec son index – son truc préféré quand il
voulait l’impressionner.
— Je vais te dire pourquoi je te fais pas con ance ! Parce que je sais que
t’es pas honnête avec moi. Me dis pas que tu trouves jamais d’argent
quand tu voles des bijoux ! Beaucoup de femmes rangent leur argent
liquide avec leurs sous-vêtements. Mais j’ai jamais ma part de cet argent,
d’accord ? On est associés, toi et moi, t’as pas oublié ?
Arthur était furieux. Certes, il me ait dans sa poche l’argent qu’il
trouvait, mais il avait le sentiment que cet argent lui revenait de droit. Son
arrangement avec Tebbut concernait uniquement les objets qui devaient
être vendus. Il lança :
— Pourquoi je ferais pas ça ? Cet argent vous regarde pas !
— On est associés ! Et puisque tu veux rien entendre, tu peux dire adieu
à tes cinquante pour cent ! N’essaie pas de me mentir. Tu viens de le
reconnaître. À partir de maintenant, tu gardes l’argent et je prends
soixante-quinze pour cent !
Il hocha la tête pour donner plus de poids à ses paroles, puis il recula
et s’assit sur le lit. Mais il se releva aussitôt d’un bond en poussant un
hurlement, tandis qu’un chat lait sous lui et s’enfuyait par la porte.
Arthur avait vaguement remarqué l’animal. Il avait laissé la porte de
derrière ouverte quand il était entré dans la maison. Le chat l’avait
probablement suivi, puis, trouvant la porte de la chambre de Tebbut
ouverte, il s’était glissé à l’intérieur pour pro ter de la chaleur. Tebbut
avait eu l’air si comique avec son bond éperdu qu’Arthur éclata de rire. Le
visage de Tebbut s’empourpra de rage, et il hurla :
— Je ne supporte pas les chats ! i l’a fait entrer ?
Il a rmait toujours que les chats lui donnaient des crises d’asthme.
— Je ne l’ai pas fait entrer, il s’est probablement glissé par la porte de
derrière. Je vais le faire sortir.
Il trouva le chat devant la porte de derrière. Il l’ouvrit et le chat se
sauva vers la cour. and il revint, Tebbut toussait et su oquait, penché
sur le pot de chambre. L’air était rempli de fumée. and Arthur avait
claqué la porte, cela avait fait re uer la fumée du feu dans la pièce. Tebbut
montra du doigt l’étagère où il me ait son inhalateur, et Arthur le lui
donna. Il resta là à regarder le vieil homme tousser et cracher dans le pot
de chambre, assis au bord du lit. Ses e orts pour parler se perdaient dans
des râles et des si ements gras. Et Arthur réalisa brusquement que le vieil
homme était à sa merci. Dans des circonstances normales, il était bien trop
robuste pour qu’Arthur pût l’a aquer. Mais à présent, tandis qu’il toussait
et crachait des glaires, en s’e orçant d’actionner l’inhalateur avec l’autre
main, il était manifestement sans défense.
Ce fut l’une de ces décisions prises dans l’instant qui surviennent sans
le moindre calcul. Il haïssait Tebbut depuis longtemps et avait contenu
ce e haine jusqu’à ce que chaque atome de son être éprouve une violente
répulsion pour lui. Et il avait une arme à portée de main. Sa sacoche était
posée derrière la porte – il avait apporté des objets volés tout à l’heure –
ainsi qu’une grosse clé à mole e enveloppée dans un chi on à poussière
jaune. Un coup bien assené devrait su re… Il se déplaça d’un air
désinvolte, a n de ne pas a irer l’a ention de Tebbut, puis il se pencha
sur sa sacoche et prit la clé à mole e. La tenant derrière son dos, il
s’approcha de Tebbut en a chant sur son visage une expression inquiète
et compatissante. Le poids de la clé à mole e le réconfortait. En cet
instant, il était résolu à tuer Tebbut, même si cela signi ait une lu e
acharnée et la nécessité de lui défoncer le crâne et de le réduire en une
bouillie ensanglantée.
Tebbut pressentit certainement le danger au moment où la clé à
mole e s’aba it violemment, car il redressa la tête, et le coup l’a eignit à
la tempe droite, et non à l’arrière de la tête. Au grand étonnement
d’Arthur, ses yeux restèrent ouverts, et il commença à se lever. Le pot de
chambre rempli de glaires se renversa sur les jambes et les chaussures
d’Arthur, qui se mit alors à frapper automatiquement, en proie à une sorte
d’horreur, se demandant si le vieil homme n’avait pas un crâne en métal.
Après le second coup, Tebbut tomba à la renverse sur le lit, mais il
continua d’essayer de toutes ses forces de se relever. Arthur visa le front et
frappa, se demandant si Tebbut parviendrait à extirper le cri qui semblait
bloqué dans sa gorge. Il perdit le compte des coups. L’extrémité de la clé à
mole e sortit du chi on jaune, tachée de sang, et il cessa de frapper. Les
paupières de Tebbut continuaient de voleter. Arthur eut à nouveau des
nausées. Il avait eu peur que ses coups n’aient aucun e et. Et même
maintenant, alors qu’il était à bout de forces, le vieil homme était toujours
vivant. Apparemment, on ne pouvait pas le tuer !
Dix minutes passèrent. Le vieil homme semblait avoir perdu
connaissance, et sa respiration était tout juste audible. Du sang avait coulé
de sa déchirure au front et s’était répandu sur le dessus-de-lit, et des
meurtrissures commençaient à apparaître. Mais il était vivant. Arthur
songea à tenter de l’étou er avec un oreiller, mais il sentait qu’il n’avait
plus de force dans les bras. Au-dehors, la pluie ba ait contre les vitres, et
le vent s’était levé. Une bou ée de fumée jaillit de l’âtre et se répandit
dans la pièce.
Arthur se secoua de sa torpeur. Il comprit brusquement qu’il lui restait
une dernière chance. Si le vieil homme mourait, il serait le premier à être
soupçonné… à moins que la mort ne semble accidentelle. Le visage était
tumé é, mais super ciellement lacéré, grâce au chi on jaune. Mais si
Tebbut tombait, le visage dans le feu, ce e épaisse fumée blanche allait
probablement l’étou er, et il y avait de fortes chances pour que la mort
paraisse accidentelle.
Le feu s’était éteint. C’était un foyer bas, presque au niveau du sol.
Arthur remit du charbon. Puis il se dirigea vers le lit. Il redoutait que
Tebbut ne se déba e à nouveau et, ce e fois, il était prêt à utiliser la clé à
mole e sans le chi on. En l’occurrence, ce ne fut pas nécessaire. Il le tira
du lit et le traîna sur le sol. Il remarqua la curieuse rigidité de son bras
droit (J’en déduis que Tebbut avait probablement eu une a aque ou fait
une hémorragie cérébrale), puis il le souleva et le poussa à moitié vers le
foyer. Le plus di cile fut de placer le visage de Tebbut dans l’âtre. Son
corps était inerte, mais il semblait avoir une volonté qui lui était propre, et
il roula sur le côté. Arthur parvint à ses ns en déplaçant la grille vers
l’avant à l’aide du tisonnier. La grille glissa en arrière quand la tête de
Tebbut reposa dessus, mais la tête demeura en place.
Il se tint immobile, en contemplant le corps étendu sur le soi, la tête
environnée de fumée blanche. Il s’a endait à ce que Tebbut su oque et
bouge brusquement. Il redoutait également que la vieille femme d’à côté
n’ait entendu le vacarme et se doute de quelque chose. Comme le corps ne
bougeait pas, il se pencha et essaya de sentir les ba ements du cœur, et le
pouls. En vain. Autant qu’il pût en juger, Tebbut était mort. Il voulut plier
le bras droit vers le haut, pour donner l’impression que Tebbut avait
essayé de protéger son visage en tombant, mais le bras refusa de rester
dans ce e position, la tête semblait sur le point de glisser du charbon qui
n’avait pas brûlé, et il décida de laisser tes choses comme elles étaient. Au
moment de qui er la pièce, il se souvint du dessus-de-lit. Il y avait des
taches de sang dessus. Il le plia soigneusement et le mit dans sa sacoche.
Puis il ne dirigea vers la cuisine et sortit par la porte de derrière. Il était
presque minuit.
De retour à Penketh Street, il brûla dans l’âtre le dessus-de-lit imbibé
de pétrole. Il mit son pantalon dans la lessiveuse et ne oya ses chaussures
dans l’évier avec de l’eau froide. Au cours de la nuit, il se réveilla plusieurs
fois et fut tenté d’aller voir ce qu’était devenu Tebbut. Mais chaque fois
qu’il pensait à la pièce, il ressentait une profonde répugnance. Le
lendemain matin, il était évreux et eut des nausées. Il vomit pendant une
demi-heure, jusqu’à ce que son estomac lui donne l’impression de se
tordre sous l’e et de spasmes nerveux. Puis il resta allongé sur son lit dans
la pièce donnant sur la rue, les yeux fermés. À onze heures et demie, tante
Elsie entra dans la pièce et dit :
— Dis donc, ton ami est mort !
—  oi ?
— Le vieux Tebbut. On l’a trouvé mort.
—  ’est-il arrivé ?
—  Il est tombé dans l’âtre. Il paraît qu’il ne restait plus rien de son
visage. Il était entièrement carbonisé.
L’enquête judiciaire établit que Tebbut s’était a aissé dans le feu à la
suite d’une a aque bénigne. Arthur ne fut même pas interrogé. L’a aire
semblait des plus banales. Il aurait dû éprouver un immense soulagement,
maintenant qu’il était délivré de Tebbut. Mais il ne ressentait qu’un grand
vide.
 
J’ai expliqué que son récit de la séduction d’Aggie avait semblé
constituer un tournant dans notre relation. Je m’e orçai de n’en rien
laisser paraître. Je redoublai d’e orts pour lui faire sentir que je le
comprenais et sympathisais avec lui. Mais j’avais la sensation de marcher
sur une corde raide – une sensation que je ne parvenais pas tout à fait à
comprendre lorsque je tentais de l’analyser. and il m’avait parlé de son
obsession sexuelle à propos de Pauline, de son premier cambriolage, de
son fantasme martien, j’avais eu le sentiment qu’il s’agissait d’une
catharsis qui lui perme ait de se sentir plus fort et en meilleure santé. Un
jour, il avait dit en plaisantant que j’étais son biographe. Et, dans une large
mesure, c’était la vérité. Tout se passait comme si le livre que j’avais
l’intention d’écrire sur lui serait son apologie, son ultime justi cation. Au
mois d’août, tandis que nos séances se poursuivaient, cela cessa d’être
vrai. Il se montrait moins disposé à parler, avait tendance à répéter des
choses qu’il avait déjà dites, ou bien passait des après-midi entiers à
m’exposer ses sympathies et ses antipathies. Il pouvait commencer ainsi :
« Vous savez quel est le problème avec les Anglais, n’est-ce pas ? Ils sont
stupides et paresseux. Ils sont pleins d’assurance alors qu’ils n’ont aucune
raison de l’être. Ce type qui dirigeait Barlestow… » Et pendant une heure,
il me racontait des anecdotes sur le directeur du centre d’éducation
surveillée, faisait des digressions toutes les minutes pour mentionner des
choses qu’il m’avait déjà dites, ou bien pour lire à haute voix des passages
pseudo-philosophiques de son cahier. Il consacra plusieurs jours à me
raconter les livres de Burroughs et de Merri , citant de mémoire des pages
entières, et a rmant avec insistance que c’était ça la « vraie li érature »,
et non ces « trucs prétentieux qu’on vous enseigne dans les écoles ». Mais,
chaque fois qu’il devenait cassant et raisonneur, je sentais qu’il jouait la
comédie, et qu’il tentait de dissimuler quelque chose.
 
Il se montra particulièrement évasif quand j’essayai de le persuader de
me parler de la période entre le meurtre de Tebbut et sa tentative de viol
n 1953. Il reconnut qu’il avait été très déprimé durant la plus grande
partie de l’année. Je pense qu’il s’était mis de lui-même dans un état
d’épuisement émotionnel. L’année précédente avait été trop éprouvante
pour un garçon de quinze ans. Il n’avait pas les ressources de volonté ou
d’émotion nécessaires pour surmonter cela. C’est pourquoi, au lieu
d’éprouver une impression de bonheur et de délivrance après la mort de
Tebbut, il sombra dans un état de totale inertie, et éprouva un sentiment
de non-sens. Il avait besoin de quelqu’un pour le réconforter et lui fournir
un exutoire a ectif. En fait, il avait besoin de Pauline, et elle n’était plus là.
Aggie ne pouvait pas la remplacer. La domination qu’il exerçait sur elle
impliquait qu’il éprouvât un certain mépris à son égard. Je lui demandai de
me parler d’Aggie, mais il fît des réponses évasives. Il s’était intéressé à
une autre lle qui lui rappelait Pauline, mais je n’appris jamais son nom,
ni si son intérêt avait été payé de retour. J’en doute fort. Il se sentait
toujours fatigué et déprimé, et semblait devenir sujet aux accidents. En
février, il s’e ondra sur un tro oir au cours d’une crise d’épilepsie et se
coupa au front si gravement qu’il fallut lui faire huit points de suture. Plus
tard ce e année-là, il se renversa sur le pied une casserole d’eau bouillante
et fut dans l’impossibilité de marcher pendant plusieurs semaines. Il me dit
qu’il n’avait pas commis de cambriolages en 1953, mais qu’il avait
commencé à voler des culo es sur des cordes à linge. Il se sentait sans
volonté et vaincu. Dans cet état, le désir sexuel devint plus violent, un
jour, alors qu’il se fau lait dans une arrière-cour, il aperçut une lle e
âgée de douze ans qui prenait un bain dans un baquet, dans la cuisine, et il
recommença à avoir des fantasmes de viol. Il avait lu un article sur un
adolescent, en Amérique qui avait commis des centaines de viols avant
d’être arrêté, et il commença à se demander si ce n’était pas une
expérience indispensable pour un futur Moriarty.
 
En juillet, il termina sa scolarité, et l’agent de probation le félicita pour
avoir évité des ennuis pendant si longtemps. Il trouva un emploi dans un
magasin de radios à Warrington. Le magasin avait déjà un employé qui se
déplaçait à bord d’une camionne e et qui posait des antennes de télévision
et transportait les postes à réparer. Aussi Arthur passait-il la plupart de
son temps dans l’arrière-boutique. Parfois, il accompagnait son collègue
dans la camionne e, mais il n’était jamais seul quand il se trouvait dans
des maisons inconnues. Il constata que cela lui plaisait de poser des
antennes sur les toits. L’impression de dominer la ville, même par une
journée de grand vent, lui procurait une exaltation passagère. Mais cela lui
était possible seulement quand l’autre employé était malade. Il recevait
alors une boni cation, la « prime de risque », et il aimait faire ce travail
lui-même. Concernant ses lectures, il se plongea dans les livres de Je rey
Famol, de Richard Je eries, et dans ceux de Henry Williamson sur les
animaux. Cela lui apporta une satisfaction momentanée et agit sur lui
comme une sorte de drogue. Mais il ne comprenait pas sa tension
continuelle et son sentiment d’insatisfaction, semblable à celui que l’on
peut ressentir en portant des vêtements mouillés. La nouvelle qu’Aggie
était enceinte ne parvint même pas à susciter le moindre intérêt chez lui. Il
percevait que c’était hors de propos. Il dit à Aggie que si elle trouvait
quelqu’un pour la faire avorter, il paierait. Elle ne chercha pas, mais cinq
mois plus tard, elle t une fausse couche et brûla le fœtus dans le feu sous
la lessiveuse.
Ses seuls délits n 1953, à part le vol de temps à autre de dessous
féminins sur une corde à linge, furent un viol, un quasi-viol, et une
tentative de viol.
Le viol eut lieu un soir d’hiver, alors qu’il revenait du cinéma et
marchait le long de la berge du canal. Il aimait s’y promener pour le cas où
il passerait devant des arrière-cours avec de la lessive sur des cordes à
linge. Alors qu’il risquait un coup d’œil pardessus une clôture et essayait
de discerner le contour des vêtements sur une corde à linge, il entendit un
garçon et une lle se dire bonsoir. elques minutes plus tard, la lle
passa près de lui. Elle marchait vite. Elle fut e rayée quand elle entendit le
bruit de ses pas derrière elle, et elle marcha encore plus vite. Il n’avait pas
d’arme sur lui, mais elle semblait menue. Il accéléra le pas, et brusquement
elle se mit à tro er, ses mains enfoncées dans les poches de son manteau.
Une centaine de mètres plus loin, elle pourrait s’engager dans une rue
éclairée. Il la ra rapa et la saisit par l’épaule. Elle s’exclama : « Oh, non, je
vous en prie ! » Il la t pivoter sur elle-même et pressa ses lèvres sur son
visage. Elle tenta de le repousser, plutôt mollement. « Non, ce n’est pas
possible. J’ai mes règles. » Il n’y avait pas de rudesse dans sa voix ; elle
était manifestement terri ée. Il dit : « Je te frapperai pas ! » et il l’inclina en
arrière, ses bras serrés autour de sa taille. Elle le laissa l’allonger sur le sol.
Il entreprit de déboutonner son manteau – c’était des boutons énormes.
Elle ne bougea pas, transie. Impatient, il retroussa sa jupe et fut envahi par
un ot de désir extatique quand il toucha la chair nue au-dessus des bas.
Elle essaya de saisir ses poignets tandis qu’il tirait sur sa culo e.
Apparemment, c’était une culo e en crêpe mousse. Il dit : « Arrête, sinon
je te tape dessus ! » Il parlait d’une voix gu urale, a n de ne pas être
reconnu. Elle n’essaya pas de serrer ses jambes l’une contre l’autre. Il eut
même l’impression qu’elle les écartait de son plein gré. Lorsqu’il caressa
ses parties génitales, il s’aperçut qu’elles étaient humides et poisseuses. Il
lui dit : « Hé, je suis pas le premier ce soir ! » « Bien sûr que si ! » Mais il
était évident que ce n’était pas vrai. Elle était trop facile à pénétrer, et
après deux coups de boutoir, il jouit en elle. Alors qu’il restait couché sur
elle, détendu, elle demanda : « S’il te plaît, je peux m’en aller
maintenant ? » Il se dégagea d’elle et s’allongea sur le dos. « S’il te plaît, je
pourrais avoir ma culo e ? » Il chercha à tâtons sur le sol et la trouva. Elle
s’en empara et partit en courant, sans rien dire. Ce fut plus agréable
rétrospectivement que sur le moment. Il n’y avait pas eu de ot de
triomphe quand il l’avait pénétrée, mais lorsqu’il pensa plus tard : « J’ai
violé une lle qui venait juste de se faire tringler par son petit ami », il
sentit réapparaître en lui l’ancienne sensation « Moriarty », le sentiment
de puissance. Cela prêta de la douceur à ses fantasmes onanistes. Il
regre ait de ne pas avoir pensé à lui demander son nom. Cela lui aurait
été très agréable de pouvoir la regarder en plein jour.
Le succès de ce e première aventure aurait pu orienter toute son
énergie dans la direction du viol, mais sa seconde tentative lui t prendre
conscience des risques. Il commença à âner sur la berge du canal tard le
soir, se cachant derrière les buissons et essayant de se réchau er. Il
pouvait rarement supporter le froid pendant plus d’une heure. Des couples
d’amoureux passaient à sa hauteur, et de temps en temps des lles seules,
mais généralement il y avait quelqu’un à portée de voix. Un soir, il rentrait
à la maison, glacé et furieux, quand il entendit quelqu’un approcher. Il
s’adossa au remblai d’un pont et n’en crut pas sa veine lorsqu’une lle
passa près de lui. Il se mit à la suivre comme il l’avait fait la première fois.
Elle regarda par-dessus son épaule d’un air craintif et demanda : «  i est-
ce ? » Il la rejoignit en deux enjambées et l’empoigna. Celle-là se déba it et
lui donna des coups de pied. Finalement, il la jeta à terre et dit d’une voix
si ante :
— Je te tue si tu restes pas tranquille !
Elle se calma aussitôt et demanda :
—  ’est-ce que tu veux ?
Il répondit :
— Tu sais très bien ce que je veux.
Il déboutonna sa brague e et se mit sur elle. Elle dit :
— Je te connais. Tu es Arthur Lingard.
—  i es-tu ?
Puis il reconnut son visage dans la pénombre. C’était la lle e
grassouille e d’une douzaine d’années qui avait souvent rendu visite à
Dagger Tebbut. Il fut tenté de la laisser partir, mais il sentit qu’il le
regre erait par la suite. Il dit :
—  Bah, ça te dérange pas ce que je te fais, vu ce que tu lui as laissé
faire !
—  i ça ?
— Monsieur Tebbut.
— Oh, tu es un sale menteur. Il m’a jamais fait ça.
Elle savait à quoi il faisait allusion. À présent il avait glissé sa main
sous sa jupe, malgré sa résistance. Apparemment, elle portait une culo e
en laine dont les jambes étaient serrées par un élastique. Il dit :
— Allez. Si tu me laisses le faire, je te donnerai de l’argent, bien plus
que ce qu’il te donnait.
— Non ! J’ai pas envie !
—  Allez. Je te donnerai deux livres. Regarde, je te les donne tout de
suite.
Il glissa sa main dans la poche de sa veste et prit les deux billets d’une
livre qui s’y trouvaient.
— Tiens, prends-les.
— Non !
Néanmoins, elle les prit. Tandis que sa main était occupée avec les
billets, il parvint à tromper sa garde et glissa sa main sous l’élastique.
— Non, tu peux pas faire ça de ce e façon. Fais-le comme il le faisait !
Il se sentait violent et furieux. Il était prêt à l’étrangler et à la jeter
dans le canal, le cas échéant. Son ventre nu était glacé, et il perdait sa
surexcitation avec tout ce marchandage. Il dit :
— Tu vas le faire comme j’en ai envie, espèce de petite pute !
Elle décida manifestement que cela ne valait pas la peine de résister.
Mais elle avait dit la vérité. Elle était vierge. and il s’enfonça dans
l’ori ce étroit, il rencontra un obstacle. Il poussa tandis qu’elle
s’exclamait : « Tu peux pas ! » L’extrémité de son membre sembla se
recourber, comme s’il poussait contre un mur. Il décida de reconnaître sa
défaite.
— Bon, d’accord. Fais-moi ce que tu faisais à Tebbut.
— Alors laisse-moi me lever.
— Non, reste allongée.
Elle le tint tandis qu’il poussait contre son ventre, et elle sembla
éprouver une certaine excitation lorsque son sperme recouvrit ses doigts.
Elle remonta sa culo e et il boutonna son pantalon quelques instants plus
tard, puis il la prit par les épaules et l’embrassa en enfonçant sa langue
dans sa bouche. Elle répondit avec sa langue et déclara :
—  Pourquoi t’as pas commencé par faire ça ? Tu m’as anqué une de
ces trouilles !
Mais tandis qu’il rentrait à la maison, il se sentit très déprimé. Le viol
n’était pas du tout ce qu’on en disait. Ce n’était pas le plongeon extatique
dans la chaleur accueillante de l’endroit le plus intime d’une femme.
C’était un tâtonnement salissant avec des vêtements, des boutons et de la
chair. i plus est, la lle sentait mauvais, une odeur rance qui lui rappela
les souris blanches d’Albert. Il pensa à Aggie, et brusquement il se sentit
tellement triste qu’il eut envie de pleurer.
Un jour, Aggie arriva à la maison en déclarant :
— Vera Widdup pense que c’est toi qui l’as violée.
—  oi ?
La lle e d’une douzaine d’années s’appelait Peggy Childs. Par
conséquent, il était clair que Vera Widdup était l’autre. Peggy Childs avait
probablement raconté à des amies l’agression dont elle avait été victime,
jusqu’à ce que ce e histoire arrive aux oreilles de l’autre lle. À présent
tout le quartier savait qu’il était un violeur. Il ne se passa rien de plus ;
personne ne l’accusa, Mais il commença à se rendre compte que les gens le
regardaient d’une drôle de façon. Les commerçants l’ignoraient
délibérément ou servaient d’autres clients avant lui. L’apathie d’Aggie le
me ait en colère ; il sentait qu’elle l’exaspérait. Sans aucune raison, une
sensation de peur gagnait son estomac. Et pire encore, s’il était libéré sur
parole, oncle Dick sortirait de prison dans un mois environ.
Il trouva un certain réconfort en lisant des ouvrages pornographiques.
À Salford, il trouva une boutique tenue par un vieux Cockney qui le laissa
acheter une édition en livre de poche de Pauline, les Mémoires d’une
chanteuse d’opéra pour cinq livres, puis, après l’avoir lu, il l’échangea
contre d’autres classiques, tous imprimés en Hollande : Les Mémoires de
Daily Morton, La Perle, Teleny, Fanny Hill, Justine de Sade, et des ouvrages
médicaux sur les perversions sexuelles. Ensuite il commença à observer
une enfant qui habitait à côté de l’église au bout de la rue, une lle e
blonde et mince qui s’appelait Iris Franklin. Il l’avait vue dans des
magasins, et il la trouvait exceptionnellement belle. Elle commença à jouer
un rôle dans ses rêveries sexuelles. Il pensa que ce serait très agréable
d’avoir des rapports sexuels avec une lle e de cet âge. Mais il était
conscient des risques. De nombreux actes de violence avaient été commis
par des adolescents dans l’agglomération de Manchester en 1954, et les
juges prononçaient de lourdes peines.
La petite lle occupait ses pensées la plupart du temps. Il surveillait
a entivement ses allées et venues. Son père travaillait la nuit dans un
atelier de petite mécanique à Salford, et on lui perme ait souvent de jouer
dehors jusque bien après la tombée de la nuit. L’église était rarement
fréquentée le soir. S’il parvenait à l’a irer dans le jardin derrière l’édi ce,
il serait dissimulé par un haut mur. Mais les risques lui semblaient trop
grands… Puis il songea qu’il pouvait prendre ses précautions. L’agent de
probation continuait de venir à la maison – les derniers exploits d’Albert
comprenaient notamment la vente de plomb volé sur le toit d’une église et
le cambriolage d’une épicerie – et faisait souvent remarquer qu’Arthur
semblait fatigué et très a aibli. Lorsqu’elle t ce e observation la fois
suivante, Arthur déclara d’un ton lugubre :
— Pas étonnant ! Je n’ose rien manger dans ce e maison.
— Pourquoi donc ?
—  elqu’un met du poison dans mes aliments. Je vomis presque après
chaque repas.
Pendant un moment, l’agent de probation le prit au sérieux et
demanda à Aggie si elle avait vu tante Elsie répandre une poudre blanche
sur les aliments d’Arthur. Aggie le dit à tante Elsie, qui vint trouver l’agent
de probation et déclara d’un ton indigné :
—  Ou bien il est timbré, ou bien il a ses raisons pour dire des
mensonges !
La femme aux cheveux gris répliqua :
—  Oh, mais je suis sûre qu’il ne ment pas de propos délibéré. Il est
a eint de troubles mentaux.
and cela fut rapporté à Arthur, il comprit qu’il avait a eint son but.
Un soir, alors qu’il marchait dans Penketh Street à la nuit tombante, il
aperçut la lle e. Elle cueillait des marguerites de la Saint-Michel dans la
cour de l’église. Elle était seule, et il ne vit personne dans les parages. Il
l’observa un moment, puis lui dit :
— Il y en a d’autres plus jolies derrière l’église.
Elle lui sourit.
— Vraiment ? Et je peux les cueillir ?
— Bien sûr !
— J’irai voir tout à l’heure.
Il retourna à la maison en toute hâte. Sa sacoche de réparateur se
trouvait dans la salle de séjour, mais tante Elsie et une voisine y étaient
assises. Ce serait trop voyant s’il faisait irruption dans la pièce et prenait
la sacoche. Mais il y avait des fers à repasser sur l’étagère de la cuisine. Il
en prit un, le fourra dans sa poche, et ressortit dans la me. La petite lle
était toujours là. Il se tint de l’autre côté de la rue et l’observa.
Brusquement, il avait cessé de se sentir aba u. Il était le chasseur,
concentrant tous ses sens sur sa chasse. Il commençait à faire nuit. Si elle
restait dehors encore dix minutes, il pourrait se risquer à l’agresser devant
l’église. and il vit qu’elle faisait le tour du bâtiment, il a endit un
moment, puis traversa la rue. Il s’avança sans bruit sur l’allée de gravier, et
jeta un coup d’œil au coin de l’église. Elle lui tournait le dos et détachait
des ramilles d’un massif de lauriers. Il sortit le fer à repasser de sa poche et
s’élança en avant. Mais il n’avait pas remarqué la barre de fer recourbée
qui partait de l’angle de l’église et s’enfonçait dans le sol. Il trébucha sur la
barre, puis recouvra son équilibre, mais elle avait eu le temps de se
retourner. Il n’aurait jamais imaginé qu’une petite lle pût pousser un cri
aussi perçant. Il aba it le fer à repasser et la frappa au front. Elle s’écroula
par terre. Mais, à ce moment, il entendit quelqu’un dire : «  ’est-ce que
c’était ? » Et un instant plus tard, une voix de femme cria : « Iris ! » Il courut
vers l’autre côté de l’église et sauta par-dessus le muret qui séparait le
jardin de la rue principale. Puis il ralentit le pas quand il se trouva dans la
rue éclairée. Son cœur ba ait à grands coups.
Lorsqu’il rentra à la maison, une demi-heure plus tard, il comprit que
quelque chose clochait. Deux ou trois personnes le regardèrent dans la
rue. Et la police était là. Tante Elsie dit :
—  ’est-ce que tu as fait avec ce fer à repasser ?
—  el fer à repasser ? Je ne sais pas de quoi tu parles !
Mais c’était peine perdue. Une voisine, une vieille femme curieuse,
l’avait observé depuis une fenêtre au premier tandis qu’il a endait que la
petite lle se dirige vers l’arrière-cour. Elle avait remarqué le ren ement
dans sa poche, et elle l’avait vu surveiller la lle e. L’enfant fut incapable
d’a rmer qu’il était son agresseur – elle déclara que cela s’était passé trop
vite – mais elle fut à même de dire qu’il lui avait conseillé d’aller cueillir
des eurs dans l’arrière-cour de l’église. Elle s’était mé ée, car elle
connaissait l’arrière-cour bien mieux que lui, et elle savait qu’il n’y avait
que des mauvaises herbes et des massifs de lauriers.
 
