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TRADUCTION NOUVELLE

AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES PAR E. CHAMBRY


PROFESSEUR HONORAIRE AU LYCÉE VOLTAIRE, PARIS LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES, 6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6

INTRODUCTION
Argument
LIVRE PREMIER
Trois personnages, un Athénien, qui n'est autre que Pluton, un Crétois nommé Clinias et un
Lacédémonien nommé Mégillos, partent de Cnossos, la ville de Minos, pour aller visiter dons
la montagne de Dictè l'antre où Zens fut nourri par des abeilles et le temple qui lui a été
consacré. Chemin faisant, l'Athénien met la conversation sur les lois de Minos et de Lycurgue
et demande à Clinias la raison des repas en commun, qui sont d'usage en Crète et à
Lacédémone. C'est en vue de la guerre qu'ils ont été institués, répond Clinias, parce que,
lorsque les citoyens sont en campagne, le soin de leur sûreté les oblige à prendre leur repas
tous ensemble. Mais cette institution n'a-t-elle en vue que la guerre ? demande l'Athénien. A
côté de la guerre avec les ennemis du dehors, n'y a-t-il pas aussi des guerres intestines au sein
d'un même État, et au sein même des individus ? Et n'est-il pas nécessaire qu'un bon
législateur règle tout ce qui concerne la guerre en vue de la paix, plutôt que de subordonner la
paix à la guerre ? Et c'est là une oeuvre qui demande plus de vertu que la guerre. Celle-ci
n'exige que le courage ; l'autre exige, avec le courage, la justice, la tempérance et la prudence.
Si donc la législation de Minos a été inspirée par un dieu, il faut croire que Minos n'a pas eu
en vue le courage seul, mais aussi toutes les espèces de vertu. Une bonne législation doit en
effet procurer aux hommes tous les biens, les biens humains, comme la santé, la beauté, la
vigueur, la richesse, mais avant tout les biens divins, dont le premier est la prudence, le
second la tempérance, le troisième la justice et le quatrième le courage. C'est sur ce principe
que doit reposer une bonne législation, et l'Athénien en trace le plan que voici :
" Le législateur s'occupera d'abord des mariages qui unissent les citoyens entre eux, puis de la
naissance et de l'éducation des enfants ; il les suivra jusqu'à l'âge mûr et à la vieillesse ; il
observera et surveillera leurs chagrins, leurs plaisirs, leurs goûts, pour les blâmer ou les louer
justement. Il surveillera de même leurs colères, leurs craintes, les troubles que l'adversité
excite dans les âmes et le calme que la prospérité y ramène, tous les accidents qui surprennent
les hommes dans les maladies, à la guerre, dans la pauvreté et dans les situations contraires. Il
définira ce qu'il y a de beau et de laid en tous ces cas dans les dispositions de chacun. Après
cela, il devra porter son attention sur les acquisitions et les dépenses des citoyens, sur la
formation et la dissolution des sociétés volontaires et involontaires qu'on fait en vue de tout
cela, et la manière dont les citoyens se comportent à l'égard les uns des autres en chacun de
ces cas. Il examinera dans quels actes la justice est observée, dans quels actes elle fait défaut,
distribuera des récompenses à ceux qui observent fidèlement les lois et infligera des peines
fixées d'avance à ceux qui leur désobéissent. Enfin il s'occupera des morts, de la sépulture
qu'il convient de leur donner et des honneurs qu'il convient de leur rendre. Quand il aura
observé tout cela, il préposera au maintien de ses lois des magistrats qui jugeront, les uns
d'après la raison, les autres d'après l'opinion vraie, en sorte que ce corps d'institution, assorti
dans ses parties par l'intelligence, paraisse marcher à la suite de la tempérance et de la justice,
et non de la richesse et de l'ambition. "
Tel est le programme de Platon. On s'attendrait qu'il en commençât sur-le-champ l'exécution.
Mais il ne se pique pas dans ses dialogues d'un ordre rigoureux.
Soit qu'il veuille leur donner la libre allure d'une conversation réelle, soit plutôt qu'il ait
dessein de préparer les esprits à recevoir ses leçons, il revient à la législation de Minos et de
Lycurgue pour en marquer l’insuffisance. Le courage, dit-il, ne consiste pas seulement,
comme on semble le croire en Crète et à Lacédémone, à vaincre la douleur ; il consiste encore
et surtout à vaincre le plaisir et à rester maître de soi-même. Dans les repas en commun des
deux peuples on pratique la plus stricte frugalité. C'est bien ; mais il y a d'autres usages qu'il
ne faut pas blâmer à la légère ; ce sont les banquets en vogue à Athènes et chez d'autres
peuples, où les citoyens se livrent aux divertissements et à la bonne chère. S'ils sont présidés
par un chef tempérant et sage, qui sache en imposer aux convives, ces banquets sont très utiles
pour apprendre aux citoyens à se connaître les uns les autres et à discerner dans la liberté des
propos et des actes que provoque l'ivresse ceux qui ne savent point se régler de ceux qui
savent se contenir dans les bornes de la tempérance et de la sagesse. C'est à ces derniers qu'on
réservera les magistratures. Platon reprend ici l'idée qu'il a développée dans la République,
quand il veut soumettre les futurs gouvernants à l'épreuve du plaisir et qu'il institue des
banquets où l'ivresse décèle les caractères.
LIVRE II
Les banquets offrent encore un autre avantage, c'est qu'ils servent à l'éducation, si on sait les
régler dans cette vue. C'est ce que Platon va montrer dans le second livre.
L'éducation consiste à bien diriger chez les enfants la pétulance naturelle qui les porte à crier,
à sauter, à folâtrer, et à soumettre à l'ordre et à l'harmonie les mouvements que la joie ou la
crainte leur fait faire. C'est dire qu'elle comprend deux parties, la musique et la gymnastique.
C'est à la musique que Platon s'attache dans le second livre des Lois. C'est elle qui sert à
former à la vertu l'âme de l'enfant. Pour compléter sa tâche, les dieux nous ont donné les fêtes
auxquelles président Apollon, les Muses et Dionysos. C'est dans les choeurs de danse et les
chants institués à l'occasion de ces fêtes que les citoyens développent le sens de l'ordre et de
l'harmonie qu'ils ont, à l'exclusion des autres animaux, reçu de la nature, et qu'ils suppléent
aux lacunes de leur éducation morale. Mais toute musique n'est pas propre à ce but : seule, la
musique vraiment belle peut y atteindre. En quoi consiste donc la beauté de la musique ? Dans
les figures et les mélodies qui expriment les bonnes qualités de l'âme et du corps. Si, au
contraire, ce sont les mauvaises qualités qu'elles expriment, elles ne peuvent que gâter encore
davantage ceux qui portent en eux de mauvais instincts, en les incitant à les satisfaire. C'est
par l'expression du beau et du bon qu'il faut juger de l'excellence de la musique, et non par le
plaisir qu'elle cause ; car le plaisir ne saurait servir de règle, puisqu'il varie selon les
dispositions de chacun. Il faut donc veiller à ce que les chants et les danses forment les
hommes à la vertu, et non au vice, et ne pas laisser aux poètes la liberté de faire ce qui leur
plaît. Dès qu'on aura trouvé la musique la plus parfaite, il faudra s'y tenir à jamais, comme les
Égyptiens, qui depuis dix mille ans conservent les mélodies qui leur ont été enseignées par
Isis. Qui sera chargé de prononcer sur l'excellence des chants et des danses ? La foule en est
incapable ; seuls, les vieillards les plus instruits et les plus sages sont à même de remplir cette
fonction. Seuls, ils auront assez d'autorité pour imprégner les esprits de cette idée que celui
qui est juste vit heureux et que celui qui est injuste est malheureux, que ce que les hommes
regardent comme des biens, la santé, la beauté, la force, la richesse, se tournent en maux pour
les méchants, et que ce qui passe pour un mal chez le vulgaire est un bien pour les méchants
et n'est un mal que pour les justes, et qu'au contraire, ce qui est réputé bien n'est tel que pour
les bons et est un mal pour les méchants.
Pour inspirer ces maximes aux citoyens, on instituera des choeurs. Le premier sera le choeur
des Muses, composé d'enfants qui chanteront ces maximes en public. Le second sera le choeur
d'Apollon ; il sera formé de jeunes gens qui n'auront pas dépassé la trentaine. Un troisième
choeur comprendra des gens de trente à soixante ans ; il sera consacré à Dionysos. On sait que
les gens âgés ont de la répugnance à chanter. Pour les engager à le faire, on leur fera boire la
liqueur que Dionysos a donnée aux hommes pour les conforter et les égayer. Ils chanteront
alors les chants les plus justes, c'est-à-dire ceux qui reproduisent le mieux les sentiments et les
actes vertueux et feront ainsi des banquets et des divertissements un apprentissage de la
tempérance pour les jeunes. C'est ainsi que l'usage du vin contribuera à l'amélioration des

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moeurs. Mais si, comme aujourd'hui, les banquets en l'honneur de Dionysos, n'ont d'autre but
que l'ivresse, avec les querelles qu'elle amène, mieux vaudrait alors en bannir entièrement
l'usage du vin, comme on le fait en Crète et à Lacédémone.
LIVRE III
Après avoir posé les principes sur lesquels se fondera l'éducation des citoyens, l'Athénien
propose à ses deux auditeurs de rechercher quelle est la meilleure forme de gouvernement.
C'est l'objet du troisième livre. C'est à l'histoire, à une histoire plus ou moins conjecturale que
Platon a recours pour découvrir la forme de gouvernement la plus stable et la mieux faite pour
assurer le bonheur des peuples. Il remonte jusqu'à l'une de ces catastrophes qui détruisirent à
plusieurs reprises le genre humain. Il choisit parmi ces catastrophes celle du déluge universel,
dont la tradition s'est conservée chez beaucoup de peuples. Ceux qui échappèrent à cette
désolation universelle furent, dit-il, les habitants des montagnes, sur le sommet desquelles se
conservèrent ainsi quelques faibles étincelles du genre humain. Réduits par la perte de tous les
arts à une vie extrêmement simple, isolés les mus des autres, ils ne connaissaient ni
l'opulence, ni l'indigence, ni la discorde, ni la guerre. Ils n'avaient point de législateurs, car
l'écriture était inconnue, et l'usage était leur seule règle de conduite. Leur gouvernement était
le patriarcat, où le plus ancien a l'autorité, par la raison qu'elle lui est transmise de père et de
mère comme un héritage. Puis ces familles devenant plus nombreuses se réunirent. Mais,
comme chacune apportait ses moeurs particulières, et qu'il fallait s'entendre pour régler les
rapports sociaux et politiques, les chefs de famille se chargèrent de cette tache et devinrent
ainsi les premiers législateurs. Alors le patriarcat fit place au gouvernement aristocratique ou
monarchique.
Les hommes descendirent alors des montagnes et bâtirent des villes dans la plaine. C'est ainsi
que furent construites les villes d'Ilion et celles qui firent une expédition contre elle. Les
vainqueurs, qui étaient des Achéens, mal accueillis à leur retour en Grèce, quittèrent leur nom
d'Achéens, pour prendre celui de Doriens, parce que celui qui se mit à la tête des bannis était
Dorien. Dès lors une nouvelle forme de gouvernement se constitua. Les Doriens, s'étant
rendus maîtres de la plus grande partie du Péloponnèse, se la partagèrent, et Téménos devint
roi d'Argos, Cresphonte, de Messène, et Proclès et Eurysthénès, de Lacédémone. Mais, avant
de se séparer, l'armée fit serment de prêter secours contre quiconque entreprendrait de détruire
la royauté, et les souverains et les sujets de ces trois États jurèrent, les uns de ne pas aggraver
le joug du commandement, les autres de ne rien entreprendre contre les droits de leurs
souverains, tant qu'ils seraient fidèles à leurs promesses. Cette constitution offrait le grand
avantage d'avoir toujours deux États protecteurs et vengeurs des lois contre le troisième, s'il
s'avisait de les enfreindre. Elle fut d'autant plus facile à établir que le partage des biens se fit
sans difficulté entre les conquérants. Mais l'ignorance ne tarda pas à ruiner cette formidable
puissance. Platon appelle ignorance cette disposition de l'âme qui fait qu'on se révolte contre
la science, le jugement, la raison, qui sont nos maîtres légitimes. C'est cette ignorance qui
pervertit les rois d'Argos et de Messène et ruina leur autorité. A Lacédémone, au contraire, la
constitution se maintint, d'abord parce que l'autorité fut partagée entre deux rois sortis de la
même famille, ensuite parce qu'elle fut restreinte par la création d'un sénat, et enfin par
l'institution des éphores. C'est ainsi que la royauté, réduite à de justes bornes et tempérée
d'une manière convenable se conserva et sauva l'État avec elle.
Tout gouvernement qui veut durer, qu'il soit monarchique ou démocratique, doit être tempéré.
C'est ce que prouve le gouvernement de Sparte ; c'est ce que démontre d'une manière plus
éclatante encore l'histoire du gouvernement de la Perse et de celui d'Athènes. Au temps de
Cyrus, les chefs, en appelant les sujets au partage de la liberté, se concilièrent l'esprit des
soldats et tout réussit au gré de leurs désirs. Mais Cyrus, ayant négligé l'éducation de ses fils,
eut pour successeur un tyran, Cambyse, qui perdit l'empire. Darius, qui lui succéda, établit de
nouveau l'égalité et remporta les mêmes succès que Cyrus. Mais lui aussi éleva mal son fils

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Xerxès, dont l'absolutisme amena les désastres de Salamine et de Platées. Depuis, la puissance
des Perses a toujours été en s'affaiblissant, parce que leurs rois ont toujours poussé leur
autorité jusqu'à la tyrannie et ruiné par là la communauté d'intérêts qui doit régner entre tous
les membres de l'État.
L'exemple d'Athènes n'est pas moins concluant. Au temps des guerres Médiques, tout
conspirait à resserrer l'union des citoyens, la crainte du danger présent et la crainte des lois
gravées dans les esprits. Sous l'ancien gouvernement, le peuple n'était maître de rien ; il était
pour ainsi dire esclave volontaire des lois. Mais un esprit d'indépendance se glissa dans
l'éducation, et les lois de la musique furent confondues, parce que le jugement en fut laissé au
peuple, qui, attirant à lui l'autorité, ne tarda par à se soustraire à celle des magistrats. Arrivé à
ce terme, le peuple ne respecte plus ni serments ni engagements, et n'a plus pour les dieux que
du mépris.
Cette revue historique finie, l'Athénien en résume ainsi les conclusions : « Nous avons dit que
le législateur doit viser à trois choses en instituant ses lois, à savoir la liberté, la concorde et
les lumières dans l'État auquel il dicte ses lois.
C'est en vue de ces trois choses que nous avons choisi deux gouvernements, le plus
despotique et le plus libre, et que nous venons d'examiner lequel des deux a la vraie
constitution, et, les ayant pris tous deux dans une juste mesure d'autorité pour le premier et de
liberté pour le second, nous avons vu qu'ils avaient joui alors d'une prospérité extraordinaire ;
mais que, quand ils ont poussé à l'extrême, l'un l'esclavage, l'autre le contraire, il n'en est
arrivé rien de bon ni à l'un ni à l'autre.
Avons-nous fait oeuvre utile ? demande l'Athénien."
Clinias lui donne d'autant plus volontiers son approbation qu'il vient d'être chargé par ses
compatriotes de fonder une colonie, et il propose à l'Athénien de bâtir une cité par manière de
conversation. Tu peux, répond l'Athénien, compter sur mon aide.
LIVRE IV
On pourrait croire que Platon va enfin proposer les lois qu'il destine à la future colonie de
Cnossos. Mais il tient auparavant à fixer les conditions physiques ou morales ou politiques qui
assureront à la nouvelle fondation toutes les chances possibles de durée et de prospérité. Il
veut d'abord que la ville soit éloignée de la mer, d'au moins quatre-vingts stades (un peu plus
de quatorze kilomètres). Elle échappera ainsi à la corruption que produit infailliblement le
voisinage de la mer. Une ville maritime ne tarderait pas à se remplir de commerçants et
d'hommes d'affaires, qui viendraient y trafiquer et y introduiraient des habitudes de fourberie
et de mauvaise foi et en banniraient la loyauté et la concorde dans les rapports des habitants
entre eux et avec les étrangers. Comme la colonie sera fondée en Crète, pays montagneux et
peu fertile, elle produira juste assez pour nourrir ses habitants, mais non de quoi fournir à une
vaste exportation, qui la remplirait d'or et d'argent et y causerait tous les vices que l'excès des
richesses entraîne après lui.
Un autre défaut des villes maritimes, c'est que les citoyens s'habituent à faire des descentes et
des incursions en pays ennemi et regagnent en toute hâte leurs vaisseaux et qu'ils
désapprennent la guerre sur terre et les combats de pied ferme. Si l'on objecte que ce fut le
combat naval de Salamine qui sauva la Grèce, l'Athénien réplique que ce fut la bataille de
Marathon qui commença le salut de la Grèce et que la victoire de Platées le consomma, et que
ces combats de terre rendirent les Grecs meilleurs, ce qu'on ne peut pas dire des batailles
d'Artémision et de Salamine.
L'emplacement de la ville déterminé, il faut savoir par qui elle sera peuplée. Comme la
population sera formée d'éléments divers, Crétois et Péloponnésiens, le législateur aura plus
de peine à établir l'union entre eux que s'ils venaient du même pays avec les mêmes moeurs et
le même culte. Mais il faut se résigner aux difficultés que les circonstances et la fortune
opposent au législateur. On en triompherait plus aisément, si le législateur était secondé par

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un tyran jeune, intelligent et tempérant. "En effet, un tyran qui veut changer les moeurs d'un
État n'a besoin ni de beaucoup d'efforts ni de beaucoup de temps. Il n'a qu'à frayer lui-même
la route où il veut faire marcher ses sujets. Il suffit qu'il leur donne l'exemple par sa propre
conduite, qu'il approuve et récompense certains actes, qu'il en condamne d'autres et qu'il
couvre d'opprobres ceux qui refusent de lui obéir. »
A quel gouvernement faut-il soumettre nos colons ? Le gouvernement sera-t-il démocratique,
ou oligarchique, ou aristocratique, ou monarchique ? Il ne sera ni l'un ni l'autre. Le meilleur
gouvernement est celui où le peuple est le plus heureux ; c'est celui de l'âge d'or, où le roi
Cronos avait établi pour chefs dans les villes des êtres supérieurs, des démons qui
gouvernaient les hommes, comme les hommes gouvernent les troupeaux. Ces démons qui
prenaient soin de nous, sacs peine ni pour eux ni pour nous, firent régner sur la terre la paix, la
pudeur, la liberté, la justice, avec la concorde et le bonheur. Ce récit nous enseigne que nous
devons obéir à la partie immortelle de notre âme pour administrer nos maisons et nos cités, en
donnant le nom de lois aux préceptes émanés de la raison.
Certains prétendent que la justice n'est autre chose que l'intérêt du plus fort. Mais quand on
confond la justice avec la force et que la loi est soumise, non à la raison, mais à ceux qui
gouvernent, la ruine de l'État se ne fait pas attendre. Nous ne confierons donc le
gouvernement qu'à ceux qui sont dociles à la loi, et nous dirons aux citoyens que Dieu, étant
le commencement, le milieu et la fin de toutes les choses, c'est à lui qu'il faut plaire, lui qu'il
faut imiter. Il faut lui rendre le culte qui convient, ainsi qu'aux démons, aux héros, à nos
parents vivants ou morts. Quant à nos devoirs envers nos enfants, nos proches, nos
concitoyens, à l'hospitalité recommandée par les dieux et aux autres devoirs de la société, c'est
aux lois qu'il appartient de nous les prescrire.
Mais avant de promulguer les lois, il est bon d'en donner les raisons et d'en faire précéder le
texte d'une sorte de prélude. Joindre à l'intimation la persuasion, et incliner les coeurs à
approuver la loi est le meilleur moyen de la faire obéir.
LIVRE V
Avant d'aborder la législation de la nouvelle colonie, Platon, fidèle à son idée de donner à ses
lois un prélude qui en montre les raisons, débute par un prélude général, qui dispose les
citoyens à les approuver et à les observer.
L'âme étant en nous, dit-il, ce qu'il y a de plus divin, c'est à elle qu'il appartient de
commander. Plus elle sera parfaite, plus elle en sera digne. Pour la rendre telle, il faut
s'abstenir de toutes les choses que le législateur défend comme honteuses et mauvaises, et
s'attacher à toutes celles qu'il propose comme belles et bonnes. Ceux qui ne lui obéissent pas
en sont punis, et leur punition c'est de devenir semblables aux méchants.
L'âme tenant le second rang, après les dieux, le corps occupe le troisième. Ce qui fait le mérite
du corps, ce n'est ni la beauté, ni la force, ni la haute taille, ni même la santé. Un juste milieu
entre toutes ces qualités est bien plus sûr et plus propre à nous inspirer de la modération. Ou
doit porter le même jugement sur la possession des richesses. Ce ne sont point des richesses
qu'il faut laisser à ses enfants, mais un grand fonds de pudeur. C'est aux vieillards à en donner
l'exemple aux jeunes gens.
Il faut respecter ses parents, pratiquer la bienfaisance, obéir aux lois, se montrer hospitalier et
ne point repousser les suppliants. A ces préceptes Platon ajoute quelques prescriptions qui ne
peuvent être l'objet d'une loi, mais peuvent contribuer au bonheur de la société. Nos colons,
dit-il, devront rechercher en tout la vérité, aider les magistrats à découvrir les méchants,
inspirer la vertu, se garder de l'envie, joindre la fermeté au courage, réprimer leur amour-
propre, s'abstenir de tout excès et faire bonne contenance dans les revers. Comme il est dans
la nature de l'homme de rechercher le plaisir, il faut se persuader que la vie qui a en partage la
tempérance, le courage, la santé est plus agréable que celle où dominent l'intempérance, la
lâcheté, la folie, la maladie, et que la vie qui participe aux bonnes qualités de l'âme et du corps

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est préférable pour l'agrément à celle qui tient aux mauvaises dispositions de l'une ou de
l'autre.
Avant d'entreprendre de donner des lois à l'État, on commencera par se débarrasser des
vicieux incorrigibles qui gâteraient les autres : on les mettra à mort ou on les exilera. Dans le
cas présent, on ne peut pas les envoyer dans une colonie, mais on aura l'avantage d'être à l'abri
des querelles qui s'élèvent à l'occasion du partage des terres et de l'abolition des dettes.
Pour faire un juste partage, il faut d'abord fixer le nombre des habitants de notre cité future, en
ayant égard à l'étendue et à la puissance des États circonvoisins. On peut d'après ce principe le
fixer à cinq mille quarante, nombre qui se prête à une grande quantité de subdivisions. Chaque
classe de citoyens aura une divinité, un démon ou un héros particulier, pour lesquels on
réservera des bois sacrés, afin que les citoyens y tiennent des assemblées et offrent des
sacrifices, où, tout en honorant les dieux, ils apprendront à se connaître les uns les autres.
Quel sera le gouvernement de notre colonie ? Le premier des gouvernements est celui où l'on
met en pratique le proverbe qui dit que fout est commun entre amis. C'est le communisme
intégral tel que Platon l'a défini dans la République. Le second, qui est celui qu'il propose ici,
se rapprochera du premier dans la mesure du possible. Mais comme il est difficile de faire
accepter le communisme au vulgaire, chaque citoyen aura son lot, mais il devra se persuader
que ce lot n'appartient pas moins à la patrie qu'à lui. Le nombre des lots doit rester invariable.
Chaque père de famille n'instituera héritier de la portion de terre et de l'habitation qui lui
seront échues qu'un seul de ses enfants. Si la population devient surabondante, on limitera la
génération ; s'il y a déchet, on l'encouragera par tous les moyens.
On gravera le nom de chaque citoyen avec la désignation de son lot sur des tables de cyprès
qui seront exposées dans les temples.
Cette loi sera naturellement suivie d'une autre, qui défendra à tout particulier d'avoir chez soi
de l'or ou de l'argent. On n'aura qu'une monnaie en usage dans le pays, mais qui ne sera
d'aucune valeur pour les étrangers. Quant à la monnaie courante du reste de la Grèce, on s'en
procurera exclusivement pour les rapports de l'État ou des particuliers avec l'étranger.
Il sera défendu de donner une dot aux filles à marier, de prêter à usure, et de courir après la
richesse, parce qu'il est impossible d'être à la fois très riche et vertueux. Mais, comme il n'est
pas possible que nos colons se présentent tous avec les mêmes biens, nous en ferons quatre
classes selon le cens qui en sera fait. Comme il faut, pour éviter les séditions, qu'il n'y ait pas
de citoyens trop riches et d'autres trop pauvres, le terme de la pauvreté sera la part assignée à
chacun par le sort ; mais le législateur ne trouvera pas mauvais qu'on acquière le double, le
triple et même le quadruple au-delà.
La ville sera au centre du pays. On la divisera, elle et son territoire, en douze parties. Le tout
sera divisé en cinq mille quarante portions, et chacune de ces portions en deux parts que l'on
joindra ensemble pour former le lot de chaque citoyen, l'une proche, l'autre loin de la ville, et
chaque citoyen aura deux maisons, l'une au centre, l'autre aux extrémités de la ville. Cette
organisation soulèvera sans doute bien des objections. Il faut toutefois s'en rapprocher le plus
possible.
Il y aura aussi un grand nombre de subdivisions, qui à leur tour en engendreront d'autres,
jusqu'à ce qu'on ait épuisé le nombre de cinq mille quarante. De là, les phratries, les dèmes,
les bourgs, la distribution et le mouvement des troupes, les monnaies, les mesures. Il est utile
à tous égards de connaître les divisions des nombres et les diverses combinaisons dont ils sont
susceptibles, à condition qu'on n'emploie pas ces connaissances pour s'enrichir en trompant
les autres, comme le font les Égyptiens et les Phéniciens. Mais peut-être est-ce au climat qu'il
faut attribuer ces fâcheuses dispositions.
LIVRE VI
Après avoir choisi l'emplacement de la cité, fixé le nombre des habitants et réparti la
propriété, on nommera les magistrats chargés de veiller à l'exécution des lois. Les Cnossiens

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aideront à choisir les premiers qui seront nommés ; puis, quand l'État aura pris de la
consistance, le choix sera fait par les colons seuls. Les magistratures à créer seront politiques,
militaires, civiles, religieuses et judiciaires.
On élira d'abord les gardiens des lois, chargés de maintenir la constitution dans son intégrité et
d'empêcher qu'on y fasse aucun changement. L'élection se fera à trois degrés. Tous ceux qui
portent ou auront porté les armes y prendront part. Sur les trois cents qui auront recueilli le
plus de voix, ils en désigneront cent, puis, sur ces cent, les trente-sept qui doivent former le
corps des gardiens. Ces gardiens ne seront pas en charge plus de vingt ans, de cinquante à
soixante-dix.
Les gardiens des lois proposeront les généraux, qui seront choisis par tous ceux qui portent ou
ont porté les armes. Les trois qui auront obtenu le plus de suffrages seront chargés de la
conduite de la guerre. Ils proposeront eux-mêmes les taxiarques, les phylarques et les officiers
des autres espèces de troupes.
Le sénat comprendra trois cent soixante membres, dont chacune des quatre classes de l'État
fournira le quart. L'élection se fera aussi en trois fois. Sur le nombre des proposés, on en
choisira cent quatre-vingt-dix de chaque classe, puis la moitié sera désigne par le sort pour
l'élection définitive. Cette magistrature sera renouvelée tous les ans. Ce système d'élection, dit
l'Athénien, tiendra le milieu entre le système monarchique et le système démocratique,
comme cela doit être dans un véritable gouvernement, parce qu'il est impossible qu'il y ait une
union véritable entre les maîtres et les esclaves d'une part, de l'autre entre les gens de rien et
les hommes de mérite. Les sénateurs veilleront de concert avec les gardiens des lois au
maintien de la constitution et à la garde de l'état. La douzième partie d'entre eux exercera ses
fonctions, à tour de rôle, un mois de l'année, tandis que les autres vaqueront à leurs affaires
domestiques.
On instituera pour les temples des gardiens, des prêtres et des prêtresses. Pour les prêtres, on
s'en remettra à la décision du sort, mais on examinera soigneusement ceux à qui le sort aura
été favorable. On consultera l'oracle de Delphes touchant le culte divin, et l'on nommera des
interprètes pour expliquer ses décisions. La fonction de prêtre ne durera qu'une année, celle
d'interprète sera à vie. On établira aussi des économes pour chaque temple.
Pour veiller à la sûreté du pays, chaque tribu présentera tous les ans cinq citoyens appelés
agronomes, et chacun de ceux-ci s'adjoindra dans sa tribu douze jeunes gens de vingt-cinq à
trente ans. Le territoire ayant été divisé en douze parties, chacune d'elles sera gardée pendant
un mois par les agronomes de chaque tribu. Le mois écoulé, ils passeront à tour de rôle dans
une partie voisine, et cela pendant deux ans. Ils apprendront ainsi à connaître le pays ; ils le
fortifieront contre l'ennemi, le fertiliseront et l'embelliront. Pour veiller sur la ville, ses rues,
ses édifices, on créera trois astynomes, qu'on choisira dans la première classe, parce qu'ils
devront avoir assez de fortune pour se consacrer entièrement au bien public.
Pour veiller sur le marché, on élira cinq agoranomes parmi les citoyens de la première et de la
deuxième classe, et leur élection se fera comme celle des astynomes, c'est-à-dire qu'entre les
dix qui auront le plus de voix, on en nommera cinq, et après avoir subi l'épreuve à laquelle
sont soumis tous les élus, ils entreront en charge. L'entrée de l'assemblée, publique sera
ouverte à tout le monde. Les citoyens de la première et de la deuxième classe ne pourront,
sous peine d'amende, se dispenser d'y assister.
Il convient après cela d'instituer des magistrats qui président les uns à la musique, les autres à
la gymnastique. Par les premiers, la loi entend ceux qui seront à la tête des gymnases et des
écoles, et par les seconds ceux qui présideront aux exercices de musique et de gymnastique.
Au-dessus d'eux, on nommera un intendant général de l'éducation, dont la fonction est la plus
importante dans un État. Cet intendant ne doit pas avoir moins de cinquante ans ; il faut qu'il
soit père de famille et qu'il ait des enfants légitimes, garçons et filles, autant qu'il se pourra, et
qu'il soit le citoyen le plus accompli en toutes sortes de vertus.

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Un État ne serait pas réglé comme il faut si ce qui concerne les tribunaux n'était pas réglé
comme il convient. Notre judicature comprendra trois sortes de tribunaux. Le premier sera un
tribunal d'arbitrage, choisi par les plaideurs eux-mêmes ; le second un tribunal d'appel, qui
jugera les différends qui n'auront pu être aplanis par l'arbitrage ; la troisième un tribunal
composé de juges pris dans les douze tribus, qui jugera les crimes d'État sans appel.
L'Athénien passe maintenant à la confection des lois. Elles seront, dit-il, forcément
imparfaites et incomplètes. Ce sera aux jeunes gens à les rectifier et à les compléter, mais
toujours en vue de donner à l'âme toute la perfection possible. Il commence par les lois qui
concernent la religion. Nous avons réparti les habitants en douze tribus et divisé la cité en
douze parties. Donnons à chaque partie le nom d'un dieu ou d'un enfant d'un dieu ; érigeons-
leur des autels, et, à l'occasion des sacrifices, tenons deux réunions par mois, où nous
introduirons des choeurs de danse, pour que les garçons et les filles apprennent à se connaître
avant de se marier.
Les garçons se marieront de vingt-cinq ans jusqu'à trente-cinq et les filles de seize jusqu'à
vingt. On ne devra ni fuir l'alliance des pauvres ni rechercher avec trop d'empressement celle
des riches. II faut plutôt chercher à mêler les caractères différents, pour les tempérer l'un par
l'autre.
Tout homme qui ne sera pas marié à trente-cinq ans paiera chaque année une amende de cent
drachmes et il ne recevra aucun honneur des citoyens plus jeunes que lui. On ne recevra pas
de dot ; on n'invitera pas plus de dix convives de chaque côté et l'on ne fera pour les noces
qu'une dépense modique et proportionnée aux revenus de chacun. Les époux seront sobres,
s'ils veulent avoir des enfants sains. Ils iront s'installer dans une des deux maisons de leurs
parents. Ils n'auront que des possessions qui constituent une fortune honnête. S'ils ont des
esclaves, ils tâcheront, pour éviter les révoltes, qu'ils soient de nations et de langues
différentes, et ils les traiteront avec bonté et avec justice.
Avant de parler des mariages, Platon aurait dû tracer le plan des habitations. Il y vient enfin. Il
demande que les temples soient bâtis autour de la place publique et que toute la ville soit
placée en cercle sur des lieux élevés, tant pour la sûreté que pour la propreté. On mettra la
demeure des magistrats et les tribunaux près des temples. Si l'on ne peut se passer de
murailles, il faudra disposer les maisons des particuliers de manière que toute la ville ne fasse
qu'un mur continu, et que toutes les maisons, étant sur la même place et de la même forme,
tiennent lieu de fortifications.
Platon revient ensuite au mariage pour régler la manière dont les nouveaux époux devront
vivre ensemble. Il veut que les hommes continuent à prendre leurs repas dans les salles à
manger communes, comme en Crète et à Sparte. Il voudrait assujettir les femmes au même
règlement, mais cela paraîtrait ridicule et l'opinion commune le considère comme
impraticable. Les époux doivent avant tout se préoccuper de donner à la république les enfants
les mieux faits de corps et d'âme. L'espace de temps où ils en feront est fixé à dix années.
Pendant ce temps, les matrones chargées de surveiller la conduite des époux emploieront la
douceur et les menaces pour les tirer du désordre et de l'ignorance, s'ils y sont sujets, et les
dénonceront aux gardiens des lois, s'ils sont rebelles aux remontrances. On inscrira dans
chaque phratrie l'année de leur mariage. Si l'on est obligé d'employer les femmes à la guerre,
on ne le fera que lorsqu'elles auront cessé d'avoir des enfants et qu'elles n'auront pas encore
cinquante ans, et on ne leur ordonnera rien qui ne soit proportionné à leurs forces et bienséant
à leur sexe.
LIVRE VII
Le livre VII est le plus long des douze livres des Lois. Platon y traite de l'éducation des
enfants, à laquelle il attache avec raison une importance capitale, car tels seront les enfants,
tels seront les hommes. Mais en cette matière délicate, où les ancêtres ont légué à leurs
descendants des coutumes excellentes inspirées par la tendresse qu'il est naturel d'avoir pour

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ses enfants, Platon présente ses prescriptions plutôt comme des conseils que comme des lois.
Pour lui, l'éducation doit commencer dès la conception. Comme le mouvement et l'agitation
sont utiles à tous les corps, il engage les femmes enceintes à faire de grandes marches. C'est
un conseil que les sages-femmes donnent encore aujourd'hui. L'enfant une fois né, il faudra
continuer à lui donner du mouvement, en le berçant et en le faisant porter dans les bras des
nourrices. Jusqu'à l'âge de deux ans, on l'enveloppera de langes et on le surveillera de près
pour éviter les accidents et les déformations de ses membres.
Comme les amusements sont nécessaires aux enfants, dès l'âge de trois ans jusqu'à six, ils se
rassembleront dans des lieux consacrés aux dieux sous la surveillance de leurs nourrices, qui
seront elles-mêmes surveillées par une des douze femmes, une pour chaque tribu, que les
gardiens des lois auront choisies.
Passé l'âge de six ans, on séparera les garçons des filles et on les tournera vers les exercices
propres à leur âge et à leur sexe. Ces exercices seront de deux sortes, ceux de la gymnastique,
pour former les corps, ceux de la musique pour former des âmes. La gymnastique a deux
parties, la danse et la lutte. Il y a aussi des danses de plusieurs sortes, entre lesquelles Platon
recommande spécialement la danse armée ou pyrrhique, pratiquée en Crète et à Lacédémone.
A l'égard de la musique comme de la danse, il faut se garder des nouveautés. Il faut en cela
imiter les Égyptiens, qui ont consacré toutes les danses et tous les chants. On déterminera
donc les danses et les hymnes dont chaque sacrifice est accompagné, et il ne sera plus permis
d'y rien changer ; car toute innovation, soit dans les jeux, soit dans les chants, entraîne avec
elle des innovations dans les lois, qui doivent rester immuables.
Quels seront les chants et les danses recommandés par Platon ? Ce seront des hymnes où l'on
priera les dieux, mais en ne leur demandant que de bonnes choses, et des chants en l'honneur
des citoyens qui se seront signalés par de belles actions. On pourra d'ailleurs garder les plus
belles pièces de musique que les anciens ont laissées ; pour les nouvelles, les poètes ne
devront pas s'écarter de ce que l'État tient pour juste, beau et honnête. Les chants seront
différents suivant les sexes. Ce que la musique a d'élevé et de propre à échauffer le courage
sera réservé aux hommes, ce qui en elle ressemble à la modestie sera réservé aux femmes.
Pour la gymnastique, outre les gymnases bâtis au milieu de la ville en trois endroits différents,
on construira trois manèges autour des murs, sans parler d'autres emplacements où la jeunesse
s'exercera à tirer de l'arc et à lancer des traits. On ne laissera pas les parents libres d'envoyer
leurs enfants chez les maîtres et de négliger leur éducation, par la raison qu'ils sont moins à
leurs parents qu'à la patrie.
La loi prescrira aux femmes les mêmes exercices qu'aux hommes, afin qu'elles puissent, au
besoin, aider les hommes à la guerre. On ne laissera jamais les hommes libres sans occupation
: ils devront s'occuper de tous les détails de l'administration domestique, et donner l'exemple
de l'activité à leurs serviteurs, en se levant toujours les premiers, et en ne prenant de sommeil
que juste ce qu'il en faut pour la santé.
Quant à la musique, il appartiendra aux chanteurs sexagénaires de Dionysos de distinguer les
chants qui représentent la vertu de ceux qui représentent le vice et sont capables de pervertir
la jeunesse. On veillera de même sur la danse. Il y a deux espèces de danses, l'une qui imite
les beaux corps avec gravité, l'autre qui imite les laids par des gestes ridicules. C'est à la
première qu'on s'attachera, soit pour imiter l'état d'une âme calme et courageuse, soit pour
imiter l'état d'une âme guerrière. Cette deuxième danse est appelée pyrrhique ; la danse calme
emmélie. C'est au législateur à tracer les modèles des belles danses et aux gardiens des lois à
les faire exécuter, et, une fois ces modèles trouvés, à les préserver de toute innovation.
On appliquera les enfants aux lettres à l'âge de dix ans pendant trois années environ. A treize
ans, ils commenceront à toucher de la lyre et continueront jusqu'à seize ans. Quant aux
ouvrages des poètes, on n'en chargera pas leur mémoire, comme on le fait généralement. On
en rejettera tout ce qui n'est pas d'accord avec les recommandations du législateur. On

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rejettera de même les poèmes bouffons et l'on bannira la comédie. Pour la tragédie, si les
auteurs demandent à être admis parmi nous voici ce que nous leur répondrons : « Nous
sommes nous-mêmes auteurs de la tragédie la plus belle et la meilleure que l'on puisse taire.
Notre plan de gouvernement n'est qu'une imitation de ce que la vie a de plus beau et de
meilleur, et nous prétendons que cette imitation est la tragédie la plus vraie. Vous êtes poètes,
et nous aussi dans le même genre. Nous sommes vos rivaux et vos concurrents dans le plus
beau drame, celui qu'une loi vraie est seule capable de produire. Ne comptez donc pas que
nous vous permettrons jamais si facilement de dresser un théâtre sur notre place publique, d'y
introduire des acteurs doués d'une belle voix, qui parleront plus fort que nous, qui
harangueront les enfants et les femmes et tout le peuple, et, au lieu de tenir sur les mêmes
institutions le même langage que nous, diront le plus souvent tout le contraire... Commencez
donc, enfants des Muses voluptueuses, par montrer vos chants aux magistrats, pour qu'ils les
comparent aux nôtres et, s'ils jugent que vous dites les mêmes choses ou de meilleures, nous
vous donnerons un choeur, sinon, mes amis, nous ne saurions le faire...» Les poètes ne seront
donc pas toujours éconduits, comme dans le plan de la République, mais ils seront soumis à
un contrôle sévère.
Il reste trois sciences à apprendre pour compléter l'éducation des citoyens, la science des
nombres, la géométrie et l'astronomie. Elles doivent être étudiées à fond par ceux qui veulent
devenir des hommes divins. Pour les autres, on ne leur donnera que les notions indispensables
d'arithmétique et de géométrie, qui leur serviront à conduire une armée ou à diriger leurs
affaires domestiques. L'étude de l'astronomie détrompera le vulgaire qui croit que les astres
errent dans leur course, tandis qu'ils parcourent immuablement les mêmes chemins. Elle est
d'ailleurs indispensable, si l'on veut reconnaître les saisons.
La revue des exercices qui s'impose à la jeunesse se termine par la chasse. Platon n'admet
parmi les différents genres de chasse que celui qui est propre à développer le courage et qui
est un apprentissage de la guerre. Il n'a que du mépris pour la pêche, pour la chasse aux
oiseaux, pour la chasse au filet ; il préconise la chasse où l'on s'expose au danger d'être blessé
et où l'on s'empare du gibier à force de traits et de blessures.
LIVRE VIII
Les lois édictées dans le livre VIII se rapportent à des objets variés, les fêtes en l'honneur des
dieux avec les jeux qui les accompagnent, jeux où l'on doit s'entraîner à la guerre, les moeurs
privées et publiques, les repas en commun, l'agriculture, les métiers, les échanges à l'intérieur
et à l'extérieur.
La première de ces lois concerne naturellement le culte des dieux. On fera dans l'année trois
cent soixante-cinq sacrifices, un par jour, et l'on célébrera douze fêtes en l'honneur des dieux
de chacune des douze tribus, en réservant pour le douzième mois celle d'Hadès, dieu qu'il faut
vénérer spécialement, comme étant très favorable au genre humain, puisque c'est lui qui
sépare l'âme du corps et que l'union de l'âme et du corps n'est sous aucun rapport plus
avantageuse à l'homme que leur séparation. Comme ce n'est pas en temps de guerre, mais en
temps de paix qu'il est à propos de s'exercer au métier des armes, tous les citoyens, hommes et
femmes, s'y exerceront au moins un jour par mois, et, dans les fêtes publiques, on instituera
des combats simulés, où l'on distribuera des prix et des récompenses aux vainqueurs.
Ces luttes, il est vrai, ne sont pratiquées nulle part : mais c'est pour des raisons qui n'agiront
pas dans le nouvel État. La première de ces raisons est l'amour des richesses qui empêche de
s'occuper d'autre chose que de ses intérêts particuliers, et qui fait qu'on embrasse toutes sortes
de métiers, honnêtes ou malhonnêtes. La deuxième, c'est le mauvais gouvernement, où les
chefs, se défiant de leurs subordonnés, les traitent en esclaves et ne leur permettent pas de
devenir courageux et de porter les armes. C'est ce qui arrive dans les États démocratiques,
oligarchiques et tyranniques, mais ne se verra point dans la colonie de Cnossos, à cause de la
médiocrité des fortunes et de l'égalité des citoyens. Les exercices qui prépareront à la guerre

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se feront toujours avec des armes, soit ceux qui, comme la course à pied ou à cheval, tendent à
développer la rapidité et l'agilité, soit ceux qui, comme la lutte, ont pour but de développer la
force et la vigueur.
Il faut en même temps corriger les mauvaises moeurs, qui s'opposent à la tempérance et aux
fortes vertus que la guerre exige. Platon s'en prend ici à "ces amours insensés où les hommes
et les femmes pervertissent l'ordre de la nature, passions funestes, source d'une infinité de
maux pour les particuliers et pour les États. " Les animaux, plus sages que les hommes, ne
connaissent point cette perversion de l'instinct génésique, qui gâte et amollit les hommes.
Comment les en guérir ? Parmi les membres d'une même famille, le désir de ce commerce
contre nature n'entre même pas dans leur esprit. Il faut que la pédérastie soit de même
réprouvée par la voix publique, comme étant défendue par la religion, détestée par les dieux et
honteuse entre toutes les choses honteuses. C'est au législateur qu'il appartient de prendre des
mesures pour imprimer cette opinion dans les esprits par une éducation appropriée à ce but.
Mais comme l'immense majorité des Grecs ne voit rien de déshonorant dans ce commerce
entre mâles, Platon ne croit pas qu'il soit actuellement possible de le réprimer entièrement. On
le tolérera, dit-il, à condition qu'il demeure secret. Mais s'il vient à la connaissance de qui que
ce soit, on punira le coupable, comme infâme, en le privant de toutes les distinctions et
privilèges du citoyen et en le réduisant à la condition d'étranger.
Platon passe ensuite aux repas en commun ; mais comme il en a longuement parlé dans les
deux premiers livres, il se contente d'adopter sur ce point l'usage des Crétois.
La question des repas en commun le conduit à traiter de la subsistance des citoyens, et tout
d'abord de l’agriculture, d'où elle dépend. La première loi qu'il énonce sur ce point concerne
les bornes des propriétés, auxquelles il est défendu de jamais toucher. Une autre loi s'applique
au dommage que l'on peut causer à ses voisins, soit en paissant le bétail, soit en détournant
chez soi l'essaim d'abeilles envolé de la ruche d'autrui, soit en plantant des arbres trop près du
terrain d'un autre. Viennent ensuite de judicieux règlements sur le régime des eaux, encore
appliquées chez les modernes. Il est naturellement interdit de toucher aux fruits des jardins
d'autrui ; mais il faut signaler ici une loi très libérale, qui permet à l’étranger en voyage de
cueillir des figues, des raisins et autres fruits du pays où il passe, sans rien payer au
propriétaire, parce que c'est un présent qui lui est dû en qualité d'hôte.
Quiconque corrompra les eaux à boire sera tenu de réparer le dommage et sera mis à
l'amende. On pourra pour le transport des denrées traverser la propriété d'autrui, même en y
causant du dommage, à condition que le profit qui en reviendra soit triple du tort que souffrira
le voisin.
Les travaux de l’agriculture et en général tous les travaux manuels seront confiés aux esclaves
; aucun citoyen ne devra s'en occuper ; il ne doit songer qu'à mettre et à conserver le bon ordre
dans l'État. L'artisan lui-même ne pourra exercer qu'un métier à la fois.
Il n'y aura point d'impôt sur les importations ni sur les exportations ; mais on n'importera
aucun objet de luxe ; on se bornera aux objets nécessaires à la guerre que le pays ne produit
pas, et l'on n'exportera pas les denrées, qui doivent demeurer dans le pays. Ces denrées seront
divisées en trois parts, une pour les personnes libres, une autre pour leurs esclaves, et la
troisième pour les artisans et les étrangers.
On déterminera l'endroit où chacun doit habiter. Il y aura douze bourgs et, dans chaque bourg,
autour de la place publique, des temples consacrés aux dieux et aux génies, et autour de ces
temples des maisons pour ceux qui seront chargés de la garde du territoire. Pour les artisans,
on en fera treize corps, qui seront distribués dans toute l'étendue du territoire. L'un de ces
corps habitera dans la ville, et ses membres seront répartis également entre les douze quartiers
; les douze autres seront placés dans des bourgs d'alentour.
La vente et l’achat des denrées se feront à jour fixe, à peu près comme dans nos marchés ou
nos foires. Le premier jour du mois, il y aura marché au blé pour les étrangers ; le douzième

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jour, marché aux liquides ; le vingt-troisième, foire aux bestiaux et aux meubles. Le prix de
ces marchandises ne sera pas laissé, au caprice du vendeur ; il sera fixé par les agoranomes et
les astynomes, et il n'y aura pas de vente à crédit ; si quelqu'un vend à crédit, ce sera à ses
risques et périls ; la loi ne garantira pas le marché.
Quiconque voudra s'établir dans la colonie, pourra le faire ; mais il n'y demeurera pas plus de
vingt ans, à moins qu'il n'obtienne du sénat ou du peuple le droit d'y rester en récompense d'un
service exceptionnel rendu à l'État.
LIVRE IX
On pourrait croire, dit l'Athénien, que dans une cité bien gouvernée comme la nôtre, les
citoyens n'ont pas besoin de lois pour les détourner du mal. Mais comme ils ne sont que des
hommes et qu'il y aura toujours parmi eux des âmes radicalement mauvaises, après leur avoir
adressé, en manière de prélude, de salutaires exhortations, il faut essayer de les retenir sur la
pente du crime par des pénalités sévères. Commençons par les crimes les plus importants : les
sacrilèges, les crimes d'État, la trahison. Ces trois sortes de crimes seront jugés d'après les
mêmes règles et par les mêmes juges, c'est-à-dire par les gardiens des lois et un tribunal
composé des meilleurs magistrats de l'année précédente. La peine sera le fouet, la prison et la
mort ; mais les juges ne prononceront leur arrêt qu'après une enquête minutieuse poursuivie
durant trois jours, et après avoir juré de juger selon la justice et la vérité. L'opprobre et le
châtiment ne s'étendront pas aux enfants du coupable, à moins que les ancêtres n'aient déjà été
condamnés à mort, auquel cas les enfants seront renvoyés dans leur ancienne patrie, et leur lot
inaliénable sera dévolu à un enfant d'une famille nombreuse.
Si le délit est un vol, la peine sera la même, que le vol soit grand, qu'il soit petit. Le voleur
rendra le double de ce qu'il a dérobé ; sinon, il demeurera dans les fers jusqu'à ce qu'il ait
satisfait celui qui l'a poursuivi en justice ou qu'il en ait obtenu sa grâce. Comme Clinias
s'étonne de cette égalité des peines pour des délits inégaux, Platon entre ici dans une longue
digression pour expliquer qu'il n'en est pas du vol, où l'intention du voleur est la seule chose
qui importe pour le châtiment, comme des autres crimes ou délits. Les autres législateurs
divisent les fautes en volontaires et involontaires. Platon, fidèle à la doctrine de Socrate,
prétend qu'on ne fait jamais le mal volontairement, mais par ignorance ; néanmoins adopter
dans la pratique une telle doctrine, c'est ouvrir la porte à tous les crimes ou au moins les
excuser, parce que l'on n'est pas généralement responsable de son ignorance. Pour échapper
aux funestes conséquences d'une telle doctrine, Platon cherche, comme les autres législateurs,
à justifier les différences du châtiment que le sens commun inflige aux coupables. Ces
différences viennent pour lui des mobiles qui poussent l'âme humaine hors des voies de la
justice. Ces mobiles sont au nombre de trois. Le premier est la colère avec la crainte, le
deuxième le plaisir, le troisième l'ignorance, qui est tantôt simple et tantôt double, quand elle
est jointe à une fausse opinion de sagesse. "J'appelle injustice, dit l'Athénien, la tyrannie
qu'exercent sur l'âme la colère, la crainte, le plaisir, le chagrin, l'envie et les autres passions, et
je dis qu'il faut appeler juste toute action faite conformément à l'idée que nous avons du bien."
L'injustice a des degrés, selon qu'elle est violente et ouverte, ou qu'elle se commet en cachette
par des voies obscures et frauduleuses, ou enfin qu'elle est à la fois violente et dissimulée. Le
châtiment sera proportionné à la gravité de ces diverses injustices.
Après cette digression, l'Athénien revient aux lois qu'il a portées sur les sacrilèges, les traîtres
et les perturbateurs de l'État, pour atténuer la punition du crime, lorsqu'il est commis dans un
accès de folie, ou par l'effet de quelque maladie ou de quelque débilité de l'esprit. C'est ce que
nous appelons des circonstances atténuantes. En ce cas, le coupable sera condamné, non à
mort, mais à la simple réparation du dommage.
L'Athénien passe ensuite aux meurtres et d'abord aux meurtres violents et involontaires. Tout
homicide sera contraint de quitter le pays pour un an. Si l'homicide a lieu dans les combats et
les jeux publics, l'auteur sera déclaré innocent. Si l'on a tué un esclave, on dédommagera le

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maître, et, si on s'y refuse, on sera condamné à payer le double. Si l'on a tué son propre
esclave, on sera absous ; si c'est une personne libre qu'on a tué involontairement, on sera
assujetti aux mêmes expiations que si l'on avait tué un esclave. Si c'est un étranger qui a tué
un étranger, il sera libre à qui voudra de le poursuivre.
Si le meurtrier est métèque, il sera banni pour un an ; s'il est entièrement étranger, il le sera
pour toujours et, s'il revient, il sera condamné à mort et ses biens donnés au plus proche
parent du mort. Si son retour était forcé, il dressera une tente sur le rivage, de façon qu'il ait
les pieds dans la mer, et il attendra l'occasion de se rembarquer. S'il est ramené de vive force,
on le reléguera au delà des limites de l'État.
Si quelqu'un tue de sa main une personne libre par colore, il faut distinguer si le meurtre a été
ou non prémédité. Le meurtre prémédité ressemble à l'action volontaire ; le meurtre non
prémédité, à l'action involontaire : il sera puni moins sévèrement. Le premier sera puni de
trois années d'exil ; le deuxième de deux années. Si le meurtrier n'obéit pas à la loi et qu'il
souille de sa présence les lieux sacrés et la place publique, il sera condamné au double tant
pour les dédommagements que pour les autres peines. Si un esclave tue son maître, les parents
du mort lui feront subir tous les traitements qu'ils voudront et le mettront à mort. S'il tue toute
autre personne libre, ses maîtres le livreront aux parents du mort qui le feront mourir.
Si un père ou une mère tuent un de leurs enfants ; si un mari tue sa femme ou une femme son
mari ; si un frère tue sa soeur ou la soeur son frère, ils seront bannis pour trois ans outre les
expiations ordinaires. Si quelqu'un tue son père ou sa mère, il sera, après les expiations
d'usage, déclaré innocent, si ses parents lui ont pardonné avant de mourir ; sinon, il sera puni
de mort.
Tout meurtre commis en cas de sédition ne sera pas puni, sauf si c'est un esclave qui tue une
personne libre en se défendant contre elle ; il subira la pénalité des parricides, c'est-à-dire qu'il
sera absous après un an d'exil, s'il a été pardonné ; s'il ne l'a pas été, la mort.
Pour les meurtres volontaires et prémédités, le législateur en marque d'abord les causes
ordinaires, la convoitise, l'ambition et l'envie, la crainte d'être dénoncé ; puis il décrète les
peines suivantes : pour le meurtre d'un citoyen, exclusion de la société civile, jugement par les
juges du sacrilège, privation de sépulture ; même peine, sauf le droit à la sépulture, pour celui
qui aura commis le meurtre par la main d'un autre ; la peine de mort pour un esclave qui tue
un homme libre. Si quelqu'un tue un esclave qui ne lui faisait aucun tort, dans la crainte qu'il
ne révèle certaines actions honteuses, il sera puni comme s'il avait tué un citoyen.
Pour prévenir le parricide, il faut répandre l'opinion soutenue par des prêtres anciens, à savoir
que le meurtrier sera dans une autre vie puni par où il a péché, qu'il sera privé du jour par
ceux qui l'auront reçu de lui. Dans cette vie, il sera exécuté par le bourreau et son cadavre jeté
hors de la ville. Tous les magistrats, au nom de l'État portant chacun une pierre à la main, la
jetteront sur la tête du cadavre et purifieront ainsi la cité. On le portera ensuite hors des limites
du territoire et on l'y laissera sans sépulture.
Si l'on quitte volontairement la vie, on sera enseveli seul, à part, dans un endroit inculte et
ignoré. Si un animal tue un homme, cet animal sera jeté hors des limites de l'État. Il en sera de
même de la chose inanimée qui aura causé mort d'homme.
Si le meurtrier n'est pas connu, un héraut publiera qu'il ait à sortir du territoire, sous peine
d'être mis à mort si on vient à le découvrir.
Si l'on surprend chez soi un voleur, on aura le droit de le tuer. Quiconque attentera à la pudeur
d'une femme ou d'un fils de famille sera mis à mort impunément par celui ou celle qu'il
outrage, par son père, son frère ou ses enfants.
Tout mari qui surprendra quelqu'un faisant violence à sa femme pourra lui donner la mort.
L'homicide est permis aussi pour défendre la vie d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une soeur,
de sa femme et de ses enfants.
Après le meurtre, l'Athénien se propose d'énoncer, non pas le détail complet des lois sur les

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blessures, mais les lois les plus importantes. Ici, comme ailleurs, il débute par un prélude, où
il démontre la nécessité de légiférer sur cette matière, parce que l'homme n'a pas assez de
lumières pour connaître ce qui est avantageux à ses semblables vivant en société, ni assez
d'empire sur lui-même et de bonne volonté pour faire toujours ce qu'il a reconnu pour tel. II
faut, poursuit-il, considérer deux sortes de blessures, les blessures involontaires, que l'on fait
par colère ou par crainte, et les blessures volontaires que l'on fait de dessein prémédité.
Comme la matière est infinie, on en laissera une partie à la discrétion des juges et on ne
traitera ici que les points les plus importants.
Si quelqu'un, voulant tuer un homme, manque son coup, il sera condamné à l'exil et
indemnisera celui qu'il a voulu tuer. Il y aura peine de mort pour l'enfant qui aura blessé son
père ou sa mère, de même pour l'esclave qui aura blessé son maître, de même encore pour le
frère ou la sueur qui aura de dessein prémédité blessé son frère ou sa sueur. Si un mari blesse
sa femme ou la femme son mari, avec l'intention de s'en défaire, ils seront bannis à perpétuité,
et, s'ils n'ont pas d'enfants, leur lot passera à un enfant d'une famille nombreuse et honorable.
Si l'on blesse quelqu'un dans un mouvement de colère, on paiera le double du dommage, si la
blessure est guérissable ; le quadruple, si elle est inguérissable ; et si le blessé est hors d'état
de servir la patrie, on le remplacera. Si un frère blesse son frère par colère, il sera livré au père
et à la mère comme il le mérite, ou aux gardiens des lois. Si par colère un esclave blesse une
personne libre, son maître le livrera au blessé, pour qu'il en tire le châtiment qu'il voudra. S'il
ne le livre pas, il sera tenu à la réparation du dommage.
Si on blesse quelqu'un sans le vouloir, on paiera simplement le dommage. On devra respecter
particulièrement les personnes âgées et les étrangers. Si un étranger a l'audace de porter la
main sur un citoyen, on le traduira devant les astynomes, et, s'il est reconnu coupable, ceux-ci
le condamneront à recevoir autant de coups qu'il en aura donné. Si quelqu'un frappe un
citoyen plus âgé que lui de vingt ans, celui qui se trouvera là devra les séparer, et s'il est du
même âge ou plus jeune que la personne attaquée, il devra la défendre, comme si c'était son
parent. Celui qui aura porté la main sur une personne plus âgée que lui, sera tenu en prison au
moins un an. Si un étranger frappe une personne plus âgée que lui de vingt ans, tout passant
devra prêter secours à la personne attaquée et l'étranger sera tenu deux ans en prison ; trois,
s'il est domicilié.
Si quelqu'un ose porter la main sur sort père, sa mère ou quelqu'un de ses aïeux, tous ceux qui
seront présents voleront à son secours et seront récompensés s'ils sont métèques, étrangers ou
esclaves, et, s'ils sont citoyens et ne repoussent pas les attaques de ce fils dénaturé, ils
encourront la malédiction de Zeus. Pour le coupable, il sera banni à jamais de la cité, et, s'il y
reparaît, puni de mort.
Si un esclave frappe un homme libre, ceux qui en seront témoins viendront au secours de cet
homme ; sinon, ils paieront l'amende marquée selon leur classe. L'esclave sera livré à celui
qu'il frappait et celui-ci, après l'avoir battu à coups d'étrivières, le remettra à son maître, qui le
tiendra dans les fers jusqu'à ce que la personne qu'il a maltraitée lui fasse grâce.
Toutes ces lois s'appliqueront aux femmes comme aux hommes.
LIVRE X
Le livre X est tout entier consacré à la répression de l'impiété. L'impiété vient de ce que l'on
ne croit pas à l'existence des dieux, ou, si l'on y croit, de la conviction qu'ils ne se mêlent pas
des affaires humaines, ou qu'ils se laissent fléchir par des sacrifices et des prières.
Platon, fidèle à sa méthode de convaincre avant de menacer des foudres de la loi, débute par
un long préambule, qui est une véritable théodicée.
Les impies disent que le feu, l'eau, la terre et l'air sont des productions de la nature et du
hasard, que l'art n'y a aucune part, et que les dieux en particulier sont des créations des
hommes, différentes chez les différents peuples, enfin que le juste varie comme les dieux
selon les hommes et selon les temps.

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Or soutenir un tel système, c'est dire que le feu, l'eau, la terre et l'air sont les premiers de tous
les êtres, c'est leur donner le nom de nature, et prétendre que l'âme n'a existé qu'après eux et
par eux. Or l'âme a existé avant les corps. Ce qui le prouve, c'est qu'elle est le principe du
mouvement. Il y a en effet, deux espèces de mouvements ; l'une est celle des substances qui
peuvent communiquer le mouvement à d'autres, mais qui n'ont jamais la force de se mouvoir
d'elles-mêmes ; l'autre est celle des substances qui se meuvent d'elles-mêmes et qui ont la
vertu de mettre en mouvement d'autres substances par la composition ou la division,
l'augmentation ou la diminution, la génération ou la corruption. Si toutes les choses existaient
dans un repos parfait, par quoi le mouvement devrait-il commencer ? Évidemment par ce qui
se meut de soi-même. Or toute substance où se montre cette espèce de mouvement est
nécessairement vivante. L'âme, qui a la faculté de se mouvoir elle-même et de mouvoir les
corps, est donc antérieure au corps, et tout ce qui se rattache à l'âme, qualités morales ou
intellectuelles, est antérieur à tout ce qui se rattache au corps. Elle est donc le principe non
seulement du mouvement, mais encore du bien et du mal, du juste et de l'injuste. C'est une
divinité qui appelant à son secours une autre divinité, l'intelligence, pour la diriger dans
l'usage des divers mouvements qu'elle produit, gouverne toutes choses avec sagesse et les
conduit au vrai bonheur ; mais le contraire arrive lorsqu'elle prend conseil de l'imprudence.
Comme tous les corps célestes, dans leurs mouvements circulaires d'une parfaite régularité,
font voir qu'ils sont dirigés par l'intelligence, il faut en conclure que c'est la bonne âme qui les
dirige et reconnaître en chacun d'eux une divinité. Ainsi l'univers est plein de dieux.
C'est la vue de la prospérité dont jouissent des hommes injustes et méchants qui a fait croire à
une foule de gens que les dieux ne se soucient pas des affaires humaines. Mais c'est une
impiété d'attribuer aux dieux qui gouvernent le monde une telle négligence. Qu'on dise que
nos affaires sont petites ou grandes à leurs yeux, il est contre toute vraisemblance, dans l'un
comme dans l’autre cas, que des âtres parfaits négligent leur devoir, comme des ouvriers
paresseux et lâches. Si d'ailleurs on murmure contre l'ordre établi par les dieux, c'est qu'on
ignore ce qui est meilleur à la fois pour soi et pour le tout selon les lois de l’existence
universelle. Le roi du monde a imaginé dans la distribution de chaque partie l'arrangement
qu'il a jugé le plus facile et le meilleur, afin que le bien ait le dessus et le mal le dessous dans
l'univers.
La troisième forme de l'impiété est de croire qu'on peut fléchir les dieux par des prières et des
présents. C'est faire injure à ces êtres parfaits de les juger capables de corruption. C'est les
assimiler à des chiens qui accepteraient des loups une petite partie de leur proie et leur
abandonneraient le troupeau confié à leur garde pour le ravager impunément.
Si, ainsi avertis, les impies ne renoncent pas à leur impiété, voici les lois qu'il faut porter
contre eux. La peine générale sera la prison. Il y aura trois sortes de prison, une qui servira à
s'assurer les coupables, une autre que l'on appellera sophronistère, qui sera un lieu de
réclusion et de correction, et une troisième, que l'on pourra nommer la prison du supplice. Les
peines seront proportionnées à la grandeur du délit. II y en aura de trois sortes, une contre
ceux qui ne croient pas à l'existence des dieux. S'ils sont d'ailleurs de moeurs honnêtes,
l'amende et la prison seront un châtiment suffisant ; mais s'ils cherchent à séduire les autres,
on les punira de mort, Une autre peine sera réservée à ceux qui ne croient pas que les dieux
s'occupent des affaires humaines. On les enfermera dans le sophronistère pendant au moins
cinq ans et, s'ils ne s'y amendent pas, on les mettra à mort. Enfin ceux qui feront profession
d'évoquer les morts et de les fléchir par des enchantements seront punis de la prison
perpétuelle et privés de sépulture après leur mort. S'ils ont des enfants, ils seront mis sous la
tutelle des magistrats.
Pour éviter les superstitions, une loi générale interdira aux citoyens d'avoir chez eux des
autels particuliers. Quand ils voudront faire un sacrifice, ils iront le faire dans les temples
publics sous la surveillance des prêtres. Quiconque désobéira à ces prescriptions sera mis à

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l'amende, jusqu'à ce qu'il s'y soumette. Si c'est un grand coupable qui fait chez lui des
sacrifices en cachette, il sera puni de mort.
Il est inutile de signaler par quels détours et quels faibles arguments Platon prouve l'existence
et la providence des dieux. En aristocrate qu'il était, il a été élevé dans les vieilles traditions
religieuses et il croit à cette multitude de dieux que ses ancêtres adoraient. Mais il va plus loin
qu'eux : il fait des astres autant de divinités, et il pousse l'intolérance à son dernier degré.
L'inquisition lui aurait paru un bon gouvernement.
LIVRE XI
Le livre XI contient un grand nombre de lois relatives aux rapports des citoyens entre eux.
Elles sont généralement, comme toujours, précédées de préludes, et les citoyens sont ici
encore invités, sous des peines sévères, à dénoncer ceux qui les enfreignent.
L'Athénien débute par une loi générale qui défend de toucher à ce qui appartient à autrui. En
conséquence, il est défendu de s'approprier un trésor qu'on aura découvert. C'est l'oracle de
Delphes qui décidera ce qu'il faut faire du trésor et de celui qui l'a pris.
Il est également défendu de garder pour soi un objet trouvé dans un lieu public. Si un esclave
contrevient à cette loi, il sera fouetté, et, si c'est un homme libre qui l'enfreint, il paiera au
maître de l'objet le décuple de ce qu'il vaut.
S'il y a contestation sur un bien inscrit chez le magistrat, il reviendra à celui des contestants au
nom duquel il est marqué ; sinon, les trois plus anciens magistrats en décideront.
Chacun pourra reprendre son esclave évadé. Si cet esclave est revendiqué comme homme
libre par un autre, celui qui le revendique s'en emparera, après avoir donné trois cautions. S'il
ne les donne pas, on aura action contre lui, et, s'il est convaincu, il dédommagera au double la
partie lésée.
Tout patron aura le droit de reprendre un affranchi qui lui aura manqué d'égards. L'esclave
affranchi devra quitter l'État vingt ans après son affranchissement, ou aussitôt que sa fortune
monte au-delà du troisième cens. Dans les deux cas, la peine est la mort, si l'on ne se soumet
pas à la loi.
Tous les échanges par vente et par achat se feront au comptant et sur la place publique. La loi
ne reconnaît pas le crédit. Si l'on trompe sur la qualité de l'objet vendu, d'un esclave, par
exemple, l'affaire sera jugée en présence de médecins choisis d'un commun accord, et celui
qui sera condamné paiera à l'autre le double du prix de l'objet. Toute falsification sera
sévèrement défendue. Il y aura pour toutes les marchandises un prix unique, qu'on ne pourra
ni élever ni abaisser le jour du marché. Le marchand qui aura trompé l'acheteur, outre la
confiscation de l'objet vendu, recevra autant de coups de fouet que l'objet vaudra de drachmes.
La profession de marchand et d'hôtelier est tombée dans le décri, parce qu'au lieu de se
contenter de gains modérés, ces gens-là font des profits sans mesure. Aucun citoyen
n'exercera cette profession ; on la laissera aux métèques et aux étrangers, et les magistrats
fixeront les marchandises à un prix raisonnable.
Si un artisan ne livre pas son ouvrage au temps convenu, il en payera le prix, et il le fera pour
rien dans le temps convenu d'abord.
Au cas où il ne serait pas payé tout de suite, il aura le droit d'exiger le double. Les gens de
guerre, qui protègent et défendent les artisans, seront loués, s'ils accomplissent honorablement
leur tâche ; blâmés, s'ils s'en acquittent mal.
Le droit de tester sera réglé par la loi en vue du bien public et du bien des familles. Tout
homme ayant des enfants léguera son lot héréditaire à celui des mâles qu'il jugera à propos.
S'il possède d'autres biens, il pourra en disposer en faveur de ses autres enfants. S'il ne laisse
que des filles, il prendra un gendre et l'instituera son héritier. S'il laisse des enfants mineurs, il
leur donnera par testament pour tuteurs ceux qu'il voudra, et, s'il meurt intestat, la tutelle
appartiendra aux plus proches parents. S'il meurt sans testament, laissant après lui des filles, le
frère du défunt ou un autre parent en épousera une et aura l’héritage. Si la fille n'a pas de

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parents parmi les garçons nubiles, elle choisira elle-même un époux, qui deviendra l'héritier
du défunt. Si le défunt n'a laissé ni garçon ni fille, on prendra dans sa parenté un garçon ou
une fille qui relèvera la maison éteinte et deviendra possesseur de l'héritage. Ces réglementa
soulèveront sans doute bien des protestations, et il se trouvera des personnes déterminées à
tout souffrir plutôt que de consentir à épouser un garçon ou une fille qui soit malade ou
contrefait de corps et d'esprit. En ce cas, on pourra s'adresser aux gardiens des lois pour
échapper à l'obligation imposée par la loi.
Les orphelins seront confiés aux gardiens des lois qui leur tiendront lieu de pères et les
élèveront avec autant de soin que leurs propres enfants, s'ils ne veulent encourir la vengeance
des parents qui, même après leur mort, veillent sur leurs enfants avec sollicitude. Le magistrat
punira les tuteurs qui se comporteront autrement que la loi le commande. S'ils se rendent
coupables de négligence, les parents du pupille les citeront en justice, et ils payeront le
quadruple du dommage qu'ils auront causé. L'orphelin parvenu à l'âge de puberté aura aussi
action pendant cinq ans sur le tuteur qui lui aura fait tort. On punira aussi le magistrat
négligent, et, s'il y a de l'injustice clans son fait, outre la réparation du dommage, il sera
déposé de sa charge.
Si un père a des démêlés avec ses enfants, il ne pourra renoncer son fils qu'avec l'assentiment
de plus de la moitié de la famille assemblée. Si le père est atteint de folie ou ruine sa maison,
le fils pourra s'adresser aux plus anciens gardiens des lois, qui décideront s'il y a lieu de
prononcer l'interdiction civile contre le père.
S'il y a incompatibilité d'humeur entre le mari et la femme, les gardiens des lois pourront les
séparer et unir chacun d'eux avec une autre personne.
Si l'un des époux meurt sans laisser d'enfants, le survivant sera tenu de se remarier pour en
donner à l'État.
Comme on honore les dieux et les statues des dieux, il faut de même respecter ses père et
mère et ses aïeux, comme de vénérables statues vivantes, et craindre leurs malédictions.
Quiconque n'aura point pour ses parents la déférence convenable sera puni du fouet et de la
prison, s'il est jeune, et, s'il continue ensuite à les maltraiter, il sera jugé par une assemblée des
plus vieux citoyens, qui décidera de l'amende ou de la punition corporelle qu'ils méritent.
On conseillera aux citoyens de ne point user de maléfices, soit sous forme de drogues, soit
sous forme d'enchantements et de ligatures. Tout homme qui aura usé de certains
médicaments pour nuire à autrui, sera puni de mort, s'il est médecin, et tout homme qui aura
usé de ligatures dans le même dessein, subira la même peine, s'il est devin. Dans ces deux cas,
l'homme ignorant sera seulement soumis à l'amende ou à quelque autre peine que la mort par
les juges.
Si l'on commet un vol ou une rapine, on sera tenu de réparer le dommage et condamné à un
châtiment qui aura pour but d'amender le coupable.
Si l'on a dans sa maison un fou furieux, il faudra, sous peine d'amende, le tenir enfermé.
On interdira les injures et les railleries blessantes dans les lieux publics. On ne permettra que
la raillerie faite en badinant sans animosité. Il sera défendu à tout poète de traduire aucun
citoyen en ridicule. Le discernement des différentes sortes de railleries appartiendra au
magistrat chargé de l'éducation de la jeunesse.
Comme le partage égal des terres assure à tous les citoyens de quoi vivre, la mendicité sera
sévèrement interdite : tout mendiant sera chassé du territoire.
Si un esclave cause à autrui quelque dommage, le maître de l'esclave indemnisera la personne
lésée ou lui remettra l'esclave. Si le dommage a été causé par une bête, le maître sera tenu à le
réparer.
Si quelqu'un refuse de témoigner en justice, il sera responsable du tort qui s'en suivra. Si
quelqu'un est convaincu deux fois de faux témoignage, il ne pourra plus être obligé à
témoigner ; s'il en est convaincu une troisième fois, il ne lui sera plus permis de témoigner ;

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s'il le fait, il sera puni de mort.
La profession d'avocat est décriée, parce que les avocats cèdent trop souvent à l'esprit de
chicane ou à l'avarice. S'il est reconnu qu'un avocat a parlé contre le bon droit par esprit de
chicane, le tribunal des juges d'élite décidera combien de temps il devra s'abstenir de plaider.
S'il a prévariqué par avarice, il devra, s'il est étranger, sortir de l'État ; s'il est citoyen, il sera
condamné à mort. S'il est convaincu pour la deuxième fois d'avoir prévariqué par esprit de
chicane, il sera également puni de mort.
LIVRE XII
Des lois sur les délits particuliers, Platon passe aux délits publics. Si quelqu'un usurpe le titre
d'ambassadeur ou de héraut ; si, envoyé par l'État, il remplit mal sa mission ou n'en rend pas
un compte sincère, les juges estimeront la peine qu'il doit subir.
Quiconque aura détourné les deniers publics, soit en grande, soit en petite quantité, sera puni
d'une peine égale, comme le vol commis au préjudice des particuliers. Le coupable, s'il est
étranger ou esclave, sera puni dans sa personne ou dans ses biens ; s'il est citoyen, il sera
condamné à mort.
Le service de la guerre exige la plus complète soumission aux ordres du chef. Tous ceux qui
seront enrôlés iront à la guerre. Quiconque se sera absenté par lâcheté sera traduit, au retour
de la campagne, devant les chefs de l'armée, qui décideront du châtiment en présence de leurs
troupes. On adjugera ensuite le prix de la valeur, qui consistera dans une couronne d'olivier
qu'on suspendra dans un temple. Quiconque aura jeté volontairement ses armes ne sera plus
employé à la guerre et payera une amende proportionnée à sa fortune.
La création des censeurs, chargés de faire rendre compte de leur gestion à tous les magistrats
est d'une importance capitale. Il faut qu'ils soient des hommes admirables en tout genre de
vertu. On choisira par une élection à trois degrés trois personnages éminents, qui nommeront
douze censeurs. Ceux-ci resteront en charge jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de soixante-
quinze ans, après quoi, on n'en nommera plus que trois nouveaux chaque année. Les censeurs
occupe vont toute leur vie la première place clans toutes les assemblées publiques, et, après
leur mort, on célébrera leurs funérailles avec des cérémonies réservées pour eux seuls, et l'on
instituera en leur honneur des combats annuels de musique, de gymnastique, d'équitation.
Pour éviter les parjures que l'intérêt fait prononcer dans les procès, les plaideurs ne prêteront
serment que dans les cas où il n'y a rien à gagner en se parjurant, ou s'il s'agit de procès entre
étrangers.
Pour échapper aux changements que les rapports avec l'étranger pourraient apporter dans les
murs, il sera défendu à tout citoyen de voyager avant l'âge de quarante ans, et encore il ne
pourra le faire qu'au nom du public, en qualité de héraut, d'ambassadeur ou d'observateur. En
ce dernier cas, celui qui voudra aller s'enquérir de ce qu'il peut y avoir de bon dans les
constitutions des États étrangers ne le pourra pas avant d'avoir cinquante ans, et, dès qu'il aura
passé la soixantaine, il reviendra faire part de ses observations au conseil des magistrats
chargés de l'inspection des lois.
L'entrée de l'État ne sera pas fermée aux étrangers. Ceux qui viendront pour faire du
commerce seront reçus dans les ports et dans des marchés tenus hors de la ville ; ceux que la
curiosité des spectacles et des concerts attire seront traités avec honneur ; ceux qui viendront
pour des affaires d'État seront nourris aux frais de l'état ; enfin ceux qui se présenteront pour
observer les moeurs de la cité trouveront chez le magistrat qui préside à l'éducation de la
jeunesse une hospitalité digne d'eux.
Celui qui aura perdu quelque chose pourra faire des perquisitions dans la maison d'un autre et
le citer en justice, s'il lui en refuse l'entrée.
A l'égard des possessions douteuses, il y aura un temps préfix, après lequel on ne pourra plus
les revendiquer.
Si quelqu'un emploie la force pour empêcher sa partie ou les témoins de sa partie de

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comparaître en justice, la sentence qu'il aura obtenue sera nulle, si la personne violentée est un
esclave ; si c'est une personne libre, il sera mis aux fers pendant un an.
Si quelqu'un empêche de vive force son concurrent de disputer le prix dans un concours, le
prix qu'il aura gagné sera adjugé au concurrent qu'il aura empêché.
Le recel sera puni exactement comme le vol.
Si l'on fait la paix ou la guerre en dehors de l'État, en son propre et privé nom, on sera puni de
mort.
La mort sera également le châtiment de tout magistrat qui se sera laissé séduire par des
présents.
En vue des contributions publiques, chaque citoyen devra remettre aux magistrats l'estimation
de ses biens, et l'état de sa récolte annuelle.
A l'égard des dieux, il ne faut leur offrir que des offrandes de valeur médiocre, en bois ou en
pierre, non en or ni en ivoire.
Il reste à régler l'administration de la justice, il y aura trois sortes de tribunaux. Le premier
sera fait d'arbitres choisis d'un commun accord par les parties ; le second, tribunal d'appel,
sera composé des juges de chaque bourgade et de chaque tribu ; le troisième, des juges d'élite,
auxquels on en appellera eu dernier recours. Les juges livreront à la partie gagnante les biens
de la partie perdante, à la réserve du fonds inaliénable. Si un condamné mécontent porte
préjudice aux juges, il sera puni de mort.
On n'enterrera les morts que dans des terrains improductifs, et on ne leur élèvera que des
monuments modestes, par la raison que la personne du mort n'est pas là où est sou corps, mais
là où est son âme. Un gardien des lois veillera à ce que les funérailles soient conformes aux
lois.
Le plan de législation de la colonie achevé, reste à trouver le moyen d'assurer la pérennité des
lois. Ce sera l'oeuvre d'un conseil composé des dix phis anciens gardiens des lois, de tous
ceux qui auront obtenu le prix de vertu, des observateurs qui auront voyagé à l’étranger. En
outre, chacun des conseillers amènera avec lui un jeune homme âgé d'au moins trente ans, sur
l’intelligence et la vertu duquel il croira pouvoir compter. Ce conseil devra réunir toutes les
vertus politiques et n'avoir en vue qu'un seul objet, la vertu avec les quatre parties qui la
composent, la justice, la tempérance, le courage et la prudence. "Il devra aussi acquérir toutes
les connaissances qu'on peut avoir sur les dieux, être convaincu que l'âme est immortelle et
qu'elle commande à tous les corps, et qu'il y a dans les astres une intelligence qui préside à
tous les êtres. Il faut encore qu'il soit versé dans les sciences nécessaires pour préparer à ces
connaissances, et qu'après avoir saisi le rapport intime qu'elles ont avec la musique, il s'en
serve pour mettre l'harmonie dans les moeurs et dans les lois ; enfin qu'il soit capable de
rendre raison des choses qui ont une définition. Quiconque n'aura pas assez de talent pour
joindre ces connaissances aux vertus civiles ne sera jamais digne de gouverner l'État et ne sera
propre qu'à exécuter les ordres d'autrui. " En somme, ce conseil remplacera les philosophes
auxquels Platon dans la République a confié le gouvernement de l'État.
Ce plan de législation satisfait si bien Clinias et Mégillos qu'ils se proposent de retenir
l'Athénien pour les aider à le mettre à exécution.
LA VALEUR DE L'OUVRAGE.
Entre la composition de la République et celle des Lois il s'est écoulé un bon nombre d'années,
où les critiques des philosophes, comme Antithène, et les railleries des poètes comiques,
comme Aristophane, ne furent pas ménagées au système politique imaginé par Platon, et où
l'expérience acquise par Platon lui-même à la vue des gouvernements de son temps, mais
surtout, par ses voyages en Sicile et ses essais infructueux pour y établir un gouvernement
conforme à son idéal, l'éclaira sur la possibilité d'une société telle qu'il l'avait conçue et lui fit
modifier profondément dans les Lois son système de gouvernement.
La forme de l'État, telle qu'elle est exposée dans la République se rattache étroitement à la

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théorie des Idées et doit dater du temps où son auteur, convaincu de la vérité de son système,
l'applique aussitôt à la morale et à la politique. Ces Idées, modèles vivants, éternels,
imperceptibles du monde sensible forment une hiérarchie au sommet de laquelle règne l'Idée
du Bien. Les dieux se rendent par delà la voûte du ciel dans la prairie où séjournent ces Idées
pour les contempler et s'en nourrir, et, à la suite des dieux, les âmes des hommes aussi
s'efforcent de se hausser jusqu'à elles, mais elles ne peuvent que les entrevoir de loin et fort
incomplètement, et n'en gardent qu'un vague souvenir, quand elles s'unissent à des corps pour
une nouvelle vie. Elles ont alors besoin d'une longue et pénible éducation scientifique pour en
ressaisir les traits, et quelques hommes privilégiés seuls y parviennent.
Ce sont ces privilégiés qui feront les philosophes propres à gouverner les peuples et, l'oeil fixé
sur l'Idée du Bien, à les diriger vers la vertu qui doit être le vrai but de toute institution
politique. Au-dessous de ces hommes divinement doués, il en est d'autres qui, sans s'élever à
la même hauteur, ont encore assez de lumières pour apercevoir quelque chose des Idées du
Bien, du Beau, du Juste, et pour se régler sur elles et pour aider les vrais philosophes à
gouverner la masse selon la justice. Ceux-là forment la deuxième classe de l'État, ce sont les
guerriers. Quant à la foule, qui comprend le reste du peuple, son ignorance la condamne à
nourrir les guerriers et à leur obéir : c'est tout ce que Platon exige d'elle. Il ne s'en occupe pas
autrement. Il ne légifère que pour les philosophes et les guerriers. Il exige d'eux un
dévouement absolu à la chose publique. Pour qu'ils puissent y consacrer tout leur temps, il les
fait nourrir par le peuple et pour obvier aux jalousies et aux dissensions qui pourraient les
diviser, il leur ôte le droit de posséder en propre quelque bien que ce soit ; enfin pour cimenter
l'accord qui doit régner dans l'État, il ordonne que tout soit commun entre eux, jusqu'aux
femmes et aux enfants. Il ne met d'ailleurs aucune différence entre les occupations des
femmes et celles des hommes : les femmes doivent recevoir la même éducation que les
hommes, prendre part aux mêmes exercices et partager avec eux les périls de la guerre.
Tels sont les traits les plus marquants de la constitution imaginée par Platon dans sa
République. Dans les Lois, il affirme bien encore que c'est là pour lui la constitution idéale.
Mais comme il juge à présent impossible de l'imposer aux hommes de son temps et qu'elle
demande des surhommes pour être appliquée, il se propose de tracer dans les Lois une
constitution qui s'en rapprochera du moins dans la mesure du possible.
En réalité, la forme du gouvernement qu'il va proposer à la colonie des Magnètes est fort
différente de celle qu'il a exposée dans la République. La division du peuple en trois classes,
fondée sur les aptitudes naturelles et acquises y est remplacée par une division nouvelle en
quatre classes, fondée sur le cens de chacun des citoyens, qui auront tous droit à prendre part
au gouvernement ; et non seulement ils pourront être, élus à toutes les magistratures, s'ils en
sont reconnus dignes, mais, afin que les citoyens les moins fortunés et les moins éclairés ne
puissent se plaindre d'être écartés de l'administration des affaires publiques, certaines
magistratures seront tirées au sort, comme elles l'étaient à Athènes. Ce n'est pas que Platon
soit devenu démocrate. Il se méfie toujours du peuple. Il demande que les élections soient à
plusieurs degrés, que certains magistrats, comme les astynomes et les agoranomes, soient pris
uniquement dans les deux premières classes ; il dispense la dernière classe de proposer des
candidats au sénat et, tandis qu'il contraint les deux premières classes à assister à toutes les
assemblées publiques, il laisse les deux dernières libres de s'en absenter. Ces règlements, on le
voit, tiennent le milieu entre ce qui se pratique dans les monarchies et dans les démocraties,
"milieu essentiel, dit Platon, à tout bon gouvernement, parce qu'il est impossible qu'il y ait une
union véritable, d'une part entre des maîtres et des esclaves, d'autre part entre des gens de
mérite et des hommes de rien élevés aux mêmes honneurs."
Platon, en effet, n'approuve ni la démocratie pure ni la royauté absolue. L'une et l’autre
conduisent les peuples à la ruine, comme le prouve l’exemple des Perses et des Athéniens.
"Les Perses ont dégénéré après Cyrus d'année en année, et la cause en est qu'en restreignant à

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l’excès la liberté du peuple et en poussant le despotisme au-delà des bornes convenables, ils
ont ruiné l’union et la communauté d'intérêts qui doit régner entre les membres de l'État. Cette
union une fois rompue, les chefs, dans leurs délibérations, n'ont plus égard à leurs sujets et au
bien public. Ils n'ont plus en vue que leur pouvoir, et, toutes les fois qu'ils croient y gagner
tant soit peu, ils renversent les villes, portent le fer et le feu chez les nations amies, mais ils ne
trouvent plus personne pour les défendre, parce qu'ils sont haïs. "
Quant au gouvernement de l'Attique, jadis fondé sur le cens, et où les citoyens se soumettaient
à la loi, il a dégénéré, parce qu'on a laissé le peuple libre de juger de la musique, au lieu de
s'en remettre à ceux qui sont capables d'en juger. "A la suite de cette liberté vient celle qui se
refuse à obéir aux magistrats, et, après celle-ci, celle qui se soustrait aux commandements et
aux remontrances d'un père, d'une mère, des gens âgés ; puis, quand on est près d'atteindre le
terme de la liberté, on cherche à échapper aux lois, et, lorsqu'enfin on arrive à ce terme, on ne
respecte plus ni serments ni engagements, et on n'a plus pour les dieux que du mépris. On
irrite et on étale l'antique audace des Titans de la fable, et l'on en vient comme eux à mener
une vie affreuse qui n'est plus qu'un enchaînement de maux."
A ces deux formes extrêmes de gouvernement Platon oppose le gouvernement de
Lacédémone, qui dure depuis des siècles, parce que le pouvoir y est partagé entre des autorités
qui se contrebalancent. "Un dieu qui vous protège, dit l'Athénien au spartiate Mégillos, a tiré
d'une seule famille une double souche de rois, et a réduit leur autorité à plus de modération.
Ensuite un homme dans lequel un pouvoir divin s'alliait à la nature humaine (Lycurgue),
voyant l'autorité royale trop gonflée encore, la tempéra, en alliant à la force présomptueuse
que leur naissance donne aux rois l'autorité que la vieillesse donne aux vieillards : il octroya à
vingt-huit d'entre eux un droit de suffrage dans les plus grandes affaires, égal à celui
qu'avaient les rois. Enfin un troisième sauveur (le roi Théopompe), voyant que l'esprit des
gouvernants était encore trop plein de sève et trop bouillonnant, y mit un frein par l'autorité
des éphores, assez voisine d'un pouvoir conféré par le sort, et c'est ainsi que la royauté,
mélangée chez vous avec des autorités nécessaires et maintenue dans de justes bornes, s'est
sauvée elle-même et a sauvé l'État."
Le gouvernement, tel que Platon le conçoit dans les Lois, est donc un gouvernement où les
pouvoirs sont partagés et s'équilibrent et s'empêchent mutuellement d'abuser de l'autorité en
faveur d'une classe de citoyens au détriment des autres. C'est le plus sûr moyen de prévenir les
révolutions. C'est ce qui, d'après Polybe et Cicéron, a fait la stabilité du gouvernement romain.
C'est le gouvernement que préconisera Montesquieu. C'est celui qui se pratique aux États-
Unis d'Amérique, où le sénat fait contrepoids à l’autorité du président, choisi par le peuple et
investi de pouvoirs considérables. Chez les Français, au contraire, la peur d’un despotisme
napoléonien a réduit le président de la République a un simple rôle de représentation, et les
Chambres se sont peu à peu arrogé tous les pouvoirs. On sait où leur incurie nous a conduits,
et il est à craindre qu'en retombant clans les mêmes errements, nos législateurs actuels ne nous
conduisent, un jour aux mêmes désastres. Les conseils de Platon n'ont rien perdu de leur
valeur et il serait sage de les mettre à profit.
Revenons à la constitution que Platon propose à la colonie des Magnètes. Elle est, comme le
gouvernement oligarchique, fondée sur le cens et il n'y est plus question, comme dans la
République du communisme des biens ; chacun y a son fonds de terre inaliénable et
transmissible de père en fils. Il est encore moins question du communisme des femmes et des
enfants, qui, loin de resserrer les liens d'affection entre les citoyens, les rend plus étrangers les
uns aux autres et, en dispersant sur des milliers d'individus l'affection qui lie les parents aux
enfants et les enfants aux parents, la dilue et la réduit à peu près à néant.
La famille est dans les Lois fortement constituée ; la fidélité conjugale est imposée comme un
devoir indispensable au mari, et l'adultère sévèrement puni. La femme, dont la fonction
essentielle est de donner des enfants à l’Etat, n'y est plus soumise aux mêmes obligations que

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les hommes, bien que le législateur l'engage à prendre part aux exercices dut préparent à la
guerre, afin qu'en cas de besoin, elle puisse aider les hommes et protéger la ville et ses
enfants. Quant à l'esclave, qui fait partie de la famille, il est toujours traité par Platon avec le
même dédain qu'il manifeste pour lui en toute occasion, et ses manquements et ses fautes sont
punies avec une impitoyable sévérité.
Platon aurait pu, comme Xénophon dans la Cyropédie, donner des règles de gouvernement à
un grand état, comme celui des Perses. Il a préféré la constitution d'un petit État, modelé sur
ceux dont la Grèce était composée, parce que c'est dans un petit État seulement que tous les
citoyens peuvent vaquer aux affaires publiques et prendre part aux assemblées. Il a pris une
colonie à fonder, afin de pouvoir, sans être, gêné par des lois existantes, lui imposer une
constitution entière qui fût conforme à ses vues. Il borne d'abord le nombre des foyers dont la
colonie sera formée. Il le fixe à cinq mille quarante, parce que, dit-il, ce nombre comprend un
grand nombre de diviseurs et facilitera les divisions à établir dans la population. Ce nombre
ne devra, s'il est possible, ni être augmenté, ni être diminué. L'état que le législateur va fonder
sera conforme à l'idée que les Grecs se formaient de l'État. Il sera omnipotent. Ce sera une
sorte de personne morale ayant en main tous les pouvoirs, qui réglera tous les actes de la vie
de l'individu, sans lui laisser la moindre liberté. La naissance, l'éducation, le mariage, la
condition civile et politique, tout est réglé pour tout le monde d'une manière uniforme. Platon
impose la même façon de vivre, la même façon de penser, les mêmes croyances religieuses et
le même culte, non seulement à la génération présente, mais encore aux générations futures,
puisque les lois une fois fixées doivent être immuables. C'est pousser le despotisme à un degré
tel qu'il rendrait la vie intolérable, et c'est méconnaître totalement l'évolution fatale qui, d'une
génération à l'autre, transforme les idées et les moeurs.
Nulle part ce despotisme ne se manifeste aussi rigoureusement que dans le, domaine religieux.
Platon, qui appartenait à une famille qui prétendait descendre du roi Codros, avait reçu
l'éducation traditionnelle dans les familles aristocratiques, et toute sa vie il resta attaché aux
croyances religieuses qui lui avaient été inculquées dès l’enfance. Sa théorie des Idées
s'accorde assez mal avec ces croyances ; mais, si difficile qu'il soit de les concilier, Platon
gardait sa foi aux innombrables dieux du paganisme. Il y ajoute même, clans les Lois et dans
l'Épinomis, si l'Épinomis est de lui, des divinités nouvelles, à savoir les astres ou les
intelligences qui gouvernent les astres. Il exige pour tous ces dieux un culte qu'il ne définit
pas ; il s'en rapporte pour cela à l'oracle de Delphes.
Il pousse même si loin le respect des vieilles traditions religieuses, d'où qu'elles viennent, de
Chypre, de Tyrrhénie ou d'ailleurs, qu'il défend au législateur de toucher le moins du monde
aux oracles, aux temples, aux bois sacrés établis sur la foi de ces traditions (V. 738 c). Il est
impitoyable, non seulement pour ceux qui commettent quelque impiété envers les dieux, mais
pour ceux mêmes qui se font d'eux une idée différente de la sienne. Il enjoint à tout citoyen
qui les prend en défaut de les dénoncer aux magistrats, s'ils ne veulent pas être punis eux-
mêmes de peines sévères. Pour les amender, il les enferme dans un sophronistère, c'est-à-dire
dans un pénitentiaire où ils seront dûment endoctrinés jusqu'à ce qu'ils viennent à résipiscence
; et, s'ils restent rebelles à cet enseignement, il les condamne à mort. On a peine à croire qu'un
si grand esprit en soit arrivé à la fin de sa vie à un tel fanatisme, se ravalant ainsi au niveau du
peuple qui avait forcé Protagoras et Anaxagore à s'exiler et avait fait boire la ciguë à Socrate.
Où Platon n'est plus d'accord avec son temps, c'est quand il combat pour la pureté des moeurs
et réprouve la pédérastie. On sait que ces amours contre nature étaient avoués sans vergogne
dans tous les rangs de la société antique. Les poètes chantent indifféremment l'amour naturel
d'un sexe pour l'autre et l'amour entre personnes du même sexe. On peut croire que Platon lui-
même en sa jeunesse fut plus sensible à la beauté masculine qu'à celle de la femme. C'est ce
qu'on peut conclure de ses dialogues socratiques, notamment du Phèdre et du Banquet, où il
n'est jamais question que du charme et de la beauté des jeunes gens qu'il met en scène et c'est

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peut-être ce vicieux penchant qui l'empêcha de se marier. Quoi qu'il en soit, assagi par l'âge, il
réprouve véhémentement dans les Lois ces répugnantes amours, sans aller pourtant jusqu'à les
proscrire entièrement ; il les tolère pourvu qu'on s'en cache et qu'elles restent secrètes. Il lui
apparut sans doute qu'il était impossible d'abolir un usage si profondément ancré dans les
moeurs de son temps.
La plupart des prescriptions que l'on trouve dans les Lois sont inspirées par un grand souci de
la justice, et pourraient encore nous servir de règles aujourd'hui ; beaucoup même se
retrouvent, plus ou moins modifiées, dans nos codes. Platon ne les a pas toutes inventées, tant
s'en faut. Il en a pris un grand nombre dans la législation athénienne, comme le prouve le
singulier usage de se présenter nu dans les maisons pour s'assurer si elles ne recèlent pas un
objet volé. D'autres, comme les repas en commun, sont empruntées à la Crète et à
Lacédémone. Platon est en effet laconisant, comme l'était en général l'aristocratie athénienne.
C'est un terrien qui se défie du commerce, surtout du commerce maritime, parce qu'il importe
des moeurs étrangères dans la vie des villes maritimes. Aussi le commerce est-il interdit aux
citoyens de la colonie des Magnètes, comme il l'était à Sparte. Le courage des Spartiates, qui
attendaient l'ennemi de pied ferme, lui parait bien supérieur à celui des marins athéniens, qui
font des incursions sur le territoire ennemi et se sauvent aussitôt qu'ils l'ont dévasté.
Il est si prévenu en faveur des Spartiates qu'il méconnaît le service que rendit la flotte
athénienne à Salamine et qu'il attribue le salut de la Grèce uniquement, aux batailles terrestres
de Marathon et surtout de Platées. Les curieuses lois portées sur la cueillette des fruits par les
citoyens et particulièrement par les étrangers qui passent et qui sont autorisés à se rafraîchir
dans les jardins qu'ils rencontrent, rappellent certains usages de Lacédémone, comme la
cryptie, et la permission qu'ont les citoyens de se servir des esclaves, des chiens de chasse et
des chevaux d'autrui. Cette sorte de communauté de biens n'était pas pour déplaire à Platon.
Quelle que soit d'ailleurs l'origine des lois édictées pour la future république des Magnètes,
quelle que soit la précision et la justesse des prescriptions qui leur sont faites, ce qu'il y a de
plus intéressant dans les Lois, ce sont les considérations morales contenues dans les préludes
qui précèdent la plupart des lois. Avant d'édicter ses réglementa, Platon essaye d'en faire voir
l'excellence et d'encourager les citoyens à les observer de leur plein gré, sans attendre d'y être
contraints par les menaces du législateur. On reconnaît ici le grand moraliste, passionné de
vertu, qui sait trouver les accents les plus persuasifs pour en inspirer l'amour, pour en montrer
la beauté et pour élever les âmes dans les hauteurs d'un idéal qui les rapproche des dieux.
Les Lois sont un ouvrage de la vieillesse de Platon. Il n'eut pas le loisir d'y mettre la dernière
main. Aussi parait-il inférieur aux grands dialogues socratiques comme le Gorgias, la
République, le Phèdre, le Banquet. La mise en scène y est moins gracieuse et moins originale,
les développements plus secs, l'imagination moins brillante, le style moins vif et moins net.
La faute en est d'ailleurs au sujet autant qu'à l'auteur. La monotonie des pénalités
successivement énumérées à la suite de chaque délit ne prêtait guère à la poésie. Cependant la
griffe du lion se reconnaît toujours, quand l'auteur parle de la justice, de la vertu, de la
providence des dieux partout il sème des idées profondes sur la morale et sur la politique, qui
font oublier l'aridité du sujet. On est souvent surpris par la grâce et l'enjouement qui se mêlent
aux discussions les plus sérieuses. J'en citerai, pour finir, un seul exemple.
C'est le discours que le législateur tient aux poètes (Livre VII, 817) : "Pour les poètes qu'on
appelle sérieux, c'est-à-dire pour les poètes tragiques, si jamais quelques-uns venaient chez
nous et nous posaient cette question :
"Étranger, pouvons-nous fréquenter chez vous, dans votre ville et dans votre pays, et y
apporter et représenter nos pièces ? Qu'avez-vous décidé sur ce point ? " Que répondrions-
nous, pour bien faire à ces hommes divins ? Pour moi, voici la réponse que je leur ferais :
"O les meilleurs des étrangers, nous sommes nous-mêmes auteurs de la tragédie la plus belle
et la meilleure que nous puissions faire. Notre plan de gouvernement n'est qu'une imitation de

23
ce que la vie a de plus beau et de meilleur, et nous prétendons que cette imitation est la
tragédie la plus vraie. Vous êtes poètes, et nous aussi, dans le même genre. Nous sommes vos
rivaux et vos concurrents dans le plus beau drame, celui qu'une loi vraie est seule capable de
produire, comme nous en avons l'espoir. Ne comptez donc pas que nous vous permettrons si
facilement de dresser votre théâtre sur notre place publique, d'y faire paraître des acteurs
doués d'une belle voix, qui parleront plus fort que nous, qui harangueront les enfants et les
femmes et tout le peuple, et, au lieu de tenir sur les mêmes institutions, le même langage que
nous, diront le plus souvent tout le contraire car on pourrait dire que nous sommes
complètement fous, nous et toute la cité, si nous vous permettions de faire ce que vous nous
demandez à présent, avant que les magistrats aient examiné si le contenu de vos pièces est bon
et convenable à dire en public, ou s'il ne l'est pas. Commencez donc, enfants des Muses
voluptueuses, par montrer vos chants aux magistrats, pour qu'ils les comparent aux nôtres, et,
s'ils jugent que vous dites les mêmes choses ou de meilleures, nous vous donnerons un choeur
; sinon, mes amis, nous ne saurions le faire. "
On peut rapprocher ce discours du passage célèbre de la République où Platon renvoie de son
Etat les poètes, après les avoir couronnés de laurier. La verve, la grâce et l'enjouement du
premier balance la séduisante imagination et l'éclat de l'autre.
E. C.

INTERLOCUTEURS

UN ÉTRANGER ATHÉNIEN ; CLINIAS, CRÉTOIS ; MÉGILLOS, LACÉDÉMONIEN

Ces trois personnages s'entretiennent en marchant le long du chemin qui va de la ville de


Cnossos, en Crête, à l'antre et au temple de Zeus, but de leur voyage.

LIVRE PREMIER

L'ATHÉNIEN (01) Est-ce un dieu, étrangers, ou un homme à qui vous rapportez


l'établissement de vos lois ?
CLINIAS C'est un dieu, étranger, oui, un dieu, s'il faut parler juste. Chez nous, c'est Zeus (02)
; à Lacédémone, patrie de Mégillos, on dit, je crois, que c'est Apollon (03), n'est-ce pas ?
MÉGILLOS Oui.
L'ATHÉNIEN Rapportes-tu le fait, comme Homère, qui dit que Minos allait s'entretenir avec
son père tous les neuf ans (04) et que c'est sur les indications de ce dieu qu'il établit les lois
qu'il vous a données ?
CLINIAS C'est ce qu'on dit en effet chez nous, et que son frère Rhadamanthe, dont vous
connaissez certainement le nom, fut le plus juste des hommes. Aussi nous pouvons dire, nous
autres Crétois, qu'il a mérité cet éloge pour avoir alors bien réglé les jugements.
L'ATHÉNIEN Et c'est un beau titre de gloire, et qui sied parfaitement à un fils de Zeus. Mais,
puisque vous avez été tous les deux nourris dans un milieu si bien policé, je compte que nous
aurons plaisir à nous entretenir aujourd'hui sur la forme du gouvernement et les lois, parlant et
écoutant tour à tour pendant le chemin que nous avons à faire.
Aussi bien la route de Cnossos à l'antre et au temple de Zeus (05), est, à ce que j'ai ouï dire,
assez longue, et l'on y trouve, naturellement, par la chaleur qu'il fait à présent, des reposoirs
ombragés par de grands arbres, où nous ferons bien, à notre âge, de nous arrêter souvent, pour
nous alléger la fatigue en causant ensemble et arriver sans nous presser au terme de notre
excursion.

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CLINIAS Oui, étranger, nous trouverons en avançant de hauts cyprès dans les bois sacrés, des
beautés naturelles admirables et des prairies où nous pourrons prendre du repos.
L'ATHÉNIEN Voilà qui est bien.
CLINIAS Oui, et quand nous les aurons vus, nous le dirons encore plus volontiers. Mais
allons à la grâce de Dieu.

II

L'ATHÉNIEN Ainsi soit-il ! Maintenant dis-moi, à quelle fin la loi a-t-elle institué chez vous
les repas en commun, les gymnases et l'espèce de vos armes ?
CLINIAS M'est avis, étranger, qu'il est à la portée de n'importe qui de comprendre la raison
de nos institutions. Vous voyez quelle est partout en Crète la nature du terrain ce n'est pas un
pays de plaine comme la Thessalie. Aussi c'est l'usage des chevaux qui prévaut en Thessalie,
chez nous la course à pied ; car notre pays est inégal et se prête à l'exercice de la course à
pied. Dans ces conditions, il est indispensable d'avoir des armes légères pour courir sans être
chargé. Or la légèreté des arcs et des flèches semble bien appropriée à ce but (06). C'est en
prévision de la guerre que ces usages ont été établis, et c'est en fixant les yeux sur la guerre
que le législateur a tout organisé ; c'est là du moins mon opinion. Si en effet il a rassemblé les
citoyens dans les repas publics, c'est sans doute qu'il avait remarqué chez tous les peuples que,
lorsqu'ils sont en campagne, ils sont forcés par cela même de manger ensemble tant que la
guerre dure, pour assurer leur sûreté. Je crois qu'il a voulu par là condamner la sottise de la
multitude, qui ne se rend pas compte que toutes les cités durant toute leur existence sont en
état de guerre entre elles, et que, si, à la guerre, il faut, pour se garder, prendre ses repas en
commun et avoir des chefs et des soldats chargés de veiller à la sécurité des citoyens, il faut
aussi le faire en temps de paix. C'est que ce que la plupart des hommes appellent paix n'est
paix que de nom, et qu'en réalité la guerre, quoique non déclarée, est l'état naturel des cités les
unes à l'égard des autres. En considérant les choses de ce point de vue, tu trouveras que c'est
en vue de la guerre que le législateur des Crétois a fait ses institutions publiques et
particulières et qu'il nous a remis ses lois à garder, vu que tout le reste n'est d'aucune utilité, ni
les biens ni les institutions, si l'on n'est pas les plus forts à la guerre, puisque tous les biens des
vaincus passent aux mains des vainqueurs.

III

L'ATHÉNIEN Je vois, étranger, que tu t'es bien exercé à discerner les principes de la
législation crétoise. Mais explique-moi ceci encore plus clairement. Étant donné le but que tu
assignes à une bonne constitution, il me semble que tu dis qu'une ville doit être organisée de
manière à vaincre les autres villes à la guerre. N'est-ce pas ?
CLINIAS C'est exactement cela, et je m'imagine que notre camarade est de mon avis.
MÉGILLOS N'importe quel Lacédémonien, divin Clinias, ne saurait répondre que oui.
L'ATHÉNIEN Mais si cette vue est juste à l'égard des villes entre elles, en est-il autrement de
bourgade à bourgade ?
CLINIAS Non pas.
L'ATHÉNIEN Alors c'est la même chose ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? pour une maison à l'égard d'une autre maison de la bourgade et
pour un homme isolément à l'égard d'un autre homme, est-ce encore la même chose ?
CLINIAS C'est la même.
L'ATHÉNIEN Et l'homme isolé à l'égard de lui-même doit-il se regarder comme un ennemi
en face d'un ennemi ? Ou que faut-il dire ?

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CLINIAS O étranger Athénien, je ne dirai pas attique, car tu me parais digne d'être appelé du
nom de la déesse, tu as jeté plus de clarté dans notre discours en le ramenant à son principe,
en sorte que tu découvriras maintenant plus aisément que nous avons eu raison de dire que
tous sont ennemis de tous, tant les États que les particuliers, et que chacun d'eux est en guerre
avec lui-même.
L'ATHÉNIEN Que dis-tu là, merveilleux ami ?
CLINIAS Qu'ici aussi, étranger, de toutes les victoires la première et la plus belle est celle
qu'on remporte sur soi-même, comme aussi de toutes les défaites la plus honteuse et la plus
funeste est d'être vaincu par soi-même. Cela veut dire qu'il y a en chacun de nous un ennemi
de nous-même.
L'ATHÉNIEN Renversons donc l'ordre de notre discours. Puisque chacun de nous est tantôt
meilleur, tantôt pire que lui-même, dirons-nous que la même chose a lieu dans la famille, dans
la bourgade et dans la cité, ou ne le dirons-nous pas ?
CLINIAS Veux-tu dire que l'une est tantôt meilleure, tantôt pire qu'elle-même ?
L'ATHÉNIEN Oui.
CLINIAS Cette question aussi, tu as bien fait de la poser ; car il en est absolument de même
sans aucune différence dans les États : dans tous ceux où les bons ont l'avantage sur la
multitude et les méchants, on peut dire justement qu'ils sont meilleurs qu'eux-mêmes et on a
grandement raison de les féliciter d'une telle victoire. C'est le contraire dans le cas contraire.
L'ATHÉNIEN Laissons de côté la question de savoir si le pire est parfois supérieur au
meilleur; cela exigerait une trop longue discussion. Mais je comprends à présent ce que tu
veux dire, c'est qu'il peut arriver que des citoyens de la même race et de la même ville,
méprisant la justice, se réunissent en grand nombre et asservissent par la force les justes qui
sont moins nombreux, et, lorsqu'ils ont remporté la victoire, on peut dire avec raison que l'État
est inférieur à lui même et mauvais, et que, s'ils ont le dessous, il est supérieur à lui-même et
bon.
CLINIAS Ce que tu viens de dire, Athénien, est tout à fait étrange, et cependant il faut de
toute nécessité convenir que c'est juste.

IV

L'ATHÉNIEN Allons maintenant, examinons ceci aussi. Supposons plusieurs frères du même
père et de la même mère. Il ne serait pas du tout extraordinaire que la majorité d'entre eux fût
injuste et la minorité juste.
CLINIAS Non, assurément.
L'ATHÉNIEN Il ne siérait, ni à moi ni à toi, de rechercher si, les méchants étant vainqueurs,
toute la maison et la parenté serait dite pire qu'elle-même et meilleure qu'elle-même, s'ils
étaient vaincus ; car notre examen ne porte pas à présent sur la convenance ou l'inconvenance
des expressions, mais sur ce qui constitue naturellement la justesse ou l'erreur en matière de
lois.
CLINIAS Rien de plus vrai que ce que tu dis, étranger.
MÉGILLOS C'est exact en effet, et je suis de ton avis sur le point que nous débattons à
présent.
L'ATHÉNIEN Considérons encore ceci. Ces frères dont nous parlions tout à l'heure
pourraient avoir quelqu'un pour les juger.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Quel serait le meilleur juge, celui qui ferait mourir ceux d'entre eux qui sont
méchants et ordonnerait aux bons de se gouverner eux-mêmes, ou celui qui, remettant le
pouvoir aux bons, laisserait vivre les mauvais à condition d'obéir volontairement aux autres ?
Mais supposons un troisième juge d'une autre qualité, qui, trouvant une famille divisée, serait

26
capable, sans faire périr personne, de rétablir pour l'avenir la concorde parmi ses membres, en
leur donnant des lois et en veillant par là à maintenir leur amitié.
CLINIAS Un pareil juge, un tel législateur serait de beaucoup le meilleur.
L'ATHÉNIEN Et pourtant ce serait en vue du contraire de la guerre qu'il leur dicterait ses lois.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Mais celui qui établit l'harmonie dans la cité, est-ce en songeant à la guerre
étrangère qu'il embellit le mieux la vie, ou en songeant à cette guerre qui naît souvent dans un
État et qu'on appelle sédition, guerre qu'on voudrait surtout ne jamais voir éclater dans sa
patrie, ou la voir étouffer le plus vite possible quand elle est née ?
CLINIAS Il est évident que c'est en vue de cette dernière.
L'ATHÉNIEN Et dans le cas d'une sédition, est-il quelqu'un qui préférât la paix gagnée par la
ruine des uns et la victoire des autres, plutôt que l'amitié et la paix obtenue par une
réconciliation et la nécessité de tourner ensuite son attention vers les ennemis du dehors ?
CLINIAS Chacun préférerait pour sa patrie le second cas au premier.
L'ATHÉNIEN N'en est-il pas de même du législateur ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Alors n'est-ce pas en vue du plus grand bien que tout législateur doit porter ses
lois ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Or le plus grand bien n'est ni la guerre ni la sédition, il faut au contraire
souhaiter de n'en avoir jamais besoin, mais la paix et la bienveillance mutuelle. Il semble donc
que la victoire que la cité peut remporter sur elle-même ne doit pas être comptée parmi les
plus grands biens, mais parmi les nécessaires. C'est comme si l'on croyait qu'un corps malade,
après avoir été purgé par le médecin est dans le meilleur état, et qu'alors on ne fît aucune
attention au corps qui n'en a pas du tout besoin. De même un homme qui aurait la même
conception sur le bonheur de l'État ou des particuliers ne saurait jamais être un bon politique,
ni un législateur exact, s'il se préoccupe uniquement et avant, tout des guerres du dehors. Il
faut pour cela qu'il règle ce qui concerne la guerre en vue de la paix plutôt que de régler ce qui
concerne la paix en vue de la guerre.

CLINIAS Ce que tu dis, étranger, paraît juste, et je m'étonne que notre législateur, ni celui de
Lacédémone, n'ait pas mis tous ses soins à réaliser ce but.
L'ATHÉNIEN C'est bien possible ; mais ce n'est pas le moment de disputer âprement entre
nous : il faut au contraire nous questionner paisiblement, sachant que nous, comme eux, nous
nous intéressons vivement à ce sujet. Suivez maintenant ce que j'ai à en dire. Faisons
comparaître Tyrtée, athénien de race, mais adopté comme citoyen par les Lacédémoniens
(07), l'homme du monde qui a fait le plus d'estime des vertus guerrières, comme il paraît par
les vers où il dit :
« Je ne mentionnerais pas, je n'estimerais en rien celui qui n'est pas très vaillant à la guerre,
fût-il le plus riche des hommes et possédât-il beaucoup de biens." et il les énumère presque
tous. Tu as sans doute, toi aussi, entendu réciter ces poèmes. Pour Mégillos, il en a, je pense,
les oreilles rebattues.
MÉGILLOS Certainement.
CLINIAS Ils ont en effet passé de Lacédémone chez nous.
L'ATHÉNIEN Allons maintenant; interrogeons ensemble ce poète et disons lui : "O Tyrtée, le
plus divin des poètes, tu as bien fait voir ton talent et ta vertu en louant excellemment les
hommes qui excellent à la guerre. Aussi nous sommes à présent, à ce qu'il nous semble,
Mégillos, Clinias de Cnossos que voici et moi, entièrement d'accord avec toi sur ce point ;

27
mais nous désirons savoir clairement si nous parlons ou non des mêmes hommes. Dis-nous
donc : reconnais tu comme nous qu'il y a deux espèces de guerre ; sinon, quel est ton avis." A
cette question, il n'est pas besoin, je crois d'avoir l'esprit de Tyrtée pour répondre, ce qui est la
vérité, qu'il y en a deux, l'une que nous appelons tous sédition et qui est, comme nous le
disions tout à l'heure, la plus cruelle de toutes. Nous admettrons tous, je pense, que l'autre
espèce de guerre est celle que nous menons au dehors contre des hommes d'autre race, avec
lesquels nous sommes en conflit, guerre beaucoup plus douce que l'autre.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Voyons maintenant quels hommes et quelle guerre tu avais en vue en louant
les uns et blâmant les autres si hautement. Ce sont, ce me semble, les guerres du dehors ; car
tu dis dans tes poèmes que tu ne saurais supporter les hommes qui n'osent pas regarder en face
la mort sanglante ni tenir ferme contre l'ennemi dans la mêlée. D'après ces vers nous pouvons,
nous, te dire :
"Toi, Tyrtée, tu loues surtout ceux qui se distinguent dans les guerres du dehors contre les
étrangers." Tyrtée n'en conviendrait-il pas ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Nous, au contraire, nous disons que, si bons qu'ils soient, il y en a de meilleurs,
à savoir ceux qui font éclater leur valeur dans la guerre la plus violente. Et nous en avons pour
garant Théognis (08), citoyen de Mégare en Sicile, qui dit :
"L'homme fidèle dans les cruelles dissensions, Kyrnos, vaut son poids d'or et d'argent. "
Cet homme-là, nous prétendons que dans la guerre la plus pénible il est infiniment supérieur à
l'autre, qu'il l'est à peu près autant que la justice, la tempérance et la prudence jointes au
courage sont supérieures au courage seul ; car, pour être fidèle et incorruptible dans des
séditions, il faut réunir en soi toutes les vertus, au lieu que, pour soutenir un combat de pied
ferme et pour être décidé à mourir, comme dit Tyrtée, c'est à faire à une foule infinie de
mercenaires, lesquels sont généralement audacieux, malfaisants, insolents et les plus insensés
de presque tous les hommes, à part un très petit nombre. A quoi donc aboutit tout ce discours
et que voulons-nous prouver là ? C'est évidemment que tout d'abord et le législateur crétois
inspiré par Zeus et tout autre législateur de valeur, si petite soit-elle, fixera toujours avant tout
pour faire ses lois ses yeux sur la plus grande vertu. Or cette vertu, c'est, comme le dit
Théognis, la fidélité dans les circonstances difficiles, qu'on peut appeler la justice parfaite.
Quant à la vertu que Tyrtée a louée avant toutes les autres, elle est belle sans doute, et le poète
l'a fait valoir à propos, mais néanmoins on peut dire en toute justice qu'elle n'est que la
quatrième en nombre et en valeur.

VI

CLINIAS Ainsi donc, étranger, nous rejetons notre législateur parmi les législateurs du
dernier ordre ?
L'ATHÉNIEN Non pas, mon excellent ami, c'est nous-mêmes que nous rejetons ainsi, quand
nous croyons que Lycurgue et Minos ont eu principalement la guerre pour objet dans toute la
législation de Lacédémone et, dans celle de ce pays.
CLINIAS Mais alors que devions-nous dire ?
L'ATHÉNIEN Ce que je crois conforme a la vérité et ce qu'il est juste de dire quand on parle
d'une législation divine, c'est-à-dire que ce n'est pas en vue d'une partie de la vertu et la
moindre qu'il légiférait, mais en vue de la vertu entière, et qu'il a cherché ses lois dans
chacune des espèces qui la composent, sans se borner à celles que les législateurs de nos jours
envisagent et recherchent ; car chacun d'eux ne cherche à présent et ne se propose que l'espèce
dont il a besoin, l'un celle qui regarde les héritages et les épicières (09), l'autre les voies de
fait, et d'autres une foule de choses de cette nature. Mais nous affirmons, nous, qu'une

28
recherche bien conduite en matière de lois doit commencer comme nous l'avons fait, car
j'approuve entièrement la manière dont tu t'y es pris pour exposer les lois de ton pays. Il est
juste en effet de commencer par la vertu et de dire que c'est en vue de la vertu que Minos
posait ses lois. Mais quand tu as dit qu'en légiférant, il rapportait tout à une partie de la vertu,
et encore à la moins considérable, ton assertion ne m'a plus semblé juste, et c'est pour cela que
j'ai introduit ensuite toute cette discussion. Maintenant veux-tu que je t'explique comment
j'aurais voulu que tu divises le sujet, et ce que j'aurais désiré t'entendre dire ?
CLIGNAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Ce que tu aurais dû dire, étranger, le voici : "Ce n'est pas sans raison que les
lois des Crétois sont singulièrement estimées dans toute la Grèce. C'est qu'elles sont bonnes,
puisqu'elles rendent heureux ceux qui les pratiquent, en leur procurant tous les biens. Or il y a
deux espèces de biens ; les uns sont humains, les autres divins. Les premiers sont attachés aux
seconds, et, si un État reçoit les plus grands, il acquiert en même temps les moindres, et, s'il
ne les reçoit pas, il est privé des deux. Les moindres sont la santé, qui tient la tète, en second
lieu vient la beauté, en troisième lieu la vigueur, soit à la course, soit dans tous les autres
mouvements du corps, et en quatrième lieu la richesse, non pas Plutus aveugle, mais Plutus
clairvoyant, et marchant à la suite de la prudence. Dans l'ordre des biens divins, celui qui est
en tête est la prudence ; au second rang, derrière elle, la tempérance réglée avec intelligence ;
au troisième, la justice, mélange de ces vertus avec le courage ; et au quatrième, le courage.
Ces derniers biens se rangent tous par leur nature avant les premiers, et c'est ainsi que le
législateur doit aussi les ranger. Il faut ensuite que toutes les autres prescriptions enjointes aux
citoyens aient en vue les divins, et les divins la prudence en son entier, qui tient le premier
rang.
Il faut d'abord s'occuper des mariages qui unissent les citoyens entre eux, puis de la naissance
et de l'éducation des enfants, mâles et femelles, les suivre de la jeunesse jusqu'à l'âge mûr et à
la vieillesse, pour les honorer comme on le doit ou les frapper de peines infamantes ; il faut
observer et surveiller dans toutes leurs relations leurs chagrins, leurs plaisirs, leur goûts pour
tous les objets d'amour, et les blâmer ou les louer justement au moyen même des lois. Il faut
faire de même pour leurs colères, leurs craintes, les troubles que l'adversité excite dans les
âmes et le calme que la prospérité y ramène, tous les accidents qui surprennent les hommes
dans les maladies, à la guerre, dans la pauvreté et dans les situations contraires. En tous ces
cas, il faut enseigner et définir ce qu'il y a de beau et de laid dans les dispositions de chacun.
Après cela, il est nécessaire que le législateur porte son attention sur les acquisitions et les
dépenses des citoyens et la manière dont elles se font, sur la formation et la dissolution des
sociétés volontaires et involontaires qu'on fait en vue de tout cela et la manière dont on se
comporte à l'égard les uns des autres en chacun de ces cas. Il doit examiner dans quels actes la
justice est observée, dans quels actes elle fait défaut, distribuer des récompenses à ceux qui
observent docilement les lois et infliger des peines fixées d'avance à ceux qui leur
désobéissent. Quand enfin il sera parvenu au terme de sa constitution complète, il faudra qu'il
s'occupe des morts et qu'il voie de quelle manière on donnera la sépulture à chacun d'eux et
quels honneurs il convient de leur rendre. Quand il aura observé tout cela, il préposera au
maintien de ses lois des magistrats qui jugeront, les uns d'après la raison, les autres d'après
l'opinion vraie, en sorte que ce corps d'institutions assorti dans ses parties par l'intelligence
paraisse marcher à la suite de la tempérance et de la justice, et non de la richesse et de
l'ambition. C'est ainsi, étrangers, que j'aurais désiré et que je désire encore à présent que vous
exposiez comment tout cela se trouve dans les lois attribuées à Zeus et à Apollon pythien, que
Minos et Lycurgue ont édictées, et comment elles ont été rangées dans un ordre parfaitement
clair pour un homme que l'étude et la pratique ont rendu habile dans la législation, mais qui
n'est pas visible pour nous autres.

29
VII

CLINIAS Comment devons-nous donc, étranger, traiter ce qui suit ?


L'ATHÉNIEN Il faut, à mon avis, procéder à nouveau comme nous avons commencé et
exposer en détail les exercices qui se rapportent au courage, puis passer, si vous le voulez
bien, à une autre espèce de vertu et à une autre ensuite ; et la méthode que nous aurons suivie
dans l'examen de la première, nous essaierons, en la prenant pour modèle, de l'appliquer aux
autres et, en causant ainsi, nous allégerons la fatigue de la route. Nous ferons voir ensuite, si
Dieu le veut, que ce que nous venons de dire de la vertu en général vise au même but.
MÉGILLOS C'est bien dit. Essaye d'abord de juger l'avocat de Zeus que tu as devant toi.
L'ATHÉNIEN Je vais essayer, mais je te jugerai, toi aussi, et moi-même ; car nous sommes
tous intéressés ici. Répondez-moi donc : nous disons bien que les repas en commun et les
exercices gymniques ont été imaginés par le législateur en vue de la guerre.
MÉGILLOS Oui.
L'ATHÉNIEN Et la troisième et la quatrième espèce ? Il faudrait peut-être passer ainsi en
revue les parties du reste de la vertu, soit qu'on appelle ainsi ses parties ou qu'il faille leur
donner un autre nom quelconque, pourvu qu'il laisse bien voir ce qu'il exprime.
MÉGILLOS Pour la troisième espèce que le législateur a trouvée, je dirais volontiers, et
n'importe quel Lacédémonien aussi, que c'est la chasse.
L'ATHÉNIEN Essayons aussi de dire quelle est la quatrième et la cinquième.
MÉGILLOS Pour la quatrième, je peux encore essayer de la dire c'est l'endurance à la
douleur, fort pratiquée chez nous dans les combats de main et dans les rapts où l'on reçoit
toujours beaucoup de coups. Il y a aussi ce qu'on appelle la cryptie, exercice prodigieusement
pénible et propre à donner de l'endurance, et l'habitude d'aller nu-pieds et de coucher sans
couverture en hiver, celle de se servir soi-même sans recourir à des esclaves, d'errer la nuit
comme le jour à travers tout le pays. Nous avons encore les gymnopédies (10) , terribles
exercices pour nous endurcir en luttant contre les fortes chaleurs, et une masse d'autres, si
nombreux qu'on ne finirait jamais de les énumérer.
L'ATHÉNIEN C'est fort bien dit, étranger lacédémonien. Mais voyons, que dirons-cous du
courage ? Dirons-nous simplement qu'il consiste à lutter contre la crainte et la douleur
uniquement, ou aussi contre les désirs, les plaisirs et certaines flatteries d'une séduction
dangereuse, qui rendent molles comme de la cire les âmes de ceux-mêmes qui se croient
austères ?
MÉGILLOS A mon avis, il s'exerce contre tout cela à la fois.
L'ATHÉNIEN Si nous nous rappelons ce qui a été dit tout à l'heure, Clinias prétendait qu'il y
a des États et des particuliers inférieurs à eux-mêmes. N'est-ce pas vrai, étranger de Cnossos ?
CLINIAS Exactement vrai.
L'ATHÉNIEN Eh bien maintenant, lequel des deux appellerons-nous lâche; est-ce celui qui
succombe à la douleur, ou n'est-ce pas plutôt celui qui se laisse vaincre par le plaisir ?
CLINIAS A mon avis, c'est celui qui se laisse vaincre par le plaisir, et nous sommes tous
d'accord pour dire que, l'homme vaincu par le plaisir est plus honteusement inférieur à lui
même que celui qui l'est par la douleur.
L'ATHÉNIEN Mais alors le législateur de Zeus et celui d'Apollon n'ont-ils donc recommandé
dans leur code qu'un courage boiteux, capable de résistance uniquement du côté gauche, mais
incapable du côté droit de tenir contre les objets agréables et flatteurs, ou bien se soutient-il
des deux côtés ?
CLINIAS Des deux côtés, suivant moi.
L'ATHÉNIEN Revenons encore là-dessus. Quelles sont chez vous, dans vos deux villes, les
institutions qui vous permettent de goûter les plaisirs, au lieu de les fuir, institutions analogues
à celles qui, au lieu de vous faire éviter les douleurs, vous jettent au milieu d'elles et vous

30
forcent et vous déterminent par les honneurs que vous en retirez à les surmonter ? Où trouve-
t-on dans vos lois une prescription du même genre ? Dites-moi quelle est celle qui rend chez
vous les mêmes hommes courageux à la fois contre les douleurs et contre les plaisirs, qui les
fait vaincre ce qu'il faut vaincre et fait qu'ils ne sont pas inférieurs aux ennemis qui sont les
plus proches d'eux et les plus dangereux.
MÉGILLOS J'ai pu, étranger, citer beaucoup de lois pour résister à la douleur ; mais je ne suis
pas également en fonds pour parler des plaisirs à propos d'objets importants et remarquables,
mais peut-être le serais-je sur de minces objets.
CLINIAS Moi non plus, je ne suis pas à même de faire voir dans les lois de la Crète des
prescriptions comme celles que tu demandes.
L'ATHÉNIEN O les meilleurs des étrangers, il n'y a rien d'étonnant à cela. Mais si quelqu'un
de nous, amoureux de la vérité et de la perfection, trouve quelque chose à redire aux lois de
son pays, ne nous fâchons pas et traitons-nous doucement les uns les autres.
CLINIAS C'est juste, étranger athénien, et il faut t'écouter.
L'ATHÉNIEN Le fait est, Clinias, que nous aurions mauvaise grâce à notre âge de nous en
choquer.
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Qu'on ait raison ou non de critiquer la constitution de Lacédémone et de la
Crète, c'est une autre question ; mais pour ce qu'on en dit dans le vulgaire, peut-être suis-je
mieux placé que vous deux pour le savoir ; car chez vous, parmi ces lois si bien établies, une
des plus belles est celle qui défend aux jeunes gens d'y rechercher ce qu'elles ont de bon et ce
qu'elles ont de défectueux ; ils doivent s'accorder à dire d'une seule voix et du même cœur
qu'elles ont été parfaitement conçues, puisque les dieux en sont les auteurs, et ils ne doivent
en aucun façon supporter qu'on en parle autrement devant eux. Les vieillards seuls qui ont
quelque remarque à faire sur vos lois peuvent s'en ouvrir aux magistrats et aux gens de leur
âge, mais pas devant les jeunes gens.
CLINIAS Tu as parfaitement raison, étranger, et tu es un bon devin ; car, bien que tu n'aies
pas assisté aux délibérations du législateur quand il fit cette loi, il me semble que tu as fort
bien conjecturé son intention et que tu en parles fort justement.

L'ATHÉNIEN Nous sommes donc nous, puisqu'il n'y a point ici de jeunes gens, autorisés, vu
notre âge, par le législateur à nous entretenir entre nous seuls sur ce sujet, sans commettre
aucune faute.
CLINIAS C'est exact. Aussi ne te fais pas faute de critiquer nos lois. Il n'y a pas de
déshonneur à reconnaître qu'une chose est défectueuse, d'autant plus que c'est le moyen d'y
remédier, si l'on accueille la censure sans amertume et avec bienveillance.

VIII

L'ATHÉNIEN Fort bien ; mais je ne parlerai pas pour critiquer vos lois avant d'en avoir fait
un examen aussi solide que possible, ou plutôt je n'en parlerai que pour exposer mes doutes.
Vous êtes, parmi les Grecs et les barbares que nous connaissons, les seuls à qui le législateur a
enjoint de s'abstenir des plaisirs et des divertissements les plus vifs et même d'y goûter, tandis
que pour les peines et les craintes, dont nous parlions tout à l'heure, il a pensé que, si on les
fuit de l'enfance jusqu'à la fin, lorsque ensuite la nécessité vous jette dans les travaux, les
craintes et les peines, on fuira devant ceux qui s'y sont exercés et on deviendra leur esclave.
C'est la même pensée, ce me semble, qui aurait dû venir à l'esprit du même législateur par
rapport aux plaisirs ; il aurait dit se dire : "Si mes citoyens ne font pas dès la jeunesse l'essai
des plus grands plaisirs et ne s'exercent pas à rester maîtres d'eux quand ils en jouissent, en
sorte que la douceur de la volupté ne les entraîne jamais à commettre un acte honteux, il leur

31
arrivera la même chose qu'à ceux qui se laissent vaincre par la crainte : ils deviendront d'une
autre manière et plus honteusement encore les esclaves de ceux qui sont assez forts pour rester
maîtres d'eux mêmes au milieu des plaisirs et de ceux qui en ont pris la jouissance, gens qui
sont parfois très méchants, et leur âme sera en partie esclave, en partie libre, et ils ne seront
pas dignes d'être, appelés franchement courageux et libres. Voyez donc si vous trouvez
quelque raison à ce que nous venons de dire.
CLINIAS Cela nous paraît raisonnable, quand nous t'entendons parler ; mais de t'en croire
d'emblée et sans difficulté sur des matières de cette conséquence, c'est plutôt le fait de jeunes
gens irréfléchis.
L'ATHÉNIEN Maintenant, pour achever la revue des matières que nous nous sommes
proposé de faire, il faut Clinias et toi, étranger de Lacédémone, parler de la tempérance. Que
trouverons-nous sur ce point, comme tout à l'heure sur ce qui regarde la guerre, de mieux
réglé dans vos États que dans ceux qui se gouvernent au hasard ?
MÉGILLOS Cela n'est guère facile à dire.
CLINIAS Il me semble pourtant que les repas en commun et les exercices gymniques ont été
bien imaginés en vue de ces deux vertus.
L'ATHÉNIEN Je crois bien, étrangers, qu'une constitution politique peut difficilement, en
théorie comme en pratique, échapper à toute contestation. Il y a des chances qu'il en soit ici
comme dans la médecine, qui ne peut prescrire pour un même tempérament un seul régime
qui ne soit à la fois nuisible à la santé et salutaire à certains égards. C'est ainsi que vos
gymnases et vos repas en commun sont avantageux pour les États en bien des points, mais
fâcheux par rapport aux séditions, comme en témoignent les enfants des Milésiens, des
Béotiens et des Thuriens. En outre, cette institution parait avoir perverti l'usage des plaisirs de
l'amour, tel qu'il a été réglé par la nature, non seulement pour les hommes, mais encore pour
les animaux ; et c'est là un reproche que l'on peut faire à vos cités d'abord, ensuite à toutes
celles qui s'appliquent particulièrement à la gymnastique. De quelque façon qu'il faille
envisager cette sorte de plaisir, soit en badinant, soit sérieusement, il faut songer que c'est à
l'union de la femelle et du mâle en vue de la génération que la nature a attaché ce plaisir, et
que l'union des mâles avec les mâles et des femelles avec les femelles va contre la nature et
que cet audacieux désordre vint d'abord de leur impuissance à se maîtriser dans le plaisir.
Tout le monde accuse les Crétois d'avoir inventé la fable de Ganymède. Persuadés que leurs
lois venaient de Zeus, ils ont imaginé cette fable sur son compte afin de pouvoir eux aussi
goûter ce plaisir à l'exemple du dieu. Mais laissons là cette fiction. Lorsque les hommes
s'inquiètent de faire des lois, presque toute leur attention doit rouler sur le plaisir et la douleur,
tant par rapport aux mœurs publiques qu'à celles des particuliers. Ce sont deux sources
ouvertes par la nature qui ne cessent de couler. Quand on y puise à l'endroit, dans le temps et
dans la mesure convenables, que ce soit un État, un particulier ou un animal, on en rapporte le
bonheur ; mais, si l'on y puise sans discernement et hors de propos, on est au contraire
malheureux.

IX

MÉGILLOS Tout cela est vrai, semble-t-il, et je ne trouve pas de mots pour y répondre.
Cependant il me semble que le législateur de Lacédémone a bien fait de nous ordonner de fuir
les plaisirs. Pour les lois de Cnossos, notre camarade les défendra, s'il veut ; mais pour celles
de Sparte, je crois qu'on n'en pouvait établir de plus belles en ce qui touche les plaisirs; car les
plaisirs, les violences et les sottises de toute sorte auxquelles les hommes sont le plus exposés,
tout cela a été banni de tout le pays par notre législation, et tu ne verras, ni dans les
campagnes ni dans les villes qui dépendent de Sparte, ni ces banquets, ni ce qui en est la suite
et qui excite au plus haut point le goût de toutes sortes de plaisirs, et il n'est personne qui,

32
rencontrant un citoyen ivre qui parcourt les rues en chantant et dansant, ne lui inflige le plus
sévère châtiment ; il a beau alléguer les Dionysies (11) pour excuse, il ne peut y échapper. Ce
n'est pas comme chez vous, où j'en ai vu sur des charrettes, ni comme à Tarente, une de nos
colonies, où j'ai vu toute la ville plongée dans l'ivresse aux Dionysies. Chez nous, on ne voit
rien de tel.
L'ATHÉNIEN Étranger lacédémonien, tous ces divertissements n'ont rien que de louable,
quand on y met une certaine réserve ; ils n'énervent que lorsqu'on s'y abandonne entièrement,
et des gens de chez nous se défendraient vite et te riposteraient en te jetant à la face le
relâchement des femmes lacédémoniennes (12). Enfin à Tarente, et chez nous et chez vous, il
n'y a, je crois, qu'une chose à répondre pour montrer que ces usages, loin d'être
répréhensibles, sont fondés en raison. Chacun, en effet, peut répondre à l'étranger qui s'étonne
de voir un usage auquel il n'est pas habitué : "Ne t'étonne pas, étranger, telle est la loi chez
nous ; peut-être est-elle chez vous différente sur ce point." Mais nous, en ce moment, mes
amis, nous ne discutons pas sur les hommes en général, mais sur les défauts ou les qualités
des seuls législateurs. Entrons donc dans quelques détails au sujet de l'ivresse en général ; car
c'est un point de grande importance et ce n'est pas à un législateur médiocre qu'il appartient
d'en juger. Je ne discute pas la question générale de savoir s'il faut ou non boire du vin ; je ne
parle que de l'ivresse et je me demande s'il faut en user à cet égard comme les Scythes, les
Perses et aussi les Carthaginois, les Celtes, les Ibères et les Thraces, toutes races guerrières,
ou comme vous en usez vous-mêmes. Chez vous, on s'en abstient entièrement, à ce que tu dis,
tandis que chez les Scythes et les Thraces, les femmes comme les hommes, boivent le vin tout
à fait pur et en versent sur leurs habits, persuadés que c'est un rite honorable et qui porte
bonheur. Les Perses aussi en font un grand usage, ainsi que des autres plaisirs sensuels que
vous rejetez, mais ils sont en cela plus réglés.
MÉGILLOS Mais tous ces peuples-là, mon bon, nous les mettons en fuite, quand nous
prenons les armes en main.
L'ATHÉNIEN N'allègue pas cette raison, mon excellent ami ; car il y a eu et il y aura encore
beaucoup de défaites et de victoires dont il est difficile d'assigner la cause. Ce n'est pas en
citant ces défaites et ces victoires que nous pouvons établir une ligne de démarcation entre les
institutions qui sont bonnes et celles qui ne le sont pas ; cette démarcation prêterait toujours à
la controverse. A la guerre, ce sont les grands États qui triomphent des petits et qui les
asservissent. Ainsi les Syracusains ont subjugué les Locriens, qui passent pour avoir été les
plus policés de ces contrées, et les Athéniens, les Céiens, (13) et nous trouverions mille autres
exemples de ce genre. Mais essayons plutôt de voir ce qu'il nous faut penser de chaque
institution, en l'examinant en elle-même ; laissons de côté pour le moment ces victoires et ces
défaites et disons que tel usage est bon en soi, tel autre mauvais. Mais d'abord écoutez-moi
vous dire comment il faut en ces matières mêmes examiner ce qui est bon et ce qui ne l'est
pas.
MÉGILLOS Qu'as-tu donc à dire là-dessus ?

L'ATHÉNIEN Il me paraît que tous ceux qui, discourant sur un usage, se mettent aussitôt à le
blâmer ou à l'approuver dès que l'on en a prononcé le nom, ne s'y prennent pas comme il faut.
C'est juste comme si, entendant louer le froment comme un bon aliment, on le dépréciait sans
s'être informé de ses effets, ni du profit qu'on en tire, ni comment, à qui, avec quoi, dans quel
état et comment on doit le servir. C'est précisément ce que nous faisons maintenant dans notre
discussion. On n'a pas plus tôt parlé de l'ivresse qu'à ce mot seul les uns l'ont blâmée, les
autres louée, et bien mal à propos ; car c'est sur la foi de témoins et de panégyristes que nous
fondons nos louanges les uns et les autres, et nous croyons donner un argument sans réplique,

33
soit parce que nous produisons beaucoup de témoins, soit parce que nous voyons ceux qui s'en
abstiennent vaincre dans les combats ; mais le désaccord continue entre nous. Si donc nous
procédons de même dans l'examen de chacune des autres lois, nous montrerons, ce me
semble, peu d'intelligence. Il me paraît nécessaire de procéder autrement, et je veux, à propos
de cette question même de l'ivresse, essayer de vous montrer, si je puis, la vraie méthode pour
examiner tous les usages de ce genre, puisque des milliers et des milliers de nations qui sont
là-dessus en désaccord avec vous entreraient en lutte contre votre opinion.
MÉGILLOS Si vraiment il y a une bonne manière d'examiner ces questions, nous ne devons
pas nous lasser d'écouter.
L'ATHÉNIEN Allons, examinons la chose à peu près ainsi. Supposons que quelqu'un loue
l'élevage des chèvres et l'animal lui-même comme étant une belle possession, et qu'un autre,
ayant vu des chèvres paissant sans berger, faire des dégâts dans les champs cultivés, les
blâmât et qu'il fît le même reproche à tout animal sans maître ou avec de mauvais maîtres,
croirons-nous qu'un pareil blâme soit tant soit peu fondé en raison ?
MÉGILLOS Assurément non.
L'ATHÉNIEN Et pour être un bon pilote, dirons-nous qu'il suffit de posséder la science
nautique, que d'ailleurs on soit sujet ou non au mal de mer ? Qu'en dirons-nous ?
MÉGILLOS Pas du tout, si à la science il joint le mal dont tu parles.
L'ATHÉNIEN Et un général d'armée ? Sera-t-il capable de commander, s'il possède l'art de la
guerre, et s'il est lâche dans le danger et que l'ivresse de la peur lui donne la nausée ?
MÉGILLOS Comment le serait-il alors ?
L'ATHÉNIEN Et s'il n'a ni science, ni courage ?
MÉGILLOS Ce serait un très mauvais général, fait pour commander non des hommes, mais
de pauvres femmelettes.
L'ATHÉNIEN Et quand il s'agit de louer ou de blâmer une assemblée quelconque, qui a
naturellement un chef et qui peut être utile avec ce chef, si quelqu'un n'avait jamais vu cette
assemblée en bon accord avec elle-même sous la direction d'un chef, mais toujours sans chef
ou avec du mauvais chefs, croirons-nous qu'en voyant de telles assemblées, il puisse les
blâmer ou les louer avec justesse ?
MÉGILLOS Comment le pourrait-il, s'il n'a jamais vu ni fréquenté aucune de ces assembles
bien gouvernées ?
L'ATHÉNIEN Eh bien, parmi les nombreuses associations qui existent, ne pouvons-nous
compter les convives et les banquets comme une sorte d'association ?
MÉGILLOS Certainement si.
L'ATHÉNIEN Or cette association, l'a-t-on jamais vue jusqu'ici tenue correctement ? Il vous
est facile à vous deux de répondre que vous n'en avez encore vu absolument aucune ; car elles
ne sont pas en usage dans votre pays ni tolérées par la loi. Mais moi, j'ai assisté à beaucoup de
banquets, et en beaucoup d'endroits ; en outre, j'ai des renseignements sur presque tous, et
j'ose dire que je n'en ai jamais vu ni entendu nommer un seul où tout se soit passé
régulièrement, et que tout, sauf quelques points peu importants et peu nombreux, y est en
général on peut dire complètement défectueux.
CLINIAS Comment entends-tu cela, étranger ? Explique-toi encore plus clairement ; car nous
autres, nous n'avons, comme tu dis, aucune expérience de ces sortes d'assemblée, et, lors
même que nous y assisterions, nous ne pourrions peut-être pas reconnaître sur-le-champ ce
qui s'y passe correctement ou non.
L'ATHÉNIEN C'est vraisemblable, mais je vais m'expliquer ; essaye de me suivre. Dans
toutes les réunions et les associations, quel qu'en soit l'objet, il est de règle qu'il y ait toujours
un chef : tu comprends cela ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Or, nous venons de dire qu'à la guerre le chef doit être courageux.

