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II / L'éducation et l'art
« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Quelle leçon prétendons-nous bien trouver dans cette interdiction ? N’est-ce pas celle-
ci, à savoir que les poètes ne sont pas vraiment en mesure de discerner en toute clarté où se trouvent le bien et le mal ?
Lors donc qu’un poète aura donné corps à cette erreur en un poème destiné à être récité ou à être chanté, en adressant
aux dieux des prières qui ne conviennent pas, il amènera nos concitoyens à demander dans les occasions les plus graves
le contraire de ce qu’il faudrait. Or, comme nous le disions, nous ne trouverons pas beaucoup de fautes qui soient plus
graves que celle-là. Eh bien, devons-nous poser ceci aussi comme l’une des lois et l’un des modèles qui s’appliquent
aux compositions inspirées par les Muses ?
CLINIAS : Quoi ? Montre-le-nous plus clairement encore.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Que le poète ne compose rien d’autre que ce que la cité regarde comme légal, juste,
comme beau ou comme bon. Quant à ses compositions, il ne lui sera permis de les montrer à aucun particulier avant
qu’elles n’aient été vues et approuvées par les juges qui auront été désignés à cet effet et par les gardiens des lois. Peut-
être devons-nous considérer comme désignés ceux que nous avons choisis comme législateurs dans le domaine des
Muses et le responsable de l’éducation. Mais quoi ? La question, je l’ai souvent posée ; devons-nous poser cette loi
comme moule et troisième sceau ? Ou bien que vous en semble-t-il ?
CLINIAS : Posons-le, sans contredit.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNE : Cela posé, il sera parfaitement juste de chanter en l’honneur des dieux des hymnes et des
éloges associés à des prières ; on pourra aussi, après s’être adressé aux dieux, adresser aux démons et aux héros des
prières comportant des éloges qui leur conviennent à eux tous.
CLINIAS : Sans aucun doute.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Cela posé, nous pourrons d’ores et déjà édicter cette loi qui ne susciterait absolument
aucune réticence : tous ceux des citoyens qui auront franchi le terme de la vie après avoir, selon le corps ou selon l’âme,
accompli de belles actions et s’être donné de la peine, et qui auront docilement obéi aux lois, se verront adresser des
éloges comme il convient.
CLINIAS : Sans aucun doute.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : À coup sûr, ceux qui vivent encore, les honorer par des éloges et par des hymnes ne va
pas sans risque : il faut attendre qu’un homme ait couru tout entière la course de la vie, en la couronnant par une belle
fin. À tous ces honneurs auront part aussi bien nos hommes que nos femmes, tous ceux qui se seront signalés par leurs
mérites. Voici maintenant comment devront être établis les chants et les danses. Les anciens nous ont laissé beaucoup de
belles et anciennes compositions dans le domaine des Muses, mais aussi des danses de même qualité, qui sont destinées
aux corps et parmi lesquelles on pourra choisir sans réticence ce qui convient et sied à la constitution politique que nous
sommes en train d’établir. Pour faire cet examen, c’est-à-dire ce tri, il faudra élire des hommes d’au moins cinquante
ans. Et tout ce qui paraîtra satisfaisant dans les anciennes compositions, ils l’admettront ; en revanche ce qui sera
insatisfaisant ou parfaitement impropre sera soit purement et simplement rejeté, soit accommodé à un nouveau rythme.
Ils s’adjoindront pour cela des hommes qui sont à la fois des poètes et des gens qui s’y connaissent dans le domaine des
Muses, des gens dont ils utiliseront les talents poétiques, mais sans se fier à leurs goûts ou à leurs désirs, sauf rares
exceptions. Ce sont les souhaits du législateur qu’ils interpréteront, pour instituer la danse, le chant et tout ce qui
concerne les chœurs, en imposant autant que possible ses vues. Oui, dans le domaine des Muses, toute pratique qui est
dépourvue d’ordre devient mille fois meilleure lorsqu’elle a été réglée, et cela même si elle perd en charme. Mais toutes
procurent également de l’agrément. Car si la culture musicale au sein de laquelle on a vécu depuis l’enfance jusqu’à
l’âge mûr et raisonnable a été de l’espèce raisonnable et réglée, on ne peut jamais prêter l’oreille à l’autre espèce sans la
détester et la déclarer indigne d’un homme libre. Au contraire, si on a été élevé dans l’espèce populaire et doucereuse,
on déclare que l’espèce opposée est froide et insipide. Dès lors, et c’est justement là ce qui vient d’être dit, du point de
vue de l’agrément ou du manque d’agrément, aucune n’est supérieure ni inférieure à l’autre. Ce qui fait leur différence,
c’est que l’une rend meilleurs les hommes qui ont été élevés en elle, tandis que l’autre les rend pires.