Son « assurance » porta tous ses fruits. L’agent de probation a rma
sous serment qu’il présentait des troubles mentaux depuis plusieurs
semaines avant l’agression, refusant de manger et persuadé qu’on me ait
du poison dans ses aliments. Ses « antécédents fâcheux » furent évoqués,
et l’a aire du détournement de leur héritage par oncle Dick et de la
séduction de Pauline par ce dernier fut rapportée au tribunal. La
conclusion fut qu’Arthur était très perturbé parce qu’il redoutait ce qui se
passerait lorsque Dick Lingard sortirait de Strangeways. Le juge t
remarquer qu’il ne comprenait pas comment une telle anxiété pouvait
conduire à l’agression d’une enfant, mais à tout prendre, il se montra bien
disposé. Heureusement, la petite lle n’avait subi aucune violence, à
l’exception d’une bosse sur le front. Arthur fut à nouveau placé en liberté
surveillée, à condition qu’il suive un traitement psychiatrique.
10

Je tenais le récit de la tentative de viol non pas d’Arthur lui-même,


mais de l’agent de probation, mademoiselle Ramsay, qui avait pris sa
retraite et demeurait à Blackpool. Le compte rendu que m’en avait fait
Arthur était évasif et confus, et je comprenais très bien pourquoi. C’était
quelque chose dont il n’avait aucune envie de se souvenir, même s’il avait,
d’une certaine façon, déjoué la police.
Et cela, me semblait-il, expliquait l’échec relatif de nos séances durant
les deux premières semaines d’août. À partir de ce moment, sa carrière
avait été sur le déclin. Le Maître du Crime perdit la main et fut arrêté pour
deux cambriolages peu importants et pour une tentative d’escroquerie
grossière à l’encontre de ménagères. Ensuite il y eut le crime passionnel [5],
le meurtre d’une jeune femme qui lui rappelait sa sœur, puis le meurtre
d’un fermier âgé au cours d’un cambriolage, puis la dépression
progressive. Oui, je comprenais sa dépression à présent. Ses énormes
ambitions s’étaient e ondrées vers une réalité ennuyeuse et humiliante, ce
qui expliquait certainement pourquoi il avait joué ce jeu compliqué
consistant à faire semblant d’être plus bête qu’il ne l’était vraiment. Cela
lui avait sans doute procuré une certaine satisfaction de réaliser qu’il était
une quantité négligeable pour ses gardiens, un Netchaïev en puissance qui
tramait leur chute…
Étant donné la façon donc je voyais les choses maintenant, ma tâche
consistait à le persuader de regarder en face son échec en tant qu’escroc.
Je devais l’amener à comprendre qu’il avait été une victime de la société,
et que, même à ce stade avancé, la société pouvait faire amende honorable.
La guerre l’avait privé de ses parents et de l’enfance protégée de la classe
moyenne à laquelle il avait droit. e se serait-il passé s’il était resté à
Barnet et s’il n’y avait pas eu la guerre ? Il aurait bien travaillé à l’école,
aurait obtenu une bourse pour faire des études universitaires, peut-être
aurait-il mis à pro t son imagination en devenant écrivain. Je devais lui
faire comprendre qu’il n’était pas trop tard. Ce e idée de Maître du Crime
avait été une rêverie d’enfant, assez compréhensible, étant donné le
contexte. Mais où cela l’avait-il mené, en fait ? Dans le cul-de-sac de la
criminalité. Il avait commis un meurtre – quatre fois. Mais il était mineur
lorsqu’il avait tué Banks et Tebbut. C’était des crimes de l’immaturité. Et il
avait payé pour le meurtre du fermier – huit années de sa vie. Restait le
crime passionnel. Ce qu’il ferait à ce sujet, c’était son a aire. Mon
sentiment était que s’il guérissait complètement, il faudrait le convaincre
d’avouer. En raison de son dossier médical, s’il plaidait que ce meurtre
avait été commis alors que son équilibre mental était perturbé, cela serait
pris en considération, très vraisemblablement. S’il avouait maintenant –
alors qu’il n’avait pas ni de purger sa peine – il y avait de fortes chances
pour qu’il échappe à une nouvelle condamnation. Il y aurait alors une
possibilité de reconstruire sa vie, de l’amener à se détourner de ses
rêveries paranoïaques. Rien ne l’empêcherait de se marier et d’avoir des
enfants.
Je tentai de lui inculquer ce e idée – très prudemment – après le récit
de sa seconde tentative de viol. Je lui s remarquer le fossé absurde
existant entre la rêverie de viol et la réalité. Mais il haussa les épaules,
comme si j’avais fait une remarque trop banale pour la prendre en
considération, et il changea de sujet. Il était agité et nerveux, et son front
tressautait tandis qu’il parlait. Il s’en rendit compte et se tint le front avec
la main. Avant de partir, je décidai de lui administrer un sédatif. Alors que
je cherchais dans ma trousse, je levai la tête, et je le surpris en train de me
regarder avec une antipathie manifeste. Il détourna vivement les yeux.
 
Le 15  août avait été une journée orageuse, oppressante. Les herbes
folles qui ombrageaient le ruisseau au fond de mon jardin pendaient
lamentablement. J’étais installé dans une chaise longue en face de ma
femme, et j’écoutais les cris lointains d’enfants à la piscine, J’essayais de
porter toute mon a ention sur un roman de Simenon, une enquête de
Maigret. Je m’e orçais d’ignorer une impression apparemment
irrationnelle de mauvais pressentiment. Le téléphone sonna, et je
sursautai. Mon ls âgé de dix ans lança :
— C’est pour toi, papa, monsieur Slessor.
Je ne regardai pas ma femme en me levant. Parfois, elle est capable de
lire dans mes pensées d’une façon très gênante.
Frank Slessor me dit :
— Désolé, mais j’ai une nouvelle très grave à vous annoncer. Lingard a
agressé l’un des gardiens. Nous avons été obligés de lui passer la camisole
de force. Est-ce que vous pourriez venir ici tout de suite ?
— Bien sûr. Le gardien va bien ?
— Juste une légère esta lade au cou.
— Dieu merci !
Je m’e orçai de chasser ce e impression d’aba ement et de culpabilité
tandis que je me rendais à Rose Hill. Je n’avais pas vu Arthur Lingard
depuis deux jours. Après le dernier entretien, je m’étais dit que je le voyais
peut-être trop souvent. Et j’avais décidé de le laisser tranquille pendant
une semaine, a n de lui perme re de ré échir à ce qu’il m’avait dit, et de
déterminer ce qu’il avait l’intention de me dire encore. J’avais dû me faire
violence pour cela ; quelque chose me disait qu’il s’agissait peut-être d’une
dérobade de ma part. À présent je savais que mon intuition ne m’avait pas
trompé.
 
Le directeur m’a endait à l’entrée de la prison. Alors que nous
passions devant la fenêtre de la salle de jeux, je vis que les autres détenus
se tenaient par petits groupes et discutaient. Personne ne regardait la
télévision. Il était évident que le dernier éclat de Lingard avait de quoi
alimenter les conversations sans n.
J’allai voir le gardien. Il était alité dans la maison du directeur. Le
couteau avait pénétré la partie tendre de l’épaule près du cou, et sectionné
le muscle. Ce serait douloureux, mais c’était une blessure sans gravité. Le
gardien s’appelait Hyams, un homme entre deux âges qui s’entendait bien
avec les détenus et que ceux-ci appréciaient. Il appelait Lingard par son
prénom.
Apparemment, Arthur lui avait permis de lire ses cahiers – Hyams
avait de vagues ambitions li éraires. Mais deux soirs plus tôt, Arthur était
sorti des toile es et avait trouvé Hyams occupé à lire quelque chose qu’il
avait écrit. Il lui avait arraché le cahier des mains et l’avait traité d’espion.
Hyams s’était excusé, et Arthur s’était calmé. La veille, il avait été
renfrogné et calme, et il avait peu parlé. Il avait apparemment utilisé une
petite pierre à aiguiser pour a ûter la lame-scie de son couteau. Il avait
enfoncé ce e arme dans le dos de Hyams au moment où celui-ci emportait
le plateau de son repas et sortait de sa chambre.
Hyams avait l’air très pâle et fatigué, ce qui était tout à fait
compréhensible. Le médecin de la prison venait de nir de lui faire son
pansement. Il me con rma que la blessure était sans gravité, mais il me dit
que le gardien était commotionné. Je demandai à Hyams :
—  Aviez-vous lu dans ce cahier quelque chose qui expliquerait
pourquoi il était si furieux ?
—  Non. Apparemment, c’était une sorte de poème morbide, intitulé
Dispositions à prendre pour mon enterrement. Je n’ai rien trouvé d’anormal.
Je demandai au directeur :
— Est-ce que vous savez s’il a détruit ce poème ?
—  Il a tenté de le détruire. Je crois qu’il a lacéré les pages avec le
couteau. Tout est ici.
Dire que Lingard avait lacéré les pages était bien en dessous de la
vérité. Il les avait découpées en des morceaux minuscules, et beaucoup
avaient la forme d’un éclat de verre – un long triangle pointu. Je regardai
avec stupeur ce petit tas à l’aspect bizarre. S’il avait voulu détruire ces
pages, pourquoi ne pas les avoir jetées dans la cuve e des W.-C. puis tiré
la chasse d’eau ?
Je fus a erré lorsque je vis Arthur Lingard. Son visage était tailladé et
tumé é – trois gardiens avaient été nécessaires pour le maîtriser, et ils
l’avaient fait sans ménagement, persuadés qu’il avait tué Hyams. Il était
allongé sur le lit, les bras a achés sur le devant de la poitrine, les pieds liés
avec une sangle. Ses yeux étaient aussi ternes que du plomb ; toute
intelligence les avait qui és. Sa respiration était peu profonde et
irrégulière. Je me penchai vers lui et je compris qu’il s’était retiré vers
quelque monde obscur de la subjectivité. Peut-être se promenait-il dans les
forêts de Mars ?
J’essayai de lui parler. En vain. J’interrogeai les gardiens qui avaient
été en contact avec lui durant ces dernières quarante-huit heures. Ils
m’apprirent fort peu de choses. Il s’était montré maussade et taciturne.
Apparemment, il avait écrit ou dessiné la plupart du temps. Certains des
dessins étaient éparpillés sur le sol. La plupart représentaient des femmes,
certaines étaient nues, d’autres habillées. La seule chose étrange, à leur
propos, était qu’elles semblaient très étirées, si bien que leurs rondeurs
étaient à peine perceptibles.
Je ne pouvais rien faire de plus. Je demandai au directeur de m’appeler
si un fait nouveau se produisait. Puis je rentrai chez moi en conduisant
très lentement. e s’était-il passé ? ’est-ce qui s’était détraqué ? Où
avais-je commis une erreur ?
Revenu chez moi, je ré échis à ses dessins, et j’essayai de me me re à
la place d’Arthur Lingard. Il m’avait énormément parlé de sexe. Certaines
de mes descriptions peuvent paraître trop détaillées, mais elles sont
asexuées en comparaison des récits qu’il m’avait faits. Il entrait dans le
moindre détail physique, donnait des détails sur les odeurs, les textures, la
méthode utilisée par lui. (À propos du viol qu’il avait commis, par
exemple, il avait photographié mentalement chaque détail : la culo e de la
lle, son jupon, ses seins, ses poils pubiens, la vulve qui n’était pas encore
formée, la mollesse de sa bouche, la chair de poule sur ses cuisses. Il était
même allé jusqu’à déclarer que l’angle de son vagin était légèrement
di érent de celui d’Aggie ou d’Eileen Grose.) J’avais supposé que cet excès
de détails était a ribuable à la frustration, étant donné qu’il était privé de
sexe depuis plusieurs années. Mais se pouvait-il, tout simplement, que cet
étrange pouvoir d’imagination, qui lui perme ait de réciter par cœur des
pages entières de Merri et de Burroughs, ait enregistré les moindres
détails de ses expériences sexuelles, de telle sorte qu’il essayait seulement
d’être précis ? Dans ce cas, avec des souvenirs aussi détaillés de son passé,
ses pulsions sexuelles avaient certainement a eint une intensité très
douloureuse. Son moteur sexuel chau ait. Je considérai donc ces dessins
comme une tentative pour le refroidir, en changeant des corps de femmes
en des abstractions à la Modigliani.
Puis je commençai à comprendre ma première erreur. Il avait déclaré
plusieurs fois que ses désirs sexuels étaient si violents qu’il avait envie de
violer toutes les femmes de Manchester, mais je n’avais jamais tenté de
prendre cela au sens propre. Mes désirs sexuels sont normaux, je pense,
mais ils ne sont pas violents de façon inquiétante. Inconsciemment, j’avais
supposé que les siens étaient identiques. Or, ils ne l’étaient pas. Ils étaient
comme un fourneau qui fait rage continuellement, comme une douleur
aiguë. Il ne pouvait pas s’a endre à ce qu’ils soient jamais satisfaits. La
nature était à blâmer, Dieu était à blâmer, le monde était à blâmer. Ce
n’était pas sa faute s’il possédait ce e tumescence perpétuellement rigide
entre ses cuisses, qui palpitait et lui faisait mal, qui désirait ardemment
libérer sa chaleur et sa tension dans la moiteur entre les cuisses d’une lle.
Et moi… j’étais également à blâmer, moi qui étais resté à côté de son lit à
prendre des notes. En dépit de ma prétendue compassion, je n’avais rien
compris.
J’entrepris le travail lent et pénible d’assembler les fragments des
pages de son cahier. C’était un travail incroyablement di cile, tellement il
y avait de petits morceaux de papier couverts d’encre de stylo-bille.
Heureusement, certains morceaux étaient toujours a achés ensemble.
Heureusement pour moi, également, mon ls et ma lle étaient des
passionnés de puzzles, et ils furent à même de m’aider. Sans cela, je crois
que j’aurais considéré tout cela comme une perte de temps.
Ce qui apparut nalement était quelque peu déconcertant. Le poème
était intitulé Notes pour mon enterrement (Hyams s’était mal souvenu du
titre). Apparemment, c’était un poème en vers libres, écrit soigneusement
en grosses le res, de telle sorte qu’une page contenait seulement une
demi-douzaine de lignes. La première page disait :
J’ai connu un homme du nom de Jack
Jack, John, James, Jock
Il regardait les bla es se déplacer sur le sol
Pendant que le couteau devenait chaud.
Jock a mordu les nénés de Zoé
Et a découpé avec des ciseaux la cha e de Sarah
Ah ah ah hi hi hi
Ça fait deux pour moi.
Les autres pages n’étaient pas numérotées, aussi était-il di cile de
deviner leur ordre. Elles étaient aussi incompréhensibles que la première.
Du carnage à la joie
Et en sautant Joy vers Jannifer
Warren n’aimera pas ça
Warren n’aimera pas ça.
Je ne crois pas que ce connard aimera ça
Et vous non plus

11 décembre 1959.
Une autre page contenait seulement les lignes :
Donnez à Polly mon couteau
Elle saura quoi en faire.