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CLINIAS Il le faut en effet.
L'ATHÉNIEN Un homme courageux est moins troublé par la crainte que le lâche.
CLINIAS C'est vrai aussi.
L'ATHÉNIEN Mais s'il y avait moyen de mettre à la tête d'une armée un général qui ne
craignit absolument rien et ne se troublât de rien, ne le ferions-nous pas à tout prix ?
CLINIAS Certainement si.
L'ATHÉNIEN Mais il ne s'agit pas ici d'un chef qui commande une armée contre l'ennemi en
temps de guerre, mais d'un chef qui commande à des amis qui se réunissent dans des
sentiments de bienveillance mutuelle.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Or une telle assemblée, si elle s'enivre, n'ira pas sans tumulte, n'est-ce pas ?
CLINIAS C'est impossible en effet ; c'est même, je pense, tout le contraire.
L'ATHÉNIEN Dés lors, n'est-ce pas un chef qu'il faut tout d'abord à ces gens-là aussi ?
CLINIAS Certainement : il n'y a pas d'affaire où l'on en ait autant besoin.
L'ATHÉNIEN Et n'est-ce pas un chef ennemi du tumulte qu'il faut, s'il est possible, leur
procurer ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Et à l'égard de l'assemblée, il faut, je pense, qu'il soit prudent, car il doit veiller
à conserver l'amitié qui en lie les membres et même prendre soin de l'augmenter quand ils
sont réunis.
CLINIAS Rien de plus vrai.
L'ATHÉNIEN Dès lors, ne faut-il pas donner à des gens qui s'enivrent un chef sobre et sage ?
car, s'il est le contraire, s'il est jeune et peu sage et s'enivre pour commander à des gens ivres,
il aura bien de la chance s'il ne cause pas quelque grand mal.

CLINIAS Un mal immense.


L'ATHÉNIEN Si donc on condamne ces assemblées dans les États où elles se tiennent, quand
tout s'y passe aussi correctement que possible, parce qu'on s'en prend à l'institution même, il
peut se faire que la condamnation soit fondée en raison. Mais si on les critique, parce qu'on
les voit remplies des plus grands désordres, il est évident premièrement qu'on ignore que les
choses ne se passent
point comme elles devraient se passer et deuxièmement que tout autre chose paraîtra aussi
mauvaise, si un maître, un chef sobre y fait défaut. Ne remarques-tu pas qu'un pilote ivre, ou
tout autre chef de n'importe quelle entreprise, renverse tout, bateaux, chars, armée, en un mot,
tout ce qui peut être gouverné par lui ?

XI

CLINIAS Ce que tu viens de dire, étranger, est parfaitement vrai. Mais dis-moi encore une
chose : si cet usage des banquets était pratiqué comme il convient, quel bien pourraient-ils
nous faire à nous ?
Pour reprendre l'exemple cité tout à l'heure, si l'on donne un bon général à une armée, il
assurera la victoire à ceux qui le suivront, ce qui n'est pas un mince avantage, et ainsi du reste.
Mais supposons un banquet dirigé comme il faut, quel avantage en résultera-t-il pour les
particuliers ou pour l'État ?
L'ATHÉNIEN Quel grand bien pourrait-on dire que l'éducation bien conduite d'un seul enfant
ou d'un seul chœur d'enfants apporte à l'État ? Si l'on me posait une pareille question, je
répondrais que d'un seul enfant la ville ne tirerait qu'un mince profit ; mais si tu me demandes
quel grand avantage l'État recueille de l'éducation générale donnée aux enfants, il me sera
facile de répondre que des jeunes gens bien élevés deviendront de bons citoyens et que

35
devenus tels, ils se comporteront noblement en toutes rencontres, et qu'en particulier ils
remporteront à la guerre la victoire sur les ennemis. L'éducation amène donc ainsi la victoire
avec elle, mais la victoire à son tour pervertit parfois l'éducation. Que de gens, en effet, sont
devenus plus insolents à la suite d'une victoire sur l'ennemi et à qui cette insolence a causé des
maux sans nombre ! Jamais encore l'éducation n'est devenue une victoire à la thébaine (14),
tandis que beaucoup de victoires ont été et seront funestes aux vainqueurs.
CLINIAS Tu me parais, cher ami, persuadé que le fait de se réunir pour passer le temps à
boire contribue pour une grande part à l'éducation, pourvu que l'on y observe la règle.
L'ATHÉNIEN Je n'en doute point.
CLINIAS Pourrais-tu affirmer que ce que tu viens de dire est vrai ?
L'ATHÉNIEN Soutenir avec assurance, étranger, que c'est la vérité, alors que beaucoup de
gens le contestent, cela n'appartient qu'à un dieu. Mais s'il faut dire ce que j'en pense, je ne
refuse pas, puisque nous nous sommes engagés dans une discussion sur des lois et sur la
politique.
CLINIAS Essayons de saisir justement ta pensée sur un sujet où les avis sont à présent si
partagés.
L'ATHÉNIEN C'est ce qu'il faut faire : donnons toutes nos forces à la discussion, vous pour
me suivre, moi pour essayer d'une manière ou d'une autre de vous éclaircir ma pensée. Mais
écoutez d'abord une chose que j'ai à vous dire. Les Athéniens passent dans toute la Grèce pour
aimer à parler et à parler beaucoup, tandis qu'à Lacédémone on aime la brièveté et qu'en Crète
on préfère s'appliquer à penser plutôt qu'à parler. Aussi je me demande si vous ne trouverez
pas que je parle beaucoup sur un bien mince sujet, et que je fais un discours interminable pour
vous éclaircir ma pensée sur un objet aussi peu important que l'ivresse. Or pour redresser cet
usage en conformité avec la nature, on ne peut rien dire de clair ni de suffisant sans parler de
la vraie nature de la musique, et l'on ne peut non plus parler de la musique sans embrasser
l'éducation tout entière, ce qui exige de très longs développements. Voyez donc ce que nous
pouvons faire, si nous devons laisser ce sujet pour le moment et passer à un autre touchant les
lois.
MEGILLOS Tu ne sais peut-être pas, étranger athénien, que ma famille est chargée à
Lacédémone de l'hospitalité publique envers Athènes. Il arrive que les enfants eux-mêmes,
quand ils apprennent qu'ils sont les proxènes (15) d'une ville, se sentent dès le jeune âge de
l'inclination pour elle et la regardent comme une deuxième patrie après la leur ; c'est
précisément ce qui m'est arrivé à moi aussi. Lorsque les Lacédémoniens blâmaient ou louaient
les Athéniens et que j'entendais les enfants me dire : "Athènes, Mégillos, s'est bien ou mal
comportée à notre égard", je prenais tout de suite votre parti contre ceux qui lançaient le
blâme sur votre ville et j'avais pour vous une entière sympathie ; et maintenant encore votre
langue me charme et ce qu'on dit communément des Athéniens, que, lorsqu'ils sont bons, ils le
sont supérieurement, me parait la vérité même ; car ce sont les seuls qui, sans y être forcés,
par un penchant naturel, par un don divin, ont une bonté véritable et sans feinte. Aussi, en ce
qui me concerne, tu peux parler hardiment d tant qu'il te plaira.
CLINIAS Écoute aussi, étranger, et reçois favorablement ce que j'ai à te dire, et ne crains pas
de dire tout ce que tu voudra. Tu as sans doute entendu dire ici qu'Épiménide fut un homme
divin. Il était de ma famille. Dix ans avant les guerres médiques, sur l'ordre d'un oracle du
dieu, il se rendit chez vous. Après y avoir fait les sacrifices que le dieu lui avait prescrits,
voyant que les Athéniens redoutaient l'expédition des Perses, il leur prédit qu'ils ne
viendraient pas de dix ans, et que, lorsqu'ils seraient venus, ils s'en retourneraient sans avoir
rien fait de ce qu'ils espéraient, après avoir souffert plus de maux qu'ils n'en avaient fait. Alors
vos ancêtres se lièrent d'hospitalité avec nous, et, depuis ce temps là, nos ancêtres et moi-
même vous avons toujours été très attachés.

36
L'ATHÉNIEN Pour ce qui est de vous, vous êtes, je le vois, disposés à m'écouter ; pour ce qui
est de moi, je suis prêt à parler, mais le pourrai-je ? La tâche n'est pas facile. Il faut essayer
pourtant. Commençons donc par définir en vue de la discussion ce que c'est que l'éducation et
quelle est sa vertu ; car c'est par elle que doit passer la discussion que nous nous proposons à
présent, jusqu'à ce qu'elle arrive au dieu du vin.
CLINIAS Oui, procédons ainsi, si tu le trouves bon.
L'ATHÉNIEN Tandis que j'explique ce qu'il faut entendre par éducation, examinez si ce que
j'aurai dit vous plaît.
CLINIAS Tu n'as qu'à parler.

XII

L'ATHÉNIEN Je parle donc et j'affirme que celui qui veut devenir bon en quoi que ce soit,
doit s'y exercer dès l'enfance, soit en s'amusant, soit en s'en occupant sérieusement, sans rien
négliger de ce qui s'y rapporte. Il faut, par exemple, que celui qui veut devenir un bon
laboureur ou un bon architecte s'amuse, celui-ci à construire de petits châteaux d'enfant, celui-
là à remuer la terre, que le maître qui les élève leur fournisse à l'un et à l'autre de petits outils
faits sur le modèle des véritables, qu'ils apprennent à l'avance tout ce qu'il est nécessaire qu'ils
sachent à l'avance, par exemple à mesurer et à niveler, s'ils doivent être charpentiers, à monter
à cheval, s'ils doivent être soldats, ou à faire quelque autre apprentissage de ce genre pour
s'amuser ; en un mot il faut essayer au moyen des jeux de tourner les plaisirs et les goûts des
enfants vers le but qu'ils doivent finalement atteindre. Je dis donc que l'essentiel de l'éducation
consiste dans cette discipline bien entendue qui pousse autant que possible l'esprit de l'enfant
qui s'amuse à aimer ce qui, lorsqu'il sera devenu un homme, doit le rendre accompli dans la
vertu propre à sa profession.
Voyez si jusqu'à présent ce que j'ai dit est de votre goût.
CLINIAS Oui, assurément.
L'ATHÉNIEN Ne laissons pas non plus à ce que nous appelons éducation une signification
vague. Quand nous blâmons ou louons l'éducation que certaines gens ont reçue, nous disons
qu'un tel d'entre cous est bien élevé et que tel autre est mal élevé, alors même qu'ils en ont
reçu une excellente pour le trafic, pour le commerce de mer ou pour d'autres professions du
même genre. Ce n'est pas la pour nous, je pense, l'éducation dont nous traitons à présent ;
nous parlons en effet de celle qui vise à nous former à la vertu dès l'enfance, qui nous inspire
un désir ardent de devenir un citoyen parfait, sachant commander et obéir selon la justice. Or
voilà celle que nous cherchons à définir et qui, ce me semble, mérite seule le nom d'éducation.
Quant à celle qui vise l'acquisition des richesses ou de la force ou de tout autre talent, où la
sagesse et la justice n'entrent pour rien, c'est une éducation d'artisans et d'esclaves, qui ne
mérite pas du tout le nom d'éducation. Pour nous, ne disputons pas avec eux sur les termes,
mais retenons ce point sur lequel nous venons de tomber d'accord, que ceux qui ont été bien
élevés deviennent d'ordinaire vertueux et qu'ainsi on ne doit jamais mépriser l'éducation, car
de tous les avantages, c'est le premier pour un homme vertueux. Que si parfois on en dévie et
qu'il soit possible de rentrer dans la bonne voie, il faut toujours et toute sa vie mettre tous ses
efforts à y arriver.
CLINIAS C'est juste, et nous sommes d'accord avec toi.
L'ATHÉNIEN Nous sommes aussi convenus précédemment que ceux qui sont capables de se
commander à eux-mêmes sont des gens de bien et que ceux qui en sont incapables sont des
méchants.
CLINIAS C'est très juste.

37
L'ATHÉNIEN Reprenons, pour l'éclaircir davantage, ce que nous entendons par là, et
permettez-moi d'essayer, si avec le secours d'une image je pourrais mieux vous expliquer la
chose.

XIII

CLINIAS Parle seulement.


L'ATHÉNIEN N'admettons-nous pas que chacun de nous est un ?
CLINIAS Si.
L'ATHÉNIEN Et qu'il a en lui deux conseillers insensés opposés l'un à l'autre, qu'on appelle
le plaisir et la douleur ?
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Et avec ces deux-là, la prévision de l'avenir, qui porte le nom commun
d'attente ; mais l'attente de la douleur se nomme proprement crainte et celle du plaisir
confiance. A toutes ces passions préside la raison qui prononce sur ce qu'elles ont de bon ou
de mauvais, et, lorsque le jugement de la raison devient la décision commune de l'État, il
prend le nom de loi.
CLINIAS J'ai quelque peine à te suivre ; continue cependant comme si je suivais.
MÉGILLOS J'éprouve, moi aussi, la même difficulté.
L'ATHÉNIEN Formons-nous là-dessus l'idée suivante : figurons-nous que chacun des êtres
animés que nous sommes est une machine merveilleuse, sortie de la main des dieux, soit qu'ils
l'aient composée pour s'amuser, soit qu'ils aient eu quelque dessein sérieux, car cela, nous ne
le savons pas. Mais ce que nous savons, c'est que ces passions sont en nous comme des nerfs
et des fils qui, se mouvant en sens opposé les uns aux autres, nous tirent et nous retirent vers
des actions opposées ; et c'est là que se trouve la démarcation entre la vertu et le vice. Car la
raison nous dit qu'il ne faut jamais suivre qu'un de ces fils, sans l'abandonner en aucune
occasion, et résister aux autres. Et ce fil n'est autre que le fil d'or et sacré de la raison, appelé
la loi commune de l'État. Les autres fils sont de fer et raides ; celui-là est souple, parce qu'il
est d'or, tandis que les autres sont de toute sorte d'espèces. Il faut donc seconder la plus belle
direction, celle de la loi, parce que la raison, si belle qu'elle soit, étant douce et éloignée de
toute violence, a besoin d'être aidée par des serviteurs pour que le fil d'or triomphe des autres.
Ainsi le mythe qui nous représente comme des machines merveilleuses sauvegarde la vertu et
nous fait mieux voir ce que signifie être supérieur et inférieur à soi-même et que les États et
les particuliers qui ont pris une connaissance exacte de ces fils qui sont en nous et qui nous
tirent à eux doivent conformer leur conduite à cette connaissance, et qu'un État qui tient cette
connaissance soit de quelque dieu, soit d'un homme qui la possède, doit en faire sa loi dans
son administration et dans ses rapports avec les autres États. Par cette figuration le vice et la
vertu sont plus faciles à distinguer, et, grâce à cette clarté plus grande, nous verrons peut-être
mieux ce que sont l'éducation et les autres institutions, et aussi l'usage de s'enivrer dans les
banquets, que l'on serait tenté de regarder comme un objet trop mince pour être traité si
longuement sans nécessité.
CLINIAS Il se peut qu'il mérite cette longue discussion.
L'ATHÉNIEN C'est bien dit. Achevons donc une étude qui mérite que nous nous en
occupions à présent.

XIV

CLINIAS Parle donc.


L'ATHÉNIEN Si nous faisions boire cette machine jusqu'à l'enivrer, en quel état la mettrions-
nous ?

38
CLINIAS Qu'as-tu en vue en me posant cette question ?
L'ATHÉNIEN Il n'est pas encore question de cela. Mais d'une manière générale, si on la fait
boire ainsi, quel effet cela produira-t-il sur elle ? Je vais essayer de t'expliquer plus clairement
encore ce que je veux dire. Voici ce que je te demande : est-ce que l'effet du vin n'est pas
d'intensifier nos plaisirs, nos peines, nos colères et nos amours ?
CLINIAS Oui, et de beaucoup.
L'ATHÉNIEN Et nos sensations, notre mémoire, nos opinions, nos pensées n'en deviennent-
elles pas aussi plus fortes, ou plutôt n'abandonnent-elles pas l'homme qui s'est gorgé de vin
jusqu'à l'ivresse ?
CLINIAS Elles l'abandonnent entièrement.
L'ATHÉNIEN N'arrive-t-il pas au même état d'âme que lorsqu'il n'était encore qu'un petit
enfant ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Alors il n'est plus du tout maître de lui.
CLINIAS Plus du tout.
L'ATHÉNIEN Ne pouvons-nous pas dire qu'il est alors dans l'état le plus mauvais ?
CLINIAS Le plus mauvais de beaucoup.
L'ATHÉNIEN Ce n'est donc pas seulement, semble-t-il, le vieillard qui retombe en enfance,
mais aussi l'homme ivre.
CLINIAS Tu ne pouvais mieux dire, étranger.
L'ATHÉNIEN Dès lors, peut-on trouver une raison pour entreprendre de nous persuader qu'il
faut goûter à cette débauche et ne pas la fuir de toutes ses forces et de tout son pouvoir ?
CLINIAS Il semble que oui, puisque tu dis toi-même que tu es prêt dès à présent à le soutenir.
L'ATHÉNIEN C'est vrai, ce que tu me rappelles là, et je suis tout prêt à tenir parole, puisque
vous avez déclaré tous les lieux que vous m'écouteriez volontiers.
CLINIAS Comment ne t'écouterions-nous pas, ne fût-ce que parce qu'il est surprenant et
étrange de soutenir qu'on doit de gaieté de cœur se mettre dans un état si avilissant ?
L'ATHÉNIEN C'est de l'état de l'âme que tu parles, n'est-ce pas ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Et le corps, camarade, faut-il le réduire à un mauvais état, à la maigreur, à la
laideur et à l'impuissance ? Nous oserions bien étonnés qu'on puisse en arriver là
volontairement.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Quoi donc ? Croirons-nous que ceux qui vont de leur plein gré chez les
médecins pour se droguer ignorent que, peu de temps après et pour de longs jours, ils auront
le corps en si piteux état que, s'ils devaient l'avoir ainsi jusqu'à la fin de leur vie, ils aimeraient
mieux mourir ? Et ne savons-nous pas en quel état de faiblesse les pénibles exercices du
gymnase réduisent sur le moment ceux qui s'y soumettent ?
CLINIAS Nous savons tout cela.
L'ATHÉNIEN Et qu'ils s'y rendent volontiers en vue du profit qu'ils en retireront ?
CLINIAS Parfaitement.
L'ATHÉNIEN Ne faut-il pas porter le même jugement sur les autres usages ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Il faut donc juger de même aussi l'usage des banquets, si on peut lui
reconnaître à juste titre les mêmes avantages.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Si donc nous trouvons qu'il ait pour nous autant d'utilité que la gymnastique, il
l'emporte d'abord sur elle en ce qu'il n'est pas accompagné de douleurs et que l'autre l'est.
CLINIAS C'est juste ; mais je serais bien surpris que nous puissions y trouver une telle utilité.

39
L'ATHÉNIEN C'est cela même, ce me semble, qu'il nous faut essayer de prouver à présent.
Dis-moi : ne pouvons-nous pas observer qu'il y a deux espèces de craintes assez opposées ?
CLINIAS Lesquelles ?
L'ATHÉNIEN Les voici. Nous craignons d'abord les maux dont nous nous sentons menacés.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Ensuite nous craignons souvent l'opinion à la pensée qu'on nous prendra pour
des méchants, si nous faisons ou disons quelque chose de malhonnête ; nous appelons cette
crainte pudeur, c'est le nom, je crois, que tout le monde lui donne.
CLINIAS C'est exact.
L'ATHÉNIEN Telles sont les deux craintes dont je parlais. La deuxième combat en nous la
douleur et les autres objets terribles ; elle n'est pas moins opposée à la plupart des plaisirs et
aux plus grands.
CLINIAS C'est très juste.
L'ATHÉNIEN N'est-il pas vrai que le législateur et tout homme de quelque valeur tient cette
crainte en très grand honneur et que, lui donnant le nom de pudeur, il qualifie d'impudence la
confiance qui lui est opposée et la regarde comme le plus grand mal public et privé qui soit au
monde ?
CLINIAS Tu dis vrai.
L'ATHÉNIEN N'est-ce pas cette crainte qui en maintes occasions importantes fait notre sûreté
et qui, notamment à la guerre, contribue plus que toute autre chose à nous assurer la victoire et
le salut ? Il y a en effet deux choses qui procurent la victoire, l'audace contre l'ennemi et la
crainte de se déshonorer devant ses amis.
CLINIAS Cela est certain.
L'ATHÉNIEN Il faut donc que chacun de nous soit à la fois sans crainte et craintif, et c'est
pourquoi nous avons distingué l'une de l'autre.
CLINIAS Il le faut en effet.
L'ATHÉNIEN Et si l'on veut rendre un homme intrépide, c'est en l'exposant à craindre
beaucoup d'objets effrayants qu'à l'aide de la loi on le rend tel.
CLINIAS Il y a apparence.
L'ATHÉNIEN Et si nous voulons inspirer à quelqu'un la crainte de ce qu'il est juste de
craindre, n'est-ce pas en le mettant aux prises avec l'impudence et en l'exerçant contre elle
qu'il faut lui apprendre à vaincre en combattant ses penchants au plaisir ? C'est en luttant
contre sa propre lâcheté et en la surmontant qu'il deviendra parfait en ce qui regarde le
courage. Quiconque n'aura pas fait l'expérience de ce genre de combat et ne s'y sera pas
exercé ne sera même pas courageux à demi ; et jamais il ne sera parfaitement tempérant, s'il
n'a pas été aux prises avec une foule de plaisirs et de désirs qui le poussent à l'impudence et à
l'injustice, et s'il ne les a pas vaincus à l'aide de la raison, du travail et de l'art, soit dans ses
amusements, soit dans ses occupations sérieuses et si, au contraire, il n'a jamais éprouvé la
force de toutes ces séductions.
CLINIAS Non, selon soute vraisemblance.

XV

L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Y a-t-il un dieu qui ait donné aux hommes un breuvage propre à
inspirer la crainte, en sorte que, plus on en prend pour en boire, plus, à chaque gorgée, on se
sent malheureux et rempli de crainte pour le présent et pour l'avenir, si bien qu'on finit par
s'effrayer de tout, fût-on le plus courageux des hommes, et que cependant, quand on a dormi
et cuvé ce qu'on a bu, on redevient chaque fois tel qu'on était avant ?
CLINIAS Y a-t-il jamais eu au monde un breuvage de cette nature, étranger ?

40
L'ATHÉNIEN Jamais ; mais s'il y en avait un quelque part, le législateur ne s'en servirait-il
pas utilement pour inspirer le courage, et n'aurions-nous pas sujet de lui dire à propos de ce
breuvage : "Voyons, législateur, quels que soient ceux pour qui tu légifères, Crétois ou autres,
est-ce qu'avant tout tu ne souhaiterais pas de pouvoir soumettre à l'épreuve le courage et la
lâcheté de tes citoyens ?"
CLINIAS Il est évident que personne ne répondrait non.
L'ATHÉNIEN Et de faire cette épreuve en toute sûreté, sans grands dangers, ou dans des
conditions contraires ?
CLINIAS En toute sûreté : c'est point sur lequel tout le monde sera d'accord.
L'ATHÉNIEN Et ne te servirais-tu pas de ce breuvage pour les jeter dans ces craintes et
reconnaître dans cette épreuve leurs caractères, et pour les forcer ainsi à devenir intrépides en
les encourageant, les admonestant, les récompensant, en couvrant au contraire d'opprobre
quiconque rejetterait tes conseils et ne deviendrait pas en tout point tel que tu l'ordonnerais, en
laissant aller sans le punir celui qui se serait bien et bravement exercé, et en punissant celui
qui se serait mal exercé ? Ou bien refuserais-tu absolument d'employer ce breuvage, sans
avoir d'ailleurs rien à objecter contre lui ?
CLINIAS Comment pourrait-on refuser, étranger ?
L'ATHÉNIEN Il est certain, mon ami, que cette épreuve serait d'une merveilleuse facilité en
comparaison de celles d'aujourd'hui, soit qu'on la fît seul, ou avec quelques personnes ou avec
autant de gens qu'on voudrait. Si, par égard pour la pudeur, et parce qu'il pense qu'il ne doit d
pas se laisser voir avant d'être en bon état, un homme voulait s'exercer tout seul dans la
solitude contre la crainte, il ferait bien de prendre ce breuvage, au lieu de cent autres remèdes.
Il en serait de même si, se croyant en bonne forme grâce à son naturel et à l'exercice, il
n'hésitait pas à s'entraîner avec plusieurs convives et à faire voir qu'il surmonte et domine
assez la force qu'a nécessairement le breuvage, pour ne pas commettre une seule faute
importante par indécence, et pour se préserver, grâce à sa vertu, de toute altération, et pour se
retirer, avant d'arriver à l'ivresse extrême, redoutant les effets de ce breuvage, capable de
terrasser tous les hommes.
CLINIAS Oui, étranger, un tel homme serait sage d'agir ainsi.
L'ATHÉNIEN Revenons à notre législateur et disons-lui : "Il est vrai, législateur, qu'un dieu
n'a pas donné aux hommes un tel remède contre la crainte et que nous n'en avons pas imaginé
nous-mêmes ; car je ne mets pas les enchanteurs en ligne de compte. Mais n'avons-nous pas
un breuvage qui inspire l'intrépidité et une confiance téméraire et hors de raison ?" Qu'en
dirons-nous?
CLINIAS Nous en avons un, répondra-t-il : c'est le vin.
L'ATHÉNIEN N'a-t-il pas une vertu opposée à celui dont nous venons de parler, qui rend tout
de suite l'homme qui en a bu plus gai qu'il n'était avant ; qui fait que, plus il y goûte, plus il se
remplit de belles espérances et de l'idée de sa puissance ; qui à la fin le fait parler avec une
franchise et une liberté entière, dans la persuasion qu'il est sage, et qui lui ôte toute espèce de
crainte, au point qu'il n'hésite pas à dire ni à faire tout ce qui lui passe par la tête !
CLINIAS Je pense que tout le monde en conviendra avec nous.
MÉGILLOS Sans contredit.

XVI

L'ATHÉNIEN Rappelons-cous ce que nous avons dit : qu'il y a dans notre âme deux choses
dont il faut prendre soin, l'une qui est d'accroître notre confiance autant que possible, l'autre
de porter nos craintes au plus haut degré possible.
CLINIAS C'est, croyons-nous, ce que tu appelais pudeur.

41
L'ATHÉNIEN Votre mémoire est fidèle. Mais, puisque le courage et l'intrépidité ne peuvent
s'acquérir qu'en s'exerçant à affronter les objets terribles, examinons s'il ne faudrait pas
rechercher le contraire dans les cas contraires.
CLINIAS II y a apparence.
L'ATHÉNIEN C'est dans les cas où nous sommes naturellement le plus confiants et le plus
hardis qu'il faudrait, ce semble, nous exercer à réprimer l'impudence et la hardiesse dont nous
sommes remplis et à craindre en toute occasion d'oser dire, souffrir ou faire quoi que ce soit
de honteux.
CLINIAS Il le semble.
L'ATHÉNIEN Ce qui nous fait commettre ces actes honteux, n'est-ce pas la colère, l'amour,
l'insolence, l'ignorance, l'amour du luxe, la lâcheté et aussi la richesse, la beauté, la force et
tous les enivrements du plaisir qui égarent notre raison ? Or, pour faire l'essai de ces passions
d'abord et s'exercer ensuite à les vaincre, peut-on citer une épreuve plus aisée et plus
inoffensive, un plaisir mieux approprié à ce but que les divertissements des banquets, pourvu
qu'on y apporte quelque circonspection ? Examinons la chose de plus près. Pour reconnaître le
caractère difficile et farouche d'un homme, source de mille injustices, n'est-il pas plus
dangereux d'en faire l'épreuve en concluant des contrats avec les risques qu'ils comportent que
de l'observer dans une fête de Dionysos où l'on se rencontre avec lui ? Pour éprouver un
homme asservi aux plaisirs de l'amour, lui confierons-nous nos filles, nos fils et nos femmes,
et risquerons-nous ce que nous avons de plus cher pour reconnaître son caractère ? Je n'en
finirais jamais d'énumérer les milliers de raisons qui feraient voir combien il est plus
avantageux d'observer autrement tes caractères, sans avoir de dommage à craindre; et sur ce
sujet ni les Crétois ni personne autre, je crois, ne pourraient contester que cette manière de
l'éprouver les uns les autres ne soit convenable et que, pour la facilité, la sûreté et ta rapidité,
elle ne l'emporte sur les autres épreuves.
CLINIAS Cela est vrai.
L'ATHÉNIEN Or ce qui fait connaître le caractère et la disposition des hommes est une des
choses les plus utiles à l'art de les rendre meilleurs, qui est, nous pouvons, je crois, le dire, l'art
de la politique n'est-ce pas ?
CLINIAS Assurément.

(01) Cet Athénien, c'est Platon lui-même, comme le dit Cicéron, De Legibus, V.
(02) "Par les lois que Jupiter a données aux Crétois, ou que Minos a reçues de ce dieu,
comme disent les poètes, il est ordonné qu'on endurcisse la jeunesse au travail." Cicéron,
Tusculanes, II, 14.
(03) Lycurgue, dit Cicéron (De diuinatione, I, 43), fit confirmer par l'autorité d'Apollon
Delphien les lois qu'il destinait à Lacédémone. Voici, à ce sujet, ce que dit Hérodote, II, 65 :
"Quelques-uns racontent que la Pythie indiqua à Lycurgue la constitution maintenant établie à
Sparte; mais, selon les Lacédémoniens eux-mêmes, Lycurgue, ayant reçu la tutelle de son
neveu Léobate, roi de Sparte, apporta ses lois de la Crète."
(04) Odyssée, XIX, 178-179 : "Parmi les cités de la Crète était la grande ville de Cnossos, où
Minos régna neuf ans, s'entretenant avec le grand Zeus." Tel est le sens des vers d'Homère.
On supposa plus tard que Minos se rendait tous les neuf ans dans l'antre du Dictè.
(05) Cet antre et ce temple étaient sur le mont Dicté, aujourd'hui Lasthi (2.185 m.). C'est dans
l'antre du Dictè que Zeus fut nourri par des abeilles. Cf. Virgile, Géorgiques, IV, 149-152 :
"Je vais exposer l'instinct dont Jupiter lui-même a doté les abeilles en récompense de ceci,
qu'attirées par le bruit que faisaient les Curètes et leurs armes retentissantes, elles nourrirent le
roi du ciel dans l'antre du Dictè.
(06) Les Crétois passaient pour être les meilleurs archers de la Grèce.

42
(07) On raconte que, pendant la seconde guerre de Messénie, (645-628) les Lacédémoniens,
sur le conseil de la pythie, demandèrent aux Athéniens de leur envoyer un chef pour réparer
leurs insuccès. Les Athéniens, par dérision, leur envoyèrent un maître d'école boiteux, appelé
Tyrtée. Mais ce maître d'école sut par ses élégies relever le courage des Spartiates et leur
rendre la victoire. Il est d'ailleurs probable, vu le fier patriotisme qui respire dans les
fragments qui nous restent de Tyrtée, que leur auteur était Spartiate.
(08) Théognis de Mégare vécut dans la deuxième moitié du VIe siècle avant. J.-C., en un
temps où les luttes de l'aristocratie et. de la démocratie déchiraient la ville. Il était noble et
détestait la plèbe, qu'il vilipende dans ses élégies, dont la plupart sont adressées à Kyrnos,
jeune homme noble, qui était peut-être son parent. II lui enseignait la vie à peu près comme
Hésiode l'avait fait à son frère Persès. De là le caractère didactique et gnomique de ses
poésies, pleines de sentences morales. On en fil des extraits, et c'est ainsi qu'il est arrivé
jusqu'à nous un grand nombre de fragments, environ quatorze cents, parmi lesquels on
reconnaît une soixantaine d'apocryphes. Ces fragments nous laissent voir une âme emportée et
violente, révoltée par les maux qui accablent l'humanité.
(09) On appelait épiclère l'héritière unique, que le plus proche parent devait épouser, d'après
le droit athénien, pour maintenir les biens dans la famille.
(10) Les gymnopédies étaient une fête annuelle qu'on célébrait à Sparte en l'honneur des
guerriers morts à Thyréa. Elle était célébrée par des danses de deux troupes d'hommes et
d'enfants nus.
(11) Les Dionysies étaient des fêtes en l'honneur de Dionysos (Bacchus). Il y avait les
grandes Dionysies, dans le mois d'élaphèbolion et les petites Dyonisies ou Dionysies des
champs. On célébrait des fêtes du même genre à Rome sous le nom de Liberalia. On sait que
c'est au milieu de ces fêtes que la comédie attique prit naissance.
Ignotum tragicae genus invenisse Camoenae
Dicitur, et plaustris vexisse pomata Thespis,
Quae canerent agerentque peruncti faecibus ora
Hor. Art poèt. 215-218.
(12) "Pour les femmes, dit Aristote, on prétend que Lycurgue, ayant entrepris de les assujettir
aux lois, éprouva de leur part tant de résistance qu'il finit par renoncer à son dessein... Le
dérèglement des femmes fait tache à la constitution." Politique, II, VI, 8 et 9.
(13) Les Céiens sont les habitants de file de Céos, une des Cyclades.
(14) Une victoire à la Thébaine ou à la Cadméenne se disait pour désigner une victoire
désastreuse pour les vainqueurs comme pour les vaincus, comme celle d'Étéocle sur Polynice,
(15) On appelait proxène un étranger lié par l'hospitalité à telle ou telle ville dont il défendait
les intérêts.

LIVRE II
I

L'ATHÉNIEN Après cela, il faut, ce me semble, examiner au sujet des banquets le point que
voici. N'offrent-ils pas d'autre avantage que de nous faire connaître les différents caractères
qui nous distinguent, ou peut-on retirer encore de l'usage bien réglé des banquets quelque
profit notable qui vaille la peine d'être recherché ? Qu'en dirons-nous ? On l'y trouve, en effet,
comme semblent bien l'indiquer les discours que nous en avons tenus ; mais par quelle raison
et comment ? écoutons-le et appliquons-nous, de peur de nous laisser induire en erreur.
CLINIAS Parle donc.
L'ATHÉNIEN Je veux d'abord vous rappeler comment nous avons défini la bonne éducation ;
car, autant que j'en puis juger dès à présent, l'institution des banquets bien dirigés peut seule la

43
préserver.
CLINIAS Tu t'avances beaucoup.
L'ATHÈNIEN Je dis donc que les premiers sentiments des enfants sont ceux du plaisir et de la
douleur et que c'est par ces sentiments que la vertu et le vice se présentent d'abord à leur
esprit. Pour ce qui est de la sagesse et des opinions vraies et fermes, heureux celui qui y
parvient même dans son âge avancé ! Pour être parfait, il faut posséder ces biens et tous ceux
qu'ils renferment. J'appelle éducation
la vertu qui se montre d'abord chez les enfants, soit que le plaisir, l'amitié, h: chagrin et la
haine s'élèvent dans leur âme conformément à l'ordre, avant qu'ils puissent déjà s'en rendre
compte, soit que, la raison venue, ils s'accordent avec elle sur les bonnes habitudes auxquelles
on les a formés. C'est clans cet accord complet que consiste la vertu. Quant à cette partie de la
vertu qui consiste à bien dresser les enfants en ce qui concerne le plaisir et la douleur et leur
apprend à haïr du commencement de la vie jusqu'à la fin de qu'il faut haïr et aimer ce qu'il faut
aimer, je la sépare du reste par la pensée, et je ne crois pas qu'on se trompe en lui donnant le
nom d'éducation.
CLINIAS Pour notre compte, étranger, nous approuvons et ce que tu as dit auparavant et ce
que tu dis à présent touchant l'éducation.
L'ATHÈNIEN C'est bien. Cette direction des sentiments de plaisir et de douleur qui constitue
l'éducation se relâche et se corrompt en bien dos points dans le cours de la vie. Heureusement
les dieux, prenant en pitié le genre humain condamné au travail, nous ont ménagé des repos
dans la succession des fêtes instituées en leur honneur, et ils nous ont donné les Muses,
Apollon leur chef et Dionysos pour s'associer à nos fêtes, afin qu'avec l'aide des dieux nous
réparions pendant ces fêtes les manques de notre éducation. Voyons donc si ce que je
proclame à présent est vrai et conforme à la nature, ou s'il en est autrement. Je dis qu'il n'est
guère d'animal qui, lorsqu'il est jeune, puisse tenir son corps ou sa langue en repos et ne
cherche toujours à remuer et a crier ; les uns sautent et bondissent, comme s'ils dansaient de
plaisir et folâtraient, les autres poussent toutes sortes de cris. Mais les animaux n'ont pas le
sens de l'ordre ni du désordre dans les mouvements, que nous appelons rythme et harmonie,
tandis que les dieux qui, comme nous t'avons dit, nous ont été donnés pour associés à nos
fêtes nous ont donné aussi le sentiment du rythme et de l'harmonie avec celui du plaisir. C'est
par ce sentiment qu'ils nous font mouvoir et dirigent nos chœurs et nous font former la chaîne
en chantant et en dansant, ce qu'ils ont appelé chœur, mot dérivé naturellement du mot joie
(16).
II
D'abord approuvons-nous cela ? Admettons-nous que la première éducation nous vient par les
Muses et par Apollon ? ou de quelle manière nous vient-elle ?
CLINIAS Elle nous vient comme tu l'as dit.
L'ATHÈNIEN Il nous faut donc admettre que l'on est mal éduqué, si l'on n'a pas été initié à
l'art de la danse, et qu'on l'est bien, si on l'a suffisamment pratiqué.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Mais l'art des chœurs embrasse à la fois la danse et le chant.
CLINIAS Nécessairement.
L'ATHÉNIEN L'homme bien élevé sera donc capable de bien chanter et danser ?
CLINIAS Il semble.
L'ATHÉNIEN Voyons donc ce que signifient ces derniers mots.
CLINIAS Quels mots ?
L'ATHÉNIEN L'homme qui a été bien élevé chante bien, disons-nous, et il danse bien. Faut-il
ou non ajouter : s'il chante de belles choses, s'il exécute de belles danses ?
CLINIAS Ajoutons-le.
L'ATHÉNIEN Mais celui qui, sachant reconnaître la beauté des belles choses et la laideur des

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laides, en use en conséquence ne nous paraîtra-t-il pas mieux élevé dans l'art de la danse et
dans la musique que celui qui est capable de rendre exactement par la danse ou le chant tout
ce qu'il conçoit comme beau, mais qui ne se complaît pas aux belles choses et n'a pas
d'aversion pour les laides, ou encore que celui qui, hors d'état d'exécuter et de d concevoir les
mouvements, soit de corps, soit de la voix, n'en ressent pas moins de la joie ou de la peine,
parce qu'il embrasse tout ce qui est beau et déteste ce qui est laid ?
CLINIAS Ils sont, étranger, très différents au point de vue de l'instruction.
L'ATHÉNIEN Et maintenant, si nous nous connaissons tous trois à la beauté du chant et de la
danse, nous savons aussi distinguer correctement l'homme éduqué de celui qui ne l'est pas. Si,
au contraire, nous n'y entendons rien, nous ne saurons pas non plus si l'on observe les
prescriptions de l'éducation et en quoi. N'est-ce pas vrai ?
CLINIAS Certainement si.
L'ATHÉNIEN Il nous faut donc ensuite chercher, comme des chiens sur la piste, quels sont
les figures, les mélodies, le chant et la danse où l'on trouve de la beauté. Si cela nous échappe,
ce que nous pourrons dire ensuite sur la bonne éducation, soit grecque, soit barbare, n'aboutira
à rien.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Voilà un point résolu. Et maintenant, en quoi dirons-nous que consiste la
beauté d'une figure ou d'une mélodie ? Dis-moi : l'attitude et les paroles d'un homme de cœur
qui affronte les travaux ressemblent-elles à celles d'un homme lâche en butte aux mêmes
peines et d des périls égaux ?
CLINIAS Comment se ressembleraient-elles, alors qu'elles n'ont même pas les mêmes
couleurs ?
L'ATHÉNIEN Belle réponse, camarade. Mais dans la musique il y a place pour les figures et
les mélodies, parce qu'elle roule sur le rythme et l'harmonie ; aussi peut-on assimiler la beauté
d'une mélodie ou d'une figure à celle du rythme et de l'harmonie, mais on ne peut pas
assimiler la mélodie ni le geste à une belle couleur (17), comme le font les maîtres de choeur.
Pour les gestes et les chants du lâche et de l'homme de cœur, on peut avec raison qualifier de
beaux ceux de ce dernier et de laids ceux du premier. Pour ne pas trop nous étendre sur toutes
ces matières, disons simplement que tous les gestes et les chants qui tiennent à la vertu de
l'âme, soit elle-même, soit ses images, sont beaux, et que ceux qui tiennent à la lâcheté sont
tout le contraire.
CLINIAS Tu fais bien de nous engager à le dire : aussi répondons-nous qu'il en est comme tu
dis.
L'ATHÉNIEN Dis-moi encore : prenons-nous tous un égal plaisir, à tous les chœurs, ou s'en
faut-il de beaucoup ?
CLINIAS Il s'en faut du tout au tout.
L'ATHÉNIEN A quoi donc attribuerons-nous nos erreurs à cet égard ? Les mêmes choses ne
sont-elles pas belles pour tout le monde, ou, bien qu'elles soient les mêmes, ne paraissent-elles
pas l'être ? De fait, personne n'osera dire que les rondes du vice sont plus belles que celles de
la vertu, ni que lui-même se complaît aux figures qui expriment la méchanceté, et les autres à
la Muse contraire. Il est vrai que la plupart des gens disent que l'essence véritable de la
musique, c'est le pouvoir qu'elle a de réjouir nos âmes ; mais ce langage n'est pas supportable,
et c'est une impiété de le tenir. Il est plus vraisemblable que la source de nos erreurs est la
suivante.
III
CLINIAS Laquelle ?
L'ATHÉNIEN Comme la danse et le chant sont une imitation des mœurs, une peinture
d'actions de toute sorte, de fortunes et d'habitudes diverses, c'est une nécessité que ceux qui
entendent des paroles et des chants on assistent à des danses analogues aux caractères qu'ils

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tiennent de la nature ou de l'habitude ou des deux y prennent plaisir, les approuvent et disent
qu'elles sont belles, qu'au contraire ceux dont elles choquent le caractère, les mœurs ou telle
ou telle habitude ne puissent y prendre plaisir ni les approuver, et qu'ils les appellent laides.
Mais ceux dont le caractère est naturellement droit, mais les habitudes mauvaises, ou dont les
habitudes sont bonnes, mais le caractère mauvais, ceux-là font l'éloge de ce qui est contraire
aux plaisirs ; car ils disent que chacune de ces imitations est agréable, mais mauvaise, et,
lorsqu'ils sont en présence de personnes qu'ils croient sages, ils ont honte d'exécuter ces sortes
de danses et de chanter ces sortes d'air, comme si sérieusement ils les déclaraient belles; mais
ils y prennent intérieurement du plaisir.
CLINIAS C'est tout à fait vrai.
L'ATHÉNIEN Mais le plaisir qu'on prend à des figures ou à des chants vicieux n'apporte-t-il
pas quelque préjudice, et n'y a-t-il pas d'avantage à se plaire A ceux qui leur sont opposés ?
CLINIAS C'est vraisemblable.
L'ATHÉNIEN Est-ce seulement vraisemblable ? N'est-ce pas aussi une nécessité qu'il arrive
ici la même chose qu'à celui qui, fréquentant des méchants aux mœurs dépravées, se plaît en
leur compagnie, au lieu de la détester, mais blâme leur méchanceté en manière de badinage et
comme en songe ? Ne deviendra-t-il pas forcément semblable à ceux dont il aime la
compagnie, même s'il a honte de les louer, et pouvons-nous citer un bien ou un mal nécessaire
plus grand que celui-là ?
CLINIAS Je ne le crois pas.
L'ATHÉNIEN Devons-nous penser que, dans un État où les lois sont ou seront bien faites, on
s'en remettra aux poètes (18) de l'éducation musicale et des divertissements, et qu'ils pourront
mettre dans leurs compositions les rythmes, les mélodies et les paroles qui leur plairont pour
les enseigner ensuite aux fils de citoyens qui se gouvernent par de bonnes lois, et pour diriger
la jeunesse dans les chœurs, sans se mettre en peine de ce qui peul en résulter pour la vertu ou
pour le vice ?
CLINIAS Ce ne serait pas raisonnable, c'est trop évident.
L'ATHÉNIEN C'est pourtant ce qu'on leur permet de faire dans presque tous les pays, excepté
en Égypte.
CLINIAS Quelle est donc sur ce point la loi que suivent les Égyptiens ?
L'ATHÉNIEN C'est une loi étonnante, à l'entendre. On a depuis longtemps, ce me semble,
reconnu chez eux ce que nous disions tout à l'heure, qu'il faut dans chaque État habituer les
jeunes gens à former de belles figures et à chanter de beaux airs. Aussi, après en avoir défini
la nature et les espèces, ils en ont exposé les modèles dans les temples, et ils ont défendu aux
peintres et à tous ceux qui font des figures ou d'autres ouvrages semblables de rien innover en
dehors de ces modèles et d'imaginer quoi que ce soit de contraire aux usages de leurs pères ;
cela n'est permis ni pour les figures ni pour tout ce qui regarde la musique. En visitant ces
temples, tu y trouveras des peintures et des sculptures qui datent de dix mille ans (et ce n'est
point là un chiffre approximatif, mais très exact), qui ne sont ni plus belles ni plus laides que
celles que les artistes font aujourd'hui, mais qui procèdent du même art.
CLINIAS Voilà qui est surprenant.
L'ATHÉNIEN Oui, c'est un chef-d'œuvre de législation et de politique. On peut, il est vrai,
trouver en ce pays d'autres lois qui ont peu de valeur ; mais pour la loi relative à la musique, il
est vrai et digne de remarque qu'on a pu en cette matière légiférer hardiment et fermement et
prescrire les mélodies qui sont bonnes de leur nature. Mais ceci n'appartient qu'à un dieu ou
d'un être divin ; aussi l'on dit là-bas que les mélodies conservées depuis si longtemps sont des
oeuvres d'Iris. Si donc, comme je le disais, on pouvait d'une manière ou d'une autre en saisir
la justesse, il faudrait hardiment les faire passer dans la loi et en ordonner l'exécution,
persuadé que la recherche du plaisir et de la peine, qui porte à innover sans cesse en musique,
n'a pas assez de force pour gâter les chœurs consacrés, sous prétexte qu'ils sont surannés. Du

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moins voyons-nous que là-bas elle n'a jamais pu les gâter ; c'est le contraire qui est arrivé.
CLINIAS Il paraît bien, d'après ce que tu viens de dire, qu'il en est ainsi.
IV
L'ATHÉNIEN Dès lors, ne pouvons-nous pas dire hardiment que, pour bien user de la
musique et du divertissement de la danse, il faudra le faire comme je vais dire ? Ne
ressentons-nous pas de la joie quand nous croyons être heureux, et, réciproquement, ne
sommes-nous pas heureux quand nous ressentons de la joie ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Et quand nous nous réjouissons ainsi, nous ne pouvons pas rester tranquilles.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Est-ce que, dans ces moments-là, ceux d'entre nous qui sont jeunes ne sont pas
prêts à danser en chœur, tandis que nous autres vieillards, nous jugeons qu'il convient à notre
âge de passer notre temps à les regarder et à nous réjouir de les voir jouer et célébrer la fête
qui nous rassemble, parce que notre agilité nous a quittés et que, dans le regret et la douceur
que nous en gardons, nous instituons ainsi des concours pour ceux qui sont capables de
réveiller en nous autant que possible le souvenir de notre jeunesse ?
CLINIAS C'est très vrai.
L'ATHÉNIEN Devons-nous croire que le vulgaire soit tout à fait mal fondé à dire, comme il
le fait à présent, que le cham pion qu'il faut tenir pour le plus habile et juger digne de la
couronne est celui qui divertit et réjouit le plus ? Il faut eu effet, puisque le plaisir est de mise
en ces occa sions, que celui qui amuse le mieux et le plus de gens, soit le mieux récompensé,
et, comme je le disais à l'ins tant, qu'il remporte la victoire. Ce discours n'est-il pas
raisonnable et ne ferait-on pas bien de procéder ainsi ?
CLINIAS Peut-être.
L'ATHÉNIEN Ne prononçons pas si vite sur cette matière, bienheureux Clinias. Divisons-la
en ses parties et considérons-la de cette manière. Supposons qu'on propose simplement un
concours quelconque, sans spécifier si c'est un concours gymnique, musical ou équestre, et
que, rassemblant tous les citoyens, on proclame, en exposant les prix, qu'il s'agit uniquement
de réjouir les spectateurs et que tous ceux qui le voudront peuvent se présenter à la lutte ; que
celui qui aura causé le plus de plaisir aux spectateurs de n'importe quelle manière, car on n'en
impose aucune, sera, par cela même qu'il aura le mieux réussi, proclamé vainqueur et jugé le
plus amusant des concurrents.
Que devons-nous penser qui résultera de cette proclamation ?
CLINIAS Par rapport à quoi ?
L'ATHÉNIEN Selon toute vraisemblance, l'un viendra, comme Homère, débiter une
rhapsodie ; un autre chantera en s'accompagnant de la cithare ; celui-ci jouera une tragédie ;
celui-là une comédie, et je ne serais pas surpris qu'il vînt un escamoteur confiant dans ses
tours d'adresse pour emporter la victoire sur tous les autres. De tous ces concurrents et de cent
autres semblables, pouvons-nous dire lequel emporterait justement la victoire ?
CLINIAS Étrange question ! Qui pourrait te répondre en connaissance de cause avant d'avoir
entendu de ses propres oreilles chacun des concurrents ?
L'ATHÉNIEN. Eh bien ! voulez-vous que je vous donne, moi, la réponse à cette étrange
question ?
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Si l'on prend pour juges les tout petits enfants, ils se prononceront pour
l'escamoteur, n'est-ce pas ?
CLINIAS Il n'y a pas de doute.
L'ATHÉNIEN Et si ce sont des enfants plus grands, pour le poète comique, et les femmes
cultivées et les jeunes gens et sans doute la majorité des spectateurs pour le poète tragique.
CLINIAS Il n'y a guère à en douter.

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L'ATHÉNIEN Mais c'est le rhapsode qui récitera comme il faut l'Iliade et l'Odyssée ou
quelque morceau d'Hésiode que nous autres vieillards, nous écouterons le plus volontiers et
que nous proclamerons hautement vainqueur. Auquel serait-il juste de donner la victoire ?
C'est ce qu'il faut se demander après cela, n'est-ce pas ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Évidemment, vous et moi, nous dirons que la victoire revient de droit à ceux
qui en auront été jugés dignes par les gens de notre âge ; car de tous ceux que j'ai nommés,
c'est nous dont les habitudes passent pour être les meilleures, et de beaucoup, dans tous les
États et dans tous les pays.
CLINIAS Sans doute.
V
L'ATHÉNIEN Je suis donc d'accord, moi aussi, avec le vulgaire sur ce point du moins, qu'il
faut juger de la musique par le plaisir qu'elfe cause, non toutefois aux premiers venus, mais
que la plus belle muse est sans doute celle qui charme les hommes les plus vertueux et
suffisamment instruits, et plus encore celle qui plaît à un seul, distingué entre tous par sa vertu
et son éducation. Et la raison pour laquelle je prétends que la vertu est nécessaire à ceux qui
jugent en ces matières, c'est qu'outre la sagesse qui doit être leur partage, ils ont encore besoin
de courage. Car le véritable juge ne doit pas juger d'après les leçons du théâtre, ni se laisser
troubler par les applaudissements de la multitude et par sa propre ignorance; il ne doit pas non
plus, s'il est connaisseur, céder à la lâcheté et à la faiblesse et, de la même bouche dont il a
attesté les dieux avant de juger, se parjurer et prononcer son arrêt sans souci de la justice. Car
le juge ne siège pas comme disciple, mais plutôt, ainsi le veut la justice, comme maître des
spectateurs, et il doit s'opposer à ceux qui leur fournissent un plaisir inconvenant et pervers.
L'antique loi de la Grèce, pareille à celle qui prévaut encore aujourd'hui en Sicile et en Italie,
s'en remettait du jugement à la foule des spectateurs qui proclamait le vainqueur à mains
levées. C'est un abus qui a gâté les poètes eux-mêmes, qui se règlent sur le mauvais goût de
leurs juges, en sorte que ce sont les spectateurs qui se font eux-mêmes leur éducation, et qui a
gâté aussi les plaisirs du théâtre lui-même. On ne devrait leur présenter que des modèles
meilleurs que leurs mœurs et rendre ainsi leur plaisir meilleur, au lieu que c'est le contraire
qui arrive. Où tend donc ce que je viens d'exposer a nouveau ? Voyez si ce n'est, pas à ceci ?
CLINIAS A quoi ?
L'ATHÉNIEN Il me semble que mon discours nous ramène pour la troisième ou quatrième
fois au même terme, que l'éducation consiste à tirer et à diriger les enfants vers ce que la loi
appelle la droite raison et qui a été reconnu tel d'un commun accord par les vieillards les plus
vertueux, instruits par l'expérience. Afin donc que l'âme de l'enfant ne s'accoutume pas à des
sentiments de plaisir et de douleur contraires à la loi et à ce que la loi a recommandé, mais
qu'elle suive plutôt les vieillards et se réjouisse et s'afflige des mêmes objets qu'eux, on a dans
cette vue inventé ce qu'on appelle les chants, qui sont en réalité des charmes destinés à
produire cet accord dont nous parlons. Mais comme les âmes des enfants ne peuvent souffrir
ce qui est sérieux, on a déguisé ces charmes sous le nom de jeux et de chants, et c'est sous ce
nom qu'on les emploie. De même que, pour soigner les malades et les gens affaiblis, on tâche
de mêler les drogues les plus salubres à certains aliments et à certaines boissons (19) et des
drogues mauvaises aux aliments désagréables, afin qu'ils goûtent volontiers les uns et qu'ils
s'accoutument à détester les autres, de même le bon législateur engagera le poète, et, s'il
n'obéit pas, le contraindra à bien rendre dans des paroles belles et louables, dans ses rythmes
et ses harmonies les gestes et les chants des hommes tempérants, courageux et parfaitement
vertueux ?
CLINIAS Au nom de Zeus, crois-tu, étranger, que ce règlement soit en usage dans les autres
États ? Pour moi, il n'y a pas, que je sache, d'autre pays que le nôtre et celui des
Lacédémoniens où l'on pratique ce que tu viens de recommander. Partout ailleurs on fait de

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nouveaux changements dans la danse et dans toutes les parties de la musique. Et ce ne sont
pas les lois qui commandent ces innovations, mais le goût déréglé de certains plaisirs, qui,
loin d'être pareils et invariables, comme ils le sont en Égypte selon ton interprétation, ne sont
au contraire jamais les mêmes.
L'ATHÉNIEN Très bien, Clinias ; mais si tu crois que j'ai voulu dire par là que cela se
pratique aujourd'hui, je ne serais pas surpris qu'il faille attribuer cette méprise à un manque de
clarté dans l'exposition de mes idées. En exprimant mes désirs relativement à la musique, je
l'ai sans doute fait de telle sorte que tu as pu croire que je parlais d'une chose existante.
Lorsque les maux sont inguérissables et l'erreur poussée trop loin, il n'est jamais agréable,
mais il est quelquefois nécessaire d'en faire la censure. Mais puisque tu es de mon avis sur ce
point, dis-moi : tu affirmes que mes prescriptions sont mieux observées chez vous et chez les
Lacédémoniens que chez les autres Grecs ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Mais supposons qu'elles le soient comme chez vous. Pourrons-nous dire alors
que les choses iraient mieux qu'elles ne vont à présent ?
CLINIAS Sans comparaison, si elles se passaient comme chez les Lacédémoniens et chez
nous et comme tu viens de dire toi-même qu'elles devraient se passer.
VI
L'ATHÉNIEN Allons, mettons-nous d'accord à présent. Ce qu'on dit chez vous à propos de
l'éducation et de la musique envisagées dans leur ensemble ne se ramène-t-il pas à ceci ?
Obligez-vous les poètes à dire que l'homme de bien, du fait qu'il est tempérant et juste, est
heureux et fortuné, peu importe qu'il soit grand et fort, ou petit et faible, riche ou pauvre ;
mais que, fût-on même plus riche que Kinyras (20) et Midas (21), si l'on est injuste, on est
malheureux et l'on mène une triste existence. J'ajoute à cela ce que dit votre poète (22), s'il
veut bien dire : je ne parle pas et je ne fais aucun cas d'un homme qui posséderait tout ce
qu'on appelle des biens, s'il n'y joint pas la possession et la pratique de la justice. S'il est juste,
qu'il aspire à combattre l'ennemi de pied ferme et de près ; mais s'il est injuste, aux dieux ne
plaise qu'il ose regarder le carnage sanglant, ni qu'il devance à la course Borée de Thrace, ni
qu'il jouisse d'aucun des avantages qu'on appelle biens ; car ceux que le vulgaire appelle des
biens sont mal nommés. On dit en effet que le premier des biens est la santé, le deuxième la
beauté, le troisième la richesse, et l'on en compte encore des centaines d'autres, comme
l'acuité de la vue et de l'ouïe et le bon état des sens ; ajoutez-y la liberté de faire ce qu'on veut
en qualité de tyran ; et enfin le comble du bonheur, c'est de devenir immortel aussitôt qu'on a
acquis tous ces biens. Mais vous et moi, nous disons, je pense, que la possession de tous ces
biens est excellente pour les hommes justes et sains, mais très mauvaise pour les hommes
injustes, à commencer par la santé ; que la vue, l'ouie, la sensibilité, en un mot, la vie est le
plus grand des maux, si l'on est immortel et si l'on possède tout ce qu'on appelle bien, sans
être juste et entièrement vertueux, mais que le mal est d'autant moins grand qu'on vit moins de
temps dans ces conditions. Voilà les principes que je professe. Vous engagerez, je pense, vous
forcerez les poètes de chez vous à les proclamer, à mettre leurs rythmes et leurs harmonies en
conformité avec eux et par ce moyen à élever ainsi vos jeunes gens. N'ai-je pas raison ?
Voyez. Je déclare nettement, moi, que ce qu'on appelle des maux sont des biens pour les
hommes injustes, et des maux pour les justes ; qu'au contraire les biens sont réellement des
biens pour les bons, mais des maux pour les méchants. Comme je vous l'ai demandé, sommes-
nous, vous et moi, d'accord là-dessus ? Qu'en dites-vous ?
VII
CLINIAS Je crois que nous sommes d'accord sur certains points, mais sur d'autres, pas du
tout.
L'ATHÉNIEN Peut-être ne puis-je réussir à vous persuader qu'un homme qui posséderait la
santé, la richesse, la tyrannie jusqu'à la fin, et j'ajoute pour vous une force extraordinaire et du

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courage avec l'immortalité, sans rien avoir de ce qu'on appelle des maux, pour peu qu'il logeât
en lui l'injustice et la violence, loin de mener une vie heureuse serait manifestement
malheureux.
CLINIAS Tu as deviné juste.
L'ATHÉNIEN Soit. Comment pourrai-je, après cet aveu, vous amener à mon avis ? Ne
croyez-vous pas que cet homme courageux, fort, beau, riche et maître de faire pendant toute
sa vie ce qu'il désire, s'il est injuste et violent, mène nécessairement une vie honteuse ? Peut-
être m'accorderez-vous au moins ce point.
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Et ceci encore, qu'il mène une mauvaise vie.
CLINIAS Pour cela, je ne serai pas aussi affirmatif.
L'ATHÉNIEN M'accorderas-tu qu'il mène une vie désagréable et fâcheuse pour lui-même ?
CLINIAS Pour cela, comment veux-tu que nous en convenions encore ?
L'ATHÉNIEN Comment ? Si un dieu veut bien, comme je le crois, mes amis, nous mettre
d'accord ; car pour le moment nous ne le sommes guère. Pour moi, mon cher Clminias, la
chose me paraît si nécessaire qtue je croirais plus facilement que la Crète n'est pas une île; et,
si, j'étais législateur, j'essayerais de forcer les poètes et tous mes concitoyens à parler en ce
sens, et j'imposerais, peu s'en faut, la plus grande peine à quiconque dirait dans le pays qu'il y
a des gens qui, bien que méchants, vivent heureux, qu'il y a des choses utiles et profitables,
mais qu'il y en a d'autres plus justes, et, sur maints autres objets, j'engagerais mes concitoyens
à tenir un langage différent de celui que tiennent, semble-t-il, les Crétois et les
Lacédémoniens, et sans doute aussi les autres hommes. Allons, au nom de Zeus et d'Apollon,
dites-moi, vous les meilleurs des hommes, si nous demandions à ces dieux qui vous ont donné
des lois si ce n'est pas le plus juste qui mène la vie la plus heureuse ou bien s'il y a deux sortes
de vies, dont l'une est la plus agréable, et l'autre la plus juste, et qu'ils nous répondissent qu'il
y en a deux, nous pourrions peut-être leur poser cette autre question, qui serait bien à sa
place : Lesquels faut-il proclamer les plus heureux, ceux qui mènent la vie la plus juste ou
ceux qui mènent la vie la plus agréable ? S'ils nous répondaient que ce sont ceux qui mènent
la vie la plus agréable, leur réponse serait absurde. Mais, au lieu de faire tenir aux dieux un
pareil langage, mettons-le plutôt au compte de nos pères et de nos législateurs, et ces
questions que nous avons faites, supposons qu'elles se soient adressées à un père ou à un
législateur, et qu'il nous ait répondu que celui qui mène la vie la plus agréable est le plus
heureux. "Mon père, lui dirais-je alors, ce n'est donc pas la vie la plus heureuse que tu as
voulu que je mène, puisque tu n'as jamais cessé de me recommander de mener la vie la plus
juste." Une telle assertion dans la bouche d'un législateur ou d'un père serait, à mon avis,
absurde, et il serait bien embarrassé pour se mettre d'accord avec lui-même. Si, au rebours, il
déclarait que la vie la plus juste est la plus heureuse, tous ceux qui l'entendraient pourraient
lui demander quel est donc ce bien et cette beauté préférable au plaisir que la loi trouve et
approuve dans la vie la plus juste; car quel bien y a-t-il pour le juste, si l'on en retire le
plaisir ? Quoi donc ? la gloire et l'approbation des hommes et des dieux seraient-elles une
chose belle et bonne, mais incapable de causer du plaisir, et l'infamie, le contraire ? Divin
législateur, cela ne peut pas être, dirions-nous. Peut-il être beau et bon et en même temps
fâcheux de ne commettre aucune injustice et de n'en subir de personne, et y a-t-il au contraire
de l'agrément dans la condition opposée, quoique mauvaise et honteuse ?
CLINIAS Comment cela se pourrait-il ?
VIII
L'ATHÉNIEN Ainsi le discours qui ne sépare point l'agréable du juste, du bon et du beau peut
au moins, à défaut d'autre effet, déterminer les gens à mener la vie sainte et juste, et le
législateur tiendrait le langage le plus honteux et le plus contradictoire, s'il disait qu'il n'en est
pas ainsi ; car personne ne consentira de plein gré à faire une chose qui lui procurera moins de

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plaisir que de peine. Or ce qu'on voit de loin donne des vertiges à presque tout le monde et en
particulier aux enfants. Mais le législateur, ôtant le vertige qui nous aveugle, nous fera voir les
choses sous un jour opposé et nous persuadera d'une manière ou d'une autre, par les pratiques,
les louanges et les discours, que la justice et l'injustice sont dessinées en perspective et
représentées l'une en face de l'autre, que l'injuste et le méchant, portant la vue sur ces deux
tableaux, trouvera charmant celui de l'injustice et très déplaisant celui de la justice, mais que
le juste, les regardant à son tour, en portera un jugement tout opposé.
CLINIAS C'est évident.
L'ATHÉNIEN Mais de ces deux jugements lequel tiendrons-nous pour le plus vrai et le plus
autorisé, celui de l'âme dépravée ou celui de l'âme saine ?
CLINIAS Forcément celui de l'âme saine.
L'ATHÉNIEN Il est donc forcé que la vie injuste soit, non seulement plus honteuse et plus
mauvaise, mais encore plus vraiment désagréable que la vie juste et sainte.
CLINIAS Mes amis, elle risque fort de l'être, d'après ce que tu dis.
L'ATHÉNIEN Lors même que cela ne serait pas aussi certain que la raison vient de le
démontrer, si un législateur de quelque valeur a jamais osé mentir à la jeunesse pour son bien,
a-t-il jamais pu faire un mensonge plus utile que celui-ci et plus efficace pour faire pratiquer
la justice, non par force, mais volontairement ?
CLINIAS La vérité est belle et noble, étranger, mais elle ne paraît pas facile à enseigner.
L'ATHÉNIEN Soit. On n'a pourtant pas eu de peine à rendre croyable la fable phénicienne
(23), si incroyable qu'elle fût, et mille autres pareilles.
CLINIAS Quelle est cette fable ?
L'ATHÉNIEN Celle des dents semées, d'où naquirent des hoplites. C'est pour un législateur
un exemple frappant de ce qu'on peut faire, si on veut entreprendre de persuader les âmes des
jeunes gens. Il n'a donc qu'à chercher et découvrir ce qui sera le plus avantageux à l'État et à
trouver par quels moyens variés et de quelle façon toute la communauté tiendra toujours le
plus possible sur ce point un seul et même langage dans ses chants, ses fables et ses discours.
Si vous êtes d'un autre avis que moi, vous êtes libres de combattre mes raisons.
CLINIAS Il ne me semble pas qu'aucun de nous deux puisse te contester ce que tu viens de
dire.
L'ATHÉNIEN C'est donc à moi à continuer, et je dis qu'il faut former trois chœurs qui tous
doivent agir par incantation sur les âmes encore jeunes et tendres des enfants, en leur répétant
toutes les belles maximes que nous venons d'exposer et que nous pourrions encore exposer, et
dont l'essentiel est que la vie la plus agréable est, au jugement des dieux, la plus juste. Nous
ne dirons en cela que l'exacte vérité, et nous persuaderons mieux ceux qu'il nous faut
persuader qu'en leur tenant n'importe quel autre discours.
CLINIAS On ne peut disconvenir de ce que tu dis.
L'ATHÉNIEN Tout d'abord nous ne saurions mieux faire que d'introduire en premier lieu le
chœur des Muses, composé d'enfants qui chanteront ces maximes en public et à tous les
citoyens avec tout le zèle possible. Ce sera ensuite le tour du second, formé des jeunes gens
qui n'auront pas dépassé la trentaine. Ils prendront Paean à témoin de la vérité de ces maximes
et le prieront de la faire entrer doucement dans leur âme et de leur accorder sa protection. Un
troisième chœur, composé d'hommes faits, depuis trente ans jusqu'à soixante, doit aussi
chanter à son tour. Pour ceux qui auront passé cet âge, comme ils ne sont plus capables de
chanter, on les réservera pour conter des fables sur les mœurs en s'appuyant d'oracles divins.
CLINIAS Quels sont, étranger, ces troisièmes chœurs dont tu parles ? Nous ne saisissons pas
clairement ce que tu veux en dire.
L'ATHÉNIEN Ce sont ceux en vue desquels j'ai tenu jusqu'ici la plupart de mes discours.
CLINIAS Nous n'avons pas encore compris ; essaye de t'expliquer plus clairement.
IX

51
L'ATHÉNIEN Nous avons dit, si nous avons bonne mémoire, au début de cet entretien, que la
jeunesse, naturellement ardente, ne pouvait tenir en repos ni son corps ni sa langue, qu'elle
criait au hasard et sautait continuellement, que l'idée de l'ordre à l'égard du mouvement et de
la voix était étrangère aux animaux et que la nature ne l'avait donnée qu'à l'homme, que l'ordre
dans le mouvement portait le nom de rythme et que celui de la voix, mélange de tons aigus et
de tons graves, s'appelait harmonie, et les deux réunis chorée. Nous avons dit que les dieux,
touchés de compassion pour nous, nous avaient donné comme associés à nos chœurs et
comme chorèges Apollon et les Muses, et en troisième lieu, vous en souvient-il ? Dionysos.
CLINIAS Comment ne nous en souviendrions-nous pas ?
L'ATHÉNIEN Nous avons déjà parlé des chœurs des muses et d'Apollon. Il nous faut
maintenant parler du troisième et dernier, celui de Dionysos.
CLINIAS Comment cela ? explique-toi. Il y a de quoi être surpris, quand on entend soudain
parler d'un chœur de vieillards consacré à Dionysos, composé d'hommes au-dessus de trente
et de cinquante ans jusqu'à soixante.
L'ATHÉNIEN Tu as parfaitement raison. Aussi faut-il expliquer comment la pratique de ces
chœurs peut être fondée en raison.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Êtes-vous d'accord avec moi sur ce qui a été dit précédemment ?
CLINIAS Au sujet de quoi ?
L'ATHÉNIEN Qu'il faut que chaque citoyen, homme fait ou enfant, libre ou esclave, mâle ou
femelle, en un mot que tout l'État en corps se répète toujours à lui-même les maximes dont
nous avons parlé, en y glissant quelques modifications et en y jetant une variété telle qu'on ne
se lasse pas de les chanter et qu'on y trouve toujours du plaisir.
CLINIAS Comment ne pas convenir qu'il faut faire ce que tu dis ?
L'ATHÉNIEN Mais en quelle occasion cette partie des citoyens, qui est la meilleure et qui par
l'âge et la sagesse est plus propre que toute autre à persuader, pourra-t-elle, en chantant les
plus belles maximes, contribuer particulièrement au bien de l'État ? Nous ne serons pas, je
pense, assez malavisés pour laisser de côté ce qui peut donner le plus d'autorité aux chants les
plus beaux et les plus utiles. CLINIAS D'après ce que tu dis, il n'est pas possible de le laisser
de côté.
L'ATHÉNIEN Comment donc conviendrait-il de s'y prendre ? Voyez si ce ne serait pas ainsi.
CLINIAS Comment ?
L'ATHÉNIEN Quand on devient vieux, on hésite beaucoup à chanter, on a moins de plaisir à
le faire, et, si l'on y est forcé, on en rougit d'autant plus qu'on est plus vieux et plus sage, n'est-
ce pas ?
CLINIAS Oui, assurément.
L'ATHÉNIEN Ne rougirait-on pas encore davantage, s'il fallait chanter debout sur un théâtre
devant toutes sortes de gens, et, si l'on était forcé, en vue d'exercer sa voix, de rester maigres
et abstinents, comme les choristes qui disputent le prix, n'éprouverait-on pas à le faire un
extrême déplaisir, une grande honte et une forte répugnance ?
CLINIAS Nécessairement.
L'ATHÉNIEN Comment ferons-nous donc pour les encourager à chanter de bonne grâce ? Ne
faut-il pas commencer par faire une loi qui interdise absolument aux enfants jusqu'à l'âge de
dix-huit ans l'usage du vin, leur remontrant qu'il ne faut pas jeter de feu sur le feu qui dévore
leur corps et leur âme, avant qu'ils se livrent aux travaux qui les attendent, et qu'ils doivent se
garder avec soin des folies propres à la jeunesse ? Ensuite nous leur permettrons d'y goûter
modérément jusqu'à trente ans, mais en s'abstenant absolument pendant leur jeunesse d'en
boire à l'excès et jusqu'à l'ivresse. Quand ils atteindront la quarantaine, ils prendront part aux
banquets en commun et appelleront les dieux et inviteront en particulier Dionysos à leur fête
et à leurs divertissements ; car ce dieu, en donnant le vin aux hommes, leur a procuré un

52
remède pour adoucir l'austérité de la vieillesse, remède qui nous rajeunit, nous fait oublier nos
chagrins, amollit la dureté de notre caractère, en sorte que, comme le fer placé dans le feu, il
devient ainsi plus malléable. Dans les dispositions où le vin les aura mis, est-ce que nos
vieillards ne se porteront pas plus volontiers et avec moins de honte à chanter, non pas devant
les foules, mais devant un nombre restreint de spectateurs, et non des spectateurs étrangers,
mais des amis, et à pratiquer, comme nous l'avons dit souvent, leurs incantations ?
CLINIAS Ils s'y porteront beaucoup plus volontiers.
L'ATHÉNIEN Il y aurait donc là, pour les amener à prendre part aux chants, un moyen qui
conviendrait assez.
CLINIAS Assurément.
X
L'ATHÉNIEN Quelle sorte de chant leur mettrons-nous dans la bouche ? Quelle sera leur
muse ? N'est-il pas évident qu'ils doivent en avoir une qui convienne à leur âge.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Quel chant pourrait convenir à des hommes divins ? Serait-ce celui des
chœurs ?
CLINIAS Pour nous, étranger, et pour les Lacédémoniens, nous ne saurions chanter d'autres
chants que ceux que nous avons appris dans les chœurs, et auxquels nous sommes
accoutumés.
L'ATHÉNIEN Je le crois, parce que réellement vous n'avez jamais été à même d'employer le
plus beau chant. Votre État n'est qu'un camp ; au lieu d'habiter dans des villes, vos jeunes gens
sont comme des poulains qui paissent assemblés en troupeaux. Aucun de vous ne sépare le
sien de la bande et ne le prend avec lui, si sauvage et si hargneux qu'il soit, pour le mettre
entre les mains d'un écuyer particulier et le dresser en l'étrillant, en l'apprivoisant et en usant
de tous les moyens convenables à l'éducation des enfants. On en ferait ainsi non seulement un
bon soldat, mais un homme capable de bien administrer, soit l'État, soit des villes, et, comme
nous l'avons dit au début, un meilleur guerrier que les guerriers de Tyrtée et qui estimerait le
courage, non comme la première, mais comme la quatrième partie de la vertu, en toutes
circonstances et en tous lieux, chez les particuliers et dans tout l'État.
CLINIAS Je ne sais pas pourquoi, étranger, tu rabaisses de nouveau nos législateurs.
L'ATHÉNIEN Si je le fais vraiment, mon bon, c'est sans intentions Mais suivons la raison, si
vous le voulez bien, partout où elle nous conduira. Si effectivement nous découvrons une
muse plus belle que celle des chœurs et des théâtres publics, essayons de la faire adopter à ces
vieillard. qui, disions-nous, rougissent de l'autre et désirent s'adonner à la plus belle.
CLINIAS C'est cela même qu'il faut faire.
L'ATHÉNIEN Ne faut-il pas, dans tout ce qui est accompagné de quelque agrément, ou que
cet agrément seul soit ce qu'il faut le plus rechercher, ou qu'on y trouve une qualité
intrinsèque ou de l'utilité ? On peut dire, par exemple, que le manger, le boire et, en général,
tout aliment comporte une certaine douceur que nous nommons plaisir, mais que la qualité
intrinsèque et l'utilité des aliments qu'on absorbe, c'est d'entretenir la santé, et que c'est en cela
même que réside leur dualité essentielle.
CLINIAS C'est parfaitement exact.
L'ATHÉNIEN La science aussi ne va pas sans agrément et sans plaisir ; mais pour sa bonté,
son utilité, sa noblesse et sa beauté, c'est à la vérité qu'elle les doit.
CLINIAS C'est exact.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? dans tous les arts plastiques, qui reproduisent la réalité, n'y a-t-il
pas un plaisir qui s'y attache, et n'est-il pas très juste de dire que c'en est l'agrément ?
CLINIAS Si.
L'ATHÉNIEN Mais la bonté intrinsèque de ces sortes d'ouvrages, consiste, pour le dire en un
mot, dans leur ressemblance exacte, tant pour la quantité que pour la qualité, avec l'objet

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imité, et non dans le plaisir.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN On n e peut donc bien juger d'après le plaisir que les choses qui ne comportent
ni utilité, ni vérité, ni ressemblance, et qui, d'un autre côté, ne causent aucun dommage, mais
qu'on recherche uniquement pour l'agrément qui accompagne ces qualités, et qu'on peut très
bien appeler plaisir, quand rien de tout cela n'y est joint.
CLINIAS Tu veux dire le plaisir qui n'a rien de nuisible.
L'ATHÉNIEN Oui, et ce même plaisir est, selon moi, un divertissement, lorsqu'il ne fait ni
mal ni bien qui vaille la peine qu'on y prête attention ou qu'on en parle.
CLINIAS Tu as tout à fait raison.
L'ATHÉNIEN Dès lors ne pouvons-nous pas conclure, d'après ce que nous venons de dire,
qu'aucune imitation, aucun rapport d'égalité ne doit être jugé sur le plaisir et l'opinion mal
fondée, car ce n'est pas par l'opinion qu'on peut s'en faire ou par le peu de plaisir qu'on y
prend que l'égalité est l'égalité et la proportion, la proportion, mais avant tout par la vérité, et
non par quelque autre chose que ce soit.
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Or ne disons-nous pas que la musique est toujours un art de représentation et
d'imitation ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Il ne faut donc pas écouter ceux qui disent qu'on juge la musique sur le plaisir,
ni rechercher comme digne de notre empressement la première musique venue, mais celle qui
se conforme à l'imitation du beau.
CLINIAS Cela est très vrai.
L'ATHÉNIEN Et nos vieillards qui recherchent le plus beau chant et la plus belle muse
devront naturellement chercher, non celle qui est agréable, mais celle qui est juste, et
l'imitation, disons-nous, est juste si l'objet imité est de la même grandeur et de la même
qualité que celui qu'il reproduit.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Et tout le monde conviendra que toutes les créations de la musique ne sont
qu'imitation et représentation. N'est-ce pas un point sur lequel tout le monde est d'accord,
poètes, auditeurs et acteurs ?
CLINIAS Oui, assurément.
L'ATHÉNIEN Il faut donc, semble-t-il, pour chacune de ses créations, savoir ce qu'elle
exprime, si l'on ne veut pas se tromper en la jugeant, car si on ne commit pas la chose même
qu'elle veut rendre et de quoi elle est réellement l'image, on jugera difficilement de la
rectitude de ses intentions ou de ses défauts.
CLINIAS Difficilement en effet. Comment pourrait-il en être autrement ?
L'ATHÉNIEN Mais si l'on n'a pas idée de la rectitude d'une chose, sera-t-on jamais capable
de discerner ce qui est bien ou mal ? Je ne m'explique pas très clairement ; peut-être serai-je
plus clair de cette manière.
CLINIAS De quelle manière ?
XI
L'ATHÉNIEN Il y a sans doute des milliers d'imitations qui s'adressent à la vue.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Si donc ici encore on ignore ce que sont les objets imités, pourra-t-on jamais
reconnaître si l'exécution est fidèle, je veux dire, par exemple, si les propositions des objets
sont bien observées et chacune des parties bien à sa place, quel en est le nombre, et si elles
sont ajustées les unes à côté des autres dans l'ordre qui convient, et si les couleurs et les
figures aussi sont bien imitées, ou si tout cela a été confondu ? Vous semble-t-il qu'on puisse
jamais discerner tout cela, si l'on n'a aucune idée de ce qu'est l'animal imité ?

54
CLINIAS Comment le pourrait-on ?
L'ATHÉNIEN Mais si nous savons que l'objet peint ou modelé est un homme, et que l'artiste
en a représenté toutes les parties avec leurs couleurs ou leurs formes, ne s'ensuit-il pas
nécessairement que nous pouvons juger tout de suite si l'ouvrage est beau, ou ce qui lui
manque pour l'être ?
CLINIAS On peut dire, étranger, que nous reconnaîtrions presque tous les beautés des
animaux représentés.
L'ATHÉNIEN Parfaitement. Dès lors, ne faut-il pas, si l'on veut porter un jugement sain sur
chaque image, soir en peinture, soit en musique ou en tout autre genre, connaître ces trois
choses, d'abord ce qu'est l'objet imité, ensuite s'il est exactement reproduit, et, en troisième
lieu, si l'imitation est belle, soit pour les paroles, soit pour les mélodies, soit pour les
rythmes ?
CLINIAS Il semble en effet.
L'ATHÉNIEN Voyons donc, sans nous rebuter, ce qui fait la difficulté de bien juger la
musique. Comme c'est de toutes les imitations la plus vantée, c'est celle aussi qui exige le plus
de circonspection, car ici l'erreur peut causer les plus grands dommages en nous faisant
embrasser de mauvaises mœurs, et en même temps elle est très difficile à saisir, parce que les
poètes sont loin d'égaler les Muses dans leurs créations. Ce n'est pas elles qui commettraient
la faute d'adapter à des paroles qu'elles auraient faites pour les hommes des figures et une
mélodie qui ne conviennent qu'aux femmes, ou d'ajuster à une mélodie et à des figures
qu'elles auraient composées pour des hommes libres des rythmes propres aux esclaves ou à
des rustres, ou enfin, quand elles ont pris pour base des rythmes et une figure propres à un
homme libre, de mettre sur ces rythmes une mélodie ou des paroles qui les contrarient. Jamais
elles ne mêleraient des voix d'animaux, d'hommes, d'instruments et des bruits de toute sorte
pour exprimer une seule chose, au lieu que nos poètes humains, entrelaçant étroitement et
brouillant tout cela d'une manière absurde, prêtent à rire à tous ceux qui, comme dit Orphée,
ont reçu du ciel le sentiment de l'harmonie. Car non seulement ils mêlent tous ces éléments,
mais encore ils les séparent violemment et nous présentent un rythme et des figures sans
mélodie et des paroles sans accompagnement assujetties au mètre, ou, par contre, une mélodie
et un rythme sans paroles, joués sur la simple cithare ou la flûte. Dans de telles conditions, il
est très difficile de deviner ce que veulent dire ce rythme et cette harmonie dénués de paroles
et à quel genre d'imitation de quelque valeur cela ressemble. Il faut reconnaître qu'il y a
beaucoup de rusticité dans ce goût qu'ils affectent pour la vitesse, la volubilité et les cris
d'animaux, au point qu'ils jouent de la flûte et de la cithare en dehors de la danse et du chant ;
user de ces deux instruments autrement que pour accompagner dénote un manque total de
goût et un vrai charlatanisme. Voilà ce que j'avais à dire sur ce sujet. Au reste, nous
n'examinons pas ici de quel genre de musique les hommes qui ont atteint la trentaine et ceux
qui ont dépassé la cinquantaine doivent s'abstenir, mais quel genre ils doivent pratiquer. Ce
qui me paraît résulter de ce discours, c'est que les hommes de cinquante ans qui sont dans le
cas de chanter doivent être mieux instruits que personne de ce qui concerne la musique des
chœurs. Il faut qu'ils aient un sens aigu et une connaissance exacte des rythmes et des
harmonies; autrement, comment pourraient-ils reconnaître la justesse des mélodies, les cas où
il convient d'user du mode dorien, et si le poète a bien ou mal ajusté le rythme à la mélodie ?
CLINIAS Il est évident qu'ils ne le pourraient pas.
L'ATHÉNIEN La plupart des spectateurs sont ridicules de croire qu'ils sont assez habiles pour
reconnaître si l'harmonie et le rythme conviennent ou ne conviennent pas, parce qu'ils ont été
forcés de chanter et de marcher en mesure. Ils ne réfléchissent pas qu'ils le font sans connaître
chacune de ces choses et que toute mélodie est juste, quand elle a les qualités qui lui
conviennent, et manquée dans le cas contraire.
CLINIAS C'est absolument exact.

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L'ATHÉNIEN Mais quoi ? si l'on ne connaît même pas la nature d'une chose, pourra-t-on
jamais reconnaître, comme nous l'avons dit, si elle est juste, quelle que soit d'ailleurs cette
chose ?
CLINIAS Le moyen ?
XII
L'ATHÉNIEN Nous découvrons donc encore à présent, ce semble, que nos chanteurs, que
nous appelons et forçons en quelque sorte à chanter de bonne grâce, doivent nécessairement
être assez instruits pour être à même de suivre la marche des rythmes et les tons des mélodies,
afin que, connaissant les harmonies et les rythmes, ils soient en état de choisir ceux qui
conviennent à des gens de leur âge et de leur caractère, qu'ils les chantent ensuite et qu'en les
chantant, ils goûtent dès ce moment un plaisir innocent, et apprennent à la jeunesse à
embrasser comme il convient les bonnes mœurs. Ainsi instruits, ils disposeraient de
connaissances plus complètes que celles de la foule et des poètes eux-mêmes. Car il n'y a
aucune nécessité que le poète connaisse si son imitation est belle ou non, ce qui est le
troisième point ; mais il est à peu près indispensable qu'il connaisse ce qui concerne
l'harmonie et le rythme, tandis que nos vieillards doivent connaître les trois points, pour
choisir ce qu'il y a de plus beau ou ce qui en approche le plus ; autrement ils ne seront jamais
des enchanteurs capables d'inspirer la vertu à la jeunesse. Nous avons expliqué du mieux que
nous avons pu ce que nous voulions en entamant cette discussion, c'est à savoir d'aider à
l'action du chœur de Dionysos. Voyons si nous y avons réussi. C'est une nécessité qu'une telle
assemblée soit tumultueuse, et qu'elle le devienne toujours davantage à mesure qu'on continue
à boire ; c'est une chose que nous avons posée comme nécessaire au début, en parlant des
assemblées telles qu'elles se pratiquent maintenant.
CLINIAS Nécessaire en effet.
L'ATHÉNIEN On s'exalte, on se trouve plus léger qu'à l'ordinaire, on s'abandonne à la joie,
on est plein de franchise et dans cet état, on n'écoute pas ses voisins, et l'on prétend qu'on est
capable de se gouverner soi-même et les autres,
CLINIAS Sans aucun doute.
L'ATHÉNIEN Nous avons dit, n'est-ce pas ? que, dans ces dispositions, les âmes des buveurs,
échauffées comme le fer, deviennent plus molles et plus jeunes, de sorte qu'elles seraient
faciles à conduire à celui qui pourrait et saurait les dresser et les former, comme quand elles
étaient jeunes. Or ce modeleur est le même dont nous parlions alors, c'est le bon législateur,
qui doit imposer aux banquets des lois capables de faire passer à des dispositions opposées cet
homme gonflé d'espérances et d'audace, qui pousse l'impudence au-delà des bornes, incapable
de s'assujettir à l'ordre, de parler, de se taire, de boire et de chanter à son rang ; il faut, pour
que cet homme repousse l'impudence qui l'envahit, qu'elles lui inspirent, avec la justice, la
plus belle des craintes, cette crainte divine que nous avons appelée honte et pudeur.
CLINIAS Cela est vrai.
L'ATHÉNIEN II faut encore que ces lois soient gardées et secondées par des hommes rassis
et sobres qui commandent les buveurs, parce qu'à défaut de tels chefs, il est plus malaisé de
combattre l'ivresse que l'ennemi avec des généraux qui manquent de sang-froid. Il faut enfin
que ceux qui ne peuvent se résoudre à obéir à ces chefs et à ceux qui dirigent les chœurs de
Dionysos, c'est-à-dire aux vieillards au-dessus de cinquante ans, encourent le même
déshonneur, un déshonneur plus grand même que ceux qui désobéissent aux commandants
d'Arès.
CLINIAS C'est juste.
L'ATHÉNIEN Si l'ivresse était ainsi réprimée et le divertissement surveillé, n'est-il pas vrai
que les buveurs en retireraient de grands avantages et se quitteraient meilleurs amis
qu'auparavant, et non en ennemis, comme ils le font à présent ? Mais il faudrait pour cela que
les réunions se fissent en conformité avec les lois et que ceux qui ne sont pas sobres obéissent

56
à ceux qui le sont.
CLINIAS Tu as raison, si les réunions se passaient comme tu viens de le dire.
XIII
L'ATHÉNIEN Ne condamnons donc plus sans appel ce présent de Dionysos ; ne disons plus
qu'il est mauvais et qu'il ne mérite pas d'être reçu dans un État. Il y aurait encore beaucoup â
dire en sa faveur, notamment qu'il nous procure le plus grand bien ; mais on hésite à en parler
à la foule, parce qu'elle comprend et juge mal ce qu'on en dit.
CLINIAS Quel est donc ce grand bien ?
L'ATHÉNIEN Il court dans le public une tradition qui dit que Hèra, la marâtre de Dionysos,
lui brouilla la raison, et que pour se venger, il introduisit les orgies et les danses
extravagantes, et que c'est dans ce dessein qu'il nous fit présent du vin. Pour moi, je laisse ce
langage à ceux qui croient qu'on peut faire en sûreté de tels contes au sujet des dieux. Ce que
je sais, c'est qu'aucun animal ne naît avec toute l'intelligence qu'il doit avoir, lorsqu'il aura
atteint sou plein développement, et que, dans le temps où il n'a pas encore acquis la sagesse
qui lui est propre, il est en état de folie, il crie sans aucune règle, et, dès qu'il est capable de se
mouvoir, il fait des sauts désordonnés. Rappelons-nous ce due nous avons dit, que c'est de là
qu'ont pris naissance la musique et la gymnastique.
CLINIAS Nous nous en souvenons ; comment l'aurions-nous oublié ?
L'ATHÉNIEN Et que c'est de là aussi que les hommes ont pris l'idée du rythme et de
l'harmonie, et que, parmi les dieux, c'est à Apollon, aux Muses et à Dionysos que nous en
sommes redevables.
CLINIAS Sans aucun doute.
L'ATHÉNIEN Les autres disent, ce semble, que Dionysos a donné le vin aux hommes pour se
venger d'eux, en les mettant en folie ; mais le discours que nous tenons à présent fait voir qu'il
nous a été donné comme remède en vue du contraire, pour mettre dans nos âmes la pudeur et
dans nos corps la santé et la force.
CLINIAS Tu nous rappelles, étranger, de la manière la plus heureuse ce qui a été dit
précédemment.
L'ATHÉNIEN Nous avons entièrement traité d'une moitié de la chorée ; pour l'autre moitié, il
en sera ce qu'il vous plaira, nous l'achèverons ou la laisserons de côté.
CLINIAS De quelle moitié parles-tu et comment conçois-tu cette division ?
L'ATHÉNIEN La chorée prise en son entier, c'était pour nous l'éducation prise en son entier ;
mais une de ses parties comprend les rythmes et les harmonies qui se rapportent à la voix.
CLINIAS Oui
L'ATHÉNIEN L'autre partie, qui se rapporte au mouvement du corps comprend, nous l'avons
dit, le rythme qui est commun au mouvement de la voix, et elle a en propre la figure, tandis
que le mouvement de la voix a en propre la mélodie.
CLINIAS C'est exactement vrai.
L'ATHÉNIEN A l'art qui, réglant la voix, passe jusque dans l'âme et la dresse à la vertu, nous
avons donné, je ne sais pourquoi, le nom de musique.
CLINIAS Et on l'a bien nommé.
L'ATHÉNIEN Quant aux mouvements du corps, qui constituent, avons-nous dit, le
divertissement de la danse, s'ils vont jusqu'au perfectionnement du corps, nous avons nommé
gymnastique l'art qui conduit à ce but.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN Nous avons dit que nous avions traité à peu près la moitié de la chorée qu'on
appelle musique. N'en parlons plus. Parlerons-nous de l'autre moitié, ou que devons-nous faire
?
CLINIAS Que crois-tu, mon excellent ami, quand tu parles à des Crétois et à des
Lacédémoniens, qu'ils doivent répondre à une pareille question, lorsque après avoir traité tout

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au long de la musique, on n'a pas touché à la gymnastique ?
L'ATHÉNIEN Je dis, moi, qu'en me posant cette question, tu as déjà clairement répondu, et je
vois que cette interrogation est non seulement une réponse, comme je viens de le dire, mais
encore une sommation de traiter tout au long de la gymnastique.
CLINIAS Tu m'as parfaitement compris. Fais donc ce que je te demande.
L'ATHÉNIEN Je vais le faire. Aussi bien, il n'est pas très difficile d'exposer des choses que
vous connaissez tous les deux, puisque vous avez bien plus d'expérience de cet art que de
l'autre.
CLINIAS Tu dis vrai.
XIV
L'ATHÉNIEN L'origine de ce divertissement est dans l'habitude qu'ont tous les animaux de
sauter naturellement ; mais d l'homme, nous l'avons dit, ayant reçu le sentiment du rythme, a
inventé et formé la danse ; ensuite la mélodie rappelant et éveillant le rythme, les deux réunis
ensemble ont enfanté la chorée et le jeu.
CLINIAS C'est très vrai.
L'ATHÉNIEN Nous avons déjà, dis-je, expliqué une de ces deux choses ; nous essayerons
dans la suite d'expliquer l'autre.
CLINIAS Très bien.
L'ATHÉNIEN Mais nous mettrons d'abord son couronnement à notre discussion sur l'utilité
de l'ivresse, si vous êtes tous les deux de mon avis.
CLINIAS Qu'entends-tu par là ?
L'ATHÉNIEN Si un État, attachant de l'importance à cette institution dont nous avons parlé,
en use suivant les lois et les règles, s'y exerce en vue de la tempérance et goûte de même les
autres plaisirs en s'appliquant à en être le maître, il ne saurait, dans ces conditions, trop
pratiquer tous ces divertissements. Mais si l'on n'en use que pour s'amuser, et s'il est permis à
qui le veut de boire quand il veut et avec qui il veut et de quelque autre façon qu'on le veuille,
je n'admettrai jamais ni qu'un État, ni qu'un particulier s'abandonne à l'ivresse. Je préférerais
même à l'usage des Crétois et des Lacédémoniens celui des Carthaginois, où la loi veut
qu'aucun soldat ne goûte à cette boisson, lorsqu'il est sous les armes, et qu'il ne boive que de
l'eau tant qu'il est en campagne, qu'aucun esclave, mâle ou femelle, n'y touche dans l'enceinte
des remparts, ni les magistrats pendant l'année où ils sont en charge, où elle en défend
absolument l'usage aux pilotes, et aux juges dans l'exercice de leurs fonctions, et à tous ceux
qui s'assemblent pour délibérer sur quelque résolution importante, et à tout le monde pendant
le jour, sauf pour se donner des forces en soignant une maladie, et même pendant la nuit,
quand un couple a dessein de procréer des enfants. Et l'on pourrait énumérer un nombre infini
de cas où le bon sens et la loi doivent interdire l'usage du vin. A ce compte, aucune cité
n'aurait besoin de beaucoup de vignes, et le reste serait assigné à la culture du sol et à tous les
besoins de la vie, et la vigne serait bornée à la portion la plus modique et la plus restreinte. Tel
est, étranger, si vous partagez mon avis, le couronnement que nous mettrons à notre
discussion sur le vin.
CLINIAS Il est beau et nous l'approuvons.
(16) Platon fait dériver xorñw, choeur, de xar‹, joie.
(17) Une des parties fondamentales de la musique ancienne s'appelait chromatique, du mot
xrÅma, couleur. Le mot chromatique désigne aujourd'hui une gamme composée de demi-tons.
(18) Chez les Grecs, le poète était musicien et composait à la fois les paroles, l'air et les
danses. D'ailleurs, le moi poète (créateur) se disait en général de tout compositeur, soit de
vers, soit de chants, soit de danses.
(19) Lucrèce, IV, 11-23, a pris à Platon cette comparaison : " Quand les médecins veulent
faire prendre aux enfants l'absinthe ambre, ils commencent par dorer d'un miel blond et sucré
les bords de la coupe. Ainsi le jeune âge imprévoyant, ses lèvres trompées par la douceur,

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avale en même temps l'amer breuvage et, dupé pour son bien, recouvre force et santé. Ainsi
moi-même aujourd'hui, sachant que notre doctrine est trop amère à qui ne l'a point pratiquée
et que le vulgaire recule d'horreur devant elle, j'ai voulu te l'exposer dans le doux langage des
Muses et, pour ainsi dire, l'imprégner de leur miel."
(20) Kinyras, mentionné par Homère, Iliade (XI, 20) et par Pindare (Pythiques II, 27) fut
d'après la légende le premier roi de Chypre et le premier prêtre d'Aphrodite, et l'ancêtre de la
famille sacerdotale des Kinyrades.
(21) Sur Midas qui avait reçu de Bacchus le pouvoir de changer en or tout ce qu'il touchait,
voyez Ovide, Métamorphoses XI, 85 et 99.
(22) Ce poète est Tyrtée. Les mois en italique sont pris du chant de guerre auquel il a été tait
allusion plus haut.
(23) Chassé de Sidon par son père, Cadmos se réfugia en Béotie. Un dragon, ayant dévoré ses
compagnons, il le tua et, sur le conseil d'Athéna, il en sema les dents dans la terre. Il en naquit
des guerriers qui s'entretuèrent, à l'exception de cinq, qui se joignirent à Cadmos, et l'aidèrent
à fonder la ville de Thèbes. Voyez Ovide, Métamorphoses, commencement du livre III.

LIVRE III

L'ATHÉNIEN En voilà assez sur ce sujet. Passons aux gouvernements. Qu'est-ce qui,
croyons-nous, leur a donné naissance ? N'est-ce point de cette manière qu'on la découvrirait le
plus aisément et le mieux ?
CLINIAS De quelle manière ?
L'ATHÉNIEN De la manière dont il faut considérer l'accroissement des États et leurs
changements successifs, soit en bien, soit en mal.
CLINIAS Eh bien ! quelle est-elle ?
L'ATHÉNIEN C'est, je pense, de remonter au loin dans l'infinité du temps et aux
changements qui s'y sont produits.
CLINIAS Comment l'entends-tu ?
L'ATHÉNIEN Dis-moi, crois-tu pouvoir supputer depuis combien de temps il existe des États
et des hommes organisés en société ?
CLINIAS C'est un calcul qui n'est pas du tout facile.
L'ATHÉNIEN Mais tu sais du moins que ce temps est immense et prodigieux ?
CLINIAS Pour cela, oui.
L'ATHÉNIEN Ne s'est-il pas formé dans ce temps des milliers et des milliers d'États, tandis
que dans le même laps de temps il y en avait tout autant qui étaient détruits, que chacun de ces
Etats a souvent passé par toutes sortes de gouvernements et que tantôt, de petits qu'ils étaient,
ils sont devenus grands, et tantôt de grands, petits, de bons, mauvais, et de mauvais, bons ?
CLINIAS Nécessairement.
L'ATHÉNIEN Essayons, si nous pouvons, de saisir la cause de ces changements. Peut-être
nous découvrira-t-elle l'origine première et la formation des gouvernements.
CLINIAS C'est bien dit, et il faut que tu t'appliques à nous développer ta pensée là-dessus, et
nous à te suivre.
L'ATHÉNIEN Eh bien ! croyez-vous que les anciennes traditions contiennent quelque part de
vérité ?
CLINIAS Que disent-elles ?

59
L'ATHÉNIEN Que le genre humain a été plusieurs fois détruit par des inondations, des
maladies et beaucoup d'autres accidents, qui ne laissèrent subsister qu'un petit nombre
d'hommes.
CLINIAS Il n'y a dans tout cela rien qui ne soit tout à fait vraisemblable.
L'ATHÉNIEN Eh bien, maintenant représentons-nous une de ces nombreuses catastrophes,
par exemple, celle qui fut autrefois causée par le déluge.
CLINIAS Quelle idée faut-il s'en faire ?
L'ATHÉNIEN Que ceux qui échappèrent alors à la destruction furent sans doute des bergers,
habitants des montagnes, sur le sommet desquelles se conservèrent de faibles étincelles du
genre humain.
CLINIAS C'est évident.
L'ATHÉNIEN Ces gens-là étaient forcément ignorants de tous les arts et des intrigues où
l'avarice et l'ambition mettent aux prises les habitants des villes, et de tous les méfaits qu'ils
imaginent les uns contre les autres.
CLINIAS C'est du moins vraisemblable.
L'ATHÉNIEN Posons donc pour certain que les villes situées en rase campagne et sur les
bords de la mer furent en ce temps-là détruites de fond en comble.
CLINIAS Posons-le.
L'ATHÉNIEN Ne dirons-nous pas aussi que tous les instruments et toutes les découvertes
importantes touchant les arts, la politique ou toute autre science s'en allèrent à-vau-l'eau en ce
temps là ? Comment en effet, mon excellent ami, si ces connaissances s'étaient toujours
conservées dans l'état où elles sont à présent, comment aurait-on inventé quoi que ce soit de
nouveau ?
CLINIAS Les gens de ce temps-là ne se doutaient pas que des milliers et des milliers d'années
s'étaient écoulées avant eux ; et, il n'y a pas plus de mille ou de deux mille ans que les
découvertes de Dédale (24), celles d'Orphée (25), celles de Palamède (26) ont vu le jour, que
Marsyas (27) et Olympos (28) ont inventé la musique, Amphion (29) la lyre, et d'autres, une
foule infinie d'autres choses, nées pour ainsi dire d'hier et d'avant-hier.
L'ATHÉNIEN Savez-vous, Clinias, que tu as oublié un ami qui n'est véritablement que
d'hier ?
CLINIAS Veux-tu parler d'Épiménide (30) ?
L'ATHÉNIEN Oui, de lui-même ; car il a de beaucoup dépassé tout le monde chez vous par
son esprit inventif, mon ami, et ce qu'Hésiode avait depuis longtemps présagé dans ses écrits
(31), il l'a, lui, effectivement réalisé, à ce que vous dites.
CLINIAS C'est en effet ce que nous disons.

II

L'ATHÉNIEN Dès lors ne pouvons-nous pas nous faire une idée de la condition de l'homme
en ce temps de destruction ? Le monde n'était plus qu'un immense et effrayant, désert, une
étendue immense de terre ; et, comme tous les autres animaux avaient péri, quelques
troupeaux de boeufs et ce qui était resté de la race des chèvres, qui, elles aussi, étaient en petit
nombre, telle étaient les ressources que les bergers eurent d'abord pour assurer leur
subsistance.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Et pour cc qui est de l'État, de la politique et de la législation, dont nous nous
occupons à présent, peut-on croire qu'ils en eussent gardé, le moindre souvenir ?
CLINIAS Pas du tout.
L'ATHÉNIEN N'est-ce pas de cet état de choses que s'est formé tout ce que nous voyons à
présent, Etats, gouvernements, arts et lois, et bien des vices et bien des vertus ?

60
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Devons-nous croire, mon admirable ami, que les hommes de ce temps là, qui
n'avaient aucune expérience des biens et des maux propres aux villes, fussent tout à fait bons
ou tout à fait méchants ?
CLINIAS Ta question est bien posée, et nous comprenons ce que tu veux dire.
L'ATHÉNIEN N'est-ce pas avec le progrès du temps et la multiplication de notre espèce que
les choses en sont venues au point où nous les voyons ?
CLINIAS C'est très juste. daient parler de vertus et de vices, simples comme ils étaient, ils
prenaient. ces discours pour des vérités indiscutables et. ils les suivaient. Ils n'étaient point
assez habiles, comme on l'est aujourd'hui, pour les soupçonner de mensonge, mais tenant pour
vrai ce qu'on leur disait des dieux et des hommes, ils y conformaient leur conduite. C'est
pourquoi ils étaient tout à fait tels que je viens de les représenter.
CLINIAS Mégillos et moi, nous sommes la-dessus d'accord avec toi.

III

L'ATHÉNIEN Ne pouvons-nous pas dire que, pendant plusieurs générations, les hommes qui
vivaient de cette manière ont dû être moins industrieux que ceux qui avaient vécu avant le
déluge et que ceux d'aujourd'hui, et qu'ils ont été plus ignorants dans tous les arts et
particulièrement dans l'art de la guerre, tel qu'il se pratique à présent dans les combats de terre
et de mer ; qu'ils connaissaient moins les procès et ce qu'on appelle les factions, qui n'ont lieu
que dans la société civile, où l'on a imaginé des artifices de toute sorte pour se faire du mal et
se nuire les uns aux autres ; mais qu'ils étaient plus simples, plus courageux et en même temps
plus tempérants et plus justes en tout ? Nous en avons déjà exposé les raisons.
CLINIAS Ce que tu dis là est vrai.
L'ATHÉNIEN Voilà ce que nous avions à dire à ce sujet ; ajoutons-y encore tout ce qui s'y
rattache, en vue de connaître comment les lois devinrent nécessaires aux hommes de ce
temps-là, et quel fut leur législateur.
CLINIAS Bien.
L'ATHÉNIEN N'est-il pas vrai que ces hommes n'avaient pas besoin de législateurs et qu'on
ne faisait guère de lois en ces temps-là ? car l'écriture était encore inconnue de ceux qui
vivaient à cette époque, et la coutume et ce qu'on appelle les lois des ancêtres étaient les
seules règles de conduite.
CLINIAS C'est en tout cas vraisemblable.
L'ATHÉNIEN Quant au gouvernement d'alors, voici quelle en fut la forme.
CLINIAS Quelle fut-elle ?
L'ATHÉNIEN On donne partout, je crois, le nom de patriarcat à cette forme de gouvernement
qui subsite encore aujourd'hui en maint endroit chez les Grecs et chez les barbares. Homère
lui-même rapporte qu'elle existait au séjour des Cyclopes : "Chez eux, dit-il, il n'y avait ni
assemblées délibérantes, ni lois. Ils habitent les cimes de hautes montagnes dans des cavernes
creusées ; chacun est juge de ses enfants et de sa femme, et ils ne s'inquiètent pas les uns des
autres. (32)"
CLINIAS On peut dire que vous avez en lui un poète génial. Nous avons parcouru de lui
d'autres passages très plaisants, mais en petit nombre, car nous autres, Crétois, nous ne faisons
guère usage de poésies étrangères.
MÉGILLOS Nous, au contraire, nous le pratiquons (33), et il nous paraît supérieur aux poètes
du même genre, bien qu'il ne décrive pas les moeurs laconiennes, mais plutôt les moeurs
ioniennes dans tous ses poèmes. Il semble bien a ici témoigner en faveur de ton assertion, en
faisant remonter, au moyen d'une fable, l'antiquité des cyclopes jusqu'à l'état sauvage.

61
L'ATHÉNIEN Oui, il témoigne en ma faveur. Prenons donc son témoignage comme une
preuve qu'il existe parfois des gouvernements de cette nature.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN Les gouvernements ne se forment-ils pas de ces gens dispersés en maisons et
en familles isolées par la détresse de ces cataclysmes, où le plus ancien gouverne, parce qu'il a
hérité l'autorité de son père et de sa mère, et où les autres, rassemblés en un seul troupeau
comme des poussins, le suivent, et vivent sous les lois du père et la plus juste de toutes les
royautés ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Dans la suite, ils se rassemblent en plus grand nombre pour former en commun
des États plus grands ; ils s'adonnent à l'agriculture et cultivent d'abord le pied des montagnes
et, pour écarter les bêtes fauves, ils font des haies d'épines en guise de remparts, et de tout
cela il se forme une habitation unique, vaste et commune à tous.
CLINIAS Que les choses se passent ainsi, c'est en tout cas vraisemblable.
L'ATHÉNIEN Et ceci, ne l'est-il pas aussi ?
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN Ces familles prenant de l'extension par l'accession des petites familles
primitives, il est naturel que chacune de celles-ci se soit présentée avec le plus ancien comme
chef et certaines habitudes particulières, dues à leur vie séparée, habitudes qui différaient
entre elles, parce que ces familles avaient reçu de leurs pères et de leurs éducateurs des
principes différents touchant le culte des dieux et les rapports sociaux ; aussi les unes avaient
des moeurs mieux réglées ou plus de courage que les autres ; et parce que les chefs de famille
imprimaient ainsi naturellement leurs principes dans l'âme de leurs enfants et de leurs petits-
enfants, chaque famille dut, connue je l'ai dit, se présenter avec ses usages particuliers dans la
grande communauté.
CLINIAS Il n'en pouvait être autrement.
L'ATHÉNIEN Et il était forcé que chaque famille fût attachée à ses propres usages et les
préférât à ceux des autres.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Nous voilà, ce semble, parvenus à l'origine de la législation, sans que nous
nous en soyons aperçus.
CLINIAS Sans aucun doute.

IV

L'ATHÉNIEN Après cela, ceux qui se sont réunis ensemble ont dû choisir en commun parmi
eux des hommes chargés d'examiner les usages de toutes les familles, d'y prendre ceux qui
leur plaisaient le plus, de les faire connaître aux chefs et aux conducteurs des peuples, comme
à autant de rois, et de s'en remettre à eux du soin de choisir. Ils sont eux-mêmes appelés
législateurs. Puis, après avoir constitué des chefs et passé du patriarcat à une sorte
d'aristocratie ou de royauté, le peuple a dû se gouverner d'après cette nouvelle constitution.
CLINIAS C'est en effet par une suite naturelle qu'ils ont dû en arriver là.
L'ATHÉNIEN Parlons encore d'une troisième forme de gouvernement, où l'on trouve toutes
les espèces de constitutions et tous les accidents auxquels les États sont sujets.
CLINIAS Quelle est cette forme-là ?
L'ATHÉNIEN Celle qui vient après la deuxième et qu'Homère a signalée, quand il dit que la
troisième se produisit ainsi :
"(Dardanos) fonda Dardanie, en un temps où la sainte Ilion, habitée par des hommes mortels,
n'avait pas encore été bâtie dans la plaine, mais où ils vivaient encore au pied de l'Ida riche en
sources. (34)"

62
Ces vers et ceux qu'il a composés sur les Cyclopes lui ont sans doute été inspirés par un dieu
et sont tout à fait dans la nature; car les poètes sont des êtres divins, et, quand ils chantent,
animés par l'inspiration, ils touchent, avec l'aide des Grâces et des Muses, à une foule de
choses qui ne manquent pas de se réaliser.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Entrons plus avant encore dans ce récit qui vient de s'offrir à nous ; nous y
trouverons peut-être une indication pour ce que nous cherchons. N'est-ce pas ce qu'il faut faire
?
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN On descendit donc, disons-nous, des hauteurs pour bâtir Ilion dans une grande
et belle plaine sur une colline peu élevée, baignée par plusieurs cours d'eau descendus du haut
de l'Ida.
CLINIAS C'est ce qu'on dit en effet.
L'ATHÉNIEN Ne pensez-vous pas que ceci n'arriva que de longues années après le déluge ?
CLINIAS Il n'en pouvait être autrement.
L'ATHÉNIEN Il semble en tout cas que les hommes d'alors avaient bien perdu le souvenir du
cataclysme dont nous parlions tout à l'heure, quand ils placèrent ainsi leur ville au-dessous de
plusieurs rivières qui dévalaient des hauteurs et qu'ils se crurent en sûreté sur des collines
d'une hauteur médiocre.
CLINIAS II est clair qu'il s'était écoulé de longues années depuis cet événement.
L'ATHÉNIEN Je pense que beaucoup d'autres villes furent fondées à cette époque, vu
l'accroissement de la population.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN De ce nombre furent celles qui firent une expédition contre Ilion, et qui la
firent sans doute par mer ; car alors personne ne craignait plus d'user de la mer.
CLINIAS Il paraît que oui.
L'ATHÉNIEN Les Achéens durent attendre dix ans avant de renverser Troie.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Pendant cet intervalle de dix ans que dura le siège de Troie, il arriva dans le
pays de chacun des assiégeants beaucoup de maux, causés par les factions de jeunes gens qui
reçurent mal et contre toute convenance les soldats qui rentraient dans leurs villes et leurs
foyers, en sorte qu'on entendit partout parler de morts, de massacres et d'exils. Mais les exilés
revinrent et se firent appeler Doriens au lieu d'Achéens, parce que celui qui les rassembla
alors était Dorien. C'est du moins de tous ces faits que vous autres Lacédémoniens, vous
partez pour inaugurer et exposer votre histoire.
MÉGILLOS Sans contredit.

L'ATHÉNIEN Nous voilà revenus au point que nous avons quitté, lorsque, ayant commencé à
nous entretenir sur les lois, nous sommes tombés sur la musique et les banquets. On pourrait
croire qu'un dieu nous a guidés ; en tout cas, le discours nous offre, si je puis dire, une
nouvelle prise ; car il nous ramène à Lacédémone et en Crète, dont les gouvernements, fondés
sur des lois analogues, sont, disiez-vous, excellents. L'avantage que nous avons retiré de cette
digression, où nous avons considéré certaines formes de gouvernements et certaines
fondations du villes, c'est que nous avons vu un premier, puis un deuxième, enfin un troisième
État, qui sont sortis, croyons-nous, les uns des autres au cours d'un nombre infini d'années.
Voici maintenant un quatrième état, ou, si vous préférez, une nation organisée encore
aujourd'hui comme elle le fut lors de sa fondation. Si d'après tout cela nous pouvons arriver à
voir ce qu'il y avait de bien ou de mal dans ces fondations, quelles lois maintiennent ce qui

63
s'en est maintenu ou gâtent ce qui s'en est gâté, et par quels changements et quelles
substitutions on pourrait rendre un État heureux, il faut, Mégillos et Clinias, reprendre le sujet
pour ainsi dire dès le début, à moins que vous n'ayez quelque chose à redire à ce qui a été dit.
MÉGILLOS Je puis t'affirmer, étranger, que, si un dieu nous garantissait qu'en nous remettant
à l'examen de la législation, nous entendrons des discours aussi beaux et aussi développés que
ceux que nous venons d'entendre, je ferais pour ma part une longue route, et que ce jour me
paraîtrait court, quoique nous soyons à peu près à l'époque où le soleil passe des signes d'été
aux signes d'hiver.
L'ATHÉNIEN Il faut donc, semble-t-il, reprendre cet examen.
MÉGILLOS Certainement.
L'ATHÉNIEN Transportons-nous donc par la pensée, Mégillos, au temps où vos ancêtres
soumirent entièrement à leur pouvoir Lacédémone, Argos et Messène avec leur territoire.
Après la conquête, ils décidèrent, à ce que rapporte la tradition légendaire, de partager l'armée
en trois et de coloniser les trois villas d'Argos, de Messène, et de Lacédémone.
MÉGILLOS C'est exact.
L'ATHÉNIEN Et Tèménos fut fait roi d'Argos, Cresphonte de Messine, Proclès et
Eurysthénès de Lacédémone.
MÉGILLOS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Et toute l'armée jura alors de leur prêter main-forte, si quelqu'un entreprenait
de détruire leur royauté.
MÉGILLOS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Mais, au nom de Zeus, lorsque la royauté ou tout autre gouvernement vient à
se détruire, l'est-elle jamais par d'autres que par elle-même ? N'avons-nous pas admis cela
comme incontestable, lorsque tantôt nous sommes tombés sur cette question, ou l'avons-nous
oublié ?
MÉGILLOS Comment l'aurions-nous oublié ?
L'ATHÉNIEN Nous pouvons l'affirmer avec plus d'assurance encore, maintenant que nous
pouvons, ce semble, l'appuyer sur des faits réels. Ainsi nos recherches ne porteront pas sur de
vaines conjectures, mais sur des événements réels et certains. Or voici ce qui est arrivé. Les
trois rois et les trois villes soumises à l'autorité royale se jurèrent réciproquement, suivant les
lois qu'ils avaient établies en commun pour régler l'autorité d'une part et la dépendance de
l'autre, les premiers de ne point aggraver le joug du commandement dans l'avenir, quand leur
famille viendrait à s'agrandir; les seconds, de ne jamais détruire eux-mêmes la royauté et
d'empêcher les autres de la détruire, tant que les rois garderaient fidèlement leurs serments.
De plus, les rois devaient se porter au secours des rois et des peuples, au cas d'une injuste
agression, et les peuples au secours des peuples et des rois qui seraient attaqués injustement.
N'est-ce point ainsi que cela fut réglé ?
MÉGILLOS C'est ainsi assurément.
L'ATHÉNIEN Et le plus grand avantage qu'on puisse retirer de l'établissement d'une
constitution politique ne se rencontrait-il pas dans la législation de ces trois villes, quel qu'en
fût l'auteur, les rois ou d'autres ?
MÉGILLOS Quel avantage ?
L'ATHÉNIEN C'est d'avoir deux Etats toujours prêts à contraindre le troisième, au cas où il
refuserait d'obéir aux lois établies.
MÉGILLOS Cela est évident.
L'ATHÉNIEN Cependant on recommande d'ordinaire aux législateurs de faire des lois telles
que les peuples et les foules les acceptent volontiers. C'est comme si l'on recommandait aux
maîtres de gymnase ou aux médecins de dresser le corps et de guérir les maladies par des
voies agréables.
MÉGILLOS Exactement.

64
L'ATHÉNIEN Au contraire, nous sommes souvent bien contents qu'on nous maintienne en
bon état et en santé, en ne nous imposant que de légères souffrances.
MÉGILLOS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Voici encore une chose importante qui facilita pour les hommes de ce temps-là
l'établissement de la législation.
MÉGILLOS Quelle chose ?

VI

L'ATHÉNIEN Les législateurs n'eurent pas à craindre, en établissant l'égalité des biens, le
plus grand reproche qu'on leur fait dans beaucoup d'autres cités où ils donnent des lois,
lorsqu'ils veulent toucher aux propriétés territoriales et liquider les dettes, persuadés qu'ils ne
sauraient sans cela établir l'égalité d'une manière suffisante. Car dès qu'un législateur se met à
faire quelque innovation de cette nature, tout le monde s'y oppose ou lui crie de ne pas remuer
ce qui doit rester immuable, et on le maudit, s'il introduit un nouveau partage des terres et la
remise des créances, en sorte que, si habile qu'il puisse être, il ne sait plus de quel côté se
tourner. Mais chez les Doriens, cela se fit aisément et sans récrimination ; le partage ne
souleva aucune contestation et d'ailleurs les créances n'étaient ni considérables ni anciennes.
MÉGILLOS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Comment se fait-il donc, mes excellents amis, que leur établissement et leur
législation aient si mal tourné ?
MÉGILLOS Que dis-tu là et sur quoi fondes-tu ce reproche ?
L'ATHÉNIEN Sur ce que deux de ces trois établissements ne tardèrent pas à gâter leur
gouvernement et leurs lois, qui ne subsistèrent que dans un seul, celui de votre ville.
MÉGILLOS Il n'est pas facile de te répondre.
L'ATHÉNIEN Il le faut pourtant, puisque nous examinons en ce moment cette question et que
nous nous occupons de législation ; ce sera pour nous un divertissement tel qu'il convient à de
sages vieillards ; nous achèverons ainsi gaiement notre chemin, comme nous le disions, quand
nous nous sommes mis en route.
MÉGILLOS Sans doute ; il faut faire ce que tu proposes.
L'ATHÉNIEN Où trouverions-nous d'ailleurs un plus beau sujet d'entretien que celui des lois
qui ont servi à policer ces trois États, et y a-t-il des États plus illustres et plus grands dont
l'établissement puisse provoquer nos réflexions ?
MÉGILLOS II ne serait pas facile d'en citer d'autres à la place de ceux-là.
L'ATHÉNIEN Ne croyez-vous pas que les hommes de ce temps-là pensaient qu'avec cette
organisation ils pourraient défendre non seulement le Péloponnèse, ce qui n'était pas douteux,
mais encore toute la Grèce, si quelque nation barbare osait l'insulter, comme le firent alors les
habitants d'Ilion, qui, confiants dans la puissance des Assyriens, fondée sous Ninos, furent
assez hardis pour attirer la guerre devant Troie. Ce qui s'était conservé de cet empire faisait
encore grande figure, et la crainte que nous inspire aujourd'hui le grand Roi les gens de ce
temps-là l'éprouvaient à l'égard de cette confédération de peuples coalisés, qui leur en voulait
pour avoir pris Troie une seconde fois (35), car cette ville faisait partie de leur empire. En face
de tous ces dangers, ils croyaient avoir eu une heureuse idée en partageant l'armée entre trois
villes sous une seule autorité, celle des rois frères, fils d'Héraclès ; et cette organisation leur
paraissait supérieure à celle de l'armée qui était allée à Troie. Car tout d'abord ils étaient
convaincus qu'ils avaient dans les Héraclides des chefs supérieur aux chefs Pélopides, ensuite
que leur armée l'emportait en courage sur celle qui était allée à Troie, puisque cette armée,
composée d'Achéens, qui avait vaincu les Troyens, avait été battue par eux, Doriens. N'est-ce
pas ainsi et dans cette pensée que les Doriens s'étaient organisés ?
MÉGILLOS Exactement ainsi.

65
L'ATHÉNIEN N'était-il pas aussi naturel qu'ils crussent que ce nouvel établissement serait
stable et durerait longtemps, vu qu'ils avaient affronté ensemble beaucoup de travaux et de
dangers, que leurs États avaient été répartis par des rois du même sang et frères, et qu'enfin ils
avaient usé des mêmes devins, et notamment d'Apollon delphien.
MÉGILLOS Tout à fait naturel.
L'ATHÉNIEN Cependant cette puissance sur laquelle ils comptaient si fort se dissipa,
semble-t-il, rapidement, hormis la petite partie dont nous parlions tout à l'heure, celle que
forme votre pays, et celle-ci n'a pas cessé jusqu'à présent de faire la guerre aux deux autres, au
lieu que, s'ils avaient persévéré dans les mêmes dispositions et le même accord, ils auraient
été invincibles à la guerre.
MÉGILLOS Sans aucun doute.

VII

L'ATHÉNIEN Comment donc et par où perdirent-ils leur puissance ? N'y a-t-il pas lieu de
rechercher par quelle fatalité fut dissoute une coalition si forte et si puissante ?
MÉGILLOS On aurait en effet de la peine, si, portant ses regards ailleurs, on négligeait ces
événements, à connaître les lois ou les constitutions politiques qui conservent les grands et
beaux États, ou qui, au contraire, les ruinent totalement.
L'ATHÉNIEN C'est donc, semble-t-il, une heureuse chance qui nous a conduits à une
question si bien appropriée à nos recherches.
MÉGILLOS Certainement.
L'ATHÉNIEN N'est-il pas vrai, mon admirable ami, que tout le monde, et nous-mêmes en ce
moment, chaque fois que nous voyons un État bien organisé, nous nous imaginons sans
réflexion qu'il aurait exécuté d'admirables prouesses, s'il avait bien su user de sa puissance
comme il convenait. Il se peut, au contraire, que, sur ce point même, notre jugement ne soit ni
droit ni conforme à la nature et qu'il en soit de même de tous les hommes clans tous les cas où
ils se forment cette opinion.
MÉGILLOS Que veux-tu dire, et à quel propos dois-je dire que cette réflexion t'est venue à
l'esprit ?
L'ATHÉNIEN Moi aussi, mon bon ami, je ne puis m'empêcher de rire de moi-même, de ce
que, en considérant l'armée en question, il m'a paru qu'elle était parfaitement belle et qu'elle
aurait été, comme je l'ai dit, pour les Grecs une admirable acquisition, si on avait su alors en
faire un bon usage.
MÉGILLOS II y avait donc peu de sens et de raison dans tout ce que tu as dit, et nous avons
eu tort de l'approuver ?
L'ATHÉNIEN C'est possible. Je pense néanmoins que tout homme qui voit quelque chose de
grand, de très puissant et de très fort, s'imagine aussitôt que, si celui qui en est le maître,
savait user d'un si beau et si grand avantage, il ferait une infinité de choses admirables et
serait heureux.
MÉGILLOS N'est-ce pas juste, cela aussi ? ou comment l'entends-tu ?
L'ATHÉNIEN Examine donc sous quel rapport celte idée avantageuse qu'on se forme d'une
chose peut être raisonnable, et, tout d'abord, à propos du sujet même que nous traitons, vois
comment, si les chefs de cette armée avaient su la ranger convenablement, ils auraient atteint
leur but. N'y seraient-ils pas arrivés, s'ils en avaient gardé sûrement et maintenu pour toujours
la cohésion, de manière à être libres eux-mêmes et à commander ceux qu'ils auraient voulu,
bref de réaliser partout, chez les barbares comme chez les Grecs, tous leurs désirs à eux et à
leurs descendants ? N'était-ce pas là le fond de leurs désirs ?
MÉGILLOS Certainement.

66
L'ATHÉNIEN Est-ce qu'en voyant l'opulence, ou les honneurs extraordinaires d'une famille,
ou tout autre avantage de cette nature, on ne dit pas aussi que celui qui les possède serait
heureux, s'il savait en user, et cela parce qu'on s'imagine qu'il pourrait ainsi réaliser tous ses
désirs, ou du moins la plupart et les plus importants ?
MÉGILLOS II le semble en tout cas.
L'ATHÉNIEN Mais dis-moi, tous les hommes n'ont-ils pas un désir commun, celui dont il
vient d'être question dans notre discours et dont il atteste l'existence ?
MÉGILLOS Quel désir ?
L'ATHÉNIEN Le désir que tout arrive au gré de notre âme et, sinon tout, au moins ce qui est
compatible avec la condition humaine.
MÉGILLOS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Et puisque c'est là ce que nous voulons tous et toujours, enfants, hommes faits
et vieillards, c'est aussi forcément ce que nous ne cessons jamais de demander aux dieux.
MÉGILLOS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Et nous souhaitons aussi à nos amis ce qu'ils se souhaitent à eux-mêmes.
MÉGILLOS Certainement.
L'ATHÉNIEN Un fils n'est-il pas cher à son père, alors qu'il est, enfant et son père âgé ?
MÉGILLOS Naturellement.
L'ATHÉNIEN Cependant les voeux que forme le fils n'accommodent pas toujours le père, qui
prie les dieux de ne pas les exaucer.
MÉGILLOS C'est quand le fils, encore jeune, forme des voeux irréfléchis.
L'ATHÉNIEN Et lorsque le père, vieux ou trop jeune, n'ayant aucune idée de l'honnête et du
juste, forme des voeux ardents dans une disposition d'esprit analogue à celle de Thésée à
l'égard d'Hippolyte mort si malheureusement, crois-tu qu'un fils qui sait ce qu'est l'honnête et
le juste joigne ses voeux à ceux de son père ?
MÉGILLOS J'entends : tu veux dire, je crois, qu'il ne faut pas faire de voeux ni se presser,
pour que tout marche suivant notre volonté, mais plutôt pour que notre volonté suive notre
raison, et que c'est la sagesse que les États et les particuliers doivent souhaiter et poursuivre.

VIII

L'ATHÉNIEN Oui, je vous ai dit moi-même en commençant et je vous rappelle, si vous


voulez bien vous en souvenir, qu'un homme d'État qui légifère ne doit jamais perdre de vue la
sagesse, en édictant les dispositions de ses lois. Vous prétendiez tous les deux qu'un bon
législateur ne doit avoir en vue dans toute sa législation que la guerre ; moi, de mon côté, je
disais que c'était vouloir qu'il rapportât. toutes ses lois à une seule vertu, alors qu'il y en a
quatre et qu'au contraire, il devait les avoir toutes en vue, principalement la première, qui
commande à toutes les autres, à savoir la sagesse, la raison avec les goûts et les désirs qui s'y
rapportent. Ainsi le discours nous ramène au même point, et moi qui parle, je répète à présent
ce que je disais alors, en badinant, si vous voulez, puis sérieusement, qu'il est dangereux de
faire des voeux, quand on manque de raison et qu'il peut nous arriver le contraire de ce que
nous voulons. Maintenant, s'il vous plaît, écoutez-moi vous parler sérieusement ; car je
compte bien à présent vous faire voir, si vous suivez le raisonnement que j'ai développé tout à
l'heure, que ce qui perdit les rois et fit avorter leur projet, ce ne fut point le manque de
courage, ou l'ignorance de la guerre chez les chefs et ceux qui leur devaient obéissance, mais
que ce qui gâta tout, ce furent tous les autres vices et surtout l'ignorance des affaires humaines
les plus importantes. Que les choses se soient passées ainsi en ce temps-là, qu'elles se passent
encore de même aujourd'hui et qu'il n'en saurait être autrement à l'avenir, je vais essayer de le
découvrir dans la suite de mon discours et de vous le faire voir comme à des amis du mieux
que je pourrai.

67
CLINIAS Comme des louanges en paroles pourraient te mettre à la gêne, nous te louerons en
action, tant nous mettrons de zèle à suivre tes discours : c'est la manière dont un honnête
homme témoigne son approbation ou son blâme.
L'ATHÉNIEN C'est fort bien dit, Clinias : faisons donc ce que tu dis.
CLINIAS Je le ferai, s'il Plait à Dieu ; parle seulement.

IX

L'ATHÉNIEN Je dis donc, pour reprendre le fil de ce discours, que ce fut la plus grande
ignorance qui perdit cette fameuse puissance, et que cette ignorance est de nature à produire
encore le même effet, de sorte que, les choses étant ainsi, il est du devoir du législateur
d'essayer d'inspirer autant que possible la sagesse aux États et d'en bannir le plus possible
l'ignorance.
CLINIAS Cela est évident.
L'ATHÉNIEN Qu'est-ce qu'on peut appeler justement la plus grande ignorance ? Voyez si
vous approuvez tous les deux ce que je vais dire. La plus grande ignorance, je prétends, moi,
que c'est celle-ci.
CLINIAS Laquelle ?
L'ATHÉNIEN C'est lorsque, jugeant qu'une chose est belle ou bonne, au lieu de l'aimer, on la
prend en aversion, et encore, lorsque jugeant que telle chose est mauvaise et injuste, on ne
laisse pas de l'aimer et de l'embrasser. C'est ce désaccord entre la peine et le plaisir d'une part
et l'opinion raisonnable de l'autre que j'appelle l'ignorance extrême et l'ignorance la plus
grande, parce qu'elle est dans l'âme de la foule ; car ce qui s'afflige et se réjouit dans l'âme,
c'est précisément ce qu'est le peuple et la multitude dans l'État. Quand donc l'âme se révolte
contre la science, le jugement, la raison, que la nature a faits pour commander, j'appelle cela
l'ignorance, ignorance dans l'État, quand la foule n'obéit pas aux magistrats et aux lois,
ignorance aussi dans un particulier, quand les bons principes qui sont dans son âme restent
sans effet et qu'il se met en opposition avec eux. Voilà les sortes d'ignorances que je tiens
pour tes plus grands dérèglements soit dans l'État, soit dans chaque particulier, et non
l'ignorance des artisans dans leur métier, si vous saisissez bien ma pensée, étrangers.
CLINIAS Nous la saisissons, cher ami, et nous sommes d'accord avec toi.
L'ATHÉNIEN Décrétons donc et déclarons qu'aux citoyens atteints de cette ignorance il ne
faut confier aucune parcelle d'autorité et qu'il faut leur faire honte de leur ignorance, fussent-
ils très habiles à raisonner et soigneusement exercés à tout ce qui orne l'esprit et lui donne de
la rapidité ; qu'au contraire, il faut donner le nom de savants ceux qui sont dans des
dispositions opposées, même si, comme on dit. ils ne savent ni lire ni nager, et leur confier les
magistratures, comme d des hommes sensés. Peut-il, en effet, mes amis, y avoir la moindre
espèce de sagesse dans une âme en désaccord avec elle-même ? Ce n'est pas possible,
puisqu'on peut dire très justement que la plus parfaite sagesse est le plus beau et le plus grand
des accords, et qu'on ne la possède que lorsqu'on vit selon la droite raison. Quant à celui qui
en est dépourvu, il n'est propre qu'à perdre sa maison, et il est totalement incapable de sauver
l'État ; ignorant comme il est, il révélera au contraire son incapacité en toutes rencontres.
Considérons donc, ainsi que je le disais tout à l'heure, ces principes comme établis.
CLINIAS Admettons-le.

L'ATHÉNIEN Il y a nécessairement dans un État des gouvernants et des gouvernés, n'est-ce


pas ?
CLINIAS Sans doute.

68
L'ATHÉNIEN Fort bien : mais dans les États grands ou petits, comme aussi dans les familles,
quels sont les titres en vertu desquels les uns commandent et les autres obéissent, et combien
y en a-t-il ? Le premier n'est-il pas celui de père et de mère, et, en général, ne reconnaît-on pas
en tous pays que les parents sont naturellement qualifiés pour commander à leurs
descendants ?
CLINIAS C'est bien certain.
L'ATHÉNIEN A la suite de ce premier titre, il y en a un deuxième, celui qu'ont les nobles de
commander aux roturiers ; puis un troisième, en vertu duquel les plus vieux commandent et
les plus jeunes obéissent.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Il y en a un quatrième, qui attribue le commandement aux maîtres et
l'obéissance aux esclaves.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Le cinquième est, je pense, celui qui veut que le plus fort commande et que le
plus faible obéisse.
CLINIAS C'est un commandement imposé par force, celui-là.
L'ATHÉNIEN C'est aussi le plus commun chez tous les êtres et qui a, comme l'a dit autrefois
Pindare le Thébain (36), un droit dans la nature. Mais le titre le plus grand, ce me semble,
c'est le sixième, qui ordonne à l'ignorant d'obéir et au sage de guider et de commander; et cet
empire, très sage Pindare, j'oserai dire qu'il n'est pas contraire à la nature, et que l'obéissance
volontaire à la loi y est, au contraire, tout à fait conforme et ne lui fait pas du tout violence.
CLINIAS Tu as parfaitement raison.
L'ATHÉNIEN Mettons le sort pour le septième titre, qui dépend de la faveur des dieux et de
la chance, et disons qu'il est très juste que le commandement revienne à celui qu'il a désigné,
et l'obéissance à celui qu'il a rejeté.
CLINIAS Rien de plus vrai.
L'ATHÉNIEN Tu vois donc, législateur, pourrions-nous dire en badinant à quelqu'un de ceux
qui se chargent facilement d'établir des lois, tu vois combien il existe de titres au
commandement et qu'ils sont naturellement opposés les uns aux autres; car nous avons tout à
l'heure découvert là une source de séditions, à laquelle tu dois porter remède. Considère donc
d'abord avec nous en quoi les rois d'Argos et de Messène ont péché contre ces principes et
comptent ils se perdirent, eux et la puissance de la Grèce, qui était en ce temps-là admirable.
N'est-ce pas parce qu'ils n'ont pas connu le mot si juste d'Hésiode (37), que la moitié est
souvent plus que le tout. Il jugeait que, lorsqu'on s'expose à un dommage en prenant le tout et
que la moitié suffit, ce qui suffit est plus que ce qui excède la mesure, parce qu'il vaut mieux.
CLINIAS C'est très juste.
L'ATHÉNIEN Faut-il croire que cette erreur, qui les perd toujours, soit une erreur des rois
plutôt que des peuples ?
CLINIAS On peut croire que c'est généralement une maladie des rois, chez qui le luxe
engendre l'orgueil.
L'ATHÉNIEN N'est-il pas évident que les rois de ce temps-là commirent la faute de s'arroger
plus que les lois établies ne le leur permettaient et se mirent en désaccord avec eux-mêmes en
reniant ce qu'ils avaient approuvé et juré ? Cette contradiction, qui est, comme nous le disons,
la plus grande ignorance, mais qu'ils prirent pour de la sagesse, fit qu'ils perdirent tout par un
manque de mesure et une ignorance amère.
CLINIAS Il semble bien qu'il en fut ainsi.
L'ATHÉNIEN Fort bien. Mais quelle précaution devait prendre le législateur de ce temps-là
pour empêcher le mal de naître ? Au nom des dieux, n'est-il pas vrai qu'il n'y a pas de malice
aujourd'hui à le voir, ni de difficulté à le dire ? mais pour le prévoir en ce temps-là il aurait
fallu être plus habile que nous ne le sommes.

69
MÉGILLOS Qu'entends-tu par là ?
L'ATHÉNIEN Qu'on n'a maintenant qu'à regarder ce qui s'est passé chez vous, Mégillos; alors
on n'aura pas de peine à voir, puis à dire ce qu'il aurait fallu faire.
MÉGILLOS Explique-toi plus clairement.
L'ATHÉNIEN Je ne puis rien dire de plus clair que ceci.
MÉGILLOS Quoi ?

XI

L'ATHÉNIEN Si, négligeant la mesure, on donne trop de force à des objets trop faibles, par
exemple trop de voiles à un bateau, trop de nourriture au corps, trop d'autorité à l'âme, le
bateau se renverse, l'excès de nourriture amène vite des maladies et l'excès d'autorité suscite
l'injustice, fille de l'insolence. Que voulons-nous donc dire par là ? N'est-ce pas ceci, qu'il n'y
a pas, mes amis, un seul être mortel, s'il est jeune et n'a de compte à rendre à personne, qui
puisse jamais soutenir le poids du souverain pouvoir parmi les hommes, sans que la plus
grave des maladies, l'ignorance, envahisse son âme et le fasse haïr de ses amis les plus
proches, ce qui ne tarde pas à le perdre lui-même et à faire disparaître toute sa puissance ? Il
n'appartient qu'aux grands législateurs, qui connaissent la mesure, de prévenir cet
inconvénient. Quant à ce qui se passa Cil ce temps-là, il est très facile à présent de le
conjecturer, et voici ce qui paraît vrai.
MÉGILLOS Qu'est-ce ?
L'ATHÉNIEN Un dieu qui vous protège, prévoyant l'avenir, a tiré d'une seule famille une
double souche de rois, et a réduit leur autorité à plus de modération. Ensuite un homme dans
l'âme duquel un pouvoir divin s'alliait à la nature humaine (38), voyant l'autorité royale trop
gonflée encore, la tempéra en alliant à la force présomptueuse que leur naissance donne aux
rois l'autorité que la vieillesse donne aux vieillards : il octroya à vingt-huit d'entre eux un droit
de suffrage dans les plus grandes affaires égal à celui dont jouissaient les rois. Enfin un
troisième sauveur (39), voyant. que l'esprit des gouvernants était. encore trop plein (le sève et
trop bouillonnant, y l'lit un frein par l'autorité des éphores, assez voisine d'un pouvoir conféré
par le sort; cl, c'est ainsi que la royauté mélangée chez vous avec des autorités nécessaires et
maintenue dans de justes bornes, se sauva elle-même b et sauva l'État, au lieu qu'en suivant
Téménos et Cresphonte et les législateurs de ce temps, quels qu'ils fussent, on n'aurait pas
même sauvé la part d'Aristodème (40) ; car ils n'étaient pas assez habiles en législation;
autrement, ils n'auraient jamais cru pouvoir modérer par des serments un jeune prince revêtu
d'une autorité qu'il pouvait porter jusqu'à la tyrannie. Mais maintenant le dieu a fait voir ce
que devait et ce que doit être un gouvernement fait pour durer très longtemps, et il n'est pas
besoin d'être bien fin, comme je le disais tout à l'heure, pour c reconnaître ces choses,
maintenant qu'elles sont arrivées. L'exemple que nous avons sous les veux les rend faciles à
voir. Mais s'il s'était trouvé alors un homme capable de prévoir ces événements et de modérer
ces monarchies, et des trois n'en faire qu'une, les beaux projets qu'il eût pu faire auraient tout
sauvé, et jamais l'armée perse ni aucune autre ne se serait jetée sur la Grèce et lie nous eût
méprisés comme des gens de faible valeur.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN En tout cas, les Grecs se déshonorèrent à se défendre comme ils le firent,
Clinias. Quand je dis qu'ils se déshonorèrent, je ne veux pas dire qu'ils ne furent pas
victorieux et ne remportèrent pas d'éclatantes victoires sur terre et sur mer ; mais ce que je
trouve honteux dans leur conduite d'alors, c'est que, sur ces trois villes, il n'y en est qu'une qui
se porta au secours de la Grèce et que les deux autres étaient tellement dégénérées que l'une
d'elles mit obstacle au secours qu'on attendait de Lacédémone, en lui faisant la guerre avec
acharnement, et que l'autre, Argos, qui tenait le premier rang lors du partage, invitée à

70
repousser le barbare, n'entendit pas l'appel et n'envoya aucun secours. On pourrait citer bien
d'autres traits arrivés à l'occasion de cette guerre, qui ne sont pas à l'honneur de la Grèce. On
ne pourrait même pas dire, si l'on veut dire la vérité, qu'elle se défendit. Heureusement l'union
des Athéniens et des Lacédémoniens écarta l'esclavage qui la menaçait ; autrement, tous les
peuples auraient alors été confondus entre eux, et les barbares avec les Grecs et les Grecs avec
les barbares, comme ceux que les Perses tyrannisent à présent, qui, dispersés ou ramassés,
habitent séparément les uns des autres. Voilà, Clinias et Mégillos, les reproches qu'on peut
faire aux soi-disants hommes d'État et aux législateurs d'autrefois et à ceux d'aujourd'hui. J'en
ai cherché les causes, afin de découvrir ce qu'il aurait fallu faire au lieu de ce qu'ils ont fait.
Par exemple, nous venons de voir que le législateur ne doit pas instituer d'autorité trop grande
et qui ne soit pas tempérée, qu'il doit se persuader que l'état doit être libre, sage, uni, et que
c'est dans ce but que le législateur doit légiférer. Au reste, si, en avançant certaines
propositions, nous avons déjà dit plusieurs fois que le législateur doit les avoir en vue en
légiférant, ne soyons pas surpris que ces propositions ne soient pas toujours exprimées dans
les mêmes termes. Faisons plutôt réflexion que, lorsque nous dirons qu'il doit porter ses
regards sur la tempérance, ou la prudence, ou la concorde, ce ne sont pas là des buts
différents, mais le même but ; et s'il nous arrive encore d'employer des expressions du même
genre, que cela ne nous trouble pas.
CLINIAS Nous tâcherons de lie pas nous laisser troubler, en nous reportant au reste du
discours. Et maintenant au sujet de la concorde, de la prudence et de la liberté, explique-nous
ce que tu allais dire du but où le législateur doit viser.

