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Platon

I / L’éducation, une priorité pour la cité


« Que l’élu lui-même et l’électeur se mettent dans l’esprit que cette magistrature est la plus importante parmi les
charges suprêmes de la cité. Pour tout ce qui pousse, en effet, c’est un bon départ de la première pousse qui peut plus
que tout porter sa nature à l’excellence et lui apporter l’achèvement approprié, qu’il s’agisse de plantes, d’animaux
domestiques ou sauvages, ou d’hommes. Or, l’homme, affirmons-nous, est un animal apprivoisé ; pourtant, si avec une
éducation correcte et une heureuse nature, il devient d’ordinaire l’animal le plus divin et le plus apprivoisé, lorsqu’il a
reçu une éducation insuffisante ou une mauvaise éducation, il devient le plus sauvage de tous ceux qu’engendre la terre.
De sorte que ce n’est pas comme quelque chose de secondaire ni comme quelque chose d’accessoire que le législateur
doit traiter l’éducation des enfants. Et parce que ce doit être une priorité que de bien choisir celui qui doit être le
responsable des enfants, c’est le meilleur citoyen sous tous les rapports que, dans toute la mesure du possible, le
législateur doit établir pour en faire leur responsable. » (Platon, Les lois, 765d-766d)

II / L'éducation et l'art
« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Quelle leçon prétendons-nous bien trouver dans cette interdiction ? N’est-ce pas celle-
ci, à savoir que les poètes ne sont pas vraiment en mesure de discerner en toute clarté où se trouvent le bien et le mal ?
Lors donc qu’un poète aura donné corps à cette erreur en un poème destiné à être récité ou à être chanté, en adressant
aux dieux des prières qui ne conviennent pas, il amènera nos concitoyens à demander dans les occasions les plus graves
le contraire de ce qu’il faudrait. Or, comme nous le disions, nous ne trouverons pas beaucoup de fautes qui soient plus
graves que celle-là. Eh bien, devons-nous poser ceci aussi comme l’une des lois et l’un des modèles qui s’appliquent
aux compositions inspirées par les Muses ?
CLINIAS : Quoi ? Montre-le-nous plus clairement encore.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Que le poète ne compose rien d’autre que ce que la cité regarde comme légal, juste,
comme beau ou comme bon. Quant à ses compositions, il ne lui sera permis de les montrer à aucun particulier avant
qu’elles n’aient été vues et approuvées par les juges qui auront été désignés à cet effet et par les gardiens des lois. Peut-
être devons-nous considérer comme désignés ceux que nous avons choisis comme législateurs dans le domaine des
Muses et le responsable de l’éducation. Mais quoi ? La question, je l’ai souvent posée ; devons-nous poser cette loi
comme moule et troisième sceau ? Ou bien que vous en semble-t-il ?
CLINIAS : Posons-le, sans contredit.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNE : Cela posé, il sera parfaitement juste de chanter en l’honneur des dieux des hymnes et des
éloges associés à des prières ; on pourra aussi, après s’être adressé aux dieux, adresser aux démons et aux héros des
prières comportant des éloges qui leur conviennent à eux tous.
CLINIAS : Sans aucun doute.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Cela posé, nous pourrons d’ores et déjà édicter cette loi qui ne susciterait absolument
aucune réticence : tous ceux des citoyens qui auront franchi le terme de la vie après avoir, selon le corps ou selon l’âme,
accompli de belles actions et s’être donné de la peine, et qui auront docilement obéi aux lois, se verront adresser des
éloges comme il convient.
CLINIAS : Sans aucun doute.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : À coup sûr, ceux qui vivent encore, les honorer par des éloges et par des hymnes ne va
pas sans risque : il faut attendre qu’un homme ait couru tout entière la course de la vie, en la couronnant par une belle
fin. À tous ces honneurs auront part aussi bien nos hommes que nos femmes, tous ceux qui se seront signalés par leurs
mérites. Voici maintenant comment devront être établis les chants et les danses. Les anciens nous ont laissé beaucoup de
belles et anciennes compositions dans le domaine des Muses, mais aussi des danses de même qualité, qui sont destinées
aux corps et parmi lesquelles on pourra choisir sans réticence ce qui convient et sied à la constitution politique que nous
sommes en train d’établir. Pour faire cet examen, c’est-à-dire ce tri, il faudra élire des hommes d’au moins cinquante
ans. Et tout ce qui paraîtra satisfaisant dans les anciennes compositions, ils l’admettront ; en revanche ce qui sera
insatisfaisant ou parfaitement impropre sera soit purement et simplement rejeté, soit accommodé à un nouveau rythme.
Ils s’adjoindront pour cela des hommes qui sont à la fois des poètes et des gens qui s’y connaissent dans le domaine des
Muses, des gens dont ils utiliseront les talents poétiques, mais sans se fier à leurs goûts ou à leurs désirs, sauf rares
exceptions. Ce sont les souhaits du législateur qu’ils interpréteront, pour instituer la danse, le chant et tout ce qui
concerne les chœurs, en imposant autant que possible ses vues. Oui, dans le domaine des Muses, toute pratique qui est
dépourvue d’ordre devient mille fois meilleure lorsqu’elle a été réglée, et cela même si elle perd en charme. Mais toutes
procurent également de l’agrément. Car si la culture musicale au sein de laquelle on a vécu depuis l’enfance jusqu’à
l’âge mûr et raisonnable a été de l’espèce raisonnable et réglée, on ne peut jamais prêter l’oreille à l’autre espèce sans la
détester et la déclarer indigne d’un homme libre. Au contraire, si on a été élevé dans l’espèce populaire et doucereuse,
on déclare que l’espèce opposée est froide et insipide. Dès lors, et c’est justement là ce qui vient d’être dit, du point de
vue de l’agrément ou du manque d’agrément, aucune n’est supérieure ni inférieure à l’autre. Ce qui fait leur différence,
c’est que l’une rend meilleurs les hommes qui ont été élevés en elle, tandis que l’autre les rend pires.
CLINIAS : Bien parlé.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : En outre, il faudra sans doute séparer les chants selon qu’ils conviennent aux femmes ou
aux hommes, en les distinguant par telle ou telle caractéristique, et leur donner bien sûr une mélodie et un rythme
adaptés. C’est une chose terrible en effet que de chanter sur une mélodie totalement déplacée ou sur un rythme contre
nature, en ne donnant aucunement aux mélodies des caractères qui lui conviennent dans chaque cas. Il est donc
nécessaire de légiférer aussi sur la forme à leur donner. On peut imposer autoritairement à l’un ou l’autre sexe les unes
ou les autres de ces formes. Toutefois, ce qui en elles se conforme chaque fois à la différence même de nature entre l’un
et l’autre sexe, il faut l’expliquer clairement par cette différence. Aussi la loi et le préambule stipuleront-ils que les
garçons se distinguent par un penchant à la grandeur et au courage et que les filles se distinguent au contraire par une
inclination qui pousse plutôt vers la réserve et la réflexion.
Voilà donc un ordre établi. Parlons ensuite de l’enseignement, c’est-à-dire de la transmission de ces formes elles-mêmes
: comment, par qui et à quel moment doivent-elles être exécutées ? Prenons un exemple. Un constructeur de navires, au
moment où il commence à construire un navire, met en place la carène et esquisse ainsi la structure du navire. Il me
semble que je fais la même chose lorsque, essayant de distinguer la structure des modes de vie en fonction des
caractères des âmes, je mets réellement en place les carènes de ces modes de vie, en examinant avec soin par quels
moyens, par quelles façons de vivre, nous conduirons le mieux possible notre existence jusqu’au terme de cette
traversée en quoi consiste la vie. Même si, en vérité, les affaires humaines ne méritent guère qu’on s’en occupe, il est
toutefois nécessaire de s’en occuper ; voilà qui est dommage. Mais, puisque nous en sommes là, si nous pouvions le
faire par un moyen convenable, peut-être aurions-nous trouvé le bon ajustement. Que veux-je bien dire par là, voilà sans
aucun doute une question que l’on me poserait à bon droit.
CLINIAS : Oui, absolument.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Je veux dire qu’il faut s’appliquer sérieusement à ce qui est sérieux, et non à ce qui ne
l’est pas ; que par nature la divinité mérite un attachement total dont le sérieux fasse notre bonheur, tandis que l’homme,
comme je l’ai dit précédemment, a été fabriqué pour être un jouet pour la divinité, et que cela c’est véritablement ce
qu’il y a de meilleur pour lui. Voilà donc à quel rôle tout au long de sa vie doit se conformer tout homme comme toute
femme, en se livrant aux plus beaux jeux qui soient, mais dans un état d’esprit qui est le contraire de celui qui est
aujourd’hui le leur.
CLINIAS : Que veux-tu dire ?
L'’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Aujourd’hui, on s’imagine sans doute que les activités sérieuses doivent être effectuées
en vue des jeux : ainsi estime-t-on que les choses de la guerre, qui sont des choses sérieuses, doivent être bien conduites
en vue de la paix. Or, nous le savons, ce qui se passe à la guerre n’est en réalité ni un jeu ni une éducation qui vaille la
peine d’être considérée par nous, puisqu’elle n’est pas et ne sera jamais ce que nous affirmons être, à notre point de vue
du moins, la chose la plus sérieuse. Aussi est-ce dans la paix que chacun doit passer la partie de son existence la plus
longue et la meilleure. Où donc se trouve la rectitude ? Il faut passer sa vie en jouant, en s’adonnant à ces jeux en quoi
consistent les sacrifices, les chants et les danses qui nous rendront capables de gagner la faveur des dieux, de repousser
nos ennemis et de les vaincre au combat. Mais quelles sortes de chants et quelles sortes de danses nous permettraient
d’atteindre l’un et l’autre de ces objectifs ? Nous en avons indiqué le modèle et, pour ainsi dire, nous avons ouvert les
routes qu’il convenait d’emprunter en estimant que le poète avait raison de dire :
« Des paroles, Télémaque, il en est une partie que tu concevras dans ton cœur,
Et une autre partie que quelque bon génie te fournira, car tu n’as pu, je pense,
Ni naître ni grandir sans quelque bon vouloir des dieux. »
Nos nourrissons doivent eux-mêmes penser la même chose et ils doivent juger que ce qui a été dit suffit, et que leur
démon aussi bien que leur divinité leur suggéreront, en ce qui concerne les sacrifices et les danses, à quels dieux, à
quels moments pour chaque dieu et dans chaque cas ils offriront leurs jeux en prémices tout en se les rendant propices.
Ce faisant, ils mèneront une vie conforme à leur nature, puisqu’ils ne sont pour l’essentiel que des marionnettes, même
s’il leur arrive d’avoir part à la vérité.
MÉGILLE : Tu ravales au plus bas, Étranger, le genre humain qui est le nôtre.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Ne t’en étonne pas, Mégille, pardonne-moi plutôt. Car c’est parce que j’avais le regard
fixé sur le dieu et l’esprit plein de lui que j’ai dit ce que je viens de dire. Mettons donc, si cela te fait plaisir, que le genre
qui est le nôtre n’est pas sans valeur, et qu’il mérite d’être pris quelque peu au sérieux.
Passons à ce qui vient ensuite. Nous avons prescrit de construire pour tous des gymnases et des écoles publiques au
nombre de trois dans le centre de la cité ; puis encore, en dehors de la ville, dans ses environs, encore au nombre de
trois, des manèges pour l’équitation, avec de larges espaces libres aménagés en vue du tir à l’arc et du lancer d’autres
projectiles, destinés à la fois à instruire les jeunes gens et à les entraîner. Si d’aventure nos prescriptions n’avaient pas
été assez explicites, alors voici le moment de le faire en y joignant les lois. Dans tous ces établissements résideront
comme maîtres pour chaque discipline des étrangers salariés qui enseigneront à ceux qui fréquenteront leur école tout ce
qui a trait à la guerre et toutes les disciplines qui se rapportent au domaine des Muses. Mais nous n’accepterons pas que
celui-là fréquente l’école parce que son père le souhaite et que celui-ci la néglige parce que son père ne souhaite pas
qu’il s’instruise. Non, c’est comme on dit « tout homme et tout garçon » que, dans la mesure du possible, parce qu’ils
appartiennent à la cité plus qu’à leurs parents, nous contraindrons à se faire instruire.
Laissez-moi insister en outre sur le fait que la loi qui est la mienne en dira pour les filles tout autant que pour les
garçons, à savoir que les filles doivent s’entraîner d’égale façon. Et je le dirai sans me laisser effrayer le moins du
monde par l’objection suivante : ni l’équitation ni la gymnastique, qui conviennent aux hommes, ne siéraient aux
femmes. Le fait est certain, j’en suis non seulement persuadé par les mythes anciens que j’entends raconter, mais je sais
encore pertinemment que, à l’heure actuelle, il y a pour ainsi dire des milliers et des milliers de femmes autour du Pont,
celles du peuple que l’on appelle « Sauromates », pour qui non seulement le fait de monter à cheval, mais également
celui de manier l’arc et les autres armes est une obligation comme elle l’est pour les hommes, et fait l’objet d’un pareil
exercice.
À quoi s’ajoute, sur le sujet en question, le raisonnement que voici : s’il est vrai que les choses peuvent se passer ainsi,
je déclare que rien n’est plus déraisonnable que la situation qui règne actuellement dans nos contrées, où les hommes et
les femmes ne pratiquent pas tous ensemble de toutes leurs forces et d’un même cœur les mêmes exercices. Toutes les
cités en effet, ou peu s’en faut, se contentent de n’être qu’une moitié de cité au lieu de valoir le double grâce aux mêmes
dépenses et aux mêmes efforts. Et certes il serait étonnant de voir un législateur commettre cette faute. » (Platon, Les
lois, 801b-805b)

