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LES LOIS LIVRE II

À vrai dire, je prétends que chez les enfants les premières sensations de leur âge sont le plaisir
et la douleur, et que c’est en elles que la vertu et le vice commencent à être présents à l’âme,
tandis que la réflexion et les opinions vraies qui présentent de la fermeté, c’est une chance
pour quelqu’un d’y parvenir, même lorsqu’il approche la vieillesse. Quoi qu’il en soit,
l’homme qui possède ces biens et tout ce [653b] qu’ils renferment atteint la perfection. Dès
lors, j’entends par éducation l’éclosion initiale de la vertu chez l’enfant. Si le plaisir,
l’affection, la douleur et la haine apparaissent donc comme il faut dans l’âme, avant qu’elle
puisse en saisir la raison, et si, lorsque l’âme en a saisi la raison, ils s’accordent avec la raison
pour reconnaître qu’elle a pris de bonnes habitudes, c’est cet accord qui constitue l’excellence
dans sa totalité. Mais la partie de cette vertu qui concerne la formation au bon usage des
plaisirs et des douleurs et qui fait que, du début à la fin, on prend en haine [653c] ce qu’il faut
prendre en haine et qu’on chérit ce qu’il faut chérir, cette partie, si, après l’avoir isolée par la
raison tu l’appelais « éducation », tu aurais raison, à mon avis, de l’appeler ainsi. 653b 654cse
trouve ce moyen. N’en va-t-il pas [654e] ainsi ?654b- 654e
Estimons-nous alors que, partout où [656c] il existe ou existera à l’avenir des lois établies de
façon convenable sur l’éducation et sur le divertissement qui se rapporte aux Muses, il sera
permis aux poètes, chaque fois que l’un d’eux trouvera dans son œuvre du charme à tel ou tel
élément relatif au rythme, à la mélodie ou aux paroles, de l’enseigner aussi dans les Il faut
voir à ce propos si l’idée aujourd’hui répandue est à nos yeux d’une vérité conforme à la
nature ou non. On dit que tous les jeunes gens se trouvent en quelque sorte dans l’incapacité
de se tenir tranquilles, qu’ils ne se retiennent pas de bouger leur corps ou d’émettre des sons ;
[653e] sans cesse au contraire ils cherchent à remuer et à se faire entendre, les uns en
gambadant et en bondissant, comme s’ils dansaient de plaisir et jouaient entre eux, les autres
en émettant toutes sortes de sons. Mais, tandis que les autres vivants n’ont pas dans les
mouvements qu’ils exécutent le sens de l’ordre et du désordre, et donc de ce que l’on appelle
le « rythme » et l’« harmonie », nous avons reçu des dieux (dont nous disions qu’ils nous ont
été donnés [654a] comme compagnons de danse) le sens du rythme et de l’harmonie,
procurant du plaisir au moyen duquel ces dieux nous meuvent et mènent nos chœurs, en nous
mêlant les uns aux autres grâce au chant et à la danse. Ils ont appelé cela « l’art choral », un
nom qui s’impose naturellement en raison de l’allégresse que l’on y ressent14. Nous faut-il
commencer par admettre cela ? Allons-nous poser que l’éducation à ses débuts dépend des
Muses et d’Apollon, ou non ? ibid
Or, si nous savons, nous trois, à quoi nous en tenir sur ce qui est beau en matière de chant et
de danse, nous sommes en mesure de reconnaître l’homme qui a reçu une éducation bien
réglée et celui qui présente des déficiences à cet égard. En revanche, si nous ignorons cela,
nous ne pourrons savoir s’il existe un moyen de sauvegarder l’éducation, et où chœurs aux
enfants ou aux jeunes gens qui sont les fils ou les filles de citoyens respectueux de la loi, et de
faire d’eux ce qu’il voudra en matière de vertu et de vice ? 655e- 656d
Voilà, me semble-t-il, la troisième ou la quatrième fois que l’argumentation est revenue en
cercle au même point. [659d] L’éducation, faut-il donc
dire, consiste à orienter les enfants selon la méthode que la loi dit être bonne et dont, forts de
leur expérience, les gens les plus convenables et les plus
âgés s’accordent pour proclamer qu’elle est réellement la meilleure. Ainsi donc, éviter que
l’âme de l’enfant ne s’habitue à éprouver des joies et des douleurs qui sont contraires à celles
que recommande la loi, c’est-à-dire à celles dont la loi persuade qu’il faut les éprouver, et
faire plutôt qu’elle suive les recommandations de la loi en éprouvant les mêmes plaisirs et les
mêmes douleurs qu’éprouve le vieillard, c’est dans ce but qu’existent aujourd’hui, élaborés
avec sérieux, ce que nous avons appelé des « chants » et qui sont en réalité des « incantations
» pour les âmes, destinées à réaliser l’accord dont nous venons de parler. [659e] Mais, comme
les âmes des jeunes gens ne sont pas capables de supporter ce qui est sérieux, il faut parler de
« chants » et de « jeux » et les pratiquer comme tels. C’est ainsi qu’il en va chez les gens qui
sont malades et qui sont de constitution faible : ceux qui sont chargés de les nourrir tentent de
leur servir ce qui est bon pour eux sous forme de mets et de boissons agréables [660a], tandis
que ce qui leur est nuisible, ils le présentent sous forme de mets et de boissons qui rebutent,
pour qu’ils aiment les uns et qu’ils prennent la bonne habitude de détester les autres. De
même aussi le bon législateur usera de formules belles et élogieuses pour persuader les poètes
dans leur ensemble – et s’il n’arrive pas à les persuader il les y forcera –, s’ils veulent
composer comme il faut, de mettre dans les rythmes et dans les harmonies les attitudes et
les mélodies d’hommes réfléchis, courageux et pourvus de toutes les qualités morales.659c-
660b

Voyons à nous mettre d’accord [660e] sur l’objet de la présente discussion. N’est-il pas vrai
que chez vous, dans l’éducation en général et dans le domaine des Muses en particulier, le fil
conducteur est le suivant : vous forcez les poètes à dire que l’homme de bien, celui qui est
tempérant et juste, est heureux et qu’il connaît la félicité, qu’il soit grand et vigoureux ou petit
et faible, qu’il soit riche ou ne le soit pas. En revanche, fût-il d’aventure « plus riche que ne le
furent Cinyras et Midas », s’il est injuste, il est malheureux et mène une vie misérable17. « Ni
ne ferais-je aucune mention », déclare votre poète, pour autant qu’il s’exprime comme il faut,
« ni ne tiendrais-je compte d’un homme » qui, sans s’inquiéter de la justice, accomplirait
toutes les actions et acquerrait toutes les possessions tenues pour belles, et, alors qu’il est dans
une telle disposition, qui « attaquerait l’ennemi [661a] en le serrant de près ». S’il est injuste,
je ne souhaite pas qu’il reste empli de courage « devant le spectacle de la tuerie sanglante » ni
qu’il vainque à la course « Borée, le Thrace » ni qu’il ne lui arrive jamais rien d’autre de ce
qu’on appelle « des biens ». En effet, les choses que la foule qualifie de « biens », ce n’est pas
à juste titre qu’elles se trouvent ainsi qualifiées. On dit en effet que le bien le plus grand est la
santé, le second la beauté, le troisième la richesse, sans compter des milliers d’autres choses
qualifiées de biens18 : avoir une vue et une ouïe perçantes, avoir ses [661b] autres sens qui
fonctionnent bien, et encore faire, parce que l’on est tyran, tout ce que l’on a envie de faire, et
même, comble de la félicité, devenir immortel le plus rapidement possible après avoir acquis
tout cela. Ce que nous disons, en revanche, vous et moi, c’est ceci, je suppose : tandis que
toutes ces choses sont, pour des hommes justes et pieux, des choses qu’il est au plus haut
point recommandé de posséder, il s’agit des pires des maux pour les hommes qui sont
injustes, à commencer par la santé. Et tout naturellement, voir, entendre, avoir des sensations
et pour tout dire [661c] vivre, c’est le mal le plus grand, lorsque, pour tout le reste du temps
on est immortel et que l’on possède tout ce que l’on dit être des biens à l’exception de
la justice et de l’excellence dans sa totalité ; un moindre mal pour un homme comme celui-là
est qu’il survive le moins longtemps possible. Le langage que je tiens là, c’est bien celui-là,
j’imagine, que par la conviction et par la contrainte vous amènerez vos poètes à tenir, en y
adaptant de plus les rythmes et les mélodies qui leur correspondent, pour éduquer comme il
faut votre jeunesse. N’est-ce pas la vérité ? Voyez un peu. Je le dis en effet [661d] avec toute
la clarté nécessaire : ce que l’on considère comme des maux sont des biens pour les hommes
injustes, alors que pour les justes ce sont des maux, tandis que les biens sont réellement des
biens pour les hommes de bien, alors que ce sont des maux pour les méchants. Je répète donc
ma question : sommes-nous d’accord là-dessus, vous et moi, oui ou non ? 660c-661a
Au début de cette discussion, nous avons, vous en souvient-il, dit la chose suivante : parce que
tous les êtres jeunes sont par nature ardents, incapables de tenir leur corps et leur voix en