CLINIAS : Bien parlé.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : En outre, il faudra sans doute séparer les chants selon qu’ils conviennent aux femmes ou
aux hommes, en les distinguant par telle ou telle caractéristique, et leur donner bien sûr une mélodie et un rythme
adaptés. C’est une chose terrible en effet que de chanter sur une mélodie totalement déplacée ou sur un rythme contre
nature, en ne donnant aucunement aux mélodies des caractères qui lui conviennent dans chaque cas. Il est donc
nécessaire de légiférer aussi sur la forme à leur donner. On peut imposer autoritairement à l’un ou l’autre sexe les unes
ou les autres de ces formes. Toutefois, ce qui en elles se conforme chaque fois à la différence même de nature entre l’un
et l’autre sexe, il faut l’expliquer clairement par cette différence. Aussi la loi et le préambule stipuleront-ils que les
garçons se distinguent par un penchant à la grandeur et au courage et que les filles se distinguent au contraire par une
inclination qui pousse plutôt vers la réserve et la réflexion.
Voilà donc un ordre établi. Parlons ensuite de l’enseignement, c’est-à-dire de la transmission de ces formes elles-mêmes
: comment, par qui et à quel moment doivent-elles être exécutées ? Prenons un exemple. Un constructeur de navires, au
moment où il commence à construire un navire, met en place la carène et esquisse ainsi la structure du navire. Il me
semble que je fais la même chose lorsque, essayant de distinguer la structure des modes de vie en fonction des
caractères des âmes, je mets réellement en place les carènes de ces modes de vie, en examinant avec soin par quels
moyens, par quelles façons de vivre, nous conduirons le mieux possible notre existence jusqu’au terme de cette
traversée en quoi consiste la vie. Même si, en vérité, les affaires humaines ne méritent guère qu’on s’en occupe, il est
toutefois nécessaire de s’en occuper ; voilà qui est dommage. Mais, puisque nous en sommes là, si nous pouvions le
faire par un moyen convenable, peut-être aurions-nous trouvé le bon ajustement. Que veux-je bien dire par là, voilà sans
aucun doute une question que l’on me poserait à bon droit.
CLINIAS : Oui, absolument.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Je veux dire qu’il faut s’appliquer sérieusement à ce qui est sérieux, et non à ce qui ne
l’est pas ; que par nature la divinité mérite un attachement total dont le sérieux fasse notre bonheur, tandis que l’homme,
comme je l’ai dit précédemment, a été fabriqué pour être un jouet pour la divinité, et que cela c’est véritablement ce
qu’il y a de meilleur pour lui. Voilà donc à quel rôle tout au long de sa vie doit se conformer tout homme comme toute
femme, en se livrant aux plus beaux jeux qui soient, mais dans un état d’esprit qui est le contraire de celui qui est
aujourd’hui le leur.
CLINIAS : Que veux-tu dire ?
L'’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Aujourd’hui, on s’imagine sans doute que les activités sérieuses doivent être effectuées
en vue des jeux : ainsi estime-t-on que les choses de la guerre, qui sont des choses sérieuses, doivent être bien conduites
en vue de la paix. Or, nous le savons, ce qui se passe à la guerre n’est en réalité ni un jeu ni une éducation qui vaille la
peine d’être considérée par nous, puisqu’elle n’est pas et ne sera jamais ce que nous affirmons être, à notre point de vue
du moins, la chose la plus sérieuse. Aussi est-ce dans la paix que chacun doit passer la partie de son existence la plus
longue et la meilleure. Où donc se trouve la rectitude ? Il faut passer sa vie en jouant, en s’adonnant à ces jeux en quoi
consistent les sacrifices, les chants et les danses qui nous rendront capables de gagner la faveur des dieux, de repousser
nos ennemis et de les vaincre au combat. Mais quelles sortes de chants et quelles sortes de danses nous permettraient
d’atteindre l’un et l’autre de ces objectifs ? Nous en avons indiqué le modèle et, pour ainsi dire, nous avons ouvert les
routes qu’il convenait d’emprunter en estimant que le poète avait raison de dire :
« Des paroles, Télémaque, il en est une partie que tu concevras dans ton cœur,
Et une autre partie que quelque bon génie te fournira, car tu n’as pu, je pense,
Ni naître ni grandir sans quelque bon vouloir des dieux. »
Nos nourrissons doivent eux-mêmes penser la même chose et ils doivent juger que ce qui a été dit suffit, et que leur
démon aussi bien que leur divinité leur suggéreront, en ce qui concerne les sacrifices et les danses, à quels dieux, à
quels moments pour chaque dieu et dans chaque cas ils offriront leurs jeux en prémices tout en se les rendant propices.