Sur une page, très probablement la dernière, ce e seule ligne :


Signé Jolly John Jack James hi hi hi.

La première chose qui a ira mon a ention fut la date. Elle fournissait
vraisemblablement une indication. Où était-il en décembre 1959 ? Je
croyais me souvenir qu’il était en prison à ce e époque, en train de purger
sa seconde peine pour cambriolage. Mais une véri cation des dossiers
révéla qu’il était sorti de prison depuis la mi-novembre.
Je me dis que cela valait peut-être la peine de véri er. Je téléphonai à
l’inspecteur Cornock à Manchester, et lui demandai s’il pouvait découvrir
si la date avait une quelconque signi cation pour la police de la ville. Un
meurtre avait-il été commis ce jour-là ? Ou bien un cambriolage au cours
duquel des dessous féminins avaient été emportés ?
Le résultat fut décourageant. Moins d’une heure plus tard, il me
rappelait. La réponse était non.
J’envoyai alors un télégramme à Pauline, lui demandant de me
téléphoner. Lorsqu’elle le t, je lui dis qu’Arthur était retombé dans un
état catatonique, et je lui demandai si elle pouvait se libérer pour venir le
voir.
— Vous êtes sûr que c’est prudent ?
— Je n’en sais rien. Cela vaut la peine d’essayer.
— Entendu. Est-ce que jeudi vous conviendrait ?
Je répondis que ce serait parfait.
 
Le lendemain, j’allai chercher Pauline à l’arrêt de bus, à Darlington. Je
lui avais parlé une fois – au téléphone – depuis que j’avais fait sa
connaissance. J’éprouvai une certaine déception en la voyant. Elle était
plus massive que dans mon souvenir, et sa peau paraissait jaunâtre à la
lumière du jour. Mais dix minutes plus tard, j’avais oublié cela. Sa vitalité
évoquait un courant électrique.
Je lui parlai du poème, et je le lui tendis. Il restait deux pages qui
n’avaient pas été reconstituées, mais j’avais réussi à sauver deux autres
lignes :
Lady Mary Monchelsea
Baissa sa culo e et t pipi.

and Pauline arriva à ce e page, elle éclata de rire.


—  Je sais ce que cela signi e. Aggie est allée vivre dans un endroit
appelé Boughton Monchelsea, près de Maidstone. Elle avait épousé un
ingénieur-conseil qui travaillait pour une grosse entreprise. Arthur
l’appelait Lady Mary Trucmuche.
— Aggie s’est mariée ?
Pour une raison ou pour une autre, j’avais toujours supposé qu’Aggie
était morte. Ce n’était pas un sujet que j’avais cherché à approfondir, parce
que je m’a endais à ce qu’Arthur m’en parle en temps utile.
—  and s’est-elle mariée ?
— Oh, je ne sais pas, en… voyons voir, ce devait être en 1955. Mais elle
était ancée avec ce type depuis deux ans.
Deux ans. Ce qui faisait 1953, alors qu’Arthur avait seize ans.
—  e s’est-il passé ?
—  Oh, je n’en sais rien. Elle a fait la connaissance de ce type, Brian.
Brian Roll. Je crois que c’était au cours d’un bal dans le parc.
— C’était certainement en été, alors ?
— C’est exact.
—  elle a été la réaction d’Arthur ?
—  Ma foi, je n’étais pas là, aussi je ne peux pas vous le dire. Il était
d’une jalousie féroce. Aggie était complètement bouleversée parce qu’il a
menacé à plusieurs reprises de couper la queue de ce type !
—  Ce Brian Roll… il n’était pas ingénieur-conseil à ce e époque,
j’imagine ?
— Non, il était encore étudiant au collège technique de Manchester. Un
gentil garçon, très calme. Je l’ai rencontré deux ou trois fois.
— Mais pourquoi Arthur n’a-t-il pas essayé d’utiliser son pouvoir sur
Aggie, pour qu’elle rompe avec Brian Roll ?
— Il l’a fait. C’est pour ce e raison qu’elle est partie.
— Elle est partie ?
— Oui. Un jour, ce type est venu la chercher en voiture à la sortie de
son travail, et il lui a dit : « Tu ne rentres pas chez toi. » Elle était plus âgée
à ce e époque, bien sûr. Aggie était devenue une jolie jeune lle, au teint
très pâle.
— Où l’a-t-il emmenée ?
—  Chez sa mère, il me semble. Ils habitaient à Tyldesley, près de
Bolton.
—  Est-ce que vous vous rappelez si c’était avant ou après ce e
agression de la petite lle. Iris Franklin ?
— Oh, avant. Je le sais. J’ai toujours pensé qu’il y avait un rapport.
— Vous aviez probablement raison, dis-je.
Je conduisais en silence. Ainsi sa cousine pâle et soumise lui avait
préféré un étudiant du collège technique de Manchester, un « gentil »
garçon qui avait l’intention de réussir, qui avait réussi. Cela avait dû être
un choc incroyable pour Arthur, S’il y avait une chose dont il était certain,
c’était qu’Aggie serait toujours là pour lui montrer de la compassion et
pour le laisser se servir de son corps. Et puis, à la n de l’une des années
les plus déprimantes de sa vie, elle l’avait abandonné. Non, ce n’était pas
entièrement vrai. Le « gentil » jeune homme avait arrêté sa voiture et avait
déclaré avec force : « Tu pars avec moi. Dorénavant, tu m’appartiens. » Et
Arthur s’était retrouvé seul. Sans aucun doute, le jeune homme était si
gentil qu’il n’avait même pas eu de rapports sexuels avec Aggie avant
qu’ils se marient.
— Je n’ai pas dit à mon mari que je venais, déclara Pauline.
— Vraiment ? Il déteste toujours Arthur à ce point ?
—  Oh, ce n’est pas ça. Je suppose qu’Arthur nira bien par sortir de
prison tôt ou tard, d’accord ? Je ne suis pas sûre d’avoir envie qu’il
débarque chez nous chaque fois qu’il aura des ennuis !
— Il l’avait fait autrefois ?
— Ma foi… il faut lui rendre justice, c’était seulement quand il en avait
vraiment plein le dos. Et il ne m’a jamais demandé d’argent.
Je conduisais tout en ré échissant à cela, lorsqu’il me vint à l’esprit la
question que j’aurais dû poser.
—  and il venait vous voir… est-ce qu’il s’intéressait toujours à vous
sur un plan sexuel ?
— Oh, probablement, répondit-elle d’un ton désinvolte.
— Mais vous avez dit que vous aviez cessé de vous aimer tous les deux
lorsque vous avez qui é Penketh Street ?
— Seulement pendant quelque temps. Les liens du sang, comme on dit.
Il savait que j’avais beaucoup d’a ection pour lui.
— Mais comment exprimait-il son intérêt sexuel ?
— Je ne sais pas si je dois en parler, étant donné son état actuel.
— S’il vous plaît. C’est peut-être important.
Elle alluma sa troisième cigare e.
— Seigneur, vous devez penser que je suis horrible ! (Elle eut un petit
rire, puis elle redevint sérieuse.) Bon, je vous l’ai dit, il était très a ectueux
quand il était bébé. Il voulait toujours des baisers et des caresses, il disait
toujours « C’est ma sœur, pas la vôtre ». Et il se conduisait de la même
façon quand il venait me voir. J’habitais à Southport à ce e époque. J’avais
un boulot merveilleux, J’étais gérante d’un café-restaurant. C’est comme
ça que j’ai fait la connaissance d’Ernie et de George. Je lui faisais servir un
repas, ensuite il allait se reposer dans mon appartement au premier. La
première fois qu’il est venu, il avait l’air tellement triste, comme un écolier
trop grand pour son âge, vous connaissez l’air qu’il peut avoir avec ses
cheveux frisés, prostré, ses mains pendant entre ses genoux. Alors je me
suis assise sur l’accoudoir du canapé, J’ai passé ma main dans ses cheveux
et j’ai dit : « Comment va le Lightning Kid ? » – c’est un personnage d’une
bande dessinée qu’il lisait autrefois. Il a posé sa tête contre moi (elle
montra son sein droit) et il a dit : « C’est ma sœur, pas la vôtre »,
exactement comme il le faisait autrefois.
J’imaginais très bien Arthur essayant de se glisser dans les bras
maternels de Pauline, pour oublier qu’il n’était plus un enfant, qu’il avait
fait des choses pour lesquelles même Pauline ne pourrait pas lui donner
l’absolution. Pauline poursuivit :
— Bon, ensuite il a posé sa tête sur mes genoux, cela ne me dérangeait
pas. Au bout d’un moment, il a glissé sa main sous ma jupe, j’ai dit : « Hé,
ça su t ! » et il a déclaré : « Je voulais juste voir si tu aimais toujours les
culo es ruchées » – il était toujours toqué des culo es, vous savez. Alors
j’ai dit quelque chose comme : « Ce n’est pas ce qu’un frère fait à sa sœur »
et il a répliqué : « C’est ce que nous faisions toujours, non ? » Finalement,
nous nous sommes allongés sur le canapé.
— Vous avez eu des rapports sexuels ?
— Oh, non ! Il a dit : « Fais comme tu faisais, Polly ». Alors je l’ai fait.
Nous avons fait semblant d’être couchés dans un lit, blo is l’un contre
l’autre, comme autrefois. Je sais que vous n’allez pas me croire, mais
c’était moins le sexe qu’une sorte de truc sentimental. En n, pour moi, en
tout cas. Cela l’a rassuré, et il se sentait mieux. Je me rendais compte qu’il
était déprimé.
Oui, je la croyais. C’était typique de Pauline. Elle savait que son frère
était déprimé. Cela lui semblait normal d’o rir ce qu’elle avait sans la
moindre honte. Elle aurait donné son corps à tout homme qui en avait
vraiment besoin de la même façon, de gaieté de cœur.
— Est-ce que c’est arrivé souvent ?
— Oh, non, une ou deux fois, c’est tout. La dernière fois, c’était lorsque
je lui ai annoncé que j’allais épouser George.
— Je croyais que vous aviez épousé Ernie ?
— C’est exact, mais à ce e époque j’avais l’intention d’épouser George.
Bon, c’est la seule fois où Arthur a essayé… d’aller jusqu’au bout.
— De vous violer ?
— Cela n’aurait pas été exactement un viol, d’accord ?
— Mais il ne l’a pas fait ?
Elle eut un petit rire.
— Il a essayé, mais j’étais trop adroite. Je vous ai dit que j’étais capable
d’amener n’importe quel homme à balancer la purée – c’est des mots
dégoûtants, non ? – Comment appelez-vous ça… un organasme ?
— Un orgasme.
— Oui. Bon, c’est ce qui s’est passé.
Elle se tut. Sa franchise était momentanément épuisée par ce e
révélation.
—  elle a été la réaction d’Arthur ? demandai-je.
— Une réaction très drôle, en fait. Il a dit : « Tu m’as joué un sale tour,
hein ? » Je lui ai dit de ne pas être aussi bête.
— Et c’est ce jour-là qu’il a menacé de vous tuer ?
—  Non. Il est revenu une autre fois. Mais je commençais à en avoir
assez. Je ne l’ai même pas laisse monter à l’appartement.
En fait, George était en haut, dans mon lit. Alors je lui ai dit de f…, de
s’en aller.
—  Ainsi, Arthur et vous n’avez jamais eu de rapports incestueux ?
En n, au sens technique ?
— Non, jamais. Mais Ernie n’en croit rien. Ce e petite garce de Jane lui
a glissé quelques mots à l’oreille.
 
J’avais une autre indication concernant les années plus récentes
d’Arthur : sa tentative pour revenir à d’anciennes relations, pour retrouver
la sécurité suprême des caresses de Pauline. Et il avait voulu la posséder –
une seule fois. Il avait voulu sentir que Pauline lui appartenait, qu’elle lui
accordait ce e liberté ultime qu’elle avait accordée à oncle Dick. Mais –
pour une raison quelconque – il n’y était jamais parvenu. Connaissant
Pauline, je ne puis croire qu’elle lui aurait refusé cela si elle avait su à quel
point c’était important pour lui. Je me souvins des paroles d’Arthur, me
con ant qu’il avait senti à ce e époque qu’il était le vrai mari, oncle Dick
n’étant que l’amant.
Et je savais à nouveau, avec une totale certitude, que, d’une certaine
façon, Pauline était la clé de toute la vie d’Arthur Lingard. Peut-être pas la
seule clé. Mais une clé très importante. Pour Arthur, Pauline symbolisait
quelque chose d’une importance suprême, la mère originelle qui sait tout
et qui pardonnera tout.
Cela m’amena à lui demander, tandis que nous franchissions le portail
de Rose Hill :
— Est-ce qu’Arthur vous a con é qu’il avait commis un meurtre ?
Elle parut surprise.
— Non. and ?
— À aucun moment ?
— Non. Il était bien trop malin pour ça.
Ainsi Arthur n’avait pas pris le risque de tout lui dire. Mais – et
brusquement je me demandai si je ne me laissais pas emporter par mon
imagination, ou si c’était une intuition de ma part – il me l’avait dit, alors
qu’il savait que j’étais allé voir Pauline. Il l’avait dit à quelqu’un qui était
susceptible de le répéter à Pauline…
En descendant de voiture, j’aperçus le médecin de la prison.
— Comment va-t-il ?
—  Il semble recommencer le même cycle que la première fois. Il est
dans un état de surexcitation catatonique. Mais ce n’est pas encore la
période aiguë.
Je notai que Pauline s’e orçait de paraître calme alors que nous nous
dirigions vers la chambre d’Arthur. Mais elle était tendue, et sa main
tremblait tellement qu’elle jeta la cigare e qu’elle venait d’allumer. Le
médecin déclara :
— Il refuse toujours de s’alimenter. Si cela continue, je pense que nous
devrons le nourrir de force.
Il savait que je désapprouvais cela, particulièrement dans le cas
d’Arthur. Un tuyau enfoncé dans sa gorge pouvait lui rappeler le pénis de
Simon Banks, ou celui de Harry Tebbut.
Il portait toujours sa camisole de force. Il était allongé sur le lit, le dos
tourné à la porte. Il ne bougea pas lorsque nous entrâmes. Pauline t le
tour du lit jusqu’à ce qu’elle puisse voir son visage. Elle sembla
bouleversée. Je comprenais pourquoi, et je lui dis :
— Ne vous inquiétez pas, il va mieux qu’il n’en donne l’impression. Il
peut se rétablir très vite. Je pense que son corps a tendance à re éter son
esprit bien davantage que dans la plupart des cas.
Je me rappelais, en e et, avec quelle rapidité il s’était rétabli la
dernière fois.
Elle se pencha et dit :
— Arthur, c’est moi, Pauline.
Le docteur sortit sans bruit. Je compris pourquoi. Moi aussi, j’avais
l’impression d’être un intrus. Elle dit :
— Arthur, tu me reconnais ?
Puis elle me regarda.
— Est-ce que nous pourrions lui retirer ceci ?
— Ce pourrait être dangereux.
— Pas pour moi.
Je savais que cela ne servirait à rien d’essayer de la raisonner. Un
paranoïaque comme son frère pouvait très bien être passif et devenir
violent un instant plus tard. Je m’approchai du lit et aidai Pauline à défaire
les sangles. À ce moment, j’eus l’impression qu’Arthur me lançait un
regard. Je m’éloignai et laissai Pauline terminer le travail. S’il m’avait
e ectivement lancé un regard, cela pouvait signi er qu’il préférait que ce
soit Pauline qui le détache. J’étais inquiet. Son visage était couvert de
sueur, et il frissonnait comme un cheval après une course. Mais s’il la
reconnaissait et comprenait qu’elle était là pour l’aider, ce serait un grand
pas de fait.
Elle prit un gant de toile e humide dans la cuve e du lavabo et lui
essuya le visage. Je me déplaçai pour sortir du champ de vision d’Arthur,
mais je me tins près de la porte, en cas d’urgence. Elle sécha son visage
avec une servie e de toile e, puis se pencha vers lui. Je n’entendis pas ce
qu’elle chuchotait, mais je pouvais deviner – des mots de réconfort, peut-
être d’amour. Les lèvres de Pauline s’approchèrent de son visage. Je pense
qu’elle l’embrassa. Je sortis de la chambre sans bruit et laissai la porte
entrebâillée de quelques centimètres. Je savais que Pauline était une
femme robuste et qu’elle avait fait du judo. Si Arthur l’agressait, elle était
capable de se défendre, le temps que j’arrive à la rescousse.
Je l’entendis se déplacer. Je regardai par l’entrebâillement de la porte,
et je vis qu’elle remplissait un verre d’eau. Puis elle revint vers Arthur. Il
s’appuya sur son oreiller et but, tandis qu’elle se tenait près de lui. Puis,
alors que je regardais, il tendit la main et toucha sa jambe. Elle avait de
jolies jambes, ainsi que je l’avais remarqué, et elle portait des bas de soie
extra- ns. J’observai la main d’Arthur remonter le long de sa jambe et se
glisser sous sa jupe noire. L’endroit où sa main était arrivée ne faisait
aucun doute. Elle regarda vers la porte. Arthur t de même. Puis elle
traversa rapidement la pièce et ferma la porte. Je me sentis soulagé. Cela
ne me plaisait pas de jouer les voyeurs.
Deux minutes à peine s’étaient écoulées, sans aucun bruit venant de la
chambre, lorsque le directeur, Frank Slessor, apparut dans le couloir.
— Alors ? e se passe-t-il ? Tout va bien ?
Il avait une voix forte et enjouée.
— Sa sœur est venue le voir, répondis-je.
— Oh, parfait.
Il s’approcha et baissa la voix.
—  Si je puis me perme re, Je pense que vous devriez laisser la porte
ouverte, même s’il est a aché.
Il tourna la poignée et poussa le ba ant. Pauline se tenait toujours à
côté du lit. Je dois avouer que je m’étais plus ou moins a endu à la voir
dans le lit. Au moment où le directeur jeta un coup d’œil, elle nous t un
petit signe de la tête, et je vis qu’Arthur faisait un geste brusque, comme
s’il cachait quelque chose.
— Je crois qu’il a faim, dit Pauline. Est-ce que vous avez du lait ?
Je sortis en hâte pour aller chercher un gardien. Cinq minutes plus
tard, Arthur était assis sur son lit et mangeait le riz au lait que Pauline lui
me ait dans la bouche avec une cuillère. Je sortis avec le directeur. Celui-
ci déclara :
— Ma foi, vous avez pris un certain risque en lui retirant sa camisole de
force, mais il semble mieux, à coup sûr. e s’est-il passé ? Vous pensez
qu’il va continuer d’avoir ces dépressions ?
— Je ne saurais vous répondre. Vous comprenez… il est placé devant un
problème quasi insoluble. Est-ce que vous vous rappelez ce e histoire de
Henry James, l’enfant qui se réveille brusquement en pleine nuit et
aperçoit un revenant, et qui réveille sa mère ? Mais la mère est tout aussi
terri ée que l’enfant. C’est ce qui se passe pour Arthur. and il recouvre
une santé d’esprit normale, il voit quelque chose qui lui donne envie de se
réfugier dans ta catatonie. Voilà son problème.
— Vous pensez qu’il se rétablira un jour ?
C’était le genre de question à laquelle j’étais incapable de répondre. Je
n’y avais même pas ré échi. Je le s à ce moment, mais je ne voyais
encore aucune réponse. Je répondis :
— Je l’espère, mais je n’en sais rien.
—  Alors ne pensez-vous pas qu’il serait préférable de le transférer à
Broadmoor ? Je comprends vos réticences – vous préféreriez le garder ici.
Mais il fait peur aux autres détenus. Et vous savez ce que cela signi e.
Je savais à quoi il faisait allusion. Il aurait été dommage de
comprome re le succès de Rose Hill, qui était toujours dans sa phase
expérimentale, uniquement pour un psychopathe. Si Slessor avait su ce
que je savais, il aurait téléphoné au médecin-chef de Broadmoor cinq
minutes plus tard. Je déclarai :
— Si son état ne s’améliore pas dans un jour ou deux, je vous promets
d’examiner la question.
— Après tout, il pourrait être transféré à Rampton. C’est seulement à
une demi-journée en voiture d’ici, ou à deux heures par le train. Vous
pourriez continuer de le voir régulièrement.
À ce moment, Pauline sortit.
— Je crois que j’aimerais partir maintenant.
Je regardai dans la chambre. Lingard était profondément endormi. Il
était allongé sur le côté, son corps recroquevillé dans la position fœtale. Il
me sembla déceler une tension dans sa respiration, mais à part cela, son
sommeil semblait normal.
Je dis au directeur de lui passer à nouveau la camisole de force s’il y
avait le moindre signe de surexcitation. Puis nous nous en allâmes.
Alors que nous franchissions le portail, Pauline dit :
— Pauvre diable !
Sa voix était empreinte de compassion.
—  ’en pensez-vous ?.
— Il va très mal, n’est-ce pas ? Si seulement je savais ce qui le ronge !
— Vous ne le savez pas ?
— Non. Et vous ?
—  J’ai ma petite idée. J’essaierai de vous expliquer plus tard. Pauline
avait accepté de passer la nuit chez nous. Cela n’avait pas plu du tout à ma
femme. Ce que je lui avais dit au sujet de Pauline lui avait donné
l’impression que celle-ci était la femme écarlate de l’Apocalypse selon
saint Jean. Mais on ne pouvait pas demander à Pauline de rentrer à
Stockport le jour même, et je voulais l’avoir sous la main, pour le cas où
Arthur réclamerait sa présence.
Alors que nous arrivions à Hartlepool, elle dit :
— Cela ne vous ennuie pas de vous arrêter devant Marks et Spencers ?
— Non. Mais le magasin se trouve de l’autre côté du pâté de maisons. Il
faut que je fasse demi-tour.
—  Oh, aucune importance. Ce e boutique fera l’a aire. Vous pouvez
vous garer ?
Je la regardai avec curiosité entrer dans une boutique de lingerie
féminine. Cinq minutes plus tard, elle en ressortait avec un petit sac en
papier. Je dis :
— Pardonnez-moi de vous poser ce e question, mais qu’est-ce que… ?
Elle ouvrit le sac et en sortit une culo e de nylon noire.
— Vous perme ez ?
Elle en la la culo e et la remonta en cambrant son corps contre le
siège. Je gardai mes yeux résolument xés sur la route.
— Je me sentais mal à l’aise sans culo e !
— C’était donc ça qu’Arthur a caché ?
— Oui.
— Vous voulez bien me raconter ce qui s’est passé ?
— Oh, il a glissé sa main sous ma jupe. Alors j’ai fermé la porte. and
je suis revenue, il s’est assis sur le lit et m’a retiré ma culo e. Il voulait que
je m’allonge à côté de lui. J’ai secoué la tête et j’ai montré la porte du
doigt. Puis nous avons entendu des voix dans le couloir. Il a ramassé ma
culo e par terre et il s’est recouché.
— A-t-il… a-t-il fait quelque chose après avoir retiré votre culo e ?
— Juste le truc habituel… il a levé la main pour me caresser, et il a sorti
son engin de son pantalon de pyjama.
Je demeurai silencieux tandis que nous repartions. Je me surpris à me
demander tout à fait sérieusement si cela aurait un quelconque résultat
thérapeutique de persuader Pauline de passer une nuit avec son frère, ou
ne serait-ce qu’une demi-heure ou un peu plus. C’était impossible, bien
sûr, et totalement contraire à l’éthique.
 
