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Le Tueur
roman
Postface de l’auteur
Traduit de l’anglais
par François Truchaud
and je parlai à Pauline de cet épisode, il fut évident pour moi qu’elle
ne soupçonnait guère l’importance que cela avait eu dans l’évolution
d’Arthur. Pour elle, c’était simplement une permutation supplémentaire
dans les jeux sexuels qui occupaient une telle place dans ses pensées. Elle
ignorait qu’elle avait provoqué une sorte d’éboulement psychologique
chez Arthur. Tous les esprits humains marchent sur une corde raide,
partagés entre l’optimisme et le désespoir, la con ance et la dé ance. Un
esprit sain, pris au piège dans des circonstances désagréables, cherche
résolument des contrepoids à son écœurement et à son rejet. Arthur avait
trouvé les romans d’Edgar Rice Burroughs et d’Abraham Merri . Son
alter ego triomphant faisait campagne sur Mars avec John Carter, Ulysses
Paxton, Jason Gridley, tandis que le Arthur Lingard connu de sa famille et
de ses professeurs demeurait enfoncé dans la boue de Penketh Street et
épiait des amoureux, caché derrière des buissons. Peut-être aurait-il pu
continuer ainsi et présenter un dédoublement de la personnalité, comme le
Walter Mi y de urber, qui accepte sereinement le fait que son moi
« réel » est terne et malchanceux. Je crois que sa nouvelle relation avec
Pauline bouleversa tout cela.
Mais c’est à ce moment qu’intervint un troisième élément, qui n’avait
pas joué un rôle très important jusque-là : ses crises d’épilepsie. Je
constatai qu’il faisait preuve d’une étrange réticence à ce sujet. Je supposai
que c’était parce qu’il ressentait toujours une certaine honte, enfouie en
lui depuis ses années d’école. Ce ne doit pas être agréable de pousser un
cri et de s’écrouler au milieu d’une cour de récréation bondée ou durant
un cours d’histoire, et de reprendre connaissance, entouré de visages qui
arborent une expression de curiosité mêlée de dégoût.
elques jours après notre discussion sur ses fantasmes martiens, mon
quotidien publia une photographie de Mars prise par la sonde russe. Je
l’emportai a n de la montrer à Arthur. Il jeta un coup d’œil à la
photographie oue et à la manche e : « IL N’Y PAS DE VIE SUR MARS,
AFFIRMENT LES RUSSES », puis jeta le journal par terre en poussant un
grognement irrité.
— els imbéciles ! grommela-t-il.
— Pourquoi ? lui demandai-je. Vous pensez que la vie existe sur Mars ?
— Je le sais.
Je m’étais demandé depuis quelque temps jusqu’à quel point ses
fantasmes concernant les gardiens noirs avaient toujours prise sur lui.
C’était un sujet que nous avions décidé, d’un accord tacite, de ne plus
aborder. Cela me parut une occasion toute trouvée pour véri er cela.
— Comment le savez-vous ?
Ce qu’il me décrivit alors – d’une façon claire et rationnelle –
ressemblait à un rêve étrange ou à une vision.
Il était assis sur la berge du canal par un paisible samedi après-midi,
alors que la plupart des adolescents de la ville assistaient à un match de
football. Il dressait la carte d’une zone du territoire martien dans le
royaume du Jeddak – une succession de lacs communiquant entre eux
dans une région montagneuse, où des torrents impétueux disparaissaient
sous terre. De temps en temps, il consultait l’un de ses romans martiens
qu’il emportait dans son cartable. Cet après-midi-là, il eut conscience
d’être particulièrement absorbé par son jeu, d’une impression de silence et
de concentration. Il commença brusquement à ressentir quelque chose. (Je
lui demandai d’être plus précis. « Une sorte de frisson, de picotement. ») Un
immense sentiment de contentement l’envahit. Puis, tandis qu’il regardait
sa carte, il eut l’étrange sensation de se souvenir. Avec un choc, il s’aperçut
que ce n’était pas imaginaire : c’était réel. Il avait l’impression de collines
sombres qui se dressaient au-dessus de lui, de falaises abruptes qui
s’inclinaient vers l’intérieur, avec des marques verdâtres et vitreuses sur
leurs parois, d’arbres dont les feuilles étaient noires et brillantes,
d’énormes fruits rouges et violets. En même temps, il sentait distinctement
l’air, qui était très particulier, et il entendait le bruit de l’eau qui s’écoulait.
Ce fut comme une révélation pour lui, le sentiment de comprendre
quelque chose qui était vrai. Lorsque la sensation – ou vision – s’estompa,
le sentiment de la réalité de ce monde persista. Tandis qu’il s’en retournait
vers Penketh Street, au milieu de la foule des supporters qui arboraient les
couleurs de Manchester United, il pensa continuellement : « Alors ceci
n’est pas vrai, tout compte fait. » Par « ceci » il entendait la réalité autour
de lui.
— Vous êtes sûr que c’était Mars que vous aviez vue ? demandai-je.
— Oh, oui, c’était Mars, pas de problème.
— Cela aurait pu être – par exemple – une hallucination survenue
quelques instants avant une crise d’épilepsie ?
— Non ! (Il me regarda d’un air renfrogné.) Pourquoi vous autres tenez-
vous toujours à rabaisser quelque chose, uniquement parce que vous ne
comprenez pas ?
— Excusez-moi, dis-je avec humilité. Je n’avais pas l’intention de
rabaisser cela. Mais vous devez adme re que j’ai du mal à comprendre.
— Oui, probablement… Néanmoins, c’est la vérité.
— Est-ce que vous avez éprouvé cela à nouveau ?
— Une ou deux fois.
Mais il n’avait pas envie d’en parler.
Je revins sur ce sujet plus tard, alors qu’il avait oublié son irritation, et
il devint clair que la « vision » avait été un événement d’une grande
importance dans sa onzième année. Son interprétation était la suivante :
un pouvoir latent en lui avait été éveillé, et lui avait donné une vision
momentanée, télépathique, d’une planète réelle. Son comportement
ultérieur con rmait cela. Il emprunta à la bibliothèque des livres traitant
du système solaire, et lut a entivement des descriptions de Mars et de
Vénus. D’abord il fut déçu lorsqu’il comprit que Mars, la planète réelle,
était certainement beaucoup plus froide que la planète imaginaire,
puisqu’elle est bien plus éloignée du soleil que la Terre, de quelque
soixante millions de kilomètres. Puis il ré échit que même si c’était vrai, la
ore et la faune de Mars avaient très bien pu s’adapter à ces températures
plus basses, de même qu’elles s’étaient adaptées à respirer une atmosphère
di érente. Il envisagea une autre hypothèse qui ne le gênait aucunement :
sa vision avait peut-être concerné Vénus, et non Mars. oi qu’il en soit,
sa certitude ne fut pas ébranlée, ne serait-ce qu’un instant : il avait vu un
lieu réel, et il s’en souvenait.
À mon avis, la théorie de l’épilepsie fournit l’explication la plus
vraisemblable. elques semaines plus tard, je lui montrai l’une des le res
de Dostoïevski où il décrivait ses sensations avant une crise : l’impression
d’une oppression intense, suivie d’une impression soudaine de bonheur
total et de délivrance, le sentiment d’une formidable connaissance. Il lut la
le re, admit laconiquement que sa propre expérience avait « parfois »
ressemblé à celle-là, puis il changea de sujet. Je compris que c’était
toujours très important pour lui de croire que sa « vision » avait vraiment
été celle d’une autre planète. Cela lui donnait le sentiment d’être
exceptionnel, d’avoir été « choisi ».
Je suis également porté à croire que la nouvelle relation avec Pauline
joua un certain rôle dans ce e expérience. Le fait qu’elle l’ait accepté
provoqua un ot de plaisir, d’optimisme, une con ance accrue, qui
renforcèrent son imagination, consolidèrent son identi cation avec les
héros martiens. Il reconnaissait volontiers que son obsession sexuelle de
Pauline l’avait amené à acquérir une force de concentration tout à fait
remarquable. Il me dit que, lorsque Pauline commença à porter des
culo es en rayonne, il avait souvent une érection une heure avant qu’ils
aillent se coucher. Il allait se coucher le premier, puis restait éveillé et
l’a endait. Elle éteignait toujours la lumière avant de se déshabiller, mais
il y avait souvent une lumière provenant de la chambre à coucher voisine
qui perme ait de voir. Elle ôtait toujours sa culo e en dernier, et ce geste
produisait toujours le même délicieux frisson « d’indécence » qu’il
éprouvait quand il observait des couples d’amoureux près du canal.
Lorsqu’elle se me ait au lit, il demeurait éveillé, parfois il o ait dans une
sorte d’état de désir charnel en suspens, et a endait que sa respiration
régulière lui apprenne qu’elle dormait. Alors il se levait sans bruit et
cherchait à tâtons jusqu’à ce que sa main touche la rayonne satinée posée
sur ses autres vêtements. Il n’avait aucune di culté à demeurer éveillé
parce que son intense surexcitation sexuelle le gardait concentré sur son
objectif. Ce qui l’étonnait le plus, c’était que, au lieu de se sentir fatigué et
coupable le matin suivant, habituellement il se sentait alerte et débordant
d’énergie, remarquait les scènes et les bruits de la rue avec une sensation
de plaisir qui lui était inconnue. Il acquit la certitude que la plupart des
gens dorment trop, et que celui qui tente vraiment de développer ses
pouvoirs est à même de se débarrasser de ces limitations.
Pauline se rendit compte que son frère faisait montre d’une con ance
qu’il n’avait pas eue jusqu’alors. Il ne se cachait plus dans des coins, a n
de dissimuler le livre qu’il lisait, ou ne sursautait plus nerveusement
chaque fois que quelqu’un le frôlait. Oncle Dick pensait que le temps qu’il
passait au grand air améliorait sa santé. Il ne pouvait guère deviner que
son étrange neveu faisait un complexe du surhomme, éprouvait un
sentiment de supériorité à l’égard des gens qui l’entouraient. Arthur était
convaincu que, d’une manière ou d’une autre, il vivait simultanément sur
di érents plans d’existence, un sur Terre et un sur Mars… ou sur Vénus.
Les « scènes visionnaires » de ce e autre planète survenaient chaque fois
qu’il était seul et dans une disposition d’esprit paisible qui favorisait une
concentration intense, ou parfois alors qu’il était sur le point de
s’endormir. Il lut et relut Burroughs, dressa des cartes minutieuses et des
tableaux de l’histoire martienne.
Ce fut ce récent sentiment de con ance qui l’amena à franchir le pas et
à basculer dans le crime réel ; ce sentiment fournit la pulsion
supplémentaire qui était nécessaire pour transformer le fantasme en acte.
L’été chaud de 1949 t place à un automne pluvieux, et Arthur ne
disposa plus d’intimité pour ses rêveries martiennes. Oncle Dick
s’opposait à ce qu’il lise dans la chambre à coucher, déclarant que c’était
un gaspillage de la lumière électrique. Parfois il se rendait à la salle de
lecture de la bibliothèque municipale, mais là non plus il n’y avait pas
assez d’intimité, et le spectacle de jeunes lles entrant et sortant stimulait
des fantasmes sexuels qui brisaient la coquille fragile de l’illusion. Le mois
de novembre fut glacial et maussade. Ce fut n novembre 1949 qu’il
commît son premier cambriolage.
Il était rentré de l’école pour trouver une maison déserte. Assis devant
le poêle, il se sentait fatigué, plein de ressentiment et il s’ennuyait Le feu
baissait, mais il ne trouvait pas l’énergie nécessaire pour aller chercher du
charbon – oncle Dick insistait pour que le feu soit « soutenu » par de la
poussière de charbon humide – a n qu’il dure toute la journée. Il se
surprit à souhaiter que ce soit l’été. Ainsi il aurait pu aller épier sur la
berge du canal. L’ennui l’e rayait plus que toute autre chose, car il
semblait être un commentaire ironique sur ses prétendus pouvoirs
extraordinaires.
L’un des rares amis qu’il avait à l’école était un garçon du nom de
Duncan Mclver. Celui-ci était myope et avait un bras atrophié, mais c’était
également un passionné de science- ction, et il possédait un livre de
Merri qu’Arthur convoitait, Rampe, ombre, rampe !. Arthur et lui se
prêtaient des livres, et faisaient parfois des échanges. Les parents de
Duncan étaient plus aisés que ceux de la plupart de ses camarades de
classe. En fait, Duncan était allé dans une école libre, mais son père, un
homme qui était arrivé par lui-même, a rmait qu’il était bien mieux au
milieu des « garçons ordinaires » de l’école communale. Et Arthur se
souvint que Duncan lui avait dit qu’il allait au cinéma à Manchester, après
l’école, parce que sa mère s’y rendait en voiture pour faire ses courses. Il
savait que Duncan avait une sœur âgée d’une vingtaine d’années qui
suivait des cours dans une école de secrétariat, et que son père rentrait
souvent très tard. Cela voulait dire qu’il y avait des chances pour qu’il n’y
ait personne à la maison. Un jour, après l’école, Arthur avait accompagné
Duncan jusque chez lui, et il l’avait vu prendre la clé de la porte de
derrière dans la resserre. Il y avait un verger à l’arrière de la maison, et les
haies étaient hautes, de telle sorte qu’on ne pouvait pas le voir depuis les
maisons d’à côté. Duncan lui avait dit qu’il avait un placard rempli de
livres dans sa chambre ; le trouver ne devrait pas être trop di cile.