Ce faisant, ils mèneront une vie conforme à leur nature, puisqu’ils ne sont pour l’essentiel que des marionnettes, même
s’il leur arrive d’avoir part à la vérité.
MÉGILLE : Tu ravales au plus bas, Étranger, le genre humain qui est le nôtre.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Ne t’en étonne pas, Mégille, pardonne-moi plutôt. Car c’est parce que j’avais le regard
fixé sur le dieu et l’esprit plein de lui que j’ai dit ce que je viens de dire. Mettons donc, si cela te fait plaisir, que le genre
qui est le nôtre n’est pas sans valeur, et qu’il mérite d’être pris quelque peu au sérieux.
Passons à ce qui vient ensuite. Nous avons prescrit de construire pour tous des gymnases et des écoles publiques au
nombre de trois dans le centre de la cité ; puis encore, en dehors de la ville, dans ses environs, encore au nombre de
trois, des manèges pour l’équitation, avec de larges espaces libres aménagés en vue du tir à l’arc et du lancer d’autres
projectiles, destinés à la fois à instruire les jeunes gens et à les entraîner. Si d’aventure nos prescriptions n’avaient pas
été assez explicites, alors voici le moment de le faire en y joignant les lois. Dans tous ces établissements résideront
comme maîtres pour chaque discipline des étrangers salariés qui enseigneront à ceux qui fréquenteront leur école tout ce
qui a trait à la guerre et toutes les disciplines qui se rapportent au domaine des Muses. Mais nous n’accepterons pas que
celui-là fréquente l’école parce que son père le souhaite et que celui-ci la néglige parce que son père ne souhaite pas
qu’il s’instruise. Non, c’est comme on dit « tout homme et tout garçon » que, dans la mesure du possible, parce qu’ils
appartiennent à la cité plus qu’à leurs parents, nous contraindrons à se faire instruire.
Laissez-moi insister en outre sur le fait que la loi qui est la mienne en dira pour les filles tout autant que pour les
garçons, à savoir que les filles doivent s’entraîner d’égale façon. Et je le dirai sans me laisser effrayer le moins du
monde par l’objection suivante : ni l’équitation ni la gymnastique, qui conviennent aux hommes, ne siéraient aux
femmes. Le fait est certain, j’en suis non seulement persuadé par les mythes anciens que j’entends raconter, mais je sais
encore pertinemment que, à l’heure actuelle, il y a pour ainsi dire des milliers et des milliers de femmes autour du Pont,
celles du peuple que l’on appelle « Sauromates », pour qui non seulement le fait de monter à cheval, mais également
celui de manier l’arc et les autres armes est une obligation comme elle l’est pour les hommes, et fait l’objet d’un pareil
exercice.
À quoi s’ajoute, sur le sujet en question, le raisonnement que voici : s’il est vrai que les choses peuvent se passer ainsi,
je déclare que rien n’est plus déraisonnable que la situation qui règne actuellement dans nos contrées, où les hommes et
les femmes ne pratiquent pas tous ensemble de toutes leurs forces et d’un même cœur les mêmes exercices. Toutes les
cités en effet, ou peu s’en faut, se contentent de n’être qu’une moitié de cité au lieu de valoir le double grâce aux mêmes
dépenses et aux mêmes efforts. Et certes il serait étonnant de voir un législateur commettre cette faute. » (Platon, Les
lois, 801b-805b)
III / L’importance d’une éducation structurée, et de l’apprentissage des mathématiques par le jeu
« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Oui, j’ai bien cette crainte dont tu parles, mais je redoute encore plus ceux qui se sont
attachés à ces disciplines, mais qui l’ont mal fait. Le manque d’expérience, même complet, en quelque matière que ce
soit n’est en aucune façon dangereux ni grandement funeste ; bien plus dommageable est une abondance d’expérience et
de savoir accompagnée d’une mauvaise méthode.