Ma femme toisa Pauline comme si elle allait exploser d’un instant à
l’autre. Mais Pauline se comporta en femme bien élevée : « Je suis ravie de
faire votre connaissance, madame Kahn. elle maison ravissante 1
Comme vous avez de la chance ! » Et, comme je m’y étais a endu, dix
minutes plus tard, elles se conduisaient comme de vieilles camarades
d’école. Cela ne m’aurait pas du tout étonné de les voir marcher bras
dessus, bras dessous !
— Papa, c’est l’inspecteur Cornock ! appela mon ls.
Je pris le combiné. Cornock me dit :
— Bonjour, docteur. Désolé de vous déranger un samedi après-midi. Je
viens de recevoir la copie de ce truc écrit par Lingard.
J’avais envoyé à Cornock un double du « poème ».
— Oui ?
— Est-ce que vous auriez le texte original près de vous par hasard ?
— Oui, il est ici, sur mon bureau.
— Vous pouvez le prendre ? Le texte dactylographié dit : « Du carnage à
la joie, et en sautant Joy vers Jannifer. » C’est censé être Jannifer ou
Jennifer ?
Je regardai la feuille de papier ra stolée avec du ruban adhésif.
— Ce pourrait être l’un ou l’autre, mais je dirais que c’est un « a ».
— Très intéressant ! C’est un prénom peu courant, et mon sergent me
dit qu’il se souvient du meurtre d’une jeune lle du nom de Jannifer Tass,
qui a eu lieu en 1959.
— Où ?
—  Elle a disparu à Annsdale – c’est à proximité de Southport.
Apparemment, on a retrouvé son corps quelques jours plus tard à
Ormskirk, à une quinzaine de kilomètres d’Annsdale.
Je me laissai tomber dans le fauteuil le plus proche. J’avais
brusquement l’impression que mes jambes avaient perdu toute leur force.
— Vous avez d’autres détails ?
— Pas grand-chose. Je vais faire des recherches, bien sur. Mon sergent
dit qu’elle était allée voir sa grand-mère et qu’elle a disparu sur le chemin
du retour.
— Est-ce que vous savez quel mois c’était ?
— Non, mais c’était au milieu de l’été.
— Parce que Lingard était en prison de juin à novembre ce e année-là.
— Je vais véri er et je vous rappelle. Où est-il maintenant ? Est-ce que
nous pourrions l’interroger ?
— Pas pour le moment. Il n’a pas parlé depuis qu’il a eu une a aque, il
y a deux jours.
Je raccrochai, puis me servis un whisky et le bus d’un trait. Je me levai
et regardai par la fenêtre. Ma femme et Pauline prenaient le thé sur la
pelouse, mon ls faisait des sauts périlleux sur son trampoline, et ma lle
s’exerçait sur sa guitare, allongée dans le hamac installé entre les
pommiers. J’avais l’impression d’avoir reçu un coup de matraque sur la
tête. Je regardai à nouveau la feuille de papier. Jannifer. C’était un « a »,
incontestablement. Comment avais-je pu être aussi bête ? Pour une raison
ou pour une autre, il ne m’était jamais venu à l’esprit que Lingard avait
peut-être commis d’autres meurtres que ceux que je connaissais. Et à
présent je regardais xement les prénoms gurant dans le « poème » : Zoé,
Sarah, Joy, Jannifer. « Du carnage à la joie. » Et l’une d’elles était une
écolière qui avait été assassinée à proximité de Southport – où, comme elle
me l’avait dit un peu plus tôt, Pauline avait travaillé en 1959. Arthur
Lingard était un tueur sexuel. Tout se tenait : le fétichisme de la culo e, les
viols, le meurtre-viol d’Evelyn Marquis. Crime et sexe étaient
indissolublement associés dans son esprit. Et à présent il n’y avait plus
d’issue. Une pensée absurde me vint à l’esprit. elques semaines
auparavant, j’avais trouvé Lingard occupé à résoudre l’une de ces
devine es pour enfants : deux maisons étaient séparées par un jardin, et
on devait trouver six allées entre les deux maisons sans qu’aucune d’elles
ne se croise. J’avais passé cinq minutes à examiner le dessin et étais arrivé
à la conclusion que c’était impossible. On pouvait trouver cinq allées, mais
pas six. Néanmoins, Arthur Lingard avait ré échi à ce e devine e
pendant des heures, et quand j’étais revenu le lendemain, il avait fait
plusieurs copies du dessin, les jetant lorsqu’elles devenaient un
enchevêtrement de lignes. Sur le moment, je m’étais dit que cela montrait
son incapacité de raisonner clairement. À présent cela m’apparaissait
comme une détermination frénétique à résoudre un problème insoluble. Il
avait besoin d’avouer pour sauvegarder sa raison. Mais s’il avouait, le prix
à payer serait une condamnation à vie à Broadmoor. La seule question qui
demeurait sans réponse était la suivante : qu’est-ce qui avait causé
l’e ondrement originel ?
J’étais assis là, abasourdi. Je ne parvenais pas à me résoudre à aller
dans le jardin et à me retrouver devant Pauline. Car – bien que cela semble
une chose bizarre à dire – le lien entre nous était que, tous deux, nous
aimions Arthur. Le lecteur de ce récit aura sans doute du mal à croire
qu’Arthur ait pu inspirer autre chose qu’un profond dégoût. Mais ce serait
oublier que le travail d’un psychologue n’est pas de condamner, mais de
comprendre. J’avais, de propos tout à fait délibéré, manifesté à son égard
l’approbation et la bienveillance qu’un père ou une mère éprouve pour son
enfant. Je pensais être parvenu à comprendre comment il était devenu ce
qu’il était. À présent j’étais obligé d’adme re que j’avais laissé passer
l’élément essentiel chez lui. Et l’entreprise qui avait occupé toutes mes
pensées pendant deux mois s’écroulait et partait en fumée. Il ne pouvait
plus être question de le guérir. Le guérir pour quoi ? Pour toute une vie
passée derrière les barreaux ? Il comprenait le problème : que des aveux
complets équivaudraient à un suicide. Et, d’une certaine façon, il avait
choisi le suicide. À présent je comprenais pourquoi il avait appelé son
poème Notes pour mon enterrement.
Mon ls entra dans la pièce. Je lui dis que l’un de mes patients avait
téléphoné pour me demander de passer chez lui, et que je serais de retour
dans une heure. Je voulais ré échir tranquillement. J’allai jusqu’au parc et
m’assis sur un banc dans le chaud soleil du mois d’août. Je relus le
« poème » une douzaine de fois. La dernière ligne me rappelait quelque
chose : « Signé Jolly John Jack James hi hi hi. » Jolly John Jack… Puis cela
me revint, j’étais certain que l’une des le res écrites par Jack l’Éventreur
comportait une phrase similaire. elque chose comme « Cher vieux Boss,
demain vous entendrez encore parler de l’ouvrage de l’e ronté Jack… » Et
n’était-ce pas la même le re qui comportait une phrase comme « Je
couperai les oreilles à la dame, ha ha… » ? « J’ai connu un homme du nom
de Jack » était la première ligne du « poème », « Jack, John, Jantes, Jock ».
Pourquoi ce e histoire de couteaux ? Avait-il vraiment tué certaines des
lles avec un couteau ? Ou bien était-ce une autre allusion à Jack
l’Éventreur ? « Donnez à Polly mon couteau / Elle saura quoi en faire. »
Cela me rappela son cri à propos de Harry Tebbut : « Empêchez-le de me le
planter quelque part ! » Des couteaux et des pénis – d’une manière ou
d’une autre, ils s’étaient identi és dans son esprit. Le reme re à Pauline –
ce besoin insatiable de comme re des viols, de violer toutes les lles
a irantes dans le monde, et l’amener ensuite à le cacher en elle…
 
Lorsque je me levai, mes doutes avaient disparu. Je voyais clairement
que je n’avais pas le choix. Si Arthur Lingard était un tueur sexuel en
série, cela ne me regardait plus, cela concernait La police. La première
chose à faire était de découvrir s’il avait pu être l’assassin de Jannifer Tass,
et si l’on pouvait identi er les autres prénoms gurant dans le « poème ».
La première question trouva sa réponse moins d’une heure plus tard.
and j’arrivai à la maison, je trouvai un message de Cornock me
demandant de lui téléphoner. Il avait tous les détails sur le meurtre de
JanniferTass.
Les notes – que je pris sous sa dictée – disaient ce qui suit :
« Le 28 juin 1959, Jannifer Tass, âgée de quatorze ans et demi, partit de
chez elle à cinq heures et demie pour prendre le thé chez sa grand-mère,
qui demeurait dans un co age situé à quinze cents mètres de là. Elle qui a
sa grand-mère à huit heures moins le quart et repartit à vélo, Sa route la
faisait passer près d’un terrain de golf. Aux alentours de huit heures, un
homme sur le parcours de golf crut entendre un cri, mais il pensa que
c’était des adolescents qui faisaient les imbéciles À dix heures trente, le
frère de la jeune lle passa chez sa grand-mère, et celle-ci lui dit qu’elle
était partie. En rentrant, il trouva son vélo dans le fossé près du terrain de
golf. La roue avant était légèrement voilée. Sur l’accotement, il y avait des
traces de pneus. L’une des chaussures de la jeune lle fut retrouvée près
du vélo. On n’eut plus de nouvelle de celle-ci jusqu’à ce qu’on découvre
son corps le matin du 1er juillet. Il gisait dans un fossé à proximité
d’Ormskirk. Le corps était vêtu, et était allongé sur le dos, les bras plaqués
sur les côtés, les jambes serrées l’une contre l’autre. Après examen, on
découvrit qu’elle portait uniquement des socque es, son blazer d’école, et
son uniforme d’école bleu marine. Les bas, un jupon en nylon, et sa culo e
avaient disparu. Le rapport du médecin légiste établit qu’elle avait été
soumise à des violences sexuelles considérables. Des traces de sperme
avaient été trouvées dans le vagin, le rectum, et la bouche, Son front
présentait des contusions importantes, et elle avait été étranglée. Elle était
morte depuis deux jours environ. Personne ne signala avoir vu un inconnu
rôder à proximité du terrain de golf le soir de sa disparition, et aucune
arrestation ne fut jamais e ectuée. » L’autopsie révéla également qu’elle
n’était plus vierge depuis longtemps.
Cornock me dit qu’il avait examiné le dossier des condamnations
d’Arthur. Le 2  juillet, il avait été pris en agrant délit alors qu’il
s’introduisait par e raction dans un magasin de radios à Southport, et il
avait été condamné à six mois de prison, Il en était sorti n novembre.
Cornock dit :
— Je crois que je ferais mieux de venir lundi a n de vous parler.
Je fus soulagé. Il me laissait un jour de répit.
Pauline entra dans la pièce alors que je lisais et relisais ce que je venais
de coucher par écrit. Je lui demandai :
—  Est-ce que vous vous rappelez où habitait Arthur avant d’aller en
prison en 1959 ?
— Oui, à Preston.
— Est-ce qu’il travaillait ?
— Oui. Il était réparateur de téléviseurs.
— Connaissez-vous son adresse à Preston ?
— Je l’ai probablement dans mon carnet d’adresses.
Elle sortit de son sac à main un petit carnet en cuir. Apparemment,
Arthur avait eu diverses adresses à Manchester, Leeds, Glasgow, Londres
et Preston. Toutes avaient été barrées. L’adresse de Preston était 14
Heather Grove, Walton le Dale.
— J’y suis allée une fois, dit Pauline. Il habitait là-bas avec deux types.
Je ne me rappelle pas leurs noms. Je crois qu’il les avait connus en prison.
—  elle sorte d’endroit était-ce ? Tranquille ? Il y avait une logeuse ?
— Non. Les deux types avaient la maison, et Arthur avait un genre de
chalet d’été dans le jardin. Il m’a dit qu’il adorait cet endroit parce que
c’était tellement calme. Pourquoi ? De quoi s’agit-il ?
Je décidai que cela ne servirait à rien de lui taire les faits. Je lui montrai
le « poème », et lui rapportai ce que Cornock m’avait dit. Elle fut aussi
stupéfaite et bouleversée que je l’avais été. Sa première réaction fut :
—  Oh, non ! Arthur est peut-être un chaud lapin, mais il ne ferait
jamais une chose pareille !
— Vous en êtes bien sûre ? Vous m’avez dit que vous pensiez qu’il avait
tué ce fermier de propos délibéré.
—  Oui, mais c’est di érent. En n, il ne tuerait pas une lle pour le
sexe.
—  J’ai bien peur que vous ne soyez dans l’erreur, déclarai-je. C’est
exactement ce qu’il a fait.
Je lui révélai l’a aire Evelyn Marquis. J’omis à dessein de lui dire une
chose : qu’elle ressemblait à la jeune lle assassinée. Elle n’arrêtait pas de
répéter :
— Je n’arrive pas à y croire. Arthur est tellement doux. Je n’arrive pas à
croire qu’il ait pu faire une chose pareille !
Je pensai à la sœur de l’Étrangleur de Boston : elle avait dit la même
chose à propos de son frère. Et je comprenais l’incrédulité de Pauline. Mais
étant donné les faits que j’avais à présent en ma possession, cela ne faisait
aucun doute : Arthur avait tué Jannifer Tass. Cela s’était passé un samedi.
Peut-être était-il allé à Southport pour voir Pauline. C’était la période de
frustration dont elle m’avait parlé. Il était en colère et jaloux. Alors qu’il
empruntait une route de campagne paisible, il avait aperçu l’écolière qui
rentrait chez elle à vélo. Il avait commencé à la dépasser, puis il s’était
raba u de propos délibéré et l’avait projetée dans le fossé. Elle s’était
peut-être cogné la tête sur une pierre. Plus vraisemblablement – si elle
avait poussé un cri – Arthur s’était jeté sur elle et l’avait frappée sur le
front avec quelque chose de lourd. Il avait soulevé la jeune lle évanouie
et l’avait mise à l’arrière de la camionne e. Puis il était rentré à Preston. Il
l’avait peut-être étranglée sur-le-champ, ou bien plus tard ce soir-là. Il
l’avait portée dans son « chalet » et l’avait gardée là pendant vingt-quatre
heures, peut-être plus longtemps, assouvissant ses fantasmes pervers sur
son corps. Ensuite, avec la prudence qui lui était propre, il l’avait habillée
soigneusement et l’avait portée de nouveau dans la camionne e.
Pourquoi ? Parce que un corps nu se remarque plus qu’un corps habillé, si
jamais quelqu’un avait regardé à l’intérieur de la camionne e. Le lundi
soir, il l’avait transportée dans un endroit situé à une quinzaine de
kilomètres de celui où il l’avait trouvée. Ainsi on penserait qu’elle était
restée dans le secteur depuis le soir de sa disparition. Il l’avait
soigneusement placée dans le fossé, talons joints, les bras le long du corps.
Tandis que je ré échissais à cela, je réalisai brusquement toute
l’horreur de son geste. Ce n’était pas un cas de meurtre impulsif, commis
dans un accès de fureur. Il voulait l’écolière à vélo. Son acte avait été
délibéré. Il aurait pu la dépasser et s’éloigner, mais il s’était raba u et
l’avait heurtée. Il aurait pu la violer à l’arrière de la camionne e, et la
laisser, évanouie, dans un autre endroit. Il aurait même pu lui bander les
yeux et la ligoter pendant qu’il la possédait. Mais il n’avait envisagé
aucune de ces possibilités, et il l’avait tuée. Pour la première fois depuis
que je m’occupais d’Arthur Lingard, j’eus le sentiment du mal choisi de
propos délibéré.
La réaction de Pauline fut aussi saine et directe que je pouvais m’y
a endre.
— S’il a fait toutes ces choses, alors c’est une ordure. Il ne mérite pas de
vivre !
and elle prononça ces mots, je compris brusquement la dépression
d’Arthur. Il avait certes eu une enfance malheureuse. Mais, le chagrin ne
pouvait pas toucher vraiment une personne comme Arthur, pour deux
raisons : il avait son imagination, et il avait les femmes de sa famille. Et il y
avait eu ces moments de bien-être absolu et de sécurité quand le monde
entier devenait chaleureux, lorsqu’il se sentait bercé dans les bras d’une
mère éternelle. C’était ce sentiment fondamental de sécurité qui lui avait
donné la con ance nécessaire pour a ronter seul le monde en tant que
« Maître du Crime ».
Mais le meurtre de Jannifer Tass n’était pas le crime d’un « Maître du
Crime ». C’était le crime d’un renard humain qui ne pensait qu’à la
satisfaction de ses appétits. Si les preuves n’avaient pas semblé aussi
évidentes, j’aurais dit que c’était précisément le genre de crime qu’Arthur
ne comme rait jamais. Ce n’était pas le genre de crime qui pouvait être
embelli par l’imagination au point de devenir une protestation romantique
contre la société. C’était le crime d’un homme qui n’avait plus la con ance
en soi que procurent de magni ques rêves romantiques : qui fait quelque
chose qui ne pourra jamais être justi é aux yeux de ses semblables, et qui
le sait très bien.
e s’était-il passé, alors, pour changer le rêveur romantique, le
seigneur de Mars, en un personnage haineux, violeur de petites lles ?
J’avais la réponse. Pauline me l’avait fournie un peu plus tôt ce même
jour. La source de l’orgueil et de l’assurance d’Arthur avait été tarie par
l’abandon de ses femmes. Le meurtre de Jannifer Tass avait eu lieu quand
il s’était disputé avec Pauline à propos de son projet de mariage. Le
meurtre d’Evelyn Marquis avait eu lieu quelques semaines après le
mariage de Pauline. Et Aggie l’avait abandonné pour vivre avec un jeune
ingénieur respectable. Et quelques mois plus tard, il avait fait sa première
tentative de meurtre-viol – la petite Iris âgée de douze ans. Le schéma
récurrent était parfaitement clair. Arthur Lingard se vengeait sur des
femmes. Son héros n’était plus le professeur Moriarty, mais Jack
l’Éventreur, ce personnage haineux et à demi ille ré.
 
Ce soir-là, avec l’aide de Pauline, j’entrepris de dresser une liste de
toutes les dates importantes de la vie d’Arthur. Ce qui donna ce qui suit :
Né le 12 novembre 1937.
Mère tuée en avril 1941, père au début de 1942.
Évacué à Warrington en septembre 1941.
Le comportement rebelle commence en 1945, lorsqu’il a sept ans.
C’était l’année où Pauline était devenue la maîtresse de Dick Lingard.
Arthur ne l’avait découvert qu’en décembre 1949, mais je pense qu’il
l’avait ressenti, d’une manière ou d’une autre.
Maggie était morte en octobre 1949. Le premier cambriolage commis
par Arthur survenait en novembre.
Sa première période de mise en liberté surveillée avait eu lieu en 1951,
et avait été suivie de la peine d’emprisonnement à Earlestow, où il n’était
resté que six mois, pour revenir à Penketh Street en février 1952. Dick
Lingard avait été arrêté en mars 1952, et libéré en novembre 1954. La
liaison d’Arthur avec Eileen Grose avait duré de mai 1952 à janvier 1953.
(La séduction d’Aggie avait eu lieu en août 1950.)
Le meurtre de Simon Banks avait eu lieu le 28  décembre 1952. Le
meurtre de Dagger Tebbut avait suivi en mars 1953.
La dépression d’Arthur semblait dater de ce e période. Aggie avait fait
la connaissance de son futur mari sans doute en mai 1953, et celui-ci
l’avait « enlevée » en novembre. Les deux viols qu’Arthur m’avait décrits
avaient eu lieu cet automne-là ou durant l’hiver, et la tentative de meurtre-
viol sur Iris Franklin était survenue un mois après l’« enlèvement »
d’Aggie, en décembre 1953.
 