III / L’importance d’une éducation structurée, et de l’apprentissage des mathématiques par le jeu
« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Oui, j’ai bien cette crainte dont tu parles, mais je redoute encore plus ceux qui se sont
attachés à ces disciplines, mais qui l’ont mal fait. Le manque d’expérience, même complet, en quelque matière que ce
soit n’est en aucune façon dangereux ni grandement funeste ; bien plus dommageable est une abondance d’expérience et
de savoir accompagnée d’une mauvaise méthode.
CLINIAS : Ce que tu dis est vrai.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Il faut dire qu’un homme de condition libre doit étudier au moins autant de chacune de
ces disciplines qu’en apprend une foule innombrable d’enfants en Égypte, en même temps qu’ils apprennent à lire et à
écrire. D’abord en effet, concernant les calculs, apprendre par jeu et avec plaisir des connaissances inventées pour des
enfants qui ne sont que des enfants, et comment se font les répartitions naturelles : ce sont des fruits et des couronnes à
partager entre un plus grand nombre aussi bien qu’un moins grand nombre de lots, de manière à en faire toujours au
total un même nombre ; ou bien, à la boxe comme à la lutte, l’alternance et la succession de celui qui restera assis aussi
bien que de ceux qui feront la paire. De même, c’est encore par manière de jeu que les maîtres réunissent en un même
ensemble des gobelets d’or, de cuivre, d’argent ou d’une autre matière semblable, ou qu’ils les distribuent en groupes de
la même matière, adaptant de la sorte à un jeu, ainsi que je l’ai dit, les opérations de l’arithmétique indispensable, et ce
afin de rendre les élèves plus aptes aussi bien à régler un campement, une marche et une expédition militaire qu’à
administrer leur maison ; et en général, ils rendent les hommes plus capables de se tirer d’affaire eux-mêmes et plus
éveillés. Après cela, portant leurs leçons sur les mesures, longueurs, largeurs et profondeurs, ils les délivrent d’une
certaine ignorance, ridicule et honteuse, qui affecte naturellement tout le monde.
CLINIAS : De quelle espèce d’ignorance veux-tu parler ?
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Mon cher Clinias, il est en tout cas certain que, lorsque tardivement j’en ai entendu
parler, j’ai été parfaitement surpris de l’état qui est le nôtre en la matière, et il m’a paru moins digne de l’homme que de
cochons à l’élevage. Et ce n’est pas de moi seul que j’ai eu honte, mais de tous les Grecs.
CLINIAS : Honte de quoi ? Explique-nous le sens de tes paroles, Étranger. » (Platon, Les lois, 818e-819e)

IV / L’éducation en vue de la maîtrise de soi et de la vertu, refus de la visée étroitement utilitaire de l’éducation
« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Ne laissons donc pas non plus à l’état d’imprécision ce que nous entendons par
« éducation ». Actuellement en effet, lorsque nous émettons un blâme ou une louange sur la façon dont chacun a été
élevé, nous disons de celui-ci qu’il est parmi nous quelqu’un de bien éduqué et de celui-là au contraire que c’est
quelqu’un de mal éduqué. Mais quelquefois nous disons aussi que sont « mal éduqués » certains autres hommes qui
sont très bien éduqués par rapport au commerce de détail ou à la navigation. Car cette façon de parler, qui est la nôtre,
ne saurait être, semble-t-il, le fait de gens qui pensent que l’éducation, ce n’est pas cela, mais que c’est l’éducation qui,
dès l’enfance, oriente vers l’excellence, inspire le désir et la passion de devenir un citoyen parfait, sachant commander
et obéir comme l’exige la justice. Leur discours, me semble-t-il, ayant mis à part cette façon d’élever les enfants,
voudrait ensuite que l’on appelle « éducation » cette seule formation, et que la formation qui tend vers l’acquisition des
richesses, de la force physique, ou bien encore d’une quelconque compétence qui ne serait guidée ni par l’intelligence ni
par la justice, soit grossière, servile et parfaitement indigne d’être appelée « éducation ». En conséquence, ne disputons
pas sur le mot, mais tenons pour convenu ce que nous disions à l’instant, à savoir que, à tout le moins, les hommes qui
ont été éduqués comme il faut deviennent ordinairement des gens de bien ; qu’il faut assurément en toute occasion
éviter de mépriser l’éducation, étant donné qu’elle est la première parmi ce qui peut advenir de mieux aux hommes les
meilleurs ; et que si jamais elle dévie et qu’il soit possible de la remettre dans le droit chemin, voilà ce que chacun doit
faire durant toute sa vie, dans la mesure de ses forces.
CLINIAS : Voilà ce qu’il convient de faire, nous en sommes d’accord avec toi.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : La chose est sûre, il y a un moment déjà nous sommes également tombés d’accord sur
ce point : les gens de bien sont ceux qui sont capables de se dominer, alors que les méchants sont ceux qui n’en sont pas
capables.
CLINIAS : Rien de plus juste.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Eh bien, donc, revenons sur ce point et indiquons avec plus de clarté encore ce que nous
entendons par là. Permettez-moi d’utiliser une image pour vous le faire voir, si je suis en quelque façon capable de le
faire.
CLINIAS : Tu n’as qu’à parler.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Voici. Devons-nous admettre que chacun de nous est un individu ?
CLINIAS : Oui.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Mais un individu qui a en lui deux conseillers à la fois antagonistes et déraisonnables,
que nous appelons « plaisir » et « douleur » ?
CLINIAS : C’est bien cela.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES :Et en plus de ces deux-là, il a des opinions sur ce qui va arriver, qui portent le nom
commun d’« attente », et le nom particulier de « crainte », s’il s’agit de l’attente d’une douleur, et de « confiance », s’il
s’agit de l’attente du contraire. Et en plus de tout cela, il existe la raison qui calcule ce qui en ces sentiments vaut le
mieux et ce qui est le pire pour chacun de nous ; et quand ce calcul est devenu le décret commun de la cité, il porte le
nom de « loi ».
CLINIAS : J’ai quelque peine à te suivre. Poursuis malgré tout, comme si je te suivais.
MÉGILLE : Moi aussi, je l’avoue, j’éprouve la même impression.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Eh bien, considérons le problème de la façon suivante. Prenons pour acquis que chacun
de nous, les vivants, est une marionnette fabriquée par les dieux. Qu’elle ait été constituée pour leur servir de jouet ou
dans un but sérieux, cela bien sûr nous ne pouvons vraiment pas le savoir ; mais ce que nous savons, c’est que ces
affections dont je viens de parler et qui sont en nous comme des tendons ou des ficelles, nous tirent et, comme elles sont
antagonistes, elles nous conduisent à des actions opposées au long de la frontière qui sépare la vertu du vice. Car dans
l’histoire que nous racontons, chacun, en obéissant toujours à une seule de ces tractions et en ne s’y opposant en aucune
circonstance, doit résister à la traction des autres tendons. Et cette [645a] traction, c’est la commande d’or, la commande
sacrée, la raison que l’on qualifie de « loi collective de la cité », tandis que les autres commandes sont raides et de fer :
alors que la première est souple parce qu’elle est d’or, les autres se présentent sous l’apparence de matériaux divers. Il
faut donc toujours prêter son aide à la plus belle des tractions, celle de la loi. Parce que, en effet, le calcul rationnel est
beau, mais doux en ce qu’il n’use pas de contrainte, il a besoin d’aide pour opérer sa traction, afin d’assurer en nous la
prédominance de l’or sur les autres matériaux. Voilà donc bien comment pourrait arriver à bon port ce mythe sur
l’excellence qui nous représente comme des marionnettes, et voilà comment, d’une certaine manière, on pourrait
apercevoir plus clairement ce que signifie « l’emporter sur soi-même et être vaincu par soi-même », et ce qui s’ensuit
pour l’individu comme pour la cité, le premier devant se faire en lui-même une idée juste de ces tractions et régler sa vie
là-dessus, quand pour sa part la cité, qu’elle ait reçu cette idée d’un dieu ou bien de quelqu’un qui s’y connaît, doit
l’ériger en loi pour régler ses affaires intérieures et ses relations avec les autres cités. De cette façon aussi, la distinction
entre le vice et la vertu pourrait nous apparaître avec plus de clarté. Et la lumière jetée sur cette question permettra peut-
être d’y voir plus clair en ce qui concerne l’éducation et les autres institutions, en particulier sur la question du temps
passé à boire du vin, question triviale que l’on pourrait juger ne pas mériter une abondance excessive de discours, mais
qui pourrait bien ne pas s’avérer indigne de cette abondance. »
Platon, Les lois, 643d-645c