repos, ils ne cessent d’émettre des sons et de faire des bonds désordonnés ; mais, alors que le
sens de l’ordre en ces deux domaines échappe complètement aux autres vivants, seule la
nature humaine peut l’acquérir. Or, l’ordre dans le mouvement [665a] a reçu
le nom de « rythme » ; par ailleurs, l’ordre dans le domaine de la voix, quand le grave et
l’aigu se mêlent et se combinent s’appelle « harmonie » ; enfin, l’association de ces deux
éléments est appelée « art choral ». Les dieux, disions-nous, qui nous ont pris en pitié, nous
ont donné, pour nous accompagner dans les chœurs et pour les mener, Apollon, les Muses, et
tout naturellement en troisième lieu, vous en souvient-il, Dionysos ? 664e-665d
Mais alors, comment les encouragerons-nous à montrer de l’ardeur pour le chant ? La
première loi que nous allons édicter n’est-elle pas la suivante ? Interdiction absolue est faite
aux jeunes gens de moins de dix-huit ans de goûter au vin, pour qu’ils apprennent qu’il ne
faut pas faire couler du feu sur du feu22 et qu’il ne faut pas, après l’avoir amené par des
canaux, faire pénétrer ce feu dans le corps aussi bien que dans l’âme, avant qu’ils
aient été confrontés aux difficultés de la vie, de façon à se tenir en garde contre les tendances
fougueuses de la jeunesse. Passé cet âge, dirons-nous, on goûtera au vin avec modération
jusqu’à l’âge de trente ans [666b], mais en s’abstenant absolument de l’ivresse et de l’excès
de vin. Et lorsque, allant sur la quarantaine, on se régalera dans les repas en commun, on
appellera les dieux et en particulier on invitera Dionysos à ce qui constitue pour les hommes
âgés une initiation en même temps qu’un divertissement, dont ce dieu a fait don aux hommes
comme d’un médicament destiné à prévenir le dessèchement de la vieillesse, pour faire que
nous rajeunissions et que, par l’oubli de ce qui lui enlève son ardeur, l’âme retrouve une
humeur moins rigide et plus souple, [666c] devenant pareille au fer mis au feu, et qu’elle soit
ainsi plus facile à façonner. Une fois, tout d’abord, que chacun aura été ainsi disposé, ne
consentira-t-il pas avec plus d’empressement et moins de gêne, non pas devant un grand
nombre de gens mais devant un petit cercle, non pas devant des étrangers mais devant des
gens qu’il connaît, à chanter et à faire les incantations dont nous avons souvent parlé ? 665e-
666C
Cela est à tout le moins vraisemblable, car en réalité vous n’êtes pas parvenus à mettre la main sur
l’espèce de chant qui est la plus belle. [666e] En effet, vous vous administrez comme une armée en
campagne et non comme des gens fixés dans des villes ; oui, chez vous les jeunes sont comme des
poulains que vous gardez au vert en troupeaux. Mais aucun de vous ne prend le sien et ne l’arrache à
ses compagnons de pâturage alors qu’il est sauvage et farouche, pour le confier à un dresseur et
l’élever en le caressant de la main et en l’apprivoisant, c’est-à-dire en donnant tous les soins qui
conviennent à une éducation qui peut faire de lui non seulement un bon soldat, mais aussi un
homme capable d’administrer une cité et une ville, [667a] cet homme dont nous avons dit tout au
début qu’il se comportait mieux au combat que les guerriers de Tyrtée, parce qu’il estimait toujours
et partout le courage non comme le premier, mais comme le quatrième élément de la vertu, pour les
particuliers comme pour la cité.666D-667B

Par conséquent, lorsque l’on prétend que, dans le domaine des Muses, le critère est le plaisir
qu’elle procure, il faut se garder absolument d’accorder cette assertion et de rechercher en ce
domaine l’œuvre qui procure du plaisir, comme si elle était quelque chose de sérieux, à
supposer [668b] qu’il puisse exister quelque chose de sérieux dans ce domaine ; mais c’est
l’œuvre qui est semblable à l’imitation du beau qu’il faut rechercher. 668B-668E
Eh bien, ne renonçons pas à indiquer les difficultés particulières qui sont relatives au domaine
des Muses. En effet, comme on chante les louanges des images produites en ce domaine plus
que celles de toutes les images d’une autre espèce, ce sont de toutes les images celles qui
exigent le plus de circonspection. En effet, celui qui sur ce point se tromperait subirait le plus
grand des dommages, parce qu’il ferait un accueil complaisant à de mauvaises dispositions
morales, et ce serait un dommage très difficile [669c] à percevoir, pour cette raison que nos
poètes sont loin de valoir ces poètes que sont les Muses elles-mêmes. Ce ne sont certainement
pas les Muses qui commettraient jamais des fautes aussi graves que celles-là : après avoir
inventé des paroles d’hommes, leur donner un style et une mélodie qui conviennent à des
paroles de femmes et, pour les mettre en accord, mêler à une mélodie et à des jeux de scène
qui conviennent à des hommes libres des rythmes d’esclaves et de gens qui ne sont pas des
hommes libres. Et encore, après avoir pris comme sujet des rythmes et un jeu de scène
d’homme libre, leur faire correspondre une mélodie ou des paroles qui entrent en
conflit avec ces rythmes. Elles n’iraient pas non plus jusqu’à mêler dans la même œuvre des
cris de bêtes [669d], des voix d’êtres humains, des sons produits par des instruments et toutes
sortes de bruits, pour représenter une seule et même chose. Les poètes humains, en revanche,
avec la façon qu’ils ont d’entrelacer étroitement et de fondre inconsidérément les éléments de
ce genre, exciteraient le rire de tous ceux des hommes dont Orphée
dit que « le délicieux plaisir est en son printemps23 ». Ceux-ci en effet voient cette confusion
généralisée, et les poètes vont jusqu’à séparer de la mélodie le rythme et les attitudes, en
mettant en vers des paroles sans accompagnement musical puis inversement en composant
une mélodie et un rythme [669e] dépourvus de paroles et où n’intervient que la cithare ou la
flûte, composition où il est fort difficile de discerner ce que cherchent à
exprimer un rythme et une harmonie où la parole n’a pas de place et qui ils souhaitent
représenter parmi les personnes dignes d’être imitées. Mais il faut convenir que ce genre de
pratique en particulier est tout plein de rusticité, dans la mesure où il est fortement épris de
vitesse, de virtuosité et de cris animaux, au point de recourir à l’aulós et à la cithare [670a]
sans qu’interviennent la danse et le chant, alors que l’usage exclusif de l’un et l’autre
de ces instruments dénote tout à la fois un manque de culture totale et une virtuosité
étonnante. Voilà ce qui se dit à ce propos. Mais certes, il ne s’agit pas pour nous d’examiner
ce que dans le domaine des Muses doivent éviter ceux qui ont plus de trente ans et ceux qui
ont dépassé la cinquantaine, mais ce qu’ils doivent cultiver. Or, de tout ce qui vient d’être dit,
il semble que nous puissions désormais tirer cette conclusion : les quinquagénaires à qui il
revient de chanter doivent être formés mieux que personne pour tout ce qui concerne les
chœurs dans le domaine des Muses. [670b] Car pour ce qui regarde les rythmes et les
harmonies, ils doivent à la fois bien les sentir et les connaître. Sinon, comment reconnaî-
tront-ils la rectitude dans les mélodies, comment sauront-ils auxquelles convenaient ou ne
convenaient pas le mode dorien et les rythmes que le compositeur leur a appliqués, et s’il l’a
fait ou non correctement ? 669A- 669d
Ainsi, semble-t-il, une fois de plus nous découvrons maintenant ce fait : il est nécessaire que
nos chanteurs, ceux que nous ne nous contentons pas d’encourager mais que [670d] d’une
certaine manière nous contraignons à chanter de bon gré, aient reçu une éducation poussée
jusqu’à ce point où chacun devient capable de suivre les unités de base des rythmes et les
notes des mélodies, de façon à avoir une vue claire des mélodies et des rythmes
et d’être ainsi en mesure de choisir ce qu’il convient à des hommes de leur âge et de leur
condition de chanter, et pour que, les chantant, ils se donnent à eux-mêmes sur le champ des
plaisirs inoffensifs, et qu’ils soient pour les plus jeunes à l’origine [670e] d’un attachement
empressé pour les bonnes mœurs. Arrivés à ce niveau de formation, ils se seraient rendus
maîtres d’une culture plus raffinée que celle de la foule et des poètes eux-mêmes. Pour
la troisième question, en effet, celle de savoir si l’imitation est belle ou non, il n’est d’aucune
nécessité que le poète en juge, tandis que cela est nécessaire, dirai-je, dans le cas du rythme et
de l’harmonie. Les vieillards, en revanche, doivent réunir les trois conditions pour être en
mesure de choisir entre le premier degré d’excellence et le second, [671a] sous peine de ne
pas arriver, au moyen d’incantations, à conduire les jeunes gens à la vertu.