Dès qu’il commença à caresser ce e idée, Arthur ressentit une
surexcitation dans son estomac. Il ne risquait absolument rien. Il allait
emporter un livre, comme s’il avait oublié que Duncan ne serait pas là.
C’était bientôt le crépuscule ; ses chances d’être surpris étaient in mes.
L’ennui disparut. Il éprouvait à nouveau la surexcitation et la tension
qu’il ressentait quand il était couché et a endait que Pauline s’endorme.
La maison de Duncan se trouvait à un peu plus de trois kilomètres.
Arthur prit le vélo de Jim, et y arriva dix minutes plus tard. Il laissa le vélo
au bout de la rue et continua à pied jusqu’à la maison. Elle était plongée
dans l’obscurité. Il gravit les marches jusqu’à la porte d’entrée et sonna. Il
n’y eut pas de réponse. Il t le tour de la maison – à présent il était
dissimulé par la haie – et frappa à la porte de derrière. Il essaya de tourner
la poignée ; la porte était fermée à clé. Il alla jusqu’à la resserre. La clé était
suspendue à un clou derrière la porte. À présent son cœur ba ait
douloureusement, mais il éprouva une joie immense quand il t jouer la
clé dans la serrure et ouvrit la porte.
Le sol de la cuisine était recouvert de carreaux vert et blanc, et elle
sentait les fruits. La dernière fois qu’il était venu, Arthur avait a endu sur
le pas de la porte, mais il avait été frappé par la propreté et l’odeur
agréable. Maintenant qu’il était dans la cuisine, tout le fascinait : un
immense réfrigérateur, une énorme cuisinière d’un blanc étincelant, un
double évier. Il prit soin de verrouiller la porte derrière lui, et il mit la clé
dans sa poche. Si quelqu’un entrait dans la maison, il pourrait se cacher, et
rien n’indiquerait sa présence.
Il alla dans le vestibule. Une horloge de parquet tictaquait paisiblement
dans un coin. Il faisait chaud dans la maison ; des radiateurs étaient placés
contre le mur. Il risqua un coup d’œil par l’entrebâillement d’une porte et
aperçut une pièce où trônait un piano à queue. Il s’avança dans la pièce et
regarda par la fenêtre. Il faisait encore jour, mais la nuit tombait. Des
photos étaient disposées sur le piano : Duncan, ses parents, et une jeune
lle au teint pâle, mignonne, manifestement la sœur de Duncan. Elle lui
rappela Aggie.
La sensation de se trouver dans une maison inconnue était la chose la
plus excitante qu’il ait jamais connue, et il avait des picotements de
surexcitation sexuelle. Les odeurs agréables l’intriguaient : l’encaustique
pour les meubles, parfumée à la lavande, le désodorisant sur le guéridon,
dans le vestibule. L’absence d’odeurs dans certaines pièces lui parut même
bizarre, après les odeurs rances de Penketh Street.
Il alla au premier, montant deux marches à la fois. Sur le palier, la
porte d’une chambre était ouverte – la chambre de Duncan, de toute
évidence, car il apercevait un placard ouvert et le dos de livres de poche
aux couleurs vives. Mais les livres ne l’intéressaient pas pour le moment. Il
ouvrit la porte de la pièce voisine et contempla une vaste chambre à
coucher, avec un grand lit pour deux personnes, manifestement la
chambre des parents de Duncan. Le lit était défait – Mme Mclver avait
probablement fait un petit somme avant de se préparer pour aller chercher
son ls à l’école. Arthur en croyait à peine ses yeux. Apparemment, les
draps étaient en soie verte. La soie avait une signi cation fétichiste pour
lui. À présent il était tellement excité qu’il dut lu er contre la tentation de
se déshabiller et de se glisser dans le lit.
Il sortit et ouvrit la porte de la pièce suivante. C’était la salle de bains
avec un carrelage vert de mer et une odeur parfumée. Les savons de
toile e étaient roses et ovales, et cela éveilla tellement son intérêt qu’il t
couler de l’eau chaude dans le lavabo et se lava les mains. À Penketh
Street, ils se servaient de grosses barres de savon vertes, découpées en
tranches.
Il m’expliqua que toute peur et toute tension avaient alors disparu. Il y
avait tellement de cache es possibles dans ce e maison qu’il pouvait se
dissimuler si quelqu’un arrivait, et peut-être même a endre que tout le
monde soit endormi avant de s’en aller silencieusement. Il regarda dans
une corbeille à linge pour voir s’il y avait des dessous féminins, mais il n’y
avait que des draps.
Il se sécha soigneusement les mains avec une servie e de toile e pliée,
puis la remit exactement à la même place sur le radiateur électrique. Il
sortit de la salle de bains et ouvrit la porte voisine. Apparemment, c’était
une chambre d’amis : elle comportait un grand lit pour deux personnes,
mais il n’y avait aucune trace d’un occupant, et les tiroirs de la commode
étaient vides. La chambre voisine donnait sur le jardin de devant, et c’était
manifestement celle de la sœur de Duncan. À nouveau, il y avait un grand
lit pour deux personnes (Arthur était stupéfait par ce e prodigalité : un
grand lit pour une seule personne !), et à nouveau, les draps étaient en soie
verte. Ce e fois, la tentation fut trop forte. Il se déshabilla et se glissa entre
les draps. Il éprouva alors ce qu’il quali a de « merveilleuse sensation
d’indécence ». C’était le lit de la jeune lle ; quelques heures auparavant,
elle s’était levée de ce lit. Avec des draps comme ceux-là, elle dormait
peut-être nue. Sinon, à quoi bon avoir des draps en soie ? Ils étaient frais
sur son corps, et il se roula d’un côté et de l’autre. Il su oquait comme s’il
avait plongé dans une eau glacée. La pensée du corps nu de la jeune lle
l’excita, et il pressa ses hanches et ses cuisses sur le matelas. Presque tout
de suite, il eut un violent orgasme, et, avec une grande ne eté, le
sentiment de sa personnalité martienne, des plaines immenses et des
montagnes qui étaient sa véritable patrie. Ce sentiment était associé à
l’impression hallucinatoire de faire l’amour à la sœur de Duncan (dont il
ignorait le prénom). Il resta allongé dans le lit pendant cinq minutes, une
fois ce e sensation estompée. Il se sentait étrangement sûr de lui et en
sécurité. L’horloge dans le vestibule sonna cinq heures un quart. Il
s’extirpa du lit, en proie à une sorte d’étourdissement, se rhabilla, puis
arrangea les draps très soigneusement et défroissa les oreillers.
À ce moment, il entendit la clé tourner dans la serrure de la porte
d’entrée. Brusquement, il fut glacé de peur. Il sortit doucement de la
chambre, remerciant Dieu pour les tapis, et traversa le palier sur la pointe
des pieds. La porte fut refermée ; il ne pouvait pas voir qui était entré. Il ne
pouvait pas s’agir de Duncan et de sa mère ; il n’avait pas entendu de
voiture. De plus, il était trop tôt. Ce e personne était seule. Par
conséquent, ce devait être le père de Duncan ou bien sa sœur. La porte du
réfrigérateur fut claquée, et il y eut le glouglou du lait versé dans un verre.
Puis, quelques minutes plus tard, une voix de femme fredonna une
chanson populaire, Galway Boy. Il fut soulagé. En me ant les choses au
pire, il pouvait s’occuper d’une jeune lle, même si cela voulait dire
l’agresser.
Rien ne se produisit pendant cinq minutes, et les ba ements
frénétiques de son cœur se calmèrent. Il commença à se demander s’il ne
lui était pas possible de descendre l’escalier sur la pointe des pieds et de
sortir par la porte de devant. Il ouvrit la porte de la chambre d’amis, a n
de se ménager une retraite en cas d’urgence, puis il se dirigea sans bruit
vers le haut de l’escalier a n d’évaluer la situation. Il entendait la jeune
lle aller et venir dans la salle de séjour. Puis elle sortit, et il recula
vivement. Il l’entendit traverser le vestibule et commencer à gravir
l’escalier. Il s’a endait à ce qu’elle lève les yeux et l’aperçoive. Peut-être
pousserait-elle un cri. Il s’engou ra dans la chambre d’amis et referma la
porte aussi à fond qu’il l’osa. Elle passa devant la porte et entra dans sa
chambre. Il y eut le bruit sec d’un interrupteur électrique – à présent il
faisait pratiquement nuit – et il l’entendit tirer les rideaux. Ensuite, il cessa
d’écouter a entivement. Ses intestins se liqué èrent, et sa principale
préoccupation était d’éviter de les évacuer dans son pantalon.
Elle sortit de sa chambre et alla dans la salle de bains. Un robinet fut
ouvert. Il était clair qu’elle ne se doutait de rien, car elle continuait de
fredonner Galway Bay. Puis, à son soulagement incommensurable, le
verrou de la porte de la salle de bains fut poussé. Il songea brusquement
qu’elle était probablement en train de retirer ses vêtements. Il sortit de la
chambre et regarda par le trou de la serrure. Mais il ne vit rien ; elle n’était
pas dans son champ de vision. À ce moment, il aurait été plus judicieux de
sa part de qui er la maison en toute hâte, comme l’aurait fait n’importe
quel cambrioleur. Mais c’est là qu’Arthur Lingard était di érent du
cambrioleur moyen. Il était sexuellement excité, et il avait un sentiment
d’immunité et de puissance. Si la porte de la salle de bains n’avait pas été
verrouillée, il aurait probablement tenté de violer la jeune lle qui prenait
un bain. Le bruit du clapotement de l’eau faisait surgir des images de la
jeune lle occupée à enduire ses seins de savon, et il avait l’impression
d’être un fauve a amé.
Il se retourna et vit que la porte de sa chambre était toujours
entrouverte et que ses vêtements étaient posés sur le lit. Il avait une
chance incroyable ! Il se dirigea vers la pièce en marchant sur la pointe des
pieds. Un peignoir rose qui avait été posé sur le lit n’était plus là. À sa
place, il y avait une robe bleue et un jupon d’où dépassait un bas. Il
souleva le jupon et vit que l’autre bas était roulé en boule dans la jambe
d’une culo e blanche. Il déboutonna sa brague e et pressa la culo e sur
son sexe raidi. La fraîcheur du tissu provoqua un orgasme instantané, si
violent qu’il fut tenté de s’allonger sur le lit.
Dès que ce fut terminé, il fut saisi de panique. Ce n’était pas la peur
d’être surpris, mais la peur de ce qu’il avait été tenté de faire : agresser la
jeune lle dans son bain. À présent, tandis qu’il se détendait, ça lui
paraissait absurde, de toute évidence. Il voulait sortir de la maison et la
laisser prendre son bain. Mais il ouvrit d’abord le tiroir de la commode et
prit une autre culo e qui ressemblait à celle qu’il venait de laisser tomber
sur le lit. Il la remit soigneusement sous le jupon, prit même la peine de
chi onner le bas et de le replacer dans la jambe de la culo e. Puis il
descendit au rez-de-chaussée. La porte de la salle de séjour était ouverte et
la lumière était allumée. Il y avait un bureau à cylindre dans un coin, et il
était ouvert. Il désirait emporter un autre souvenir de sa visite. Il y jeta un
coup d’œil et aperçut un petit co ret en carton bleu dans l’un des casiers.
Il le fourra dans sa poche. Puis il alla dans la cuisine, ouvrit la porte, la
referma derrière lui, et remit la clé à sa place dans la resserre. À présent il
était hors de danger. Même si Duncan et sa mère rentraient à cet instant, il
pouvait dire qu’il était passé pour échanger des livres. Il t le tour de la
maison d’un pas décidé et franchit la grille d’entrée. Alors qu’il était à mi-
chemin de la rue, une voiture passa à sa hauteur et s’arrêta devant la
maison qu’il venait de qui er. Un homme descendit pour ouvrir le portail
à deux ba ants qui menait au garage. Il avait raté le père de Duncan de
quelques minutes.
Il se sentait tellement triomphant qu’il n’avait pas envie de rentrer à la
maison. Mais physiquement, il ressentait une réaction. Il se rendit à vélo
jusqu’à la berge du canal et s’assit dans sa cache e, malgré le froid et la
nuit. Les yeux fermés, il entreprit de revivre toute son aventure. Tandis
qu’il caressait la culo e qu’il avait placée sur ses cuisses nues, il eut à
nouveau ce e certitude d’appartenir à un autre monde, à une autre
planète.
Avant de rentrer à la maison, il creusa un trou dans la terre molle avec
son canif, et y plaça soigneusement le vêtement plié et le petit co ret bleu.
Il regarda à l’intérieur du co ret : il contenait un pendentif muni d’une
chaîne e. Il trouva une pierre plate et recouvrit le trou. Puis il rentra à la
maison. C’était une nuit froide et claire, et il ressentait un curieux
bourdonnement dans ses oreilles (d’autres fois, il parla d’un « chant »),
associé à une sensation d’épanouissement et de bonheur. Il percevait que
lui et son autre « moi » communiquaient par-delà des millions de
kilomètres d’espace.