V / Une éducation par le jeu et sans contrainte, et la sélection des philosophes-rois


« — En conclusion, nous dirons que la science du calcul, la géométrie et toutes les disciplines préparatoires qui doivent
précéder la dialectique, doivent être enseignées dès le plus jeune âge sans pour autant conférer à cet enseignement la
structure d’un programme d’enseignement obligatoire.
—Et pourquoi cela ?
— Parce qu'un homme libre ne doit jamais apprendre une science comme s'il était un esclave. S’il est vrai que les
efforts corporels, imposés par la contrainte ne peuvent pas faire de mal au corps, par contre aucun enseignement imposé
de force à l’âme ne pourra y demeurer.
— C’est vrai, dit-il.
— Évite donc de recourir à la force, dis-je, homme excellent, quand tu formes les enfants dans ces matières, fais-le
plutôt en jouant. De cette façon, tu pourras mieux distinguer ce pour quoi chacun est naturellement doué.
— Ce que tu dis, dit-il, est plein de sens.
— Or tu te souviens, dis-je, que nous avons affirmé qu’il fallait conduire les enfants à la guerre, sur des chevaux, pour
qu’ils l’observent, et que, si cela ne devait présenter aucun danger, il fallait également les conduire à proximité du
combat et leur faire goûter le sang, comme aux chiots ?
— Je m’en souviens, dit-il.
— Dès lors, dans toutes ces situations, dis-je, dans les efforts, dans les apprentissages et dans les exercices qui
présentent des risques, celui qui se montrera dans chaque circonstance le plus alerte, il faudra le classer dans un groupe
à part.
— À quel âge ? dit-il.
— Au moment, dis-je, où on les libérera des exercices gymnastiques obligatoires. Durant cette période en effet, qu’elle
se soit étendue sur deux ou sur trois années, il était impossible de s’adonner à autre chose. Fatigue et sommeil sont les
ennemis des études. Et en même temps, ce sera l’une des épreuves, et non la moindre, que chacun montre qui il est dans
les exercices gymnastiques.
— Oui, comment faire autrement ? dit-il.
— Donc, après cette période, dis-je, ceux qui auront été choisis parmi les jeunes de vingt ans recevront des honneurs
plus grands que les autres, et les enseignements qu’on leur avait présentés sans ordre dans leur éducation enfantine, il
faudra les articuler pour produire une vue synoptique de leur parenté les uns avec les autres, et aussi avec la nature de ce
qui est réellement.
— Seul, en effet, dit-il, un tel enseignement peut demeurer bien ferme chez ceux en qui il est implanté.
— Et c’est également, dis-je, la meilleure épreuve pour distinguer le naturel dialectique de celui qui ne l’est pas. Car
celui qui peut accéder à une vue synoptique est dialecticien, tandis que l’autre ne l’est pas.
— Je pense comme toi, dit-il.
— Sur ces questions, dès lors, dis-je, il sera nécessaire que tu les évalues, de manière à reconnaître ceux qui sont le plus
capables parmi eux de se qualifier : ceux qui seront constants dans les études, constants également à la guerre et dans
les autres devoirs prescrits par la loi. C’est à ceux-là, lorsqu’ils auront dépassé l’âge de trente ans, qu’on donnera la
préférence, dans le groupe de ceux qui auront déjà été recrutés, pour recevoir des honneurs supérieurs. Puis on
examinera, en mettant à l’épreuve leur capacité de dialoguer, lequel est en mesure de se mettre en chemin, libre de la
vue et de toute activité de perception, pour se diriger avec le soutien de la vérité vers cela qui est réellement en soi. »
Platon, République, VII, 536d-537d

VI / Socrate, ancêtre des pédagogies actives ?