XII

L'ATHÉNIEN Ecoute-moi donc. Il y a deux constitutions qui sont pour ainsi dire les mères
dont on peut dire sans se tromper que les autres sont issues. Et il est juste d'appeler l'une
monarchie. et l'autre démocratie. La première, chez la nation perse, et la seconde, chez vous,
sont portées au plus haut degré. Presque toutes les autres sont, comme je l'ai dit, un mélange
de ces deux-là. Il faut de toute nécessité qu'un gouvernement tienne de l'une et de l'autre, si
l'on veut que la liberté, la concorde et la sagesse y aient place, et c'est là ce que j'entendais
dire en déclarant que sans ces trois choses un État ne saurait être bien policé.
CLINIAS Il ne saurait l'être en effet.
L'ATHÉNIEN L'un de ces deux États ayant eu pour la monarchie, l'autre pour la démocratie
une prédilection qu'ils n'auraient pas dû avoir pour une seule forme de gouvernement, aucun
des deux n'a gardé la juste mesure ; les vôtres, celui de Lacédémone et celui de Crète, l'ont
mieux observée, et les Athéniens et les Perses, après l'avoir observée à peu près de même, y
sont aujourd'hui moins fidèles. En rechercherons-nous les causes ? Le voulez-vous ?
CLINIAS Parfaitement, si nous voulons venir à bout de ce que nous nous sommes proposé.
L'ATHÉNIEN Écoutez donc. Lorsque les Perses, sous Cyrus, s'engagèrent dans la voie
intermédiaire entre la servitude et la liberté, ils y gagnèrent d'abord d'être libres, ensuite de se
rendre maîtres d'un grand nombre de nations. Les chefs, en appelant les sujets au partage de la
liberté et en leur accordant des droits qui les rapprochaient d'eux, se firent aimer de leurs
soldats, qui montrèrent plus de zèle à braver les dangers. Et s'il y avait parmi eux un homme
prudent et capable de donner un avis, le roi, loin d'en être jaloux, lui donnait la liberté de
parler franchement et honorait toits ceux qui pouvaient le conseiller. Il permettait ainsi aux
sages de mettre en commun leur sagesse, et c'est ainsi que tout prospéra chez eux, grâce à la
liberté, à la concorde et à l'intelligence mise en commun.
CLINIAS Il semble bien que les choses se soient passées comme tu le dis.

71
L'ATHÉNIEN Comment donc leurs affaires se ruinèrent-elles sous Cambyse et se rétablirent-
elles à peu prés sous Darius ? Voulez-vous que nous y réfléchissions en nous aidant d'une
sorte de divination ?
CLINIAS Oui, elle nous aidera à examiner la question qui nous préoccupe.
L'ATHÉNIEN Au sujet de Cyrus, qui fut d'ailleurs un excellent général et un ami de sa patrie,
je conjecture qu'il ne toucha pas du tout à la véritable éducation et qu'il négligea entièrement
l'administration de sa maison.
CLINIAS Sur quoi fondes-tu une pareille assertion ?
L'ATHÉNIEN Il me semble qu'occupé dès sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie à faire la guerre,
il s'en remit aux femmes du soin d'élever ses enfants, et que celles-ci les nourrirent comme
s'ils étaient. des êtres heureux dès le berceau, déjà en possession d'un bonheur céleste et
n'ayant besoin d'aucune culture. Sous prétexte qu'ils étaient parfaitement heureux, elles
s'opposaient à ce qu'on les contrariât en rien et forçaient tout le monde à louer tout ce qu'ils
disaient ou faisaient. Et c'est par cette éducation qu'elles en firent ce qu'ils furent.
CLINIAS Voilà sans doute une belle éducation.
L'ATHÉNIEN C'était une éducation féminine donnée par des princesses devenues riches
depuis peu et en l'absence des hommes occupés par la guerre et des périls multiples.
CLINIAS Cela est en effet naturel.
L'ATHÉNIEN Leur père acquérait pour eux des troupeaux, des bestiaux, des masses
d'hommes et mille autres choses ; mais il ignorait que ceux à qui il devait les transmettre
n'étaient pas élevés suivant la coutume des ancêtres, celle des Perses, peuple pasteur, issu d'un
pays âpre, rude, propre à faire des bergers très robustes et capables de coucher en plein air, de
supporter les veilles et de faire, s'il le fallait, des expéditions militaires. Il laissa des femmes et
des eunuques donner à ses fils une éducation comme celles des Mèdes, éducation corrompue
par ce qu'on appelle le bonheur, et ils devinrent ainsi ce que devaient devenir des enfants
élevés sans jamais être châtiés. En tout cas, à peine les fils de Cyrus furent-ils montés sur le
trône après sa mort, avec les défauts dont la mollesse et la licence les avaient remplis, que l'un
des deux tua l'autre (41), jaloux d'avoir en lui un égal ; puis, devenu lui-même furieux par
l'abus du vin et l'ignorance, il fut dépouillé de son empire par les Mèdes et par celui qu'on
appelait alors l'eunuque, qui méprisait l'extravagance de Cambyse.
CLINIAS C'est du moins ce qu'on raconte, et il semble bien que les choses se soient passées
ainsi.
L'ATHÉNIEN On raconte aussi que l'empire revint aux Perses par la conspiration de Darius et
des sept satrapes.
CLINIAS Certainement.

XIII

L'ATHÉNIEN Poursuivons notre entretien et voyons ce qui arriva. Darius n'était pas fils de
roi et il avait été élevé sans mollesse. Arrivé au pouvoir et devenu, lui septième, maître de
l'empire, il le coupa et le partagea en sept portions, dont il resta encore aujourd'hui de faibles
images ; puis il fit des lois où il introduisit une sorte d'égalité suivant laquelle il voulait
gouverner, et fixa par une loi le tribut que Cyrus avait promis aux Perses ; il établit entre eux
tous l'union et la facilité du commerce et s'attacha le peuple perse par des présents d'argent et
des bienfaits. Aussi fut-il aimé de ses soldats qui lui conquirent autant d'états que Cyrus en
avait laissé. Mais après Darius vint Xerxès. Aussi, Darius, on peut te reprocher à très juste
titre de n'avoir pas compris la faute de Cyrus et d'avoir élevé Xerxès dans les mêmes moeurs
que Cyrus avait élevé Cambyse. C'est pourquoi Xerxès, héritier des mêmes enseignements, se
conduisit à peu près comme ce fou de Cambyse, et l'on peut dire que, depuis ce temps, il n'y a
pas eu en Perse de roi vraiment grand, sinon de nom ; et ce n'est point, selon moi, la fortune

72
qu'il faut en accuser, mais la mauvaise vie que mènent les enfants des gens puissamment
riches et des tyrans. Jamais enfant, ni homme fait, ni vieillard sorti d'une pareille école ne se
distinguera par sa vertu. C'est à quoi, je le déclare, le législateur et nous-mêmes dans le
moment présent devons faire attention. Quant à vous, Lacédémoniens, il faut rendre cette
justice à votre cité, que, pour les honneurs et l'éducation, vous ne faites pas la moindre
distinction entre les pauvres et les riches, entre le simple particulier et le roi, sauf celles qui
ont été définies dès le début par votre divin législateur, inspiré par Apollon. En effet, il ne faut
pas qu'il y ait dans l'État des honneurs extraordinaires accordés à un homme, parce qu'il est
supérieurement riche, ni parce qu'il est agile ou beau ou fort, s'il n'est pas en même temps
vertueux, ni même à un homme vertueux qui ne serait pas tempérant.
MÉGILLOS Que dis-tu là, étranger ?
L'ATHÉNIEN Le courage est sans doute une partie de la vertu.
MÉGILLOS Certainement.
L'ATHÉNIEN Tu peux donc juger, d'après ce que nous avons dit, si tu consentirais à loger et
à avoir pour voisin un homme plein de courage, niais intempérant et peu maître de oses
passions.
MÉGILLOS A Dieu ne plaise !
L'ATHÉNIEN Y consentirais-tu, si c'était un artisan habile en son métier, mais injuste ?
MÉGILLOS Pas du tout.
L'ATHÉNIEN Or la justice ne peut exister sans la tempérance.
MÉGILLOS Assurément.
L'ATHÉNIEN Pas d'homme sage non plus sans la tempérance, si l'homme sage est celui que
nous avons défini tout à l'heure, celui qui accorde ses sentiments de plaisir et de peine avec la
droite raison et les y conforme.
MÉGILLOS Non, en effet.
L'ATHÉNIEN Examinons encore ceci : parmi les honneurs en usage dans un État, quels sont
ceux qui sont justifiés et ceux qui ne le sont pas?
MÉGILLOS Qu'entends-tu par là ?
L'ATHÉNIEN La tempérance, lorsqu'elle est seule dans une âme, sans aucune autre vertu,
mérite-t-elle ou non d'être honorée?
MÉGILLOS Je ne sais que répondre.
L'ATHÉNIEN Tu as répondu comme il fallait. Si tu avais fait une réponse quelconque à ma
double question, je crois que tu aurais répondu à contre temps.
MÉGILLOS J'ai donc bien fait.
L'ATHÉNIEN Oui. Cet accessoire des dualités que l'on honore ou que l'on méprise. ne vaut
pas la peine qu'on en parle; il vaut. mieux n'en pas tenir compte.
MÉGILLOS C'est sans doute de la tempérance que tu parles.
L'ATHÉNIEN Oui, et, parmi les autres qualités, celles qui nous procurent le plus d'avantages
méritent aussi le plus justement d'être les plus honorées, et après celles-là celles qui tiennent
le second rang, et ainsi de suite, en proportionnant toujours le degré d'estime au degré d'utilité.
MÉGILLOS C'est ainsi qu'il faut faire.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? n'est-ce pas au législateur qu'il appartient selon nous d'assigner à
chaque chose son véritable rang ?
MÉGILLOS Certainement si.
L'ATHÉNIEN Veux-tu que nous lui laissions le soin d'assigner en détail son rang à chaque
action et que nous nous bornions à répartir nos actes en trois classes, et puisque nous avons
envie, nous aussi, de traiter de législation, nous essayions de ranger séparément celles qui
doivent tenir le premier, le second et le troisième rang ?
MÉGILLOS Je le veux bien.

73
L'ATHÉNIEN Disons donc qu'il nous paraît qu'un État qui veut se conserver et jouir du
bonheur compatible avec l'humanité doit de toute nécessité faire une juste distribution de
l'estime et du mépris. Elle sera juste, si l'on réserve les premiers et les plus grands honneurs
aux qualités de l'âme accompagnées de la tempérance, si l'on donne le second rang aux
dualités du corps et le troisième à ce qu'on appelle fortune et richesses. Tout législateur, tout
État qui s'écarte de cette règle, en mettant à l'honneur des richesses, ou en donnant le premier
rang à quelque bien qui ne mérite que le second, agit au rebours de la justice et de la saine
politique. Convenons-en ; autrement que faire ?
MÉGILLOS Convenons-en nettement.
L'ATHÉNIEN Si nous nous sommes étendus sur ce point, c'était pour examiner le
gouvernement des Perses. Or nous trouvons qu'ils ont dégénéré d'année en année et, la cause
en est, selon moi, qu'en restreignant à l'excès la liberté du peuple et en poussant le despotisme
au-delà des limites convenables, ils ont ruiné l'union et la communauté d'intérêts qui doit
régner entre les membres de l'État. Cette union une fois rompue, les chefs dans leurs
délibérations n'ont plus égard à leurs sujets et au bien public ; ils n'ont plus en vue que leur
pouvoir, et, toutes les fois qu'ils croient y gagner tant soit peu, ils renversent les villes, portent
le fer et le feu chez les nations amies. Comme ils sont cruels et impitoyables dans leurs
haines, ils sont haïs de même, et, quand ils ont besoin que les peuples combattent pour leur
défense, ils ne trouvent en eux ni concert ni ardeur à affronter les périls des batailles. Ils
peuvent avoir des myriades de soldats ; ces armées innombrables ne leur sont d'aucun secours
pour la guerre. Ils soudoient des mercenaires et des étrangers, comme s'ils manquaient
d'hommes, et placent en eux l'espoir de leur salut. Outre cela, ils sont forcés de pousser
l'extravagance au point de proclamer par leurs actes que tout ce qui passe pour précieux et
honorable dans l'État n'est que vain bavardage au prix de l'or et de l'argent.
MÉGILLOS C'est tout à fait vrai.
L'ATHÉNIEN Pour ce qui regarde la Perse, nous venons de montrer que, si elle est
actuellement mal gouvernée, c'est l'excès de la servitude et du despotisme qui en est la cause.
Voilà une question tranchée.
MÉGILLOS Parfaitement.

XIV

L'ATHÉNIEN Quant au gouvernement de l'Attique, il nous faut maintenant le soumettre à son


tour au même examen et prouver que la liberté intégrale, qui n'est soumise à aucun pouvoir,
est bien loin de valoir un gouvernement modéré soumis à d'autres pouvoirs. Au temps où les
Perses entreprirent de soumettre la Grèce et sans doute aussi presque toutes les nations de
l'Europe, nous avions un ancien gouvernement et des magistratures établies suivant quatre
estimations de cens, et nous avions une pudeur qui régnait en maîtresse dans nos coeurs et qui
nous engageait à vivre sous le joug des lois de ce temps-là. En outre, l'appareil formidable de
l'expédition menée à la fois sur terre et sur mer, en jetant dans les coeurs une terreur
insurmontable, avait encore accru notre soumission aux magistrats et aux lois. Toutes ces
raisons contribuèrent à unir étroitement les citoyens entre eux. En effet, environ dix ans avant
la bataille navale de Salamine, Datis arriva à la tête d'une armée perse, envoyé par Darius
expressément contre les Athéniens et les Erétriens avec ordre de les réduire en esclavage et de
les lui amener sous peine de mort, s'il ne le faisait pas. Avec les myriades d'hommes qu'il
avait, Datis eut bientôt fait de prendre de vive force tous les Érétriens, et il fit répandre chez
nous le bruit qu'aucun des Érétriens ne lui avait échappé ; car ses soldats, s'étant donné la
main l'un à l'autre, avaient pris au filet toute l'Erétrie. Et cette nouvelle, qu'elle fût vraie, ou
quelle qu'en fût la source, glaça d'effroi tous les Grecs et particulièrement les Athéniens. Ils
envoyèrent partout des ambassadeurs ; mais personne ne consentit à les secourir, sauf les

74
Lacédémoniens, et encore ceux-ci, empêchés par la guerre qu'ils avaient alors contre Messène
ou par quelque autre obstacle qu'ils alléguèrent et sur lequel nous ne savons rien de certain,
n'arrivèrent que le lendemain de la bataille qui s'était livrée à Marathon. Après cela, les
nouvelles affluèrent que le roi faisait de grands préparatifs et proférait mille menaces contre
les Grecs. A quelque temps de là, on annonça que Darius était mort et que son fils, jeune et
ardent, avait pris le pouvoir et ne renonçait pas à l'entreprise projetée par son père. Les
Athéniens, persuadés qu'ils étaient visés par ces préparatifs à cause de ce qui s'était passé à
Marathon, et apprenant que l'Athos était percé, qu'un pont avait été jeté sur l'Hellespont et que
la flotte du roi était innombrable, jugèrent qu'il ne leur restait plus aucun espoir de salut ni sur
terre ni sur mer. Sur terre, ils ne comptaient sur le secours de personne ; car ils se rappelaient
que, lors de la précédente invasion et du dépeuplement de l'Érétrie, personne n'était venu à
leur aide et ne s'était risqué à combattre avec eux, et ils s'attendaient à être abandonnés de
même. Du coté de la mer, attaqués par une flotte de plus de mille vaisseaux, ils ne voyaient
aucun moyen de se sauver. Ils ne concevaient qu'une seule espérance, et encore bien faible et
bien hasardeuse, c'est qu'en jetant les yeux sur les événements précédents, ils voyaient qu'ils
étaient sortis d'une situation désespérée par une victoire obtenue en combattant, et, appuyés
sur cette espérance, ils comprirent qu'ils n'avaient de refuge qu'en eux-mêmes et dans les
dieux. Tout contribuait donc à resserrer leur union, et la crainte du danger pressant et la
crainte que les anciennes lois avaient gravée en eux et qui était le fruit de leur fidélité à les
observer. C'est cette crainte que nous avons souvent appelée pudeur dans nos discours
précédents ; c'est elle, disions-nous, qui doit commander en maîtresse absolue ceux qui
veulent devenir vertueux ; c'est elle qui fait du lâche un homme libre et intrépide. Si les
Athéniens n'en avaient pas été possédés en ce temps-là, jamais ils ne se seraient réunis,
comme ils le firent, pour se défendre et protéger leurs temples, les tombeaux de leurs ancêtres,
leur patrie, leurs parents et leurs amis. Chacun se serait peu à peu tiré à part et ils se seraient
dispersés, qui d'un côté, qui de l'autre.
MÉGILLOS Cela est certain, étranger. Tu as bien parlé et tu t'es montré digne de toi et de ton
pays.

XV

L'ATHÉNIEN J'en conviens, Mégillos, et c'est bien à toi qu'il est juste de rappeler ce qui s'est
passé en ce temps-là, à toi qui as hérité du caractère de tes pères. Écoutez maintenant, toi et
Clinias, si ce que je dis a quelque rapport à la législation ; car ce n'est pas pour faire des
contes que je me suis étendu sur ce sujet, mais pour prouver ce que j'avance. Voyez donc.
Puisqu'il nous est arrivé en quelque sorte le même malheur qu'aux Perses, qu'ils réduisent le
peuple à la servitude complète et que nous, de notre côté, nous poussons les foules à la liberté
complète, nos discours précédents nous ont bien préparés à ce que nous avons à dire
maintenant.
MÉGILLOS Tu as bien fait. Essaye maintenant de nous expliquer plus nettement encore ce
que tu as à dire.
L'ATHÉNIEN Je vais le faire. Chez nous, mes amis, le peuple n'était pas, sous l'ancien
gouvernement, maître de certaines choses, il était en quelque sorte l'esclave volontaire des
lois.
MÈGILLOS De quelles lois ?
L'ATHÉNIEN Premièrement de celles qui concernaient la musique d'alors. Nous remonterons
jusque là pour expliquer l'origine et les progrès de la licence. En ce temps-là, notre musique
était divisée en plusieurs espèces et figures. Il y avait d'abord une espèce de chants qui étaient
des prières aux dieux et qu'on appelait hymnes. Il y en avait une autre opposée à celle-là, qui
portait le nom spécial de thrène (42), puis une troisième, les péans (43), et une quatrième, je

75
crois, où l'on célébrait la naissance de Dionysos et qu'on appelait dithyrambe, et l'on donnait
le nom même de nome à une autre espèce de dithyrambe que l'on qualifiait de citharédique.
Ces chants-là et certains autres ayant été réglés, il n'était pas permis d'user d'une espèce de
mélodie pour une autre espèce. On ne s'en remettait pas, comme à présent, pour reconnaître la
valeur d'un chant et juger et punir ensuite ceux qui s'écartaient de la règle, à une foule
ignorante qui sifflait et poussait des cris ou qui applaudissait, mais aux gens désignés pour
cela par leur science de l'éducation. Ils écoutaient en silence jusqu'à la fin, et, la baguette à la
main, ils admonestaient les enfants, leurs gouverneurs et le gros de la foule et faisaient régner
l'ordre. Les citoyens se laissaient ainsi gouverner paisiblement et n'osaient porter leur
jugement par une acclamation tumultueuse. Les poètes furent les premiers qui, avec le temps,
violèrent ces règles. Ce n'est pas qu'ils manquassent de talent, mais, méconnaissant les justes
exigences de la Muse et l'usage, ils s'abandonnèrent à un enthousiasme insensé et se laissèrent
emporter trop loin par le sentiment du plaisir. Ils mêlèrent les thrènes avec les hymnes, les
péans avec les dithyrambes, ils imitèrent sur la flûte le jeu de la cithare et, confondant tout
pêle-mêle, ils ravalèrent inconsciemment la musique et poussèrent la sottise jusqu'à croire
qu'elle n'avait pas de valeur intrinsèque et que le plaisir de celui qui la goûte, qu'il soit bon ou
méchant, est la règle la plus sûre pour en bien juger. En composant des poèmes suivant cette
idée et en y ajoutant des paroles conformes, ils inspirèrent à la multitude le mépris des usages
et l'audace de juger comme si elle en était capable. En conséquence les théâtres, muets
jusqu'alors, élevèrent la voix comme s'ils étaient connaisseurs en beautés et en laideurs
musicales, et l'aristocratie céda la place dans la ville à une méchante théatrocratie. Encore si la
démocratie ne renfermait que des hommes libres, le mal n'aurait pas été si terrible, mais le
désordre passa de la musique à tout le reste, chacun se croyant capable de juger de tout, et
amena à sa suite un esprit d'indépendance ; on jugea de tout sans crainte, comme si on
s'entendait à tout, et l'absence de crainte engendra l'impudence ; car pousser l'audace jusqu'à
lie pas craindre l'opinion d'un meilleur que soi, c'est ce qu'on peut appeler une méchante
impudence, et c'est l'effet d'une liberté excessive.
MÉGILLOS Ce que tu dis est parfaitement vrai.

XVI

L'ATHÉNIEN A la suite de cette liberté, vient celle qui se refuse à obéir aux magistrats, et
après celle-ci, celle qui se soustrait aux commandements et aux remontrances d'un père, d'une
mère, des gens âgés ; puis, quand on est près d'atteindre le terme de la liberté, on cherche à
échapper aux lois, et, lorsqu'enfin on arrive à ce terme, on ne res pecte plus ni serments ni
engagements, et on n'a plus pour les dieux que du mépris. On imite et on étale l'antique
audace des Titans de la fable, et l'on en vient comme eux à mener une vie affreuse, qui n'est
plus qu'un enchaînement de maux. Mais, encore une fois, à quoi tend tout ce que nous avons
dit ? Il me semble qu'il faut tenir de temps en temps le discours en bride, de peur qu'emporté
par lui, comme un cheval sans mors qui a la bouche dure, on ne tombe, comme on dit, d'un
âne (44). Demandons-nous donc encore, comme je viens de le dire, à quoi tend tout ce que
nous avons dit.
MÉGILLOS Tu as raison.
L'ATHÉNIEN Voici donc quel est le but de cette discussion.
MÉGILLOS Quel est-il ?
L'ATHÉNIEN Nous avons dit que le législateur doit viser à trois choses en instituant ses lois,
à savoir la liberté, la concorde et les lumières dans l'État auquel il dicte ses lois. N'est-ce pas
vrai ?
MÉGILLOS Si.

76
L'ATHÉNIEN C'est en vue de ces trois choses que nous avons choisi deux gouvernements, le
plus despotique et le plus libre, et que nous venons d'examiner lequel des deux a la vraie
constitution ; et, les ayant pris tous deux dans une juste mesure d'autorité pour le premier, et
de liberté pour le second, nous avons vu qu'ils avaient joui alors d'une prospérité
extraordinaire, mais que, quand ils ont poussé à l'extrême, l'un l'esclavage, l'autre le contraire,
il n'en est arrivé rien de bon ni à l'un ni à l'autre.
MÉGILLOS Rien de plus vrai.
L'ATHÉNIEN C'est encore dans la même vue que nous avons considéré l'établissement formé
par l'armée dorienne, celui de Dardanos au pied de la montagne et au bord de la mer, ainsi que
les premiers hommes, ceux qui survécurent au déluge : c'est toujours dans la même vue
qu'avant cela nous avons parlé de la musique, de l'ivresse et d'autres sujets encore avant ces
derniers. Tout ce que nous en avons dit avait pour but de découvrir quelle est pour un État la
meilleure forme de gouvernement et pour un particulier la meilleure manière de vivre. Avons-
nous fait en cela oeuvre utile, et pourrions-nous nous en donner la preuve à nous-mêmes,
Mégillos et Clinias ?
CLINIAS Pour moi, étranger, je crois le pouvoir, et je suis persuadé que ç'a été une bonne
fortune pour moi d'entendre tous ces discours que nous avons tenus. Je suis aujourd'hui dans
le cas d'en faire usage, et c'est fort à propos que je vous ai rencontrés, toi et Mégillos. Je ne
vous cacherai pas ce qui m'arrive, et cet aveu est pour moi d'un favorable augure. La plus
grande partie de la nation crétoise a dessein de fonder une colonie et elle a chargé les
Cnossiens de s'occuper de l'entreprise, et la ville de Cnossos m'a enjoint, à moi et à neuf
autres, de choisir parmi nos lois celles qui nous plairont et d'en prendre ailleurs, si nous les
trouvons meilleures, sans nous mettre en peine de ce qu'elles sont étrangères. Donnons-nous
donc à vous et à moi ce plaisir : choisissons dans ce que que nous avons dit, et composons en
paroles un État, comme si nous en jetions les fondements. Du même coup nous examinerons
ce due nous cherchons, et moi, je pourrai peut-être me servir de cette fondation pour notre cité
future.
L'ATHÉNIEN Ce n'est pas une déclaration de guerre que tu nous fais là, Clinias, et si cela ne
déplaît pas à Mégillos, sois persuadé que, de mon côté, je te seconderai de tout mon pouvoir.
CLINIAS Très bien.
MÉGILLOS Et moi aussi, de mon côté.
CLINIAS On ne peut mieux dire. Essayoris-donc de bâtir notre cité en paroles, avant de
passer à l'exécution.

(24) Dédale, passait pour avoir été le plus ancien des sculpteurs. Le mot dédale (daÛdalow)
s'appliquait il l'époque classique à toute oeuvre d'art bien travaillée. Il fut aussi le premier des
aviateurs. Voir dans Ovide, Métamorphoses, VIII, 183-199, comment il s'ajusta des ailes, à lui
et à son fils Icare, pour s'éclapper du labyrinthe où Minos le tenait. enfermé, et regagner
Athènes, sa patrie.
(25) Orphée, fils d'Apollon ou d'Oesagre, roi de Thrace, et de la muse Calliope, célèbre
chanteur, dont les accents charmaient jusqu'aux bêtes sauvages, descendit aux enfers pour en
ramener son épouse Eurydice. Pluton la lui rendit, à condition qu'il ne se retournerait pas pour
la voir, avant d'avoir regagné la terre. Il eut la faiblesse de se retourner et la perdit pour
toujours. II ne cessa de pleurer son malheur jusqu'à ce qu'il fût déchiré par les femmes de
Thrace, qu'il avait dédaignées. Voir Ovide, Métamorphoses X et XI.

77
(26) Palamède, fils de Nauplios, roi d'Eubée, fut accusé de trahison par Ulysse, qu'il avait
forcé de partir pour Troie et périt victime de cette accusation. Voir Ovide, Métamorphoses,
XIIII. Il passait pour avoir inventé l'arithmétique.
(27) Marsyas, fils d'Olympos, ayant défié Apollon sur la flûte, fut vaincu par lui et écorché
vif.
(28) Olympos, célèbre chanteur, auquel on attribuait de vieux airs qu'on jouait encore aux
temps classiques. Platon, dans le Banquet prétend que le plus ancien des deux, Marsyas et
Olympos, était Marsyas : "Marsyas charmait les hommes par l'effet des sons que sa bouche
tirait des instruments, et on les charme encore quand on joue ses mélodies ; car les airs que
jouait Olympos sont, suivant moi, de Marsyas, son maître. En tout cas, qu'ils soient joués par
un grand artiste ou par une méchante joueuse de flûte, ces airs ont seuls le pouvoir d'enchanter
les coeurs et, parce qu'ils sont divins, ils font reconnaître ceux qui ont besoin des dieux et des
initiations."
(29) Amphion, fils de Zeus et d'Antiope, époux de Niobè, et musicien célèbre, éleva les
remparts de Thèbes.
(30) Epiménide, appelé à Athènes désolée par la peste, enseigna aux Athéniens les sacrifices à
faire pour la guérir et leur prédit qu'ils ne seraient pas attaqués par le roi de Perse avant dix
ans.
(31) Hésiode, Travaux et Jours, 40 sq. Les anciens ont voulu voir dans l'éloge de la mauve et
de l'asphodèle, des herbes médicinales dont Hésiode avait prévu l'utilité et dont Épiménicie
avait découvert la vertu.
(32) Odyssée IX, 112-115.
(33) Lycurgue avait apporté les poèmes d'Homère A Lacédémone, à son retour d'Ionie.
(34) Iliade XX, 215-218.
(35) Troie avait été prise une première fois par Héraclès.
(36) Dans un fragment qui nous a été conservé. Édition Puech, n" 49, page 218.
(37) Travaux et Jours, v. 40.
(38) Lycurgue.
(39) Le roi Théopompe.
(40) Un des trois frères qui vainquirent les Achéens. Ce fut à lui que Lacédémone échut en
partage.
(41) Cambyse ayant tait périr sou frère Smerdis, un eunuque du nom de Smerdis se fit passer
pour le vrai Smerdis, fils de Cyrus, et régna sous son nom, jusqu'au jour où il fui détrôné par
Darius. Cf. Hérodote VI.
(42) Le thrène était une lamentation sur un mort, ou un chant plaintif.
(43) Le péon était un chant cri l'honneur d'Apollon.
(44) L'expression proverbiale tomber d'un âne se disait, d'après le scoliaste d'Aristophane sur
les Nuées, de ceux qui font tout de travers et qui, loin de pouvoir se tenir à cheval, ne peuvent
pas même se tenir sur un âne.

LIVRE IV

L'ATHÉNIEN Allons, dis-moi, comment faut-il se figurer ta ville future ? Ce n'est pas le nom
qu'elle porte à présent que je demande, ni celui dont elle devra s'appeler à l'avenir ; elle le
tirera sans doute de sa fondation, ou de quelque lieu, de quelque fleuve, de quelque fontaine

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ou des dieux de l'endroit où on la bâtira ; ce que je tiens plutôt à savoir, c'est si elle sera sur la
mer ou avant dans les terres.
CLINIAS Étranger, la ville dont. nous venons de parler est éloignée de la mer d'environ
quatre-vingts stades.
L'ATHÉNIEN Mais y a-t-il des ports dans le voisinage, ou n'y en a-t-il aucun ?
CLINIAS Il y en a un aussi beau que possible, étranger.
L'ATHÉNIEN Ah ! que dis-tu là ? Mais autour de la ville, est-ce que le sol produit tout ce qui
est nécessaire à la vie, ou manque-t-il de certaines choses?
CLINIAS Il ne manque à peu près de rien.
L'ATHÉNIEN Y aura-t-il quelque ville dans son voisinage ?
CLINIAS Aucune, et c'est pourquoi on y envoie une colonie. Les anciens habitants du pays
ayant émigré l'ont laissé désert depuis un temps infini.
L'ATHÉNIEN Et dans quelle proportion y sont les plaines, les montagnes et les forêts ?
CLINIAS C'est à peu près la même que partout dans le reste de la Crète.
L'ATHÉNIEN C'est-à-dire qu'il y a plus de montagnes que de plaines,
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Il ne faut donc pas désespérer d'y voir régner la vertu. Si, en effet, la ville
devait être près de la mer avec un bon port, et qu'au lieu de produire tout ce qui lui est
nécessaire, elle manquât de beaucoup de choses, il ne lui faudrait pas moins qu'un génie
puissant qui veillât à sa conservation et des législateurs divins, si elle voulait ne pas laisser
entrer chez elles toutes sortes de moeurs bigarrées et vicieuses. Ce qui me console, c'est
qu'elle est à quatre-vingts stades de la mer ; elle en est pourtant encore trop près, d'autant
qu'elle est, dis-tu, pourvue d'un bon port. Il faut néanmoins s'y résigner ; car il est agréable
d'avoir tous les jours la mer près de soi, quoique ce soit un voisinage réellement saumâtre et
amer pour un pays, parce qu'il se remplit de commerçants et d'hommes d'affaires qui viennent
y trafiquer et qui introduisent dans les esprits des habitudes de fourberie et de mauvaise foi et
bannissent la loyauté et la concorde dans les rapports des habitants entre eux, comme aussi
avec les étrangers (45). Il est vrai que pour parer à ces inconvénients, la ville est fertile en
productions de toutes sortes ; mais, connue le sol est âpre, il ne saurait à la fois produire
beaucoup de denrées et chacune d'elles en abondance. Si elle joignait ces deux avantages, la
ville ferait de grandes exportations et se remplirait de monnaie d'or et d'argent, et il n'y a pas
pour une ville de mal comparable à celui qui s'oppose à la générosité et à la droiture, nous
l'avons dit, s'il vous en souvient dans nos précédents discours.
CLINIAS Nous nous en souvenons et nous reconnaissons que tu avais alors et que tu as
encore raison à présent.
L'ATHÉNIEN Dis-moi encore : le pays fournit-il du bois propre à la construction des
vaisseaux ?
CLINIAS Il n'y a pour ainsi dire pas de sapins ni de pins maritimes, pas beaucoup de cyprès,
mais quelques pins ordinaires et quelques platanes, dont les constructeurs ont toujours besoin
pour les parties intérieures des navires.
L'ATHÉNIEN Cette faible production non plus n'est pas un mal pour le pays.
CLINIAS Pourquoi donc ?
L'ATHÉNIEN C'est un avantage pour un État de ne pouvoir imiter facilement ses ennemis,
quand l'imitation serait funeste.
CLINIAS Qu'as-tu en vue en disant ce que tu viens de dire ?

II

L'ATHÉNIEN Suis-moi bien, mon excellent ami, sans perdre de vue ce qui a été dit au
commencement sur les lois de la Crète, qu'elles n'avaient en vue qu'un seul et unique but.

79
Vous avez prétendu que ce but était la guerre, et moi, je vous ai répondu que de telles lois
étaient bonnes en tant qu'elles avaient une vertu pour objet, mais que, parce qu'elles ne
visaient qu'une partie et non pas toutes les parties de la vertu, je n'étais pas du tout d'accord
avec vous. Maintenant, à votre tour, suivez-moi, et observez bien si, dans le plan des lois que
je vais tracer, vous voyez quelque chose qui ne tende pas à la vertu ou qui n'en vise qu'une
partie. Car je pose en principe qu'une loi n'est bonne que si, comme un habile archer, elle vise
un objet toujours lié à quelqu'une des qualités éternellement belles et laisse de côté les autres,
richesse ou toute autre chose du même genre, qui sont séparées des vertus dont nous avons
parlé précédemment. Quant à l'imitation des ennemis dont j'ai parlé, j'ai dit qu'elle est funeste,
quand on habite près de la mer et qu'on est molesté par les ennemis. Par exemple, Minos, et ce
n'est pas par esprit de rancune que je vous en parle, Minos contraignit jadis les habitants de
l'Attique à lui payer un tribut onéreux ; car il avait une très grande puissance sur mer, et eux
n'avaient pas, comme à présent, de vaisseaux de guerre, leur pays fournissait peu de bois
propre à la construction des navires, et il ne leur était pas facile d'équiper une flotte. Aussi ne
furent-ils pas en état de repousser leurs ennemis en devenant tout à coup hommes de mer à
leur exemple. C'eût été un avantage pour eux de perdre encore un plus grand nombre de fois
sept garçons, avant de renoncer aux combats de pied ferme sur terre, pour devenir marins,
avant de s'habituer à ces fréquentes descentes en territoire ennemi, d'où ils se retirent aussitôt
en courant vers leurs vaisseaux, persuadés qu'il n'y a point de honte à n'oser pas mourir en
tenant ferme, à l'approche des ennemis, et toujours prêts à fournir des prétextes spécieux
quand ils perdent leurs armes et fuient dans une retraite qui, disent-ils, n'a rien de
déshonorant. Ce sont là des discours que tiennent d'ordinaire les soldats de la marine ; loin de
mériter des milliers d'éloges, ils méritent tout le contraire ; car il ne faut jamais que les
citoyens, et surtout les meilleurs, prennent des habitudes honteuses. Que cette pratique n'ait
rien de beau, c'est ce qu'on peut apprendre d'Homère lui-même, chez qui Ulysse gourmande
Agamemnon pour vouloir donner l'ordre de tirer les vaisseaux à la mer, quand les Achéens
sont vivement pressés par les Troyens. Il s'emporte contre lui et lui dit : "Oses-tu, au moment
où la guerre et la bataille fait rage, donner l'ordre de tirer à la mer les vaisseaux au beau tillac,
afin de combler les voeux des Troyens déjà gonflés d'espoir, et nous précipiter dans une ruine
complète ? Car les Achéens ne soutiendront pas la guerre, si l'on tire les vaisseaux à la mer,
mais, jetant les yeux tout autour d'eux, ils se retireront vite du combat. Ton dessein nous
perdra, si tu tiens ce langage (46)."
Homère savait donc, lui aussi, quel mal c'est pour des hoplites engagés dans une bataille
d'avoir à la mer des galères auprès d'eux. Des lions mêmes qui en useraient comme eux
prendraient l'habitude de fuir devant des cerfs. Outre cela, les cités puissantes par leur marine
attribuent, avec leur salut, les honneurs à une classe d'hommes de guerre qui n'est pas la
meilleure ; car dans cette foule d'hommes de toute espèce et peu recommandables, pilotes,
commandants de vaisseaux, rameurs, on ne peut pas répartir à chacun les honneurs comme il
est juste, et pourtant comment un État pourrait-il être bien réglé sans cela ?
CLINIAS Ce n'est guère possible. Cependant, étranger, nous disons, nous autres Crétois, que
la Grèce dut son salut à la bataille navale que les Grecs gagnèrent sur les barbares.
L'ATHÉNIEN C'est ce que disent aussi la plupart des Grecs et des barbares. Mais Mégillos et
moi, cher ami, nous disons que ce fut aux batailles de Marathon et de Platées, dont la
première commença la salut de la Grèce et dont la seconde le consomma, et que ces batailles
rendirent les Grecs meilleurs, mais que les autres ne les amélioreront pas, s'il faut parler des
batailles qui contribuèrent, alors à sauver la Grèce, et ajouter, pour te faire plaisir, à la bataille
de Salamine celle d'Artémision, qui se livra sur mer. Mais maintenant c'est en vue de la vertu
civique que nous examinons et la nature du lieu et, l'ordonnance des lois que nous lui
destinons, persuadés que ce qu'il y a de plus précieux pour les hommes, ce n'est pas, comme la
plupart se l'imaginent, l'existence et la simple conservation de leur être, mais de devenir les

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meilleurs qu'il est possible et de l'être, durant toute leur existence. C'est un point que nous
avons déjà traité, je crois.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Bornons-nous donc à voir si nous suivons la même voie, qui est
incontestablement la meilleure, quand il s'agit de fonder un État et de lui donner des lois.
CLINIAS C'est la meilleure de beaucoup.

III

L'ATHÉNIEN Continue maintenant à me répondre. De quelles gens peuplera-t-on la colonie ?


Sera-ce de tous les Crétois qui le voudront, au cas où la population sera devenue trop
nombreuse en chaque ville pour que la terre la nourrisse ? Car vous ne ramasserez pas, je
pense, tous les Grecs qui se présenteront, quoique je voie des gens d'Argos, d'Égine et d'autres
endroits de la Grèce établis dans votre pays. Mais, dis-moi, d'où comptez-vous tirer la troupe
de citoyens qui va former maintenant la nouvelle colonie ?
CLINIAS Je pense qu'on la tirera de toute la Crète ; à l'égard des autres Grecs, il semble qu'on
accueillera de préférence comme associés les gens du Péloponnèse ; car il est vrai, comme tu
viens de le dire, que nous avons chez nous des gens d'Argos, et le peuple que nous estimons le
plus à présent, le peuple de Gortyne, car c'est de la ville péloponnésienne de Gortyne qu'il a
émigré ici.
L'ATHÉNIEN La colonisation n'offre pas la même facilité aux États, quand elle ne se fait pas
à la manière des essaims, c'est-à-dire quand ce n'est pas une race unique, partie du même
pays, qui se transplante, des amis qui quittent des amis, pressés par l'étroitesse de leur
territoire, ou contraints par d'autres inconvénients du même genre. Il arrive aussi parfois que
des séditions violentes forcent une partie de la population à s'établir ailleurs. On a vu même
des villes entières s'enfuir, après avoir été battues sans recours par un ennemi supérieur en
forces. Dans tous ces cas, il est tantôt plus aisé, tantôt plus difficile de fonder une colonie et
de lui donner des lois. Le fait d'appartenir à la même race, de parler la même langue, d'avoir
les mêmes lois, de participer au même culte et à d'autres cérémonies analogues, favorise la
concorde ; mais il est alors difficile d'accepter d'autres lois et d'autres formes de
gouvernement que celles de son pays. Parfois aussi ceux qui ont été victimes d'une sédition
provoquée par la méchanceté des lois et qui, par habitude, veulent conserver les mêmes
moeurs qui les ont perdues se laissent difficilement persuader par le fondateur et le législateur
de la colonie et rendent leur tâche difficile. Par contre, des gens ramassés ensemble de tous les
pays sont sans cloute plus disposés à se soumettre à certaines lois nouvelles, niais les faire
accorder ensemble comme un attelage de chevaux, de manière que, comme dit le proverbe, ils
aspirent chacun au même but, c'est une couvre de longue haleine, pleine de difficultés.
Cependant la législation et la fondation des cités sont encore ce qu'il y a de plus efficace pour
rendre les hommes vertueux.
CLINIAS C'est vraisemblable ; mais qu'as-tu en vue en disant cela ? explique-le plus
clairement encore.

IV

L'ATHÉNIEN J'ai peur, mon bon ami, qu'en revenant sur la question du législateur, je n'aie
quelque chose de peu avantageux à en dire ; mais si j'en parle à propos, je ne vois plus de
difficulté à le faire. Au reste, pourquoi m'en mettrais-je en peine ? presque toutes les choses
humaines sont dans ce cas.
CLINIAS Quel cas ?

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L'ATHÉNIEN J'allais dire qu'aucune loi n'est l'oeuvre d'aucun homme, et que c'est toujours la
fortune et des hasards de toutes sortes qui nous imposent absolument nos lois. Tantôt c'est une
guerre violente qui renverse les États et fait changer les lois, tantôt c'est la détresse où l'on est
réduit par la fâcheuse pauvreté. Souvent aussi des maladies forcent à faire des innovations,
comme lorsqu'il survient des pestes, ou que des saisons défavorables se suivent pendant
plusieurs années. Quand on jette les yeux sur tous ces accidents, on est vivement tenté de dire
ce que j'avançais tout à l'heure, qu'aucune loi n'est l'ouvrage d'aucun mortel et que presque
toutes les affaires humaines dépendent de la fortune, et, si l'on en dit autant de la navigation,
du pilotage, de la médecine, de l'art de la guerre, il me paraît qu'on en parle bien. Cependant
on on parle bien aussi quand, au rebours, on dit ceci de ces mêmes arts.
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN Que Dieu dispose de tout et qu'avec Dieu la fortune et l'occasion gouvernent
toutes les affaires humaines. Je dois toutefois adoucir mon affirmation et reconnaître qu'à la
suite de ces deux maîtres de législation, il y a place pour un troisième, l'art. Car je compte,
qu'en cas de tempête, on a grand profit à recourir à l'art du pilote. Qu'en penses-tu ?
CLINIAS Je pense comme toi.
L'ATHÉNIEN Il en est ainsi, pour la même raison, dans toutes les autres occurrences, et, il
faut le reconnaître, en matière de législation. Quand toutes les conditions nécessaires pour
qu'un pays ait un bon gouvernement se trouvent réunies, il faut toujours que l'État rencontre
un législateur attaché à la vérité.
CLINIAS C'est bien vrai.
L'ATHÉNIEN Et quand on a, pour chacune des choses que nous avons citées, l'art nécessaire,
que peut-on raisonnablement souhaiter, sinon d'obtenir de la fortune un concours de
circonstances tel qu'on n'ait besoin due de son talent ?
CLINIAS Rien d'autre.
L'ATHÉNIEN Et si l'on disait à tous les autres que nous avons nommés d'exprimer leur
souhait, ils le feraient, n'est-ce pas ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Et le législateur le ferait comme eux, je pense.
CLINIAS Je le pense aussi.
L'ATHÉNIEN Eh bien, législateur, lui dirons-nous, que faut-il que l'on te donne et dans
quelle situation veux-tu trouver l'État, pour que, pourvu du reste, tu puisses l'organiser comme
il faut ? Que faut-il dire après cela pour faire une réponse raisonnable ? Le dirons-nous au
nom du législateur ? es-tu de cet avis?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Donnez-moi, dira-t-il, un État gouverné par un tyran ; que ce tyran soit jeune,
doué d'une bonne mémoire et d'une grande facilité pour apprendre, qu'il soit courageux et
naturellement magnanime, et que ce que nous avons dit précédemment qui devait
accompagner toutes les parties de la vertu se trouve aussi présent dans son âme, s'il veut tirer
parti des autres avantages.
CLINIAS II me semble, Mégillos, que par cette dualité qui doit accompagner les autres,
l'étranger entend la tempérance, n'est-ce pas ?
L'ATHÉNIEN C'est la tempérance vulgaire, Clinias, non pas celle qu'on peut appeler auguste,
en la confondant de force avec la sagesse, mais cette tempérance innée qui se montre tout de
suite chez les enfants et les bêtes, qui rend les uns modérés dans l'usage des plaisirs, tandis
que les autres s'y livrent sans mesure, cette tempérance enfin à laquelle nous n'avons reconnu
aucune valeur, quand elle est séparée des nombreuses qualités qu'on appelle des biens.
Saisissez-vous ce que je dis ?
CLINIAS Parfaitement.

82
L'ATHÉNIEN Que notre tyran joigne donc cette dualité naturelle aux autres, s'il veut donner
à l'État le plus vite et le mieux possible la constitution qu'il doit recevoir pour rester toujours
très heureux ; car d'organisation plus rapide et meilleure pour un État, il n'y en as pas et il ne
saurait y en avoir.
CLINIAS Comment et par quelle raison, étranger, peut-on se persuader qu'en disant cela, on
parle avec justesse ?
L'ATHÉNIEN Il est facile de concevoir, Clinias, qu'il en est naturellement ainsi.
CLINIAS Que dis-tu là ? Tu prétends qu'il faudrait un tyran, jeune, tempérant, qui apprenne
facilement, qui ait de la mémoire, du courage et de la magnanimité ?
L'ATHÉNIEN Ajoute heureux, je ne veux pas dire heureux en tout, mais en ce qu'il se trouve
de son temps un législateur digne d'éloge et qu'un heureux hasard les rassemble.
Quand cela s'est produit, le dieu a déjà presque fait tout ce qu'il peut faire, quand il veut
rendre un État particulièrement prospère. La seconde chance, c'est qu'il se trouve deux chefs
comme celui que j'ai dépeint : pour la troisième, la difficulté croît proportionnellement au
nombre des chefs, et diminue, au contraire, s'ils sont moins nombreux.
CLINIAS Tu prétends donc que c'est de la tyrannie que vient la meilleure constitution pour un
État, lorsqu'il s'y rencontre un législateur éminent et un tyran modéré ; que c'est dans ces
conditions que le passage de l'une à l'autre s'opère le plus facilement et le plus vite ; qu'après
la tyrannie, c'est de l'oligarchie, n'est-ce pas ? et enfin et en troisième lieu de la démocratie.
L'ATHÉNIEN Pas du tout. Je mets au premier rang la tyrannie, au second le gouvernement
monarchique, au troisième une certaine espèce de démocratie, au quatrième l'oligarchie,
laquelle ne peut que très difficilement accueillir la naissance de ce gouvernement parfait,
parce que c'est dans l'oligarchie qu'il y a le plus de maîtres. Nous disons donc que ce
gouvernement parfait se réalise lorsque la nature y fait naître un vrai législateur et qu'il exerce
sa force de concert avec les hommes les plus puissants de la cité ; que là où ils sont le moins
nombreux, mais très forts, comme dans la tyrannie, c'est alors que le changement se fait
d'ordinaire vite et facilement.
CLINIAS Comment cela ? nous ne comprenons pas.
L'ATHÉNIEN Je m'en suis pourtant expliqué, non pas une fois, mais plusieurs. Mais peut-être
n'avez-vous même jamais considéré ce qui se passe dans un État gouverné par un tyran.
CLINIAS Pour ma part, je ne suis pas du tout curieux de le voir.
L'ATHÉNIEN Tu y verrais pourtant réalisé ce que je dis.
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN Qu'un tyran qui veut transformer les moeurs d'un État n'a besoin ni de
beaucoup de peine, ni de beaucoup de temps. Il n'a qu'à frayer le premier la route où il veut
former les citoyens pour qu'ils prennent des habitudes vertueuses ou des habitudes vicieuses.
Il suffit qu'il leur donne en tout l'exemple par sa propre conduite, qu'il approuve et
récompense certaines actions, qu'il en condamne d'autres et qu'il ne manque pas de couvrir
d'opprobre tous ceux qui refusent de lui obéir.
CLINIAS Nous pensons, nous aussi, que les citoyens suivront vite un homme qui a en main la
persuasion et la puissance tout ensemble.
L'ATHÉNIEN Que personne, mes amis, n'essaye de nous persuader que, pour changer les lois
d'un État, il y ait une voie plus courte et plus facile que l'exemple des souverains, ni qu'un tel
changement se fasse à présent ou puisse jamais se faire d'une autre manière. Il n'est pas, en
effet, impossible ni difficile que cela se réalise ; ce qui est difficile et qui n'est arrivé que
rarement dans la longue suite des temps, mais qui, lorsqu'il arrive, produit des milliers de
biens de toute sorte pour l'État qui a cette chance, le voici.
CLINIAS De quoi veux-tu parler ?
L'ATHÉNIEN C'est lorsque les dieux inspirent l'amour de la tempérance et de la justice à des
chefs puissants, revêtus d'un pouvoir monarchique ou particulièrement distingués par la

83
supériorité de leur richesse ou de leur noblesse, ou lorsque quelqu'un fait revivre en soi le
caractère de Nestor, qui surpassait, dit-on, tous les hommes par la force de ses discours et plus
encore par sa tempérance. Cela s'est vu, dit-on, au temps de la guerre de Troie, mais non de
notre temps. Si donc il y a eu, s'il y aura un jour, ou s'il y a maintenant chez nous un homme
de ce caractère, bienheureuse est la vie qu'il mène lui-même, bienheureux aussi ceux qui
écoutent docilement les leçons de tempérance qui sortent de sa bouche. Il faut en dire autant
de tout gouvernement où le souverain pouvoir se rencontre dans le même homme avec la
sagesse et la tempérance ; c'est alors que l'on voit naître la meilleure constitution et les
meilleures lois ; autrement, on ne le verra jamais. Cela soit dit à la manière des oracles,
comme une fable, et qu'il demeure démontré qu'à certains égards il est difficile d'établir une
bonne législation dans un État, mais que, d'autre part, si cc que nous disons arrivait, ce serait
le moyen de beaucoup le plus rapide et le plus aisé de l'instituer.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Essayons de façonner des lois en paroles, et de les appliquer à la cité comme
les vieillards forment les enfants.
CLINIAS Allons et ne tardons plus.

L'ATHÉNIEN Appelons Dieu à la fondation de cette cité. Puisse-t-il nous entendre, et, nous
ayant entendus, venir, propice et bienveillant, nous aider à organiser l'État et les lois !
CLINIAS Oui, qu'il vienne.
L'ATHÉNIEN Mais quelle. constitution méditons-nous de prescrire à notre cité ?
CLINIAS Qu'entends-tu par là ? Explique-toi plus clairement. Est-ce d'une constitution
démocratique, ou oligarchique, ou aristocratique, ou monarchique que tu veux parler ? car ce
ne saurait être de la tyrannie, du moins à ce que nous croyons.
L'ATHÉNIEN Voyons : lequel de vous deux voudrait répondre le premier et dire quelle est de
toutes ces constitutions celle qui est en usage dans son pays ?
MÉGILLOS N'est-ce pas à moi, qui suis le plus vieux, à répondre le premier ?
CLINIAS Sans doute.
MÉGILLOS En me représentant, étranger, la constitution de Lacédémone, je ne puis te dire
comment il faut la qualifier. Elle me parait ressembler à la tyrannie par le pouvoir exorbitant
qu'elle accorde aux éphores. Parfois, au contraire, il me paraît que, de tous les Etats cités, c'est
le plus démocratique. Soutenir d'autre part que ce n'est pas une aristocratie me parait tout à
fait absurde. Quant à la royauté, elle est à vie chez nous, et l'on convient chez nous, comme
partout ailleurs, que c'est le plus ancien des gouvernements. Pour moi, interrogé ainsi à brûle-
pourpoint, je ne puis réellement, je te l'ai déjà dit, définir exactement parmi ces constitutions
quelle est la nôtre.
CLINIAS Je me vois, Mégillos, dans le même cas que toi, et je suis fort embarrassé pour
affirmer quelle est de ces constitutions celle qui est en usage à Cnossos.
L'ATHÉNIEN C'est que, mes excellents amis, vos gouvernements sont de vrais
gouvernements. Ceux que nous avons nommés ne méritent pas ce titre : ils ne sont que des
assemblages de citoyens, dont une partie est maîtresse et l'autre esclave, et chacun prend son
nom de la partie maîtresse. Mais, s'il fallait qualifier chaque constitution d'après ce principe,
c'est le nom du dieu qui est le vrai maître des gens sensés qu'il conviendrait de lui donner.
CLINIAS Quel est ce dieu ?
L'ATHÉNIEN Faut-il encore recourir un peu à la fable pour nous aider à expliquer comme il
faut ce que vous demandez ?
CLINIAS Est-il donc nécessaire d'y recourir ?

84
VI

L'ATHÉNIEN Assurément. On raconte donc que très longtemps avant les États dont nous
avons passé en revue les établissements, au temps de Cronos, il y eut un règne, nue
administration qui fit le bonheur des peuples, et dont le meilleur gouvernement d'aujourd'hui
n'est qu'une imitation.
CLINIAS Il est donc, semble-t-il, indispensable que nous écoutions ce que tu as en dire.
L'ATHÉNIEN C'est mon avis, et c'est pour cela que j'en ai fait mention au cours de cet
entretien.
MÉGILLOS Tu as très bien fait, et, si ta fable a rapport à notre sujet, tu ne feras pas moins
bien d'en conter la suite jusqu'au bout.
L'ATHÉNIEN Il faut faire comme vous dites. La tradition nous a appris combien la vie était
heureuse en ce temps-là, où la terre fournissait tout en abondance et sans travail. Voici, à ce
qu'on dit, quelle en fut la cause : Cronos, sachant, comme nous l'avons remarqué, qu'aucun
homme n'est assez doué par la nature pour gouverner en maître absolu toutes les affaires
humaines, sans s'abandonner à la violence et à l'injustice, Cronos, dis-je, persuadé d de cette
vérité, établit comme rois et chefs de nos cités, non des hommes, mais des êtres d'une race
plus divine et meilleure, des démons, comme nous faisons nous-mêmes à présent à l'égard des
moutons et de tous les troupeaux d'animaux domestiques. Et en effet nous ne donnons pas des
boeufs aux boeufs ou des chèvres aux chèvres pour les commander, mais c'est nous-mêmes,
race supérieure, qui les gouvernons en maîtres absolus. De même ce dieu, qui aimait les
hommes, préposa pour nous gouverner des êtres d'une espèce meilleure que la nôtre, des
démons, qui, prenant soin de nous, sans peine ni pour eux ni pour nous, firent régner la paix,
la pudeur, les bonnes lois, la justice intégrale, avec la concorde et le bonheur, parmi les races
humaines. Ce récit ne sort point de la vérité ; encore aujourd'hui il nous enseigne que, si un
État n'est point gouverné par un dieu, mais par un homme, il ne saurait échapper aux maux et
aux travaux ; que nous devons imiter par tous les moyens la vie que l'on menait, dit-on, au
temps de Cronos et que, soit dans la vie politique, soit dans la vie privée, nous devons obéir à
la partie immortelle de notre âme pour administrer nos maisons et nos cités, en donnant le
nom de loi à l'intelligence qui nous a été répartie. Si, au contraire, dans un gouvernement, quel
qu'il soit, monarchique, oligarchique ou populaire, celui qui commande est enclin au plaisir et
aux passions, impatient d'en jouir et incapable de les contenir ; s'il est malade d'un mal
inguérissable et insatiable, un pareil homme, qu'il commande à un particulier ou à un État,
foulera aux pieds les lois, et ne laissera aucun espoir de salut. C'est à nous, Clinias, de voir si
nous réglerons notre conduite sur cette fable, ou si nous agirons autrement.
CLINIAS Nous ne pouvons que la régler comme tu dis.
L'ATHÉNIEN Songes-tu que certaines gens disent qu'il y a autant d'espèces de lois que de
formes de gouvernement, et de ces formes, nous venons de voir combien on en compte
généralement. Ne va pas croire que l'objet de cette discussion soit de mince intérêt ; il est, au
contraire, d'une très grande importance, et il nous ramène à la question de savoir ce qui est
l'objet du juste et de l'injuste ; car les lois, disent-ils, se doivent avoir en vue ni la guerre, ni la
vertu prise en son entier, mais l'intérêt du gouvernement établi, quel qu'il soit, et le maintien
perpétuel de son autorité, et voici, selon eux, la meilleure définition de la justice selon la
nature.
CLINIAS Quelle définition ?
L'ATHÉNIEN L'intérêt du plus fort.
CLINIAS Explique-toi plus clairement.
L'ATHÉNIEN Il est certain, disent-ils, que c'est. toujours le plus fort qui fait les lois dans
chaque État. Est-ce vrai ?
CLINIAS C'est vrai.

85
L'ATHÉNIEN Crois-tu, poursuivent-ils, que le vainqueur, quel qu'il soit, peuple, tyran ou tout
autre gouvernant, en établissant ses lois, se proposera volontairement quelque autre chose que
son intérêt, c'est-à-dire le maintien de son autorité ?
CLINIAS Il n'en saurait être autrement.
L'ATHÉNIEN N'est-il pas vrai aussi que celui qui violera ces lois une fois établies sera puni
comme un criminel par leur auteur, qui les qualifiera de justes ?
CLINIAS Il y a du moins apparence.
L'ATHÉNIEN Voilà ce qu'est toujours la justice, et c'est ainsi qu'il faut la comprendre.
CLINIAS Oui, si l'on s'en rapporte à ce qu'ils disent.
L'ATHÉNIEN C'est en effet une de ces maximes sur lesquelles se fonde le droit de
commander.
CLINIAS Quelles maximes ?
L'ATHÉNIEN Celles que nous avons examinées, en nous demandant qui doit commander et
qui doit obéir. Nous avons reconnu alors que c'est aux parents de commander à leurs enfants,
aux vieillards de commander aux jeunes gens, aux nobles aux gens de basse naissance. Il y
avait, s'il vous en souvient, beaucoup d'autres maximes opposées les unes aux autres, parmi
lesquelles était celle dont nous parlons, et à ce propos nous avons dit que Pindare considérait
comme juste et selon la nature la domination de la force.
CLINIAS Oui, c'est bien ce que nous avons dit alors.
L'ATHÉNIEN Vois donc auquel de ces prétendants nous devons confier notre cité. Car voici
ce qui est arrivé déjà dans des milliers d'États.
CLINIAS Quoi ?

VII

L'ATHÉNIEN Quel l'autorité y étant disputée, les vainqueurs ont si complètement accaparé
les affaires qu'ils n'ont laissé aucune part dans le gouvernement aux vaincus, ni à leurs
descendants, et qu'ils vivent dans une défiance continuelle, de peur qu'un des vaincus arrivant
au pouvoir ne se soulève au souvenir des maux endurés. Or nous affirmons, nous, que ce ne
sont pas là des gouvernements, ni des lois véritables, si elles n'ont pas été établies pour la
communauté tout entière de l'État ; nous affirmons que les lois qui sont faites dans l'intérêt
d'un parti sont des lois factieuses, et non des lois civiles, et que les qualifier de justes, c'est
abuser des mots. Tout ceci est pour dire que dans ta ville nous ne conférerons pas de charge
publique à un homme parce qu'il est riche, ni parce qu'il possède quelque autre avantage de ce
genre, force, grandeur ou noblesse ; mais s'il en est un qui se montre le plus soumis aux lois et
qui remporte sur ses concitoyens ce genre de victoire, c'est à celui-là que nous confierons la
fonction des dieux, la plus importante au premier de ces vainqueurs, la deuxième au
deuxième, et chacune de celles qui suivent proportionnellement à leur mérite. Au reste. si j'ai
appelé les magistrats serviteurs des lois, ce n'est pas que je veuille rien changer aux termes
établis, c'est que je suis persuadé que le salut de l'État dépend principalement de là, comme
aussi sa perte ; c'est que je vois qu'un État où la loi est soumise à ceux qui gouvernent et reste
sans autorité est tout près de sa perte, et qu'au contraire, celui où la loi est maîtresse et où les
magistrats sont esclaves de la loi se conserve et jouit de tous les biens que les dieux accordent
aux États.
CLINIAS Oui, par Zeus, étranger ; car tu as la vue perçante, comme il convient à ton âge.
L'ATHÉNIEN C'est que, lorsqu'on est jeune, on a pour ces sortes (le choses la vue plus
émoussée ; devenu vieux, on les voit plus distinctement.
CLINIAS C'est très vrai.
L'ATHÉNIEN Et maintenant, ne supposerons-nous pas que les colons sont arrivés, qu'ils sont
devant nous, et ne faut-il pas achever pour eux notre plan de législation ?

86
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Disons-leur donc : "Mes amis, Dieu, suivant une ancienne tradition (47), est le
commencement, la fin et le milieu de tous les êtres. Il marche toujours en ligne droite
conformément à sa nature, en même temps qu'il embrasse le monde. Il est toujours suivi de la
justice, qui punit les infractions de la loi divine. Quiconque veut être heureux doit s'attacher à
la justice et marcher humblement et modestement sur ses pas. Mais celui qui, enflé d'orgueil
et exalté par ses richesses, ses honneurs ou sa beauté, et, sous l'empire de la jeunesse et de
l'ignorance, se laisse emporter à la violence qui l'enflamme au point de croire qu'il n'a besoin
ni de chef ni de guide et qu'il est capable lui-même de guider les autres, est abandonné de
Dieu, et, se joignant à d'autres présomptueux comme lui, il fait des bonds désordonnés et jette
le trouble partout. Il passe aux yeux de beaucoup de gens pour être quelqu'un ; mais il ne tarde
pas à payer à la justice une peine éclatante et il finit par ruiner de fond en comble lui-même,
sa maison et sa patrie." En face de ces dispositions, que doit faire ou projeter l'homme sage ?
CLINIAS Il est évident que tout homme sensé doit penser à être du nombre de ceux qui
suivent la Divinité.

VIII

L'ATHÉNIEN Quelle est donc la conduite qui plaît à Dieu et se conforme à la sienne ? Il n'y
en a qu'une, qui se fonde sur cet antique dicton, que le semblable plaît à son semblable,
pourvu qu'il garde la mesure ; car les êtres qui s'en écartent ne sauraient se plaire l'un à l'autre,
ni à ceux qui restent dans, la mesure. Or Dieu est la vraie mesure de toutes choses ; il l'est
beaucoup plus qu'un homme, quel qu'il soit. Aussi, pour être aimé de Dieu, il faut se rendre,
dans la mesure de ses forces, semblable à lui. Suivant ce principe, celui de nous qui est
tempérant est ami de Dieu, car il lui ressemble, tandis que l'intempérant, loin de lui
ressembler, en est tout l'opposé, et par suite injuste. Il faut en dire autant des autres vertus et
des autres vices. De ce principe il nous faut déduire cette maxime, la plus belle et la plus vraie
de toutes, à mon avis, c'est que le moyen le plus beau, le meilleur et le plus efficace et qui sied
particulièrement à l'homme vertueux, s'il veut avoir mie vie heureuse, c'est de sacrifier aux
dieux, de communiquer avec eux par des prières, des offrandes et un culte assidu, mais qu'à
l'égard du méchant, c'est naturellement le contraire, parce que l'âme du méchant est impure,
au lieu que celle de l'homme de bien est pure. C'est une erreur de croire que jamais dieu ou
homme puisse accueillir les dons d'un criminel.
C'est donc en vain que les impies s'évertuent à gagner les dieux ; les justes, au contraire, y
réussissent toujours. Tel est le but auquel nous devons viser. Mais quels sont, si je puis ainsi
parler, les traits qu'il faut lancer et quelle est la voie la plus droite pour l'atteindre. Il me
semble d'abord qu'après les honneurs dus aux habitants de l'Olympe et aux dieux de la cité, on
atteindra le but de la vraie piété en réservant, comme il est juste, aux dieux souterrains des
victimes de second ordre en nombre impair et les parties de ces victimes qui sont à gauche, et
en immolant aux dieux d'en haut des victimes en nombre pair, avec les qualités et les parties
opposées à celles que je viens de dire (48). Après ces dieux, le sage rendra aussi un culte aux
démons, et, après les démons, aux héros, puis il vénérera, selon la loi, les autels privés des
dieux de la famille.
Il honorera ensuite ses père et mère pendant leur vie, parce que c'est justice de payer la
première, la plus grande, la plus respectable de toutes les dettes, et de croire que tous les biens
que l'on a acquis et qu'on possède appartiennent à ceux qui nous ont engendrés et nourris, et
qu'il faut, autant qu'on le peut, les mettre à leur service, en commençant par les biens de la
fortune, pour passer ensuite à ceux du corps, et en troisième lieu à ceux de l'âme, leur payant
ainsi avec usure les soins et les peines extrêmes que notre enfance leur a coûtés autrefois, et
leur témoignant notre reconnaissance, quand ils sont vieux et dans le besoin. Il faut, de plus,

87
pendant toute sa vie, parler toujours à ses parents avec le plus grand respect, parce que les
paroles, quoique légères, sont punies d'un lourd châtiment ; car Némésis, messagère de la
Justice, a été commise pour veiller à ces sortes de manquements. Il faut donc céder à leur
colère et leur permettre de l'assouvir, soit par des paroles, soit par des actions, et les excuser,
parce qu'il est très naturel qu'un père qui se croit offensé par son fils se fâche violemment.
Pour les parents morts, le tombeau le plus modeste est le plus beau ; il ne doit ni dépasser le
volume habituel ni rester inférieur à ceux que nos ancêtres élevaient à leurs pères. Il faut aussi
rendre aux morts les soins annuels destinés à honorer leur mémoire ; c'est en ne négligeant
rien pour la perpétuer qu'il faut surtout et toujours les honorer, et aussi en attribuant aux morts
une part modique des biens que la fortune nous donne. En agissant ainsi et en vivant selon ces
règles, chacun de nous recevra toujours des dieux et des êtres qui sont meilleurs que nous la
récompense de sa piété et passera la plus grande partie de sa vie dans de douces espérances.
Quant à nos devoirs envers nos enfants, nos proches, nos amis, nos concitoyens, à la pratique
de l'hospitalité recommandée par les dieux et aux devoirs de société qu'il faut accomplir selon
la loi pour embellir notre vie, c'est aux lois que le détail en appartient, c'est à elles de nous
persuader ou de châtier par la violence ou les voies de justice ceux qui sont réfractaires à la
persuasion et aux préceptes de la moralité, et à rendre ainsi, avec l'assistance des dieux, notre
cité bienheureuse et prospère.
Quant aux autres objets dont le législateur ne peut s'empêcher de parler, s'il pense comme
moi, mais qu'il ne convient pas d'exprimer sous forme de loi, il me paraît à propos qu'il s'en
propose un plan général à lui-même et à ceux pour qui il légifère, et qu'après avoir expliqué
tout ce qui reste, il se mette ensuite à édicter ses lois. Mais sous quelle forme particulière tout
cela se présente-t-il ? il n'est pas facile de l'exprimer dans une sorte de modèle qui le résume.
Essayons cependant de trouver quelque point fixe où1 nous puissions nous arrêter.
CLINIAS Quel point ?
L'ATHÉNIEN Je voudrais que nos citoyens fussent aussi dociles que possible à
l'enseignement de la vertu, et il est évident que le législateur essayera d'arriver à ce résultat
dans toute sa législation.
CLINIAS Sans contredit.

IX

L'ATHÉNIEN Il m'a semblé que ce que nous avons dit, s'il touchait une âme qui ne fût pas
tout à fait sauvage, pourrait la rendre plus douce et plus docile à nos conseils, et que, si, en
augmentant tant soit peu la bienveillance de nos auditeurs, nous les trouvions plus disposés à
s'instruire, il y aurait là de quoi être pleinement satisfait ; car la chose n'est pas facile, et la
foule n'est pas grande de ceux qui mettent beaucoup de zèle à devenir le meilleurs possible le
plus promptement possible,. La plupart des gens déclarent qu'Hésiode a fait preuve de sagesse
en disant que la route qui conduit au vice est unie, qu'on y marche sans suer et qu'on est
bientôt arrivé au terme, "qu'au contraire, les dieux immortels ont placé devant la vertu la
sueur, que le chemin qui y mène est long et escarpé et raboteux dès l'abord, mais que dès
qu'on est arrivé au sommet, il devient aisé, de rude qu'il était (49)."
CLINIAS Je trouve aussi que c'est bien dit.
L'ATHÉNIEN Assurément. Mais je veux vous soumettre le résultat que j'ai cherché par mon
discours précédent.
CLINIAS Fais donc.
L'ATHÉNIEN Engageons la conversation avec le législateur et disons-lui : "Réponds-nous,
législateur : si tu savais ce que nous devons faire et dire, n'est-il pas évident que tu nous le
dirais ?"
CLINIAS Nécessairement.

88
L'ATHÉNIEN Eh bien, est-ce que tout à l'heure nous ne t'avons pas entendu dire que le
législateur ne doit pas permettre aux poètes de faire ce qui leur plaît à eux-mêmes, parce que,
faute de connaître ce que leurs discours peuvent avoir de contraire aux lois, ils nuiraient à
l'État ?
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Si donc, au nom des poètes, nous lui tenions le langage suivant, ne lui dirions-
nous pas des choses raisonnables ?
CLINIAS Quel langage ?
L'ATHÉNIEN Voici. Il y a, législateur, un vieux dicton que nous citons toujours, nous autres
poètes, et sur lequel tout le monde est d'accord, c'est que, lorsque le poète est assis sur le
trépied des Muses, il n'est plus maître de sa raison, que, semblable à une fontaine, il laisse
couler tout de suite ce qui lui vient à l'esprit, et que, son art n'étant qu'une imitation, il est
forcé, lorsqu'il représente des hommes dont les sentiments s'opposent, de dire le contraire de
ce qu'il a dit, sans savoir de duel côté est la vérité. Mais le législateur n'a pas le droit de faire
cela dans sa loi : il ne doit pas tenir deux langages différents sur la même chose; il ne doit en
tenir qu'un sur la même chose. Juges-en d'après ce que tu as dit tout à l'heure à propos des
sépultures, qu'il y en a de trois sortes, une qui dépasse la mesure, une qui n'y atteint pas et une
qui tient le milieu. Tu en as choisi une, celle qui tient le milieu ; c'est celle que tu
recommandes et que tu as approuvée tout uniment. Pour moi, si j'avais à peindre dans un
poème une femme extraordinairement riche qui ferait des recommandations pour sa sépulture,
c'est celle qui dépasse la mesure que j'approuverais ; si c'était un homme économe et pauvre,
ce serait celle qui reste en deçà de la mesure, et si c'était un homme d'une fortune modérée et
modéré lui-même, il approuverait la modérée. Mais toi, tu ne dois pas te borner, comme tu l'as
fait, à parler de la modérée ; il faut dire ce que tu entends par sépulture modérée et quelle
ampleur tu lui donnes ; autrement, ne t'imagine pas faire une loi de cette simple assertion. »
CLINIAS Ce que tu dis-là est très vrai.

L'ATHÉNIEN Est-ce que notre législateur ne mettra point quelque préambule semblable en
tête de ses lois et indiquera-t-il tout de suite, sans explication, ce qu'il faut faire, et passera-t-il
à une autre loi, après avoir menacé d'une peine les contrevenants, sans ajouter un seul mot
pour encourager et persuader ceux pour lesquels il légifère, et, comme les médecins traitent
les maladies, celui-ci d'une façon, celui-là d'une autre... Mais rappelons-nous d'abord l'une et
l'autre manière de traiter les malades ; puis nous ferons au législateur la même prière que des
enfants feraient à un médecin pour qu'il leur applique les remèdes les plus doux. Voici ce que
je veux dire. Nous voyons, n'est-ce pas ? qu'à côté des médecins il y a des serviteurs des
médecins que nous appelons médecins, eux aussi ?
CLINIAS Assurément ?
L'ATHÉNIEN Mais qu'ils soient libres ou esclaves, c'est d'après les ordonnances de leurs
maîtres, en les regardant faire et en expérimentant les remèdes, que ces derniers apprennent
leur métier, au lieu que les vrais médecins ont appris leur art grâce à un don naturel et qu'ils
l'enseignent de même à leurs enfants. Reconnais-tu ces deux espèces de médecins ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Les malades dans les villes sont libres ou esclaves. Or, ne remarques-tu pas
que les esclaves se font généralement soigner par des esclaves, qui vont courant par la ville ou
qui reçoivent les malades dans les salles d'attente de leurs maîtres ? Quelle dqueue soit la
maladie de leurs clients, ces sortes de médecins ne donnent ni n'acceptent aucune explication,
et, après leur avoir prescrit, en vrais tyrans, avec toute la suffisance d'un habile homme, ce
que la routine leur suggère, ils les quittent brusquement pour aller voir un autre esclave

89
malade, facilitant ainsi la tâche de leurs maîtres dans les soins qu'ils donnent à leurs malades.
Au contraire, le médecin de, condition libre ne soigne guère que des hommes libres, il
surveille leurs maladies, remonte à leur origine, en suit le progrès naturel, fait part de ses
observations au malade lui-méme et à ses amis, et, aussitôt qu'il remarque quelque chose, il en
instruit comme il le peut son malade et ne lui délivre aucune ordonnance avant de l'avoir
persuadé ; et alors adoucissant toujours son malade par la persuasion, il tâche ainsi de le
ramener définitivement à la santé. Laquelle de ces deux méthodes, cette dernière ou l'autre, est
la meilleure, soit qu'elle soit appliquée par un médecin ou par un maître de gymnase ? Quel
est le meilleur, de celui qui emploie deux moyens pour arriver à son but, ou de celui qui ne
recourt qu'à un seul, et encore au moins bon et au plus rude ?
CLINIAS Celui qui emploie deux moyens, l'emporte de beaucoup, étranger.
L'ATHÉNIEN Veux-tu que nous examinions ces deux méthodes, la double et la simple, en les
appliquant à la législation ?
CLINIAS Sans doute, je le veux.

XI

L'ATHÉNIEN Dis-moi donc, au nom des dieux, quelle est la première loi que portera le
législateur ? Ne suivra-t-il point l'ordre de la nature et ne règlera-t-il pas d'abord par ses
prescriptions ce qui concerne la génération dans un État ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Mais la génération ne suppose-t-elle pas d'abord le mariage qui mêle et unit les
deux sexes ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Il semble donc que dans tout état il faille, pour bien faire, édicter d'abord les
lois sur le mariage.
CLINIAS Parfaitement.
L'ATHÉNIEN Parlons d'abord de la formule simple ; elle peut être conçue en ces termes : on
se mariera depuis l'âge de trente ans jusqu'à trente-cinq, sinon, on sera frappé d'une amende et
noté d'infamie ; l'amende montera à telle et telle somme ; la privation des droits sera telle et
telle. Voilà ce que sera la formule simple de la loi sur le mariage. Passons à la double : on se
mariera depuis l'âge de trente jusqu'à trente-cinq. On fera réflexion que c'est ainsi que le genre
humain participe en un certain sens à l'immortalité, à laquelle chacun de nous aspire
ardemment. Car aimer la gloire et ne pas vouloir que notre nom s'éteigne à notre mort, c'est au
fond désirer d'être immortel. Le genre humain est lié au temps, il le suit et le suivra jusqu'au
bout. Sa manière d'être immortel, c'est de laisser après lui des enfants de ses enfants ; il reste,
grâce à la génération, toujours le même et participe ainsi à l'immortalité (50). C'est toujours
une impiété de se priver volontairement de cet avantage, et celui-là s'en prive délibérément
qui ne s'inquiète, point d'avoir une femme et des enfants. Si donc on obéit à la loi, on n'aura
aucun dommage à craindre ; mais si on n'y obéit pas et si l'on n'est pas marié à trente-cinq ans,
on sera mis à l'amende tous les ans et l'on paiera telle ou telle somme, afin qu'on ne s'imagine
pas que le célibat soit une source de profit et facilite l'existence ; on n'aura non plus aucune
part aux honneurs que la jeunesse rend chez nous à la vieillesse en toute occasion. En
comparant les deux modèles de lois que vous venez d'entendre, on peut se faire une idée de
chacune d'elles et se demander s'il faut adopter la formule double, celle qui persuade et
menace à la fois, en la faisant aussi courte que possible, ou la formule simple et courte, qui se
borne à menacer.
MÉGILLOS L'habitude des Lacédémoniens, étranger, est de préférer toujours la brièveté.
Cependant si l'on me faisait juge de ces deux formules et qu'on me demandât laquelle de ces
deux rédactions je préférerais, je choisirais la plus longue, et, je ferais de même pour tout

90
autre loi : si on me soumettait les deux modèles, c'est encore le même que, je choisirais. Mais
il est indispensable que Clinias approuve les lois que nous proposons actuellement, puisque
c'est à l'usage de sa patrie que ces lois sont destinées.
CLINIAS Ton avis me paraît excellent, Mégillos.

XII

L'ATHÉNIEN Au reste, il est puéril de s'arrêter à la longueur ou à la brièveté de la rédaction ;


car c'est, je pense, à ce qu'il y a de meilleur, et non à ce qui est le plus bref ni à ce qui est long
qu'il faut avoir égard, et, si dans les lois que nous venons de poser, les unes l'emportent sur les
autres en efficacité, ce n'est pas uniquement parce qu'elles sont doubles, mais parce qu'elles
sont, comme je l'ai dit tout à l'heure, exactement assimilables aux deux espèces de médecins
que je vous ai présentées. En outre, il semble qu'aucun législateur n'a encore jamais pensé
qu'il avait, pour faire observer ses lois, deux moyens, la persuasion et la force, et c'est ce
dernier qu'ils emploient surtout envers la foule ignorante : ils ne mêlent point la persuasion
avec la force et ils ne se servent que de la force pure. Pour moi, mes bienheureux amis, je vois
qu'il faut encore en législation un troisième moyen, dont on ne se sert pas aujourd'hui (51).
CLINIAS De quoi veux-tu parler ?
L'ATHÉNIEN D'une chose qui, grâce à Dieu, ressort de notre entretien. En effet, nous avons
commencé à parler des lois dès le matin ; il est déjà midi, et nous voill arrivés à ce magnifique
reposoir sans avoir parlé d'autre chose que des lois, et cependant je vois que nous n'avons
entamé la matière à proprement parler que depuis un instant ; tout ce qui a précédé n'en était
que le prélude. Qu'est-ce que j'entends par là ? Je veux dire que, dans les discours et partout
où la voix intervient, il y a des préludes et comme des exercices préparatoires par lesquels on
s'essaye, selon les règles de l'art, à l'exécution de ce qui doit suivre, et nous voyons que pour
les airs qu'on joue sur la cithare et auxquels on donne le nom de lois, et aussi pour toute
espèce de musique, il y a des préludes travaillés avec un art merveilleux. Mais pour les vraies
lois, qui sont, à mon avis, les lois politiques, personne n'a encore parlé de prélude, personne
n'en a composé et mis au jour, comme si de leur nature elles n'en devaient point avoir.
Cependant la discussion que nous venons de faire nous a montré, ce me semble, qu'elles en
ont ; nous avons vu que les lois due j'ai proposées comportent une double rédaction, et non
pas seulement double, mais de deux espèces, la loi et le prélude de la loi. La prescription
tyrannique que nous avons comparée aux ordonnances des esclaves qui exercent la médecine,
c'est la loi proprement dite ; celle dont il a été question auparavant, que nous avons appelée
persuasive et qui est réellement propre à persuader, joue le rôle du prélude dans les discours;
car c'est afin que le citoyen auquel s'adresse la loi reçoive avec bienveillance et par suite avec
plus de docilité la prescription qu'est la loi, c'est, dis-je, visiblement pour cela que l'orateur qui
voulait persuader a tenu tout ce discours. C'est pourquoi ce préambule serait, à mon avis,
justement nommé prélude plutôt que raison de la loi. Après cela, que pourrais-je encore
souhaiter qu'on me dise ? Ceci, c'est qu'il faut que le législateur ne propose jamais de lois sans
mettre un préambule à chacune, ce qui les rendra aussi différentes entre elles que les deux
méthodes législatives dont nous avons parlé tout à l'heure.
CLINIAS Pour moi, c'est. exactement ainsi que je recommanderais à un homme entendu en
cette matière de. nous présenter ses lois.
L'ATHÉNIEN M'est avis, Clinias, que tu as raison de dire que toutes les lois ont un prélude et
que, lorsqu'on commence un travail de législation, il faut, avant de rien énoncer, mettre à
chaque loi le prélude qui lui convient ; car ce qui reste à dire ensuite est de conséquence, et il
importe beaucoup que l'exposition en soit claire ou obscure. Si pourtant nous exigions un
prélude aussi bien pour les petites lois que pour celles qu'on appelle grandes, nous
commettrions une erreur. Aussi bien on ne doit pas en donner à tous les chants et à tous les

91
discours ; ce n'est pas que chacun d'eux n'en ait un qui lui soit propre, mais il ne faut pas en
donner à tous ; il faut toujours s'en remettre la-dessus à l'orateur, au musicien, au législateur.
CLINIAS Il me semble que ce que tu dis est très vrai. Mais ne tardons plus, étranger, à entrer
en matière. Revenons à notre sujet et commençons, si tu le trouves bon, par ce dont tu parlais
tout à l'heure, sans penser que c'était là un pélude. Recommençons donc, comme, disent les
joueurs, pour amener mieux, et, au lieu de faire, comme tout à l'heure un discours quelconque,
faisons un prélude et commençons-le en reconnaissant que c'en est un. Ce que nous venons de
dire sur le culte des dieux et le respect dû aux parents et tout à l'heure sur les mariages est
suffisant. Essayons maintenant de dire ce qui vient après, jusqu'à ce que le prélude te paraisse
complètement traité après quoi tu entreras dans le détail des lois.
L'ATHÉNIEN Nous avons donc, disons-nous, fait un prélude suffisant aux lois qui
concernent les dieux, les démons et les parents vivants ou morts, et il me semble que tu
m'exhortes à mettre pour ainsi dire au jour ce qui manque encore à ce prélude.
CLINIAS Parfaitement.
L'ATHÉNIEN Cependant il est communément très à propos d'examiner, moi en parlant, vous
en écoutant, le plus ou moins de soin qu'il faut prendre de son âme, de son corps et de ses
biens, pour parvenir autant que possible à la véritable éducation. Voilà vraiment ce que nous
avons à dire et à écouter à présent.

(45) Scipion reprend les mêmes idées que Platon lorsque, au début dit second livre de la
République de Cicéron, il loue Romulus d'avoir fondé Rome à une certaine distance de la
mer. Il évita ainsi le danger d'étre surpris par lui débarquement des ennemis. " En outre, dit-il,
il y a, en ce qui concerne les moeurs, une corruption et une instabilité propres aux villes
maritimes ; des parlers nouveaux, des habitudes nouvelles y pénètrent; on n'y importe pas
seulement des marchandises, mais aussi des coutumes étrangéres, de sorte que nulle
institution nationale ne se conserve dans sa pureté. Les habitants de ces villes ne sont pas
attachés à leurs foyers ; l'espoir aux ailes rapides les transporte au loin en pensée, et même,
lorsque les corps demeurent en repos, les âmes se détachent de la patrie et vagabondent. En
fait, rien n'a plus contribué à la lente décadence et à la chute de Carthage et de Corinthe que
les voyages dans toutes les directions de leurs citoyens. Curieux de trafic et dle navigation, ils
ne cultivaient plus leurs champs et ne s'exerçaient plus au maniement des armes. Le charme
mine d'une situation trop heureuse alimente le désir par la séduction de sa magnificence et la
douceur du repos qu'on y goûte." Cicéron, République, II, 1-5.
(46) Iliade, XIV, 96-101.
(47) C'est une tradition orphique.
(48) Cette prescription vient des Pythagoriciens, d'après Phitarque, qui dit au chapitre IX de
la vie de Numa : "La plupart des ordonnances de Numa ressemblent beaucoup aux préceptes
dits Pythagoriciens. Ces philosophes... prescrivent de sacrifier aux dieux célestes en nombre
pair, et aux dieux infernaux en nombre impair, symboles dont ils cachent au peuple le
véritable sens.. Les institutions de Numa contenaient ainsi un sens caché
(49) Hésiode, Travaux et Jours, v. 286 et suiv.
(50) Regardez les individus, nul animal n'est immortel tout vieillit, tout passe, tout disparaît,
tout est anéanti. Regardez les espèces : tout subsiste, tout est permanent et immuable, dans
une vicissitude continuelle. " Fénelon, Exstence de Dieu, 1e partie, ch. Il.
(51) Cicéron, lui aussi, veut que l'on fasse l'éloge de la loi, avant de l'énoncer . "A l'exemple
de Platon, l'homme le plus savant, le philosophe le plus considérable que je sache, le premier
qui ait composé un écrit sur la république et ensuite ait traité à part des lois, je crois devoir,
avant de l'énoncer, faire l'éloge de la loi. Ainsi ont fait Zaleucus et Charondas, lorsqu'ils ont
mis par écrit leurs lois, non pour se satisfaire eux-mêmes et pour leur plaisir propre, mais pour

92
servir la république. Comme eux, Platon a cru que la loi devait parfois user de persuasion, et
non toujours de la contrainte et des menaces. »

LIVRE V
I
L'ATHÉNIEN Prêtez l'oreille, vous tous qui avez entendu ce que j'ai dit tout à l'heure au sujet
des dieux et de nos pères bien aimés. De tous les biens que nous possédons, l'âme est, après
les dieux, ce qui est le plus divin, et ce qui nous touche de plus près. Il y a en chacun de nous
deux parties, l'une plus puissante et meilleure, qui commande en maîtresse, l'autre, inférieure
et moins bonne, qui obéit en esclave. Il faut donc toujours donner la préférence à celle qui
commande sur celle qui obéit. Ainsi donc, quand je dis qu'il faut honorer l'âme en second lieu,
après les dieux, nos maîtres, et ceux qui les suivent en dignité, je fais une recommandation
fondée en raison. Mais on peut dire qu'aucun de nous ne l'honore comme il convient, bien
qu'il croie le faire ; car l'honneur est un bien divin, et rien de ce qui est mauvais ne mérite
qu'on l'honore. Aussi quiconque la glorifie par des paroles, des présents, des complaisances,
sans la rendre meilleure qu'elle n'était, s'imagine qu'il l'honore ; mais il n'en est rien.
C'est ainsi que chaque homme dès l'enfance, se croyant capable de tout connaître et pensant
honorer son âme en la louant, s'empresse de lui accorder la liberté de faire ce qu'elle veut.
Mais nous, nous disons que se comporter ainsi, c'est nuire à son âme, au lieu de l'honorer, car
il faut, disons-nous, lui accorder le premier rang après les dieux. Ce n'est pas non plus
l'honorer de ne jamais reconnaître ses fautes et la plupart de ses défauts, même les plus
considérables, d'en rendre les autres responsables, et de se tirer toujours du nombre des
coupables, croyant par la honorer son âme, alors qu'il s'en faut de beaucoup et qu'on ne fait
que lui nuire. On ne l'honore pas du tout non plus, lorsqu'au mépris des prescriptions et des
recommandations du législateur, on s'abandonne aux plaisirs ; on la déshonore, au contraire,
en la remplissant de maux et de remords. De même, lorsqu'on ne se donne pas la peine de
surmonter les travaux loués au contraire par le législateur, les craintes, les douleurs et les
chagrins, et qu'on y cède, on ne l'honore pas du tout, puisque en s'abandonnant à toutes ces
faiblesses, on la rend indigne d'être honorée. On ne l'honore pas davantage, lorsqu'on se
persuade que la vie est de toutes manières un bien ; au contraire, on la déshonore par là ; car,
si l'âme se persuade qu'il n'y a que du mal dans l'Hadès, on cède il cette idée sans résister, et
l'on fait voir et l'on démontre qu'on ne sait pas si les dieux de là-bas ne nous réservent pas au
contraire les plus grands des biens.
De même préférer la beauté à la vertu, ce n'est pas autre chose que déshonorer son âme
réellement et entièrement ; c'est, en effet, dire, contre toute vérité, que le corps est plus
estimable que l'âme ; car rien de ce qui est né de la terre n'est plus estimable que ce qui vient
du ciel, et quiconque pense autrement de son âme ignore quel admirable bien il dédaigne. On
n'honore pas non plus son âme par des présents, lorsqu'on désire acquérir des richesses par des
voies malhonnêtes et qu'on n'est pas fâché de les acquérir ainsi ; tant s'en faut, puisque c'est
vendre pour un peu d'or ce que l'âme a de précieux et de beau, car tout l'or qui est sur terre ou
sous terre ne vaut pas la vertu. En un mot, quiconque ne consent pas à s'abstenir, autant qu'il
dépend de lui, de ce que le législateur a compté et rangé parmi les choses honteuses et
mauvaises, et à pratiquer au contraire de tout son pouvoir ce qu'il a classé parmi les choses
bonnes et belles, celui-là ne voit pas qu'en tout cela il traite son âme, sa partie la plus divine,
de la manière la plus déshonorante et la plus inconvenante. Presque personne ne songe à ce
qu'on peut appeler le plus grand châtiment de la perversité, qui est de devenir semblable aux
gens vicieux, et, par suite, de fuir les gens de bien et les discours vertueux, de s'en éloigner et
de chercher la compagnie des méchants jusqu'à nous coller à eux et, une fois confondus avec
eux, de faire et de souffrir forcément ce qu'il est naturel que les méchants fassent et disent
entre eux. Mais ce n'est point encore là le châtiment véritable, puisque la justice et le

93
châtiment sont beaux ; le châtiment, c'est la punition qui suit l'injustice. Qu'on y soit
condamné ou qu'on y échappe, on est également malheureux, soit parce qu'on lie guérit pas
son mal, soit parce qu'on se perd pour que beaucoup d'autres se sauvent. En un mot, ce qui
nous honore, c'est de suivre ce qu'il y a de meilleur en nous, et de rendre le meilleur possible
ce qui est mauvais, mais susceptible d'amendement.
II
Or l'homme ne possède rien qui soit naturellement plus disposé que l'âme à fuir le mal et à
poursuivre et atteindre le souverain bien, et, quand il l'a atteint, à s'y attacher le reste de sa vie,
C'est pour cela que nous lui avons donné le second rang dans notre estime. Pour le troisième
rang, tout le monde peut voir qu'il appartient naturellement au corps. Mais il faut examiner
quels honneurs on lui rend, s'ils sont vrais ou faux, et ceci est l'affaire du législateur. Voici, ce
me semble, ceux qu'il indique, avec certains autres pareils. Ce qui est estimable dans le corps,
ce n'est ni la beauté, ni la force, ni la vitesse, ni la haute taille, ni la santé même, quoi qu'en
pensent beaucoup de gens, ni non plus assurément les qualités contraires ; c'est le juste milieu
de cet ensemble de qualités, si on parvient à l'atteindre, qui nous donne la tempérance et la
sûreté la plus grande de beaucoup ; car les premières rendent l'âme vaniteuse et
présomptueuse, et les secondes la rendent basse et servile.
Il en est de même des richesses, des biens, de la fortune qu'on possède : ce sont choses
estimables dans la même mesure. L'excès en chacune d'elles produit des factions dans l'État et
des haines entre particuliers ; le manque fait naître généralement l'esclavage. Que personne
donc ne recherche l'argent en vue de ses enfants pour les rendre le plus riches possible ; car
cela n'est bon ni pour eux, ni pour l'État. Pour les jeunes gens, une fortune qui n'attire pas les
flatteurs et ne les laisse pas dans le besoin, voilà ce qui est le plus convenable et le meilleur ;
car par l'accord et l'harmonie qu'elle entretient à tous égards en nous, elle bannit le chagrin de
notre vie. C'est un grand fonds de pudeur, et non de l'or, qu'il faut laisser à ses enfants. On
croit inspirer cette vertu aux jeunes gens en les réprimandant quand ils se conduisent
impudemment ; mais on n'avance a rien en les exhortant comme nous faisons maintenant,
quand nous leur disons qu'un jeune homme doit rester modeste en toutes rencontres. Le sage
législateur recommandera plutôt aux gens âgés de respecter les jeunes gens, et par dessus tout
de prendre garde qu'un jeune homme ne les voie ou ne les entende faire ou dire quelque chose
de honteux, parce que là où les vieillards se montrent sans pudeur, là aussi les jeunes gens en
sont très dépourvus. Car la meilleure manière d'élever et la jeunesse et soi-même ne consiste
pas à reprendre, mais à faire voir qu'on pratique soi-même dans sa conduite ce qu'on dirait aux
autres en les reprenant.
Celui qui honore et vénère ses parents et ceux qui, sortis du même sang que lui, sont sous la
protection des dieux de sa famille a tout lieu d'espérer que les dieux qui président à la
génération lui seront propices dans la procréation de ses enfants. Pour ce qui est des amis et
des camarades dans le commerce de la vie, on gagne leur affection en estimant les services
qu'ils rendent plus grands et plus considérables qu'ils ne les estiment eux-mêmes, et en
attachant. aux services qu'on leur rend soi-même moins d'importance qu'ils ne leur en
attribuent eux-mêmes. A l'égard de la cité et des citoyens, l'homme de beaucoup le meilleur
est celui qui, avant la gloire d'être vainqueur aux jeux olympiques et aux autres luttes
guerrières et pacifiques, place l'obéissance aux lois de son pays et s'en montre toute sa vie le
plus fidèle serviteur.
A l'égard des hôtes, il faut se persuader qu'il n'y a rien de plus sacré que les devoirs de
l'hospitalité. On peut dire que tout ce qui les concerne et que toutes les fautes que l'on commet
envers eux ont en Dieu un vengeur qui les punit plus sévèrement que les fautes commises
envers les citoyens, parce que l'hôte, se trouvant sans camarades et sans parents, inspire plus
de pitié aux hommes et aux dieux ; aussi celui qui a le plus de pouvoir pour le venger met plus
de zèle à l'assister.

94
Or ceux qui surpassent tous les autres en pouvoir, ce sont le démon et le dieu qui veillent en
chacun de nous aux droits de l'hospitalité et qui marchent à la suite de Zeus hospitalier. C'est
donc affaire à celui qui a tant soit peu de prévoyance d'avancer dans la vie, jusqu'à la fin, en
prenant bien garde de commettre aucune faute contre ses hôtes. Mais de tous les
manquements auxquels on peut se laisser aller envers les étrangers et ses concitoyens, le plus
grave de tous est celui qui concerne les suppliants ; car le dieu que le suppliant a pris à témoin
des promesses qu'on lui a faites, ce dieu veille particulièrement sur l'hôte outragé et ne
manque jamais de le venger des outrages qu'il peut recevoir.
III
Nous avons fait une revue à peu près complète de nos devoirs envers nos père et mère, envers
nous-mêmes, envers la cité, envers nos amis et nos proches, ainsi que de nos rapports avec les
hôtes étrangers et nos concitoyens. Il nous faut examiner ensuite comment nous devons nous
comporter pour passer la vie le plus honorablement possible. C'est un point qui échappe à la
loi, mais non à l'éloge et au blâme qui contribuent à l'éducation du public et le rendent plus
docile au frein et plus disposé à recevoir la législation qu'on veut lui donner. La vérité, pour
les dieux comme pour les hommes, c est le premier de tous les biens. Celui qui veut devenir
heureux et prospère doit s'y attacher dès le début, afin de vivre avec elle le plus longtemps
qu'il pourra ; car l'homme véridique est sûr, tandis que celui qui se plaît à mentir
volontairement est indigne de confiance, et que celui qui ment volontairement est un insensé.
Ni l'un ni l'autre n'est à envier ; car ni le fourbe ni le sot n'ont point d'amis et, lorsqu'avec le
temps ils sont connus pour ce qu'ils sont, il se trouve qu'ils se sont préparé une vieillesse
pénible et sont réduits à une solitude complète à la fin de leur vie, et, soit que leurs amis et
leurs enfants soient vivants ou non, ils n'en sont pas moins entièrement abandonnés. L'homme
qui mérite d'être honoré est celui qui ne commet aucune injustice ; mais celui qui ne souffre
pas que d'autres soient injustes mérite deux fois autant et plus d'honneurs que le premier; car
celui-ci ne vaut qu'un seul homme, et celui-là en vaut plusieurs autres, en révélant aux
magistrats l'injustice des autres. Mais celui qui aide de tout sort pouvoir les magistrats à
châtier les méchants, celui-là est le grand et parfait citoyen, qu'il faut proclamer vainqueur, si
l'on fait un concours de vertu. Il faut faire le même, éloge de la tempérance, de la prudence et
de toutes les autres vertus qu'on peut non seulement posséder pour soi-même, mais encore
communiquer aux autres. C'est celui qui inspire la vertu aux autres qu'il faut honorer en le
plaçant au premier rang ; on donnera le second à celui qui en a la volonté, sans en avoir le
pouvoir. Pour l'envieux qui volontairement ne fait amicalement aucune part de ses avantages à
personne, il faut le blâmer, mais il ne faut pas pour cela mépriser à cause de sa personne le
bien qui est
en lui, il faut au contraire faire tous ses efforts pour l'acquérir. Nous voulons que tous les
citoyens rivalisent de vertu, mais sans jalousie. Ils honorent leur pays, en pratiquant eux-
mêmes cet Le rivalité, sans ravaler les antres et les dénigrer. Au contraire, l'envieux, persuadé
qu'il doit l'emporter sur les autres en les dénigrant, fait lui-même moins d'efforts pour
atteindre la véritable vertu et jette ses rivaux dans le désespoir par ses critiques injustes. Il
empêche par là toute la cité de s'exercer à rivaliser de vertu, et il ravale, autant qu'il est en lui,
la bonne renommée de sa patrie.
Il faut que chacun joigne à un grand courage la plus grande douceur possible, sans quoi,
lorsque les vices des autres sont devenus intolérables et difficiles ou totalement impossibles à
guérir, il n'est pas possible d'y échapper et d'en triompher autrement qu'en repoussant leurs
attaques et en les châtiant sans relâche, et cela, aucune âme ne peut le faire sans un généreux
courage. A l'égard de ceux dont les vices ne sont pas sans remède, il faut savoir d'abord
qu'aucun homme injuste ne l'est volontairement, parce que personne ne saurait jamais
consentir à loger en soi le plus grand des maux, et encore bien moins dans la partie la plus
précieuse de lui-même ; or l'âme est, comme nous l'avons dit, ce qu'il y a véritablement en

95
nous de plus précieux. Aussi n'est-il pas à craindre qu'un homme reçoive volontairement dans
ce qu'il a de plus précieux le plus grand mal, et qu'il passe sa vie avec un tel hôte. Ainsi
l'homme injuste et quiconque nourrit le mal dans son âme est certainement digne de pitié,
mais il est permis de réserver sa pitié pour celui dont les vices sont guérissables, et l'on peut,
réprimant sa colère, essayer de le guérir, sans jamais s'emporter avec une aigreur qui ne
convient qu'aux femmes. C'est contre le malfaiteur et le méchant qu'on ne peut ni maîtriser ni
corriger qu'il faut donner libre cours à sa colère. Voilà pourquoi nous disons qu'il sied à
l'homme de bien d'être courageux et qu'il est nécessaire qu'il montre de la douceur en toutes
rencontres.
IV
Mais pour la plupart, des hommes, le plus grand des défauts est un défaut inné, que chacun se
pardonne et dont il ne cherche pas du tout à se défaire ; c'est ce qu'on appelle l'amour-propre,
amour qui est, dit,-on, naturel, légitime et nécessaire. Il n'en est pas moins vrai que, lorsqu'on
le porte à l'excès, il est toujours la source de toutes sortes d'erreurs ; car celui qui aime
s'aveugle sur ce qu'il aime et il juge mal le juste, le bien et, l'honnête, parce qu'il croit devoir
préférer son intérêt à la vérité. Or ce n'est pas soi-même ni ce qui tient à soi qu'il faut chérir
quand on veut devenir un grand homme, mais la justice, soit qu'on la réalise en soi, soit qu'elle
soit mieux réalisée encore en autrui, Par suite de ce défaut, chacun se croit savant quand il est
ignorant ; il se persuade qu'il sait tout quand il ne sait pour ainsi dire rien, et, ait lieu (de s'en
rapporter à d'autres pour ce qu'il ne sait pas faire, il tombe inévitablement dans l'erreur en le
faisant, lui-même. Chacun doit donc se garder de trop s'aimer lui-même et rechercher ceux qui
valent mieux que lui, sans y voir aucune honte.
Il est encore d'autres préceptes de moindre importance et souvent répétés, mais qui ne sont,
pas moins utiles et dont il faut ici rappeler le souvenir ; car, de même que, lorsqu'une chose
s'écoule, une autre se coule toujours forcément à sa place, ainsi, lorsqu'on rappelle une chose,
l'intelligence qui faisait défaut, afflue à nouveau. Disons donc qu'il faut s'abstenir de tout
excès dans le rire et dans les larmes, que chacun doit exhorter son prochain à renfermer en lui-
même toute joie ou douleur excessive et à tâcher de faire bonne contenance, dans les bons
succès que son démon lui accorde et aussi dans les revers, lorsqu'il oppose à ses entreprises
comme des montagnes insurmontables, enfin à conserver la confiance que Dieu, par ses
présents, adoucira pour les gens de bien les épreuves qui peuvent tomber sur eux et changera
leur condition présente en une meilleure, tandis qu'au contraire si ce sont. des biens, ils auront
la bonne fortune d'en jouir toujours. C'est dans ces espérances et avec ces souvenirs qu'il faut
vivre, sans épargner sa peine, soit dans les jeux, soit dans les moments sérieux, pour les
raviver toujours clairement, soit en soi-même, soit chez les autres.
V
Nous venons, à propos des règles de conduite qu'il faut suivre et de ce que doit être chacune
d'elles, exposer à peu prés tout ce qui se rapporte aux dieux ; mais nous n'avons rien dit de ce
qui se rapporte aux hommes ; il faut en parler pourtant, puisque c'est pour des hommes que
nous nous entretenons, non pour des dieux. Or ce qu'il y a de plus propre à la nature humaine,
ce sont les plaisirs, les peines et les désirs, auxquels tout être mortel est forcément et pour
ainsi dire absolument attaché et suspendu par les liens les plus forts. Si donc on veut louer la
plus belle vie, il ne suffit pas de dire qu'elle l'emporte parce que la tenue des gens de bien
contribue à leur bonne renommée ; il faut ajouter que, si on veut la goûter dès ses premiers
ans et ne plus s'en écarter, elle l'emporte encore par ce que nous cherchons tous, qui est
d'avoir plus de plaisirs que de peines dans tout le cours de notre vie. Qu'il en soit exactement
ainsi, on le reconnaîtra tout de suite aisément, si l'on y goûte comme il convient. Mais
comment convient-il de le faire ? Il faut pour cela se guider sur la raison et voir si ce que je
vais dire est conforme ou non à notre nature. Il faut faire cet examen en comparant la quantité
plus ou moins grande des plaisirs et des peines qu'offre chaque condition. Nous voulons avoir

96
du plaisir ; quant à la peine, nous ne la choisissons ni ne la voulons. Pour ce qui est de l'état
intermédiaire, nous ne voulons pas l'échanger contre le plaisir, mais bien contre la peine.
Nous voulons une condition où la peine est moindre que le plaisir, mais non celle où le plaisir
est moindre que la peine. Quand le plaisir et la peine se balancent, nous ne pouvons pas
décider nettement lequel des deux nous voulons. En tout cela, c'est la quantité, la grandeur, la
vivacité, l'égalité et les qualités contraires à chacune de celles-là qui, par leurs différences,
déterminent la volonté, ou, par leur égalité, empêchent de fixer son choix sur l'une d'elles.
Puisque tel est l'ordre nécessaire des choses sur ce point, il s'ensuit que la condition où les
peines et les plaisirs sont nombreux, si c'est les plaisirs qui dominent, nous la voulons ; qu'au
contraire la condition où les peines et les plaisirs sont en petit nombre, faibles et paisibles, si
c'est les peines qui l'emportent, nous ne la voulons pas ; dans le cas contraire, nous la voulons.
Enfin pour la condition où les plaisirs et les peines se balancent, il faut s'en faire la même idée
que précédemment : quand ce qui nous plaît l'emporte, nous voulons d bien de la vie où les
deux choses s'équilibrent ; quand c'est ce qui nous déplaît, nous ne la voulons pas. Maintenant
il faut faire attention que tous les genres de vie sont renfermés dans les conditions que nous
venons de dire, et il faut se demander quels sont ceux que nous voulons naturellement, et si
nous prétendons en vouloir d'autres, c'est que nous ignorons et n'avons pas expérimenté tous
les genres de vie réels.
VI
Quelles sont les conditions et combien y en a-t-il qu'il faut examiner pour y choisir ce qu'on
veut et ce qui plaît et rejeter ce qu'on ne veut pas et ce qui déplaît, se régler sur ce choix, et,
pour que, prenant ainsi ce qui est désirable et agréable, ce qu'il y a de meilleur et de plus beau,
on puisse mener l'existence la plus heureuse qui soit donnée à l'homme ? Nous pouvons dire
qu'il y en a une où domine la tempérance, une deuxième où domine la raison, une troisième
où domine le courage et une quatrième qui a la santé en partage, et qu'à ces quatre-là s'en
opposent quatre autres, où dominent la folie, la lâcheté, l'intempérance, la maladie. Celui qui
sait ce que c'est que la vie d'un homme tempérant conviendra qu'elle est modérée en tout,
qu'elle cause des peines tranquilles et des plaisirs paisibles, que ses désirs sont doux et ses
amours sans emportement; qu'au contraire la vie de l'intempérant est excessive en tout, que les
peines et les plaisirs y sont violents, les désirs intenses et enragés et les amours furieux au
dernier point; que dans la vie de tempérance les plaisirs l'emportent sur les peines et dans
l'intempérante les peines dépassent les plaisirs en grandeur, en nombre et en fréquence;
qu'ainsi la première est plus agréable et que la seconde est forcément de par sa nature plus
féconde en chagrins, et que celui qui veut avoir une vie heureuse ne peut plus vivre
volontairement dans l'intempérance. Dès lors il est évident, si ce que nous disons maintenant
est juste, que l'on est toujours intempérant malgré soi ; car c'est parce qu'elle est ignorante, ou
qu'elle est impuissante à maîtriser ses passions, ou par ces deux causes à la fois, que la foule
des humains ne pratique point la tempérance dans sa conduite.
Il faut en dire autant des états de maladie et de santé. Ils ont chacun leurs plaisirs et leurs
peines ; mais dans la santé les plaisirs surpassent les peines et dans la maladie les peines
surpassent les plaisirs. Mais, quand nous voulons choisir une condition, ce n'est pas celle où
les peines l'emportent, c'est celle où les plaisirs dominent que nous avons jugée être la plus
agréable. Nous pouvons dire aussi que les peines et les plaisirs sont moins nombreux, moins
grands, moins fréquents les uns et les autres dans la vie de l'homme tempérant que dans celle
de l'intempérant, dans celle de l'homme sensé que dans celle de l'insensé, dans celle de
l'homme courageux que dans celle du lâche ; mais, chez les uns, les plaisirs surpassent les
peines ; chez les autres, les peines surpassent les plaisirs. Aussi la vie de l'homme courageux a
l'avantage sur celle du lâche, celle de l'homme sensé sur celle de l'insensé. Par conséquent la
vie qui a en partage la tempérance, le courage, la sagesse ou la santé est plus agréable que
celle où se trouvent la lâcheté, la folie, l'intempérance et la maladie. En un mot, la condition

97
de l'homme qui s'attache aux qualités du corps et de l'âme est plus agréable que celle de
l'homme qui s'attache aux vices de l'un et de l'autre, et elle l'emporte encore par d'autres
avantages, tels que la beauté, l'honnêteté, la vertu et la bonne renommée. Aussi rend-elle celui
qui l'embrasse infiniment plus heureux que ne fait la condition opposée.
VII
Bornons ici le prélude de nos lois. Après le prologue, il faut placer la loi, ou, pour parler juste,
l'esquisse des lois constitutionnelles. Il en est ici comme d'un tissu, d'un treillis ou de tout
objet tressé où la chaîne et la trame ne doivent pas être de même nature, la chaîne étant
nécessairement de dualité supérieure, car elle demande un fil solide et ferme, tandis que le fil
de la trame est mou et doué d'une juste souplesse. C'est ainsi qu'il faut discerner ceux qui sont
destinés aux grandes charges de l'État de ceux dont la conduite habituelle n'atteste qu'une
éducation médiocre. Il y a en effet dans tout gouvernement deux choses distinctes :
l'établissement des magistrats et les lois dont on leur remet l'application. Mais avant d'aborder
ces questions, voici une chose qu'il faut se mettre dans l'esprit. Aucun berger, bouvier, éleveur
de chevaux, aucun homme qui a reçu des bêtes à garder ne se risquera jamais à les soigner
qu'il n'ait au préalable pratiqué l'épuration qui convient à chaque troupeau. Il commencera par
séparer les bêtes saines des malsaines, celles qui sont bien constituées de celles qui le sont
mal, puis il reléguera celles-ci dans d'autres troupeaux et prendra soin des autres, persuadé
qu'il perdrait sa peine sans aucun résultat à s'occuper de corps et d'âmes mal constitués ou
gàtés par une mauvaise éducation et qui gâteraient outre la santé du bétail et ses bonnes
habitudes dans chacun des troupeaux qu'il possède, s'il ne les épurait pas. Mais le soin qu'on
prend pour les bêtes a moins d'importance que pour les hommes et ne mérite d'être cité qu'à
titre d'exemple. Il est, au contraire, d'une suprême importance, s'il s'agit des hommes, et le
législateur doit rechercher et expliquer ce qui concerne la manière d'épurer un État et toutes
les autres fonctions. Pour les épurations de l'État, voici, par exemple, ce qu'on pourrait faire.
Parmi les nombreux moyens de les opérer, les uns sont plus faciles, les autres plus difficiles.
Si le législateur est en même temps tyran, il peut employer ces dernières qui sont à la fois les
plus pénibles et les meilleures ; mais si, sans avoir le pouvoir d'un tyran, il établit une
constitution et des lois nouvelles, eût-il recours à la plus douce des purifications, il sera
bienheureux d'en venir à bout. La meilleure est douloureuse comme tous les remèdes de ce
genre ; elle entraîne avec elle une juste punition, qui aboutit à la mort ou à l'exil. C'est ainsi
qu'on a coutume de se défaire des plus grands criminels qu'aucun remède ne peut guérir et qui
sont le plus grand fléau d'un État. Mais il y a une épuration plus douce, qui se pratique de la
manière suivante : on congédie avec les plus grandes démonstrations de bienveillance tous
ceux qui, ne possédant rien et manquant du nécessaire, se montrent disposés à suivre des chefs
pour attaquer ceux las qui possèdent ; on s'en défait comme d'une maladie invétérée dans
l'État et l'on désigne ce renvoi sous le nom euphémique de colonie. Voilà ce que tout
législateur doit faire d'une manière ou d'une autre dès le début. Mais le cas où nous nous
trouvons, nous, est encore plus insolite ; car ce n'est pas pour le moment une colonie que nous
avons à envoyer ni un moyen d'épuration à imaginer ; nous avons affaire à une foule pareille à
une masse d'eaux qui affluent des divers côtés, les unes de sources, les autres de torrents, dans
un lac unique, et nous avons besoin de mettre tous nos soins à rendre l'eau ainsi amassée aussi
pure que possible, soit en en pompant une partie, soit en dérivant et détournant une autre dans
des canaux.
II y a, vous le voyez, des travaux et des risques attachés à tout établissement politique. Mais
comme nous n'y travaillons aujourd'hui qu'en paroles et non en action, mettons que nos gens
sont rassemblés et que nous en avons achevé l'épuration à notre gré, en empêchant d'entrer
dans notre État les méchants qui tenteraient de s'y rassembler pour prendre part au
gouvernement, après avoir tout mis en oeuvre pour les persuader et les avoir mis à l'épreuve
un temps suffisant, et en y attirant au contraire, autant que nous pourrons, les gens de bien, à

98
qui nous témoignerons de la bienveillance et de l'affection.
Mais voici une chose qu'il ne faut pas oublier, c'est que nous avons la même chance que les
Hèraclides, qui, comme nous l'avons dit, échappèrent en fondant leur colonisation aux
querelles violentes et dangereuses que suscitent la distribution des terres et le retranchement
des dettes. Quand un État est réduit à se donner des lois, il est dans l'impossibilité de laisser
intacts les anciens règlements et en même temps d'y toucher en quelque manière. Il ne lui
reste, pour ainsi dire, qu'un souhait à faire, et il doit se borner à de légers changements
introduits avec prudence et à force de temps. Ces changements ne sont possibles que lorsque
ceux qui possèdent des biens immenses et qui ont de nombreux débiteurs sont assez généreux
pour partager avec les déshérités, soit en leur remettant leurs dettes, soit en leur distribuant
des terres, et qu'ils se persuadent que ce n'est pas en diminuant sa fortune, mais en devenant
plus insatiable qu'on s'appauvrit. C'est là le meilleur moyen d'assurer le salut des États ; sur ce
fondement, comme sur une base solide, on peut élever ensuite tel édifice politique. qu'on
jugera convenable en pareille circonstance. Mais si le changement est vicié en quelque
manière, il est dès lors difficile de réussir, quelque mesure politique que l'on prenne.
Cette gêne, nous l'avons dit, nous a été épargnée, mais n'y fussions-nous pas échappés, il n'en
est pas moins à propos de dire par quel moyen nous pourrions l'éviter. Disons-le donc : ce
moyen, c'est de ne pas être épris de la richesse, mais de s'attacher à la justice. Il n'y a pas
d'autre voie, ni large, ni étroite, par où l'on puisse s'échapper, et nous pouvons assurer à
présent que cette disposition est comme un rempart de l'État.
Il faut en effet que les possessions soient réparties de telle sorte que les possesseurs n'aient
point à se plaindre les uns des autres, ou bien que ceux qui ont d'anciens griefs contre les
autres ou qui ont tant soit peu d'intelligence n'aillent point volontairement plus avant et ne
réclament pas contre la répartition. Mais pour ceux à qui Dieu a donné, comme à nous à
présent, de fonder une ville nouvelle, où les citoyens n'ont pas encore d'inimitiés réciproques,
ils montreraient une méchanceté et une ignorance plus qu'humaine, s'ils semaient la haine
entre eux à cause du partage de la terre et des habitations.
Maintenant comment faut-il s'y prendre pour faire un juste partage ? Il faut commencer par
fixer le nombre des citoyens et dire à quel chiffre il devra s'élever; après cela, on les répartira
en différentes classes, après s'être mis d'accord sur le nombre et la grandeur de ces classes ;
enfin on leur distribuera la terre et les habitations le plus également qu'il sera possible. Pour le
nombre de citoyens qu'il convient d'admettre, on ne peut le fixer qu'en ayant égard à l'étendue
du territoire et aux États circonvoisins. II suffit, pour le territoire, qu'il soit assez grand pour
nourrir ses habitants, il n'en faut pas davantage; et pour le nombre des citoyens, qu'il soit assez
grand pour qu'ils puissent se défendre contre les attaques éventuelles de leurs voisins et qu'ils
aient assez de forces pour se porter à leur secours, s'ils étaient injustement attaqués. Nous
réglerons tout cela en actes et en paroles, quand nous aurons vu le pays et ses voisins. Pour le
moment, achevons le plan et l'esquisse de notre État, et passons à la législation.
Fixons à cinq mille quarante le nombre de citoyens qu'il convient d'admettre à se partager la
terre et à défendre leur portion. Le territoire et les habitations seront partagés de même en
autant de parties, homme et héritage englobés ensemble. On divisera d'abord ce nombre en
deux, puis en trois; il est divisible aussi par quatre, par cinq et ainsi de suite jusqu'à dix. Il
faut, au sujet des nombres, qu'un législateur sache au moins le nombre et les propriétés du
nombre dont tous les États peuvent tirer le plus d'avantages. Disons que c'est celui qui admet
le plus de divisions et de divisions qui se fassent suite. Le nombre infini seul est susceptible
de toutes sortes de divisions. Pour le nombre de cinq mille quarante, il n'a pas plus de
cinquante-neuf diviseurs ; mais il en a dix qui se suivent, et, commençant par l'unité, ce qui
est d'une grande commodité, soit pour la guerre, soit pour la paix, dans les contrats et les
sociétés, relativement aux contributions et aux distributions.
IX

99
C'est à ceux à qui la loi le prescrit de prendre à loisir une solide connaissance de ces
propriétés numériques. La chose étant telle que je viens de le dire, il est nécessaire, pour les
raisons que j'ai indiquées, que le fondateur d'un État soit instruit. Soit que l'on fonde une cité
nouvelle, soit qu'on en restaure une ancienne tombée en décadence, en ce qui regarde les
dieux et la religion, les temples à fonder dans la ville et les noms de dieux ou de démons à
leur donner, on n'essayera point, si l'on a du bon sens, de changer quoi que ce soit à ce qui a
été e réglé par les oracles de Delphes, de Dodone, d'Ammon ou par d'anciennes traditions,
qu'on a suivies, quelle qu'en soit l'autorité, à la suite d'apparitions ou d'une inspiration qu'on a
cru venir des dieux. Dés que les hommes, sur la foi de ces prodiges, ont institué des sacrifices
mêlés à des cérémonies, que ces sacrifices aient pris naissance dans le pays même ou qu'ils
soient venus de Cypre, de Tyrrhénie (52) ou d'ailleurs, et que, sur ces traditions, ils ont
consacré des oracles, des statues, des autels, des temples, et les ont entourés tous d'enceintes
sacrées, il n'est plus permis au législateur d'y toucher le moins du monde. De plus, il faut
assigner à chaque classe de citoyens un dieu, ou un démon, ou même un héros, et, dans le
partage des terres, leur réserver d'abord des enceintes sacrées et tout ce qui se rapporte à leur
culte, afin que chaque classe y tienne en des temps prescrits des assemblées qui leur procurent
de la facilité pour leurs besoins mutuels, et qu'en faisant des sacrifices, ils se témoignent entre
eux de l'amitié, se rapprochent et apprennent à se connaître. Rien n'est plus avantageux pour
un État que de se connaître les uns les autres, parce que là où l'on n'a pas jour sur les moeurs
les uns des autres et où elles restent cachées dans les ténèbres, il est impossible d'attribuer
correctement à chacun les honneurs, les magistratures, la justice qu'il mérite. Ainsi, tout bien
considéré, chacun doit s'appliquer dans tous les États à ne jamais se montrer faux à qui que ce
soit, à être toujours simple et vrai et à n'être point dupe de la fourberie d'autrui.
La présentation de nos lois qui va suivre, aussi extraordinaire que l'entrée au jeu de dés par le
coup sacré (53) causera peut-être quelque surprise à ceux qui nous entendront. Mais, à la
réflexion et à l'essai, ils verront que la constitution de notre cité tient le second rang en
excellence. Peut-être aussi aura-t-on peine à l'accepter, parce qu'on n'est pas habitué à un
législateur qui ne parle pas en tyran. Ce qu'il y a de mieux à faire est de proposer la meilleure
forme de gouvernement, puis une seconde, puis une troisième, et d'en laisser le choix à celui
qui dirigera souverainement la colonisation. Procédons, nous aussi, de cette façon : exposons
d'abord la constitution la plus parfaite, puis la seconde, puis la troisième,et donnons-en le
choix à Clinias en ce moment et par la suite à quiconque, appelé ç faire le même choix,
voudra, suivant son inclination, conserver ce qui lui plaît dans les lois de son pays.
X
L'État, le gouvernement, les lois qui tiennent le premier rang pour l'excellence sont ceux où
l'on pratique le plus strictement, dans toutes les parties de l'État, le vieux dicton, que tout est
véritablement commune entre amis. Si donc il arrive quelque part à présent, ou s'il doit arriver
un jour que les femmes soient communes, les enfants communs et tous les biens communs,
qu'on s'applique par tous les moyens à retrancher du commerce de la vie ce qu'on appelle la
propriété individuelle, qu'on parvienne à rendre communs en quelque manière et dans la
mesure du possible même les choses que la nature a données en propre à chaque homme,
comme les yeux, les oreilles et les mains, et que tous les citoyens s'imaginent qu'ils voient,
qu'ils entendent, qu'ils agissent en commun, qu'ils soient, autant qu'il se peut, unanimes à
louer ou blâmer les mêmes choses, d qu'ils se réjouissent ou s'affligent pour les mêmes motifs,
enfin que les lois établissent dans l'État la plus parfaite unité qui se puisse réaliser, jamais
personne ne posera de règle plus juste et meilleure que celle-là pour atteindre le plus haut
degré de vertu (54). Dans une telle cité, qu'elle soit habitée par des dieux ou des enfants de
dieux qui soient plusieurs ensemble, ils passeront leur existence dans la joie. C'est pourquoi il
ne faut point chercher ailleurs un modèle de gouvernement, mais s'attacher à celui-là, et
chercher par tous les moyens à réaliser celui qui lui ressemblera le plus. Celui que nous avons

100
aujourd'hui entrepris de fonder, sera, si nous parvenons à le réaliser, très voisin de cet
exemplaire immortel et le seul qui mérite le second rang. Pour le troisième, nous en
achèverons le plan, si Dieu le veut (55). Pour le moment, nous nous occupons du second, et
nous allons (lire quel il est et continent il pourrait se former.
D'abord, que nos citoyens partagent entre eux la terre. et les maisons, et qu'ils ne cultivent pas
le sol en commun, puisque, comme il a été dit, ce serait trop demander à des hommes nés,
nourris et élevés comme ils le sont actuellement. Mais en tout cas qu'ils fassent ce partage
dans la persuasion que chacun doit considérer le lot qui lui est échu comme lui étant commun
avec la cité tout entière et que, la terre étant sa patrie, il doit la soigner avec plus d'attention
que les enfants ne font leur mère, d'autant plus qu'elle est déesse et qu'à ce titre est elle la
maîtresse de ses habitants, simples mortels se. Ils doivent avoir les mêmes sentiments à
l'égard des dieux et des démons du pays. Et pour que cet arrangement se perpétue dans
l'avenir, il faut que les citoyens se mettent encore dans l'esprit que le nombre des foyers que
nous avons fixé actuellement doit rester toujours le même et ne doit être ni augmenté, ni
diminué. Voici comment on pourrait le maintenir fermement dans n'importe quel État. Chaque
possesseur de lot ne laissera jamais comme héritier de sa maison qu'un seul de ses enfants,
celui qu'il préférera, et le substituera à sa place pour prendre soin des dieux, de sa famille, de
sa patrie, des vivants et des morts. S'il a plusieurs enfants, il établira les filles conformément à
la loi qui sera portée plus tard ; pour les garçons, il les donnera comme fils à ceux de ses
concitoyens qui n'auront pas de fils, particulièrement à ceux qui l'auront obligé. S'il n'a
d'obligation à personne, ou si chacun des citoyens a plusieurs enfants, femelles ou mâles, ou
si, par suite de stérilité, il en manque, dans tous ces cas, le magistrat le plus élevé en dignité
que nous aurons institué examinera ce qu'il faut faire de ceux qui sont en surnombre ou pour
remplacer ceux qui manquent, et il prendra les mesures les plus propres à maintenir toujours
exclusivement le nombre de cinq mille quarante. Il y a pour cela plusieurs moyens. On peut,
en effet, arrêter la génération quand elle est trop abondante, ou, au contraire, apporter tous ses
soins et ses efforts à accroître la quantité des naissances par des distinctions honorifiques et
par des flétrissures et des remontrances que les vieillards feront aux jeunes gens. Nous
atteindrons ainsi le but que nous avons dit.
Enfin s'il devient absolument impossible de maintenir toujours le nombre de cinq mille
quarante familles et que l'amour entre ceux qui cohabitent ensemble produise une trop grande
affluence de citoyens, en ce cas embarrassant, nous pouvons recourir à l'ancien expédient dont
nous avons parlé à plusieurs reprises, qui est d'envoyer dans une colonie avec des
témoignages réciproques d'amitié ceux dont il paraîtra bon de se défaire. Si, par contre, il
survient un flot qui apporte avec lui un déluge de maladies, ou une guerre qui détruise la
population, et que le nombre des morts la rende très inférieure au chiffre que nous avons fixé,
il ne faut pas, si on le peut, y introduire des citoyens qui n'ont reçu qu'une éducation bâtarde.
Mais, comme ait dit, Dieu lui-même ne saurait faire violence à la nécessité.
XI.
Voici donc ce que le présent discours nous conseille : « O les meilleurs de tous les hommes,
dit-il, ne vous lassez pas de respecter la ressemblance et l'égalité qui est entre vous, et
l'uniformité et les convenances établies par la nature, tant en ce qui concerne votre nombre
qu'en tout ce qui peut se faire de beau et de bon. Et dès à présent commencez par garder
pendant toute votre. vie le nombre qui a été fixé ; ensuite ne méprisez pas la hauteur et la
grandeur de la fortune qui vous a été répartie au début dans mie juste mesure, en achetant ou
vendant les biens les uns des autres; car alors vous n'aurez pour vous ni le sort qui a présidé à
votre partage et qui est dieu, ni le législateur (57). Car la première prescription de la loi est
pour avertir le réfractaire qu'il n'aura droit au partage qu'autant qu'il se soumettra aux
conditions suivantes, de regarder la terre comme consacrée à tous les dieux et de trouver bon
que les prêtres et les prêtresses, dans les premiers, les seconds et même les troisièmes

101
sacrifices, s'il achète ou vend les maisons et les fonds de terre qu'il a reçus au tirage au sort,
prient les dieux de le punir comme il convient de ces délits. On gravera les partages sur des
tables de cyprès que l'on placera dans les temples pour en perpétuer le souvenir; en outre, on
confiera la garde de ces monuments aux magistrats réputés les plus clairvoyants, afin
qu'aucune violation de la loi ne leur échappe et qu'ils punissent les délinquants au nom de la
loi et des dieux. Combien ce règlement, complété par l'organisation qui s'ensuit, est
avantageux pour toutes les cités qui le suivent, c'est ce que, pour parler comme le vieux
dicton, aucun méchant ne saura jamais ; il faut pour cela en avoir fait l'expérience et avoir
beaucoup de modération clans le caractère. Car une organisation comme la nôtre exclut la
passion de s'enrichir, et il s'ensuit que personne ne doit et ne peut légitimement s'enrichir par
des trafics indignes d'un homme libre, d'autant plus que les métiers manuels, réputés
déshonorants, s'opposent à la noblesse des sentiments (58) ; aussi chacun doit tenir au-dessous
de soi d'amasser des richesses par de semblables moyens.
XII
Toutes ces maximes demandent à être complétées par une loi qui défende à tout particulier de
posséder de l'or et de l'argent. On aura pourtant une monnaie pour les échanges journaliers;
elle est à peu près indispensable pour payer les services des artisans et les salaires de tous
ceux qui ont besoin d'être payés, mercenaires, esclaves et fermiers. A cet effet, il faut, disons-
nous, disposer d'une monnaie qui ait de la valeur dans le pays, mais qui n'en ait pas pour les
étrangers (59). Pour la monnaie commune à toute la Grèce, on s'en servira pour les
expéditions militaires, les voyages à l'étranger, par exemple pour les ambassades, les missions
des hérauts, quand l'État est obligé d'en envoyer. Pour tous ces besoins, l'État devra chaque
fois se procurer de la monnaie grecque. Si un particulier se trouve dans la nécessité de
voyager, il ne partira qu'après avoir obtenu la permission des magistrats et si, de retour en son
pays, il lui reste de la monnaie étrangère,il la remettra à l'État et en recevra la valeur en
monnaie du pays. S'il s'approprie cet argent et qu'il soit découvert, on le lui conflsquera, et
celui qui, l'ayant su, ne l'aura pas dénoncé sera sujet aux mêmes imprécations et aux mêmes
opprobres que le coupable, qui sera de plus condamné à une amende égale à l'argent étranger
qu'il aura importé.
Quand un homme se mariera ou établira sa fille, il ne recevra ni ne donnera aucune dot, sous
quelque forme que ce soit (60). On ne donnera pas d'argent en dépôt à une personne en qui
l'on n'a pas confiance. On ne prêtera pas à intérêts, sinon, il sera permis à l'emprunteur de ne
rien rendre du tout, ni intérêts, ni capital. Que ces pratiques soient les meilleures pour l'État,
on en jugera justement, si on les examine en les rapportant au principe et à l'intention du
législateur. Or l'intention d'un homme politique intelligent n'est pas, disons-nous, celle que
diraient la plupart des gens, qui pensent qu'un bon législateur, bien intentionné pour ses
administrés, doit vouloir que l'État soit le plus grand et le plus riche possible, y accumuler l'or
et l'argent et étendre sa domination sur terre et sur mer aussi loin qu'elle peut l'être ; ils
ajouteraient aussi de le rendre aussi vertueux et aussi heureux que possible, s'il veut être un
bon législateur. Mais si ces deux sortes d'intentions sont réalisables séparément, elles sont
irréalisables ensemble. Aussi le législateur se bornera à ce qui est possible et n'aura garde de
vouloir ce qui ne l'est pas et de tenter des entreprises inutiles. Comme le bonheur et la vertu
marchent pour ainsi dire nécessairement ensemble, il voudra rendre les citoyens heureux et
vertueux. Mais il est impossible qu'on soit à la fois très riche et vertueux, à prendre le terme
de riche dans le sens qu'on lui donne communément. On entend par là ce petit nombre
d'hommes qui possèdent des biens qui représentent des sommes d'argent considérables et
qu'un malhonnête homme peut posséder comme un autre. S'il en est ainsi, ce n'est pas moi qui
accorderai jamais au vulgaire que le riche soit véritablement heureux, s'il n'est pas vertueux.
Se signaler par sa vertu, quand on est supérieurement riche, est impossible. Pourquoi donc?
dira peut-être quelqu'un. Je répondrai que celui qui use à la fois du juste et de l'injuste pour

102
s'enrichir a deux fois plus de facilité que celui qui n'use que de moyens justes, et que, si l'on
ne veut faire aucune dépense, ni honnête, ni malhonnête, on épargne deux fois plus que ceux
qui font des dépenses honorables et pour de belles choses. Ainsi, en faisant deux fois plus
d'acquisitions et deux fois moins de dépenses, on est forcément plus riche que ceux qui font le
contraire. Or le moins riche est l'homme de bien ; l'autre n'est pas mauvais, s'il est économe ;
mais il peut être tout à fait méchant, taudis que l'homme de bien, nous l'avons dit, ne l'est
jamais. Car celui qui prend de toutes mains, justement et injustement, et qui ne fait aucune
dépense, ni juste, ni injuste, devient riche, s'il est économe, tandis que celui qui est tout à fait
mauvais étant ordinairement un dissipateur, est tout à fait pauvre. Mais celui qui dépense
pour les belles choses et qui ne fait que des acquisitions justes ne peut guère devenir ni
supérieurement riche ni excessivement pauvre, en sorte que nous avons raison de dire que les
gens extrêmement riches ne sont pas gens de bien. Or, s'ils ne sont pas gens de bien, ils ne
sont pas heureux non plus.
XIII
Pour nous, en posant nos lois, nous visions à rendre les citoyens aussi heureux et amis les uns
des autres qu'il est possible de l'être. Mais jamais il ne saurait y avoir d'amitié entre eux,
lorsqu'il y a beaucoup de procès et beaucoup d'injustices parmi eux; il faut pour cela qu'elles
soient aussi petites et rares que possible. C'est pour cela que nous disons qu'il ne doit y avoir
dans la cité ni or ni argent et qu'on ne doit pas s'évertuer à s'enrichir par des métiers manuels,
des usures, de honteux élevages de bétail, mais uniquement par le commerce des produits due
fournit l'agriculture, et encore faut-il que ce commerce ne nous fasse pas négliger ce à quoi
sert naturellement la richesse, je veux dire l'âme et le corps, qui, sans la gymnastique et les
autres parties de l'éducation, n'auront jamais aucune valeur. Voilà pourquoi nous avons
affirmé à plusieurs reprises que le soin de s'enrichir doit être la dernière de nos
préoccupations. Comme il n'y a que trois objets dont tout homme se préoccupe, le troisième et
dernier est le soin de s'enrichir pratiqué justement ; le corps vient entre les deux, et l'âme tient
la première place. Si la constitution dont nous traçons le plan en ce moment range dans cet
ordre les objets que nous devons estimer, il n'y aura rien à reprendre à notre législation. Mais
si quelqu'une des lois qui y sont édictées paraît faire plus de cas de la santé que de la
tempérance, ou des richesses que de la tempérance et la santé, ce sera la preuve qu'on aura eu
tort de l'y mettre. Il faut donc que le législateur se dise souvent à lui-même : « Qu'est-ce que je
prétends ici ? Si telle chose m'arrive, ne manquerai-je pas mon but ? » C'est ainsi qu'il pourra
peut-être se tirer lui-même d'embarras dans son entreprise et en tirer les autres ; quant à
chercher un autre moyen, on n'en trouvera pas un.
Nous disons donc que tout homme qui a reçu son lot du sort doit s'en tenir aux conditions que
nous avons énoncées. Il serait à souhaiter que tous les autres biens aussi que nos colons
apporteront avec eux fussent exactement égaux ; mais, comme c'est impossible, et comme l'un
se présentera avec plus de richesses et l'autre moins, il est nécessaire pour plusieurs raisons et
pour mettre l'égalité dans les ressorts de l'État, que les cens soient inégaux, afin que les
magistratures, les impositions et les distributions se fassent suivant l'honneur que chacun
mérite, non seulement en raison de la vertu de ses ancêtres et de la sienne propre, de sa
vigueur et de sa beauté physiques, mais encore de sa pauvreté et de l'usage qu'il fait de sa
richesse ; et que, par rapport aux honneurs et aux dignités, l'égalité étant établie entre les
citoyens par un partage inégal en soi, mais proportionné à un chacun, il n'y ait point de
dissensions à ce sujet. II faut pour cela répartir les citoyens en quatre classes suivant l'état de
leur fortune. On les nommera premiers, seconds, troisièmes, quatrièmes, ou de tels noms que
l'on voudra, soit qu'ils restent dans la même classe, soit que devenus très riches de pauvres
qu'ils étaient, ou de pauvres devenus riches, ils passent chacun dans la classe qui correspond à
leur fortune.
Comme suite à cette répartition, j'édicterais une loi sous la forme suivante : dans une cité qui

103
doit être à l'abri de la maladie la plus grave, je veux dire la sédition, qui serait mieux nommée
dissension (61), il ne faut pas que certains citoyens souffrent de la pauvreté, tandis que
d'autres sont riches, parce que ces deux états sont des causes de dissensions. Le législateur
fixera donc une limite à chacun d'eux ; celle de la pauvreté sera la valeur du lot tiré au sort.
On devra le conserver, et ni les magistrats ni parmi les autres citoyens ceux qui auront du zèle
pour la vertu ne souffriront qu'on y fasse aucune brèche. Cette limite une fois posée, le
législateur permettra d'acquérir le double, le triple et même le quadruple au-delà. Mais celui
qui possédera des biens qui dépasseront cette mesure, qu'il les ait trouvés, qu'on les lui ait
donnés, qu'il les ait acquis pal, le commerce ou de quelque autre manière semblable, les
donnera à l'État et aux dieux protecteurs de l'État. Par là, il se fera honneur et échappera à
l'amende. S'il ne se soumet pas à cette loi, celui qui voudra le dénoncer aura la moitié de cet
excédent, l'autre moitié ira aux dieux, et le coupable payera en plus une amende égale à ce
qu'il possède en trop. Tout ce qu'on possédera en plus de son lot sera inscrit dans un lieu
public sous la garde de magistrats préposés à cet effet par la loi, afin que les procès sur tout ce
qui a rapport aux biens soient parfaitement clairs et faciles à trancher.
XIV
Passons à un autre point. Il faudra d'abord placer la ville autant que possible au centre du
pays, après avoir choisi un emplacement qui offre toutes les commodités qu'une ville peut
désirer, et qui est aisé à concevoir et à expliquer. On la divisera ensuite en douze parties, après
avoir élevé un temple à Vesta, à Zeus et à Athéna, temple qu'on appellera acropole et qu'on
entourera de murailles. De là partiront les douze sections en lesquelles on aura coupé la ville
elle-même et tout le pays. On les rendra égales en faisant petites celles qui seront formées de
bonne terre et plus grandes celles dont la terre sera mauvaise. On fera cinq mille quarante lots,
et l'on coupera chaque lot en deux portions due l'on réunira ensemble, l'une prés, l'autre loin
de la ville. On fera ainsi un lot unique avec la partie située près de la ville et la partie située à
l'extrémité du territoire, puis un second avec celle qui suivra la première, à la fois pour la
proximité et l'éloignement de la ville, et ainsi de suite pour toutes les autres. Dans ces portions
coupées en deux, il faut aussi avoir égard à ce que nous avons dit de la bonne et de la
mauvaise qualité de la terre, en les égalisant par la grandeur ou la petitesse de la distribution.
Il faut aussi que le législateur divise les hommes en douze parts, après avoir rangé les autres
biens en douze parties aussi égales que possible et en avoir enregistré le compte. Ensuite,
ayant fait douze parts pour douze dieux, on les leur consacrera, et l'on donnera à chaque part
le nom du dieu auquel elle sera échue, et on y ajoutera le nom de tribu. A son tour, la cité sera
également divisée en douze parties de la même façon qu'on aura divisé le territoire, et chaque
citoyen aura deux maisons, l'une près du centre, l'autre aux extrémités. Ainsi sera réglée la
question de l'habitation.
XV
Au reste, il faut bien se dire que jamais les circonstances ne seront assez favorables pour que
tout ce que nous venons de prescrire se réalise à la fois comme nous l'avons dit ; qu'il y aura
toujours des gens qui n'accepteront qu'avec peine un tel établissement, qui ne se résigneront
pas à ce qu'on fixe et mesure pour toute leur vie ce qu'ils doivent posséder, à ce qu'on règle
comme nous l'avons dit la procréation des enfants, à ce qu'on les prive d'or et d'argent et de
bien d'autres choses que le législateur leur interdira certainement d'après les recommandations
que nous venons de lui faire. Ils croiront qu'en leur assignant, comme il l'a dit, des habitations
au centre et aux extrémités du territoire et de la ville, le législateur leur conte un songe qu'il a
eu et façonne un État et des citoyens avec de la cire. En un sens, ces réflexions ne sont pas
impertinentes, mais c'est l'ensemble de la législation qu'il faut considérer; et le législateur, de
son côté, vous répondra ceci : « Ne croyez pas, mes amis, que je méconnaisse ce qu'il y a de
juste dans les objections que vous venez de me faire; mais je crois que, lorsqu'on projette une
chose, on a tout à fait raison, en exposant le plan de l'entreprise, d'y faire entrer tout ce qu'il y

104
a de plus beau et de plus vrai, et que, s'il s'y trouve quelque chose d'impraticable, on l'esquive
et on ne le fasse pas, mais que, pour le reste, s'il ressemble et est apparenté de très prés à ce
qu'il convient de faire, on fasse tous ses efforts pour le réaliser, puisque, même dans les plus
petits ouvrages, l'artiste qui veut être estimé doit toujours exécuter entièrement toutes les
parties de son dessein qui se tiennent entre elles."
XVI
Après la répartition en douze parties que nous avons proposée, il nous faut voir les
nombreuses subdivisions que chaque partie comprend en elle-même et celles que comportent
et qu'engendrent à leur tour ces subdivisions, jusqu'à ce que nous ayons épuisé le nombre de
cinq mille quarante. De là les phratries, les dèmes, les bourgs ; ajoutez-y le rangement et la
conduite des armées et aussi les monnaies, les mesures des denrées sèches et liquides, les
poids, toutes choses que la loi doit régler dans une proportion et une correspondance parfaites.
En outre, il ne faut pas craindre de passer pour vétilleux, en ordonnant que tous les vases dont
les citoyens peuvent faire usage aient toujours une mesure déterminée ; car nous devons nous
persuader unanimement qu'il est utile à toute sorte d'égards de connaître les divisions et les
diverses combinaisons des nombres, tant celles qu'ils comportent en eux-mêmes que celles
qui s'appliquent aux grandeurs, aux profondeurs et aux sons et aux mouvements en ligne
droite, montante ou descendante, ou en sens circulaire. C'est au législateur à considérer tout
cela ; c'est à lui de prescrire à tous les citoyens de faire tous leurs efforts pour ne pas
enfreindre l'ordre prescrit en toutes ces choses ; car pour l'administration des affaires
domestiques ou publiques et pour tous les arts, on ne peut donner à l'enfance aucun
enseignement qui ait autant d'efficacité que l'étude des nombres. Mais le plus grand avantage
qu'elle procure, c'est qu'elle éveille les esprits naturellement endormis et rebelles à la science,
qu'elle leur donne de la facilité pour apprendre, de la mémoire, de la pénétration et, par un art
divin, leur fait faire des progrès en dépit de la nature.
Il y a donc rien de plus beau et de plus convenable que les leçons de cette science, à condition
due, par d'autres lois et d'autres institutions, on retranche la bassesse et e l'amour de l'argent
(le l'âme de ceux qui doivent tirer le profit convenable de ces leçons. Autrement, c'est à
proprement parler des fourbes qu'on fera d'eux sans s'en apercevoir, et non des gens habiles,
comme on peut le voir à présent chez les Égyptiens, les Phéniciens et chez beaucoup d'autres
peuples, qui sont devenus tels par suite de leurs autres professions et de leur amour du lucre,
soit que la faute en soit à un mauvais légisd lateur, ou à un mauvais coup de la fortune, ou à
un mauvais naturel. Car il ne faut pas oublier, Mégillos et Clinias, qu'il y a des lieux bien plus
propres que d'autres à rendre les hommes meilleurs ou pires, et qu'il ne faut pas que les lois
soient contraires au climat. Ici, des vents de toutes sortes et la chaleur du soleil donnent aux
gens un tempérament extraordinaire ou régulier; là, ce sont les eaux; ailleurs la nourriture
qu'ils tirent du sol non seulement produit des corps meilleurs ou pires, mais e n'est pas moins
efficace pour mettre dans les âmes ces diverses qualités. Mais, de tous ces pays, les plus
favorisés sont ceux où règne je ne sais duel souffle divin, et qui sont tombés en partage à des
démons (lui accueillent favorablement ceux qui viennent successivement s'y établir; là où ce
souffle manque, c'est le contraire qui se produit. Voilà ce qu'un législateur intelligent doit
examiner et reconnaître, autant qu'un homme peut le faire, avant d'essayer de porter ses lois.
C'est aussi ce que tu dois faire, Clinias; c'est par là que tu dois commencer, puisque tu as une
colonie à fonder.
CLINIAS C'est fort bien dit, étranger athénien; c'est ce que j'ai à faire.
(52) La Tyrrhénie est l'ancien nom de l'Étrurie.
(53) On appelait ligne sacrée au jeu de trictrac la ligne dont on réservait les pièces jusqu'à la
fin de la partie. Le coup sacré était donc mi coup qui terminait la partie, ce que nous appelons
le coup de grâce.
(54) C'est l'idéal que Platon a exposé dans sa République, idéal aussi contraire à la nature

105
qu'irréalisable et malfaisant.
(55) Dieu ne l'a sans doute pas voulu; car Platon n'a pas tenu sa promesse, ou bien l'ouvrage
ou il l'a tenue est perdu.
(56) On peut croire avec certains étymologistes que le nom de Dèmèter, déesse des
laboureurs, symbole des forces productrices de la nature, vient de G° m®thr, terre-mère.
D'autres pensent qu'il est abrégé de dhmom®thr mère du d°mow c'est-à-dire de la terre, du
pays.
(57) C'était une chose honteuse chez les Lacédémoniens de vendre ses terres, et la loi
défendait aux citoyens de diviser entre plusieurs la portion d'héritage qui leur avait été
assignée dès le commencement.
(58) Platon n'a jamais manqué, en aristocrate qu'il est, de témoigner son mépris pour les
métiers manuels et pour les artisans.
(59) Encore une prescription empruntée à la législation de Lycurgue "Lycurgue commença
par supprimer toute monnaie d'or ou d'argent, ne permit que la monnaie de fer, et donna à des
pièces d'un grand poids une valeur si modique que, pour placer une somme de dix mines, il
fallait une chambre entière et un chariot attelé de deux boeufs pour la traîner." Plutarque, Vie
de Lycurgue, ch. XI, Xénophon, République de Sparte, ch. VI 1, dit de même : "Lycurgue a
fait frapper des pièces de monnaie si lourdes qu'on ne peut posséder dix mines à l'insu des
esclaves ; il faut un chariot pour transporter cette somme, qui d'ailleurs exige un grand
emplacement. On fait des perquisitions sévères chez ceux qui possèdent de l'or et de l'argent,
et les réfractaires sont condamnés à une amende"
(60) C'était aussi une loi des Lacédémoniens de ne donner aucune dot pour le mariage de leurs
filles. Voir Elien, liv. VI. ch. 6.
(61) Le texte grec porte : "qui serait. mieux nommé di‹stasiw que st‹siw" Le mot st‹siw qui
signifiait proprement état, s'employait aussi au sens de sédition, comme le mot di‹stasiw, dont
le sens propre est séparation ou dissension.