CLINIAS : Ce que tu dis est vrai.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Il faut dire qu’un homme de condition libre doit étudier au moins autant de chacune de
ces disciplines qu’en apprend une foule innombrable d’enfants en Égypte, en même temps qu’ils apprennent à lire et à
écrire. D’abord en effet, concernant les calculs, apprendre par jeu et avec plaisir des connaissances inventées pour des
enfants qui ne sont que des enfants, et comment se font les répartitions naturelles : ce sont des fruits et des couronnes à
partager entre un plus grand nombre aussi bien qu’un moins grand nombre de lots, de manière à en faire toujours au
total un même nombre ; ou bien, à la boxe comme à la lutte, l’alternance et la succession de celui qui restera assis aussi
bien que de ceux qui feront la paire. De même, c’est encore par manière de jeu que les maîtres réunissent en un même
ensemble des gobelets d’or, de cuivre, d’argent ou d’une autre matière semblable, ou qu’ils les distribuent en groupes de
la même matière, adaptant de la sorte à un jeu, ainsi que je l’ai dit, les opérations de l’arithmétique indispensable, et ce
afin de rendre les élèves plus aptes aussi bien à régler un campement, une marche et une expédition militaire qu’à
administrer leur maison ; et en général, ils rendent les hommes plus capables de se tirer d’affaire eux-mêmes et plus
éveillés. Après cela, portant leurs leçons sur les mesures, longueurs, largeurs et profondeurs, ils les délivrent d’une
certaine ignorance, ridicule et honteuse, qui affecte naturellement tout le monde.
CLINIAS : De quelle espèce d’ignorance veux-tu parler ?
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Mon cher Clinias, il est en tout cas certain que, lorsque tardivement j’en ai entendu
parler, j’ai été parfaitement surpris de l’état qui est le nôtre en la matière, et il m’a paru moins digne de l’homme que de
cochons à l’élevage. Et ce n’est pas de moi seul que j’ai eu honte, mais de tous les Grecs.
CLINIAS : Honte de quoi ? Explique-nous le sens de tes paroles, Étranger. » (Platon, Les lois, 818e-819e)
IV / L’éducation en vue de la maîtrise de soi et de la vertu, refus de la visée étroitement utilitaire de l’éducation
« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Ne laissons donc pas non plus à l’état d’imprécision ce que nous entendons par
« éducation ». Actuellement en effet, lorsque nous émettons un blâme ou une louange sur la façon dont chacun a été
élevé, nous disons de celui-ci qu’il est parmi nous quelqu’un de bien éduqué et de celui-là au contraire que c’est
quelqu’un de mal éduqué. Mais quelquefois nous disons aussi que sont « mal éduqués » certains autres hommes qui
sont très bien éduqués par rapport au commerce de détail ou à la navigation. Car cette façon de parler, qui est la nôtre,
ne saurait être, semble-t-il, le fait de gens qui pensent que l’éducation, ce n’est pas cela, mais que c’est l’éducation qui,
dès l’enfance, oriente vers l’excellence, inspire le désir et la passion de devenir un citoyen parfait, sachant commander
et obéir comme l’exige la justice. Leur discours, me semble-t-il, ayant mis à part cette façon d’élever les enfants,
voudrait ensuite que l’on appelle « éducation » cette seule formation, et que la formation qui tend vers l’acquisition des
richesses, de la force physique, ou bien encore d’une quelconque compétence qui ne serait guidée ni par l’intelligence ni
par la justice, soit grossière, servile et parfaitement indigne d’être appelée « éducation ». En conséquence, ne disputons
pas sur le mot, mais tenons pour convenu ce que nous disions à l’instant, à savoir que, à tout le moins, les hommes qui
ont été éduqués comme il faut deviennent ordinairement des gens de bien ; qu’il faut assurément en toute occasion
éviter de mépriser l’éducation, étant donné qu’elle est la première parmi ce qui peut advenir de mieux aux hommes les
meilleurs ; et que si jamais elle dévie et qu’il soit possible de la remettre dans le droit chemin, voilà ce que chacun doit
faire durant toute sa vie, dans la mesure de ses forces.
CLINIAS : Voilà ce qu’il convient de faire, nous en sommes d’accord avec toi.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : La chose est sûre, il y a un moment déjà nous sommes également tombés d’accord sur
ce point : les gens de bien sont ceux qui sont capables de se dominer, alors que les méchants sont ceux qui n’en sont pas
capables.
CLINIAS : Rien de plus juste.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Eh bien, donc, revenons sur ce point et indiquons avec plus de clarté encore ce que nous
entendons par là. Permettez-moi d’utiliser une image pour vous le faire voir, si je suis en quelque façon capable de le
faire.