« SOCRATE : [T]u es dans les affres, cher Théétète : cela vient de ce qu’au lieu de n’avoir rien en toi, tu es plein. (…)
Tu n’as pas entendu dire que moi, je suis le fils d’une accoucheuse, tout à fait de la bonne race, un vrai homme,
Phénarète ?
THÉÉTÈTE : J’ai déjà entendu cela.
SOCRATE : Et que j’exerce le même métier, est-ce que tu l’as entendu ?
THÉÉTÈTE : Pas du tout.
SOCRATE : Eh bien, le fait est, sache-le bien ; ne me dénonce pourtant pas devant les autres. Car, mon ami, cela passe
inaperçu, que je possède cet art : eux, parce qu’ils ne le voient pas, ce n’est pas cela qu’ils disent sur moi, mais que je
suis absolument de nulle part et que je fais perdre aux hommes leurs moyens. Cela aussi, tu l’as entendu ?
THÉÉTÈTE : Moi, oui.
SOCRATE : Dois-je donc te dire ce qui en est cause ?
THÉÉTÈTE : Tout à fait.
SOCRATE : Aie bien à l’esprit ce qui a trait aux accoucheuses, sans rien omettre de ce que cela englobe, et tu
comprendras plus facilement ce que je veux que tu comprennes. Tu sais peut-être, en effet, qu’aucune d’entre elles
n’accouche d’autres femmes alors qu’elle-même est encore mise enceinte et a des enfants : au contraire, ce sont celles
qui sont désormais incapables d’avoir des enfants qui accouchent les autres.
THÉÉTÈTE : Tout à fait.
SOCRATE : Et la cause de cela, on dit que c’est Artémis ; qu’elle, qui est étrangère au mariage, a pour fonction de
veiller aux naissances. Bien sûr, ce n’est pas aux femmes stériles qu’elle a, par conséquent, accordé de faire les
accouchements, parce que la nature humaine est trop faible pour s’approprier l’art de ce dont elle n’a pas l’expérience ;
mais c’est à celles qui, du fait de leur âge, n’ont pas d’enfants, qu’elle a assigné cette tâche, comme un prix accordé à
leur ressemblance avec elle.
THÉÉTÈTE : C’est plausible.
SOCRATE : Ceci également, donc, est plausible, nécessaire même : que les accoucheuses, mieux que les autres
femmes, reconnaissent les femmes enceintes et celles qui ne le sont pas ?
THÉÉTÈTE : Sans réserve, cette fois.
SOCRATE : Bien connu aussi, le fait que les accoucheuses, par les médicaments qu’elles donnent et par leurs chants,
ont le pouvoir à la fois d’éveiller les douleurs et de les rendre plus douces à volonté, et aussi de faire accoucher celles
qui ont un accouchement difficile, tout comme, si leur avis est de faire avorter un jeune être, elles provoquent
l’avortement ?
THÉÉTÈTE : C’est cela.
SOCRATE : Est-ce qu’en outre tu t’es aussi aperçu de ceci qui leur est propre : qu’elles sont aussi des entremetteuses
tout à fait imbattables, en ce sens qu’elles ont toute compétence pour ce qui est de savoir quelle compagne il faut à quel
homme pour mettre au monde les enfants les meilleurs ?
THÉÉTÈTE : Cela, je n’en sais rien du tout.
SOCRATE : Eh bien, sache qu’elles en conçoivent plus de fierté que [149e] de couper le cordon. Réfléchis en effet :
crois-tu que l’entretien et la récolte des fruits de la terre font partie du même métier que savoir, par ailleurs, sur quel sol
il faut jeter quelle plante et quelle semence, ou cela relève-t-il d’un autre art ?
THÉÉTÈTE : Non, au contraire, cela appartient au même.
SOCRATE : Mais visant la femme, tu crois qu’autre est l’art d’avoir ce genre de connaissance, autre l’art de la récolte ?
THÉÉTÈTE : Ce n’est pas probable, en tout cas.
SOCRATE : Non, en effet. Mais, à cause du commerce, étranger à toute règle et pratique réfléchie, qui rapproche
homme et femme – à quoi l’on donne le nom de proxénétisme –, les accoucheuses, parce qu’elles sont respectables,
évitent même de s’occuper de transmettre les propositions, craignant, à s’en occuper, de tomber sous l’autre accusation.
Pourtant, c’est à celles du moins qui sont, au réel sens du mot, des accoucheuses, à elles seules, qu’il convient de faire
aussi, dans les règles de l’art, les intermédiaires.
THÉÉTÈTE : Il y a apparence.
SOCRATE : Voilà donc jusqu’où s’étend le métier des accoucheuses : moins loin que mon propre rôle. Car il y a une
chose supplémentaire qui n’est pas possible aux femmes : parfois mettre au monde des êtres imaginaires, parfois des
êtres véritables, et que la chose ne soit pas facile à diagnostiquer. Si les femmes avaient cela en plus, ce serait pour les
accoucheuses le travail le plus important et le plus beau, de trier ce qui est véritable ou non ; ou bien tu ne le crois pas ?
THÉÉTÈTE : Moi, si.
SOCRATE : Or, à mon métier de faire les accouchements, appartiennent toutes les autres choses qui appartiennent aux
accoucheuses, mais il en diffère par le fait d’accoucher des hommes, mais non des femmes, et par le fait de veiller sur
leurs âmes en train d’enfanter, mais non sur leurs corps. Et c’est cela le plus important dans notre métier : être capable
d’éprouver, par tous les moyens, si la pensée du jeune homme donne naissance à de l’imaginaire, c’est-à-dire à du faux,
ou au fruit d’une conception, c’est-à-dire à du vrai. Pourtant, j’ai au moins cet attribut, qui est propre aux
accoucheuses : je suis impropre à la conception d’un savoir, et ce que beaucoup m’ont déjà reproché, à savoir que je
questionne les autres, mais que moi-même je ne réponds rien sur rien parce qu’il n’y a en moi rien de savant, c’est un
fait véritable qu’ils me reprochent. Et la cause de ce fait, la voici : procéder aux accouchements, le dieu m’y force, mais
il me retient d’engendrer.
Le fait est donc que je ne suis moi-même absolument pas quelqu’un de savant, pas plus qu’il ne m’est survenu, née de
mon âme, de découverte qui réponde à ce qualificatif ; mais ceux qui se font mes partenaires, au début, bien sûr,
quelques-uns paraissent même tout à fait inintelligents, mais tous, quand nos rapports se prolongent, ceux-là auxquels il
arrive que le dieu le permette, c’est étonnant tout le fruit qu’ils donnent : telle est l’impression qu’ils font, à eux-mêmes
et aux autres ; et ceci est clair : ils n’ont jamais rien appris qui vienne de moi, mais ils ont trouvé eux-mêmes, à partir
d’eux-mêmes, une foule de belles choses, et en demeurent les possesseurs. De l’accouchement, oui, le dieu est cause, et
moi aussi.
Et voici en quoi c’est manifeste : beaucoup déjà l’ont méconnu et se sont attribué à eux-mêmes tout le mérite ; ayant
conçu vis-à-vis de moi des idées de supériorité, ou séduits eux-mêmes par d’autres, ils s’en sont allés plus tôt qu’il ne
fallait. Une fois partis, engagés dans un rapport malsain, ils ont fait avorter ce qu’ils portaient encore, et en même
temps, nourrissant mal ce dont j’avais permis l’accouchement, ils l’ont perdu, parce qu’ils faisaient plus de cas de
choses fausses et d’imaginations que du vrai. Et pour finir, à eux-mêmes et aux autres, ils ont donné l’impression d’être
inintelligents. Aristide, le fils de Lysimaque, a fini par être l’un d’entre eux, et d’autres, nombreux, je le dis sans réserve.
Ceux-là, lorsqu’ils reviennent, réclamant de m’avoir pour partenaire et faisant des scènes extravagantes, à quelques-uns
la chose divine qui m’arrive me retient de m’unir, à quelques-uns elle me laisse le faire, et ceux-là à nouveau donnent
en abondance. Maintenant, ceux qui se font mes partenaires éprouvent aussi ceci, qui est identique pour les femmes en
couches : car ils sont dans les affres, et ils sont emplis, pendant des nuits et des jours, beaucoup plus qu’elles, de
quelque chose qui ne trouve pas d’issue ; et ce malaise, l’éveiller aussi bien que le faire cesser, mon art peut le faire. Et
ceux-là, c’est bien ainsi qu’il en va pour eux.
Mais il y en a quelques-uns, Théétète, qui ne me paraissent rien porter : constatant qu’ils n’ont aucun besoin de moi, je
fais pour eux, en toute obligeance, l’entremetteur, et, révérence gardée au dieu, je réussis parfaitement à deviner de qui
il leur serait profitable de se faire les partenaires. Beaucoup parmi eux, oui, j’en ai fait cadeau à Prodicos, et beaucoup, à
d’autres hommes d’un savoir plus qu’humain !
Maintenant, cela, mon très bon, je te l’ai exposé tout au long pour la raison suivante : je te soupçonne, juste comme toi-
même tu le crois, d’être dans les affres parce qu’en ton sein tu portes quelque chose. Livre-toi donc à moi comme au fils
d’une accoucheuse, qui lui-même fait des accouchements sa spécialité, et à ce que je peux te demander, aie à cœur de
répondre autant que tu en es capable. Et si, donc, examinant quelqu’une des choses que tu aurais dites, j’en viens à la
tenir pour imaginaire et non pour du vrai, qu’ensuite je la subtilise et la rejette, ne sois pas, comme les femmes qui ont
leur premier enfant, telle une bête sauvage autour de ses petits. Beaucoup déjà, en effet, admirable garçon, ont adopté
vis-à-vis de moi une attitude telle qu’ils sont prêts tout simplement à mordre, dès lors que je fais disparaître quelqu’une
de leurs inconsistances : c’est qu’ils ne croient pas que je fais cela par bienveillance, éloignés qu’ils sont de savoir
qu’aucun dieu n’est hostile aux hommes, et que moi non plus je ne joue nullement ce genre de rôle par malveillance,
mais qu’il ne m’est d’aucune façon permis de concéder le faux et d’affaiblir l’éclat du vrai.
Reprenons donc les choses au commencement, Théétète : ce que peut bien être la science, essaie de le dire ; et que tu
n’en es pas capable, ne le dis jamais. Car si le dieu y consent et si tu agis en homme, tu en seras capable. »
Platon, Théétète 148e-150d

VII / Le jeu comme moyen d'orienter les désirs, les intérêts, les motivations de l'enfant
« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Eh bien, je vais dire en quoi il faut, semble-t-il, que consiste l’éducation : voyez si ce
que je dis vous satisfait. (…) Je déclare qu’un homme destiné à être bon en quelque occupation que ce soit doit s’y
adonner dès l’enfance, aussi bien en s’amusant qu’en s’y appliquant avec sérieux, en chacune des occasions qui
concernent l’activité en cause. Par exemple, il faut que celui qui est destiné à devenir un bon agriculteur ou un bon
architecte s’amuse l’un à construire le genre de maisons que construisent les enfants et l’autre de son côté à travailler la
terre ; il faut aussi que celui qui les élève l’un et l’autre leur fournisse à chacun des petits outils qui imitent les vrais. Et
tout naturellement il faut qu’ils apprennent aussi toutes les connaissances dont l’acquisition préalable est nécessaire. Par
exemple, il faut que le charpentier s’exerce à prendre des mesures et à utiliser le cordeau et que l’homme de guerre
s’exerce à monter à cheval, que ce soit en s’amusant ou en pratiquant tout autre exercice du même genre. Ainsi utilisera-
t-on les jeux pour orienter les plaisirs et les désirs des enfants dans la direction qu’ils doivent emprunter pour atteindre
leur but. Ainsi d’après nous, pour l’essentiel, la bonne façon d’élever les enfants, est celle qui amènera le mieux
possible l’âme de l’enfant qui s’amuse à aimer ce en quoi, une fois devenu un homme, il devra être passé maître, à
savoir l’excellence dans l’occupation qui sera la sienne. »

Platon, Les lois, 643a-642d

***

(3 vases attiques en terre cuite : un hochet (British museum), un jeu de balle (idem), un chariot à roulettes (New York
Metropolitan Museum))
(cf locusludi.ch (en anglais) pour des ressources innombrables sur les jeux grecs)

« Il faut considérer comme une belle invention le hochet (platagê) d’Archytas, que l’on donne aux petits enfants
pour que, grâce à elle, ils ne cassent rien dans la maison, car la gent enfantine n’est pas capable de rester
tranquille. » (Aristote, Politique, VIII, 6, 1340b, 26-28. Trad. J. Aubonnet, Les Belles Lettres, 1989)

« Moi aussi, jadis, il m’en souvient, quand tu avais six ans et que tu balbutiais, je t’ai obéi. La première obole
que je reçus comme héliaste, je l’employai à t’acheter, aux Diasies, un petit chariot (hamax). » (Aristophane,
Nuées, 861-864. Trad. H. Van Daele, Les Belles Lettres, 1934)