LIVRE VI

L'ATHÉNIEN Après tout ce que nous venons de dire, il serait temps que tu établisses des
magistrats dans ta cité.
CLINIAS Tu as raison.
L'ATHÉNIEN Il y a deux objets à considérer pour ordonner la cité, d'abord l'institution des
magistratures et des futurs magistrats, leur nombre, et la manière dont il faut les établir ;
ensuite les lois qu'il faut prescrire pour chaque magistrature, leur nature, leur nombre, et la
qualité correspondant à chacune. Mais arrêtons-nous d'abord un moment avant de procéder à
l'élection, puis nous dirons ce qu'il est à propos d'en dire.
CLINIAS Qu'est-ce ?
L'ATHÉNIEN Le voici. Il est clair pour tout le monde que, bien que la législation soit une
oeuvre de première importance, si une cité régulièrement constituée prépose à des lois bien
établies des magistrats ineptes, non seulement elle ne tirera aucun avantage de ces lois bien
établies et qu'elle s'exposera à la risée de tout le monde, mais encore qu'il en résultera les plus
grands dommages et le plus grand déshonneur qui puissent atteindre un État.
CLINIAS Sans aucun doute.
L'ATHÉNIEN Observe donc avec moi, mon ami, que c'est justement le cas où se trouveront
ton gouvernement et ta cité. Tu vois tout d'abord en effet que, pour avoir de justes titres à
briguer les pouvoirs du magistrat, il faut avoir donné des preuves suffisantes de sa capacité

106
personnelle et de celle de tous les membres de sa famille, depuis l'enfance jusqu'au moment
de l'élection, ensuite que les futurs électeurs aient été nourris dans le respect des lois, et donc,
se laissant guider dans leurs aversions ou leurs approbations par une solide instruction, ils
soient à même de bien juger et de faire le départ entre les gens de mérite et les autres. Or
comment des hommes réunis depuis peu, qui ne se connaissent pas entre eux et qui de plus
sont sans éducation, pourront-ils faire des choix qui soient irréprochables ?
CLINIAS Cela ne leur est guère possible.
L'ATHÉNIEN Mais nous n'avons pas d'excuse pour esquiver la difficulté. Il nous faut tous les
deux l'affronter, puisque tu t'es résolument engagé envers le peuple crétois à fonder la colonie,
toi dixième, comme tu dis, et que moi, de mon côté, j'ai promis de t'aider dans l'entretien que
nous tenons ensemble en ce moment. Aussi je ne voudrais pas laisser notre discours sans
couronnement; à se montrer partout en cet état, il paraîtrait informe.
CLINIAS C'est parfaitement dit, étranger.
L'ATHÉNIEN C'est non seulement dit, mais ce sera fait, si je le puis.
CLINIAS Oui, faisons comme nous le disons.
L'ATHÉNIEN Cela sera, si Dieu le veut, et si nous pouvons maîtriser jusque-là l'effet de la
vieillesse.
CLINIAS On peut espérer que Dieu le voudra.
L'ATHÉNIEN On le peut en effet. Abandonnons-nous donc à sa conduite, et remarquons ceci.
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN Avec quel courage et quelle hardiesse nous allons fonder à présent notre cité.
CLINIAS A quoi songes-tu et où tend ce que tu viens de dire ?
L'ATHÉNIEN Je songe à la facilité et à l'intrépidité avec laquelle nous légiférons pour des
hommes sans expérience, et je me demande comment nous leur ferons accepter les lois que
nous venons d'établir. Il est clair à peu près pour tout le monde, Clinias, même pour les gens
peu avisés, qu'au début ils n'accueilleront volontiers aucune de nos lois; mais, si nous
attendons assez longtemps pour que leurs enfants, après les avoir goûtées et s'y être habitués,
à la suite d'une douce éducation commune, prennent part aux élections avec les autres
citoyens, je suis persuadé pour ma part qu'après cela, si nous pouvions réaliser notre
espérance par quelque expédient et quelque moyen, nous pourrions nous assurer fermement
que, ce premier moment passé, la cité ainsi dirigée durerait longtemps.
CLINIAS Il y a lieu de le croire.
L'ATHÉNIEN Voyons donc si nous pourrions trouver jour à nous procurer cette assurance
par la proposition que je vais faire. Je pense en effet, Clinias, que les Cnossiens doivent plus
que les autres Crétois, non seulement s'intéresser sérieusement au pays que nous voulons
coloniser, mais encore. mettre toute leur application à ce que les premières magistratures,
celles qui ont le plus d'autorité, soient constituées de la manière la plus sûre et la meilleure
possible. Il y aura moins à faire pour les autres ; mais pour les premiers gardiens des lois, il
est d'une nécessité vitale que nous mettions toute notre diligence à les choisir.
CLINIAS Par quelle voie et quel moyen y arriverons-nous ?
L'ATHÉNIEN Voici. Je dis, enfants des Crétois, qu'il faut que les Cnossiens, en vertu de la
supériorité de leur ville sur la plupart des autres villes de Crète, doivent, de concert avec ceux
qui viendront dans le nouvel établissement, choisir parmi eux-mêmes et parmi ceux-ci, trente-
sept personnes en tout, dix-neuf parmi les colons, et les autres parmi les Cnossiens mêmes.
Ceux-ci te les remettront pour faire partie de la cité, et toi-même, cédant à la persuasion ou à
une légère violence, tu seras avec les dix-sept autres citoyens de la colonie.
CLINIAS Pourquoi donc, étranger, toi-même et Mégillos, ne prendriez-vous point de part à
notre gouvernement ?

II

107
L'ATHÉNIEN Grande est la fierté d'Athènes, Clinias, et grande aussi celle de Sparte, et
d'ailleurs elles sont l'une et l'autre loin de ton pays, au lieu que toi, tu as toutes les facilités, et
que les autres fondateurs de la colonie sont dans la même situation où nous disions tout à
l'heure que tu étais placé. Nous venons de dire ce qu'il y aurait de mieux à faire dans les
circonstances présentes ; mais avec le temps, quand l'État se sera affermi, on fera l'élection
des gardiens de la manière suivante. On donnera le droit de suffrage dans cette élection à tous
ceux qui portent les armes, soit dans la cavalerie, soit dans l'infanterie, ou qui auront été à la
guerre dans les levées d'hommes correspondant à leur âge. L'élection se fera dans le temple
tenu pour le plus vénérable de la ville ; chacun déposera sur l'autel du dieu son suffrage écrit
sur une tablette avec le nom de celui qu'il aura choisi, suivi du nom de son père, de la tribu et
du dème auquel il appartient ; il y joindra son nom à lui avec les mêmes détails. Il sera permis
à qui voudra, s'il voit une tablette qui, selon lui, n'est pas rédigée dans la forme convenable, de
la prendre et de la déposer sur la place publique au moins durant trente jours. Les magistrats
feront connaître à toute la ville les trois cents premiers élus désignés par les tablettes et la ville
élira de nouveau parmi ces trois cents ceux qu'elle voudra, et l'on fera connaître de même à
tous les citoyens les cent qui auront été préférés à cette deuxième élection. Elle sera suivie
d'une troisième, où sur les cent on choisira ceux qu'on voudra, en suivant les subdivisions, et
les trente sept qui auront obtenu le plus de suffrages seront proclamés magistrats.
Maintenant, Clinias et Mégillos, à qui nous adresserons-nous pour régler tout ce qui regarde
les magistrats et les épreuves qu'ils auront à subir ? Ne voyons-nous pas qu'il est nécessaire
qu'il y ait des gens désignés pour s'en charger dans les États nouvellement formés, et qu'il
n'est pas possible qu'il y en ait avant l'établissement de toutes les magistratures ? Il nous en
faut pourtant à quelque prix que ce soit, et des hommes qui ne soient pas du commun, mais
aussi éminents que possible ; car en toutes choses, le proverbe le dit, le commencement est la
moitié de l'ouvrage (62), et tout le monde s'accorde à louer un beau commencement. Pour
moi, je suis d'avis que c'est même plus que la moitié et qu'on n'a jamais assez loué un beau
commencement.
CLINIAS Tu as parfaitement raison.
L'ATHÉNIEN Ne laissons donc pas sciemment ce point sans en parler et sans nous expliquer
clairement sur la manière dont il faut nous y prendre. Pour ma part, dans le cas présent, je ne
vois qu'un seul expédient, également nécessaire et avantageux.
CLINIAS Lequel ?

III

L'ATHÉNIEN Je dis que l'État que nous allons fonder n'a pour ainsi dire pas d'autre père et
mère que l'Etat qui se propose de le fonder. Ce n'est pas que j'ignore qu'entre les colonies et
leur métropole il s'est élevé souvent et il s'élèvera encore bien des différends ; mais clans le
cas présent, notre nouvelle ville est comme un enfant, qui, même s'il doit un jour être en
désaccord avec ses père et mère, pour le moment du moins, où il n'a pas encore reçu une
éducation suffisante, chérit ceux qui lui ont donné le jour et en est chéri, et cherche toujours
un refuge dans ses proches, on qui seuls il trouve les secours nécessaires. Tels sont les
sentiments qui, selon moi, doivent animer les Cnossiens et les disposer à prendre soin de la
nouvelle ville, et animer la nouvelle ville à l'égard des Cnossiens. Je répète, car il n'y a pas
d'inconvénient a dire deux fois cc qui a été bien dit, qu'il faut que les Cnossiens s'occupent de
tout cela de concert. avec ceux qui se présenteront pour faire partie de la colonie, après avoir
choisi parmi ceux-ci les plus vieux et les meilleurs possible, au nombre d'au moins cent. Les
Cnossiens eux-mêmes y adjoindront cent des leurs. Je dis que, s'étant rendus dans la nouvelle
ville, ils devront veiller ensemble à ce que les magistrats soient institués suivant les lois et

108
subissent l'épreuve obligatoire. Les élections faites, les Cnossiens rentreront chez eux, et la
nouvelle ville essayera elle-même de pourvoir à sa conservation et à son bonheur.
A l'égard des dix-sept, voici pour le présent et pour tout le temps qui doit suivre, quelles
seront leurs fonctions. Tout d'abord, ils veilleront à la garde des lois, puis à celle des rôles où
chaque citoyen aura déclaré aux magistrats le montant de sa fortune, qui ne doit pas excéder
quatre mines pour la première classe, trois pour la seconde, deux pour la troisième, une pour
la quatrième. Si l'on découvre que quelqu'un possède autre chose que ce qu'il a déclaré, ce
surplus sera tout entier confisqué. En outre, qui voudra pourra le poursuivre et lui intenter un
procès qui ne lui apportera ni honneur ni bon renom, mais qui le couvrira de honte, s'il est
convaincu d'avoir méprisé les lois par autour du gain. Que le premier venu l'accuse donc de
gain sordide et le poursuive en justice devant les gardiens mêmes des lois. Si l'accusé est
condamné, qu'il n'ait aucune part aux biens communs, et, si la ville fait quelque dsitribution,
qu'il en soit exclu et réduit à son lot. Que sa condamnation soit affichée, tant qu'il vivra, dans
un endroit où tout le monde pourra la lire. Les gardiens de la loi ne garderont pas leur charge
plus de vingt ans, et ne seront élus que s'ils ont au moins cinquante ans ; s'ils sont élus à
soixante ans, ils ne la garderont que dix ans, et, après soixante ans, un nombre d'années
proportionnel, de sorte que, si l'on vit plus de soixante-dix ans, il ne faudra plus songer à
exercer une magistrature de cette importance.

IV

Bornons-nous pour le, montent à ces trois règlements pour les gardiens des lois. En avançant
dans notre législation, nous ferons pour eux des lois spéciales sur les autres devoirs que nous
leur imposerons outre ceux que nous avons dits.
Parlons maintenant des autres magistrats que nous avons ensuite à élire. Il faut en effet
qu'après les gardiens des lois nous choisissions des généraux d'armée et, pour les aider à la
guerre, des hipparques (63), des phylarques (64) et des capitaines chargés de ranger les tribus
de fantassins et qui seraient bien nommés, du nom de leurs fonctions, si on les appelait
taxiarques (65), comme on fait communément. Les généraux, qui doivent être de la ville
même, seront proposés par les gardiens des lois et choisis par tous ceux qui ont, en leur temps,
servi ou qui servent actuellement à la guerre. Si quelqu'un juge que, parmi ceux qui n'ont pas
été proposés, il s'en trouve un qui ait plus de mérite que l'un de ceux qui l'ont été, il nommera
celui qu'il rejette et celui qu'il lui substitue, en prêtant serment qu'il est préférable à l'autre.
L'assemblée décidera à main levée lequel des deux lui paraît tel et il sera admis pour
l'élection. Les trois qui auront obtenu le plus de suffrages seront proclamés généraux et
chargés de veiller à tout ce qui concerne la guerre, après avoir subi la même épreuve que les
gardiens des lois. Ensuite les généraux élus proposeront pour les servir douze taxiarques, un
pour chaque tribu. On pourra, comme pour les généraux, proposer un taxiarque à la place d'un
autre et voter et prononcer de même sur cette substitution. L'assemblée sera convoquée
d'abord, avant qu'on ait élu des Prytanes (66) et un sénat, par les gardiens des lois, et siégera
dans le lieu le plus saint et le plus commode, les hoplites d'un côté, les cavaliers de l'autre, et à
part aussi sur un troisième, emplacement toutes les autres espèces de troupes. Ils auront tous
le droit de suffrage dans l'élection des généraux et des hipparques ; pour les taxiarques, ils
seront élus par ceux qui portent un bouclier, et les phylarques par toute la cavalerie. Quant
aux troupes légères, aux archers ou à quelque autre espèce de troupes, leurs chefs seront
choisis par les généraux eux-mêmes. Il ne nous reste plus que l'établissement des hipparques.
Ils seront proposés par ceux mêmes qui ont déjà proposé les généraux, et le choix et les
contrepropositions se feront comme pour les généraux. La cavalerie votera à main levée en
présence et sous les yeux de tous les fantassins, et les deux qui auront eu le plus de voix
seront nommés chefs de toute la cavalerie. Quand les suffrages se balanceront, on procédera à

109
un deuxième vote ; mais si à la troisième fois on n'est pas d'accord, la décision sera laissée à
ceux qui, pour chaque corps, ont chaque fois dirigé l'élection.

Le sénat comprendra trente douzaines de membres, soit trois cent soixante, chiffre qui se prête
aux divisions. On les partagera en quatre corps de quatre-vingt-dix chacun, de sorte qu'on
élira quatre-vingt-dix sénateurs dans chaque classe. On commencera par celle qui paie le cens
le plus élevé et tous les citoyens seront tenus de voter ; tous ceux qui s'y refuseront seront
soumis à une amende déterminée. Quand les bulletins auront été déposés, on les scellera. Le
lendemain, on votera pour ceux de la deuxième classe de la même manière que pour la
première, et le surlendemain pour ceux de la troisième classe; mais, seuls, les citoyens des
trois premières classes y seront forcés; ceux de la quatrième, la plus petite, seront libres de
s'abstenir, sans être soumis d à l'amende s'ils refusent de voter. Le quatrième jour, tout le
monde votera pour le choix des sénateurs de la quatrième classe, la plus faible ; mais les
électeurs de la quatrième et de la troisième classe ne seront pas mis à l'amende, s'ils ne veulent
pas voter; ceux au contraire de la deuxième et de la première classe qui ne voteront pas
payeront, ceux de la deuxième classe une amende triple de celle du premier jour, et ceux de la
première classe une amende quadruple. Le cinquième jour, les magistrats sortiront les noms
scellés et les feront voir à tous les citoyens. Ceux-ci feront tous un nouveau choix parmi les
élus, ou paieront la première amende. Après avoir choisi cent-quatre-vingts candidats dans
chacune des classes, on en tirera au sort la moitié, et, quand ils auront subi l'épreuve, ceux-ci
seront sénateurs pour l'année.
Ce système d'élection tient le milieu entre le système monarchique et le système
démocratique, comme cela doit être dans un véritable gouvernement, parce qu'il ne saurait y
avoir d'amitié entre les esclaves et les maîtres, ni entre les gens de rien et les hommes de
mérite. Entre gens inégaux, l'égalité devient inégalité, si la proportion n'est pas gardée, et ce
sont ces deux extrêmes de l'égalité et de l'inégalité qui remplissent les États de séditions. Rien
n'est plus vrai, plus exact et plus juste que la vieille maxime qui dit que l'égalité engendre
l'amitié. Mais quelle est l'égalité propre à produire cet effet, c'est ce qui n'est pas aisé à
discerner et nous met dans l'embarras. Car il y a deux sortes d'égalité qui portent le même
nom, mais qui, à beaucoup d'égards, sont à peu près contraires l'une à l'autre, l'une qui
consiste dans la mesure, le poids et le nombre, que tout État et tout législateur peuvent faire
passer dans la distribution des honneurs, en laissant au tirage au sort le soin de la régler ; pour
l'autre, la plus vraie et la meilleure, il n'est pas aisé à tout le monde de la distinguer. C'est à
Zeus que le discernement en appartient, mais le peu qui s'en trouve dans les États et chez les
particuliers produit des biens de toute sorte. C'est elle qui accorde plus à celui qui est plus
grand, moins à celui qui est plus petit, à l'un et à l'autre dans la mesure de sa nature. C'est elle
aussi qui attribue de plus grands honneurs aux plus vertueux et de moindres à ceux qui sont
dénués de vertu et d'éducation, rendant ainsi à l'un à l'autre ce qui lui revient
proportionnellement à son mérite.
C'est cette justice même que nous devons toujours mettre à la base du gouvernement ; c'est à
elle que nous devons tendre à présent ; c'est sur cette égalité, Clinias, que nous devons tenir
les yeux dans la fondation de notre colonie, et, quelque autre État que l'on fonde, c'est le
même but qu'il faut considérer en légiférant, et non pas l'intérêt de quelques tyrans, ou d'un
seul ou l'autorité de la multitude, mais toujours la justice, qui n'est, comme nous venons de le
dire, que l'égalité établie toujours entre des choses inégales conformément à leur nature,
Cependant il n'est pas d'État qui ne doive, s'il ne veut pas s'exposer à des séditions en
quelqu'une de ses parties, recourir aussi à des mesures qui ressemblent à l'égalité, car la
douceur et la condescendance que l'on montre en cela sont des brèches pratiquées dans

110
l'égalité exacte et parfaite, contrairement à la justice. C'est pourquoi, pour éviter la mauvaise
humeur de la multitude, on est obligé de recourir à l'égalité du tirage au sort, en invoquant et
priant les dieux et la bonne fortune de redresser le sort vers ce qui est le plus juste. C'est ainsi
qu'on est obligé de faire usage des deux égalités ; mais il ne faut recourir que le moins
possible à l'autre, celle qui a besoin d'être corrigée par la fortune.

VI

Voilà, mes amis, pour quelles raisons mi État qui veut se maintenir doit observer ces
prescriptions. Mais de même qu'un vaisseau qui navigue en mer a besoin d'être surveillé nuit
et jour, de même un État ballotté dans les flots agités des autres États, en butte à des
embûches de toute sorte, où il risque d'être pris, a besoin que ses magistrats se relayent entre
eux du jour à la nuit et de la nuit au jour, que ses gardiens se succèdent salis cesse à la garde
de la ville et lie cessent jamais de se remettre cette surveillance les uns aux autres. Or la
multitude est incapable de rien faire de tout cela avec assez de promptitude. Il est d'autre part
nécessaire de permettre à la plupart des sénateurs de passer la plus grande partie de leur temps
a veiller à leurs intérêts particuliers et de mettre ordre aux affaires de leur famille. Il faut en
conséquence qu'ils se partagent en douze corps suivant les douze mois de l'année, et que
chaque corps l'un après l'autre prenne la garde de l'État, afin qu'ils soient prêts à recevoir tous
ceux qui viendront de quelque part que ce soit, ou de la ville même, leur apporter une
nouvelle, ou les consulter sur ce qu'il convient de répondre aux autres États, ou sur l'accueil à
faire aux réponses des Etats auxquels on a demandé quelque chose, et aussi à prévenir d'abord
les révolutions de toutes sortes qui ne manquent jamais de se produire, dans un État, et, si
elles se sont produites, d'y porter remède, l'État en ayant été tout de suite averti. C'est
pourquoi les autorités qui sont à la tête de l'État doivent toujours être maîtresses de réunir et
de dissoudre les assemblées, soit conformes à la loi, soit requises subitement par les
circonstances. Tout, cela sera réglé par la douzième partie du sénat, laquelle se reposera les
onze autres mois. Au reste, il faut que cette partie du sénat s'entende toujours avec les autres
magistrats pour cet le garde de l'Etat.
Les règlements due nous venons de faire pour la ville me semblent suffisants ; mais quels
soins, quels arrangements faut-il prendre pour le reste du pays ? puisque toute la cité et son
territoire ont été divisés en douze parties, ne faut-il pas nommer certaines personnes pour
veiller dans la ville même sur les rues, les habitations, les édifices, les ports, le marché, les
fontaines, et aussi sur les lieux sacrés, les temples et tous les objets du même genre ?
CLINIAS Cela va de soi.
L'ATHÉNIEN Disons donc qu'il faut pour les temples des gardiens, des prêtres et des
prêtresses. Quant aux rues, aux édifices et à la police des choses de même nature, pour
empêcher les hommes et les bêtes de les endommager, et pour que, dans l'enceinte même de la
ville et dans les faubourgs on observe l'ordre qui convient, il est nécessaire d'instituer trois
sortes de magistrats, les uns que nous appellerons astynomes (67) pour s'occuper de ce que
nous venons de dire, les autres agoranomes (68) qui feront la police du marché, et des prêtres
et des prêtresses pour celle des temples. On ne touchera pas aux sacerdoces de ceux ou de
celles qui en auront hérité de leurs pères ; mais si, comme il est naturel dans le cas d'un nouvel
établissement, il n'y a personne ou presque personne qui soit revêtu de cette dignité, il faut
établir pour les dieux qui n'ont pas de prêtres héréditaires des prêtres et des prêtresses qui
garderont leurs temples. On désignera les titulaires de ces charges en partie par un vote, en
partie par le tirage au sort, en admettant à voter ensemble dans chaque pays et dans chaque
ville tout ce qui est peuple et tout ce qui n'est pas peuple, afin d'entretenir le mieux possible
l'amitié et la concorde entre toits. Donc, en ce qui regarde la religion, on laissera le dieu lui-
même choisir ce qui lui plaira, et on s'en remettra pour cela au tirage au sort et à la fortune

111
divine ; mais on examinera celui que le sort aura désigné pour s'assurer d'abord qu'il est sain
de corps et de naissance légitime ; puis s'il est d'une maison aussi pure que possible, s'il n'est
point souillé de meurtre ou de toute autre faute pareille envers les dieux, enfin si son père et sa
mère ont, comme lui, incité une vie irréprochable. On rapportera de Delphes les lois relatives
à tout le culte, et l'on établira des interprètes pour expliquer la manière d'en user. La fonction
de prêtre durera un an, pas plus, et, si l'on veut que les cérémonies religieuses soient célébrées
comme il faut, conformément aux lois, on exigera que le prêtre n'ait pas moins de soixante
ans, et la même règle sera appliquée aux prêtresses.

Quant aux interprètes, les tribus, quatre par quatre, voteront trois fois pour en désigner quatre,
un de chaque tribu. Après avoir examiné les trois qui auront obtenu le plus de voix, on enverra
les neuf autres à Delphes, afin que le dieu en désigne un sur trois. On les soumettra au même
examen et aux mêmes conditions d'âge que les prêtres. Ces interprètes seront nommés à vie.
Si l'un d'eux vient à manquer, les quatre tribus auxquelles il appartenait en choisiront un autre
à sa place. Il faut aussi choisir pour chaque temple un économe qui en administre les revenus,
qui dispose des lieux sacrés, de leurs récoltes et de leur fermage. On les prendra parmi ceux
qui payent le cens le plus élevé, trois pour les plus grands temples, deux pour les médiocres,
un pour les plus modestes. Leur élection et leur examen se feront comme pour les généraux.
Et voilà pour ce qui regarde les choses sacrées.

VIII

Il faut, autant que possible, qu'on ne laisse rien sans surveillance. La garde de la cité sera
confiée aux généraux, aux taxiarques, aux hipparques, aux phylarques, aux prytanes et aussi
aux astynomes et aux agoranomes, quand ils auront été choisis et régulièrement nommés.
Pour le reste du pays, voici comment il faudra le garder. Tout le territoire a été, comme nous
l'avons dit, partagé en douze portions aussi égales que possible. Chaque tribu, à laquelle le
sort aura assigné une de ces parties présentera tous les ans cinq citoyens comme autant
d'agronomes (69) et de chefs de gardes. Ces cinq chefs choisiront dans leur tribu respective
douze jeunes gens qui n'aient pas moins de vingt-cinq ans et pas plus de trente. A chacun de
ces jeunes gens le sort assignera chaque mois une partie du territoire, afin qu'ils prennent tous
une connaissance exacte de tout le pays. Les gardes et leurs chefs conserveront leurs fonctions
pendant deux ans. Quand ils auront gardé pendant un mois la portion qui leur sera échue, les
chefs les changeront de place et les feront passer successivement de mois en mois dans les
lieux les plus voisins en tournant en cercle, à droite, du côté de l'orient. Quand la première
année sera passée, afin que le plus grand nombre de gardes possible apprennent non
seulement à connaître le pays pendant une saison de l'année, mais encore avec le pays, ce qui
se passe en chaque endroit dans toutes les saisons, dès la seconde année, les chefs du moment,
les guidant en sens contraire, les feront passer successivement sur la gauche, jusqu'à ce qu'ils
aient terminé cette année. La troisième année, on choisira cinq autres agronomes et chefs de
gardes avec douze hommes sous leurs ordres.
Pendant le séjour qu'ils feront en chaque endroit, voici ce qu'ils auront à faire. Ils veilleront
d'abord à ce que le pays soit aussi bien fortifié que possible coutre l'ennemi; ils creuseront des
fossés partout où il sera nécessaire, couperont le terrain par des tranchées, construiront des
fortifications pour tenir en respect autant que possible ceux qui tenteraient de causer quelque
dommage au pays et à ses biens. Pour ces ouvrages, ils se serviront de bêtes de somme et des
esclaves qu'ils trouveront en chaque endroit ; ils les feront exécuter par eux, et présideront à
leurs travaux, choisissant autant que possible les moments où ils ne vaquent point à leur
propre besogne. Ils rendront l'accès du pays difficile aux ennemis, mais aussi facile qu'ils
pourront à leurs amis, hommes, bêtes de somme, troupeaux. Ils auront soin que les routes

112
soient aussi douces que possible, que les eaux du ciel, au lieu d'endommager la terre, la
fertilisent plutôt, en coulant des hauteurs dans les vallons creux des montagnes. Ils en
empêcheront les débordement,; par (les dignes et (les fossés, afin que les vallons, recevant et,
buvant. ces eaux du ciel, fassent jaillir en bas dans les champs et en tous lieux des sources et
des fontaines, et que les endroits les plus arides se remplissent d'eaux limpides. On ornera les
bords de ces eaux, sources, rivières ou fontaines, de plantations et de chaussées qui en
rehausseront la beauté et, ramassant tous ces courants dans des canaux, on en fera
d'abondantes irrigations en toute saison ; et, s'il y a dans le voisinage quelque bois ou enceinte
consacrée, on y amènera les courants vers les temples des dieux pour les en embellir. Partout
en ces lieux consacrés, on obligera les jeunes gens à construire des gymnases pour eux-
mêmes, et pour les vieillards des bains chauds avec une ample provision de bois sec et de
combustible, pour soulager les malades et les laboureurs épuisés de fatigue, qu'on soignera
avec bonté et beaucoup mieux que ne le ferait un médiocre médecin.

IX

Tous ces ouvrages et tous ceux du même genre serviront à l'embellissement et à l'utilité des
divers endroits du pays et seront un passe-temps qui ne manquera pas du tout d'agrément.
Pour le sérieux de leur tâche, voici en quoi il consistera. Les soixante agronomes veilleront
chacun sur le lieu qui leur est dévolu non seulement par rapport aux ennemis, mais encore par
rapport à ceux qui se donnent pour des amis. Si, parmi les voisins et les citoyens, quelqu'un,
esclave ou homme libre, fait tort à un autre, les chefs feront justice, dans les petites causes, à
celui qui se prétend lésé ; mais pour les causes plus importantes, jusqu'à concurrence de trois
mines, ils s'associeront les douze gardes et jugeront à eux dix-sept tous les procès de ce genre
que les citoyens s'intenteront les uns aux autres.
Juges et magistrats seront tous tenus de rendre compte de leurs jugements et de leur
administration, hormis ceux qui jugent en dernier ressort, comme le font les rois. Si, de leur
côté, ces agronomes commettent quelque violence envers ceux dont ils doivent prendre soin,
soit qu'ils violent l'égalité dans la répartition des corvées, soit qu'ils tentent de prendre et
d'emporter les instruments des laboureurs contre leur gré, soit qu'ils reçoivent des présents des
gens intéressés à les flatter, soit qu'ils tranchent injustement les procès, ceux qui auront cédé
aux flatteries seront flétris ignominieusement en présence de tous les citoyens ; pour les autres
injustices qu'ils auront commises envers les gens de leur district, si le dommage n'excède pas
une mine, ils seront jugés par les paysans et les voisins, et se soumettront à payer l'amende.
Pour les injustices plus graves et même pour les plus légères, s'ils ne se soumettent pas au
jugement dans l'espoir que le changement mensuel de lieu leur permettra d'y échapper, celui
qu'ils auront lésé aura le droit de les poursuivre devant les tribunaux publics, et, s'il gagne sa
cause, d'exiger de l'accusé le double de l'amende qu'il aura refusé de payer volontairement.
Voici quel sera le régime des chefs et des agronomes pendant leurs deux années de service.
Tout d'abord il y aura dans chaque district des salles publiques où ils devront tous prendre
leurs repas en commun. Quiconque s'absentera de ces repas, ne fût-ce qu'un jour, et
découchera, ne fût-ce qu'une nuit, sans l'ordre de ses chefs ou sans une nécessité pressante, s'il
est dénoncé par les cinq agronomes et qu'ils affichent son nom sur la place publique connue
ayant quitté son poste, sera noté d'infamie pour avoir trahi l'État autant qu'il dépendait de lui,
et le premier qui le voudra pourra le frapper de coups impunément. Si l'un des chefs mêmes
commet la même faute, les soixante devront tous y mettre ordre. Quiconque s'en sera aperçu
ou l'aura appris et ne poursuivra pas le coupable sera soumis aux mêmes lois et plus
sévèrement puni que les jeunes, et même proclamé indigne de toutes les charges confiées aux
jeunes. Ce sera aux gardiens des lois à surveiller exactement ces désordres, afin qu'ils ne se
produisent pas du tout, ou, s'ils se produisent, qu'ils trouvent un juste châtiment.

113
II faut que chacun se persuade que tout homme qui n'a pas servi ne saurait être un maître
louable, et qu'il faut moins se glorifier d'avoir bien commandé que d'avoir bien obéi, d'abord
aux lois, parce que c'est obéir aux dieux, puis, quand on est jeune, aux gens plus âgés qui ont
mené une vie honorable. Ensuite, quand on est agoranome, il faut se soumettre tous les jours à
une vie humble et gênée pendant ses deux années d'exercice. Lorsqu'en effet les douze auront
été choisis, ils tiendront conseil avec les cinq pour se dire qu'étant eux-mêmes des serviteurs,
ils n'auront pas à leur service d'autres domestiques ni esclaves, et qu'ils ne pourront pas user
des laboureurs et des paysans pour leur service personnel, mais uniquement pour les services
publics. Pour le reste, qu'ils se mettent bien dans la tête que pour les besoins de la vie ils ne
doivent s'en remettre qu'à eux-mêmes pour servir et être servis, et qu'ils ont à explorer tout le
pays, hiver comme été, avec leurs armes, pour en garder et en connaître successivement tous
les districts. Si tous les citoyens connaissent exactement leur pays, il me semble qu'ils
possèdent là une science qui ne le cède à aucune autre ; et c'est pour cela que les jeunes gens
doivent aller à la chasse avec des chiens ou d'une autre manière, tout autant que pour le plaisir
et l'utilité que tous en retirent. Ainsi donc, qu'on les appelle cryptes (70), agronomes ou de tel
nom qu'on voudra, les gardes devront tous s'appliquer avec tout le zèle possible à leur emploi,
s'ils veulent maintenir leur cité en bon état.

Nous avons ensuite à nous occuper de l'élection des agoranomes et des astynomes. Après les
soixante agronomes, on élira trois astynomes, qui, partageant en trois les douze parties de la
cité, prendront soin, à l'imitation des agronomes, des rues de la ville et des grands chemins qui
de la campagne conduisent dans ses murs, et aussi des édifices, afin qu'ils soient tous
conformes aux lois. Ils s'occuperont aussi des eaux que les gardes leur amèneront, et ils les
distribueront, après les avoir épurées, de manière qu'elles arrivent dans les fontaines en
quantité suffisante et avec la limpidité convenable, et qu'elles servent à la fois à l'ornement et
à l'utilité de la ville. Il faut aussi que ces astyiioiiies aient assez de capacité et de loisir pour
s'occuper des affaires publiques. Chacun proposera donc pour astynome celui qui lui plaira,
mais en le prenant parmi ceux qui payent le cens le plus élevé. Ils seront élus à main levée et,
lorsqu'on sera arrivé aux six qui auront obtenu le plus de suffrages, les présidents de l'élection
en tireront trois au sort, et, lorsque ceux-ci auront subi leur épreuve, ils exerceront leur charge
conformément aux lois établies pour eux.
Après les astynoines on choisira cinq agoranomes dans la deuxième et dans la première
classe, et, pour le reste, l'élection se fera comme celle des astynoines. Sur les dix qui auront
été choisis à main levée, on en tirera cinq au sort, et après l'épreuve on les proclamera
magistrats. Chacun devra voter pour quelqu'un. S'il refuse et qu'il soit dénoncé aux magistrats,
il sera puni d'une amende de cinquante drachmes, et il sera en outre réputé mauvais citoyen.
Prendra qui voudra part à l'assemblée du peuple et aux réunions communes. Les citoyens de la
deuxième et de la première classe y seront forcés, sous peine d'une amende de dix drachmes,
si l'on reconnaît qu'ils n'assistent pas aux réunions ; mais ceux de la troisième et de la
quatrième classe n'y seront pas astreints et seront exemptés de l'amende, à moins que les
magistrats, sous le coup de quelque nécessité, n'aient fait passer à tout le monde l'ordre de se
réunir. Les agoranomes feront observer sur le marché l'ordre établi par les lois ; ils veilleront
sur les temples et les fontaines qui sont sur la place publique, afin qu'on n'y fasse aucun
dommage. Si quelqu'un en fait, ils le puniront en le faisant battre de verges, si c'est un esclave
ou un étranger. Si l'auteur de la dégradation est un homme du pays, ils seront habilités à le
juger et à lui infliger mie amende qui pourra monter jusqu'à cent drachmes; si elle monte au
double, ils s'adjoindront les astynomes pour juger et punir le délinquant. Les astynomes
disposeront dans leur charge des mêmes amendes et des mêmes punitions : pour une amende

114
qui s'élèvera jusqu'à une mine, ils jugeront eux-mêmes; pour une amende qui ira au double,
avec les agoranomes.

XI

Il coonviendrait après cela d'instituer des magistrats pour la musique et la gymnastique, deux
pour chacune d'elles, les uns pour instruire les citoyens, les autres poux les exercer à la lutte.
Par les premiers, la loi entend ceux qui dans les gymnases et les écoles veillent à l'ordre et à
l'instruction et qui, à ce propos, prennent soin que les écoliers des deux sexes fréquentent
l'école et y trouvent un logement convenable. Par les seconds, la loi entend ceux qui président
aux concours de gymnastique et de musique. Ils seront de deux sortes, les uns pour la
musique, les autres pour la lutte. La lutte soit entre hommes, soit entre chevaux, aura les
mêmes présidents ; mais pour la musique. ils seront différents ; il y aura lieu d'en instituer
pour la monodie (71) et pour le chant imitatif, par exemple des rhapsodes, des joueurs de
cithare, des flûtistes, et d'autres artistes du même genre ; et d'autres pour les chants des
choeurs. D'abord en ce qui concerne le divertissement des choeurs composés d'enfants,
d'hommes et de jeunes filles, il faut élire des citoyens pour présider aux danses et à toute
l'ordonnance musicale. Un seul suffira pour cela ; il ne devra pas avoir moins de quarante ans.
Un seul suffira de même, pour la monodie ; il ne devra pas avoir moins de trente ans ; il
introduira les concurrents et prononcera entre eux le jugement qui convient.
Quant au président et à l'organisateur des choeurs, il faut le choisir de la manière suivante.
Tous ceux qui ont du goût pour ces sortes de choses se réuniront en assemblée et seront mis à
l'amende s'ils n'y viennent pas ; les gardiens des lois connaîtront de cette affaire ; pour les
autres, s'ils refusent de venir, on ne les y forcera pas. L'électeur choisira son candidat parmi
les habiles, et, quand on examinera ce candidat, on ne fera pas valoir d'autre raison pour le
rejeter ou l'admettre que son habileté ou son incapacité, sur dix candidats choisis au préalable,
on en prendra un qui, après avoir subi l'épreuve, présidera aux choeurs pendant une année
selon la loi. Il en sera exactement dle même pour celui que le sort aura désigné pour cette
année parini ceux qui se seront présentés pour juger des monodies et des concerts
d'instruments ; il présidera les juges à qui il remettra la décision. Il faut ensuite élire dans la
troisème et dans la deuxième classes des arbitres qui président aux exercices gymniques, tant
d'hommes que de chevaux. Les trois premières classes seront forcées de venir voter : la plus
petite pourra s'en dispenser, sans être soumise à une amende. Sur les vingt candidats qui
auront été élus d'abord, on en choisira trois qui seront nommés, si le vote des examinateurs
ratifie leur élection. Si quelqu'un est refusé à l'épreuve pour quelque fonction et quelque
jugement que ce soit, on en choisira d'autres suivant les mêmes formes et on les soumettra de
même à l'examen.

XII

Des magistratures dont nous avons parlé plus haut, il nous reste l'intendance générale de
l'éducation des deux sexes. La loi veut qu'un seul magistrat en soit chargé, qui devra être âgé
d'au moins cinquante ans, sera père d'enfants légitimes, autant que possible des deux sexes, en
tout cas de l'un ou de l'autre. Que celui qui e aura été choisi et celui qui l'aura choisi se
mettent bien dans l'esprit que, parmi les plus hautes charges de l'État, celle-ci est de beaucoup
la plus importante. Prenez la bouture naissante d'une plante quelconque, si vous la dirigez
convenablement pour développer ses qualités naturelles, elle deviendra souverainement fertile
en fruits. Il en est de même de tous les arbres, des animaux domestiques ou sauvages et des
hommes. Nous disons bien que l'homme est un être doux ; cependant, quand il a reçu une
bonne éducation et qu'il est doué d'un heureux naturel, il devient ordinairement le plus divin et

115
le plus doux des animaux ; si, au contraire, il a reçu une éducation insuffisante ou défectueuse,
il devient le plus sauvage des êtres que produit la terre. C'est pourquoi le législateur ne doit
pas regarder l'éducation des enfants comme une chose secondaire ou accessoire ; il faut au
contraire que celui qui veut s'en occuper comme il convient commence par faire élire parmi
les citoyens celui qui est le plus parfait sous tous les rapports : c'est cet homme-là qu'il doit
mettre tous ses soins à placer à la tête de l'éducation de la jeunesse.
En conséquence, tous les magistrats, sauf les sénateurs et les prytanes, se rendront dans le
temple d'Apollon et choisiront au scrutin secret celui des gardiens des lois qu'ils jugeront le
plus capable de veiller à l'éducation. Celui qui aura obtenu le plus de voix, après avoir été
examiné par les magistrats qui l'auront élu, à l'exception des gardiens des lois, exercera sa
charge pendant cinq ans ; la sixième année, on en élira un autre dans les mêmes formes pour
remplir la même fonction.
Si un fonctionnaire public vient à mourir plus de trente jours avant l'expiration de sa charge,
ceux que ce soin regarde en éliront un autre à sa place dans les mêmes formes. De même, si
un orphelin vient à perdre son tuteur, ses proches et ses parents du côté de son père et de sa
mère jusqu'aux enfants de ses cousins germains, qui seront présents dans la ville, en éliront un
autre dans les dix jours, ou chacun d'eux payera une drachme d'amende par jour, jusqu'à ce
qu'ils aient constitué un tuteur à l'enfant.

XIII

Un État n'est pas un État, si les tribunaux n'y ont pas été organisés comme il faut. De plus, un
juge muet et qui dans une enquête n'en dit pas plus que les parties, comme il arrive dans les
arbitrages, ne sera jamais capable de rendre la justice, d'où il suit qu'il n'est pas facile de bien
juger, si l'on est nombreux, ou en petit nombre, mais sans compétence. Il faut en effet que le
point en litige soit bien éclairci des deux côtés, et c'est le temps, la lenteur, les questions
multipliées qui servent à la fois à faire l'évidence sur la contestation. Aussi faut-il que ceux
qui s'appellent en justice s'adressent au préalable à leurs voisins, à leurs amis et à ceux qui
connaissent le mieux les faits sur lesquels roule la contestation. Si leur jugement ne leur paraît
pas satisfaisant, qu'ils aient recours à un autre tribunal, et, si les dzux premiers n'ont pas
réussi à mettre les plaideurs d'accord, un troisième tranchera le différend sans appel.
L'érection des tribunaux ressemble d'assez près à une élection de magistrats, puisque tout
magistrat est nécessairement juge en certaines matières et qu'un juge, sans être magistrat (72),
est cependant un juge digne de considération le jour où il tranche un procès par sa sentence.
Mettons donc les juges au rang des magistrats et disons quelles doivent être leurs qualités, à
quoi s'étend leur compétence et combien il en faut dans chaque tribunal. Le tribunal par
excellence sera celui que les plaideurs eux-mêmes auront créé pour eux, en choisissant leurs
juges de concert. Après celui-là, il y en aura cieux autres, l'un pour juger les cas où un
particulier, accusant un autre particulier, voudra le poursuivre en justice; l'autre pour le cas où
quelqu'un, jugeant qu'un citoyen lèse l'État, voudra défendre l'intérêt public.
Il nous faut parler maintenant de la qualité et du choix des juges. Voici comment nous
formerons le premier tribunal ouvert à tous les particuliers plaidant pour la troisième fois. La
veille du jour où, durant le mois qui suit le solstice d'été, la nouvelle année va commencer
(73), tous les magistrats nommés pour un an et tous ceux dont la charge est de plus longue
durée s'assembleront dans le même temple et, après avoir pris le dieu pour témoin de leur
serment, lui offriront en quelque sorte les prémices de tous les corps de magistrature, en
choisissant dans chacun d'eux celui qu'ils tiendront pour le meilleur et qui leur paraîtra le plus
éclairé et le plus scrupuleux pour juger les procès des citoyens durant l'année suivante. Ceux
qui auront été choisis seront soumis à l'épreuve par ceux-mêmes qui les auront choisis, et, si
l'un d'eux est rejeté, on en élira un autre à sa place dans les mêmes formes. Ceux qui auront

116
été admis jugeront ceux qui en appellent des autres tribunaux et voteront à bulletin ouvert. Les
sénateurs et les autres magistrats qui les auront élus seront tenus d'assister à ces procès et
d'écouter les sentences ; les autres n'y assisteront que s'ils le veulent. Si quelqu'un accuse un
juge d'avoir rendu volontairement un arrêt injuste, l'accusation sera portée devant les gardiens
des lois. Si le juge est reconnu coupable, il sera condamné à payer à celui qu'il a lésé la moitié
du dommage, et, si l'on trouve qu'il mérite une peine plus sévère, les juges du procès y
ajouteront ce qu'il doit souffrir en outre, ou payer au trésor public et à celui qui a engagé la
poursuite.
A l'égard des crimes d'État, il est nécessaire tout d'abord que le peuple participe, au jugement;
car tous les citoyens sont lésés quand l'État est lésé, et ils supporteraient difficilement d'être
exclus de procès où l'on juge ces sortes de causes. C'est donc au peuple qu'il faut s'en remettre
pour engager et pour trancher de tels procès. L'enquête se fera par devant les trois plus grands
magistrats choisis d'un commun accord par le défendeur et par le demandeur. S'ils ne peuvent
se mettre d'accord eux-mêmes, c'est le sénat qui fera le choix pour l'un et l'autre. Il faut aussi
que tous participent autant que possible aux jugements des causes privées ; car celui qui est
exclu de la faculté de juger avec les autres s'imagine qu'il est entièrement privé des droits de
citoyen. C'est pourquoi il est nécessaire aussi qu'il y ait des tribunaux pour chaque tribu, et
que des juges désignés par le sort tranchent instantanément les différends, sans se laisser
corrompre par les prières. La décision finale de ces sortes de causes sera remise au tribunal
dont nous avons parlé, tribunal formé des juges les plus intègres qu'il soit possible de trouver,
et destiné à juger ceux que ni les voisins ni les tribunaux des tribus n'ont pu mettre d'accord.

XIV

Voilà cc que, pour le moment, j'avais à dire des tribunaux, au sujet desquels il n'est pas facile
d'affirmer péremptoirement que ce sont ou que ce ne sont pas des magistratures. Je n'en ai fait
pour ainsi dire qu'une ébauche, où j'ai marqué certaines de leurs fonctions et laissé de côté les
autres. Quand nous serons parvenus au terme de notre législation, nous exposerons avec
précision et d'une manière beaucoup plus complète les lois relatives aux procès et les diverses
juridictions des tribunaux. Disons-leur de nous attendre à la fin. Pour l'institution des autres
magistratures, nous avons, à peu de choses près, édicté les lois essentielles; mais pour
l'ensemble et le détail précis relatif à chaque magistrature et à toutes les administrations de la
ville et de l'État, il n'est pas possible de s'cri faire une idée claire, avant d'avoir embrassé les
premières et les deuxièmes pièces de l'édifice, celles du milieu, toutes en un mot, jusqu'à ce
qu'on soit arrivé à la fin. Maintenant que nous sommes allés jusqu'à l'élection des magistrats,
nous en avons bien fini avec le début et nous allons commencer notre oeuvre législative,
n'ayant plus lieu de la différer ni d'hésiter à l'entreprendre.
CLINIAS Ce que tu as dit jusqu'ici, étranger, m'a pleinement satisfait ; mais en rattachant ce
que tu as dit au début à ce que tu vas dire pour terminer, tu as encore accru ma satisfaction.
L'ATHÉNIEN Nous avons donc, en nous jouant comme il convient à des vieillards sensés,
assez bien réussi jusqu'à présent.
CLINIAS C'est, à mon avis, une belle et sérieuse occupation, faite pour des hommes dans la
force de l'âge, que tu proposes là.
L'ATHÉNIEN Tu as raison. Mais voyons si tu es du même avis que moi.
CLINIAS Que veux-tu dire et à propos de quoi ?
L'ATHÉNIEN Tu sais que le travail des peintres, dans les diverses figures qu'ils représentent,
parait ne devoir jamais finir, qu'ils ne font que charger ou affaiblir les couleurs, quelque soit le
mot que les enfants des peintres donnent à cette opération, et qu'ils semblent ne devoir jamais
cesser d'embellir leurs tableaux, jusqu'à ce qu'il soit impossible d'y rien ajouter et de leur
donner plus de beauté et d'éclat.

117
CLINIAS Je m'en fais une idée, moi aussi, en t'écoutant ; car je ne suis pas du tout expert en
cet art.
L'ATHÉNIEN Tu n'y as rien perdu. Mais servons-nous de l'exemple que cet art vient de nous
fournir. Si quelqu'un s'était mis en tête de peindre la plus belle figure possible, de sorte qu'au
lieu de se dégrader, elle acquit de jour en jour une nouvelle perfection, tu conçois qu'étant
mortel, s'il ne laisse après lui un successeur capable de réparer la dégradation que le temps
peut faire à son tableau, de lui rendre son lustre et de le perfectionner en suppléant à ce que la
faiblesse artistique du premier a laissé échapper, tu conçois, dis-je, que peu de temps après il y
aura fort à faire à sa peinture.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Eh bien, l'entreprise du législateur ne te parait-elle pas assimilable à celle de ce
peintre ? Il se propose d'abord de rédiger ses lois avec toute la précision possible, puis,
lorsqu'avec le temps il les aura effectivement mises à l'épreuve, crois-tu qu'il se trouvera un
législateur assez dépourvu de sens pour méconnaître qu'il a forcément laissé une foule de
traits qui ont besoin d'être corrigés par un autre après lui, pour que la police et le bon ordre, au
lieu d'empirer, s'améliore toujours dans la cité qu'il a fondée ?
CLINIAS C'est naturel ; il ne saurait en être autrement ; n'importe qui en voudrait faire autant.
L'ATHÉNIEN Si donc un législateur trouvait le moyen, soit par des actes, soit par des
paroles, d'enseigner à un autre soit supérieur, soit inférieur à lui, à ne pas oublier qu'il faut
maintenir et améliorer les lois, n'est-il pas vrai qu'il ne cesserait pas de, le lui répéter jusqu'à
sa mort ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN N'est-ce point ce que nous avons à faire dans le cas présent, vous deux et moi ?
CLINIAS Que veux-tu dire ?
L'ATHÉNIEN Je dis que, puisque nous sommes sur le point d'édicter des lois, que nous avons
choisi des gardiens des lois et que nous sommes au déclin de notre vie, tandis qu'ils sont
jeunes en comparaison de nous, il faut, en même temps que nous légiférons, essayer de faire
d'eux aussi des législateurs et des gardiens des lois dans la mesure du possible.
CLINIAS Certainement, si du moins nous pouvons y réussir.
L'ATHÉNIEN En tout cas, il faut essayer et y faire tous nos efforts.
CLINIAS Assurément.

XV

L'ATHÉNIEN Adressons-nous maintenant à eux : « O chers sauveurs des lois, nous laisserons
de côté une foule de choses sur tous les points définis par nos lois : c'est inévitable.Toutefois
nous ne négligerons pas les choses importantes et nous tracerons aussi bien que nous le
pourrons une esquisse complète de notre législation. C'est à vous qu'il appartiendra de
l'achever ; mais écoutez quel but vous devez avoir devant les yeux en y travaillant. Nous nous
en sommes entretenus à plusieurs reprises, Mégillos, Clinias et moi ; et nous sommes d'accord
sur la rectitude de notre opinion. Mais nous voulons que vous la partagiez et qu'en disciples
fidèles, vous teniez les yeux sur ce but dont nous sommes convenus ensemble que le gardien
des lois et le législateur ne devaient pas détourner les yeux. Or le point capital sur lequel nous
sommes d'accord se réduisait à former un homme de bien, ayant les qualités d'esprit qui
conviennent à l'homme, et à savoir d par quelle étude, quelles moeurs, quelles acquisitions,
quel désir, quelle opinion ou quelles sciences on pourrait y parvenir, qu'on ait affaire à un
homme ou à une femme de la cité, à des jeunes gens ou à des vieillards. Il faut qu'ils dirigent
tous leurs efforts pendant toute leur vie vers ce but que nous préconisons. Il faut qu'on n'en
voie jamais un seul préférer ce qui pourrait y mettre obstacle, qu'enfin, se vît-on forcé
d'abandonner sa patrie plutôt que de consentir à subir le joug de l'esclavage et à être

118
commandé par des Méchants, ou à quitter son pays pour l'exil, on soit prêt à supporter tout
cela plutôt que d'adopter un autre gouvernement dont l'effet serait de pervertir les âmes. Voilà
ce dont nous sommes convenus précédemment ; c'est à ces cieux choses que vous devez avoir
égard pour approuver ou critiquer celles de nos lois qui ne sont pas propres à produire cet
effet; pour celles qui y sont propres, embrassez-les, recevez-les avec joie et conformez-y votre
conduite. Quant aux autres pratiques dont le but est d'acquérir ce que le vulgaire appelle des
biens, il faut y renoncer pour jamais.
Passons maintenant aux lois et commençons par la religion. Mais il faut d'abord reprendre
notre nombre de cinq mille quarante et toutes les divisions commodes qu'il nous a offertes et
qu'il nous offre encore, soit qu'on le prenne en son entier ou qu'on n'en prenne que la
douzième partie, qui est le nombre des familles de chaque tribu et le produit de vingt et un par
vingt. Comme le nombre entier se divise en douze parties, celui de la tribu se divise aussi en
douze, et l'on doit regarder chaque partie comme un doit sacré de la Divinité, parce qu'elles
répondent aux mois et à la révolution annuelle de l'univers. Ainsi l'État tout entier est sous la
direction du principe divin qu'il porte en lui et qui en consacre les parties. Il est possible que
certains législateurs aient fait des divisions plus correctes que d'autres et consacré une
distribution plus heureuse. Pour nous, nous prétendons avoir fait la plus correcte, en
choisissant le nombre de cinq mille quarante, vu qu'il a pour diviseurs tous les nombres depuis
un jusqu'à douze, hormis onze ; encore est-il très facile d'y remédier ; car, si on laisse de côté
deux familles sur le nombre total, il devient sain de part et d'autre (74) (c'est-à-dire qu'il a
deux diviseurs exacts, 11 et 458). Si j'en avais le loisir, j'aurais tôt fait de le démontrer.
Rapportons-nous en donc aux assertions que nous venons d'énoncer pour faire notre partage,
et donnons à chaque partie le nom d'un dieu ou d'un enfant des dieux ; érigeons-leur des autels
avec tout ce qui s'y t'apporte, et, à l'occasion des sacrifices qu'on y fera, tenons-y deux
réunions par mois, c'est-à-dire douze par an, conformément à la division en tribus, et douze
conformément à celle de la cité. Ces assemblées se feront d'abord en l'honneur des dieux et de
la religion ; ensuite dans le but de nous rapprocher et de nous connaître les uns les autres et de
nouer entre nous des relations de toute sorte. Car, avant de contracter des mariages et des
alliances, il est nécessaire de connaître la famille où l'on prend femme, la personne que l'on
marie et à qui on la marie, et il faut autant que possible prendre bien garde de se tromper en
une matière si importante. Il faut donc dans ce but établir des divertissements avec des
choeurs de danse où les jeunes garçons et les jeunes filles trouveront des raisons et des
prétextes convenables à leur âge de se montrer et de se voir les uns les autres, dans une nudité
limitée par une sage pudeur. La surveillance et l'ordonnance de tout cela sera faite par les
chefs des choeurs, les législateurs et les gardiens des lois, qui suppléeront aux règlements que
nous aurons omis. Car, comme nous l'avons dit, il est impossible qu'en de tels sujets, si
minces et si nombreux, le législateur n'oublie rien. C'est à ceux qui tous les ans en font
l'expérience à reconnaître ce qui fait défaut, et à régler, corriger, changer jusqu'à ce qu'ils aient
trouvé la juste mesure dans ces règlements et ces pratiques. il semble qu'une dizaine d'années
serait la limite juste à la fois et suffisante pour prendre l'expérience de ces sacrifices et de ces
danses et en régler l'ensemble et le détail. Du vivant du législateur, ce règlement se fera de
concert avec lui ; après sa mort, chaque corps de magistrats fera part aux gardiens des lois des
omissions à réparer on ce qui concerne ses fonctions respectives, jusqu'à ce que tout soit
amené à son point de perfection. Dès lors, on n'y touchera plus et l'on s'y conformera comme
aux autres lois établies dès le début par le législateur, lois auxquelles ou ne fera jamais
volontairement aucun changement d'aucune sorte. Si pourtant cela paraît nécessaire, on
prendra l'avis de tous les magistrats, et l'on consultera tout le peuple et tous les oracles des
dieux, et, si tous y consentent, on fera la changement nécessaire ; autrement, on n'y touchera
jamais en aucune manière, et celui qui s'y opposera l'emportera toujours suivant la loi.

119
XVI

Lors donc et juste au moment où un jeune homme atteint sa vingt-cinquième année, s'il croit,
après avoir vu et s'être laissé voir, qu'il a trouvé une personne à son gré pour s'unir à elle et
avoir des enfants, quil se marie avant de dépasser trente-cinq ans. Mais qu'il écoute au
préalable comment il doit chercher ce qui convient pour une union bien assortie. Car il faut,
dit Clinias, mettre en tête de chaque loi le prélude qui lui est propre.
CLINIAS C'est très bien, étranger, de rappeler ce que j'ai dit, et tu as saisi fort à propos, selon
moi, l'occasion de le redire.
L'ATHÉNIEN C'est bien dit. Mon fils, dirons-nous à celui qui est né de parents honnêtes, les
mariages que l'on veut faire doivent être approuvés des gens sensés. Ils te conseilleront de ne
pas fuir l'alliance des pauvres et de ne pas rechercher particulièrement celle des riches, mais,
si tout le reste est égal, de t'unir toujours de préférence à une femme qui soit plutôt d'humble
condition, parce qu'une pareille alliance serait à la fois avantageuse à l'État et aux familles qui
la contracteraient; car l'égalité et la proportion sont mille fois plus favorables à la vertu que la
disproportion. Il faut donc que celui qui a conscience d'être trop hardi et trop prompt dans ses
démarches tâche de devenir le gendre de citoyens modérés, et que celui qui est né avec des
dispositions contraires se porte à des alliances contraires. On peut résumer d'un mot la règle
des mariages : il faut en se mariant consulter l'intérêt de l'État, non son plaisir particulier.
Tous les hommes sont toujours portés naturellement vers ceux qui leur ressemblent le plus,
d'où résulte entre tous les citoyens une inégalité de richesses et de moeurs, qui produit des
effets que nous ne voulons pas voir chez nous, mais qui se font sentir au plus haut point dans
la plupart des États.
Mais de faire une loi pour persuader aux citoyens qu'il ne faut pas qu'un homme riche épouse
la fille d'un riche, un homme puissant celle d'un homme qui l'est également, et de contraindre
les gens d'un caractère vif à s'allier par mariage à des gens d'un caractère lent, ou des gens
d'un caractère lent à des gens d'un caractère vif, ce serait non seulement ridicule, mais cela
indisposerait encore beaucoup de gens. Et en effet. il est difficile de se faire à l'idée qu'un État
doit être mélangé comme un cratère, où le vin bouillonne furieusement quand on l'y verse,
tandis que, corrigé par une autre divinité sobre, il devient par cette heureuse alliance, un
breuvage sain et modéré. Tel est l'effet du mélange dans ces mariages, mais presque personne
n'est capable de le discerner. Voilà pourquoi l'on est forcé d'omettre dans la loi ces
dérèglements et de recourir aux incantations pour essayer de persuader aux citoyens qu'il vaut
mieux assortir les caractères des époux que de rechercher, par une avarice insatiable, l'égalité
des richesses. C'est par la honte que l'on détournera ceux qui dans le mariage s'attachent à la
richesse, sans les contraindre par une loi écrite.

XVII

Voilà les conseils que j'avais à donner sur le mariage. Joignez-y ce que j'ai dit plus haut, que
chaque citoyen doit se préoccuper de se perpétuer, en laissant après lui une postérité qui le
remplace dans le service des dieux. Tout ce que je viens de dire sur la nécessité du mariage,
sans parler de bien d'autres choses qu'on pourrait y ajouter, n'est que le prélude qui convient
au sujet. Si quelqu'un refuse de nous écouter et se comporte dans la cité comme un étranger et
un être insociable et n'est pas marié à trente-cinq ans, il payera chaque année une amende de
cent drachmes, s'il est de la première classe ; de soixante-dix, s'il est de la seconde ; de
soixante, s'il est de la troisième, et de trente, s'il est de la quatrième. Cet argent sera consacré à
Héra (75). S'il ne paie pas exactement chaque année, il sera condamné au décuple. Le trésorier
de la déesse sera chargé de le percevoir ; s'il ne le fait pas, il le paiera de ses deniers, et chaque
trésorier devra rendre ses comptes à ce sujet. Telle est l'amende pécuniaire dont on punira

120
celui qui refuse de se marier. A l'égard des honneurs, il n'en recevra aucun de la part des gens
plus jeunes que lui; aucun ne lui accordera de lui-même la moindre déférence ; et, s'il s'avisait
de vouloir châtier quelqu'un, quiconque sera présent sera tenu de se porter au secours de celui
qu'il maltraite et de le défendre, sans quoi la loi le notera comme un lâche et un mauvais
citoyen.
Quant à la dot, il en a déjà été question ; mais répétons qu'en ne recevant qu'autant qu'on
donne et en ne donnant qu'autant qu'on reçoit, les pauvres ne vieilliront pas dans l'indigence
faute d'argent (76) ; car tous ceux qui vivent dans notre État ont de quoi subsister. L'absence
de dot rendrait les femmes moins insolentes et la soumission de ceux qui les ont épousées
pour leur argent serait moins humble et moins servile. Celui qui nous écoutera pourra se
vanter de s'être conduit noblement. Mais celui qui ne nous écoutera pas, soit qu'il donne ou
reçoive pour la toilette de la future une valeur de plus de cinquante drachmes pour la dernière
classe, de plus d'une mine pour la troisième, de plus d'une mine et demie pour la deuxième et
de plus de deux mines pour la plus haute classe, versera deux fois autant au trésor public, et ce
qui aura été donné ou reçu sera consacré à Hèra et à Zeus. Les trésoriers de ces deux dieux en
feront le recouvrement, comme nous avons dit à propos des célibataires que les trésoriers
d'Héra les mettraient à l'amende ou la paieraient eux-mêmes de leur argent.
Le droit de fiancer les époux futurs appartiendra premièrement au père, en second lieu au
grand-père, en troisième lieu aux fières nés du même père ; à défaut de ceux-là, c'est à la mère
que reviendra ce droit ; et si par un accident extraordinaire, on avait perdu tous ses parents,
c'est les alliés les plus proches avec les tuteurs qui l'exerceront. Quant aux cérémonies
préliminaires et à toutes celles qui doivent précéder, accompagner ou suivre le mariage,
chacun devra consulter les interprètes de la religion et se persuader qu'en les écoutant il ne
peut que bien faire.

XVIII

Au repas de noces, on ne devra pas inviter plus de cinq amis et amies de chaque côté et juste
autant de parents et d'alliés aussi de chaque côté (77). Personne n'aura le droit de dépenser au-
delà de sa fortune, c'est-à-dire une mine pour ceux de la classe la plus riche, une demie pour
ceux de la classe suivante, et ainsi de suite à mesure que le cens diminue. Tout le monde sera
tenu de louer ceux qui obéiront à la loi ; ceux qui n'obéiront pas seront punis par les gardiens
des lois, comme n'ayant aucune idée des bienséances et des lois établies par les Muses qui
président aux mariages.
Outre qu'il est indécent de boire jusqu'à s'enivrer, si ce n'est clans les fêtes du dieu qui nous a
donné le vin, cela est encore dangereux, quand on songe au mariage, où il convient que
l'époux et l'épouse gardent particulièrement leur sang-froid dans lui si grand changement de
vie. De plus, il est très important que les enfants naissent toujours de parents maîtres de leur
raison ; car on ne peut guère deviner dans quelle nuit ou quel jour l'enfant sera conçu avec la
coopération de Dieu. En outre il ne faut pas faire d'enfants, quand le corps est énervé par
l'ivresse, si l'on veut que le foetus soit solide, stable et tranquille comme il convient. L'homme
qui s'est enivré, en proie à la rage dans son corps et dans son âme, est emporté dans tous les
sens et entraîne les autres avec lui. Ainsi vacillant, il est mal propre à engendrer : il n'aura
vraisemblablement que dles enfants mal équilibrés, qui ne seront ni solides ni droits, soit
d'esprit, soit de corps. En conséquence, il faut pendant toute l'année et pendant la vie, surtout
au moment de la procréation, se tenir bien sur ses gardes, ne rien faire volontairement de
malsain ni rien qui tienne de la violence et de l'injustice, parce que c'est une nécessité qu'on
reproduise et qu'on imprime ces défauts dans l'âme et le corps des enfants et qu'on engendre
des êtres de tout point inférieurs. Mais c'est, surtout le jour et la nuit des noces qu'il faut
s'abstenir de ces sortes d'excès. Et en effet le commencement est comme une divinité qui a

121
son temple parmi les hommes et qui fait tout réussir, quand on lui rend les honneurs qui lui
sont dus.
Que celui qui se marie se mette dans l'esprit que, des deux maisons qui sont échues à ses
parents, l'une est destinée à la naissance et à l'éducation de ses enfants, qu'il doit se séparer de
ses père et mère pour y célébrer ses noces, y établir sa demeure et y vivre, lui et ses enfants,
d'autant plus que, dans l'amitié, le regret né de l'absence, soude et resserre toutes les
affections, et que la satiété née d'un commerce assidu, qui ne laisse point de place au regret,
fait qu'on se détache l'un de l'autre par le dégoût qu'elle inspire. Par cette raison, il laissera à
ses père et mère et aux parents dle sa femme la maison qu'ils occupent, il ira en habiter une
autre, comme s'il partait en colonie ; là, échangeant avec eux des visites, les deux époux
engendreront et nourriront des enfants et transmettront la vie à d'autres comme un flambeau,
en observant toujours le culte des dieux conformément aux lois.

XIX

Demandons-nous maintenant quels sont les biens qui nous assurent la fortune la plus
commode. Il n'est pas difficile d'imaginer ni d'acquérir la plupart d'entre eux ; mais la
difficulté est grande s'il s'agit des esclaves, et la raison en est que ce qu'on dit d'eux est juste
en un sens et ne l'est pas dans l'autre : nous en parlons différemment selon que nous
considérons leurs mauvais ou leurs bons offices.
MÉGILLOS Comment dis-tu cela ? Car nous ne saisissons pas encore, étranger, ce que tu
entends par là.
L'ATHÉNIEN Je le conçois aisément, Mégillos, parce que, dans toute la Grèce, l'existence
dles hilotes à Lacédémone est ce qui
cause le plus d'embarras et de controverse, les uns soutenant que c'est une mauvaise, les autres
une bonne institution. La dispute est moins vive à propos des Mariandynes, réduits en
esclavage par les habitants d'Héraclée (78) et la nation des Préneste (79), esclaves des
Thessaliens. Quand je considère ces faits et tous ceux du même genre, je me demande ce qu'il
faut faire touchant l'acquisition des esclaves. Quant à ce que j'ai dit en passant et qui t'a donné
lieu de me demander ce que je voulais dire, voici ce que c'est. Nous savons que tout le monde
dit qu'il faut avoir des esclaves très bien intentionnés et très bons, et qu'il s'en est trouvé
beaucoup qui ont été meilleurs à tous égards que des frères ou des fils, et qui ont sauvé leurs
maîtres, ses biens et toute sa famille. Nous savons qu'on dit cela des esclaves.
MÉGILLOS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Mais on dit aussi le contraire, qu'il n'y a rien de sain dans une âme d'esclave, et
que, pour peu qu'on ait de sens, il ne faut jamais se fier en aucune manière à cette engeance.
Le plus sage de nos poètes a même déclaré en parlant de Zeus que ce dieu "qui voit au loin
prive de la moitié de leur intelligence ceux que le jour de l'esclavage a surpris (80)." Les
hommes ont sur ce point des sentiments différents : les uns n'ont aucune espèce dle confiance
dans la race des esclaves ; ils les mènent à coups d'aiguillons et de fouets comme des bêtes
féroces, et rendent leur âme non pas seulement trois fois, mais dix fois plus esclave ; les autres
font tout le contraire.
MÉGILLOS C'est vrai.
CLINIAS En voyant des avis si différents, étranger, quelle conduite devons-nous tenir dans
notre pays touchant l'acquisition et le gouvernement des esclaves ?
L'ATHÉNIEN Tu le demandes, Clinias ? Il est évident, puisque l'homme est un animal
difficile à manier, qu'il se prête et se prêtera toujours mal à la distinction nécessaire entre
l'esclave de fait et l'homme libre et le maître.
CLINIAS C'est évident.

122
L'ATHÉNIEN Par conséquent l'esclave est une possession bien embarrassante. L'expérience
l'a souvent démontré, témoin les révoltes habituelles si fréquentes chez les Messéniens, les
maux qui abrivent dans les États où il y a beaucoup d'esclaves parlant la même langue, les
vols et brigandages de toute sorte commis en Italie par ceux qu'on appelle des rôdeurs. A la
vue de tous ces désordres, on est embarrassé sur le parti qu'il faut prendre en ces matières. Il
ne reste que deux moyens: le premier, c'est d'avoir des esclaves qui ne soient pas du même
pays et qui, autant que possible, ne parlent pas la même langue, si l'on veut qu'ils supportent
plus aisément la servitude ; le second, de les bien traiter, non seulement pour eux-mêmes,
mais plus encore en vue de notre propre intérêt. Ce traitement consistera à ne point abuser de
son autorité à leur égard et à être encore, si c'est possible, plus juste envers eux qu'envers nos
égaux. C'est à l'égard des gens qu'on peut outrager facilement qu'on fait voir si l'on honore
naturellement et sincèrement la justice et que l'on hait réellement l'injustice. Celui qui dans
ses relations et ses actions à l'égard de ses esclaves n'a aucune impiété ni injustice à se
reprocher sera aussi le plus capable de semer en eux des germes de vertu. On peut dire la
même chose avec autant de raison en parlant des relations d'un maître, d'un tyran, d'un
souverain quelconque avec un plus faible que lui. Cependant il faut toujours punir les esclaves
conformément à la justice, et ne pas les rendre insolents en les reprenant comme des hommes
libres. Toute parole adressée à un esclave doit être un ordre absolu et il ne faut point. jouer
avec ses esclaves, soit hommes, soit femmes, comme le font beaucoup de gens, qui rendent
ainsi sottement leurs esclaves plus délicats, et font la vie plus pénible pour ceux qui sont
commandés et pour ceux qui commandent.
CLINIAS C'est exact.
L'ATHÉNIEN Lors donc que chacun sera pourvu d'un nombre suffisant d'esclaves propres à
l'aider dans toutes ses besognes, ne sera-t-il pas temps de tracer le plan des habitations ?
CLINIAS Certainement.

XX

L'ATHÉNIEN Il faut, ce semble, dans notre cité nouvelle et inhabitée jusqu'alors, s'occuper
des bâtiments en général et de ce qui concerne les temples et les remparts. Nous aurions dû le
faire avant de parler des mariages, Clinias ; mais, comme nous n'exécutons qu'en paroles, il
est encore grand temps d'en parler. Lorsque nous exécuterons réellement les bâtiments, nous
le ferons, si Dieu le veut, avant les mariages, et nous n'effectuerons ceux-ci qu'après ceux-là.
Bornons-nous à présent à en tracer le plan en peu de mots.
CLINIAS Oui, c'est ce qu'il faut faire.
L'ATHÉNIEN Les temples seront construits tout autour de la place publique, et la ville tout
entière bâtie en cercle sur les hauteurs, tant pour la sûreté que pour la propreté. On placera
près des temples les maisons des magistrats et les tribunaux, où l'on recevra les plaintes et où
l'on rendra la justice, comme dans des sanctuaires vénérés en raison des fonctions saintes des
juges et de la présence des dieux qui y habitent. On mettra aussi dans ces temples les
tribunaux où doivent se juger les causes de meurtre et les crimes qui méritent la mort. Pour les
remparts, Mégillos, je suis pour ma part de l'avis de Sparte, de les laisser dormir couchés en
terre et de ne pas les relever, et voici pourquoi. C'est une belle pensée que prônent les poètes,
quand ils disent qu'il faut que les remparts soient de fer et d'airain plutôt que de terre. De plus,
en ce qui nous regarde, nous prêterions justement beaucoup à rire, d'envoyer chaque année les
jeunes gens dans le pays pour y creuser des fossés et faire des retranchements afin de tenir
l'ennemi en respect et l'empêcher de mettre le pied sur nos frontières, si nous allions entourer
la ville d'un rempart. C'est d'abord une chose nuisible à la santé des habitants ; en outre, elle
produit dans leur âme une habitude de lâcheté, en les invitant à se réfugier dans leurs murs, au
lieu de faire tête à l'ennemi, et à chercher leur salut dans une surveillance qui ne se relâche ni

123
de nuit ni de jour, à s'imaginer enfin que, retranchés et endormis derrière des murs et des
portes, ils auront là des moyens efficaces de se sauver, comme si nous étions nés pour ne rien
faire et ne savions pas que le repos s'acquiert réellement par les travaux et que les travaux
suivent naturellement, n'est-ce pas ? le repos honteux et l'insouciance. Si cependant on ne peut
se passer de murailles, il faut, dès le commencement, disposer les maisons des particuliers de
telle sorte que toute la ville forme un mur continu, et que toutes les maisons, étant sur le
même plan et de la même forme, du côté de la rue, tiennent lieu de fortifications. Ce serait un
spectacle assez agréable qu'une ville ayant l'aspect d'une seule maison, et elle serait
singulièrement facile à garder et propre à maintenir ses habitants en sûreté. Tant que dureront
les constructions du début, c'est surtout aux habitants, qu'il appartiendra d'y veiller. Les
astynomes y auront l'oeil et y contraindront les négligents en les mettant à l'amende ; ils
s'occuperont aussi d'entretenir la propreté dans tous les quartiers de la ville et d'empêcher
qu'aucun particulier empiète sur les lieux publics, soit en bâtissant, soit en creusant. Ils seront
encore chargés de veiller au libre cours des eaux du ciel et de tout ce qu'il conviendra
d'habiter, soit à l'intérieur, soit en dehors de la ville. Quand ils se seront rendu compte de tout
cela, les gardiens des lois compléteront la législation sur ce point, ainsi que sur tous les autres
que le législateur aura laissés de côté, faute de pouvoir les prévoir. Maintenant que ces
édifices et les bâtiments de la place publique, les gymnases, les écoles et les théâtres sont
construits et attendent les élèves et les spectateurs, passons à ce qui suit le mariage et
poursuivons notre oeuvre de législateurs.
CLINIAS Oui, poursuivons-la.

XXI

L'ATHÉNIEN Considérons donc les mariages comme terminés, Clinias ; mais, comme il ne
se passera pas moins d'une année avant qu'ils aient des enfants, il faut voir comment les
nouveaux époux vivront dans une ville qui doit se distinguer entre les villes ordinaires. Ce qui
fait suite à ce que nous venons de dire n'est pas du tout le plus facile à dire, et, bien qu'un
assez grand nombre de nos règlements précédents soit difficile à admettre, celui que je vais
dire est encore plus malaisé à faire accepter à la multitude. Malgré tout, il faut dire, Clinias, ce
qui nous paraît bon et vrai.
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Quiconque songe à donner à un État des lois qui règlent la conduite des
citoyens en ce qui regarde les affaires publiques et sociales, et ne croit pas qu'il faille régler
celles des particuliers dans la mesure où c'est nécessaire, mais qu'il faut laisser chacun libre de
passer ses journées comme il l'entend, et qu'il n'est pas besoin que tout soit soumis à un
règlement, et qui, laissant le privé en dehors de la loi, s'imagine qu'on voudra bien observer
les règlements relatifs à l'ordre social et public, celui-là est dans l'erreur. A quoi tend ce
préambule ? Le voici : nous voulons que les nouveaux mariés se mettent au régime des repas
en commun tout aussi complètement qu'avant le temps de leur mariage. Cette institution parut
sans doute étrange au commencement, lorsqu'elle fut introduite clans vos contrées, et que la
guerre, comme on peut le supposer, en fit une loi, ou quelque autre fléau non moins puissant
qui avait jeté votre pays dans de grandes difficultés en diminuant fortement la population.
Mais quand on eut essayé et qu'on fut forcé de pratiquer les repas en commun, l'usage en parut
très propre à sauver l'État, et c'est à peu près ainsi que s'établit chez vous la pratique des repas
en commun.
CLINIAS C'est en tout cas vraisemblable.
L'ATHÉNIEN Ce que je viens de dire, que ce règlement parut jadis étrange et ne fut pas
accepté sans appréhension par quelques-uns, serait aujourd'hui plus facile à mettre dans la loi.
Mais celui qui lui fait suite et qui serait naturellement, s'il existait, tout à fait à sa place,

124
n'existe à présent dans aucun pays, et l'on pourrait dire en plaisantant que le législateur
donnerait des coups dans le feu (81), et n'aboutirait à rien en le faisant, et en proposant mille
autres choses semblables qui restent lettres mortes ; aussi est-il difficile à dire et, quand il
serait promulgué, à faire exécuter.
CLINIAS Quel est donc, étranger, ce règlement dont tu veux parler et que tu hésites si fort à
énoncer ?
L'ATHÉNIEN Écoutez, afin que nous ne perdions pas beaucoup de temps à ce propos. Tout
ce qui se fait dans un État conformément à l'ordre et à la loi y produit des biens de toutes
sortes ; au contraire, les choses qui ne sont pas réglées ou qui le sont mal gâtent généralement
autant d'autres choses qui le sont bien. C'est là-dessus que s'est arrêté notre discours.
Chez vous, Mégillos et Clinias, les repas en commun pour les hommes ont été établis
sagement, et, comme je, l'ai dit, d'une manière extraordinaire à la suite de quelque nécessité
imposée par les dieux ; mais on a négligé d'appliquer la même loi aux femmes, en quoi l'on a
eu tort, et la pratique des repas en commun n'a pas vu le jour pour elles. Ce sexe est d'ailleurs,
par suite de sa faiblesse, plus porté par la nature à se cacher et à dissimuler que nous autres
hommes ; c'est pourquoi, le voyant difficile à régler, le législateur a cédé mal à propos et l'a
laissé libre. Par suite de cette négligence, beaucoup d'abus se sont glissés chez vous, qui
seraient moins nocifs qu'à présent, si la loi s'y était opposée. Et en effet, ce n'est pas un demi
mal, comme on pourrait le croire, que d'avoir laissé la vie des femmes sans la régler ; mais,
autant la nature de la femme est inférieure à celle des hommes par rapport à la vertu, autant la
différence est grande sous le rapport du mal, qui chez elles est plus que double. Il vaut mieux
pour le bonheur de l'État reprendre et corriger ce point et prescrire en tout les mêmes
pratiques pour les femmes que pour les hommes. Mais le genre humain s'est si peu avancé
dans cette voie que dans les autres lieux et les autres États, où les repas en commun n'ont pas
du tout été adoptés, il n'est pas même prudent d'en parler. Dès lors comment entreprendre
effectivement, sans s'exposer au ridicule, de contraindre les femmes à envisager l'obligation
de manger et de boire en public ? Il n'y a rien au monde que ce sexe supportât plus
difficilement. Accoutumé à vivre dans la retraite et l'obscurité, si on l'amenait de force à la
lumière, il opposerait au législateur une résistance totale et il l'emporterait de beaucoup sur
lui. Partout ailleurs, comme je l'ai dit, elles ne supporteraient, pas notre proposition de loi, si
juste qu'elle soit, sans pousser les hauts cris ; mais peut-être s'y prêteraient-elles ici. Si donc
vous jugez à propos que l'ensemble de notre constitution ne reste pas imparfait, du moins en
paroles, je veux bien vous exposer combien cet établissement serait utile et convenable, si
vous êtes tous les deux d'accord de m'écouter ; sinon, laissons-le de côté.
CLINIAS Nous sommes tous les deux, étranger, entièrement et merveilleusement d'accord
pour t'écouter.

XXII

Écoutez donc, et ne soyez pas surpris de me voir reprendre le sujet de haut ; car nous sommes
de loisir, et rien ne nous presse et ne, nous empêche d'examiner à fond et sous tous ses aspects
la matière des lois.
CLINIAS Tu as raison.
L'ATHÉNIEN Revenons donc à ce que nous avons dit en commençant. Tout homme doit bien
se mettre dans l'esprit ou que le genre humain n'a pas eu de commencement et n'aura jamais
de fin, mais qu'il a toujours existé et existera certainement toujours, ou qu'il s'est passé un
temps incalculable depuis sa naissance.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Dès lors, ne devons-nous pas penser qu'il y a eu dans toute la terre toutes
sortes de villes fondées et détruites, toutes sortes d'usages bien ou mal réglés, d'aliments et de

125
boissons variées recherchées par les hommes, sans parler des révolutions des saisons, où il est
à croire que les animaux ont subi des changements de toute espèce ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Ne faut-il pas croire aussi que la vigne, qui n'existait pas jadis, a eu un
commencement ? N'en faut-il pas dire autant de l'olivier et des présents de Démèter et de
Corè, qu'elles nous ont faits par l'entremise dle Triptolème ? Ne croirons-nous pas qu'au
temps où ces choses mêmes n'existaient pas, les animaux se dévoraient les uns les autres,
comme ils font à présent ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Ne voyons-nous pas que les sacrifices humains sont encore en usage chez
beaucoup de peuples, tandis que nous savons que chez d'autres on n'osait même pas goûter à
la chair de boeuf qu'on n'immolait point d'animaux aux dieux, mais qu'on leur offrait des
gâteaux, des fruits enduits de miel et d'autres dons purs de sang ; qu'on s'abstenait de chair,
parce qu'on regardait comme une impiété d'en manger et de souiller de sang les autels des
dieux, et qu'il y avait alors chez nous des gens qui suivaient le régime dit orphique, qui
mangeaient de tout ce qui est inanimé, mais s'abstenaient de tout ce qui a vie ?
CLINIAS C'est ce qu'on entend souvent dire, et c'est très vraisemblable.
L'ATHÉNIEN On me demandera peut-être où j'en veux venir en vous disant tout cela.
CLINIAS C'est une demande qui n'est pas hors de propos, étranger.
L'ATHÉNIEN Je vais donc essayer, si je puis, Clinias, d'expliquer la suite de ma pensée.
CLINIAS Parle.
L'ATHÉNIEN Je vois que tout chez les hommes se ramène à trois sortes de besoins et
d'appétits, dont l'usage développe la vertu chez ceux qui sont bien guidés, le vice chez ceux
qui le sont mal. Les deux premiers sont les besoins de manger et de boire, qui naissent avec
nous, et produisent dans tout animal un désir naturel, qui pique comme un taon et l'empêche
d'écouter quiconque dirait qu'il faut faire autre chose que de satisfaire le plaisir et le désir qui
nous portent vers ces objets et de se délivrer du tourment qui nous presse. Le troisième et le
plus grand de nos besoins et le plus vif de nos désirs s'éveille le dernier et allume chez les
hommes une sorte de folie furieuse : c'est le désir de propager leur race, qui les brûle avec une
extrême violence. Il faut essayer de maîtriser ces trois maladies, en vue de la vertu et
contrairement à ce qu'on appelle le plaisir, par les trois plus puissants remèdes, la crainte, la
loi et la droite raison, en se servant du secours des Muses et des dieux de la place publique
pour arrêter leur croissance et leur cours. Après le mariage, plaçons la procréation des enfants,
et après celle-ci la manière de les nourrir et de les élever, et, en continuant ainsi, lorsque
chacune des lois que nous aurons faites nous amènera aux repas en commun et que nous
arriverons à ces réunions, soit qu'il faille y admettre les femmes on les hommes seuls, au fur
et à mesure que nous en approcherons de plus près, peut-être verrons-nous mieux ce qui les
précède et qui n'est pas encore à présent réglé par la loi, et nous le réglerons d'abord ; puis,
compte je viens de le dire, nous nous en rendrons plus exactement compte et nous serons
mieux à même de poser les lois qui s'y rapportent et que nous jugerons les plus convenables.
CLINIAS C'est parfaitement juste.
L'ATHÉNIEN En conséquence, gardons dans notre mémoire ce qui vient d'être dit ; car peut-
être aurons-nous besoin de tout cela dans la suite.
CLINIAS Qu'est-ce que tu nous recommandes par-là ?
L'ATHÉNIEN Ce que nous avons défini par ces trois termes, je veux dire le manger, en
deuxième lieu le boire, et en troisième, les transports de l'amour.
CLINIAS Tu peux compter, étranger, que nous nous souviendrons de tes recommandations.
L'ATHÉNIEN Fort bien. Revenons aux nouveaux mariés pour leur apprendre comment et
suivant quelles règles ils doivent faire des enfants, et s'ils n'obéissent pas, menaçons-les de la
loi.

126
CLINIAS Comment ?

XXIII

L'ATHÉNIEN Il faut que la jeune femme et son mari se mettent dans l'esprit qu'ils doivent,
autant qu'il dépend d'eux, donner à l'État les enfants les plus beaux et les meilleurs possible.
Or dans toute action où les hommes prennent part en commun, s'ils sont, attentifs à eux-
mêmes et à ce qu'ils font, les résultats ne manquent pas d'être beaux et bons ; c'est le contraire,
s'ils n'y prêtent pas attention ou s'ils sont incapables d'attention. Que le mari fasse donc
attention à sa femme et à la procréation des enfants, et que de son côté la femme en fasse
autant, surtout dans le temps où ils n'auront pas encore de progéniture. Nous chargerons d'y
veiller les femmes que nous avons choisies, en plus ou moins grand nombre, selon que les
magistrats le jugeront à propos, et, au moment où ils les délégueront, elles s'assembleront
dans le temple d'Ilithye (82), un quart d'heure par jour. Dans ces réunions, elles se diront les
unes aux autres si elles se sont aperçues que l'homme ou la femme qui doivent enfanter
s'intéressent à autre chose qu'à ce qui leur a été prescrit dans les sacrifices et, les cérémonies
du mariage. L'espace de temps fixé pour la procréation et la surveillance de ceux qui font des
enfants sera de dix années, pas davantage, quand les naissances auront suivi un cours régulier.
Ceux dont le mariage sera resté stérile jusqu'à cette limite de temps, après avoir tenu conseil
avec leurs parents et les femmes chargées de les surveiller, divorceront pour le bien commun
de l'un et de l'autre. S'il y a contestation sur ce qui convient ou est avantageux à l'un ou à
l'autre, on choisira parmi les gardiens des lois dix juges, et l'on s'en tiendra à leurs ordres et à
leur décision. Les matrones désignées pour la surveillance des jeunes, entreront dans leurs
maisons et, par des remontrances ou par des menaces, mettront fin à leurs manquements et à
leur ignorance. Si elles n'y réussissent pas, elles iront le dire aux gardiens des lois, qui les
réprimeront. Au cas où ces gardiens n'en viendraient pas à bout, ils les dénonceront au public,
en affichant leurs noms et en jurant qu'ils n'ont pu assagir tel ou tel citoyen. Celui dont le nom
aura été affiché sera noté d'infamie, s'il ne fait pas condamner en justice ceux qui l'auront
affiché. Il n'assistera à aucun mariage, à aucun sacrifice pour la naissance des enfants ; s'il y
va, le premier venu pourra l'en punir en le frappant impunément. Les mêmes règles
s'appliqueront aussi aux femmes : elles ne pourront prendre part aux processions des femmes,
aux honneurs, aux réunions pour un mariage ou la naissance d'un enfant, si elles sont
affichées pour une faute pareille et ne peuvent se justifier.
Si, après avoir fait des enfants conformément aux lois, un homme s'unit pour cela à une autre
femme ou une femme à un autre homme, l'une et l'autre encore à l'âge prescrit pour
l'enfantement, ils seront soumis aux mêmes peines que nous avons fixées pour ceux qui font
encore des enfants. L'homme et la femme qui à cet égard se comporteront sagement recevront
toutes sortes d'honneurs ; on les refusera à ceux qui se seront mal comportés, ou plutôt on les
couvrira d'ignominie. Tant que la majorité se tiendra à cet égard dans les bornes du devoir, le
législateur gardera le silence ; mais, si elle en sort, on fera des lois conformes à celles qui
auront été établies primitivement.
La première année étant pour chacun le commencement de la carrière de la vie, il faut
l'inscrire comme telle dans les chapelles domestiques, tant pour les garçons que pour les filles.
On l'inscrira aussi dans chaque phratrie sur un mur blanchi, dans la série des archontes
éponymes. Près de là, dans chaque phratrie, on inscrira toujours les membres vivants, et on
effacera ceux qui auront quitté la vie. Le temps du mariage sera fixé pour les filles entre la
seizième et la vingtième almée : c'est le plus long terme qu'on puisse leur accorder ; pour les
garçons, il ira de la trentième à la trente-cinquième année (83). Pour l'accès aux charges, l'âge
sera de quarante ans pour les femmes, de trente pour les hommes. Les hommes iront à la
guerre depuis vingt ans jusqu'à soixante. Quant aux femmes, si l'on croit avoir besoin d'elles

127
pour la guerre, elles n'iront que lorsqu'elles auront cessé d'avoir des enfants, et on les
emploiera selon leurs forces et la bienséance de leur sexe jusqu'à l'âge de cinquante ans.

(62) Hésiode, Travaux et Jours, 40.


(63) L'hipparque était le commandant de la cavalerie. A Athènes, il avait sous ses ordres dix
phylarques.
(64) Les phylarques étaient les commandants des dix corps fournis à Athènes par les dix
tribus. Ils étaient sous les ordres de l'hipparque.
(65) Le taxiarque commandait une division d'infanterie (t‹jiw). Son grade correspondait à
celui de phylarque
(66) Le prytane était dans les villes grecques le magistrat suprême. A Athènes, c'était un des
cinquante délégués choisis annuellement par chacune des dix tribus pour former le conseil,
des Cinq Cents. Les prytanes de chaque tribu, à tour de rôle présidaient le sénat et dirigeaient
les affaires pendant trentecinq ou trente-six jours. La tribu dont les délégués étaient en
exercice était dite ² prutaneæousa ful®.
(67) Le mot astynome veut dire : qui régit la ville.
(68) Le mot agoranome signifie : qui régit le marché.
(69) Le terme d'agronome n'a pas ici le sens que les modernes lui donnent; il signifie : celui
qui régit les campagnes.
(70) Cryptes ou cachés était le nom qu'on donnait à Sparte aux jeunes gens qui faisaient la
chasse aux hilotes.
(71) La monodie est un chant exécuté par une seule voix.
(72) Les anciens ne confondaient pas le magistrat avec le juge. L'objet du premier était les
affaires de l'État, celui du second, les affaires des particuliers.
(73) L'année attique commençait au mois Hlécatombaéon, (deuxième moitié de juillet et
première d'août).
(74) Si l'on divise 5040 par 11, on a pour quotient 458 2/11. Si donc on met à part deux unités
de 5040, 11 et 458 en seront les diviseurs exacts. Voilà comment le nombre 5040 devient sain.
(75) Hèra, épouse de Zeus, est la personnification de la sainteté conjugale. C'est à ce titre
qu'on lui consacrera les amendes payées par ceux qui se refusent au mariage.
(76) Passage controversé. Le terme ghr‹skein vieillir est donné par les manuscrits, mais deux
d'entre eux L et O portent en marge did‹skein enseigner, leçon adoptée par Cousin et par
Saisset. Ce dernier traduit : " Disons encore une fois qu'il faut enseigner aux pauvres que,
selon le principe de l'égalité, celui qui ne donne rien ne doit rien recevoir. "
(77) Ce règlement singulier est conforme à celui des Jasiens, qui ne permettait pas d'inviter au
repas de noces plus de dix hommes et de dix femmes. Fragments d'Héraclide.
(78) Il s'agit d'Héraclée en Bithynie.
(79) Les Pénestes formaient en Thessalie, comme les hilotes à Sparte, une sorte de classe
moyenne entre les hommes libres et les serfs proprement dits.
(80) Homère, Odyssée, XVII, 522.
(81) Cette expression grecque correspond à l'expression française donner des coups d'épée
dans l'eau.
(82) C'est la déesse qui préside aux accouchements.
(83) Platon avait d'abord fixé l'âge du mariage pour les hommes de vingt-cinq à trente-cinq
ans, et non de trente à trente-cinq (772 d).

LIVRE VII

128
L'ATHÉNIEN Après la naissance des enfants mâles et femelles, il serait tout à fait logique de
parler de leur élevage et de leur éducation. Il est en tout cas impossible de n'en rien dire; mais
il paraît plus naturel de le faire sous forme de leçons et de remontrances que sous forme de
lois. Dans la vie privée et dans l'intérieur des maisons, il se passe une foule de petites choses
qui échappent aisément aux regards du public et ont pour cause le chagrin, le plaisir et les
passions auxquelles chacun s'abandonne, mais qui, contrairement aux intentions du
législateur, rendent les moeurs des citoyens infiniment variées et dissemblables entre elles, et
cela est un mal pour les États. Car à cause de leur petitesse et de leur fréquence, il ne convient
ni n'est à propos de faire des lois pour les punir ; mais elles gâtent même les lois écrites, parce
que les hommes s'accoutument dans ces menues actions souvent renouvelées à violer la loi, de
sorte qu'on est très embarrassé de faire des lois à ce sujet, et qu'il est, d'autre part, impossible
de n'en pas parler. Mais il faut que j'essaye d'expliquer ma pensée en l'éclairant par des
exemples ; car elle semble encore plongée dans les ténèbres.
CLINIAS Tu n'as rien dit que de fort juste.
L'ATHÉNIEN La bonne éducation doit nécessairement se montrer capable de donner aux
corps et aux âmes toute la beauté et l'excellence possible, nous l'avons déjà dit, et avec raison.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN
Pour acquérir cette beauté, il faut tout simplement, à mon avis, que le corps des enfants se
développe de la manière la plus régulière dès la première enfance.
CLINIAS Cela est certain.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Ne voyons-nous pas que, chez tous les animaux, la première
pousse est de beaucoup la plus grande et la plus forte, de sorte que beaucoup ont pu soutenir
que la taille de l'homme à partir de cinq ans ne double pas dans les vingt années qui suivent.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Mais ne savons-nous pas aussi qu'une croissance rapide qui n'est pas
accompagnée d'exercices nombreux et proportionnés produit mille maux dans le corps ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Dès lors, le moment où il a le plus besoin d'exercices est celui où il reçoit le
plus de nourriture.
CLINIAS Quoi donc, étranger ? Est-ce aux enfants qui viennent de naître et aux plus jeunes
que nous imposerons le plus de travaux ?
L'ATHÉNIEN Non pas à ce moment, mais encore plus tôt, lorsqu'ils sont nourris dans le sein
de leur mère.
MÉGILLOS Que dis-tu là, mon très bon ? Est-ce des embryons que tu parles ?
L'ATHÉNIEN Oui. II n'y a rien d'étonnant à ce que vous ignoriez la gymnastique propre aux
enfants de cet âge. Je veux, si étrange qu'elle soit, vous l'expliquer.
CLINIAS Fais-Ie donc.
L'ATHÉNIEN C'est une chose qu'il est plus facile d'observer à Athènes, à cause des
amusements dont l'usage est chez nous excessif. Chez nous, en effet, non seulement les
enfants, mais aussi des gens âgés élèvent des petits d'oiseaux et dressent ces sortes de bêtes à
combattre les unes contre les autres. Et ils sont loin de croire que les exercices auxquels ils les
soumettent en les agaçant soient suffisants : car, outre cela, ils les mettent sous leur aisselle et
s'en vont faire des promenades de plusieurs stades, en tenant les plus petits dans leurs mains,
les plus grands entre leur bras, non pour accroître eux-mêmes leur force physique, mais celle
de leurs nourrissons, et ils font voir par là à qui est capable de ces observations que tous les
corps tirent profit des secousses et des mouvements auxquels on les soumet, lorsqu'ils ne vont
point jusqu'à la lassitude, soit qu'on se donne soi-même ces mouvements, soit qu'on les
reçoive des voitures, des bateaux, des chevaux que l'on monte ou d'autres corps qui se
remuent en quelque manière que ce soit, et que ces exercices, aidant à digérer les aliments et

129
les boissons, font acquérir au corps la santé, la beauté et la vigueur. S'il en est ainsi, que
devons-nous faire après cela ? Voulez-vous qu'affrontant le ridicule, nous mettions dans la loi
que la femme enceinte devra faire des promenades (01), et, une fois l'enfant né, le façonner
comme un morceau de cire, tandis qu'il est malléable, et l'emmaillotter dans des langes jusqu'à
l'âge de deux ans ; et faire aussi une loi pour obliger les nourrices sous peine d'amende à
porter les bébés aux champs ou dans les temples, ou chez leurs parents, jusqu'à ce qu'ils soient
assez forts pour se tenir debout, à prendre bien garde, alors qu'ils sont encore jeunes, qu'en
appuyant violemment le pied, ils ne se tordent les jambes, et à se donner la peine de les porter,
jusqu'à ce que l'enfant ait accompli sa troisième année ? Faudra-t-il prendre les nourrices les
plus fortes possible et en prendre plus d'une ? et pour chacune de ces prescriptions qui ne
seront pas exécutées inscrirons-nous dans la loi une amende pour les récalcitrantes ? ou
devons-nous bien nous en garder, parce que ce que je viens de dire nous arriverait souvent et
amplement ?
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN Que nous serions en butte au ridicule, sans compter que les nourrices, avec
leur esprit de femmes et d'esclaves, ne consentiraient pas à nous obéir.
CLINIAS Mais en vue de quoi avons-nous dit qu'il ne fallait pas laisser de côté ces détails ?
L'ATHÉNIEN C'est dans l'espoir que les maîtres et les hommes libres, après nous avoir
entendus, feraient cette juste réflexion que, si l'administration domestique n'est pas réglée
comme il faut dans les États, c'est en vain que l'on croirait pouvoir assurer à la communauté la
stabilité des lois, et que, dans cette conviction, on observerait les lois que nous venons
d'énoncer, et qu'en les observant et administrant comme il faut à la fois sa maison et l'État, on
assurerait son bonheur.
CLINIAS Ce que. tu dis est très raisonnable.
L'ATHÉNIEN Ne quittons donc pas cette sorte de législation avant d'avoir défini les pratiques
propres à former l'âme des tout jeunes enfants, connue nous avons commencé à le faire pour
le corps.
CLINIAS C'est bien ce qu'il faut faire.

II

L'ATHÉNIEN Prenons clone pour principe d'éducation, tant pour l'âme que pour le corps des
tout jeunes enfants, qu'il faut autant que possible les allaiter et les remuer durant toute la nuit
et tout le jour, que cela est utile à tous, notamment dans la première enfance, et qu'il serait bon
qu'ils fussent toujours dans la maison comme dans un bateau, qu'il faut en tout cas s'approcher
le plus possible de ce mouvement continuel pour les nouveau-nés. On peut conjecturer que
c'est l'expérience qui a fait connaître et employer ces mouvements aux nourrices des petits
enfants et aux femmes qui opèrent la guérison du mal des Corybantes (02) ; car lorsqu'une;
mère veut endormir un bébé qui a peine à s'assoupir, au lieu de le laisser en repos, elle l'agite
et ne cesse pas de le bercer dans ses bras, et, au lieu de garder le silence, elle lui chante une
chanson ; en un mot, elle charme son oreille, comme on fait avec la flûte et comme on guérit
des transports frénétiques, par les mouvements de la danse et par la musique.
CLINIAS Quelle est, donc, à ton avis, étranger, la principale cause de ces effets ?
L'ATHÉNIEN Elle n'est pas difficile à imaginer.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN L'état où se trouvent alors les enfants et les furieux est un effet de la crainte, et
la crainte vient d'un mauvais état de l'âme. Quand donc on imprime à ces états de l'âme une
secousse du dehors, ce mouvement extérieur maîtrise la crainte intérieure et l'agitation
frénétique, et fait ainsi renaître le calme et la tranquillité, en apaisant les violents battements
de coeur qui s'élèvent en ces rencontres, et, par un changement tout à fait heureux, fait dormir

130
les enfants et fait passer les gens éveillés, au moyen des danses et des chants et avec l'aide des
dieux apaisés par ces sacrifices, de la fureur au bon sens. Et voilà, pour le dire en deux mots,
la raison probable de ces sortes d'effets.
CLINIAS C'est certain.
L'ATHÉNIEN Mais si ces frayeurs ont un tel pouvoir, il faut penser que toute l'âme où loge la
crainte dès la jeunesse, s'accoutume de plus en plus à vivre sous son empire, et cela, tout le
monde peut le dire, c'est un apprentissage de lâcheté, non de courage.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Nous pouvons dire, au contraire, que c'est s'entraîner au courage dès le jeune
âge que de surmonter les craintes et les frayeurs qui peuvent nous assaillir.
CLINIAS Parfaitement.
L'ATHÉNIEN Disons donc que c'est une chose qui contribue grandement à nous faire
acquérir une partie de la vertu que
cette gymnastique que nous faisons faire aux tout petits par ces mouvements.
CLINIAS Oui, disons-le.
L'ATHÉNIEN Il est certain aussi que l'humeur douce et l'humeur chagrine entrent pour
beaucoup l'une et l'autre dans la bonne ou la mauvaise disposition de l'âme.
CLINIAS Sans aucun doute.
L'ATHÉNIEN Gomment pourrait-on implanter aussitôt dans le nouveau-né l'humeur que nous
lui souhaitons, voilà ce qu'il faut essayer de dire, et expliquer comment et dans quelle mesure
on pourra y parvenir.
CLINIAS Sans contredit.

III

L'ATHÉNIEN Je tiens, moi, pour certain qu'une éducation efféminée rend les enfants
moroses, emportés et très sensibles aux moindres contrariétés, et qu'au contraire, un esclavage
dur et sauvage leur inspire une bassesse indigne d'un homme libre, les rend misanthropes, et
fait d'eux des voisins incommodes.
CLINIAS Comment faut-il donc que l'État s'y prenne pour élever des êtres qui ne
comprennent pas encore ce qu'on leur dit et ne sont pas encore capables de goûter aucune
instruction ?
L'ATHÉNIEN Voici. Tout animal qui vient de naître a coutume de pousser des sons et des
cris, et l'animal humain plus que les autres ; car aux cris il ajoute les larmes.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN C'est là-dessus que se fondent les nourrices, quand elles présentent divers
objets à l'enfant pour voir ce qu'il désire. S'il se tait à la vue d'un objet, elles concluent qu'elles
ont bien fait ; s'il continue à pleurer et à crier, qu'elles ont fait fausse route. C'est par des cris
et des pleurs, signes de mauvais augure, que les petits enfants font connaître ce qu'ils aiment
et ce qu'ils haïssent. Et ce temps ne dure pas moins de trois années : c'est une partie
considérable de la vie qui se passe plus ou moins bien.
CLINIAS Tu as raison.
L'ATHÉNIEN Ne croyez-vous pas tous les deux que l'enfant morose et chagrin est sujet à se
plaindre et qu'il se lamente généralement plus qu'il ne convient à un enfant bien né ?
CLINIAS Je le crois pour ma part.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Si l'on essayait pendant ces trois ans d'user de tous les moyens
pour que notre nourrisson éprouve le moins possible de douleurs, de craintes et de toute
espèce de chagrin, n'est-il pas à croire qu'on lui ferait une âme plus courageuse et plus paisible
?
CLINIAS Évidemment, étranger, si surtout si on lui procurait beaucoup de plaisirs.

131
L'ATHÉNIEN Ici, je ne suis plus de l'avis de Clinias, mon admirable ami. S'y prendre ainsi,
c'est le plus sûr moyen de le gâter, d'autant plus que nous sommes au début de l'éducation.
Mais voyons si je dis quelque chose de sensé.
CLINIAS Explique ce que tu veux dire.
L'ATHÉNIEN Je dis que ce n'est pas un sujet de peu d'importance que celui dont nous nous
entretenons. Mais vois, toi aussi, Mégillos, et sois juge entre nous. Je soutiens, moi, que pour
bien vivre il ne faut point courir après les plaisirs ni fuir toutes les douleurs, mais embrasser le
juste milieu que je viens d'appeler l'état paisible. C'est cette disposition que nous nous
accordons tous, et avec raison, à reconnaître sur la foi des oracles, comme le partage de la
divinité. C'est cette disposition que doit poursuivre, selon moi, celui d'entre nous qui veut se
rendre semblable aux dieux. Par conséquent, il ne faut pas nous précipiter nous-mêmes dans
les plaisirs, d'autant plus que nous ne serons pas à l'abri des douleurs, ni souffrir que qui que
ce soit, vieux ou jeune, homme ou femme, vive dans cette disposition, et moins que personne,
autant que possible, l'enfant qui vient de naître ; car c'est à ce moment décisif que le caractère
se forme sous l'influence de l'habitude. Et si je ne craignais pas d'avoir l'air de badiner, je
dirais qu'il faut prendre un soin tout particulier des femmes enceintes pendant l'année de leur
grossesse, afin qu'elles ne s'abandonnent pas alors à des plaisirs ou à des chagrins multiples et
fous, mais qu'elles passent tout ce temps à conserver en elles le calme et la douceur.
CLINIAS Tu n'as pas besoin, étranger, de demander à Mégillos lequel de nous deux a raison ;
car je suis le premier à t'accorder que tout le monde doit éviter un genre de vie où la douleur
et le plaisir seraient sans mélange et suivre toujours le juste milieu. Tu avais raison, et tu dois
être satisfait de mon aveu.
L'ATHÉNIEN Fort bien, Clinias. Maintenant faisons tous les trois attention à ceci.
CLINIAS A quoi ?

IV

L'ATHÉNIEN C'est que toutes les pratiques dont nous parlons sont ce qu'on appelle
communément des lois non écrites, et que celles que l'on nomme lois des ancêtres ne sont pas
autre chose que l'ensemble des pratiques de ce genre, et encore que nous avons parlé juste, en
disant qu'il ne faut pas leur donner le nom de lois ni les passer sous silence, parce qu'elles sont
les liens de tout gouvernement et qu'elles tiennent le milieu entre toutes les lois écrites, celles
que nous avons établies et promulguées et celles que nous établirons ; qu'en un mot, ce sont
des coutumes ancestrales très anciennes, qui, établies et passées en usage pour sauvegarder
l'État, recèlent les lois qui furent écrites en ces temps anciens, mais qui, si elles s'écartent de la
bonne voie, sont comme les constructions des architectes, quand les étais s'effondrent au
milieu de l'édifice et en font tomber et coucher les unes sous les autres toutes les parties,
même les parties qui ont été solidement bâties plus tard sur les anciennes qui se sont
écroulées.
Dans cette pensée, Clinias, tu devras lier de toute manière les parties de ta nouvelle cité, sans
laisser de côté, si tu le peux, aucun détail ni grand ni petit dans ce qu'on appelle lois ou
habitudes ou pratiques, parce d que c'est avec tout cela qu'on unit la cité, et que ni lois ni
coutumes ne sont stables les unes sans les autres. Aussi ne faut-il pas s'étonner si une foule
d'usages et d'habitudes qui paraissent sans importance viennent allonger la rédaction de nos
lois.
CLINIAS Tu as raison et nous entrons dans tes sentiments.
L'ATHÉNIEN Si donc on exécute exactement ces prescriptions à l'égard des garçons et des
filles jusqu'à l'âge de trois ans, et qu'on ne les observe pas par manière d'acquit, elles se
révéleront importantes pour le bien de ces jeunes nourrissons. A trois ans, à quatre, à cinq et
même encore à six ans, les enfants ont besoin de jouer.

132
Dès ce moment, il faut les prémunir contre la mollesse en les punissant sans les humilier, et,
comme je disais des esclaves, qu'il ne faut pas, en punissant outrageusement, exciter la colère
de ceux que l'on châtie, ni les laisser s'abandonner à la licence faute de les punir (03), il faut
procéder de même à l'égard des gens de condition libre. A cet âge, les enfants ont des jeux
naturels, qu'ils trouvent pour ainsi dire d'eux-mêmes, quand ils sont ensemble. Les enfants de
chaque bourgade, âgés de trois jusqu'à six ans, se réuniront ensemble dans les temples de ces
bourgades, et leurs nourrices veilleront sur eux pour maintenir l'ordre et bannir la licence. Ces
nourrices mêmes et toute la bande des enfants auront pour surveillante une des douze femmes
dont nous avons parlé et qui ont été choisies chaque année par les gardiens des lois. Ces
femmes seront choisies par celles qui sont chargées de surveiller les mariages, lesquelles en
prendront une dans chaque tribu, de même âge qu'elles. Celle qui aura été nommée se rendra
chaque jour au temple pour exercer sa charge. Elle ne manquera pas de punir les délinquants.
S'ils sont esclaves de l'un ou de l'autre sexe, des étrangers ou des étrangères, elle se servira
pour cela d'esclaves publics ; si ce sont des citoyens qui contestent la légitimité de la punition,
elle les conduira en justice devant les astynomes ; si ce sont des citoyens qui ne protestent pas,
elle les punira elle-même. Passé l'âge de six ans, on séparera les deux sexes, et désormais les
garçons resteront avec les garçons, les filles avec les filles. On les tournera les uns et les
autres vers les exercices appropriés à leur sexe : les garçons apprendront à monter à cheval, à
manier l'arc, le javelot et la fronde ; pour les filles, si elles y consentent, on leur enseignera les
mêmes choses, au moins jusqu'à la théorie. On insistera particulièrement sur l'usage des
armes, car la plupart des gens ont aujourd'hui des idées fausses à ce sujet.
CLINIAS Quelles idées ?

L'ATHÉNIEN C'est que la nature a mis une différence entre notre côté droit et notre côté
gauche pour l'usage que nous en faisons dans nos actions, au moins en ce qui concerne les
mains ; car pour les pieds et les autres membres inférieurs, il ne paraît pas qu'on fasse une
distinction entre eux au point de vue des travaux, tandis que pour les mains nous sommes
devenus presque manchots par la faute des nourrices et des mères. La nature les ayant faites
toutes deux à peu prés équivalentes, c'est nous qui les avons rendues différentes par nos
habitudes et une mauvaise façon de nous en servir. Il est vrai qu'il y a des ouvrages où cela n'a
pas beaucoup d'importance ; par exemple, il n'importe guère qu'on tienne la lyre de la main
gauche et l'archet de la droite, et ainsi des autres choses semblables. Mais, si l'on s'autorise de
ces exemples pour en user de même à l'égard d'autres choses où il ne faudrait pas le faire, on
peut dire que c'est une sottise. Nous en avons la preuve dans l'usage des Scythes, qui ne se
servent pas uniquement de la gauche pour éloigner l'arc et de la droite pour tirer la flèche à
eux, mais qui se servent indifféremment des deux mains pour les deux gestes. On pourrait
citer une foule d'autres cas du même genre, celui par exemple des cochers et ceux de bien
d'autres, où l'on pourrait voir que c'est aller contre la nature que de rendre la main gauche plus
faible que la droite. Cela, je l'ai dit, importe peu, s'il s'agit d'archets de corne et d'instruments
du même genre ; mais il importe beaucoup, s'il faut se servir pour la guerre d'instruments de
fer, arcs, javelots et autres armes, et beaucoup plus encore, s'il faut combattre de part et d'autre
avec des armes lourdes. Alors celui qui a appris à s'en servir l'emporte de beaucoup sur celui
qui n'a pas appris, et celui qui s'y est exercé sur celui qui ne s'y est pas exercé. Quand un
athlète s'est parfaitement exercé au pancrace, au pugilat ou à la lutte, il n'est pas embarrassé
pour combattre de la main gauche, il ne devient pas manchot et ne se tourne pas péniblement
et maladroitement, quand son adversaire le force à changer de place et à combattre dans cette
nouvelle position. C'est cette même aptitude qu'on est en droit d'attendre de celui qui lutte
avec des armes lourdes et toutes les autres : il faut que celui qui a deux bras pour se défendre

133
et pour attaquer n'en laisse pas un oisif et inhabile, autant qu'il dépend de lui. Et si quelqu'un
naissait conformé comme Géryon ou Briarée, il faudrait qu'il fût capable de lancer cent traits
avec ses cent mains, C'est aux magistrats des deux sexes à s'occuper de toutes ces choses et à
faire en sorte, les femmes en surveillant les jeux et l'élevage des enfants, les hommes en les
instruisant, que tous et toutes deviennent agiles des pieds et des mains et fassent tous leurs
efforts pour ne point gâter par de mauvaises habitudes les dons de la nature.

VI

On peut dire qu'il y a deux sortes de sciences utiles à pratiquer : la gymnastique, qui a rapport
au corps, et la musique, qui tend à former l'âme. La gymnastique a deux parties, la danse et la
lutte ; la musique en a deux aussi, l'une qui imite les paroles de la Muse et qui garde toujours
un air de grandeur et de noblesse, l'autre qui est destinée à donner la vigueur, la légèreté et la
beauté aux membres et aux parties du corps, en apprenant à chacune à se plier et à se tendre,
tandis qu'un mouvement cadencé soutient comme il faut et accompagne toutes les parties de la
danse. En ce qui concerne la lutte, les traités qu'Antaio (04) et Kerkyon (05) en ont composés
par une vaine émulation, comme ceux d'Epeios (06) et d'Amycos (07) sur le pugilat, n'étant
d'aucune utilité pour prendre part à la guerre, ne méritent pas qu'on en fasse l'éloge.
Mais à l'égard de la lutte droite, qui apprend à fléchir le cou, les mains et les flancs, et qui
travaille avec émulation et décence à nous donner de la force et de la santé, il ne faut pas la
négliger, parce qu'elle est utile pour tout cela, et, quand nous traiterons ce point dans nos lois,
nous commanderons aux maîtres de donner sur tout cela des leçons à leurs élèves avec
bienveillance, et aux élèves de les recevoir avec reconnaissance.
Nous ne négligerons pas non plus d'imiter tout ce qui mérite d'être imité dans les choeurs,
comme les danses armées des Curètes (08) qui se pratiquent ici, ou celle des Dioscures à
Lacédémone. De même chez nous, la vierge qui règne sur Athènes, ayant pris plaisir au jeu de
la danse, a jugé qu'elle ne devait pas prendre ce divertissement les mains vides, mais se parer
de toutes ses armes pour exécuter sa danse. Il siérait parfaitement aux jeunes gens et aux
jeunes filles de suivre son exemple et d'honorer ainsi les goûts de la déesse ; cela leur serait
utile pour la guerre et rehausserait l'éclat de leurs fêtes. II faut aussi que les enfants, dès leurs
premières années et tant qu'ils n'iront pas encore à la guerre, quand ils se rendent en
procession aux temples de tous les dieux, se parent toujours de leurs armes et soient montés
sur des chevaux, et que dans la marche ils accompagnent leurs prières aux dieux et aux
enfants des dieux de pas de danse., tantôt plus rapides, tantôt plus lents. C'est encore à la
même fin que doivent tendre les combats gymniques et les exercices qui les précèdent ; car
dans la paix comme dans la guerre, ils sont utiles à l'État et aux particuliers.
Les autres travaux corporels, soit plaisants, soit sérieux, ne conviennent pas à des hommes
libres, Mégillos et Clinias.

VII

Sur la gymnastique dont j'ai dit dans nos premiers entretiens qu'il fallait nous occuper, j'ai à
peu près tout dit et il n'y a rien à ajouter. Si cependant, vous avez mieux à proposer, dites-le.
CLINIAS Il ne serait pas facile, étranger, de laisser de côté ce que tu as dit et de trouver
mieux à dire sur la gymnastique et la lutte.
L'ATHÉNIEN Nous croyions avoir épuisé le sujet des dons des Muses et d'Apollon qui se
rattache à la gymnastique, et qu'il ne nous restait plus qu'à traiter de cette dernière. Mais nous
voyons à présent en quoi ils consistent et que nous aurions dû l'expliquer d'abord. Parlons-en
donc maintenant.
CLINIAS Oui, il faut en parler.

134
L'ATHÉNIEN Écoutez donc encore, bien que vous m'ayez déjà entendu précédemment. Mais
lorsqu'il s'agit d'un sentiment. extraordinaire et pou commun, celui qui parle et celui qui
écoute doivent être bien sur leurs gardes, et c'est le cas à présent. Ce que je vais dire est en
effet audacieux ; toutefois, je m'enhardirai et ne reculerai pas devant le risque.
CLINIAS Quel est donc, étranger, ce sentiment dont tu parles ?
L'ATHÉNIEN J'affirme que dans tous les États personne ne se doute que les jeux sont de
première importance pour maintenir ou non la stabilité des lois une fois établies ; que, lorsque
les jeux sont réglés et que les mêmes enfants jouent toujours aux mêmes jeux et
identiquement de la même manière et prennent plaisir aux mêmes amusements, on peut croire
que les lois qui ont un objet sérieux resteront intactes ; que si, au contraire, on touche à ces
mêmes jeux et qu'on y introduise des innovations et des changements continuels ; si les jeunes
gens ne s'attachent pas toujours aux mêmes choses ; s'ils n'ont pas toujours la même règle
pour juger de ce qui est décent ou indécent dans les gestes du corps et les autres usages ; s'ils
glorifient spécialement le jeune homme qui trouve toujours quelque chose de nouveau et qui
introduit des parures, des couleurs et des modes différentes des habitudes établies, nous
pouvons dire, et à très juste titre, qu'il n'y a pas de fléau plus funeste à l'État, parce que ces
changements transforment les moeurs de la jeunesse et lui font mépriser ce qui est ancien et
estimer ce qui est nouveau. Or, je le répète, lorsqu'on parle et pense de la sorte, c'est pour un
État un mal sans pareil. Écoutez combien ce mal est grand, à mon avis.
CLINIAS Tu veux parler de ce mépris qu'on a dans les États pour ce qui est ancien ?
L'ATHÉNIEN Sans doute.
CLINIAS Nous écouterons donc ton discours non seulement avec attention, mais avec toute la
bienveillance possible.
L'ATHÉNIEN Je le présume.
CLINIAS Parle seulement.
L'ATHÉNIEN Eh bien, allons, redoublons d'attention à nous écouter les uns les autres. Nous
trouverons que le changement en toutes choses, hormis les mauvaises, est de beaucoup le mal
le plus dangereux, soit dans toutes les saisons, soit dans les vents, soit dans le régime du
corps, soit dans les moeurs de l'âme, et je ne dis point dangereux en un point, et non dans un
autre, mais en tout, hormis, comme je le disais tout à l'heure, dans ce qui est mauvais. Si nous
considérons le corps, nous verrons qu'il s'habitue à tous les aliments, à toutes les boissons, à
tous les travaux, qu'il en est d'abord troublé, mais qu'avec le temps ces aliments produisent en
lui des chairs qui leur sont propres, et qu'il finit par les aimer, s'y habituer, s'y familiariser et
par se trouver très bien de tout ce régime au point de vue du plaisir et de la santé. Et si jamais
on est contraint de quitter encore quelque régime approuvé, on est d'abord complètement
troublé par des maladies, et l'on a peine à s'en remettre, en s'accoutumant derechef à un
nouveau régime.
Il faut croire que les choses se passent de même pour l'esprit des hommes et la nature de leurs
âmes ; car quelles que soient les lois où ils ont été nourris, quand elles sont, par une chance
divine, restées immuables pendant de longues années, en sorte que personne ne se souvient ni
n'a entendu dire qu'elles aient jamais été autrement qu'elles ne sont à présent, l'âme se sent
pénétrée de respect et craint de changer quoi que ce soit à ces anciennes lois. Il est donc du
devoir du législateur de trouver quelque expédient pour procurer cet avantage à l'État. Voici
celui que j'imagine. Tout le monde est persuadé, comme je le disais précédemment, que les
jeux des enfants n'étant réellement. que des jeux, il ne faut pas attacher une très grande
importance aux changements qu'on y fait et qu'il n'en résulte pas un grand dommage. Aussi,
au lieu de les en détourner, on y cède et on s'y prête. On ne réfléchit pas que ces enfants,
quand ils font quelque innovation dans leurs jeux, une fois devenus des hommes, seront
différents de ceux qui les ont précédés, et qu'étant autres, ils aspireront à un autre genre de
vie, et qu'ainsi ils seront portés à désirer d'autres usages et d'autres lois, et qu'aucun d'eux

135
n'appréhendera de voir arriver ce que j'appelais tout à l'heure le plus grand mal des États. A la
vérité, les autres changements, ceux qui s'arrêtent à l'extérieur, ont des effets moins funestes ;
mais pour les changements fréquents qui se produisent dans les moeurs et dans l'éloge et la
critique qu'on en fait, ils sont de la dernière importance, et il faut s'en garder avec le plus
grand soin.
CLINIAS Sans contredit.

VII

L'ATHÉNIEN Mais quoi? avons-nous toujours foi en nos précédents discours, où nous avons
soutenu que tout ce qui regarde les rythmes et la musique en général sont des imitations des
moeurs humaines plus ou moins bonnes ? Qu'en pensez-vous ?
CLINIAS Nous n'avons pas du tout changé d'opinion.
L'ATHÉNIEN En conséquence, il nous faut mettre tout en oeuvre pour empêcher nos enfants
de prendre goût à d'autres genres d'imitation, soit pour la danse, soit pour le chant, et pour que
personne lie les y engage en leur proposant toutes sortes de plaisirs.
CLINIAS C'est très juste.
L'ATHÉNIEN Quelqu'un de nous a-t-il pour cela un moyen meilleur que celui dont usent les
Égyptiens ?
CLINIAS De quel moyen veux-tu parler ?
L'ATHÉNIEN De celui qui consiste à consacrer toutes les danses et tous les chants, en fixant
d'abord les fêtes et les distribuant sur toute l'année, et en faisant régler à quelles époques et en
l'honneur de quels dieu, enfants de dieux et démons, il faut les célébrer ; puis, dans chaque
sacrifice offert aux dieux, quel hymne il faut chanter et de quels choeurs il faut accompagner
chaque sacrifice, et, le tout une fois réglé, faire faire à tous les citoyens ; en commun des
sacrifices aux Moires et à tous les autres dieux et consacrer par des libations chaque chant, à
chacun des dieux et des démons. Si, contrairement à ces prescriptions, quelqu'un essaye
d'introduire en l'honneur de quelque dieu d'autres hymnes et d'autres danses, les prêtres et les
prêtresses, de concert avec les gardiens des lois, sont chargés de les en empêcher, en quoi ils
agissent suivant la religion et suivant la loi ; si le coupable refuse d'obéir, il s'expose, pendant
toute sa vie, à être traduit en justice par tout citoyen qui le voudra.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN Puisque le discours nous a conduits jusque-là, faisons nous-mêmes ce qu'il
sied que nous fassions.
CLINIAS Que veux-tu dire ?
L'ATHÉNIEN Quand un jeune homme et, à plus forte raison, un vieillard a vu ou entendu
quelque chose d'extraordinaire et tout à fait contraire à l'habitude, il ne se rend pas tout d'un
coup à ce qui cause sa surprise, et, au lieu de courir à ce qui en est l'objet, il s'arrête, comme
un voyageur qui arrivé à un carrefour et mal renseigné sur sa route, qu'il voyage seul ou en
compagnie, se consulte lui-même et les autres sur ce qui l'embarrasse et ne se remet en route
qu'après s'être assuré de sa route et du terme où elle conduit. C'est à présent notre cas, et nous
devons faire de même. Car, étant tombés au sujet des lois sur un discours paradoxal, il faut
l'examiner à fond, et ne pas prononcer facilement, à l'âge où nous sommes arrivés, sur un
point de cette importance, en affirmant que nous pouvons sur-le-champ dire quelque chose de
net.
CLINIAS Ce que tu dis là est très vrai.
L'ATHÉNIEN Aussi nous prendrons du temps pour y réfléchir et nous n'affirmerons rien
qu'après un mûr examen ; mais, pour n'être point forcés d'interrompre inutilement la suite de
la législation que nous établissons à présent, poussons jusqu'à la fin de nos lois. Peut-être, si

136
Dieu le veut, après avoir entièrement achevé notre exposition, verrons-nous clair dans la
question qui nous embarrasse.
CLINIAS C'est fort bien dit, étranger : procédons comme tu viens de l'indiquer.
L'ATHÉNIEN Qu'il soit donc admis, dirons-nous, si étrange que cela paraisse, que les chants
sont autant de lois. Nous voyons que les anciens ont donné ce nom de lois aux airs qu'on joue
sur la cithare (10) ; peut-être n'étaient-ils pas très éloignés de penser comme nous le faisons à
présent, et 8w peut-être l'un d'eux, soit en songe, soit en état de veille, entrevit par une sorte
de divination la vérité de ce que nous disons. Posons donc à ce sujet la règle que voici dans
les chants prescrits par l'État, dans les cérémonies religieuses et dans tout ce qui regarde les
choeurs, il sera interdit de rien changer au chant et à la danse tout autant que de violer toute
autre de nos lois. Celui qui nous obéira n'aura aucune punition à craindre; mais si quelqu'un
ne nous écoute pas, il sera, comme nous l'avons dit tout à l'heure, puni par les gardiens des
lois, les prêtresses et les prêtres. Considérons ce point comme réglé en paroles.
CLINIAS Soit.

IX

L'ATHÉNIEN Mais comment légiférer là-dessus sans se rendre ridicule ? Voyons si le moyen
le plus sûr ne serait pas d'imprimer par la parole dans l'esprit des citoyens une sorte d'image
sensible. En voici un exemple. Si, après un sacrifice, lorsque les victimes ont été brûlées
suivant la loi, si quelqu'un, disons-nous, fils ou frère de celui qui offre le sacrifice, s'étant
approché à titre privé des autels et des victimes, proférait toute sorte de blasphèmes (11), ne
penserions-nous pas qu'il jetterait la consternation dans l'esprit du père et de sa famille et
qu'ils verraient là de mauvais propos et des paroles de mauvais augure ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Eh bien ! c'est précisément ce qui, dans nos pays, arrive, si j'ose dire, à presque
tous les États. Quand un magistrat fait un sacrifice public, alors on voit arriver, non pas un
choeur, mais nue multitude de choeurs, qui, se tenant, non pas loin, mais parfois tout près des
autels, déversent sur les victimes toutes sortes de blasphèmes, et serrent le coeur de ceux qui
les écoutent par les paroles, les rythmes, les airs les plus lugubres, et celui qui tire
instantanément le plus de larmes de la cité est celui qui remporte la victoire. N'abolirons-nous
pas un pareil usage, et, si parfois il est nécessaire que les citoyens écoutent de pareilles
lamentations, dans les jours qui ne sont pas purs, mais néfastes, ne faudrait-il pas plutôt faire
venir du dehors des choeurs que l'on gagerait, comme ceux qu'on loue pour accompagner les
morts avec une harmonie carienne ? Il conviendrait d'en user de même pour ces chants
plaintifs. Ce qui siérait aussi à ces chants, ce ne sont pas les couronnes et les parures dorées,
mais au contraire la robe longue. Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet, je vous
redemanderai seulement si cette première empreinte donnée à nos chants vous plait, de la
poser en loi.
CLINIAS Qu'entends-tu par là ?
L'ATHÉNIEN Les paroles de bon augure. Tous nos chants seront en tout point de bon augure.
Est-il besoin que je prenne de nouveau votre avis là-dessus, où en ferai-je une loi tout de
suite ?
CLINIAS Oui, fais-la : cette loi a pour elle tous les suffrages.
L'ATHÉNIEN Et après les paroles de bon augure, quelle sera notre seconde loi sur la musique
? Ne sera-ce pas que nous fassions toujours des prières aux dieux à qui nous sacrifions ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Nous mettrons, je pense, pour troisième loi que les poètes, sachant que les
prières sont des demandes faites aux dieux, devront faire grande attention à ne jamais

137
demander par mégarde un mal comme un bien, car l'effet d'une telle prière serait, je pense,
d'exciter la risée.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Mais notre discours ne nous a-t-il pas persuadé tout à l'heure qu'il ne doit pas y
avoir de place dans la cité, ni pour l'argent, ni pour l'or ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Qu'avons-nous donc voulu enseigner par ce discours ? N'est-ce point que la
race des poètes n'est pas toujours capable de bien connaître ce qui est bien et ce qui ne l'est
pas. Si donc un poète a commis une telle méprise dans ses paroles ou dans son chant, il sera
cause que les citoyens feront des prières maladroites et demanderont dans des choses très
importantes le contraire de cc qu'il faut demander, et nous ne trouverons pas, nous l'avons dit,
beaucoup de fautes plus grandes que celle-là. Posons-donc cette prescription comme une des
lois et un des caractères de notre musique.
CLINIAS Quelle prescription ? explique-toi plus clairement.
L'ATHÉNIEN C'est que le poète ne fasse rien de contraire aux usages de l'État, à ce qu'il tient
pour juste, beau et honnête, et. qu'il ne lui soit pas permis de montrer ses ouvrages à d aucun
particulier avant de les faire voir et agréer aux juges nommés pour cela et aux gardiens des
lois. Ces juges sont ceux que nous avons choisis pour régler la musique, et celui qui préside à
l'éducation. Eh bien ! je vous renouvelle ma question, mettrons-nous cette loi, ce modèle, ce
caractère avec les deux autres ? Que vous en semble ?
CLINIAS Mettons-le, cela ne fait pas de doute.

L'ATHÉNIEN Nous ne pouvons mieux faire après cela que de mêler aux prières des hymnes
et des chants à la louange des dieux, et, après les dieux, d'adresser de même aux démons et
aux héros les prières et les louanges qui conviennent à chacun d'eux.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Après cela, nous pourrions tout de suite, sans que personne y trouve à redire,
porter la loi que voici : Tous ceux des citoyens qui seront arrivés au terme de leur vie après
avoir accompli, au physique ou au moral, des actions belles et difficiles et observé fidèlement
les lois, auront droit, comme il convient, à des éloges.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Pour ceux qui sont encore vivants, il serait hasardeux de les honorer par des
louanges et des hymnes, avant qu'ils aient parcouru toute leur carrière et l'aient couronnée par
une belle fin. Tout cela sera commun aux hommes et aux femmes qui se seront manifestement
distingués par leurs vertus.
A l'égard des chants et des danses, voici comment il faut les établir. Les anciens nous ont
laissé beaucoup de belles créations musicales et aussi de belles danses. Rien ne nous empêche
d'y choisir ce qui convient et s'ajuste à notre plan de gouvernement. On élira pour faire ce
choix des examinateurs âgés d'au moins cinquante ans; ils trieront parmi les poèmes anciens
ce qui leur paraîtra bon ; quant à ce qui leur paraîtra insuffisant ou tout à fait impertinent, ils
le rejetteront absolument, ou le remanieront et le corrigeront, en recourant à des gens habiles
en poésie et en musique, dont ils mettront à profit les talents créateurs, sans rien concéder,
sinon peu de choses, aux plaisirs et aux passions ; et leur expliquant le mieux qu'ils pourront
les intentions du législateur, ils institueront les danses, les chants et toute la chorée comme il
leur paraîtra bon. Toute pièce de musique où l'on a substitué l'ordre au désordre et d'où l'on a
banni la muse flatteuse en vaut infiniment mieux. Pour l'agrément, il est commun à toutes les
muses. En effet, celui qui, dés l'enfance jusqu'à l'âge de la maturité et de la raison, a été élevé
suivant la muse tempérante et réglée, s'il vient à entendre la muse contraire, ne peut la souffrir

138
et la trouve indigne d'un homme libre ; si, au contraire, il a été élevé suivant la muse vulgaire
et flatteuse, il soutient que la muse contraire est froide et sans agrément. Aussi, comme je le
disais tout à l'heure, il n'y a point, sous le rapport du plaisir ou du désagrément, de différence
entre ces deux muses ; mais l'une a cet avantage de rendre ses nourrissons meilleurs, tandis
que l'autre ne manque jamais de les rendre pires.
CLINIAS C'est bien dit.
L'ATHÉNIEN Il faudrait encore séparer les chants qui conviennent aux femmes de ceux qui
conviennent aux hommes, en leur donnant une forme distincte, et il serait indispensable d'y
assortir les airs et les rythmes. Car il y aurait de quoi se récrier, si l'on n'accordait pas l'air tout
entier avec les paroles et si l'on faussait le rythme, faute d'appliquer à chaque chant ce qui lui
convient. Il faut aussi en fixer les formes par une loi, car il faut attribuer à l'un et à l'autre sexe
ce que la nécessité impose, et, comme chaque sexe se distingue par une nature différente, c'est
en se fondant sur cette différence qu'il faut faire ce discernement. Aussi il faut déclarer propre
aux hommes ce qui a grand air et penche du côté du courage, et donner à la femme ce qui
incline du côté de la modestie et de la retenue, comme étant plus féminin. Voilà pour ce qui
concerne l'ordre.
Parlons maintenant de la manière d'enseigner et de transmettre ces préceptes et disons
comment, pour qui et quand il faut exécuter chacun d'eux. Quand un constructeur de
vaisseaux jette les fondements d'un bâtiment, il commence par esquisser les formes de la
carcasse. Il me semble que je procède comme lui. En essayant de distinguer les formes de
chaque genre de vie, suivant la diversité des âmes, je pose réellement les fondements de ma
construction, et j'examine comme il faut par quel moyen et quelles moeurs nous pourrons
atteindre le plus heureusement le terme de cette navigation qu'est la vie. A la vérité, les
affaires humaines ne méritent pas qu'on y prête une grande attention, et cependant il le faut, et
cela est fâcheux. Mais puisque l'entreprise en est au point où elle est, si nous pouvions la
terminer par quelque moyen convenable, nous aurions peut-être de quoi en être satisfaits. Que
veux-je donc dire par là ? On pourrait peut-être me le demander et l'on n'aurait pas tort.
CLINIAS C'est mon avis.
L'ATHÉNIEN Je dis qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui mérite nos soins et ne pas
s'appliquer à ce qui ne les mérite pas, que Dieu par sa nature est digne de toute sorte de
religieux empressements, mais que l'homme, comme je l'ai dit plus haut, est un jouet fabriqué
par Dieu et que c'est là la plus excellente de ses qualités. II faut donc se conformer à cette
destination et c'est en jouant les jeux les plus beaux, que tout homme et toute femme doivent
occuper leur vie, et prendre des sentiments tout opposés à ceux qu'ils ont à présent.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Ils croient aujourd'hui qu'il faut s'occuper des choses sérieuses en vue des
amusements, et ils sont persuadés que la guerre, qui est une affaire sérieuse, doit être dirigée
en vue de la paix. En réalité la guerre n'est point de nature à nous amuser et ne peut d'autre
part ni ne pourra jamais nous donner d'instruction digne de ce nom, et c'est ce qui, selon moi,
est la chose la plus digne de nos soins. Aussi est-ce dans la paix qu'il faut que chacun passe la
plus grande partie de sa vie, et de la façon la plus vertueuse. Quelle est donc la vraie manière
de passer sa vie en jouant ? et à quels jeux faut-il s'adonner ? II faut faire des sacrifices,
chanter, danser, afin de se rendre les dieux propices, de repousser les ennemis et d'être
victorieux dans les batailles. Par quelles sortes de chants et de danses on peut obtenir ces deux
avantages, j'en ai donné les modèles et tracé pour ainsi dire les routes qu'il faut suivre,
persuadé que le poète a raison quand il dit : "Télémaque, tu trouveras toi-même en ton esprit
une partie de ce qu'il faut dire ; un dieu t'inspirera le reste ; car je ne pense pas que tu sois né
et que tu sois grand malgré les dieux (12)." Il faut que nos nourrissons pensent de même et
croient que ce que nous avons dit est suffisant, et qu'un démon ou un dieu leur suggérera ce
qui leur reste à apprendre au sujet des sacrifices et des choeurs, par exemple pour quels dieux

139
en particulier et à quel moment ils célébreront des jeux et se rendront les dieux propices pour
passer leur vie conformément à leur nature, comme il convient à des êtres qui ne sont guère
que des automates et n'ont que peu de part à la vérité.
MÉGILLOS Tu ravales bien bas la nature humaine, étranger.
L'ATHÉNIEN Ne t'en étonne pas, Mégillos, mais excuse-moi. Si j'ai parlé comme je l'ai fait,
c'est sous l'impression que me cause la vue de la divinité. Je te passe donc que le genre
humain n'est point méprisable, si cela te fait plaisir, et qu'il mérite quelque attention.