Je dois m’interrompre à présent pour parler de mon approche des
obsessions d’Arthur Lingard. À une certaine époque, j’aurais essayé de les
interpréter entièrement en termes sexuels – sublimation d’un complexe
d’Œdipe, et ainsi de suite. Mais, comme je l’ai dit au commencement de ce
récit, j’en étais venu à accepter de plus en plus les idées de certains
psychologues de la « troisième force » – Frankl, Caruso, Maslow, Cari
Rogers, Glasser – qui reconnaissent chez l’homme ce que l’on pourrait
appeler des « besoins instinctuels plus nobles ». Bien sûr, le mécanisme
fondamental de la vie est la contraction et la dilatation, l’absorption et la
décharge d’énergie, comme inspirer et expirer. Et il y a incontestablement
beaucoup d’êtres humains dont on peut dire que ce qu’ils font importe
peu, du moment qu’ils font quelque chose. Mais la plupart des gens plus
sensés pré èrent des activités qu’ils estiment « grati antes » ~ c’est-à-dire
créatrices d’une certaine façon. C’est un besoin, aussi fort que le désir
sexuel.
On peut exprimer les choses ainsi. Freud et la plupart de ses disciples
considèrent que la maladie mentale est le résultat de la frustration par le
milieu de certains besoins fondamentaux, dont le principal est le besoin
sexuel. Un être humain qui fonctionne parfaitement devrait être comme
une machine qui fonctionne parfaitement, obéissant aux lois naturelles de
son être. La névrose provient du sable ou de la rouille qui pénètre dans les
rouages. Elle vient de l’extérieur, pour ainsi dire. Mais il m’est devenu de
plus en plus clair qu’il y a une autre sorte de névrose, qui vient de
l’intérieur. Les êtres humains ressentent un besoin de se développer, de
mûrir, de réaliser leurs potentiels, a n de devenir, si l’on veut, plus divin (ou
plus humain – c’est la même chose). Et s’il est vrai qu’à l’intérieur de tout
homme corpulent, il y a un homme mince qui se démène pour sortir, de la
même façon, à l’intérieur de tout homme lourd et morne, il y a un homme
très intelligent et créatif qui se démène pour sortir, comme un poussin
dans son œuf ou un papillon dans sa chrysalide. Si certaines circonstances
contrecarrent son développement, celui-ci peut prendre d’étranges
tournures.
De toute évidence, les pulsions sexuelles d’Arthur Lingard jouaient un
rôle important dans sa maladie, mais je crois qu’elles n’en sont qu’une
partie. Je ne crois pas que même son fétichisme de la culo e puisse être
expliqué simplement en termes freudiens. Son très grand intérêt pour
Punch le démontre. Ce qu’il voulait, c’était une existence plus libre, plus
riche, associée à des femmes comme les deux sœurs de Punch, qui ferait
s’épanouir ce qu’il y avait de meilleur en lui. À propos de la plus jeune –
qu’il avait appelée, de façon signi cative, Angelina –, il disait que s’il avait
pu regarder sous sa jupe, elle aurait porté une culo e en soie bleue ou
rose. Pour quelle raison ? Pourquoi pas, par exemple, en soie blanche,
puisque Pauline avait porté jadis une culo e de ce e couleur qui avait
appartenu à sa mère ? Était-ce parce qu’il associait la soie blanche à
Pauline, et au jeu « du docteur et de l’in rmière » qui l’avait tellement
bouleversé ? C’était une explication possible. Le bleu et le rose sont les
couleurs portées par les bébés, les couleurs de l’innocence. La soie, en
comparaison du coton ou de la laine, est satinée, brillante, et fraîche.
Même son allusion au slip porté par Jane dans le Daily Mirror illustre ce
point. Le sexe devenait pur et ino ensif du fait de son association avec de
jolis sous-vêtements et de jolies jeunes lles. C’est pourquoi sa décision de
s’abandonner à ses fantasmes de viol fut aussi importante. De propos
délibéré, il me ait de côté ses « besoins instinctuels plus nobles » et se
servait de son imagination pour libérer des tensions agressives, des
émotions destructrices.
Tout cela explique pourquoi ses fantasmes martiens s’intensi èrent
après qu’il eut établi une relation sexuelle avec Pauline, au lieu de
disparaître, ou de s’a aiblir. Le sexe avec Pauline – et il ne faut pas oublier
que cela ne parvint jamais au stade du coït véritable – était une libération
importante sur un plan, mais sur un autre plan, il était associé à la
culpabilité. Ils se caressaient comme deux « petits vilains ». Pauline, avec
son habituelle absence de gêne, me raconta en détail leurs rapports, après
ce e première fois. Il était admis qu’Arthur avait le droit de placer sa main
entre les cuisses de Pauline quand ils étaient couchés, et il s’endormait
souvent avec sa main à cet endroit (un geste involontaire de protection ?).
Elle-même ne faisait jamais d’avances sexuelles, sauf involontairement,
dans son sommeil, et cela arriva peut-être une douzaine de fois durant
l’année 1950. Arthur n’essaya jamais d’avoir de véritables rapports sexuels
avec elle. Je lui demandai pour quelle raison. Il me répondit qu’il avait
peur de réveiller les deux autres qui dormaient dans le même lit. Je crois
plutôt que c’était la force du tabou de l’inceste. Pauline était l’image de la
mère. Elle le caressait comme elle aurait pu caresser les cheveux d’un bébé,
et il la touchait parce qu’elle représentait la mystérieuse source de vie.
Pourtant, son rôle dans ce e relation n’était pas celui de l’homme agressif,
mais celui de l’enfant.
Et cela signi ait également que son a itude à l’égard de Pauline allait
inévitablement devenir de plus en plus ambiguë tandis qu’il grandissait.
L’enfant Arthur Lingard devint un adolescent avec des rêves qui lui étaient
propres. Pauline n’était pas une mère qui représentait une source d’amour
incontestée, mais une sœur qui l’avait souvent peiné et rendu malheureux.
Ses fantasmes martiens représentaient ses « besoins instinctuels plus
nobles », et ses besoins sexuels ordinaires devinrent de plus en plus
obsédés par son fétichisme. Il était fatal qu’Arthur se détache de Pauline.
Pauline me dit qu’Arthur devint de plus en plus maussade l’année
suivante, et qu’il semblait souvent irrité et indi érent à son égard. C’était
inévitable. Arthur commençait à la critiquer : elle s’était laissé absorber par
son milieu, et à présent elle en faisait partie. Il voulait dominer ce milieu –
mais pas de la façon évidente : en gagnant de l’argent, et en réussissant. Il
avait contracté le virus le plus dangereux qui soit. Si ses professeurs à
l’école l’avaient su, ils auraient probablement éclaté de rire. Et ils auraient
eu tort.
elques jours après son cambriolage, Arthur ouvrit Les Mémoires de
Sherlock Holmes à l’histoire Le Dernier Problème. Il avait lu beaucoup
d’histoires de Conan Doyle, et il le trouvait passionnant, mais pas aussi
fascinant que Burroughs ou Merri … jusqu’à ce qu’il lise la description de
Moriarty par Holmes :
« Ah, voilà bien le côté génial, miraculeux, de l’a aire ! s’écria-t-il. Cet
homme règne sur Londres et personne n’a jamais entendu parler de lui. C’est
ce qui le met au pinacle dans l’histoire du crime ! Je vous dis, Watson, avec le
plus grand sérieux, que si je pouvais vaincre cet homme, si je pouvais en
débarrasser la société, ma carrière serait comblée… La sienne a été
extraordinaire. C’est un homme d’une bonne extraction, très cultivé, doté par
la nature de dons phénoménaux en mathématiques. À vingt et un ans, il
écrivit sur le binôme de Newton un traité qui eut aussitôt un retentissement
européen et qui lui valut la chaire de mathématiques dans l’une de nos
universités secondaires ; selon toutes les apparences, son avenir s’annonçait
extrêmement brillant. Mais son sang charriait des instincts diaboliques,
criminels. Au lieu de les comba re, il leur a permis de s’épanouir, et son
extraordinaire puissance mentale s’est mise à leur service…
» Comme vous le savez, Watson, personne mieux que moi ne connaît le
gratin du monde du crime à Londres, Depuis des années, j’avais l’impression
que, derrière le malfaiteur, il existait une sorte, de puissance occulte, une
puissance avec une organisation profonde qui se dressait toujours contre la loi
et qui étendait son bouclier pour protéger le coupable… Depuis des années, je
m’e orçais de percer le voile qui l’entourait. En n le jour est venu où je saisis
le bon l et je l’ai remonté en suivant mille détours jusqu’au professeur
Moriarty, célèbre autorité en mathématiques.
» Il est le Napoléon du crime, Watson. Il est l’organisateur de tous les
forfaits, ou presque, qui restent impunis dans ce e grande ville. C’est un
génie, un philosophe, un penseur de l’abstrait, Il possède un cerveau de
premier ordre. Il demeure immobile, telle une araignée au centre de sa toile,
mais ce e toile-là a un millier de rami cations, et il perçoit les vibrations de
chacun des ls… »
Arthur Lingard lut ce e histoire dans la pièce de devant, glacée par
une journée de pluie, à la mi-décembre. Lorsqu’il arriva à ce passage, il se
mit à trembler, et il lui sembla que ses cheveux tentaient de se dresser sur
sa tête. Il entendait Aggie occupée à rassembler les assie es du petit
déjeuner dans la pièce voisine, et cela lui rappela qu’elle allait
probablement lui demander de l’aider à faire la vaisselle. Il sortit sans bruit
et referma la porte derrière lui. Puis il se dirigea d’un pas pressé vers la
berge du canal et se glissa à l’intérieur d’un vieux blockhaus qui empestait
l’urine rance. Assis parmi des bouteilles brisées et des préservatifs usagés,
son col relevé pour couvrir ses oreilles, il lut le reste de l’histoire. Il en
savourait chaque mot. and il eut terminé, il rit tout bas. Holmes était
mort. Cela lui avait coûté la vie de se mêler des a aires de la grande
araignée au centre de la toile du crime à Londres. Il revint au début de
l’histoire et lut la description de Moriarty jusqu’à ce qu’il la sache par
cœur. À présent, il était glacé ; il sortit du blockhaus et marcha le long du
canal. Il noua son écharpe autour de sa tête pour se protéger de la brume.
Il contempla le canal au cours paresseux, les boîtes de conserves rouillées
sur le chemin de halage, le linge sur les cordes qui claquait dans de
minuscules arrière-cours. Tout cela ne l’oppressait plus. Un Napoléon du
crime se développait lentement en lui, s’élevait, révélait son identité pour
la première fois, et tout ce paysage devenait sans importance.
Il lui paraissait incroyable qu’un écrivain comme Conan Doyle, si
manifestement du côté de la loi, de l’ordre public et de la respectabilité, eût
été à même de saisir la psychologie d’un génie du crime tel que Moriarty.
«… Son sang charriait des instincts diaboliques, criminels… » Il pensa à ses
pratiques autoérotiques avec les culo es de Pauline, à son cambriolage
chez Duncan, et soudain cela devint évident. Il était un criminel-né, un
homme dont le sang charriait un étrange poison. Mais était-ce bien un
poison ? Moriarty était plus intelligent que ses semblables, plus intelligent
que Holmes, à coup sûr. Holmes n’avait jamais rien écrit de plus di cile
qu’une monographie sur la cendre de tabac. Moriarty, lui, était capable de
voir la vérité sur la société, à savoir qu’elle avait été créée pour la
protection des riches et l’exploitation des pauvres. Sa prétendue loi était
en réalité la loi de la jungle, et elle était du côté des riches.
Arthur n’avait rien contre les riches en tant que tels. Il préférait de
beaucoup des gens qui prenaient un bain à cinq heures de l’après-midi à
Dick Lingard et à sa tante Elsie. Mais il avait parlé avec la mère de
Duncan, et il n’avait pas trouvé qu’elle fût supérieure à tante Elsie. Les
êtres humains qui l’entouraient ne valaient guère mieux que du bétail. Ils
étaient tous englués dans la même boue.
Ce qui le fascinait chez Moriarty, c’était sa capacité de demeurer
anonyme. « Cet homme règne sur Londres et personne n’a jamais entendu
parler de lui. » Ses cousins Albert et Ted avaient eu des ennuis avec la
police, Ted pour entrée par e raction dans un magasin de radios et vol
d’un tourne-disque portatif, Albert pour vandalisme – il avait cassé des
lavabos dans les toile es d’un pub et lacéré les banque es d’un bus. Ce
genre de « crime » était pitoyable et complètement stupide.
À présent il était trempé et glacé, mais tellement surexcité qu’il n’avait
aucune envie de rentrer à la maison. Il resta un moment sur un pont en fer
à observer les gou es de pluie former des cercles sur la surface du canal. Il
devait regarder en face le fait qu’il était encore trop jeune pour devenir
tout de suite un Moriarty. C’était quelque chose qui se trouvait très loin
dans l’avenir. Mais il n’était pas trop tôt pour commencer à préparer sa
carrière. Il devait s’entraîner, lentement et soigneusement. C’était sa
destinée d’être un super-criminel.