Oui, l’intention qui était celle du discours dès le début, de montrer qu’on avait raison de prêter
assistance au chœur de Dionysos, le discours l’a réalisée du mieux qu’il est possible. Cela
étant, réfléchissons. Une assemblée de ce genre a forcément tendance, je suppose, à devenir
plus tumultueuse à mesure que le banquet se prolonge ; nous avons supposé qu’il était
inévitable que cela arrive [671b] dans les réunions dont nous sommes en
train de parler. 6670E- 671E
LIVRE VII

Une fois que les enfants sont nés, que ce soient des garçons ou des filles, c’est, je suppose, de
la façon de les élever et de les éduquer qu’il convient avant tout que par la suite nous parlions.
Ne point évoquer cette question serait totalement impossible, mais si nous l’abordons ce sera
plutôt à notre avis sous forme d’instruction et d’injonction plutôt que sous forme de lois. Car
dans la vie privée, c’est-à-dire dans la vie de famille, il y a beaucoup d’actes sans importance
qui échappent au regard du public, des actes qui, variant au gré des peines, des plaisirs et des
désirs de chacun et restant étrangers aux recommandations du législateur, risquent facilement
[788b] de produire chez les citoyens des mœurs marquées par une diversité où rien ne se
ressemble. Et c’est là un mal pour les cités, car si leur insignifiance et leur fréquence font
qu’il ne serait ni séant ni décent de faire des lois pour les pénaliser, ces actes détruisent
également les lois écrites, car à travers ces actes insignifiants et fréquents, on prend l’habitude
de transgresser la loi. Dès lors, [788c] même si l’on n’a pas le moyen de légiférer à leur sujet,
on ne peut se taire. Ce que je veux dire, il me faut essayer de le faire voir en produisant en
quelque sorte des échantillons de ce à quoi je pense. Pour l’instant en effet, l’exposé, semble-
t-il, reste plongé dans l’obscurité.
CLINIAS
Ce que tu dis est on ne peut plus vrai.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Or, se révéler capable de réaliser dans les corps comme dans les âmes toute la beauté et toute
l’excellence possibles, tel est du moins le devoir absolu d’une éducation bien comprise ; c’est
ce que, je suppose, nous avons eu raison de déclarer80. 785A-788C
La femme enceinte se promènera ; tant que le nouveau-né est une pâte molle, elle le modèlera
comme une cire molle, et jusqu’à l’âge de deux ans elle l’emmaillotera. Quant aux nourrices,
il va aussi de soi qu’on les contraindra par la loi sous peine d’amende, qu’elles conduisent les
petits enfants à la campagne, dans les temples ou chez leurs parents, à toujours les porter
jusqu’à ce qu’ils soient capables de se tenir debout et, quand ils le seront, à prendre garde que,
jeunes comme ils sont, ils ne se tournent les jambes en s’appuyant sur elles et en les
soumettant à un effort violent. Aussi se donneront-elles la peine de porter l’enfant jusqu’à ce
qu’il ait atteint sa troisième année. Il faut que ces femmes soient fortes autant que possible et
qu’il n’y ait pas une seule nourrice. [790a] Pour chacune de ces recommandations, allons-
nous fixer par écrit une amende en cas de non-observance ? Ne s’en faut-il pas et de beaucoup
que nous le fassions ? Car ce serait déchaîner, abondante et intarissable, la réaction que nous
évoquions tout à l’heure. 788D-789D
Prenons donc ceci comme principe du traitement à la fois du corps et de l’âme des touts petits
dans les deux cas suivants : à savoir qu’il est avantageux pour tous, et tout particulièrement
pour les tout-petits, de n’interrompre l’alimentation et le mouvement ni de nuit ni de jour, et
de vivre, si la chose est possible, comme si on se trouvait sur un bateau. [790d] Or, c’est en
réalité de cela qu’il faut nous rapprocher le plus dans le cas d’enfants qui sont des nourrissons
qui viennent tout juste de naître. Un indice nous force à tirer les mêmes conclusions : le fait
que les nourrices des tout petits et les femmes qui soignent par des initiations les maux qui
frappent les Corybantes ont appris ce traitement de l’expérience et ont reconnu son avantage.
Car lorsque les mères souhaitent endormir leurs enfants qui ont un sommeil difficile, ce n’est
pas du repos, mais au contraire du mouvement qu’elles leur donnent, en les balançant sans
cesse dans leurs bras ; et au lieu de silence, [790e] c’est une mélopée. Disons que, au sens
plein du mot, elles enchantent leurs enfants à l’instar des bacchants frénétiques, en employant
le mouvement qui unit la danse et le chant. P.789E-790D
Ce n’est pas sur un point mineur que porte à présent notre propos à tous les deux. Mais
examine-toi aussi la chose, Mégille, et fais-toi notre arbitre. Ma thèse à moi est, en effet,
qu’une vie bien réglée ne doit ni poursuivre les plaisirs ni inversement fuir totalement [792d]
les douleurs, mais s’attacher à ce juste milieu dont je parlais tout à l’heure en le qualifiant d’«
accommodant », et qui est la disposition que tous nous attribuons à la divinité en nous fiant
raisonnablement à la tradition d’un oracle. C’est aussi à cette disposition que doit tendre celui
d’entre nous qui veut être un homme divin ; il ne doit donc ni se laisser lui-même aller tout
entier aux plaisirs, étant donné qu’il ne sera pas pour cela hors d’atteinte des douleurs, ni
laisser un autre subir le même sort, jeune ou vieux, homme ou femme, et moins que
quiconque, autant que la chose est possible, [792e] le tout nouveau-né. Car il est certain que
c’est à cet âge que, sous l’effet de l’habitude, s’implante en tous, de manière décisive, la
totalité du caractère. Je dirais encore, si je ne craignais pas d’avoir l’air de plaisanter, que
c’est surtout durant la période où les femmes portent les enfants dans leur ventre qu’on doit en
prendre soin, en veillant à ce que la femme enceinte n’éprouve pas de plaisirs nombreux et
déréglés ni non plus de douleurs, mais passe tout ce temps en conservant une humeur sereine,
facile et douce. 792D-793C
En ce qui concerne l’enfant de trois ans [793e], garçon ou fille, voilà les règles qui, si elles
leur sont appliquées scrupuleusement et si elles sont mises en œuvre comme nous l’avons dit
et non pas comme des à-côtés, seront d’une utilité incontestable pour ces tout jeunes enfants.
Mais à trois, quatre, cinq et même six ans, une âme d’enfant a besoin d’amusement, et il faut
dès cet âge supprimer en lui le laisser-aller, en le corrigeant sans l’humilier, car ce que nous
recommandions à propos des esclaves, à savoir d’éviter aussi bien la correction qui passe la
mesure et qui exciterait la colère chez ceux qu’on souhaite corriger que l’impunité qui
encouragerait le laisser-aller, [794a] c’est cela qu’il faut faire à l’égard d’enfants libres. Il y a
à cet âge des jeux spontanés, que les enfants trouvent d’eux-mêmes, lorsqu’ils sont ensemble.
Il faut rassembler dans les temples répartis dans les villages tous les enfants de cet âge, ceux
qui ont entre trois et six ans, mettre les enfants des habitants de chaque village dans un même
endroit. Les nourrices continueront de veiller sur la bonne ou la mauvaise tenue des enfants de
cet âge. Quant aux nourrices elles-mêmes et à l’ensemble du troupeau, il faut préposer à la
surveillance de chaque groupe pendant un an l’une des douze femmes [794b], choisies parmi
celles que les gardiens des lois auront préalablement préposées. Les femmes chargées de
s’occuper des mariages choisiront, dans chaque tribu, une femme du même âge qu’elles.