CLINIAS : Tu n’as qu’à parler.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Voici. Devons-nous admettre que chacun de nous est un individu ?
CLINIAS : Oui.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Mais un individu qui a en lui deux conseillers à la fois antagonistes et déraisonnables,
que nous appelons « plaisir » et « douleur » ?
CLINIAS : C’est bien cela.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES :Et en plus de ces deux-là, il a des opinions sur ce qui va arriver, qui portent le nom
commun d’« attente », et le nom particulier de « crainte », s’il s’agit de l’attente d’une douleur, et de « confiance », s’il
s’agit de l’attente du contraire. Et en plus de tout cela, il existe la raison qui calcule ce qui en ces sentiments vaut le
mieux et ce qui est le pire pour chacun de nous ; et quand ce calcul est devenu le décret commun de la cité, il porte le
nom de « loi ».
CLINIAS : J’ai quelque peine à te suivre. Poursuis malgré tout, comme si je te suivais.
MÉGILLE : Moi aussi, je l’avoue, j’éprouve la même impression.
L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Eh bien, considérons le problème de la façon suivante. Prenons pour acquis que chacun
de nous, les vivants, est une marionnette fabriquée par les dieux. Qu’elle ait été constituée pour leur servir de jouet ou
dans un but sérieux, cela bien sûr nous ne pouvons vraiment pas le savoir ; mais ce que nous savons, c’est que ces
affections dont je viens de parler et qui sont en nous comme des tendons ou des ficelles, nous tirent et, comme elles sont
antagonistes, elles nous conduisent à des actions opposées au long de la frontière qui sépare la vertu du vice. Car dans
l’histoire que nous racontons, chacun, en obéissant toujours à une seule de ces tractions et en ne s’y opposant en aucune
circonstance, doit résister à la traction des autres tendons. Et cette [645a] traction, c’est la commande d’or, la commande
sacrée, la raison que l’on qualifie de « loi collective de la cité », tandis que les autres commandes sont raides et de fer :
alors que la première est souple parce qu’elle est d’or, les autres se présentent sous l’apparence de matériaux divers. Il
faut donc toujours prêter son aide à la plus belle des tractions, celle de la loi. Parce que, en effet, le calcul rationnel est
beau, mais doux en ce qu’il n’use pas de contrainte, il a besoin d’aide pour opérer sa traction, afin d’assurer en nous la
prédominance de l’or sur les autres matériaux. Voilà donc bien comment pourrait arriver à bon port ce mythe sur
l’excellence qui nous représente comme des marionnettes, et voilà comment, d’une certaine manière, on pourrait
apercevoir plus clairement ce que signifie « l’emporter sur soi-même et être vaincu par soi-même », et ce qui s’ensuit
pour l’individu comme pour la cité, le premier devant se faire en lui-même une idée juste de ces tractions et régler sa vie
là-dessus, quand pour sa part la cité, qu’elle ait reçu cette idée d’un dieu ou bien de quelqu’un qui s’y connaît, doit
l’ériger en loi pour régler ses affaires intérieures et ses relations avec les autres cités. De cette façon aussi, la distinction
entre le vice et la vertu pourrait nous apparaître avec plus de clarté. Et la lumière jetée sur cette question permettra peut-
être d’y voir plus clair en ce qui concerne l’éducation et les autres institutions, en particulier sur la question du temps
passé à boire du vin, question triviale que l’on pourrait juger ne pas mériter une abondance excessive de discours, mais
qui pourrait bien ne pas s’avérer indigne de cette abondance. »
Platon, Les lois, 643d-645c
VII / Le jeu comme moyen d'orienter les désirs, les intérêts, les motivations de l'enfant
« L’ÉTRANGER D’ATHÈNES : Eh bien, je vais dire en quoi il faut, semble-t-il, que consiste l’éducation : voyez si ce
que je dis vous satisfait. (…) Je déclare qu’un homme destiné à être bon en quelque occupation que ce soit doit s’y
adonner dès l’enfance, aussi bien en s’amusant qu’en s’y appliquant avec sérieux, en chacune des occasions qui
concernent l’activité en cause. Par exemple, il faut que celui qui est destiné à devenir un bon agriculteur ou un bon
architecte s’amuse l’un à construire le genre de maisons que construisent les enfants et l’autre de son côté à travailler la
terre ; il faut aussi que celui qui les élève l’un et l’autre leur fournisse à chacun des petits outils qui imitent les vrais. Et