(Chiron enseignant à Achille


(Louvre))
Aristote

I / L’éducation d’un homme libre, de la naissance à 7 ans


« Une fois que les enfants sont nés, on doit se convaincre que la qualité de la nourriture est d'une grande importance
pour leurs capacités physiques. Cela apparaît manifestement dans l'examen des autres animaux et des peuplades qui
s'efforcent de cultiver les dispositions guerrières : l'alimentation riche en lait est la mieux adaptée à leurs corps, avec
fort peu de vin à cause des maladies qu'il provoque. De plus il y a avantage à faire faire aussi aux enfants de cet âge tous
les mouvements dont ils sont capables. Et pour que leurs membres ne se tordent pas du fait de leur délicatesse, certaines
peuplades se servent encore aujourd'hui d'instruments ingénieux qui maintiennent leurs corps droits.
Il y a aussi avantage à les accoutumer au froid tout de suite, dès leur tendre enfance, car c'est très utile pour la santé et
pour la préparation aux activités guerrières. C'est pourquoi chez beaucoup de peuples barbares existe la coutume de
plonger les nourrissons dans une rivière froide, ou de ne les couvrir que d'un vêtement léger, comme chez les Celtes.
Car toutes les choses auxquelles ils peuvent s'habituer, il est mieux qu'ils s'y habituent en s'y mettant tout de suite, mais
qu'ils s'y habituent progressivement. Or la constitution naturelle des enfants, du fait de sa chaleur, peut être entraînée à
supporter le froid.
Pendant le premier âge il est donc avantageux de donner ce type de soins et tout autre du même genre. À l'âge suivant,
jusqu'à cinq ans, où il n'est pas encore bon de pousser l'enfant vers une étude quelconque ou vers des tâches
indispensables pour ne pas gêner sa croissance, il faut lui permettre une mobilité suffisante pour lui éviter l'inertie
physique, mobilité qu'il faut susciter par des activités variées et par le jeu. Et les jeux eux aussi ne doivent être ni
indignes d'hommes libres, ni pénibles, ni relâchés. Quant aux récits et aux fables, lesquels il faut faire entendre à des
enfants de cet âge, que ce soit les magistrats appelés surveillants des enfants qui s'en occupent. Toutes ces activités
doivent préparer la voie aux occupations ultérieures ; c'est pourquoi il faut que les jeux soient, en majorité, des
imitations des activités sérieuses ultérieures. Les vocalises et les gémissements des enfants, ce n'est pas à bon droit que
s'y opposent ceux qui les interdisent dans leurs lois. En effet, ils sont avantageux pour leur croissance, car ils procurent
d'une certaine manière un exercice au corps : retenir son souffle donne de la force pour les travaux pénibles, ce qui
arrive aux petits enfants dans ces efforts de voix.
Il revient aux surveillants des enfants de veiller au reste de leur emploi du temps et de faire en sorte qu'ils soient le
moins possible avec des esclaves. Car à cet âge, et jusqu'à sept ans, ils sont nécessairement élevés à la maison. Il est
donc vraisemblable que même à leur âge ils puissent recevoir de ce qu'ils entendent et voient des choses indignes d'un
homme libre. Donc le législateur doit, plus que toute autre chose, bannir totalement de la cité la grossièreté de langage
(car parler sans retenue de choses grossières, c'est être bien près de les accomplir), mais surtout la bannir de chez les
jeunes afin qu'ils ne disent ni n'entendent rien de cette sorte. Et si quelqu'un est surpris en train de dire ou de faire ces
choses interdites, si c'est quelqu'un de libre qui n'a pas encore le droit de prendre place aux repas en commun, qu'on le
punisse en le frappant d'indignités et de coups, si c'est quelqu'un d'un âge plus avancé, d'indignités réservées aux gens
non libres en raison de sa conduite servile.
Puisque nous bannissons tout propos de ce genre, il est manifeste que nous le faisons aussi pour les spectacles de
tableaux ou d'histoires indécents. Que les magistrats prennent donc soin qu'aucune statue ni qu'aucun tableau ne
reproduise de telles actions, sauf chez certains dieux pour lesquels la loi admet même la raillerie. En outre, la loi permet
à des gens ayant un âge convenable, à eux-mêmes, à leurs femmes et à leurs enfants d'honorer ces dieux. Mais il faut
stipuler dans la loi que les plus jeunes ne pourront assister ni aux iambes ni aux comédies avant d'atteindre l'âge auquel
ils auront droit de prendre place dans les activités communes et de s'enivrer, et que l'éducation les aura alors rendus
insensibles au dommage résultant de ces spectacles. Ici, c'est donc comme à la course que nous avons traité ce sujet.
Plus tard, il faudra nous y arrêter et mieux le caractériser, en nous demandant d'abord ce qu'il ne faut pas et ce qu'il faut
faire, et de quelle manière. Dans la circonstance présente, nous n'en avons rappelé que ce qui est nécessaire. Sans doute,
en effet, Théodore, l'acteur tragique, n'a pas mal parlé en disant que jamais il n'avait laissé quelqu'un le précéder en
scène, pas même un des acteurs de peu de valeur, parce que les spectateurs se pénètrent de ce qu'ils ont entendu en
premier. Et la même chose arrive dans notre commerce tant avec les gens qu'avec les choses, car dans tous les domaines
nous aimons davantage ce qui vient en premier. C'est pourquoi il faut rendre étranger aux jeunes gens tout ce qui est
mauvais, et surtout ce qui révèle perversité et méchanceté.
Au bout de cinq ans, durant les deux années qui restent jusqu'à sept ans, il faut que les enfants assistent aux leçons
qu'il leur faudra suivre plus tard. Il y a deux âges selon lesquels l'éducation se divise nécessairement : de sept ans à la
puberté, et ensuite de la puberté à vingt et un ans. Ceux qui divisent les âges en périodes de sept ans n'ont la plupart du
temps pas tort, mais il faut suivre la division établie par la nature. Car tout art et toute éducation entendent en fin de
compte compléter la nature.
Il faut donc examiner d'abord si l'on doit établir un ordre législatif quelconque à propos des enfants, ensuite s'il est
avantageux de s'en occuper collectivement ou de manière privée, comme c'est le cas aujourd'hui encore dans la plupart
des cités, et en troisième lieu de quelle manière on doit s'en occuper. » (Aristote, Politique, VII, 17, 1336a-1337a)

II / L’importance de l’éducation visant la vertu pour préserver une Cité, importance de la musique
« Que donc le législateur doive s'occuper avant tout de l'éducation des jeunes gens, nul ne saurait le contester. Et, en
effet, dans les cités où ce n'est pas le cas cela est dommageable à la constitution. Il faut, en effet, dispenser une
éducation adaptée à chaque constitution, car les mœurs propres de chacune ont d'ordinaire pour effet à la fois de la
préserver et de l'établir dès l'origine ; par exemple des mœurs démocratiques dans le cas d'une démocratie, des mœurs
oligarchiques dans celui d'une oligarchie. Et les mœurs les meilleures sont toujours cause d'une meilleure constitution.
De plus, dans toutes les capacités et tous les arts il y a des éléments qu'il faut avoir appris au préalable et s'être assimilés
pour l'exercice de chacun d'eux, de sorte que c'est évidemment la même chose pour les activités vertueuses.
Et puisque le but de toute cité est unique, il est manifeste qu'il est également nécessaire qu'il y ait une seule et même
éducation pour tous et qu'on en prenne soin collectivement et non d'une manière privée comme celle qui a cours
aujourd'hui où chacun s'occupe lui-même de ses propres enfants en leur dispensant l'enseignement privé qu'il estime
approprié. D'autre part, il faut que l'apprentissage de ce qui concerne la collectivité soit lui aussi collectif. En même
temps, il ne faut pas penser qu'aucun des citoyens s'appartienne à lui-même, mais que tous appartiennent à la cité, car
chacun est une partie de la cité. Mais le soin de chaque partie a par nature en vue le soin du tout. Et, sur ce point aussi, il
faut faire l'éloge des Lacédémoniens, car ils portent la plus grande attention à leurs enfants, et cela collectivement.
Qu'il faille légiférer sur l'éducation et qu'il faille s'en occuper collectivement, c'est manifeste. Mais ce qu'est
l'éducation et comment il faut éduquer, cela ne doit pas rester dans l'ombre. Car il y a actuellement désaccord sur les
matières à enseigner, car tout le monde n'est pas d'avis d'enseigner les mêmes choses aux jeunes gens pour les conduire
à la vertu ou à la vie excellente, et s'il convient pour l'éducation de développer l'intelligence plutôt que les dispositions
psychologiques, cela n'est pas manifeste. Et si l'on s'appuie sur l'éducation qu'on a sous les yeux l'enquête s'obscurcit, et
il n'est pas du tout clair s'il faut que les jeunes gens se forment aux choses utiles à la vie, à celles qui tendent à la vertu,
ou aux disciplines éminentes (car toutes ces opinions ont eu des partisans). Et même à propos des moyens qui mènent à
la vertu aucun ne fait l'unanimité, car ce n'est pas la même vertu que tous honorent spontanément, de sorte qu'il est
normal qu'ils diffèrent aussi sur la formation à cette vertu.
Certes, il n'est pas douteux qu'il faut être instruit dans ceux des arts utiles qui sont indispensables, mais il est
manifeste que ce n'est pas à toutes les tâches utiles – qui se divisent en celles des gens libres et celles des gens non
libres – qu'il faut participer, mais à celles des tâches utiles qui ne transforment pas celui qui s'y livre en sordide artisan.
Or on doit considérer comme digne d'un artisan toute tâche, tout art, toute connaissance qui aboutissent à rendre
impropres à l'usage et la pratique de la vertu le corps, l'âme ou l'intelligence des hommes libres. C'est pourquoi les arts
de ce genre qui affligent le corps d'une disposition plus mauvaise nous les disons dignes des artisans et nous le disons de
même des activités salariées. Car ils rendent la pensée besogneuse et abjecte. Et même pour les sciences libérales, il
n'est, d'un côté, pas indigne d'un homme libre de s'adonner à certaines d'entre elles jusqu'à un certain point, mais, d'un
autre côté, y être trop assidu pour en acquérir une connaissance précise expose aux dommages qu'on a dits. Il y a aussi
une grande différence selon le but que l'on a dans l'action ou l'étude : si c'est pour soi-même, ses amis ou en visant la
vertu ce n'est pas indigne d'un homme libre, mais le faire pour d'autres cela semblera souvent agir comme un homme de
peine et un esclave.
Il y a en gros quatre disciplines qu'on a coutume d'enseigner : lettres, gymnastique, musique et, quatrièmement,
certains rajoutent l'art graphique, les lettres et l'art graphique étant utiles dans la vie et ayant de multiples usages, alors
que la gymnastique développe le courage. Mais pour la musique il pourrait y avoir difficulté, car à l'heure actuelle c'est
par plaisir que la plupart des gens s'y adonnent ; mais à l'origine on l'a introduite dans l'éducation parce que la nature
elle-même exige, nous l'avons souvent dit, que nous soyons capables non seulement d'accomplir correctement notre
labeur, mais aussi de mener noblement une vie de loisir, car c'est le principe de tout.
Si, en effet, il faut les deux, il vaut pourtant mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et celle-là est le but de
celle-ci, et il faut rechercher ce qu'il convient de faire dans cette vie de loisir. Ce n'est certainement pas jouer, car alors
le jeu serait nécessairement pour nous la fin de la vie. Mais si cela est impossible et s'il faut plutôt recourir aux jeux
pendant notre labeur (car celui qui peine a besoin de détente et le jeu vise à la détente, alors que le labeur s'accompagne
de fatigue et d'effort), pour cette raison il faut introduire les jeux dans l'éducation en y ayant recours au moment
opportun, c'est-à-dire en s'en servant à titre de remède. Car le mouvement de l'âme dû au jeu est un relâchement et, par
le plaisir qu'il procure, une détente.
La vie de loisir, par contre, a, semble-t-il, en elle-même le plaisir et le bonheur de la vie bienheureuse. Mais ce
bonheur n'appartient pas à ceux qui ont une vie laborieuse, mais à ceux qui ont une vie de loisir, car l'homme laborieux
accomplit son labeur en vue de quelque fin qu'il ne possède pas, alors que le bonheur est une fin qui, de l'avis de tous,
ne s'accompagne pas de peine mais de plaisir. Pourtant les gens ne se font pas la même idée du plaisir, mais chacun a la
sienne selon lui-même et son caractère, l'homme le meilleur en ayant la conception la meilleure, dérivant des réalités les
plus belles. De sorte qu'il est manifeste qu'il faut apprendre à travers son éducation un certain nombre de choses pour
passer sa vie dans le loisir, et que ces choses apprises par l'éducation sont en vue d'elles-mêmes, alors que celles qui ont
trait au labeur doivent être considérées comme indispensables et en vue d'autres choses.
C'est pourquoi nos prédécesseurs avaient introduit la musique dans l'éducation, non pas comme quelque chose
d'indispensable (ce qu'elle n'est nullement), ni comme quelque chose d'utile comme les lettres le sont pour la
spéculation financière, l'économie domestique, l'apprentissage et beaucoup d'activités dans la cité (il semble aussi que
l'art graphique soit utile pour porter un meilleur jugement sur les œuvres des artistes), ni non plus comme la
gymnastique pour donner santé et force (car nous ne voyons aucune de ces qualités provenir de la musique). Il reste
donc que la musique est en vue d'une vie passée dans le loisir et c'est manifestement pour cela qu'on l'a introduite dans
l'éducation. En effet, on lui donne une place dans ce qu'on pense être l'existence des hommes libres. (…) Qu'il y ait
donc une certaine éducation qu'il faut donner aux enfants, non pas parce qu'elle serait utile ou indispensable, mais parce
qu'elle est digne d'un homme libre et belle, c'est manifeste. Si elle est unique ou s'il y en a plusieurs, quelles elles sont et
comment elles doivent procéder, il faudra traiter cela plus tard. Mais à l'heure actuelle nous avons parcouru un chemin
suffisant pour trouver, auprès des Anciens, une preuve de cela dans les divers systèmes d'éducation établis. La musique,
en effet, rend cela évident. Mais il est aussi évident qu'il faut enseigner aux enfants certaines des connaissances utiles,
non seulement pour leur utilité, comme l'étude des lettres, mais aussi parce qu'il est possible par leur intermédiaire
d'acquérir beaucoup d'autres connaissances. De même pour l'art graphique qui ne doit pas avoir pour but d'éviter les
erreurs quand on fait son marché (…) mais plutôt parce qu'il nous rend aptes à apprécier la beauté des corps. Et le fait
de rechercher partout l'utile ne convient pas du tout aux gens magnanimes et libres.
Et puisqu'il est manifeste que l'éducation par les habitudes doit précéder celle par la raison, et que celle qui concerne
le corps précède celle qui concerne l'intelligence, il est évident à partir de cela qu'il faut confier les enfants à un maître
de gymnastique et à un pédotribe. Car le premier fait que le corps acquiert une certaine constitution, le second apprend à
effectuer les exercices.
(…) Il est manifeste que la musique a le pouvoir de doter l'âme d'un certain caractère, et si elle a ce pouvoir il est
évident qu'il faut diriger les jeunes gens vers elle et les y éduquer. Et l'enseignement de la musique est adapté à la nature
de cet âge, car les jeunes gens, du fait de leur âge, ne supportent pas de leur plein gré quoi que ce soit de déplaisant, et
la musique est par nature chose des plus agréables. Et il semblerait que notre âme ait une parenté avec les harmonies et
les rythmes. C'est pourquoi beaucoup parmi les sages prétendent les uns que l'âme est une harmonie, les autres qu'elle
possède une harmonie. » (Aristote, Politique, VIII, 1-5)
Sénèque
la lecture comme nourriture et comme exercice spirituel