Sitôt établie, la femme exercera sa charge en se rendant chaque jour au temple et en châtiant
toujours celui qui aura commis un délit. L’esclave, garçon ou fille, l’étranger ou l’étrangère,
elle les châtiera elle-même avec l’aide de quelque esclave attaché à la cité. Quant au citoyen
qui conteste le châtiment, [794c] elle le conduira auprès des intendants de la ville pour être
jugé. Mais elle châtiera personnellement le citoyen qui ne proteste pas. Pour les garçons et
pour les filles au-dessus de six ans, la séparation des sexes s’impose. Les jeunes garçons
passeront désormais leur temps avec les jeunes garçons et de même les jeunes filles avec les
jeunes filles. Mais les uns comme les autres devront être orientés vers l’instruction, les
garçons seront confiés à des instructeurs qui leur enseigneront l’équitation, le maniement de
l’arc, du javelot, de la fronde, et les filles, quand les garçons leur cèdent la place, en feront
[794d] au moins l’apprentissage, ce qui importe le plus étant le maniement des armes. Car il
règne actuellement sur ce point un préjugé dont presque personne ne se rend compte. 793D-
794C
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Penser qu’il y a, pour toutes nos actions, une différence naturelle, pour ce qui est de l’usage,
entre la droite et la gauche : c’est le cas des mains, car pour ce qui est des pieds et des
membres inférieurs aucune différence n’est observable dans l’exercice des tâches. Mais c’est
pour les mains que [794e], par la sottise des nourrices et des mères nous sommes devenus
comme des manchots. Car là où l’aptitude naturelle de chacun de nos deux bras est à peu près
en équilibre, c’est nous qui, par l’habitude, les avons rendus différents en ne nous en servant
pas comme il faut. Pour toutes les tâches où la différence est de peu d’importance, par
exemple tenir la lyre de la main gauche, et le plectre dans la droite, peu importe. Et de même
pour les autres choses semblables. Mais utiliser ces exemples pour en user de même dans
d’autres cas où il ne faudrait pas, [795a] c’est quasiment de la déraison. Voilà ce que fait voir
la règle des Scythes qui, au lieu d’éloigner l’arc de la main gauche en ne se servant jamais que
de la droite pour amener vers soi la flèche, se servent indifféremment de l’une ou l’autre main
pour l’un et l’autre mouvement. On trouverait une foule d’autres exemples de ce genre soit
dans la conduite des chars, soit dans d’autres activités, où l’on peut apprendre que ceux-là
travaillent contre la nature qui s’emploient à rendre la main gauche plus faible que la droite.
Or, comme nous l’avons dit, voilà qui n’a pas grande importance quand il s’agit d’un plectre
fait en corne ou d’autres instruments [795b] du même genre, mais cela fait une grande
différence quand, à la guerre, il faut manier le fer, utiliser l’arc, les flèches et des armes de ce
genre, et surtout quand il faut lutter armes lourdes contre armes lourdes. Alors la différence
est grande entre avoir appris et n’avoir pas appris, entre s’être entraîné et ne s’être pas
entraîné. Car l’homme qui s’est parfaitement entraîné au pancrace, au pugilat ou à la lutte
n’est pas incapable de combattre avec la main gauche, et il ne se comporte pas en estropié, ni
ne se contorsionne avec maladresse quand l’adversaire, en y portant son attaque [795c], le
force à faire travailler l’autre côté. Il en va assurément de même, j’imagine, lorsqu’il s’agit
d’utiliser correctement les armes et tous les autres équipements. Il faut obliger ceux qui
possèdent deux instruments pour se défendre et pour attaquer, à ne laisser, autant que faire se
peut, aucun des deux inutilisé et inexercé, même s’il arrivait que nous ayons de naissance la
constitution d’un Géryon ou d’un Briarée82 et que nous soyons capables de lancer cent
javelots avec nos cent mains. Tout cela doit être l’objet du soin des magistrats, femmes ou
[795d] hommes, celles-là surveillant la façon dont on amuse et dont on élève les enfants,
ceux-là l’instruction qu’on leur donne, pour que tous et toutes, utilisant leurs deux mains
comme leurs deux pieds, évitent, autant que possible, de gâter leurs aptitudes naturelles par
les habitudes qu’ils prennent.
L’instruction à donner est double, sans doute, pour ainsi dire : elle doit former le corps par la
gymnastique, et l’âme par ce qui relève des Muses. Or, la gymnastique elle-même a deux
parties : la danse et la lutte. La [795e] danse, à son tour, ou bien illustre ce qu’expriment les
Muses en veillant à exprimer à la fois ce qu’elles ont de noble et digne d’hommes libres, ou
bien vise à entretenir le bon état physique, l’agilité et la beauté dans les membres et les autres
parties du corps en leur donnant le degré de flexion ou d’extension qui convient, en les faisant
se mouvoir selon le rythme qui est propre à chacun d’eux, rythme qui se répand dans toutes
les sortes de danse et les accompagne de la manière voulue. Pour ce qui est de la lutte, les
nouveautés qu’ont instituées dans leur technique sportive Antée et Cercyon par vaine
recherche du triomphe, ou bien encore [796a] les inventions d’Épeios ou d’Amycos au
pugilat, sont dépourvues de toute utilité pour les affrontements guerriers et ne méritent pas
qu’on en parle83. Mais tout ce qui ressortit à la lutte correctement pratiquée, l’adresse à
dégager son cou, ses mains, ses flancs, quand on s’y exerce autant avec le désir du succès que
pour acquérir la fermeté et l’élégance de l’allure en même temps que la vigueur et santé, cela,
il ne faut pas le négliger étant donné son utilité en toutes circonstances. Au contraire, nous
devrons, quand nous en serons à ce point de notre législation, prescrire, tant aux élèves [796b]
qu’aux maîtres, de l’enseigner avec bienveillance et de l’accueillir avec gratitude. Il ne faut
pas non plus négliger tout ce qui, dans les chœurs, fait l’objet d’une imitation décente, comme
c’est le cas dans cette contrée où nous sommes, des danses armées de Courètes, et à
Lacédémone, de celles des Dioscures84. Chez nous de même, je suppose, la déesse vierge qui
est notre divinité tutélaire et qui se plaît aux divertissements que constituent les évolutions des
chœurs, ne crut pas devoir se divertir les mains vides : elle se munit au contraire de son
armure complète et c’est ainsi [796c] qu’elle se mit à danser. Il siérait donc aux jeunes
garçons et aux jeunes filles d’imiter ensemble et en tout point cet exemple lorsqu’ils rendent
hommage aux bienfaits de la déesse, et cela autant pour se préparer utilement à la guerre que
pour célébrer les fêtes religieuses. Et sans doute serait-ce pour les enfants de notre cité, dès le
moment venu et aussi longtemps qu’ils ne vont pas à la guerre, une obligation, quand ils font
partie de processions et de cortèges pour se rendre au sanctuaire de quelque dieu que ce soit,
de s’y rendre toujours munis de leurs armes et à cheval, scandant, au rythme plus ou moins vif
de leur danse ou de leur marche, les supplications qu’ils adressent aux dieux et aux [796d]
enfants des dieux. Telle est bien sûr la fin – et il n’y en pas d’autre – qu’il faut poursuivre en
se livrant aux compétitions et aux épreuves qui les précèdent ; elles sont en effet utiles pour la
paix comme pour la guerre, pour la cité comme pour les familles : au contraire, les autres
exercices corporels, qu’il s’agisse de jeux ou qu’ils soient sérieux, sont indignes d’hommes
libres, Mégille et Clinias. L’entraînement, dont j’ai dit dans mes propos antérieurs qu’il fallait
le passer en revue, je viens d’en donner un exposé à peu près satisfaisant, sans que rien y
manque. Si vous avez mieux à offrir, faites-en [796e] part. 794D-795C Que le poète ne
compose rien d’autre que ce que la cité regarde comme légal, juste, comme beau ou comme
bon. Quant à ses compositions, [801d] il ne lui sera permis de les montrer à aucun particulier
avant qu’elles n’aient été vues et approuvées par les juges qui auront été désignés à cet effet et
par les gardiens des lois. Peut-être devons-nous considérer comme désignés ceux que nous
avons choisis comme législateurs dans le domaine des Muses et le responsable de l’éducation.