Et qu’est-ce qui di érenciait le super-criminel de l’incapable moyen ?
La volonté et la prévoyance. Il avait un énorme avantage en ce qui
concernait la société : l’avantage du secret. Tel un guérillero, il pouvait
frapper à l’improviste, et se replier avant que quiconque comprenne ce qui
s’était passé.
Certes, bien des garçons âgés de douze ans ont fait des rêves similaires.
Mais dans le cas d’Arthur Lingard, les circonstances favorisaient leur
réalisation. Il était déshérité sur le plan a ectif, il détestait son milieu, et il
vivait dans un monde imaginaire. Il avait déjà conscience d’être di érent
de tous ceux qu’il avait rencontrés, et il savait qu’il avait deux « moi »,
dont l’un vivait sur une autre planète. Il n’était pas chez lui sur ce e
planète-ci. Et maintenant il comprenait pourquoi. Dès sa naissance, son
sang avait charrié des instincts diaboliques, criminels.
Les expériences sexuelles précoces d’Arthur Lingard l’avaient projeté
de l’enfance vers l’adolescence avec une brutalité qui intensi ait les
problèmes a ectifs ordinaires. De tels problèmes peuvent habituellement
être surmontés, à condition qu’un être humain ait un solide lien personnel
– au moins un. Plus il est une partie intégrée d’un milieu familial
chaleureux, plus il trouvera ce lien facilement. Malheureusement, l’unique
lien personnel solide d’Arthur commençait déjà à se dissoudre. Il
commençait à rejeter Pauline. Elle était la maîtresse de Dick Lingard. Elle
avait accepté le milieu familial de Warrington, elle avait accepté de s’y
intégrer. Elle avait commencé à travailler dès l’âge de quinze ans, elle était
vendeuse au Woolworth’s du quartier, et elle sortait avec un groupe de
lles aux gros rires stridents, qui parlaient continuellement des « copains »
et des chanteurs à la mode : Frankie Laine, Vie Damone, Fats Domino. Un
jour, au cours de l’été 1950, Dick Lingard avait surpris Pauline dans le
passage, adossée au mur, en train de faire l’amour avec l’un de ses ex-
petits amis. Les récriminations furent bruyantes et acerbes, et on put en
entendre le moindre détail dans toute la maison. Le garçon – le capitaine
de l’équipe de football de l’école – avait glissé dans sa poche la culo e de
Pauline. Dick Lingard était fou de jalousie, mais il ne pouvait pas le
montrer ouvertement. Il n’arrêtait pas de dire : « Cela ne me dérangerait
pas si elle essayait d’être convenable, mais se faire tringler vite fait, debout
contre un mur… ! C’est vraiment dégueulasse… comme deux chiens ! »
Arthur eut un sourire ironique. Mais il fut envahi par un ot de jalousie
qui se changea très vite en colère et en dégoût. Contre un mur, comme
deux chiens… Et le garçon avait emporté la culo e de Pauline. Elle était
devenue la prostituée du quartier…
Leur première dispute eut lieu peu de temps après cet incident. Ce fut
à propos du « meurtrier au bain d’acide sulfurique », John George Haigh,
qui avait été exécuté en 1949. Un journal du dimanche publiait une série
d’articles sur des criminels célèbres. Après avoir lu l’article consacré à
Haigh, Pauline avait fait remarquer qu’elle ne comprenait pas pourquoi
des meurtriers semblaient aussi inhumains. Arthur répliqua que si ce
qu’elle entendait par « humain » était la médiocrité et la stupidité, alors il
pensait que c’était vrai. Il déclara que, pour autant qu’il pût en juger,
Haigh avait seulement fait preuve de bon sens et d’un esprit entreprenant.
Il aimait les vêtements élégants et les voitures de sport, et il ne pouvait se
les procurer en travaillant dans une usine. Alors il avait décidé d’exercer le
métier de criminel – le meurtre de quelques personnes de la classe
moyenne qui n’avaient pas la moindre importance, de toute façon. Il
poursuivit en disant que les lois sont faites pour protéger les riches et
opprimer les pauvres. Pourquoi Haigh ne leur aurait-il pas rendu la
pareille ?
Pauline commit l’erreur de se moquer de lui et de dire qu’il était trop
jeune pour comprendre. Cela rendit Arthur furieux, et ses arguments
devinrent plus dogmatiques. Si la vie était sacrée, pourquoi Pauline
mangeait-elle de la viande et du poisson ? Est-ce qu’elle pensait que c’était
très bien de tuer un porc ou une vache, mais que c’était mal de tuer un
être humain qui était aussi stupide qu’un porc ou une vache ? Pauline dit
avec véhémence que même les gens les plus stupides pouvaient être
gentils et a entionnés, et Arthur répliqua qu’elle était bien une femme.
Elle raisonnait avec ses sentiments au lieu de raisonner avec sa tête.
Pauline évoqua l’a aire Heath, et demanda à Arthur comment il pouvait
justi er le meurtre sadique de deux femmes. Est-ce qu’elles avaient mérité
cela ? Arthur haussa les épaules. Il ne disait pas qu’elles avaient mérité
ce e mort a reuse. Mais il comprenait pourquoi Heath avait agi ainsi. Si
une lle était jolie, et qu’un homme la désirait, pourquoi était-il obligé de
jouer ce ridicule jeu social, à savoir l’inviter au restaurant, lui o rir des
boîtes de chocolats, et lui dire qu’il l’aimait ? Les hommes étaient pareils à
des loups, fondamentalement. Ils étaient capables de convaincre une lle
qu’ils l’aimaient, alors que tout ce qu’ils voulaient en réalité, c’était lui
ôter sa culo e.
C’en fut trop pour Pauline. Elle voyait où il voulait en venir. Elle lui dit
qu’il était un personnage répugnant et qu’il nirait probablement comme
Heath et Haigh. Et elle qui a la maison précipitamment.
Arthur était fou furieux. Sa propre sœur était contre lui. Les femmes
étaient toutes les mêmes : du bétail sentimental. Il ne se laisserait jamais
asservir par l’une d’elles.
J’étais curieux d’apprendre ce qui s’était passé ensuite. Arthur, le
solitaire sans pitié, s’était brusquement vu avec les yeux de Pauline :
quelqu’un qui était devenu hautain, intolérant et haineux. C’était une
sorte de crise, et une crise très grave pour un garçon de douze ans. Je lui
demandai ce qu’il avait fait. D’abord il me dit qu’il ne s’en souvenait pas.
— Vous êtes sorti et vous avez fait quelque chose ?
— Non.
— Avez-vous recherché de la compassion auprès d’Aggie ?
— Non.
Un non très sec et dédaigneux.
— Est-ce que vous avez lu ?
— Probablement.
J’abordai à nouveau le sujet au cours d’une séance ultérieure et ce e
fois il reconnut qu’il avait pris deux de ses livres préférés – Sept pas vers
Satan et Les Conquérants de Mars – et s’était rendu dans une cache e sur
la berge du canal, pas les fourrés habituels, mais un endroit plus éloigné.
Là, il avait lu pendant huit heures d’a lée. Et en ce e occasion, son
sentiment d’évasion fut intense, comme jamais auparavant. Il parcourut
les déserts et les forêts de Mars ; il conspira contre Satan tout-puissant. Et
à un certain moment durant ces huit heures, il coupa le cordon ombilical
qui le liait à Pauline. Il existait un monde d’aventures et de terreur qui
dépassait son entendement de femme. Il n’avait encore jamais rencontré
quelqu’un qui fût capable d’entrer dans ce monde. Les garçons de l’école
qui lisaient également des romans d’aventures n’étaient pas concernés ; de
plus, la plupart d’entre eux étaient des êtres chétifs. Le seul autre garçon
qui avait lu tout Burroughs – Duncan – était myope et avait un bras
atrophié. Arthur faisait grand cas de ne pas être chétif. C’est pourquoi il
admirait les petits amis athlétiques de Pauline, tout en méprisant leur
stupidité. La force ou l’imagination – ni l’une ni l’autre n’était e cace
toute seule. Il était nécessaire de posséder les deux.
La lecture de l’article sur Haigh l’amena à décider qu’il devait étudier
les méthodes des criminels. Il passa des soirées entières à la bibliothèque
municipale, où il lut les volumes de la série « Les causes célèbres en
Angleterre ». Il aurait pu emprunter ces ouvrages et les emporter à la
maison, mais la famille les aurait vus et se serait demandé pourquoi il
s’intéressait brusquement à des a aires criminelles. Ce n’était pas de ce e
façon qu’un maître du crime préparait sa carrière. Il les lut donc dans la
salle de la bibliothèque – Heath, Pritchard, Burke et Hare, Monson, Rouse,
et ainsi de suite. Ces lectures con rmèrent son opinion, à savoir que la
plupart des criminels sont des amateurs incroyablement maladroits. Même
Haigh, en y regardant de plus près, était en fait un imbécile. Sa méthode
était intéressante et astucieuse – assassiner pour s’emparer des biens de la
victime, et se débarrasser du corps en le plongeant dans un bain d’acide
sulfurique : une idée digne de Moriarty. Mais l’homme lui-même était un
imbécile, un m’as-tu-vu. De plus, quelqu’un qui entre en possession des
biens de sa victime grâce à des reçus falsi és et de fausses procurations
établit un lien entre lui-même et celle-ci, et il se fait prendre tôt ou tard,
inévitablement. Arthur n’avait pas la moindre objection à faire contre le
meurtre pour le pro t. Mais les crimes commis par Haigh et Landru
étaient vraiment indignes de Moriarty. C’était du travail d’amateur.
Lui ne songeait pas au crime pour le pro t, mais au crime pour le
crime. Le mot lui-même, « crime », le fascinait. Cela sonnait comme
« crasse » ou « crise ». C’était un moyen de réagir contre ce e société
stupide qu’il haïssait tellement.
Plus tard, il tenta d’expliquer ce sentiment envers la société par une
sorte de philosophie, et c’est peut-être le moment approprié pour en
parler. Il avait lu un livre Londres engloutie, de Richard Je eries, qui
décrivait un avenir où la Londres industrielle avait été détruite, et
remplacée par des champs et des bois. Dans le journal qu’il tenait en
prison, il avait écrit : « Lorsque j’ai lu ce livre merveilleux, j’ai acquis la
conviction que la civilisation était une erreur. » La civilisation avait
couvert la terre de grandes villes sales ; était-ce étonnant que les villes
engendrent des rats ? La terre avait été transformée en une décharge
immonde. Et depuis l’invention des machines, tout était allé de travers. Les
gens étaient venus habiter dans les villes, la population avait augmenté, et
la vie était devenue une foire d’empoigne.
Arthur Lingard aimait à rêver d’un retour au Moyen Âge – à une
Angleterre rurale avec des bois, des rivières et de charmants villages. Si les
gens étaient aussi stupides que son cousin Jim, ou les amies de Pauline,
cela n’aurait aucune importance, parce qu’ils mèneraient une vie simple et
saine. Après les travaux des champs, ils rentreraient chez eux à la tombée
de la nuit. La civilisation avait pour conséquence de rendre les gens
insigni ants encore plus insigni ants, en les abreuvant de divertissements
bon marché. Le crime était simplement une façon de protester contre ce e
civilisation qui salissait tout. Idéalement, il y aurait de grandes bandes de
criminels, dirigées par un esprit supérieur, qui s’appliqueraient à jeter du
sable dans les rouages de la société. À la limite de la ville, un immeuble
luxueux sortait du sol, on construisait un nouveau cinéma avec plusieurs
salles, un pub avec des projecteurs aux couleurs vives sur sa façade.
Chaque fois qu’une entreprise comme celle-là était couronnée de succès,
cela signi ait un nouveau pas vers l’urbanisation. Même un imbécile
comme Albert ressentait le besoin instinctif de briser les projecteurs, de
gribouiller des obscénités sur l’immeuble neuf, d’éventrer les sièges du
cinéma. Un jour, ce e protestation instinctive serait organisée et conduite
par un Napoléon du crime. Un gaz toxique tuerait tous les spectateurs
dans le cinéma et le changerait en musée des horreurs. Une ampoule de
cyanure versée dans un tonneau de bière garantirait la faillite du pub. Tout
cela pouvait être si facile…
À douze ans, Arthur Lingard était un adolescent très maigre, avec des
yeux globuleux qui révélaient une hyperthyroïdie, et était a igé d’un
léger bégaiement. Une masturbation excessive l’avait rendu très pâle, et sa
peau était toujours couverte de boutons ou de furoncles. Personne ne le
trouvait sympathique. Ses professeurs prenaient son air renfrogné pour de
la stupidité. Vivant la plupart du temps dans un monde imaginaire, il avait
peu d’hygiène et dégageait toujours une odeur d’urine rance. and il
était seul, il avait l’habitude de se curer le nez, ou bien de se gra er
l’entrejambe et ensuite de reni er ses doigts. Il rêvait qu’il était le chef
d’une organisation criminelle qui kidnappait les plus belles lles de la
ville, les amenait dans sa chambre, et le laissait les déshabiller et les
contempler avec une exultation méchante.