« La lecture, à mon sens, est nécessaire, d'abord en ce qu'elle prévient l'exclusif contentement de moi-même ; ensuite,
m'initiant aux recherches des autres, elle me fait juger leurs découvertes et méditer sur ce qui reste à découvrir. Elle est
l'aliment de l'esprit, qu'elle délasse de l'étude, sans cesser d'être une étude aussi. Il ne faut ni se borner à écrire, ni se
borner à lire : car l'un amène la tristesse et l'épuisement (je parle de la composition) ; l'autre énerve et dissipe. Il faut
passer de l'un à l'autre, et qu'ils se servent mutuellement de correctif : ce qu'aura glané la lecture, que la composition y
mette quelque ensemble. Imitons, comme on dit, les abeilles, qui voltigent çà et là, picorant les fleure propres à faire le
miel, qui ensuite disposent et répartissent tout le butin par rayons et, comme s'exprime notre Virgile :
D'un miel liquide amassé lentement,
Délicieux nectar, emplissent leurs cellules.(…)
Nous devons, à l'exemple des abeilles, classer tout ce que nous avons rapporté de nos différentes lectures ; tout se
conserve mieux par le classement. Puis employons la sagacité et les ressources de notre esprit à fondre en une saveur
unique ces extraits divers, de telle sorte que, s'aperçût-on d'où ils furent pris, on s'aperçoive aussi qu'ils ne sont pas tels
qu'on les a pris : ainsi voit-on opérer la nature dans le corps de l'homme sans que l'homme s'en mêle aucunement. Tant
que nos aliments conservent leur substance première et nagent inaltérés dans l'estomac, c'est un poids pour nous ; mais
ont-ils achevé de subir leur métamorphose, alors enfin ce sont des forces, c'est un sang nouveau. Suivons le même
procédé pour les aliments de l'esprit. A mesure que nous les prenons, ne leur laissons pas leur forme primitive, leur
nature d'emprunt. Digérons-les : sans quoi ils s'arrêtent à la mémoire et ne vont pas à l'intelligence. Adoptons-les
franchement et qu'ils deviennent nôtres, et transformons en unité ces mille parties, tout comme un total se compose de
nombres plus petits et inégaux entre eux, compris un à un dans une seule addition. De même il faut que notre esprit,
absorbant tout ce qu'il puise ailleurs, ne laisse voir que le produit obtenu. Si même on retrouve en toi les traits
reproduits de quelque modèle profondément gravé dans ton âme par l'admiration, ressemble-lui, j'y consens, mais
comme le fils au père, non comme le portrait à l'original : un portrait est une chose morte. « Comment ! on ne
reconnaîtra pas de qui sont imités le style, l'argumentation, les pensées ? » La chose, je crois, sera même parfois
impossible, si c'est un esprit supérieur qui, prenant de qui il veut les idées premières, fait son œuvre à lui, y met son
type, son cachet, et fait tout tendre à l'unité. Ne vois-tu pas de quel grand nombre de voix un chœur est composé ?
Toutes cependant ne forment qu'un son, voix aiguës, voix graves, voix moyennes ; aux chants des femmes se marient
ceux des hommes et l'accompagnement des flûtes ; aucun effet n'est distinct, l'ensemble seul te frappe. Je parle du
chœur tel que les anciens philosophes l'ont connu. Nos concerts d'aujourd'hui emploient plus de chanteurs que les
théâtres autrefois n'avaient de spectateurs. Quand tous les passages sont encombrés de ces chanteurs, que le bas du
théâtre est bordé de trompettes, et que de l'avant-scène retentissent les flûtes et les instruments de tout genre, de ces sons
divers naît l'accord général. Tel je veux voir l'esprit : j'y veux force instructions, force préceptes, force exemples de plus
d'une époque, et que le tout conspire à une même fin.
« Comment, dis-tu, parvenir à cette fin ? » Par une attention soutenue, et en ne faisant rien que par les conseils de la
raison. Consens à l'entendre, elle te dira : « Renonce enfin aux vanités que poursuit l'homme par tant de voies ; renonce
aux richesses, péril ou fardeau de qui les possède ; renonce aux folles joies du corps et de l'âme : elles amollissent, elles
énervent ; renonce à l'ambition, gonflée de vide, de chimères et de vent : elle n'a point de limites, elle n'a pas moins peur
de voir quelqu'un devant elle que derrière elle ; deux envies la travaillent : la sienne, puis celle d'autrui ; or juge quelle
misère : être envieux et envié ! Jette les yeux sur la demeure des grands, sur ce seuil tumultueusement disputé par ceux
qui les courtisent : combien d'humiliations pour entrer, combien plus quand tu es admis ! Laisse là ces escaliers de
l'opulence, ces vestibules suspendus sur d'énormes terrasses : tu t'y verrais sur la pente d'un abîme et sur une pente
glissante. Viens plutôt par ici, viens à la sagesse : dirige-toi vers sa demeure si tranquille et en même temps si riche de
ressources. Tout ce qui paraît bien haut placé parmi les choses humaines, en réalité fort petit, ne s'élève que relativement
aux plus humbles objets ; on n'y aborde néanmoins que par de raides et difficiles sentiers. Elle est escarpée, la voie qui
mène au faîte des dignités. Mais choisis de monter à cet autre séjour devant lequel la Fortune courbe le front ; tu verras
sous tes pieds ce qui passe pour grandeurs suprêmes ; et tu seras venu pourtant par un chemin uni au point qui les
domine toutes. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre 11, Lettre 84)
Saint Augustin

I / L'inutilité du maître
« Les maîtres prétendent-ils communiquer leurs propres sentiments ? Ne veulent-ils pas que l’on s’applique plutôt à
comprendre et à retenir les Sciences qu’ils croient faire connaître ? Et qui serait assez follement curieux pour envoyer
son fils apprendre, dans une école, ce que pense le maître ? Quand celui-ci a expliqué dans ses leçons les matières qu’il
fait profession d’enseigner, les règles mêmes de la vertu et de la sagesse ; c’est alors que ses disciples examinent en
eux-mêmes s’il leur a dit vrai, consultant, comme ils peuvent, la vérité intérieure. C’est donc alors qu’ils apprennent.
Reconnaissent-ils que l’enseignement est vrai ? ils le louent ; mais ils ignorent que les maîtres à qui s’adressent leurs
louanges sont plutôt enseignés qu’enseignants, pourvu toutefois qu’ils comprennent eux-mêmes ce qu’ils disent. Ce qui
nous porte à leur donner le nom faux de maîtres, c’est que la plupart du temps il n’y a aucun intervalle entre la parole et
la pensée ; et parce que la vérité intérieure enseigne aussitôt après l’éveil donné par le discours, on croit avoir été
instruit par le langage qui a retenti aux oreilles. »
(Augustin, Le maître, XIV)