Mais quoi ? La question, je l’ai souvent posée ; devons-nous poser cette loi comme moule et
troisième sceau87 ? Ou bien que vous en semble-t-il ? 801B-801D
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
En outre, il faudra sans doute séparer les chants selon qu’ils conviennent aux femmes ou aux
hommes, en les distinguant par telle ou telle caractéristique, [802e] et leur donner bien sûr une
mélodie et un rythme adaptés. C’est une chose terrible en effet que de chanter sur une mélodie
totalement déplacée ou sur un rythme contre nature, en ne donnant aucunement aux mélodies
des caractères qui lui conviennent dans chaque cas. Il est donc nécessaire de légiférer aussi sur
la forme à leur donner. On peut imposer autoritairement à l’un ou l’autre sexe les unes ou les
autres de ces formes. Toutefois, ce qui en elles se conforme chaque fois à la différence même
de nature entre l’un et l’autre sexe, il faut l’expliquer clairement par cette différence. Aussi la
loi et le préambule stipuler ont-ils que les garçons se distinguent par un penchant à la
grandeur et au courage et que les filles se distinguent au contraire par une inclination qui
pousse plutôt vers la réserve et la réflexion. Voilà donc un ordre établi. [803a] Parlons ensuite
de l’enseignement, c’est-à-dire de la transmission de ces formes elles-mêmes : comment, par
qui et à quel moment doivent-elles être exécutées ? Prenons un exemple. Un constructeur de
navires, au moment où il commence à construire un navire, met en place la carène et esquisse
ainsi la structure du navire. Il me semble que je fais la même chose lorsque, essayant de
distinguer la structure des modes de vie en fonction des caractères des âmes, je mets
réellement en place les carènes de ces modes de vie, en examinant avec soin par
quels moyens, [803b] par quelles façons de vivre, nous conduirons le mieux possible notre
existence jusqu’au terme de cette traversée en quoi consiste la vie. Même si, en vérité, les
affaires humaines ne méritent guère qu’on s’en occupe, il est toutefois nécessaire de s’en
occuper ; voilà qui est dommage. Mais, puisque nous en sommes là, si nous pouvions le faire
par un moyen convenable, peut-être aurions-nous trouvé le bon ajustement.
Que veux-je bien dire par là, voilà sans aucun doute une question que l’on me poserait à bon
droit 802E- _803D
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Ne t’en étonne pas, Mégille, pardonne-moi plutôt. Car c’est parce que j’avais le regard fixé
sur le dieu et l’esprit plein de lui que j’ai dit ce que je viens de dire. Mettons donc, si cela te
fait plaisir, que le genre qui est le nôtre n’est pas sans valeur, et qu’il mérite d’être pris [804c]
quelque peu au sérieux. Passons à ce qui vient ensuite. Nous avons prescrit de construire pour
tous des gymnases et des écoles publiques au nombre de trois dans le centre de la cité ; puis
encore, en dehors de la ville, dans ses environs, encore au nombre de trois, des manèges pour
l’équitation, avec de larges espaces libres aménagés en vue du tir à l’arc et du lancer d’autres
projectiles, destinés à la fois à instruire les jeunes gens et à les entraîner. Si d’aventure nos
prescriptions n’avaient pas été assez explicites, alors voici le moment de le faire en y joignant
les lois. Dans tous ces établissements résideront comme maîtres pour chaque discipline des
étrangers salariés [804d] qui enseigneront à ceux qui fréquenteront leur école tout ce qui a
trait à la guerre et toutes les disciplines qui se rapportent au domaine des Muses. Mais nous
n’accepterons pas que celui-là fréquente l’école parce que son père le souhaite et
que celui-ci la néglige parce que son père ne souhaite pas qu’il s’instruise. Non, c’est comme
on dit « tout homme et tout garçon » que, dans la mesure du possible, parce qu’ils
appartiennent à la cité plus qu’à leurs parents, nous contraindrons à se faire instruire.
Laissez-moi insister en outre sur le fait que la loi qui est la mienne en dira pour les filles tout
autant que pour les garçons, à savoir que les filles doivent [804e] s’entraîner d’égale façon. Et
je le dirai sans me laisser effrayer le moins du monde par l’objection suivante : ni l’équitation
ni la gymnastique, qui conviennent aux hommes, ne siéraient aux femmes. Le fait est certain,
j’en suis non seulement persuadé par les mythes anciens que j’entends raconter, mais je sais
encore pertinemment que, à l’heure actuelle, il y a pour ainsi dire des milliers et des milliers
de femmes autour du Pont, celles du peuple que l’on appelle « Sauromates89 », pour qui non
seulement le fait de monter à cheval, mais également celui de manier [805a] l’arc et
les autres armes est une obligation comme elle l’est pour les hommes, et fait l’objet d’un
pareil exercice.
À quoi s’ajoute, sur le sujet en question, le raisonnement que voici : s’il est vrai que les
choses peuvent se passer ainsi, je déclare que rien n’est plus déraisonnable que la situation qui
règne actuellement dans nos contrées, où les hommes et les femmes ne pratiquent pas tous
ensemble de toutes leurs forces et d’un même cœur les mêmes exercices. Toutes les cités en
effet, ou peu s’en faut, se contentent de n’être qu’une moitié de cité au lieu de valoir le double
[805b] grâce aux mêmes dépenses et aux mêmes efforts. Et certes il serait étonnant de voir un
législateur commettre cette faute. 803E-804D
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Ce qui me plaît, Clinias, c’est de redire ce que j’ai dit. Si, dans les faits, la possibilité de ce qui
est proposé n’était pas suffisamment établie, peut-être alors pourrait-on s’y opposer en théorie
; mais, maintenant il faut chercher une autre tactique pour s’obstiner à rejeter cette loi, et une
telle opposition n’éteindra pas la vigueur avec laquelle nous ne cesserons d’exiger que, dans
la mesure du possible, pour l’éducation comme pour le reste, la femme [805d] partage les
activités de l’homme. Et en conséquence, voici de quelle manière il faut envisager la question.
Voyons ! À supposer que les femmes ne soient pas admises à partager intégralement avec les
hommes le même mode de vie, ne sera-t-il pas nécessaire de concevoir pour elles une
autre sorte d’ordre ? 804E 805D
Mais ce magistrat lui-même à son tour, comment la loi pourrait-elle lui donner l’instruction
adéquate ? Le fait est certain, à l’heure qu’il est, la loi n’a encore rien dit de précis [809b] ni
d’adéquat ; elle a traité certains points et en a négligé d’autres. Or, dans la mesure où elle le
peut, elle doit, en ce qui le concerne, ne rien laisser de côté, mais lui expliquer tous les points
dans le détail, pour qu’il puisse tout à la fois éclairer et instruire les autres citoyens. Eh bien,
en ce qui concerne les chœurs qui impliquent chants et danses, nous avons déjà dit en fonction
de quel critère il fallait les choisir, les corriger et les consacrer90. Quant à ces livres en prose
qui seront mis entre les mains de ceux que tu dois élever, toi qui t’occupes si bien de
l’éducation, quels seront-ils et comment seront-ils présentés ? [809c] Nous n’avons pas traité
ce sujet. Et pourtant, pour se préparer à la guerre, tu sais par notre exposé ce qu’ils doivent
apprendre et ce à quoi ils doivent s’exercer. Mais sur en premier lieu la lecture et l’écriture, en
second lieu la pratique de la lyre et l’apprentissage du calcul, dont, nous l’avons dit, chacun
d’eux devra apprendre ce qui est utile pour la guerre et pour l’administration de
sa maison et de la cité, et sur tout ce qui peut en outre servir aux mêmes fins dans la
connaissance des révolutions des êtres divins, je veux dire du cours des astres et plus
spécialement du soleil et de la lune, et enfin sur ce qui concerne [809d] toutes les dispositions
que toute cité doit nécessairement prendre à ce propos – qu’allons-nous bien dire ?
L’arrangement des jours dans la période dont se compose le mois, l’arrangement des mois
dans celle que constitue l’année, de façon que saisons, sacrifices et fêtes célébrées chacune
comme il faut du fait qu’elles seront réglées sur les indications de la nature elle-même,
gardent la cité vivante c’est-à-dire éveillée, rendent aux dieux les honneurs auxquels ils ont
droit et donnent de tout cela aux hommes une connaissance plus claire – sur tous ces sujets,
mon cher, le législateur [809e] ne t’a pas encore parlé en détail d’une manière suffisante.