Sa fascination pour le crime était foncièrement sexuelle. Comme le
sexe, le crime impliquait l’interdit ; il comportait la dissimulation ; cela
voulait dire entrer dans des lieux où vous n’étiez pas censé vous trouver. À
cet égard, ses rêves d’être un Napoléon du crime étaient en désaccord avec
ses véritables désirs – pénétrer dans des maisons. Ce qui l’a irait en fait,
c’était le cambriolage et le viol.
Comment un futur Moriarty devait-il s’entraîner pour le crime ?
Arthur pressentait que le crime, par essence, consistait à ne pas être
découvert, à rechercher discrètement des occasions. Il lui fallait un
prétexte pour sonner à la porte des maisons. Il songea d’abord à livrer des
journaux, puis il se rendit compte que cela ne servirait à rien. Les livreurs
de journaux allaient jusqu’à la porte d’entrée et me aient le journal dans
la boîte aux le res. Mais lorsqu’il vit une annonce dans une épicerie du
quartier, demandant un garçon de courses, il sentit que c’était plus
prome eur. À la grande surprise de la famille Lingard, il obtint cet emploi.
On lui donna un vélo de livreur et il transporta des cartons d’articles
d’épicerie jusqu’à des maisons du quartier. Il frappait à la porte de
derrière, recevait le paiement, et un petit pourboire. Le premier jour de sa
tournée, il trouva un mot punaisé sur la porte de derrière : « Veuillez
laisser le carton dans les cabinets extérieurs. Je paierai plus tard ». C’était
plein de promesses. Cela voulait dire qu’il n’y avait personne à la maison –
à moins que la femme ait fait semblant d’être sortie pour ne pas avoir à
payer. Il essaya prudemment d’ouvrir la porte ; elle était fermée à clé. Il
porta le carton jusqu’aux cabinets. Chez les Lingard, on laissait souvent la
clé de la porte sur une étagère dans les toile es extérieures s’il n’y avait
personne à la maison. Ici, il n’y avait pas d’étagère, mais une recherche
a entive lui permit de découvrir une clé glissée dans un interstice entre le
montant de la porte et le mur.
À présent, il éprouvait la sensation familière – les ba ements
frénétiques du cœur, les intestins qui se liqué aient, une tension sexuelle
qui lui donnait des picotements dans les reins. Il rebroussa chemin vers la
porte de derrière, en portant toujours le carton, au cas où un voisin
l’aurait observé. Il introduisit la clé dans la serrure, et entra. Presque tout
de suite, une voix d’enfant cria depuis le premier : « C’est toi, maman ? » Il
ressortit précipitamment, referma la porte, et emporta la clé – et les
provisions – dans les cabinets.
Sa seconde tentative de cambriolage avait été un échec. Mais il
continua de chercher des occasions. Il repéra très vite les maisons qui
étaient à l’abri des regards des voisins, et il les nota dans son esprit comme
des possibilités. Mais la chance était contre lui. Les rares fois où on ne
répondit pas à ses coups à la porte, il ne trouva pas de clé, bien qu’il ait eu
la possibilité de chercher dans les toile es extérieures, la remise à charbon
ou la resserre. Durant les six mois où il fut garçon de courses, il parvint
une seule fois à entrer dans une maison. Il me raconta cet épisode lors
d’une phase ultérieure de l’analyse, quand il avait cessé d’essayer de
dissimuler la nature sexuelle de ses pulsions.
Dans une maison située à moins de deux rues de Penketh Street, il y
avait une jeune femme mariée qui lui rappelait Pauline – des seins fermes
et pleins, une bouche large et charnue, et des cheveux noirs. Elle avait
deux enfants, âgés de six et sept ans, et son mari servait dans la marine
marchande. Elle était toujours aimable et amicale, et lui donnait toujours
un shilling de pourboire – six pence au-dessus de la moyenne.
Un samedi matin, il alla à l’hôpital pour se faire percer un furoncle
avant de commencer sa tournée. En partant, il croisa la jeune femme qui
entrait avec ses deux enfants. Il songea qu’elle en avait au moins pour une
heure – la salle d’a ente était bondée. La perspective d’être à même de
voler certains de ses dessous le remplit d’une agitation fébrile. Il se dirigea
en hâte vers l’épicerie, y arriva plus tôt que d’habitude, et parcourut le
carnet des commandes. Il fut cruellement déçu : le nom de la jeune femme
n’y gurait pas. À ce moment, l’épicier lui dit : « Il y a une livraison en
plus », et il lui tendit une commande écrite à la main. C’était celle qu’il
voulait. Normalement, il préparait les commandes dans l’ordre où elles
étaient inscrites dans le carnet. Mais il prépara immédiatement la dernière.
L’épicier s’en aperçut et lui demanda ce qu’il faisait. Il répondit
négligemment : « J’ai pensé que j’allais faire les livraisons dans le sens
inverse aujourd’hui, histoire de changer. » Ce e explication fut acceptée. Il
plaça deux ou trois commandes à l’avant de son vélo, et il s’en alla. Cela
faisait bientôt une heure qu’il avait vu la jeune femme à l’hôpital.
Comme il s’y a endait, la porte de derrière était fermée à clé, et
personne ne vint ouvrir quand il frappa. Il porta les articles d’épicerie
jusqu’aux toile es extérieures, mais il n’y trouva pas de clé, malgré une
recherche minutieuse. Il regarda dans la remise à charbon… et trouva
nalement la clé dans un pot à con tures. Il me raconta qu’il avait éclaté
de rire sous l’e et du soulagement. Il avait eu peur que la jeune femme ne
l’ait emportée.
Il retourna jusqu’à la porte de derrière, introduisit la clé dans la serrure
et la t jouer, À ce moment, il entendit des voix d’enfants dans la rue, et
un bruit de pas dans le passage. Il retira la clé en hâte, et tandis que la
jeune femme ouvrait la barrière et entrait, il dit : « Je viens de me re votre
commande dans les cabinets. » « Oh, c’est très aimable de votre part. Vous
êtes venu de bonne heure aujourd’hui. » Il marmonna qu’il avait beaucoup
de livraisons à faire et, pendant qu’elle cherchait dans son sac à main, il
alla jusqu’à la remise à charbon et ouvrit la porte. Il laissa tomber la clé
dans le pot à con tures en s’exclamant : « Oups, je me suis trompé de
porte ! » puis il entra dans les cabinets à côté et récupéra les articles
d’épicerie. Son cœur ba ait si violemment qu’il eut toutes les peines du
monde à lui rendre son sourire quand elle lui donna son pourboire, et il
eut beaucoup de mal à maîtriser le tremblement de sa main.
Il passa le reste de la matinée dans une sorte d’étourdissement, à se
maudire et à la maudire. Il croyait à l’envoûtement, et cela l’amena à
soupçonner que, d’une manière ou d’une autre, elle avait su qu’il avait
l’intention de cambrioler sa maison, et qu’elle était rentrée en toute hâte.
Pour lui, cet échec était le signe que sa chance l’abandonnait. Et il se sentit
irrité et révolté.
Mais au milieu de l’après-midi, il aperçut la jeune femme qui a endait
à l’arrêt d’autobus devant l’épicerie. Ses enfants avaient mis leurs habits
du dimanche. Alors qu’il s’a airait, préparant une commande tout en
s’interrogeant sur une seconde chance, elle entra précipitamment dans le
magasin et demanda un paquet de thé Earl Grey. « Heureusement que je
m’en suis souvenue. J’emmène les enfants chez leur grand-mère où ils
passeront la nuit, et elle n’arrive pas à en trouver dans son quartier. »
Brusquement, il fut évident pour lui que, tout compte fait, le destin était de
son côté. Il avait largement le temps. Elle ne serait pas de retour avant
plusieurs heures, selon toute vraisemblance.
Une heure plus tard, il termina ses livraisons et prit la direction de la
maison de la jeune femme. Des enfants jouaient dans la rue, mais ils ne
rent pas a ention à lui. Lorsqu’il a eignit la barrière de derrière, il
s’aperçut qu’elle était verrouillée. Il était clair qu’elle était sortie de la
maison par la porte principale. Durant un moment, il ressentit de la fureur.
Le destin se moquait de lui à nouveau. Puis son obstination reprit le
dessus. Il n’y avait personne dans les parages. Escalader la barrière fut
l’a aire d’un instant. Un couple âgé vivait dans la maison d’à côté – il
faisait également des livraisons chez eux – et il était peu probable qu’ils
s’aperçoivent de quelque chose.
Il redoutait que la clé ne soit pas dans le pot à con tures. Si elle était
sortie par la porte principale, elle avait probablement fermé à clé la porte
de derrière de l’intérieur. Mais la clé était bien dans le pot à con tures. Il
alla jusqu’à la porte et essaya d’introduire la clé dans la serrure. Mais
celle-ci rencontra un obstacle et il comprit brusquement : ce e clé était un
double, placée là en cas d’urgence. Elle avait laissé l’autre dans la serrure.
Il eut beau pousser, la porte demeura fermée.
La fenêtre de la cuisine était également verrouillée, mais il vit que le
loqueteau était mal assuje i. Il y avait une autre resserre au-delà des
cabinets et il alla y jeter un coup d’œil. C’était une cabane pour les
bicycle es. Sur le sol, il y avait plusieurs paires de chaussures d’enfants
couvertes de boue, et à côté, sur une feuille de journal, un couteau de
cuisine qui avait été utilisé pour gra er la boue.
Il savait comment forcer un loqueteau de fenêtre. De temps en temps,
il devait le faire à Penketh Street lorsque tante Elsie oubliait de laisser la
clé dans les toile es extérieures. Il glissa la lame du couteau entre les deux
châssis de la fenêtre à guillotine, poussa vers le haut et ôta le loqueteau. Il
n’eut aucune di culté à ouvrir la fenêtre. Un instant plus tard, il se tenait
dans la cuisine, et il referma la fenêtre derrière lui.
La cuisine était moins excitante que celle de la maison de Duncan. À
tout prendre, elle ressemblait beaucoup à la cuisine de Penketh Street,
Mais elle était mieux tenue, et elle ne sentait pas la graisse rance et les
cafards écrasés. Les meubles de la salle de séjour étaient neufs, et il y avait
sur la table une nappe faite d’une éto e veloutée.
Il enleva ses chaussures et gravit l’escalier. Les murs étaient peu épais,
et il avait peur que les voisins n’entendent ses allées et venues. La maison
comportait deux chambres à coucher. Celle donnant sur l’arrière-cour était
manifestement la chambre des enfants. Un ours en peluche et une poupée
étaient bordés dans le lit. L’autre était la chambre de la jeune femme, et un
jupon eur de pêcher était posé sur le dossier d’une chaise.
À présent il était dans un état proche de la èvre. Une fois encore, il
nageait dans son élément comme un poisson – seul dans la maison de
quelqu’un d’autre, dans la chambre d’une femme séduisante. Son premier
objectif fut le tiroir de sa coi euse. C’était exactement ce qu’il espérait.
Comme la plupart des jeunes femmes mariées, elle a achait beaucoup
d’importance à son aspect lorsqu’elle retirait sa jupe. Il y avait des culo es
et des jupons de toutes les couleurs possibles et imaginables. Il les sortit du
tiroir un à un, et les disposa sur le lit. Puis il regarda dans la corbeille à
linge. (Dix-sept ans plus tard, il était à même de me décrire l’agencement
de la chambre, et les couleurs des culo es ; il fermait les yeux en parlant,
et se les représentait, de toute évidence.) Il trouva dans la corbeille à linge
une culo e de soie noire, à l’envers. En la prenant il s’aperçut qu’elle était
légèrement humide, et qu’elle dégageait la même odeur de parties
génitales féminines que celle qu’il avait remarquée sur les culo es de
Pauline, ce qui changea sa surexcitation en èvre. Il la posa sur le lit, ôta
tous ses vêtements, et s’allongea sur la culo e. L’orgasme fut violent et
immédiat. Il resta ainsi pendant dix minutes, sa joue posée sur un jupon
en soie, puis il se mit sur le dos et somnola. Le ciel au-delà de la fenêtre
était d’un bleu intense, avec des nuages crémeux. Des cris d’enfants
résonnaient dans la rue. Il se sentait totalement en paix, suprêmement
heureux. Elle ne serait pas de retour avant plusieurs heures. Dans
l’intervalle, ce e chambre était la sienne. Il se glissa entre les draps et
s’assoupit.
Lorsqu’il se réveilla, il avait faim. Il descendit au rez-de-chaussée,
toujours nu – c’était une note supplémentaire de viol, d’indécence – et alla
dans la cuisine. Il trouva dans le placard du lait et une boîte de gâteaux
secs, ce qui lui sembla le comble du luxe. À la maison, ils avaient des
gâteaux secs uniquement à Noël et à l’occasion d’anniversaires. Il mangea
et but, ramassa soigneusement les mie es, puis il retourna au premier.
Une idée lui vint à l’esprit qui t réapparaître la èvre. Ces dessous
étaient un pis-aller, ce n’était pas la jeune femme. Et s’il pouvait vraiment
la posséder ? Elle reviendrait très tard, probablement. and elle
rentrerait, elle se coucherait. Il pouvait a endre qu’elle soit endormie, et
alors se jeter sur elle. Un coup violent, assené avec un marteau,
l’assommerait raide. Ensuite il pourrait lui faire tout ce qu’il voudrait. Le
seul problème… où se cacher jusqu’à ce qu’elle se soit endormie ?