II / L'apprentissage de la langue maternelle


« Je me souviens de cet âge ; et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui
m’ait présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-
même et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette
agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon cœur
impatient de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille,
et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, et je connaissais que le son
précurseur était le nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps,
langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se produit le mouvement de
l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit. » (Saint Augustin, Confessions, I)

III / Conseils adressés à l’enseignant ; l’importance de la joie


« Ne soyez pas en peine, si quelquefois votre langage vous parait trop bas et même ennuyeux, car il peut se faire qu’il
n’en soit pas de même pour celui que vous instruisez : mais comme vous désireriez faire entendre quelque chose de
meilleur, vous croyez aussi que votre parole ne parait pas assez digne à ceux qui vous écoutent. Moi même , je suis
presque toujours mécontent de ce que je dis : je voudrais quelque chose de mieux, que je sens intérieurement avant de
l’exprimer par la parole, et quand je reconnais que mon langage est au-dessous de ma pensée, je m’attriste de ce que ma
langue ne rend qu’imparfaitement les sentiments de mon cœur. Je désirerais que tout ce que j’ai dans l’esprit passât dans
celui de mon auditeur, et je sens que ma parole n’atteint pas ce but. Cela vient surtout de ce que nos pensées se forment
dans notre intelligence avec la rapidité de l’éclair, et que c’est seulement avec lenteur qu’on peut les exprimer, souvent
même tout autrement qu’on les a conçues; et pendant que l’expression de la pensée se déroule successivement par les
mots, l’éclair qui traversait notre intelligence s’est déjà affaiblie et a disparu.
Mais comme la mémoire en a gardé des traces, qui s’y impriment merveilleusement au moyen des syllabes et des
mots, ce sont ces traces que nous exprimons par la parole, ou en grec, ou en latin, ou en hébreu, ou en toute autre
langue, soit qu’elles se présentent seulement à notre pensée, soit que nous les rendions sensibles par la voix. Cependant
ces traces ne sont ni latines, ni grecques, ni hébraïques, ni particulières à aucune autre nation; mais elles se forment dans
l’esprit, comme les mouvements de l’âme se manifestent sur le visage. En effet, le terme par lequel on exprime en latin
la colère est autre que celui par lequel on l’exprime en grec ou en toute autre langue, mais les traits caractéristiques de la
colère ne sont ni latins ni grecs. Lorsque quelqu’un dira en langue latine : je suis en colère, il n’y aura que les Latins qui
le comprendront ; mais si le feu de la colère éclate et se peint sur le visage d’un homme, tous ceux qui le verront
comprendront qu'il est irrité.
Mais il n’est pas possible de faire passer par le son de la voix, dans l’esprit de ceux qui nous écoutent, les traces que
la conception rapide d’une pensée laisse et imprime dans notre mémoire, comme le ferait la vue des passions
manifestement exprimées sur les traits du visage.
Dans le premier cas, c’est une action qui se passe et s’opère intérieurement dans notre esprit; dans le second, c’est une
chose qui se manifeste extérieurement sur les traits du visage. On peut voir par là toute la différence qu’il y a entre les
sons que rend notre bouche, et ce qui frappe notre intelligence, puisque la parole même est impuissante à exprimer
parfaitement les impressions de notre mémoire. La plupart du temps l’ardeur même dont nous sommes animés pour le
bien de ceux qui nous écoutent, et qui nous fait désirer de leur faire entendre les choses comme nous les concevons, nuit
à notre parole.
Le non succès nous tourmente, et l’idée que nos peines et nos efforts ne produiront aucun fruit, nous inspirent du
dégoût et de l’ennui qui rendent encore notre discours plus faible et plus languissant.
Cependant l’attention de ceux qui m’écoutent, m’indique souvent que ma parole n’est pas aussi froide qu’elle me le
parait, et je vois qu’ils peuvent en retirer quelques fruits, par le plaisir qu’ils ont à m’entendre. Je redouble alors de zèle
pour ne pas manquer à un ministère dans lequel je les vois accueillir favorablement mes discours. [Il] ne faut pas les
regarder comme infructueux, parce que vous n’expliquez pas, comme vous le désirez , les choses que conçoit votre
intelligence, puisque vous ne les concevez peut-être pas vous-même aussi parfaitement que vous le voudriez. (…)
Notre parole a plus de charme pour les autres, lorsqu’elle nous plaît à nous-mêmes. Le plaisir que nous y trouvons la
fait couler de nos lèvres avec plus de facilité et d’agrément. La difficulté n’est donc pas d’enseigner aux autres ce qu’ils
doivent croire; par où il faut commencer, ou jusqu’à quel point il faut pousser son discours; ni comment il faut le varier,
pour qu’il soit tantôt plus court, tantôt plus long, sans rien omettre cependant de ce qu'il faut dire; ni de voir quand il
faut restreindre, ou quand il faut prolonger son instruction ; non, tout consiste dans le plaisir qu’on trouvera soi-mème à
instruire les autres, car plus ce plaisir sera grand pour nous, plus nos leçons seront agréables à ceux qui les reçoivent.
(…)
je dois [maintenant] vous parler, comme je l’ai promis, de la manière d'acquérir cette gaieté du cœur que nous devons
avoir en instruisant. (…) Ce dont vous vous plaignez particulièrement, c’est que votre parole vous parait toujours trop
faible et trop languissante (…). Cela ne vient pas, je le sais, de ce que vous ne savez pas les choses qu’il faut dire, et
dans lesquelles je connais assez votre science et votre instruction, ni d’un manque d’habileté dans la manière de vous
exprimer, mais uniquement d’un ennui et d’un dégoût qui s’emparent de votre esprit, parce que, comme je vous l’ai dit,
nous trouvons plus de charme et de plaisir dans les conceptions silencieuses de notre intelligence, dont nous ne voulons
pas être détournés par le bruit de paroles qui ne répondent pas à notre pensée. Cet ennui vient aussi de ce que, malgré le
plaisir que peut nous causer ce que nous disons, nous en éprouverions un plus grand encore à lire ou à entendre des
choses qui ont été mieux dites par d’autres, et qui ne nous auraient coûté ni soin, ni peine, plutôt que d’improviser des
paroles à la mesure de l’intelligence de ceux qui nous écoulent, sans savoir l'effet qu’elles produisent sur eux, ni si elles
répondront à leur manière de voir et de sentir, ou s'ils en retireront quelque profit. Ajoutez à cela le dégoût de revenir
sans cesse, pour instruire des ignorants, sur des choses qui nous sont connues, et qui ne nous sont plus nécessaires à
nous-mêmes. Un esprit qui a déjà grandi dans la connaissance des choses qui lui sont familières, ne peut plus trouver de
plaisir à marcher pour ainsi dire avec des enfants. Ce qui fatigue encore celui qui parle, c’est l’immobilité de son
auditeur, soit qu’il ne paraisse touché en rien, soit qu’il n'indique par aucun signe qu’il comprend ce qu’on lui dit, et
qu’il y trouve quelque plaisir. Non pas que nous devions attacher quelque prix à la louange et à l’approbation des
hommes; mais comme nous sommes les ministres de la Parole, plus nous aimons ceux à qui nous l’adressons, plus nous
désirons qu’elle leur plaise et profite à leur salut. S’il en est autrement, nous sommes accablés de tristesse, abattus et
découragés dans notre marche, en croyant que nos efforts et nos peines resteront sans résultat. Il arrive aussi quelquefois
que nous sommes détournés de quelque chose que nous voulions faire, qui nous plaisait et qui nous paraissait plus
nécessaire; mais nous y sommes forcés par l’ordre de quelqu’un, que nous craignons d’offenser (...). Alors nous
arrivons, l’esprit troublé, pour accomplir une chose qui demande du calme et de la tranquillité. Nous sommes affligés,
de n’être pas maîtres de diriger nos actions dans l’ordre que nous voudrions, et de ne pouvoir suffire à tout. Nos paroles
se ressentant de cette tristesse, sont moins agréables, plus arides et coulent avec moins d’abondance. (...)
Si la cause de notre tristesse vient de ce que notre pensée n’entre pas dans l’esprit de celui qui nous écoute, et que
descendant en quelque sorte de la hauteur de notre conception, nous sommes arrêtés pour l’exprimer vivement par la
lenteur qu’exige la prononciation des mots et des syllabes; si l’ennui de parler et le désir que nous aurions plutôt de
garder le silence, proviennent de ce que nous devons recourir à de longues circonlocutions pour énoncer les idées vives
et rapides qui traversent et éclairent notre intelligence, et que souvent la parole ne rend pas exactement, songeons à celui
« qui nous a laissé son exemple, pour que nous marchions sur ses traces. ». Quelque différence, en effet, qu’il y ail
entre la lenteur de notre parole et la vivacité de notre intelligence, elle est loin d’égaler la distance qui existe entre la
mortalité de la chair et la divinité de Jésus-Christ. (…)
Si nous préférions lire et et entendre des choses mieux dites et déjà préparées par d’autres, et que ce fut ainsi la cause
de l’ennui que nous éprouvons à adapter nos discours à la circonstance présente, sans savoir quel en sera le résultat, ne
perdons jamais de vue la vérité; alors si, dans nos paroles, quelque chose a pu choquer ceux qui nous écoutent, ils
comprendront que, pourvu que les vérités qu’on leur explique soient intelligibles, ils ne doivent pas faire attention si nos
expressions sont plus ou moins propres, plus ou moins exactes, puisque nous ne les employions que pour leur faire
comprendre la chose elle-même.
(…) Quelquefois aussi il arrive que , bien qu’une vérité ait été énoncée comme elle doit l’être, elle n’a pas été
comprise, ou que par sa nouveauté elle a choqué et troublé l’esprit de nos auditeurs, parce qu’elle est contraire à leur
opinion, ou à quelque erreur invétérée dans leur esprit. Si nous nous en apercevons et que nous puissions y remédier,
ayons sans délai recours à toutes les autorités et à toutes les raisons possibles. Si la blessure de celui que nous
instruisons est secrète, il n’y a que Dieu qui puisse l’en guérir. (…)
Si notre dégoût vient de ce que nous sommes obligés de répéter sans cesse des choses communes, et qui ne
conviennent qu’à des enfants, conformons-nous à leur intelligence avec des sentiments fraternels, (…) ce que nous
dirons nous paraîtra nouveau à nous-mêmes. Telle est la puissance de la charité du cœur, que lorsque nous voyons ceux
qui nous écoutent émus par nos paroles, et que nous le sommes nous-mêmes en les instruisant, nous ne faisons plus
qu’un avec eux. Ce qu’ils entendent alors de notre bouche est comme s’ils nous le disaient, et ce que nous leur
apprenons comme s’ils l'apprenaient à nous-mêmes. N’est-ce pas là , en effet, ce qui arrive en d’autres circonstances?
Nous passions avec indifférence devant des lieux et des choses admirables, soit dans les villes, soit dans la campagne.
L’habitude de les voir avait émoussé en nous le plaisir du spectacle.
Montrons-les à ceux qui ne les avaient pas encore vues, et notre plaisir éteint se renouvellera dans leur joie et leur
admiration, avec d’autant plus de vivacité qu’ils nous sont plus chers. Plus le lien de l’amitié qui nous unit à eux sera
grand, plus belles et plus nouvelles redeviendront à nos yeux, les choses qui étaient devenues communes et sans attrait
pour nous.
(…) Si l’habitude avait rendu notre parole froide et languissante, ne retrouvera-t-elle pas une nouvelle force, et une
nouvelle ardeur devant des hommes, qui nous écoutent avec un zèle inaccoutumé? (…)
Je sais qu’il est très pénible de continuer à parler, jusqu’au terme qu’on s’est fixé, lorsque nous voyons l'insensibilité
de notre auditeur; soit que retenu par une crainte religieuse, ou par un sentiment de honte humaine, il n’ose témoigner
son approbation, ni par aucun mot, ni par le moindre geste; soit encore qu’il ne comprenne pas, ou qu’il méprise ce
qu’on lui dit. Dans l’ignorance où nous sommes de voir ce qui se passe dans son esprit, nous devons recourir, dans notre
discours, à tous les moyens qui peuvent l’émouvoir, et le faire sortir de l’état où il nous cache le fond de sa pensée. A
cette crainte qui l’empêche de manifester sa manière de voir, il faut opposer une confiance et une douceur fraternelles,
lui demander s’il nous comprend, et lui inspirer le courage de déclarer franchement, s’il trouve quelque chose à redire à
nos paroles. II faut aussi lui demander s’il n’a pas déjà entendu les choses que nous lui disons, et dont il n’est pas
touché, parce qu’elles lui sont trop connues.
Alors, selon sa réponse, ou nous devons lui par1er avec plus de clarté, ou réfuter l’opinion contraire qu’il peut avoir,
ou passer plus légèrement sur les choses qu’il sait déjà. (…)
Souvent aussi il arrive que celui qui d’abord nous prêtait une oreille attentive, fatigué d’écouter ou de se tenir debout,
ne trouve plus rien qui l’intéresse dans ce que nous lui disons, mais qu’il témoigne malgré lui, par ses bâillements,
l’envie qu’il a de s’en aller. Dès qu’on s’en aperçoit. il faut réveiller son attention par quelque discours, qui n’ait rien
d’inconvenant, mais qui soit assaisonné de gaieté, et qui réponde bien à la chose que l’on traite. Ou il faut présenter à
son esprit quelque chose d’admirable , d’étonnant, ou bien quelque trait qui excite sa douleur et ses larmes, et qui le
touche même personnellement, afin que son intérêt propre soutienne son attention, sans le blesser par aucune dureté. Il
faut, au contraire, le gagner et rattacher à nous par la douceur et l’affection de nos paroles.
(…) Dès qu’on s’aperçoit que l’ennui les gagne, il faut (…) leur dire quelque chose qui réveille leur attention, et qui
dissipe les pensées tristes, qui auraient pu s’emparer de leur esprit. Dans l’ignorance où nous met leur silence, disons-
leur, après qu’ils sont assis, quelque chose de gai ou de triste, pour combattre les pensées et les soucis qui peuvent leur
être survenus, au sujet d’affaires temporelles, afin que si ce sont là les causes qui avaient occupé leur esprit, nous
parvenions à les en éloigner, comme si nous les avions devinées. Que s’il en est autrement, et.que ce soit l’ennui et la
fatigue qui les empêchent de nous écouter, réveillons leur attention par quelque chose d’inopiné, d’extraordinaire, dont
ils sentent l’application à ce qui les agite. Mais soyons courts, puisque ce n’est qu’une digression à laquelle nous avons
recours; autrement, loin de dissiper l’ennui, le remède ne ferait qu’empirer le mal. » (Saint Augustin, La première
catéchèse / De catechizandis rudibus)