Il devenait ensuite plus di cile d’établir des dates précises. Arthur
était resté dans la maison de Penketh Street jusqu’en octobre 1954, peu
avant que Dick Lingard sorte de prison. Il avait commis deux autres
cambriolages en 1954 – du moins, en avouant le second, il avait demandé
que l’autre soit pris en compte. Il avait été averti que s’il était arrêté à
nouveau, il serait envoyé en prison. Pauline avait l’impression qu’il était
parti en Écosse lorsqu’il avait qui é Penketh Street, mais la plus ancienne
des adresses gurant dans son carnet était à proximité de Clapham
Common, à Londres. Elle pensait que c’était au début de 1955. À ce e
époque, elle habitait à Blackpool et était hôtesse dans une boîte de nuit.
Elle avait des liaisons avec plusieurs hommes. Arthur lui avait écrit là-bas,
mais elle était incapable de se rappeler comment il avait trouvé son
adresse. En septembre 1955, il lui avait écrit depuis la prison de
Wormwood Scrubs. Il avait été pris en agrant délit alors qu’il cambriolait
une maison à Muswell Hill. À sa sortie de prison en février 1956, il écrivit
de nouveau à Pauline ; ce e fois, il donnait une adresse à Putney. C’est
durant son séjour en prison qu’il reprit contact avec Aggie. Celle-ci lui
écrivit lorsque Pauline lui apprit qu’il avait des ennuis. Aggie était mariée
depuis le mois d’août de l’année précédente, et elle habitait à présent à
Boughton Monchelsea. Apparemment, il était allé voir Aggie là-bas
plusieurs fois entre sa sortie de prison et sa nouvelle arrestation en
septembre pour l’escroquerie aux machines à laver.
Après cela, les dates redevenaient imprécises. Il avait purgé sa peine
pour escroquerie à Brixton. Au début de l’année suivante, il était retourné
dans le Nord, ce e fois à Doncaster, où son adresse était le camping pour
caravanes « La ferme laitière », près d’Armthorpe, et où, Pauline croyait
s’en souvenir, il avait à nouveau trouvé un emploi de réparateur de radio-
set de téléviseurs. Il était parti de Doncaster en décembre 1957, et Pauline
n’avait plus eu de ses nouvelles jusqu’en 1958 – elle ne se souvenait plus
quel mois –, lorsqu’elle avait trouvé une le re d’Arthur qui l’a endait à la
maison de Penketh Street. (À ce e époque, elle s’était installée à
Southport, et voyait très souvent l’homme qu’elle devait épouser par la
suite.) Il lui disait dans ce e le re qu’il avait changé de conduite, et qu’il
espérait faire fortune en montant une entreprise de vente de bains turcs
transportables. Il vint la voir à Southport pour la première fois en 1958, à
Noël. Elle pensait qu’il habitait à Liverpool à ce e époque. Mais début
1959, il emménagea à l’adresse de Preston et travailla pour une rme,
Loca-Vision, qui avait des succursales à Blackpool, Southport et Lancaster.
Ce qui voulait dire qu’il parcourait tout le nord du Lancashire avec sa
camionne e.
Le meurtre de Jannifer Tass eut lieu en juin 1959, et peu après, Arthur
purgeait une peine de courte durée pour un vol mineur. Pauline se mariait
en janvier 1960, et le meurtre d’Evelyn Marquis survenait cinq semaines
plus tard. Ensuite, Arthur avait apparemment décidé qu’il préférait le
Yorkshire au Lancashire. Il était furieux à cause du mariage de Pauline, et
il n’essaya pas de la contacter jusqu’en mars 1962, lorsqu’ils se
rencontrèrent par hasard à Salford, où elle habitait à ce e époque.
Ce fut en juin 1962 que Pauline commença à soupçonner qu’Arthur
devenait « bizarre ». Il était venu la voir plusieurs fois à Salford – bien que
son mari ne l’aimât pas et ait demandé à Pauline de cesser toute relation
avec lui – et il lui avait parlé souvent, de façon vague et enthousiaste, de
ses projets pour faire fortune. L’après-midi du 28  juin 1962, lorsqu’il
arriva, il avait un comportement étrange, et Pauline eut l’impression qu’il
avait bu ou qu’il prenait des drogues. Il lui dit qu’il avait l’intention de
monter une boîte de nuit pour pervers sexuels à Glasgow, un endroit qui
pourvoirait à tous les goûts possibles et imaginables, et il demanda à
Pauline de venir avec lui et d’être la gérante de l’établissement, Pauline
répondit qu’elle allait ré échir à sa proposition. Puis, brusquement, Arthur
saisit une photographie de son mari sur la table e de ta cheminée et la jeta
dans le feu. Pauline fut indignée et se pencha pour la récupérer. À ce
moment, il la frappa sur la tête avec quelque chose, puis il l’empoigna. Elle
ne voulait pas crier – ses voisins n’avaient que trop tendance à faire des
commérages, même à ce e époque – mais elle se déba it avec vigueur et
détermination. La force d’Arthur la surprit. À un moment, alors qu’ils
lu aient sur le sol, il essaya de lui écarter les jambes de force.
Furieuse, elle lui dit d’arrêter. Le résultat la terri a. Brusquement, il
tenta vraiment de l’étrangler, et lorsqu’elle résista, il la frappa plusieurs
fois au visage. Elle lui lacéra le visage avec ses ongles. Puis, brusquement,
il fondit en larmes, la supplia de lui pardonner, et il s’en alla.
Il ne faisait aucun doute pour Pauline qu’il avait voulu la violer. Je lui
demandai :
— Mais vous étiez tout à fait résolue à ne pas vouloir de lui ?
Elle haussa les épaules.
— Ce n’était pas ça. S’il s’y était pris di éremment, peut-être que…
Elle contempla l’âtre vide pendant un long moment, et sirota son
troisième gin-tonic.
Son mari s’emporta lorsqu’il la trouva avec un œil poché et le visage
tumé é, et il alla trouver la police. Arthur fut arrêté le lendemain dans son
appartement meublé à Stockport. Mais entre-temps, Pauline avait
persuadé son mari de retirer sa plainte. Elle promit de ne plus jamais
revoir Arthur. Et elle n’eut plus de ses nouvelles jusqu’à l’année suivante,
quand elle lut dans le journal qu’il avait été arrêté pour le meurtre du
fermier.
Pauline décida de rester chez nous jusqu’à lundi, a n que Cornock pût
l’interroger dans notre maison. Le lundi matin, j’appelai Rose Hill. Arthur
était tellement agité et égaré qu’ils avaient décidé de lui passer à nouveau
la camisole de force. Cornock me demanda si je m’opposais toujours à ce
qu’Arthur soit transféré à l’asile d’aliénés pour criminels à Rampton. Je lui
dis que j’avais besoin d’un peu plus de temps pour y ré échir, j’avais eu
l’intention d’aller voir Arthur avant l’arrivée de Cornock – a n de lui
donner des nouvelles de première main. Mais lorsque je demandai à
Pauline si elle désirait m’accompagner, elle secoua la tête avec vigueur.
—  Je ne pourrais pas le regarder en face… maintenant que je sais ce
qu’il a fait à ce e lle.
Je décidai alors de me dé ler, moi aussi.
Cornock et son sergent arrivèrent à l’heure du déjeuner, et nous
allâmes dans un restaurant du coin. Lorsque je lui montrai le rapport
dactylographié mentionné ci-dessus, il t remarquer :
— Vous devriez être détective.
Pauline éclata de rire et dit :
— C’est exactement ce qu’il est ! Vous l’ignoriez ?
Le problème qui se posait à nous ne devrait pas être d’une di culté
exceptionnelle dans un pays comme l’Angleterre. Le nombre de meurtres
qui y ont été commis est demeuré constant, d’une façon tout à fait
remarquable, au cours du vingtième siècle à savoir cent cinquante
meurtres environ par an. La plupart de ces meurtres sont résolus, et même
pour les a aires dont le dossier n’est pas classé o ciellement, la police est
quasi certaine de l’identité de l’assassin, ou bien il s’est suicidé.
Par conséquent, cela voulait dire que Cornock aurait à examiner tous
les meurtres sexuels non élucidés commis en Angleterre entre, disons
1955, quand Arthur était parti de Warrington, et 1963, lorsqu’il avait été
arrêté pour le meurtre du fermier. Cornock avait apporté une liste de tous
ces meurtres non élucidés, et nous nous installâmes côte à côte pour la
parcourir. Nous avions quatre prénoms, Sarah, Zoé, Joy, et Jannifer, et
nous connaissions l’identité de la dernière victime. Il nous fallut moins de
cinq minutes pour parvenir à une identi cation probable concernant
Sarah. Le 7  juin 1956, un vendredi, Sandy Lewis âgée de dix-sept ans et
élève de l’École de Ballet de Londres, avait fait du stop pour rentrer chez
elle à Maidstone. Elle était accompagnée d’un frère et d’une sœur, des
jumeaux, les Plasse , qui habitaient à Si ingbourne. Son corps violé fut
découvert très tôt le lendemain matin à proximité de Wateringbury, sur la
A 26.
Il n’y avait qu’une seule autre lle dont le prénom commençât par un
« s », et elle avait été assassinée à Glasgow en août 1959, alors que Arthur
Lingard était en prison. Il était raisonnable de penser qu’une jeune lle
prénommée Sandy s’appelait en réalité Sarah. Lorsque nous rentrâmes
chez moi après le déjeuner, Cornock fut à même d’appeler la police de
Maidstone et de le véri er. L’après-midi, il put parler au policier qui s’était
occupé de ce e a aire, l’inspecteur Gi ord du C.I.D., et il obtint tous les
détails du meurtre.
Sarah Lewis faisait souvent du stop pour rentrer chez elle le week-end,
en compagnie de ses deux amis originaires de Si ingbourne. Le 7 juin, ils
prirent le train jusqu’à Bromley, puis ils rent du stop. Moins de cinq
minutes plus tard, ils étaient pris par un homme conduisant une voiture
blanche, une mini. Il était jeune, bien habillé, et leur dit qu’il était
ingénieur électronicien, Ils bavardèrent et plaisantèrent durant le trajet,
déposa le frère et la sœur à un arrêt de bus près de Si ingbourne, puis
continua vers Maidstone, avec Sarah Lewis pour seule passagère. Il était
environ trois heures de l’après-midi. Il faisait beau, la circulation était
intense, et ses amis n’avaient aucune inquiétude à son sujet.
Sarah Lewis aurait dû arriver chez elle avant quatre heures. Lorsque
ses amis, John et Margaret Plasse , téléphonèrent à six heures, ses parents
commencèrent à s’inquiéter. Les Plasse les rassurèrent. Le jeune homme
avait semblé instruit et intelligent, il l’avait peut-être persuadée de
l’accompagner jusqu’à la côte. Mais à neuf heures, les Lewis avertirent la
police, et les recherches de la mini blanche commencèrent. Elle fut repérée
quelques minutes avant minuit par une voiture de patrouille, sur la A 26.
Elle était abandonnée, mais il y avait une culo e déchirée sur le plancher.
Dans le fossé, de l’autre côté de la haie, les policiers découvrirent le corps
de Sarah Lewis. Elle avait été étranglée à la main et avait subi des
violences sexuelles, dans le vagin et dans l’anus. Le meurtrier avait
certainement passé plusieurs heures avec elle puisque, comme dans le cas
de Jannifer Tass, elle avait été manifestement violée plusieurs fois. Deux
faits mineurs ne furent pas révélés à la presse. Son mamelon gauche avait
été mordu profondément et la peau entre l’anus et le vagin avait été
découpée avec des ciseaux. « A mordu les nénés de Zoé et a découpé avec
des ciseaux la cha e de Sarah. »
Je dis à Cornock de demander à l’inspecteur Gi ord s’il savait quelle
était la matière de la culo e. La réponse fut donnée immédiatement :
« Oui, du coton ». Cela expliquait une chose qui m’avait intrigué : le fait
qu’elle ait été laissée dans la voiture. Si elle avait été en nylon ou en
rayonne, Arthur l’aurait emportée comme trophée.
Le doute ne m’était plus permis : Arthur était le tueur, même si la
description donnée par les Plasse ne mentionnait pas des yeux globuleux.
(Après tout, les passagers d’une voiture ne sont pas à même de regarder
les yeux du conducteur.) Arthur Lingard habitait à Putney à ce e époque,
et il rendait souvent visite à Aggie à Boughton Monchelsea, non loin de
Maidstone. Et il avait dit à ses passagers qu’il était ingénieur électronicien
– la profession du mari d’Aggie. La mini blanche avait été volée le matin
même dans une rue de Croydon. À ce e époque, Arthur pratiquait son
escroquerie aux machines à laver, et parmi ses victimes il y avait eu trois
femmes de Bromley.
Il était clair pour nous que, du point de vue de Cornock, l’a aire était
résolue. Il ne lui restait plus qu’à envoyer une photographie d’Arthur aux
Plasse , pour savoir s’il était bien le conducteur de la mini blanche. C’est
exactement ce qui se passa. Ils l’identi èrent formellement. Cela signi ait
que, quoi qu’il arrive, Lingard ne serait plus jamais un homme libre.
Il peut paraître étrange que l’a aire Lewis soit demeurée non résolue
jusqu’à ce jour. Arthur avait un casier judiciaire, et le portrait-robot qui
avait été établi après le meurtre – et publié dans la plupart des journaux –
était très ressemblant (même si les yeux étaient trop écartés, et le menton
trop long). L’explication est qu’il n’avait pas de casier judiciaire
concernant des crimes sexuels. Et à part l’agression commise sur les
Franklin à Warrington, il n’avait pas non plus de casier concernant des
voies de fait. Il n’y avait pas d’empreintes dans la voiture – il avait porté
des gants tout le temps (ce qui est, sans aucun doute, l’une des raisons
pour lesquelles il commit le viol à l’extérieur de la voiture : il voulait ôter
ses gants).
elques jours plus tard, Cornock me montra une photographie de
Sarah Lewis, et je fus très impressionné. Elle était très belle : svelte, une
peau blanche, des cheveux auburn. Son visage avait des traits délicats, et la
bouche était douce et plutôt molle. Ses parents étaient des gens aisés,
appartenant à la classe moyenne, Je commençais à entrevoir un schéma
récurrent. Arthur Lingard semblait très a iré par deux sortes de femmes,
ou plutôt, ses désirs étaient dirigés vers deux idéaux ; le physique, et ce
que l’on pourrait appeler le « spirituel ». Sa description d’Iris Franklin me
faisait clairement comprendre qu’elle appartenait, elle aussi, à ce e
dernière catégorie. Ainsi que Diana Banks, la jeune lle qu’il avait
entrevue en jupon dans sa chambre à coucher, et la sœur de Duncan
Mclver. « Spirituel » n’est peut-être pas le terme qui convient ici. Ces lles
semblaient avoir pour Arthur une sorte d’éclat à la Sco Fitzgerald. Il les
désirait en tant que symbole d’une superbe réussite, associé à son envie
d’une Angleterre rurale, sans villes. Des jeunes lles qui possédaient
élégance, beauté et culture, des jeunes lles qui prenaient un bain à cinq
heures de l’après-midi. Pauline et Eileen Grose – et, je le supposais, Aggie
– étaient des relations physiques qui satisfaisaient son besoin de
domination. Ce que je trouvais tout à fait signi catif à présent, c’était le
fait qu’il ait tenté de violer la petite lle à Warrington, C’était comme s’il
avait jugé que ce genre de beauté lui échapperait, toujours, à moins de la
prendre de force. J’avais perçu, quand il m’avait raconté l’agression de
ce e petite lle, que c’était bien plus important et complexe qu’il ne
désirait que je le devine. Il est également signi catif qu’il ait commencé à
montrer des signes évidents de sa dernière dépression après cet aveu.
Jusqu’à ce moment, le dessein de sa vie avait été une recherche – peut-être
la recherche de la mère qu’il avait perdue au cours d’une a aque aérienne.
Puis il avait brusquement renoncé à ce e recherche, pour prendre le
raccourci de la violence. Il était impossible de ne pas faire le
rapprochement entre ce e décision et l’« enlèvement » d’Aggie par son
ingénieur électronicien.
Ce qui déconcertait Cornock – et moi-même –, c’était le problème de
« Zoé » et de « Joy ». Il n’y avait pas de victime d’un meurtre portant l’un
ou l’autre de ces prénoms sur la liste. Ce fut Frank Slessor qui fournit la
solution pour la première partie de ce problème. Le mardi 25  août, le
lendemain de mon entretien avec Comock, je lui montrai ma chronologie
de la vie de Lingard, et un double de la liste des meurtres non élucidés. Je
les lui laissai pendant que j’allais voir Arthur, Je décelai en moi une légère
appréhension tandis que le gardien ouvrait la porte de sa chambre, mais
elle était sans objet. Arthur était allongé sur le lit, avec sa camisole de
force, et il xait le plafond d’un air maussade. Lorsque je lui demandai
comment il allait, il m’ignora, Ses yeux étaient ternes, le regard absent ;
pourtant j’eus l’impression qu’il était tout à fait sain d’esprit, et savait
parfaitement pourquoi j’étais là. Son regard vide et las semblait indiquer
que tout ce que nous pourrions dire serait dénué d’intérêt. J’étais quelque
peu découragé lorsque Je le qui ai, dix minutes plus tard.
Slessor était au téléphone quand je revins dans son bureau. Il disait :
—  C’est bien ce qu’il me semblait. On l’a retrouvée enterrée dans un
champ, n’est-ce pas ? Oh, c’était un verger ? Est-ce que vous pourriez me
donner les détails ? Oui, je reste en ligne.
Il posa sa main sur le micro.
—  Ce e adresse à Armthorpe me disait quelque chose. Je me suis
souvenu que j’avais lu un article sur ce meurtre dans un journal du
dimanche il y a quelques années. On avait retrouvé le corps d’une jeune
lle enterré dans un verger non loin de ce e localité. Et j’ai téléphoné au
commissaire de Doncaster.
Dix minutes plus tard, il avait les détails.
Le cadavre avait été découvert en mai 1959, enterré sous un pommier,
près d’un cours d’eau. La saponi cation avait commencé : c’est-à-dire que
l’humidité du sol avait amené les éléments graisseux du corps à se changer
en une matière appelée adipocrie, une graisse d’un blanc jaunâtre qui
ressemble à du savon. Il s’ensuivait que, bien que le visage, partiellement
exposé à l’air, ait été rongé par les fourmis, les membres, les seins et les
fesses avaient été quasiment momi és. C’était une jeune femme bien faite
aux cheveux bruns, et elle n’avait jamais été identi ée de façon certaine.
Le corps était entièrement habillé, excepté le soutien-gorge et la culo e
(bien que, inévitablement, les vêtements aient pourri). La mort était trop
ancienne pour que l’on pût établir si elle avait été violée, mais les
mamelons des deux seins avaient été mordus profondément.
Je me tenais derrière Slessor et le regardais coucher les détails par
écrit. Pendant qu’il écrivait, je sortis vivement de ma poche le texte
dactylographié du « poème » de Lingard, et je lui montrai du doigt la ligne
« Jock a mordu les nénés de Zoé ». Slessor hocha la tête. Il dit au
téléphone :
— Je pense que nous avons probablement la solution de votre meurtre.
Est-ce qu’il y avait une Zoé parmi les victimes éventuelles ?
Il me regarda et secoua la tête.
—  Pourriez-vous me donner une liste des femmes que cela aurait pu
être ?
Le second nom qu’il écrivit était « Bella Paisely, vue pour la dernière
fois le 10 décembre 1957 ». À nouveau, je lui montrai du doigt une ligne du
« poème » : « 11 décembre 1959 ». Slessor dit au téléphone :
— Est-ce que vous avez d’autres détails concernant ce e seconde lle ?
Par exemple, savez-vous si on la surnommait Zoé ?
Le commissaire dit qu’il le rappellerait.
— Je pense que c’est certainement ce e lle, déclarai-je. Elle a disparu
le 10  décembre à Doncaster. À ce e époque, Arthur vivait dans une
caravane à Armthorpe et, d’après Pauline, il est parti de Doncaster en
décembre.
— Sauf que la date de sa disparition est le 10 décembre 1957, et non le
11 décembre 1959.
—  Elle a disparu le 10  décembre. Peut-être a-t-elle passé la nuit avec
Arthur, et il l’a tuée le lendemain, ou bien il l’avait peut-être kidnappée,
comme il a kidnappé Jannifer Tass. Le corps a été découvert en 1959. Il
s’est peut-être trompé, ou bien il a peut-être écrit une date erronée de
propos délibéré, a n de brouiller les cartes.
Lorsque le commissaire de Doncaster nous rappela, une demi-heure
plus tard, il fut évident que j’avais vu juste. Bella Paisely travaillait dans
un café ouvert toute la nuit, et elle préférait qu’on l’appelle Zoé. Elle avait
vingt ans et était bien de sa personne. (J’ai consulté les archives du News
of the World à Londres ; ce journal avait publié une photo d’elle, et elle
ressemblait à Pauline d’une façon étonnante : les mêmes seins fermes et
pleins, les mêmes hanches rondes, faites pour la maternité, jusqu’à la
même façon d’incliner la tête en arrière quand on la photographiait.)
elques jours avant sa disparition, Bella avait annoncé au gérant du
bar qu’elle allait partir. Elle lui avait dit avoir fait la connaissance d’un
« garçon du tonnerre » qui lui avait proposé de la faire entrer dans une
école d’art dramatique à Londres. (Elle rêvait d’être actrice.)
Apparemment, elle n’était pas vierge, mais ce n’était certainement pas une
prostituée, comme un journal l’avait laissé entendre. Plusieurs hommes
avaient été interrogés après la découverte du corps dans le verger. De fait,
l’un d’eux avait eu des rapports sexuels avec elle quelques heures avant
qu’elle qui e le café dé nitivement. Elle lui avait dit qu’elle partait à
Londres la nuit même avec un homme du nom de Nigel. Celui-ci venait de
lui téléphoner pour con rmer qu’il lui avait arrangé une audition. Elle
était passée au bar à onze heures du soir, le 10  décembre, pour dire au
revoir, puis elle était partie pour rejoindre « Nigel ».
On ne saura jamais ce qui s’est passé ensuite. Pour ma part, je pense
que Lingard l’a emmenée dans sa caravane et l’a tuée. Il la tua parce
qu’elle ressemblait à Pauline, et non parce qu’il voulait coucher avec elle –
il avait probablement déjà couché avec elle. Il l’avait peut-être enterrée
ce e nuit-là, ou bien il l’avait gardée dans sa caravane pendant plusieurs
jours. Une véri cation ultérieure de la police permit d’établir qu’Arthur
avait habité dans ce e caravane – louée à M. L. Manners, le propriétaire
du camping – de mars 1957 jusqu’au 28 décembre. Durant la plus grande
partie de ce e période, il avait travaillé pour une société de location de
téléviseurs à Balby, et il conduisait une camionne e. Sans aucun doute, il
avait utilisé celle-ci pour transporter le corps depuis sa caravane jusqu’au
verger, trois kilomètres plus loin. Le verger faisait partie d’une ferme qui
était inhabitée depuis le mois de juillet. Arthur avait probablement trouvé
la bêche pour creuser la tombe dans la resserre à outils à côté de la
barrière du verger.
À mon avis, ce meurtre pose certains des problèmes psychologiques
les plus étranges de toute ce e a aire. En 1957, Arthur était en bons
termes avec Pauline. Après sa sortie de prison, il avait continué
d’entretenir une correspondance avec elle, et il lui avait rendu visite deux
fois à Southport. À ce e époque, elle vivait avec un homme marié deux
fois plus âgé qu’elle, mais [cela] n’avait pas semblé déranger Arthur. Au
contraire, lui et l’amant de Pauline s’étaient pris de sympathie,
apparemment. Une fois, ils avaient veillé jusqu’à l’aube et s’étaient saoulés
ensemble.
Et pourtant, en novembre, il avait fait la connaissance de la jolie
serveuse qui lui rappelait Pauline. Il s’était donné beaucoup de peine pour
la séduire (elle avait dit à une amie que « Nigel » l’emmenait dans des
restaurants très chers), lui avait menti à propos de son travail et de ses
prétendues relations dans le milieu du théâtre, et avait formé le projet de
la tuer.
C’était bien plus hasardeux que le meurtre de Jannifer Tass, ou de
Sarah Lewis. Étant donné qu’il travaillait à Doncaster, il pouvait fort bien
la rencontrer par hasard à n’importe quelle heure de la journée, et sa
camionne e de réparateur de téléviseurs ne corroborerait guère ses
allégations, à savoir qu’il était un jeune directeur commercial. Si elle
parlait trop de lui, ou décrivait son aspect, la police pourrait facilement
remonter jusqu’à lui une fois le meurtre commis. Mais la perspective de la
tuer devait exciter quelque pulsion érotique morbide, et il ne tint aucun
compte de tous ces risques.
Mais pourquoi l’avait-il tuée ? Si son intention était de coucher avec
elle, il aurait très bien pu y parvenir sans un meurtre – et même sans lui
raconter des mensonges sur lui-même. Un réparateur de téléviseurs aurait
été un soupirant tout à fait acceptable. Je suis obligé de supposer que
c’était agir trop ouvertement pour Arthur. La séduction d’une serveuse
aux mœurs légères par un réparateur de téléviseurs n’aurait pas collé avec
le rêve « Moriarty ». Il voulait être le mystérieux criminel, le tueur sans
pitié..
Et cela en soi révèle une chose importante sur sa psychologie. Il ne
s’imaginait plus en Napoléon du Crime – ce n’était guère possible en
considération de son échec, même en tant que petit escroc – mais il se
voyait désormais comme une mortelle araignée noire, et les lles qu’il
choisissait étaient les mouches qu’il emportait dans son repaire. En
d’autres termes, il avait décidé consciemment d’être un super-criminel
sexuel. Il avait tué Aggie en Sarah Lewis. À présent il tuait et violait
Pauline en Zoé Paisely. C’était un meurtre de vengeance – il se vengeait de
sa « mère » de remplacement. De là la mutilation des mamelons. Dans le
cas de Sarah Lewis, la mutilation avait porté sur les organes génitaux,
symbolisant sa détermination qu’elle ne se donne plus jamais à un autre
homme.
 