Prête donc ton attention aux propos qui vont suivre. 805E 806D
Sur la question de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, pour commencer, nous avons
dit que nous ne nous sommes pas suffisamment expliqués. Le reproche que nous adressons à
ce que nous avons dit, le voici : on ne t’a pas encore expliqué si celui dont nous voulons faire
un honnête citoyen doit, sur ce sujet, tendre vers une étude rigoureuse ou ne pas s’y appliquer
du tout. Et de même en ce qui concerne la lyre. Qu’il faille s’y appliquer, nous l’affirmons
assurément. À l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, l’enfant de dix ans consacrera
environ trois années. Quand il aura treize ans, [810a] ce sera le bon moment pour aborder la
pratique de la lyre, étude à laquelle il consacrera les trois années suivantes, ni plus ni
moins. Et la loi interdit au père tout comme à l’enfant, que ces études lui plaisent ou qu’il les
déteste, d’en augmenter ou d’en diminuer la durée ; s’il désobéit, il perdra tout droit aux
honneurs propres aux enfants qui seront évoqués plus loin91. Que doivent dans cette période
de temps apprendre les jeunes gens et que doivent enseigner les maîtres ? Cela, tu dois
d’abord l’apprendre toi-même. Pour ce qui est de l’apprentissage de la lecture et de
l’écriture [810b], il faut peiner juste assez pour savoir écrire et lire ; rechercher la perfection
dans la vitesse et dans l’élégance avec des enfants dont la nature n’est pas toujours précoce,
c’est un souci auquel il faut dire au revoir. En ce qui concerne l’étude des poètes, étude où
n’intervient pas la lyre et qui porte seulement sur des textes écrits dont les uns sont métriques
et les autres sans coupes rythmiques, ces derniers étant des ouvrages qui se
bornent en fait à reproduire le langage de tous les jours et que n’accompagnent ni le rythme ni
l’harmonie, il faut dire que certains des nombreux auteurs dont nous venons de parler nous ont
laissé [810c] des œuvres dangereuses. De quelle façon, vous qui êtes les meilleurs des
gardiens des lois, allez-vous les traiter ? Ou mieux, pour qu’elle soit judicieuse, quelle devrait
être pour le législateur la façon de les traiter ? Il sera lui-même, je pense, grandement
embarrassé.810B-810E
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Aussi ne lâcherai-je point. Je soutiens qu’il est sûr qu’on trouve chez nous, en très grand
nombre, des poètes qui fabriquent des hexamètres, des trimètres et toutes les sortes de mètres
que l’on peut distinguer, visant les uns au sérieux les autres au comique, et dont, reprennent
en chœur des milliers de voix, on doit, si on veut les élever comme il faut, nourrir et gaver
jusqu’à satiété les jeunes, en les leur faisant entendre maintes fois par la lecture et [811a]
apprendre à fond, de façon qu’ils sachent par cœur des poètes en entier. D’autres choisissent
dans tous les poètes les passages marquants, rassemblent ces passages dans un même recueil,
et nous enjoignent de les faire apprendre par cœur et fixer en leur mémoire par ceux de nos
jeunes gens que nous voudrons rendre bons et sages à force d’expérience et d’érudition. C’est
donc à ces gens-là que tu me recommandes maintenant de dévoiler, en utilisant ma liberté de
parole, aussi bien ce qu’il y a de bon dans ce qu’ils disent que ce qu’il y a de mauvais. 810B-
810E
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
En ce sens que je dispose d’un modèle tout prêt. Tout à l’heure en effet, en tournant mon
regard vers les discours que nous avons tenus depuis l’aurore jusqu’à maintenant, ces
discours, qui ne me semblent pas avoir été prononcés sans la faveur d’une inspiration divine,
m’apparaissent ressembler en tout point à de la poésie. De plus, il n’y a probablement rien
d’étonnant dans l’impression qui m’est venue : celle d’un vif plaisir quand d’un coup d’œil
j’ai embrassé [811d] mes propres discours dans leur ensemble. Car parmi les nombreux
discours dont j’ai pris connaissance et que j’ai entendus dans des poèmes ou en simple prose,
ceux-là me sont apparus comme les plus satisfaisants de tous, les plus convenables à mettre
dans les oreilles des jeunes gens. À celui qui est à la fois gardien des lois et éducateur, je ne
pourrais, j’imagine, proposer de meilleur modèle que celui-là : il
ne peut que recommander aux maîtres d’enseigner ces discours et d’autres qui tiennent de
ceux-là et qui leur ressemblent ; [811e] et si, en parcourant les compositions des poètes ou des
écrits en prose, ou même en entendant des propos qui ont été tenus sans avoir été rédigés par
écrit, il tombe sur des discours qui sont en quelque sorte les frères des nôtres, qu’il ne les
néglige en aucune façon, mais qu’il les fasse mettre par écrit. Et tout d’abord qu’il
contraigne les maîtres eux-mêmes à les apprendre et à en faire l’éloge. Ceux des maîtres à qui
ces discours ne plairont pas, qu’il ne s’en serve pas comme collaborateurs, mais ceux qui
s’accordent avec lui pour les louer, voilà ceux qu’il doit prendre et donner comme enseignants
et comme éducateurs aux jeunes gens. [812a] Que prenne ici fin et de cette manière ce que
j’avais à raconter sur ceux qui enseignent à lire et à écrire et sur les œuvres écrites. 811A-811E
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Or, après celui qui enseigne à lire et à écrire, n’est-ce donc pas du maître de cithare qu’il nous
faut parler ?
CLINIAS
Sans contredit.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Eh bien, quand nous nous serons remis en mémoire nos propos antérieurs, nous pourrons, me
semble-t-il, attribuer aux maîtres de cithare la part
qui leur revient, aussi bien pour l’apprentissage de l’instrument que d’une façon générale pour
l’enseignement en ces sortes de matières.
CLINIAS
De quoi veux-tu parler ?
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Nous avons dit, si je ne me trompe, que les chanteurs sexagénaires qui forment le chœur de
Dionysos devaient avoir acquis un goût d’une exceptionnelle sûreté [812c] eu égard aux
rythmes tout autant qu’à la composition des harmonies, afin d’être en mesure de distinguer la
bonne et la mauvaise imitation dans les imitations que mettent en œuvre les mélodies et qui
suscitent des émotions dans l’âme, de faire un choix entre les productions
de la bonne imitation et celles de la mauvaise, de rejeter les secondes et de retenir les
premières, afin, en produisant les premières en public, d’en faire
des hymnes et de s’en servir pour enchanter les âmes des jeunes gens, exhortant chacun d’eux
à suivre en leur compagnie le chemin qui mène, par ces
imitations mêmes, à l’acquisition de la vertu.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
[812d] C’est donc dans ce but que le maître de cithare et son élève doivent user en outre des
notes de l’instrument en tirant profit de la netteté des sons que produisent les cordes pour
mettre en accord les sons des cordes avec les sons de la voix. Mais qu’il s’agisse de produire
sur la lyre un son différent et varié, l’air joué sur ses cordes étant dans un ton alors que la
mélodie composée par le poète est dans un autre, qu’il s’agisse pour celui qui joue de
l’instrument, comme cela est bien naturel, de faire se répondre ce qui est resserré et ce qui
s’espace, ce dont le mouvement est rapide et ce qui a de la lenteur, les sonorités aiguës et les
sons qui ont de la gravité, en employant [812e] pareillement les accents de la lyre à produire
une multitude de rythmes, toutes les recherches de ce genre doivent être bannies pour ceux
qui, dans les trois ans consacrés à l’étude de la lyre, doivent rapidement recueillir le bénéfice
de l’enseignement relatif aux Muses. Car ces éléments qui s’opposent et se troublent l’un
l’autre rend l’apprentissage difficile, alors qu’il faut que les jeunes gens apprennent autant que
faire se peut sans difficulté. Les connaissances qu’ils doivent acquérir ne sont en effet
ni peu étendues ni peu nombreuses, nous le verrons à mesure que, avec le temps, notre
entretien avancera. Voilà comment le responsable de l’éducation devra régler les questions de
l’enseignement relatif au domaine des Muses. Pour ce qui est des airs eux-mêmes et des
paroles, quels sont ceux que doivent enseigner les maîtres de chœur et de quelle sorte ils
doivent être, [813a] nous en avons aussi amplement traité dans ce qui précède, en déclarant
qu’il fallait les consacrer, en les adaptant chacun à sa propre fête, pour qu’ils servent au bien
des cités en leur procurant un plaisir fortuné. 812E-813d
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
De la plus haute vérité assurément. Que maintenant, muni de ces recommandations, le
magistrat qui aura été élu par nous pour présider au domaine des Muses exerce sa tâche avec
le concours bienveillant de la fortune. Pour nous, notre tâche est de compléter ce que nous
avons dit précédemment sur la danse et sur l’entraînement du corps dans son ensemble.