Mais ce ne devait pas être très di cile. Il y avait la chambre des
enfants. Il était peu probable qu’elle aille jeter un coup d’œil dans ce e
chambre lorsqu’elle rentrerait.
Les heures passaient lentement. Il avait soigneusement rangé tous ses
sous-vêtements dans le tiroir, bien pliés. Dans le tiroir du bas, il trouva une
liasse de billets d’une livre dissimulée dans une boîte contenant des
bigoudis. Il prit deux billets et remit les autres dans la boîte. Puis il se
recoucha et observa le ciel devenir bleu foncé, puis violet. À la tombée de
la nuit, il alla au rez-de-chaussée et sortit dans la cour pour reme re la clé
dans le pot à con tures. Puis, revenu dans la maison, il t le tour des
pièces avec un torchon et essuya soigneusement tout ce qu’il avait touché
depuis qu’il était entré. Il se servait d’une lampe de son vélo pour se
diriger dans le noir. Finalement, vers les dix heures, il s’installa dans la
chambre des enfants. Il se coucha sur un édredon qu’il avait placé sur le
plancher. Posé près de lui, il y avait un marteau qu’il avait pris dans la
remise à charbon.
Ce fut vers une heure du matin qu’il comprit qu’elle ne rentrerait pas
ce e nuit-là. Je lui demandai ce qu’il avait ressenti lorsque c’était devenu
évident. « Je me suis senti oué. » « Mais n’avez-vous pas été soulagé,
également ? » Il eut l’air surpris. « Pourquoi aurais-je été soulagé ? Je ne
risquais pas grand-chose. » « Mais vous auriez pu la tuer avec ce
marteau. » Il eut un sourire dépourvu de joie. « C’est bien possible. Je
manquais encore de pratique à l’époque. »
Le second cambriolage se termina donc sans dommage. Il laissa tout en
ordre et remit le marteau dans la remise à charbon, où, sans aucun doute,
la jeune femme s’en servit le lendemain, sans se douter qu’il avait failli
être l’instrument de sa mort. Son seul butin fut deux culo es et deux
billets d’une livre. Il avait eu envie de prendre la culo e de soie noire dans
la corbeille à linge parce qu’elle était imprégnée de l’odeur corporelle de la
jeune femme, mais il s’était dit que celle-ci s’apercevrait de sa disparition.
Il sortit sans bruit par la porte principale et rentra à Penketh Street, où la
porte de derrière avait été laissée ouverte à son intention. À certains
égards, c’était commode d’habiter dans ce e maison. Personne ne lui
demanda où il avait passé la soirée.
La situation devint chaotique chez les Lingard. Dick Lingard était sujet
à de soudains accès de fureur. Au cours de l’un d’eux, il frappa Aggie et lui
entailla le front ; une autre fois, un fer à repasser destiné à tante Elsie
passa par la fenêtre. Pauline en était la cause principale. Elle avait dix-huit
ans, elle était jolie, et les hommes la trouvaient très séduisante. Elle ne
voyait aucune raison d’être dèle à Dick Lingard, d’autant plus qu’elle
savait qu’il avait toujours des rapports sexuels avec tante Elsie. Les
hommes étaient a irés vers le rayon de savons de toile e du Woolworth’s,
où elle était vendeuse, et ils l’invitaient au restaurant et au cinéma. L’un
d’eux était un homme chauve à la peau hâlée, George Goldhawk ; il avait
fait du music-hall. Un autre était Eugene Turner, le propriétaire du garage
qui avait nalement persuadé Pauline de partir avec lui. Pauline couchait
avec les deux, a ée qu’un homme d’un certain âge la trouvât séduisante.
Dick Lingard amena par ruse Pauline à reconnaître qu’elle avait eu des
rapports sexuels avec George Goldhawk, en le traitant de « vieux pédé ».
Le « Oh, non certainement pas ! » de Pauline révéla qu’elle le connaissait
plus intimement qu’elle ne voulait bien l’adme re. George Goldhawk
s’assura le concours d’Arthur. Il habitait un appartement situé au-dessus
d’un garage, et Pauline y passait la soirée avec lui au moins une fois par
semaine. Lorsque cela se produisait, Pauline était censée être au cinéma
avec Arthur : il partait de la maison avec elle, et rentrait avec elle très tard
le soir, tout en parlant du lm. En fait, Arthur passait la soirée seul au
cinéma, et lui racontait l’action du lm durant le trajet de retour. Dick
Lingard était capable d’aller voir le lm en question, et ensuite de
soume re Pauline à un interrogatoire serré. Un soir, il les suivit, mais
Arthur l’aperçut, et il avertit Pauline. Ils entrèrent tous les deux dans le
cinéma, et une demi-heure plus tard, elle s’éclipsa par une porte latérale et
courut retrouver son amant. Goldhawk commença bientôt à traiter Arthur
en ami et en con dent. Il était su samment perspicace pour reconnaître
quelqu’un d’intelligent derrière les furoncles et l’eczéma. Ils n’essayèrent
pas de cacher leur liaison à Arthur. Un soir, Arthur entra alors qu’ils
étaient encore au lit, et il s’assit et bavarda avec Goldhawk pendant que
Pauline s’habillait. Une autre fois, la jalousie de Dick Lingard devint
tellement obsessionnelle qu’il interdit à Pauline de sortir. Arthur alla voir
Goldhawk, et tous deux passèrent la soirée à discuter et à boire des bières.
Goldhawk eut une grande in uence sur Arthur – comme je
l’expliquerai dans un moment. Il trouva la mort dans un accident : une
poutrelle d’un immeuble en construction glissa de sa chaîne et transperça
le toit de la voiture qu’il conduisait. Arthur le vit avant qu’on enlève la
voiture, son visage était à moitié écrasé, et la violence de l’impact lui avait
arraché l’épaule gauche. Il avait trouvé Goldhawk sympathique, pourtant
il éprouva une étrange satisfaction. Un autre amant de Pauline avait eu
une n violente : le capitaine de l’équipe de football de l’école avait été tué
dans un accident de planeur. Arthur pensa que lui-même était immunisé.
La jalousie de Dick Lingard devenait insupportable pour tout le
monde. Tante Elsie l’avait surpris en train de caresser les seins ou les
fesses de Pauline si souvent qu’elle ne pouvait plus avoir de doutes sur la
nature de leurs rapports. Chose étrange, elle avait pris cela calmement. Un
jour, alors qu’il se disputait avec elle, Arthur y t allusion : « Je ne sais pas
comment tu peux feindre d’ignorer ce qu’il fait avec Pauline… » Mais
avant qu’il ait pu poursuivre, elle l’avait interrompu d’un ton sec : « Tais-
toi. Ton oncle est un brave homme, ne l’oublie jamais ! » « Hitler était
quelqu’un de bien, lui aussi », répliqua Arthur avec un humour maussade.
Ce e remarque fut rapportée à Dick Lingard, lequel décida de ne pas s’en
prendre à Arthur ouvertement, mais d’a endre son heure.
Un jour, George Goldhawk dit à Pauline qu’il pensait que son divorce
serait bientôt prononcé, et proposa qu’ils se marient. Pauline m’a raconté
en détail ce qui se passa ensuite, avec sa franchise habituelle. Elle jugea
que le meilleur moment pour annoncer la nouvelle à oncle Dick était après
des rapports sexuels. Le samedi après-midi suivant, tante Elsie sortit.
Pauline essuyait la vaisselle dans la cuisine lorsque son oncle entra. Il
s’approcha d’elle à sa façon habituelle, dégrafa son soutien-gorge à travers
le chandail épais qu’elle portait, puis glissa sa main dessous et caressa ses
seins nus. « ’en penses-tu, jeune lle ? T’es d’accord pour une petite
baise avec un vieil homme ? » Elle acquiesça de la tête sans rien dire. « Ah,
t’es une gentille lle ! » Il retroussa sa jupe, t descendre sa culo e sur ses
genoux, et caressa son vagin. Le pincement de ses mamelons l’avait déjà
rendue moite. « Laisse tomber la vaisselle. Allons en haut. » Elle enleva sa
culo e et le suivit docilement dans l’escalier. Il déboucla sa ceinture et
dé t ses bretelles en montant. Dans la chambre, il lui t l’amour
immédiatement, dans un état de surexcitation violente, et elle accrut son
plaisir en enfonçant le bout de son doigt dans son anus – une caresse qui
avivait toujours son orgasme. Ensuite, il posa sa tête sur la poitrine de
Pauline, tandis qu’elle caressait de la main son menton non rasé. Il dit :
— Ah, jeune lle, tu me causes bien des peines de cœur. J’sais pas ce
que j’ferai quand tu t’en iras.
— Je dois bien me marier un de ces jours, tu sais !
— Ouais, je sais, t-il d’un air sombre.
— Tu essaierais de m’en empêcher ?
Il secoua la tête tristement.
— Non. Je prends de l’âge. Je sais que je peux pas te garder pour
toujours.
— Et si… je voulais me marier bientôt ?
— Comment ça, bientôt ?
Il se mit sur son séant, comprenant que la conversation avait été
habilement orientée dans ce e direction.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— George Goldhawk veut que je l’épouse au mois d’août.
— oi ? Ce vieux chnoque chauve comme un œuf ?
C’était une remarque très méchante. George Goldhawk avait le même
âge que Dick Lingard. Dick s’était mis dans une situation délicate, et il le
savait. En temps normal, il se serait emporté et aurait administré une
fessée à Pauline. Cela lui procurait toujours du plaisir de voir son derrière
nu devenir tout rouge sous ses tapes. Mais il avait déclaré qu’il ne
s’opposerait pas à ce qu’elle se marie, et il pouvait di cilement se dédire.
Il louvoya et a rma que George Goldhawk ferait un mari désastreux.
Pauline t valoir que George avait des rentes et était le propriétaire d’une
pension de famille à Bootle. C’était encore plus méchant. Dick Lingard
était très susceptible à propos de sa pauvreté. « Eh bien, tu ne l’épouseras
pas tant que je serai ton tuteur, voilà qui est net ! » « Tu fais un fameux
tuteur ! Heureusement qu’ils ne sont pas tous comme toi ! » La dispute
continua. Dick Lingard fondit en larmes et se mit à genoux. C’était un
homme très vigoureux, et Pauline se garda bien de le me re hors de lui.
Elle accepta d’en rester là pour le moment. Tandis qu’il était agenouillé
devant elle et lui embrassait les genoux, Dick Lingard prit conscience des
formes généreuses de Pauline, et une partie de son anatomie refusa de
s’abaisser. Cela se termina sur le lit à nouveau. Mais ce n’était qu’une
réconciliation provisoire. Car elle avait bel et bien admis qu’elle
fréquentait George Goldhawk. Et Dick Lingard songea que Goldhawk
usait vraisemblablement de son privilège de la déshabiller bien plus
souvent qu’il ne le faisait lui-même. Il connut les a res de la jalousie.
and avait-elle la possibilité de le voir ? Il surveilla a entivement ses
allées et venues et arriva à la conclusion qu’elle n’avait qu’une seule
possibilité : ses soirées au cinéma avec Arthur. Il la harcela à ce sujet, et
elle nit par l’adme re. Ce fut un autre mauvais point pour Arthur.
L’antagonisme devint encore plus manifeste. Tout le monde à la
maison se rendait compte qu’une tension sexuelle existait entre Pauline et
son oncle. C’était un soulagement quand l’un d’eux n’était pas présent aux
repas. Un jour, oncle Dick dit d’un air menaçant à Arthur qu’il était au
courant pour la supercherie avec George Goldhawk. Arthur haussa les
épaules.
— Pauline est ma sœur. Tu ne t’a ends tout de même pas à ce que je
me range de ton côté contre elle, hein ?
Dick Lingard le regarda avec froideur. Il n’était pas habitué à ce que les
hommes de sa famille lui tiennent tête.
— Tu ne perds rien pour a endre. Note bien ce que je dis.
— Vraiment ? t Arthur.
Pauline lui demanda de porter à George Goldhawk une le re où elle
lui expliquait ce qui s’était passé. Goldhawk lui o rit une bière et se lança
dans un long monologue où il s’apitoyait sur son sort, ce qui amena
Arthur à ressentir un profond mépris. Finalement il lui dit :
— Si tu veux l’épouser, tu connais le moyen. Mets-la enceinte.
Goldhawk lui lança un regard plein d’espoir.
— Tu penses que ça marcherait ?
Arthur s’apprêtait à expliquer son raisonnement – le bébé pourrait
être a ribué à Dick Lingard, et celui-ci ferait tout pour empêcher cela –
mais il songea qu’il valait mieux que Goldhawk reste dans l’ignorance à
propos des rapports sexuels de Pauline avec son oncle. George pouvait
décider de la plaquer. Même des hommes immoraux peuvent se montrer
étrangement moraux à l’égard de l’inceste. Alors Arthur lui a rma que
Dick Lingard perme rait probablement à Pauline de se marier, plutôt que
d’avoir à subvenir aux besoins d’une mère célibataire. Plus tard ce jour-là,
Arthur t part de ce e idée à Pauline. Celle-ci sembla lui plaire.