Il ne manquait plus qu’une seule pièce du puzzle : l’identité de « Joy ».
 
En examinant ma chronologie, je songeai qu’une date probable pour
un meurtre pourrait se situer en 1962, après l’agression de Pauline par
Arthur. Je parcourus soigneusement la liste des crimes sexuels non
élucidés pour ce e année-là. Il n’y avait pas de Joy. Puis je trouvai : Martha
Apjoy, assassinée le 17 juillet 1962, à Leeds. « Du carnage à la joie/ Et en
sautant Joy vers Jannifer. » Ce e phrase m’avait intrigué. Comment
pouvait-on arriver à Jannifer en « sautant » Joy ? À présent c’était clair : il
s’agissait d’un mauvais jeu de mots. Elle s’appelait Apjoy et il l’avait
sautée.
J’appelai la police de Leeds pour obtenir les détails du meurtre, et je
compris que j’avais trouvé mon chaînon manquant. Marcha Apjoy, dix-
huit ans, avait été découverte étranglée avec un bas de soie dans la cour de
l’église St. Mary’s à Leeds. Elle correspondait parfaitement à mes
catégories : elle était la lle de parents aisés, elle était svelte et blonde, et
elle devait aller au collège St. Anne’s à Oxford. Elle avait été vue pour la
dernière fois à l’hôpital de Leeds, où elle était venue voir son petit ami,
Warren Machen (« Warren n’aimera pas ça… »), avec qui elle était ancée.
Celui-ci avait été opéré des amygdales. Marcha Apjoy conduisait une
Triumph rouge, qui était garée dans oresby Place, à proximité de
l’hôpital. Son petit ami, depuis la fenêtre de sa chambre, l’avait regardée
monter dans sa voiture et s’en aller. La voiture avait été retrouvée,
abandonnée, le lendemain, sur la lande entre Leeds et Bradford. Sur le
siège arrière, il y avait un pistolet, un jouet d’enfant.
Ma reconstitution du crime est la suivante : Arthur avait peut-être vu
la jeune lle sortir de la voiture et il avait été a iré par elle, ou bien il avait
peut-être remarqué que c’était une voiture appartenant à une jeune lle –
la plupart des femmes laissent des objets féminins dans leur voiture… un
Kleenex taché de rouge à lèvres, une revue féminine. Arthur était monté à
l’arrière et s’était allongé sur le plancher. and elle était sortie de
l’hôpital, elle s’était glissée derrière le volant sans remarquer sa présence,
et était partie. À un certain moment, il avait appuyé le pistolet en
plastique sur sa nuque et lui avait ordonné de qui er la ville. Il l’avait
contrainte de l’emmener dans un endroit désert sur la lande, où il l’avait
violé. Il l’avait étranglée, avait mis le corps dans la voiture et était retourné
à Leeds, où il l’avait déposé dans la cour de l’église.
Pourquoi avait-il fait cela ? Les risques étaient démentiels. Cornock
croit que la réponse est que Lingard était, en fait, fou, et qu’il ne se rendait
pas compte de ses actes. Il cite pour preuve la description faite par Pauline
de la visite de son frère, un mois auparavant.
Mon analyse est plus complexe, et je pense qu’elle permet d’expliquer
bien plus de choses que le seul mystère de son retour à Leeds.
L’autopsie révéla que Martha Apjoy était vierge avant ce e agression.
Il est également clair qu’elle n’amena pas Lingard au même degré de
frénésie sexuelle que ses précédentes victimes. Le corps n’avait pas été
mutilé, et on avait retrouvé du sperme uniquement dans le vagin.
Tandis qu’elle se dirigeait vers la lande, le pistolet d’enfant – qu’elle
croyait être un vrai pistolet – appuyé sur sa nuque, elle l’avait
certainement supplié. Peut-être lui avait-elle dit qu’elle était vierge. Après
ce contact personnel, il ne pouvait plus la considérer comme un simple
objet de désir. Certes, il avait eu également un contact personnel avec
Sarah Lewis, Zoé Paisely, et Evelyn Marquis avant de les tuer, mais dans
chaque cas, il jouait un rôle, a endant le moment propice pour les
assommer. Il était le chat qui observe un oiseau en train de sautiller sur
une pelouse, inconscient du danger. Dans ce cas, la jeune lle était
terri ée, et elle savait ce qu’il voulait. Elle lui parla de l’homme avec qui
elle était ancée (« Warren n’aimera pas ça… »). Malgré ses supplications,
il l’obligea à se déshabiller (les preuves matérielles montrent que ses
vêtements avaient été retirés, et remis par la suite). Sans aucun doute, il
savoura ce sentiment de puissance tandis qu’il la regardait ôter ses
vêtements. Néanmoins, elle était une personne, et non un objet de plaisir
abstrait. Il lui dit de s’allonger par terre, se mit sur elle… et rencontra à
nouveau le problème qu’il avait rencontré avec la lle e sur la berge du
canal. Malgré cela, il s’obstina et alla jusqu’au bout, et au cours des
quelques heures qui suivirent, il répéta l’acte au moins deux fois. Cornock
est d’avis qu’elle était évanouie pendant tout ce temps – l’arrière de son
crâne avait été déchiré par un coup violent, apparemment assené avec le
pistolet d’enfant, un objet très lourd et coûteux. Je ne suis pas de cet avis,
car même si Lingard l’avait assommée avant qu’elle descende de voiture,
elle ne serait pas restée évanouie pendant plus d’une heure. Je crois qu’il a
parlé avec elle, et qu’elle lui a peut-être manifesté de la sympathie et de
l’intérêt. Elle était convaincue que lorsque tout cela serait terminé, il la
laisserait partir. Il le lui laissa croire, mais il savait que c’était faux. Elle
n’avait qu’à donner son signalement à la police de Leeds, et il se
retrouverait en détention préventive quelques heures plus tard. À un
moment ou à un autre après la tombée de la nuit – probablement après
minuit –, il lui ordonna de prendre le volant et de retourner à Leeds avec
lui assis à l’arrière. Ils s’arrêtèrent dans la rue silencieuse à proximité de
l’enclos de l’église St. Mary’s, située à moins de huit cents mètres de la
maison de la jeune lle. Un coup violent sur l’arrière de son crâne la t
s’a aisser en avant. Il regarda dans les deux sens pour s’assurer que la rue
était déserte, puis il la sortit de la voiture et la porta jusqu’à l’enclos, où il
l’étrangla. Elle était morte depuis huit heures environ quand on la
découvrit à neuf heures le lendemain matin. Alors il commença à se
demander s’il n’avait pas oublié quelque chose sur les lieux du viol, À mon
avis, c’est pour ce e raison qu’il repartit vers la lande, et c’est la seule
explication plausible. L’autre possibilité est qu’il habitait à Bradford. Aller
en voiture jusqu’à Bradford amènerait la police à e ectuer des recherches
là-bas. C’est pourquoi il abandonna la voiture à mi-chemin et continua à
pied. Il marcha durant le restant de la nuit.
Si ce e reconstitution est exacte, alors je crois que cela eut des
répercussions psychologiques très importantes sur lui. Dans ce e a aire,
l’acte criminel avait perdu de son charme. Ce qui devait être un
déchaînement de désir charnel s’était changé en des brutalités à l’encontre
d’une jeune lle plutôt douce et a endrissante. Même le viol avait été
gâché par sa virginité et sa frayeur. Le trait caractéristique du genre de
crime commis par Arthur était qu’il devait être en harmonie avec son
monde rêvé ; celui-là était trop réel. Il n’avait pas eu l’intention de la tuer
– sans quoi, il l’aurait tuée sur la lande, et se serait évité beaucoup de
peine. Il l’avait tuée uniquement par calcul, parce qu’il ne pouvait pas
accepter la promesse formelle – qu’elle lui t certainement – de ne pas le
dénoncer à la police. Ce e nuit-là, tandis qu’il rentrait à pied chez lui, il
regre a certainement d’avoir repéré la voiture de sport rouge. Il aurait
préféré que Martha Apjoy soit en ce moment confortablement couchée
dans son lit. Ce crime le faisait se sentir souillé et haineux.
elles preuves y a-t-il pour corroborer ce e analyse ? D’après moi, il
y a le fait que ce fut le dernier de ses crimes sexuels, alors qu’il avait
encore une année de liberté devant lui. Ce fait en soi est tout à fait
remarquable. La plupart des tueurs sexuels continuent jusqu’à ce qu’ils se
fassent prendre, et leurs crimes deviennent de plus en plus fréquents.
Arthur Lingard commit cinq meurtres sexuels entre juin 1956 et juillet
1962, puis il s’arrêta. Ce que j’ai tenté de montrer, c’est que dans tous ces
cas, la motivation était la vengeance – se venger d’Aggie et de Pauline –,
autant que le sexe. Avec le meurtre de Martha Apjoy, la réalité avait
pénétré dans le rêve paranoïaque, et les meurtres s’arrêtèrent.
 
Le 26  août – tandis que Cornock s’e orçait toujours de découvrir
l’identité de « Zoé » – Frank Slessor me téléphona pour m’informer qu’il
voulait faire transférer Lingard immédiatement à l’asile de Broadmoor, à
Rampton. Alors que l’un des gardiens lui retirait sa camisole de force, a n
de le faire manger, Arthur s’était penché en avant et lui avait mordu le
doigt. Il l’avait mordu violemment, et ses dents s’étaient enfoncées jusqu’à
l’os. Il avait continué de mordre, malgré les coups de poing éperdus qui lui
martelaient le visage. and l’on desserra ses dents de force, le garde
s’évanouit et Arthur cracha une gorgée de sang, puis jeta par terre le
plateau de nourriture.
Je donnai mon accord pour le transfert. À dire vrai, on avait passé une
camisole de force à Arthur non seulement parce qu’il était enclin à la
violence, mais également parce qu’il lui aurait été trop facile de s’échapper
de Rose Hill s’il l’avait vraiment voulu.
Le 27 août, il fut transféré à Broadmoor. Je ne l’accompagnai pas – les
services de Broadmoor avaient envoyé un fourgon pour le transport. Deux
jours plus tard, lorsque je téléphonai au directeur pour lui demander s’il
désirait que j’aille voir Arthur, il me dit qu’il sentit sans doute préférable
que je n’en fasse rien pour le moment. Arthur s’était calmé très vite, ne
montrait aucun signe de violence, et était à même d’avoir des
conversations sensées.
 
Le lendemain, je me rendis à Londres avec Cornock, sur l’invitation de
Scotland Yard. Je voulais également consulter les archives du journal à
Colindale. (Ce fut là que je me rendis compte de la ressemblance physique
stupé ante entre Pauline et Zoé Paisely.) Cornock espérait découvrir les
déplacements d’Arthur durant les périodes pour lesquelles Pauline n’avait
pas d’adresses – en 1958, et entre juin 1962 et son arrestation pour le
meurtre du fermier, l’année suivante. Ce fut au cours de ma seconde
journée à Londres que je s une découverte à propos de Martha Apjoy à
Leeds, en examinant les dossiers de Scotland Yard concernant les meurtres
non élucidés. À ce moment, l’a aire était entre les mains de Cornock et du
commissaire principal Hawkins du Yard. Je décidai alors de prendre un
jour de congé et de donner suite à un intérêt personnel : je désirais faire la
connaissance de Mme Roll – auparavant Aggie Lingard. je dois avouer que
je ne ressentais pas une très grande curiosité à son égard. Pauline était la
plus intéressante des deux. Agnes était passive et laissait les choses suivre
leur cours. De toute évidence, c’était l’une de ces femmes discrètes et
soumises, dépourvues de vitalité et sans grande intelligence. Mais il me
semblait dommage de retourner dans le Yorkshire sans l’avoir vue.
Je partis un jeudi après-midi, songeant que j’empruntais la route
qu’Arthur avait prise lorsqu’il conduisait la mini blanche.
La campagne était verdoyante et paisible. Les vergers étaient remplis
de pommes, les jardins parés de eurs. Il n’y avait encore aucun signe de
l’automne dans l’air. Je trouvai les Meadows huit cents mètres après le
village, une maison charmante, manifestement construite au cours des
vingt dernières années. Il n’y eut pas de réponse lorsque je sonnai à la
porte d’entrée, et durant un moment, j’eus peur que ce e visite non
annoncée n’ait été une perte de temps. Puis j’entendis des voix dans le
jardin et je s le tour de la maison. Un énorme boxer m’aperçut et se mit à
aboyer. Je me gardai bien de rebrousser chemin, et je continuai d’avancer.
Sur ce, il me aira et tro ina paisiblement à mes côtés.
La pelouse à l’arrière de la maison était vaste, trois femmes y étaient
assises à l’ombre des arbres et prenaient le thé. Plusieurs enfants en
maillots de bain s’amusaient en pataugeant dans un ruisseau qui s’écoulait
au fond du jardin. Une femme svelte en blanc et bleu se leva et vint à ma
rencontre. Son visage me rappela les portraits de Virginia Woolf – les
mêmes yeux immenses et les mêmes paupières prononcées. Son sourire
était extraordinairement doux : cela tenait en partie à ses yeux, en partie à
ses dents de devant très blanches, qui se chevauchaient légèrement.
— Est-ce que madame Roll est là, s’il vous plaît ?
— Oui, je suis madame Roll. e puis-je faire pour vous ?
Je la regardai avec stupeur. Ses cheveux étaient blond clair, presque
blond cendré. Je ne sais pourquoi, mais je m’étais toujours imaginé
qu’Aggie avait des cheveux bruns, comme son cousin et sa cousine, et un
teint jaunâtre.
Je me surpris à bégayer en disant :
— Je m’appelle Kahn, docteur Samuel Kahn. J’aimerais vous parler de
votre cousin Arthur.
Elle pâlit.
— Arthur ? Où est-il ?
— À Broadmoor. Je suis désolé. Il a fait une très grave dépression.
— Oh, mon Dieu !
L’accent était du Lancashire de façon perceptible, la voix argentine et
agréable. Elle parcourut la pelouse du regard, d’un air désorienté.
—  Entrons dans la maison, voulez-vous ? Excusez-moi un instant, je
dois prévenir mes amies.
J’étais curieux de connaître ses amies, et je l’accompagnai. Une jolie
petite lle aux cheveux blonds, âgée de sept ans environ, cria d’une voix
perçante :
— Maman, Arthur n’arrête pas de m’asperger avec son pistolet à eau !
Aggie l’ignora. Elle dit à l’une des femmes :
—  Mary, ce monsieur désire me parler de mon cousin Arthur. Vous
voulez bien surveiller les enfants ?
Elle me regarda d’un air indécis, troublé, comme si elle avait
brusquement oublié pourquoi j’étais ici. J’aurais dû me douter que la force
de caractère et l’e cacité n’étaient pas ses principales qualités. Puis elle
estima qu’elle devait faire les présentations.
—  Monsieur Kahn… je veux dire docteur Kahn. Madame Mercer,
madame Adams.
L’une des femmes était jeune et très jolie – sans doute l’épouse d’un
jeune cadre commercial. L’autre avait la cinquantaine et ressemblait à la
femme d’un pasteur – ce qu’elle était, vraisemblablement.
— Si vous voulez bien me suivre, docteur, dit Aggie.
J’obtempérai et je notai que son jeune ls, Arthur, était aussi di érent
de son oncle que cela était possible : grassouillet, robuste et blond.
Nous franchîmes la porte-fenêtre et elle me t entrer dans une pièce
ravissante aux meubles splendides. Au-dessus d’une chaîne stéréo, il y
avait des étagères remplies de disques.
Je la priai de m’excuser d’être venu à un moment aussi inopportun.
Puis je lui s brièvement le récit de ma relation avec son cousin, en
prenant soin de ne pas parler des meurtres. Elle écouta d’un air inquiet, les
yeux grands ouverts, et je me surpris à me demander ce qu’elle comprenait
au juste. Mais lorsque j’eus terminé, elle dit :
— Arthur a fait quelque chose d’horrible, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai de la tête.
— Il a tué une jeune lle.
Elle me regarda d’un air déconcerté, et je crus qu’elle n’avait pas
compris. Mais elle déclara :
— J’ai toujours su qu’il ferait cela.
— Comment le saviez-vous ?
— Il voulait me tuer, répondit-elle.
—  oi ! m’exclamai-je.
— C’est pour ce e raison que Brian – mon mari – lui a dit de ne plus
jamais revenir ici. Il m’a con é qu’il était convaincu qu’Arthur avait
l’intention de venir ici et de me tuer un jour où je serais seule à la maison.
— Et vous, que pensiez-vous ?
—  Je pensais… (Elle parut inquiète.) Je pensais qu’il en était capable.
Est-ce que vous… vous savez pour Arthur ?
Je terminai sa phrase.
— Je sais que vous étiez amants, oui.
Elle eut un sourire désenchanté.
— Nous n’étions pas amants. Il ne m’a jamais aimée.
— Mais vous l’aimiez ?
Elle hocha la tête d’un air grave.
— Bien sûr. Et je l’aime toujours.
Elle avait l’art de me déconcerter en disant de telles choses avec un air
de sainte-nitouche. Tandis que je reprenais mes esprits, elle demanda :
— Combien de lles a-t-il tuées ?
Nous fûmes interrompus par son petit garçon qui t irruption dans la
pièce en si ant bruyamment. Lorsqu’elle lui t non de la tête, il expliqua
qu’il était un train. Il s’approcha et se tint près d’elle.
— De quoi parlez-vous, tous les deux ?
— De ton oncle Arthur..
— Il est mort ?
— Non, il est toujours vivant, dis-je.
Le petit garçon déclara gaiement :
—  Alors tout va bien ! Maman, pourquoi Mary ne veut pas que je
prenne son ours en peluche ?
Je ressentis un grand choc. Oui, tout allait bien. Tant que vous êtes
vivant, tout va bien. Alors, qu’est-ce qui s’était détraqué chez Arthur ?
Comment avait-il pu devenir aussi négatif ?
Tandis que je la regardais caresser les cheveux de son ls, j’eus
brusquement une image d’elle, nue et allongée sur le tapis de la pièce de
devant à Penketh Street. Ce e image avait la force d’une hallucination.
Une idée me vint brusquement : Arthur n’avait jamais imaginé que ce e
lle a ectueuse et soumise pourrait l’abandonner un jour. Elle l’aimait
toujours, bien sûr ! Elle était ce genre de lle : une fois qu’elle avait donné
son amour à quelqu’un, elle ne le reprendrait jamais.
L’enfant ressortit en courant, et je demandai :
— Arthur était venu ici ?
—  Oh, oui, sept ou huit fois. C’était peu après notre mariage. J’étais
enceinte de Mandy à ce e époque.
Je voyais la scène. Aggie, vêtue d’une robe de grossesse, dans ce e
maison radieuse, Aggie, alanguie et apaisée par les hormones de la
maternité, souriant avec une tendre a ection à son mari qui l’avait
enlevée, tel un chevalier. Et Arthur, l’étranger, avec ses rêves et ses visions
de Mars, et la réalité sordide de sa vie criminelle de tous les jours. Avec
quel résultat ? Il avait décidé de devenir un chevalier d’industrie, un
escroc, et non un cambrioleur.
La femme du pasteur donna de petits coups à la porte-fenêtre.
—  Excusez-moi… Je crois que nous allons devoir partir. Robin est
tombé dans l’eau et il est trempé.
Aggie se leva, me demanda de l’excuser, et sortit. Je restai assis et
regardai par la fenêtre. C’était étonnant de réaliser qu’Aggie était, à sa
façon, aussi ravissante que Pauline. Elle était moins vive, peut-être, mais
elle était plus féminine. On ne parvenait pas à l’imaginer en colère. Et
ce e vie lui convenait tout à fait,_ c’était évident. J’apercevais la serre
derrière les pommiers du jardin. Les mains d’Aggie étaient halées et
rugueuses, les mains d’une femme qui adore bêcher et planter. Si sa peau
avait été jadis jaunâtre et malsaine, à présent elle avait une chaude couleur
dorée, la peau d’une femme qui passe la plupart de son temps au grand air.
Elle était le genre de lle que certains hommes – des hommes paternels
comme moi-même – ont envie de caresser a ectueusement et de serrer
dans leurs bras. Elle était très bien faite – une silhoue e mince et souple –
et ses seins étaient toujours fermes. Elle s’était donnée à des hommes
depuis son enfance. Elle avait le sentiment qu’ils avaient le droit de la
prendre. Elle leur avait permis de lui faire l’amour cependant que son
esprit demeurait xé sur ses propres désirs : des enfants, une maison avec
un jardin, des fraises pour le thé Le dimanche. Elle était « l’âme de la joie
paisible » de Blake, qui ne peut jamais être souillée. e savait-elle des
dégoûts et des colères noires qu’Arthur libérait tandis qu’il s’enfonçait en
elle ? Si je l’avais vue assise dans le jardin avec les deux autres femmes, en
train de servir le thé en surveillant les enfants qui pataugeaient dans le
ruisseau, j’aurais pensé que c’était la lle d’une riche famille du comté.
Elle avait de la classe.
Arthur avait eu besoin d’elle. Dans un sens, il avait eu besoin d’elle
bien plus que de Pauline.
Je vis qu’une jolie jeune lle, âgée de quatorze ans environ, jouait à
présent avec les deux enfants sur la pelouse. Ils la tiraient par les bras et
riaient aux éclats.
Aggie revint. Elle dit :
— C’est la lle de nos voisins. Elle vient me donner un coup de main
pour la maison de temps en temps.
Elle s’assit, le regard lointain. Puis elle demanda :
—  e va-t-il arriver à Arthur ?
— Rien, répondis-je. Il restera en prison.
— Est-ce qu’il sera jugé pour le meurtre de ce e jeune lle ?
— S’il recouvre la raison, oui.
Elle se mit à pleurer. Je lu ai contre mon envie de me lever pour lui
caresser les cheveux de la main. A n de la distraire, je sortis de ma poche
le « poème » et le lui tendis. Comme un enfant, elle essuya ses larmes du
dos de la main et l’examina. Elle donna l’impression de lire sans
comprendre. Puis elle dit :
— Mais c’est signé Jock…
— Jack l’Éventreur ?
— Oh, oui. Je sais à présent. Je comprends ce e ligne sur les cafards.
— Vraiment ?
— C’était un livre sur Jack l’Éventreur, écrit par un homme du nom de
Manners… non, Ma ers. Arthur lisait ce livre dans la cuisine, et il y avait
un nid de cafards dans un trou, dans l’angle de la pièce. Arthur a lu et relu
ce livre jusqu’à ce qu’il tombe en morceaux… Je me souviens d’une autre
chose. C’était à Noël, et Arthur a trouvé le bréchet du poulet. Nous avons
tiré tous les deux, et il a gagné. Alors il a dit : « Fais un vœu, moi, ce n’est
pas la peine. » Je lui ai demandé pourquoi. Et il a dit : « Parce que je ne
pourrai jamais avoir la chose que je désire par-dessus tout. » J’ai demandé :
«  ’est-ce que c’est ? » Et il a répondu : « Savoir qui était Jack
l’Éventreur. »
J’ignorais si j’avais découvert une information capitale, ou si j’étais
simplement tombé par hasard sur une fausse piste, une de plus. Jack
l’Éventreur, le seul tueur en série anglais qui n’ait jamais été pris. Était-ce
ce e image qui avait remplacé Moriarty lorsque Aggie l’avait qui é ?
Elle regarda distraitement la feuille de papier qu’elle tenait dans ses
mains.
— Pourquoi ce e feuille est-elle découpée en morceaux ?
— Parce qu’il ne parvenait pas à décider s’il désirait me le dire ou non,
répondis-je.
elle était ce e peur dans un recoin de son esprit tandis qu’il
tremblait, blo i contre le mur de sa cellule ? Le chien ? Le chien d’Aggie ?
Brusquement, une autre image surgit dans mon esprit. C’était l’image de
ce e maison, très tard le soir, une fenêtre encore éclairée. Debout devant
la grille, regardant xement la maison, il y a Arthur. Ses yeux sont
exorbités, et la sueur ruisselle sur son visage. Dans sa main, il tient un
couteau.
Je demandai à Aggie :
— Pensez-vous qu’Arthur aurait pu vous faire du mal ?
Elle me sourit, d’un sourire presque a endri.
— Non, bien sûr que non.
 