tout naturellement il faut qu’ils apprennent aussi toutes les connaissances dont l’acquisition préalable est nécessaire. Par
exemple, il faut que le charpentier s’exerce à prendre des mesures et à utiliser le cordeau et que l’homme de guerre
s’exerce à monter à cheval, que ce soit en s’amusant ou en pratiquant tout autre exercice du même genre. Ainsi utilisera-
t-on les jeux pour orienter les plaisirs et les désirs des enfants dans la direction qu’ils doivent emprunter pour atteindre
leur but. Ainsi d’après nous, pour l’essentiel, la bonne façon d’élever les enfants, est celle qui amènera le mieux
possible l’âme de l’enfant qui s’amuse à aimer ce en quoi, une fois devenu un homme, il devra être passé maître, à
savoir l’excellence dans l’occupation qui sera la sienne. »
***
(3 vases attiques en terre cuite : un hochet (British museum), un jeu de balle (idem), un chariot à roulettes (New York
Metropolitan Museum))
(cf locusludi.ch (en anglais) pour des ressources innombrables sur les jeux grecs)
« Il faut considérer comme une belle invention le hochet (platagê) d’Archytas, que l’on donne aux petits enfants
pour que, grâce à elle, ils ne cassent rien dans la maison, car la gent enfantine n’est pas capable de rester
tranquille. » (Aristote, Politique, VIII, 6, 1340b, 26-28. Trad. J. Aubonnet, Les Belles Lettres, 1989)
« Moi aussi, jadis, il m’en souvient, quand tu avais six ans et que tu balbutiais, je t’ai obéi. La première obole
que je reçus comme héliaste, je l’employai à t’acheter, aux Diasies, un petit chariot (hamax). » (Aristophane,
Nuées, 861-864. Trad. H. Van Daele, Les Belles Lettres, 1934)
II / L’importance de l’éducation visant la vertu pour préserver une Cité, importance de la musique
« Que donc le législateur doive s'occuper avant tout de l'éducation des jeunes gens, nul ne saurait le contester. Et, en
effet, dans les cités où ce n'est pas le cas cela est dommageable à la constitution. Il faut, en effet, dispenser une
éducation adaptée à chaque constitution, car les mœurs propres de chacune ont d'ordinaire pour effet à la fois de la
préserver et de l'établir dès l'origine ; par exemple des mœurs démocratiques dans le cas d'une démocratie, des mœurs
oligarchiques dans celui d'une oligarchie. Et les mœurs les meilleures sont toujours cause d'une meilleure constitution.
De plus, dans toutes les capacités et tous les arts il y a des éléments qu'il faut avoir appris au préalable et s'être assimilés
pour l'exercice de chacun d'eux, de sorte que c'est évidemment la même chose pour les activités vertueuses.
Et puisque le but de toute cité est unique, il est manifeste qu'il est également nécessaire qu'il y ait une seule et même
éducation pour tous et qu'on en prenne soin collectivement et non d'une manière privée comme celle qui a cours
aujourd'hui où chacun s'occupe lui-même de ses propres enfants en leur dispensant l'enseignement privé qu'il estime
approprié. D'autre part, il faut que l'apprentissage de ce qui concerne la collectivité soit lui aussi collectif. En même
temps, il ne faut pas penser qu'aucun des citoyens s'appartienne à lui-même, mais que tous appartiennent à la cité, car
chacun est une partie de la cité. Mais le soin de chaque partie a par nature en vue le soin du tout. Et, sur ce point aussi, il
faut faire l'éloge des Lacédémoniens, car ils portent la plus grande attention à leurs enfants, et cela collectivement.
Qu'il faille légiférer sur l'éducation et qu'il faille s'en occuper collectivement, c'est manifeste. Mais ce qu'est
l'éducation et comment il faut éduquer, cela ne doit pas rester dans l'ombre. Car il y a actuellement désaccord sur les
matières à enseigner, car tout le monde n'est pas d'avis d'enseigner les mêmes choses aux jeunes gens pour les conduire
à la vertu ou à la vie excellente, et s'il convient pour l'éducation de développer l'intelligence plutôt que les dispositions
psychologiques, cela n'est pas manifeste. Et si l'on s'appuie sur l'éducation qu'on a sous les yeux l'enquête s'obscurcit, et
il n'est pas du tout clair s'il faut que les jeunes gens se forment aux choses utiles à la vie, à celles qui tendent à la vertu,
ou aux disciplines éminentes (car toutes ces opinions ont eu des partisans). Et même à propos des moyens qui mènent à
la vertu aucun ne fait l'unanimité, car ce n'est pas la même vertu que tous honorent spontanément, de sorte qu'il est
normal qu'ils diffèrent aussi sur la formation à cette vertu.