Albert avait des ennuis. Il ne se contentait plus de lacérer des sièges de
bus et de comme re des larcins au Woolworth’s. Il volait des objets plus
importants et plus coûteux. Il fut pris sur le fait alors qu’il tentait de sortir
d’une papeterie en emportant une machine à écrire portative. L’agent de
probation devint un personnage que l’on voyait souvent chez les Lingard
au cours de l’hiver 1950-1951. Puis Arthur commit sa première erreur.
Durant le week-end, il ne travaillait plus à l’épicerie mais dans un magasin
de téléviseurs – je reviendrai plus longuement sur cet incident – et il
découvrit rapidement que c’était très facile de « piocher dans le tiroir-
caisse ». Le magasin vendait des disques et des appareils ménagers aussi
bien que des radios et des téléviseurs. C’était très facile pour Arthur
d’inscrire la somme truquée sur le rouleau de papier du tiroir-caisse et
d’empocher la di érence. Un jour, le commerçant véri a les sommes
inscrites par Arthur et s’aperçut qu’il avait fait trop peu payer pour un
tube cathodique. Coïncidence, le client entra dans le magasin à ce
moment-là, et le commerçant lui en parla. Naturellement, le client indiqua
la somme exacte qu’il avait payée. Arthur n’était pas là ce jour-là. Son
employeur commença à le surveiller de près, et il se rendit compte
qu’Arthur prenait deux livres environ dans le tiroir-caisse chaque samedi.
Alors, un samedi après-midi, comme Arthur était sur le point de partir, le
commerçant lui demanda de vider ses poches. Arthur refusa en prenant un
air o usqué. Le commerçant appela un policier qui passait dans la rue, et
Arthur, à présent intimidé, vida ses poches. Il avait à peu près deux livres
de plus que sa paie du week-end. Il comprenait maintenant pourquoi le
commerçant, faisant semblant d’être à court de monnaie, lui avait
demandé au cours de l’après-midi : « Est-ce que tu as de l’argent sur toi,
Arthur ? » Et Arthur avait répondu : « Seulement une demi-couronne
environ. »
Même dans ce e situation critique, Arthur garda la tête froide. Il savait
que le fait d’avoir ces deux livres dans sa poche n’était pas une preuve
contre lui. Il pouvait dire qu’il avait trouvé cet argent dans la rue, ou bien
qu’il ignorait comment il était arrivé dans sa poche, et personne ne
pouvait prouver le contraire. Mais le commerçant montra le rouleau du
tiroir-caisse. Il avait surveillé a entivement Arthur, en réparant
apparemment des radios dans l’arrière-boutique, et il avait noté toutes les
ventes qui avaient eu lieu. Arthur comprit qu’il était ba u, et il avoua le
vol. « Désirez-vous engager des poursuites ? » demanda le policier. Le
commerçant, qui n’était pas rancunier, dit non. Mais il alla trouver Dick
Lingard et lui dit qu’il poursuivrait Arthur en justice si Dick refusait de
donner une bonne raclée à Arthur. Arthur se soumit de mauvaise grâce,
rendu furieux par cet a ront – mais il était encore plus furieux contre lui-
même et sa bêtise. Il avait été pris sur le fait. Le commerçant regarda d’un
air satisfait la grosse sangle de cuir s’aba re une douzaine de fois sur le
derrière d’Arthur penché en avant, puis il dit : « C’est su sant. Cela lui
servira de leçon », et il s’en alla. Arthur qui a la maison et resta dehors
durant la moitié de la nuit, à arpenter la berge du canal, à grincer des
dents et à lâcher des jurons. Mais il continua de travailler au magasin de
télévisions.
La situation de Pauline ne s’arrangeait pas. Un jour, Dick Lingard
s’emporta, saisit son poignet et faillit le casser, celui-ci fut en é et couvert
de bleus pendant plus d’une semaine. Pauline fut tellement indignée
qu’elle sortit le samedi après-midi suivant. Elle le passa au lit avec Eugene
Turner (avec qui elle avait également des rapports sexuels de temps en
temps, habituellement sur la banque e arrière de sa voiture). Alors qu’il la
reconduisait à la maison, elle dit : « Tu peux me déposer devant la porte. »
Il la regarda, bouche bée. « Tu es devenue folle ? » « Non. » Elle demeura
in exible. Dick Lingard l’aperçut depuis la fenêtre au premier, et il vint
l’a endre à la porte de derrière. « Espèce de petite roulure ! Tu ne vaux pas
mieux qu’une chienne en chaleur ! » « Ça te va bien de dire ça ! » Elle
regarda avec mépris dans la direction de sa brague e. C’en fut trop. Il
l’empoigna, la tira de force dans la salle de séjour, et la mit en travers de
ses genoux, tandis qu’il baissait sa culo e. Elle s’a endait à ce qu’il lui
administre une fessée. Mais il se contenta de palper la fente entre ses
cuisses, puis il y enfonça son doigt. Le doigt était humide quand il
ressortit. Les taches sur l’entrejambe de la culo e de Pauline étaient
facilement reconnaissables. À présent il sanglotait de rage et de désir.
— Espèce de sale pute ! Tu crois que tu peux faire tout ce qui te plaît ?
Je présume qu’il avait même pas mis un préservatif ?
— Non, répondit Pauline, à présent rendue furieuse par ce e invasion
de son intimité. Et si tu tiens à le savoir, il a sauté du train en marche et il
a joui sur mon ventre !
Elle s’a endait à être ba ue, mais les subtilités de la psychologie
masculine dépassaient son entendement.
— Puisque tu te conduis comme une chienne, je vais te prendre comme
une chienne !
Sur ce, il l’obligea à se pencher sur l’accoudoir du fauteuil, ouvrit sa
brague e d’une main, et la pénétra par-derrière. Ce fut à ce moment que
Arthur arriva dans l’arrière-cour. Il regarda par la fenêtre et resta cloué sur
place. Oncle Dick l’aperçut et hurla :« Va te faire foutre, toi aussi ! » Alors
qu’il criait, il jouit, et ce e phrase fut accompagnée d’un étrange
gargouillement. Arthur tourna les talons et partit en courant. Ensuite Dick
Lingard s’agenouilla, obligea Pauline – nue à partir de la taille – à s’asseoir
dans le fauteuil, et il sanglota sur ses genoux. Elle ne le repoussa pas, trop
contente d’avoir échappé à une raclée. Mais lorsqu’il baissa les yeux vers
la culo e de Pauline, avec l’entrejambe taché, jetée sur le tapis, il poussa
un gémissement de véritable détresse. « Comment as-tu pu me faire ça ? »
Il percevait manifestement que quelque chose de terrible et d’irrévocable
s’était produit. À sa façon, Dick Lingard vouait à Pauline un amour
sincère.
Deux jours plus tard, Arthur fut a erré quand l’agent de probation
vint à l’école et demanda à le voir. C’était une femme d’un certain âge,
avec des cheveux gris, qui s’était également occupée d’Albert. Elle lui dit
que le commerçant avait décidé d’entamer des poursuites judiciaires
contre lui. Arthur fut indigné. « Il ne peut pas faire ça ! Il avait promis ! » Il
lui parla de la correction administrée avec la sangle de cuir. L’agent de
probation déclara : « Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a changé d’avis.
Ou bien quelqu’un l’a amené à changer d’avis. » Arthur comprit tout de
suite. Oncle Dick !
C’était exact. Oncle Dick était allé trouver le commerçant et lui avait
dit qu’il rendrait service à tout le monde s’il poursuivait Arthur en justice.
Arthur était complètement indocile. « J’ai quelques raisons de croire – bien
que je n’en aie pas la preuve –, avait-il dit au commerçant, qu’Arthur a des
rapports sexuels avec sa cousine Aggie. » Ce qui était la vérité, ainsi que je
l’expliquerai dans un moment. Le commerçant était un homme avec des
principes moraux, et il fut scandalisé en entendant le mot « inceste ». Il
accepta de porter plainte contre Arthur.
Je suis enclin à douter que Dick Lingard aurait fait ce e demande –
injuste, il est vrai – s’il avait été dans son état normal. Mais il était à
moitié fou de jalousie à propos de Pauline, et il était persuadé qu’Arthur la
poussait à se marier, a n de l’éloigner de lui. C’était un acte absurde.
Arthur était un délinquant primaire, et il serait certainement placé en
liberté surveillée. D’un autre côté, il pouvait très bien dire ce qu’il savait
au sujet de Pauline. Dick Lingard se sentait peut-être à l’abri sur ce point,
étant donné que Pauline n’était plus mineure, et qu’il serait di cile de
prouver qu’il l’avait séduite six ans auparavant. Il en était venu à haïr
Arthur, qui semblait si indi érent et méprisant ; il voulait que celui-ci se
sente vulnérable.
Son stratagème marcha. Arthur comparut devant le tribunal pour
enfants le 11 mars 1951, et fut mis en liberté surveillée pour une durée
d’un an. Le juge dit à Dick Lingard d’un ton sévère : « Votre ls (Albert) est
déjà en liberté surveillée. Son mauvais exemple a peut-être in uencé ce
jeune homme. Il vous appartient de faire montre de fermeté a n de
décourager toute violation de la loi à l’avenir. » Dick Lingard avait dit au
juge qu’Arthur était complètement indocile, renfrogné, désobéissant, et
violent.
Cela rendit Arthur furieux. Il n’arrivait pas à croire que ces a ronts
ridicules lui étaient vraiment faits à lui, le futur Napoléon du crime ! Dick
Lingard était parvenu à ses ns pour une bonne part : il avait fait sentir à
Arthur la force de la « contingence », et celui-ci se sentait e ectivement
vulnérable.
Le résultat fut une guerre totale dans la maison de Penketh Street.
Arthur exécrait Dick Lingard et rêvait de le tuer. Seul le meurtre pouvait
e acer ce sentiment d’a ront. Sa haine le rendit imprudent, et il commit
une erreur qui amena certainement Dick Lingard à se fro er les mains de
joie. Il vola un pistolet dans un appartement où il avait réparé un poste de
télévision. Je pense qu’il ne fait aucun doute qu’Arthur le vola pour tuer
son onde. Il t des réponses évasives à ce sujet, et je n’insistai pas.
Connaissant Arthur, je devine que son intention était de cacher le pistolet
pendant une période assez longue, jusqu’à ce que le vol soit oublié, et
ensuite de préparer soigneusement le meurtre. Il n’avait pas de balles pour
l’arme.
Malheureusement, on remarqua la disparition du pistolet quelques
heures à peine après qu’il l’eut volé. La police vint à la maison et
interrogea Arthur. Il comprit certainement que son projet de meurtre avait
fait long feu. Il aurait dû jeter l’arme dans le canal tout de suite, mais il
était sûr qu’on ne trouverait pas sa cache e sur la berge du canal. Il avait
compté sans la famille Lingard. Aggie connaissait la cache e derrière les
buissons. Elle en avait parlé à Jim. (Jim et elle étaient très proches ; il avait
été responsable de la perte de sa virginité.) À présent Jim était marié et
avait deux enfants – à vingt et un ans – mais lorsque son père vint le voir,
il lui parla de la cache e. Dick Lingard demanda à un policier de
l’accompagner, et ils cherchèrent derrière chaque buisson situé à moins de
quinze cents mètres de Penketh Street. Ils découvrirent bientôt un endroit
où quelqu’un venait, en e et, régulièrement : la terre était piétinée et
aplanie. Ils fouillèrent et trouvèrent une pierre plate, soigneusement
recouverte de terre. Au-dessous, une boîte en fer-blanc avait été enterrée
avec beaucoup de soin. Dans la boîte, il y avait six culo es, plusieurs
bijoux et breloques, et le pistolet volé. Parmi les breloques, il y avait le
pendentif muni d’une chaîne e en or qu’Arthur avait pris lors de son
premier cambriolage. Il n’avait jamais essayé de le vendre.
Des ménagères du quartier s’étaient plaintes du vol de dessous sur
leurs cordes à linge. Ironie du sort, aucune des culo es se trouvant dans la
boîte n’avait été volée sur une corde à linge. Certaines des breloques
furent identi ées par les propriétaires de postes de télévision dont Arthur
s’était occupé les samedis après-midi. Aucune n’avait une grande valeur.
(Le pendentif et la chaîne e ne furent jamais restitués aux parents de
Duncan Mclver ; à la connaissance d’Arthur, ils ne s’aperçurent même pas
qu’ils avaient disparu.)
L’a itude renfrognée et peu coopérative d’Arthur au tribunal fut
probablement un facteur important pour la détermination de la durée de
sa peine. S’il s’était montré plus coopératif, il en aurait très certainement
été qui e pour une nouvelle liberté surveillée. En l’occurrence, il fut
condamné à passer deux ans à Earlestow, l’école pour délinquants
juvéniles située à proximité de Manchester.
Il refusa de parler de ce e période avec moi. Cela ne m’étonne pas du
tout. Earlestow a la réputation d’être l’école de ce genre la plus dure dans
le nord de l’Angleterre. Les garçons qu’il y connut lui inspirèrent
probablement du mépris et du dégoût. Il me dit que, bien que les brimades
soient formellement interdites, il avait été roué de coups à deux reprises
au cours des quinze premiers jours qu’il avait passés là-bas.