Je restai avec Aggie jusqu’à la n de l’après-midi. Elle avait une chose
en commun avec sa cousine Pauline : une étrange franchise. J’avais
remarqué qu’elle avait dit ouvertement à la femme du pasteur que j’étais
venu pour lui parler de son cousin Arthur, le gibier de potence… Il était
clair qu’elle estimait, tout simplement, que rien à son sujet ne valait la
peine d’être dissimulé et qu’il était inutile de mentir.
Son mari rentra juste avant six heures. Il était au volant d’une Jaguar,
une conduite intérieure. Il était beau garçon, avait des cheveux blonds et
un visage aux traits réguliers. Il m’apprit que son passe-temps favori était
la musique, et que ses deux enfants prenaient des leçons de piano.
Brusquement, tout devint évident pour moi : ceci était le véritable milieu
d’Aggie, et non Penketh Street. Là-bas, elle n’avait pas été à sa place, tout
comme Arthur. C’était pour ce e raison qu’il l’aimait.
Son mari m’accompagna jusqu’à la voiture que j’avais louée pour la
journée. Je lui demandai ce qu’il pensait d’Arthur.
— Un type bizarre. Je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour lui.
and il me regardait, je pensais toujours à un serpent. Il est souvent
venu ici.
— Oui, en 1956. Votre femme me l’a dit.
—  C’est exact, Aggie était enceinte de Mandy à ce e époque. Mandy
est l’aînée… elle est dans un pensionnat. J’avais l’impression qu’Arthur
nous détestait tous les deux, qu’il nous haïssait vraiment. C’est pourquoi je
lui ai nalement dit de ne plus reme re les pieds ici. (Il secoua la tête.)
Écoutez, je vais être franc avec vous, la nouvelle que vous nous avez
annoncée est un soulagement pour moi. Je pense qu’il est bien mieux en
prison. Bien sûr, Aggie l’aimait toujours. Elle a insisté pour que nous
appelions notre ls Arthur.
Il me serra la main par la vitre baissée de la voiture.
—  Notez bien, je ne lui ai jamais voulu du mal. S’il sort de prison, il
sera le bienvenu dans ce e maison – par égard pour Aggie.
— J’ai bien peur qu’il ne sorte jamais de prison.
Aggie me salua de la main depuis la porte d’entrée. Son ls lui donnait
des petits coups de poing sur la cuisse a n d’a irer son a ention.
 
Arthur Lingard fut tué le 12 septembre 1967, deux semaines après son
transfert à Rampton. L’homme qui le tua purgeait également une peine
pour crimes sexuels : Charles Dooley, « l’Étrangleur de Dublin ». Dooley
était lunatique au sens ancien du terme, c’était un homme qui ressentait le
besoin d’étrangler des femmes au moment de la pleine lune. Il n’essayait
même pas d’enterrer les corps ou de se cacher.
Ce qui s’est passé n’a pas encore été éclairci. Les deux hommes
s’entendaient bien, apparemment. Ils bavardaient dans le jardin, sous la
surveillance d’un gardien. À un moment, le gardien s’éloigna pour
échanger quelques mots avec un collègue. Lorsqu’il se retourna, il vit
qu’Arthur était à terre et que les énormes mains de Dooley serraient sa
gorge. Il mourut quelques heures plus tard, sans avoir repris connaissance.
Dooley se contenta de répéter obstinément : « C’est lui qui a commencé. »
Un autre détenu a rma qu’Arthur s’était jeté sur Dooley et s’était mis à
lui donner des coups de poing. Le motif de ce e dispute était,
vraisemblablement, une culo e noire que, aux dires d’Arthur, Dooley avait
volée dans son casier.
 
Je fus content de rentrer chez moi et de retrouver ma famille. Lorsque
j’entrai dans la maison, mon ls se leva d’un bond et accourut pour
m’embrasser. Le livre qu’il était en train de lire tomba par terre. Je le
ramassai. C’était l’exemplaire des Conquérants de Mars que j’avais pris
sous le lit d’Arthur à Rose Hill, la dernière fois que je m’étais trouvé dans
sa chambre.
Le livre s’était ouvert à une page. Je la regardai et j’éprouvai un
véritable choc. Le chapitre était intitulé « Du carnage à la Joie » – la ligne
du poème dont le sens m’avait échappé jusqu’ici. Je parcourus le chapitre
pour voir s’il avait eu une signi cation particulière pour Arthur, mais je ne
trouvai rien.
Lorsque j’arrivai à la n, je vis le titre du chapitre suivant : « De la joie
à la mort ».
Arthur connaissait trop bien ce livre pour ne pas s’en être aperçu.
Postface de l’auteur

En 1963, j’écrivis une pièce, 71 Me mannerstrasse, sur Pecer Kürten, le


« Vampire de Düsseldorf », pour le éâtre en Rond de Scarborough. Le
regre é Stephen Joseph trouva que ce e tentative, une pièce basée sur des
faits réels, était trop éprouvante pour les nerfs des vacanciers, et je ne sais
même pas s’il en existe encore un exemplaire. Mais ce e idée demeura
dans mon esprit : tenter de transposer li éralement la réalité – dans ce cas,
l’ouvrage classique de Berg sur Kürten, e Sadist – sous une forme
romancée.
and le roman de Truman Capote, De sang-froid, parut, j’eus le
sentiment que ses propos relatifs à un « roman réaliste » étaient une
diversion. Fondamentalement, son roman est très proche d’un reportage
romancé – par exemple, la « biographie » de Raspoutine par Pülop-Miller
(s’il tentait d’appliquer cela à un autre domaine que le crime, je soupçonne
que cela sauterait aux yeux). Mais j’avais toujours le sentiment qu’un
authentique roman basé sur des faits réels était possible. Le professeur
Berg avait montré la voie. C’était le psychiatre nommé pour examiner
Kürten en prison. Son livre sur Kürten est aussi passionnant qu’un roman,
mais il présente également un réalisme clinique qui lui donne cet impact
brutal que ne possède pas un roman. J’avais essayé d’obtenir cela dans une
pièce de théâtre, et apparemment l’expérience n’avait pas été concluante.
Dans le présent roman, j’ai tenté à nouveau de retrouver l’impact de
l’ouvrage de Berg sur Kürten.
Arthur Lingard ne s’inspire pas d’un tueur en particulier, bien que
Peter Manuel ait été le modèle que j’avais présent à l’esprit lorsque j’ai
commencé à écrire ce livre. Le contexte de l’enfance est plus proche de
Kürten, les cambriolages et le fétichisme des dessous féminins de William
Heirens, le tueur de Chicago, l’instabilité imaginative de Hans van Zon, le
récent tueur hollandais, qui semble avoir vécu une vie imaginaire à la
Walter Mi y. Les détails psychiatriques ont été empruntés à
Psychoanalysis and Daseinanalysis de Medard Boas, Phenomenological
Psychologly d’Erwin Strauss, e Fi y Minute Hour de Robert Lindner, e
Show of Violence de Frédéric Wertham (la dernière édition de cet ouvrage
contient certaines remarques très intéressantes sur Richard Speck, le tueur
des huit in rmières de Chicago), et Case of Ellen West de Ludwig
Binswanger. Certes, J’ai fait un « choix » parmi tous ces éléments, mais je
n’ai pas essayé de romancer les faits ou de les a énuer. À une exception
près, à propos des pouvoirs hypnotiques de Lingard : j’ai a énué les faits
trouvés dans Antisocial or Criminal Acts and Hypnosis de Paul J. Reiter
(Munksgaard, Copenhague), parce que certains détails paraissent
franchement incroyables. (Je ne dis pas qu’ils sont incroyables ; en fait, je
sais qu’ils ne le sont pas.)
J’ignore si le résultat de tout cela est un authentique roman réaliste ou
non, mais c’est le but que je me suis e orce d’a eindre. Et si quelqu’un fait
remarquer que cela se lit davantage comme un roman à sensation, je ne
m’en o usquerai pas. Les deux genres ne sont pas incompatibles.
Je dois à présent reconnaître la de e fondamentale que j’ai envers
A.  E. Van Vogt. La plupart des gens considèrent que c’est un auteur de
science- ction, mais son livre le plus important, Une belle brute, est un
roman classique. Alors qu’il l’écrivait, il pressentit que ce livre ne serait
pas compris, et il prit la peine de préparer une brochure, en quatorze
courts chapitres, a n d’exposer sa théorie. Le livre ne fut pourtant pas
compris, fut considéré comme un nouvel ouvrage d’un auteur de science-
ction, et méconnu. Le contenu de ce e brochure représente l’une des
déclarations les plus importantes et les plus révolutionnaires qu’il m’ait
été donné de lire. Van Vogt y écrivait :
« En 1956, alors que j’avais déjà esquissé le comportement de l’homme
violent, le sujet de mon livre, je demandai à un ami psychologue de me
parler des relations mari-femme inhabituelles qu’il avait pu observer,
présentant une accentuation du comportement masculin égoïste. Il me
parla d’un homme qui avait fait suivre un traitement à son ex-femme cinq
ans auparavant.
» L’histoire de cet homme – comme le psychologue me la rapporta –
était, en résumé, la suivante : Il avait divorcé et avait installé son ex-femme
dans une maison de banlieue. Le rôle de celle-ci, comme il l’avait prévu,
était que pour le restant de sa vie elle serait une mère parfaite pour leur
ls. Elle ne devait pas se remarier. L’homme ne voyait rien d’anormal à ce
qu’elle tienne ce rôle.
» Ce point de vue était tellement partial que le psychologue ne fut pas
du tout surpris par le récit, révélateur de la subjectivité masculine, que la
femme lui t.
» Elle avait été in rmière, et avait eu deux liaisons avec des médecins
avant son mariage. and son futur mari lui demanda de l’épouser, elle lui
parla de ces liaisons. L’homme devint quasiment fou de jalousie et de
chagrin. Le lendemain, il se présenta chez elle avec un acte authentique en
trois exemplaires qu’il lui demanda de signer. Il refusa de lui laisser lire ce
qui était écrit sur ce document, exigeant qu’elle signe pour la seule raison
qu’elle lui devait bien cela. Il était dans un tel état d’agitation, et elle se
sentait tellement coupable, qu’elle nit par signer, sans avoir lu le
document… Peu de temps après, ils se marièrent.
» L’homme était toujours en déplacement et rentrait à la maison
exactement quand cela lui chantait. Il emmenait toujours ses secrétaires au
bureau et les raccompagnait, en prenant un temps invraisemblablement
long, ou bien rendait visite à l’une ou l’autre de ses employées dans leur
appartement. Toute question de la part de sa femme… le me ait dans une
rage qui entraînait souvent des actes de violence… »
Après avoir donné d’autres exemples de ce comportement inique,
quasi paranoïaque, l’ami déclara :
« Mon expérience d’autres hommes appartenant à ce e catégorie
m’amena à éme re l’hypothèse que dans le document elle reconnaissait
qu’elle était une prostituée et que, en l’épousant, il la sortait de sa
condition de femme déchue, mais elle devait accepter qu’elle n’avait pas de
droits en tant qu’épouse, excepté ceux qu’il lui accordait. »
Voilà, a rme Van Vogt, « l’homme violent ». Il l’appelle également
« l’homme de la situation », parce qu’il a l’obsession « d’avoir raison » et
n’adme ra jamais qu’il a tort. À cet égard, sa personnalité est rigide. Van
Vogt fait remarquer que c’est une version exagérée de l’a itude habituelle
de l’homme envers la femme, le résultat de millions d’années d’évolution
au cours desquelles l’homme a toujours été dominateur. En Italie, en 1961,
deux femmes furent condamnées à un an de prison pour adultère. Elles
rent valoir que leurs maris respectifs étaient connus pour leurs
in délités, mais la cour suprême maintint la condamnation en alléguant
qu’il y avait deux poids et deux mesures en Italie, et que c’était
parfaitement légal.
Van Vogt cite plusieurs exemples d’hommes « de la situation », dont les
relations avec leurs épouses présentent un comportement « à deux
vitesses » évident, et qui entrent dans des colères folles si la femme tente
de protester. Mais le plus étrange est encore à venir. Van Vogt a rme que
si « l’homme de la situation » est abandonné par son épouse – son bouc
émissaire – il peut en mourir, ou tomber gravement malade, ou devenir un
drogué ou un alcoolique. Parce que son « monde-vie » de domination, de
volonté de puissance, étant bâti sur le corps d’une femme, tout l’édi ce
devient chancelant si elle se soustrait à lui.
« Si elle le qui e ou intente une procédure de divorce, il présente très
vite de graves troubles émotionnels. L’idée de mort commence à
apparaître. Larmes, supplications éperdues, désespoir et angoisse : « Ne me
qui e pas, je t’aime plus que ta vie. » Mais, après tant de déceptions et
d’amertume, la plupart des épouses refusent de considérer ce e démence
comme de l’amour.
« Si elle le qui e d’une manière dé nitive, des idées de meurtre
rivalisent avec des idées de suicide dans son esprit instable, car il doit
contrôler sa femme ou mourir, si ce n’est que… il peut la qui er et vivre. Si
c’est lui qui part, il peut encore essayer de la contrôler… » Il cite d’autres
cas où « l’homme de la situation » a assassiné ou tenté d’assassiner sa
femme. En Chine, en 1950, le régime communiste t adopter une loi
destinée à a aiblir la tradition ancestrale de la totale soumission de la
femme à l’homme. Mais « en 1954, dans une seule région, 10 000 femmes
furent assassinées par leurs maris pour avoir tenté de tirer avantage de la
loi de 1950 ».
Van Vogt poursuit en expliquant, de façon brillante et convaincante,
qu’Hitler, Staline, Mao-Tsé-Tung et Khrouchtchev étaient tous des
hommes violents, Je me demandai tout d’abord s’il ne s’agissait pas
d’anticommunisme américain, mais l’examen de ses arguments me
persuada que cela n’entrait pas en ligne de compte. Et j’en suis venu à
croire qu’il a raison. Sa théorie de « l’homme de la situation » est
particulièrement intéressante lorsqu’elle s’applique à des dictateurs, parce
que la caractéristique de « l’homme de la situation » est de refuser de
reconnaître qu’il lui est arrivé de se tromper. Ses violents accès de colère
sont toujours justi és par la suite : il avait été outragé au-delà du
supportable et le plus doux et le plus posé des hommes aurait fait la même
chose, etc. Il expliquera sa conduite par de fausses raisons d’une manière
convaincante, en déformant les faits, le cas échéant. Et de telles
déformations deviendront le motif de sa conduite ultérieure – dans le cas
d’Hitler et de Staline, des e usions de sang. and ils détiennent le
pouvoir, des « hommes soupçonneux et maladifs » sont susceptibles de
devenir paranoïaques. Ils peuvent même devenir complètement fous,
comme Caligula.
J’imagine que la plupart des lecteurs hommes de ce texte se sentiront
« morveux », jusqu’à un certain point. Chacun de nous a son amour-
propre et, lorsque celui-ci est a eint, nous sommes enclins à monter sur
nos grands chevaux et à imposer notre propre interprétation des « faits ».
C’est un sujet qui m’intéresse tout particulièrement, et que j’ai abordé,
sous un angle di érent, dans L’Homme en dehors. L’un des principaux
thèmes de ce livre est qu’il est souvent très di cile de faire la di érence
entre l’homme de grand talent qui ne parvient pas à s’adapter parce qu’il
« voit plus profondément » que la plupart des gens, et l’excentrique
dépourvu de talent qui réussit à faire passer ses excentricités pour du
génie. Tout artiste doté d’une forte individualité dit, essentiellement : « J’ai
raison. La vie ressemble vraiment à cela. » Et étant donné que le spectre
artistique va de l’optimisme de Blake, Shaw, Whitman et Chesterton,
jusqu’au pessimisme d’Andreïev, Greene, Becke et Céline, il est évident
qu’ils ne peuvent pas tous avoir raison. C’est même l’une des choses les
plus étranges concernant l’art. Lorsque Céline déclare : « L’homme est lui-
même uniquement aux cabinets ou sur son lit de mort, tout le reste est une
comédie », nous pouvons rejeter ce qu’il dit, tout en étant impressionnés
par la force du Voyage au bout de la nuit. Peut-être est-il utile de souligner
que Van Vogt lui-même est un homme doux et modeste, dont le principal
centre d’intérêt est la psychologie. Par conséquent, il peut examiner
« l’homme de la situation » de façon impartiale à travers son microscope
sans être concerné de trop près. Pour ma part, je ne suis pas aussi doux,
modeste, ou détaché, que j’aimerais l’être. C’est pourquoi je vois des
ambiguïtés là où il voit des lignes ne ement tracées. À mon avis, le
problème est le suivant. Parfois, je suis capable de me comporter avec la
colère égoïste et la justi cation par de fausses raisons de l’homme violent.
Il se peut également que ma colère provienne du fait que je suis, dans
quelque a aire particulière, dans la situation du héros de Wells au pays
des aveugles, qui voit e ectivement quelque chose que d’autres refusent de
croire et dont ils nient l’existence. Une des caractéristiques indispensables
à la créativité est, en e et, la pulsion autoritaire qui caractérise également
l’homme violent. Martin Gardner a écrit un merveilleux livre, Fads and
Fallacies in the Name of Science, où il expose toute sortes de théories
farfelues, mais il semble sous-entendre qu’il y a des règles extrêmement
simples et évidentes qui perme ent à toute personne de bon sens de
distinguer une théorie farfelue d’une théorie scienti que irréfutable. Ce
qui sous-entend également : « Si tout le monde était comme moi –
pondéré, sceptique, logique –, le monde avancerait beaucoup plus vite. » Je
trouve pour ma part que c’est une proposition discutable. En science aussi
bien qu’en art – et en politique –, les grands novateurs sont souvent
autoritaires, tapageurs, et font souvent preuve d’une obstination que rien
ne justi e. Cela conduit parfois à des éclairs de génie. Newton était un
homme revêche et soupçonneux. Wagner était un tel mu e que l’on ne
voit guère comment il aurait pu justi er son comportement déplorable
envers les femmes et ses mécènes.
Cela vaut la peine de le dire, mais cela ne clari e pas pour autant la
question. Je n’a rme évidemment pas que les « hommes de la situation »
ont vraiment « raison ». Je dis que les observations de Van Vogt devraient
être le point de départ de nouvelles recherches et de discussions. Elles
constituent un fondement courageux, mais n’o rent pas une théorie
complète de la violence « aux motivations justi ées ». Non seulement nous
devons la compléter pour la faire cadrer avec Newton et Wagner, mais
nous devons également la compléter pour la faire cadrer avec Hitler et
Staline. oi que l’on pense de ces derniers, on ne peut nier qu’ils ont été
des politiciens plus importants que n’importe quel autre dans le monde à
ce e époque. Dans le cas d’Hitler, ses visions politiques wagnériennes
comportaient la conviction que les Juifs et les Noirs sont une catégorie
inférieure de l’être humain, complotant activement contre la catégorie
supérieure. Il s’agissait d’une justi cation par de fausses raisons
caractéristiques de « l’homme de la situation ». Un anti-nazi orthodoxe
a ribuerait toutes les pulsions et les théories d’Hitler à l’a rmation
démentielle de soi-même de « l’homme de la situation », et il dirait des
so ises. Ce qu’il nous faut rechercher, c’est une théorie détaillée et
complète de l’homme violent qui perme e de faire la distinction entre
l’a rmation de soi-même créatrice et l’égoïsme paranoïaque. Et la réponse
ne sera sans doute pas que l’a rmation créatrice de soi-même est toujours
modeste et pondérée.
 