Certes, il n'est pas douteux qu'il faut être instruit dans ceux des arts utiles qui sont indispensables, mais il est
manifeste que ce n'est pas à toutes les tâches utiles – qui se divisent en celles des gens libres et celles des gens non
libres – qu'il faut participer, mais à celles des tâches utiles qui ne transforment pas celui qui s'y livre en sordide artisan.
Or on doit considérer comme digne d'un artisan toute tâche, tout art, toute connaissance qui aboutissent à rendre
impropres à l'usage et la pratique de la vertu le corps, l'âme ou l'intelligence des hommes libres. C'est pourquoi les arts
de ce genre qui affligent le corps d'une disposition plus mauvaise nous les disons dignes des artisans et nous le disons de
même des activités salariées. Car ils rendent la pensée besogneuse et abjecte. Et même pour les sciences libérales, il
n'est, d'un côté, pas indigne d'un homme libre de s'adonner à certaines d'entre elles jusqu'à un certain point, mais, d'un
autre côté, y être trop assidu pour en acquérir une connaissance précise expose aux dommages qu'on a dits. Il y a aussi
une grande différence selon le but que l'on a dans l'action ou l'étude : si c'est pour soi-même, ses amis ou en visant la
vertu ce n'est pas indigne d'un homme libre, mais le faire pour d'autres cela semblera souvent agir comme un homme de
peine et un esclave.
Il y a en gros quatre disciplines qu'on a coutume d'enseigner : lettres, gymnastique, musique et, quatrièmement,
certains rajoutent l'art graphique, les lettres et l'art graphique étant utiles dans la vie et ayant de multiples usages, alors
que la gymnastique développe le courage. Mais pour la musique il pourrait y avoir difficulté, car à l'heure actuelle c'est
par plaisir que la plupart des gens s'y adonnent ; mais à l'origine on l'a introduite dans l'éducation parce que la nature
elle-même exige, nous l'avons souvent dit, que nous soyons capables non seulement d'accomplir correctement notre
labeur, mais aussi de mener noblement une vie de loisir, car c'est le principe de tout.
Si, en effet, il faut les deux, il vaut pourtant mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et celle-là est le but de
celle-ci, et il faut rechercher ce qu'il convient de faire dans cette vie de loisir. Ce n'est certainement pas jouer, car alors
le jeu serait nécessairement pour nous la fin de la vie. Mais si cela est impossible et s'il faut plutôt recourir aux jeux
pendant notre labeur (car celui qui peine a besoin de détente et le jeu vise à la détente, alors que le labeur s'accompagne
de fatigue et d'effort), pour cette raison il faut introduire les jeux dans l'éducation en y ayant recours au moment
opportun, c'est-à-dire en s'en servant à titre de remède. Car le mouvement de l'âme dû au jeu est un relâchement et, par
le plaisir qu'il procure, une détente.
La vie de loisir, par contre, a, semble-t-il, en elle-même le plaisir et le bonheur de la vie bienheureuse. Mais ce
bonheur n'appartient pas à ceux qui ont une vie laborieuse, mais à ceux qui ont une vie de loisir, car l'homme laborieux
accomplit son labeur en vue de quelque fin qu'il ne possède pas, alors que le bonheur est une fin qui, de l'avis de tous,
ne s'accompagne pas de peine mais de plaisir. Pourtant les gens ne se font pas la même idée du plaisir, mais chacun a la
sienne selon lui-même et son caractère, l'homme le meilleur en ayant la conception la meilleure, dérivant des réalités les
plus belles. De sorte qu'il est manifeste qu'il faut apprendre à travers son éducation un certain nombre de choses pour
passer sa vie dans le loisir, et que ces choses apprises par l'éducation sont en vue d'elles-mêmes, alors que celles qui ont
trait au labeur doivent être considérées comme indispensables et en vue d'autres choses.