XI

Poursuivons ce discours. Nous avons parlé de la construction des gymnases et des écoles
publiques qu'on bâtira en trois endroits dans le milieu de la ville. En dehors de la ville, autour
des murs, on bâtira aussi des manèges de chevaux en trois endroits, et l'on ménagera un vaste
emplacement pour que les jeunes gens apprennent et s'exercent à tirer de l'arc et à lancer des
traits de loin. Si je ne me suis pas suffisamment expliqué, édictons maintenant cette loi : qu'il
y ait pour chacun de ces exercices des maîtres que nous attirerons chez nous en les payant,
s'ils sont étrangers ; ils donneront à ceux qui fréquenteront nos écoles toutes les instructions
qui se rapportent à la guerre et à la musique. On ne laissera pas le père libre d'envoyer ses
enfants à l'école ou de négliger leur éducation, si cela lui plaît. Il faut, comme on dit, que tous,
hommes et enfants, y soient astreints dans la mesure du possible, vu que les enfants
appartiennent à l'État plutôt qu'à leurs parents. Je ferais la même loi pour les femmes et je les
obligerais à faire exactement tous les exercices des hommes, et je ne crains pas que l'on
m'objecte que l'équitation et à la gymnastique, si elles conviennent aux hommes, ne
conviennent pas aux femmes. Je suis persuadé du contraire par des faits anciens que j'ai
entendu rapporter, et je puis dire que je sais qu'aujourd'hui même il y a autour du Pont des
milliers et des milliers de femmes, appelées Sauromatides, qui, suivant les prescriptions de la
loi, s'exercent non seulement à l'équitation, mais encore au maniement de l'arc et des autres
armes, tout comme le font les hommes. En outre, voici là-dessus la réflexion que je fais : je
dis que si la chose est possible, il n'y a rien de plus insensé que l'usage actuellement reçu dans
nos pays, où les hommes ne pratiquent pas tous unanimement les mêmes exercices que les
femmes ; car on peut dire qu'il n'y a pas d'État qui ne soit ou ne devienne la moitié de ce qu'il
serait, si toute sa population participait aux mêmes charges et aux mêmes travaux. C'est là une
faute énorme de la part du législateur.
CLINIAS II y a apparence. Cependant, étranger, il y a dans ce que tu viens de dire une foule
de prescriptions en désaccord avec les constitutions habituelles des États.
L'ATHÉNIEN J'ai dit qu'il fallait laisser aller le discours, et, le discours terminé, choisir alors
ce qui serait jugé le meilleur.
CLINIAS Tu l'as dit, en effet, et fort judicieusement, ce qui fait que je me reproche à moi-
même de t'avoir interrompu.
Continue donc à nous dire ce qu'il te plaira.

XII

L'ATHÉNIEN M'est avis, Clinias, comme je l'ai déjà dit, que, si les faits ne prouvaient pas
suffisamment que mon idée est réalisable, on pourrait peut-être y faire des objections. Mais il
faudra chercher autre chose, si l'on refuse absolument de me passer cette loi ; car les
objections n'éteindront pas mon zèle à la recommander et je soutiendrai toujours qu'il faut que
le sexe féminin prenne part, autant qu'il est possible, à l'éducation et aux autres exercices
réservés au sexe masculin. Voici en effet une réflexion qu'il faut faire à ce sujet. Si les

140
femmes ne partagent pas entièrement la vie des hommes, n'est-il pas nécessaire que leur vie
soit ordonnée autrement ?
CLINIAS Assurément, c'est indispensable.
L'ATHÉNIEN Mais entre les genres de vie en usage aujourd'hui, lequel préférerons-nous à
cette communauté que nous prescrivons à présent pour elles ? Sera-ce celui des Thraces et de
beaucoup d'autres nations, où les femmes labourent, font paître des troupeaux de boeufs et de
moutons et servent de domestiques absolument comme des esclaves ? Ou bien fera-t-on
comme nous et tous ceux qui habitent nos régions ? Voici, en effet, comment les choses se
passent chez nous. Nous ramassons, comme on dit, toutes nos richesses dans une seule pièce,
nous les remettons aux femmes pour qu'elles les mettent en réserve, et nous leur confions le
gouvernail en ce qui concerne la navette et le travail de la laine. Ou bien prendrons-nous,
Mégillos, le milieu entre ces deux extrêmes, comme à Lacédémone, où les jeunes filles
doivent prendre part aux exercices de gymnastique et de musique, où les femmes, déchargées
du travail de la laine, n'en mènent pas moins une vie active, qui n'est ni vile ni vulgaire ? car
elles s'occupent avec les hommes des soins de l'administration domestique et de l'éducation
des enfants, mais sans prendre part aux exercices de la guerre, en sorte que, s'il fallait un jour
combattre pour leur patrie et pour leurs enfants, elles ne sauraient, comme les amazones,
lancer des flèches ou d'autres traits avec adresse, ni prendre le bouclier et la lance, à l'exemple
de Pallas, s'opposer généreusement au ravage de leur patrie, et pouvoir tout au moins faire
peur à l'ennemi, en se montrant en bon ordre. Il est clair qu'en menant ce genre de vie, elles
n'oseront même pas imiter les femmes des Sauromates, qui, comparées à des femmes
ordinaires, pourraient passer pour des hommes. Loue donc qui voudra vos législateurs sur cet
article. Pour moi, je ne saurais dire autre chose que cc que j'ai dit ; car je veux un législateur
complet, et non une moitié de législateur, qui laisse les femmes vivre dans la mollesse et
suivre un régime de vie somptueux et sans ordre, et qui, uniquement occupé de l'homme, ne
laisse à l'Etat que la moitié, au lieu du double d'une vie heureuse.
MÉGILLOS Que ferons-nous, Clinias ? Souffrirons-nous que l'étranger coure ainsi sus à
Sparte ?
CLINIAS Oui, puisque nous lui avons accordé la permission de tout dire, il faut le laisser
aller, jusqu'à ce que nous soyons arrivés au terme de notre législation.
MÉGILLOS Tu as raison.

XIII

L 'ATHÉNIEN C'est donc à moi, semble-t-il, d'essayer d'en développer la suite.


CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Quel pourrait être le genre de vie des citoyens dans un État où ils sont pourvus
d'un nécessaire honnête, où l'exercice des métiers a été remis à d'autres, où la culture du sol a
été laissée à des esclaves, qui leur payent sur les produits de la terre une portion suffisante à
des gens qui vivent sobrement, où il y a des salles à manger communes, les unes à part pour
les hommes, et les autres attenantes à celles-là pour leur famille, c'est-à-dire leurs filles et les
mères de leurs filles, où des magistrats des deux sexes sont chargés de regarder et de voir
chaque jour comment on se conduit dans ces assemblées, de les congédier et de s'en retourner
chez eux avec les autres convives, après avoir fait des libations aux dieux à qui la nuit et le
jour présent sont consacrés ? Des gens ainsi pourvus n'auront-ils plus aucune besogne
obligatoire ou strictement bienséante à remplir ? faudra-t-il que chacun d'eux vive comme une
bête uniquement occupée à s'engraisser ? Nous pouvons dire que cela ne serait ni juste ni
honnête, et qu'un homme qui vivrait ainsi ne saurait manquer d'avoir ce qui lui revient. Or ce
qui revient à un animal paresseux et qui n'a d'autre souci que de s'engraisser, c'est d'être mis
en pièces par un autre animal, un animal maigre, courageux et endurci au travail. Si nous

141
voulions arriver sur ce point à une exactitude complète, comme nous l'avons fait tout à
l'heure, nous ne pourrions y réussir avant que chacun de nous ait une femme, des enfants, des
maisons particulières et toutes les choses qui s'y rapportent. Pour ce qui vient après cela et
tient le second rang, ce dont nous traitons à présent, si nous pouvions l'avoir, nous aurions lieu
d'être satisfaits. Je dis donc que, pour des gens qui vivent ainsi, il reste un devoir qui n'est pas
le plus petit ni le plus négligeable, mais bien le plus important de tous et qui nous est
commandé par une loi juste. La vie réputée la meilleure, celle d'un homme qui prend un soin
absolu de son corps et de son âme en vue de la vertu, est deux fois plus occupée, et même
beaucoup davantage, que celle de l'athlète qui néglige toute autre occupation pour conquérir la
victoire aux jeux pythiques ou olympiques. Il ne faut entreprendre en surcroît aucun autre
ouvrage qui empêcherait de donner à son corps les exercices et la nourriture qui lui
conviennent, et à son âme la science et les bonnes habitudes. Tous les moments du jour et de
la nuit suffisent à peine à qui s'applique à cet objet, pour en acquérir la juste mesure et la
perfection.
Cela étant ainsi, il faut établir pour tous les hommes libres un ordre d'occupations pour tout le
temps de leur vie sans interruption, à partir de l'aurore jusqu'au lendemain, au lever du soleil.
Il ne paraît pas séant pour le législateur de multiplier les petites prescriptions de détail
relatives à l'administration domestique et à tous les autres objets semblables auxquels doivent
veiller la nuit ceux qui sont chargés de garder continuellement et exactement toutes les parties
de la cité. D'ailleurs, qu'un citoyen quelconque passe toute la nuit à dormir et ne se montre
point toujours le premier éveillé et levé à tous ses domestiques, tout le monde doit tenir cette
pratique pour honteuse et indigne d'un homme libre, qu'on donne à cc devoir le nom de loi ou
d'usage, peu importe. De même, qu'une maîtresse de maison se fasse éveiller par des servantes
et ne soit pas la première à éveiller ses femmes, il faut qu'entre eux les esclaves des deux
sexes, les enfants, et, s'il se peut, la maison tout entière proclament cela comme une honte.
Tout le monde doit veiller la nuit pour s'occuper des multiples détails de l'administration
publique et de l'administration domestique, les magistrats dans la ville, les maîtresses et les
maîtres dans leurs maisons particulières. Si l'on suit la nature, il n'est pas bon de dormir
longtemps, ni pour nos corps, ni pour nos âmes, ni pour toutes les actions que nous avons à
faire ; car on n'est bon à rien quand on dort, pas plus que si l'on était mort. Quiconque se
préoccupe surtout de vivre et de penser, se tient éveillé le plus longtemps possible et s'en tient
à ce qui est utile à sa santé, et il faut peu de sommeil à qui a pris une bonne habitude. Des
magistrats qui veillent la nuit dans les États sont redoutables aux méchants, ennemis ou
citoyens, ils sont vénérés et estimés par les hommes justes et sages, et sont utiles à eux-mêmes
et à tout l'état.

XIV

Outre les avantages que je viens de signaler, la nuit passée de la sorte contribue encore à
donner du courage à tous les habitants d'une ville. Dès le point du jour, les enfants devront se
rendre chez leurs maîtres. Si les moutons ni les autres bestiaux ne peuvent vivre sans bergers,
les enfants non plus ne peuvent vivre sans gouverneur, ni les esclaves sans maîtres. Mais de
tous les animaux, l'enfant est le plus difficile à manier, et il est d'autant plus rusé, plus revêche
et plus pétulant qu'il porte en lui un germe de raison qui n'est pas encore développé. Aussi
faut-il le brider, si je puis dire, par beaucoup de mors, en lui donnant d'abord, dès qu'il est
sorti des mains des nourrices et de sa mère, des gouverneurs pour surveiller ses jeux et sa
faiblesse enfantine, puis des maîtres pour lui donner toutes sortes de leçons et de
connaissances. De plus, tout homme libre devra châtier et l'enfant lui-même comme on châtie
un homme libre, et son gouverneur et son maître, comme on châtie un esclave, s'il surprend
l'un d'eux en faute. Si, les ayant surpris, il ne les punit pas comme ils le méritent, que sa

142
négligence soit d'abord pour lui le plus grand sujet d'opprobre, ensuite que celui des gardiens
des lois qui aura été choisi pour commander les enfants remarque soigneusement celui qui,
rencontrant les personnes dont je viens de parler, ne les punit pas alors qu'il le doit, ou ne les
punit pas comme il faut ; qu'en même temps il surveille d'un règard aigu et avec un soin
particulier l'éducation des enfants, redresse leur caractère, et les tourne sans cesse vers le bien
conformément aux lois.
Mais ce magistrat lui-même, comment notre loi le formera-t-elle convenablement ? Jusqu'ici
elle n'en a rien dit de clair et de suffisant : elle a touché certains points, omis les autres. Or il
faut, autant que possible, ne rien laisser de côté de ce qui le regarde; il faut l'instruire sur tout,
pour qu'il puisse l'expliquer et en instruire les autres. Ce qui regarde la chorée a déjà été traité
et nous avons dit sur quel modèle il faut choisir, corriger et consacrer les chants et les danses.
Mais pour les écrits en prose, nous n'avons pas dit, ô excellent gardien de la jeunesse, ce qu'ils
doivent être et de quelle manière doivent en user tes nourrissons. A l'égard de la guerre, nous
t'avons indiqué les sciences et les exercices qui leur sont nécessaires ; mais pour ce qui
concerne les lettres d'abord, et, en second lieu, la lyre et le calcul, que nous avons déclarés
nécessaires; pour ce que chacun doit savoir en ce qui regarde la guerre, l'administration
domestique et celle de l'État; et en outre ce qu'en vue de ces mêmes administrations il est utile
de connaître au sujet des révolutions des corps célestes, astres, soleil et lune, pour bien régler
l'État, je veux dire pour distribuer les jours selon les mois et les mois selon les années, afin
que les saisons, les fêtes et les sacrifices occupant chacun la place qui leur convient dans
l'ordre de la nature et tenant la ville animée et éveillée, on rende aux dieux les honneurs qui
leur sont dus et qu'on donne aux hommes une intelligence plus complète sur ces objets, tous
ces points la, cher ami, n'ont pas encore été suffisamment éclaircis pour toi par le législateur.
Donne donc ton attention à ce que je vais dire ensuite.
Au sujet des lettres, nous avons dit que tu n'as pas encore les instructions suffisantes : la faute
en est au discours, parce qu'il ne t'a pas expliqué distinctement si, pour être un bon citoyen, il
faut en avoir une connaissance exacte ou n'y pas toucher du tout, et il en est de même en ce
qui regarde la lyre. Nous déclarons donc qu'il faut s'appliquer aux lettres et à la lyre. Aux
lettres l'enfant âgé de dix ans consacrera environ trois ans ; pour la lyre, le temps convenable
pour en commencer l'étude est la treizième almée; on la poursuivra pendant trois ans. Le père
lie pourra y tenir l'enfant ni plus ni moins de trois ans, et l'enfant lui-même, qu'il ait du goût
ou de l'aversion pour cette étude, lie pourra y consacrer ni plus ni moins de temps que la loi ne
le prescrit. Celui qui n'obéira pas sera privé des honneurs réservés à l'enfance, dont. nous
parlerons dans la suite. Mais pendant ces temps-là que faut-il que les enfants apprennent et
que les maîtres leur enseignent? C'est cela même qu'il b faut te dire d'abord. Les enfants
devront s'appliqiier aux lettres jusqu'à ce qu'ils sachent écrire et lire. S'il en est à qui la
lourdeur d'esprit lie permet pas de réussir à le faire couramment et proprement dans les années
prescrites, on lie s'en mettra pas en peine. Quant aux ouvrages des poètes qui ne se prêtent pas
aux accords de la lyre, et dont les uns sont en mesure et les autres sans coupes rythmiques, et
qui, privés de rythme et d'harmonie, sont faits seulement pour être récités, écrits dangereux
que nous ont laissés la plupart d'entre eux, que prétendez-vous en faire, excellents gardiens
des lois que vous êtes ? Comment le législateur pourra bien vous prescrire d'en user, s'il veut
faire une bonne loi ? Je m'attends qu'il se trouvera lui-même dans lui grand embarras.
CLINIAS Qu'est-ce donc qui t'embarrasse réellement pour que tu te parles ainsi à toi-même ?
L'ATHÉNIEN Tu fais bien de m'interrompre, Clinias. Comme nous faisons en commun ce
plan de législation, il est indispensable que je vous explique ce qui me paraît facile et ce qui
ne l'est pas.
CLINIAS Mais encore, que veux-tu dire à présent, et qu'est-ce qui te fait parler de la sorte ?
L'ATHÉNIEN Je vais te le dire : c'est qu'on ne se résoud pas de gaieté de coeur à heurter de
front le sentiment d'une infinité de gens.

143
CLINIAS Quoi donc ! Penses-tu n'avoir fait jusqu'ici que quelques prescriptions sans
importance en opposition avec l'opinion générale ?
L'ATHÉNIEN C'est vrai, ce que tu dis là. Tu veux donc, ce me semble, que je suive la même
route : elle déplaît à beaucoup de gens, mais plaît peut-être à autant d'autres, qui, en tout cas,
ne sont pas inférieurs en mérite, s'ils le sont en nombre. C'est avec ceux-ci que tu m'exhortes à
affronter le danger et à m'avancer hardiment sur la route ouverte par nos précédents discours
et à ne pas me relâcher.
CLINIAS C'est bien cela.

XV

L'ATHÉNIEN Je ne me relâcherai donc pas. Je dis que nous avons un très grand nombre de
poètes qui ont composé des hexamètres, des trimètres et des vers de toutes sortes de mesures,
les uns sur des sujets sérieux, les autres sur des sujets badins ; que des milliers de gens
prétendent que, pour bien élever les jeunes gens, il faut les en nourrir, les en rassasier, étendre
et multiplier leurs connaissances par de telles lectures, jusqu'à les leur faire apprendre par
coeur en entier ; que d'autres, extrayant dans tous des passages importants, et ramassant
ensemble des tirades entières, soutiennent qu'il faut les apprendre par coeur et s'en charger la
mémoire, si l'on veut devenir bon et habile en acquérant beaucoup d'expérience et de
connaissances. C'est à ces gens-là que tu m'engages à déclarer avec franchise ci, quoi ils ont
raison et cri quoi ils ont tort.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Comment pourrais-je résumer d'un mot ma pensée sur tous ces points, pour
être suffisamment clair ? Voici, je crois : c'est que, chacun de ces poètes - et en ceci tout le
monde sera d'accord avec moi - a dit beaucoup de bonnes choses et beaucoup de mauvaises,
et, s'il en est ainsi, je conclus que l'apprentissage de tant de choses est dangereux pour les
enfants.
CLINIAS Quels conseils donneras-tu donc au gardien des lois ?
L'ATHÉNIEN Sur quoi veux-tu que je le conseille ?
CLINIAS Sur le modèle qu'il doit avoir devant les yeux pour permettre à tous les jeunes gens
d'apprendre certaines choses et pour leur en interdire d'autres ? Parle, n'hésite pas.
L'ATHÉNIEN Mon bon Clinias, il me semble que la chance m'a favorisé.
CLINIAS A propos de quoi ?
L'ATHÉNIEN C'est que je ne suis pas du tout embarrasé pour trouver un modèle ; car en me
reportant aux discours que nous avons tenus depuis ce matin jusqu'à ce moment, et qui, je
crois, nous ont été inspirés par les dieux, il m'a paru qu'ils ressemblaient fort à de la poésie.
Par conséquent, il n'y a rien de surprenant dans ce qui m'arrive, je veux dire dans la grande
joie que je ressens en embrassant d'une seule vue l'ensemble de nos discours. Car des
nombreux discours que j'ai appris ou entendus, soit en vers, soit en prose, ce sont ceux-là qui
m'ont paru les plus sensés de tous et les plus dignes d'être entendus par les jeunes gens, et je
ne saurais, je crois, proposer de meilleurs modèles au gardien des lois et au maître d'école et
mieux faire que d'engager les maîtres à les apprendre aux enfants, et si, en parcourant les
poèmes ou les ouvrages en prose, ou écoutant des discours simplement prononcés comme les
nôtres et non écrits, le gardien des lois en rencontre qui se rapportent et ressemblent aux
nôtres, qu'il ne néglige pas du tout ces discours apparentés aux nôtres, mais qu'il les mette par
écrit et force d'abord les maîtres eux-mêmes à les louer et à les apprendre, et s'il en est qui ne
les approuvent pas, qu'il rejette leur ministère et ne confie l'instruction et l'éducation des
enfants qu'à ceux qui en font le même cas que lui. Je n'ai maintenant plus rien à dire au sujet
des maîtres d'école et des lettres.

144
CLINIAS Relativement à notre plan, je ne crois pas, étranger, que nous nous écartions du but
que nous nous sommes proposé. Mais si notre plan est entièrement réussi, il est sans doute
difficile de l'affirmer.
L'ATHÉNIEN Nous le verrons mieux, je crois, Clinias, lorsque, comme je l'ai déjà dit
plusieurs fois, nous aurons terminé l'exposé de notre législation.
CLINIAS Bien.

XVI

L'ATHÉNIEN Après le maître d'école, n'est-ce pas au maître de cithare qu'il faut nous
adresser ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Pour les maîtres de cithare, je crois, si nous nous souvenons des discours tenus
précédemment, que nous leur avons assigné la tâche qui leur revient dans l'enseignement et
toutes les parties de l'éducation qui sont de leur ressort.
CLINIAS De quels discours parles-tu ?
L'ATHÉNIEN Nous avons dit, je crois, que les chanteurs sexagénaires de Dionysos devaient
être particulièrement bien doués pour juger des rythmes et des combinaisons harmoniques,
afin qu'étant en état de discerner la bonne et la mauvaise imitation dans les chants qui
expriment les affections de l'âme et de distinguer ceux qui représentent la vertu de ceux qui
représentent le contraire, ils rejettent certaines mélodies, et chantent les autres aux jeunes pour
en pénétrer leurs âmes, les invitant à les suivre et à les accompagner au moyen de ces
imitations en vue d'acquérir la vertu (13).
CLINIAS Rien de plus vrai que ce que tu dis.
L'ATHÉNIEN C'est dans cette vue que le maître et son élève doivent user des sons de la lyre,
à cause de la clarté que leur donnent les cordes, en accordant ces sons aux airs du musicien.
Quant aux sons différents et variés exprimés sur la lyre, lorsque les cordes rendent une
mélodie et que l'auteur des chants en a composé une autre, lorsque, par l'opposition des tons
forts et des faibles, des rapides et des lents, des aigus et des graves, on fait résulter un accord
de la discordance même, et que l'on ajuste de même toutes les variétés de rythmes aux sons de
la lyre, il ne faut pas parler de tout cela à des enfants qui doivent s'approprier rapidement en
trois années ce que la musique a d'utile. Car ces parties opposées, se troublant les unes les
autres, sont difficiles à apprendre, et il faut que nos jeunes gens aient toute facilité d'apprendre
; car les sciences indispensables qu'ils sont chargés d'acquérir ne sont ni en petit nombre ni de
peu d'importance, comme la suite de cet entretien le fera voir plus tard. Ainsi notre maître de
musique bornera ses soins à ce qui vient d'être dit.
Pour ce qui est des chants et des paroles que les maîtres de choeur doivent enseigner à leurs
élèves, nous nous en sommes expliqués nettement dans ce qui précède et nous avons dit que
chaque fête devait avoir ses chants propres et consacrés pour procurer aux citoyens un plaisir
bienvenu.
CLINIAS C'est vrai, tu nous l'as expliqué.
L'ATHÉNIEN Très vrai, en effet. Et maintenant que le magistrat choisi pour présider à la
musique, ayant reçu ces chants de notre main, s'en occupe et y réussisse grâce à la fortune
bienveillante. Pour nous, revenant sur la danse et sur tous les exercices corporels, ajoutons
quelque chose à ce qui en a déjà été dit, et comme nous avons ajouté ce qui restait à enseigner
sur la musique, ajoutons-le aussi pour la gymnastique. Les garçons et les filles doivent
apprendre à danser et à faire de la gymnastique, n'est-il pas vrai ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Il faudra pour les garçons des maîtres et pour les filles des maîtresses de danse,
pour les faire travailler aussi bien que les garçons.

145
CLINIAS Il faut bien l'admettre.
L'ATHÉNIEN Rappelons donc l'homme qui aura le plus d'occupations, l'instituteur de la
jeunesse, qui, chargé de veiller à la musique et à la gymnastique, n'aura pas beaucoup de
loisir.
CLINIAS Mais comment pourra-t-il, vieux comme il est, veiller à tant de choses ?

XVII

L'ATHÉNIEN Il le pourra facilement, cher ami ; car la loi lui a déjà permis et lui permettra
encore de s'adjoindre pour cette surveillance ceux des citoyens et des citoyennes qu'il voudra,
et il connaîtra ceux qu'il faut prendre et ne se résoudra jamais à faire un mauvais choix. Il sera
assez sage pour respecter une fonction dont il sentira la grandeur, et il se dira en lui-même
que, si les jeunes gens ont été et sont bien élevés, tout ira pour le mieux; sinon... cela ne vaut
pas la peine de dire et nous ne disons pas ce qui arriverait dans une cité nouvelle, craignant
ceux qui aiment fort à consulter les devins.
Nous avons déjà dit bien des choses touchant la danse et tous les mouvements gymnastiques,
car nous considérons comme gymnastiques tous les travaux corporels qui regardent la guerre,
comme l'art de tirer de l'arc et de lancer toute sorte de traits, celui de combattre avec des
armes légères ou pesantes, les évolutions tactiques, la science des marches et des campements
et tout ce qui a rapport à l'équitation. Il faudra pour tout cela des maîtres publics, qui
recevront un salaire de l'État.
Ils auront pour disciples tous les habitants de la cité, enfants et hommes faits, jeunes filles et
femmes, qu'on instruira dans tous ces genres d'exercices. Pendant qu'elles sont encore jeunes
filles on exercera les femmes à danser en armes et à combattre ; devenues femmes, elles
apprendront les évolutions, les ordres de bataille, comment il faut mettre bas et prendre les
armes, ne fût-ce que pour le cas où il faudrait quitter la ville en masse pour aller avec l'armée
tout entière en expédition au dehors, afin qu'elles soient capables tout au moins de garder les
enfants et le reste de la ville ; ou si, au contraire, car il ne faut jurer de rien, c'étaient des
ennemis du dehors, barbares ou grecs, qui fondraient sur la ville avec de grandes forces et une
grande violence et la mettraient dans la nécessité de combattre désespérément pour elle-
même, ce serait un bien mauvais gouvernement que celui où les femmes auraient été élevées
si honteusement qu'elles ne fussent point disposées à mourir et à courir tous les dangers,
comme les oiseaux qui combattent pour leurs petits contre n'importe, quelle bête de proie, si
forte qu'elle soit, et qu'elles courussent aussitôt vers les dieux et remplissent leurs autels et
leurs temples, répandant ainsi l'opinion que la race humaine est, de sa nature, la plus lâche de
toutes les espèces d'animaux.
CLINIAS Non, par Zeus, étranger, ce ne serait pas du tout beau, sans parler du mal qui en
résulterait, qu'une pareille chose eût lieu dans un État.
L'ATHÉNIEN Mettons donc dans la loi que les femmes ne devront pas négliger à ce point les
exercices de la guerre et que tous les citoyens et les citoyennes devront s'en occuper.
CLINIAS Pour ma part, je suis, en effet, d'accord avec toi.
L'ATHÉNIEN Nous avons touché quelque chose de la lutte ; mais, à mon avis, nous n'avons
pas dit ce qu'il y a de plus important. Il est vrai qu'il n'est pas facile de l'expliquer par la parole
sans le faire voir par les mouvements du corps. Nous ne jugerons donc lorsque l'action, se
joignant au discours, jettera quelque clarté sur les autres exercices dont nous avons parlé et
nous fera voir que, de tous les mouvements, la lutte connue nous la comprenons est réellement
celle qui se rapproche le plus des luttes de la guerre et qu'il faut s'y appliquer en vue de la
guerre, au lieu d'apprendre la guerre en vue de la lutte.
CLINIAS C'est bien dit.

146
XVIII

L'ATHÉNIEN Arrêtons ici notre entretien sur la valeur de la palestre. A l'égard des autres
mouvements qu'on peut faire avec le corps, dont la plus grande partie pourrait bien être
comprise sous le nom de danse, il faut faire attention qu'il y a deux genres de danse, l'un qui
imite les beaux corps avec gravité , l'autre qui imite les laids par des gestes bas et ridicules,
qu'en outre le genre bas se subdivise en deux espèces et le genre sérieux en deux autres. L'une
de ces dernières est celle qui imite les beaux corps et les âmes courageuses des hommes
engagés dans la guerre et dans les travaux violents; l'autre, celle qui représente l'état d'une
âme sage dans la prospérité et dans les plaisirs modérés ; on pourrait fort bien étant donné sa
nature, la qualifier de pacifique. Quant à l'autre la guerrière, qui est toute différente de la
pacifique, on peut justement l'appeler pyrrhique (14), puisqu'elle imite les parades par
lesquelles on se gare des coups et des traits de toute sorte en se détournant, en reculant, en
sautant en l'air ou en se baissant, et aussi les mouvements contraires à ceux-là, c'est-à-dire les
gestes actifs qui tendent à imiter le lancement des flèches, des javelots et des coups de toute
sorte. Ici, quand on imite les beaux corps et les belles âmes, la beauté consiste dans la
rectitude et la tension vigoureuse des membres du corps et de leurs mouvements le plus
souvent directs ; toute autre contenance contraire ne peut être appelée belle. A l'égard de la
danse pacifique, il faut considérer si en chaque partie l'on s'applique, correctement ou
contrairement à la nature, à danser en beauté dans les choeurs en observant toujours ce qui
convient à des gens qui obéissent docilement à la loi. Il faut donc d'abord séparer la danse
dont le caractère est douteux de celle qui a un caractère incontestable. Quelle est donc celle-ci
et comment faut-il distinguer l'une de l'autre ? Toute danse bachique et les autres semblables,
qui tirent, dit-on, leurs noms des nymphes, des pans, des silènes et des satyres, où l'on
contrefait des personnages ivres, quand on célèbre des purifications ou des initiations, tout ce
genre de danse n'est ni pacifique ni guerrier et il n'est pas facile d'en définir la nature. Il me
semble pourtant qu'on pourrait très bien le séparer des autres, du guerrier d'un côté, du
pacifique de l'autre, et dire qu'un tel genre de danse n'a aucun rapport à la politique, et le
laisser à sa place, pour revenir au genre guerrier et au genre pacifique, comme étant
incontestablement de notre ressort.
Les exercices de la muse pacifique, où l'on honore par des danses les dieux et les enfants des
dieux, forment un genre complet qui doit sa naissance au sentiment du bonheur. Il se divise en
deux espèces : l'une, qui se rencontre, lorsqu'on a échappé aux travaux et aux dangers et
retrouvé les avantages de la sécurité, offre des plaisirs plus grands ; l'autre, qui a lieu, lorsque
le bonheur dont on jouit se soutient et s'augmente, offre des plaisirs moins vifs. Pour tout
homme qui se trouve dans de telles conditions, les mouvements du corps sont plus vifs, si les
plaisirs sont plus grands, et plus lents, si les plaisirs sont plus petits ; en outre, l'homme qui est
le mieux réglé et le plus exercé à la patience fait des mouvements moins violents, et celui qui
est lâche et ne s'est pas entraîné à la modération fait des mouvements variés, plus vifs et plus
violents. en général, il n'est personne soit qu'il chante, soit qu'il parle, qui puisse aisément
maintenir son corps au repos, et c'est l'imitation des paroles par les gestes qui a produit tout
l'art de la danse. Aussi, dans toutes ces rencontres, les uns font des mouvements réguliers, les
autres des mouvements irréguliers. Quand on songe combien sont justes et conformes à la
nature beaucoup de noms anciens, on ne peut que les approuver ; mais, en particulier, celui,
quel qu'il soit, qui en a donné un aux danses de ceux qui sont dans la prospérité et qui restent
modérés dans les plaisirs ne pouvait en trouver un plus juste et plus musical et c'est avec
raison qu'il a donné à toutes ces danses le nom d'emmélies et qu'il a rangé les belles danses en
deux classes, l'une, la guerrière, appelée pyrrhique, l'autre, la pacifique, appelée emmélie,
donnant ainsi à l'une et à l'autre le nom qui convient et qui est conforme à sa nature. C'est au
législateur à en tracer les modèles et au gardien des lois de chercher à les exécuter, et, lorsqu'il

147
en aura trouvé le moyen, d'assortir la danse avec les autres parties de la musique et d'attribuer
à chaque fête et à chaque sacrifice ce qui leur convient ; puis, lorsqu'il aura rangé et consacré
tout cela, il ne touchera plus désormais à rien de ce qui appartient à la danse ou au chant, et
tout l'État et les citoyens, participant aux mêmes plaisirs et semblables entre eux dans la
mesure d du possible, mèneront une existence heureuse et prospère.

XIX

Nous avons fini d'expliquer ce que doivent être les choeurs où l'on imite les beaux corps et les
âmes généreuses. Pour ce qui est des paroles, du chant, de la danse par lesquels on imite les
corps et les esprits mal faits, enclins à plaisanter pour provoquer le rire, et généralement de
toutes imitations comiques, il est nécessaire d'en considérer et d'en reconnaître la nature ; car
si l'on ne connaît pas le ridicule, il n'est pas possible de connaître le sérieux, ni les contraires,
si l'on ne connaît pas tous leurs contraires; c'est indispensable pour en bien juger. Mais on ne
mêlera pas les deux choses, si l'on veut avoir la moindre part à la vertu. Il faut connaître l'une
et l'autre pour ne jamais, par ignorance, laisser place au ridicule, ni dans ses actes, ni dans ses
paroles, quand on y est pas obligé. C'est aux esclaves et à des étrangers gagés qu'il faut
commander ces sortes d'imitations. Aucune personne libre, femme ou homme, ne doit jamais
s'y intéresser si peu que ce soit, ni laisser voir qu'il en fait une étude ; ces imitations doivent
toujours apparaître comme des nouveautés. C'est ainsi que nous réglons par la loi et la raison
tous les divertissements qui tendent à provoquer le rire et que nous appelons tous du nom de
comédie.
Pour les poètes qu'on appelle sérieux, c'est-à-dire pour les poètes tragiques, si jamais
quelques-uns venaient chez nous et nous posaient cette question : " Étrangers, pouvons-nous
fréquenter chez vous, dans votre ville et votre pays, pour y apporter et représenter nos pièces ?
Qu'avez-vous décidé sur ce point ?" Que répondrions-nous, pour bien faire, à ces hommes
divins ? Pour moi, voici la réponse que je leur ferais : « O les meilleurs des étrangers, nous
sommes nous-mêmes auteurs de la tragédie la plus belle et la meilleure que nous puissions
faire. Notre plan de gouvernement n'est qu'une imitation de ce que la vie a de plus beau et de
meilleur, et nous prétendons que cette imitation est la tragédie la plus vraie. Vous êtes poètes,
et nous aussi dans le même genre. Nous sommes vos rivaux et vos concurrents dans le plus
beau drame, celui qu'une loi vraie est seule capable de produire, comme nous en avons
l'espoir. Ne comptez donc pas que nous vous permettrons jamais si facilement de dresser
votre théâtre sur notre place publique, d'y introduire des acteurs doués d'une belle voix, qui
parleront plus fort que nous, qui harangueront les enfants et les femmes et tout le peuple, et,
au lieu de tenir sur les mêmes institutions le intime langage que nous diront le plus souvent
tout le contraire, car on pourrait dire que nous sommes complètement fous, nous et toute la
cité, si nous vous permettions de faire ce que vous demandez à présent, avant que les
magistrats aient examiné si le contenu de vos pièces est bon et convenable à dire en public, ou
s'il ne l'est pas. Commencez donc, enfants des Muses voluptueuses, par montrer vos chants
aux magistrats, pour qu'il les comparent aux nôtres, et, s'ils jugent que vous dites les mêmes
choses ou de meilleures, nous vous donnerons un choeur ; sinon, mes amis, nous ne saurions
le faire. »
Tels seront donc touchant les chants et la danse et l'étude qu'il en faut faire les usages réglés
par la loi, d'un côté pour les esclaves, de l'autre par les maîtres, si vous êtes de mon avis.
CLINIAS Comment ne le serions-nous pas à présent ?

XX

148
L'ATHÉNIEN Il reste encore trois sciences à apprendre aux hommes libres. La première est
le calcul et la science des nombres ; la deuxième, celle qui mesure la longueur, la surface et la
profondeur ; la troisième, celle qui nous instruit des révolutions des astres et de l'ordre qu'ils
gardent entre eux dans leur marche. Une connaissance complète et précise de toutes ces
sciences n'est pas nécessaire à la plupart des hommes, mais à quelques-uns seulement.
Lesquels ? c'est ce que nous dirons plus tard, à la fin de notre entretien, où cette indication
sera mieux à sa place. Pour la multitude, on se bornera à l'indispensable. On a grande raison
de dire qu'il est honteux pour la plupart des hommes d'ignorer les sciences, mais qu'il n'est pas
facile ni même possible de chercher à les posséder toutes. Cependant on ne peut négliger cc
qu'il est indispensable d'en connaître, et c'est ce qu'avait en vue l'auteur de ce proverbe qui dit
que Dieu lui-même ne saurait combattre la nécessité, entendons celles des nécessités
auxquelles les dieux sont sujets ; car pour les nécessités humaines qu'on a généralement en
vue lorsqu'on cite ce dicton, c'est de beaucoup le plus sot propos qu'on puisse tenir.
CLINIAS Quelles sont donc, étranger, par rapport aux sciences, les nécessités qui ne sont pas
humaines, mais divines ?
L'ATHÉNIEN Ce sont celles sans la pratique ou la connaissance desquelles on ne passera
jamais aux yeux des hommes pour un dieu, ou un démon, ou un héros capable de prendre
sérieusement soin de l'humanité. Or on est bien éloigné de devenir un homme divin, si l'on
ignore ce que c'est qu'un, deux, trois et en général les nombres pairs et impairs, si l'on ne sait
pas du tout calculer, si l'on est incapable de compter les nuits et les jours, si l'on n'a aucune
connaissance de la révolution de la lune, du soleil et des autres astres. Qu'il ne soit pas
nécessaire d'apprendre tout cela, si l'on veut avoir quelque notion des plus belles sciences, ce
serait une grande folie de le penser. Mais que faut-il apprendre de chacune de ces sciences,
combien et quand, et que faut-il apprendre avec autre chose ou sans autre chose et à part,
enfin comment faut-il combiner ces études, c'est ce qu'il faut bien savoir d'abord pour aborder
le reste et l'apprendre sous la direction de ces connaissances préparatoires. Telle est la
nécessité naturelle contre laquelle nous disons qu'aucun des dieux ne combat actuellement et
ne combattra jamais.
CLINIAS Ce que tu viens de dire, étranger, me semble fort justement dit et en conformité
avec la nature.
L'ATHÉNIEN C'est, vrai, Clinias, mais il est difficile de légiférer sur tout cela, en s'attachant
à l'ordre que nous venons de proposer. Mais remettons à un autre temps, si vous le trouvez
bon, le soin de préciser nos lois sur ce point.
CLINIAS Il nous semble, étranger, que tu crains l'inexpérience à laquelle nous sommes
habitués en ces matières. Mais tu as tort de craindre. Essaye de t'expliquer sans rien cacher
pour cela.
L'ATHÉNIEN C'est vrai, je crains ce que tu dis ; mais je crains encore davantage ceux qui ont
touché à toutes ces sciences, mais qui les ont mal étudiées ; car l'inexpérience absolue n'est
pas terrible ni invincible, et ce n'est pas le plus grand des maux ; mais la multiplicité des
expériences et des connaissances mal digérées cause de bien autres dommages.
CLINIAS Tu dis vrai.

XXI

L'ATHÉNIEN Disons donc que les hommes libres seront obligés d'apprendre de ces sciences
tout ce que les enfants des Égyptiens, tous tant qu'ils sont, apprennent avec les lettres. On
commencera à leur enseigner le calcul, par manière de jeu et de divertissement, en leur faisant
faire ces exercices imaginés précisément pour l'enfance et qui consistent à partager également
des pommes et des couronnes entre un nombre plus ou moins grand de leurs camarades, ou à
répartir à leur tour ou successivement et dans l'ordre habituel les rôles de boxeurs ou de

149
lutteurs réservés pour remplacer le vaincu ou appariés pour le combat. On les amusera aussi
en mêlant des coupes d'or, de cuivre, d'argent et d'autres matières semblables, ou en les
distribuant toutes à la fois, comme je l'ai dit. En appliquant au jeu les emplois indispensables
des nombres, on aidera ceux qui les auront appris à ranger et à conduire une armée ou une
expédition, à diriger leurs affaires domestiques, et on les rendra certainement plus utiles à
eux-mêmes et plus éveillés. Ensuite, quand il s'agira de mesurer des longueurs, des largeurs,
des profondeurs, ils seront délivrés de cette ridicule et honteuse ignorance qui se rencontre
naturellement chez tous les hommes relativement à tout cela.
CLINIAS Qu'elle est cette espèce d'ignorance dont tu parles ?
L'ATHÉNIEN O mon cher Clinias, je dois avouer que moi-même, je n'ai appris que fort tard
l'état d'esprit où nous sommes à cet égard. J'en ai été frappé ; il m'a semblé qu'il convenait
moins à des hommes qu'à de jeunes porcs, et j'en ai rougi, non seulement pour moi-même,
mais encore pour tous les Grecs.
CLINIAS A propos de quoi ? Explique ce que tu veux dire, étranger.
L'ATHÉNIEN Je vais m'expliquer ; mais je le ferai mieux en t'interrogeant. Réponds-moi un
peu. As-tu idée de la longueur ?
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Et de la largeur ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Sais-tu aussi qu'outre ces deux dimensions il y en a une troisième, la
profondeur ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Ne crois-tu pas que toutes ces dimensions sont commensurables entre elles ?
CLINIAS Si.
L'ATHÉNIEN Tu crois, je pense, qu'il est naturellement possible de mesurer une longueur par
une longueur, une largeur par une largeur et une profondeur de même.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Mais si, en certains cas, cela ne se pouvait ni par force ni par douceur, et si ces
dimensions étaient les unes commensurables, les autres non, et que tu les jugeasses toutes
commensurables, que penserais-tu de ta science à cet égard ?
CLINIAS Qu'elle serait médiocre, évidemment.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Ne sommes-nous pas persuadés, nous autres Grecs, tous tant que
nous sommes, que la longueur et la largeur sont en quelque manière commensurables avec la
profondeur, ou la largeur et la longueur entre elles ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Mais si ces dimensions sont absolument incommensurables, et si, comme je le
disais, nous autres Grecs, nous les croyons commensurables, n'y a-t-il pas lieu d'en rougir
pour tous et de leur dire : « 0 les meilleurs des Grecs, voilà une de ces choses dont nous
parlions qu'il est honteux d'ignorer, car il n'y a rien de beau à ignorer les choses nécessaires ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Il y a d'autres choses de même nature que celles-là, qui donnent lieu aussi à
beaucoup de méprises semblables.
CLINIAS Lesquelles ?
L'ATHÉNIEN C'est ce qui concerne la nature des choses commensurables et
incommensurables. Il faut, sous peine d'être tout à fait médiocre, la discerner à force d'étude,
se proposer sans cesse des problèmes les uns aux autres, s'en faire une occupation beaucoup
plus agréable que le trictrac des vieillards et rivaliser dans le zèle que méritent de telles
études.
CLINIAS Peut-être ; en tout cas, je ne vois pas une très grande différence entre le trictrac et
ce genre d'études.

150
L'ATHÉNIEN Pour moi, Clinias, j'affirme que c'est une étude nécessaire à la jeunesse ; elle
n'est ni nuisible ni pénible. On la cultive en s'amusant et elle est utile, sans nuire aucunement
à l'État. Si quelqu'un en juge autrement, écoutons-le.
CLINIAS Tu as raison, je n'en doute pas.
L'ATHÉNIEN Mais si après cela, ces sciences nous paraissent telles qu'on vient de le dire, il
va sans dire que nous les admettrons ; si elles nous paraissent différentes, nous les rejetterons.
CLINIAS C'est clair : il n'y a rien à objecter. En conséquence, étranger, mettons dès
maintenant ces sciences au nombre de celles qui sont nécessaires, afin de ne laisser aucun
vide dans los lois.
L'ATHÉNIEN Mettons-les mais comme des gages qu'on pourra détacher de notre législation,
si elles ne plaisent plus du tout, à flous qui les admettons, ou à vous qui les recevez.
CLINIAS Ta condition est raisonnable.

XXII

L'ATHÉNIEN Quant à l'étude de l'astronomie que j'impose à la jeunesse, vois, quand je me


serai expliqué, si elle doit nous plaire ou non.
CLINIAS Tu n'as qu'à parler.
L'ATHÉNIEN On a sur les astres un préjugé tout à fait étrange et qui n'est pas tolérable.
CLINIAS Quel préjugé ?
L'ATHÉNIEN On dit qu'il ne faut point chercher à connaître le plus grand des dieux et tout
cet univers, ni en scruter curieusement les causes, et que c'est même une impiété. Il me
semble tout au contraire qu'on ferait très bien de s'y appliquer.
CLINIAS Comment dis-tu ?
L'ATHÉNIEN Ce que je dis heurte l'opinion commune et semble peu convenable dans la
bouche d'un vieillard. Mais quand on est persuadé qu'une science est belle, vraie, utile à l'État
et tout à fait agréable à la Divinité, il n'est plus possible de la passer sous silence.
CLINIAS Cela me paraît juste; mais trouverons-nous de telles qualités dans l'astronomie ?
L'ATHÉNIEN Mes bons amis, nous autres Grecs, nous tenons presque tous sur les grands
dieux, le Soleil et la Lune, des discours dépourvus de vérité.
CLINIAS Quels discours ?
L'ATHÉNIEN Nous disons que ces astres, et certains autres avec eux, ne suivent jamais la
même route, et nous leur
donnons le nom de planètes.
CLINIAS C'est vrai, par Zeus, étranger, ce que tu dis-là. Moi même, j'ai souvent remarqué
dans ma vie que l'étoile du matin, celle du soir et quelques autres ne suivent jamais le même
cours et que le Soleil et la Lune font de même, comme nous le savons tous.
L'ATHÉNIEN C'est pour cela, Mégillos et Clinias, que je prétends que nos concitoyens et les
jeunes gens doivent s'instruire de ce qui concerne les dieux qui parcourent le ciel, du moins
suffisamment pour ne point blasphémer à leur sujet et pour en parler toujours pieusement dans
leurs sacrifices et leurs prières.
CLINIAS C'est juste, pourvu d'abord qu'il soit possible d'apprendre ce que tu dis. En outre, si
nous n'en parlons pas à présent comme il convient, et si on peut nous enseigner à en bien
parler, je te concède, moi aussi, qu'il faut apprendre une science si importante et si précieuse.
Essaye donc de nous montrer qu'il en est ainsi que tu le dis, et nous essayerons, nous, de te
suivre et de nous instruire.
L'ATHÉNIEN La science dont je parle n'est pas, il est vrai, facile à apprendre, mais elle n'est
pas non plus très difficile et n'exige pas un temps trop long, et la preuve, c'est que ne l'ayant
pas apprise dans mon jeune âge ni depuis longtemps, je pourrais vous l'enseigner à tous les

151
deux dans un temps assez court. Si elle était difficile, je ne pourrais jamais, à mon âge,
l'enseigner à des gens du vôtre.
CLINIAS Tu dis vrai. Mais en quoi consiste cette science que tu trouves si merveilleuse, qu'il
convient d'enseigner à la jeunesse, et que nous, nous ne connaissons pas ? Essaye au moins de
t'expliquer là-dessus aussi clairement que tu pourras.
L'ATHÉNIEN Je vais essayer. C'est une erreur de croire, mes excellents amis, que la lune, le
soleil et les autres astres errent jamais dans leur course ; c'est tout le contraire qui est vrai.
Chacun d'eux n'a qu'une route et non plusieurs, il parcourt toujours la même en ligne
circulaire ; c'est seulement en apparence qu'il en parcourt plusieurs. On se trompe également
en prenant le plus lent pour le plus rapide et inversement le plus rapide pour le plus lent. Si la
nature a réglé les choses comme je le dis et que nous nous les figurions autrement, supposez
qu'aux jeux olympiques nous fussions dans une erreur semblable à propos des chevaux qui
courent ou des hommes qui parcourent le long stade, appelant le plus lent celui qui est le plus
rapide et le plus rapide celui qui est le plus lent, et que dans nos panégyriques nous chantions
le vaincu, comme s'il était le vainqueur, nous ne serions, je pense, ni justes ni agréables aux
coureurs en répartissant ainsi nos éloges ; mais, si nous faisions les mêmes fautes à l'égard des
dieux, pouvons-nous croire que ce qui aurait été là-bas à l'égard des hommes ridicule et
injuste ne le serait pas ici à l'égard des dieux, et qu'ils seraient contents de nous entendre
chanter sur eux de fausses louanges ?
CLINIAS C'est très vrai, si les choses sont telles que tu dis.
L'ATHÉNIEN Si donc nous prouvons qu'elles sont telles, il faudra apprendre de tout cela au
moins de quoi nous détromper; mais si nous ne le prouvons pas, il faudra les laisser de côté.
Couverions de ce règlement sous cette condition.
CLINIAS Je suis tout à fait de cet avis.

XXIII

L'ATHÉNIEN Nous pouvons dire à présent que nous sommes arrivés au terme de notre
législation sur l'étude des sciences. Il faut prendre la même idée à propos de la chasse et de
tous les exercices du même genre ; car la tâche du législateur semble bien aller plus loin que
de s'acquitter de la rédaction des lois ; il y a, outre les lois, autre chose qui tient le milieu entre
l'avertissement et la loi, chose dont il nous est arrivé de parler plusieurs fois au cours de notre
entretien, par exemple à propos de l'éducation des tout jeunes enfants. Ce ne sont pas lia des
choses à exprimer dans la loi, et, si on en parle, ce serait une grande folie de regarder ce qu'on
en dit comme autant de lois. Et quand les lois et toute la constitution auront été établies sur le
plan que nous aurons tracé, on n'aura pas fait un éloge complet du citoyen qui se sera
distingué par sa vertu, quand on aura dit que celui qui a été un excellent serviteur et un parfait
observateur de la loi, celui-là est l'homme vertueux. Disons que celui-là le sera plus
parfaitement encore, qui, pendant sa vie tout entière, se soumettra aux vues du législateur, non
seulement en ce qu'il ordonne, mais encore en ce qu'il approuve ou qu'il blâme. Voilà le plus
bel éloge qu'on puisse faire d'un citoyen, et le vrai législateur ne doit pas se borner à faire des
lois ; il faut qu'il entremêle aux lois des conseils sur ce qu'il juge honnête ou malhonnête, et
que le parfait citoyen n'observe pas moins fermement ces conseils que les prescriptions de la
loi sanctionnées par des châtiments.
La matière qui se présente à nous maintenant nous servira en quelque sorte de témoignage et
fera mieux voir ce que nous voulons. Ce que l'on comprend à présent sous le nom unique de
chasse embrasse bien des variétés ; il y a, en effet, beaucoup d'espèces de chasse pour les
animaux qui vivent dans l'eau, beaucoup aussi pour les volatiles, et un très grand nombre pour
les animaux terrestres ; et dans la chasse aux animaux, il faut comprendre une chasse qui
mérite d'être mentionnée, celle que les hommes se font entre eux, soit par la voie de la guerre,

152
soit par celle de l'amitié, celle-ci digne de louange et celle-là, de blâme. De même les vols des
brigands et des armées contre des armées sont aussi des espèces de chasse. Un législateur qui
fait des lois sur la chasse ne peut s'abstenir de s'expliquer sur tout cela, mais il ne peut pas non
plus faire des prescriptions sur tout et tout régler par des lois menaçantes. Que doit-il donc
faire à cet égard ? Il doit, lui, le législateur, louer et blâmer les diverses chasses, ayant en vue
les travaux et les exercices des jeunes gens, et les jeunes gens, de leur côté, doivent l'écouter,
lui obéir, ne point s'en laisser détourner par le plaisir ni par la fatigue, et avoir un plus grand
respect, une obéissance plus ponctuelle pour ce qu'il recommande par ses éloges que pour les
menaces et les peines édictées dans chacune de ces lois.
Cela dit, le législateur passera à l'éloge et au blâme exactement mesurés des divers genres de
chasse, approuvant ceux qui rendront meilleures les âmes des jeunes gens et blâmant ceux qui
produisent l'effet contraire. Adressons-nous ensuite aux jeunes gens sous forme de souhaits :
Mes amis, puissiez-vous ne jamais sentir de goût ni de passion pour la chasse de mer, ni pour
la pêche à l'hameçon, ni surtout pour cette pêche des animaux aquatiques qui se pratique sans
peine avec des nasses éveillées ou dormantes ! Puissiez-vous ne sentir jamais l'envie de la
chasse aux hommes sur mer et de la piraterie, qui ferait de vous des hommes cruels et sans
lois ! Quant aux larcins dans le pays et dans la ville, que jamais la pensée même de vous y
livrer ne vous vienne à l'esprit. Qu'aucun jeune homme lie cède non plus à l'attrait de la chasse
aux oiseaux, qui lie convient pas à des hommes libres.
Il ne reste à nos futurs athlètes que la chasse et la capture des animaux terrestres. Et encore
celle qu'on appelle la chasse de nuit, où les chasseurs se relayent, qui ne provoque aucune
activité, ne mérite pas qu'on l'approuve, non plus que celle qui a des intervalles de repos, où
l'on maîtrise la force sauvage des animaux avec des filets et des toiles, au lieu de les vaincre
par la force ouverte. La seule chasse qui reste pour tous et qui est la meilleure est celle des
quadrupèdes qui se pratique avec des chevaux et des chiens, où le chasseur paye de sa
personne, où ceux qui ont à coeur de déployer un courage divin ne domptent le gibier que par
la course, les coups et les traits lancés de leurs propres mains. Voilà ce qu'on peut nettement
louer ou blâmer dans les différents genres de chasse. Voici maintenant la loi que personne
n'empêche ces chasseurs vraiment sacrés de chasser partout et comment ils voudront. Quant
au chasseur de nuit, qui met sa confiance dans des lacets et dans des toiles, que jamais
personne ne le laisse chasser nulle part. Pour le chasseur d'oiseaux, qu'on le laisse chasser sur
les friches et les montagnes, mais que le premier venu l'en empêche sur les terres cultivées ou
les terres consacrées aux dieux. Le chasseur aux animaux aquatiques aura le droit de pécher
partout, sauf dans les ports, les rivières, les étangs et les lacs sacrés, mais sans se servir de
certaines compositions de sucs. Nous pouvons dire à présent que nous en avons fini avec tous
les règlements qui se rapportent à l'éducation.
CLINIAS Fort bien.

(01) 1. Aristote dans sa Politique veut aussi que le législateur ordonne aux femmes enceintes
de faire chaque jour une promenade au temple de quelqu'une des divinités qui président à la
génération des enfants.
(02) Le mal des Corybantes, c'est le délire qui transportait ces prêtres de Cybèle et les faisait
danser et chanter d'une manière désordonnée.
(03) Voir livre VI, 777 d e et 778 a.
(04) Antaios, roi de Libye, qui fut vaincu par Hèraclés. Les traités que lui attribue Platon,
ainsi qu'à Kerkyon, ne pouvaient être que des oeuvres apocryphes.
(05) Kerkyon, fils de Poséidon, brigand tué par Thésée.
(06) Epéios, constructeur du cheval de Troie.
(07) Amykos, roi des Bébryces, en Bithynie, fut vaincu au pugilat par Pollux. Voir dans
Théocrite, idyle XXII, la description du combat.

153
(08) Les Curètes étaient des prêtres de Zeus en Crète. Ils furent plus tard confondus avec les
Corybantes. Outre leur danse armée, ils en avaient une dont les pas et les gestes étaient une
imitation des ruses employées par Rhéa pour soustraire son fils Zeus, le dieu national des
Crétois, à la voracité de Kronos, son époux.
(09) Les Moires ou Destinées, à Rome les Parques, sont au nombre de trois Klôthô, Lakhésis
et Atropos.
(10) Le mot nñmow usage ou loi, s'applique également aux modes musicaux, phrygien,
lydien, ionien, éolien et dorien, et se dit par extension d'un air ou d'un chant.
(11) Dans les sacrifices, on devait garder un silence religieux. Toute parole prononcée alors
était un blasphème ou une malédiction et faisait mal augurer du sacrifice.
(12) Homère, Odyssée III, 26 sqq.
(13) Voir comment Montesquieu au livre IV, ch. VIII de l'Esprit des Lois (Explication d'un
paradoxe des anciens par rapport aux moeurs) explique l'idée que Platon se fait de la vertu de
la musique pour la formation des moeurs et la conservation des États.
(14) La pyrrhique était une danse que l'on exécutait avec des épées ou des lances à la main.
(15) C'est ainsi que les choses se passaient à Lacédémone. "Pour prévenir la mollesse d'une
éducation sédentaire, Lycurgue accoutuma les jeunes filles à paraître en public comme les
jeunes gens, à danser, à chanter dans certaines solennités en présence de ceux-ci, à qui, dans
leurs chansons, elles lançaient à propos des traits piquants de raillerie, lorsqu'ils avaient fait
quelque faute, comme elles leur donnaient des louanges, quand ils les avaient méritées."
Plutarque. Vie de Lycurque, XXI.

LIVRE VII

L'ATHÉNIEN Après la naissance des enfants mâles et femelles, il serait tout à fait logique de
parler de leur élevage et de leur éducation. Il est en tout cas impossible de n'en rien dire; mais
il paraît plus naturel de le faire sous forme de leçons et de remontrances que sous forme de
lois. Dans la vie privée et dans l'intérieur des maisons, il se passe une foule de petites choses
qui échappent aisément aux regards du public et ont pour cause le chagrin, le plaisir et les
passions auxquelles chacun s'abandonne, mais qui, contrairement aux intentions du
législateur, rendent les moeurs des citoyens infiniment variées et dissemblables entre elles, et
cela est un mal pour les États. Car à cause de leur petitesse et de leur fréquence, il ne convient
ni n'est à propos de faire des lois pour les punir ; mais elles gâtent même les lois écrites, parce
que les hommes s'accoutument dans ces menues actions souvent renouvelées à violer la loi, de
sorte qu'on est très embarrassé de faire des lois à ce sujet, et qu'il est, d'autre part, impossible
de n'en pas parler. Mais il faut que j'essaye d'expliquer ma pensée en l'éclairant par des
exemples ; car elle semble encore plongée dans les ténèbres.
CLINIAS Tu n'as rien dit que de fort juste.
L'ATHÉNIEN La bonne éducation doit nécessairement se montrer capable de donner aux
corps et aux âmes toute la beauté et l'excellence possible, nous l'avons déjà dit, et avec raison.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN
Pour acquérir cette beauté, il faut tout simplement, à mon avis, que le corps des enfants se
développe de la manière la plus régulière dès la première enfance.
CLINIAS Cela est certain.

154
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Ne voyons-nous pas que, chez tous les animaux, la première
pousse est de beaucoup la plus grande et la plus forte, de sorte que beaucoup ont pu soutenir
que la taille de l'homme à partir de cinq ans ne double pas dans les vingt années qui suivent.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Mais ne savons-nous pas aussi qu'une croissance rapide qui n'est pas
accompagnée d'exercices nombreux et proportionnés produit mille maux dans le corps ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Dès lors, le moment où il a le plus besoin d'exercices est celui où il reçoit le
plus de nourriture.
CLINIAS Quoi donc, étranger ? Est-ce aux enfants qui viennent de naître et aux plus jeunes
que nous imposerons le plus de travaux ?
L'ATHÉNIEN Non pas à ce moment, mais encore plus tôt, lorsqu'ils sont nourris dans le sein
de leur mère.
MÉGILLOS Que dis-tu là, mon très bon ? Est-ce des embryons que tu parles ?
L'ATHÉNIEN Oui. II n'y a rien d'étonnant à ce que vous ignoriez la gymnastique propre aux
enfants de cet âge. Je veux, si étrange qu'elle soit, vous l'expliquer.
CLINIAS Fais-Ie donc.
L'ATHÉNIEN C'est une chose qu'il est plus facile d'observer à Athènes, à cause des
amusements dont l'usage est chez nous excessif. Chez nous, en effet, non seulement les
enfants, mais aussi des gens âgés élèvent des petits d'oiseaux et dressent ces sortes de bêtes à
combattre les unes contre les autres. Et ils sont loin de croire que les exercices auxquels ils les
soumettent en les agaçant soient suffisants : car, outre cela, ils les mettent sous leur aisselle et
s'en vont faire des promenades de plusieurs stades, en tenant les plus petits dans leurs mains,
les plus grands entre leur bras, non pour accroître eux-mêmes leur force physique, mais celle
de leurs nourrissons, et ils font voir par là à qui est capable de ces observations que tous les
corps tirent profit des secousses et des mouvements auxquels on les soumet, lorsqu'ils ne vont
point jusqu'à la lassitude, soit qu'on se donne soi-même ces mouvements, soit qu'on les
reçoive des voitures, des bateaux, des chevaux que l'on monte ou d'autres corps qui se
remuent en quelque manière que ce soit, et que ces exercices, aidant à digérer les aliments et
les boissons, font acquérir au corps la santé, la beauté et la vigueur. S'il en est ainsi, que
devons-nous faire après cela ? Voulez-vous qu'affrontant le ridicule, nous mettions dans la loi
que la femme enceinte devra faire des promenades (01), et, une fois l'enfant né, le façonner
comme un morceau de cire, tandis qu'il est malléable, et l'emmaillotter dans des langes jusqu'à
l'âge de deux ans ; et faire aussi une loi pour obliger les nourrices sous peine d'amende à
porter les bébés aux champs ou dans les temples, ou chez leurs parents, jusqu'à ce qu'ils soient
assez forts pour se tenir debout, à prendre bien garde, alors qu'ils sont encore jeunes, qu'en
appuyant violemment le pied, ils ne se tordent les jambes, et à se donner la peine de les porter,
jusqu'à ce que l'enfant ait accompli sa troisième année ? Faudra-t-il prendre les nourrices les
plus fortes possible et en prendre plus d'une ? et pour chacune de ces prescriptions qui ne
seront pas exécutées inscrirons-nous dans la loi une amende pour les récalcitrantes ? ou
devons-nous bien nous en garder, parce que ce que je viens de dire nous arriverait souvent et
amplement ?
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN Que nous serions en butte au ridicule, sans compter que les nourrices, avec
leur esprit de femmes et d'esclaves, ne consentiraient pas à nous obéir.
CLINIAS Mais en vue de quoi avons-nous dit qu'il ne fallait pas laisser de côté ces détails ?
L'ATHÉNIEN C'est dans l'espoir que les maîtres et les hommes libres, après nous avoir
entendus, feraient cette juste réflexion que, si l'administration domestique n'est pas réglée
comme il faut dans les États, c'est en vain que l'on croirait pouvoir assurer à la communauté la
stabilité des lois, et que, dans cette conviction, on observerait les lois que nous venons

155
d'énoncer, et qu'en les observant et administrant comme il faut à la fois sa maison et l'État, on
assurerait son bonheur.
CLINIAS Ce que. tu dis est très raisonnable.
L'ATHÉNIEN Ne quittons donc pas cette sorte de législation avant d'avoir défini les pratiques
propres à former l'âme des tout jeunes enfants, connue nous avons commencé à le faire pour
le corps.
CLINIAS C'est bien ce qu'il faut faire.

II

L'ATHÉNIEN Prenons clone pour principe d'éducation, tant pour l'âme que pour le corps des
tout jeunes enfants, qu'il faut autant que possible les allaiter et les remuer durant toute la nuit
et tout le jour, que cela est utile à tous, notamment dans la première enfance, et qu'il serait bon
qu'ils fussent toujours dans la maison comme dans un bateau, qu'il faut en tout cas s'approcher
le plus possible de ce mouvement continuel pour les nouveau-nés. On peut conjecturer que
c'est l'expérience qui a fait connaître et employer ces mouvements aux nourrices des petits
enfants et aux femmes qui opèrent la guérison du mal des Corybantes (02) ; car lorsqu'une;
mère veut endormir un bébé qui a peine à s'assoupir, au lieu de le laisser en repos, elle l'agite
et ne cesse pas de le bercer dans ses bras, et, au lieu de garder le silence, elle lui chante une
chanson ; en un mot, elle charme son oreille, comme on fait avec la flûte et comme on guérit
des transports frénétiques, par les mouvements de la danse et par la musique.
CLINIAS Quelle est, donc, à ton avis, étranger, la principale cause de ces effets ?
L'ATHÉNIEN Elle n'est pas difficile à imaginer.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN L'état où se trouvent alors les enfants et les furieux est un effet de la crainte, et
la crainte vient d'un mauvais état de l'âme. Quand donc on imprime à ces états de l'âme une
secousse du dehors, ce mouvement extérieur maîtrise la crainte intérieure et l'agitation
frénétique, et fait ainsi renaître le calme et la tranquillité, en apaisant les violents battements
de coeur qui s'élèvent en ces rencontres, et, par un changement tout à fait heureux, fait dormir
les enfants et fait passer les gens éveillés, au moyen des danses et des chants et avec l'aide des
dieux apaisés par ces sacrifices, de la fureur au bon sens. Et voilà, pour le dire en deux mots,
la raison probable de ces sortes d'effets.
CLINIAS C'est certain.
L'ATHÉNIEN Mais si ces frayeurs ont un tel pouvoir, il faut penser que toute l'âme où loge la
crainte dès la jeunesse, s'accoutume de plus en plus à vivre sous son empire, et cela, tout le
monde peut le dire, c'est un apprentissage de lâcheté, non de courage.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Nous pouvons dire, au contraire, que c'est s'entraîner au courage dès le jeune
âge que de surmonter les craintes et les frayeurs qui peuvent nous assaillir.
CLINIAS Parfaitement.
L'ATHÉNIEN Disons donc que c'est une chose qui contribue grandement à nous faire
acquérir une partie de la vertu que
cette gymnastique que nous faisons faire aux tout petits par ces mouvements.
CLINIAS Oui, disons-le.
L'ATHÉNIEN Il est certain aussi que l'humeur douce et l'humeur chagrine entrent pour
beaucoup l'une et l'autre dans la bonne ou la mauvaise disposition de l'âme.
CLINIAS Sans aucun doute.
L'ATHÉNIEN Gomment pourrait-on implanter aussitôt dans le nouveau-né l'humeur que nous
lui souhaitons, voilà ce qu'il faut essayer de dire, et expliquer comment et dans quelle mesure
on pourra y parvenir.

156
CLINIAS Sans contredit.

III

L'ATHÉNIEN Je tiens, moi, pour certain qu'une éducation efféminée rend les enfants
moroses, emportés et très sensibles aux moindres contrariétés, et qu'au contraire, un esclavage
dur et sauvage leur inspire une bassesse indigne d'un homme libre, les rend misanthropes, et
fait d'eux des voisins incommodes.
CLINIAS Comment faut-il donc que l'État s'y prenne pour élever des êtres qui ne
comprennent pas encore ce qu'on leur dit et ne sont pas encore capables de goûter aucune
instruction ?
L'ATHÉNIEN Voici. Tout animal qui vient de naître a coutume de pousser des sons et des
cris, et l'animal humain plus que les autres ; car aux cris il ajoute les larmes.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN C'est là-dessus que se fondent les nourrices, quand elles présentent divers
objets à l'enfant pour voir ce qu'il désire. S'il se tait à la vue d'un objet, elles concluent qu'elles
ont bien fait ; s'il continue à pleurer et à crier, qu'elles ont fait fausse route. C'est par des cris
et des pleurs, signes de mauvais augure, que les petits enfants font connaître ce qu'ils aiment
et ce qu'ils haïssent. Et ce temps ne dure pas moins de trois années : c'est une partie
considérable de la vie qui se passe plus ou moins bien.
CLINIAS Tu as raison.
L'ATHÉNIEN Ne croyez-vous pas tous les deux que l'enfant morose et chagrin est sujet à se
plaindre et qu'il se lamente généralement plus qu'il ne convient à un enfant bien né ?
CLINIAS Je le crois pour ma part.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Si l'on essayait pendant ces trois ans d'user de tous les moyens
pour que notre nourrisson éprouve le moins possible de douleurs, de craintes et de toute
espèce de chagrin, n'est-il pas à croire qu'on lui ferait une âme plus courageuse et plus paisible
?
CLINIAS Évidemment, étranger, si surtout si on lui procurait beaucoup de plaisirs.
L'ATHÉNIEN Ici, je ne suis plus de l'avis de Clinias, mon admirable ami. S'y prendre ainsi,
c'est le plus sûr moyen de le gâter, d'autant plus que nous sommes au début de l'éducation.
Mais voyons si je dis quelque chose de sensé.
CLINIAS Explique ce que tu veux dire.
L'ATHÉNIEN Je dis que ce n'est pas un sujet de peu d'importance que celui dont nous nous
entretenons. Mais vois, toi aussi, Mégillos, et sois juge entre nous. Je soutiens, moi, que pour
bien vivre il ne faut point courir après les plaisirs ni fuir toutes les douleurs, mais embrasser le
juste milieu que je viens d'appeler l'état paisible. C'est cette disposition que nous nous
accordons tous, et avec raison, à reconnaître sur la foi des oracles, comme le partage de la
divinité. C'est cette disposition que doit poursuivre, selon moi, celui d'entre nous qui veut se
rendre semblable aux dieux. Par conséquent, il ne faut pas nous précipiter nous-mêmes dans
les plaisirs, d'autant plus que nous ne serons pas à l'abri des douleurs, ni souffrir que qui que
ce soit, vieux ou jeune, homme ou femme, vive dans cette disposition, et moins que personne,
autant que possible, l'enfant qui vient de naître ; car c'est à ce moment décisif que le caractère
se forme sous l'influence de l'habitude. Et si je ne craignais pas d'avoir l'air de badiner, je
dirais qu'il faut prendre un soin tout particulier des femmes enceintes pendant l'année de leur
grossesse, afin qu'elles ne s'abandonnent pas alors à des plaisirs ou à des chagrins multiples et
fous, mais qu'elles passent tout ce temps à conserver en elles le calme et la douceur.
CLINIAS Tu n'as pas besoin, étranger, de demander à Mégillos lequel de nous deux a raison ;
car je suis le premier à t'accorder que tout le monde doit éviter un genre de vie où la douleur

157
et le plaisir seraient sans mélange et suivre toujours le juste milieu. Tu avais raison, et tu dois
être satisfait de mon aveu.
L'ATHÉNIEN Fort bien, Clinias. Maintenant faisons tous les trois attention à ceci.
CLINIAS A quoi ?

IV

L'ATHÉNIEN C'est que toutes les pratiques dont nous parlons sont ce qu'on appelle
communément des lois non écrites, et que celles que l'on nomme lois des ancêtres ne sont pas
autre chose que l'ensemble des pratiques de ce genre, et encore que nous avons parlé juste, en
disant qu'il ne faut pas leur donner le nom de lois ni les passer sous silence, parce qu'elles sont
les liens de tout gouvernement et qu'elles tiennent le milieu entre toutes les lois écrites, celles
que nous avons établies et promulguées et celles que nous établirons ; qu'en un mot, ce sont
des coutumes ancestrales très anciennes, qui, établies et passées en usage pour sauvegarder
l'État, recèlent les lois qui furent écrites en ces temps anciens, mais qui, si elles s'écartent de la
bonne voie, sont comme les constructions des architectes, quand les étais s'effondrent au
milieu de l'édifice et en font tomber et coucher les unes sous les autres toutes les parties,
même les parties qui ont été solidement bâties plus tard sur les anciennes qui se sont
écroulées.
Dans cette pensée, Clinias, tu devras lier de toute manière les parties de ta nouvelle cité, sans
laisser de côté, si tu le peux, aucun détail ni grand ni petit dans ce qu'on appelle lois ou
habitudes ou pratiques, parce d que c'est avec tout cela qu'on unit la cité, et que ni lois ni
coutumes ne sont stables les unes sans les autres. Aussi ne faut-il pas s'étonner si une foule
d'usages et d'habitudes qui paraissent sans importance viennent allonger la rédaction de nos
lois.
CLINIAS Tu as raison et nous entrons dans tes sentiments.
L'ATHÉNIEN Si donc on exécute exactement ces prescriptions à l'égard des garçons et des
filles jusqu'à l'âge de trois ans, et qu'on ne les observe pas par manière d'acquit, elles se
révéleront importantes pour le bien de ces jeunes nourrissons. A trois ans, à quatre, à cinq et
même encore à six ans, les enfants ont besoin de jouer.
Dès ce moment, il faut les prémunir contre la mollesse en les punissant sans les humilier, et,
comme je disais des esclaves, qu'il ne faut pas, en punissant outrageusement, exciter la colère
de ceux que l'on châtie, ni les laisser s'abandonner à la licence faute de les punir (03), il faut
procéder de même à l'égard des gens de condition libre. A cet âge, les enfants ont des jeux
naturels, qu'ils trouvent pour ainsi dire d'eux-mêmes, quand ils sont ensemble. Les enfants de
chaque bourgade, âgés de trois jusqu'à six ans, se réuniront ensemble dans les temples de ces
bourgades, et leurs nourrices veilleront sur eux pour maintenir l'ordre et bannir la licence. Ces
nourrices mêmes et toute la bande des enfants auront pour surveillante une des douze femmes
dont nous avons parlé et qui ont été choisies chaque année par les gardiens des lois. Ces
femmes seront choisies par celles qui sont chargées de surveiller les mariages, lesquelles en
prendront une dans chaque tribu, de même âge qu'elles. Celle qui aura été nommée se rendra
chaque jour au temple pour exercer sa charge. Elle ne manquera pas de punir les délinquants.
S'ils sont esclaves de l'un ou de l'autre sexe, des étrangers ou des étrangères, elle se servira
pour cela d'esclaves publics ; si ce sont des citoyens qui contestent la légitimité de la punition,
elle les conduira en justice devant les astynomes ; si ce sont des citoyens qui ne protestent pas,
elle les punira elle-même. Passé l'âge de six ans, on séparera les deux sexes, et désormais les
garçons resteront avec les garçons, les filles avec les filles. On les tournera les uns et les
autres vers les exercices appropriés à leur sexe : les garçons apprendront à monter à cheval, à
manier l'arc, le javelot et la fronde ; pour les filles, si elles y consentent, on leur enseignera les

158
mêmes choses, au moins jusqu'à la théorie. On insistera particulièrement sur l'usage des
armes, car la plupart des gens ont aujourd'hui des idées fausses à ce sujet.
CLINIAS Quelles idées ?

L'ATHÉNIEN C'est que la nature a mis une différence entre notre côté droit et notre côté
gauche pour l'usage que nous en faisons dans nos actions, au moins en ce qui concerne les
mains ; car pour les pieds et les autres membres inférieurs, il ne paraît pas qu'on fasse une
distinction entre eux au point de vue des travaux, tandis que pour les mains nous sommes
devenus presque manchots par la faute des nourrices et des mères. La nature les ayant faites
toutes deux à peu prés équivalentes, c'est nous qui les avons rendues différentes par nos
habitudes et une mauvaise façon de nous en servir. Il est vrai qu'il y a des ouvrages où cela n'a
pas beaucoup d'importance ; par exemple, il n'importe guère qu'on tienne la lyre de la main
gauche et l'archet de la droite, et ainsi des autres choses semblables. Mais, si l'on s'autorise de
ces exemples pour en user de même à l'égard d'autres choses où il ne faudrait pas le faire, on
peut dire que c'est une sottise. Nous en avons la preuve dans l'usage des Scythes, qui ne se
servent pas uniquement de la gauche pour éloigner l'arc et de la droite pour tirer la flèche à
eux, mais qui se servent indifféremment des deux mains pour les deux gestes. On pourrait
citer une foule d'autres cas du même genre, celui par exemple des cochers et ceux de bien
d'autres, où l'on pourrait voir que c'est aller contre la nature que de rendre la main gauche plus
faible que la droite. Cela, je l'ai dit, importe peu, s'il s'agit d'archets de corne et d'instruments
du même genre ; mais il importe beaucoup, s'il faut se servir pour la guerre d'instruments de
fer, arcs, javelots et autres armes, et beaucoup plus encore, s'il faut combattre de part et d'autre
avec des armes lourdes. Alors celui qui a appris à s'en servir l'emporte de beaucoup sur celui
qui n'a pas appris, et celui qui s'y est exercé sur celui qui ne s'y est pas exercé. Quand un
athlète s'est parfaitement exercé au pancrace, au pugilat ou à la lutte, il n'est pas embarrassé
pour combattre de la main gauche, il ne devient pas manchot et ne se tourne pas péniblement
et maladroitement, quand son adversaire le force à changer de place et à combattre dans cette
nouvelle position. C'est cette même aptitude qu'on est en droit d'attendre de celui qui lutte
avec des armes lourdes et toutes les autres : il faut que celui qui a deux bras pour se défendre
et pour attaquer n'en laisse pas un oisif et inhabile, autant qu'il dépend de lui. Et si quelqu'un
naissait conformé comme Géryon ou Briarée, il faudrait qu'il fût capable de lancer cent traits
avec ses cent mains, C'est aux magistrats des deux sexes à s'occuper de toutes ces choses et à
faire en sorte, les femmes en surveillant les jeux et l'élevage des enfants, les hommes en les
instruisant, que tous et toutes deviennent agiles des pieds et des mains et fassent tous leurs
efforts pour ne point gâter par de mauvaises habitudes les dons de la nature.

VI

On peut dire qu'il y a deux sortes de sciences utiles à pratiquer : la gymnastique, qui a rapport
au corps, et la musique, qui tend à former l'âme. La gymnastique a deux parties, la danse et la
lutte ; la musique en a deux aussi, l'une qui imite les paroles de la Muse et qui garde toujours
un air de grandeur et de noblesse, l'autre qui est destinée à donner la vigueur, la légèreté et la
beauté aux membres et aux parties du corps, en apprenant à chacune à se plier et à se tendre,
tandis qu'un mouvement cadencé soutient comme il faut et accompagne toutes les parties de la
danse. En ce qui concerne la lutte, les traités qu'Antaio (04) et Kerkyon (05) en ont composés
par une vaine émulation, comme ceux d'Epeios (06) et d'Amycos (07) sur le pugilat, n'étant
d'aucune utilité pour prendre part à la guerre, ne méritent pas qu'on en fasse l'éloge.

159
Mais à l'égard de la lutte droite, qui apprend à fléchir le cou, les mains et les flancs, et qui
travaille avec émulation et décence à nous donner de la force et de la santé, il ne faut pas la
négliger, parce qu'elle est utile pour tout cela, et, quand nous traiterons ce point dans nos lois,
nous commanderons aux maîtres de donner sur tout cela des leçons à leurs élèves avec
bienveillance, et aux élèves de les recevoir avec reconnaissance.
Nous ne négligerons pas non plus d'imiter tout ce qui mérite d'être imité dans les choeurs,
comme les danses armées des Curètes (08) qui se pratiquent ici, ou celle des Dioscures à
Lacédémone. De même chez nous, la vierge qui règne sur Athènes, ayant pris plaisir au jeu de
la danse, a jugé qu'elle ne devait pas prendre ce divertissement les mains vides, mais se parer
de toutes ses armes pour exécuter sa danse. Il siérait parfaitement aux jeunes gens et aux
jeunes filles de suivre son exemple et d'honorer ainsi les goûts de la déesse ; cela leur serait
utile pour la guerre et rehausserait l'éclat de leurs fêtes. II faut aussi que les enfants, dès leurs
premières années et tant qu'ils n'iront pas encore à la guerre, quand ils se rendent en
procession aux temples de tous les dieux, se parent toujours de leurs armes et soient montés
sur des chevaux, et que dans la marche ils accompagnent leurs prières aux dieux et aux
enfants des dieux de pas de danse., tantôt plus rapides, tantôt plus lents. C'est encore à la
même fin que doivent tendre les combats gymniques et les exercices qui les précèdent ; car
dans la paix comme dans la guerre, ils sont utiles à l'État et aux particuliers.
Les autres travaux corporels, soit plaisants, soit sérieux, ne conviennent pas à des hommes
libres, Mégillos et Clinias.

VII

Sur la gymnastique dont j'ai dit dans nos premiers entretiens qu'il fallait nous occuper, j'ai à
peu près tout dit et il n'y a rien à ajouter. Si cependant, vous avez mieux à proposer, dites-le.
CLINIAS Il ne serait pas facile, étranger, de laisser de côté ce que tu as dit et de trouver
mieux à dire sur la gymnastique et la lutte.
L'ATHÉNIEN Nous croyions avoir épuisé le sujet des dons des Muses et d'Apollon qui se
rattache à la gymnastique, et qu'il ne nous restait plus qu'à traiter de cette dernière. Mais nous
voyons à présent en quoi ils consistent et que nous aurions dû l'expliquer d'abord. Parlons-en
donc maintenant.
CLINIAS Oui, il faut en parler.
L'ATHÉNIEN Écoutez donc encore, bien que vous m'ayez déjà entendu précédemment. Mais
lorsqu'il s'agit d'un sentiment. extraordinaire et pou commun, celui qui parle et celui qui
écoute doivent être bien sur leurs gardes, et c'est le cas à présent. Ce que je vais dire est en
effet audacieux ; toutefois, je m'enhardirai et ne reculerai pas devant le risque.
CLINIAS Quel est donc, étranger, ce sentiment dont tu parles ?
L'ATHÉNIEN J'affirme que dans tous les États personne ne se doute que les jeux sont de
première importance pour maintenir ou non la stabilité des lois une fois établies ; que, lorsque
les jeux sont réglés et que les mêmes enfants jouent toujours aux mêmes jeux et
identiquement de la même manière et prennent plaisir aux mêmes amusements, on peut croire
que les lois qui ont un objet sérieux resteront intactes ; que si, au contraire, on touche à ces
mêmes jeux et qu'on y introduise des innovations et des changements continuels ; si les jeunes
gens ne s'attachent pas toujours aux mêmes choses ; s'ils n'ont pas toujours la même règle
pour juger de ce qui est décent ou indécent dans les gestes du corps et les autres usages ; s'ils
glorifient spécialement le jeune homme qui trouve toujours quelque chose de nouveau et qui
introduit des parures, des couleurs et des modes différentes des habitudes établies, nous
pouvons dire, et à très juste titre, qu'il n'y a pas de fléau plus funeste à l'État, parce que ces
changements transforment les moeurs de la jeunesse et lui font mépriser ce qui est ancien et

160
estimer ce qui est nouveau. Or, je le répète, lorsqu'on parle et pense de la sorte, c'est pour un
État un mal sans pareil. Écoutez combien ce mal est grand, à mon avis.
CLINIAS Tu veux parler de ce mépris qu'on a dans les États pour ce qui est ancien ?
L'ATHÉNIEN Sans doute.
CLINIAS Nous écouterons donc ton discours non seulement avec attention, mais avec toute la
bienveillance possible.
L'ATHÉNIEN Je le présume.
CLINIAS Parle seulement.
L'ATHÉNIEN Eh bien, allons, redoublons d'attention à nous écouter les uns les autres. Nous
trouverons que le changement en toutes choses, hormis les mauvaises, est de beaucoup le mal
le plus dangereux, soit dans toutes les saisons, soit dans les vents, soit dans le régime du
corps, soit dans les moeurs de l'âme, et je ne dis point dangereux en un point, et non dans un
autre, mais en tout, hormis, comme je le disais tout à l'heure, dans ce qui est mauvais. Si nous
considérons le corps, nous verrons qu'il s'habitue à tous les aliments, à toutes les boissons, à
tous les travaux, qu'il en est d'abord troublé, mais qu'avec le temps ces aliments produisent en
lui des chairs qui leur sont propres, et qu'il finit par les aimer, s'y habituer, s'y familiariser et
par se trouver très bien de tout ce régime au point de vue du plaisir et de la santé. Et si jamais
on est contraint de quitter encore quelque régime approuvé, on est d'abord complètement
troublé par des maladies, et l'on a peine à s'en remettre, en s'accoutumant derechef à un
nouveau régime.
Il faut croire que les choses se passent de même pour l'esprit des hommes et la nature de leurs
âmes ; car quelles que soient les lois où ils ont été nourris, quand elles sont, par une chance
divine, restées immuables pendant de longues années, en sorte que personne ne se souvient ni
n'a entendu dire qu'elles aient jamais été autrement qu'elles ne sont à présent, l'âme se sent
pénétrée de respect et craint de changer quoi que ce soit à ces anciennes lois. Il est donc du
devoir du législateur de trouver quelque expédient pour procurer cet avantage à l'État. Voici
celui que j'imagine. Tout le monde est persuadé, comme je le disais précédemment, que les
jeux des enfants n'étant réellement. que des jeux, il ne faut pas attacher une très grande
importance aux changements qu'on y fait et qu'il n'en résulte pas un grand dommage. Aussi,
au lieu de les en détourner, on y cède et on s'y prête. On ne réfléchit pas que ces enfants,
quand ils font quelque innovation dans leurs jeux, une fois devenus des hommes, seront
différents de ceux qui les ont précédés, et qu'étant autres, ils aspireront à un autre genre de
vie, et qu'ainsi ils seront portés à désirer d'autres usages et d'autres lois, et qu'aucun d'eux
n'appréhendera de voir arriver ce que j'appelais tout à l'heure le plus grand mal des États. A la
vérité, les autres changements, ceux qui s'arrêtent à l'extérieur, ont des effets moins funestes ;
mais pour les changements fréquents qui se produisent dans les moeurs et dans l'éloge et la
critique qu'on en fait, ils sont de la dernière importance, et il faut s'en garder avec le plus
grand soin.
CLINIAS Sans contredit.

VII

L'ATHÉNIEN Mais quoi? avons-nous toujours foi en nos précédents discours, où nous avons
soutenu que tout ce qui regarde les rythmes et la musique en général sont des imitations des
moeurs humaines plus ou moins bonnes ? Qu'en pensez-vous ?
CLINIAS Nous n'avons pas du tout changé d'opinion.
L'ATHÉNIEN En conséquence, il nous faut mettre tout en oeuvre pour empêcher nos enfants
de prendre goût à d'autres genres d'imitation, soit pour la danse, soit pour le chant, et pour que
personne lie les y engage en leur proposant toutes sortes de plaisirs.
CLINIAS C'est très juste.

161
L'ATHÉNIEN Quelqu'un de nous a-t-il pour cela un moyen meilleur que celui dont usent les
Égyptiens ?
CLINIAS De quel moyen veux-tu parler ?
L'ATHÉNIEN De celui qui consiste à consacrer toutes les danses et tous les chants, en fixant
d'abord les fêtes et les distribuant sur toute l'année, et en faisant régler à quelles époques et en
l'honneur de quels dieu, enfants de dieux et démons, il faut les célébrer ; puis, dans chaque
sacrifice offert aux dieux, quel hymne il faut chanter et de quels choeurs il faut accompagner
chaque sacrifice, et, le tout une fois réglé, faire faire à tous les citoyens ; en commun des
sacrifices aux Moires et à tous les autres dieux et consacrer par des libations chaque chant, à
chacun des dieux et des démons. Si, contrairement à ces prescriptions, quelqu'un essaye
d'introduire en l'honneur de quelque dieu d'autres hymnes et d'autres danses, les prêtres et les
prêtresses, de concert avec les gardiens des lois, sont chargés de les en empêcher, en quoi ils
agissent suivant la religion et suivant la loi ; si le coupable refuse d'obéir, il s'expose, pendant
toute sa vie, à être traduit en justice par tout citoyen qui le voudra.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN Puisque le discours nous a conduits jusque-là, faisons nous-mêmes ce qu'il
sied que nous fassions.
CLINIAS Que veux-tu dire ?
L'ATHÉNIEN Quand un jeune homme et, à plus forte raison, un vieillard a vu ou entendu
quelque chose d'extraordinaire et tout à fait contraire à l'habitude, il ne se rend pas tout d'un
coup à ce qui cause sa surprise, et, au lieu de courir à ce qui en est l'objet, il s'arrête, comme
un voyageur qui arrivé à un carrefour et mal renseigné sur sa route, qu'il voyage seul ou en
compagnie, se consulte lui-même et les autres sur ce qui l'embarrasse et ne se remet en route
qu'après s'être assuré de sa route et du terme où elle conduit. C'est à présent notre cas, et nous
devons faire de même. Car, étant tombés au sujet des lois sur un discours paradoxal, il faut
l'examiner à fond, et ne pas prononcer facilement, à l'âge où nous sommes arrivés, sur un
point de cette importance, en affirmant que nous pouvons sur-le-champ dire quelque chose de
net.
CLINIAS Ce que tu dis là est très vrai.
L'ATHÉNIEN Aussi nous prendrons du temps pour y réfléchir et nous n'affirmerons rien
qu'après un mûr examen ; mais, pour n'être point forcés d'interrompre inutilement la suite de
la législation que nous établissons à présent, poussons jusqu'à la fin de nos lois. Peut-être, si
Dieu le veut, après avoir entièrement achevé notre exposition, verrons-nous clair dans la
question qui nous embarrasse.
CLINIAS C'est fort bien dit, étranger : procédons comme tu viens de l'indiquer.
L'ATHÉNIEN Qu'il soit donc admis, dirons-nous, si étrange que cela paraisse, que les chants
sont autant de lois. Nous voyons que les anciens ont donné ce nom de lois aux airs qu'on joue
sur la cithare (10) ; peut-être n'étaient-ils pas très éloignés de penser comme nous le faisons à
présent, et 8w peut-être l'un d'eux, soit en songe, soit en état de veille, entrevit par une sorte
de divination la vérité de ce que nous disons. Posons donc à ce sujet la règle que voici dans
les chants prescrits par l'État, dans les cérémonies religieuses et dans tout ce qui regarde les
choeurs, il sera interdit de rien changer au chant et à la danse tout autant que de violer toute
autre de nos lois. Celui qui nous obéira n'aura aucune punition à craindre; mais si quelqu'un
ne nous écoute pas, il sera, comme nous l'avons dit tout à l'heure, puni par les gardiens des
lois, les prêtresses et les prêtres. Considérons ce point comme réglé en paroles.
CLINIAS Soit.

IX

162
L'ATHÉNIEN Mais comment légiférer là-dessus sans se rendre ridicule ? Voyons si le moyen
le plus sûr ne serait pas d'imprimer par la parole dans l'esprit des citoyens une sorte d'image
sensible. En voici un exemple. Si, après un sacrifice, lorsque les victimes ont été brûlées
suivant la loi, si quelqu'un, disons-nous, fils ou frère de celui qui offre le sacrifice, s'étant
approché à titre privé des autels et des victimes, proférait toute sorte de blasphèmes (11), ne
penserions-nous pas qu'il jetterait la consternation dans l'esprit du père et de sa famille et
qu'ils verraient là de mauvais propos et des paroles de mauvais augure ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Eh bien ! c'est précisément ce qui, dans nos pays, arrive, si j'ose dire, à presque
tous les États. Quand un magistrat fait un sacrifice public, alors on voit arriver, non pas un
choeur, mais nue multitude de choeurs, qui, se tenant, non pas loin, mais parfois tout près des
autels, déversent sur les victimes toutes sortes de blasphèmes, et serrent le coeur de ceux qui
les écoutent par les paroles, les rythmes, les airs les plus lugubres, et celui qui tire
instantanément le plus de larmes de la cité est celui qui remporte la victoire. N'abolirons-nous
pas un pareil usage, et, si parfois il est nécessaire que les citoyens écoutent de pareilles
lamentations, dans les jours qui ne sont pas purs, mais néfastes, ne faudrait-il pas plutôt faire
venir du dehors des choeurs que l'on gagerait, comme ceux qu'on loue pour accompagner les
morts avec une harmonie carienne ? Il conviendrait d'en user de même pour ces chants
plaintifs. Ce qui siérait aussi à ces chants, ce ne sont pas les couronnes et les parures dorées,
mais au contraire la robe longue. Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet, je vous
redemanderai seulement si cette première empreinte donnée à nos chants vous plait, de la
poser en loi.
CLINIAS Qu'entends-tu par là ?
L'ATHÉNIEN Les paroles de bon augure. Tous nos chants seront en tout point de bon augure.
Est-il besoin que je prenne de nouveau votre avis là-dessus, où en ferai-je une loi tout de
suite ?
CLINIAS Oui, fais-la : cette loi a pour elle tous les suffrages.
L'ATHÉNIEN Et après les paroles de bon augure, quelle sera notre seconde loi sur la musique
? Ne sera-ce pas que nous fassions toujours des prières aux dieux à qui nous sacrifions ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Nous mettrons, je pense, pour troisième loi que les poètes, sachant que les
prières sont des demandes faites aux dieux, devront faire grande attention à ne jamais
demander par mégarde un mal comme un bien, car l'effet d'une telle prière serait, je pense,
d'exciter la risée.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Mais notre discours ne nous a-t-il pas persuadé tout à l'heure qu'il ne doit pas y
avoir de place dans la cité, ni pour l'argent, ni pour l'or ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Qu'avons-nous donc voulu enseigner par ce discours ? N'est-ce point que la
race des poètes n'est pas toujours capable de bien connaître ce qui est bien et ce qui ne l'est
pas. Si donc un poète a commis une telle méprise dans ses paroles ou dans son chant, il sera
cause que les citoyens feront des prières maladroites et demanderont dans des choses très
importantes le contraire de cc qu'il faut demander, et nous ne trouverons pas, nous l'avons dit,
beaucoup de fautes plus grandes que celle-là. Posons-donc cette prescription comme une des
lois et un des caractères de notre musique.
CLINIAS Quelle prescription ? explique-toi plus clairement.
L'ATHÉNIEN C'est que le poète ne fasse rien de contraire aux usages de l'État, à ce qu'il tient
pour juste, beau et honnête, et. qu'il ne lui soit pas permis de montrer ses ouvrages à d aucun
particulier avant de les faire voir et agréer aux juges nommés pour cela et aux gardiens des
lois. Ces juges sont ceux que nous avons choisis pour régler la musique, et celui qui préside à

163
l'éducation. Eh bien ! je vous renouvelle ma question, mettrons-nous cette loi, ce modèle, ce
caractère avec les deux autres ? Que vous en semble ?
CLINIAS Mettons-le, cela ne fait pas de doute.

L'ATHÉNIEN Nous ne pouvons mieux faire après cela que de mêler aux prières des hymnes
et des chants à la louange des dieux, et, après les dieux, d'adresser de même aux démons et
aux héros les prières et les louanges qui conviennent à chacun d'eux.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Après cela, nous pourrions tout de suite, sans que personne y trouve à redire,
porter la loi que voici : Tous ceux des citoyens qui seront arrivés au terme de leur vie après
avoir accompli, au physique ou au moral, des actions belles et difficiles et observé fidèlement
les lois, auront droit, comme il convient, à des éloges.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Pour ceux qui sont encore vivants, il serait hasardeux de les honorer par des
louanges et des hymnes, avant qu'ils aient parcouru toute leur carrière et l'aient couronnée par
une belle fin. Tout cela sera commun aux hommes et aux femmes qui se seront manifestement
distingués par leurs vertus.
A l'égard des chants et des danses, voici comment il faut les établir. Les anciens nous ont
laissé beaucoup de belles créations musicales et aussi de belles danses. Rien ne nous empêche
d'y choisir ce qui convient et s'ajuste à notre plan de gouvernement. On élira pour faire ce
choix des examinateurs âgés d'au moins cinquante ans; ils trieront parmi les poèmes anciens
ce qui leur paraîtra bon ; quant à ce qui leur paraîtra insuffisant ou tout à fait impertinent, ils
le rejetteront absolument, ou le remanieront et le corrigeront, en recourant à des gens habiles
en poésie et en musique, dont ils mettront à profit les talents créateurs, sans rien concéder,
sinon peu de choses, aux plaisirs et aux passions ; et leur expliquant le mieux qu'ils pourront
les intentions du législateur, ils institueront les danses, les chants et toute la chorée comme il
leur paraîtra bon. Toute pièce de musique où l'on a substitué l'ordre au désordre et d'où l'on a
banni la muse flatteuse en vaut infiniment mieux. Pour l'agrément, il est commun à toutes les
muses. En effet, celui qui, dés l'enfance jusqu'à l'âge de la maturité et de la raison, a été élevé
suivant la muse tempérante et réglée, s'il vient à entendre la muse contraire, ne peut la souffrir
et la trouve indigne d'un homme libre ; si, au contraire, il a été élevé suivant la muse vulgaire
et flatteuse, il soutient que la muse contraire est froide et sans agrément. Aussi, comme je le
disais tout à l'heure, il n'y a point, sous le rapport du plaisir ou du désagrément, de différence
entre ces deux muses ; mais l'une a cet avantage de rendre ses nourrissons meilleurs, tandis
que l'autre ne manque jamais de les rendre pires.
CLINIAS C'est bien dit.
L'ATHÉNIEN Il faudrait encore séparer les chants qui conviennent aux femmes de ceux qui
conviennent aux hommes, en leur donnant une forme distincte, et il serait indispensable d'y
assortir les airs et les rythmes. Car il y aurait de quoi se récrier, si l'on n'accordait pas l'air tout
entier avec les paroles et si l'on faussait le rythme, faute d'appliquer à chaque chant ce qui lui
convient. Il faut aussi en fixer les formes par une loi, car il faut attribuer à l'un et à l'autre sexe
ce que la nécessité impose, et, comme chaque sexe se distingue par une nature différente, c'est
en se fondant sur cette différence qu'il faut faire ce discernement. Aussi il faut déclarer propre
aux hommes ce qui a grand air et penche du côté du courage, et donner à la femme ce qui
incline du côté de la modestie et de la retenue, comme étant plus féminin. Voilà pour ce qui
concerne l'ordre.
Parlons maintenant de la manière d'enseigner et de transmettre ces préceptes et disons
comment, pour qui et quand il faut exécuter chacun d'eux. Quand un constructeur de

164
vaisseaux jette les fondements d'un bâtiment, il commence par esquisser les formes de la
carcasse. Il me semble que je procède comme lui. En essayant de distinguer les formes de
chaque genre de vie, suivant la diversité des âmes, je pose réellement les fondements de ma
construction, et j'examine comme il faut par quel moyen et quelles moeurs nous pourrons
atteindre le plus heureusement le terme de cette navigation qu'est la vie. A la vérité, les
affaires humaines ne méritent pas qu'on y prête une grande attention, et cependant il le faut, et
cela est fâcheux. Mais puisque l'entreprise en est au point où elle est, si nous pouvions la
terminer par quelque moyen convenable, nous aurions peut-être de quoi en être satisfaits. Que
veux-je donc dire par là ? On pourrait peut-être me le demander et l'on n'aurait pas tort.
CLINIAS C'est mon avis.
L'ATHÉNIEN Je dis qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui mérite nos soins et ne pas
s'appliquer à ce qui ne les mérite pas, que Dieu par sa nature est digne de toute sorte de
religieux empressements, mais que l'homme, comme je l'ai dit plus haut, est un jouet fabriqué
par Dieu et que c'est là la plus excellente de ses qualités. II faut donc se conformer à cette
destination et c'est en jouant les jeux les plus beaux, que tout homme et toute femme doivent
occuper leur vie, et prendre des sentiments tout opposés à ceux qu'ils ont à présent.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Ils croient aujourd'hui qu'il faut s'occuper des choses sérieuses en vue des
amusements, et ils sont persuadés que la guerre, qui est une affaire sérieuse, doit être dirigée
en vue de la paix. En réalité la guerre n'est point de nature à nous amuser et ne peut d'autre
part ni ne pourra jamais nous donner d'instruction digne de ce nom, et c'est ce qui, selon moi,
est la chose la plus digne de nos soins. Aussi est-ce dans la paix qu'il faut que chacun passe la
plus grande partie de sa vie, et de la façon la plus vertueuse. Quelle est donc la vraie manière
de passer sa vie en jouant ? et à quels jeux faut-il s'adonner ? II faut faire des sacrifices,
chanter, danser, afin de se rendre les dieux propices, de repousser les ennemis et d'être
victorieux dans les batailles. Par quelles sortes de chants et de danses on peut obtenir ces deux
avantages, j'en ai donné les modèles et tracé pour ainsi dire les routes qu'il faut suivre,
persuadé que le poète a raison quand il dit : "Télémaque, tu trouveras toi-même en ton esprit
une partie de ce qu'il faut dire ; un dieu t'inspirera le reste ; car je ne pense pas que tu sois né
et que tu sois grand malgré les dieux (12)." Il faut que nos nourrissons pensent de même et
croient que ce que nous avons dit est suffisant, et qu'un démon ou un dieu leur suggérera ce
qui leur reste à apprendre au sujet des sacrifices et des choeurs, par exemple pour quels dieux
en particulier et à quel moment ils célébreront des jeux et se rendront les dieux propices pour
passer leur vie conformément à leur nature, comme il convient à des êtres qui ne sont guère
que des automates et n'ont que peu de part à la vérité.
MÉGILLOS Tu ravales bien bas la nature humaine, étranger.
L'ATHÉNIEN Ne t'en étonne pas, Mégillos, mais excuse-moi. Si j'ai parlé comme je l'ai fait,
c'est sous l'impression que me cause la vue de la divinité. Je te passe donc que le genre
humain n'est point méprisable, si cela te fait plaisir, et qu'il mérite quelque attention.

XI

Poursuivons ce discours. Nous avons parlé de la construction des gymnases et des écoles
publiques qu'on bâtira en trois endroits dans le milieu de la ville. En dehors de la ville, autour
des murs, on bâtira aussi des manèges de chevaux en trois endroits, et l'on ménagera un vaste
emplacement pour que les jeunes gens apprennent et s'exercent à tirer de l'arc et à lancer des
traits de loin. Si je ne me suis pas suffisamment expliqué, édictons maintenant cette loi : qu'il
y ait pour chacun de ces exercices des maîtres que nous attirerons chez nous en les payant,
s'ils sont étrangers ; ils donneront à ceux qui fréquenteront nos écoles toutes les instructions
qui se rapportent à la guerre et à la musique. On ne laissera pas le père libre d'envoyer ses

165
enfants à l'école ou de négliger leur éducation, si cela lui plaît. Il faut, comme on dit, que tous,
hommes et enfants, y soient astreints dans la mesure du possible, vu que les enfants
appartiennent à l'État plutôt qu'à leurs parents. Je ferais la même loi pour les femmes et je les
obligerais à faire exactement tous les exercices des hommes, et je ne crains pas que l'on
m'objecte que l'équitation et à la gymnastique, si elles conviennent aux hommes, ne
conviennent pas aux femmes. Je suis persuadé du contraire par des faits anciens que j'ai
entendu rapporter, et je puis dire que je sais qu'aujourd'hui même il y a autour du Pont des
milliers et des milliers de femmes, appelées Sauromatides, qui, suivant les prescriptions de la
loi, s'exercent non seulement à l'équitation, mais encore au maniement de l'arc et des autres
armes, tout comme le font les hommes. En outre, voici là-dessus la réflexion que je fais : je
dis que si la chose est possible, il n'y a rien de plus insensé que l'usage actuellement reçu dans
nos pays, où les hommes ne pratiquent pas tous unanimement les mêmes exercices que les
femmes ; car on peut dire qu'il n'y a pas d'État qui ne soit ou ne devienne la moitié de ce qu'il
serait, si toute sa population participait aux mêmes charges et aux mêmes travaux. C'est là une
faute énorme de la part du législateur.
CLINIAS II y a apparence. Cependant, étranger, il y a dans ce que tu viens de dire une foule
de prescriptions en désaccord avec les constitutions habituelles des États.
L'ATHÉNIEN J'ai dit qu'il fallait laisser aller le discours, et, le discours terminé, choisir alors
ce qui serait jugé le meilleur.
CLINIAS Tu l'as dit, en effet, et fort judicieusement, ce qui fait que je me reproche à moi-
même de t'avoir interrompu.
Continue donc à nous dire ce qu'il te plaira.

XII

L'ATHÉNIEN M'est avis, Clinias, comme je l'ai déjà dit, que, si les faits ne prouvaient pas
suffisamment que mon idée est réalisable, on pourrait peut-être y faire des objections. Mais il
faudra chercher autre chose, si l'on refuse absolument de me passer cette loi ; car les
objections n'éteindront pas mon zèle à la recommander et je soutiendrai toujours qu'il faut que
le sexe féminin prenne part, autant qu'il est possible, à l'éducation et aux autres exercices
réservés au sexe masculin. Voici en effet une réflexion qu'il faut faire à ce sujet. Si les
femmes ne partagent pas entièrement la vie des hommes, n'est-il pas nécessaire que leur vie
soit ordonnée autrement ?
CLINIAS Assurément, c'est indispensable.
L'ATHÉNIEN Mais entre les genres de vie en usage aujourd'hui, lequel préférerons-nous à
cette communauté que nous prescrivons à présent pour elles ? Sera-ce celui des Thraces et de
beaucoup d'autres nations, où les femmes labourent, font paître des troupeaux de boeufs et de
moutons et servent de domestiques absolument comme des esclaves ? Ou bien fera-t-on
comme nous et tous ceux qui habitent nos régions ? Voici, en effet, comment les choses se
passent chez nous. Nous ramassons, comme on dit, toutes nos richesses dans une seule pièce,
nous les remettons aux femmes pour qu'elles les mettent en réserve, et nous leur confions le
gouvernail en ce qui concerne la navette et le travail de la laine. Ou bien prendrons-nous,
Mégillos, le milieu entre ces deux extrêmes, comme à Lacédémone, où les jeunes filles
doivent prendre part aux exercices de gymnastique et de musique, où les femmes, déchargées
du travail de la laine, n'en mènent pas moins une vie active, qui n'est ni vile ni vulgaire ? car
elles s'occupent avec les hommes des soins de l'administration domestique et de l'éducation
des enfants, mais sans prendre part aux exercices de la guerre, en sorte que, s'il fallait un jour
combattre pour leur patrie et pour leurs enfants, elles ne sauraient, comme les amazones,
lancer des flèches ou d'autres traits avec adresse, ni prendre le bouclier et la lance, à l'exemple
de Pallas, s'opposer généreusement au ravage de leur patrie, et pouvoir tout au moins faire

166
peur à l'ennemi, en se montrant en bon ordre. Il est clair qu'en menant ce genre de vie, elles
n'oseront même pas imiter les femmes des Sauromates, qui, comparées à des femmes
ordinaires, pourraient passer pour des hommes. Loue donc qui voudra vos législateurs sur cet
article. Pour moi, je ne saurais dire autre chose que cc que j'ai dit ; car je veux un législateur
complet, et non une moitié de législateur, qui laisse les femmes vivre dans la mollesse et
suivre un régime de vie somptueux et sans ordre, et qui, uniquement occupé de l'homme, ne
laisse à l'Etat que la moitié, au lieu du double d'une vie heureuse.
MÉGILLOS Que ferons-nous, Clinias ? Souffrirons-nous que l'étranger coure ainsi sus à
Sparte ?
CLINIAS Oui, puisque nous lui avons accordé la permission de tout dire, il faut le laisser
aller, jusqu'à ce que nous soyons arrivés au terme de notre législation.
MÉGILLOS Tu as raison.

XIII

L 'ATHÉNIEN C'est donc à moi, semble-t-il, d'essayer d'en développer la suite.


CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Quel pourrait être le genre de vie des citoyens dans un État où ils sont pourvus
d'un nécessaire honnête, où l'exercice des métiers a été remis à d'autres, où la culture du sol a
été laissée à des esclaves, qui leur payent sur les produits de la terre une portion suffisante à
des gens qui vivent sobrement, où il y a des salles à manger communes, les unes à part pour
les hommes, et les autres attenantes à celles-là pour leur famille, c'est-à-dire leurs filles et les
mères de leurs filles, où des magistrats des deux sexes sont chargés de regarder et de voir
chaque jour comment on se conduit dans ces assemblées, de les congédier et de s'en retourner
chez eux avec les autres convives, après avoir fait des libations aux dieux à qui la nuit et le
jour présent sont consacrés ? Des gens ainsi pourvus n'auront-ils plus aucune besogne
obligatoire ou strictement bienséante à remplir ? faudra-t-il que chacun d'eux vive comme une
bête uniquement occupée à s'engraisser ? Nous pouvons dire que cela ne serait ni juste ni
honnête, et qu'un homme qui vivrait ainsi ne saurait manquer d'avoir ce qui lui revient. Or ce
qui revient à un animal paresseux et qui n'a d'autre souci que de s'engraisser, c'est d'être mis
en pièces par un autre animal, un animal maigre, courageux et endurci au travail. Si nous
voulions arriver sur ce point à une exactitude complète, comme nous l'avons fait tout à
l'heure, nous ne pourrions y réussir avant que chacun de nous ait une femme, des enfants, des
maisons particulières et toutes les choses qui s'y rapportent. Pour ce qui vient après cela et
tient le second rang, ce dont nous traitons à présent, si nous pouvions l'avoir, nous aurions lieu
d'être satisfaits. Je dis donc que, pour des gens qui vivent ainsi, il reste un devoir qui n'est pas
le plus petit ni le plus négligeable, mais bien le plus important de tous et qui nous est
commandé par une loi juste. La vie réputée la meilleure, celle d'un homme qui prend un soin
absolu de son corps et de son âme en vue de la vertu, est deux fois plus occupée, et même
beaucoup davantage, que celle de l'athlète qui néglige toute autre occupation pour conquérir la
victoire aux jeux pythiques ou olympiques. Il ne faut entreprendre en surcroît aucun autre
ouvrage qui empêcherait de donner à son corps les exercices et la nourriture qui lui
conviennent, et à son âme la science et les bonnes habitudes. Tous les moments du jour et de
la nuit suffisent à peine à qui s'applique à cet objet, pour en acquérir la juste mesure et la
perfection.
Cela étant ainsi, il faut établir pour tous les hommes libres un ordre d'occupations pour tout le
temps de leur vie sans interruption, à partir de l'aurore jusqu'au lendemain, au lever du soleil.
Il ne paraît pas séant pour le législateur de multiplier les petites prescriptions de détail
relatives à l'administration domestique et à tous les autres objets semblables auxquels doivent
veiller la nuit ceux qui sont chargés de garder continuellement et exactement toutes les parties

167
de la cité. D'ailleurs, qu'un citoyen quelconque passe toute la nuit à dormir et ne se montre
point toujours le premier éveillé et levé à tous ses domestiques, tout le monde doit tenir cette
pratique pour honteuse et indigne d'un homme libre, qu'on donne à cc devoir le nom de loi ou
d'usage, peu importe. De même, qu'une maîtresse de maison se fasse éveiller par des servantes
et ne soit pas la première à éveiller ses femmes, il faut qu'entre eux les esclaves des deux
sexes, les enfants, et, s'il se peut, la maison tout entière proclament cela comme une honte.
Tout le monde doit veiller la nuit pour s'occuper des multiples détails de l'administration
publique et de l'administration domestique, les magistrats dans la ville, les maîtresses et les
maîtres dans leurs maisons particulières. Si l'on suit la nature, il n'est pas bon de dormir
longtemps, ni pour nos corps, ni pour nos âmes, ni pour toutes les actions que nous avons à
faire ; car on n'est bon à rien quand on dort, pas plus que si l'on était mort. Quiconque se
préoccupe surtout de vivre et de penser, se tient éveillé le plus longtemps possible et s'en tient
à ce qui est utile à sa santé, et il faut peu de sommeil à qui a pris une bonne habitude. Des
magistrats qui veillent la nuit dans les États sont redoutables aux méchants, ennemis ou
citoyens, ils sont vénérés et estimés par les hommes justes et sages, et sont utiles à eux-mêmes
et à tout l'état.

XIV

Outre les avantages que je viens de signaler, la nuit passée de la sorte contribue encore à
donner du courage à tous les habitants d'une ville. Dès le point du jour, les enfants devront se
rendre chez leurs maîtres. Si les moutons ni les autres bestiaux ne peuvent vivre sans bergers,
les enfants non plus ne peuvent vivre sans gouverneur, ni les esclaves sans maîtres. Mais de
tous les animaux, l'enfant est le plus difficile à manier, et il est d'autant plus rusé, plus revêche
et plus pétulant qu'il porte en lui un germe de raison qui n'est pas encore développé. Aussi
faut-il le brider, si je puis dire, par beaucoup de mors, en lui donnant d'abord, dès qu'il est
sorti des mains des nourrices et de sa mère, des gouverneurs pour surveiller ses jeux et sa
faiblesse enfantine, puis des maîtres pour lui donner toutes sortes de leçons et de
connaissances. De plus, tout homme libre devra châtier et l'enfant lui-même comme on châtie
un homme libre, et son gouverneur et son maître, comme on châtie un esclave, s'il surprend
l'un d'eux en faute. Si, les ayant surpris, il ne les punit pas comme ils le méritent, que sa
négligence soit d'abord pour lui le plus grand sujet d'opprobre, ensuite que celui des gardiens
des lois qui aura été choisi pour commander les enfants remarque soigneusement celui qui,
rencontrant les personnes dont je viens de parler, ne les punit pas alors qu'il le doit, ou ne les
punit pas comme il faut ; qu'en même temps il surveille d'un règard aigu et avec un soin
particulier l'éducation des enfants, redresse leur caractère, et les tourne sans cesse vers le bien
conformément aux lois.
Mais ce magistrat lui-même, comment notre loi le formera-t-elle convenablement ? Jusqu'ici
elle n'en a rien dit de clair et de suffisant : elle a touché certains points, omis les autres. Or il
faut, autant que possible, ne rien laisser de côté de ce qui le regarde; il faut l'instruire sur tout,
pour qu'il puisse l'expliquer et en instruire les autres. Ce qui regarde la chorée a déjà été traité
et nous avons dit sur quel modèle il faut choisir, corriger et consacrer les chants et les danses.
Mais pour les écrits en prose, nous n'avons pas dit, ô excellent gardien de la jeunesse, ce qu'ils
doivent être et de quelle manière doivent en user tes nourrissons. A l'égard de la guerre, nous
t'avons indiqué les sciences et les exercices qui leur sont nécessaires ; mais pour ce qui
concerne les lettres d'abord, et, en second lieu, la lyre et le calcul, que nous avons déclarés
nécessaires; pour ce que chacun doit savoir en ce qui regarde la guerre, l'administration
domestique et celle de l'État; et en outre ce qu'en vue de ces mêmes administrations il est utile
de connaître au sujet des révolutions des corps célestes, astres, soleil et lune, pour bien régler
l'État, je veux dire pour distribuer les jours selon les mois et les mois selon les années, afin

168
que les saisons, les fêtes et les sacrifices occupant chacun la place qui leur convient dans
l'ordre de la nature et tenant la ville animée et éveillée, on rende aux dieux les honneurs qui
leur sont dus et qu'on donne aux hommes une intelligence plus complète sur ces objets, tous
ces points la, cher ami, n'ont pas encore été suffisamment éclaircis pour toi par le législateur.
Donne donc ton attention à ce que je vais dire ensuite.
Au sujet des lettres, nous avons dit que tu n'as pas encore les instructions suffisantes : la faute
en est au discours, parce qu'il ne t'a pas expliqué distinctement si, pour être un bon citoyen, il
faut en avoir une connaissance exacte ou n'y pas toucher du tout, et il en est de même en ce
qui regarde la lyre. Nous déclarons donc qu'il faut s'appliquer aux lettres et à la lyre. Aux
lettres l'enfant âgé de dix ans consacrera environ trois ans ; pour la lyre, le temps convenable
pour en commencer l'étude est la treizième almée; on la poursuivra pendant trois ans. Le père
lie pourra y tenir l'enfant ni plus ni moins de trois ans, et l'enfant lui-même, qu'il ait du goût
ou de l'aversion pour cette étude, lie pourra y consacrer ni plus ni moins de temps que la loi ne
le prescrit. Celui qui n'obéira pas sera privé des honneurs réservés à l'enfance, dont. nous
parlerons dans la suite. Mais pendant ces temps-là que faut-il que les enfants apprennent et
que les maîtres leur enseignent? C'est cela même qu'il b faut te dire d'abord. Les enfants
devront s'appliqiier aux lettres jusqu'à ce qu'ils sachent écrire et lire. S'il en est à qui la
lourdeur d'esprit lie permet pas de réussir à le faire couramment et proprement dans les années
prescrites, on lie s'en mettra pas en peine. Quant aux ouvrages des poètes qui ne se prêtent pas
aux accords de la lyre, et dont les uns sont en mesure et les autres sans coupes rythmiques, et
qui, privés de rythme et d'harmonie, sont faits seulement pour être récités, écrits dangereux
que nous ont laissés la plupart d'entre eux, que prétendez-vous en faire, excellents gardiens
des lois que vous êtes ? Comment le législateur pourra bien vous prescrire d'en user, s'il veut
faire une bonne loi ? Je m'attends qu'il se trouvera lui-même dans lui grand embarras.
CLINIAS Qu'est-ce donc qui t'embarrasse réellement pour que tu te parles ainsi à toi-même ?
L'ATHÉNIEN Tu fais bien de m'interrompre, Clinias. Comme nous faisons en commun ce
plan de législation, il est indispensable que je vous explique ce qui me paraît facile et ce qui
ne l'est pas.
CLINIAS Mais encore, que veux-tu dire à présent, et qu'est-ce qui te fait parler de la sorte ?
L'ATHÉNIEN Je vais te le dire : c'est qu'on ne se résoud pas de gaieté de coeur à heurter de
front le sentiment d'une infinité de gens.
CLINIAS Quoi donc ! Penses-tu n'avoir fait jusqu'ici que quelques prescriptions sans
importance en opposition avec l'opinion générale ?
L'ATHÉNIEN C'est vrai, ce que tu dis là. Tu veux donc, ce me semble, que je suive la même
route : elle déplaît à beaucoup de gens, mais plaît peut-être à autant d'autres, qui, en tout cas,
ne sont pas inférieurs en mérite, s'ils le sont en nombre. C'est avec ceux-ci que tu m'exhortes à
affronter le danger et à m'avancer hardiment sur la route ouverte par nos précédents discours
et à ne pas me relâcher.
CLINIAS C'est bien cela.

XV

L'ATHÉNIEN Je ne me relâcherai donc pas. Je dis que nous avons un très grand nombre de
poètes qui ont composé des hexamètres, des trimètres et des vers de toutes sortes de mesures,
les uns sur des sujets sérieux, les autres sur des sujets badins ; que des milliers de gens
prétendent que, pour bien élever les jeunes gens, il faut les en nourrir, les en rassasier, étendre
et multiplier leurs connaissances par de telles lectures, jusqu'à les leur faire apprendre par
coeur en entier ; que d'autres, extrayant dans tous des passages importants, et ramassant
ensemble des tirades entières, soutiennent qu'il faut les apprendre par coeur et s'en charger la
mémoire, si l'on veut devenir bon et habile en acquérant beaucoup d'expérience et de

169
connaissances. C'est à ces gens-là que tu m'engages à déclarer avec franchise ci, quoi ils ont
raison et cri quoi ils ont tort.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Comment pourrais-je résumer d'un mot ma pensée sur tous ces points, pour
être suffisamment clair ? Voici, je crois : c'est que, chacun de ces poètes - et en ceci tout le
monde sera d'accord avec moi - a dit beaucoup de bonnes choses et beaucoup de mauvaises,
et, s'il en est ainsi, je conclus que l'apprentissage de tant de choses est dangereux pour les
enfants.
CLINIAS Quels conseils donneras-tu donc au gardien des lois ?
L'ATHÉNIEN Sur quoi veux-tu que je le conseille ?
CLINIAS Sur le modèle qu'il doit avoir devant les yeux pour permettre à tous les jeunes gens
d'apprendre certaines choses et pour leur en interdire d'autres ? Parle, n'hésite pas.
L'ATHÉNIEN Mon bon Clinias, il me semble que la chance m'a favorisé.
CLINIAS A propos de quoi ?
L'ATHÉNIEN C'est que je ne suis pas du tout embarrasé pour trouver un modèle ; car en me
reportant aux discours que nous avons tenus depuis ce matin jusqu'à ce moment, et qui, je
crois, nous ont été inspirés par les dieux, il m'a paru qu'ils ressemblaient fort à de la poésie.
Par conséquent, il n'y a rien de surprenant dans ce qui m'arrive, je veux dire dans la grande
joie que je ressens en embrassant d'une seule vue l'ensemble de nos discours. Car des
nombreux discours que j'ai appris ou entendus, soit en vers, soit en prose, ce sont ceux-là qui
m'ont paru les plus sensés de tous et les plus dignes d'être entendus par les jeunes gens, et je
ne saurais, je crois, proposer de meilleurs modèles au gardien des lois et au maître d'école et
mieux faire que d'engager les maîtres à les apprendre aux enfants, et si, en parcourant les
poèmes ou les ouvrages en prose, ou écoutant des discours simplement prononcés comme les
nôtres et non écrits, le gardien des lois en rencontre qui se rapportent et ressemblent aux
nôtres, qu'il ne néglige pas du tout ces discours apparentés aux nôtres, mais qu'il les mette par
écrit et force d'abord les maîtres eux-mêmes à les louer et à les apprendre, et s'il en est qui ne
les approuvent pas, qu'il rejette leur ministère et ne confie l'instruction et l'éducation des
enfants qu'à ceux qui en font le même cas que lui. Je n'ai maintenant plus rien à dire au sujet
des maîtres d'école et des lettres.
CLINIAS Relativement à notre plan, je ne crois pas, étranger, que nous nous écartions du but
que nous nous sommes proposé. Mais si notre plan est entièrement réussi, il est sans doute
difficile de l'affirmer.
L'ATHÉNIEN Nous le verrons mieux, je crois, Clinias, lorsque, comme je l'ai déjà dit
plusieurs fois, nous aurons terminé l'exposé de notre législation.
CLINIAS Bien.

XVI

L'ATHÉNIEN Après le maître d'école, n'est-ce pas au maître de cithare qu'il faut nous
adresser ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Pour les maîtres de cithare, je crois, si nous nous souvenons des discours tenus
précédemment, que nous leur avons assigné la tâche qui leur revient dans l'enseignement et
toutes les parties de l'éducation qui sont de leur ressort.
CLINIAS De quels discours parles-tu ?
L'ATHÉNIEN Nous avons dit, je crois, que les chanteurs sexagénaires de Dionysos devaient
être particulièrement bien doués pour juger des rythmes et des combinaisons harmoniques,
afin qu'étant en état de discerner la bonne et la mauvaise imitation dans les chants qui
expriment les affections de l'âme et de distinguer ceux qui représentent la vertu de ceux qui

170
représentent le contraire, ils rejettent certaines mélodies, et chantent les autres aux jeunes pour
en pénétrer leurs âmes, les invitant à les suivre et à les accompagner au moyen de ces
imitations en vue d'acquérir la vertu (13).
CLINIAS Rien de plus vrai que ce que tu dis.
L'ATHÉNIEN C'est dans cette vue que le maître et son élève doivent user des sons de la lyre,
à cause de la clarté que leur donnent les cordes, en accordant ces sons aux airs du musicien.
Quant aux sons différents et variés exprimés sur la lyre, lorsque les cordes rendent une
mélodie et que l'auteur des chants en a composé une autre, lorsque, par l'opposition des tons
forts et des faibles, des rapides et des lents, des aigus et des graves, on fait résulter un accord
de la discordance même, et que l'on ajuste de même toutes les variétés de rythmes aux sons de
la lyre, il ne faut pas parler de tout cela à des enfants qui doivent s'approprier rapidement en
trois années ce que la musique a d'utile. Car ces parties opposées, se troublant les unes les
autres, sont difficiles à apprendre, et il faut que nos jeunes gens aient toute facilité d'apprendre
; car les sciences indispensables qu'ils sont chargés d'acquérir ne sont ni en petit nombre ni de
peu d'importance, comme la suite de cet entretien le fera voir plus tard. Ainsi notre maître de
musique bornera ses soins à ce qui vient d'être dit.
Pour ce qui est des chants et des paroles que les maîtres de choeur doivent enseigner à leurs
élèves, nous nous en sommes expliqués nettement dans ce qui précède et nous avons dit que
chaque fête devait avoir ses chants propres et consacrés pour procurer aux citoyens un plaisir
bienvenu.
CLINIAS C'est vrai, tu nous l'as expliqué.
L'ATHÉNIEN Très vrai, en effet. Et maintenant que le magistrat choisi pour présider à la
musique, ayant reçu ces chants de notre main, s'en occupe et y réussisse grâce à la fortune
bienveillante. Pour nous, revenant sur la danse et sur tous les exercices corporels, ajoutons
quelque chose à ce qui en a déjà été dit, et comme nous avons ajouté ce qui restait à enseigner
sur la musique, ajoutons-le aussi pour la gymnastique. Les garçons et les filles doivent
apprendre à danser et à faire de la gymnastique, n'est-il pas vrai ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Il faudra pour les garçons des maîtres et pour les filles des maîtresses de danse,
pour les faire travailler aussi bien que les garçons.
CLINIAS Il faut bien l'admettre.
L'ATHÉNIEN Rappelons donc l'homme qui aura le plus d'occupations, l'instituteur de la
jeunesse, qui, chargé de veiller à la musique et à la gymnastique, n'aura pas beaucoup de
loisir.
CLINIAS Mais comment pourra-t-il, vieux comme il est, veiller à tant de choses ?

XVII

L'ATHÉNIEN Il le pourra facilement, cher ami ; car la loi lui a déjà permis et lui permettra
encore de s'adjoindre pour cette surveillance ceux des citoyens et des citoyennes qu'il voudra,
et il connaîtra ceux qu'il faut prendre et ne se résoudra jamais à faire un mauvais choix. Il sera
assez sage pour respecter une fonction dont il sentira la grandeur, et il se dira en lui-même
que, si les jeunes gens ont été et sont bien élevés, tout ira pour le mieux; sinon... cela ne vaut
pas la peine de dire et nous ne disons pas ce qui arriverait dans une cité nouvelle, craignant
ceux qui aiment fort à consulter les devins.
Nous avons déjà dit bien des choses touchant la danse et tous les mouvements gymnastiques,
car nous considérons comme gymnastiques tous les travaux corporels qui regardent la guerre,
comme l'art de tirer de l'arc et de lancer toute sorte de traits, celui de combattre avec des
armes légères ou pesantes, les évolutions tactiques, la science des marches et des campements

171
et tout ce qui a rapport à l'équitation. Il faudra pour tout cela des maîtres publics, qui
recevront un salaire de l'État.
Ils auront pour disciples tous les habitants de la cité, enfants et hommes faits, jeunes filles et
femmes, qu'on instruira dans tous ces genres d'exercices. Pendant qu'elles sont encore jeunes
filles on exercera les femmes à danser en armes et à combattre ; devenues femmes, elles
apprendront les évolutions, les ordres de bataille, comment il faut mettre bas et prendre les
armes, ne fût-ce que pour le cas où il faudrait quitter la ville en masse pour aller avec l'armée
tout entière en expédition au dehors, afin qu'elles soient capables tout au moins de garder les
enfants et le reste de la ville ; ou si, au contraire, car il ne faut jurer de rien, c'étaient des
ennemis du dehors, barbares ou grecs, qui fondraient sur la ville avec de grandes forces et une
grande violence et la mettraient dans la nécessité de combattre désespérément pour elle-
même, ce serait un bien mauvais gouvernement que celui où les femmes auraient été élevées
si honteusement qu'elles ne fussent point disposées à mourir et à courir tous les dangers,
comme les oiseaux qui combattent pour leurs petits contre n'importe, quelle bête de proie, si
forte qu'elle soit, et qu'elles courussent aussitôt vers les dieux et remplissent leurs autels et
leurs temples, répandant ainsi l'opinion que la race humaine est, de sa nature, la plus lâche de
toutes les espèces d'animaux.
CLINIAS Non, par Zeus, étranger, ce ne serait pas du tout beau, sans parler du mal qui en
résulterait, qu'une pareille chose eût lieu dans un État.
L'ATHÉNIEN Mettons donc dans la loi que les femmes ne devront pas négliger à ce point les
exercices de la guerre et que tous les citoyens et les citoyennes devront s'en occuper.
CLINIAS Pour ma part, je suis, en effet, d'accord avec toi.
L'ATHÉNIEN Nous avons touché quelque chose de la lutte ; mais, à mon avis, nous n'avons
pas dit ce qu'il y a de plus important. Il est vrai qu'il n'est pas facile de l'expliquer par la parole
sans le faire voir par les mouvements du corps. Nous ne jugerons donc lorsque l'action, se
joignant au discours, jettera quelque clarté sur les autres exercices dont nous avons parlé et
nous fera voir que, de tous les mouvements, la lutte connue nous la comprenons est réellement
celle qui se rapproche le plus des luttes de la guerre et qu'il faut s'y appliquer en vue de la
guerre, au lieu d'apprendre la guerre en vue de la lutte.
CLINIAS C'est bien dit.

XVIII

L'ATHÉNIEN Arrêtons ici notre entretien sur la valeur de la palestre. A l'égard des autres
mouvements qu'on peut faire avec le corps, dont la plus grande partie pourrait bien être
comprise sous le nom de danse, il faut faire attention qu'il y a deux genres de danse, l'un qui
imite les beaux corps avec gravité , l'autre qui imite les laids par des gestes bas et ridicules,
qu'en outre le genre bas se subdivise en deux espèces et le genre sérieux en deux autres. L'une
de ces dernières est celle qui imite les beaux corps et les âmes courageuses des hommes
engagés dans la guerre et dans les travaux violents; l'autre, celle qui représente l'état d'une
âme sage dans la prospérité et dans les plaisirs modérés ; on pourrait fort bien étant donné sa
nature, la qualifier de pacifique. Quant à l'autre la guerrière, qui est toute différente de la
pacifique, on peut justement l'appeler pyrrhique (14), puisqu'elle imite les parades par
lesquelles on se gare des coups et des traits de toute sorte en se détournant, en reculant, en
sautant en l'air ou en se baissant, et aussi les mouvements contraires à ceux-là, c'est-à-dire les
gestes actifs qui tendent à imiter le lancement des flèches, des javelots et des coups de toute
sorte. Ici, quand on imite les beaux corps et les belles âmes, la beauté consiste dans la
rectitude et la tension vigoureuse des membres du corps et de leurs mouvements le plus
souvent directs ; toute autre contenance contraire ne peut être appelée belle. A l'égard de la
danse pacifique, il faut considérer si en chaque partie l'on s'applique, correctement ou

172
contrairement à la nature, à danser en beauté dans les choeurs en observant toujours ce qui
convient à des gens qui obéissent docilement à la loi. Il faut donc d'abord séparer la danse
dont le caractère est douteux de celle qui a un caractère incontestable. Quelle est donc celle-ci
et comment faut-il distinguer l'une de l'autre ? Toute danse bachique et les autres semblables,
qui tirent, dit-on, leurs noms des nymphes, des pans, des silènes et des satyres, où l'on
contrefait des personnages ivres, quand on célèbre des purifications ou des initiations, tout ce
genre de danse n'est ni pacifique ni guerrier et il n'est pas facile d'en définir la nature. Il me
semble pourtant qu'on pourrait très bien le séparer des autres, du guerrier d'un côté, du
pacifique de l'autre, et dire qu'un tel genre de danse n'a aucun rapport à la politique, et le
laisser à sa place, pour revenir au genre guerrier et au genre pacifique, comme étant
incontestablement de notre ressort.
Les exercices de la muse pacifique, où l'on honore par des danses les dieux et les enfants des
dieux, forment un genre complet qui doit sa naissance au sentiment du bonheur. Il se divise en
deux espèces : l'une, qui se rencontre, lorsqu'on a échappé aux travaux et aux dangers et
retrouvé les avantages de la sécurité, offre des plaisirs plus grands ; l'autre, qui a lieu, lorsque
le bonheur dont on jouit se soutient et s'augmente, offre des plaisirs moins vifs. Pour tout
homme qui se trouve dans de telles conditions, les mouvements du corps sont plus vifs, si les
plaisirs sont plus grands, et plus lents, si les plaisirs sont plus petits ; en outre, l'homme qui est
le mieux réglé et le plus exercé à la patience fait des mouvements moins violents, et celui qui
est lâche et ne s'est pas entraîné à la modération fait des mouvements variés, plus vifs et plus
violents. en général, il n'est personne soit qu'il chante, soit qu'il parle, qui puisse aisément
maintenir son corps au repos, et c'est l'imitation des paroles par les gestes qui a produit tout
l'art de la danse. Aussi, dans toutes ces rencontres, les uns font des mouvements réguliers, les
autres des mouvements irréguliers. Quand on songe combien sont justes et conformes à la
nature beaucoup de noms anciens, on ne peut que les approuver ; mais, en particulier, celui,
quel qu'il soit, qui en a donné un aux danses de ceux qui sont dans la prospérité et qui restent
modérés dans les plaisirs ne pouvait en trouver un plus juste et plus musical et c'est avec
raison qu'il a donné à toutes ces danses le nom d'emmélies et qu'il a rangé les belles danses en
deux classes, l'une, la guerrière, appelée pyrrhique, l'autre, la pacifique, appelée emmélie,
donnant ainsi à l'une et à l'autre le nom qui convient et qui est conforme à sa nature. C'est au
législateur à en tracer les modèles et au gardien des lois de chercher à les exécuter, et, lorsqu'il
en aura trouvé le moyen, d'assortir la danse avec les autres parties de la musique et d'attribuer
à chaque fête et à chaque sacrifice ce qui leur convient ; puis, lorsqu'il aura rangé et consacré
tout cela, il ne touchera plus désormais à rien de ce qui appartient à la danse ou au chant, et
tout l'État et les citoyens, participant aux mêmes plaisirs et semblables entre eux dans la
mesure d du possible, mèneront une existence heureuse et prospère.

XIX

Nous avons fini d'expliquer ce que doivent être les choeurs où l'on imite les beaux corps et les
âmes généreuses. Pour ce qui est des paroles, du chant, de la danse par lesquels on imite les
corps et les esprits mal faits, enclins à plaisanter pour provoquer le rire, et généralement de
toutes imitations comiques, il est nécessaire d'en considérer et d'en reconnaître la nature ; car
si l'on ne connaît pas le ridicule, il n'est pas possible de connaître le sérieux, ni les contraires,
si l'on ne connaît pas tous leurs contraires; c'est indispensable pour en bien juger. Mais on ne
mêlera pas les deux choses, si l'on veut avoir la moindre part à la vertu. Il faut connaître l'une
et l'autre pour ne jamais, par ignorance, laisser place au ridicule, ni dans ses actes, ni dans ses
paroles, quand on y est pas obligé. C'est aux esclaves et à des étrangers gagés qu'il faut
commander ces sortes d'imitations. Aucune personne libre, femme ou homme, ne doit jamais
s'y intéresser si peu que ce soit, ni laisser voir qu'il en fait une étude ; ces imitations doivent

173
toujours apparaître comme des nouveautés. C'est ainsi que nous réglons par la loi et la raison
tous les divertissements qui tendent à provoquer le rire et que nous appelons tous du nom de
comédie.
Pour les poètes qu'on appelle sérieux, c'est-à-dire pour les poètes tragiques, si jamais
quelques-uns venaient chez nous et nous posaient cette question : " Étrangers, pouvons-nous
fréquenter chez vous, dans votre ville et votre pays, pour y apporter et représenter nos pièces ?
Qu'avez-vous décidé sur ce point ?" Que répondrions-nous, pour bien faire, à ces hommes
divins ? Pour moi, voici la réponse que je leur ferais : « O les meilleurs des étrangers, nous
sommes nous-mêmes auteurs de la tragédie la plus belle et la meilleure que nous puissions
faire. Notre plan de gouvernement n'est qu'une imitation de ce que la vie a de plus beau et de
meilleur, et nous prétendons que cette imitation est la tragédie la plus vraie. Vous êtes poètes,
et nous aussi dans le même genre. Nous sommes vos rivaux et vos concurrents dans le plus
beau drame, celui qu'une loi vraie est seule capable de produire, comme nous en avons
l'espoir. Ne comptez donc pas que nous vous permettrons jamais si facilement de dresser
votre théâtre sur notre place publique, d'y introduire des acteurs doués d'une belle voix, qui
parleront plus fort que nous, qui harangueront les enfants et les femmes et tout le peuple, et,
au lieu de tenir sur les mêmes institutions le intime langage que nous diront le plus souvent
tout le contraire, car on pourrait dire que nous sommes complètement fous, nous et toute la
cité, si nous vous permettions de faire ce que vous demandez à présent, avant que les
magistrats aient examiné si le contenu de vos pièces est bon et convenable à dire en public, ou
s'il ne l'est pas. Commencez donc, enfants des Muses voluptueuses, par montrer vos chants
aux magistrats, pour qu'il les comparent aux nôtres, et, s'ils jugent que vous dites les mêmes
choses ou de meilleures, nous vous donnerons un choeur ; sinon, mes amis, nous ne saurions
le faire. »
Tels seront donc touchant les chants et la danse et l'étude qu'il en faut faire les usages réglés
par la loi, d'un côté pour les esclaves, de l'autre par les maîtres, si vous êtes de mon avis.
CLINIAS Comment ne le serions-nous pas à présent ?

XX

L'ATHÉNIEN Il reste encore trois sciences à apprendre aux hommes libres. La première est
le calcul et la science des nombres ; la deuxième, celle qui mesure la longueur, la surface et la
profondeur ; la troisième, celle qui nous instruit des révolutions des astres et de l'ordre qu'ils
gardent entre eux dans leur marche. Une connaissance complète et précise de toutes ces
sciences n'est pas nécessaire à la plupart des hommes, mais à quelques-uns seulement.
Lesquels ? c'est ce que nous dirons plus tard, à la fin de notre entretien, où cette indication
sera mieux à sa place. Pour la multitude, on se bornera à l'indispensable. On a grande raison
de dire qu'il est honteux pour la plupart des hommes d'ignorer les sciences, mais qu'il n'est pas
facile ni même possible de chercher à les posséder toutes. Cependant on ne peut négliger cc
qu'il est indispensable d'en connaître, et c'est ce qu'avait en vue l'auteur de ce proverbe qui dit
que Dieu lui-même ne saurait combattre la nécessité, entendons celles des nécessités
auxquelles les dieux sont sujets ; car pour les nécessités humaines qu'on a généralement en
vue lorsqu'on cite ce dicton, c'est de beaucoup le plus sot propos qu'on puisse tenir.
CLINIAS Quelles sont donc, étranger, par rapport aux sciences, les nécessités qui ne sont pas
humaines, mais divines ?
L'ATHÉNIEN Ce sont celles sans la pratique ou la connaissance desquelles on ne passera
jamais aux yeux des hommes pour un dieu, ou un démon, ou un héros capable de prendre
sérieusement soin de l'humanité. Or on est bien éloigné de devenir un homme divin, si l'on
ignore ce que c'est qu'un, deux, trois et en général les nombres pairs et impairs, si l'on ne sait
pas du tout calculer, si l'on est incapable de compter les nuits et les jours, si l'on n'a aucune

174
connaissance de la révolution de la lune, du soleil et des autres astres. Qu'il ne soit pas
nécessaire d'apprendre tout cela, si l'on veut avoir quelque notion des plus belles sciences, ce
serait une grande folie de le penser. Mais que faut-il apprendre de chacune de ces sciences,
combien et quand, et que faut-il apprendre avec autre chose ou sans autre chose et à part,
enfin comment faut-il combiner ces études, c'est ce qu'il faut bien savoir d'abord pour aborder
le reste et l'apprendre sous la direction de ces connaissances préparatoires. Telle est la
nécessité naturelle contre laquelle nous disons qu'aucun des dieux ne combat actuellement et
ne combattra jamais.
CLINIAS Ce que tu viens de dire, étranger, me semble fort justement dit et en conformité
avec la nature.
L'ATHÉNIEN C'est, vrai, Clinias, mais il est difficile de légiférer sur tout cela, en s'attachant
à l'ordre que nous venons de proposer. Mais remettons à un autre temps, si vous le trouvez
bon, le soin de préciser nos lois sur ce point.
CLINIAS Il nous semble, étranger, que tu crains l'inexpérience à laquelle nous sommes
habitués en ces matières. Mais tu as tort de craindre. Essaye de t'expliquer sans rien cacher
pour cela.
L'ATHÉNIEN C'est vrai, je crains ce que tu dis ; mais je crains encore davantage ceux qui ont
touché à toutes ces sciences, mais qui les ont mal étudiées ; car l'inexpérience absolue n'est
pas terrible ni invincible, et ce n'est pas le plus grand des maux ; mais la multiplicité des
expériences et des connaissances mal digérées cause de bien autres dommages.
CLINIAS Tu dis vrai.