Apparemment, l’administration estimait que ce genre de chose était tout à
fait salutaire : le garçon devenait moins agressif et recherchait la paix à
tout prix. S’il y avait eu la moindre chance pour qu’Arthur Lingard cessât
d’être un criminel – et j’en doute fort – celle-ci s’évanouit au cours des six
mois qu’il passa à Earlestow. Je suis porté à croire que, à certains égards,
Arthur Lingard était un individu tout à fait équilibré avant d’aller à
Earlestow. Lorsqu’il en sortit, il était déséquilibré, rongé par la haine et la
peur, et farouchement résolu à faire payer cela à quelqu’un. Il y parvint.
Mais la haine et la violence demeurèrent.
Au bout de six mois, il s’évada en grimpant sur le toit d’une resserre et
en escaladant le mur. Il vola un vélo et retourna à Warrington, puis se
rendit à l’appartement de George Goldhawk. La police vint trouver Dick
Lingard, et celui-ci conseilla d’inspecter l’appartement de Goldhawk.
Moins de seize heures après son évasion, Arthur était en détention
préventive. Mais l’agent de probation intervint. Arthur comparut à
nouveau devant le tribunal pour enfants. Il s’a endait à ce que sa peine
soit aggravée, en raison du vol d’un vélo. Mais, à son grand étonnement, le
juge ordonna à Dick Lingard de reprendre le rebelle chez lui, et de faire un
e ort pour « le garder dans le droit chemin ». Arthur dut prome re
solennellement d’éviter les ennuis à l’avenir. Et, pour ajouter à sa stupeur,
le juge, un homme âgé au visage rose et aux cheveux blancs, un
personnage à la Dickens, croisa son regard et lui t un clin d’œil. Il apprit
par la suite que c’était la dernière a aire qu’il jugeait ; il prenait sa retraite
le jour même et désirait terminer sa magistrature sur un acte de clémence.
Trois mois plus tard, Dick Lingard était en prison, pour les raisons qui
ont déjà été données. Arthur constata que sa vengeance était ridiculement
facile à obtenir. L’assistante sociale l’interrogea au sujet de la grossesse de
Pauline, laquelle était devenue évidente. (Bien sûr, cela ne la regardait pas ;
elle était simplement curieuse.) Arthur lui dit ce qu’il savait. L’assistante
sociale fut scandalisée – particulièrement par la description de Pauline
penchée sur un fauteuil, tandis que les mains musclées de son tuteur lui
tenaient la nuque et que ses reins frénétiques heurtaient violemment ses
fesses o ertes. Elle présuma – à tort – que Pauline avait été violée
continuellement depuis l’âge de douze ans. Dick Lingard fut arrêté alors
qu’il revenait d’un match de football, où il avait passé un samedi après-
midi maussade et peu satisfaisant. Il n’essaya pas de nier qu’il avait été le
premier amant de Pauline quand elle avait douze ans. Il croyait qu’elle
avait déjà reconnu le fait. Et il n’essaya pas non plus de nier qu’il avait
dépensé la plus grande partie des quelques centaines de livres que la mère
d’Arthur avait laissées à ses enfants. Il eut de la chance, car un examen du
sang permit d’établir qu’il ne pouvait pas être le père du bébé de Pauline. Il
aurait pu être condamné à dix ans de prison, au lieu de trois. Mais cela ne
faisait guère de di érence : la liberté ne représentait plus rien pour lui.
Tante Elsie ordonna à Pauline de qui er la maison. Elle n’avait pas
douté un seul instant que son mari fût totalement innocent.
7
11 décembre 1959.
Une autre page contenait seulement les lignes :
Donnez à Polly mon couteau
Elle saura quoi en faire.
La première chose qui a ira mon a ention fut la date. Elle fournissait
vraisemblablement une indication. Où était-il en décembre 1959 ? Je
croyais me souvenir qu’il était en prison à ce e époque, en train de purger
sa seconde peine pour cambriolage. Mais une véri cation des dossiers
révéla qu’il était sorti de prison depuis la mi-novembre.
Je me dis que cela valait peut-être la peine de véri er. Je téléphonai à
l’inspecteur Cornock à Manchester, et lui demandai s’il pouvait découvrir
si la date avait une quelconque signi cation pour la police de la ville. Un
meurtre avait-il été commis ce jour-là ? Ou bien un cambriolage au cours
duquel des dessous féminins avaient été emportés ?
Le résultat fut décourageant. Moins d’une heure plus tard, il me
rappelait. La réponse était non.
J’envoyai alors un télégramme à Pauline, lui demandant de me
téléphoner. Lorsqu’elle le t, je lui dis qu’Arthur était retombé dans un
état catatonique, et je lui demandai si elle pouvait se libérer pour venir le
voir.
— Vous êtes sûr que c’est prudent ?
— Je n’en sais rien. Cela vaut la peine d’essayer.
— Entendu. Est-ce que jeudi vous conviendrait ?
Je répondis que ce serait parfait.
Le lendemain, j’allai chercher Pauline à l’arrêt de bus, à Darlington. Je
lui avais parlé une fois – au téléphone – depuis que j’avais fait sa
connaissance. J’éprouvai une certaine déception en la voyant. Elle était
plus massive que dans mon souvenir, et sa peau paraissait jaunâtre à la
lumière du jour. Mais dix minutes plus tard, j’avais oublié cela. Sa vitalité
évoquait un courant électrique.
Je lui parlai du poème, et je le lui tendis. Il restait deux pages qui
n’avaient pas été reconstituées, mais j’avais réussi à sauver deux autres
lignes :
Lady Mary Monchelsea
Baissa sa culo e et t pipi.
Dans sa très éclairante postface – qui pourrait fort bien être lue avant
le roman –, Colin Wilson nous livre les clés d’une œuvre particulièrement
dérangeante à bien des égards.
Il y déclare que celle-ci peut être considérée comme le troisième volet
d’une trilogie de romans criminels, commencée avec Le Sacre de la nuit et
poursuivie avec La Cage de verre qui reparaît en même temps chez le
même éditeur). Mais elle apparaît aussi comme un complément, une sorte
d’« illustration romancée » de son essai Être assassin (Order of Assassins)
où, à travers des cas historiques (de Jack l’Éventreur à Charles Manson), il
a tenté d’expliquer, grâce à une nouvelle lecture de Sade, Nietzsche,
Dostoïevski et Sartre, ce qui est pour lui le meurtre typique du xxe siècle :
le « crime cérébral ».
Pour Colin Wilson, ce genre de crime est commis par une catégorie de
meurtriers – qu’il appelle des « assassins » pour les distinguer des
criminels ordinaires – dont l’intelligence est généralement supérieure à la
normale, pour qui le meurtre est une façon de s’a rmer, une sorte d’acte
créateur dévoyé. « Ils présentent certains points communs avec les artistes.
(…) Ils sont comme eux la proie de pulsions et de tensions qui les me ent
en marge de la société et, comme eux, ils ont le courage d’obéir à ces
pulsions en dé ant l’ordre établi. Mais, alors que l’artiste libère ses
tensions dans un acte de création imaginative, l’assassin libère les siennes
dans un acte de violence. »
Bien que le propos philosophique de Colin Wilson et le fait que
l’histoire de ce monstrueux criminel nous est racontée à travers la vision
clinique de son psychiatre préservent Le Tueur de tout voyeurisme, il ne
s’agit pas d’un « livre à me re entre toutes les mains ». L’écriture froide et
très précise du grand romancier rend, en e et, certaines scènes
particulièrement éprouvantes pour la sensibilité du lecteur.
Le Cabinet noir
c’est aussi une collection de poche qui publie ce même mois un autre grand roman de COLIN
WILSON :
La Cage de verre
Une série de meurtres a lieu à Londres. Tous les corps sont retrouvés
au bord de la Tamise et une citation du poète William Blake est tracée sur
un mur proche, ce qui incite la police, qui se sent impuissante, à faire
appel à un spécialiste de Blake : Damon Reade, singulier héros de cet
étrange roman. Reade, ne faisant appel qu’à son intuition, découvrira le
meurtrier. Et ce sont les relations entre les deux hommes qui con èrent à
ce livre l’atmosphère inimitable qui en fait l’un des meilleurs romans
criminels de Colin Wilson.
Volume 13 du « Cabinet noir/poche » 352 pages : 59 F.
Déjà parus :
1. Frédéric H. Fajardie : Retour à Zlin. Noir, amer et tendre : 24
nouvelles inédites où l’auteur démontre une fois de plus son sens de
l’humour et de la dérision. 192 pages : 39 F.
2. Alexandre Dumas : Le Meneur de loups. Fantastique
romantique : Un chef-d’œuvre romanesque auquel le style amboyant du
grand Dumas con ère un pouvoir de suggestion résolument moderne. 320
pages : 49 F.
3. Fredric Brown : Attention, chien gentil ! Humour macabre : 13
nouvelles où s’épanouit le génie de raconteur d’histoires à la chute
ina endue du grand auteur américain. 192 pages : 39 F.
4. Evan Hunter (Ed McBain) : Mister Buddwing : Amnésie-
suspense : Un superbe roman tout au long duquel le héros et le lecteur se
posent les mêmes angoissantes questions : qui est Mister Buddwing, quel
trouble événement l’a plongé dans les ténèbres de l’amnésie ? 400 pages :
59 F.
5. Dennis Etchison : Rêves de sang. Horreur psychologique : 15
nouvelles par le meilleur auteur américain contemporain du genre,
recommandé par Ramsay Campbell, Charles L. Grant, Stephen King et…
François Truchaud. 304 pages : 49 F.
6. Evan Hunter : Le Temps du châtiment. Violence et justice : Par
Evan Hunter, alias Ed McBain, un admirable roman sur la conscience
individuelle et la responsabilité collective. Trois jeunes ont poignardé sans
raison un jeune Portoricain. Mais qui est responsable ? 288 pages : 49 F.
7. Frédéric H. Fajardie : Mort d’un lapin urbain. Noir, cruel et
tendre : Onze nouvelles violentes, modernes et romantiques, par l’auteur
de Retour à Zlin. 176 pages : 39 F.
8. éodore Sturgeon : La Sorcière du marais. Mondes magiques :
Neuf longues nouvelles qui vont de l’horreur gothique à la sorcellerie en
passant par l’insolite et la science- ction. 288 pages : 49 F.
9. Raoul de Warren : La Bête de l’Apocalypse. Fantastique,
occultisme, histoire : Considéré comme le plus grand roman occultiste
français, ce livre est aussi un passionnant roman d’aventures policières et
fantastiques. 304 pages : 49 F.
10. Howard Fast : L’A aire Winston. Suspense judiciaire : Un
avocat militaire intègre se dresse, seul, face à une cour martiale chargée de
condamner, en raison du contexte politique, un lieutenant américain
meurtrier d’un sergent anglais pendant la guerre de Birmanie. 240 pages :
49 F.
11. omas Tessier : Fantôme. Hantises et terreur. Un petit garçon
se retrouve dans un pays de cauchemars. Par un nouveau romancier
fantastique américain. 336 pages : 49 F.
12. Fredric Brown : Schnock corridor. Crimes et délires :
D’astucieuses histoires criminelles à la chute ina endue et à l’humour
macabre. Un régal ! 192 pages : 39 F.
14. Robert Bloch : Les Yeux de la momie. Épouvante et surnaturel :
10 nouvelles constituant un cocktail savamment dosé par maître du
suspense, de la peur et de l’horreur. 240 pages : 49 F.
Le cabinet noir/poche
publie deux titres par mois :
15. Howard Fast : L’Assassin qui rendit son arme. Tueur à gages et
amour fou : and un professionnel du meurtre rencontre l’Amour pour la
première fois. 192 pages : 39 F.
16. Alexandre Dumas : Le Château d’Eppstein. Gothique et
surnaturel : De nombreux événements inexpliqués se passent dans un
château au milieu d’une forêt allemande. 272 pages : 49 F.
Ce volume
publié aux Éditions Les Belles Le res
a été achevé d’imprimer
en mai 1998
dans les ateliers
de Normandie Roto Impression s.a.,
61 250 Lonrai
N° d’édition : 3544
N° d’impression : 981034
Dépôt légal : mai 1998 (Imprimé en France)
atrième de couverture
COLIN WILSON
Le Tueur
Arthur Lingard est détenu à la prison de Rose Hill. Un être ino ensif,
selon l’administration, mais le médecin de la prison, le Dr Samuel Kahn,
décèle, derrière ce mur de silence, une puissante intelligence. Aussi mène-
t-il, sur le passé du prisonnier, sa propre enquête qui, depuis l’enfance
d’orphelin pauvre de Lingard, en passant par son incestueux a achement
à sa sensuelle sœur aînée, va l’amener à faire nombre de découvertes sur
son irrésistible plongée dans le crime, jusqu’aux horreurs qui, nalement,
remontent à la lumière du jour, révélant en cet homme l’un des
psychopathes les plus complexes et les plus pervers de l’histoire du crime.
Voir à la n du volume : LE DOSSIER COLIN WILSON.
Notes