[813b] Ce que nous avons fait pour la musique, achever la réglementation de son
enseignement, il faut le faire aussi pour la gymnastique. Les garçons aussi bien que les filles
doivent apprendre à pratiquer la danse et la gymnastique, n’est-ce pas ? 812E-813D
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Cela sera facile, mon ami. Car la loi lui a accordé et lui accordera de s’adjoindre, pour cette
tâche, ceux des citoyens, hommes et femmes, qu’il souhaitera. Il saura choisir ceux qui
conviennent et se gardera de commettre des erreurs dans ces questions, faisant preuve d’une
sage prudence et conscient de l’importance [813d] de sa magistrature, comprenant en outre,
pour y avoir réfléchi, que, si les jeunes gens ont été élevés et sont élevés comme ils doivent
l’être, notre navigation est en tout point assurée d’être heureuse, mais que, s’il n’en est point
ainsi... il ne vaut pas la peine de dire ce qui arrivera et, par respect pour ceux qui sont portés
sur la divination, nous ne le dirons pas nous-mêmes, nous qui évoquons une cité nouvelle. Au
reste, bien des choses ont été dites par moi sur ces questions, qu’il s’agisse de la danse ou de
tous les mouvements de la gymnastique. Comme exercices physiques, nous instituons en effet
tous ceux qui préparent à la guerre : tir à l’arc, tout ce qui est lancement et maniement des
armes légères, [813e] toutes les formes de l’escrime en arme, manœuvres tactiques, toute
marche militaire et tout campement, enfin l’étude de toutes les connaissances qui ont trait à
l’équitation. Pour tout cela il faut en effet qu’il y ait un enseignement public et que les maîtres
reçoivent un salaire de la cité. Ces derniers auront pour élèves les jeunes gens et les hommes
de la cité, les jeunes filles et les femmes qui sont instruites en toutes ces techniques. Celles-ci,
tant qu’elles sont encore adolescentes, seront entraînées à toutes les formes de danses en
armes et de combats, et une fois devenues épouses, elles auront participé aux manœuvres, aux
ordres de bataille, apprenant à déposer les armes [814a] et à les reprendre, ne fût-ce, si une
levée en masse s’imposait pour faire campagne au dehors, que pour qu’il y ait au moins une
garde suffisante pour les enfants et pour le reste de la cité. Si, au contraire, rien ne devant être
juré impossible, des ennemis venant du dehors, Barbares ou Grecs, faisaient irruption en
grande force et avec violence et rendaient nécessaire le combat pour la cité même, ce serait, je
suppose, une grande misère pour [814b] la constitution politique que les femmes aient été si
honteusement mal élevées que, incapables d’imiter les oiseaux qui défendent leurs petits
contre n’importe laquelle des bêtes les plus redoutables et qui consentent à mourir et à prendre
tous les risques, elles se précipitaient au contraire vers les lieux sacrés, se portaient en masse
vers tout ce qu’il y a d’autels et de sanctuaires, et jetaient ainsi sur l’espèce humaine la
réputation d’être, par nature, ce qu’il y a de plus lâche parmi toutes les bêtes. 812E-813D
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Eh bien, pour les hommes libres, il reste encore trois objets d’étude : les calculs et l’étude des
nombres en sont un ; les techniques permettant de mesurer les longueurs, les surfaces et les
solides en forment ensemble un second ; quant au troisième, il s’agit de l’étude du cours des
astres et de leurs relations mutuelles dans leur révolution. [818a] De tout cela, une étude
minutieuse ne doit pas être l’affaire du grand nombre, mais seulement de quelques-uns. Qui
seront-ils, nous le dirons quand nous serons parvenus à la fin de notre exposé ; ce sera en effet
le moment convenable. Quant à la foule, ignorer de ces sciences tous les éléments que l’on
regarde comme indispensables et dont on a toute raison de dire qu’ils le sont serait, même
pour le grand nombre, une honte, même si le fait de s’adonner en tout à une étude minutieuse
ne serait ni facile ni même entièrement possible. Mais ce qui est indispensable en elles, il n’est
pas possible de le rejeter. Au contraire, c’est cette nécessité qu’avait en vue, semble-t-il bien,
celui qui pour la première fois a formulé [818b] ce proverbe : « Contre Nécessité on n’a
jamais vu tenir tête même la Divinité92. » Il voulait parler, j’imagine, de celles des nécessités
qui concernent les dieux, puisque, en ce qui concerne les nécessités humaines, celles que la
plupart des hommes ont en vue lorsqu’ils répètent un proverbe de ce genre, c’est un langage
qui dépasse, et de beaucoup, tous les autres en naïveté. 817A-818A
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Il faut dire qu’un homme de condition libre doit étudier au moins autant de chacune de ces
disciplines qu’en apprend une foule innombrable d’enfants en Égypte, [819b] en même temps
qu’ils apprennent à lire et à écrire. D’abord en effet, concernant les calculs, apprendre par jeu
et avec plaisir des connaissances inventées pour des enfants qui ne sont que des
enfants, et comment se font les répartitions naturelles : ce sont des fruits et des couronnes à
partager entre un plus grand nombre aussi bien qu’un moins grand nombre de lots, de manière
à en faire toujours au total un même nombre ; ou bien, à la boxe comme à la lutte, l’alternance
et la succession de celui qui restera assis aussi bien que de ceux qui feront la paire93. De
même, c’est encore par manière de jeu que les maîtres réunissent en un même ensemble des
gobelets d’or, de cuivre [819c], d’argent ou d’une autre matière semblable, ou qu’ils les
distribuent en groupes de la même matière, adaptant de la sorte à un jeu, ainsi que je l’ai dit,
les opérations de l’arithmétique indispensable, et ce afin de rendre les élèves plus aptes aussi
bien à régler un campement, une marche et une expédition militaire qu’à administrer leur
maison ; et en général, ils rendent les hommes plus capables de se tirer d’affaire eux-mêmes et
plus éveillés. Après cela, portant leurs leçons sur les mesures, longueurs, largeurs et
profondeurs, [819d] ils les délivrent d’une certaine ignorance, ridicule et honteuse, qui affecte
naturellement tout le monde. 819A-819E
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Ce sont pourtant ces connaissances-là, Clinias, que, selon moi, doivent apprendre les jeunes
gens. Elles n’offrent en effet ni inconvénients ni difficultés et même si elles sont acquises par
jeu, elles seront profitables à la cité sans lui nuire en quoi que ce soit. Mais si quelque
objection se présente, il faut y prêter l’oreille.
CLINIAS
Et comment s’y refuser ?
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Mais si ce qui vient d’être dit paraît juste, il est clair que nous devons adopter ces études ; et
s’il apparaît que ce n’est pas le cas, nous les écarterons.
CLINIAS
[820e] C’est évident, comment pourrait-il en être autrement ?
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Étranger, ces études ne doivent-elles pas être posées parmi celles qui sont obligatoires afin
qu’il n’y ait pas de lacune dans nos lois ? Il faut toutefois les poser à la manière de provisions,
qu’on pourra reprendre si elles cessent de convenir à nous qui les avons déposées, ou à vous
qui les avez reçues. 802E-821B
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Quant à l’étude des astres, vois maintenant s’il nous convient ou non de l’inscrire au
programme de nos jeunes gens.
CLINIAS
Tu n’as qu’à nous le dire.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Il n’en est pas moins vrai que, pour ce qui concerne l’astronomie, il existe une opinion
étonnante, qu’on ne saurait d’aucune façon et à aucun prix
tolérer.
CLINIAS
[821a] Laquelle donc ?