XXI

L'ATHÉNIEN Disons donc que les hommes libres seront obligés d'apprendre de ces sciences
tout ce que les enfants des Égyptiens, tous tant qu'ils sont, apprennent avec les lettres. On
commencera à leur enseigner le calcul, par manière de jeu et de divertissement, en leur faisant
faire ces exercices imaginés précisément pour l'enfance et qui consistent à partager également
des pommes et des couronnes entre un nombre plus ou moins grand de leurs camarades, ou à
répartir à leur tour ou successivement et dans l'ordre habituel les rôles de boxeurs ou de
lutteurs réservés pour remplacer le vaincu ou appariés pour le combat. On les amusera aussi
en mêlant des coupes d'or, de cuivre, d'argent et d'autres matières semblables, ou en les
distribuant toutes à la fois, comme je l'ai dit. En appliquant au jeu les emplois indispensables
des nombres, on aidera ceux qui les auront appris à ranger et à conduire une armée ou une
expédition, à diriger leurs affaires domestiques, et on les rendra certainement plus utiles à
eux-mêmes et plus éveillés. Ensuite, quand il s'agira de mesurer des longueurs, des largeurs,
des profondeurs, ils seront délivrés de cette ridicule et honteuse ignorance qui se rencontre
naturellement chez tous les hommes relativement à tout cela.
CLINIAS Qu'elle est cette espèce d'ignorance dont tu parles ?
L'ATHÉNIEN O mon cher Clinias, je dois avouer que moi-même, je n'ai appris que fort tard
l'état d'esprit où nous sommes à cet égard. J'en ai été frappé ; il m'a semblé qu'il convenait
moins à des hommes qu'à de jeunes porcs, et j'en ai rougi, non seulement pour moi-même,
mais encore pour tous les Grecs.
CLINIAS A propos de quoi ? Explique ce que tu veux dire, étranger.
L'ATHÉNIEN Je vais m'expliquer ; mais je le ferai mieux en t'interrogeant. Réponds-moi un
peu. As-tu idée de la longueur ?
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Et de la largeur ?
CLINIAS Assurément.

175
L'ATHÉNIEN Sais-tu aussi qu'outre ces deux dimensions il y en a une troisième, la
profondeur ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Ne crois-tu pas que toutes ces dimensions sont commensurables entre elles ?
CLINIAS Si.
L'ATHÉNIEN Tu crois, je pense, qu'il est naturellement possible de mesurer une longueur par
une longueur, une largeur par une largeur et une profondeur de même.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Mais si, en certains cas, cela ne se pouvait ni par force ni par douceur, et si ces
dimensions étaient les unes commensurables, les autres non, et que tu les jugeasses toutes
commensurables, que penserais-tu de ta science à cet égard ?
CLINIAS Qu'elle serait médiocre, évidemment.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Ne sommes-nous pas persuadés, nous autres Grecs, tous tant que
nous sommes, que la longueur et la largeur sont en quelque manière commensurables avec la
profondeur, ou la largeur et la longueur entre elles ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Mais si ces dimensions sont absolument incommensurables, et si, comme je le
disais, nous autres Grecs, nous les croyons commensurables, n'y a-t-il pas lieu d'en rougir
pour tous et de leur dire : « 0 les meilleurs des Grecs, voilà une de ces choses dont nous
parlions qu'il est honteux d'ignorer, car il n'y a rien de beau à ignorer les choses nécessaires ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Il y a d'autres choses de même nature que celles-là, qui donnent lieu aussi à
beaucoup de méprises semblables.
CLINIAS Lesquelles ?
L'ATHÉNIEN C'est ce qui concerne la nature des choses commensurables et
incommensurables. Il faut, sous peine d'être tout à fait médiocre, la discerner à force d'étude,
se proposer sans cesse des problèmes les uns aux autres, s'en faire une occupation beaucoup
plus agréable que le trictrac des vieillards et rivaliser dans le zèle que méritent de telles
études.
CLINIAS Peut-être ; en tout cas, je ne vois pas une très grande différence entre le trictrac et
ce genre d'études.
L'ATHÉNIEN Pour moi, Clinias, j'affirme que c'est une étude nécessaire à la jeunesse ; elle
n'est ni nuisible ni pénible. On la cultive en s'amusant et elle est utile, sans nuire aucunement
à l'État. Si quelqu'un en juge autrement, écoutons-le.
CLINIAS Tu as raison, je n'en doute pas.
L'ATHÉNIEN Mais si après cela, ces sciences nous paraissent telles qu'on vient de le dire, il
va sans dire que nous les admettrons ; si elles nous paraissent différentes, nous les rejetterons.
CLINIAS C'est clair : il n'y a rien à objecter. En conséquence, étranger, mettons dès
maintenant ces sciences au nombre de celles qui sont nécessaires, afin de ne laisser aucun
vide dans los lois.
L'ATHÉNIEN Mettons-les mais comme des gages qu'on pourra détacher de notre législation,
si elles ne plaisent plus du tout, à flous qui les admettons, ou à vous qui les recevez.
CLINIAS Ta condition est raisonnable.

XXII

L'ATHÉNIEN Quant à l'étude de l'astronomie que j'impose à la jeunesse, vois, quand je me


serai expliqué, si elle doit nous plaire ou non.
CLINIAS Tu n'as qu'à parler.
L'ATHÉNIEN On a sur les astres un préjugé tout à fait étrange et qui n'est pas tolérable.

176
CLINIAS Quel préjugé ?
L'ATHÉNIEN On dit qu'il ne faut point chercher à connaître le plus grand des dieux et tout
cet univers, ni en scruter curieusement les causes, et que c'est même une impiété. Il me
semble tout au contraire qu'on ferait très bien de s'y appliquer.
CLINIAS Comment dis-tu ?
L'ATHÉNIEN Ce que je dis heurte l'opinion commune et semble peu convenable dans la
bouche d'un vieillard. Mais quand on est persuadé qu'une science est belle, vraie, utile à l'État
et tout à fait agréable à la Divinité, il n'est plus possible de la passer sous silence.
CLINIAS Cela me paraît juste; mais trouverons-nous de telles qualités dans l'astronomie ?
L'ATHÉNIEN Mes bons amis, nous autres Grecs, nous tenons presque tous sur les grands
dieux, le Soleil et la Lune, des discours dépourvus de vérité.
CLINIAS Quels discours ?
L'ATHÉNIEN Nous disons que ces astres, et certains autres avec eux, ne suivent jamais la
même route, et nous leur
donnons le nom de planètes.
CLINIAS C'est vrai, par Zeus, étranger, ce que tu dis-là. Moi même, j'ai souvent remarqué
dans ma vie que l'étoile du matin, celle du soir et quelques autres ne suivent jamais le même
cours et que le Soleil et la Lune font de même, comme nous le savons tous.
L'ATHÉNIEN C'est pour cela, Mégillos et Clinias, que je prétends que nos concitoyens et les
jeunes gens doivent s'instruire de ce qui concerne les dieux qui parcourent le ciel, du moins
suffisamment pour ne point blasphémer à leur sujet et pour en parler toujours pieusement dans
leurs sacrifices et leurs prières.
CLINIAS C'est juste, pourvu d'abord qu'il soit possible d'apprendre ce que tu dis. En outre, si
nous n'en parlons pas à présent comme il convient, et si on peut nous enseigner à en bien
parler, je te concède, moi aussi, qu'il faut apprendre une science si importante et si précieuse.
Essaye donc de nous montrer qu'il en est ainsi que tu le dis, et nous essayerons, nous, de te
suivre et de nous instruire.
L'ATHÉNIEN La science dont je parle n'est pas, il est vrai, facile à apprendre, mais elle n'est
pas non plus très difficile et n'exige pas un temps trop long, et la preuve, c'est que ne l'ayant
pas apprise dans mon jeune âge ni depuis longtemps, je pourrais vous l'enseigner à tous les
deux dans un temps assez court. Si elle était difficile, je ne pourrais jamais, à mon âge,
l'enseigner à des gens du vôtre.
CLINIAS Tu dis vrai. Mais en quoi consiste cette science que tu trouves si merveilleuse, qu'il
convient d'enseigner à la jeunesse, et que nous, nous ne connaissons pas ? Essaye au moins de
t'expliquer là-dessus aussi clairement que tu pourras.
L'ATHÉNIEN Je vais essayer. C'est une erreur de croire, mes excellents amis, que la lune, le
soleil et les autres astres errent jamais dans leur course ; c'est tout le contraire qui est vrai.
Chacun d'eux n'a qu'une route et non plusieurs, il parcourt toujours la même en ligne
circulaire ; c'est seulement en apparence qu'il en parcourt plusieurs. On se trompe également
en prenant le plus lent pour le plus rapide et inversement le plus rapide pour le plus lent. Si la
nature a réglé les choses comme je le dis et que nous nous les figurions autrement, supposez
qu'aux jeux olympiques nous fussions dans une erreur semblable à propos des chevaux qui
courent ou des hommes qui parcourent le long stade, appelant le plus lent celui qui est le plus
rapide et le plus rapide celui qui est le plus lent, et que dans nos panégyriques nous chantions
le vaincu, comme s'il était le vainqueur, nous ne serions, je pense, ni justes ni agréables aux
coureurs en répartissant ainsi nos éloges ; mais, si nous faisions les mêmes fautes à l'égard des
dieux, pouvons-nous croire que ce qui aurait été là-bas à l'égard des hommes ridicule et
injuste ne le serait pas ici à l'égard des dieux, et qu'ils seraient contents de nous entendre
chanter sur eux de fausses louanges ?
CLINIAS C'est très vrai, si les choses sont telles que tu dis.

177
L'ATHÉNIEN Si donc nous prouvons qu'elles sont telles, il faudra apprendre de tout cela au
moins de quoi nous détromper; mais si nous ne le prouvons pas, il faudra les laisser de côté.
Couverions de ce règlement sous cette condition.
CLINIAS Je suis tout à fait de cet avis.

XXIII

L'ATHÉNIEN Nous pouvons dire à présent que nous sommes arrivés au terme de notre
législation sur l'étude des sciences. Il faut prendre la même idée à propos de la chasse et de
tous les exercices du même genre ; car la tâche du législateur semble bien aller plus loin que
de s'acquitter de la rédaction des lois ; il y a, outre les lois, autre chose qui tient le milieu entre
l'avertissement et la loi, chose dont il nous est arrivé de parler plusieurs fois au cours de notre
entretien, par exemple à propos de l'éducation des tout jeunes enfants. Ce ne sont pas lia des
choses à exprimer dans la loi, et, si on en parle, ce serait une grande folie de regarder ce qu'on
en dit comme autant de lois. Et quand les lois et toute la constitution auront été établies sur le
plan que nous aurons tracé, on n'aura pas fait un éloge complet du citoyen qui se sera
distingué par sa vertu, quand on aura dit que celui qui a été un excellent serviteur et un parfait
observateur de la loi, celui-là est l'homme vertueux. Disons que celui-là le sera plus
parfaitement encore, qui, pendant sa vie tout entière, se soumettra aux vues du législateur, non
seulement en ce qu'il ordonne, mais encore en ce qu'il approuve ou qu'il blâme. Voilà le plus
bel éloge qu'on puisse faire d'un citoyen, et le vrai législateur ne doit pas se borner à faire des
lois ; il faut qu'il entremêle aux lois des conseils sur ce qu'il juge honnête ou malhonnête, et
que le parfait citoyen n'observe pas moins fermement ces conseils que les prescriptions de la
loi sanctionnées par des châtiments.
La matière qui se présente à nous maintenant nous servira en quelque sorte de témoignage et
fera mieux voir ce que nous voulons. Ce que l'on comprend à présent sous le nom unique de
chasse embrasse bien des variétés ; il y a, en effet, beaucoup d'espèces de chasse pour les
animaux qui vivent dans l'eau, beaucoup aussi pour les volatiles, et un très grand nombre pour
les animaux terrestres ; et dans la chasse aux animaux, il faut comprendre une chasse qui
mérite d'être mentionnée, celle que les hommes se font entre eux, soit par la voie de la guerre,
soit par celle de l'amitié, celle-ci digne de louange et celle-là, de blâme. De même les vols des
brigands et des armées contre des armées sont aussi des espèces de chasse. Un législateur qui
fait des lois sur la chasse ne peut s'abstenir de s'expliquer sur tout cela, mais il ne peut pas non
plus faire des prescriptions sur tout et tout régler par des lois menaçantes. Que doit-il donc
faire à cet égard ? Il doit, lui, le législateur, louer et blâmer les diverses chasses, ayant en vue
les travaux et les exercices des jeunes gens, et les jeunes gens, de leur côté, doivent l'écouter,
lui obéir, ne point s'en laisser détourner par le plaisir ni par la fatigue, et avoir un plus grand
respect, une obéissance plus ponctuelle pour ce qu'il recommande par ses éloges que pour les
menaces et les peines édictées dans chacune de ces lois.
Cela dit, le législateur passera à l'éloge et au blâme exactement mesurés des divers genres de
chasse, approuvant ceux qui rendront meilleures les âmes des jeunes gens et blâmant ceux qui
produisent l'effet contraire. Adressons-nous ensuite aux jeunes gens sous forme de souhaits :
Mes amis, puissiez-vous ne jamais sentir de goût ni de passion pour la chasse de mer, ni pour
la pêche à l'hameçon, ni surtout pour cette pêche des animaux aquatiques qui se pratique sans
peine avec des nasses éveillées ou dormantes ! Puissiez-vous ne sentir jamais l'envie de la
chasse aux hommes sur mer et de la piraterie, qui ferait de vous des hommes cruels et sans
lois ! Quant aux larcins dans le pays et dans la ville, que jamais la pensée même de vous y
livrer ne vous vienne à l'esprit. Qu'aucun jeune homme lie cède non plus à l'attrait de la chasse
aux oiseaux, qui lie convient pas à des hommes libres.

178
Il ne reste à nos futurs athlètes que la chasse et la capture des animaux terrestres. Et encore
celle qu'on appelle la chasse de nuit, où les chasseurs se relayent, qui ne provoque aucune
activité, ne mérite pas qu'on l'approuve, non plus que celle qui a des intervalles de repos, où
l'on maîtrise la force sauvage des animaux avec des filets et des toiles, au lieu de les vaincre
par la force ouverte. La seule chasse qui reste pour tous et qui est la meilleure est celle des
quadrupèdes qui se pratique avec des chevaux et des chiens, où le chasseur paye de sa
personne, où ceux qui ont à coeur de déployer un courage divin ne domptent le gibier que par
la course, les coups et les traits lancés de leurs propres mains. Voilà ce qu'on peut nettement
louer ou blâmer dans les différents genres de chasse. Voici maintenant la loi que personne
n'empêche ces chasseurs vraiment sacrés de chasser partout et comment ils voudront. Quant
au chasseur de nuit, qui met sa confiance dans des lacets et dans des toiles, que jamais
personne ne le laisse chasser nulle part. Pour le chasseur d'oiseaux, qu'on le laisse chasser sur
les friches et les montagnes, mais que le premier venu l'en empêche sur les terres cultivées ou
les terres consacrées aux dieux. Le chasseur aux animaux aquatiques aura le droit de pécher
partout, sauf dans les ports, les rivières, les étangs et les lacs sacrés, mais sans se servir de
certaines compositions de sucs. Nous pouvons dire à présent que nous en avons fini avec tous
les règlements qui se rapportent à l'éducation.
CLINIAS Fort bien.

(01) 1. Aristote dans sa Politique veut aussi que le législateur ordonne aux femmes enceintes
de faire chaque jour une promenade au temple de quelqu'une des divinités qui président à la
génération des enfants.
(02) Le mal des Corybantes, c'est le délire qui transportait ces prêtres de Cybèle et les faisait
danser et chanter d'une manière désordonnée.
(03) Voir livre VI, 777 d e et 778 a.
(04) Antaios, roi de Libye, qui fut vaincu par Hèraclés. Les traités que lui attribue Platon,
ainsi qu'à Kerkyon, ne pouvaient être que des oeuvres apocryphes.
(05) Kerkyon, fils de Poséidon, brigand tué par Thésée.
(06) Epéios, constructeur du cheval de Troie.
(07) Amykos, roi des Bébryces, en Bithynie, fut vaincu au pugilat par Pollux. Voir dans
Théocrite, idyle XXII, la description du combat.
(08) Les Curètes étaient des prêtres de Zeus en Crète. Ils furent plus tard confondus avec les
Corybantes. Outre leur danse armée, ils en avaient une dont les pas et les gestes étaient une
imitation des ruses employées par Rhéa pour soustraire son fils Zeus, le dieu national des
Crétois, à la voracité de Kronos, son époux.
(09) Les Moires ou Destinées, à Rome les Parques, sont au nombre de trois Klôthô, Lakhésis
et Atropos.
(10) Le mot nñmow usage ou loi, s'applique également aux modes musicaux, phrygien,
lydien, ionien, éolien et dorien, et se dit par extension d'un air ou d'un chant.
(11) Dans les sacrifices, on devait garder un silence religieux. Toute parole prononcée alors
était un blasphème ou une malédiction et faisait mal augurer du sacrifice.
(12) Homère, Odyssée III, 26 sqq.
(13) Voir comment Montesquieu au livre IV, ch. VIII de l'Esprit des Lois (Explication d'un
paradoxe des anciens par rapport aux moeurs) explique l'idée que Platon se fait de la vertu de
la musique pour la formation des moeurs et la conservation des États.
(14) La pyrrhique était une danse que l'on exécutait avec des épées ou des lances à la main.
(15) C'est ainsi que les choses se passaient à Lacédémone. "Pour prévenir la mollesse d'une
éducation sédentaire, Lycurgue accoutuma les jeunes filles à paraître en public comme les
jeunes gens, à danser, à chanter dans certaines solennités en présence de ceux-ci, à qui, dans
leurs chansons, elles lançaient à propos des traits piquants de raillerie, lorsqu'ils avaient fait

179
quelque faute, comme elles leur donnaient des louanges, quand ils les avaient méritées."
Plutarque. Vie de Lycurque, XXI.
LIVRE VII

L'ATHÉNIEN Après la naissance des enfants mâles et femelles, il serait tout à fait logique de
parler de leur élevage et de leur éducation. Il est en tout cas impossible de n'en rien dire; mais
il paraît plus naturel de le faire sous forme de leçons et de remontrances que sous forme de
lois. Dans la vie privée et dans l'intérieur des maisons, il se passe une foule de petites choses
qui échappent aisément aux regards du public et ont pour cause le chagrin, le plaisir et les
passions auxquelles chacun s'abandonne, mais qui, contrairement aux intentions du
législateur, rendent les moeurs des citoyens infiniment variées et dissemblables entre elles, et
cela est un mal pour les États. Car à cause de leur petitesse et de leur fréquence, il ne convient
ni n'est à propos de faire des lois pour les punir ; mais elles gâtent même les lois écrites, parce
que les hommes s'accoutument dans ces menues actions souvent renouvelées à violer la loi, de
sorte qu'on est très embarrassé de faire des lois à ce sujet, et qu'il est, d'autre part, impossible
de n'en pas parler. Mais il faut que j'essaye d'expliquer ma pensée en l'éclairant par des
exemples ; car elle semble encore plongée dans les ténèbres.
CLINIAS Tu n'as rien dit que de fort juste.
L'ATHÉNIEN La bonne éducation doit nécessairement se montrer capable de donner aux
corps et aux âmes toute la beauté et l'excellence possible, nous l'avons déjà dit, et avec raison.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN
Pour acquérir cette beauté, il faut tout simplement, à mon avis, que le corps des enfants se
développe de la manière la plus régulière dès la première enfance.
CLINIAS Cela est certain.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Ne voyons-nous pas que, chez tous les animaux, la première
pousse est de beaucoup la plus grande et la plus forte, de sorte que beaucoup ont pu soutenir
que la taille de l'homme à partir de cinq ans ne double pas dans les vingt années qui suivent.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Mais ne savons-nous pas aussi qu'une croissance rapide qui n'est pas
accompagnée d'exercices nombreux et proportionnés produit mille maux dans le corps ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Dès lors, le moment où il a le plus besoin d'exercices est celui où il reçoit le
plus de nourriture.
CLINIAS Quoi donc, étranger ? Est-ce aux enfants qui viennent de naître et aux plus jeunes
que nous imposerons le plus de travaux ?
L'ATHÉNIEN Non pas à ce moment, mais encore plus tôt, lorsqu'ils sont nourris dans le sein
de leur mère.
MÉGILLOS Que dis-tu là, mon très bon ? Est-ce des embryons que tu parles ?
L'ATHÉNIEN Oui. II n'y a rien d'étonnant à ce que vous ignoriez la gymnastique propre aux
enfants de cet âge. Je veux, si étrange qu'elle soit, vous l'expliquer.
CLINIAS Fais-Ie donc.
L'ATHÉNIEN C'est une chose qu'il est plus facile d'observer à Athènes, à cause des
amusements dont l'usage est chez nous excessif. Chez nous, en effet, non seulement les
enfants, mais aussi des gens âgés élèvent des petits d'oiseaux et dressent ces sortes de bêtes à
combattre les unes contre les autres. Et ils sont loin de croire que les exercices auxquels ils les
soumettent en les agaçant soient suffisants : car, outre cela, ils les mettent sous leur aisselle et
s'en vont faire des promenades de plusieurs stades, en tenant les plus petits dans leurs mains,

180
les plus grands entre leur bras, non pour accroître eux-mêmes leur force physique, mais celle
de leurs nourrissons, et ils font voir par là à qui est capable de ces observations que tous les
corps tirent profit des secousses et des mouvements auxquels on les soumet, lorsqu'ils ne vont
point jusqu'à la lassitude, soit qu'on se donne soi-même ces mouvements, soit qu'on les
reçoive des voitures, des bateaux, des chevaux que l'on monte ou d'autres corps qui se
remuent en quelque manière que ce soit, et que ces exercices, aidant à digérer les aliments et
les boissons, font acquérir au corps la santé, la beauté et la vigueur. S'il en est ainsi, que
devons-nous faire après cela ? Voulez-vous qu'affrontant le ridicule, nous mettions dans la loi
que la femme enceinte devra faire des promenades (01), et, une fois l'enfant né, le façonner
comme un morceau de cire, tandis qu'il est malléable, et l'emmaillotter dans des langes jusqu'à
l'âge de deux ans ; et faire aussi une loi pour obliger les nourrices sous peine d'amende à
porter les bébés aux champs ou dans les temples, ou chez leurs parents, jusqu'à ce qu'ils soient
assez forts pour se tenir debout, à prendre bien garde, alors qu'ils sont encore jeunes, qu'en
appuyant violemment le pied, ils ne se tordent les jambes, et à se donner la peine de les porter,
jusqu'à ce que l'enfant ait accompli sa troisième année ? Faudra-t-il prendre les nourrices les
plus fortes possible et en prendre plus d'une ? et pour chacune de ces prescriptions qui ne
seront pas exécutées inscrirons-nous dans la loi une amende pour les récalcitrantes ? ou
devons-nous bien nous en garder, parce que ce que je viens de dire nous arriverait souvent et
amplement ?
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN Que nous serions en butte au ridicule, sans compter que les nourrices, avec
leur esprit de femmes et d'esclaves, ne consentiraient pas à nous obéir.
CLINIAS Mais en vue de quoi avons-nous dit qu'il ne fallait pas laisser de côté ces détails ?
L'ATHÉNIEN C'est dans l'espoir que les maîtres et les hommes libres, après nous avoir
entendus, feraient cette juste réflexion que, si l'administration domestique n'est pas réglée
comme il faut dans les États, c'est en vain que l'on croirait pouvoir assurer à la communauté la
stabilité des lois, et que, dans cette conviction, on observerait les lois que nous venons
d'énoncer, et qu'en les observant et administrant comme il faut à la fois sa maison et l'État, on
assurerait son bonheur.
CLINIAS Ce que. tu dis est très raisonnable.
L'ATHÉNIEN Ne quittons donc pas cette sorte de législation avant d'avoir défini les pratiques
propres à former l'âme des tout jeunes enfants, connue nous avons commencé à le faire pour
le corps.
CLINIAS C'est bien ce qu'il faut faire.

II

L'ATHÉNIEN Prenons clone pour principe d'éducation, tant pour l'âme que pour le corps des
tout jeunes enfants, qu'il faut autant que possible les allaiter et les remuer durant toute la nuit
et tout le jour, que cela est utile à tous, notamment dans la première enfance, et qu'il serait bon
qu'ils fussent toujours dans la maison comme dans un bateau, qu'il faut en tout cas s'approcher
le plus possible de ce mouvement continuel pour les nouveau-nés. On peut conjecturer que
c'est l'expérience qui a fait connaître et employer ces mouvements aux nourrices des petits
enfants et aux femmes qui opèrent la guérison du mal des Corybantes (02) ; car lorsqu'une;
mère veut endormir un bébé qui a peine à s'assoupir, au lieu de le laisser en repos, elle l'agite
et ne cesse pas de le bercer dans ses bras, et, au lieu de garder le silence, elle lui chante une
chanson ; en un mot, elle charme son oreille, comme on fait avec la flûte et comme on guérit
des transports frénétiques, par les mouvements de la danse et par la musique.
CLINIAS Quelle est, donc, à ton avis, étranger, la principale cause de ces effets ?
L'ATHÉNIEN Elle n'est pas difficile à imaginer.

181
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN L'état où se trouvent alors les enfants et les furieux est un effet de la crainte, et
la crainte vient d'un mauvais état de l'âme. Quand donc on imprime à ces états de l'âme une
secousse du dehors, ce mouvement extérieur maîtrise la crainte intérieure et l'agitation
frénétique, et fait ainsi renaître le calme et la tranquillité, en apaisant les violents battements
de coeur qui s'élèvent en ces rencontres, et, par un changement tout à fait heureux, fait dormir
les enfants et fait passer les gens éveillés, au moyen des danses et des chants et avec l'aide des
dieux apaisés par ces sacrifices, de la fureur au bon sens. Et voilà, pour le dire en deux mots,
la raison probable de ces sortes d'effets.
CLINIAS C'est certain.
L'ATHÉNIEN Mais si ces frayeurs ont un tel pouvoir, il faut penser que toute l'âme où loge la
crainte dès la jeunesse, s'accoutume de plus en plus à vivre sous son empire, et cela, tout le
monde peut le dire, c'est un apprentissage de lâcheté, non de courage.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Nous pouvons dire, au contraire, que c'est s'entraîner au courage dès le jeune
âge que de surmonter les craintes et les frayeurs qui peuvent nous assaillir.
CLINIAS Parfaitement.
L'ATHÉNIEN Disons donc que c'est une chose qui contribue grandement à nous faire
acquérir une partie de la vertu que
cette gymnastique que nous faisons faire aux tout petits par ces mouvements.
CLINIAS Oui, disons-le.
L'ATHÉNIEN Il est certain aussi que l'humeur douce et l'humeur chagrine entrent pour
beaucoup l'une et l'autre dans la bonne ou la mauvaise disposition de l'âme.
CLINIAS Sans aucun doute.
L'ATHÉNIEN Gomment pourrait-on implanter aussitôt dans le nouveau-né l'humeur que nous
lui souhaitons, voilà ce qu'il faut essayer de dire, et expliquer comment et dans quelle mesure
on pourra y parvenir.
CLINIAS Sans contredit.

III

L'ATHÉNIEN Je tiens, moi, pour certain qu'une éducation efféminée rend les enfants
moroses, emportés et très sensibles aux moindres contrariétés, et qu'au contraire, un esclavage
dur et sauvage leur inspire une bassesse indigne d'un homme libre, les rend misanthropes, et
fait d'eux des voisins incommodes.
CLINIAS Comment faut-il donc que l'État s'y prenne pour élever des êtres qui ne
comprennent pas encore ce qu'on leur dit et ne sont pas encore capables de goûter aucune
instruction ?
L'ATHÉNIEN Voici. Tout animal qui vient de naître a coutume de pousser des sons et des
cris, et l'animal humain plus que les autres ; car aux cris il ajoute les larmes.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN C'est là-dessus que se fondent les nourrices, quand elles présentent divers
objets à l'enfant pour voir ce qu'il désire. S'il se tait à la vue d'un objet, elles concluent qu'elles
ont bien fait ; s'il continue à pleurer et à crier, qu'elles ont fait fausse route. C'est par des cris
et des pleurs, signes de mauvais augure, que les petits enfants font connaître ce qu'ils aiment
et ce qu'ils haïssent. Et ce temps ne dure pas moins de trois années : c'est une partie
considérable de la vie qui se passe plus ou moins bien.
CLINIAS Tu as raison.
L'ATHÉNIEN Ne croyez-vous pas tous les deux que l'enfant morose et chagrin est sujet à se
plaindre et qu'il se lamente généralement plus qu'il ne convient à un enfant bien né ?

182
CLINIAS Je le crois pour ma part.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Si l'on essayait pendant ces trois ans d'user de tous les moyens
pour que notre nourrisson éprouve le moins possible de douleurs, de craintes et de toute
espèce de chagrin, n'est-il pas à croire qu'on lui ferait une âme plus courageuse et plus paisible
?
CLINIAS Évidemment, étranger, si surtout si on lui procurait beaucoup de plaisirs.
L'ATHÉNIEN Ici, je ne suis plus de l'avis de Clinias, mon admirable ami. S'y prendre ainsi,
c'est le plus sûr moyen de le gâter, d'autant plus que nous sommes au début de l'éducation.
Mais voyons si je dis quelque chose de sensé.
CLINIAS Explique ce que tu veux dire.
L'ATHÉNIEN Je dis que ce n'est pas un sujet de peu d'importance que celui dont nous nous
entretenons. Mais vois, toi aussi, Mégillos, et sois juge entre nous. Je soutiens, moi, que pour
bien vivre il ne faut point courir après les plaisirs ni fuir toutes les douleurs, mais embrasser le
juste milieu que je viens d'appeler l'état paisible. C'est cette disposition que nous nous
accordons tous, et avec raison, à reconnaître sur la foi des oracles, comme le partage de la
divinité. C'est cette disposition que doit poursuivre, selon moi, celui d'entre nous qui veut se
rendre semblable aux dieux. Par conséquent, il ne faut pas nous précipiter nous-mêmes dans
les plaisirs, d'autant plus que nous ne serons pas à l'abri des douleurs, ni souffrir que qui que
ce soit, vieux ou jeune, homme ou femme, vive dans cette disposition, et moins que personne,
autant que possible, l'enfant qui vient de naître ; car c'est à ce moment décisif que le caractère
se forme sous l'influence de l'habitude. Et si je ne craignais pas d'avoir l'air de badiner, je
dirais qu'il faut prendre un soin tout particulier des femmes enceintes pendant l'année de leur
grossesse, afin qu'elles ne s'abandonnent pas alors à des plaisirs ou à des chagrins multiples et
fous, mais qu'elles passent tout ce temps à conserver en elles le calme et la douceur.
CLINIAS Tu n'as pas besoin, étranger, de demander à Mégillos lequel de nous deux a raison ;
car je suis le premier à t'accorder que tout le monde doit éviter un genre de vie où la douleur
et le plaisir seraient sans mélange et suivre toujours le juste milieu. Tu avais raison, et tu dois
être satisfait de mon aveu.
L'ATHÉNIEN Fort bien, Clinias. Maintenant faisons tous les trois attention à ceci.
CLINIAS A quoi ?

IV

L'ATHÉNIEN C'est que toutes les pratiques dont nous parlons sont ce qu'on appelle
communément des lois non écrites, et que celles que l'on nomme lois des ancêtres ne sont pas
autre chose que l'ensemble des pratiques de ce genre, et encore que nous avons parlé juste, en
disant qu'il ne faut pas leur donner le nom de lois ni les passer sous silence, parce qu'elles sont
les liens de tout gouvernement et qu'elles tiennent le milieu entre toutes les lois écrites, celles
que nous avons établies et promulguées et celles que nous établirons ; qu'en un mot, ce sont
des coutumes ancestrales très anciennes, qui, établies et passées en usage pour sauvegarder
l'État, recèlent les lois qui furent écrites en ces temps anciens, mais qui, si elles s'écartent de la
bonne voie, sont comme les constructions des architectes, quand les étais s'effondrent au
milieu de l'édifice et en font tomber et coucher les unes sous les autres toutes les parties,
même les parties qui ont été solidement bâties plus tard sur les anciennes qui se sont
écroulées.
Dans cette pensée, Clinias, tu devras lier de toute manière les parties de ta nouvelle cité, sans
laisser de côté, si tu le peux, aucun détail ni grand ni petit dans ce qu'on appelle lois ou
habitudes ou pratiques, parce d que c'est avec tout cela qu'on unit la cité, et que ni lois ni
coutumes ne sont stables les unes sans les autres. Aussi ne faut-il pas s'étonner si une foule

183
d'usages et d'habitudes qui paraissent sans importance viennent allonger la rédaction de nos
lois.
CLINIAS Tu as raison et nous entrons dans tes sentiments.
L'ATHÉNIEN Si donc on exécute exactement ces prescriptions à l'égard des garçons et des
filles jusqu'à l'âge de trois ans, et qu'on ne les observe pas par manière d'acquit, elles se
révéleront importantes pour le bien de ces jeunes nourrissons. A trois ans, à quatre, à cinq et
même encore à six ans, les enfants ont besoin de jouer.
Dès ce moment, il faut les prémunir contre la mollesse en les punissant sans les humilier, et,
comme je disais des esclaves, qu'il ne faut pas, en punissant outrageusement, exciter la colère
de ceux que l'on châtie, ni les laisser s'abandonner à la licence faute de les punir (03), il faut
procéder de même à l'égard des gens de condition libre. A cet âge, les enfants ont des jeux
naturels, qu'ils trouvent pour ainsi dire d'eux-mêmes, quand ils sont ensemble. Les enfants de
chaque bourgade, âgés de trois jusqu'à six ans, se réuniront ensemble dans les temples de ces
bourgades, et leurs nourrices veilleront sur eux pour maintenir l'ordre et bannir la licence. Ces
nourrices mêmes et toute la bande des enfants auront pour surveillante une des douze femmes
dont nous avons parlé et qui ont été choisies chaque année par les gardiens des lois. Ces
femmes seront choisies par celles qui sont chargées de surveiller les mariages, lesquelles en
prendront une dans chaque tribu, de même âge qu'elles. Celle qui aura été nommée se rendra
chaque jour au temple pour exercer sa charge. Elle ne manquera pas de punir les délinquants.
S'ils sont esclaves de l'un ou de l'autre sexe, des étrangers ou des étrangères, elle se servira
pour cela d'esclaves publics ; si ce sont des citoyens qui contestent la légitimité de la punition,
elle les conduira en justice devant les astynomes ; si ce sont des citoyens qui ne protestent pas,
elle les punira elle-même. Passé l'âge de six ans, on séparera les deux sexes, et désormais les
garçons resteront avec les garçons, les filles avec les filles. On les tournera les uns et les
autres vers les exercices appropriés à leur sexe : les garçons apprendront à monter à cheval, à
manier l'arc, le javelot et la fronde ; pour les filles, si elles y consentent, on leur enseignera les
mêmes choses, au moins jusqu'à la théorie. On insistera particulièrement sur l'usage des
armes, car la plupart des gens ont aujourd'hui des idées fausses à ce sujet.
CLINIAS Quelles idées ?

L'ATHÉNIEN C'est que la nature a mis une différence entre notre côté droit et notre côté
gauche pour l'usage que nous en faisons dans nos actions, au moins en ce qui concerne les
mains ; car pour les pieds et les autres membres inférieurs, il ne paraît pas qu'on fasse une
distinction entre eux au point de vue des travaux, tandis que pour les mains nous sommes
devenus presque manchots par la faute des nourrices et des mères. La nature les ayant faites
toutes deux à peu prés équivalentes, c'est nous qui les avons rendues différentes par nos
habitudes et une mauvaise façon de nous en servir. Il est vrai qu'il y a des ouvrages où cela n'a
pas beaucoup d'importance ; par exemple, il n'importe guère qu'on tienne la lyre de la main
gauche et l'archet de la droite, et ainsi des autres choses semblables. Mais, si l'on s'autorise de
ces exemples pour en user de même à l'égard d'autres choses où il ne faudrait pas le faire, on
peut dire que c'est une sottise. Nous en avons la preuve dans l'usage des Scythes, qui ne se
servent pas uniquement de la gauche pour éloigner l'arc et de la droite pour tirer la flèche à
eux, mais qui se servent indifféremment des deux mains pour les deux gestes. On pourrait
citer une foule d'autres cas du même genre, celui par exemple des cochers et ceux de bien
d'autres, où l'on pourrait voir que c'est aller contre la nature que de rendre la main gauche plus
faible que la droite. Cela, je l'ai dit, importe peu, s'il s'agit d'archets de corne et d'instruments
du même genre ; mais il importe beaucoup, s'il faut se servir pour la guerre d'instruments de
fer, arcs, javelots et autres armes, et beaucoup plus encore, s'il faut combattre de part et d'autre

184
avec des armes lourdes. Alors celui qui a appris à s'en servir l'emporte de beaucoup sur celui
qui n'a pas appris, et celui qui s'y est exercé sur celui qui ne s'y est pas exercé. Quand un
athlète s'est parfaitement exercé au pancrace, au pugilat ou à la lutte, il n'est pas embarrassé
pour combattre de la main gauche, il ne devient pas manchot et ne se tourne pas péniblement
et maladroitement, quand son adversaire le force à changer de place et à combattre dans cette
nouvelle position. C'est cette même aptitude qu'on est en droit d'attendre de celui qui lutte
avec des armes lourdes et toutes les autres : il faut que celui qui a deux bras pour se défendre
et pour attaquer n'en laisse pas un oisif et inhabile, autant qu'il dépend de lui. Et si quelqu'un
naissait conformé comme Géryon ou Briarée, il faudrait qu'il fût capable de lancer cent traits
avec ses cent mains, C'est aux magistrats des deux sexes à s'occuper de toutes ces choses et à
faire en sorte, les femmes en surveillant les jeux et l'élevage des enfants, les hommes en les
instruisant, que tous et toutes deviennent agiles des pieds et des mains et fassent tous leurs
efforts pour ne point gâter par de mauvaises habitudes les dons de la nature.

VI

On peut dire qu'il y a deux sortes de sciences utiles à pratiquer : la gymnastique, qui a rapport
au corps, et la musique, qui tend à former l'âme. La gymnastique a deux parties, la danse et la
lutte ; la musique en a deux aussi, l'une qui imite les paroles de la Muse et qui garde toujours
un air de grandeur et de noblesse, l'autre qui est destinée à donner la vigueur, la légèreté et la
beauté aux membres et aux parties du corps, en apprenant à chacune à se plier et à se tendre,
tandis qu'un mouvement cadencé soutient comme il faut et accompagne toutes les parties de la
danse. En ce qui concerne la lutte, les traités qu'Antaio (04) et Kerkyon (05) en ont composés
par une vaine émulation, comme ceux d'Epeios (06) et d'Amycos (07) sur le pugilat, n'étant
d'aucune utilité pour prendre part à la guerre, ne méritent pas qu'on en fasse l'éloge.
Mais à l'égard de la lutte droite, qui apprend à fléchir le cou, les mains et les flancs, et qui
travaille avec émulation et décence à nous donner de la force et de la santé, il ne faut pas la
négliger, parce qu'elle est utile pour tout cela, et, quand nous traiterons ce point dans nos lois,
nous commanderons aux maîtres de donner sur tout cela des leçons à leurs élèves avec
bienveillance, et aux élèves de les recevoir avec reconnaissance.
Nous ne négligerons pas non plus d'imiter tout ce qui mérite d'être imité dans les choeurs,
comme les danses armées des Curètes (08) qui se pratiquent ici, ou celle des Dioscures à
Lacédémone. De même chez nous, la vierge qui règne sur Athènes, ayant pris plaisir au jeu de
la danse, a jugé qu'elle ne devait pas prendre ce divertissement les mains vides, mais se parer
de toutes ses armes pour exécuter sa danse. Il siérait parfaitement aux jeunes gens et aux
jeunes filles de suivre son exemple et d'honorer ainsi les goûts de la déesse ; cela leur serait
utile pour la guerre et rehausserait l'éclat de leurs fêtes. II faut aussi que les enfants, dès leurs
premières années et tant qu'ils n'iront pas encore à la guerre, quand ils se rendent en
procession aux temples de tous les dieux, se parent toujours de leurs armes et soient montés
sur des chevaux, et que dans la marche ils accompagnent leurs prières aux dieux et aux
enfants des dieux de pas de danse., tantôt plus rapides, tantôt plus lents. C'est encore à la
même fin que doivent tendre les combats gymniques et les exercices qui les précèdent ; car
dans la paix comme dans la guerre, ils sont utiles à l'État et aux particuliers.
Les autres travaux corporels, soit plaisants, soit sérieux, ne conviennent pas à des hommes
libres, Mégillos et Clinias.

VII

Sur la gymnastique dont j'ai dit dans nos premiers entretiens qu'il fallait nous occuper, j'ai à
peu près tout dit et il n'y a rien à ajouter. Si cependant, vous avez mieux à proposer, dites-le.

185
CLINIAS Il ne serait pas facile, étranger, de laisser de côté ce que tu as dit et de trouver
mieux à dire sur la gymnastique et la lutte.
L'ATHÉNIEN Nous croyions avoir épuisé le sujet des dons des Muses et d'Apollon qui se
rattache à la gymnastique, et qu'il ne nous restait plus qu'à traiter de cette dernière. Mais nous
voyons à présent en quoi ils consistent et que nous aurions dû l'expliquer d'abord. Parlons-en
donc maintenant.
CLINIAS Oui, il faut en parler.
L'ATHÉNIEN Écoutez donc encore, bien que vous m'ayez déjà entendu précédemment. Mais
lorsqu'il s'agit d'un sentiment. extraordinaire et pou commun, celui qui parle et celui qui
écoute doivent être bien sur leurs gardes, et c'est le cas à présent. Ce que je vais dire est en
effet audacieux ; toutefois, je m'enhardirai et ne reculerai pas devant le risque.
CLINIAS Quel est donc, étranger, ce sentiment dont tu parles ?
L'ATHÉNIEN J'affirme que dans tous les États personne ne se doute que les jeux sont de
première importance pour maintenir ou non la stabilité des lois une fois établies ; que, lorsque
les jeux sont réglés et que les mêmes enfants jouent toujours aux mêmes jeux et
identiquement de la même manière et prennent plaisir aux mêmes amusements, on peut croire
que les lois qui ont un objet sérieux resteront intactes ; que si, au contraire, on touche à ces
mêmes jeux et qu'on y introduise des innovations et des changements continuels ; si les jeunes
gens ne s'attachent pas toujours aux mêmes choses ; s'ils n'ont pas toujours la même règle
pour juger de ce qui est décent ou indécent dans les gestes du corps et les autres usages ; s'ils
glorifient spécialement le jeune homme qui trouve toujours quelque chose de nouveau et qui
introduit des parures, des couleurs et des modes différentes des habitudes établies, nous
pouvons dire, et à très juste titre, qu'il n'y a pas de fléau plus funeste à l'État, parce que ces
changements transforment les moeurs de la jeunesse et lui font mépriser ce qui est ancien et
estimer ce qui est nouveau. Or, je le répète, lorsqu'on parle et pense de la sorte, c'est pour un
État un mal sans pareil. Écoutez combien ce mal est grand, à mon avis.
CLINIAS Tu veux parler de ce mépris qu'on a dans les États pour ce qui est ancien ?
L'ATHÉNIEN Sans doute.
CLINIAS Nous écouterons donc ton discours non seulement avec attention, mais avec toute la
bienveillance possible.
L'ATHÉNIEN Je le présume.
CLINIAS Parle seulement.
L'ATHÉNIEN Eh bien, allons, redoublons d'attention à nous écouter les uns les autres. Nous
trouverons que le changement en toutes choses, hormis les mauvaises, est de beaucoup le mal
le plus dangereux, soit dans toutes les saisons, soit dans les vents, soit dans le régime du
corps, soit dans les moeurs de l'âme, et je ne dis point dangereux en un point, et non dans un
autre, mais en tout, hormis, comme je le disais tout à l'heure, dans ce qui est mauvais. Si nous
considérons le corps, nous verrons qu'il s'habitue à tous les aliments, à toutes les boissons, à
tous les travaux, qu'il en est d'abord troublé, mais qu'avec le temps ces aliments produisent en
lui des chairs qui leur sont propres, et qu'il finit par les aimer, s'y habituer, s'y familiariser et
par se trouver très bien de tout ce régime au point de vue du plaisir et de la santé. Et si jamais
on est contraint de quitter encore quelque régime approuvé, on est d'abord complètement
troublé par des maladies, et l'on a peine à s'en remettre, en s'accoutumant derechef à un
nouveau régime.
Il faut croire que les choses se passent de même pour l'esprit des hommes et la nature de leurs
âmes ; car quelles que soient les lois où ils ont été nourris, quand elles sont, par une chance
divine, restées immuables pendant de longues années, en sorte que personne ne se souvient ni
n'a entendu dire qu'elles aient jamais été autrement qu'elles ne sont à présent, l'âme se sent
pénétrée de respect et craint de changer quoi que ce soit à ces anciennes lois. Il est donc du
devoir du législateur de trouver quelque expédient pour procurer cet avantage à l'État. Voici

186
celui que j'imagine. Tout le monde est persuadé, comme je le disais précédemment, que les
jeux des enfants n'étant réellement. que des jeux, il ne faut pas attacher une très grande
importance aux changements qu'on y fait et qu'il n'en résulte pas un grand dommage. Aussi,
au lieu de les en détourner, on y cède et on s'y prête. On ne réfléchit pas que ces enfants,
quand ils font quelque innovation dans leurs jeux, une fois devenus des hommes, seront
différents de ceux qui les ont précédés, et qu'étant autres, ils aspireront à un autre genre de
vie, et qu'ainsi ils seront portés à désirer d'autres usages et d'autres lois, et qu'aucun d'eux
n'appréhendera de voir arriver ce que j'appelais tout à l'heure le plus grand mal des États. A la
vérité, les autres changements, ceux qui s'arrêtent à l'extérieur, ont des effets moins funestes ;
mais pour les changements fréquents qui se produisent dans les moeurs et dans l'éloge et la
critique qu'on en fait, ils sont de la dernière importance, et il faut s'en garder avec le plus
grand soin.
CLINIAS Sans contredit.

VII

L'ATHÉNIEN Mais quoi? avons-nous toujours foi en nos précédents discours, où nous avons
soutenu que tout ce qui regarde les rythmes et la musique en général sont des imitations des
moeurs humaines plus ou moins bonnes ? Qu'en pensez-vous ?
CLINIAS Nous n'avons pas du tout changé d'opinion.
L'ATHÉNIEN En conséquence, il nous faut mettre tout en oeuvre pour empêcher nos enfants
de prendre goût à d'autres genres d'imitation, soit pour la danse, soit pour le chant, et pour que
personne lie les y engage en leur proposant toutes sortes de plaisirs.
CLINIAS C'est très juste.
L'ATHÉNIEN Quelqu'un de nous a-t-il pour cela un moyen meilleur que celui dont usent les
Égyptiens ?
CLINIAS De quel moyen veux-tu parler ?
L'ATHÉNIEN De celui qui consiste à consacrer toutes les danses et tous les chants, en fixant
d'abord les fêtes et les distribuant sur toute l'année, et en faisant régler à quelles époques et en
l'honneur de quels dieu, enfants de dieux et démons, il faut les célébrer ; puis, dans chaque
sacrifice offert aux dieux, quel hymne il faut chanter et de quels choeurs il faut accompagner
chaque sacrifice, et, le tout une fois réglé, faire faire à tous les citoyens ; en commun des
sacrifices aux Moires et à tous les autres dieux et consacrer par des libations chaque chant, à
chacun des dieux et des démons. Si, contrairement à ces prescriptions, quelqu'un essaye
d'introduire en l'honneur de quelque dieu d'autres hymnes et d'autres danses, les prêtres et les
prêtresses, de concert avec les gardiens des lois, sont chargés de les en empêcher, en quoi ils
agissent suivant la religion et suivant la loi ; si le coupable refuse d'obéir, il s'expose, pendant
toute sa vie, à être traduit en justice par tout citoyen qui le voudra.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN Puisque le discours nous a conduits jusque-là, faisons nous-mêmes ce qu'il
sied que nous fassions.
CLINIAS Que veux-tu dire ?
L'ATHÉNIEN Quand un jeune homme et, à plus forte raison, un vieillard a vu ou entendu
quelque chose d'extraordinaire et tout à fait contraire à l'habitude, il ne se rend pas tout d'un
coup à ce qui cause sa surprise, et, au lieu de courir à ce qui en est l'objet, il s'arrête, comme
un voyageur qui arrivé à un carrefour et mal renseigné sur sa route, qu'il voyage seul ou en
compagnie, se consulte lui-même et les autres sur ce qui l'embarrasse et ne se remet en route
qu'après s'être assuré de sa route et du terme où elle conduit. C'est à présent notre cas, et nous
devons faire de même. Car, étant tombés au sujet des lois sur un discours paradoxal, il faut
l'examiner à fond, et ne pas prononcer facilement, à l'âge où nous sommes arrivés, sur un

187
point de cette importance, en affirmant que nous pouvons sur-le-champ dire quelque chose de
net.
CLINIAS Ce que tu dis là est très vrai.
L'ATHÉNIEN Aussi nous prendrons du temps pour y réfléchir et nous n'affirmerons rien
qu'après un mûr examen ; mais, pour n'être point forcés d'interrompre inutilement la suite de
la législation que nous établissons à présent, poussons jusqu'à la fin de nos lois. Peut-être, si
Dieu le veut, après avoir entièrement achevé notre exposition, verrons-nous clair dans la
question qui nous embarrasse.
CLINIAS C'est fort bien dit, étranger : procédons comme tu viens de l'indiquer.
L'ATHÉNIEN Qu'il soit donc admis, dirons-nous, si étrange que cela paraisse, que les chants
sont autant de lois. Nous voyons que les anciens ont donné ce nom de lois aux airs qu'on joue
sur la cithare (10) ; peut-être n'étaient-ils pas très éloignés de penser comme nous le faisons à
présent, et 8w peut-être l'un d'eux, soit en songe, soit en état de veille, entrevit par une sorte
de divination la vérité de ce que nous disons. Posons donc à ce sujet la règle que voici dans
les chants prescrits par l'État, dans les cérémonies religieuses et dans tout ce qui regarde les
choeurs, il sera interdit de rien changer au chant et à la danse tout autant que de violer toute
autre de nos lois. Celui qui nous obéira n'aura aucune punition à craindre; mais si quelqu'un
ne nous écoute pas, il sera, comme nous l'avons dit tout à l'heure, puni par les gardiens des
lois, les prêtresses et les prêtres. Considérons ce point comme réglé en paroles.
CLINIAS Soit.

IX

L'ATHÉNIEN Mais comment légiférer là-dessus sans se rendre ridicule ? Voyons si le moyen
le plus sûr ne serait pas d'imprimer par la parole dans l'esprit des citoyens une sorte d'image
sensible. En voici un exemple. Si, après un sacrifice, lorsque les victimes ont été brûlées
suivant la loi, si quelqu'un, disons-nous, fils ou frère de celui qui offre le sacrifice, s'étant
approché à titre privé des autels et des victimes, proférait toute sorte de blasphèmes (11), ne
penserions-nous pas qu'il jetterait la consternation dans l'esprit du père et de sa famille et
qu'ils verraient là de mauvais propos et des paroles de mauvais augure ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Eh bien ! c'est précisément ce qui, dans nos pays, arrive, si j'ose dire, à presque
tous les États. Quand un magistrat fait un sacrifice public, alors on voit arriver, non pas un
choeur, mais nue multitude de choeurs, qui, se tenant, non pas loin, mais parfois tout près des
autels, déversent sur les victimes toutes sortes de blasphèmes, et serrent le coeur de ceux qui
les écoutent par les paroles, les rythmes, les airs les plus lugubres, et celui qui tire
instantanément le plus de larmes de la cité est celui qui remporte la victoire. N'abolirons-nous
pas un pareil usage, et, si parfois il est nécessaire que les citoyens écoutent de pareilles
lamentations, dans les jours qui ne sont pas purs, mais néfastes, ne faudrait-il pas plutôt faire
venir du dehors des choeurs que l'on gagerait, comme ceux qu'on loue pour accompagner les
morts avec une harmonie carienne ? Il conviendrait d'en user de même pour ces chants
plaintifs. Ce qui siérait aussi à ces chants, ce ne sont pas les couronnes et les parures dorées,
mais au contraire la robe longue. Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet, je vous
redemanderai seulement si cette première empreinte donnée à nos chants vous plait, de la
poser en loi.
CLINIAS Qu'entends-tu par là ?
L'ATHÉNIEN Les paroles de bon augure. Tous nos chants seront en tout point de bon augure.
Est-il besoin que je prenne de nouveau votre avis là-dessus, où en ferai-je une loi tout de
suite ?
CLINIAS Oui, fais-la : cette loi a pour elle tous les suffrages.

188
L'ATHÉNIEN Et après les paroles de bon augure, quelle sera notre seconde loi sur la musique
? Ne sera-ce pas que nous fassions toujours des prières aux dieux à qui nous sacrifions ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Nous mettrons, je pense, pour troisième loi que les poètes, sachant que les
prières sont des demandes faites aux dieux, devront faire grande attention à ne jamais
demander par mégarde un mal comme un bien, car l'effet d'une telle prière serait, je pense,
d'exciter la risée.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Mais notre discours ne nous a-t-il pas persuadé tout à l'heure qu'il ne doit pas y
avoir de place dans la cité, ni pour l'argent, ni pour l'or ?
CLINIAS Si fait.
L'ATHÉNIEN Qu'avons-nous donc voulu enseigner par ce discours ? N'est-ce point que la
race des poètes n'est pas toujours capable de bien connaître ce qui est bien et ce qui ne l'est
pas. Si donc un poète a commis une telle méprise dans ses paroles ou dans son chant, il sera
cause que les citoyens feront des prières maladroites et demanderont dans des choses très
importantes le contraire de cc qu'il faut demander, et nous ne trouverons pas, nous l'avons dit,
beaucoup de fautes plus grandes que celle-là. Posons-donc cette prescription comme une des
lois et un des caractères de notre musique.
CLINIAS Quelle prescription ? explique-toi plus clairement.
L'ATHÉNIEN C'est que le poète ne fasse rien de contraire aux usages de l'État, à ce qu'il tient
pour juste, beau et honnête, et. qu'il ne lui soit pas permis de montrer ses ouvrages à d aucun
particulier avant de les faire voir et agréer aux juges nommés pour cela et aux gardiens des
lois. Ces juges sont ceux que nous avons choisis pour régler la musique, et celui qui préside à
l'éducation. Eh bien ! je vous renouvelle ma question, mettrons-nous cette loi, ce modèle, ce
caractère avec les deux autres ? Que vous en semble ?
CLINIAS Mettons-le, cela ne fait pas de doute.

L'ATHÉNIEN Nous ne pouvons mieux faire après cela que de mêler aux prières des hymnes
et des chants à la louange des dieux, et, après les dieux, d'adresser de même aux démons et
aux héros les prières et les louanges qui conviennent à chacun d'eux.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Après cela, nous pourrions tout de suite, sans que personne y trouve à redire,
porter la loi que voici : Tous ceux des citoyens qui seront arrivés au terme de leur vie après
avoir accompli, au physique ou au moral, des actions belles et difficiles et observé fidèlement
les lois, auront droit, comme il convient, à des éloges.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Pour ceux qui sont encore vivants, il serait hasardeux de les honorer par des
louanges et des hymnes, avant qu'ils aient parcouru toute leur carrière et l'aient couronnée par
une belle fin. Tout cela sera commun aux hommes et aux femmes qui se seront manifestement
distingués par leurs vertus.
A l'égard des chants et des danses, voici comment il faut les établir. Les anciens nous ont
laissé beaucoup de belles créations musicales et aussi de belles danses. Rien ne nous empêche
d'y choisir ce qui convient et s'ajuste à notre plan de gouvernement. On élira pour faire ce
choix des examinateurs âgés d'au moins cinquante ans; ils trieront parmi les poèmes anciens
ce qui leur paraîtra bon ; quant à ce qui leur paraîtra insuffisant ou tout à fait impertinent, ils
le rejetteront absolument, ou le remanieront et le corrigeront, en recourant à des gens habiles
en poésie et en musique, dont ils mettront à profit les talents créateurs, sans rien concéder,
sinon peu de choses, aux plaisirs et aux passions ; et leur expliquant le mieux qu'ils pourront

189
les intentions du législateur, ils institueront les danses, les chants et toute la chorée comme il
leur paraîtra bon. Toute pièce de musique où l'on a substitué l'ordre au désordre et d'où l'on a
banni la muse flatteuse en vaut infiniment mieux. Pour l'agrément, il est commun à toutes les
muses. En effet, celui qui, dés l'enfance jusqu'à l'âge de la maturité et de la raison, a été élevé
suivant la muse tempérante et réglée, s'il vient à entendre la muse contraire, ne peut la souffrir
et la trouve indigne d'un homme libre ; si, au contraire, il a été élevé suivant la muse vulgaire
et flatteuse, il soutient que la muse contraire est froide et sans agrément. Aussi, comme je le
disais tout à l'heure, il n'y a point, sous le rapport du plaisir ou du désagrément, de différence
entre ces deux muses ; mais l'une a cet avantage de rendre ses nourrissons meilleurs, tandis
que l'autre ne manque jamais de les rendre pires.
CLINIAS C'est bien dit.
L'ATHÉNIEN Il faudrait encore séparer les chants qui conviennent aux femmes de ceux qui
conviennent aux hommes, en leur donnant une forme distincte, et il serait indispensable d'y
assortir les airs et les rythmes. Car il y aurait de quoi se récrier, si l'on n'accordait pas l'air tout
entier avec les paroles et si l'on faussait le rythme, faute d'appliquer à chaque chant ce qui lui
convient. Il faut aussi en fixer les formes par une loi, car il faut attribuer à l'un et à l'autre sexe
ce que la nécessité impose, et, comme chaque sexe se distingue par une nature différente, c'est
en se fondant sur cette différence qu'il faut faire ce discernement. Aussi il faut déclarer propre
aux hommes ce qui a grand air et penche du côté du courage, et donner à la femme ce qui
incline du côté de la modestie et de la retenue, comme étant plus féminin. Voilà pour ce qui
concerne l'ordre.
Parlons maintenant de la manière d'enseigner et de transmettre ces préceptes et disons
comment, pour qui et quand il faut exécuter chacun d'eux. Quand un constructeur de
vaisseaux jette les fondements d'un bâtiment, il commence par esquisser les formes de la
carcasse. Il me semble que je procède comme lui. En essayant de distinguer les formes de
chaque genre de vie, suivant la diversité des âmes, je pose réellement les fondements de ma
construction, et j'examine comme il faut par quel moyen et quelles moeurs nous pourrons
atteindre le plus heureusement le terme de cette navigation qu'est la vie. A la vérité, les
affaires humaines ne méritent pas qu'on y prête une grande attention, et cependant il le faut, et
cela est fâcheux. Mais puisque l'entreprise en est au point où elle est, si nous pouvions la
terminer par quelque moyen convenable, nous aurions peut-être de quoi en être satisfaits. Que
veux-je donc dire par là ? On pourrait peut-être me le demander et l'on n'aurait pas tort.
CLINIAS C'est mon avis.
L'ATHÉNIEN Je dis qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui mérite nos soins et ne pas
s'appliquer à ce qui ne les mérite pas, que Dieu par sa nature est digne de toute sorte de
religieux empressements, mais que l'homme, comme je l'ai dit plus haut, est un jouet fabriqué
par Dieu et que c'est là la plus excellente de ses qualités. II faut donc se conformer à cette
destination et c'est en jouant les jeux les plus beaux, que tout homme et toute femme doivent
occuper leur vie, et prendre des sentiments tout opposés à ceux qu'ils ont à présent.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Ils croient aujourd'hui qu'il faut s'occuper des choses sérieuses en vue des
amusements, et ils sont persuadés que la guerre, qui est une affaire sérieuse, doit être dirigée
en vue de la paix. En réalité la guerre n'est point de nature à nous amuser et ne peut d'autre
part ni ne pourra jamais nous donner d'instruction digne de ce nom, et c'est ce qui, selon moi,
est la chose la plus digne de nos soins. Aussi est-ce dans la paix qu'il faut que chacun passe la
plus grande partie de sa vie, et de la façon la plus vertueuse. Quelle est donc la vraie manière
de passer sa vie en jouant ? et à quels jeux faut-il s'adonner ? II faut faire des sacrifices,
chanter, danser, afin de se rendre les dieux propices, de repousser les ennemis et d'être
victorieux dans les batailles. Par quelles sortes de chants et de danses on peut obtenir ces deux
avantages, j'en ai donné les modèles et tracé pour ainsi dire les routes qu'il faut suivre,

190
persuadé que le poète a raison quand il dit : "Télémaque, tu trouveras toi-même en ton esprit
une partie de ce qu'il faut dire ; un dieu t'inspirera le reste ; car je ne pense pas que tu sois né
et que tu sois grand malgré les dieux (12)." Il faut que nos nourrissons pensent de même et
croient que ce que nous avons dit est suffisant, et qu'un démon ou un dieu leur suggérera ce
qui leur reste à apprendre au sujet des sacrifices et des choeurs, par exemple pour quels dieux
en particulier et à quel moment ils célébreront des jeux et se rendront les dieux propices pour
passer leur vie conformément à leur nature, comme il convient à des êtres qui ne sont guère
que des automates et n'ont que peu de part à la vérité.
MÉGILLOS Tu ravales bien bas la nature humaine, étranger.
L'ATHÉNIEN Ne t'en étonne pas, Mégillos, mais excuse-moi. Si j'ai parlé comme je l'ai fait,
c'est sous l'impression que me cause la vue de la divinité. Je te passe donc que le genre
humain n'est point méprisable, si cela te fait plaisir, et qu'il mérite quelque attention.

XI

Poursuivons ce discours. Nous avons parlé de la construction des gymnases et des écoles
publiques qu'on bâtira en trois endroits dans le milieu de la ville. En dehors de la ville, autour
des murs, on bâtira aussi des manèges de chevaux en trois endroits, et l'on ménagera un vaste
emplacement pour que les jeunes gens apprennent et s'exercent à tirer de l'arc et à lancer des
traits de loin. Si je ne me suis pas suffisamment expliqué, édictons maintenant cette loi : qu'il
y ait pour chacun de ces exercices des maîtres que nous attirerons chez nous en les payant,
s'ils sont étrangers ; ils donneront à ceux qui fréquenteront nos écoles toutes les instructions
qui se rapportent à la guerre et à la musique. On ne laissera pas le père libre d'envoyer ses
enfants à l'école ou de négliger leur éducation, si cela lui plaît. Il faut, comme on dit, que tous,
hommes et enfants, y soient astreints dans la mesure du possible, vu que les enfants
appartiennent à l'État plutôt qu'à leurs parents. Je ferais la même loi pour les femmes et je les
obligerais à faire exactement tous les exercices des hommes, et je ne crains pas que l'on
m'objecte que l'équitation et à la gymnastique, si elles conviennent aux hommes, ne
conviennent pas aux femmes. Je suis persuadé du contraire par des faits anciens que j'ai
entendu rapporter, et je puis dire que je sais qu'aujourd'hui même il y a autour du Pont des
milliers et des milliers de femmes, appelées Sauromatides, qui, suivant les prescriptions de la
loi, s'exercent non seulement à l'équitation, mais encore au maniement de l'arc et des autres
armes, tout comme le font les hommes. En outre, voici là-dessus la réflexion que je fais : je
dis que si la chose est possible, il n'y a rien de plus insensé que l'usage actuellement reçu dans
nos pays, où les hommes ne pratiquent pas tous unanimement les mêmes exercices que les
femmes ; car on peut dire qu'il n'y a pas d'État qui ne soit ou ne devienne la moitié de ce qu'il
serait, si toute sa population participait aux mêmes charges et aux mêmes travaux. C'est là une
faute énorme de la part du législateur.
CLINIAS II y a apparence. Cependant, étranger, il y a dans ce que tu viens de dire une foule
de prescriptions en désaccord avec les constitutions habituelles des États.
L'ATHÉNIEN J'ai dit qu'il fallait laisser aller le discours, et, le discours terminé, choisir alors
ce qui serait jugé le meilleur.
CLINIAS Tu l'as dit, en effet, et fort judicieusement, ce qui fait que je me reproche à moi-
même de t'avoir interrompu.
Continue donc à nous dire ce qu'il te plaira.

XII

L'ATHÉNIEN M'est avis, Clinias, comme je l'ai déjà dit, que, si les faits ne prouvaient pas
suffisamment que mon idée est réalisable, on pourrait peut-être y faire des objections. Mais il

191
faudra chercher autre chose, si l'on refuse absolument de me passer cette loi ; car les
objections n'éteindront pas mon zèle à la recommander et je soutiendrai toujours qu'il faut que
le sexe féminin prenne part, autant qu'il est possible, à l'éducation et aux autres exercices
réservés au sexe masculin. Voici en effet une réflexion qu'il faut faire à ce sujet. Si les
femmes ne partagent pas entièrement la vie des hommes, n'est-il pas nécessaire que leur vie
soit ordonnée autrement ?
CLINIAS Assurément, c'est indispensable.
L'ATHÉNIEN Mais entre les genres de vie en usage aujourd'hui, lequel préférerons-nous à
cette communauté que nous prescrivons à présent pour elles ? Sera-ce celui des Thraces et de
beaucoup d'autres nations, où les femmes labourent, font paître des troupeaux de boeufs et de
moutons et servent de domestiques absolument comme des esclaves ? Ou bien fera-t-on
comme nous et tous ceux qui habitent nos régions ? Voici, en effet, comment les choses se
passent chez nous. Nous ramassons, comme on dit, toutes nos richesses dans une seule pièce,
nous les remettons aux femmes pour qu'elles les mettent en réserve, et nous leur confions le
gouvernail en ce qui concerne la navette et le travail de la laine. Ou bien prendrons-nous,
Mégillos, le milieu entre ces deux extrêmes, comme à Lacédémone, où les jeunes filles
doivent prendre part aux exercices de gymnastique et de musique, où les femmes, déchargées
du travail de la laine, n'en mènent pas moins une vie active, qui n'est ni vile ni vulgaire ? car
elles s'occupent avec les hommes des soins de l'administration domestique et de l'éducation
des enfants, mais sans prendre part aux exercices de la guerre, en sorte que, s'il fallait un jour
combattre pour leur patrie et pour leurs enfants, elles ne sauraient, comme les amazones,
lancer des flèches ou d'autres traits avec adresse, ni prendre le bouclier et la lance, à l'exemple
de Pallas, s'opposer généreusement au ravage de leur patrie, et pouvoir tout au moins faire
peur à l'ennemi, en se montrant en bon ordre. Il est clair qu'en menant ce genre de vie, elles
n'oseront même pas imiter les femmes des Sauromates, qui, comparées à des femmes
ordinaires, pourraient passer pour des hommes. Loue donc qui voudra vos législateurs sur cet
article. Pour moi, je ne saurais dire autre chose que cc que j'ai dit ; car je veux un législateur
complet, et non une moitié de législateur, qui laisse les femmes vivre dans la mollesse et
suivre un régime de vie somptueux et sans ordre, et qui, uniquement occupé de l'homme, ne
laisse à l'Etat que la moitié, au lieu du double d'une vie heureuse.
MÉGILLOS Que ferons-nous, Clinias ? Souffrirons-nous que l'étranger coure ainsi sus à
Sparte ?
CLINIAS Oui, puisque nous lui avons accordé la permission de tout dire, il faut le laisser
aller, jusqu'à ce que nous soyons arrivés au terme de notre législation.
MÉGILLOS Tu as raison.

XIII

L 'ATHÉNIEN C'est donc à moi, semble-t-il, d'essayer d'en développer la suite.


CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Quel pourrait être le genre de vie des citoyens dans un État où ils sont pourvus
d'un nécessaire honnête, où l'exercice des métiers a été remis à d'autres, où la culture du sol a
été laissée à des esclaves, qui leur payent sur les produits de la terre une portion suffisante à
des gens qui vivent sobrement, où il y a des salles à manger communes, les unes à part pour
les hommes, et les autres attenantes à celles-là pour leur famille, c'est-à-dire leurs filles et les
mères de leurs filles, où des magistrats des deux sexes sont chargés de regarder et de voir
chaque jour comment on se conduit dans ces assemblées, de les congédier et de s'en retourner
chez eux avec les autres convives, après avoir fait des libations aux dieux à qui la nuit et le
jour présent sont consacrés ? Des gens ainsi pourvus n'auront-ils plus aucune besogne
obligatoire ou strictement bienséante à remplir ? faudra-t-il que chacun d'eux vive comme une

192
bête uniquement occupée à s'engraisser ? Nous pouvons dire que cela ne serait ni juste ni
honnête, et qu'un homme qui vivrait ainsi ne saurait manquer d'avoir ce qui lui revient. Or ce
qui revient à un animal paresseux et qui n'a d'autre souci que de s'engraisser, c'est d'être mis
en pièces par un autre animal, un animal maigre, courageux et endurci au travail. Si nous
voulions arriver sur ce point à une exactitude complète, comme nous l'avons fait tout à
l'heure, nous ne pourrions y réussir avant que chacun de nous ait une femme, des enfants, des
maisons particulières et toutes les choses qui s'y rapportent. Pour ce qui vient après cela et
tient le second rang, ce dont nous traitons à présent, si nous pouvions l'avoir, nous aurions lieu
d'être satisfaits. Je dis donc que, pour des gens qui vivent ainsi, il reste un devoir qui n'est pas
le plus petit ni le plus négligeable, mais bien le plus important de tous et qui nous est
commandé par une loi juste. La vie réputée la meilleure, celle d'un homme qui prend un soin
absolu de son corps et de son âme en vue de la vertu, est deux fois plus occupée, et même
beaucoup davantage, que celle de l'athlète qui néglige toute autre occupation pour conquérir la
victoire aux jeux pythiques ou olympiques. Il ne faut entreprendre en surcroît aucun autre
ouvrage qui empêcherait de donner à son corps les exercices et la nourriture qui lui
conviennent, et à son âme la science et les bonnes habitudes. Tous les moments du jour et de
la nuit suffisent à peine à qui s'applique à cet objet, pour en acquérir la juste mesure et la
perfection.
Cela étant ainsi, il faut établir pour tous les hommes libres un ordre d'occupations pour tout le
temps de leur vie sans interruption, à partir de l'aurore jusqu'au lendemain, au lever du soleil.
Il ne paraît pas séant pour le législateur de multiplier les petites prescriptions de détail
relatives à l'administration domestique et à tous les autres objets semblables auxquels doivent
veiller la nuit ceux qui sont chargés de garder continuellement et exactement toutes les parties
de la cité. D'ailleurs, qu'un citoyen quelconque passe toute la nuit à dormir et ne se montre
point toujours le premier éveillé et levé à tous ses domestiques, tout le monde doit tenir cette
pratique pour honteuse et indigne d'un homme libre, qu'on donne à cc devoir le nom de loi ou
d'usage, peu importe. De même, qu'une maîtresse de maison se fasse éveiller par des servantes
et ne soit pas la première à éveiller ses femmes, il faut qu'entre eux les esclaves des deux
sexes, les enfants, et, s'il se peut, la maison tout entière proclament cela comme une honte.
Tout le monde doit veiller la nuit pour s'occuper des multiples détails de l'administration
publique et de l'administration domestique, les magistrats dans la ville, les maîtresses et les
maîtres dans leurs maisons particulières. Si l'on suit la nature, il n'est pas bon de dormir
longtemps, ni pour nos corps, ni pour nos âmes, ni pour toutes les actions que nous avons à
faire ; car on n'est bon à rien quand on dort, pas plus que si l'on était mort. Quiconque se
préoccupe surtout de vivre et de penser, se tient éveillé le plus longtemps possible et s'en tient
à ce qui est utile à sa santé, et il faut peu de sommeil à qui a pris une bonne habitude. Des
magistrats qui veillent la nuit dans les États sont redoutables aux méchants, ennemis ou
citoyens, ils sont vénérés et estimés par les hommes justes et sages, et sont utiles à eux-mêmes
et à tout l'état.

XIV

Outre les avantages que je viens de signaler, la nuit passée de la sorte contribue encore à
donner du courage à tous les habitants d'une ville. Dès le point du jour, les enfants devront se
rendre chez leurs maîtres. Si les moutons ni les autres bestiaux ne peuvent vivre sans bergers,
les enfants non plus ne peuvent vivre sans gouverneur, ni les esclaves sans maîtres. Mais de
tous les animaux, l'enfant est le plus difficile à manier, et il est d'autant plus rusé, plus revêche
et plus pétulant qu'il porte en lui un germe de raison qui n'est pas encore développé. Aussi
faut-il le brider, si je puis dire, par beaucoup de mors, en lui donnant d'abord, dès qu'il est
sorti des mains des nourrices et de sa mère, des gouverneurs pour surveiller ses jeux et sa

193
faiblesse enfantine, puis des maîtres pour lui donner toutes sortes de leçons et de
connaissances. De plus, tout homme libre devra châtier et l'enfant lui-même comme on châtie
un homme libre, et son gouverneur et son maître, comme on châtie un esclave, s'il surprend
l'un d'eux en faute. Si, les ayant surpris, il ne les punit pas comme ils le méritent, que sa
négligence soit d'abord pour lui le plus grand sujet d'opprobre, ensuite que celui des gardiens
des lois qui aura été choisi pour commander les enfants remarque soigneusement celui qui,
rencontrant les personnes dont je viens de parler, ne les punit pas alors qu'il le doit, ou ne les
punit pas comme il faut ; qu'en même temps il surveille d'un règard aigu et avec un soin
particulier l'éducation des enfants, redresse leur caractère, et les tourne sans cesse vers le bien
conformément aux lois.
Mais ce magistrat lui-même, comment notre loi le formera-t-elle convenablement ? Jusqu'ici
elle n'en a rien dit de clair et de suffisant : elle a touché certains points, omis les autres. Or il
faut, autant que possible, ne rien laisser de côté de ce qui le regarde; il faut l'instruire sur tout,
pour qu'il puisse l'expliquer et en instruire les autres. Ce qui regarde la chorée a déjà été traité
et nous avons dit sur quel modèle il faut choisir, corriger et consacrer les chants et les danses.
Mais pour les écrits en prose, nous n'avons pas dit, ô excellent gardien de la jeunesse, ce qu'ils
doivent être et de quelle manière doivent en user tes nourrissons. A l'égard de la guerre, nous
t'avons indiqué les sciences et les exercices qui leur sont nécessaires ; mais pour ce qui
concerne les lettres d'abord, et, en second lieu, la lyre et le calcul, que nous avons déclarés
nécessaires; pour ce que chacun doit savoir en ce qui regarde la guerre, l'administration
domestique et celle de l'État; et en outre ce qu'en vue de ces mêmes administrations il est utile
de connaître au sujet des révolutions des corps célestes, astres, soleil et lune, pour bien régler
l'État, je veux dire pour distribuer les jours selon les mois et les mois selon les années, afin
que les saisons, les fêtes et les sacrifices occupant chacun la place qui leur convient dans
l'ordre de la nature et tenant la ville animée et éveillée, on rende aux dieux les honneurs qui
leur sont dus et qu'on donne aux hommes une intelligence plus complète sur ces objets, tous
ces points la, cher ami, n'ont pas encore été suffisamment éclaircis pour toi par le législateur.
Donne donc ton attention à ce que je vais dire ensuite.
Au sujet des lettres, nous avons dit que tu n'as pas encore les instructions suffisantes : la faute
en est au discours, parce qu'il ne t'a pas expliqué distinctement si, pour être un bon citoyen, il
faut en avoir une connaissance exacte ou n'y pas toucher du tout, et il en est de même en ce
qui regarde la lyre. Nous déclarons donc qu'il faut s'appliquer aux lettres et à la lyre. Aux
lettres l'enfant âgé de dix ans consacrera environ trois ans ; pour la lyre, le temps convenable
pour en commencer l'étude est la treizième almée; on la poursuivra pendant trois ans. Le père
lie pourra y tenir l'enfant ni plus ni moins de trois ans, et l'enfant lui-même, qu'il ait du goût
ou de l'aversion pour cette étude, lie pourra y consacrer ni plus ni moins de temps que la loi ne
le prescrit. Celui qui n'obéira pas sera privé des honneurs réservés à l'enfance, dont. nous
parlerons dans la suite. Mais pendant ces temps-là que faut-il que les enfants apprennent et
que les maîtres leur enseignent? C'est cela même qu'il b faut te dire d'abord. Les enfants
devront s'appliqiier aux lettres jusqu'à ce qu'ils sachent écrire et lire. S'il en est à qui la
lourdeur d'esprit lie permet pas de réussir à le faire couramment et proprement dans les années
prescrites, on lie s'en mettra pas en peine. Quant aux ouvrages des poètes qui ne se prêtent pas
aux accords de la lyre, et dont les uns sont en mesure et les autres sans coupes rythmiques, et
qui, privés de rythme et d'harmonie, sont faits seulement pour être récités, écrits dangereux
que nous ont laissés la plupart d'entre eux, que prétendez-vous en faire, excellents gardiens
des lois que vous êtes ? Comment le législateur pourra bien vous prescrire d'en user, s'il veut
faire une bonne loi ? Je m'attends qu'il se trouvera lui-même dans lui grand embarras.
CLINIAS Qu'est-ce donc qui t'embarrasse réellement pour que tu te parles ainsi à toi-même ?

194
L'ATHÉNIEN Tu fais bien de m'interrompre, Clinias. Comme nous faisons en commun ce
plan de législation, il est indispensable que je vous explique ce qui me paraît facile et ce qui
ne l'est pas.
CLINIAS Mais encore, que veux-tu dire à présent, et qu'est-ce qui te fait parler de la sorte ?
L'ATHÉNIEN Je vais te le dire : c'est qu'on ne se résoud pas de gaieté de coeur à heurter de
front le sentiment d'une infinité de gens.
CLINIAS Quoi donc ! Penses-tu n'avoir fait jusqu'ici que quelques prescriptions sans
importance en opposition avec l'opinion générale ?
L'ATHÉNIEN C'est vrai, ce que tu dis là. Tu veux donc, ce me semble, que je suive la même
route : elle déplaît à beaucoup de gens, mais plaît peut-être à autant d'autres, qui, en tout cas,
ne sont pas inférieurs en mérite, s'ils le sont en nombre. C'est avec ceux-ci que tu m'exhortes à
affronter le danger et à m'avancer hardiment sur la route ouverte par nos précédents discours
et à ne pas me relâcher.
CLINIAS C'est bien cela.

XV

L'ATHÉNIEN Je ne me relâcherai donc pas. Je dis que nous avons un très grand nombre de
poètes qui ont composé des hexamètres, des trimètres et des vers de toutes sortes de mesures,
les uns sur des sujets sérieux, les autres sur des sujets badins ; que des milliers de gens
prétendent que, pour bien élever les jeunes gens, il faut les en nourrir, les en rassasier, étendre
et multiplier leurs connaissances par de telles lectures, jusqu'à les leur faire apprendre par
coeur en entier ; que d'autres, extrayant dans tous des passages importants, et ramassant
ensemble des tirades entières, soutiennent qu'il faut les apprendre par coeur et s'en charger la
mémoire, si l'on veut devenir bon et habile en acquérant beaucoup d'expérience et de
connaissances. C'est à ces gens-là que tu m'engages à déclarer avec franchise ci, quoi ils ont
raison et cri quoi ils ont tort.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Comment pourrais-je résumer d'un mot ma pensée sur tous ces points, pour
être suffisamment clair ? Voici, je crois : c'est que, chacun de ces poètes - et en ceci tout le
monde sera d'accord avec moi - a dit beaucoup de bonnes choses et beaucoup de mauvaises,
et, s'il en est ainsi, je conclus que l'apprentissage de tant de choses est dangereux pour les
enfants.
CLINIAS Quels conseils donneras-tu donc au gardien des lois ?
L'ATHÉNIEN Sur quoi veux-tu que je le conseille ?
CLINIAS Sur le modèle qu'il doit avoir devant les yeux pour permettre à tous les jeunes gens
d'apprendre certaines choses et pour leur en interdire d'autres ? Parle, n'hésite pas.
L'ATHÉNIEN Mon bon Clinias, il me semble que la chance m'a favorisé.
CLINIAS A propos de quoi ?
L'ATHÉNIEN C'est que je ne suis pas du tout embarrasé pour trouver un modèle ; car en me
reportant aux discours que nous avons tenus depuis ce matin jusqu'à ce moment, et qui, je
crois, nous ont été inspirés par les dieux, il m'a paru qu'ils ressemblaient fort à de la poésie.
Par conséquent, il n'y a rien de surprenant dans ce qui m'arrive, je veux dire dans la grande
joie que je ressens en embrassant d'une seule vue l'ensemble de nos discours. Car des
nombreux discours que j'ai appris ou entendus, soit en vers, soit en prose, ce sont ceux-là qui
m'ont paru les plus sensés de tous et les plus dignes d'être entendus par les jeunes gens, et je
ne saurais, je crois, proposer de meilleurs modèles au gardien des lois et au maître d'école et
mieux faire que d'engager les maîtres à les apprendre aux enfants, et si, en parcourant les
poèmes ou les ouvrages en prose, ou écoutant des discours simplement prononcés comme les
nôtres et non écrits, le gardien des lois en rencontre qui se rapportent et ressemblent aux

195
nôtres, qu'il ne néglige pas du tout ces discours apparentés aux nôtres, mais qu'il les mette par
écrit et force d'abord les maîtres eux-mêmes à les louer et à les apprendre, et s'il en est qui ne
les approuvent pas, qu'il rejette leur ministère et ne confie l'instruction et l'éducation des
enfants qu'à ceux qui en font le même cas que lui. Je n'ai maintenant plus rien à dire au sujet
des maîtres d'école et des lettres.
CLINIAS Relativement à notre plan, je ne crois pas, étranger, que nous nous écartions du but
que nous nous sommes proposé. Mais si notre plan est entièrement réussi, il est sans doute
difficile de l'affirmer.
L'ATHÉNIEN Nous le verrons mieux, je crois, Clinias, lorsque, comme je l'ai déjà dit
plusieurs fois, nous aurons terminé l'exposé de notre législation.
CLINIAS Bien.

XVI

L'ATHÉNIEN Après le maître d'école, n'est-ce pas au maître de cithare qu'il faut nous
adresser ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Pour les maîtres de cithare, je crois, si nous nous souvenons des discours tenus
précédemment, que nous leur avons assigné la tâche qui leur revient dans l'enseignement et
toutes les parties de l'éducation qui sont de leur ressort.
CLINIAS De quels discours parles-tu ?
L'ATHÉNIEN Nous avons dit, je crois, que les chanteurs sexagénaires de Dionysos devaient
être particulièrement bien doués pour juger des rythmes et des combinaisons harmoniques,
afin qu'étant en état de discerner la bonne et la mauvaise imitation dans les chants qui
expriment les affections de l'âme et de distinguer ceux qui représentent la vertu de ceux qui
représentent le contraire, ils rejettent certaines mélodies, et chantent les autres aux jeunes pour
en pénétrer leurs âmes, les invitant à les suivre et à les accompagner au moyen de ces
imitations en vue d'acquérir la vertu (13).
CLINIAS Rien de plus vrai que ce que tu dis.
L'ATHÉNIEN C'est dans cette vue que le maître et son élève doivent user des sons de la lyre,
à cause de la clarté que leur donnent les cordes, en accordant ces sons aux airs du musicien.
Quant aux sons différents et variés exprimés sur la lyre, lorsque les cordes rendent une
mélodie et que l'auteur des chants en a composé une autre, lorsque, par l'opposition des tons
forts et des faibles, des rapides et des lents, des aigus et des graves, on fait résulter un accord
de la discordance même, et que l'on ajuste de même toutes les variétés de rythmes aux sons de
la lyre, il ne faut pas parler de tout cela à des enfants qui doivent s'approprier rapidement en
trois années ce que la musique a d'utile. Car ces parties opposées, se troublant les unes les
autres, sont difficiles à apprendre, et il faut que nos jeunes gens aient toute facilité d'apprendre
; car les sciences indispensables qu'ils sont chargés d'acquérir ne sont ni en petit nombre ni de
peu d'importance, comme la suite de cet entretien le fera voir plus tard. Ainsi notre maître de
musique bornera ses soins à ce qui vient d'être dit.
Pour ce qui est des chants et des paroles que les maîtres de choeur doivent enseigner à leurs
élèves, nous nous en sommes expliqués nettement dans ce qui précède et nous avons dit que
chaque fête devait avoir ses chants propres et consacrés pour procurer aux citoyens un plaisir
bienvenu.
CLINIAS C'est vrai, tu nous l'as expliqué.
L'ATHÉNIEN Très vrai, en effet. Et maintenant que le magistrat choisi pour présider à la
musique, ayant reçu ces chants de notre main, s'en occupe et y réussisse grâce à la fortune
bienveillante. Pour nous, revenant sur la danse et sur tous les exercices corporels, ajoutons
quelque chose à ce qui en a déjà été dit, et comme nous avons ajouté ce qui restait à enseigner

196
sur la musique, ajoutons-le aussi pour la gymnastique. Les garçons et les filles doivent
apprendre à danser et à faire de la gymnastique, n'est-il pas vrai ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Il faudra pour les garçons des maîtres et pour les filles des maîtresses de danse,
pour les faire travailler aussi bien que les garçons.
CLINIAS Il faut bien l'admettre.
L'ATHÉNIEN Rappelons donc l'homme qui aura le plus d'occupations, l'instituteur de la
jeunesse, qui, chargé de veiller à la musique et à la gymnastique, n'aura pas beaucoup de
loisir.
CLINIAS Mais comment pourra-t-il, vieux comme il est, veiller à tant de choses ?

XVII

L'ATHÉNIEN Il le pourra facilement, cher ami ; car la loi lui a déjà permis et lui permettra
encore de s'adjoindre pour cette surveillance ceux des citoyens et des citoyennes qu'il voudra,
et il connaîtra ceux qu'il faut prendre et ne se résoudra jamais à faire un mauvais choix. Il sera
assez sage pour respecter une fonction dont il sentira la grandeur, et il se dira en lui-même
que, si les jeunes gens ont été et sont bien élevés, tout ira pour le mieux; sinon... cela ne vaut
pas la peine de dire et nous ne disons pas ce qui arriverait dans une cité nouvelle, craignant
ceux qui aiment fort à consulter les devins.
Nous avons déjà dit bien des choses touchant la danse et tous les mouvements gymnastiques,
car nous considérons comme gymnastiques tous les travaux corporels qui regardent la guerre,
comme l'art de tirer de l'arc et de lancer toute sorte de traits, celui de combattre avec des
armes légères ou pesantes, les évolutions tactiques, la science des marches et des campements
et tout ce qui a rapport à l'équitation. Il faudra pour tout cela des maîtres publics, qui
recevront un salaire de l'État.
Ils auront pour disciples tous les habitants de la cité, enfants et hommes faits, jeunes filles et
femmes, qu'on instruira dans tous ces genres d'exercices. Pendant qu'elles sont encore jeunes
filles on exercera les femmes à danser en armes et à combattre ; devenues femmes, elles
apprendront les évolutions, les ordres de bataille, comment il faut mettre bas et prendre les
armes, ne fût-ce que pour le cas où il faudrait quitter la ville en masse pour aller avec l'armée
tout entière en expédition au dehors, afin qu'elles soient capables tout au moins de garder les
enfants et le reste de la ville ; ou si, au contraire, car il ne faut jurer de rien, c'étaient des
ennemis du dehors, barbares ou grecs, qui fondraient sur la ville avec de grandes forces et une
grande violence et la mettraient dans la nécessité de combattre désespérément pour elle-
même, ce serait un bien mauvais gouvernement que celui où les femmes auraient été élevées
si honteusement qu'elles ne fussent point disposées à mourir et à courir tous les dangers,
comme les oiseaux qui combattent pour leurs petits contre n'importe, quelle bête de proie, si
forte qu'elle soit, et qu'elles courussent aussitôt vers les dieux et remplissent leurs autels et
leurs temples, répandant ainsi l'opinion que la race humaine est, de sa nature, la plus lâche de
toutes les espèces d'animaux.
CLINIAS Non, par Zeus, étranger, ce ne serait pas du tout beau, sans parler du mal qui en
résulterait, qu'une pareille chose eût lieu dans un État.
L'ATHÉNIEN Mettons donc dans la loi que les femmes ne devront pas négliger à ce point les
exercices de la guerre et que tous les citoyens et les citoyennes devront s'en occuper.
CLINIAS Pour ma part, je suis, en effet, d'accord avec toi.
L'ATHÉNIEN Nous avons touché quelque chose de la lutte ; mais, à mon avis, nous n'avons
pas dit ce qu'il y a de plus important. Il est vrai qu'il n'est pas facile de l'expliquer par la parole
sans le faire voir par les mouvements du corps. Nous ne jugerons donc lorsque l'action, se
joignant au discours, jettera quelque clarté sur les autres exercices dont nous avons parlé et

197
nous fera voir que, de tous les mouvements, la lutte connue nous la comprenons est réellement
celle qui se rapproche le plus des luttes de la guerre et qu'il faut s'y appliquer en vue de la
guerre, au lieu d'apprendre la guerre en vue de la lutte.
CLINIAS C'est bien dit.

XVIII

L'ATHÉNIEN Arrêtons ici notre entretien sur la valeur de la palestre. A l'égard des autres
mouvements qu'on peut faire avec le corps, dont la plus grande partie pourrait bien être
comprise sous le nom de danse, il faut faire attention qu'il y a deux genres de danse, l'un qui
imite les beaux corps avec gravité , l'autre qui imite les laids par des gestes bas et ridicules,
qu'en outre le genre bas se subdivise en deux espèces et le genre sérieux en deux autres. L'une
de ces dernières est celle qui imite les beaux corps et les âmes courageuses des hommes
engagés dans la guerre et dans les travaux violents; l'autre, celle qui représente l'état d'une
âme sage dans la prospérité et dans les plaisirs modérés ; on pourrait fort bien étant donné sa
nature, la qualifier de pacifique. Quant à l'autre la guerrière, qui est toute différente de la
pacifique, on peut justement l'appeler pyrrhique (14), puisqu'elle imite les parades par
lesquelles on se gare des coups et des traits de toute sorte en se détournant, en reculant, en
sautant en l'air ou en se baissant, et aussi les mouvements contraires à ceux-là, c'est-à-dire les
gestes actifs qui tendent à imiter le lancement des flèches, des javelots et des coups de toute
sorte. Ici, quand on imite les beaux corps et les belles âmes, la beauté consiste dans la
rectitude et la tension vigoureuse des membres du corps et de leurs mouvements le plus
souvent directs ; toute autre contenance contraire ne peut être appelée belle. A l'égard de la
danse pacifique, il faut considérer si en chaque partie l'on s'applique, correctement ou
contrairement à la nature, à danser en beauté dans les choeurs en observant toujours ce qui
convient à des gens qui obéissent docilement à la loi. Il faut donc d'abord séparer la danse
dont le caractère est douteux de celle qui a un caractère incontestable. Quelle est donc celle-ci
et comment faut-il distinguer l'une de l'autre ? Toute danse bachique et les autres semblables,
qui tirent, dit-on, leurs noms des nymphes, des pans, des silènes et des satyres, où l'on
contrefait des personnages ivres, quand on célèbre des purifications ou des initiations, tout ce
genre de danse n'est ni pacifique ni guerrier et il n'est pas facile d'en définir la nature. Il me
semble pourtant qu'on pourrait très bien le séparer des autres, du guerrier d'un côté, du
pacifique de l'autre, et dire qu'un tel genre de danse n'a aucun rapport à la politique, et le
laisser à sa place, pour revenir au genre guerrier et au genre pacifique, comme étant
incontestablement de notre ressort.
Les exercices de la muse pacifique, où l'on honore par des danses les dieux et les enfants des
dieux, forment un genre complet qui doit sa naissance au sentiment du bonheur. Il se divise en
deux espèces : l'une, qui se rencontre, lorsqu'on a échappé aux travaux et aux dangers et
retrouvé les avantages de la sécurité, offre des plaisirs plus grands ; l'autre, qui a lieu, lorsque
le bonheur dont on jouit se soutient et s'augmente, offre des plaisirs moins vifs. Pour tout
homme qui se trouve dans de telles conditions, les mouvements du corps sont plus vifs, si les
plaisirs sont plus grands, et plus lents, si les plaisirs sont plus petits ; en outre, l'homme qui est
le mieux réglé et le plus exercé à la patience fait des mouvements moins violents, et celui qui
est lâche et ne s'est pas entraîné à la modération fait des mouvements variés, plus vifs et plus
violents. en général, il n'est personne soit qu'il chante, soit qu'il parle, qui puisse aisément
maintenir son corps au repos, et c'est l'imitation des paroles par les gestes qui a produit tout
l'art de la danse. Aussi, dans toutes ces rencontres, les uns font des mouvements réguliers, les
autres des mouvements irréguliers. Quand on songe combien sont justes et conformes à la
nature beaucoup de noms anciens, on ne peut que les approuver ; mais, en particulier, celui,
quel qu'il soit, qui en a donné un aux danses de ceux qui sont dans la prospérité et qui restent

198
modérés dans les plaisirs ne pouvait en trouver un plus juste et plus musical et c'est avec
raison qu'il a donné à toutes ces danses le nom d'emmélies et qu'il a rangé les belles danses en
deux classes, l'une, la guerrière, appelée pyrrhique, l'autre, la pacifique, appelée emmélie,
donnant ainsi à l'une et à l'autre le nom qui convient et qui est conforme à sa nature. C'est au
législateur à en tracer les modèles et au gardien des lois de chercher à les exécuter, et, lorsqu'il
en aura trouvé le moyen, d'assortir la danse avec les autres parties de la musique et d'attribuer
à chaque fête et à chaque sacrifice ce qui leur convient ; puis, lorsqu'il aura rangé et consacré
tout cela, il ne touchera plus désormais à rien de ce qui appartient à la danse ou au chant, et
tout l'État et les citoyens, participant aux mêmes plaisirs et semblables entre eux dans la
mesure d du possible, mèneront une existence heureuse et prospère.

XIX

Nous avons fini d'expliquer ce que doivent être les choeurs où l'on imite les beaux corps et les
âmes généreuses. Pour ce qui est des paroles, du chant, de la danse par lesquels on imite les
corps et les esprits mal faits, enclins à plaisanter pour provoquer le rire, et généralement de
toutes imitations comiques, il est nécessaire d'en considérer et d'en reconnaître la nature ; car
si l'on ne connaît pas le ridicule, il n'est pas possible de connaître le sérieux, ni les contraires,
si l'on ne connaît pas tous leurs contraires; c'est indispensable pour en bien juger. Mais on ne
mêlera pas les deux choses, si l'on veut avoir la moindre part à la vertu. Il faut connaître l'une
et l'autre pour ne jamais, par ignorance, laisser place au ridicule, ni dans ses actes, ni dans ses
paroles, quand on y est pas obligé. C'est aux esclaves et à des étrangers gagés qu'il faut
commander ces sortes d'imitations. Aucune personne libre, femme ou homme, ne doit jamais
s'y intéresser si peu que ce soit, ni laisser voir qu'il en fait une étude ; ces imitations doivent
toujours apparaître comme des nouveautés. C'est ainsi que nous réglons par la loi et la raison
tous les divertissements qui tendent à provoquer le rire et que nous appelons tous du nom de
comédie.
Pour les poètes qu'on appelle sérieux, c'est-à-dire pour les poètes tragiques, si jamais
quelques-uns venaient chez nous et nous posaient cette question : " Étrangers, pouvons-nous
fréquenter chez vous, dans votre ville et votre pays, pour y apporter et représenter nos pièces ?
Qu'avez-vous décidé sur ce point ?" Que répondrions-nous, pour bien faire, à ces hommes
divins ? Pour moi, voici la réponse que je leur ferais : « O les meilleurs des étrangers, nous
sommes nous-mêmes auteurs de la tragédie la plus belle et la meilleure que nous puissions
faire. Notre plan de gouvernement n'est qu'une imitation de ce que la vie a de plus beau et de
meilleur, et nous prétendons que cette imitation est la tragédie la plus vraie. Vous êtes poètes,
et nous aussi dans le même genre. Nous sommes vos rivaux et vos concurrents dans le plus
beau drame, celui qu'une loi vraie est seule capable de produire, comme nous en avons
l'espoir. Ne comptez donc pas que nous vous permettrons jamais si facilement de dresser
votre théâtre sur notre place publique, d'y introduire des acteurs doués d'une belle voix, qui
parleront plus fort que nous, qui harangueront les enfants et les femmes et tout le peuple, et,
au lieu de tenir sur les mêmes institutions le intime langage que nous diront le plus souvent
tout le contraire, car on pourrait dire que nous sommes complètement fous, nous et toute la
cité, si nous vous permettions de faire ce que vous demandez à présent, avant que les
magistrats aient examiné si le contenu de vos pièces est bon et convenable à dire en public, ou
s'il ne l'est pas. Commencez donc, enfants des Muses voluptueuses, par montrer vos chants
aux magistrats, pour qu'il les comparent aux nôtres, et, s'ils jugent que vous dites les mêmes
choses ou de meilleures, nous vous donnerons un choeur ; sinon, mes amis, nous ne saurions
le faire. »
Tels seront donc touchant les chants et la danse et l'étude qu'il en faut faire les usages réglés
par la loi, d'un côté pour les esclaves, de l'autre par les maîtres, si vous êtes de mon avis.

199
CLINIAS Comment ne le serions-nous pas à présent ?

XX

L'ATHÉNIEN Il reste encore trois sciences à apprendre aux hommes libres. La première est
le calcul et la science des nombres ; la deuxième, celle qui mesure la longueur, la surface et la
profondeur ; la troisième, celle qui nous instruit des révolutions des astres et de l'ordre qu'ils
gardent entre eux dans leur marche. Une connaissance complète et précise de toutes ces
sciences n'est pas nécessaire à la plupart des hommes, mais à quelques-uns seulement.
Lesquels ? c'est ce que nous dirons plus tard, à la fin de notre entretien, où cette indication
sera mieux à sa place. Pour la multitude, on se bornera à l'indispensable. On a grande raison
de dire qu'il est honteux pour la plupart des hommes d'ignorer les sciences, mais qu'il n'est pas
facile ni même possible de chercher à les posséder toutes. Cependant on ne peut négliger cc
qu'il est indispensable d'en connaître, et c'est ce qu'avait en vue l'auteur de ce proverbe qui dit
que Dieu lui-même ne saurait combattre la nécessité, entendons celles des nécessités
auxquelles les dieux sont sujets ; car pour les nécessités humaines qu'on a généralement en
vue lorsqu'on cite ce dicton, c'est de beaucoup le plus sot propos qu'on puisse tenir.
CLINIAS Quelles sont donc, étranger, par rapport aux sciences, les nécessités qui ne sont pas
humaines, mais divines ?
L'ATHÉNIEN Ce sont celles sans la pratique ou la connaissance desquelles on ne passera
jamais aux yeux des hommes pour un dieu, ou un démon, ou un héros capable de prendre
sérieusement soin de l'humanité. Or on est bien éloigné de devenir un homme divin, si l'on
ignore ce que c'est qu'un, deux, trois et en général les nombres pairs et impairs, si l'on ne sait
pas du tout calculer, si l'on est incapable de compter les nuits et les jours, si l'on n'a aucune
connaissance de la révolution de la lune, du soleil et des autres astres. Qu'il ne soit pas
nécessaire d'apprendre tout cela, si l'on veut avoir quelque notion des plus belles sciences, ce
serait une grande folie de le penser. Mais que faut-il apprendre de chacune de ces sciences,
combien et quand, et que faut-il apprendre avec autre chose ou sans autre chose et à part,
enfin comment faut-il combiner ces études, c'est ce qu'il faut bien savoir d'abord pour aborder
le reste et l'apprendre sous la direction de ces connaissances préparatoires. Telle est la
nécessité naturelle contre laquelle nous disons qu'aucun des dieux ne combat actuellement et
ne combattra jamais.
CLINIAS Ce que tu viens de dire, étranger, me semble fort justement dit et en conformité
avec la nature.
L'ATHÉNIEN C'est, vrai, Clinias, mais il est difficile de légiférer sur tout cela, en s'attachant
à l'ordre que nous venons de proposer. Mais remettons à un autre temps, si vous le trouvez
bon, le soin de préciser nos lois sur ce point.
CLINIAS Il nous semble, étranger, que tu crains l'inexpérience à laquelle nous sommes
habitués en ces matières. Mais tu as tort de craindre. Essaye de t'expliquer sans rien cacher
pour cela.
L'ATHÉNIEN C'est vrai, je crains ce que tu dis ; mais je crains encore davantage ceux qui ont
touché à toutes ces sciences, mais qui les ont mal étudiées ; car l'inexpérience absolue n'est
pas terrible ni invincible, et ce n'est pas le plus grand des maux ; mais la multiplicité des
expériences et des connaissances mal digérées cause de bien autres dommages.
CLINIAS Tu dis vrai.

XXI

L'ATHÉNIEN Disons donc que les hommes libres seront obligés d'apprendre de ces sciences
tout ce que les enfants des Égyptiens, tous tant qu'ils sont, apprennent avec les lettres. On

200
commencera à leur enseigner le calcul, par manière de jeu et de divertissement, en leur faisant
faire ces exercices imaginés précisément pour l'enfance et qui consistent à partager également
des pommes et des couronnes entre un nombre plus ou moins grand de leurs camarades, ou à
répartir à leur tour ou successivement et dans l'ordre habituel les rôles de boxeurs ou de
lutteurs réservés pour remplacer le vaincu ou appariés pour le combat. On les amusera aussi
en mêlant des coupes d'or, de cuivre, d'argent et d'autres matières semblables, ou en les
distribuant toutes à la fois, comme je l'ai dit. En appliquant au jeu les emplois indispensables
des nombres, on aidera ceux qui les auront appris à ranger et à conduire une armée ou une
expédition, à diriger leurs affaires domestiques, et on les rendra certainement plus utiles à
eux-mêmes et plus éveillés. Ensuite, quand il s'agira de mesurer des longueurs, des largeurs,
des profondeurs, ils seront délivrés de cette ridicule et honteuse ignorance qui se rencontre
naturellement chez tous les hommes relativement à tout cela.
CLINIAS Qu'elle est cette espèce d'ignorance dont tu parles ?
L'ATHÉNIEN O mon cher Clinias, je dois avouer que moi-même, je n'ai appris que fort tard
l'état d'esprit où nous sommes à cet égard. J'en ai été frappé ; il m'a semblé qu'il convenait
moins à des hommes qu'à de jeunes porcs, et j'en ai rougi, non seulement pour moi-même,
mais encore pour tous les Grecs.
CLINIAS A propos de quoi ? Explique ce que tu veux dire, étranger.
L'ATHÉNIEN Je vais m'expliquer ; mais je le ferai mieux en t'interrogeant. Réponds-moi un
peu. As-tu idée de la longueur ?
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Et de la largeur ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Sais-tu aussi qu'outre ces deux dimensions il y en a une troisième, la
profondeur ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Ne crois-tu pas que toutes ces dimensions sont commensurables entre elles ?
CLINIAS Si.
L'ATHÉNIEN Tu crois, je pense, qu'il est naturellement possible de mesurer une longueur par
une longueur, une largeur par une largeur et une profondeur de même.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Mais si, en certains cas, cela ne se pouvait ni par force ni par douceur, et si ces
dimensions étaient les unes commensurables, les autres non, et que tu les jugeasses toutes
commensurables, que penserais-tu de ta science à cet égard ?
CLINIAS Qu'elle serait médiocre, évidemment.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Ne sommes-nous pas persuadés, nous autres Grecs, tous tant que
nous sommes, que la longueur et la largeur sont en quelque manière commensurables avec la
profondeur, ou la largeur et la longueur entre elles ?
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Mais si ces dimensions sont absolument incommensurables, et si, comme je le
disais, nous autres Grecs, nous les croyons commensurables, n'y a-t-il pas lieu d'en rougir
pour tous et de leur dire : « 0 les meilleurs des Grecs, voilà une de ces choses dont nous
parlions qu'il est honteux d'ignorer, car il n'y a rien de beau à ignorer les choses nécessaires ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Il y a d'autres choses de même nature que celles-là, qui donnent lieu aussi à
beaucoup de méprises semblables.
CLINIAS Lesquelles ?
L'ATHÉNIEN C'est ce qui concerne la nature des choses commensurables et
incommensurables. Il faut, sous peine d'être tout à fait médiocre, la discerner à force d'étude,
se proposer sans cesse des problèmes les uns aux autres, s'en faire une occupation beaucoup

201
plus agréable que le trictrac des vieillards et rivaliser dans le zèle que méritent de telles
études.
CLINIAS Peut-être ; en tout cas, je ne vois pas une très grande différence entre le trictrac et
ce genre d'études.
L'ATHÉNIEN Pour moi, Clinias, j'affirme que c'est une étude nécessaire à la jeunesse ; elle
n'est ni nuisible ni pénible. On la cultive en s'amusant et elle est utile, sans nuire aucunement
à l'État. Si quelqu'un en juge autrement, écoutons-le.
CLINIAS Tu as raison, je n'en doute pas.
L'ATHÉNIEN Mais si après cela, ces sciences nous paraissent telles qu'on vient de le dire, il
va sans dire que nous les admettrons ; si elles nous paraissent différentes, nous les rejetterons.
CLINIAS C'est clair : il n'y a rien à objecter. En conséquence, étranger, mettons dès
maintenant ces sciences au nombre de celles qui sont nécessaires, afin de ne laisser aucun
vide dans los lois.
L'ATHÉNIEN Mettons-les mais comme des gages qu'on pourra détacher de notre législation,
si elles ne plaisent plus du tout, à flous qui les admettons, ou à vous qui les recevez.
CLINIAS Ta condition est raisonnable.

XXII

L'ATHÉNIEN Quant à l'étude de l'astronomie que j'impose à la jeunesse, vois, quand je me


serai expliqué, si elle doit nous plaire ou non.
CLINIAS Tu n'as qu'à parler.
L'ATHÉNIEN On a sur les astres un préjugé tout à fait étrange et qui n'est pas tolérable.
CLINIAS Quel préjugé ?
L'ATHÉNIEN On dit qu'il ne faut point chercher à connaître le plus grand des dieux et tout
cet univers, ni en scruter curieusement les causes, et que c'est même une impiété. Il me
semble tout au contraire qu'on ferait très bien de s'y appliquer.
CLINIAS Comment dis-tu ?
L'ATHÉNIEN Ce que je dis heurte l'opinion commune et semble peu convenable dans la
bouche d'un vieillard. Mais quand on est persuadé qu'une science est belle, vraie, utile à l'État
et tout à fait agréable à la Divinité, il n'est plus possible de la passer sous silence.
CLINIAS Cela me paraît juste; mais trouverons-nous de telles qualités dans l'astronomie ?
L'ATHÉNIEN Mes bons amis, nous autres Grecs, nous tenons presque tous sur les grands
dieux, le Soleil et la Lune, des discours dépourvus de vérité.
CLINIAS Quels discours ?
L'ATHÉNIEN Nous disons que ces astres, et certains autres avec eux, ne suivent jamais la
même route, et nous leur
donnons le nom de planètes.
CLINIAS C'est vrai, par Zeus, étranger, ce que tu dis-là. Moi même, j'ai souvent remarqué
dans ma vie que l'étoile du matin, celle du soir et quelques autres ne suivent jamais le même
cours et que le Soleil et la Lune font de même, comme nous le savons tous.
L'ATHÉNIEN C'est pour cela, Mégillos et Clinias, que je prétends que nos concitoyens et les
jeunes gens doivent s'instruire de ce qui concerne les dieux qui parcourent le ciel, du moins
suffisamment pour ne point blasphémer à leur sujet et pour en parler toujours pieusement dans
leurs sacrifices et leurs prières.
CLINIAS C'est juste, pourvu d'abord qu'il soit possible d'apprendre ce que tu dis. En outre, si
nous n'en parlons pas à présent comme il convient, et si on peut nous enseigner à en bien
parler, je te concède, moi aussi, qu'il faut apprendre une science si importante et si précieuse.
Essaye donc de nous montrer qu'il en est ainsi que tu le dis, et nous essayerons, nous, de te
suivre et de nous instruire.

202
L'ATHÉNIEN La science dont je parle n'est pas, il est vrai, facile à apprendre, mais elle n'est
pas non plus très difficile et n'exige pas un temps trop long, et la preuve, c'est que ne l'ayant
pas apprise dans mon jeune âge ni depuis longtemps, je pourrais vous l'enseigner à tous les
deux dans un temps assez court. Si elle était difficile, je ne pourrais jamais, à mon âge,
l'enseigner à des gens du vôtre.
CLINIAS Tu dis vrai. Mais en quoi consiste cette science que tu trouves si merveilleuse, qu'il
convient d'enseigner à la jeunesse, et que nous, nous ne connaissons pas ? Essaye au moins de
t'expliquer là-dessus aussi clairement que tu pourras.
L'ATHÉNIEN Je vais essayer. C'est une erreur de croire, mes excellents amis, que la lune, le
soleil et les autres astres errent jamais dans leur course ; c'est tout le contraire qui est vrai.
Chacun d'eux n'a qu'une route et non plusieurs, il parcourt toujours la même en ligne
circulaire ; c'est seulement en apparence qu'il en parcourt plusieurs. On se trompe également
en prenant le plus lent pour le plus rapide et inversement le plus rapide pour le plus lent. Si la
nature a réglé les choses comme je le dis et que nous nous les figurions autrement, supposez
qu'aux jeux olympiques nous fussions dans une erreur semblable à propos des chevaux qui
courent ou des hommes qui parcourent le long stade, appelant le plus lent celui qui est le plus
rapide et le plus rapide celui qui est le plus lent, et que dans nos panégyriques nous chantions
le vaincu, comme s'il était le vainqueur, nous ne serions, je pense, ni justes ni agréables aux
coureurs en répartissant ainsi nos éloges ; mais, si nous faisions les mêmes fautes à l'égard des
dieux, pouvons-nous croire que ce qui aurait été là-bas à l'égard des hommes ridicule et
injuste ne le serait pas ici à l'égard des dieux, et qu'ils seraient contents de nous entendre
chanter sur eux de fausses louanges ?
CLINIAS C'est très vrai, si les choses sont telles que tu dis.
L'ATHÉNIEN Si donc nous prouvons qu'elles sont telles, il faudra apprendre de tout cela au
moins de quoi nous détromper; mais si nous ne le prouvons pas, il faudra les laisser de côté.
Couverions de ce règlement sous cette condition.
CLINIAS Je suis tout à fait de cet avis.

XXIII

L'ATHÉNIEN Nous pouvons dire à présent que nous sommes arrivés au terme de notre
législation sur l'étude des sciences. Il faut prendre la même idée à propos de la chasse et de
tous les exercices du même genre ; car la tâche du législateur semble bien aller plus loin que
de s'acquitter de la rédaction des lois ; il y a, outre les lois, autre chose qui tient le milieu entre
l'avertissement et la loi, chose dont il nous est arrivé de parler plusieurs fois au cours de notre
entretien, par exemple à propos de l'éducation des tout jeunes enfants. Ce ne sont pas lia des
choses à exprimer dans la loi, et, si on en parle, ce serait une grande folie de regarder ce qu'on
en dit comme autant de lois. Et quand les lois et toute la constitution auront été établies sur le
plan que nous aurons tracé, on n'aura pas fait un éloge complet du citoyen qui se sera
distingué par sa vertu, quand on aura dit que celui qui a été un excellent serviteur et un parfait
observateur de la loi, celui-là est l'homme vertueux. Disons que celui-là le sera plus
parfaitement encore, qui, pendant sa vie tout entière, se soumettra aux vues du législateur, non
seulement en ce qu'il ordonne, mais encore en ce qu'il approuve ou qu'il blâme. Voilà le plus
bel éloge qu'on puisse faire d'un citoyen, et le vrai législateur ne doit pas se borner à faire des
lois ; il faut qu'il entremêle aux lois des conseils sur ce qu'il juge honnête ou malhonnête, et
que le parfait citoyen n'observe pas moins fermement ces conseils que les prescriptions de la
loi sanctionnées par des châtiments.
La matière qui se présente à nous maintenant nous servira en quelque sorte de témoignage et
fera mieux voir ce que nous voulons. Ce que l'on comprend à présent sous le nom unique de
chasse embrasse bien des variétés ; il y a, en effet, beaucoup d'espèces de chasse pour les

203
animaux qui vivent dans l'eau, beaucoup aussi pour les volatiles, et un très grand nombre pour
les animaux terrestres ; et dans la chasse aux animaux, il faut comprendre une chasse qui
mérite d'être mentionnée, celle que les hommes se font entre eux, soit par la voie de la guerre,
soit par celle de l'amitié, celle-ci digne de louange et celle-là, de blâme. De même les vols des
brigands et des armées contre des armées sont aussi des espèces de chasse. Un législateur qui
fait des lois sur la chasse ne peut s'abstenir de s'expliquer sur tout cela, mais il ne peut pas non
plus faire des prescriptions sur tout et tout régler par des lois menaçantes. Que doit-il donc
faire à cet égard ? Il doit, lui, le législateur, louer et blâmer les diverses chasses, ayant en vue
les travaux et les exercices des jeunes gens, et les jeunes gens, de leur côté, doivent l'écouter,
lui obéir, ne point s'en laisser détourner par le plaisir ni par la fatigue, et avoir un plus grand
respect, une obéissance plus ponctuelle pour ce qu'il recommande par ses éloges que pour les
menaces et les peines édictées dans chacune de ces lois.
Cela dit, le législateur passera à l'éloge et au blâme exactement mesurés des divers genres de
chasse, approuvant ceux qui rendront meilleures les âmes des jeunes gens et blâmant ceux qui
produisent l'effet contraire. Adressons-nous ensuite aux jeunes gens sous forme de souhaits :
Mes amis, puissiez-vous ne jamais sentir de goût ni de passion pour la chasse de mer, ni pour
la pêche à l'hameçon, ni surtout pour cette pêche des animaux aquatiques qui se pratique sans
peine avec des nasses éveillées ou dormantes ! Puissiez-vous ne sentir jamais l'envie de la
chasse aux hommes sur mer et de la piraterie, qui ferait de vous des hommes cruels et sans
lois ! Quant aux larcins dans le pays et dans la ville, que jamais la pensée même de vous y
livrer ne vous vienne à l'esprit. Qu'aucun jeune homme lie cède non plus à l'attrait de la chasse
aux oiseaux, qui lie convient pas à des hommes libres.
Il ne reste à nos futurs athlètes que la chasse et la capture des animaux terrestres. Et encore
celle qu'on appelle la chasse de nuit, où les chasseurs se relayent, qui ne provoque aucune
activité, ne mérite pas qu'on l'approuve, non plus que celle qui a des intervalles de repos, où
l'on maîtrise la force sauvage des animaux avec des filets et des toiles, au lieu de les vaincre
par la force ouverte. La seule chasse qui reste pour tous et qui est la meilleure est celle des
quadrupèdes qui se pratique avec des chevaux et des chiens, où le chasseur paye de sa
personne, où ceux qui ont à coeur de déployer un courage divin ne domptent le gibier que par
la course, les coups et les traits lancés de leurs propres mains. Voilà ce qu'on peut nettement
louer ou blâmer dans les différents genres de chasse. Voici maintenant la loi que personne
n'empêche ces chasseurs vraiment sacrés de chasser partout et comment ils voudront. Quant
au chasseur de nuit, qui met sa confiance dans des lacets et dans des toiles, que jamais
personne ne le laisse chasser nulle part. Pour le chasseur d'oiseaux, qu'on le laisse chasser sur
les friches et les montagnes, mais que le premier venu l'en empêche sur les terres cultivées ou
les terres consacrées aux dieux. Le chasseur aux animaux aquatiques aura le droit de pécher
partout, sauf dans les ports, les rivières, les étangs et les lacs sacrés, mais sans se servir de
certaines compositions de sucs. Nous pouvons dire à présent que nous en avons fini avec tous
les règlements qui se rapportent à l'éducation.
CLINIAS Fort bien.

(01) 1. Aristote dans sa Politique veut aussi que le législateur ordonne aux femmes enceintes
de faire chaque jour une promenade au temple de quelqu'une des divinités qui président à la
génération des enfants.
(02) Le mal des Corybantes, c'est le délire qui transportait ces prêtres de Cybèle et les faisait
danser et chanter d'une manière désordonnée.
(03) Voir livre VI, 777 d e et 778 a.
(04) Antaios, roi de Libye, qui fut vaincu par Hèraclés. Les traités que lui attribue Platon,
ainsi qu'à Kerkyon, ne pouvaient être que des oeuvres apocryphes.
(05) Kerkyon, fils de Poséidon, brigand tué par Thésée.

204
(06) Epéios, constructeur du cheval de Troie.
(07) Amykos, roi des Bébryces, en Bithynie, fut vaincu au pugilat par Pollux. Voir dans
Théocrite, idyle XXII, la description du combat.
(08) Les Curètes étaient des prêtres de Zeus en Crète. Ils furent plus tard confondus avec les
Corybantes. Outre leur danse armée, ils en avaient une dont les pas et les gestes étaient une
imitation des ruses employées par Rhéa pour soustraire son fils Zeus, le dieu national des
Crétois, à la voracité de Kronos, son époux.
(09) Les Moires ou Destinées, à Rome les Parques, sont au nombre de trois Klôthô, Lakhésis
et Atropos.
(10) Le mot nñmow usage ou loi, s'applique également aux modes musicaux, phrygien,
lydien, ionien, éolien et dorien, et se dit par extension d'un air ou d'un chant.
(11) Dans les sacrifices, on devait garder un silence religieux. Toute parole prononcée alors
était un blasphème ou une malédiction et faisait mal augurer du sacrifice.
(12) Homère, Odyssée III, 26 sqq.
(13) Voir comment Montesquieu au livre IV, ch. VIII de l'Esprit des Lois (Explication d'un
paradoxe des anciens par rapport aux moeurs) explique l'idée que Platon se fait de la vertu de
la musique pour la formation des moeurs et la conservation des États.
(14) La pyrrhique était une danse que l'on exécutait avec des épées ou des lances à la main.
(15) C'est ainsi que les choses se passaient à Lacédémone. "Pour prévenir la mollesse d'une
éducation sédentaire, Lycurgue accoutuma les jeunes filles à paraître en public comme les
jeunes gens, à danser, à chanter dans certaines solennités en présence de ceux-ci, à qui, dans
leurs chansons, elles lançaient à propos des traits piquants de raillerie, lorsqu'ils avaient fait
quelque faute, comme elles leur donnaient des louanges, quand ils les avaient méritées."
Plutarque. Vie de Lycurque, XXI.

LIVRE IX

L'ATHÉNIEN L'arrangement de nos lois nous amène naturellement à traiter à présent des
actions en justice qui viennent à la suite de toutes les affaires dont il a été question
précédemment. Quant aux objets sur lesquels doivent rouler ces actions, nous en avons déjà
parlé à propos de l'agriculture et de tout ce qui en dépend; mais nous n'avons rien dit encore
des objets les plus importants, c'est-à-dire de la nature de chaque délit en particulier, de la
peine qui doit le suivre, des juges qui doivent en connaître. C'est b de quoi nous avons à traiter
maintenant.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN On pourrait éprouver quelque honte à légiférer sur toutes les questions dont
nous allons nous occuper, dans un État qui, selon nous, sera bien gouverné et parfaitement
organisé pour la pratique de la vertu. Et en effet, admettre que dans un tel État, il puisse naître
quelqu'un d'aussi méchant que le sont les plus grands criminels dans les autres États, au point
qu'il soit nécessaire que le législateur prévienne et menace ceux qui pourraient devenir tels, et
qu'il fasse des lois pour les détourner de ces crimes et les punir, s'ils s'en rendent coupables,
comme s'ils devaient effectivement se commettre, c'est, comme je l'ai dit, une supposition
injurieuse à certains égards. Mais, comme nous ne sommes pas dans le cas des anciens
législateurs qui faisaient des lois pour les enfants des dieux, les héros, comme on dit
aujourd'hui, et qu'eux-mêmes, étant issus des dieux, légiféraient pour d'autres, également fils
de dieux, que nous ne sommes que des hommes et que nous donnons des lois aux enfants des
hommes, on ne peut nous reprocher de craindre qu'il ne naisse parmi nos concitoyens des

205
hommes indomptables, naturellement si durs qu'on ne saurait pas plus les amollir que ces
semences, qui résistent au feu, et qu'ils sont réfractaires aux lois les plus fortes. C'est en vue
de ces gens-là que je proposerai d'abord, en dépit que j'en aie, une loi sur le pillage des
temples, si quelqu'un est assez hardi pour s'y livrer. Nous désirons, nous comptons bien
qu'aucun des citoyens qui ont reçu une bonne éducation ne sera jamais atteint de cette maladie
; mais ses esclaves, les étrangers et les esclaves des étrangers pourraient souvent tenter de
pareils attentats. C'est eux surtout que j'ai en vue ; néanmoins, comme je me défie en général
de la faiblesse de la nature humaine, j'édicterai la loi sur le pillage des temples et sur tous les
crimes de ce genre, dont la guérison est difficile ou même impossible.
Mais il faut, comme nous en sommes convenus plus haut, mettre à la tête de toutes ces lois un
prélude, le plus court qu'il nous sera possible. On pourrait à celui qu'un désir criminel de piller
quelque temple sollicite pendant le jour et tient éveillé la nuit adresser la semonce que voici :
Mon étonnant ami, le vice qui te pousse à présent au pillage des temples n'est pas un mal
humain ni envoyé par les dieux ; c'est comme un taon furieux, issu d'anciennes fautes qui
n'ont pas été purifiées, une folie criminelle que l'on porte partout avec soi, et contre laquelle il
faut réagir de toutes ses forces. Et comment réagir ? Je vais te le dire. Lorsque une pareille
pensée te viendra à l'esprit, aie recours aux cérémonies propres à la conjurer, va supplier dans
leurs temples les dieux qui détournent les maux, recherche la compagnie des hommes qui
passent pour vertueux; écoute-les dire et tâche toi-même de dire que le devoir de tout homme
est de respecter l'honnêteté et la justice; mais fuis sans te retourner la société des méchants. Si
tu te conduis ainsi, tu trouveras peut-être quelque soulagement à ton mal ; sinon, considère
qu'il est plus beau pour toi de mourir et débarrasse-toi de la vie.

II

Quand nous aurons chanté ce prélude à ceux qui trament toutes ces entreprises impies, qui
causent la perte des États, quiconque obéira n'aura rien à craindre de la loi, mais à celui qui
désobéira aux prescriptions du prélude nous dirons à haute voix : Toutes les fois qu'on aura
pris un homme, esclave ou étranger, à piller un temple, on lui imprimera sur le visage et sur
les mains la marque de son crime, on le fouettera d'autant de coups que les juges l'auront jugé
bon, puis on le jettera nu hors des limites du pays. Peut-être, quand il aura payé sa peine,
deviendra-t-il meilleur et plus sage; car ce n'est jamais pour faire souffrir que la loi punit,
mais elle produit un de ces deux effets, ou bien elle améliore, ou bien elle rend moins mauvais
celui qui a subi son châtiment. Si c'est un citoyen qu'on surprenne à oser un crime de ce genre,
s'il a commis envers les dieux, ses parents ou l'État un de ces forfaits énormes, dont on ne peut
parler sans horreur, le juge devra le traiter comme un homme inguérissable, en voyant qu'en
dépit de l'instruction et de l'éducation qu'il a reçue dès son enfance, il ne s'est pas abstenu des
plus grands crimes. Son châtiment sera la mort, le moindre des maux. Les autres profiteront
de son exemple, en le voyant disparaître honteusement hors des frontières du pays. Quant à
ses enfants et à sa famille, s'ils évitent de se conduire comme leur père, on les estimera et on
parlera d'eux avec éloge, comme de gens qui ont noblement et courageusement quitté le
chemin du vice pour celui de la vertu.
Pour les biens de ces criminels, il serait malséant de les confisquer au profit du trésor dans un
État où les héritages doivent être les mêmes et rester égaux. Quand un homme sera convaincu
d'un crime qui mérite une amende, s'il a quelque bien en surplus de son lot propre, et des
meubles nécessaires, il paiera cette amende sur ce surplus, mais sans aller au delà. Les
gardiens des lois relèveront exactement sur le registre des inscriptions l'état de ses biens et en
feront chaque fois aux juges un rapport précis, afin qu'aucun héritage ne reste improductif
faute d'argent. Si quelqu'un paraît mériter une amende plus forte que ses ressources et s'il n'a

206
pas quelques amis disposés à le cautionner et à l'aider à payer pour être mis en liberté, on le
mettra aux fers publiquement et pour un long temps, et on le traitera outrageusement.
Que personne n'échappe jamais à la punition, n'eût-il commis qu'une seule faute et ne s'enfuie
hors des frontières. La mort, les fers, le fouet, la honte de se tenir assis ou debout dans une
posture humiliante, de se tenir à l'entrée des temples à l'extrémité du pays, ou le paiement des
amendes dont nous avons parlé précédemment, tels seront les châtiments qu'on appliquera.
Les jugements à mort appartiendront aux gardiens des lois et à un tribunal composé des
magistrats de l'année précédente choisi par ordre de mérite. Quand à l'introduction des
instances, des citations en justice, de toutes les procédures de ce genre et de la manière dont il
faut les conduire, c'est aux plus jeunes législateurs à s'en occuper ; notre tâche à nous, c'est de
régler par la loi la manière de voter. Que les juges donnent leur suffrage à découvert et qu'ils
siègent, rangés suivant leur âge en face et très près de l'accusateur et de l'accusé, et que tous
les citoyens qui seront de loisir assistent avec attention à ces sortes de jugements. Chacun des
plaideurs ne prononcera qu'un discours : l'accusateur parlera d'abord, l'accusé après lui. Après
ces discours, le plus ancien des juges commencera à les interroger, jusqu'à ce qu'il se soit
rendu exactement compte de ce qu'ils ont dit. A la suite du plus ancien, tous les autres devront
poursuivre l'interrogatoire sur ce qu' ils désirent savoir encore après les discours des deux
parties. Si l'un d'eux ne désire rien, il passera l'interrogatoire au suivant. De tout ce qui aura
été dit, on cachettera ce qu'on jugera essentiel, et l'écrit, portant le sceau de tous les juges, sera
déposé dans le temple de Hestia. Le lendemain, ils se réuniront de nouveau, poursuivront la
procédure, en interrogeant de même les parties, et mettront encore leur cachet sur ce qui aura
été dit. Enfin, après avoir fait la même chose trois fois et recueilli suffisamment les preuves et
les dépositions, chacun d'eux apportera son suffrage sacré et s'engagera au nom de Hestia à
juger de son mieux suivant la justice et la vérité, et c'est ainsi que l'on mettra fin au procès.

III

Des crimes contre les dieux passons aux attentats contre la sûreté de l'État. Quiconque, pour
élever un homme au pouvoir, asservit les lois, soumet la ville aux factions et, portant partout
la violence, excite la sédition et brave la loi doit être regardé comme le pire ennemi de la cité.
Il faut mettre au second rang pour la méchanceté celui qui, revêtu des plus hautes charges de
l'État, sans prendre part à ces menées, soit qu'il les ignore, soit qu'il les connaisse, pousse la
lâcheté jusqu'à ne pas défendre sa patrie. Il faut même que, tout homme, si peu de valeur qu'il
ait, dénonce aux magistrats et traîne en justice ceux qui trament un changement violent et
illégal de la constitution. Ils seront jugés par les mêmes juges que les sacrilèges, et toute la
procédure sera la même pour les uns que pour les autres, et les coupables seront condamnés à
mort à la pluralité des suffrages. Je ne répéterai pas que l'opprobre et le châtiment du père ne
suivront aucun de ses enfants, excepté si le père, l'aïeul et le bisaïeul du coupable ont été
successivement condamnés à mort. En ce cas, l'État les renverra dans la partie de l'État, d'où
ils sont venus jadis, avec le droit d'emporter leurs biens, à la réserve du fonds de terre et de
tout ce qui en dépend. Ensuite ceux des citoyens qui auront plusieurs enfants mâles, qui ne
soient pas au-dessous de dix ans, tireront au sort dix d'entre-eux parmi ceux que leur père on
leur grand-père du côté paternel ou maternel auront désignés. On enverra à Delphes les noms
qui seront sortis au tirage, et l'enfant qui aura pour lui la voix du dieu sera établi sous de
meilleurs auspices héritier des citoyens bannis.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN Ajoutons à ces lois une troisième, concernant les juges qui auront à les juger et
la procédure à suivre à l'égard de ceux qui, accusés de trahison, seront traduits devant lui
tribunal. On décidera de même si leurs descendants doivent rester ou quitter le pays et la

207
même loi vaudra a pour les trois, le traître, le sacrilège et celui qui cherche à renverser par la
violence les lois de la cité.
Quant an voleur, il n'y aura pour tous les vols, petits ou grands, qu'une même loi et un même
châtiment : il sera d'abord contraint de rembourser au double ce qu'il a volé, s'il est convaincu
de larcin, et s'il a pour s'acquitter assez de fortune en dehors de son lot ; sinon, on le tiendra en
prison jusqu'à ce qu'il se soit acquitté. ou qu'il ait fléchi celui qui l'a fait. condamner. Si
quelqu'un est convaincu d'avoir volé l'État, il ne sera délivré de ses fers que s'il fléchit la cité
ou rembourse son vol au double.
CLINIAS Comment peux-tu dire, étranger qu'il n'y a pas de différence entre un vol grand ou
petit, un vol fait dans un temple ou un lieu sacré quelconque et toutes les autres circonstances
qui rendent les vols tout à fait dissemblabes ? Le législateur doit se régler sur ces variétés et
ne point les punir du même châtiment.

IV

L'ATHÉNIEN Tu as fort bien fait, Clinias, de m'arrêter dans ma course : ton objection m'a
réveillé et remis en mémoire une idée que j'avais déjà eue auparavant ; c'est, pour le dire ici,
puisque l'occasion s'en présente, qu'on n'a jamais travaillé comme il faut à l'établissement des
lois. Qu'est-ce que j'entends encore par là ? Je me suis servi d'une image assez juste, lorsque
j'ai comparé à des esclaves soignés par d'autres esclaves tous ceux qui font des lois
aujourd'hui. Car il faut bien savoir ceci, c'est que, si un de ces médecins qui exercent leur
profession par routine et sans principes rencontre un médecin de condition libre s'entretenant
avec un malade de condition libre comme lui, raisonnant avec lui presque en philosophe,
prenant la maladie à son début et remontant aux principes généraux sur la constitution du
corps humain, il éclaterait de rire sur-le-champ et tiendrait les mêmes propos que ces
rencontres provoquent toujours chez ceux qu'on appelle médecins. Insensé, dirait-il, ce n'est
pas là soigner son malade, c'est lui donner des leçons, comme pour en faire un médecin, au
lieu de lui rendre la santé comme il le demande.
CLINIAS Ne parlerait-il donc pas juste, en tenant ce langage ?
L'ATHÉNIEN Peut-être, si du moins il était avec cela persuadé que parler des lois comme
nous le faisons à présent, c'est instruire les citoyens et non légiférer. En ce cas, ne vous
semble-t-il pas qu'il aurait raison en cela ?
CLINIAS Peut-être.
L'ATHÉNIEN Mais nous avons de la chance dans le cas qui nous occupe.
CLINIAS Quelle chance ?
L'ATHÉNIEN C'est que rien ne nous force à légiférer, et que, nous étant mis à examiner les
formes générales du gouvernement, nous essayons de découvrir ce qu'il y a de meilleur et de
plus nécessaire et de quelle manière on pourrait le réaliser. Et ainsi il nous est loisible à
présent d'examiner, si nous voulons, ce qu'il y a de meilleur en fait de lois, ou, si nous
préférons, ce qui est le plus nécessaire. Choisissons donc ce qu'il nous plaira.
CLINIAS Nous prêterions à rire, étranger, en nous proposant un tel choix, et nous
ressemblerions tout bonnement à des législateurs qu'une nécessité pressante contraint à faire
des lois sur-le-champ, parce qu'on ne peut les remettre au lendemain. Pour nous, grâce à Dieu,
il nous est loisible, comme aux maçons ou à d'autres artisans qui commencent une
construction, de rassembler pêle-mêle les matériaux pour y choisir ce qui servira à notre
construction future et de faire ensuite notre choix à loisir. Considérons donc que nous sommes
à présent, non pas de ceux qui bâtissent par nécessité, mais de ceux qui assemblent à loisir une
partie des matériaux et emploient les autres, en sorte qu'il est juste de dire que certaines de nos
lois sont déjà posées et les autres à pied d'oeuvre.

208
L'ATHÉNIEN Il serait en tout cas, Clinias, plus naturel de prendre une vue d'ensemble des
lois. Considérons donc, au nom des dieux, une chose au sujet des législateurs.
CLINIAS Quelle chose ?
L'ATHÉNIEN C'est qu'il y a, dans les États, à côté des écrits et des discours des législateurs,
des écrits et, dans ces écrits, des discours de beaucoup d'autres personnes.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Eh bien, est-ce aux écrits des autres, poètes et prosateurs qui ont laissé à la
postérité les conseils qu'ils ont rédigés sur la conduite de la vie, ou aux écrits des législateurs
que nous devons prêter attention ? N'est-ce pas avant tout à ces derniers ?
CLINIAS Si, et de beaucoup.
L'ATHÉNIEN N'est-ce pas même au législateur seul entre tous les écrivains qu'il appartient
de donner des conseils sur le beau, le bien, le juste, d'expliquer en quoi consistent ces trois
choses et comment. il faut les pratiquer pour être heureux ?
CLINIAS Assurément si.
L'ATHÉNIEN Serait-il plus honteux pour Homère, pour Tyrtée et les autres poètes de nous
avoir inal instruits dans leurs écrits sur la vie et les devoirs qu'elle comporte que pour
Lycurgue, Solon et tous les législateurs qui ont laissé des écrits ? Et n'est-il pas dans l'ordre
que, de tous les écrits qui paraissent dans les Etats, ceux qui concernent les lois paraissent aux
yeux des lecteurs les plus beaux et les meilleurs de beaucoup, et. que les autres ou soient,
conformes à ceux-là, ou que, s'ils sont en désaccord avec eux, ils soient lui objet de risée ?
Mettons-nous donc dans l'esprit que le législateur, en écrivant ses lois doit se montrer sous les
traits d'un père et d'une mère pleins d'affection et de bon sens, ou sous la figure d'un tyran et
d'un despote, qui ordonne et menace et se croit quitte, quand il a affiché ses lois sur les murs.
Examinons donc à présent, nous aussi, si nous essayerons d'entrer dans ces sentiments en
composant nos lois ; peut-être le pourrons-nous, peut-être non ; en tout cas, nous y mettrons
tout notre zèle et, si, engagés dans cette voie, il nous faut supporter quelque déception, nous la
supporterons. Mais, si Dieu le veut, la chose tournera bien.
CLINIAS C'est bien dit. Faisons comme tu dis.

L'ATHÉNIEN Il faut donc distinguer avec précision les lois sur les sacrilèges, sur toutes les
espèces de vol et toutes les espèces de crimes. Et ne nous impatientons pas, si, au cours de
notre besogne de législateurs, nous avons déjà adopté certaines lois, mais sommes encore en
balance sur certaines autres ; car nous nous formons au métier de législateur, mais nous ne le
sommes pas encore ; peut-être le deviendrons-nous. Si vous voulez examiner suivant ma
méthode ce que j'ai dit, examinons-le.
CLINIAS Il n'y a pas à hésiter.
L'ATHÉNIEN Essayons de nous rendre compte en quoi nous sommes à présent d'accord avec
nous-mêmes sur la nature du beau et du juste, et en quoi nous différons d'avis, nous qui
prétendons, sinon l'emporter sur les autres, au moins y tâcher de tout notre zèle, et en quoi le
vulgaire ne s'accorde pas avec lui-même.
CLINIAS A quoi penses-tu, quand tu dis que nous sommes en désaccord entre nous ?
L'ATHÉNIEN Je vais essayer de vous l'expliquer. Sur la justice en général et tout ce qui est
juste chez les hommes, dans les affaires et les actions, nous sommes à peu près tous d'accord
que tout cela est beau, en sorte que, si quelqu'un soutenait que les hommes justes, fussent-ils
laids de corps, sont beaux par leur parfait esprit de justice, en parlant ainsi, il ne paraîtrait pas
mal parler.
CLINIAS Et n'aurait-il pas raison ?

209
L'ATHÉNIEN Sans doute ; mais si tout ce qui tient à la justice est beau, il faut se dire qu'il
faut y comprendre aussi bien ce qu'on souffre que ce qu'on fait.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Mais une action juste participe à la beauté dans la mesure où elle participe à la
justice.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Il n'y a donc pas de contradiction à soutenir que, si la chose qu'on souffre est
juste, elle est belle dans la même proportion.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Mais si nous convenons que ce qu'on souffre est juste, mais laid, le juste
différera du laid, puisque nous disons que le juste est très laid.
CLINIAS Comment dis-tu cela ?
L'ATHÉNIEN Ce n'est pas difficile à concevoir : les lois que nous avons portées tout à l'heure
paraissent faire entendre tout le contraire de ce qui vient d'être dit.
CLINIAS Comment ?
L'ATHÉNIEN Nous avons posé en loi qu'il serait juste de punir de mort le sacrilège et
l'ennemi des justes lois, et, au moment de poser un très grand nombre de lois semblables, nous
nous sommes arrêtés, en considérant qu'il y avait là des peines infinies en nombre et en
grandeur, qui sont à la fois les plus justes et les plus laides de toutes. Or, à ce compte, n'est-ce
pas admettre que le juste et le beau sont, tantôt entièrement identiques, et tantôt aussi
contraires que possible ?
CLINIAS Il y a apparence.
L'ATHÉNIEN C'est ainsi que la plupart des hommes, en séparant ici le beau du juste, sont en
désaccord avec eux-mêmes.
CLINIAS C'est en effet ce qu'ils me paraissent faire.
L'ATHÉNIEN De notre côté, Clinias, voyons donc encore une fois ce qu'il en est de ce
désaccord.
CLINIAS Quel désaccord et relativement à quoi ?
L'ATHÉNIEN Je pense que je m'en suis nettement expliqué dans les discours précédents.
CLINIAS Comment ?
L'ATHÉNIEN Si je ne l'ai pas encore fait, prenez que je le dois à présent.
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN Que les méchants sont tous et en tout méchants involontairement. Ce principe
posé, voici la conséquence qui s'ensuit forcément.
CLINIAS Quelle conséquence ?
L'ATHÉNIEN Que l'homme injuste est méchant sans doute, mais que le méchant est tel
malgré lui. Or il est absurde de croire que ce qu'on fait malgré soi soit volontaire. Donc celui
qui juge que l'injustice est involontaire trouvera que l'homme injuste l'est involontairement. Je
suis forcé de le reconnaître ici moi-même et j'affirme avec les autres que toits les hommes
injustes le sont involontairement. Si quelqu'un, par esprit de dispute ou pour se distinguer,
admet qu'on est injuste involontairement, mais que néanmoins beaucoup le sont
volontairement, je m'en tiens à ce que j'ai dit et je rejette leur assertion. Si donc vous me
demandiez, Clinias et Mégillos, comment mes discours s'accordent avec eux-mêmes, et si
vous me disiez : Si les choses sont ainsi, étranger, que nous conseilles-tu sur les lois à donner
à l'État des Magnètes ? Leur en donnerons-nous ou non ? Sans doute, répondrais-je. Cela
étant, distingueras-tu chez eux les injustices involontaires des injustices volontaires, et
fixerons-nous pour les fautes et les injustices volontaires des punitions plus sévères et de
moins sévères pour les autres, ou les mêmes pour toutes, puisqu'il n'y a point d'injustices
absolument volontaires ?
CLINIAS Ce que tu dis est sensé, étranger, et là-dessus à quoi nous déciderons-nous ?

210
L'ATHÉNIEN Ta question vient à propos. Voici donc d'abord ce que nous ferons.
CLINIAS Quoi ?

VI

L'ATHÉNIEN Rappelons, comme nous l'avons dit avec raison précédemment, que nos idées
sur la justice sont pleines de confusion et de contradictions. Cela posé, faisons-nous à nous-
mêmes cette question : Est-ce que, sans avoir trouvé de solution à ces difficultés, sans avoir
défini en quoi consiste cette différence entre les fautes que dans tous les États tous les
législateurs qui, ont existé jusqu'ici ont classées en deux espèces, les volontaires et les
involontaires, et légiféré, en conséquence, si, dis-je, le discours que nous venons de tenir
passera sans autre explication, comme s'il venait de la bouche d'un dieu et si, sans donner
aucune raison pour prouver qu'il est juste, il fera passer des lois en quelque sorte contraires à
celles des autres législateurs. Cela ne se peut pas, et il est indispensable, avant de légiférer, de
montrer que les fautes sont de deux espèces, ainsi que leurs autres différences, afin que, quand
nous infligerons à chaque espèce la punition qu'elle mérite, chacun suive le fil de nos
discours, et soit à même de juger à peu près ce qui aura été bien ou mal ordonné dans nos lois.
CLINIAS C'est bien dit, à mon avis, étranger. Il faut, en effet, de deux choses l'une, ou ne pas
dire que toutes les injustices sont involontaires, ou distinguer les unes des autres et montrer
que nous avons eu raison de le dire.
L'ATHÉNIEN De ces deux choses, il y en a une que je ne saurais admettre, c'est de ne pas
dire ce que je crois être la vérité : ce n'est pas dans mon caractère et je croirais commettre une
impiété ; mais de quelle manière elles sont deux et si elles ne diffèrent pas entre elles en ce
que les unes sont volontaires et les autres involontaires, de quelle autre manière elles
diffèrent, voilà ce qu'il faut essayer de montrer d'une façon ou d'une autre.
CLINIAS Sans contredit, étranger; sur ce point, il ne nous est pas possible de penser
autrement.
L'ATHÉNIEN Cela viendra. Voyons : il ne vous échappe pas que les citoyens, dans leur
commerce et leurs rapports mutuels, se font souvent tort les uns aux autres et qu'en ces
rencontres les torts volontaires et les torts involontaires sont également fréquents.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Il ne faut donc pas s'imaginer que tous les torts soient des injustices ni croire
que dans ces torts il y a une double injustice, l'une volontaire et l'autre involontaire ; car, chez
tous les citoyens, les torts involontaires ne sont pas moindres que les volontaires, ni pour le
nombre, ni pour la grandeur. Mais voyez si ce que je vais dire est fondé ou ne mérite aucune
attention. Je ne dis pas, moi, Clinias et Mégillos, que, si quelqu'un cause un dommage à un
autre sans le vouloir et contre son gré, il commet une injustice, mais involontairement, et,
dans ma loi, je ne rangerai pas ce dommage parmi les injustices involontaires ; je ne le
considérerai même pas comme une injustice, quelque grand ou petit qu'il soit. Souvent même
nous dirons, si mon avis l'emporte, que l'auteur d'un service malhonnête est coupable
d'injustice. Ce n'est pas en effet, mes amis, parce que quelqu'un aura donné ou enlevé quelque
chose à un autre, qu'il faut dire simplement que son action est juste ou injuste ; mais dans quel
esprit, avec quelle juste intention on a rendu service ou causé un dommage, voilà ce que le
législateur doit considérer, et il doit avoir égard à ces deux choses, l'injustice et le dommage.
A l'égard du dommage, il doit dans la mesure du possible le réparer par ses lois, en restituant
ce qui est perdu, en redressant ce qui est tombé par la faute de quelqu'un, en expiant la mort et
guérissant les blessures, et s'efforcer toujours en établissant sa législation de réconcilier par
des compensations celui qui a causé et celui qui a souffert le dommage, et de leur désaccord
faire sortir l'amitié.
CLINIAS C'est parfait ainsi.