La théorie de « l’homme violent » avancée par Van Vogt est la clé du
Tueur. Le Tueur est également une mise en question de la théorie qu’il a
exposée dans son roman et dans son opuscule. J’accepte sa dé nition de
l’homme violent type. Je suis même prêt à accepter son a rmation selon
laquelle la domination traditionnelle de la femme par l’homme crée une
atmosphère psychologique dans notre culture qui est « des milliers de fois
plus importante que n’importe quel autre facteur du milieu ambiant » (à
savoir, le complexe d’Œdipe, les motivations économiques, la lu e des
classes, les con its entre les hommes, les croyances religieuses, etc.). Plus
important, j’accepte que la défection de la femme cause un tel choc
psychologique qu’il en résulte une pulsion de mort, dirigée contre soi-
même ou contre d’autres personnes. Mais l’essentiel à propos de
« l’homme de la situation », c’est que l’une de ses pulsions fondamentales
est de faire de son « monde-vie » une structure logique. On pourrait dire
que, alors que la plupart des gens passent de bon cœur d’un jour à l’autre
et acceptent la vie comme quelque chose de « donné » (ainsi que nous le
faisons quand nous sommes enfants), « l’homme de la situation » ressent le
besoin de la me re en question. Ses problèmes personnels ne sont pas
traités un par un, au fur et mesure qu’ils surviennent, mais ils sont
abordés comme faisant partie d’un ensemble bien plus vaste. Les résultats
de ce e tentative pour créer un ensemble sont imprévisibles. J’ai connu un
homme charmant et très intelligent qui n’avait pas réussi dans sa
profession – il était comédien. (Il y a un portrait de lui dans mon roman
Soho à la dérive.) Sa première réaction à cet échec fut d’élaborer une
théorie selon laquelle la société moderne est une camisole de force
intolérable pour les « esprits libres », et qu’une vie de « bohème » amorale
était donc la seule solution possible. Comme le problème s’accentuait, il
devint raciste. Il jugeait que l’Angleterre ne reconnaissait pas son talent
parce qu’elle était dirigée par des « négros », des « bougnoules » et des
« youpins » (lesquels, il en avait la certitude, étaient également
responsables des a aques visant mes ouvrages). Il s’est pendu dans une
prison de Bonn l’année dernière, après avoir été arrêté pour tra c de
cannabis. J’ai appris sa mort avec tristesse, mais je ne voyais vraiment pas
comment il aurait pu s’adapter à la réalité du monde dans lequel il vivait.
Le besoin d’ériger une structure logique ne conduit pas nécessairement
à ce genre d’a rmation subjective de soi-même. Edward Upward a décrit
dans son roman In the irties comment divers problèmes personnels lui
paraissaient insolubles en termes d’art et de poésie, et comment il en vint
à accepter le dogme marxiste : à savoir que la structure économique de la
société était la raison de ses sou rances personnelles. Ce e acceptation, il
le reconnaissait lui-même, conduisait à la stérilité artistique. Le seul
moyen d’évaluer une « structure logique » n’est pas de chercher à savoir si
elle permet à quelqu’un de s’adapter à la réalité sociale, mais si elle
contribue au bout du compte à l’expression de ses capacités.
Avec le personnage d’Arthur Lingard, j’ai essayé de montrer le
parcours d’un « homme de la situation » qui est également un « étranger »
à mon sens : c’est-à-dire qui est, à certains égards, plus imaginatif et plus
doué que ceux qui l’entourent, qui possède plus de volonté et d’énergie
qu’eux. Sa vie n’est pas tragique au sens grec d’une fatalité inexorable,
mais uniquement dans le sens de mauvais choix, faits librement, qui
nissent par frustrer son potentiel créatif. Il ne cadre pas avec le modèle
de l’homme violent de Van Vogt, ni avec mes propres « étrangers » – dont
la plupart sont d’authentiques créateurs – et c’est parce qu’il reste entre
deux chaises que je le trouve si intéressant… et que je trouve le problème
de la mentalité criminelle si intéressant. (On pourrait dire que ce roman
est le troisième volet d’une trilogie criminelle commencée avec Le Sacre de
la nuit et La Cage de verre). La plupart des criminels ne sont pas des
« hommes de la situation » ; ils se laissent aller à vau-l’eau. Mais les
criminels les plus dangereux le sont. Van Vogt fait remarquer : « La plupart
des “hommes de la situation” méritent une certaine compassion, car ils
lu ent contre une horreur intérieure quasi incroyable. » Et ses dernières
observations, bien qu’elles ne résolvent rien, en fait, o rent une
perspective de discussions très intéressante. Il estime qu’un système
politique démocratique est une sauvegarde contre les « hommes de la
situation », car ils peuvent imposer leur domination « logique » chez eux,
ou même au bureau s’il leur arrive d’être le patron, mais pas sur la scène
politique, où ils doivent a ronter d’autres personnes résolues. Ce e
opinion amène Van Vogt à a rmer que le véritable inconvénient de tous
les systèmes totalitaires est que ce sont habituellement – voire toujours –
les « hommes de la situation » qui parviennent au pouvoir. C’est une idée
intéressante que la di érence la plus importante entre les êtres humains
soit celle existant entre les personnes stables et sensées qui, en n de
compte, savent gérer les problèmes et les menaces, et les « hommes de la
situation » qui tentent frénétiquement de justi er leur comportement et
basculent ensuite dans une violence paranoïaque. Le problème
fondamental de notre société, s’il a raison, est d’apprendre à reconnaître
les « hommes de la situation » et de les amener à se contrôler. On peut
considérer Le Tueur comme une complication du problème tout à fait
délibérée : une tentative pour faire remarquer que les « hommes de la
situation » n’ont pas nécessairement ni entièrement tort.
DOSSIER

i est Colin Wilson ?

Colin Wilson est né en 1931 à Leicester, Angleterre. Fils d’un ouvrier


d’une usine de chaussures, il obtint une bourse qui lui permit d’entrer à
l’âge de 11 ans au lycée de Gateway, qu’il dut qui er quand il eut 16 ans,
ses parents n’ayant pas les moyens de lui payer des études universitaires.
Alors qu’il avait été un élève brillant et passionné en sciences, il se met,
peu après, à lire essentiellement de la poésie, et décide qu’il ne sera pas un
scienti que mais un écrivain. Et il commence aussitôt à écrire.
Mais il fallait vivre. Faute de mieux, il entra dans l’administration, où il
s’ennuya fort, ce qui le poussa à s’engager dès l’âge de 18 ans dans la RAF
pour faire son service militaire. Mais, s’ennuyant à nouveau, il se t
réformer. Il devient alors une sorte de vagabond et parcourt l’Angleterre
en faisant des travaux divers, comme la cueille e des pommes dans le
Kent, et en dormant souvent à la belle étoile. Après quoi il part pour Paris
où il est hébergé un temps à l’Académie Duncan (dirigée par le frère de la
danseuse Isadora Duncan), revient en Angleterre, se marie pour la
première fois, divorce au bout de 18 mois, écrit une « revue anarchiste »
pour une compagnie – qui montera peu après sa première pièce –, et
retourne à Paris.
and il en revient, en novembre 1952, il travaille dans un grand
magasin de Leicester où il rencontre Joy, qui ne l’a plus qui é depuis. Tous
deux se rendent à Londres où Colin fait une série de « petits boulots »,
tandis qu’il s’a aque à son premier roman, Le Sacre de la nuit (Ritual in the
Dark) et fait la connaissance d’Angus Wilson qui l’encourage vivement à
continuer d’écrire. Il écrit alors, dans la salle de lecture du British Museum
que dirige Angus Wilson, un livre sur la « philosophie existentielle » : e
Outsider (L’Homme en dehors) qui, publié en 1956, chez Gollanez, le rend
immédiatement célèbre. Best-seller en Angleterre et aux États-Unis, le
livre sera traduit en douze langues.
Le livre ayant fait l’objet de nombreux articles en même temps que la
pièce de John Osborne, Look Back in Anger, obtenait à Londres un grand
succès et était chroniquée dans tous les journaux, les deux auteurs se
virent bientôt coller l’étique e de « jeunes hommes en colère », ce qui leur
valut aussitôt une telle publicité que les critiques dits sérieux se mirent à
écumer de rage et à déclarer que, tous comptes faits, leur succès était
immérité.
Sur quoi un scandale déclenché par les parents de Joy, scandale sans
fondement mais qui t les beaux jours de la presse pendant deux
semaines, acheva de détruire ce qui subsistait de la réputation de sérieux
du « jeune Colin », comme un journaliste l’appela.
Contraint de qui er Londres, le couple s’installe, en 1957, en
Cornouailles où, très soulagé de n’être plus la cible des médias, Colin
Wilson peut continuer à travailler dans le calme. Il écrit alors six autres
volumes du cycle « Outsider » dont Le Rebelle face à la religion (Religion
and the Rebel) qui paraît en 1957, une Encyclopédie du meurtre (domaine
qui a toujours été l’un de ses principaux centres d’intérêt depuis qu’à l’âge
de 10 ans il a été fasciné par Jack l’Éventreur), ainsi qu’une série de
romans commencée avec Le Sacre de la nuit, qui paraît en 1960.
En 1961 et 1966, il e ectue deux tournées de conférences aux États-
Unis et devient « écrivain résident » au collège Hollins de Virginie, puis à
l’université de Washington, à Sea le.
Colin Wilson considère que la proposition qui lui fut faite, à la n des
années 60, d’écrire un livre sur l’occulte constitua pour lui un nouveau
départ. « Sceptique déclaré, dit-il, je devins néanmoins convaincu de la
réalité du paranormal. » Ses deux gros livres L’Occulte et Mystères
obtinrent en e et un succès aussi important que celui qu’avait connu
L’Homme en dehors.
Colin Wilson vit toujours en Cornouailles avec Joy, dont il a eu trois
enfants : une lle, Sally, et deux garçons, Damon et Rowan, ce dernier
étant cosignataire avec son père d’ouvrages sur le crime et les mystères
non résolus.
Durant les cinq dernières années, Colin Wilson a régulièrement donné
des conférences en Amérique, en Australie et au Japon, où il est
abondamment traduit, ainsi qu’en Pologne et en Russie.
Une œuvre « en dehors »

En 35 ans, Colin Wilson a publié plus de 80 ouvrages qu’il classe lui-


même en quatre catégories :
— La philosophie existentielle.
« Avec le cycle Outsider, il devint clair, dit-il, que ce que je faisais était
de créer un “nouvel existentialisme”, fondamentalement di érent de
l’existentialisme nihiliste de Heidegger, Sartre et Camus. Je continue de
considérer que c’est mon œuvre la plus importante. »
— La criminologie, domaine auquel appartiennent de nombreux essais
et plusieurs romans dont, en particulier, sa « Trilogie criminelle ».
—  Le paranormal, domaine qui comprend également de nombreux
essais et plusieurs romans comme La Pierre philosophale et Les Parasites de
l’esprit.
—  La psychologie, domaine auquel appartiennent essentiellement ses
biographies de Maslow, Gurdjie , Reich, Jung, Steiner, Crowley et
Ouspensky.
Colin Wilson est également l’auteur de trois pièces de théâtre.
En introduction à une nouvelle de Colin Wilson parue dans Galaxies
intérieures/3, Maxim Jakubowski a écrit : « S’il n’a jamais à proprement
parler guré parmi les grands de la S.-F. anglaise, c’est que Colin Wilson
est un admirable homme-à-tout-faire des le res britanniques : philosophe,
historien, essayiste, auteur de romans sociaux ainsi que policiers, et qu’il
évite à tout prix de se cantonner dans un genre précis. » E ectivement,
ce e situation de Colin Wilson dans les le res britanniques en a fait un
auteur « en dehors », frère des écrivains et artistes qu’il a analysés dans
L’Homme en dehors.
Il pense d’autre part qu’en Angleterre sa réputation ne s’est jamais
remise de la publicité d’abord trop outrancièrement élogieuse, puis
injustement négative, qui lui avait été faite à la n des années 50.
Colin Wilson en France

inze ouvrages de Colin Wilson, y compris Le Tueur, ont été traduits


en français.
L’immense succès remporté par son premier essai philosophique t
que ses deux premiers livres furent traduits, l’un deux ans après sa
publication originale, l’autre quatre ans après. La traduction des treize
autres s’est faite de manière quelque peu anarchique chez di érents
éditeurs.
Essais philosophiques :
L’Homme en dehors ( e Outsider ; 1956), Gallimard, 1958.
Le Rebelle face à la religion (Religion and the Rebel, 1957), Gallimard,
1961.
Romans criminels :
Le Sacre de la nuit (Ritual in the Dark, 1960), Gallimard, 1962.
La Cage de verre ( e Glass Cage, 1966), Planète 1969 ; NéO, 1980 ; Les
Belles Le res, 1998.
Le Tueur ( e Killer, 1970), Les Belles Le res, 1998.
Ce e « Trilogie criminelle », est complétée par :
L’Homme qui n’avait pas d’ombre ( e Man Without a Shadow, 1963),
Julliard, 1965.
Ce dernier roman étant le journal de Gérard Sorme, le héros du Sacre
de la nuit.
Autre roman :
Soho à la dérive (Adri in Soho, 1961), Gallimard, 1964 et Folio.
Essai de criminologie :
Être assassin (Order of Assassins, 1972), Alain Moreau, 1977.
Essais sur le paranormal :
L’Occulte ( e Occult, 1971), Albin Michel, 1973 et J’ai lu.
Mystères (Mysteries, 1970), Albin Michel 1981.
Romans de science- ction :
Les Vampires de l’espace ( e Space Vampires, 1976), Albin Michel, 1978.
Les Parasites de l’esprit ( e Mind Parasites, 1967), Planète, 1969 ; NéO,
1980.
La Pierre philosophale ( e Philosopher Stone, 1969), NéO, 1982.
La nouvelle Glissement temporel (Timeslip, 1979) a paru dans Galaxies
intérieures/3, Denoël 1981.
Biographies :
Carl Gustav Jung, le seigneur de l’inconscient (Jung : e Lord of the
Underworld, 1984), Éditions du Rocher, 1985.
Rudolf Steiner, visionnaire au cœur de l’homme (Steiner : e Man and
his Vision, 1985), Éditions du Rocher, 1987.
Le Tueur : l’enfance et la jeunesse d’un monstre.

Dans sa très éclairante postface – qui pourrait fort bien être lue avant
le roman –, Colin Wilson nous livre les clés d’une œuvre particulièrement
dérangeante à bien des égards.
Il y déclare que celle-ci peut être considérée comme le troisième volet
d’une trilogie de romans criminels, commencée avec Le Sacre de la nuit et
poursuivie avec La Cage de verre qui reparaît en même temps chez le
même éditeur). Mais elle apparaît aussi comme un complément, une sorte
d’« illustration romancée » de son essai Être assassin (Order of Assassins)
où, à travers des cas historiques (de Jack l’Éventreur à Charles Manson), il
a tenté d’expliquer, grâce à une nouvelle lecture de Sade, Nietzsche,
Dostoïevski et Sartre, ce qui est pour lui le meurtre typique du xxe siècle :
le « crime cérébral ».
Pour Colin Wilson, ce genre de crime est commis par une catégorie de
meurtriers – qu’il appelle des « assassins » pour les distinguer des
criminels ordinaires – dont l’intelligence est généralement supérieure à la
normale, pour qui le meurtre est une façon de s’a rmer, une sorte d’acte
créateur dévoyé. « Ils présentent certains points communs avec les artistes.
(…) Ils sont comme eux la proie de pulsions et de tensions qui les me ent
en marge de la société et, comme eux, ils ont le courage d’obéir à ces
pulsions en dé ant l’ordre établi. Mais, alors que l’artiste libère ses
tensions dans un acte de création imaginative, l’assassin libère les siennes
dans un acte de violence. »
Bien que le propos philosophique de Colin Wilson et le fait que
l’histoire de ce monstrueux criminel nous est racontée à travers la vision
clinique de son psychiatre préservent Le Tueur de tout voyeurisme, il ne
s’agit pas d’un « livre à me re entre toutes les mains ». L’écriture froide et
très précise du grand romancier rend, en e et, certaines scènes
particulièrement éprouvantes pour la sensibilité du lecteur.
Le Cabinet noir

c’est aussi une collection de poche qui publie ce même mois un autre grand roman de COLIN
WILSON :

La Cage de verre

Une série de meurtres a lieu à Londres. Tous les corps sont retrouvés
au bord de la Tamise et une citation du poète William Blake est tracée sur
un mur proche, ce qui incite la police, qui se sent impuissante, à faire
appel à un spécialiste de Blake : Damon Reade, singulier héros de cet
étrange roman. Reade, ne faisant appel qu’à son intuition, découvrira le
meurtrier. Et ce sont les relations entre les deux hommes qui con èrent à
ce livre l’atmosphère inimitable qui en fait l’un des meilleurs romans
criminels de Colin Wilson.
Volume 13 du « Cabinet noir/poche » 352 pages : 59 F.
Déjà parus :
1. Frédéric H. Fajardie : Retour à Zlin. Noir, amer et tendre : 24
nouvelles inédites où l’auteur démontre une fois de plus son sens de
l’humour et de la dérision. 192 pages : 39 F.
2. Alexandre Dumas : Le Meneur de loups. Fantastique
romantique : Un chef-d’œuvre romanesque auquel le style amboyant du
grand Dumas con ère un pouvoir de suggestion résolument moderne. 320
pages : 49 F.
3. Fredric Brown : Attention, chien gentil ! Humour macabre : 13
nouvelles où s’épanouit le génie de raconteur d’histoires à la chute
ina endue du grand auteur américain. 192 pages : 39 F.
4. Evan Hunter (Ed McBain) : Mister Buddwing : Amnésie-
suspense : Un superbe roman tout au long duquel le héros et le lecteur se
posent les mêmes angoissantes questions : qui est Mister Buddwing, quel
trouble événement l’a plongé dans les ténèbres de l’amnésie ? 400 pages :
59 F.
5. Dennis Etchison : Rêves de sang. Horreur psychologique : 15
nouvelles par le meilleur auteur américain contemporain du genre,
recommandé par Ramsay Campbell, Charles L. Grant, Stephen King et…
François Truchaud. 304 pages : 49 F.
6. Evan Hunter : Le Temps du châtiment. Violence et justice : Par
Evan Hunter, alias Ed McBain, un admirable roman sur la conscience
individuelle et la responsabilité collective. Trois jeunes ont poignardé sans
raison un jeune Portoricain. Mais qui est responsable ? 288 pages : 49 F.
7. Frédéric H. Fajardie : Mort d’un lapin urbain. Noir, cruel et
tendre : Onze nouvelles violentes, modernes et romantiques, par l’auteur
de Retour à Zlin. 176 pages : 39 F.
8. éodore Sturgeon : La Sorcière du marais. Mondes magiques :
Neuf longues nouvelles qui vont de l’horreur gothique à la sorcellerie en
passant par l’insolite et la science- ction. 288 pages : 49 F.
9. Raoul de Warren : La Bête de l’Apocalypse. Fantastique,
occultisme, histoire : Considéré comme le plus grand roman occultiste
français, ce livre est aussi un passionnant roman d’aventures policières et
fantastiques. 304 pages : 49 F.
10. Howard Fast : L’A aire Winston. Suspense judiciaire : Un
avocat militaire intègre se dresse, seul, face à une cour martiale chargée de
condamner, en raison du contexte politique, un lieutenant américain
meurtrier d’un sergent anglais pendant la guerre de Birmanie. 240 pages :
49 F.
11. omas Tessier : Fantôme. Hantises et terreur. Un petit garçon
se retrouve dans un pays de cauchemars. Par un nouveau romancier
fantastique américain. 336 pages : 49 F.
12. Fredric Brown : Schnock corridor. Crimes et délires :
D’astucieuses histoires criminelles à la chute ina endue et à l’humour
macabre. Un régal ! 192 pages : 39 F.
14. Robert Bloch : Les Yeux de la momie. Épouvante et surnaturel :
10 nouvelles constituant un cocktail savamment dosé par maître du
suspense, de la peur et de l’horreur. 240 pages : 49 F.
Le cabinet noir/poche
publie deux titres par mois :

À paraître en juin 98 :

15. Howard Fast : L’Assassin qui rendit son arme. Tueur à gages et
amour fou : and un professionnel du meurtre rencontre l’Amour pour la
première fois. 192 pages : 39 F.
16. Alexandre Dumas : Le Château d’Eppstein. Gothique et
surnaturel : De nombreux événements inexpliqués se passent dans un
château au milieu d’une forêt allemande. 272 pages : 49 F.
Ce volume
publié aux Éditions Les Belles Le res
a été achevé d’imprimer
en mai 1998
dans les ateliers
de Normandie Roto Impression s.a.,
61 250 Lonrai
N° d’édition : 3544
N° d’impression : 981034
Dépôt légal : mai 1998 (Imprimé en France)
atrième de couverture

COLIN WILSON
Le Tueur

Arthur Lingard est détenu à la prison de Rose Hill. Un être ino ensif,
selon l’administration, mais le médecin de la prison, le Dr Samuel Kahn,
décèle, derrière ce mur de silence, une puissante intelligence. Aussi mène-
t-il, sur le passé du prisonnier, sa propre enquête qui, depuis l’enfance
d’orphelin pauvre de Lingard, en passant par son incestueux a achement
à sa sensuelle sœur aînée, va l’amener à faire nombre de découvertes sur
son irrésistible plongée dans le crime, jusqu’aux horreurs qui, nalement,
remontent à la lumière du jour, révélant en cet homme l’un des
psychopathes les plus complexes et les plus pervers de l’histoire du crime.
Voir à la n du volume : LE DOSSIER COLIN WILSON.
Notes

1 Habitant des quartiers de l’est de Londres. (N.d.T..).


2 Course de steeple qui se court à Aintree, Liverpool. (N.d.T.).
3 Le titre anglais de Londres engloutie, de Richard Je eries, est A er
London (N.d.E.).

4 Criminal Investigation Department : l’équivalent de notre Police


judiciaire (N.d.T.).

5 En français dans le texte (N.d.T.).

Vous aimerez peut-être aussi