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La vie et demie

Sony Labou Tansi

Chronique de Bernard Magnier - source: CEC

En 1979, la parution du premier roman d'un jeune Congolais de Brazzaville,


jusqu'alors connu pour ses pièces de théâtre et quelques poèmes publiés dans des
revues, vint lancer un pavé dans la mare romanesque africaine. Sony Labou Tansi
faisait ainsi une entrée remarquée par la violence de sa dénonciation des nouveaux
pouvoirs issus des indépendances et par l'audace de son écriture novatrice et
dérangeante. A sa mort, quelque quinze ans plus tard, La Vie et demie était devenu
un roman-charnière dans l'histoire littéraire de l'Afrique noire et son auteur, un
auteur-phare dont l'oeuvre continue d'influencer romanciers et dramaturges .

La Vie et demie est situé dans un pays imaginaire, la Katamalanasie, où un Guide


Providentiel impose une dictature absurde et sanglante? Malgré sa toute puissance, il
n'arrive pas à venir à bout de son plus farouche opposant, le rebelle Martial, et il
décide alors d'en finir avec lui. Malgré l'usage de toutes les armes en sa possession,
le Guide ne parvient pas à tuer Martial qui "ne veut pas mourir cette mort" et qui
finalement vaincu viendra, de génération en génération, hanter les jours et les nuits
des "Guides Providentiels" successifs? L'oeuvre de Martial sera poursuivie par sa
fille, Chaïdana, qui, pour venger son père, se prostituera avec les dignitaires du
régime et les tuera les uns après les autres?

Si la dénonciation des régimes tyranniques n'est en rien chose nouvelle à la fin des
années soixante-dix, et les «modèles» si nombreux, Sony Labou Tansi apporte à sa

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Sony Labou Tansi

diatribe une virulence jusqu'alors inédite sous cette forme. Il situe son action au
coeur d'un imaginaire délirant et alimente et pimente son récit d'une riche invention
sémantique et syntaxique. Le romancier congolais multiplie les néologismes et les
associations de mots inhabituelles et intègre dans son écriture des éléments
empruntés aux langues africaines. Ses personnages deviennent des "pistolégraphes ,
ils "gestent", ils «fatiguent le chiffre"avant de "mourir leur mort"...

Sony Labou Tansi fait feu de toute raison et avec cette "fable qui voit demain avec
des yeux d'aujourd'hui", selon les mots qu'il emploie pour définir son propos, le
romancier bouleverse les données temporelles et place son roman au registre du
burlesque, du grotesque et de l'énorme. Le Guide Suprême mourra à l'âge de 133 ans
et le Rebelle viendra d'outre-tombe fleurir 72 fois sa tombe? Mais pour mieux se
convaincre de la démarche créatrice de l'auteur, il suffit de lire son « avertissement »
placé en début de roman : « La Vie et demie, ça s'appelle écrire par étourderie. Oui.
Moi qui vous parle de l'absurdité de l'absurde, moi qui inaugure l'absurdité du
désespoir, ? à une époque où l'homme est plus que jamais résolu à tuer la vie,
comment voulez-vous que je parle sinon en chair-mots?de-passe ? ? Et à l'intention
des amateurs de la couleur locale qui m'accuseraient d'être cruellement tropical et
d'ajouter de l'eau au moulin déjà inondé des racistes, je tiens à préciser que La Vie et
demie fait ces taches que la vie seulement fait?».

Ainsi le romancier recourt à la démesure, à la caricature et au rire pour dénoncer les


frasques sanglantes d'une dictature ubuesque, tout aussi risible que meurtrière. Il est

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Sony Labou Tansi

en cela assez proche de ses aînés et contemporains latino-américains, parmi lesquels


tout particulièrement le Colombien Gabriel Garcia-Marquez et ses romans
L'Automne du patriarche et Cent ans de solitude. Et si l'intrigue se veut hors d'une
géographie immédiatement identifiable, il n'en demeure pas moins que la région
Congo est là, au sein même de l'intrigue, et que les ombres des figures historiques de
Simon Kibangu et plus encore d'André Matswa, tous deux à l'origine de cultes
messianiques aujourd'hui encore très répandus dans la sous-région, sont bien
présentes dans les marges de ce roman aux lectures plurielles.

Après ce premier roman, Sony Labou Tansi a poursuivi sa carrière en alternant les
textes romanesques (L'Etat honteux, L'Anté-peuple, Les sept solitudes de Lorsa
Lopez, Les Yeux du volcan et jusqu'au dernier, posthume, Le Commencement des
douleurs) et les pièces de théâtre (parmi lesquelles Je soussigné cardiaque, La
Parenthèse de sang, Antoine m'a vendu son destin, Qui a mangé Madame D'Avoine
bergota ?, Une chouette petite vie bien osée) qu'il mettait en scène à Brazzaville
avec sa troupe le Rocado Zulu Théâtre, avant de les présenter sur les scènes
africaines et occidentales.

Décédé en 1995, à l'âge de 48 ans, Sony Labou Tansi a été ce météore fulgurant qui
a incontestablement compté dans la destinée littéraire de bon nombre de ses cadets
et qui a bouleversé durablement les lettres africaines en ouvrant la fenêtre de bien
des possibles.

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