211
L'ATHÉNIEN Pour les dommages injustes et les gains qu'on peut procurer à autrui par une
injustice, le législateur doit guérir tout ce qui peut être considéré comme une maladie de
l'âme, et qui est guérissable, et pour cette guérison de l'injustice voici à quelle fin elle doit
tendre.
CLINIAS Quelle fin ?
L'ATHÉNIEN C'est que la loi se propose d'instruire l'auteur d'une injustice, grande ou petite
et le contraindre absolument à l'avenir ou à ne plus jamais oser commettre volontairement de
pareilles fautes, ou du moins à les commettre beaucoup plus rarement, en exigeant d'ailleurs le
remboursement du dommage. De quelque manière qu'on s'y prenne, soit par des actes, soit par
des paroles, par des plaisirs ou des peines, des honneurs ou des opprobres, des amendes
pécuniaires ou des présents pour faire haïr l'injustice, pour faire aimer ou ne pas haïr la
justice, ce ne peut être que l'ouvrage des plus belles lois. Mais pour ceux que le législateur
aura reconnus inguérissables, quel châtiment et quelle loi portera-t-il ? Comme il sait que pour
de telles gens il n'est plus avantageux de vivre et qu'en quittant la vie, ils peuvent procurer aux
autres une double utilité, puisque par leur exemple ils les détournent de mal faire et qu'ils
vident la cité d'hommes méchants, il infligera forcément la peine de mort contre ces sortes de
crimes et de criminels, mais en aucun autre cas, jamais.
CLINIAS Ce que tu dis me paraît tout à fait approprié ; mais j'aurais plaisir à t'entendre
expliquer plus clairement la différence que tu mets entre l'injustice et le tort, et les différents
caractères du volontaire et de l'involontaire.

VII

L'ATHÉNIEN Il faut donc essayer de faire et de dire ce que vous demandez. Il est évident
que, lorsque vous parlez de l'âme, vous dites et entendez dire aux autres qu'il y a en elle soit
une affection, soit une partie de sa nature, qui est la colère, chose irritable et difficile à
combattre, et qui fait de nombreux ravages par une violence irréfléchie.
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Il y a aussi l'attrait du plaisir, qui n'est pas la même chose que la colère, mais
qui, par une force contraire à la sienne, se rend maître de l'âme, grâce à la persuasion mêlée
d'une tromperie violente, et fait ce que sa volonté désire.
CLINIAS C'est certain.
L'ATHÉNIEN En ajoutant que l'ignorance est une troisième cause de fautes, on ne se
trompera pas. Mais le législateur fera bien d'en reconnaître deux genres, l'ignorance simple,
qu'il regardera comme la cause des fautes légères, et la double, qui a lieu quand on est dans
l'erreur, non pas simplement par ignorance, mais parce qu'on se croit sage et qu'on croit savoir
parfaitement ce qu'on n'entend pas du tout. Il attribuera à ces causes, lorsqu'elles sont
secondées par la force et le pouvoir, les crimes énormes et grossiers, et, lorsqu'elles sont
jointes à la faiblesse, les fautes des enfants et des vieillards, et les tenant pour de vraies fautes,
il les punira par des lois, mais les plus douces de toutes et les plus indulgentes.
CLINIAS Cela paraît juste.
L'ATHÉNIEN A l'égard du plaisir et de la colère, nous disons à peu près tous que les uns en
sont maîtres et que les autres s'y laissent vaincre, et la chose est ainsi.
CLINIAS Assurément.
L'ATHÉNIEN Mais, à l'égard de l'ignorance, nous n'avons pas encore entendu dire que les
uns la maîtrisent et que les autres lui cèdent.
CLINIAS C'est très vrai.
L'ATHÉNIEN Mais nous disons que chacune de ces forces, nous tirant à elle, nous pousse
souvent à des actes opposés entre eux.
CLINIAS Très souvent en effet.

212
L'ATHÉNIEN Maintenant je puis donc t'expliquer avec netteté et sans variante ce que
j'entends par le juste et l'injuste. J'appelle carrément injustice la tyrannie qu'exercent sur l'âme
la colère, la crainte, le plaisir, le chagrin, l'envie et les autres passions, qu'elles lèsent ou non
autrui ; et quelle que soit l'idée que l'État ou des particuliers se forment du bien, si cette idée
domine dans les âmes et règle tout l'homme, je dis que, même s'il lui échappe quelque erreur,
il faut appeler juste toute action faite en conformité avec cette idée, ainsi que la soumission à
ses ordres en vue de la meilleure direction de toute la vie humaine. Je sais bien que beaucoup
de gens regardent les torts de ce genre comme des injustices involontaires, mais je n'ai pas à
discuter sur les mots en ce moment, et, puisque nous avons reconnu trois espèces de fautes, il
vaut mieux, avant d'aller plus loin, nous les remettre en mémoire. La première espèce est le
chagrin, que nous appelons colère et crainte.
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN La seconde est celle qui regarde le plaisir et les désirs, la troisième est
l'aberration de nos espérances et de nos opinions relativement au bien véritable. Celle-ci en
comprend sous elle deux autres, ce qui fait que nous trouvons maintenant cinq espèces, pour
lesquelles il faut édicter des lois différentes, en les réduisant à deux genres.
CLINIAS Lesquels ?
L'ATHÉNIEN L'un est celui des crimes qui s'exécutent par des voies violentes et ouvertes ;
l'autre, celui des crimes commis dans l'ombre par des voies secrètes et frauduleuses, et
quelquefois même par cette double voie, et c'est alors que les lois, pour être justes, doivent
être les plus rigoureuses.
CLINIAS C'est naturel en effet.

VIII

L'ATHÉNIEN Revenons maintenant au point d'où nous sommes partis pour en venir ici et
achevons notre législation. Nous étions en train, je crois, d'édicter les lois qui concernent les
pillards de temples, les traitres et aussi ceux qui tournent les lois pour renverser le
gouvernement établi. Or il peut arriver que l'on commette quelqu'un de ces crimes dans un
accès de folie, ou par l'effet de quelque maladie ou d'une vieillesse extrême, ou d'un
enfantillage qui ne diffère en rien de ces deux états. Si ceux qui auront été choisis pour juges
en ont connaissance par le rapport du coupable ou de celui qui le défend, et qu'ils jugent qu'il
était dans un de ces états, lorsqu'il a enfreint la loi, ils le condamneront tout simplement à
payer le dommage qu'il aura pu causer et le tiendront quitte de toute autre punition, excepté
pourtant s'il a tué quelqu'un et n'a pas les mains pures du sang qu'il a versé. En ce cas, qu'il
s'en aille habiter une autre patrie et un autre lieu et s'expatrie pour un an. S'il revient avant le
temps fixé par la loi, ou même s'il met le pied sur un point de son propre pays, que les
gardiens des lois le gardent dans la prison publique pendant deux ans, après qu'il sera délivré
de ses fers.
Puisque nous avons commencé à traiter du meurtre, essayons d'aller jusqu'au bout et de faire
les lois pour toutes les espèces de meurtres. Parlons d'abord des meurtres violents et
involontaires. Si quelqu'un, dans un concours ou dans les jeux publics, a tué un ami sans le
vouloir, que cet ami soit mort sur-le-champ ou plus tard des coups qu'il a reçus ; de même s'il
l'a tué à la guerre ou dans les exercices militaires ordonnés par les magistrats pour s'y
entrainer, sans armes ou avec des armes, et imiter la pratique de la guerre, il sera déclaré
innocent, après qu'il aura été purifié selon la loi apportée de Delphes. Il en sera de même de
tous les médecins : si l'un d'eux, soignant un malade, le laisse mourir sans le vouloir, qu'il soit
pur selon la loi.
Quiconque aura tué un homme de sa main, mais involontairement, soit qu'il n'ait employé
pour cela que ses membres, soit qu'il se soit servi d'un instrument ou d'un trait, ou qu'il lui ait

213
donné un breuvage ou un aliment, ou qu'il l'ait fait périr par le feu ou le froid, ou qu'il lui ait
ôté la respiration lui-même avec son propre corps ou au moyen de corps étrangers, il sera tenu
pour un véritable homicide et payera les peines suivantes. S'il a tué un esclave, pensant que
c'était un des siens, il dédommagera et indemnisera le maître du mort ; sinon, il sera
condamné eu justice à payer le double du prix de l'esclave, selon l'évaluation qu'en feront les
juges. Quant aux purifications, il en fera plus et de plus grandes que ceux qui d auront tué
dans les jeux, et les exégètes désignés par le dieu seront maîtres d'en décider. Si c'est un
esclave à lui qu'il a tué, il sera absous du meurtre, après qu'il aura été purifié.
Si quelqu'un a tué un homme libre sans le vouloir, il devra subir les mêmes purifications que
celui qui a tué un esclave. De plus, qu'il ne néglige pas une antique tradition qui court. On dit
en effet que celui qui a péri de mort violente, après avoir vécu avec les sentiments d'un
homme libre, conserve, quelque temps encore après sa mort, du ressentiment contre son
meurtrier; que, rempli de crainte et de terreur à cause de la violence qu'il a subie, et voyant
celui qui l'a tué aller et venir dans les lieux qu'il avait l'habitude de fréquenter, il l'épouvante à
son tour et fait tous ses efforts pour jeter en lui et dans ses actes le trouble dont il est lui-même
agité, appelant à son secours la conscience du coupable. C'est pourquoi le meurtrier doit céder
la place à sa victime pendant une année entière et vider tous les endroits de sa patrie qu'il
fréquentait. S'il a tué un étranger, qu'il soit banni durant le même temps du pays de cet
étranger. S'il se soumet à cette loi de son plein gré, que le plus proche parent du mort, qui se
rend compte de tout ce qui est arrivé, lui pardonne et fasse sa paix avec lui, et sa modération
méritera une entière approbation. Mais s'il désobéit à la loi et qu'avant d'être purifié il ose
pénétrer dans les temples et offrir des sacrifices, si de plus il ne veut pas remplir le temps
prescrit pour son exil, que le plus proche parent du mort le poursuive pour meurtre et que, s'il
est condamné, on lui double toutes les pénalités. Si le plus proche parent du mort ne poursuit
pas le meurtre, la souillure retombera sur lui, et le mort retournera sur lui son ressentiment, et
le premier venu pourra le poursuivre en justice et le contraindre à s'absenter de sa patrie
pendant cinq ans, conformément à la loi.
Si un étranger tue sans le vouloir un autre étranger établi dans l'État, le premier venu pourra le
poursuivre en vertu des mêmes lois, el, s'il est domicilié, il sera banni pour un an ; s'il est
complètement étranger, quelle que soit la victime, étranger, métèque ou citoyen, outre la
purification, il sera chassé pour toute sa vie du pays où ces lois sont en vigueur. S'il revient
malgré la loi, les gardiens des lois le puniront de mort, et, s'il a du bien, ils le donneront au
plus proche parent du mort. S'il revient contre sa volonté, si la mer le rejette dans le pays, il
dressera une tente sur le rivage, de façon qu'il trempe ses pieds dans d la mer, et il épiera ainsi
l'occasion de se rembarquer. S'il est ramené par terre de vive force, le premier magistrat de
l'État qui le rencontrera le mettra en liberté et le renverra sur la terre étrangère sans lui rien
prendre.
Si quelqu'un tue de sa main une personne libre et que le meurtre ait été commis par colère, il
faut d'abord ici distinguer deux cas. On agit par colère, lorsque, brusquement et sans dessein
prémédité de tuer, on fait périr quelqu'un en le frappant ou par quelque violence semblable,
sous le coup d'une colère subite, et qu'on se repent tout de suite de ce qu'on a fait. On agit
aussi par colère, lorsque, insulté par quelqu'un en paroles ou par des actes outrageants, on en
poursuit la vengeance et qu'on le tue ensuite délibérément, sans se repentir de son action. Il
faut donc, semble-t-il, reconnaître deux espèces de meurtres, qui ont l'un et l'autre la colère
pour principe et qu'on peut dire avec juste raison tenir le milieu entre le volontaire et
l'involontaire, dont l'une et l'autre est une image. Celui qui garde son ressentiment et ne se
venge pas brusquement et sur-le-champ, mais plus tard et de dessein formé, ressemble au
meurtrier volontaire, tandis que celui qui, au lieu de couver sa colère, s'y abandonne sur-le-
champ sans préméditation ressemble au meurtrier involontaire, quoique son acte ne soit pas
tout à fait involontaire, mais soit l'image d'un acte involontaire. C'est pourquoi il est difficile

214
de distinguer si les meurtres produits par la colère sont volontaires, ou s'il faut en classer
quelques-uns dans la loi comme involontaires. Le mieux et le plus vrai c'est d'admettre que les
deux en sont une image et d'en reconnaître deux espèces distinctes, selon qu'ils sont
prémédités ou non, et d'infliger à ceux qui ont agi avec préméditation et colère tout à la fois
les châtiments les plus rigoureux, et des châtiments plus doux à ceux qui ont agi sans
préméditation par un mouvement soudain ; car ce qui ressemble à un mal plus grand doit être
puni plus rigoureusement, à un mal plus petit, plus légèrement. C'est aussi ce que nous devons
faire dans nos lois.
CLINIAS C'est tout à fait mon avis.

IX

L'ATHÉNIEN Retournons donc en arrière et disons : Si quelqu'un a tué de sa main un homme


libre et qu'il ait agi sous le coup de la colère sans préméditation, il sera condamné aux mêmes
peines qui sont réservées à celui qui a tué sans colère, mais il devra nécessairement passer
deux ans en exil pour se punir de sa colère ; s'il a tué par colère, mais avec préméditation, il
souffrira les mêmes peines que le précédent, mais sera condamné à trois ans d'exil, comme
l'autre l'a été à deux, la durée de son châtiment étant proportionnée à la grandeur de sa colère.
Sur le retour de ces deux meurtriers, voici ce que nous décidons. Il est sans doute difficile
d'édicter ici des lois précises, car il y a des cas où celui des deux que la loi classe comme le
plus cruel se trouve être le plus doux, et celui qu'elle a classé comme le plus doux est le plus
cruel et a commis son homicide avec plus de sauvagerie, tandis que l'autre y a mis plus de
douceur. Cependant les choses se passent généralement comme nous venons de le dire. C'est
aux gardiens des lois à connaître tout cela. Quand le temps de l'exil sera fini pour l'un et pour
l'autre, ils enverront aux frontières du pays douze juges choisis parmi eux, qui, après s'être
enquis plus exactement encore des actions des exilés pendant ce temps, se prononceront sur la
honte que les coupables ressentent de leur faute et sur leur retour ; et ceux-ci devront s'en tenir
à l'arrêt de ces magistrats. Si plus tard, après leur retour, l'un ou l'autre, cédant à la colère,
commet le même crime, il sera banni à perpétuité, et, s'il revient, il sera traité comme l'est en
pareil cas l'étranger.
Quiconque aura tué un esclave à lui n'aura qu'à se purifier ; mais si, dans un mouvement de
colère, il a tué l'esclave d'un autre, il paiera au propriétaire le double du dommage. Si un
meurtrier, quel qu'il soit, n'obéit pas à la loi, et, avant d'être purifié, souille de sa présence la
place publique, les jeux et les lieux sacrés, le premier venu pourra le citer en justice, ainsi que
le parent du mort qui l'aura laissé faire , et les contraindre à payer le double de l'amende et à
s'acquitter des autres réparations, et il prendra l'amende pour lui conformément à la loi.
Si un esclave, dans un transport de colère, tue son maître, que les parents du mort en usent
avec le meurtrier comme ils voudront, mais ne lui laissent jamais la vie : à ce prix ils seront
regardés comme purs. Si l'esclave d'un autre, emporté par la colère, tue un homme libre, les
maîtres livreront le meurtrier aux parents du mort, qui devront le mettre à mort, mais de la
manière qu'il leur plaira. S'il arrive, ce qui peut arriver en effet, mais rarement, qu'un père ou
une mère, dans un mouvement de colère, tuent leur fils ou leur fille en les frappant ou de toute
autre manière violente, ils seront astreints aux mêmes purifications que les autres meurtriers et
de plus à un exil de trois ans. Quand le meurtrier rentrera, la femme devra se séparer de son
mari, ou le mari de sa femme ; ils ne s'uniront jamais plus pour avoir des enfants et ne
partageront plus le foyer de ceux qu'ils auront privés d'un fils ou d'un frère et ne prendront
plus part aux mêmes sacrifices. Quiconque, foulant aux pieds la piété, désobéira à ces
prescriptions pourra être accusé d'impiété par le premier venu.
Si un mari, égaré par la colère, tue sa femme légitime ou si une femme traite de même son
mari, ils feront les purifications ordinaires et se banniront pour trois années consécutives. A

215
son retour, le coupable ne prendra point part aux sacrifices avec ses enfants et ne s'assoiera
jamais à leur table. Si le père et l'enfant ne suivent point la loi, le premier venu pourra les citer
en justice pour impiété.
Si un frère tue son frère ou sa soeur, ou si une soeur tue son frère ou sa soeur dans un
mouvement de colère, ils devront se soumettre aux mêmes purifications et au même exil que
les parents meurtriers de leurs enfants ; ils n'habiteront jamais sous le même toit et
n'assisteront point aux mêmes sacrifices que ceux qu'ils ont privés d'un père ou d'un fils. S'ils
n'obéissent pas, rien ne sera plus juste que de les traduire en justice pour impiété,
conformément à la loi que nous avons édictée en ces matières.

Si quelqu'un est assez peu maître de sa colère à l'égard de ses père et mère qu'il ose, emporté
par la fureur, tuer l'un d'entre eux, et si celui-ci, avant de mourir, l'absout volontairement du
meurtre, quand il se sera purifié comme ceux qui ont commis un homicide involontaire et qu'il
aura accompli les mêmes pratiques, il sera déclaré pur. Mais si sa victime ne lui pardonne pas
le crime qu'il a commis, il sera asservi à beaucoup de lois ; il sera exposé aux peines les plus
sévères dont on punit les voies de fait, l'impiété et le sacrilège qui lui a fait ôter la vie à qui la
lui a donnée, en sorte que s'il était possible de faire mourir plusieurs fois le même homme,
celui qui a tué son père ou sa mère mériterait fort justement de subir plusieurs fois la mort ;
car de quelle autre manière la loi pourraitelle infliger le châtiment qu'il mérite au seul homme
à qui elle ne permet pas, même pour défendre sa vie menacée par ses parents, de tuer le père
ou la mère qui lui ont donné le jour, et qui doit tout souffrir avant que d'en venir à cette
extrémité ? En conséquence, nous décidons que celui qui aura tué son père ou sa mère dans un
mouvement de colère sera puni de mort.
Si, dans un combat occasionné par une sédition ou dans quelque autre rencontre semblable, un
frère tue son frère pour se défendre contre son attaque, il sera regardé comme pur, tout comme
s'il avait tué un ennemi ; et il en sera de même, si un citoyen tue un citoyen, ou un étranger un
étranger. Si un citoyen tue un étranger ou un étranger un citoyen, il sera de même déclaré
innocent, et il en sera de même, si un esclave tue un esclave. Mais si un esclave tue un homme
libre pour se défendre, il sera soumis aux mêmes lois que celui qui a tué son père. Et ce que
nous avons dit du cas où le père pardonne le meurtre, s'appliquera également à tous les cas
précédents, si la victime pardonne volontairement au meurtrier, quels qu'ils soient l'un et
l'autre : le meurtre sera alors considéré comme involontaire, et celui qui l'a commis s'en
purifiera et s'exilera pour un an, selon la loi. J'en ai assez dit sur les homicides qui sont à la
fois violents, involontaires et dus à un mouvement de colère. Il me faut parler à présent de
ceux qui sont volontaires, où le crime est sans excuse et prémédité, parce qu'on a cédé au
plaisir, à la passion, à l'envie.
CLINIAS Fort bien.

L'ATHÉNIEN Commençons par expliquer comme nous pourrons les causes qui les
provoquent. La première et la plus considérable est la passion qui s'empare d'une âme abrutie
par ses désirs, ce qui arrive surtout là où les désirs sont les plus nombreux et les plus forts,
c'est-à-dire, chez la plupart des hommes, en qui l'attrait des richesses enfante mille désirs
insatiables et sans bornes, soit à cause de leur caractère naturel, soit par suite d'une mauvaise
éducation.
La cause de cette mauvaise éducation vient de l'estime mal entendue que les Grecs et les
barbares professent pour la richesse, car, en lui donnant la préférence sur tous les biens, alors
qu'elle ne vient qu'au troisième : rang, ils gâtent l'esprit et de leurs descendants et d'eux-
mêmes. Rien ne serait plus beau et meilleur que de dire dans tous les États ce qui est vrai, que

216
la richesse est faite pour le corps et le corps pour l'âme, et qu'elle, est au troisième rang après
les qualités du corps et celles de l'âme. Ce discours apprendrait que, pour être heureux, il ne
faut pas chercher simplement à s'enrichir, mais à s'enrichir par des voies justes et avec
modération. Alors on ne verrait point dans les États de ces meurtres qui demandent à être
purifiés par des meurtres. Mais aujourd'hui cette convoitise est une cause, et la plus
importante, des procès les plus graves à propos des meurtres volontaires. La deuxième cause
est l'état d'une âme ambitieuse, qui engendre des jalousies, hôtesses fâcheuses en premier lieu
pour l'envieux lui-même, en second lieu pour les meilleurs citoyens. La troisième cause, ce
sont les craintes lâches et injustes, qui produisent beaucoup de meurtres, quand on commet ou
qu'on a commis des crimes dont on voudrait d que personne ne fût ou n'eût été le témoin ; on
supprime alors ceux qui pourraient les révéler en les tuant, quand on ne peut le faire
autrement. Ce que nous venons de dire sur tout cela n'est qu'un prélude. Il faut y joindre le
discours que l'on tient dans la célébration des mystères et que beaucoup d'initiés qui
s'intéressent à ces questions tiennent pour tout à fait véritable, à savoir que ces meurtres sont
punis dans l'Hadès, et que, lorsqu'on revient sur cette terre, il faut nécessairement subir la
peine de droit naturel, qui est d'éprouver ce qu'on a fait soi-même à autrui, c'est-à-dire de périr
par la main d'autrui du même genre de mort.

XI

Pour qui obéit et craint vivement la peine dont le prélude même le menace, il n'est pas du tout
besoin d'édicter la loi qui s'y rapporte ; mais, si l'on désobéit, nous mettrons par écrit la loi que
voici. Quiconque aura tué de sa main délibérément. et injustement n'importe lequel de ses
concitoyens, sera premièrement mis hors la loi et ne souillera de sa présence ni les temples, ni
la place publique, ni les ports, ni aucune assemblée publique, qu'on lui en signifie ou non la
défense ; car la loi l'interdit, et c'est une chose manifeste qu'elle l'interdit et l'interdira toujours
au nom de tout l'État. Si les parents du mort, tant du côté maternel que du côté paternel,
jusqu'aux cousins inclusivement, ne poursuivent pas le meurtrier, comme ils le doivent, ou ne
lui signifient pas son interdiction, ils contracteront d'abord eux-mêmes la souillure et la haine
des dieux, que la loi, par ses imprécations, fait passer sur leur tête ; et en second lieu, ils
pourront être cités en justice par quiconque voudra venger le mort. Celui qui consentira il se
charger de cette vengeance accomplira les purifications auxquelles il faut veiller en cette
affaire et toutes les autres cérémonies ordonnées par le dieu ; il notifiera au meurtrier
l'interdiction et le forcera à subir la peine imposée par la loi.
Il sera facile au législateur de montrer que ces cérémonies doivent consister en prières et en
sacrifices offerts à certains dieux qui veillent à ce qu'il ne se commette pas de meurtres dans
les États. Quels sont ces dieux et quelle est la manière la plus régulière au point de vue
religieux d'introduire ces sortes de causes, c'est aux gardiens des lois, de concert avec les
interprètes, les devins et l'oracle, de faire des lois pour engager ces procès. Ces procès seront
portés devant les mêmes juges que nous avons chargés de prononcer souverainement sur le
sacrilège. Si l'accusé est reconnu coupable, il sera puni de mort et ne sera pas enseveli dans le
pays de sa victime, vu son impudence et son impiété. S'il prend la fuite et refuse de s'exposer
au jugement, il sera banni à perpétuité, et, s'il met le pied quelque part dans le pays de celui
qu'il a tué, le premier des parents du mort ou des citoyens qui le rencontrera pourra le tuer
impunément, ou bien, après l'avoir garrotté, il le remettra entre les mains de ceux qui ont jugé
le procès pour qu'ils le fassent mourir.
L'accusateur exigera en même temps caution de celui qu'il accusera. Celui-ci lui fournira des
cautions jugées dignes de foi par les magistrats chargés de le juger; ces cautions, au nombre
de trois, s'engageront à le faire comparaître au procès. S'il ne veut pas ou ne peut pas fournir
de caution, les magistrats s'assureront de sa personne, le feront garder en prison, et le feront

217
comparaître pour le jugement de son procès. Si un homme, sans avoir tué de sa main, a décidé
d'en faire périr un autre, et si, par sa volonté et ses embûches préméditées, il est cause de sa
mort et reste dans la cité sans avoir l'âme pure, il sera jugé comme le précédent, sauf qu'il
n'aura pas de caution à fournir; il aura droit à une sépulture dans sa patrie ; mais, pour reste, il
sera traité comme celui dont j'ai parlé précédemment. Il en sera de même pour le meurtre
qu'un homme commet de sa propre main ou en tendant une embûche, qu'il s'agisse d'un
étranger qui tue un étranger, de citoyens et d'étrangers qui se tuent les uns les autres, ou
encore d'esclaves qui tuent des esclaves, exception faite pour la caution. Ils la fourniront,
comme nous l'avons dit de ceux qui ont tué de leur main, et celui qui dénoncera le meurtre
exigera en même temps d'eux des cautions.
Si un esclave tue volontairement un homme libre, soit de sa main, soit en complotant contre
lui, et qu'il soit convaincu en justice, le bourreau de la cité le conduira à un endroit où ou aura
vue sur le tombeau du mort ; il recevra autant de coups de fouet que son accusateur le
commandera, et, si le meurtrier survit aux coups, il le mettra à mort.
Si quelqu'un tue lui esclave qui ne lui faisait aucun tort dans la crainte qu'il ne dénonce dles
actions honteuses et mauvaises, ou pour quelque autre motif semblable, il sera puni pour le
meurtre de cet esclave comme il l'eût été pour avoir tué un citoyen.

XII

S'il se produit des crimes sur lesquels il est triste et répugnant d'avoir à légiférer, quoiqu'on ne
puisse s'en dispenser, des meurtres volontaires, entièrement criminels, meurtres que l'on
commet de sa propre main ou par guet-apens, sur la personne de ses parents, qui arrivent le
plus souvent dans les États mal gouvernés et où l'éducation est vicieuse, mais qui peuvent
arriver même dans un pays où l'on ne s'y attendrait pas, il faut répéter ici le discours que nous
avons tenu il y à quelques instants. Peut-être, en nous écoutant, sera-t-on plus disposé à
s'abstenir de son plein gré de ces crimes abominables entre tous. C'est une fable, ou un
discours, ou de quelque autre nom qu'il faille l'appeler, que d'anciens prêtres ont conté avec
clarté. Ils disent que la justice, qui observe les actions des hommes et qui venge l'effusion du
sang des parents, applique la loi que nous venons de dire, et qu'elle a établi que l'homme qui a
commis un forfait de ce genre souffrira nécessairement le même traitement qu'il a fait à
autrui ; que, s'il a tué son père, il devra se résigner à périr de mort violente dans un temps
postérieur de la main de ses enfants, et que, s'il a tué sa mère, il renaîtra nécessairement sous
la forme d'une femme, et qu'il périra dans cette vie nouvelle sous les coups de ses enfants ; car
il n'y a pas d'autre moyen de se purifier du sang d'un parent qu'on a répandu, et la souillure
refuse de s'effacer, jusqu'à ce que l'âme du coupable paye le meurtre par un meurtre semblable
et apaise et endorme le ressentiment de toute sa parenté. La crainte d'être ainsi traité par les
dieux doit engager les hommes à éviter de tels châtiments. Mais si quelqu'un est assez
malheureux pour oser arracher volontairement et de dessein prémédité l'âme du corps de son
père et de sa mère, de ses frères ou de ses enfants, le législateur mortel portera sur ce point la
loi que voici. On lui signifiera d'abord que toute relation sociale lui est interdite, et il fournira
les mêmes cautions que les meurtriers mentionnés plus haut. Et s'il est convaincu d'avoir tué
l'un de ses parents dont nous avons parlé, les serviteurs des juges et les magistrats le mettront
à mort et le jetteront tout nu dans un carrefour désigné hors de la ville. Tous les magistrats, au
nom de tout l'Etat, portant chacun une pierre, la jetteront sur la tête du cadavre et purifieront
ainsi toute la cité, après quoi, on le portera aux frontières du pays et on le jettera dehors sans
sépulture, conformément à la loi.
Mais quelle peine faut-il porter contre celui qui aura tué son parent le plus proche, celui qu'on
dit le plus cher, je veux dire contre celui qui se sera tué lui-même et se sera privé violemment
de la part de vie que le destin lui réservait, alors qu'il n'est pas puni par ordre de l'État, qu'il

218
n'y est pas contraint par un malheur excessivement douloureux et inévitable qui l'a surpris, ni
par aucun opprobre qui lui rende l'existence insupportable et impossible, mais qui, par
manque d'énergie et de virilité, s'impose à lui-même une peine injuste ? Pour celui-là, Dieu
sait les cérémonies nécessaires pour la purification et la sépulture. Aussi les plus proches
parents consulteront à ce propos à la fois les interprètes et les lois relatives à ce sujet, et feront
ce qui leur sera prescrit. Ceux qui se seront ainsi détruits seront enterrés seuls, sans partager la
sépulture de personne ; on les ensevelira sans honneurs dans des endroits incultes et sans nom
sur les confins des douze parties du territoire, sans signaler leur tombe par aucune stèle ni
aucun nom.
Si une bête de somme ou quelque autre animal tue un homme, les parents poursuivront pour
meurtre la bête meurtrière, sauf si elle a commis son acte en luttant dans les jeux publics, et
l'affaire sera tranchée par les agronomes, choisis à la volonté des parents et en tel nombre qu'il
leur plaira. L'animal coupable sera tué et jeté hors des frontières du pays.
Si une chose inanimée, à l'exception de la foudre ou d'un autre trait pareil lancé par un dieu,
ôte la vie à un homme, soit par la chute de l'homme, soit par sa propre chute, le parent du
mort prendra pour juge son plus proche voisin ; il se purifiera en son propre nom et au nom de
toute la parenté, et la chose inanimée reconnue responsable sera jetée hors des frontières,
comme il a été dit pour les animaux.
Si un homme est trouvé mort et qu'on ne connaisse pas le meurtrier et qu'il reste introuvable
malgré de soigneuses perquisitions, on fera les mêmes significations que pour les autres ; on
citera celui qui aura commis le meurtre, et, après la sentence, un héraut proclamera dans la
place publique que celui qui a tué, tel ou tel et qui sera condamné pour meurtre devra éviter de
mettre le pied dans, les temples ni dans aucun endroit du pays de la victime, sous peine, s'il
est découvert et reconnu, d'être mis à mort et jeté sans sépulture hors du pays du mort. Voilà
la loi que nous mettrons en vigueur sur les meurtres. Nous n'en dirons pas davantage sur cette
matière.
Voici maintenant les personnes qu'il est permis de tuer, et à quelles conditions le meurtre sera
justifié. Si quelqu'un surprend la nuit un voleur qui pénètre dans sa maison pour lui voler son
argent et s'il le tue, il sera tenu pour justifié. Il le sera aussi si, pour se défendre contre un
détrousseur, il le tue. Si quelqu'un fait violence à une femme libre, ou à un enfant pour en
abuser, il pourra être mis à mort impunément par celui à qui il aura fait violence, ou par son
père, ou ses frères ou ses fils. Si un mari tombe sur un homme qui fait violence à sa femme
légitime, et qu'il le tue à ce moment, il sera, selon la loi, pur du meurtre. Enfin, si quelqu'un
pour sauver la vie à son père, à sa mère, à ses enfants, à ses frères, à sa femme qui n'ont
commis aucun acte impie, tue un assassin, qu'il soit tenu pour entièrement justifié.

XIII

Voilà donc les lois qui s'appliquent à la culture et à l'éducation de l'âme, éducation qui rend la
vie précieuse à qui l'a reçue et malheureuse à qui l'a manquée, et aussi aux châtiments dont il
faut punir les auteurs de morts violentes. Quant à la culture et à l'éducation du corps, nous en
avons traité aussi. En suivant l'ordre des matières, il nous faut parler des actes de violence
involontaires ou volontaires que l'on commet les uns contre les autres, et en spécifier aussi
bien que possible la nature et le nombre, et les châtiments qui conviennent à chacun d'eux. Il
est à propos, ce me semble, de les assujettir à des lois, comme les autres.
Les blessures et les mutilations qui en résultent viennent pour la gravité après les meurtres, et
le plus médiocre de ceux qui se mêlent de législation est capable de régler cette question. Pour
les blessures, il faut, comme pour les meurtres, distinguer celles que l'on fait sans le vouloir,
celles que l'on fait par colère et par crainte, et toutes celles que l'on fait volontairement et avec
préméditation, et faire sur toutes ces espèces le prélude suivant. Les lois sont nécessaires aux

219
hommes et ils doivent régler leur conduite sur elles, et en voici la raison : c'est qu'aucun
homme, sortant des mains de la nature, n'est capable de connaître ce qui est utile aux hommes
pour vivre en société, et s'il connaît ce qui est. le plus avantageux, d'avoir toujours assez de
force et de bonne volonté pour le mettre en pratique. Car premièrement il est difficile de
connaître que l'art politique véritable doit avoir en vue, non pas les intérêts particuliers, mais
l'intérêt général, parce que l'intérêt général unit et que l'intérêt particulier divise les États, et
que le public et les particuliers ont tous deux plus à gagner à la bonne administration du bien
commun qu'à celle du bien particulier. En second lieu, même si l'on est assez habile pour se
rendre compte que telle est la nature des choses, et qu'on ait à gouverner un État avec un
pouvoir absolu et sans rendre aucun compte, on ne pourrait pas rester fidèle à cette maxime et
faire passer pendant toute sa vie le bien commun de l'État au premier rang et le bien
particulier au deuxième. Mais la nature mortelle portera toujours l'homme à vouloir plus que
les autres et à s'occuper de ses intérêts privés, parce qu'elle fuit la douleur et poursuit le plaisir
sans tenir compte de la raison, qu'elle les fera passer l'une et l'autre avant le plus juste et le
meilleur, et, s'aveuglant elle-même, elle finira par se remplir, elle et tout l'État, de toutes
sortes de maux. Car, si jamais un homme, né avec la faveur des dieux, était par sa nature
capable de se rendre compte de cela, il n'aurait pas besoin de lois pour le commander, parce
qu'aucune loi, aucun arrangement n'est supérieur à la science, et qu'il n'est pas dans l'ordre que
l'intelligence soit sujette ni esclave de quoi que ce soit, étant faite pour commander, si elle est,
conformément à sa nature, véridique et réellement libre. Malheureusement elle n'est telle
aujourd'hui nulle part, sauf en de faibles proportions. Il faut donc avoir recours à ce qui tient
le second rang, à l'ordre et à la loi, qui voit et envisage un grand nombre de choses, mais ne
saurait étendre sa vue sur tout. Voilà ce que j'avais à dire à ce sujet.
Nous allons à présent régler les peines et les amendes que méritent les blessures et les torts
faits à autrui. On peut naturellement et justement nous poser cette question à propos de
chaque cas : de quelle blessure parles-tu, qui a été blessé, comment et quand ? Car ces cas
varient à l'infini et sont très différents les uns des autres. S'en remettre aux juges pour trancher
toutes ces questions, ou ne leur en laisser aucune à résoudre est également impossible. Il y en
a toujours une en tous les cas où il faut s'en remettre à leur jugement, c'est à savoir si le fait a
eu lieu ou n'a pas eu lieu. Quant à leur ôter toute décision sur l'amende ou la peine dont il faut
frapper le délinquant et à édicter des lois nous-mêmes sur chaque cas, petit ou grand, c'est à
peu près impossible.
CLINIAS Quel parti faut-il donc prendre après cela ?
L'ATHÉNIEN Celui de nous en remettre aux juges pour certaines choses, de nous réserver les
autres, et de faire des lois pour elles.
CLINIAS Mais quelles sont les choses où il nous faut légiférer et celles qu'il faut laisser à la
discrétion des juges ?

XIV

Ce qui me paraît le plus juste à dire sur ce point, le voici. Lorsque dans un État les tribunaux
sont médiocres et muets, qu'ils cachent leur avis et tranchent les procès dans le secret, et, ce
qui est pire encore, lorsqu'au lieu de garder le silence, on y mène grand bruit, comme au
théâtre, qu'on applaudit à grands cris, ou qu'on critique tour à tour chacun des avocats et qu'on
juge au milieu de ce fracas, il en résulte une conséquence fâcheuse pour toute la cité. C'est une
malchance d'être contraint de faire des lois pour de pareils tribunaux ; mais, quand on ne peut
s'en dispenser, il ne faut leur laisser régler les peines que sur les plus petits objets, et il faut
régler soi-même la plupart des questions par des lois précises, quand on légifère pour un tel
État. Au contraire, dans un État où les tribunaux ont été constitués avec toute la sagesse
possible, où ceux qui sont destinés à juger ont reçu une bonne éducation et ont passé par les

220
épreuves les plus rigoureuses, alors il est juste, il est bien, il est beau de laisser de tels juges
décider dans la plupart des cas des peines et des amendes à imposer aux coupables. Pour ce
qui nous regarde, on ne saurait nous blâmer de ne rien prescrire à nos juges dans les cas les
plus importants et les plus nombreux, où des juges moins bien élevés seraient capables de voir
juste et d'attribuer à chaque délinquant la peine que mérite son action. Et puisque nous
sommes convaincus que ceux pour qui nous légiférons ne sont pas les moins propres à juger
de ces choses, il faut nous en remettre à eux pour la plupart des cas. Cependant ce que nous
avons dit et fait souvent en édictant nos lois précédentes et en donnant à nos juges une
esquisse et des formules de châtiments pour leur servir de modèles et les empêcher de
s'écarter de la justice, méthode qui nous a parue alors excellente, il faut le faire encore ici et
retourner à nos lois.
Établissons ainsi celle qui regarde les blessures. Si quelqu'un, ayant prémédité de tuer un ami,
j'excepte les cas où la loi le permet, manque son coup et se borne à le blesser, il ne faut pas
avoir pitié d'un homme qui en a blessé un autre de dessein formé ; il faut le traiter comme s'il
avait tué et lui imposer la peine réservée à un meurtrier. Il faut, néanmoins, par égard pour sa
fortune qui n'est pas entièrement mauvaise et pour le démon qui, les prenant en pitié, a sauvé
l'un d'une blessure inguérissable et l'autre d'une action maudite et d'un atroce malheur, il faut,
dis-je, pour reconnaître et ne pas rejeter le bienfait du démon, épargner la mort à l'auteur de la
blessure, mais le condamner à émigrer pour toujours dans la cité voisine, tout en lui laissant la
jouissance de son bien. Quant au dommage qu'il aura pu causer à celui qu'il a blessé, il l'en
indemnisera selon l'appréciation du tribunal appelé à juger la cause. Ce tribunal sera le même
qui aurait jugé le meurtre, si le blessé était mort des coups qu'il a reçus.
Si un enfant blesse de même avec préméditation son père ou sa mère, ou un esclave son
maître, la peine sera la mort. La même peine de mort s'appliquera au frère qui aura blessé son
frère ou à la soeur qui aura blessé son frère ou sa soeur, s'ils sont reconnus coupables de
préméditation. Si une femme blesse son mari ou un mari sa femme dans l'intention de la tuer,
ils seront exilés pour toujours. Quant à leur bien, s'ils ont des fils ou des filles encore enfants,
on le confiera à des tuteurs qui s'occuperont des enfants comme s'ils étaient orphelins. S'ils
sont à l'âge d'hommes, les descendants de l'exilé ne seront pas tenus à le nourrir et ils
garderont son bien. Si celui qui est tombé dans de tels malheurs est sans enfants, ses parents
des deux côtés, paternel et maternel, jusqu'aux enfants des cousins, se réuniront avec les
gardiens des lois et les prêtres pour délibérer et établir au nom de l'État un héritier dans la
maison du banni, l'une des cinq mille quarante. Ils devront, penser et dire qu'aucune de ces
cinq mille quarante maisons n'appartient autant à celui qui l'habite et à toute sa parenté qu'à
l'Etat, dont elle est le bien propre. Or il faut que toutes les maisons de l'État soient, autant qu'il
se peut, très saintes et très heureuses. En conséquence, lorsqu'une maison est tombée dans le
malheur et l'impiété, au point que son propriétaire n'y laisse pas d'enfants et que, célibataire
ou marié, il meurt sans héritier, condamné pour meurtre volontaire ou pour quelque autre
crime envers les dieux ou les citoyens, auquel la loi applique en termes exprès la peine de
mort ; ou bien, s'il est exilé à perpétuité et ne laisse pas d'enfants, la loi exige qu'on commence
par purifier sa maison et à en détourner la malédiction par des conjurations ; qu'ensuite ses
parents s'assemblent, comme nous venons de le dire, et qu'ils recherchent avec les gardiens
des lois la famille qui est dans la cité à la fois la plus renommée pour la vertu et la plus
heureuse et où il y a le plus grand nombre d'enfants ; puis qu'ils en fassent entrer un comme
fils adoptif dans la maison du mort et des ancêtres de sa famille, puis que, pour débuter sous
d'heureux auspices, ils lui donnent le nom de père, de gardien du foyer, d'observateur du culte
et des cérémonies sacrées, en lui souhaitant d'être plus heureux que son père adoptif, et
qu'après avoir prié les dieux, ils l'instituent héritier légitime, laissant le coupable sans nom,
sans postérité, sans héritage, quand il aura eu le malheur de commettre de pareils crimes.

221
XV

Il n'arrive pas toujours, semble-t-il, que les limites des objets se touchent ; mais quand il y a
entre elles un espace intermédiaire, cet espace, qui touche de part et d'autre à chacune des
limites, se trouve exactement entre deux. C'est ce qui a lieu, avons-nous dit, entre les actes
Involontaires et les actes volontaires produits par la colère. Si donc un homme est convaincu
d'avoir blessé quelqu'un dans un mouvement de colère, il paiera le double du dommage, si la
blessure est guérissable, et le quadruple, si elle est inguérissable. Si elle est guérissable, mais
défigure gravement le blessé et l'expose aux outrages, il paiera le quadruple. Toutes les fois
que l'auteur de la blessure aura lésé non seulement sa victime, mais encore la république, en
mettant le blessé hors d'état de servir sa patrie contre l'ennemi, il paiera d'abord les autres
amendes, ensuite le dommage fait à l'État : outre son service personnel comme soldat, il fera
aussi celui de l'homme qu'il a mis dans l'incapacité de faire le sien, et il prendra sa place à la
guerre. S'il ne le fait pas, le premier venu pourra le poursuivre conformément à la loi pour
refus de service. Les juges qui l'auront condamné évalueront aussi la peine et décideront si
elle doit être double, triple ou quadruple.

Si un membre de la famille blesse de même un autre membre de la famille, ses père et mère et
ses proches du côté paternel et maternel, hommes et femmes, jusqu'aux enfants des cousins
s'assembleront et, après l'avoir jugé, s'en remettront au père et à la mère pour évaluer la peine.
S'ils ne s'accordent point dans cette évaluation, l'avis des parents du côté du père l'emportera.
Si ces derniers eux-mêmes ne peuvent s'entendre, ils s'en remettront finalement aux gardiens
des lois. Ceux qui jugeront ces sortes de blessures faites aux parents par leurs descendants
devront avoir dépassé soixante ans et avoir des enfants, non pas adoptifs, mais légitimes. En
cas de condamnation, ils décideront si le coupable doit mourir ou souffrir quelque autre peine
supérieure ou un peu inférieure. Aucun des parents du coupable ne pourra le juger, même s'il
est à l'âge voulu par la loi.
Si un esclave blesse par colère une personne libre, son maître le livrera au blessé pour en faire
ce qu'il voudra. S'il ne le livre pas, il remédiera lui-même au dommage. S'il se plaint que c'est
une feinte convenue entre l'esclave et le blessé, qu'il porte l'affaire en justice. S'il ne gagne pas
sa cause, il paiera le triple du dommage ; s'il la gagne, il pourra poursuivre celui qui s'est
entendu avec l'esclave pour avoir voulu s'approprier un esclave.
Quiconque aura blessé quelqu'un sans le vouloir, paiera simplement le dommage ; car aucun
législateur ne peut commander le hasard. Quant aux juges, ils seront les mêmes qui ont été
désignés pour juger les blessures faites aux parents par leurs descendants, et ils estimeront la
valeur du dommage.

XVI

Tous les cas dont nous avons parlé jusqu'ici sont, dans la classe des actions violentes ; il faut
ranger dans la même classe tous les genres de mauvais traitements. Il faut donc à ce propos
que tous, hommes, enfants et femmes, aient toujours présent à l'esprit cette idée que la
vieillesse est beaucoup plus respectée que la jeunesse che les dieux et chez les hommes qui
veulent pourvoir à leur sûreté et à leur bonheur, que c'est en conséquence un spectacle vilain
et odieux aux dieux que la vue d'un vieillard maltraité par un jeune homme. Au contraire, il
paraît séant qu'un jeune homme frappé par un vieillard supporte patiemment les effets de sa
colère, se réservant la même déférence pour sa vieillesse. Faisons donc les lois suivantes : que
tous honorent en actions et en paroles les gens plus âgés qu'eux, qu'ils regardent et révèrent
comme un père ou une mère ceux ou celles qui les dépassent de vingt ans, et que, par respect
pour les dieux qui président à la naissance, ils ne touchent pas à tous ceux qui pourraient les

222
avoir engendrés et enfantés (34). Qu'ils ne touchent pas non plus à l'étranger, soit qu'il habite
chez nous depuis longtemps, soit qu'il y soit venu depuis peu. Qu'ils ne soient jamais si hardis
que de le châtier par des coups, soit en l'attaquant, soit en se défendant. S'ils croient devoir
punir un étranger assez insolent et hardi pour les frapper, qu'ils l'arrêtent et le conduisent au
tribunal des astynomes, mais qu'ils s'abstiennent de le frapper, afin de lui ôter à jamais
l'audace de frapper un indigène. Les astynomes, s'étant emparés de lui, l'interrogeront avec les
égards dus au dieu protecteur des étrangers, et, s'ils jugent qu'il a frappé injustement
l'indigène, ils lui feront donner autant de coups de fouet qu'il en a donné, afin de mettre un
terme à la hardiesse des étrangers. Si l'étranger est sans tort, après avoir menacé et réprimandé
celui qui l'a traduit à leur tribunal, ils les renverront tous les deux.
Si quelqu'un frappe une personne de son âge ou plus âgée que lui, mais sans enfants ; si un
vieillard frappe un vieillard, ou un jeune homme un jeune homme, que celui qui est attaqué se
défende, selon le droit naturel, simplement avec ses mains, sans trait. Quiconque ayant
dépassé quarante ans osera se battre contre qui que ce soit, soit qu'il attaque, soit qu'il se
défende, sera traité d'âme grossière, basse et servile, et, en subissant ce honteux châtiment, il
n'aura que ce qu'il mérite.
Celui qui suivra docilement ces instructions sera facile à gouverner; mais celui qui ne les
suivra pas et ne tiendra pas compte de ce prélude doit être prêt à accepter la loi que voici. Si
quelqu'un frappe une personne plus âgée que lui de vingt années ou plus, tout d'abord celui
qui se trouvera présent, s'il n'est pas du même âge ni plus jeune que les combattants, devra les
séparer, sous peine d'être déclaré méchant par la loi. S'il est du même âge ou plus jeune que la
personne attaquée, qu'il la défende comme si c'était son frère, son père ou son ancêtre. En
outre, que celui qui a osé frapper, comme j'ai dit, quelqu'un de plus vieux que lui, soit cité en
justice pour voies de fait et, s'il est condamné, qu'on le tienne en prison au moins un an. Si les
juges estiment que la peine doit être plus grande, il y restera tout le temps qu'ils auront
marqué.
Si un étranger ou un métèque frappe quelqu'un plus âgé que lui de vingt ans ou plus, on
appliquera la loi relative au secours que les passants doivent apporter à celui qui est frappé.
Celui qui aura perdu son procès, si c'est un étranger non domicilié, sera puni de deux ans de
prison ; si c'est un étranger domicilié qui désobéit aux lois, il restera en prison trois ans, si le
tribunal ne juge pas d qu'il mérite. une peine plus longue. Celui qui, se trouvant là, n'aura pas
prêté main forte à la personne maltraitée, comme la loi le commande, paiera une mine
d'amende, s'il est de la première classe ; cinquante drachmes, s'il est de la deuxième ; trente,
s'il est de la troisième ; vingt, s'il est de la quatrième. Le tribunal qui jugera ces sortes de
procès sera composé des stratèges, des taxiarques, des phylarques et des hipparques.

XVII

Parmi les lois, les unes sont faites, semble-t-il, à l'usage des honnêtes gens afin de leur
apprendre comment ils doivent se comporter entre eux pour vivre en bons termes, les autres
pour ceux qui n'ont pas reçu d'éducation et dont le caractère est si dur que rien ne peut
l'amollir, afin de les empêcher d'aller jusqu'au bout de la méchanceté. Ce sont ces derniers qui
nous forcent à tenir les discours qui vont suivre ; c'est pour eux que le législateur est contraint
de faire ses lois, tout en désirant qu'ils n'en fassent jamais usage.
Si quelqu'un ose porter la main sur son père, ou sa mère, ou encore sur quelqu'un de ses aïeux,
en leur faisant violence et en les maltraitant, sans craindre la colère des dieux du ciel ni les
châtiments qu'on dit exister sous terre ; si, au mépris des vieilles traditions ressassées par tout
le sel monde, comme s'il était instruit de ce qu'il ignore absolument, il enfreint la loi, il est
nécessaire d'employer des moyens extrêmes pour l'en détourner. Or la mort n'est pas le
châtiment le plus fort et les peines qui! lui sont, dit-on, réservées dans l'Hadès sont encore

223
plus rigoureuses, mais, bien qu'elles soient très réelles, elles n'ont aucun effet sur de telles
âmes pour les détourner du mal. Autrement, jamais personne n'assassinerait sa mère, et
personne ne serait assez impie pour frapper un parent. Il faut donc que les peines destinées ici
à les punir de tels crimes pendant leur vie ne le cèdent en rien, s'il se peut, à celles de l'Hadès.
En conséquence portons la loi suivante.
Si quelqu'un, sans être en proie d'une folie furieuse, frappe son père ou sa mère, ou leurs pères
et mères, premièrement quiconque se trouvera là devra, comme dans les cas précédents, leur
porter secours. Le métèque et l'étranger qui le feront seront appelés à la première place aux
jeux publics. S'ils ne le font pas, ils seront bannis du pays pour toujours. L'étranger non
domicilié sera loué s'il leur a prêté main-forte, et blâmé s'il ne l'a pas fait. Si c'est un esclave
qui est venu à leur secours, qu'il soit mis en liberté, et, s'il ne l'a pas fait, qu'il reçoive cent
coups de fouet par ordre des agoranomes, si la chose s'est passée dans la place publique ; si
elle s'est passée hors de la place publique dans la ville, c'est l'astynome présent sur les lieux
qui le punira, et, si elle s'est passée quelque part à la campagne, ce sera les chefs des
agronomes. Si le passant est un indigène, enfant, homme fait ou femme, qu'il ne manque pas
de repousser l'agresseur en criant à l'impie ; sinon, il encourra la malédiction de Zeus,
protecteur de la famille et des ancêtres.
Si quelqu'un est condamné pour avoir maltraité ses père et mère, qu'il soit tout d'abord chassé
pour toujours de la ville dans le reste du pays, et qu'il soit exclu de toutes les cérémonies
sacrées. S'il ne s'en abstient pas, que les agoranomes le fassent battre de verges et le punissent
de toutes les façons qu'ils voudront. S'il rentre dans la ville, qu'il soit puni de mort. Si une
personne libre a mangé ou bu, ou si elle à eu quelque autre rapport du même genre avec lui, si
même, l'ayant rencontré, elle l'a touché volontairement, qu'elle ne mette le pied dans aucun
temple, ni dans la place publique, ni même dans la ville, avant de s'être purifiée, persuadée
qu'elle a participé à la fortune du criminel. Si elle viole cette défense et souille contrairement
à la loi les temples et la ville, celui des magistrats qui, s'en étant aperçu, ne la citera pas en
justice s'exposera en rendant ses comptes à la plus grave accusation qu'on puisse porter contre
lui.
Si un esclave frappe un homme libre, soit étranger, soit citoyen, celui qui se trouvera là devra
lui porter secours ou payer l'amende marquée selon sa classe. Ceux qui interviendront
garrotteront l'agresseur de concert avec le battu et le remettront entre ses mains pour le punir
de son méfait. Celui-ci le prendra, le mettra dans des entraves, lui donnera tous les coups de
fouet qu'il voudra, sans faire tort au maître, à qui il le remettra pour en user selon la loi. Or la
loi est celle-ci : tout esclave qui aura frappé un homme libre sans en avoir reçu l'ordre des
magistrats sera remis garrotté à son maître, qui ne le relâchera pas avant que l'esclave ait
persuadé à celui qu'il a frappé qu'il mérite de vivre en liberté. Les mêmes règlements
s'appliqueront aux femmes dans les mêmes cas, soit qu'elles se battent entre elles, soit qu'elles
battent des hommes ou soient battues par eux.

(34) Ces prescriptions rappellent celles que Platon fait au Ve livre de la République 461 d
aux enfants nés de parents qu'ils ne connaîtront pas. "Glaucon : Par quel moyen distingueront-
ils leurs pères, leurs filles et les autres parents dont tu viens de parler? - Socrate. Ils ne les
distingueront en aucune manière; mais du jour où un guerrier se sera uni à une femme, il
traitera les enfants qui naîtront au sixième ou septième mois après, les mâles de fils, les
femelles de filles. Ces enfants l'appelleront du nom de père, et leurs enfants seront ses petits-
fils et l'appelleront, lui et sa femme, du nom de grand-père et de grand-mère, et du nom de
soeurs et de frères les enfants liés dans le temps où leurs pères et mères enfantaient.

LIVRE X

224
I

L'ATHÉNIEN Après les mauvais traitements, portons sur tous les actes de violence la loi que
voici. Il est interdit de prendre et d'emporter quoi que ce soit qui appartient à autrui, et de se
servir d'aucun objet du voisin, sans en avoir obtenu la permission ; car c'est de là que
proviennent tous les maux dont nous avons parlé, c'est là qu'ils ont pris, prennent et prendront
toujours naissance.
A l'égard des autres désordres, les plus grands sont l'incontinence et les violences des jeunes
gens ; ils sont de la plus grande conséquence, quand ils ont pour objet les choses sacrées, et
spécialement quand l'État ou toute une tribu ou quelque autre communauté s'y trouve
intéressée. En second lieu, il faut mettre les crimes contre le culte privé et les tombeaux ; en
troisième lieu, les violences contre les pères et mères, en dehors de celles dont il a déjà été
question ; en quatrième lieu, l'outrage fait aux magistrats, lorsqu'au mépris de leur dignité, on
prend, on emporte, on emploie à son usage quelque chose qui leur appartient, sans avoir
obtenu leur aveu ; en cinquième lieu, tout attentat aux droits de chaque citoyen qui appelle la
répression de la justice. Il faut faire une loi commune à chacune de ces espèces de violence.
Nous avons parlé du pillage des temples en général, commis à force ouverte ou en cachette, et
dit la peine qu'il méritait. Il faut maintenant, quand nous aurons préludé par une exhortation,
déterminer la peine qui frappera tous les outrages faits aux dieux en paroles et en actions.
Cette peine sera la suivante. Celui qui croit, comme l'enseigne la loi, qu'il y a des dieux, ne
commettra jamais volontairement aucun acte impie et ne lâchera jamais un mot contre la
religion. Si on le fait, c'est pour une des trois causes que voici : la première, c'est que comme
je l'ai dit, on ne croit pas à l'existence des dieux, la seconde, qu'on pense qu'ils ne s'occupent
pas des affaires humaines, et la troisième, qu'il est facile de les fléchir par des sacrifices et de
les séduire par des prières.
CLINIAS Alors que faire et que dire à ces gens-là ?
L'ATHÉNIEN Commençons, mon bon ami, par écouter ce que je devine qu'ils nous diront
d'un ton à la fois insultant et moqueur.
CLINIAS Que nous diront-ils donc ?
L'ATHÉNIEN Ils pourraient nous dire pour se jouer de nous : "Étrangers d'Athènes, de
Lacédémone et de Cnossos, vous dites vrai. Il y en a parmi nous qui ne croient pas du tout à
l'existence des dieux, d'autres qui se les figurent tels que vous dites. En conséquence, nous
demandons qu'avant de nous menacer durement, vous essayiez d'abord, comme vous l'avez
jugé bon à propos des lois, de nous persuader et de nous prouver par des raisons concluantes
qu'il y a des dieux, et qu'ils sont d'une nature trop excellente pour se laisser enjôler et
détourner de la justice par des présents. Comme nous entendons tenir ces propos et d'autres
semblables à des gens qui passent pour être très capables, poètes, orateurs, devins, prêtres,
sans parler d'une infnité d'autres personnes, la plupart d'entre nous ne se sentent pas portés à
ne pas faire de mal, mais à y remédier, après qu'il est commis. Nous avons droit, d'attendre
des législateurs qui prétendent préférer la douceur à la brutalité qu'ils commencent à user avec
nous de la persuasion, et qu'ils nous tiennent sur l'existence des dieux des discours sinon
meilleurs, du moins plus vrais que les discours des autres. Peut-être nous laisserons-nous
persuader. Essayez, si notre demande est raisonnable, de nous dire ce que nous demandons."
CLINIAS Ne semble-t-il pas, étranger, qu'il est facile de démontrer véritablement l'existence
des dieux ?
L'ATHÉNIEN Comment ?
CLINIAS D'abord la terre, le soleil, les astres et l'univers, le bel ordre des saisons, la
répartition des années et des mois, et tous les Grecs et les barbares qui croient qu'il y a des
dieux.

225
L'ATHÉNIEN J'ai peur, mon bienheureux ami, que les méchants ne nous méprisent, car de
dire que j'en rougis pour vous, c'est ce que je ne ferai jamais. Vous ne connaissez pas la cause
de leur désaccord avec nous; vous croyez que c'est uniquement parce qu'ils ne peuvent pas
dominer les plaisirs et les passions qu'ils se jettent dans l'impiété.
CLINIAS A quelle autre cause faut-il donc l'attribuer ?
L'ATHÉNIEN A une cause que vous ignorez et qui vous reste cachée, à vous qui vivez en
dehors de la Grèce.
CLINIAS Que veux-tu dire par là ?
L'ATHÉNIEN Je veux dire une affreuse ignorance qu'ils prennent pour la plus haute sagesse.
CLINIAS Comment dis-tu ?

II

L'ATHÉNIEN Il y a chez nous des discours, soit en vers, soit en prose, consignés dans des
écrits qui n'existent pas chez vous, à cause, je crois, de l'excellence de votre constitution. Les
plus anciens disent au sujet des dlieux que les premiers êtres furent le Ciel et les autres corps,
puis peu de temps après leur naissance, ils placent celle des dieux, et racontent les traitements
qu'ils se firent les uns aux autres (35). Que, sous certains rapports, ils soient utiles ou non à
ceux qui les entendent, il n'est pas facile, vu leur antiquité, d'y trouver à redire ; mais en ce qui
regarde les soins et les égards dus aux parents, je ne saurais pour ma part les approuver ni
avouer qu'ils sont utiles, ni même qu'ils soient vrais. Laissons donc ces anciens écrits ; qu'il
n'en soit plus question, et qu'on en dise ce qu'il plaira aux dieux. Tenons-nous en aux écrits
des modernes et des sages, et montrons par où ils sont une source de mal. Voici l'effet que
produisent leurs discours. Lorsque, pour prouver qu'il y a des dieux, nous alléguons ce que tu
disais, le soleil, la lune, les astres et la terre comme autant de dieux et d'êtres divins, les
disciples de ces sages répondent que tout cela n'est que de la terre et des pierres, incapables de
s'intéresser en quelque façon que ce soit aux affaires humaines, et ils donnent à leurs
arguments une forme brillante propre à persuader.
CLINIAS Le discours que tu leur prêtes, étranger, est difficile à réfuter, quand tu n'aurais
affaire qu'à lui seul, mais comme tu as en tète une foule de gens, il devient encore plus
embarrassant.
L'ATHÉNIEN Alors, que pouvons-nous dire et que faut-il que nous fassions ? Nous
défendrons-nous, comme si l'un de ces hommes impies, attaqué par nos lois, nous accusait de
tenter une entreprise inouïe, en basant notre législation sur l'existence des dieux, ou bien les
envoyant promener, retournerons-nous à nos lois, de peur que le préambule ne devienne trop
étendu. La discussion prendrait de grandes proportions, si nous voulions démontrer aux
sectateurs de l'impiété la vérité des points sur lesquels ils nous demandent des explications, et
si nous ne portions nos lois qu'après leur avoir inspiré de la crainte et donné de l'aversion pour
tout ce qui en mérite.
CLINIAS Étranger, nous avons dit souvent en peu de temps qu'il faut bien se garder dans le
sujet que nous traitons de préférer la brièveté à la longueur ; car, comme on dit, personne ne
nous presse et ne nous poursuit. Nous serions ridicules et méprisables, si nous préférions le
plus court au meilleur. Il importe au plus haut point de mettre en quelque sorte dans nos
discours une force de persuasion qui fasse croire qu'il y a des dieux, qu'ils sont bons et qu'ils
honorent la justice infiniment plus que les hommes. Ce serait là pour toutes nos lois le plus
beau et le plus excellent des préludes. Ainsi donc, sans nous impatienter ni nous presser,
déployons dans cette discussion toute notre force de persuasion, sans rien omettre, et
développons jusqu'au bout nos arguments aussi bien que nous le pourrons.

III

226
L'ATHÉNIEN J'interprète comme une prière le discours que tu viens de tenir, tant tu y as mis
d'empressement et d'ardeur; il ne me permet plus d'hésiter à parler. Parlons donc ; mais
comment garder son sang froid, quand on se voit réduit à prouver que les dieux existent ? On
ne peut s'empêcher de voir de mauvais oeil et de haïr ceux qui ont été et sont encore
aujourd'hui cause de la discussion où nous allons entrer ; qui n'ont pas foi aux contes que, dès
leur plus jeune âge, alors qu'ils étaient encore à la mamelle, ils ont entendu de la bouche de
leur nourrice et de leur mère, lesquelles enchantaient leurs oreilles sur un ton tantôt badin,
tantôt sérieux ; qui ont entendu leurs parents prier dans les sacrifices et ou les cérémonies dont
ils sont accompagnées, toujours si agréables à voir et à entendre pratiquer, lorsqu'on est
jeune ; qui ont vu leurs parents appliqués avec le plus grand zèle à offrir des sacrifices pour
eux-mêmes et pour leurs enfants et s'adressant aux dieux dans leurs prières et leurs
supplications, dans la persuasion la plus assurée qu'ils existent ; qui savent et voient de leurs
yeux que tous les Grecs et tous les barbares se prosternent et adorent les dieux au lever et au
coucher du soleil et de la lune, dans toutes les situations malheureuses ou heureuses de leur
vie, parce que, loin de penser que les dieux n'existent pas, ils sont convaincus que leur
existence est aussi réelle que possible et qu'il n'y a jamais lieu de soupçonner qu'il n'y a pas de
dieux. Et maintenant, au mépris de toutes ces leçons, et sans aucune raison valable, comme le
pensent tous ceux qui ont tant soit peu de sens, ils nous forcent à leur tenir le langage que
nous leur tenons. Comment pourrait-on reprendre doucement ces gens-la et leur apprendre en
même temps qu'il y a des dieux ? Il faut l'essayer pourtant ; car il ne faut pas que, parmi nous,
les uns déraisonnent, parce qu'ils sont affamés de plaisirs, et les autres, parce qu'ils sont
indignés contre eux.
Adressons-nous donc sans colère à ceux dont l'esprit est ainsi gâté, et refrénant notre
indignation, parlons-leur avec douceur, comme si nous conversions avec l'un d'eux : mon
enfant, tu es jeune ; mais, en s'avançant, le temps changera bien des choses à tes sentiments
actuels et t'en donnera de contraires. Attends jusqu'à ce moment pour juger des choses les plus
importantes. Ce que tu tiens à présent pour une chose de nulle conséquence est une chose très
importante, je veux dire l'opinion juste qu'on se fait des dieux, opinion d'où dépend la bonne
ou la mauvaise conduite de la vie. Mais d'abord je ne crains pas qu'on m'accuse de mentir, si
je te dis à ce sujet une chose digne de remarque, c'est que tu n'es pas le seul et que tes amis ne
sont pas les premiers qui aient eu cette opinion au sujet des dieux, et qu'il y a toujours plus ou
moins de personnes atteintes de cette maladie. Je puis t'assurer, pour avoir fréquenté beaucoup
d'entre elles, qu'aucune de celles qui dans leur jeunesse ont embrassé cette opinion que les
dieux n'existent pas n'a persisté dans ce sentiment jusqu'à la vieillesse (36), que cependant
certaines d'entre elles, mais en petit nombre, ont persévéré dans les deux autres opinions, à
savoir que les dieux existent, mais qu'ils ne s'inquiètent pas des affaires humaines ; en outre,
qu'ils s'en inquiètent, mais qu'il est facile de les fléchir par des sacrifices et des prières. Pour
éclaircir tes doutes autant que possible, tu attendras, si tu m'en crois, en examinant s'il en est
ainsi ou autrement, et tu consulteras là-dessus les autres et surtout le législateur. Durant cet
intervalle, ne sois point assez téméraire pour offenser les dieux. C'est à celui qui te donne des
lois d'essayer maintenant et plus tard de t'enseigner ce qu'il en est des dieux mêmes.
CLINIAS Tout ce que tu as dit jusqu'ici, étranger, nous paraît admirable.
L'ATHÉNIEN J'en suis ravi, Mégillos et Clinias ; mais nous sommes tombés sans nous en
apercevoir sur une doctrine étonnante.
CLINIAS De quelle doctrine parles-tu ?
L'ATHÉNIEN D'une doctrine que beaucoup de gens regardent comme la plus ingénieuse de
toutes.
CLINIAS Explique-toi encore plus clairement.

227
IV

L'ATHÉNIEN Certains prétendent que toutes les choses qui existent, ont existé et existeront
doivent leur origine, les unes à la nature, les autres à l'art, les autres au hasard.
CLINIAS N'est-ce pas exact ?
L'ATHÉNIEN Il est vraisemblable que cette prétention d'hommes sages est exacte. Suivons-
les cependant à la trace et voyons ce que pensent en somme ceux qui partent de ce principe.
CLINIAS Voyons.
L'ATHÉNIEN Il semble, disent-ils, que les choses les plus grandes et les plus belles sont
l'oeuvre de la nature et du hasard, et les plus petites de l'art, qui, recevant de la nature les plus
grands et les premiers ouvrages, façonne et produit tous les ouvrages moins importants, que
nous appelons artificiels.
CLINIAS Comment dis-tu ?
L'ATHÉNIEN Je vais m'expliquer encore plus clairement. Ils disent que le feu, l'eau, la terre
et l'air sont tous produits par la nature et le hasard, et qu'aucun d'eux ne l'est par l'art, et que
c'est de ces éléments entièrement privés de vie que les corps de la terre, du soleil, de la lune et
des astres se sont formés par la suite. Ces premiers éléments, emportés au hasard par la force
propre à chacun d'eux, s'étant rencontrés, se sont arrangés ensemble conformément à leur
nature, le chaud avec le froid, le sec avec l'humide, le mou avec le dur, et tout ce que le hasard
a forcément mêlé ensemble par l'union des contraires ; et le ciel entier avec tous les corps
célestes, les animaux et toutes les plantes, avec toutes les saisons que cette combinaison a fait
éclore, se sont trouvés formés de cette façon, non point, disent-ils, par une intelligence, ni par
une divinité, ni par l'art, mais, comme nous le disons, par la nature et par le hasard. Dans la
suite, l'art né de ces deux principes, inventé par les mortels et mortel lui-même, a donné
naissance à ces jouets qui n'ont que peu de part à la vérité, mais qui sont des images parentes
entre elles, telles que celles qu'enfantent la peinture, la musique et tous les arts qui les
accompagnent. Les arts qui produisent quelque chose de sérieux sont ceux qui ajoutent leur
propre vertu à la nature, comme la médecine, l'agriculture et la gymnastique. La politique
aussi ne participe que faiblement de la nature et relève de l'art pour sa plus grande partie ; c'est
pourquoi la législation tout entière n'est pas l'oeuvre de la nature, mais de l'art, et les lois
qu'elle pose n'ont rien de vrai.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Tout d'abord mon bienheureux ami, ils prétendent que les dieux n'existent
point par nature, mais par art et en vertu de certaines lois, et que ces dieux diffèrent suivant
que chaque peuple s'est entendu avec lui-même pour les imposer dans sa législation ; que la
morale aussi est autre suivant la nature, et autre suivant la loi ; que la justice non plus n'existe
pas du tout par nature, mais que les hommes sont toujours en contestation à son sujet et y font
des changements continuels, et que les dispositions nouvelles qu'il ont adoptées s'imposent
aussitôt avec l'autorité qu'elles tiennent de l'art et des lois, et non de la nature. Voilà, mes
amis, ce que nos sages débitent à la jeunesse, soutenant que les prescriptions que le vainqueur
impose par violence sont d'une justice parfaite. De là les impiétés qu'on voit chez les jeunes
gens, quand ils pensent que les dieux ne sont pas tels qu'ils doivent se les représenter pour
obéir à la loi ; de là les séditions, parce qu'ils sont attirés vers une vie conforme à la nature et
qui consiste à dominer véritablement les autres et à ne point les servir conformément à la loi.
CLINIAS Quelle doctrine tu viens d'exposer, étranger, et quelle peste pour les États et pour
les maisons particulières, quand la jeunesse est ainsi gâtée !
L'ATHÉNIEN Tu dis vrai, assurément, Clinias. Dès lors, que crois-tu que doit faire le
législateur avec des gens si bien préparés de longue main ? Se contentera-t-il, debout dans la
cité, de menacer ceux qui ne reconnaîtront pas qu'il y a des dieux et qui ne s'en feront pas la
même idée que la loi, qui ne parleront pas comme elle de l'honnête, du juste et de tous les

228
objets les plus importants, et, en tout ce qui a rapport à la vertu et au vice, ne penseront pas
qu'il faut se conduire comme le législateur l'aura prescrit dans ses lois, ajoutant que ceux qui
refuseront de se soumettre aux lois seront, les mis condamnés à mort, les autres punis du fouet
et de la prison, ceux-ci privés de droits du citoyen, ceux-là réduits à l'indigence et à l'exil ? Et,
tout en donnant ses lois, ne joindra-t-il pas à ses discours de quoi persuader les esprits et les
adoucir autant que possible ?
CLINIAS Non, étranger, il ne se bornera pas aux menaces ; mais, s'il y a quelque moyen, si
faible qu'il soit, de persuader ces vérités aux citoyens, le législateur, pour peu qu'il mérite ce
nom, ne devra pas se rebuter. Il devra plutôt, comme on dit, n'épargner aucune parole pour
appuyer la vieille loi et démontrer l'existence des dieux et tout ce que tu viens d'exposer ; il
devra se porter au secours de la loi elle-même et de l'art, pour montrer qu'ils n'existent pas
moins par nature que la nature elle-même, puisque ce sont des productions de l'intelligence,
suivant la droite raison que tu me parais défendre et en laquelle j'ai foi comme toi.
L'ATHÉNIEN Ton zèle est admirable, Clinias ; mais c'est bien difficile à la foule de suivre
ces discours, qui d'ailleurs ont une étendue sans fin !
CLINIAS Quoi donc, étranger ? Nous nous sommes patiemment étendus sur l'ivresse et la
musique, et nous n'aurons pas la patience de nous étendre sur les dieux et les objets
semblables ? Cela peut être aussi d'un très grand secours pour une législation sage, parce que,
pouvant en tout temps rendre raison de ses prescriptions, elle demeure inébranlable. Aussi ne
faut-il pas s'alarmer si la discussion est au commencement difficile à suivre, puisque, si lent
d'esprit qu'on soit, on peut y revenir et y réfléchir ; et, si longue qu'elle soit, si elle est utile, il
n'est pas du tout raisonnable ni permis à qui que ce soit de ne pas prêter main forte à ces
discours clans la mesure où chacun le peut.
MÉGILLOS A mon avis, étranger, Clinias a très bien parlé.
L'ATHÉNIEN Oui, certes, Mégillos, et il faut faire ce qu'il dit. Si ces doctrines n'étaient pas
répandues chez presque tous les hommes, il ne serait pas besoin d'y remédier en prouvant
l'existence des dieux ; mais on ne peut s'en dispenser. Et à qui plutôt qu'au législateur,
convient-il de venir au secours des lois les plus importantes, que des hommes pervers
s'efforcent de renverser ?
CLINIAS A personne.

L'ATHÉNIEN Mais réponds-moi encore, Clinias ; car il faut que tu prennes ta part de la
discussion. Il semble bien que celui qui soutient une telle doctrine regarde le feu, l'eau, la terre
et l'air comme les premiers de tous les êtres, que c'est à eux qu'il donne le nom de nature et
que c'est d'eux que l'âme tire ensuite son origine. Mais que dis-je : il semble ? C'est bien
réellement qu'ils le signifient dans leurs discours.
CLINIAS Cela est certain.
L'ATHÉNIEN Eh bien, au nom de Zeus, n'avons-nous pas trouvé pour ainsi dire la source de
l'opinion insensée de tous ceux qui jusqu'à présent se sont occupés des recherches sur la
nature ? Examine avec soin tout ce qu'ils disent. Ce ne serait pas pour nous un médiocre
avantage, si nous d pouvions faire voir que ceux qui soutiennent ces opinions impies et qui en
entraînent d'autres à leur suite ne raisonnent pas juste, mais d'une manière erronée. Or, je crois
que c'est leur cas.
CLINIAS C'est bien dit, mais explique-nous comment.
L'ATHÉNIEN Je vois bien qu'il faut nous engager dans une discussion qui sort de l'ordinaire.
CLINIAS Il ne faut pas hésiter, étranger. Je comprends bien ta pensée : tu crois que nous
allons sortir de notre sujet, la législation, si nous entamons cette discussion. Mais s'il n'y a pas

229
d'autre moyen de nous mettre d'accord avec notre loi qui admet l'existence des dieux, il faut
bien, mon admirable ami, en passer par là.
L'ATHÉNIEN Voici déjà, ce me semble, un propos peu ordinaire que je peux avancer: ce qui
est la cause première de la génération et de la destruction de tous les êtres n'est pas la
première en date, mais la seconde, si l'on s'en rapporte à ceux qui ont semé l'impiété dans les
esprits. De là vient leur erreur sur la réelle existence des dieux.
CLINIAS Je ne te comprends pas encore.
L'ATHÉNIEN Il me semble, camarade, que ces gens-là ont ignoré la nature de l'âme et ses
propriétés. Ils n'ont pas vu qu'en tout le reste et surtout quant à l'origine, elle est un des
premiers êtres, qu'elle a existé avant les corps et qu'elle préside plus qu'aucune autre chose à
leurs changements et à leur arrangement. S'il en est ainsi, n'est-il pas de toute nécessité que
tout ce qui est parent, de l'âme ait existé avant ce qui appartient au corps, puisqu'elle est plus
vieille que le corps ?
CLINIAS C'est forcé.
L'ATHÉNIEN Par conséquent, l'opinion, la prévoyance, l'intelligence, l'art et la loi sont
antérieurs aux objets durs et mous, aux lourds et aux légers, comme aussi les grands et
premiers ouvrages et les premières opérations appartiennent à l'art, puisqu'ils sont parmi les
premiers objets qui aient existé ; mais les productions de la nature et la nature, ou plutôt ce
qu'ils appellent faussement la nature, sont postérieures et viennent de l'art et de l'intelligence.
CLINIAS En quoi leur assertion est-elle fausse ?
L'ATHÉNIEN Ils entendent par nature la génération des premiers êtres. Mais, si c'est l'âme
qui apparaît d'abord, si ce n'est ni le feu, ni l'air, mais l'âme qui a été créée parmi les premiers
êtres, il est tout à fait logique de dire qu'elle existe plus que tout autre par nature. Il en est
ainsi, si l'on prouve que l'âme est plus vieille que le corps ; autretuent, non.
CLINIAS Tu dis très vrai.
L'ATHÉNIEN Dès lors apprêtons-nous à cette tâche.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Tenons-nous bien en garde contre un sophisme trompeur fait pour séduire la
jeunesse ; craignons qu'il ne nous séduise, nous vieillards, et qu'après s'être échappé de nos
mains, il ne nous couvre de ridicule et ne fasse dire aux gens que, nous chargeant de trop
grandes entreprises, nous manquons même les petites. Voyons donc comment il faut, nous y
prendre. Supposons que nous ayons tous les trois une rivière au courant rapide à traverser, et
que moi, étant le plus jeune et ayant déjà passé plusieurs rivières, je vous dise qu'il faut, vous
laissant en sûreté, que j'essaye le premier de m'assurer par moi-même si le courant est guéable
pour vous qui êtes vieux, ou s'il en est autrement, et qu'après m'en être assuré, je vous appelle
alors et vous aide à passer grâce à mon expérience ; qu'au contraire, si le courant est
infranchissable pour vous, que je prenne sur moi le danger : ne trouverez-vous pas alors ma
proposition raisonnable ? Eh bien, c'est à présent notre cas ; la discussion que nous allons
engager est entraînante et peut-être n'est-elle pas guéable pour vos forces à tous deux. Aussi
est-il à craindre qu'elle ne vous trouble la tête et ne vous donne le vertige, en vous emportant
dans un torrent d'interrogations auxquelles vous n'êtes pas exercés à répondre et qu'elle ne
vous jette dans une situation qui siérait mal à votre âge et ne vous plairait pas. Aussi je crois
devoir à présent procéder ainsi : je m'interrogerai moi-même et vous m'écouterez en toute
sûreté, puis je me répondrai, et je poursuivrai toute cette dispute jusqu'à ce que je l'aie menée
à son terme et que j'aie démontré que l'âme a existé avant le corps.
CLINIAS Il nous semble qu'on ne saurait mieux dire. Fais donc comme tu dis.

VI

230
L'ATHÉNIEN Commençons donc. Si jamais nous avons eu besoin d'appeler les dieux à notre
secours, c'est à ce moment qu'il faut le faire. Implorons-les donc avec instance pour démontrer
leur existence, et nous attachant à eux comme à une ancre sûre, embarquons-nous dans la
dispute présente. Si l'on me fait à ce sujet les questions que je vais dire, le plus sûr me paraît
être d'y répondre comme il suit. Si l'on me pose cette question : est-ce que tout est immobile,
étranger, et rien en repos, ou est-ce tout le contraire, ou enfin les choses sont-elles, les unes
immobiles et les autres en mouvement ? je répondrai : les unes sont en mouvement, les autres
immobiles. - N'est-ce pas dans quelque espace que les choses immobiles sont en repos et les
mobiles en mouvement ? - Sans doute. - Et les unes y sont dans un seul endroit, les autres en
plusieurs ? - Tu veux dire, répondrai-je, que les corps qui ont en leur milieu la nature des
corps immobiles se meuvent sans changer de place, de même que la circonférence des cercles
qu'on dit immobiles, tourne sur ellemême. - Oui. - Nous comprenons que dans cette
révolution circulaire le mouvement qui fait tourner à la fois le plus grand et le plus petit cercle
se distribue proportionnellement au plus grand et au plus petit, étant lui même plus grand ou
plus faible dans la même proportion. Aussi y a-t-il de quoi s'étonner de tout cela, en voyant
que la force mouvante communique à la fois aux grands et aux petits cercles la lenteur et la
vitesse proportionnée, phénomène qu'on pourrait croire impossible. - Rien de plus vrai. - Par
les corps qui changent de place, il me paraît que tu entends ceux qui, emportés par le
mouvement, passent sans cesse d'un lieu à un autre, et qui tantôt n'ont qu'un même centre
comme base de leur mouvement, tantôt en ont plusieurs, parce qu'ils roulent dans l'espace. Tu
dis aussi que, chaque fois qu'il se rencontrent, ils se divisent, s'ils heurtent des corps en repos ;
qu'au contraire ceux qui, poussés l'un vers l'autre de points opposés, tendent au même point se
combinent en corps Intermédiaires entre les deux. - Je conviens que les choses se passent
comme tu le dis.- Tu conviens aussi qu'ils s'augmentent par la combinaison et diminuent par
la division, quand leur forme constitutive persiste, et que, si elle ne persiste pas, ils périssent
par l'une et l'autre. Quelle est donc la cause de la génération et quand se produit-elle ? C'est
lorsque un élément, ayant reçu de l'accroissement passe à un second et de celui-ci à un autre
voisin, et qu'arrivé au troisième, il devient sensible pour ce qui est capable de sensation. C'est
en se transformant et se déplaçant ainsi que tout se fait. Chaque chose existe réellement quand
elle est fixée, mais, quand elle passe à un autre état, elle est entièrement corrompue.
N'avonsnous pas énuméré tous les mouvements, y compris leurs espèces, excepté deux, mes
amis ?
CLINIAS Lesquels ?
L'ATHÉNIEN Ceux qui font l'objet de notre présente dispute.
CLINIAS Parle plus clairement.
L'ATHÉNIEN N'est-ce pas l'âme qui en est l'objet ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Distinguons donc deux espèces de mouvement : l'un qui peut mouvoir d'autres
objets, tout en étant incapable de se mouvoir lui-même, l'autre qui peut toujours se mouvoir
lui-même et d'autres choses par des combinaisons et des divisions, des augmentations et des
diminutions, par des générations et des corruptions, et qui est seule de son espèce.
CLINIAS Soit.
L'ATHÉNIEN Nous compterons donc pour la neuvième espèce de mouvement celui qui meut
d'autres objets et qui change par l'effet d'un autre ; quant à celui qui se meut lui-même et
d'autres, qui s'accomode également de l'état actif et de l'état passif et qu'on appelle le
changement et le mouvement réel de tous les êtres, celui-là nous dirons qu'il est le dixième.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Des dix mouvements que nous avons reconnus, lequel convient-il
particulièrement de préférer, comme étant incomparablement le plus fort et le plus agissant ?

231
CLINIAS Il faut bien reconnaître que celui qui peut se mouvoir lui-même est mille fois
supérieur aux autres, et que ceux-ci viennent tous à sa suite.
L'ATHÉNIEN C'est bien dit. Mais de ces mouvements dont nous venons de parler peu
exactement, ne faut-il pas en transposer un ou deux ?
CLINIAS Lesquels veux-tu dire ?
L'ATHÉNIEN Nous nous sommes mal exprimés en disant que c'est le dixième.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Il est logique de le mettre le premier pour l'existence et la force. Après celui-là
et au second rang vient celui que nous avons rangé mal à propos au neuvième.
CLINIAS Comment cela ?

VII

L'ATHÉNIEN Voici. Quand une chose produit du changement dans une autre et que celle-ci
en meut successivement d'autres, y a-t-il jamais parmi ces choses un principe de changement,
et comment, lorsqu'elle est mue par une autre, pourrait-elle être la première motrice ? Cela est
impossible. Mais lorsqu'une chose qui s'est mise elle-même en mouvement cause du
changement dans une autre, et celle-ci dans une troisième et qu'il y a ainsi des milliers et des
milliers de choses mues, est-ce qu'il y a pour elles un autre principe de tous ces mouvements
que le changement de celle qui s'est mue elle-même ?
CLINIAS C'est très bien dit, et l'on ne peut qu'y acquiescer.
L'ATHÉNIEN Disons encore ceci et répondons-nous encore à nous-même. Si toutes les
choses existaient ensemble dans un complet repos, comme la plupart de ces gens-là osent le
soutenir, dans laquelle devrait avoir lieu le premier mouvement ?
CLINIAS Dans celle qui se meut elle-même ; car jamais elle ne pourrait être mue par une
autre, si auparavant les autres ne subissent aucun changement.
L'ATHÉNIEN Nous dirons donc que le principe de tous les mouvements, le premier qui se
soit produit dans les choses en repos et dans celles qui sont actuellement en mouvement, le
principe qui se meut lui-même est nécessairement la plus ancienne et la plus considérable de
toutes les espèces de changement, et nous mettrons au second rang le changement qui est
produit par un autre et qui meut d'autres choses.
CLINIAS Rien de plus vrai.
L'ATHÉNIEN Puisque nous en sommes venus à ce point de notre dispute, répondons à une
chose.
CLINIAS Laquelle ?
L'ATHÉNIEN Si nous voyons ce mouvement se produire dans une substance quelconque,
terrestre, aqueuse, ignée, simple ou composée, dans quel état dirons-nous qu'est cette
substance ?
CLINIAS Ne me demandes-tu pas si nous la dirons vivante, quand elle se meut d'elle-même ?
L'ATHÉNIEN Si.
CLINIAS Elle vit en effet ; il est impossible qu'il en soit autrement.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Lorsque nous voyons une âme en certaines choses, ne faut-il pas
reconnaître que c'est précisément par l'âme que cette chose est vivante ?
CLINIAS Ce ne peut être par autre chose.
L'ATHÉNIEN Mais dis-moi, au nom de Zeus : ne voudrais-tu pas concevoir dans chaque
objet trois choses ?
CLINIAS Comment ?
L'ATHÉNIEN L'une est sa substance, l'autre la définition de sa substance, la troisième son
nom. De plus il y a sur chaque être deux questions à faire.
CLINIAS Comment, deux questions ?

232
L'ATHÉNIEN Tantôt, proposant le nom seul, nous en demandons la définition, et tantôt,
proposant la définition seule, nous demandons le nom. Vois si ce n'est point ceci que nous
voulons dire maintenant.
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN Le nom et la définition sont distincts en bien des choses, en particulier dans le
double : en tant que nombre, son nom est pair, et sa définition, un nombre divisible en deux
parties égales.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN C'est cela même que je veux dire. N'est-ce donc pas la même chose que nous
désignons de deux façons, soit qu'on nous demande la définition et que nous répondions par le
nom, soit qu'on nous demande le nom et que nous répondions par la définition, appelant le
même nombre par son nom, qui est pair, et par sa définition, qui est un nombre divisible en
deux parties égales ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Et maintenant quelle est la définition, qui correspond au nom d'âme ? Y en a-t-
il une autre que celle que nous avons dite tout à l'heure, la substance qui est capable de se
mouvoir d'elle-même ?
CLINIAS Tu dis que la définition de cette substance à laquelle nous donnons tous le nom
d'âme est de se mouvoir d'elle- même ?
L'ATHÉNIEN C'est ce que j'affirme, et, s'il en est ainsi, pouvons-nous désirer encore une
démonstration plus complète que l'âme est la même chose que le premier principe de la
génération et du mouvement, comme aussi de la corruption et du repos, dans tous les êtres
présents, passés et à venir, puisque nous avons vu qu'elle est la cause de tous les changements
et dite tous les mouvements dans tout ce qui existe ?
CLINIAS Non ; il a été parfaitement démontré que l'âme est le plus ancien de tous les êtres,
puisqu'elle est le principe du mouvement.
L'ATHÉNIEN Dès lors, n'est-il pas vrai que l'espèce de mouvement suscité dans une
substance par une autre, mais dans une substance qui ne produit jamais elle-même aucun
mouvement en elle-même, doit être mise au second degré, et même à autant de degrés que l'on
voudra, puisqu'elle n'est autre chose que le changement d'un corps qui n'a réellement pas
d'âme ?
CLINIAS C'est juste.
L'ATHÉNIEN Nous nous sommes donc exprimés d'une manière exacte, propre, très vraie et
très parfaite, en disant que l'âme a existé avant le corps, et que le corps a existé le second et
postérieurement à l'âme qui le commande, et à laquelle il est naturellement soumis.
CLINIAS Rien n'est plus vrai.

VIII

L'ATHÉNIEN Or nous nous souvenons d'être tombés d'accord que, s'il était démontré que
l'âme est plus ancienne que le corps, nous conclurions que ce qui appartient à l'âme est plus
ancien que ce qui appartient au corps.
CLINIAS Certainement.
L'ATHÉNIEN Par conséquent les caractères, les moeurs, les volontés, les raisonnements, les
opinions vraies, la prévoyance et la mémoire ont existé avant la longueur, la largeur, la
profondeur et la force des corps, puisque l'âme elle-même a existé avant le corps.
CLINIAS C'est une conséquence nécessaire.
L'ATHÉNIEN Dès lors, n'est-ce pas aussi une nécessité d'avouer que l'âme est la cause des
biens et des maux, des belles choses et des laides, du juste et de l'injuste et de tous les
contraires, si nous admettons qu'elle est la cause de tout ?

233
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN N'est-il pas aussi nécessaire de reconnaître que l'âme qui habite en tout ce qui
se meut et le dirige, gouverne aussi le ciel ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Cette âme est-elle unique, ou y en a-t.-il plusieurs ? Je réponds pour vous deux
qu'il y en a plusieurs. N'en mettons pas moins de deux, l'une qui fait du bien, l'autre qui a le
pouvoir de faire le contraire.
CLINIAS C'est très bien dit.
L'ATHÉNIEN Soit. L'âme gouverne donc tout. ce qui est dans le ciel, sur la terre et dans la
mer, par les mouvements qui lui sont propres et qu'on nomme volonté, examen, prévoyance,
délibération, opinion vraie ou fausse, joie, chagrin, confiance, crainte, haine, affection, et par
tous les mouvements parents de ceux-là, qui sont les premières causes efficientes et qui,
s'adjoignant pour les seconder les mouvements des corps, produisent dans tous les êtres
l'accroissement et le dépérissement, la division et la composition et les effets qui s'ensuivent,
comme la chaleur et le refroidissement, la pesanteur et la légèreté, la dureté et la mollesse, le
blanc et le noir, la rudesse et la douceur, et tous les mouvements qui sont au service de l'âme,
qui, s'adjoignant toujours dans sa marche régulière l'intelligence qui est une déesse, gouverne
avec sagesse et conduit tout au bonheur, au lieu que, si elle s'associe à l'imprudence, elle
effectue tout le contraire. Admettons-nous que les choses se passent ainsi ou doutons-nous
encore si elles se passent autrement ?
CLINIAS Pas du tout.
L'ATHÉNIEN Et maintenant laquelle des deux âmes dirons-nous qui gouverne le ciel, la terre
et toute la voûte céleste ? Est-ce l'âme sage et pleine de vertu, ou celle qui n'a ni l'une ni
l'autre de ces qualités ? Voulez-vous que nous répondions à cette question comme il suit ?
CLINIAS Comment ?
L'ATHÉNIEN Disons-le : si toute la marche et la révolution du ciel et de tous les corps
célestes sont de la même nature que le mouvement, la révolution et les raisonnements de
l'intelligence et vont d'accord avec elle, il est évident qu'on doit en conclure que c'est la bonne
âme qui s'occupe de tout l'univers et le conduit dans la voie qu'il suit.
CLINIAS C'est juste.
L'ATHÉNIEN Et qu'au contraire c'est la mauvaise, si le monde va follement et sans ordre.
CLINIAS Cela aussi est juste.
L'ATHÉNIEN Quelle est donc la nature du mouvement de l'intelligence ? C'est là une
question à laquelle il est difficile de répondre prudemment. C'est pourquoi il est à propos que
je vous aide à trouver la réponse.
CLINIAS Tu as raison.
L'ATHÉNIEN N'imitons pas ceux qui regardent le soleil en face et s'aveuglent les yeux en
plein midi ; ne répondons pas comme si nous devions jamais voir et connaître parfaitement
l'intelligence avec nos yeux mortels : nous la verrons plus sûrement, en regardant son image.
CLINIAS De quelle image parles-tu ?
L'ATHÉNIEN Parmi les dix espèces de mouvement dont il a été question plus haut, prenons
celle qui ressemble au mouvement de l'intelligence. Je vais vous la rappeler et nous ferons
notre réponse en commun.
CLINIAS Ce sera très bien.
L'ATHÉNIEN De ce que nous avons dit alors, nous nous rappelons encore au moins ceci,
c'est que nous avons reconnu que, de tous les êtres qui existent, les uns sont en mouvement,
les autres en repos.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Et que parmi ceux qui se meuvent, les uns ne changent pas de place, les autres
vont d'un lieu à un autre.

234
CLINIAS C'est cela.
L'ATHÉNIEN De ces deux mouvements, celui qui se fait toujours à la même place tourne
nécessairement autour d'un centre, à l'imitation des cercles qu'on fabrique au tour, et doit
avoir avec la révolution de l'intelligence une parenté et une ressemblance aussi complète que
possible.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Quand nous disons que l'intelligence et le mouvement qui se fait dans la même
place, semblables aux mouvements d'une sphère sur le tour, s'exécutent certainement tous les
deux suivant les mêmes règles, de la même manière, dans le même lieu, autour du même
centre et vers les mêmes choses, selon la même proposition et le même ordre, nous n'avons
pas à craindre qu'on nous prenne, en nous entendant parler, pour de médiocres artisans de
belles images.
CLINIAS Tu parles on ne peut plus juste.
L'ATHÉNIEN Par contre, le mouvement qui ne se fait jamais de la même manière, ni suivant
les mêmes règles, ni dans la même place, ni autour du même centre, ni vers les mêmes choses,
qui ne se produit pas en un seul endroit, qui ne garde ni rang ni ordre, ni aucune proportion
définie, ressemble tout à fait à l'imprudence.
CLINIAS Cela semble très vrai.
L'ATHÉNIEN A présent, il n'est plus du tout difficile de répondre nettement que, puisque
c'est l'âme qui imprime à l'univers le mouvement circulaire, il faut nécessairement dire que
cette révolution du ciel, c'est, ou l'âme bonne, ou la mauvaise qui s'en occupe et la règle.
CLINIAS Vraiment, étranger, après ce que tu viens de démontrer, il n'est même pas permis de
dire autre chose, sinon que c'est une ou plusieurs âmes douées de toutes les perfections qui
font tourner l'univers.
L'ATHÉNIEN Tu as parfaitement suivi mon raisonnement, Clinias. Mais écoute encore ceci.
CLINIAS Qu'est-ce ?

IX

L'ATHÉNIEN Si l'âme fait tourner le soleil, la lune et tous les astres, ne fait-elle pas tourner
chacun en particulier ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Faisons donc nos réflexions sur un seul astre : elles s'appliqueront évidemment
à tous.
CLINIAS Sur lequel ?
L'ATHÉNIEN Sur le soleil. Tout le monde voit le corps de cet astre, mais personne ne voit
son âme, non plus que celle d'aucun animal vivant ou mort. Mais il y atout lieu de croire que
cette espèce de substance est de telle nature qu'elle ne e peut être perçue par nos sens
corporels, et qu'elle ne peut être saisie que par l'intelligence. Prenons-en donc par la seule
intelligence et la seule imagination l'idée que voici.
CLINIAS Quelle idée ?
L'ATHÉNIEN Puisque c'est une âme qui conduit le soleil, en disant qu'elle fait de trois choses
l'une, nous ne risquons guère de nous tromper.
CLINIAS Quelles sont ces trois choses ?
L'ATHÉNIEN Ou bien l'âme, logée à l'intérieur de ce corps rond que nous voyons le
transporte partout comme notre âme porte notre corps en tous les sens ; ou bien, s'étant
procuré mi corps de feu ou d'air, comme quelques-uns le prétendent, elle s'en sert pour
pousser du dehors le corps du soleil ; ou enfin, dégagée de tout corps, elle dirige le soleil par
certaines autres vertus tout à fait admirables.
CLINIAS Oui.

235
L'ATHÉNIEN C'est donc une nécessité que l'âme dirige tout par un de ces trois moyens.
Mais, soit que, conduisant le soleil sur un char, elle distribue, la lumière à tout le monde, soit
qu'elle le pousse du dehors, soit qu'elle agisse sur lui de toute autre manière et par toute autre
voie, chacun doit la regarder comme une divinité. Autrement, que faut-il en dire ?
CLINIAS Il doit la regarder comme telle, à moins qu'il ne soit arrivé au dernier degré de la
déraison.
L'ATHÉNIEN Et maintenant, s'il s'agit de tous les astres, de la lune, des années, des mois et
de toutes les saisons, qu'en dirons-nous, sinon ce que nous venons de dire du soleil, que,
puisque nous avons montré qu'une âme ou des âmes sont les causes de tout cela et sont douées
de toutes les perfections, il faut les tenir pour des divinités, soit qu'elles habitent dans des
corps, et que, sous forme d'animaux, elles gouvernent tout le ciel, soit qu'elles le fassent d'une
autre façon et par une autre voie. Si l'on convient de ces choses, peut-on soutenir que l'univers
n'est pas plein de dieux ?
CLINIAS Non, étranger, il n'y a personne qui soit à ce point déraisonnable.
L'ATHÉNIEN Finissons ici, Mégillos et Clinias, notre dispute contre ceux qui jusqu'ici ne
croyaient pas aux dieux, après leur avoir indiqué nos conditions.
CLINIAS Quelles conditions ?
L'ATHÉNIEN C'est de nous faire voir que nous avons tort d'admettre que l'âme est le principe
originel de toutes choses et de déduire toutes les conséquences qui se tirent de là, ou, s'ils
n'ont pas mieux à dire que nous, de nous écouter et de vivre désormais persuadés de
l'existence des dieux. Voyons donc si ce que nous avons dit suffit pour convaincre les
incrédules qu'il y a des dieux, ou s'il reste quelque chose à dire.
CLINIAS Cela suffit parfaitement, étranger.

L'ATHÉNIEN Arrêtons donc là notre discussion sur ce point. Passons à celui qui, tout en
croyant qu'il y a des dieux, est persuadé qu'ils ne s'occupent pas des affaires humaines et
instruisons-le. Excellent homme, lui dirons-nous, si tu crois qu'il y a des dieux, c'est sans
cloute qu'une sorte d'affinité entre leur nature et la tienne te porte à les honorer et à croire à
leur existence. Mais en voyant prospérer des particuliers et des hommes publics méchants et
injustes, qui en réalité ne sont pas heureux, mais que l'on croit, à tort, au comble du bonheur,
tu te jettes dans l'impiété, parce que les poètes et toutes sortes de gens les vantent mal à
propos dans leurs discours. Il se peut aussi qu'ayant vu des impies parvenir au terme de la
vieillesse ne laissant derrière eux les enfants de leurs enfants élevés aux plus grands honneurs,
tu te sentes à présent troublé de tous ces désordres, ou peut-être encore parce que tu auras
appris par ouï dire, ou que le hasard t'aura fait voir de tes propres yeux un grand nombre
d'actions impies et terribles qui ont servi de degrés à certains hommes pour s'élever d'une
basse condition à la tyrannie et aux plus hautes dignités. C'est pour toutes ces raisons, je le
vois, que ne voulant pas, à cause de ta parenté avec les dieux, les accuser d'être les auteurs de
ces désordres, mais poussé par de faux raisonnements et ne pouvant t'en prendre aux dieux, tu
en es venu maintenant à ce point de croire qu'ils existent, mais qu'ils dédaignent les affaires
humaines et ne s'y intéressent pas. Aussi pour que ton opinion présente ne vienne pas
augmenter ta disposition à l'impiété, nous allons, si nous en sommes capables, essayer d'en
conjurer pour ainsi dire les approches, en rattachant la discussion qui va suivre à celle que
nous avons achevée, lorsque nous nous sommes adressés d'abord à celui qui niait absolument
l'existence des dieux. Nous allons à présent la diriger contre ce jeune homme. Quant à vous,
Clinias et Mégillos, chargez-vous encore, comme vous l'avez fait précédemment, de répondre
pour ce jeune homme. Si au cours de l'entretien il se présente quelques difficultés, je vous
prendrai tous les deux, comme tout à l'heure, et je vous ferai passer la rivière.

236
CLINIAS C'est bien dit. Fais cela de ton côté, du nôtre nous ferons ce que tu demandes de
notre mieux.
L'ATHÉNIEN Il n'y aura peut-être pas du moins la moindre difficulté à montrer que les dieux
ne s'occupent pas moins des petites choses que des plus grandes. Il a entendu, puisqu'il était
présent, ce que nous avons dit tout à l'heure, qu'étant parfaits de tout point, ils s'occupent de
l'univers entier avec un soin qui leur est spécialement propre.
CLINIAS Oui, il l'a fort bien entendu.
L'ATHÉNIEN Et maintenant qu'il examine avec nous de quelles perfections nous entendons
parler, quand nous convenons que les dieux sont parfaits. Voyons : la tempérance et
l'intelligence sont bien des vertus, selon nous, et les qualités contraires des vices ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Et le courage, n'est-ce pas une vertu, et la lâcheté un vice ?
CLINIAS Si, assurément.
L'ATHÉNIEN De ces qualités, les unes ne sont-elles pas, à notre avis, honnêtes, et les autres
malhonnêtes ?
CLINIAS Nécessairement.
L'ATHÉNIEN Pour celles de ces qualités qui sont mauvaises, ne dirons-nous pas, si nous les
avons, qu'elles sont le partage de notre nature, mais que les dieux n'y ont aucune part, ni
petite, ni grande ?
CLINIAS Pour cela aussi, tout le monde sera de cet avis.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? Compterons-nous pour des vertus de l'âme la négligence, la
paresse, la mollesse ? Qu'en dites-vous ?
CLINIAS Comment le pourrait-on ?
L'ATHÉNIEN Ne faut-il pas plutôt les ranger parmi les défauts ?
CLINIAS Si.
L'ATHÉNIEN Nous mettrons donc les qualités contraires dans le rang contraire ?
CLINIAS Oui, dans le rang contraire.
L'ATHÉNIEN Mais alors, l'homme mou, négligent, paresseux, celui que le poète assimile aux
frelons oisifs, ne nous parait-il pas à tous comme un frelon véritable ?
CLINIAS Si, la comparaison est très juste.
L'ATHÉNIEN Il ne faut donc pas attribuer à Dieu ce caractère, qu'il déteste lui-même, ni
souffrir qu'on essaye de tenir un pareil langage.
CLINIAS Non certes, on ne peut le souffrir.
L'ATHÉNIEN Mais si quelqu'un, chargé de faire et de surveiller certaines affaires, n'applique
son intelligence qu'aux grandes et néglige les petites, comment pourrions-nous approuver sa
conduite, sans nous fourvoyer complètement ? Examinons la chose de cette manière. Ne peut-
on pas ramener à deux les motifs de celui qui agit ainsi, dieu ou homme ?
CLINIAS Quels motifs ?
L'ATHÉNIEN Ou bien il pense que la négligence des petites choses n'importe en rien pour le
tout, ou, s'il croit qu'elle importe, c'est par indolence et par mollesse qu'il les néglige. La
négligence peut-elle avoir une autre cause ? Car, lorsqu'il est impossible de pourvoir à tout, on
ne peut taxer de négligence ce qui néglige ou les petites ou les grandes affaires, du moment
que, Dieu ou homme chétif. il n'a ni les moyens ni la capacité de s'occuper de toutes.
CLINIAS Comment le pourrait-il alors ?

XI

L'ATHÉNIEN Maintenant que nos deux adversaires, qui confessent l'un et l'autre qu'il y a des
dieux, mais dont l'un prétend qu'on peut les fléchir et l'autre qu'ils ne s'inquiètent. pas des
petites choses, répondent à ce que nous leur proposons tous les trois. Avouez d'abord tous les

237
deux que les dieux connaissent, voient et entendent tout, et que rien ne petit leur échapper de
ce que perçoivent les sens et les sciences. L'avouez-vous, oui ou non ?
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Avouez aussi qu'ils peuvent tout ce que les mortels et les immortels sont
capables.
CLINIAS Comment nos contradicteurs eux-mêmes n'en conviendraient-ils pas ?
L'ATHÉNIEN Nous sommes d'ailleurs convenus tous les cinq qu'ils sont bons et parfaits.
CLINIAS Nous avons été bien d'accord là-dessus.
L'ATHÉNIEN Mais n'est-il pas impossible de dire qu'ils font quoi que ce soit avec indolence
et mollesse, étant tels que nous le reconnaissons ? Car la paresse est fille de la lâcheté, et
l'indolence, fille de la paresse et de la mollesse.
CLINIAS Rien n'est plus vrai.
L'ATHÉNIEN Donc aucun des dieux n'est négligent par paresse ni par indolence; car ils n'ont
point de part à la lâcheté.
CLINIAS Ce que tu dis est parfaitement juste.
L'ATHÉNIEN Il reste donc deux hypothèses, s'il est vrai qu'ils négligent les petites et menues
choses dans le gouvernement de l'univers, l'une est qu'ils en agissent ainsi parce qu'ils savent
qu'ils n'ont pas du tout à s'occuper d'aucune de ces choses, l'autre, la seule qui reste, qu'ils sont
persuadés du contraire.
CLINIAS La seule en effet.
L'ATHÉNIEN Eh bien, mon bon, mon excellent ami, quel est ton sentiment ? Préfères-tu
soutenir que les dieux ignorent que c'est à eux d'en prendre soin et que c'est par ignorance
qu'ils les négligent, ou bien que, connaissant leur devoir, ils se comportent comme les plus
méprisables des hommes, qui, sachant qu'il y a quelque chose à faire de mieux que ce qu'ils
font, ne le font pas, parce qu'ils se laissent vaincre par le plaisir ou la douleur ?
CLINIAS Comment cela pourrait-il être ?
L'ATHÉNIEN Les affaires humaines sont-elles en dehors de la nature animée, et l'homme
n'est-il pas celui de tous les animaux celui qui révère le plus la divinité ?
CLINIAS Il le semble bien en tout cas.
L'ATIIÉNIEN Or nous soutenons que tous les êtres mortels sont une possession des dieux,
comme le ciel tout entier.
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Et maintenant qu'on dise, si l'on veut, que nos affaires sont petites ou grandes
aux yeux des dieux. Ni dans l'un ni dans l'autre cas, il ne convient que ceux à qui nous
appartenons nous négligent, alors qu'ils sont très soigneux et très bons. Examinons donc
encore ce point.
CLINIAS Lequel ?
L'ATHÉNIEN Il se rapporte à nos sens et à nos facultés. N'y a-t-il pas entre eux une
opposition naturelle en ce qui concerne la facilité et la difficulté ?
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN C'est qu'il est plus difficile d'entendre et de voir les petites choses que les
grandes, et qu'au contraire il est plus aisé pour tout homme de se charger, de se rendre maître,
de prendre soin de petites choses et en petit nombre que de grandes choses et en grand
nombre.
CLINIAS De beaucoup plus facile.
L'ATHÉNIEN Si un médecin qui veut et qui peut soigner le corps entier d'une personne,
s'occupe des parties importantes de ce corps et. néglige les petites, verra-t-il jamais son client
tout entier en bon état ?
CLINIAS Jamais.

238
L'ATHÉNIEN Il en est de même des pilotes, des généraux, des économes, des hommes d'État
et de tous ceux qui exercent des professions semblables, s'ils ne s'intéressent qu'au grand
nombre des affaires et aux plus importantes et laissent de côté le petit nombre et les affaires
de mince importance ; car, comme disent les maçons, les grosses pierres ne s'arrangent pas
bien sans les petites.
CLINIAS En effet.
L'ATHÉNIEN Ne ravalons donc pas Dieu au-dessous des artisans mortels, qui exécutent avec
le même art les ouvrages de leur métier, soit petits, soit grands, avec d'autant plus de précision
et de perfection qu'ils sont plus excellents. Ne disons pas que Dieu, qui est très sage et qui
veut et peut prendre soin de tout, n'en prend aucun des petites choses, auxquelles il lui est plus
aisé de pourvoir, comme un ouvrier paresseux ou lâche qui craint la peine et le prend à son
aise, et ne s'occupe que des grandes.

CLINIAS N'adoptons jamais, étranger, de pareils sentiments sur les dieux. II ne serait ni
pieux ni vrai de nous les figurer ainsi.
L'ATHÉNIEN II me semble que nous avons maintenant suffisamment disputé contre celui qui
se plaît à accuser les dieux de négligence.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Et que nous l'avons contraint par nos raisons de reconnaître son erreur ; mais il
me paraît avoir encore besoin de certains discours propres à charmer son âme.
CLINIAS De quels discours ?

XII

L'ATHÉNIEN Essayons de persuader à ce jeune homme par nos paroles que celui qui prend
soin du tout a tout disposé pour le salut et la perfection du tout, que chaque partie souffre et
fait autant que possible ce qu'il lui convient de souffrir et de faire, qu'il a chargé des chefs
d'étendre leur surveillance jusqu'aux plus minces affections ou actions de chaque individu, et
qu'il a poussé ses soins jusqu'au plus petit détail. La petite portion qu'est ta personne, si
chétive qu'elle soit, malheureux, est toujours tournée et tend vers le tout. Mais tu ne te rends
pas compte que toute génération se fait en vue du tout, afin qu'il ait une vie heureuse, et que tu
n'es pas né pour toi, mais pour l'univers. Tout médecin, en effet, tout artisan habile ne fait rien
qu'en vue d'un tout, tendant au bien commun, et il rapporte la partie au tout, et non le tout à la
partie. Et tu murmures, parce que tu ignores que ce qui t'arrive est le meilleur pour le tout et
pour toi, selon les lois de l'existence universelle. Puis donc que l'âme, toujours unie tantôt à un
corps, tantôt à un autre, éprouve toutes sortes de changements soit par sa propre volonté, soit
par l'action d'une autre âme, il ne reste à celui qui dispose les pions de l'échiquier qu'à mettre
dans une meilleure place l'âme de la meilleure qualité, et dans une moins bonne celle qui est
d'une qualité inférieure, selon ce qui convient à chacune, pour qu'elle ait le lot qui lui revient.
CLINIAS Qu'entends-tu par là ?
L'ATHÉNIEN J'entends, ce me semble, ce qui facilite le soin que les dieux prennent de toutes
choses. Si, en effet, un ouvrier, l'oeil toujours fixé sur le tout, faisait, en façonnant son
ouvrage, changer toutes choses de figures ; que du feu, par exemple, il fit de l'eau animée et
de plusieurs choses une seule et d'une seule plusieurs, en les faisant passer par une première,
une seconde et même une troisième génération, il y aurait une infinité de manières de disposer
les choses et de les mettre en ordre, au lieu que, d'après moi, celui qui prend soin de l'univers
le fait avec une merveilleuse facilité.
CLINIAS Explique-nous cela aussi.
L'ATHÉNIEN Voici ce que je veux dire. Notre roi, faisant réflexion que toutes les actions
partent d'un principe animé et qu'elles sont mélangées de bien et de mal, que l'âme et le corps

239
une fois nés sont indestructibles, mais non éternels, comme les dieux le sont selon la loi, car si
l'un ou l'autre périssaient, il n'y aurait jamais plus de génération d'êtres vivants, et pensant que
la nature du bien est d'être toujours utile, en tant qu'il vient de l'âme, tandis que le mal est
toujours nuisible, notre roi, dis-je, voyant tout cela, a imaginé de placer chaque partie de
manière à assurer le plus vite et le mieux possible dans le tout la victoire de la vertu et la
défaite du vice. C'est en vue de ce tout qu'il a imaginé pour tous les êtres qui naissent
successivement la place que chacun doit recevoir et occuper et dans quels endroits. Mais il a
laissé à nos volontés les causes d'où dépendent les qualités de chacun de nous, car nous
devenons généralement tels que nous désirons être, conformément aux inclinations de notre
âme.
CLINIAS C'est en tout cas vraisemblable.
L'ATHÉNIEN Ainsi tous les êtres doués d'une âme subissent des changements dont ils
portent en eux la cause, et, en changeant, ils se rangent dans l'ordre marqué par le destin et
conformément à fa loi. Ceux dont les murs changent peu s'éloignent moins et demeurent à la
surface du sol ; ceux qui changent davantage et sont plus méchants descendent dans la
profondeur de la terre et dans des régions souterraines qu'on appelle Hadès ou d'autres noms
pareils. Ils sont en butte à des craintes violentes et à des songes, pendant leur vie, et après
qu'ils sont séparés de leurs corps. Mais lorsque l'âme a changé et progressé dans le vice ou
dans la vertu par sa propre volonté et par la force de l'habitude, si elle s'est approchée de la
vertu divine et qu'elle soit devenue elle-même éminemment divine, elle quitte le lieu qu'elle
occupait pour passer dans un autre excellent et entièrement saint ; si, au contraire, elle est
devenue plus mauvaise, elle passe dans un lieu pire que celui qu'elle occupait avant.
Telle est la justice des dieux qui habitent l'Olympe (38), enfant ou jeune homme, qui te crois
négligé des dieux. Si l'on devient plus méchant, on va rejoindre les âmes plus méchantes; si
l'on devient meilleur, on va rejoindre les âmes meilleures, et, dans la vie et dans toutes les
morts successives, on souffre et on inflige les traitements que les semblables font
naturellement à leurs semblables. Ni toi, ni aucun autre malheureux ne pouvez jamais vous
vanter d'avoir échappé à cette justice des dieux. C'est une justice que ceux qui l'ont établie ont
voulu supérieure à toutes les autres et il faut absolument la respecter. Tu ne seras jamais
négligé par elle, quand tu serais assez petit pour pénétrer dans les profondeurs de la terre, ni
assez grand pour t'élever jusqu'au ciel. Tu porteras la peine qui t'est due, soit dans ton séjour
sur la terre, soit quand tu auras passé chez Hadès, ou que tu auras été transporté dans un lieu
encore plus horrible. Il en sera de même de ceux que tu as vus devenir grands de petits qu'ils
étaient, à la suite d'actes impies ou d'autres crimes, et que tu as crus être passés du malheur au
bonheur, en suite de quoi tu as cru remarquer dans leurs actions, comme dans un miroir, que
les dieux se désintéressent de tout, parce que tu ne connais pas comment leur intervention
contribue finalement à l'ordre général. Et comment peux-tu croire, ô le plus audacieux des
hommes, que cette connaissance n'est pas nécessaire, puisque, faute de l'avoir, on ne pourra
jamais former un plan de vie ni concevoir une idée juste de ce qui fait le bonheur ou le
malheur ? Si Clinias que voici, et tout le sénat que nous formons réussit à te convaincre qu'en
parlant des dieux, tu ne sais ce que tu dis, c'est bien, c'est Dieu même qui aide à ta conversion.
Mais si tu as encore besoin d'être endoctriné, écoute-nous parler à l'impie de la troisième
espèce, si tu as tant soit peu de bon sens.
Que les dieux existent et qu'ils s'occupent des hommes, je pense l'avoir assez bien démontré.
Mais que les dieux se laissent fléchir par les criminels moyennant les présents qu'ils en
reçoivent, c'est ce qu'il ne faut accorder à personne, et ce qu'il faut refuser de toute manière et
de toutes nos forces.
CLINIAS C'est très juste. Faisons comme tu dis.

XIII

240
L'ATHÉNIEN Voyons donc. Au nom des dieux mêmes, dis-nous, en admettant que nous
puissions les fléchir, comment nous pourrions le faire; dis-nous qui ils sont et à qui ils
ressemblent. Il faut bien qu'on donne le nom de maîtres à ceux qui sont chargés de gouverner
efficacement tout l'univers.
CLINIAS Oui.
L'ATHÉNIEN Mais à quels maîtres ressemblent-ils ? Pouvons-nous en juger sans erreur en
comparant les petits aux grands ? Sont-ils tels que les conducteurs de chars qui luttent dans la
carrière, ou que les pilotes des vaisseaux ? On pourrait peut-être aussi les assimiler à des chefs
d'armée ; il est encore possible qu'ils ressemblent à des médecins en garde contre la guerre
que nous font les maladies des corps, ou à des laboureurs qui attendent en tremblant pour la
production des plantes le retour des saisons qui leur sont nuisibles, ou encore aux gardiens des
troupeaux. Puisque en effet nous sommes tombés d'accord que l'univers est plein de biens et
en même temps de maux, mais ceux-ci en plus grand nombre, il y a entre eux, disons-nous,
une lutte immortelle et qui exige une vigilance étonnante. Nous avons pour alliés les dieux et
les démons, auxquels nous appartenons. L'injustice et la violence secondées par la folie nous
perdent ; mais la justice et la tempérance secondées par la sagesse nous sauvent. Ces vertus
habitent dans les âmes des dieux ; mais on peut en voir nettement une faible partie logée en
nous. Mais certaines âmes qui habitent sur la terre, et qui, manifestement sauvages, s'adonnent
à l'injustice, s'adressent aux âmes des gardiens, soit chiens, soit bergers, ou à celles des
maîtres suprêmes, et essayent par des discours flatteurs et des prières enchanteresses, au dire
des méchants, de leur persuader qu'ils ont le droit d'avoir plus que les autres, sans souffrir
aucun mal. Mais nous disons que le vice que nous venons de nommer est ce qu'on appelle
maladie dans les corps de chair, peste dans les saisons et les temps de l'année, et ce qui,
changeant de nom, devient l'injustice dans les cités et les gouvernements.
CLINIAS C'est exactement cela.
L'ATHÉNIEN Or voici nécessairement comment celui qui soutient que les dieux pardonnent
toujours les hommes injustes et criminels, si on leur fait part des fruits de l'injustice. C'est
comme s'il disait que les loups font part aux chiens d'une petite portion de leurs proies, et que
les chiens, adoucis par leur largesse, les laissent ravager le troupeau. N'est-ce pas là le langage
de ceux qui prétendent que les dieux sont faciles à fléchir ?
CLINIAS C'est cela même.

XIV

L'ATHÉNIEN En ce cas, auxquels, parmi les gardiens que nous avons cités, peut-on assimiler
les dieux sans se couvrir infailliblement de ridicule ? Est-ce à des pilotes qui se laisseraient
détourner de leur devoir par une libation de vin ou la graisse des victimes, et feraient chavirer
les vaisseaux et les nautonniers ?
CLINIAS Pas du tout.
L'ATHÉNIEN Ce ne sera pas non plus à des conducteurs de chars alignés ensemble pour la
lutte, qui, gagnés par des présents, abandonneraient la victoire à d'autres attelages.
CLINIAS L'assimilation dont tu parles serait révoltante.
L'ATHÉNIEN Ce ne sera pas non plus aux généraux d'armée, ni aux médecins ni aux
laboureurs, ni aux bergers, ni à des chiens séduits par des loups.
CLINIAS Parle des dieux avec plus de respect. Qui oserait faire une telle comparaison ?
L'ATHÉNIEN De tous les gardiens, les dieux ne sont-ils pas les plus grands et occupés des
plus grandes choses ?
CLINIAS Ils dépassent les autres de beaucoup.

241
L'ATHÉNIEN Dirons-nous donc que ces dieux qui veillent sur ce qu'il y a de plus beau et qui
sont des gardiens incomparables en vertu sont inférieurs aux chiens et aux hommes ordinaires,
qui ne trahiraient jamais la justice en vue de coupables présents offerts par des criminels ?
CLINIAS Pas du tout. Un tel langage n'est pas supportable ; et des gens les plus
complètement impies celui qui tient à une telle opinion risque de passer très justement pour le
plus méchant et le plus impie de tous.
L'ATHÉNIEN Nous pouvons maintenant nous flatter d'avoir prouvé suffisamment les trois
points que nous nous étions proposés, à savoir l'existence des dieux, leur providence et leur
inflexible équité.
CLINIAS Sans doute et nous souscrivons à ce que tu as dit.
L'ATHÉNIEN A la vérité, l'esprit de chicane des méchants m'a fait parler avec plus de
véhémence qu'à l'ordinaire. C'est pour cela que j'ai pris ce toit dans la discussion. J'ai craint
que, si je leur cédais le dessus, les inéchants ne se crussent en droit de faire tout ce qu'ils
veulent et d'avoir sur les dieux tant d'opinions de tolite sorte. C'est ce qui m'a fait parler avec
cette ardeur juvénile. Mais pour peu que j'aie réussi à leur persuader de se prendre eux-mêmes
en aversion et de s'attacher aux vertus contraires à leurs vices, j'aurai fait un beau prélude à
nos lois sur l'impiété.
CLINIAS Espérons-le. Autrement, ce genre de discours ne fera point honte au législateur.

XV

L'ATHÉNIEN Ce prélude fini, c'est le montent d'énoncer la loi, eu avertissant d'abord tous les
impies de renoncer à leurs sentiments pour prendre ceux des gens pieux. Contre les
réfractaires, voici la loi que nous porterons sur l'impiété. Si quelqu'un se montre impie, soit en
paroles, soit en actions, celui qui en sera témoin s'y opposera et le dénoncera aux magistrats.
Les premiers informés d'entre eux le traduiront conformément aux lois devant le tribunal
nommé pour juger ces sortes de crimes. Si un magistrat, après avoir reçu la dénonciation, n'y
donne pas suite, il pourra lui-même être poursuivi pour impiété par quiconque voudra venger
la loi. Si un accusé est convaincu, le tribunal fixera une peine spéciale à chaque espèce
d'impiété. La peine générale sera la prison. Il y aura dans la cité trois sortes de prisons, une
sur la place publique, qui sera commune à la plupart des délinquants et s'assurera de leurs
personnes ; une autre à l'endroit où se réuniront la huit certains magistrats et qu'on appellera
maison de correction ; une troisième enfin au milieu du pays dans un endroit désert et aussi
sauvage que possible, qui sera surnommée la prison du châtiment. Il y aura délit d'impiété
pour trois motifs, qui sont précisément ceux dont nous avons parlé, et, comme chaque espèce
se divise en deux, il y aura donc six espèces de fautes envers les dieux, qui demandent à être
distinguées, vu que la punition n'en sera ni égale ni pareille.
II y a en effet des gens qui ne croient pas du tout a l'existence des dieux, mais qui tiennent de
la nature un esprit de justice, qui haïssent les méchants, et, parce que l'injustice leur répugne,
s'abstiennent de toute action injuste, fuient la compagnie des pervers et chérissent les gens de
bien. Mais il y en a d'autres qui, non seulement croient que le monde est vide de dieux, mais
sont encore incapables de maîtriser le plaisir et la douleur, et qui possèdent une mémoire
solide et une grande pénétration d'esprit. Ils ont une maladie commune, qui est de ne pas
croire aux dieux ; mais pour ce qui est de gâter les autres hommes, les premiers font moins de
mal que les seconds.
En effet, les premiers s'expriment avec une pleine licence à l'égard des dieux, des sacrifices et
des serments, et, en se moquant des autres, ils pourraient peut-être les rendre impies comme
eux, s'ils échappaient au châtiment ; mais les seconds, étant dans les mêmes sentiments que
les premiers, sont, comme on dit, des finauds, pleins de ruse et d'artifice; c'est parmi eux que
se forment un bon nombre de devins et ceux qui exercent tous les genres de sorcellerie,

242
quelquefois aussi les tyrans, les généraux d'armée, ceux qui séduisent le public par des
initiations privées et les sophistes avec leurs raisonnement captieux ; car les espèces de ces
impies sont nombreuses ; mais il y en a deux qu'il faut réprimer par des lois, l'une, qui feint
l'ignorance, mérite non pas une, mais plusieurs morts ; l'autre n'a besoin que de réprimande et
de prison.
Pareillement, ceux qui pensent que les dieux ne s'occupent pas des hommes forment deux
espèces, et ceux qui pensent qu'ils sont faciles â fléchir, deux aussi. Cette distinction faite, les
juges condamneront, suivant la loi, ceux qui sont impies par défaut de jugement, mais sans
mauvais penchant ni mauvaises moeurs, à passer cinq ans au moins dans la maison de
correction. Pendant ce temps, aucun citoyen ne devra frayer avec eux, sauf les magistrats du
conseil de nuit, qui l'entretiendront pour son instruction et le salut de son âme. Lorsque son
temps de prison sera fini, s'il paraît assagi, il ira vivre avec les citoyens vertueux ; s'il ne l'est
pas, et qu'il soit convaincu de nouveau, il sera puni de mort.
Quant à ceux qui, devenus semblables à des bêtes fauves, non seulement ne croient pas à
l'existence, à la providence et à l'inflexible justice des dieux, mais qui, méprisant les hommes,
séduisent un grand nombre de vivants et se disent capables d'évoquer les morts et promettent
de fléchir les dieux en les charmant par des sacrifices, des prières et des incantations, et
entreprennent, pour satisfaire leur avarice, de renverser de fond en comble les fortunes des
particuliers, des maisons entières et des États, celui d'entre eux qui aura été convaincu de ces
fourberies sera condamné, selon la loi, par le tribunal à être mis aux fers dans la prison du
milieu du pays ; aucun homme libre n'approchera jamais de lui et il recevra de la main des
esclaves ce que les gardiens des lois auront réglé pour sa nourriture. A sa mort, on le jettera
hors des frontières sans lui donner de sépulture. Si un homme libre aide à l'ensevelir, il sera
accusé d'impiété par quiconque voudra le citer en justice. Au cas où il laisserait des enfants
capables de servir l'État, les magistrats qui s'occupent des orphelins en prendront soin, comme
si c'étaient de véritables orphelins avec autant d'attention que les autres, dès le jour où leur
père aura été condamné.

XVI

L'ATHÉNIEN Il faut encore édicter une loi générale contre ces impies, afin que la plupart
d'entre eux pêchent moins contre les dieux en actes et en paroles, et qu'ils deviennent plus
sensés, quand il ne leur sera plus permis de sacrifier contre la loi. Établissons donc
simplement pour tous la loi que voici. Que personne n'ait chez soi d'autel particulier, et, si
quelqu'un a envie de faire un sacrifice, qu'il aille le faire aux temples publics, qu'il remette les
victimes entre les mains des prêtres et des prêtresses chargés de veiller à la pureté des
sacrifices, qu'il prie avec eux lui-même et quiconque voudra joindre ses prières aux siennes.
Voici ce que nous avons en vue en faisant cette défense, c'est qu'il n'est pas aisé d'ériger des
temples ou des statues de dieux, et qu'il faut pour y réussir des lumières supérieures ; que c'est
une coutume en particulier chez toutes les femmes, chez les malades de toute sorte, chez ceux
qui sont en danger ou en détresse, quelle qu'elle soit, ou, au contraire, chez ceux qui sont
tombés sur quelque bonne aubaine de consacrer tout ce qui se présente à eux, de faire voeu
d'offrir des sacrifices, de promettre des autels aux dieux, aux démons et aux enfants des
dieux ; de même chez ceux qui se sont réveillés effrayés par une apparition ou qui ont eu un
songe, de même aussi chez ceux qui, se rappelant diverses visions qu'ils ont eues, cherchent
un remède à chacune d'elles en érigeant des autels et des chapelles, dont ils remplissent toutes
les maisons, tous les bourgs et tous les lieux quels qu'ils soient, purs ou non.
C'est pour obvier à tous ces inconvénients qu'il faut observer la loi que je viens d'énoncer, il le
faut aussi pour empêcher que les impies se livrent furtivement à ces pratiques, et construisent
dans leurs maisons des chapelles et des autels, dans la pensée qu'ils pourront se rendre les

243
dieux propices par des sacrifices et des prières, et que, s'abandonnant sales fin à l'injustice, ils
n'attirent la réprobation des dieux sur eux et sur les magistrats qui les laissent faire. et qui sont
plus honnêtes gens qu'eux, et qu'ainsi tout l'État ne pâtisse en quelque sorte avec justice des
méfaits des impies. Alors Dieu n'aura rien à reprocher au législateur. Faisons donc une loi qui
défende aux particuliers de bâtir des autels aux dieux dans leurs maisons. Si l'on découvre que
l'un d'eux en a chez lui et qu'il célèbre des cérémonies en dehors des cérémonies publiques, au
cas où le coupable, homme ou femme, n'aurait commis rien de grave en fait d'injustice ou
d'impiété, quiconque s'en apercevra devra le dénoncer aux gardiens des lois, qui lui
ordonneront de transporter ses autels particuliers dans les temples publics et le puniront, s'il
n'obéit pas, jusqu'à ce qu'il les ait transférés. Si l'on surprend quelqu'un de ceux qui ont
commis, non des péchés d'enfant, mais de graves impiétés d'hommes faits, soit en élevant des
autels chez soi ou en sacrifiant en public à n'importe quels dieux, il sera puni de mort, comme
ayant sacrifié avec un coeur impur. Les gardiens des lois jugeront si ce sont ou non des péchés
d'enfant, et le traduiront alors devant les juges et lui feront porter la peine de son impiété.

(35) C'est à la Théogonie d'Hésiode que Platon fait allusion.


(36) Cette assertion fait songer à la conversation de Céphale avec Socrate, au début de la
République (330 d-c) : "Quand un homme croit sentir les approches de la mort, il lui vient des
craintes et des inquiétudes sur des choses qui auparavant le laissaient indifférent, et les récits
qu'on fait de l'Hadès et du châtiment dont il faut payer là-bas les injustices commises ici, ces
récits, dont il se moquait auparavant portent maintenant le trouble dans son âme. Il craint
qu'ils ne soient véritables; et lui-même, soit parce qu'il est affaibli par la vieillesse, soit aussi
parce qu'il est à présent plus près de l'autre monde, il les considère avec plus d'attention ; en
tout cas, son âme se remplit de défiance et de frayeur."
(37) Hésiode, Travaux et Jours, 300-304.
(38) Telle est la justice des dieux qui habitent l'Olympe : C'est un vers d'Homère, Odyssée
XIX, 43.

LIVRE XI

L'ATHÉNIEN Il nous faut à présent faire des règlements convenables au sujet des contrats
que les citoyens font ensemble. Voici une règle simple : que personne ne touche, autant qu'il
dépend de lui, à ce qui m'appartient, et qu'il ne déplace rien, pas même le moindre objet, sans
avoir obtenu mon agrément ; et moi, je ferai de même, si j'ai du bon sens, à l'égard du bien
d'autrui.
Parlons d'abord à ce propos des trésors. Si un homme qui n'est pas un de mes ancêtres en a
mis un en réserve pour lui et pour les siens, je ne ferai jamais de voeux aux dieux pour le
découvrir, et, si je le découvre, pour l'enlever, à moins que ce ne soit un dépôt de mes
ancêtres.
Je ne consulterai pas non plus ceux qu'on appelle devins, qui me conseilleraient, sous un
prétexte ou sous un autre, de prendre le dépôt confié à la terre, car je ne gagnerai pas autant à
m'enrichir en l'enlevant que je profiterai du côté de la vertu et de la justice en n'y touchant
pas ; et, au lieu d'un bien inférieur, j'en aurai acquis un supérieur dans une meilleure partie de
moi-même, en préférant la justice dans mon âme à l'accroissement des richesses dans mes
coffres. L'excellente maxime qu'il ne faut pas toucher à ce qui doit être immuable s'étend à
bien des cas et en particulier à celui-ci. Il faut aussi ajouter foi à ce qu'on dit communément,
que de telles fautes ne favorisent pas la génération des enfants. Mais si quelqu'un, sans souci

244
de ses enfants et sans respect pour la loi du législateur, enlève, sans l'aveu du déposant, ce que
ni lui ni aucun de ses ancêtres n'a déposé, et viole ainsi la plus belle et la plus simple des lois
et le précepte d'un homme vraiment noble (39), qui a dit : "Ne touche pas à ce que tu n'as pas
déposé", si, au mépris de ces deux législateurs, il s'approprie, non pas une petite somme qu'il
n'a pas déposée, mais, comme il peut arriver, un trésor d'une valeur immense, à quelle peine
doit-il s'attendre de la part des dieux, la divinité seule le sait. Quant à nous, que le premier qui
l'aura vu le dénonce (40) aux astynomes, si le fait a eu lieu dans la ville ; aux agoranomes, si
c'est en quelque endroit de la place publique ; et si c'est dans le reste du pays, aux agronomes
et à leurs chefs. Sur cette dénonciation la cité députera à Delphes, et ce que le dieu aura
prescrit au sujet du trésor et de celui qui l'aura enlevé, elle le fera conformément aux oracles
du dieu. Si le dénonciateur est un homme libre, il sera réputé comme un homme de bien, mais
comme un méchant, s'il ne dénonce pas le coupable. Si c'est un esclave, l'État lui accordera
justement la liberté en échange de sa dénonciation, et rendra à son maître le prix qu'il a coûté ;
s'il ne dénonce pas le coupable, ii sera puni de mort.
Après cette loi vient immédiatement celle-ci, qui s'applique également aux petites et aux
grandes choses. Si quelqu'un laisse quelque part volontairement ou involontairement, un objet
qui lui appartient, que celui qui tombera dessus le laisse là, se disant que ces sortes d'objets
sont sous la garde de la déesse des rues et lui sont consacrées par la loi. Si quelqu'un,
enfreignant cette défense, l'enlève et l'emporte chez lui, au cas où il serait de faible valeur et
où le coupable serait un esclave, celui qui l'aura surpris en faute, à condition qu'il n'ait pas
moins de trente ans, lui assénera force coups de fouet. Si c'est un homme libre, outre qu'il
passera pour un homme indigne de l'être, et pour un contempteur de la loi, il paiera dix fois la
valeur de l'objet enlevé à cclui qui l'a laissé.
Si quelqu'un se plaint qu'un autre ait une portion plus grande ou plus petite de son bien, et que
celui-ci avoue qu'il a la chose, mais qu'elle n'appartient pas au plaignant, au cas qu'elle soit
inscrite chez les magistrats, comme l'exige la loi, qu'il appelle devant les magistrats le
possesseur de la chose et que celui-ci comparaisse. Si l'on voit marqué dans les registres
auquel des contestants la chose appartient, que celui-là l'emporte avec lui. Si elle appartient à
un tiers absent, celui des deux qui fournira le garant digne de foi, l'emportera à la place de
l'absent, pour la lui remettre comme il l'aura enlevée. Si la chose contestée n'est pas inscrite
chez les magistrats, qu'elle reste séquestrée jusqu'au jour du jugement chez les trois plus
anciens magistrats. Si l'objet séquestré est un animal, la partie perdante paiera sa nourriture
aux magistrats, et les magistrats trancheront le procès dans les trois jours.

II

Tout homme qui est dans son bon sens pourra reprendre son esclave pour en faire ce qu'il
voudra, pourvu qu'il reste dans les limites permises. Il pourra aussi reprendre l'esclave fugitif
d'un autre, soit de ses parents, soit de ses amis, pour le lui conserver. Mais, si quelqu'un qu'on
emmène comme esclave est revendiqué comme homme libre par un autre, celui qui l'emmène
devra le relàcher, et celui qui le reprend pourra l'emmener à condition de fournir trois cautions
suffisantes, autrement, non. S'il l'enlève sans ces garanties, il sera tenu de répondre de ses
violences, et, s'il est condamné, il payera le double du prix que le plaignant aura fait
enregistrer.
Tout patron pourra reprendre son affranchi, si celui-ci ne lui rend pas de soins ou ne lui rend
que des soins insuffisants. Ces soins sont d'aller trois fois par mois au foyer de son patron lui
offrir ses services pour ce qui est juste et en même temps possible, et, s'il veut se marier, de ne
le faire qu'avec l'agrément de son ancien maître. Il ne lui sera pas permis de devenir plus riche
que son patron ; en ce cas, le surplus sera dévolu au maître. L'affranchi ne restera pas plus de
vingt ans dans l'État ; il s'en ira alors, comme les autres étrangers, en emportant tous ses biens,

245
à moins qu'il n'obtienne des magistrats et de son patron la permission de rester. Si la fortune
de l'affranchi, comme aussi celle des autres étrangers, dépasse la somme fixée pour Io
troisième cens, il devra dans l'espace de trente jours t compter du jour où se produira
l'excédent, quitter le territoire en emportant son bien, et il n'aura aucun recours auprès des
magistrats pour obtenir de rester. Quiconque désobéira à ces prescriptions et, amené devant
les juges, sera déclaré coupable, sera puni de mort, et ses biens confisqués au profit du trésor
public. Ce sont les tribunaux des tribus qui auront à juger de ces cas, à moins qu'auparavant
les parties n'aient terminé leurs différends par l'arbitrage de leurs voisins ou de juges choisis
par elles.
Si quelqu'un, prétendant que c'est son bien, met la main sur un animal ou quelque autre objet
appartenant à un autre, le possesseur de la chose la rendra à celui qui la lui a vendue ou
donnée en toute bonne foi et justice, ou qui la lui a livrée légitimement de quelque autre
façon, dans les trente jours, si c'est un citoyen ou un étranger établi dans la cité ; et, si c'est un
étranger, dans les cinq mois, dont le troisième sera celui où le soleil passe des signes d'été aux
signes d'hiver.
Tous les échanges par vente et par achat se feront au marché, et toutes les marchandises seront
livrées à l'endroit marqué pour chacune et le prix acquitté sur-le-champ. Tel sera le règlement,
et l'on ne pourra rien échanger ailleurs ni rien vendre ou acheter à crédit. Et si l'on échange
quoi que ce soit d'une autre manière ou dans un autre endroit, on est maître de le faire ; mais
qu'on sache que la loi ne donne aucune action civile pour les ventes qui ne sont point
conformes aux règles que nous venons d'énoncer. S'agit-il de cotisation : un ami pourra faire
la collecte de l'argent chez ses amis, mais en sachant bien qu'il n'y aura pour aucun d'eux
aucune action civile à intenter.
Celui qui aura vendu quelque chose et en aura touché le prix, si ce prix n'est pas inférieur à
cinquante drachmes, devra nécessairement rester dans la cité pendant dix jours, et il faut que
l'acheteur connaisse la demeure du vendeur, à cause des contestations qui s'élèvent d'habitude
en pareils cas et des rédhibitions légales. La rédhibition, légale ou non, se fera comme il suit.
Si quelqu'un a vendu un esclave atteint de la phtisie de la pierre, de la strangurie, du mal qu'on
appelle sacré (41) ou de quelque autre maladie corporelle ou mentale, chronique et difficile à
guérir, invisible à la plupart des gens, au cas où l'acheteur est médecin ou maitre de gymnase,
le droit de rescision à l'égard du vendeur n'existera pas pour lui, ni pour celui que le vendeur a
loyalement prévenu. Mais si c'est un maquignon qui vend un esclave ou un animal à un
ignorant, l'acheteur pourra le lui ramener jusqu'au terme du semestre, à moins qu'il ne s'agisse
du mal sacré ; pour cette maladie le terme de la rédhibition sera d'une année. Pour trancher le
débat, on s'en remettra à des médecins proposés et choisis d'un commun accord, et le vendeur
qui sera condamné paiera le double du prix de vente. Si c'est un ignorant qui a affaire avec un
ignorant, la rescision et le jugement se feront comme nous l'avons indiqué dans les cas
précédents, et le vendeur ne paiera que le prix simple. Si l'on vend un esclave qui a commis
un meurtre connu à la fois des deux parties, il n'y aura pas de rescision pour une telle vente ;
mais si l'acheteur n'en avait pas connaissance, il y aura lieu à rescision du moment qu'il en
sera instruit, et le jugement appartiendra aux cinq plus jeunes gardiens des lois. Si les juges
reconnaissent que le vendeur connaissait le meurtre, il sera tenu de purifier la maison de
l'acheteur suivant les prescriptions des interprètes et de lui payer le triple du prix auquel il a
vendu.