IV / Critique des poètes et de l’éducation par la contrainte


« [Adolescent], je n’aimais point l’étude ; je haïssais d’y être contraint, et l’on m’y contraignait, et il m’en advenait
bien :  - je n’eusse rien appris sans contrainte - mais moi je faisais mal ; car faire à contrecœur quelque chose de bon
n’est pas bien faire. Et ceux même qui me forçaient à l’étude ne faisaient pas bien. (…)
Mais d’où venait mon aversion pour la langue grecque, exercice de mes premières années ? C’est ce que je ne puis
encore pénétrer. J’étais passionné pour la latine, telle que l’enseignent, non les premiers maîtres, mais ceux que l’on
appelle grammairiens ; car ces éléments, où l’on apprend à lire, écrire, compter, ne me donnaient pas moins d’ennuis et
de tourments que toutes mes études grecques. Et d’où venait ce dégoût, sinon du péché et de la vanité de la vie ? J’étais
chair, esprit absent de lui-même et ne sachant plus y rentrer. Plus certaines et meilleures étaient ces premières leçons qui
m’ont donné la faculté de lire ce qui me tombe sous les yeux, d’écrire ce qu’il me plaît, que celles où j’apprenais de
force les courses errantes de je ne sais quel Enée, oublieux de mes propres erreurs, et gémissant sur la mort de Didon,
qui se tue par amour, quand je n’avais pas une larme pour déplorer, ô mon Dieu, ô ma vie, cette mort de mon âme que
ces jeux emportaient loin de vous.
Eh ! quoi de plus misérable qu’un malheureux sans miséricorde pour lui-même, pleurant Didon, morte pour aimer
Enée, et ne se pleurant pas, lui qui meurt faute de vous aimer ! O Dieu, lumière de mon cœur, pain de la bouche
intérieure de mon âme, vertu fécondante de mon intelligence, époux de ma pensée, je ne vous aimais pas ; je vous étais
infidèle. (…) Ce n’est pas ma misère que je pleurais ; je pleurais Didon « expirée, livrant au fil du glaive sa destinée
dernière Enéide (VI, 456), quand je me livrais moi-même à vos dernières créatures au lieu de vous, terre retournant à la
terre. Cette lecture m’était-elle interdite, je souffrais de ne pas lire ce qui me faisait souffrir. Telles folies passent pour
études plus nobles et plus fécondes que celle qui m’apprit à lire et à écrire. (…) Si je demande encore quel oubli serait
le plus funeste à la vie humaine, l’oubli de l’art de lire et d’écrire, ou celui de ces fictions poétiques, qui ne prévoit la
réponse de quiconque ne s’est pas oublié lui-même ?
Je péchais donc enfant, en préférant ainsi la vanité à l’utile ; ou plutôt je haïssais l’utile et j’aimais la vanité. « Un et
un sont deux, deux et deux quatre, » était pour moi une odieuse chanson ; et je ne savais pas de plus beau spectacle
qu’un fantôme de cheval de bois rempli d’hommes armés, que l’incendie de Troie et l’ombre de Créuse (Enéide, II).
(…) Pourquoi donc haïssais-je ainsi la langue grecque, pleine de ces fables ? Car Homère excelle à ourdir telles
fictions. Doux menteur, il était toutefois amer à mon enfance. Je crois bien qu’il en est ainsi de Virgile pour les jeunes
Grecs, contraints de l’apprendre avec autant de difficulté que j ‘apprenais leur poète.
La difficulté d’apprendre cette langue étrangère assaisonnait de fiel la douce saveur des fables grecques. Pas un mot
qui me fût connu ; et puis, des menaces terribles de châtiments pour me forcer d’apprendre. J’ignorais de même le latin
au berceau ; et cependant, par simple attention, sans crainte, ni tourment, je l’avais appris, dans les embrassements de
mes nourrices, les joyeuses agaceries, les riantes caresses. Ainsi je l’appris sans être pressé du poids menaçant de la
peine, sollicité seulement par mon âme en travail de ses conceptions, et qui ne pouvait rien enfanter qu’à l’aide des
paroles retenues, sans leçons, à les entendre de la bouche des autres, dont l’oreille recevait les premières confidences de
mes impressions. Preuve qu’en cette étude une nécessité craintive est un précepteur moins puissant qu’une libre
curiosité. » (Saint Augustin, Confessions, XII-XIV)

***

Saint Basile : Ulysse comme exemple de vertu chrétienne


« Pour commencer par les poètes, qui parlent de tout, il ne faut pas écouter tout ce qu'ils disent sans discernement.
Lorsqu'ils rapportent des faits ou des paroles d'hommes vertueux, il faut les aimer, les prendre pour modèles et s'efforcer
de les imiter. Au contraire, lorsqu'ils décrivent des hommes vicieux, il faut fuir leur exemple en se bouchant les oreilles,
comme les poètes eux-mêmes disent qu'Ulysse l'a fait en entendant le chant des Sirènes : car l'habitude d'entendre de
mauvais discours conduit à de mauvaises actions. Il faut donc veiller sur notre âme avec la plus grande prudence, de
peur que, séduits par l'attrait du langage, nous ne recevions quelque mauvaise impression sans nous en rendre compte,
comme ceux qui ingèrent le poison avec le miel [...]. Or toute la poésie d'Homère, autant que j’ai pu en juger par un
habile interprète de la pensée des poètes, n'est qu'un éloge de la vertu, et tout, excepté ce qui est purement ornemental,
tend à ce but.
(Saint Basile de Césarée, Discours aux jeunes gens, sur l’utilité qu’ils peuvent retirer de la lecture des livres profanes)

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