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
C’est de dire, comme nous le faisons, qu’il ne faut ni chercher à connaître la divinité la plus
importante, c’est-à-dire l’univers, ni nous compliquer
la vie en recherchant les causes qui peuvent l’expliquer, en estimant même qu’il s’agit là d’un
acte impie. Or c’est la conduite qui en est tout le
contraire qui paraît bien être la seule juste.820E-821B
CLINIAS
[821c] Oui, par Zeus, ce que tu dis là est bien vrai. Le fait est certain, j’ai moi-même vu, bien
des fois dans ma vie, que l’étoile du matin, l’étoile du soir et d’autres encore ne font jamais le
même parcours, mais errent dans tous les sens ; quant au soleil et à la lune, nous savons tous
avec certitude qu’ils ne cessent de faire cela.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
551
C’est bien là, je le déclare à cette heure, Mégille et Clinias, ce dont doivent être instruits nos
citoyens comme nos jeunes gens quant aux dieux du ciel ; il faut qu’ils aient une connaissance
qui porte sur toutes ces choses et qui aille assez loin [821d] pour les empêcher de blasphémer
à l’endroit de ces dieux et pour qu’ils ne prononcent sur leur compte que des paroles de bon
augure, chaque fois qu’ils offrent un sacrifice ou que dans leurs prières ils les implorent avec
piété.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
C’est bien là, je le déclare à cette heure, Mégille et Clinias, ce dont doivent être instruits nos
citoyens comme nos jeunes gens quant aux dieux du ciel ; il faut qu’ils aient une connaissance
qui porte sur toutes ces choses et qui aille assez loin [821d] pour les empêcher de blasphémer
à l’endroit de ces dieux et pour qu’ils ne prononcent sur leur compte que des paroles de bon
augure, chaque fois qu’ils offrent un sacrifice ou que dans leurs prières ils les implorent avec
piété. 821C-822A
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Essayons. Elle est fausse, chers amis, la conviction qui veut que la Lune, le Soleil et les autres
astres soient vraiment des astres errants. C’est tout le contraire qui est vrai. Chacun d’eux en
effet parcourt la même route et non pas plusieurs, une route toujours unique et circulaire,
encore qu’elle paraisse changeante. D’autre part, celui d’entre eux qui est le plus rapide est
regardé à tort comme le plus lent, et inversement. [822b] Si donc il en est ainsi par nature,
mais que nous en jugeons différemment, c’est comme si, à Olympie, nous formions les
mêmes illusions sur les chevaux qui courent ou sur les hommes engagés dans la longue
course95 et que nous déclarions le plus lent celui qui est le plus rapide, et le plus rapide celui
qui est le plus lent, et que, composant des éloges, nous chantions le vaincu comme s’il
s’agissait du vainqueur. Nos éloges ne seraient ni adaptés à la situation ni susceptibles de
plaire aux coureurs, qui ne sont que des hommes. Mais quand, en réalité, c’est à l’égard de
dieux que nous commettons [822c] de telles méprises, ne nous faut-il pas estimer que ce qui
aurait été risible et incorrect dans le premier cas ne prête maintenant plus du tout à rire à leur
propos. Non, nous ne nous montrons vraiment pas agréables non plus aux dieux en chantant
en guise d’hymnes en leur honneur des racontars pleins de mensonges.
CLINIAS
Rien de plus vrai, à condition qu’il en soit tout au moins comme tu le dis.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Si donc nous montrons qu’il en va bien ainsi, il faudra faire apprendre ce genre de disciplines
jusqu’au point que nous avons dit, et, si nous échouons à apporter cette preuve, il faudra nous
en abstenir. Serons-nous d’accord là-dessus ?
CLINIAS
[822d] Oui, absolument.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES
Voilà donc le moment où nous devons dire achevés nos règlements relatifs à la place des
savoirs dans l’éducation. C’est dans le même esprit que l’on devra concevoir ce qui concerne
la chasse et tout ce qui y ressemble. Le fait est certain, la tâche prescrite au législateur risque
d’être trop importante pour qu’il s’en estime quitte une fois ces lois établies. En plus de ces
lois, autre chose lui incombe, intermédiaire entre l’admonestation et la législation, que nous
avons maintes fois rencontré dans nos [822e] discours, notamment en ce qui concerne
l’éducation des tout petits enfants. De tels sujets, avons-nous déclaré, ne doivent pas être
passés sous silence et, quand on en parle, s’imaginer que cela équivaut à instituer des lois,
c’est le comble de la folie. Une fois qu’auront été ainsi rédigées par écrit les lois tout comme
la constitution dans son ensemble, l’éloge du citoyen qui se distingue par sa vertu n’est pas
achevé quand on a dit que le bon citoyen est celui-là même qui a été le serviteur le
plus fidèle des lois, qu’il leur obéit au plus haut point et que c’est lui l’homme de bien. Mais
l’éloge atteindrait un achèvement supérieur si l’on disait de lui ceci : c’est celui qui a passé sa
vie à obéir sans défaillance aux prescriptions écrites du législateur, qu’elles fussent lois,
éloges [823a] ou blâmes. Voilà ce que l’on peut dire de plus convenable pour faire l’éloge
d’un citoyen. Et il faut aussi que le législateur qui légifère véritablement ne
se borne pas à rédiger des lois par écrit, mais que, en plus de ces lois, il mette par écrit,
entrelacé avec elles, tout ce qui lui paraît être beau ou ne pas l’être ; et il faut que ces avis lient
le citoyen éminent aussi strictement que les peines dont se servent les lois pour donner force à
leurs prescriptions. Or, si nous faisons précisément paraître comme témoin le présent exposé,
nous ferons mieux voir [823b] ce que nous voulons dire. La chasse est en effet un ensemble
d’activités qui sont aujourd’hui rassemblées sous un nom unique. Car la chasse aux animaux
aquatiques est variée, tout comme l’est la chasse aux oiseaux. La chasse aux animaux
marcheurs présente une très grande variété, dans laquelle il faut comprendre
non seulement la chasse aux bêtes sauvages, mais aussi la chasse aux hommes, que ce soit à la
guerre, ou même dans cette poursuite qu’incite l’amitié, laquelle appelle tantôt la louange
tantôt le blâme. Et ce sont également des chasses que les rapines des brigands et des armées
en campagne. Quand il établit des lois relatives à la chasse, le [823c] législateur ne peut se
dissimuler ces distinctions, pas plus qu’il ne peut, dans tous les cas, édicter à la fois des
prescriptions et des sanctions, et n’instituer des règles de conduite que par la menace. Que
faire alors dans une telle situation ? D’une part, le législateur devra louer ou blâmer telle ou
telle espèce de chasse suivant qu’elles conviennent aux exercices et aux occupations des
jeunes gens. De son côté, le jeune homme doit écouter les avis qui lui sont donnés et obéir, ne
se laisser détourner ni par le plaisir ni par la fatigue, et, plus encore que les lois qui
s’accompagnent de menaces et de sanctions, respecter celles qui s’accompagnent de louange
[823d] et exécuter leurs ordres. À ce préambule, il est de bon ton d’attacher l’éloge et le
blâme bien compris de la chasse, éloge de celle qui rend meilleure l’âme des jeunes gens,
blâme de celle qui produit l’effet contraire. Adressons donc tout de suite la parole à ces jeunes
pour exprimer un souhait : « Mes amis, puissiez-vous n’être pris ni de désir ni de passion pour
la chasse en mer, pour la pêche à l’hameçon ou pour un genre quelconque de chasse
d’animaux aquatiques ; [823e] ni non plus pour la chasse paresseuse, où les nasses font pour
vous le travail, que vous dormiez ou que vous veilliez. Puisse ne pas fondre sur vous non plus
le désir de la chasse à l’homme sur mer et de la piraterie qui ferait de-vous des chasseurs
cruels et sans lois. Puisse encore ne pas même venir effleurer vos esprits le désir de
commettre des vols soit à la campagne soit à la ville. Puisse enfin ne jamais gagner non plus
aucun de nos jeunes gens la passion séductrice de la chasse aux oiseaux, si peu compatible
avec la condition d’homme libre. » [824a] Reste donc seulement pour nos athlètes la chasse et
la capture des animaux marcheurs. L’une de ces espèces est la chasse dite de nuit, par des
gens qui dorment tour à tour, hommes paresseux, une chasse qui ne mérite pas d’éloge. Aussi
peu digne d’éloge est l’espèce de chasse où travail et pauses alternent, où c’est à l’aide de
filets et de pièges, non par la victoire d’une âme vaillante, qu’est domptée la force sauvage
des bêtes. Seule demeure donc la plus excellente, celle que l’on fait aux bêtes à quatre pattes
en s’aidant de chevaux, de chiens et en donnant de sa propre personne. Toutes ces proies, soit
qu’on coure après soit qu’on les frappe de près ou de loin, on ne se sert que de son corps si
l’on est de ceux qui cultivent la divine bravoure. Voilà donc quels seraient l’éloge et le blâme
relatifs à toutes ces espèces de chasses. Pour ce qui est de la loi, la voici : ces chasseurs
vraiment sacrés, personne ne doit les empêcher de pousser leur meute là où ils voudront et
comme ils le voudront. Quant au chasseur de nuit, que personne ne permette à celui qui met sa
confiance dans des filets et dans des rets de chasser nulle part. Quant à celui qui chasse les
oiseaux, on ne lui interdira ni les champs en friche ni les montagnes, mais le premier venu
devra les repousser des terres labourées et des terres incultes mais consacrées. Quant à la
chasse aux animaux aquatiques, il devra être permis de s’y livrer partout, sauf dans les ports et
dans ceux des fleuves et des marais ou des étangs qui sont consacrés, à condition seulement
de ne pas utiliser des produits qui empoisonnent les eaux. Ici prennent fin, devons-nous dire,
tous les règlements touchant à l’éducation.828A-828D

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