III

L'ATHÉNIEN Si l'on échange de l'argent contre de l'argent, ou contre un animal, ou contre un


objet quelconque, qu'on se conforme à la loi qui défend de donner ou de recevoir aucune
marchandise falsifiée. Écoutons le prélude sur ce genre de fraude, comme nous avons écouté

246
celui des autres lois. La falsification, le mensonge et la tromperie doivent être rapportés par
tout le monde à un seul et même genre, celui dont le vulgaire a tort de dire qu'appliqué à
propos, il n'a souvent rien que de légitime. Mais comme on néglige de déterminer et de
préciser l'opportunité, le lieu et le temps, on se cause en parlant ainsi et l'on cause aux autres
de multiples dommages. Le législateur n'a pas, lui, le droit de laisser ce point indéterminé ; il
doit toujours en fixer clairement les limites plus ou moins étroites. Fixonsles aussi dès
maintenant. Que personne ne commette, ni en paroles, ni en actions aucun mensonge, aucune
tromperie, aucune falsification, en prenant les dieux à témoin, s'il ne veut être pour eux un
objet d'exécration ; et celui-là ne manque pas de l'être, qui fait de faux serments sans se
soucier d'eux, et, à la suite de celui-là, celui qui ment devant des gens qui valent mieux que
lui. Or les bons valent mieux que les mauvais et, d'une façon générale, les vieillards que les
jeunes gens. C'est pour cette raison que les pères ont la supériorité sur leurs enfants, les
hommes faits sur les femmes et les jeunes gens, les chefs sur leurs subordonnés, et qu'il
convient que tout le monde les respecte tous dans toute espèce de gouvernement et
principalement dans les gouvernements politiques, sur lesquels nous avons engagé le présent
entretien. Tout marchand qui falsifie sa marchandise ment et trompe, et confirme ses
mensonges en jurant par les dieux et viole les lois des agoranomes et des gardes du marché,
sans égard pour les hommes et sans respect pour les dieux. Cependant c'est une pratique
louable en tout point de ne pas profaner le nom des dieux, étant donné les sentiments que la
plupart d'entre nous partagent généralement sur la pureté et la sainteté qu'exige tout ce qui
concerne les dieux.
Si l'un n'écoute point ces conseils, voici la loi. Que celui qui vend quoi que ce soit au marché
ne mette jamais deux prix à sa marchandise, qu'il se borne à un seul, et, s'il ne trouve point
d'acheteur, qu'il remporte sa marchandise, s'il veut agir correctement, sans élever ni rabaisser
ses prix ce jour-là. Qu'il s'abstienne de la vanter et de jurer à propos de tout ce qu'il vend. S'il
n'obéit pas à cette loi, tout citoyen qui n'aura pas moins de trente ans et qui se trouvera là
pourra le frapper impunément pour le punir de ses serments. S'il ne s'en inquiète pas et
désobéit au règlement, il sera sujet au blâme d'avoir trahi les lois. Si quelqu'un, ne pouvant se
résoudre à suivre nos conseils, met en vente quelque denrée falsifiée, celui qui a d
connaissance du fait et peut en donner la preuve, après l'avoir convaincu devant les
magistrats, emportera chez lui l'objet frelaté, si c'est un esclave ou un métèque. S'il est citoyen
et s'il ne convainc pas le coupable, on le tiendra pour un méchant qui frustre les dieux ; s'il le
convainc, il consacrera l'objet aux dieux qui président au marché. Quant à celui qui sera
surpris à vendre quelque chose de semblable, outre qu'il sera privé de la denrée falsifiée, il
recevra autant de coups de fouet qu'il aura demandé de drachmes dans l'estimation qu'il en
aura faite. Un héraut les lui administrera, après avoir proclamé pour quelle raison il va être
frappé. Les agoranomes et les gardiens des lois, après s'être renseignés près des gens au fait de
toutes les falsifications et canailleries des marchands, inscriront ce qui leur sera permis ou
défendu, et l'écriront sur une stèle qui sera placée devant la maison des agoranomes, et ces
règlements seront autant de lois qui marqueront clairement leurs obligations à ceux qui
trafiquent sur le marché.
Quant aux fonctions des astynomes, nous en avons suffisamment parlé précédemment. S'ils
jugent néanmoins qu'il y manque quelque chose, ils en feront part aux gardiens des lois, et,
après avoir écrit ce qui leur paraissait manquer, ils afficheront sur une stèle, devant la maison
où ils s'assemblent, avec les premiers règlements de leur magistrature, ceux qu'ils auront faits
eux-mêmes.

IV

247
Après les pratiques de falsification des denrées viennent immédiatement celles du commerce
de détail. Donnons d'abord, avec notre opinion, des conseils sur tout ce qui regarde. cette
matière ; ensuite nous y ajouterons la loi. Si le commerce a été institué dans l'État, ce n'est pas
naturellement pour nuire, mais pour le contraire. Ne doit-on pas en effet regarder comme un
bienfaiteur tout homme qui distribue d'une manière uniforme et proportionnée des biens de
toute espèce partagés sans mesure et sans égalité ? Il faut dire que la monnaie contribue à
cette distribution et que c'est dans cette vue que les commerçants ont été établis. Les
mercenaires, les hôteliers et les autres, dont les professions sont plus ou moins honorables, ont
tous le même but, qui est de fournir aux besoins de tous et de répartir également les biens.
Pourquoi ces fonctions ne paraissent ni belles ni honorables et pourquoi sont-elles décriées,
c'est ce qu'il nous faut voir, afin de remédier par la loi, sinon à tout le mal, au moins à une
partie. L'entreprise, à mon avis, n'est pas petite et n'exige pas un médiocre talent.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN C'est que, mon cher Clinias, la race est petite et naturellement peu nombreuse
des hommes qui, munis d'une éducation supérieure, sont capables, lorsqu'ils éprouvent le
besoin ou le désir de certaines choses, de se tenir dans les bornes de la modération, et qui,
ayant l'occasion de gagner de l'argent, en usent avec sobriété et préfèrent la mesure à la
quantité. La plupart des hommes font tout le contraire ils ne mettent point de bornes à leurs
besoins, et, au lieu de faire des gains modérés, ils aspirent à des profits sans mesure. C'est
pour cela que tous les métiers de revendeurs, de marchands, d'hôteliers sont décriés et sujets à
de honteux opprobres. Si en effet, ce qui n'est pas souhaitable et n'arrivera pas, on contraignait
- ce que je vais dire est ridicule, je le dirai cependant - les hommes vertueux de chaque pays à
faire, pendant un certain temps, le métier d'hôtelier ou de revendeur ou tout autre du même
genre, ou qu'une nécessité fatale forçât les femmes à embrasser ces professions, nous verrions
alors combien chacune d'elles est agréable et chère à l'humanité, et, si elles étaient exercées
d'une manière raisonnable et incorruptible, elles seraient toutes honorées à l'égard d'une mère
ou d'une nourrice. Mais aujourd'hui, lorsque un homme, dans le dessein de tenir auberge, va
bâtir des maisons dans des lieux déserts, où l'on n'arrive qu'après de longs trajets, qu'il reçoit
dans une hôtellerie bien venue des voyageurs en détresse, ou battus par de violents orages, et
leur fournit un abri tranquille ou un rafraîchissement contre les chaleurs étouffantes, au lieu de
les traiter en amis et de leur faire les présents d'amitié qu'on fait quand on reçoit un hôte, il les
traite comme des ennemis et des captifs pris à la guerre et exige d'eux des rançons
exorbitantes, injustes et malhonnêtes. Ce sont ces excès et tous ceux du même genre qui ont
discrédité ces établissements destinés à secourir les gens dans l'embarras. Aussi le législateur
ne doit-il pas manquer de chercher un remède à ces inconvénients.
C'est une maxime juste et qui a cours depuis longtemps, qu'il est difficile de combattre contre
les deux contraires, comme il arrive dans les maladies et dans d'autres rencontres; et c'est
justement le cas où nous nous trouvons à présent, ayant à lutter contre les deux contraires, la
pauvreté et la richesse, dont l'une a corrompu l'âme des hommes par les délices, et dont l'autre
l'a poussée par la douleur à l'impudence. Or comment pourrait-on remédier à cette maladie
dans un État sage ? Il faudrait, en premier lieu, avoir le moins de marchands possible ; en
second lieu, y employer des gens qui, s'ils venaient à se corrompre, ne causeraient pas un
grand préjudice à l'État, et, en troisième lieu, trouver un moyen pour que ceux qui
exerceraient ces professions ne prissent pas aisément l'habitude d'une impudence sans frein et
d'une grande bassesse d'âme.
Après ces réflexions, portons avec l'aide de Dieu la loi suivante, en souhaitant qu'elle
réussisse. Qu'aucun des Magnètes que la faveur des dieux établit dans une nouvelle résidence
et qui possèdent les cinq mille quarante lots de terre et les cinq mille quarante foyers ne soit,
ni par son choix ni contre son gré, ni marchand, ni négociant ; qu'il ne se mette jamais au
service de particuliers qui ne seraient pas ses égaux, si ce n'est de son père, de sa mère, de ses

248
grands-parents et de tous ceux qui sont plus âgés que lui, et qui, dans une condition libre,
vivent selon leur état. Il n'est pas facile au législateur de préciser ce qui convient ou ne
convient pas à un homme libre ; c'est aux citoyens qui ont obtenu le prix de vertu à en juger,
d'après l'aversion ou l'attrait qu'ils éprouvent pour certaines choses. Si quelque Magnète
s'adonne à un trafic indigne d'un homme libre, celui qui le voudra pourra l'accuser de
déshonorer sa famille devant les citoyens qui auront été jugés les plus vertueux. Et si l'on juge
qu'il souille la maison paternelle par une profession indigne, il sera condamné à un an de
prison et devra renoncer à cette profession. S'il recommence, sa prison sera de deux années,
et, chaque fois qu'il scra pris en faute, on ne manquera pas de doubler la durée de sa détention.
Voici une seconde loi par laquelle nous ordonnons que ceux qui voudront exercer la
marchandise soient des métèques ou des étrangers. Et en troisième lieu, une troisième loi,
visant à ce que ceux qui vivront avec nous dans notre État soient les meilleurs et le moins
mauvais qu'il se pourra. Pour cela, les gardiens des lois devront se mettre dans la tête qu'ils
n'ont pas seulement affaire à ceux qu'il est facile de préserver contre l'illégalité ou la
méchanceté, c'est-à-dire à ceux qui sont bien nés et bien élevés, mais encore à ceux qui sont
mal nés et qui exercent des métiers qui contribuent fortement à les rendre méchants, et que
c'est ceux-là surtout qu'ils doivent surveiller. Ainsi donc, comme le trafic comprend une foule
de branches et un grand nombre de métiers, après n'en avoir retenu que ce qui aura paru
indispensable dans notre État, il faut que les gardiens des lois s'assemblent avec ceux qui
s'entendent à chaque espèce de commerce, comme nous l'avons ordonné tout à l'heure à
propos des falsifications de marchandises, matière qui tient de près à celle qui nous occupe, et
qu'ils examinent ensemble les recettes et les dépenses qui peuvent procurer au commerçant un
profit raisonnable, qu'ils écrivent et affichent le compte qu'ils en auront fait, et les donnent à
garder, les unes aux agoranomes, les autres aux astynomes et les autres aux agronomes. De
cette façon le trafic rendra service à tout le monde sans nuire beaucoup à la vertu de ceux qui
l'exerceront dans notre État.

L'ATHÉNIEN Lorsqu'on a fait une convention et qu'on n'en exécute pas les clauses, à moins
qu'on n'en soit empêché par une loi ou un décret, ou qu'on n'ait été forcé de la conclure par
une injuste violence, ou qu'on n'ait pu la remplir par suite d'un accident imprévu, on pourra,
dans tous les autres cas, intenter une action pour inexécution de contrat devant les tribunaux
de tribu, si les parties n'ont pu auparavant se mettre d'accord par l'entremise d'arbitres ou de
voisins.
La classe des artisans est consacrée à Hèphaistos et à Athèna, comme celle de ceux qui, par
d'autres arts, protègent et garantissent les ouvrages des artisans est consacrée à Arès et à
Athèna, et il est juste que le corps de ces derniers soit consacré à ces divinités. Les uns et les
autres sont toujours au service du pays et du peuple, les uns, en commandant dans les batailles
de la guerre, les autres en fabriquant moyennant salaire toutes sortes d'instruments et
d'ouvrages. Ces derniers doivent s'abstenir de toute tromperie en ce qui concerne leurs travaux
et marquer ainsi leur respect des dieux, auteurs de leur race. Si donc uni artisan a fait exprès
de ne pas achever un ouvrage pour le temps convenu, sans aucun égard pour le dieu qui le fait
vivre, parce que, dans son aveuglement, il compte que ce dieu, auquel il est spécialement
consacré, lui pardonnera, il subira d'abord la peine qu'il a méritée de la part de ce dieu, ensuite
il sera soumis à la loi suivante. Il paiera le prix des ouvrages qu'on lui a commandés et qu'il
n'a pas faits, et, reprenant le travail, il le fera pour rien dans le temps convenu.
La loi donne à celui qui se charge d'un travail le même avis qu'elle a donné au marchand, de
ne pas chercher à surfaire ses prix et de les conformer tout simplement à la valeur de la
marchandise ; elle prescrit la même chose à l'artisan qui se charge d'un travail, car c'est lui qui

249
en connaît la valeur. Dans un État composé d'hommes libres, l'artisan ne doit pas user de son
art, où tout est clair et naturellement éloigné du mensonge, pour essayer de ruser et de tromper
les particuliers qui ne s'y connaissent pas ; et celui qui sera lésé pourra poursuivre celui qui
l'aura lésé.
Si, de son côté, quelqu'un qui a fait une commande à un artisan ne lui paie pas exactement le
salaire, convenu entre eux, selon la loi, et que, sans respect pour Zeus et Athéna, gardiens de
l'État intéressés à son gouvernement, il rompe, par amour d'un mince profit, les principaux
liens de la société, la loi se joindra à ces dieux pour venir au secours de la société qu'il tend à
dissoudre. Celui donc qui, ayant reçu le travail de l'artisan, ne le paiera pas dans les délais
convenus, paiera le double ; et, s'il laisse passer une année, il paiera aussi les intérêts à raison
d'une obole par mois pour chaque drachme, bien que, dans toute autre affaire, l'argent prêté ne
porte point d'intérêts. Le jugement de ces sortes de causes appartiendra aux tribunaux de tribu.
Il est juste, puisque nous avons parlé des artisans en général, de dire un mot des généraux et
de tous les gens de guerre, qui sont les artisans du salut de l'État : c'est que nos règlements
s'appliquent à eux comme aux autres, vu qu'ils sont des artisans, quoique d'un autre genre. Si
donc l'un d'eux, après s'être chargé d'un ouvrage public, soit volontairement, soit par ordre,
s'en acquitte honorablement, et que le peuple lui accorde, comme il le doit, les honneurs, qui
sont les salaires des gens de guerre, la loi ne cessera point de le louer. Si, au contraire, chargé
de quelque belle entreprise guerrière, il ne l'exécute pas, la loi le blâmera. Ordonnons donc,
par une loi mêlée de louanges, qui conseillera plutôt qu'elle ne contraindra les citoyens,
ordonnons à la foule d'honorer les gens de coeur, qui sont les sauveurs de tout l'État, soit par
leur bravoure, a soit par des inventions propres à la guerre. Mettons-les au second rang,
réservant le premier et les plus grands honneurs à ceux qui se sont particulièrement distingués
par leur vénération pour les écrits des bons législateurs.

VI

Nous avons à peu près complètement réglé ce qui concerne les principales conventions que
les hommes font entre eux, à l'exception des conventions pupillaires et des soins que les
tuteurs doivent prendre des orphelins. C'est cela qu'il est en quelque sorte nécessaire de régler,
après ce qui vient d'être dit. La source de tous les désordres en cette matière vient des caprices
des mourants relativement à leurs testaments et des hasards qui font qu'on ne prend aucune
disposition testamentaire. J'ai dit "nécessaire", Clinias, en songeant aux embarras et aux
difficultés qu'il n'est pas possible de mettre de côté, sans y mettre ordre. Car les citoyens
prendraient souvent des dispositions différentes les unes des autres et contraires aux lois et
aux sentiments des vivants et à ceux qu'ils avaient eux-mêmes avant de songer à faire leur
testament, si l'on accordait absolument force de loi aux testaments qu'ils auraient faits, quelles
que soient les dispositions os ils se sont trouvés à la fin de leur vie. La plupart d'entre nous, en
effet, perdent l'esprit et l'énergie, quand ils se croient sur le point de mourir.
CLINIAS Comment entends-tu cela, étranger ?
L'ATHÉNIEN C'est un être d'humeur difficile, Clinias, qu'un homme sur le point de mourir :
il a toujours à la bouche des discours fâcheux et embarrassants pour les législateurs.
CLINIAS En quoi ?
L'ATHÉNIEN Comme il voudrait disposer de tout en maître, il a coutume de dire avec
emportement...
CLINIAS Quoi ?
L'ATHÉNIEN O dieux, dit-il, c'est une chose révoltante, que je n'aie pas du tout le droit de
donner ou de refuser mes biens à qui je veux, d'en laisser plus à celui-ci, moins à celui-là,
selon qu'ils se sont montrés méchants ou bons à mon égard, et qu'ils m'ont suffisamment

250
prouvé leur attachement dans mes maladies, dans ma vieillesse et dans toutes sortes d'autres
conjonctures.
CLINIAS Ne trouves-tu pas, étranger, qu'ils ont raison de parler ainsi ?
L'ATHÉNIEN Je trouve, Clinias, que les anciens législateurs ont été faibles et qu'en faisant
leurs lois, ils n'ont considéré et eu dans l'esprit qu'une petite partie des affaires humaines.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN C'est que, effrayés de ces plaintes, ils ont porté une loi qui permet à chacun de
disposer de ses biens absolument et entièrement comme il lui plaît. Mais toi et moi, nous
ferons une réponse plus convenable aux citoyens de ta cité qui sont sur le point de mourir.
CLINIAS Quelle réponse ?
L'ATHÉNIEN Mes amis, leur dirons-nous, il vous est difficile à vous, qui n'avez qu'un jour à
vivre, de juger de vos affaires, et de plus, comme le recommande l'inscription de la pythie, de
vous connaître vous-même, dans l'état où vous êtes à présent. En conséquence, moi qui suis
législateur, je déclare que ni vous, ni vos biens n'appartenez à vous-mêmes, mais à toute votre
famille, tant celle du temps passé que celle du temps à venir, et que votre famille avec ses
biens appartiennent davantage encore à l'État. Cela posé, tandis que vous êtes en butte à la
maladie ou à la vieillesse, si quelqu'un surprend votre bonne foi par ses flatteries et qu'il vous
engage à tester autrement qu'il ne convient, je ne le souffrirai pas autant qu'il dépendra de
moi, et, en faisant ma loi, je n'aurai en vue que le bien de l'État et celui de votre famille et je
tiendrai moins de compte de l'avantage de chaque particulier, et ce sera justice. Pour vous,
soyez-nous propices et bienveillants en allant où vous conduit la nature humaine, et nous,
nous prendrons soin de vos proches avec toute l'attention possible, sans négliger les uns pour
favoriser les autres. Tels sont, Clinias, les encouragements et le prélude que j'adresse aux
vivants et aux mourants. Quant à la loi, la voici.

VII

L'ATHÉNIEN Tout homme qui disposera de ses biens par testament devra d'abord, s'il a des
enfants, instituer pour héritier celui de ses fils qu'il en aura jugé digne. A l'égard de ses autres
enfants, s'il en donne un à quelqu'un qui consente à l'adopter, il inscrira la chose dans son
testament. S'il lui reste un fils qui, n'ayant pas été adopté pour un héritage, doit être
vraisemblablement envoyé dans une colonie, comme la loi l'ordonne, le père aura le droit de
lui donner ce qu'il voudra de ses biens, à l'exclusion de l'héritage paternel et de tout l'attirail
nécessaire à son entretien. S'il lui en reste plusieurs, il leur partagera comme il voudra le
surplus de son héritage. Mais si un de ses fils a déjà une maison, il ne lui léguera rien sur ses
biens, non plus qu'à sa fille, si elle est fiancée ; si elle ne l'est pas, elle aura sa part. Si l'un de
ses fils ou une de ses filles entre en possession d'un lot de terre dans le pays, après le
testament fait, ils laisseront leur part à l'héritier du testateur. Dans le cas où le testateur ne
laisserait pas d'enfants mâles, mais seulement des filles, il choisira un mari pour celle d'entre
elles qu'il voudra, et, après l'avoir adopté pour fils, lui laissera son héritage. Si quelqu'un a
perdu un fils encore jeune, avant qu'il puisse être classé parmi les hommes faits soit qu'il l'ait
eu de sa femme ou qu'il l'ait adopté, en ce cas, il désignera dans son testament, un enfant qui
le remplacera sous de meilleurs auspices. Si l'on fait son testament sans avoir d'enfants, on
pourra mettre à part la dixième partie des biens acquis pour la donner à qui l'on voudra, en
laissant le reste à celui qu'on aura adopté. On se mettra ainsi à l'abri de tout reproche et l'on
aura gagné, en se conformant à la loi, un, fils affectionné. Si un homme qui a des enfants
mineurs vient à mourir, après avoir fait son testament et nommé pour ses enfants les tuteurs
qu'il voudra et en tel nombre qu'il voudra, qui consentent et s'engagent à se charger de la
tutelle, le choix des tuteurs fait de cette façon sera valable. S'il meurt sans avoir fait aucun
testament ou sans avoir nommé de tuteurs, la tutelle appartiendra de droit aux plus proches

251
parents du côté du père et du côté de la mère, deux de chaque côté, et on leur adjoindra un des
amis du défunt. Les gardiens des lois les établiront comme tuteurs des orphelins qui en
manqueront, et tout ce qui concerne la tutelle et les orphelins sera toujours remis aux soins des
quinze gardiens des lois les plus âgés, qui se partageront suivant l'âge en groupes de trois,
trois pour une année, trois pour la suivante, jusqu'à ce qu'après cinq ans révolus, les quinze y
aient passé, et l'on devra toujours, si possible, observer cet arrangement. Chaque fois qu'un
homme sera mort intestat, laissant des enfants qui auront besoin de tuteurs, on observera le
même usage à l'égard de ses enfants.
Si quelqu'un meurt d'un coup inattendu, laissant des filles après lui, qu'il excuse le législateur,
si, des trois choses auxquelles un père doit avoir égard en établissant ses filles, il n'arrête son
attention que sur deux, la parenté et la conservation de la portion héréditaire. Pour la troisième
dont un père s'occuperait, jetant les yeux sur le caractère et les moeurs des citoyens, pour
choisir entre tous un fils adoptif qui serait à son gré et deviendrait l'époux de sa fille, le
législateur ne s'en mêlera pas, faute de pouvoir faire cet examen. Voici donc la loi qui devra
être observée autant que possible en cette matière. Si quelqu'un meurt intestat et laisse des
filles, le frère du côté du père, ou le frère du côté de la mère, s'il n'a point de patrimoine,
prendra la fille et l'héritage du défunt. S'il n'a point de frère, mais un neveu du côté de son
frère, il en sera de même, s'ils sont entre eux en rapport d'âge. S'il n'a ni l'un ni l'autre, mais
qu'il ait un neveu par sa soeur, il en sera encore de même. Le quatrième sera l'oncle du défunt
du côté paternel ; le cinquième le fils de cet oncle ; le sixième, le fils de la soeur du père, et
l'on procédera dle même, dans le cas où l'on laisse des filles, c'est-à-dire suivant les degrés de
parenté, en passant des frères aux neveux et en donnant la préférence aux hommes sur les
filles de la même famille. Pour le temps du mariage, c'est le juge qui, considérant s'il est
opportun ou non, le fixera, après avoir examiné les garçons et les filles nus, mais les filles
seulement jusqu'au nombril.
Si la famille est sans parents, à compter jusqu'aux petits-fils du frère, et d'autre part jusqu'aux
fils du grandpère, la fille choisira, de concert avec ses tuteurs, celui des citoyens qu'elle
voudra et qui voudra d'elle, et il sera son mari et l'héritier du défunt. Il peut arriver que dans
notre ville même on se trouve à cet égard dans un embarras plus grand encore une le
précédent. Si, par exemple, une fille ne trouve pas de mari au lieu qu'elle habite et qu'elle
voie, envoyé dans une colonie, un homme qu'il lui plaise de faire l'héritier des biens de son
père, cet homme, s'il est son parent, n'a qu'à venir, suivant la prescription de la loi, prendre
possession de l'héritage. S'il est en dehors de la famille, et que la fille n'ait pas de parents dans
la ville, il sera le maître, suivant le choix des tuteurs et de la fille, de l'épouser et de prendre,
en revenant dans la ville, l'héritage du père intestat.
Si quelqu'un meurt intestat, sans laisser aucun enfant ni mâle ni femelle, on se conformera en
ce cas pour tout le reste à la loi énoncée ci-dessus. En outre, un garçon et une fille de la
famille, mariés ensemble, viendront relever la maison éteinte, et. l'héritage appartiendra de
droit à la soeur du défunt qui viendra la première sur les rangs, au second rang viendra la fille
du frère ; au troisième, la fille de la soeur ; au quatrième, la soeur du père ; au cinquième, la
fille du frère du père ; au sixième, la fille de la soeur du père. On les unira aux parents du
défunt, d'après le degré de parenté et conformément aux règles que nous avons établies plus
haut.
Il ne faut pas nous dissimuler ce que ces sortes de lois ont parfois de dur et de pénible, quand
elles ordonnent aux proches parents du défunt d'épouser une personne de leur famille, et
qu'elles ne semblent pas faire attention aux mille obstacles qui s'opposent à de tels
commandements, si bien qu'il y a des gens déterminés à tout souffrir plutôt que d'épouser un
garçon ou une fille malades ou estropiés de corps oui d'esprit, quelque ordre que la loi leur en
fasse. On pourrait croire que le législateur ne s'inquiète pas de ces répugnances : on se
tromperait. Disons donc, en manière de prélude à la fois en faveur du législateur et de ceux

252
pour lesquels il fait ses lois, que ceux qui reçoivent de tels ordres doivent excuser le
législateur, parce que, occupé comme il est du bien public, il n'a pas le temps de régler les
affaires privées de chacun, et qu'il est juste d'excuser aussi les particuliers, parce qu'il y a
naturellement des cas où ils ne peuvent pas exécuter les ordres qu'il leur a donnés sans
connaître les obstacles.
CLINIAS Qu'y a-t-il donc à faire en ce cas, étranger, pour être le plus juste possible ?
L'ATHÉNIEN Il faut choisir des arbitres entre ces sortes de lois et ceux qu'elles regardent.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Il se peut que le neveu du défunt, fils d'un père riche, ne consente pas
volontiers à épouser la fille de son oncle, parce qu'il aime le luxe et qu'il aspire à de plus
grands mariages. Il se peut aussi que ce soit une nécessité pour lui de désobéir à la loi, quand
le législateur le jette dans le plus grand malheur en le forçant d'épouser une personne qui est
folle ou qui a des infirmités de corps et d'âme qui lui rendraient la vie insupportable, s'il la
prenait. Posons donc à ce sujet la loi que voici. Si quelqu'un se plaint des lois testamentaires
en quelque point que ce soit, et en particulier au sujet des mariages, prétendant que, si le
législateur lui-même était vivant et présent, il ne forcerait jamais à s'épouser ceux qu'on y
contraint à présent, et si l'un des parents du défunt ou un tuteur allègue que le législateur a
laissé les quinze gardiens des lois pour servir d'arbitres et de pères aux orphelins et aux
orphelines, les contestants iront les trouver pour trancher la question qui les divise et ils s'en
tiendront à leur décision. Si l'on trouve que c'est attribuer trop de pouvoir aux gardiens des
lois, on traduira les parties devant le tribunal des juges d'élite, qui trancheront la contestation.
Celui qui aura le dessous sera blâmé et honni par le législateur, punition plus lourde pour un
homme sensé qu'une amende pécuniaire.

VIII

Il y a pour les orphelins ce qu'on pourrait appeler une seconde naissance. Nous avons parlé de
leur éducation et de leur instruction après la première. Après la seconde, où ils sont privés de
leurs parents, il faut imaginer un moyen pour que le malheur de ceux qui sont devenus
orphelins excite le moins de pitié possible. Nous portons d'abord cette loi que les gardiens des
lois doivent leur tenir lieu de pères et mères et leur montrer le même dévouement, et nous
ordonnons que chaque année ils veilleront sur eux à tour de rôle, comme si c'étaient leurs
propres enfants. Mais nous préluderons en leur donnant ainsi qu'aux tuteurs des instructions
sur l'éducation des orphelins.
Il me paraît que nous avons dit plus haut fort à propos que les âmes des morts conservent
après la vie une sorte de faculté qui leur permet de prendre part à ce qui se passe chez les
vivants. C'est la vérité, mais elle serait trop longue à démontrer. Il faut nous en rapporter là-
dessus aux autres traditions, qui sont fort nombreuses et fort anciennes, et en croire aussi les
législateurs qui affirment qu'il en est ainsi, à moins qu'ils ne paraissent dépourvus de sens. Si
donc cela est vrai et dans la nature, que les gardiens des lois craignent d'abord les dieux d'en
haut, qui sont sensibles à l'état d'abandon des orphelins, qu'ils craignent ensuite les âmes des
défunts, qui prennent naturellement un soin particulier de leurs descendants et qui sont
bienveillants à l'égard de ceux qui en ont soin et malveillants pour ceux qui les négligent ;
qu'ils craignent enfin les âmes des citoyens vivants, parvenus à la vieillesse et jouissant des
plus grands honneurs ; car dans tout État bien ordonné et prospère, ces vieillards sont chéris
des enfants de leurs enfants, qui sont heureux de vivre avec eux ; ils ont l'ouïe fine et la vue
perçante pour ce qui regarde les orphelins, et ils sont bienveillants pour ceux qui font leur
devoir envers eux et pleins d'indignation contre ceux qui insultent à leur abandon, persuadés
que ces orphelins sont le plus important et le plus sacré de tous les dépôts. Le tuteur et le
magistrat, pour peu qu'ils aient de raison, doivent faire attention à tout cela, prendre soin

253
d'élever et d'instruire les orphelins et leur rendre tous les services en leur pouvoir, comme s'ils
devaient en recevoir un jour le prix, eux-mîmes et leurs enfants.
Quiconque obéira à ces instructions préliminaires à la loi et n'aura jamais maltraité l'orphelin
n'éprouvera certainement pas la colère du législateur à ce sujet ; mais celui qui les
méconnaîtra et qui aura fait tort à un enfant qui n'a plus ni père ni mère, paiera le dommage au
double de ce qu'il paierait pour avoir maltraité un enfant qui a encore son père et sa mère.
Quant aux lois à faire touchant les devoirs des tuteurs envers leurs pupilles et ceux des
magistrats qui surveillent les tuteurs, si les uns et les autres n'avaient pas, dans l'éducation
qu'ils donnent à leurs propres enfants et dans l'administration de leurs affaires domestiques,
des modèles de l'éducation qui convient à des enfants de condition libre, et avec cela des lois
suffisamment explicites sur cette matière, il y aurait quelque raison d'établir des lois
particulières sur la tutelle notablement différentes et de distinguer par des institutions
spéciales la vie des orphelins de celle des antres enfants. Mais aujourd'hui l'éducation qui se
donne chez nous aux orphelins ne diffère guère de celle qu'un père donne à ses enfants,
quoique pour l'honneur, le déshonneur et les soins que l'on prend il n'y ait pas du tout égalité.
C'est pour cela que sur ce point même la loi qui regarde les orphelins a pris soin de joindre les
menaces aux exhortations. Ajoutons qu'une menace comme la suivante serait tout à fait à sa
place.
Tout homme qui sera chargé de la tutelle d'une fille ou d'un garçon, et tout gardien des lois
qui aura été nommé pour surveiller le tuteur n'auront pas moins de tendresse pour le
malheureux orphelin que pour leurs propres enfants, et ne prendront pas moins de soin de
leurs biens que de leurs biens propres ; ils mettront même plus de zèle à les bien administrer.
Telle est la règle générale que le tuteur observera à l'égard de l'orphelin. Si le tuteur se
comporte autrement que cette loi ne le commande, le magistrat punira le tuteur, et, si c'est le
magistrat, le tuteur assignera le magistrat au tribunal des juges d'élite et lui fera payer le
double de l'amende fixée par les juges. Si les parents ou quelque autre citoyen jugent que le
tuteur néglige ou lèse son pupille, ils le citeront devant le même tribunal, et, quelle que soit la
somme à laquelle il sera condamné, il en paiera le quadruple ; une moitié ira au pupille, l'autre
à celui qui aura poursuivi l'affaire en justice. Si un orphelin, parvenu à l'âge de puberté, croit
que son tuteur a mal géré ses intérêts, il aura action contre lui pendant cinq ans après sa sortie
de tutelle. Si un tuteur est reconnu coupable, le tribunal appréciera la peine ou l'amende qu'il
devra subir ; et, si un magistrat est convaincu d'avoir fait tort à l'enfant par sa négligence, le
tribunal estimera ce qu'il devra payer à l'orphelin. S'il y a de l'injustice dans son fait outre
l'amende, il sera déposé de sa charge de gardien des lois, et l'assemblée des citoyens instituera
à sa place un autre gardien pour la cité et son territoire.

IX

Il arrive que les pères ont avec leurs enfants et les enfants avec leur père des démêlés plus
graves qu'il ne faudrait, et qu'alors les pères s'imaginent que le législateur doit leur permettre,
s'ils le jugent à propos, de faire proclamer par un héraut devant tout le monde que leur fils
n'est plus légalement leur fils, et que les fils, de leur côté, demandent la permission d'accuser
de folie leur père, que la maladie ou la vieillesse a mis en fâcheux état. Cela n'arrive
réellement guère que chez des gens dont le caractère est entièrement mauvais de part et d'autre
; car si la moitié seulement était méchante, que le père, par exemple, fût méchant, mais non le
fils, ou vice versa, on ne verrait point de désordres sortir de ces grandes inimitiés. Dans un
autre gouvernement, un fils renié publiquement ne perd pas forcément sa qualité de citoyen ;
mais, dans l'État régi par nos lois, c'est une nécessité qu'un enfant sans père aille s'établir dans
un autre pays, car il n'est pas permis d'ajouter une seule maison à nos cinq mille quarante.
C'est pourquoi il faut que l'enfant juridiquement condamné soit renoncé non par son père seul,

254
mais par toute la famille. On procédera donc en cette matière suivant la loi que voici. Celui
qui aura conçu, à tort ou à raison, le malheureux dessein de retrancher de sa famille l'enfant
qu'il a engendré et nourri, ne pourra pas le faire ainsi simplement et sur-le-champ ; mais il
commencera par assembler ses parents jusqu'aux cousins et aussi les parents de son fils du
côté de sa mère ; il accusera son fils devant eux et il leur fera voir par où son fils mérite d'être
renoncé par tous les membres de la famille. Il laissera à son fils la même liberté de parler et de
prouver qu'il ne mérite pas un pareil traitement. Si le père les persuade et qu'il ait pour lui plus
de la moitié des suffrages de toute la parenté, c'est-à-dire de toutes les femmes ou hommes
d'âge mûr, sans tenir compte du vote du père, de la mère, et de l'accusé, dans ces conditions, il
sera permis au père de renoncer son fils, autrement, non. Si quelque citoyen veut adopter pour
fils l'enfant renoncé par son père, qu'aucune loi ne l'en empêche ; car les caractères des jeunes
gens sont naturellement sujets à changer beaucoup au cours de leur existence. Mais si
personne ne désire l'adopter et qu'il ait atteint l'âge de dix ans, ceux qui sont chargés de
pourvoir à l'établissement des surnuméraires dans les colonies, devront s'occuper aussi des
enfants renoncés et leur procurer dans ces mêmes colonies un établissement convenable.

Si par suite de quelque maladie, ou de la vieillesse, ou de son humeur chagrine, ou de toutes


ces choses réunies, un homme devient par trop extravagant et que son état lie soit connu que
de ceux qui vivent avec lui ; si d'ailleurs, en tant que maître de ses biens, il ruine sa maison, et
que son fils embarrassé hésite à le traduire en justice comme atteint de démence, faisons pour
lui la loi que voici. Que d'abord il aille trouver les gardiens des lois les plus âgés et leur
expose le cas de son père. Quand ceux-ci seront dûment renseignés, ils lui diront s'il doit ou
non accuser son père de démence, et, s'ils lui conseillent de le faire, ils lui serviront de
témoins et d'avocats. Si le père est condamné, il ne sera plus libre désormais de disposer, si
peu que ce soit, de ses biens, et il sera traité comme un enfant tout le reste de sa vie.

L'ATHÉNIEN Si un mari et sa femme ne s'accordent pas par suite d'une incompatibilité


d'humeur, dix gardiens des lois d'âge moyen devront toujours s'occuper de ces discordes,
conjointement avec dix des femmes qui veillent sur les mariages. S'ils parviennent à les
réconcilier, ce qu'ils auront réglé aura force de loi. Mais si les esprits sont trop échauffés, ils
chercheront de leur mieux à qui ils pourraient unir chacun des deux conjoints divorcés.
Comme il y a apparence que de telles gens n'ont pas des tempéraments doux, ils tâcheront de
les assortir avec des personnes d'un tempérament plus rassis et plus doux. Si les époux en
désaccord n'ont pas ou n'ont que peu d'enfants, ils se remarieront en vue d'en avoir. S'ils en
ont suffisamment, on les séparera et on les remariera, pour qu'ils vieillissent avec leur
nouveau conjoint et qu'ils prennent, soin l'un de l'autre.
Si une femme meurt en laissant derrière elle des filles et des garçons, la loi conseillera au
mari, mais sans l'y forcer, de nourrir les enfants qu'il a eus d'elle sans introduire de marâtre
dans sa maison. S'il n'a pas eu d'enfants, il sera obligé de se remarier jusqu'à ce qu'il en ait
assez pour soutenir sa maison et l'État. Si c'est l'homme qui meurt le premier et qu'il ait des
enfants en suffisance, la mère survivante les nourrira. Si elle paraît trop jeune pour vivre en
bonne santé sans homme, les parents en feront part aux femmes chargées de veiller sur les
mariages, et on fera à ce propos ce que les uns et les autres auront décidé ; mais si elle n'a
point d'enfants, elle se remariera pour en avoir. Le nombre d'enfants suffisant sera fixé par la
loi à un garçon et à une fille. Quand il sera constant qu'un enfant est né de ceux qui le
reconnaissent pour leur progéniture, mais qu'il faudra décider à qui il doit appartenir, on
suivra cette règle. Si une esclave a eu commerce avec un esclave ou avec un homme libre ou
avec un affranchi, dans tous ces cas l'enfant appartiendra au maître de l'esclave. Si une femme

255
libre s'accouple avec un esclave, l'enfant sera au maître de cet esclave. Si un maître a un
enfant de sa propre esclave, ou une maîtresse de son esclave, et que la chose devienne
publique, les femmes enverront l'enfant de la femme dans un autre pays avec son père, et les
gardiens des lois celui de l'homme avec la mère.

XI

L'ATHÉNIEN Il n'est personne, ni dieu, ni homme sensé qui ose conseiller d qui que ce soit
de négliger ses parents. Il faut se mettre dans l'esprit que le prélude que nous avons composé
sur le culte dû aux dieux s'applique également bien au respect ou au manque de respect envers
les parents. De toute antiquité, il y a eu chez tous les peuples deux sortes de lois touchant les
dieux. Il y a en effet des dieux que nous honorons, parce que nous les voyons de nos yeux ; il
y en a d'autres dont nous ne voyons que les images et les statues que nous leur avons dressées.
En les honorant, bien qu'elles soient inanimées, nous croyons que les dieux animés en
conçoivent pour nous beaucoup de bienveillance et nous en savent gré. C'est pourquoi, si
quelqu'un a, parmi les trésors de sa maison, un père, une mère, des grands-pères et des grand-
mères épuisés par la vieillesse, qu'il se garde bien de croire, quand il possède un tel trésor
dans sa maison et à son foyer, qu'aucune statue puisse avoir plus d'influence sur sa destinée,
s'il l'honore comme il le doit.
CLINIAS Quelle est donc, selon toi, la vraie manière de l'honorer ?
L'ATHÉNIEN Je vais te le dire ; car ce sont, mes amis, des choses qu'il vaut la peine
d'écouter.
CLINIAS Tu n'as qu'à parler.
L'ATHÉNIEN Je dis donc qu'Oedipe, se voyant méprisé par ses enfants, lança contre eux des
imprécations, qui, comme tout le monde le dit, furent entendues et accomplies par les dieux.
Amyntor aussi, emporté par la colère, maudit son fils Phoenix (42) ; Thésée et une infinité
d'autres maudirent aussi leurs enfants, et l'événement a fait voir que les dieux prêtent l'oreille
aux imprécations des parents contre leurs enfants. Il n'y en a pas en effet de plus efficaces que
celles d'un père, et c'est justice. Mais, s'il est naturel de croire que Dieu entend les prières d'un
père ou d'une mère gravement méprisés par leurs enfants, ne devons-nous pas croire aussi
que, quand on les honore, et que, dans la joie vive qu'ils en ressentent, ils adressent d'instantes
prières aux dieux pour le bonheur de leurs enfants, les dieux les écoutent également et leur
accordent leurs demandes. Autrement, les dieux ne seraient pas équitables dans la distribution
des biens, ce qui, je l'affirme, serait inconciliable avec la divinité.

CLINIAS Tout à fait inconciliable.


L'ATHÉNIEN Mettons-nous donc dans l'esprit ce que nous disions tout à l'heure, que nous ne
saurions posséder de statue plus vénérable aux yeux des dieux qu'un père et un grand-père
accablé par la vieillesse et que des mères clans le même état. Quand on les honore, Dieu s'en
réjouit ; autrement, il n'exaucerait pas leurs prières. Les statues vivantes de nos ancêtres ont
pour nous une merveilleuse supériorité sur les statues inanimées ; car si nous les honorons,
celles qui sont animées joignent leurs prières aux nôtres et nous maudissent quand nous les
outrageons, celles qui sont inanimées ne font ni l'un ni l'autre. Aussi, quand on traite comme
on le doit son père, son grand-père et tous ses ancêtres, on possède en eux les plus puissantes
de toutes les statues pour avoir part aux biens distribués par les dieux.
CLINIAS C'est très bien dit.
L'ATHÉNIEN Tout homme sensé craint donc et apprécie à leur juste prix les prières de ses
parents, sachant qu'en maintes rencontres elles ont eu leur effet. Et puisque tel est l'ordre
naturel des choses, c'est pour les gens de bien une véritable aubaine que des aïeux âgés qui
vivent jusqu'à l'extrême vieillesse, et qui sont vivement regrettés, lorsqu'ils partent jeunes,

256
tandis qu'au contraire les méchants ont tout à craindre de leur part. Que tous les citoyens,
suivant nos recommandations, rendent à leurs père et mère tous les honneurs commandés par
les lois. Mais si quelqu'un reste sourd à nos leçons, il est juste de porter contre lui la loi
suivante. Si un citoyen de notre État néglige par trop ses père et mère, s'il ne leur témoigne
pas en tout plus de confiance et plus de soumission à leurs volontés qu'à celles de ses enfants
de tous ses descendants et aux siennes propres, celui qui subira un tel traitement ira le
dénoncer lui-même, ou par un messager aux trois gardiens des lois les plus âgés, et, si c'est
une femme, à trois des femmes chargées de veiller sur les mariages. Celles-ci, comme ceux-
là, auront soin de punir par le fouet et la prison les coupables, s'ils sont encore jeunes, c'est-à-
dire jusqu'à l'âge de trente ans pour les hommes, et e de quarante ans pour les femmes, à qui
on infligera les mêmes châtiments. S'ils continuent, passé cet âge, à négliger leurs père et
mère et vont même jusqu'à les maltraiter, on les traduira devant un tribunal composé de cent
un citoyens, choisis parmi les plus vieux de tous. S'ils sont convaincus, le tribunal estimera ce
qu'ils auront à payer ou à souffrir, et ne leur épargnera aucune des peines qu'un homme peut
souffrir dans sa personne ou dans ses biens. Si un vieillard maltraité est hors d'état d'aller
porter sa plainte, que celui des hommes libres qui sera au fait de ce qui se passe, aille la porter
aux magistrats, sous peine d'être déclaré méchant et d'être poursuivi par le premier venu
comme nuisible à l'État. Si c'est un esclave qui le dénonce, qu'il soit libre ; s'il appartient à
l'auteur ou à la victime du mauvais traitement, les magistrats l'affranchiront ; s'il appartient à
quelque autre citoyen, l'État en payera le prix à son maître, et les magistrats veilleront à ce
qu'on ne lui fasse aucun mal pour se venger de sa dénonciation.

XII

Pour ce qui est du dommage que les hommes se causent les uns aux autres par l'emploi de
certaines drogues, nous avons déjà traité en détail de celles qui sont mortelles. Quant aux
dommages que l'on cause volontairement et avec préméditation par des breuvages, des
aliments ou des parfums, nous n'en avons encore rien dit. Il y a en effet parmi les hommes
deux espèces de maléfices qui n'ont pas encore été distinguées avec précision. L'une est celle
que nous avons nettement définie, qui consiste à nuire au corps par la vertu naturelle de
certains autres corps ; l'autre, au moyen de prestiges, d'incantations et de ce qu'on appelle des
ligatures (43), persuade à ceux qui osent faire du mal aux autres qu'ils peuvent leur en faire
par là, et à ceux-ci que ces charlatans peuvent leur causer, et leur causent les plus grands
maux. Ce qu'il en est naturellement de tout cela et de toutes les choses du même genre, il est
bien difficile de le savoir, et, quand on le saurait, il ne serait pas aisé de convaincre les autres.
Il est même inutile d'essayer de convaincre les gens qui se méfient les uns des autres en cette
matière, et de les engager, s'ils aperçoivent des figures de cire mises à leur porte, ou dans un
carrefour, ou parfois sur la tombe de leurs ancêtres, à les mépriser, puisqu'ils n'ont pas de
principes sûrs touchant ces maléfices.
Distinguant donc en deux branches la loi sur les maléfices, de quelque manière qu'on essaye
de les appliquer, nous prions d'abord, nous exhortons, nous conseillons de ne pas tenter de le
faire, de ne pas effrayer les nombreuses personnes qui y croient et de ne pas leur faire peur
comme à des enfants, et de ne pas contraindre le législateur et les juges d'appliquer des
remèdes à de pareilles frayeurs, parce que d'abord celui qui essaye un maléfice ne sait pas
quel effet il produit sur les corps, à moins qu'il ne soit versé dans la médecine, et qu'il ignore
la vertu des enchantements, s'il n'est pas devin ou exercé à observer les prodiges. Voilà ce que
nous lui dirons, et voici la loi que nous portons sur cet emploi des drogues. Quiconque aura
drogué quelqu'un, non pas jusqu'à le faire mourir, lui ou les siens, mais pour faire périr ses
troupeaux ou ses abeilles, ou pour lui causer quelque autre dommage, s'il est médecin et
convaincu de ce crime, sera puni de mort ; s'il ignore la médecine, le tribunal estimera 1a

257
peine ou l'amende à laquelle il doit être condamné. S'il est avéré que quelqu'un a voulu nuire à
un autre par des ligatures, des évocations, des incantations, ou n'importe quel autre prestige de
ce genre, s'il est devin ou versé dans l'art d'observer les prodiges, qu'il meure. S'il n'est pas
devin, il subira la peine décernée contre l'emploi des drogues ; le tribunal appréciera la peine
ou l'amende qu'il devra payer.
Quiconque aura fait tort à autrui par vol ou par rapine, paiera à celui qu'il aura lésé une
amende plus forte, si le dommage est plus grand, moins forte s'il est plus petit, et en général la
peine sera proportionnée au dommage, jusqu'à ce qu'il soit entièrement réparé.
De plus, on fera payer à tout malfaiteur la peine attachée à chacun de ses méfaits dans le but
de l'amender; mais la peine sera plus légère pour celui qui aura péché par imprudence à
l'instigation d'autrui, soit parce qu'il est jeune, soit pour une autre cause du même genre ; elle
sera plus lourde pour celui qui aura péché par sa propre sottise, et se sera laissé dominer par le
plaisir, la douleur la crainte, la lâcheté ou par des passions comme l'envie et la colère,
difficiles à guérir. Il sera puni, non pour avoir commis le mal, car ce qui est fait est fait, mais
pour qu'à avenir il haïsse absolument l'injustice, lui et les témoins de sa punition, et qu'ils
soient pour une bonne part délivrés de ces penchants.
Pour toutes ces raisons il est nécessaire que les lois, considérant tout ce que je viens de dire,
visent, à la façon d'un habile archer, à proportionner en chaque cas la punition à la faute, selon
une exacte justice. Le juge devra faire la même chose et seconder le législateur, lorsque la loi
s'en remet à lui pour estimer la peine ou l'amende que doit subir celui qu'il juge ; il fera
comme le peintre ; il copiera exactement son modèle. C'est à nous, Mégillos et Clinias, de lui
proposer les modèles les plus beaux et les plus parfaits ; c'est à nous de dire ce que doivent
être les châtiments pour toutes les espèces de vols et de violences, en légiférant selon les
lumières que nous accorderont les dieux et les enfants des dieux.

XIII

L'ATHÉNIEN Que les furieux ne paraissent pas en public, mais que leurs parents les gardent
au logis comme ils pourront ; sinon, ils seront mis à l'amende. Que ce soit un esclave ou un
homme libre qu'ils laissent sans surveillance, ils paieront, s'ils sont recensés dans la première
classe, cent drachmes ; dans la seconde, quatre cinquièmes de mine ; dans la troisième, trois,
et, dans la quatrième, deux. Il y a bien des furieux et de bien des sortes ; ceux dont je viens de
parler le sont par suite de maladies. D'autres le sont naturellement par suite d'une humeur
violente et d'une mauvaise éducation. Tels sont ceux qui, pour la moindre offense, jettent les
hauts cris et s'injurient les uns les autres. Aucun désordre de ce genre ne doit jamais en aucune
façon être toléré dans un État bien policé. Aussi voici la loi générale que nous portons
touchant les injures. Que personne n'injurie qui que ce soit ; mais, si l'on a quelque
contestation avec un autre dans un entretien, qu'on expose ses raisons à son adversaire et aux
assistants, et qu'on écoute les siennes en s'abstenant de toute injure. Car à la suite des
malédictions et des imprécations qu'on se jette à la figure et des propos honteux qu'on se lance
à la manière des femmes, on en vient des paroles, chose légère, à des haines effectives et à des
inimitiés très fâcheuses. Car celui qui parle, s'abandonnant à une colère malfaisante et. la
gavant de mauvais aliments, effarouche encore cette partie de l'âme que l'éducation avait
adoucie, et, devenu sauvage, il vit dans une mauvaise humeur continuelle, fruit amer de sa
colère.
Il arrive aussi souvent qu'en pareil cas on se mette à railler soit adversaire. Quand on prend
cette habitude, on en vient à manquer absolument de sérieux et à perdre une bonne partie des
qualités qui distinguent un grand esprit. En conséquence, que personne ne profère jamais
aucune raillerie de cette sorte ni dans un temple, ni dans les sacrifices publics, ni dans les
jeux, ni sur la place publique, ni dans les tribunaux, rit dans une assemblée du peuple.

258
Autrement, le magistrat qui préside à chacun de ces endroits punira le délinquant ; sinon, il ne
pourra jamais prétendre au prix de la vertu, puisqu'il n'a aucun souci des lois et ne remplit pas
les prescriptions du législateur. Partout ailleurs, si quelqu'un, soit, pour attaquer, soit pour se
défendre, se permet de tels propos, tout citoyen plus âgé qui se trouvera sur les lieux se
portera au secours de la loi et réprimera par des coups ceux qui s'abandonnent à la colère,
arrêtant ainsi un mal par un autre ; sinon, ils seront tenus à payer l'amende : fixée.
Ajoutons encore une chose, c'est que, lorsqu'on s'engage dans ces disputes, il est impossible
de tenir longtemps la partie sans chercher à faire rire, et cela, nous le condamnons, lorsqu'on
le fait par colère. Qu'est-ce à dire ? Approuverons-nous la démangeaison des auteurs
comiques de lancer au public des traits plaisants, si les comédies où ils raillent nos citoyens ne
sont point dictées par la colère ? Ou bien distinguerons-nous deux sortes de plaisanteries,
l'une badine et l'autre sérieuse, et permettrons-nous de plaisanter qui que ce soit, si on le fait
sans colère, et défendrons-nous, comme nous l'avons dit, de railler avec animosité et colère ?
En ce qui regarde ce dernier point, il n'y a pas à y revenir ; mais à qui nous permettrons et à
qui nous interdirons la raillerie, voilà ce qu'il nous faut fixer par la loi. Nous ne permettrons à
aucun poète comique, à aucun auteur d'ïambes ou de chants lyriques de bafouer aucun citoyen
par paroles ou par emblèmes, ni d'aucune manière. Si l'un d'eux enfreint la loi, les présidents
des jeux le chasseront décidément du pays le jour même, sous peine d'une amende de trois
mines, qui seront consacrées au dieu en l'honneur duquel se tiendra le concours. Quant à ceux
à qui nous avons accordé plus haut le droit de se railler les uns les autres, ils ne l'auront
qu'autant qu'ils le feront sans colère et en badinant ; s'ils y mettent de l'animosité et de la
colère, nous le leur retirerons. Pour discerner ces sortes de raillerie, on s'en rapportera à celui
qui sera chargé de veiller sur l'éducation générale de la jeunesse. Ce qu'il approuvera, l'auteur
pourra le publier ; mais ce qu'il rejettera, l'auteur ne devra le montrer à personne, ni le faire
apprendre à un autre, esclave ou homme libre, sous peine de passer pour méchant et rebelle
aux lois.

XIV.

On ne mérite pas de pitié parce qu'on a faim ou qu'on souffre de quelque incommodité
semblable, mais lorsque, étant d'ailleurs vertueux, au, moins en partie, on est tombé dans
quelque malheur. Il serait bien étonnant qu'un homme de ce caractère, esclave ou homme
libre, fût abandonné de tout le monde au point d'être réduit à une extrême indigence, sous un
gouvernement et dans un Etat, même médiocrement administré. Aussi le législateur peut en
toute sûreté porter la loi suivante pour des citoyens tels que les nôtres. Que personne ne
mendie dans notre Etat. Si quelqu'un essaye de le faire et d'amasser de quoi vivre à force de
prières, que les agoranomes le chassent de la place publique, les astynomes de la ville, et les
agronomes du reste du pays sur une terre étrangère, afin que le pays soit entièrement délivré
de cette espèce d'animal.
Si un esclave de l'un ou l'autre sexe, par inexpérience ou manque de prudence, cause quelque
dommage à autrui, sans qu'il y ait de la faute de celui qui subit le dommage, le maître de
l'esclave qui l'aura causé le réparera complètement ou livrera l'esclave. Si le maître se plaint
qu'il y ait eu connivence entre celui qui l'a causé et celui qui l'a subi, et soutient que
l'accusation ne visait qu'à lui enlever son esclave, il aura action de dol contre celui qui prétend
avoir été lésé ; et, s'il gagne sa cause, il touchera le double de la valeur de l'esclave, telle que
le tribunal l'aura estimée ; s'il la perd, il sera tenu de réparer le dommage et de livrer l'esclave.
Et si une bête de somme, un cheval, un chien ou quelque autre bête dégrade un objet qui
appartient aux voisins, le maître de ces animaux payera de même le dommage.
Si quelqu'un refuse volontairement de témoigner en justice, il pourra être cité par celui qui a
besoin de son témoignage, et il devra répondre à son appel et se présenter devant les juges.

259
Alors, s'il sait quelque chose et s'il consent à témoigner, qu'il témoigne. S'il prétend ne rien
savoir, il ne sera relâché qu'après avoir prêté serment par les trois dieux, Zeus, Apollon et
Thémis, qu'il n'est au courant de rien. Celui qui, appelé à témoigner, ne répondra pas à l'appel,
pourra être poursuivi conformément à la loi pour le dommage qu'il aura causé Si l'on prend à
témoin quelqu'un des juges, celui-ci ne pourra plus, après sa déposition, donner son suffrage
sur le procès. Toute femme de condition libre, qui a dépassé quarante ans, pourra, si elle n'a
pas de mari, témoigner, faire valoir le droit d'autrui et poursuivre le sien ; mais, du vivant de
son mari, elle ne pourra que témoigner. Les esclaves de l'un et l'autre sexe et les enfants
pourront servir de témoins et de défenseurs, mais seulement en matière de meurtre, pourvu
qu'ils présentent un garant digne de foi, qui affirme qu'ils resteront jusqu'au moment de la
sentence, au cas qu'on les accuse de faux témoignage.
Chacune des deux parties aura le droit de s'inscrire en faux contre tout ou partie de la
déposition d'un témoin, si elle prétend qu'elle est mensongère, avant que le jugement soit
prononcé. Ces inscriptions en faux, scellées des deux parties, seront gardées par les magistrats
qui les représenteront pour trancher la question des faux témoignages. Si quelqu'un est
condamné deux fois pour faux témoignage, aucune loi ne le forcera plus à témoigner ; s'il l'est
trois fois, il ne sera plus admis à témoigner, et, s'il ose le faire après sa troisième
condamnation, le premier venu pourra le traduire devant les magistrats, qui le livreront à un
tribunal, et, s'il est condamné, il sera puni de mort.
Lorsqu'il contestera par jugement de la fausseté des dépositions de quelques témoins, sur
lesquelles une des parties a gagné sa cause, il y aura lieu de la juger à nouveau, s'il y a plus de
la moitié de ces dépositions reconnues fausses. Il y aura de nouveau débat et décision, soit que
le procès ait été ou non tranché sur ces dépositions, et de quelque façon qu'on le juge, ce
jugement mettra fin à tous les procès antérieurs.

XV.

Il y a beaucoup de belles choses dans la vie humaine ; mais la plupart sont sujettes à des
fléaux qui les contaminent et les souillent. C'est aussi incontestablement une belle chose que
la justice, qui a tout adouci dans la société humaine. Mais, si c'est une belle chose, la
profession d'avocat devrait être belle aussi. Néanmoins je ne sais quelle mauvaise pratique,
qui se couvre du beau nom d'art, a décrié cette profession. On dit qu'il y a dans le barreau un
artifice grâce auquel, en plaidant pour soi ou pour d'autres, on peut gagner sa cause, qu'on ait
ou non le droit pour soi, que c'est un avantage que l'on doit à l'art et aux discours qu'il inspire,
à condition qu'on le paye à beaux deniers comptants. Il faut donc avant tout empêcher cet art,
que ce soit réellement un art ou une sorte d'expérience et de routine sans art, de naître dans
notre ville. Comme le législateur demande que ceux qui l'exercent se rendent à ses prières et
ne disent rien de contraire à la justice, ou qu'ils s'en aillent dans un autre pays, la loi ne leur
dira rien s'ils obéissent ; s'ils n'obéissent pas, elle leur parlera en ces termes : S'il se trouve
quelqu'un qui essaye d'affaiblir dans l'âme des juges le sentiment de la justice et de les porter
à des dispositions contraires, de multiplier mal à propos les procès et d'intervenir comme
défenseur, le premier venu pourra l'accuser d'être un mauvais plaideur et un mauvais avocat. Il
sera jugé par un tribunal composé de juges d'élite. S'il est condamné, le tribunal examinera si
c'est l'amour de l'argent ou l'esprit de chicane qui l'a fait agir de la sorte. Si c'est l'esprit de
chicane, le trbunal décidera pendant combien de temps il devra s'abstenir de faire un procès à
qui que ce soit ou de lui servir d'avocat. Si c'est par amour de l'argent, et qu'il soit étranger, il
devra quitter le pays sans retour, sous peine de mort. Si c'est un citoyen, qu'on le condamne à
mort à cause de son amour de l'argent, qu'il met au-dessus de tout. Si quelqu'un est convaincu
d'avoir prévariqué deux fois par esprit de chicane, il sera puni de mort.

260
(39) Ce grand homme est Selon. La loi en question a déjà été citée au livre VIII, 844 c.
(40) Remarquons, une fois pour toutes, ce régime de dénonciation qui non seulement prescrit
aux citoyens de se dénoncer les uns les autres, mais qui les punit avec sévérité, s'ils ne le font
pas, qui encourage les esclaves à accuser leurs maîtres et qui même les punit de mort s'ils
gardent le silence.
(41) Le mal appelé sacré est l'épilepsie.
(42) Phoenix raconte lui-mène (Iliade IX 447 sqq,) comptent maudit par son père Amyntor,
roi d'Arné en Thessalie, dont il avait, à l'instigation de sa mère négligée par le roi, séduit la
concubine, il s'était échappé de la maison paternelle et s'était sauvé dans la Phthie, où Pélée
l'avait accueilli et lui avait confié l'éducation de son fils Achille. Amyntor avait, en
maudissant son fils, demandé aux Furies que jamais son fils ne fit asseoir un fils à lui sur ses
genoux. Les Furies exaucèrent son voeu
(43) La ligature est un sortilège ou charme qui se fait au moyen d'un noeud.

LIVRE XII

L'ATHÉNIEN Si quelqu'un se donne faussement pour ambassadeur ou héraut de l'État auprès


d'un gouvernement. étranger, ou, si envoyé réellement, il ne rapporte pas les propositions qu'il
est chargé de porter, si enfin l'on constate qu'il n'a pas rapporté de sa mission d'ambassadeur
ou de héraut ce qu'il a entendu de la part des ennemis ou des alliés, on lui fera son procès,
comme celui d'un impie qui aurait violé, malgré la loi, les instructions et les ordres d'Hermès
et de Zeus, et, s'il est convaincu, on estimera quelle peine ou quelle amende il devra subir.
Dérober de l'argent est chose indigne d'un homme libre ; le ravir est un trait d'impudence.
Aucun des fils de Zeus ne s'est jamais plu à pratiquer ni l'un ni l'autre, soit par fraude, soit par
violence. Que personne donc ne commette de telles fautes, séduit par les poètes ou d'autres
conteurs de fables, et ne croie qu'en volant ou rapinant, il ne fait rien de honteux et ne fait que
ce que font les dieux ; car cela n'est ni vrai, ni vraisemblable, et quiconque enfreint ainsi la loi
n'est ni dieu, ni jamais fils des dieux. Le législateur doit naturellement mieux savoir ce qui en
est que tous les poètes ensemble.
Celui donc qui ajoute foi à notre discours est heureux, et puisse-t-il l'être toujours ! Mais si
quelqu'un refuse de le croire, qu'il combatte après cela contre la loi suivante. Que l'on dérobe
au trésor public une somme grande ou petite, la peine sera la même ; car, en dérobant une
petite somme, on fait preuve de la même avidité, mais de moins de pouvoir, et celui qui
s'approprie la plus grande partie d'un dépôt qu'il n'a pas fait est aussi coupable que s'il avait
pris le tout. Ce n'est donc pas d'après la grandeur du vol que la loi juge l'un plus punissable
que l'autre, c'est parce que l'un est peut-être encore guérissable et que l'autre ne l'est plus.
Ainsi donc, si un étranger ou un esclave est convaincu devant le tribunal d'avoir volé les
deniers publics, les juges se demanderont s'il est vraisemblable qu'il puisse s'amender, pour
décider de la peine ou de l'amende qu'il faut lui infliger. Mais si un citoyen, élevé d'après nos
principes, est surpris à voler sa patrie sourdement ou avec violence, qu'il ait été ou non pris
sur le fait, il sera puni de mort comme étant sans doute inguérissable.

II.

En ce qui concerne les expéditions militaires, il y aurait, pour bien faire, bien des conseils à
donner et bien des lois à faire. Mais ce qui importe le plus, c'est qu'il n'y ait personne, ni

261
homme ni femme, qui échappe à l'autorité d'un chef et qui s'accoutume, soit dans les combats
sérieux, soit dans les jeux à agir seul et de son chef, mais que toujours, en paix comme en
guerre, tout le monde ait les yeux sur le chef, le suive et se laisse gouverner par lui, jusque
dans les plus petites choses ; que, par exemple, lorsqu'il le commande, on s'arrête, on marche,
on s'exerce, on prenne un bain ou un repas, on s'éveille la nuit pour monter la garde ou
transmettre des ordres : qu'au milieu même des dangers on ne poursuive personne et qu'on ne
recule devant qui que ce soit que sur un signe des chefs, en un mot qu'on ne prenne pas
l'habitude de faire quoi que ce soit seul, en dehors des autres, et qu'on ne cherche pas à
connaître et qu'on ne sache absolument rien sans eux, mais qu'on vive tous et toujours, autant
que possible, groupés dans une vie commune. Il n'y a pas en effet et il n'y aura jamais de
meilleur moyen, d'invention, ni d'art plus efficace pour assurer à l'État le salut et la victoire à
la guerre. C'est à cela que les citoyens doivent s'exercer dès l'enfance, même en temps de
paix ; il faut qu'ils apprennent à commander et à obéir ; il faut bannir l'esprit d'indépendance
de toute la vie de tous les hommes et des animaux soumis aux hommes.
Même dans l'institution des choeurs de danse, c'est à la valeur guerrière qu'il faut viser, en
cultivant dans ce but l'agilité et l'adresse. C'est aussi dans ce but qu'il faut s'entraîner à souffrir
la faim, la soif, le froid, le chaud, à coucher sur un lit dur, et, ce qui est le plus important, à ne
point affaiblir la force de la tête et des pieds, en les enveloppant de corps étrangers et
empêchant ainsi les poils naturels de croître et la plante des pieds de se durcir. Car, comme la
tête et les pieds sont aux extrémités du corps, ils ont sur lui la plus grande influence, selon
qu'on les tient en bon ou en mauvais état ; car les pieds sont les meilleurs serviteurs du corps
et la tête est spécialement faite pour commander, puisque c'est en elle que la nature a placé
tous nos principaux sens.
Voilà, sur le métier de la guerre, ce que les jeunes devraient s'imaginer qu'ils ont entendu
louer, et voici tes lois. Tous ceux qui auront été enrôlés ou chargés de quelque mission
particulière iront à la guerre, et, si l'un d'eux abandonne l'armée sans le congé des généraux, il
sera pour refus de servir accusé devant eux, à leur retour du camp. Il sera jugé par tous ceux
qui auront pris part à l'expédition, par les fantassins et par les cavaliers séparément, et de
même par tous les autres corps de troupes. On traduira le fantassin devant les fantassins, le
cavalier devant les cavaliers et de même les autres devant ceux de leur corps. Celui qui sera
condamné ne pourra jamais plus se mettre sur les rangs pour le prix de la valeur, ni accuser
jamais personne d'avoir esquivé le service, ni faire à cet égard l'office de dénonciateur ; en
outre, le tribunal estimera la peine ou l'amende qu'il devra payer.
Puis, quand les procès pour refus de service auront été jugés, les chefs assembleront de
nouveau tous ces corps de troupes, et celui qui prétendra au prix de la valeur sera jugé dans
son corps de troupes, mais il ne fera mention d'aucune guerre précédente, ne citera aucun
témoin, n'alléguera aucune affirmation de témoins pour confirmer son dire ; il ne parlera que
de l'expédition qui vient d'avoir lieu. Le prix de la victoire sera pour chacun (les vainqueurs
une couronne d'olivier, qu'il consacrera dans le temple des divinités guerrières qu'il choisira,
avec une inscription qui attestera pendant toute sa vie qu'il a été jugé digne du prix de la
valeur. Ceux qui auront obtenu le second et le troisième prix feront la même chose.
Si quelqu'un, étant parti pour la guerre, s'en retourne chez lui avant le temps, sans avoir été
renvoyé par ses chefs, il sera poursuivi pour désertion devant les mêmes juges qui sont
chargés des procès pour refus de service, et s'il est convaincu, ils lui infligeront les mêmes
peines qu'ils ont infligées aux précédents.
Dans toutes les accusations qu'on peut intenter, il faut se donner de garde, autant que possible,
de charger quelqu'un à faux, soit volontairement, soit involontairement ; car on dit, et c'est
avec raison, que la justice est fille de la Pudeur ; or la Pudeur et la Justice haïssent
naturellement le mensonge. Il faut donc en toutes choses se garder de pécher contre la justice,
mais il le faut surtout quand on accuse quelqu'un d'avoir jeté ses armes dans le combat, de

262
peur que, sans tenir compte des cas où un soldat est forcé de les jeter, on n'en fasse un sujet de
honte et d'opprobre et qu'on n'intente une action injuste à quelqu'un qui ne le mérite pas.
Quoiqu'il ne soit pas facile de distinguer l'un de ces cas des autres, il faut pourtant que la loi
essaye en quelque façon de les distinguer suivant les circonstances particulières. Disons donc,
en recourant à la fable, que, si Patrocle rapporté dans sa tente sans ses armes, eût eu encore un
souffle de vie, comme cela est arrivé à mille autres, tandis que les premières armes du fils de
Pélée que les dieux avaient données, dit le poète, à Thétis, le jour de ses noces, étaient entre
les mains d'Hector, tous les lâches de l'armée auraient pu alors reprocher au fils de Ménaitios
d'avoir jeté ses armes (44). On pourrait citer encore tous ceux qui ont perdu leurs armes pour
avoir été précipités de lieux escarpés, ou qui les ont perdues en mer ou dans des lieux où,
surpris par la tempête, ils ont été emportés par des torrents d'eau, et mille autres cas
semblables que l'on fait valoir pour se justifier et excuser un mal sujet à la calomnie.
Il faut donc autant que possible distinguer ce qu'il y a de plus honteux et de plus fâcheux en ce
genre de ce qui ne l'est pas. Cette distinction se trouve en quelque sorte dans les noms
injurieux qu'on se donne en ces occasions. Par exemple, il ne serait pas juste de dire de tous
ceux qui ont perdu leur bouclier qu'ils sont des lâches parce qu'ils l'ont jeté, et le cas de celui
qui a été vraiment dépouillé de son bouclier par la violence n'est pas le même que le cas de
celui qui s'en est défait volontairement ; il en diffère même du tout à tout. Posons donc, la loi
suivante : Si quelqu'un, surpris par les ennemis avec ses armes à la main, au lieu de leur faire
face et de se défendre, les lâche volontairement ou les jette, préférant s'assurer vite une vie
honteuse plutôt que d'affronter courageusement une belle et heureuse mort, on aura action
contre lui pour s'être défait de ses armes en les jetant, tandis que pour le cas cité plus haut le
juge n'aura pas à s'en occuper. Il faut toujours punir les lâches, pour qu'ils s'améliorent, mais
non les malheureux ; car cela n'avance à rien.
Mais quel est le châtiment qui convient à celui qui, ayant des armes pour se défendre, les a
jetées pour se rendre ? Il n'est pas possible à l'homme de faire le contraire de ce qu'un dieu fit,
dit-on, quand il métamorphosa en homme le thessalien Kaineus, qui jusque-là avait été femme
(45). Cependant, pour un homme qui a jeté son bouclier, il n'y a point de châtiment qui serait
en quelque sorte mieux justifié que la métamorphose contraire à celle de Kaineus, le
changement d'homme en femme. Mais, pour en approcher le plus possible, afin de favoriser
son amour de la vie, afin qu'il passe le reste de ses jours sans courir aucun risque et qu'il vive
le plus longtemps possible dans sa lâcheté et sa honte, voici la toi que nous portons à ce sujet:
Si un homme a été condamné pour avoir perdu honteusement. ses armes de guerre, qu'aucun
général, ni aucun autre officier n'admette cet homme comme soldat et ne le range dans aucun
corps de troupes, quel qu'il soit. Sinon, le censeur taxera celui qui l'aura admis dans les rangs
de l'armée à mille drachmes d'amende, s'il est de la première classe ; à cinq mines, s'il est de la
seconde ; à trois, s'il est de la troisième; à une, s'il est de la quatrième. Quant au condamné,
outre qu'on l'écartera, conformément à sa lâcheté, des dangers que courent les hommes, il
payera une amende de mille drachmes, s'il est de la première classe ; de cinq mines, s'il est de
la seconde ; de trois, s'il est de la troisième, et d'une, s'il est de la quatrième, exactement
comme le précédent.

III

L'ATHÉNIEN Que convient-il de proposer au sujet de la censure à exercer sur les magistrats
institués, les uns par le tirage au sort et pour une année, les autres pour plusieurs années et au
choix ? Où trouver quelqu'un qui soit capable de leur demander des comptes, si l'un d'eux,
courbé sous le poids de sa charge, n'ayant pas les forces suffisantes pour l'exercer comme il le
doit, commet quelque action louche ? Quoiqu'il ne soit aucunement facile de trouver un

263
magistrat supérieur aux autres en vertu, il faut néanmoins essayer de découvrir de ces hommes
divins capables de censurer les autres.
Il y a bien des causes qui peuvent amener la ruine d'un État, comme il y en a pour un vaisseau
et pour un animal dans ce que nous appelons de noms divers, ressorts, ceinture, nerfs et
tendons, bien que, placés en plusieurs endroits, ils soient de même nature. Mais la censure
dont il s'agit est certainement un des facteurs les plus importants pour la conservation ou la
décomposition d'un gouvernement ; car si ceux qui demandent des comptes aux magistrats
sont meilleurs qu'eux, et s'ils remplissent leur fonction en toute justice et d'une manière
irréprochable, tout le pays et l'État sont florissants et prospères. Mais s'ils se comportent
autrement dans leur censure, alors la justice, qui est le lien commun de toutes les parties du
gouvernement, venant à se dissoudre, tous les magistrats entrent en conflit les uns avec les
autres, et, au lieu de conspirer à la même fin, d'une république ils en font plusieurs et ils ne
tardent pas à en précipiter la ruine. C'est pourquoi il faut absolument que les censeurs soient
admirables en tout genre de vertu.
Imaginons donc un procédé pour les élire. Chaque année, quand le soleil aura passé des signes
d'été aux signes d'hiver, tout les citoyens se réuniront dans un lieu consacré à la fois au Soleil
et à Apollon pour désigner au dieu trois d'entre eux, chacun choisissant, à l'exclusion de lui-
même, celui qu'il jugera en tout point le meilleur, à condition que celui qu'il choisira ait au
moins cinquante ans. Parmi les citoyens proposés, on prendra la moitié de ceux qui auront
réuni le plus de suffrages, s'ils sont en nombre pair ; s'ils sont en nombre impair, on exclura
celui qui aura eu le moins de voix, et on laissera de côté l'autre moitié, celle qui comptera le
moins de suffrages. S'ils sont plusieurs qui aient un nombre égal de voix et qui rendent la
moitié plus forte que l'autre, on ôtera le surplus en commençant par les plus jeunes ; puis on
votera de nouveau sur ceux qu'on aura admis, jusqu'à ce qu'il en reste trois qui n'aient pas le
même nombre de voix ; si tous les trois ou deux d'entre eux ont le même nombre, on s'en
remettra au sort et à la bonne fortune; on tirera au sort et on couronnera d'un rameau d'olivier
le vainqueur, et aussi le deuxième et le troisième, et, après leur avoir déféré le prix de la vertu,
à tous les trois, on proclamera que la république des Magnètes, ayant obtenu une fois de plus
son salut du dieu, a désigné au Soleil ses trois meilleurs citoyens, et qu'elle les consacre,
suivant l'antique usage à la fois à Apollon et au Soleil, comme les prémices de l'État, pour
autant de temps que leur conduite répondra ait jugement qu'elle en a porté. Ceux-ci créeront la
première année douze censeurs, dont chacun restera en charge jusqu'à l'âge de soixante-quinze
ans, après quoi l'on n'en créera plus que trois chaque année.
Ces censeurs, divisant toutes les charges publiques en douze parts, mettront à l'épreuve ceux
qui les remplissent par tous les moyens qui conviennent à des hommes libres. Ils habiteront,
tant qu'ils seront en charge, dans le lieu consacré à Apollon et au Soleil, où ils ont été choisis.
Ils jugeront, tantôt chacun en particulier, tantôt tous ensemble les magistrats sortis de charge,
et, ils indiqueront à l'État, par un rapport écrit sur chaque magistrat, qu'ils déposeront sur la
place publique, la peine ou l'amende qu'ils auront infligée à chacun d'eux. Si un magistrat ne
convient pas de la justice du jugement porté contre lui, il pourra citer les censeurs devant, les
juges d'élite, et, si sa gestion est reconnue correcte, attaquer les censeurs, s'il le veut. Mais s'il
est reconnu coupable et que les censeurs aient prononcé contre lui la peine de mort, on le fera
simplement, mourir, puisqu'il n'est pas possible de doubler cette peine ; mais pour celles qui
peuvent être doublées, il les paiera au double.
Quant à ces censeurs eux-mêmes, il faut dire comment, on les traitera. De leur vivant, ces
hommes que la cité a jugés dignes du prix de vertu, auront la première place dans toutes les
assemblées solennelles. De plus, dans les sacrifices communs à toute la Grèce, dans les
députations aux fêtes religieuses et dans toutes les cérémonies qui se feront de concert avec un
autre État, c'est parmi eux qu'on choisira les chefs de chaque députation qu'on enverra ; seuls,
entre tous les citoyens, ils seront parés d'une couronne de laurier. Ils seront tous prêtres

264
d'Apollon et du Soleil, et chaque adnée on choisira pour grand prêtre celui qui aura été jugé le
plus digne des prêtres de l'année précédente. On inscrira son nom dans les fastes, pour qu'il
serve à compter le nombre des années, tant que l'État subsistera.
Après leur mort, l'exposition de leurs corps, leur convoi funèbre, leur sépulture se feront
autrement que pour les autres citoyens. On les vêtira entièrement de blanc ; on ne les pleurera
pas, on ne gémira point sur eux. Un choeur de quinze jeunes filles et un autre de quinze jeunes
garçons, rangés de chaque côté du lit funèbre, chanteront tour à tour un hymne composé à la
louange des prêtres, et les béniront dans leurs chants durant tout le jour. Le lendemain matin,
le lit sera porté au tombeau par cent jeunes gens, de ceux qui fréquentent le gymnase, choisis
par la famille du mort. En tête s'avanceront les jeunes célibataires, revêtus de leur équipement
de guerre, les cavaliers montés sur leurs chevaux, les hoplites avec leurs armes, et les autres
corps de même. En avant du lit, les jeunes garçons s'avanceront en chantant le chant
traditionnel, et derrière viendront les jeunes filles et les femmes qui ont passé l'âge d'avoir des
enfants. A leur suite marcheront les prêtres et les prêtresses, qui, bien qu'exclus des autres
funérailles, assisteront à celles-ci parce que tout y est pur, mais à supposer que la Pythie en
juge ainsi et y donne soit suffrage. Le monument, construit sous terre, sera en forme de voûte
oblongue et faite de pierres spongieuses aussi durables que possible, et il y aura de chaque
côté des niches placées les unes à côté des autres. On y déposera le corps de cet heureux
mortel, et, après avoir élevé un tertre circulaire, on plantera autour un bois sacré, à la réserve
d'un côté, afin que les sépultures puissent s'étendre par là pour tout le temps à venir, sans
qu'on ait besoin de nouveaux tertres pour y déposer d'autres corps. Chaque année on célébrera
en leur honneur des concours musicaux, gymniques et équestres. Telles seront les
récompenses des censeurs dont les comptes rendus auront été approuvés.
Mais si l'un deux, s'en fiant au choix dont il a été l'objet, laisse voir qu'il est homme et devient
méchant après son élection, la loi ordonne à chaque citoyen de l'accuser. La cause sera
instruite devant un tribunal de la manière suivante. Ce tribunal comprendra d'abord des
gardiens des lois, puis les censeurs vivants, auxquels on adjoindra les juges d'élite. Celui qui
intentera l'accusation la formulera ainsi : Tel ou tel ne mérite pas le prix de la vertu et de la
censure. Si l'accusé est convaincu, il sera destitué et privé de la sépulture et des autres
distinctions qui lui ont été données. Mais si l'accusateur n'a pas réuni la cinquième partie des
suffrages, il paiera une amende de douze mines, s'il est de la première classe ; de huit, s'il est
de la seconde ; de six, s'il est de la troisième, et de deux, s'il est de la quatrième.

IV

Le procédé dont usait Rhadamanthe pour juger les procès dont nous parlons mérite notre
admiration. Comme il voyait que les hommes de son temps étaient nettement convaincus de
l'existence des dieux, ce qui était d'autant plus naturel qu'en ce temps-là la plupart étaient des
enfants des dieux, au nombre desquels il se trouvait, dit-on, lui-même, il paraît qu'il était
persuadé qu'il fallait ne remettre le jugement des procès à aucun homme, mais aux dieux.
Aussi sa manière de rendre la justice était aussi simple que rapide. Il déférait le serment aux
parties sur chaque point contesté et se tirait ainsi d'affaire vite et sûrement. Mais aujourd'hui,
que parmi les hommes, les uns ne croient pas du tout à l'existence des dieux, que les autres
pensent qu'ils ne s'intéressent pas à nous et que d'autres enfin, et ce sont les plus nombreux et
les plus méchants, s'imaginent que les dieux, agréant leurs petits sacrifices et leurs flatteries,
favorisent leurs rapines et qu'ils échappent souvent ainsi à de grands châtiments, la manière de
juger de Rhadamanthe serait déplacée parmi les hommes de ce caractère. Puis donc que les
opinions qu'on a des dieux ont changé, il faut aussi changer les lois. Donc dans les instances
judiciaires, la loi, si elle a été faite avec intelligence, supprimera les serments déférés aux
deux parties ; le demandeur écrira ses griefs sans prêter de serment, et le défendeur écrira de

265
même ses dénégations sans rien jurer. Il serait fielleux, en effet, vu le grand nombre des
procès qui se font dans un État, de savoir sans en pouvoir douter que presque la moitié des
citoyens sont des parjures qui prennent sans difficulté leur repas en commun avec les autres et
se rencontrent dans d'autres réunions publiques et dans le commerce privé. Posons donc la loi
suivante : Tout juge prêtera serment avant de rendre sa sentence, et tout homme qui nommera
quelqu'un à une magistrature en jurant qu'il est bien nommé, ou en apportant les suffrages de
l'autel, prêtera le même serment. Il en sera de même pour le juge des choeurs et de la musique
en général, et pour les présidents et les arbitres des jeux gymniques et équestres, et dans toutes
les rencontres où, suivant l'opinion des hommes, il n'y a rien à gagner en se parjurant. Mais
dans celles où il y a visiblement un grand profit à retirer en niant et désavouant une chose par
serment, tous les plaideurs seront jugés sans prêter serment. Les présidents des tribunaux ne
souffriront en aucune manière qu'on jure pour obtenir plus de créance, ni qu'on fasse des
imprécations contre soi-même et contre sa famille, ni qu'on recoure à des supplications
indécentes ni à des lamentations qui ne conviennent qu'à des femmes, mais ils ordonneront
aux parties d'exposer leurs griefs avec bienséance et d'écouter les réponses d'autrui ; sinon, les
magistrats feront comme si elles sortaient de la question et les y ramèneront sans cesse.
Pour les étrangers, les choses se passeront comme à présent : ils recevront, s'ils le veulent, et
donneront le serment légal ; car ils ne vieilliront pas dans l'État et, n'y faisant pas leur nid, ils
n'y laisseront pas d'héritiers de leurs moeurs pour être les maitres du pays. Le jugement se fera
de la même manière dans tous les procès entre citoyens, quand la désobéissance aux lois de
l'État ne méritera ni le fouet, ni la prison, ni la mort. Si quelqu'un refuse de prendre part aux
choeurs, aux processions ou à d'autres cérémonies publiques du même genre, ou aux services
publics qui consistent à faire les frais des sacrifices en temps de paix et à fournir des
contributions pour la guerre, il faudra, pour réparer ces fautes, commencer par mettre les
coupables à l'amende. S'ils ne veulent pas la payer, ceux que l'État charge de la recouvrer
prendront un nantissement sur leurs biens et, s'ils refusent de le livrer, on le saisira et ou le
vendra, et l'argent sera versé au trésor public. S'il était besoin de les punir plus sévèrement, les
magistrats que le cas regarde les citeront en justice, et leur infligeront la peine qu'ils jugeront
convenable, jusqu'à ce qu'ils consentent à faire ce qu'on exige d'eux.

Pour un État qui ne fera pas d'autre commerce que celui des denrées produites par son sol, et
pas de commerce extérieur, il est nécessaire de se consulter sur les règlements à faire quant
aux voyages des citoyens hors du pays et à la réception des étrangers venus du dehors. Le
législateur doit donc donner sur ce point des conseils à ses concitoyens et tâcher de les
persuader. L'effet naturel du commerce entre les États, c'est un mélange de moeurs de toutes
sortes, par suite des nouveautés que les étrangers apportent les uns chez les autres, et qui
causent à ceux qui ont un bon régime politique le plus grave des préjudices. Art contraire,
pour la plupart des États, vu qu'ils sont régis par des lois défectueuses, il ne leur importe pas
du tout de s'exposer à ce mélange en recevant des étrangers chez eux et en partant en partie de
plaisir pour d'autres pays, lorsqu'il leur prend fantaisie de voyager en quelque endroit et en
quelque temps que ce soit soit dans leur jeunesse, soit dans un âge plus avancé. D'un autre
côté, refuser de recevoir des étrangers et ne pouvoir aller soi-même voyager dans un autre
pays, ce sont là deux choses inadmissibles et qui paraîtraient sauvages et barbares aux autres
hommes. Ils nous reprocheraient ce qu'ils appellent l'expulsion des étrangers et nous
prendraient pour des gens arrogants et durs. Il ne faut jamais faire peu de cas de la réputation
bonne ou mauvaise que l'on a chez les autres; car la plupart des gens peuvent manquer de
vertu véritable, mais ils n'en jugent pas moins exactement de la méchanceté et de la nocivité
des autres, et les méchants eux-mêmes ont une perspicacité quasi divine, au point que très

266
souvent des gens très corrompus savent fort bien discerner dans leurs discours et dans leur for
intérieur les hommes vertueux des pervers. Aussi est-ce dans la plupart des États une
excellente maxime de faire grand cas de la réputation qu'on peut avoir chez les autres. Mais ce
qui est le meilleur et le plus important, c'est d'être réellement vertueux et de ne rechercher la
réputation qu'à cette condition, si l'on aspire à la vertu parfaite. Il convient donc dans l'État.
que nous fondons en Crète de nous ménager près des autres la plus belle et la meilleure
réputation de vertu, et nous avons tout lieu d'espérer, si d'après les vraisemblances elle est
fondée selon notre idée, que le Soleil et les autres dieux la verront sous peu au nombre des
États et des pays bien policés.
Voici donc ce qu'il faut faire au sujet des voyages en d'autres pays et d'autres villes et de la
réception des étrangers. En premier lieu, qu'il ne soit permis en aucune manière à tout citoyen
au-dessous de quarante ans de voyager à l'étranger, quelque part que ce soit, et qu'aucun n'ait
le droit de voyager à titre privé, mais seulement au nom de l'État, en qualité de héraut,
d'ambassadeur ou de délégué aux fêtes de la Grèce. Quant aux absences pour la guerre ou les
expéditions militaires, il ne faut pas les compter parmi les voyages officiels, comme si elles
étaient de même nature. On enverra à Pythô en l'honneur d'Apollon, à Olympie en l'honneur
de Zeus, à Némée et à l'Isthme des délégués pour participer aux sacrifices et aux jeux célébrés
pour ces dieux, et l'on tâchera d'y envoyer en aussi grand nombre que possible les citoyens les
mieux faits et les plus vertueux, afin qu'ils donnent une haute idée de notre république et lui
procurent une réputation égale à celle des exploits militaires. De retour chez eux, ils
apprendront aux jeunes que les institutions politiques des autres peuples sont inférieures à
celles de leur pays. Pour les délégations aux fêtes solennelles, les gardiens des lois enverront
aussi des gens doués des mêmes qualités.
Si certains citoyens ont envie d'aller étudier plus à loisir ce qui se fait ailleurs, qu'aucune loi
ne les en empêche ; car un État qui ne connaît pas ce qu'il y a de bon et de mauvais parmi les
hommes et qui n'a pas de commerce avec eux ne saurait devenir parfaitement civilisé, ni
conserver toujours ses lois, s'il se borne à les pratiquer dans ses moeurs, sans en avoir pénétré
l'esprit par la réflexion. Il se trouve toujours en effet dans les rangs du peuple des hommes
divins, en petit nombre il est vrai, qui méritent hautement qu'on les fréquente. Ils prennent
naissance dans les États mal policés tout aussi bien que dans ceux qui le sont bien. Les
habitants des cités bien gouvernées, s'ils sont d'une vertu incorruptible, ne doivent pas
manquer de quitter leur pays pour les suivre à la trace sur terre et sur mer, tant pour affermir
ce qu'il y a de sage dans leurs lois que pour corriger ce qu'il y a de défectueux. Un État ne
reste jamais parfait, s'il ne fait ces observations et ces recherches, ou s'il les fait mal.
CLINIAS Comment s'y prendra-t-on pour affermir ou corriger les lois ?

VI

L'ATHÉNIEN De cette manière. Il faut d'abord que notre observateur ait plus de cinquante
ans et qu'il ait acquis une belle renommée par toute sa conduite et notamment à la guerre, s'il
veut être dans les autres États le modèle des gardiens des lois. Dès qu'il aura passé la
soixantaine, il devra renoncer à son office d'observateur. Après l'avoir rempli pendant ces dix
années autant de temps qu'il voudra, il se rendra, dès son retour au pays, dans l'assemblée des
magistrats chargés de l'inspection des lois.
Ce conseil, mêlé de jeunes gens et de vieillards, se tiendra nécessairement tous les jours
depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. Il sera formé d'abord des prêtres qui auront, obtenu
le prix de vertu, ensuite des dix plus vieux gardiens des lois, enfin de celui qui préside
actuellement à toute l'éducation de la jeunesse, et de tous ceux qui ont rempli cette charge.
Aucun d'eux ne viendra seul, mais avec un jeune homme entre trente et quarante ans, qu'il
aura choisi à son gré. Dans leurs réunions, ils s'entretiendront uniquement des lois, du

267
gouvernement de leur pays et de ce qu'ils ont pu apprendre de remarquable osa touchant les
mêmes matières dans les autres pays. Ils parleront aussi des sciences qui leur paraissent avoir
du rapport à cette recherche, et dont la connaissance aide ceux qui les ont apprises à
comprendre plus aisément la législation, et dont la négligence la fait paraître plus obscure et
peu intelligible. Ce que les vieillards auront jugé bon dans ces sciences, les jeunes gens
mettront tout leur zèle à l'apprendre. Si l'un de ceux qui auront été appelés parait indigne du
choix qu'on a fait de lui, toute l'assemblée en fera des reproches à celui qui l'a appelé. Quant à
ceux de ces jeunes gens qui seront bien considérés, tous les citoyens auront les yeux sur eux,
observeront leur conduite avec une attention particulière, et ils les honoreront, s'ils se
conduisent bien, mais les mépriseront plus que les autres, s'ils deviennent pires que le
commun des hommes.
C'est à cette assemblée que l'observateur des usages des autres peuples devra se rendre à son
arrivée, et, s'il a rencontré des gens qui lui aient suggéré quelque idée sur la législation,
l'instruction ou l'éducation, ou s'il a eu lui-même quelque idée personnelle, il le dira et il en
fera part à tout le conseil. Si l'on voit qu'il n'est revenu c ni pire ai meilleur, on le louera du
moins de soit zèle. S'il est revenu bien meilleur, il sera d'autant plus loué de son vivant, et,
après sa mort, tout le conseil lui rendra les honneurs qu'il mérite. Si l'on voit au contraire qu'il
est revenu gâté, et qu'il affecte une sagesse qu'il n'a pas, qu'il n'ait de commerce avec
personne, ni jeune, ni vieux. S'il obéit aux magistrats, on le laissera vivre en simple
particulier; s'il n'obéit pas, et qu'il soit convaincu de se mêler d indiscrètement de l'éducation
et de la législation, il sera mis à mort. Si un magistrat, l'ayant trouvé en faute, ne le cite pas en
justice, il y aura lieu de le lui reprocher, quand on décornera les prix de vertu. Voilà dans
quelles conditions on pourra voyager et quel doit être celui à qui la loi le permettra.
Si, après celui-là, un étranger vient chez nous, il faut lui faire un bon accueil. Il y a quatre
sortes d'étrangers dont il faut dire un mot. Les premiers sont ceux qu'on ne voit jamais qu'en
été, parce que c'est généralement en cette saison qu'ils fréquentent l'étranger. Ils voyagent
comme des oiseaux de passage et, la plupart d'entre eux prennent pour ainsi dire leur vol sur
la mer et voltigent, en été d'une ville à l'autre pour faire du commerce et s'enrichir. Les
magistrats institués à cet effet les recevront sur les marchés, dans les ports et dans les édifices
publics, en dehors, mais près de la ville. Ils veilleront à ce que ces étrangers n'apportent
aucune innovation ; ils répartiront entre eux, quand ils seront en procès, une exacte justice, et
n'auront avec eux que les rapports indispensables et les plus rares possible.
Les seconds sont ceux qui viennent en spectateurs, pour voir et pour entendre tout ce qui se
rattache au service des Muses. Pour les étrangers de cette sorte il faut qu'il y ait près des
temples des hôtelleries prêtes à les recevoir et que des prêtres et des gardiens de temples
s'occupent d'eux et veillent à ce qu'après avoir pendant le temps convenable vu et entendu ce
pour quoi ils sont, venus, ils repartent, sans avoir causé ou subi aucun dommage. Ils seront
jugés par les prêtres, s'ils sont victimes ou auteurs d'une injustice, lorsque le tort sera inférieur
à cinquante drachmes ; s'il est estimé davantage, on devra remettre la décision aux
agoranomes.
Les étrangers de la troisième sorte seront reçus aux frais du public : ce sont ceux qui viennent
d'un autre pays pour quelque affaire d'État. Les stratèges et les hipparques seront seuls
chargés de les recevoir, et celui chez qui ils seront descendus et auront reçu l'hospitalité aura
soin de leur entretien de concert avec les prytanes.
Les étrangers de la quatrième espèce, si jamais il en arrive, ce qui est rare, mais enfin s'il en
arrive d'un autre pays, sont ceux qui viendraient pour observer nos moeurs, comme nous irons
observer celles des autres. Celui qui viendra de chez eux devra être âgé d'au moins cinquante
ans. Il faut de plus qu'il se propose de voir chez nous quelque chose de plus beau que dans les
autres États, et de montrer à une autre cité ce qu'il a appris de beau. Il pourra, sans être invité,
se rendre chez les riches et les sages, puisqu'il est sage lui aussi ; il pourra loger dans la

268
maison du magistrat qui préside à l'éducation de la jeunesse, persuadé qu'il est digne d'être
reçu par un tel hôte, ou encore dans la maison d'un citoyen qui a remporté le prix de la vertu.
Après avoir dans la compagnie de quelques-uns de ces hommes, enseigné ce qu'il sait et
appris d'eux quelque chose, il s'en retournera comblé des présents et des honneurs qu'il sied à
un ami de recevoir de ses amis.
Telles sont les lois que nos citoyens observeront en recevant des étrangers et des étrangères
venus d'un autre pays, et en y envoyant des gens de chez eux. Ils honoreront ainsi Zeus
hospitalier, et ne refuseront pas d'accueillir les étrangers à leur table et à leurs sacrifices,
comme le font les nourrissons du Nil, et ne leur fermeront pas leur pays par des proclamations
barbares.

VII

Si quelqu'un donne caution pour un autre, qu'il le fasse en termes précis et qu'il mette par écrit
toutes les conditions sous lesquelles il s'engage, en présence d'au moins trois témoins, si la
somme ne monte pas à plus de mille drachmes, et d'au moins cinq, si elle va au delà. Celui qui
vend au nom d'un autre sera aussi caution pour lui, s'il y a fraude de la part du vendeur, ou, s'il
n'est pas en état de répondre. Et l'intermédiaire, comme le vendeur, pourra être poursuivi en
justice.
Si quelqu'un veut faire des perquisitions chez qui que ce soit, il devra se présenter nu (46) ou
en tunique courte et sans ceinture, après avoir pris à témoin les dieux désignés par la loi qu'il
espère trouver ce qu'il a perdu ; il ne pourra le faire qu'à cette condition. L'autre devra lui
ouvrir sa maison et le laisser fouiller parmi les objets scellés ou non scellés. Si quelqu'un ne
permet pas de perquisitionner à celui qui veut rechercher un objet qu'il a perdu, celui-ci pourra
le citer en justice pour ce refus, après avoir estimé la valeur de l'objet cherché ; et, si l'autre est
convaincu, il paiera le double du prix estimé. Si par hasard le maître de la maison est absent,
ses gens laisseront fouiller les objets non scellés et l'intéressé mettra son sceau sur ceux qui le
sont près de celui du maître, et en confiera la garde à qui il voudra pendant cinq jours. Si
l'absence du maître dure plus longtemps, il prendra avec lui les astynomes, et pourra ainsi
perquisitionner, en descellant même les objets cachetés, après quoi il replacera les cachets de
la même façon en présence des gens de la maison et des astynomes.
A l'égard des biens contestés, il y aura un temps préfixé au-delà duquel celui qui en aura eu la
jouissance ne pourra plus être inquiété. Il ne saurait y avoir de contestations chez nous pour
les fonds de terre et les maisons ; pour les autres biens, s'il est avéré que celui qui en avait la
possession s'en sert dans la ville, dans la place publique, dans les temples, sans que personne
les revendique, et que le maître de l'objet contesté affirme l'avoir cherché pendant ce temps,
quoique l'autre ne le cachât certainement pas, après qu'ils auront ainsi passé l'année, l'un
jouissant de la chose, l'autre la cherchant, il ne sera plus permis de la réclamer. Si celui qui est
en possession de l'objet ne s'en sert pas à la ville ni dans la place publique, mais à la
campagne et ouvertement, et que personne ne se présente pour le réclamer dans les cinq ans,
ces cinq ans écoulés, on n'aura plus le droit de le revendiquer. Si le possesseur fait usage de
l'objet dans sa maison, en ville, le terme préfix sera de trois ans ; s'il en use en secret à la
campagne, le terme sera de dix ans, et s'il s'en sert en pays étranger, en quelque temps que le
vrai maître le trouve, il n'y aura pas prescription.
Si quelqu'un emploie la violence pour empêcher sa partie ou des témoins de paraître en
justice, que ces témoins soient ses esclaves ou ceux d'autrui, le jugement sera nul et non
avenu. Si c'est un homme libre qu'il a empêché de comparaître, outre la nullité du jugement, il
sera mis en prison pendant un an et qui voudra pourra l'accuser de plagiat.
Si quelqu'un empêche par force son concurrent de se présenter à un concours de gymnastique,
de musique, ou à quelque autre lutte, que celui qui le voudra le dise aux présidents des jeux, et

269
ceux-ci ouvriront librement la carrière à celui qui vent combattre. Mais si cela n'était plus
possible, et si celui qui a empêché l'autre de prendre part à la lutte remporte la victoire, on
remettra le prix au concurrent empêché, et il inscrira son nom en qualité de vainqueur dans les
temples qu'il voudra. Quant à l'autre, on lui interdira de laisser aucun monument ni
l'inscription relative à un tel combat, et, soit qu'il ait été vaincu ou vainqueur, il sera tenu de
payer le préjudice qu'il aura causé.
Quiconque recélera un objet volé, quel qu'il soit, sachant qu'il a été volé, sera soumis à la
même peine que le voleur et quiconque recevra un banni sera puni de mort. Tout citoyen doit
regarder comme ami et comme ennemi ceux que l'État tient pour tels. Et si quelqu'un fait en
son propre et privé nom, en dehors de l'État, la paix ou la guerre avec qui que ce soit, lui aussi
sera puni de mort. Si quelque partie de l'État fait la paix et la guerre pour elle-même les
stratèges citeront en justice les auteurs d'une telle entreprise, et la peine sera la mort pour ceux
qui seront condamnés.
Ceux qui sont au service de la patrie doivent la servir sans recevoir de présents, sous quelque
prétexte que ce soit, et sans alléguer cette raison généralement approuvée qu'il faut accepter
des présents pour faire bien, mais pour faire mal, non. Ce discernement n'est pas facile à faire
et, quand on l'a fait, il est difficile de se retenir. Le plus sûr est d'écouter la loi et de ne point
servir pour recevoir des présents. Celui qui l'aura violée et sera convaincu en justice sera tout
simplement mis à mort.

En ce qui concerne les impôts à payer au trésor public, il est nécessaire pour plusieurs raisons
que chacun ait fait l'estimation de sa fortune et que les membres de chaque tribu remettent par
écrit aux agronomes l'état de leur récolte annuelle, afin que, comme il y a deux espèces de
contributions, le fisc choisisse chaque année après délibération celle qui lui aura plu, et qu'il
prenne ainsi une partie de la fortune entière ou du revenu de chaque année, non compris la
dépense qu'exigent les repas en commun.
Pour les dieux, il faut, si l'on est d'esprit modéré, leur faire des offrandes modérées aussi. La
terre et le foyer de chaque habitation sont déjà consacrés à tous les dieux. Que personne donc
ne les leur consacre une seconde fois. Dans d'autres États, l'or et l'argent qui brillent dans les
maisons particulières et dans les temples excitent l'envie. L'ivoire, tiré d'un corps sans vie,
n'est point une offrande pure. Le fer et l'airain sont des instruments de guerre. Que chacun
fasse donc dans les temples publics telle offrande qu'il voudra, soit en bois, soit en pierre,
mais d'une seule pièce ; et, s'il l'on offre un tissu, qu'il n'excède pas le travail qu'une seule
femme peut faire en un mois. Pour les couleurs, ce sont les blanches qui conviennent aux
dieux dans les tissus comme ailleurs. On n'emploiera d'autres teintures que pour les ornements
militaires. Les dons les plus divins sont des oiseaux et des images telles qu'un seul peintre
peut en exécuter en un seul jour. Toutes les autres offrandes devront être sur le modèle de
celles-là.

VIII

Maintenant que nous avons nettement distingué les diverses parties de l'État et montré ce
qu'elles doivent être, et que nous avons traité de notre mieux des lois sur les conventions dans
les matières les plus importantes, il nous reste à régler l'administration de la justice. Le
premier des tribunaux sera formé de juges que le demandeur et le défendeur auront choisis de
concert et auxquels le nom d'arbitres conviendrait mieux que celui de juges. Le second sera
composé des juges de chaque bourgade et de chaque. tribu, répartis dans chaque douzième
partie de l'État. C'est devant eux qu'on ira plaider, quand on n'aura pu s'accorder devant les
premiers ; mais l'amende sera plus forte. Si le défendeur a le dessous une deuxième fois, il
paiera le cinquième de la somme portée dans la formule d'accusation. Celui qui, mécontent de

270
ses juges, voudra plaider une troisième fois portera la cause devant les juges d'élite, et, s'il a
de nouveau le dessous, il paiera la moitié en sus de la somme qui fait le fond du procès. Quant
au demandeur, si, battu devant les premiers juges, il ne se tient pas tranquille et en appelle aux
seconds, il touchera, s'il gagne sa cause, le cinquième de la somme, et, s'il la perd il eu payera
autant. Si, au lieu de s'en tenir aux jugements précédents, ils en appellent au troisième
tribunal, le défendeur, s'il est battu, paiera, comme je l'ai dit, une moitié en sus, et si c'est le
demandeur, il paiera la moitié de la somme.
Nous avons déjà parlé du tirage au sort des tribunaux, de la manière de les remplir, de
l'établissement des personnes qui sont au service de chaque magistrature, du temps où
chacune de ces choses doit se faire.. Nous avons traité aussi de la manière dont les juges
donneront leurs suffrages, des sursis et de toutes les formalités de ce genre, dont on ne petit se
dispenser dans les procès, et aussi des actions intentées en première et en seconde instance, de
la nécessité des répliques, des comparutions et autres procédures semblables ; mais il n'est pas
mal de revenir deux ou trois fois sur ce qui est bien. En tout cas, si le vieux législateur a laissé
de côté des prescriptions peu importantes et faciles à trouver, c'est au jeune législateur à les
suppléer.
Les tribunaux particuliers seront assez bien réglés de cette manière. Quant aux tribunaux
publics et communs, et à tous ceux auxquels les magistrats doivent avoir recours pour
administrer les affaires qui ressortissent à chacun d'eux, il y a dans beaucoup d'États un bon
nombre d'institutions qui ne sont pas à mépriser et qui sont l'oeuvre de personnages qualifiés.
Les gardiens des lois en tireront toutes celles qui seront bonnes à établir dans l'État que nous
fondons, après y avoir réfléchi, les avoir corrigées et éprouvées par l'usage, jusqu'à ce que
chacune soit jugée assez parfaite. Alors, mettant fin à leur travail, ils les scelleront de manière
qu'on n'y puisse plus toucher, et les feront observer aux citoyens pendant toute leur vie.
En ce qui regarde le silence des juges, leur discrétion en parlant et les défauts contraires, ainsi
que beaucoup d'autres pratiques différentes en la plupart des cas de celles qui passent pour
justes, bonnes et belles dans les autres États, nous en avons déjà touché quelque chose, et e
nous y reviendrons à la fin. Tout homme qui voudra devenir un juge impartial et juste devra
avoir l'oeil sur tous ces règlements, les avoir par écrit et en faire son étude, car, entre toutes
les sciences, celles qui sont les plus propres à rendre meilleur celui qui les apprend sont celles
qui ont rapport aux lois, pourvu que les lois aient été établies selon la droite raison ; ou bien
c'est en vain que la loi, chose divine et admirable, aurait un nom apparenté à celui de
l'intelligence (47). Et en effet pour juger de tous les autres discours, soit ceux qu'on tient dans
les poèmes pour louer ou blâmer certaines personnes, soit ceux qu'on tient dans des écrits en
prose et dans les conversations d journalières où l'on conteste par esprit de dispute, et où on
fait parfois des concessions tout à fait vaines, pour juger de tout cela, les écrits du législateur
sont une pierre de touche infaillible. Aussi faut-il que le bon juge les garde en sa mémoire
comme des antidotes contre les autres discours, pour se diriger lui-même et diriger l'État,
ménageant aux gens de bien la persévérance et le progrès dans la justice, ramenant à leur
devoir les méchants qui s'en écartent par ignorance, par libertinage, par lâcheté, en un mot par
toute espèce de vice, autant que cela est possible lorsque leurs opinions sont guérissables ;
quand elles sont réellement incrustées en eux, la mort est le seul remède pour des âmes ainsi
affectées, et, comme on peut le répéter justement, les juges et les magistrats qui les président
méritent alors d'être loués par tous les citoyens.
A mesure que les procès qui se présentent dans le cours de l'année auront été jugés, voici les
lois qu'il faudra suivre pour en exiger l'accomplissement. D'abord le tribunal qui aura
prononcé livrera au gagnant tous les biens du condamné, à la réserve de ceux qui lui sont
nécessaires (48), ce qui sera exécuté immédiatement après chaque sentence par un héraut en
présence des juges. Si, dans le mois qui suit celui où la sentence a été rendue, le condamné ne
s'arrange pas de gré à gré avec son adversaire, le tribunal qui aura connu de l'affaire, appuyant

271
le vainqueur, lui abandonnera les biens du condamné. S'il n'a pas de quoi payer et qu'il s'en
manque au moins d'une drachme, il n'aura plus le droit d'intenter une action contre qui que ce
soit, avant d'avoir acquitté toute sa dette à la partie gagnante ; mais les autres citoyens auront
ce droit à son égard. Si un condamné porte préjudice aux juges qui l'ont condamné, ceux qu'il
aura lésés injustement le citeront au tribunal des gardiens des lois ; et s'il est condamné en
pareil cas, il sera puni de mort, comme ayant attenté contre tout l'État et les lois.

IX

Et maintenant quand un homme est né et qu'il a été élevé, quand il a engendré et nourri des
enfants, qu'il s'est honnêtement conduit dans ses rapports avec les autres, quand il a réparé les
torts qu'il a pu causer et obtenu réparation de ceux qu'il a subis, et qu'il a vécu comme il
convient en observant la loi, il faut qu'il meure pour obéir à la loi de la nature. En ce qui
regarde les morts hommes ou femmes, c'est aux interprètes qu'il appartiendra de décider par
quelles cérémonies religieuses il faut se rendre propices les dieux souterrains et ceux d'en
haut. On n'enterrera en aucun terrain cultivable, on n'y élèvera point de tombeau, ni grand, ni
petit ; mais là où la terre est naturellement telle qu'elle ne peut servir à d'autre fin que de
recevoir et de cacher le corps des morts, avec le moins d'incommodité pour les vivants, c'est là
qu'on la remplira de tombeaux. Il ne faut pas que qui que ce soit, vivant ou mort, prive aucun
des vivants de la nourriture que la terre, notre mère, est disposéc à fournir aux hommes. On
n'élèvera pas de tertre plus haut que ne pourraient le faire cinq hommes en cinq jours de
travail, et les cippes de pierre dont on le couronnera ne devront pas dépasser les dimensions
juste, nécessaires pour y faire l'éloge de la vie du défunt en quatre vers héroïques tout au plus.
Tout d'abord le corps ne sera pas exposé à l'intérieur de la maison plus longtemps qu'il ne faut
pour voir s'il est en défaillance ou véritablement mort, et, selon le cours des choses humaines,
le troisième jour semble être le terme suffisant pour le transporter au tombeau.
Il faut écouter le législateur en toutes choses, mais particulièrement quand il dit que l'âme est
entièrement distincte du corps, et que dans cette vie même ce qui représente chacun de nous,
n'est pas autre chose que l'âme, que notre corps n'est qu'une image qui accompagne chacun de
nous, et qu'on a raison d'appeler simulacres les corps des morts, que l'être réel et réellement
immortel que nous sommes s'appelle âme, et s'en ira chez d'autres dieux rendre compte de sa
conduite, comme le dit la loi ancestrale, hardiment s'il est bon, avec tremblement s'il est
méchant, et qu'après la mort il ne trouvera aucun appui dans personne ; car c'est pendant sa
vie que tous ses proches devaient venir à son secours, afin qu'il vécût sur la terre aussi
justement, aussi saintement qu'il est possible, et qu'après la mort il échappât au châtiment qui
attend les criminels dans la vie qui suit celle d'ici-bas.
Puisqu'il en est ainsi, il ne faut jamais ruiner sa maison, dans la persuasion que c'est nous-
mêmes qu'on ensevelit quand on ensevelit cette masse de chair. Il faut au contraire se dire que
ce fils ou ce frère ou celui, quel qu'il soit, qu'on regrette et qu'on s'imagine ensevelir, est parti
après avoir accompli et rempli sa destinée, et que, pour le présent, on fera son devoir envers
lui en faisant une dépense modérée, comme pour un autel inanimé consacré aux dieux
souterrains. C'est le législateur qui peut estimer le plus justement la mesure à observer. Voici
donc quelle sera la loi. Les frais de la sépulture ne s'élèveront pas en tout à plus de cinq mines
pour les citoyens de la première classe, de trois pour ceux de la seconde, de deux pour ceux de
la troisième et d'une mine pour ceux de la quatrième : c'est ainsi que la mesure sera gardée.
Les gardiens des lois ont nécessairement beaucoup à faire et ils doivent veiller à bien des
choses, mais avant tout à la conduite des enfants, des hommes faits et des citoyens de tout
âge, et, lorsque l'un d'eux mourra, c'est un gardien des lois que les parents du défunt prendront
pour présider aux funérailles, et ce sera pour lui un sujet d'éloge, si elle se font
convenablement et avec mesure, un sujet de blâme, si elles se font mal. L'exposition du corps

272
et le reste se feront conformément à la loi qui règle ces sortes de choses. Il faut encore
reconnaître au législateur de la cité le droit d'édicter les mesures que je vais dire. Il serait
déplacé d'ordonner ou de défendre de pleurer le mort ; mais il faut interdire les lamentations et
les cris poussés hors de la maison et empêcher de porter le cadavre à découvert dans les rues,
de crier pendant le trajet et d'être hors de la ville avant le jour. Tels seront donc les usages
approuvés par la loi en ces matières. Si on les suit, on ne sera sujet à aucune amende ; mais si
l'on désobéit sur ce point à l'un des gardiens des lois, on sera condamné à la peine que tous ces
magistrats réunis jugeront à propos d'infliger. Pour les sépultures particulières qu'on fera à
certains morts, comme les parricides, les sacrilèges et autres criminels du même genre, nous
en avons parlé plus haut et édicté les lois qui les concernent, en sorte que notre plan de
législation est à peu près achevé.
Néanmoins, quelle que soit une entreprise, elle n'est pas terminée parce qu'on a exécuté ou
acquis quelque chose ou fondé un établissement ; c'est seulement lorsqu'on a trouvé le moyen
de maintenir son ouvrage dans sa perfection qu'on peut se flatter d'avoir fait tout ce qu'il faut ;
jusque-là l'ouvrage est imparfait.
CLINIAS C'est bien dit, étranger, mais explique-nous encore plus clairement en vue de quoi
tu dis ce que tu viens de dire.

L'ATHÉNIEN Les anciens, Clinias, ont donné de beaux noms d bien des choses, mais on peut
dire que ceux des Moires (49) ne sont pas les moins beaux.
CLINIAS Quels noms leur ont-ils donnés ?
L'ATHÉNIEN Ils ont appelé la première Lakhésis, la seconde Clôthô, la troisième, qui
maintient les décisions du sort, Atropos. Elles ont été ainsi nommées parce qu'elles
maintiennent fermement les destins qu'elles ont filés et les empêchent de se détordre. C'est ce
qu'il faut faire en tout État et tout gouvernement ; il ne faut pas seulement procurer aux corps
la santé et la sûreté, mais aussi mettre dans les âmes l'amour des lois ou plutôt de la
conservation des lois. C'est ce me semble, ce qui manque encore à nos lois, c'est qu'elles
soient naturellement si bien filées qu'on ne puisse plus les détordre.
CLINIAS Ce n'est pas une petite affaire, en admettant que ce soit possible, de trouver le
moyen de conserver ainsi les biens que l'on possède.
L'ATHÉNIEN Eh bien, c'est possible, autant que j'en puis juger en ce moment.
CLINIAS Il ne faut en aucune manière nous décourager, avant d'avoir procuré cet avantage à
nos lois ; car il est ridicule de ne pas fonder soit ouvrage sur des fondations solides et d'avoir
pris de la peine pour rien.
L'ATHÉNIEN Tu fais bien de m'encourager, et tu vas voir que je partage ton avis.
CLINIAS J'en suis ravi. Quel est donc, dis-tu, ce moyen de conserver notre État et les lois, et
comment faut-il s'y prendre ?
L'ATHÉNIEN N'avons-nous pas dit qu'il devait y avoir dans notre État un conseil composé de
dix gardiens des lois, toujours choisis parmi les plus anciens, auxquels devaient s'adjoindre
tous ceux qui auront obtenu le prix de la vertu et ceux qui sont allés à l'étranger voir s'ils
n'apprendraient pas quelque chose qui pût contribuer à la conservation des lois et qui, revenus
sains et saufs dans leur patrie, et soumis à l'épreuve par les membres mêmes du conseil,
auront été jugés dignes de leur être associés ? N'avons-nous pas dit aussi que chacun d'eux
devait prendre avec lui un jeune homme qui n'eût pas moins de trente ans et, après avoir jugé
lui-même que ce jeune homme en était digne par soit caractère et son éducation, l'amener chez
les autres, qui, s'ils en jugeaient de même, devaient l'adjoindre à eux, et que, dans le cas
contraire, le jugement rendu sur lui serait tenu secret aux autres, et surtout au jeune homme
exclu ; enfin que ce conseil devait se tenir dès la pointe du jour, à l'heure où chacun est le

273
moins occupé par les autres affaires, soit privées, soit publiques ? Voilà à peu prés ce que
nous avons dit précédemment.
CLINIAS C'est bien cela.
L'ATHÉNIEN Revenant donc sur ce conseil, je dis que, jeté comme une ancre pour sauver
l'État et muni des pouvoirs appropriés, il pourra maintenir toutes les lois que nous voulons
conserver.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN C'est à moi maintenant de m'expliquer nettement et d'y employer tout mon
zèle.
CLINIAS Voilà aussi qui est bien parler. Fais donc comme tu l'entends.
L'ATHÉNIEN Il faut remarquer. Clinias, qu'il n'existe pas un être qui n'ait naturellement de
quoi conserver ses ouvrages ; c'est dans l'animal le rôle essentiel de l'âme et de la tête.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN C'est la vertu de ces deux choses qui assure à tout animal le conservation de
son être.
CLINIAS Comment encore ?
L'ATHÉNIEN L'intelligence qui, entre autres facultés, réside dans l'âme, et la vue et l'ouïe
qui, entre autres sens, ont leur siège dans la tête, bref l'intelligence associée avec les meilleurs
de nos sens et étroitement unie avec eux, voilà ce qu'on peut très justement appeler le principe
de la conservation dans chacun de nous.
CLINIAS Il y a toute apparence.
L'ATHÉNIEN Oui certes. Mais, dans un vaisseau, par exemple, où réside ce mélange de
l'intelligence et des sens qui le conserve dans la tempête et dans le calme ? N'est-ce pas à la
fois le pilote et les matelots, dont les sens s'unissent à l'intelligence du pilote, qui se sauvent
eux-mêmes en même temps que le vaisseau ?
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Il n'est pas besoin de citer beaucoup d'exemples à ce sujet. Demandons-nous
seulement quel but se proposent les généraux d'armée et tous ceux qui s'occupent de
médecine, quand ils visent justement à la conservation de leur objet. N'est-ce point, pour les
généraux, la victoire et la défaite de l'ennemi, et pour les médecins et leurs aides, le
rétablissement de la santé du corps ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Mais si un médecin ignorait en quoi consiste pour le corps ce que nous venons
d'appeler la santé, ou un général ce qu'est la victoire, et ainsi des autres dont nous avons parlé,
pourrait-on dire qu'ils ont de l'intelligence touchant quelqu'un de ces objets ?
CLINIAS Comment en effet le pourrait-on ?
L'ATHÉNIEN Et quand il s'agit d'un État, si l'on ignore le but politique où l'on doit viser,
peut-on d'abord être appelé à juste titre magistrat, ensuite est-on capable de conserver une
chose dont on ne connaît pas du tout le but ?
CLINIAS Comment le serait-on ?

XI

L'ATHÉNIEN Il faut donc à présent, ce semble, si nous voulons achever la fondation de notre
colonie, qu'il y ait en elle un corps de citoyens qui connaissent premièrement ce but que nous
nous proposons dans notre constitution politique, et en second lieu de quelle façon il faut y
parvenir, et puis quelles sont d'abord les lois, ensuite les hommes qui nous donneront de bons
ou de mauvais conseils. S'il n'y a pas dans un État d'organisme de ce genre, il n'y a rien
d'étonnant qu'étant privé d'intelligence et de sens politique, il agisse toujours au hasard dans
toutes ses actions.

274
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN Or dans quelle partie ou quelle institution de la cité trouvons-nous quelque
corps organisé capable de maintenir la constitution ? Pouvons-nous l'indiquer ?
CLINIAS Je ne saurais, étranger, te l'indiquer avec certitude. Mais s'il est permis de
conjecturer, il me semble que la question vise ce conseil qui, disais-tu, doit se tenir de nuit.
L'ATHÉNIEN Tu as très bien deviné, Clinias. Il faut que ce conseil, comme nous venons de
le dire, réunisse en lui toutes les vertus, dont la principale est de ne point s'égarer à la
poursuite de plusieurs buts, mais de tenir l'oeil sur un seul objet, sur lequel, il faut toujours, si
je puis dire, lancer tous ses traits.
CLINIAS Je suis entièrement de ton avis.
L'ATHÉNIEN Nous comprendrons maintenant qu'il n'y ait pas du tout à s'étonner des
fluctuations des institutions politiques, parce que dans chaque État la législation tend à des
buts différents ; et, en général, il n'est pas surprenant que les uns fassent consister la justice à
donner les hautes charges de l'État à certains citoyens, sans considérer s'ils sont bons ou
mauvais ; que les autres se donnent pour but l'acquisition de la richesse, sans se mettre en
peine si l'on est esclave ou libre ; que d'autres dirigent vers la liberté toutes leurs aspirations ;
que d'autres se proposent dans leur législation deux buts simultanés, visant à la fois à être
libres et à se rendre maîtres des autres États ; qu'enfin ceux qui se flattent d'être les plus
habiles aient en vue tous ces buts et tous ceux du même genre, sans pouvoir dire qu'il y en ait
un qu'ils placent au-dessus des autres et en vue duquel ils les poursuivent tous.
CLINIAS Eh bien, étranger, la question n'a-t-elle pas déjà été bien posée chez nous, quand
nous avons dit que dans notre cité toutes les lois devaient viser à un seul but et que nous
sommes tombés d'accord que ce but ne pouvait être que la vertu ?
L'ATHÉNIEN C'est exact.
CLINIAS Et que nous avons divisé la vertu en quatre parties ?
L'ATHÉNIEN Fort bien.
CLINIAS Et que nous avons mis à la tête de toutes ces vertus l'intelligence, à laquelle doivent
se rapporter les trois autres parties et tout le reste ?
L'ATHÉNIEN Tu suis admirablement ce qui a été dit, Clinias ; continue à suivre ce qui me
reste à dire. Nous avons dit que l'intelligence du pilote, du médecin, du général ne visait qu'au
but unique où elle doit viser; et maintenant que nous cherchons quel est le but de l'homme
d'État, disons-lui, comme si nous l'interrogions lui-même : " Et toi, merveilleux homme, quel
est ton but ? Quel peut être cet objet unique, tel que celui que le médecin intelligent déclare
nettement être le sien ? Toi, qui te flattes d'être supérieur à tous les gens intelligents, ne
saurais-tu dire quel est le tien ? " Et vous, Mégillos et Clinias, pouvez-vous me répondre
nettement à sa place quel est ce but, comme je l'ai fait souvent pour d'autres vis-à-vis de
vous ?
CLINIAS J'en suis complètement incapable, étranger.
L'ATHÉNIEN Es-tu incapable de dire qu'il faut s'appliquer à le connaître et où il faut le
chercher ?
CLINIAS Où veux-tu dire ?
L'ATHÉNIEN Puisque, comme nous l'avons dit, la vertu est divisée en quatre espèces, il est
évident que chacune de ces espèces est nécessairement une, puisqu'elles sont quatre.
CLINIAS Sans doute.
L'ATHÉNIEN Et cependant nous les appelons toutes d'un nom commun. Nous disons que le
courage est vertu, que la prudence est vertu, et ainsi des deux autres, comme si elles n'étaient
pas plusieurs, mais une seule, la vertu.
CLINIAS C'est vrai.
L'ATHÉNIEN En quoi ces deux vertus diffèrent l'une de l'autre et pourquoi elles ont reçu
deux noms, ce n'est pas difficile à expliquer ; et il en est de même des deux autres espèces.

275
Mais pourquoi on a donné à ces deux-là et aux autres le nom commun de vertu, ce n'est plus
aussi facile.
CLINIAS Comment dis-tu ?
L'ATHÉNIEN Ce que je dis n'est pas difficile à prouver. Pour cela interrogeons-nous et
répondons-nous tour à tour les uns aux autres.
CLINIAS Que dis-tu là encore ?
L'ATHÉNIEN Demande-moi pourquoi, donnant aux deux le nom unique de vertu, nous leur
donnons encore deux noms, celui de courage et celui de prudence. Je t'en dirai la raison : c'est
que le courage a rapport à la crainte, et que les bêtes mêmes y ont part, et qu'il se trouve dans
le caractère des enfants dès leur plus jeune âge ; car l'âme peut être courageuse par nature,
sans le secours de la raison, tandis que, sans la raison, il n'y a jamais eu, il n'y a point, il n'y
aura jamais d'âme douée de prudence et d'intelligence, parce que c'est autre chose que le
courage.
CLINIAS Tu dis vrai.
L'ATHÉNIEN En quoi ces quatre espèces de vertu diffèrent et sont deux, tu viens de
l'apprendre de moi ; mais comment elles sont une seule et même chose, c'est à toi maintenant
de me l'expliquer. Songe que tu as â faire voir comment, étant quatre, elles ne sont qu'une, et,
quand tu l'auras montré, demande-moi à ton tour comment elles sont quatre. Après cela,
considérons si, pour avoir une connaissance de quelque chose que ce soit qui a un nom et une
définition, il suffit de savoir seulement le nom, en ignorant la définition, ou s'il n'est pas
honteux pour un homme qui a quelque valeur d'ignorer l'un et l'autre, quand il s'agit de choses
distinguées par leur grandeur et leur beauté.
CLINIAS Il me paraît en effet que cela est honteux.
L'ATHÉNIEN Y a-t-il pour un législateur, un gardien des lois, et pour tout homme qui croit
l'emporter sur les autres en vertu et qui en a remporté le prix, quelque chose de plus important
que ces choses mêmes dont nous parlons en ce moment, le courage, la tempérance, la
prudence et là justice ?
CLINIAS Comment y en aurait-il ?
L'ATHÉNIEN Ne faut-il pas que tous ces objets, les interprètes, les maîtres des jeunes gens,
les législateurs, les gardiens des citoyens soient plus capables que les autres d'enseigner et
d'expliquer à fond en quoi consistent le vice et la vertu à celui qui a besoin d'apprendre et de
savoir ou d'être corrigé et réprimandé quand il est en faute ? Ou bien souffrirons-nous qu'un
poète venu dans notre ville, ou tout autre qui se donnera pour un instituteur de la jeunesse
paraisse meilleur que celui qui a obtenu le prix en tout genre de vertu ? Et puis, lorsque les
gardiens sont incapables de remplir leur office cri paroles et en actions et n'ont pas une
connaissance exacte de la vertu, faut-il s'étonner que dans un tel État, dénué de gardiens, on
éprouve les mêmes maux que beaucoup d'État actuels ?
CLINIAS Pas du tout, et l'on doit s'y attendre.

XII

L'ATHÉNIEN Mais quoi ? ce que nous venons de dire, le mettrons-nous à exécution ?


Comment formerons-nous des gardiens qui soient plus diligents que le commun des citoyens à
observer la vertu dans leurs actes et dans leurs discours ? Comment nous y prendrons-nous
pour que notre État soit semblable à la tête et aux sens des hommes sages, ayant en lui une
garde semblable à la leur ?
CLINIAS Comment et de quelle manière faut-il entendre cette assimilation ?
L'ATHÉNIEN Il est évident que ce ne peut être que si l'État lui-même représente la tête, où
les plus jeunes d'entre les gardiens, choisis parmi les mieux doués et placés comme les yeux
au haut de la tête avec une vue très perçante, portent leurs regards tout autour sur l'État tout

276
entier, et que, montant la garde, ils confient leurs observations à leur mémoire, pour rapporter
aux plus vieux tout ce qui se passe dans la cité ; que, de leur côté, les vieillards, vu la
supériorité qu'ils ont sur les autres par l'étendue et la haute valeur de leurs connaissances,
représentent l'intelligence et prennent des délibérations, et que, se servant du ministère des
jeunes gens et se consultant avec eux, les uns et les autres sauvent l'État tout entier en agissant
de concert. Est-ce ainsi que la chose doit se faire ? Sinon, de quelle autre manière faut-il nous
organiser ? ou bien tous les citoyens doivent-ils être pareils, et n'y en aura-t-il pas quelques-
uns qui aient été perfectionnés par l'éducation et l'instruction qu'ils auront reçues ?
CLINIAS Mais alors, mon étonnant ami, notre projet serait irréalisable.
L'ATHÉNIEN Il nous faut donc imaginer une éducation plus parfaite que celle dont il a été
question précédemment.
CLINIAS C'est à croire.
L'ATHÉNIEN Est-ce que celle dont nous venons de toucher un mot ne serait pas par hasard
celle dont nous avons besoin ?
CLINIAS Si, assurément.
L'ATHÉNIEN N'avons-nous pas dit qu'un ouvrier consommé dans son art et qu'un gardien
devaient être capables non seulement de porter leurs regards sur plusieurs objets, mais encore
tendre à un but unique, le bien connaitre et, l'ayant connu, se régler sur lui en embrassant tout
d'une seule vue ?
CLINIAS Fort bien.
L'ATHÉNIEN Est-il possible à quelqu'un d'examiner et de voir quoi que ce soit plus
exactement qu'en embrassant sous une seule idée plusieurs choses qui difèrent entre elles ?
CLINIAS Peut-être.
L'ATHÉNIEN Non pas peut-être, mon cher, car il est bien réel qu'il n'y a pas pour l'esprit
humain de méthode plus lumineuse que celle-là.
CLINIAS Je te crois sur parole, étranger, et je te l'accorde; continuons donc sur ce pied notre
discussion.
L'ATHÉNIEN Il faut donc, ce semble, forcer aussi les gardiens de notre divine cité à voir
exactement d'abord ce qu'il peut y avoir d'identique, comme nous le disons, dans ces quatre
vertus, le courage, la tempérance, la justice et la prudence, que nous appelons avec raison d'un
seul nom. Ce point-là, mes amis, si nous le voulons bien, serrons-le maintenant fortement et
ne le lâchons pas, avant d'avoir suffisamment expliqué quel est ce but auquel il faut viser, soit
comme à une chose simple, soit comme à un tout, soit comme à l'un et à l'autre, en un mot,
quelle qu'en soit la nature. Si ce point nous échappe, pouvons-nous croire que nous serons
jamais capables de connaître exactement ce qui touche à la vertu, étant hors d'état de dire si
elle est plusieurs choses, si elle est quatre, ou si elle est une seule. Si donc vous voulez suivre
mes conseils, nous tâcherons de trouver quelque moyen de faire naître cette connaissance
dans notre cité. Si néanmoins vous êtes absolument d'avis qu'il faut y renoncer, renonçons-y.
CLINIAS Pas du tout, étranger ; au nom du dieu de l'hospitalité, ne quittons point cette
matière, car ton avis nous paraît parfaitement juste ; mais comment trouver ce moyen ?
L'ATHÉNIEN Avant de parler du moyen, commençons par décider d'un commun accord s'il
faut ou non le chercher.
CLINIAS Il le faut, si c'est possible.

XIII

L'ATHÉNIEN Mais quoi ? ne pensons-nous pas la même chose au sujet du beau et du bien ?
Nos gardiens doivent-ils se borner à savoir que chacune de ces choses est plusieurs, et ignorer
comment et par où elle est une ?
CLINIAS Il me paraît à peu près indispensable qu'ils conçoivent aussi comment elle est une.

277
L'ATHÉNIEN Suffit-il qu'ils le conçoivent, s'ils sont d'ailleurs incapables de le démontrer par
le discours ?
CLINIAS Assurément non ; autrement, ils n'auraient pas plus d'esprit que des esclaves.
L'ATHÉNIEN Mais quoi ? ne faut-il pas en dire autant de tous les objets d'un intérêt sérieux ?
N'est-il pas nécessaire que ceux qui sont destinés à être des gardiens réels connaissent
réellement le vrai sur ces objets, qu'ils soient capables de les expliquer par la parole, de s'y
conformer dans la pratique et de juger ce qui est ou n'est pas naturellement beau ?
CLINIAS Sans contredit.
L'ATHÉNIEN Une des plus belles connaissances n'est-elle pas celle qui concerne les dieux,
leur existence et l'étendue de leur puissance, que nous avons démontrées minutieusement, et
que tout homme doit connaître autant que possible. La plupart des habitants de notre État sont
excusables de se borner à écouter la voix des lois ; mais pour ceux qui prendront part à la
garde de l'État, il ne faut prendre que ceux qui se seront appliqués à rassembler toutes les
preuves de l'existence et du pouvoir des dieux, et il ne faut jamais laisser choisir comme
gardien des lois ni compter parmi les hommes vertueux quiconque ne sera pas un homme
divin et profondément versé dans ces matières.
CLINIAS Il est juste en effet de tenir, comme tu dis, pour étrangers aux belles choses ceux
qui sont indolents ou incapables de s'y appliquer.
L'ATHÉNIEN Ne savons-nous pas qu'il y a deux choses qui conduisent à croire tout ce que
nous avons exposé précédemment ?
CLINIAS Lesquelles ?
L'ATHÉNIEN La première est ce que nous avons dit de l'âme, qu'elle est le plus ancien et le
plus divin de tous les êtres que le mouvement a fait naître et doués d'une essence éternelle.
L'autre est l'ordre qui règne dans les révolutions des astres et de tous les autres corps
gouvernés par l'intelligenre qui a arrangé l'univers. Il n'est personne qui, après avoir considéré
cet ordre avec un esprit attentif et audessus du commun, soit tellement ennemi des dieux qu'il
n'entre pas dans des sentiments contraires à ceux du vulgaire. Celui-ci s'imagine que ceux qui
s'occupent de ces sortes de sciences avec le secours de l'astronomie et des arts nécessaires qui
marchent avec elle deviennent athées, parce qu'ils se sont rendu compte que tout arrive par
nécessité, et non selon les desseins d'une volonté qui dirige tout vers le bien.
CLINIAS. Qu'en est-il donc ?
L'ATHÉNIEN Tout le contraire de ce qu'on pense à présent et de ce qu'on pensait, lorsqu'on
tenait les astres pour des corps inanimés. Cependant, même alors, l'étonnement provoqué par
les astres se glissait dans les esprits et l'on soupçonnait ce qui est aujourd'hui tenu pour
certains parmi ceux qui ont examiné les choses de près, que jamais des corps inanimés
n'useraient de calculs si admirablement exacts, s'ils n'étaient pas doués d'intelligence. Il est
vrai que certains philosophes ont osé, même alors, se risquer à dire que l'intelligence avait
ordonné tout ce qui se passe dans le ciel (50). Mais, d'un autre côté, les mêmes philosophes
s'abusant sur la nature de l'âme, qui est plus ancienne que les corps, et s'imaginant qu'elle est
plus jeune, ont pour ainsi dire tout bouleversé, et eux-mêmes plus que tout le reste; car tous
les corps en mouvement dans le ciel qui s'offraient à leurs yeux leur ont paru pleins de pierre,
de terre et de beaucoup d'autres matières inanimées, auxquelles ils ont attribué les causes de
l'harmonie de l'univers. Voilà ce qui a produit alors tant d'athées et suscité tant de difficultés à
ceux qui s'occupent de ces choses. Voilà d'où sont venues les injures des poètes qui comparent
les philosophes à des chiens qui se livrent à de vains aboiements, et qui lâchent d'autres
sottises ; mais aujourd'hui, c'est, comme j'ai dit, tout le contraire.
CLINIAS Comment cela ?

XIV

278
L'ATHÉNIEN Il n'est pas possible qu'aucun mortel ait une solide piété, s'il ne sait pas les
deux choses dont nous avons parlé, à savoir que l'âme est le plus ancien de tous les êtres qui
existent par voie de génération, qu'elle est immortelle et qu'elle commande à tous les corps, et
de plus, qu'il y a dans les astres comme nous l'avons dit souvent, une intelligence qui préside à
tous les êtres. Il faut encore qu'il soit versé dans les sciences nécessaires pour préparer à ces
connaissances, et qu'après avoir saisi les rapports qu'elles ont avec la musique, il s'en serve
pour y ajuster les moeurs, les institutions et les lois, enfin qu'il soit capable de rendre raison
des choses qui sont susceptibles d'une définition. Celui qui est incapable d'ajouter ces
connaissances à ses vertus civiles ne sera jamais un chef d'État à la hauteur de sa tâche ; il ne
pourra être que le serviteur des autres. C'est maintenant à nous, Clinias et Mégillos, de voir si
nous devons ajouter à toutes les lois que nous avons édictées celle qui établira, pour garder et
conserver la cité conformément à la loi, un conseil nocturne des magistrats qui auront reçu
l'éducation complète que nous avons exposée. Sinon, quel parti prendrons-nous ?
CLINIAS Nous ne pouvons, excellent ami, nous dispenser de l'ajouter, pour peu que la chose
soit en notre pouvoir.
L'ATHÉNIEN C'est donc dans ce but que nous devons tous unir nos efforts. Pour moi, je vous
y aiderai de grand coeur et peut-être j'en trouverai d'autres qui se joindront à moi, grâce à
l'expérience que j'ai acquise en ces matières et aux fréquentes recherches que j'ai faites.
CLINIAS Oui, étranger, il faut avant tout avancer dans cette voie où Dieu semble nous
conduire. Mais comment nous pourrons y réussir, c'est ce qu'il faut maintenant chercher et
expliquer.
L'ATHÉNIEN Il n'est pas encore possible, Mégillos et Clinias, de faire des lois sur ces
matières, avant que le conseil ait été organisé. Alors il sera temps de fixer par la loi l'autorité
qu'il doit avoir. Pour le moment, si nous voulons que notre entreprise réussisse, il faut la
préparer en nous instruisant par de fréquents entretiens.
CLINIAS Comment ? Que veux-tu dire par là ?
L'ATHÉNIEN Tout d'abord il faut dresser une liste de tous ceux qui sont propres à une garde
de cette nature par leur âge, par la valeur de leurs connaissances, par leur caractère et leurs
habitudes. Après cela, pour les sciences qu'ils doivent apprendre, il n'est pas facile de les
inventer soi-même, ni d'en prendre leçon d'un autre qui les aurait inventées. En outre, il serait
inutile de fixer par écrit à quel moment et pendant combien de temps il faut étudier chaque
science ; car ceux mêmes qui l'apprennent ne savent pas au juste le temps nécessaire pour le
faire, avant de s'être rendus maîtres de cette science. Ainsi, comme on ne peut rien dire de
clair à ce sujet, il serait mal à propos d'en parler, et ce qu'on pourrait en dire avant le temps
n'éclaircirait rien.
CLINIAS S'il en est ainsi, étranger, que faut-il faire ?
L'ATHÉNIEN On peut, mes amis, dire avec le proverbe que tout est commun entre nous, et,
si vous voulez bien jouer le tout pour le tout sur notre constitution entière, ou, comme on dit
au jeu de clés amener le point le plus haut ou le plus bas, il faut le faire. Moi-même, je
partagerai le risque avec vous, en vous disant et vous expliquant ce que j'ai trouvé de bon dans
l'instruction et l'éducation que nous venons de traiter. Le risque est sérieux, il est vrai, et,
d'autres y trouveraient peu d'avantages. C'est toi, Clinias, que j'exhorte à t'en charger ; car, si
tu organises comme il faut la république des Magnètes, ou quel que soit le nom que Dieu
veuille lui donner, tu remporteras une très grande gloire, ou du moins tu ne manqueras pas de
passer pour le plus brave de ceux qui viendront après toi. Si donc ce conseil divin voit le jour,
il faudra lui confier, mes chers amis, la garde de l'État. Il n'y a aucun doute là-dessus et l'on
peut dire qu'aucun législateur actuel n'y trouverait à dire. Alors nous aurons, je pense,
accompli effectivement ce que nous avons rêvé tout à l'heure en nous entretenant, lorsque
nous avons formé une sorte d'image en mêlant ensemble la tête et l'intelligence, si les
membres de notre conseil sont exactement appariés et si, après avoir reçu une instruction

279
appropriée et puis avoir été placés dans la citadelle comme dans la tête du pays, ils deviennent
des gardiens accomplis, propres à sauver l'État, tels que nous n'en avons jamais vu au cours de
notre vie.
MÉGILLOS Mon cher Clinias, après tout ce qlue nous venons d'entendre, ou il faut renoncer
à fonder la colonie, ou ne pas laisser aller cet étranger, mais l'associer à la fondation de la cité
à force de prières et par tous les moyens possibles.
CLINIAS Ce que tu dis, Mégillos, est très vrai, et je vais essayer de le faire : seconde-moi de
ton côté.
MÉGILLOS Je te seconderai.

(44) Voir le chant XVI de l'Iliade, où Patrocle revêt les armes d'Achille et, après avoir
accompli un grand nombre d'exploits, succombe sous les coups d'Hector.
(45) Sur Kaineus voyez Ovide, Métam. XII.
(46) Cf. Aristophane, Nuées 497 sqq. : SOCRATE s'adressant à Strepsiade qui demande
entrée dans son école : Allons maintenant habit bas. - STREPSIADE : Ai-je fait quelque
faute ? - SOCRATE Non, mais il est de règle d'entrer nu. - STREPSIADE : Pourtant, je ne
viens pas fureter chez un récéleur.
(47) Platon apparente à tort nñow Intelligence avec nñmow, loi.
(48) Les biens qui lui sont nécessaires sont le fonds de terre assigné à chaque citoyen et ce
qui est nécessaire pour le cultiver.
(49) Les Moires ou Destinées (Parques chez les Romains) étaient au nombre de trois :
Klôthô, Lakhésis et Atropos.
(50) Allusion à Anaxagore qui soutint le premier que le chaos primitif avait été débrouillé et
mis en ordre par l'Intelligence.

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