C'est pourquoi nos prédécesseurs avaient introduit la musique dans l'éducation, non pas comme quelque chose
d'indispensable (ce qu'elle n'est nullement), ni comme quelque chose d'utile comme les lettres le sont pour la
spéculation financière, l'économie domestique, l'apprentissage et beaucoup d'activités dans la cité (il semble aussi que
l'art graphique soit utile pour porter un meilleur jugement sur les œuvres des artistes), ni non plus comme la
gymnastique pour donner santé et force (car nous ne voyons aucune de ces qualités provenir de la musique). Il reste
donc que la musique est en vue d'une vie passée dans le loisir et c'est manifestement pour cela qu'on l'a introduite dans
l'éducation. En effet, on lui donne une place dans ce qu'on pense être l'existence des hommes libres. (…) Qu'il y ait
donc une certaine éducation qu'il faut donner aux enfants, non pas parce qu'elle serait utile ou indispensable, mais parce
qu'elle est digne d'un homme libre et belle, c'est manifeste. Si elle est unique ou s'il y en a plusieurs, quelles elles sont et
comment elles doivent procéder, il faudra traiter cela plus tard. Mais à l'heure actuelle nous avons parcouru un chemin
suffisant pour trouver, auprès des Anciens, une preuve de cela dans les divers systèmes d'éducation établis. La musique,
en effet, rend cela évident. Mais il est aussi évident qu'il faut enseigner aux enfants certaines des connaissances utiles,
non seulement pour leur utilité, comme l'étude des lettres, mais aussi parce qu'il est possible par leur intermédiaire
d'acquérir beaucoup d'autres connaissances. De même pour l'art graphique qui ne doit pas avoir pour but d'éviter les
erreurs quand on fait son marché (…) mais plutôt parce qu'il nous rend aptes à apprécier la beauté des corps. Et le fait
de rechercher partout l'utile ne convient pas du tout aux gens magnanimes et libres.
Et puisqu'il est manifeste que l'éducation par les habitudes doit précéder celle par la raison, et que celle qui concerne
le corps précède celle qui concerne l'intelligence, il est évident à partir de cela qu'il faut confier les enfants à un maître
de gymnastique et à un pédotribe. Car le premier fait que le corps acquiert une certaine constitution, le second apprend à
effectuer les exercices.
(…) Il est manifeste que la musique a le pouvoir de doter l'âme d'un certain caractère, et si elle a ce pouvoir il est
évident qu'il faut diriger les jeunes gens vers elle et les y éduquer. Et l'enseignement de la musique est adapté à la nature
de cet âge, car les jeunes gens, du fait de leur âge, ne supportent pas de leur plein gré quoi que ce soit de déplaisant, et
la musique est par nature chose des plus agréables. Et il semblerait que notre âme ait une parenté avec les harmonies et
les rythmes. C'est pourquoi beaucoup parmi les sages prétendent les uns que l'âme est une harmonie, les autres qu'elle
possède une harmonie. » (Aristote, Politique, VIII, 1-5)
Sénèque
la lecture comme nourriture et comme exercice spirituel
« La lecture, à mon sens, est nécessaire, d'abord en ce qu'elle prévient l'exclusif contentement de moi-même ; ensuite,
m'initiant aux recherches des autres, elle me fait juger leurs découvertes et méditer sur ce qui reste à découvrir. Elle est
l'aliment de l'esprit, qu'elle délasse de l'étude, sans cesser d'être une étude aussi. Il ne faut ni se borner à écrire, ni se
borner à lire : car l'un amène la tristesse et l'épuisement (je parle de la composition) ; l'autre énerve et dissipe. Il faut
passer de l'un à l'autre, et qu'ils se servent mutuellement de correctif : ce qu'aura glané la lecture, que la composition y
mette quelque ensemble. Imitons, comme on dit, les abeilles, qui voltigent çà et là, picorant les fleure propres à faire le
miel, qui ensuite disposent et répartissent tout le butin par rayons et, comme s'exprime notre Virgile :
D'un miel liquide amassé lentement,
Délicieux nectar, emplissent leurs cellules.(…)
Nous devons, à l'exemple des abeilles, classer tout ce que nous avons rapporté de nos différentes lectures ; tout se
conserve mieux par le classement. Puis employons la sagacité et les ressources de notre esprit à fondre en une saveur
unique ces extraits divers, de telle sorte que, s'aperçût-on d'où ils furent pris, on s'aperçoive aussi qu'ils ne sont pas tels
qu'on les a pris : ainsi voit-on opérer la nature dans le corps de l'homme sans que l'homme s'en mêle aucunement. Tant
que nos aliments conservent leur substance première et nagent inaltérés dans l'estomac, c'est un poids pour nous ; mais
ont-ils achevé de subir leur métamorphose, alors enfin ce sont des forces, c'est un sang nouveau. Suivons le même
procédé pour les aliments de l'esprit. A mesure que nous les prenons, ne leur laissons pas leur forme primitive, leur
nature d'emprunt. Digérons-les : sans quoi ils s'arrêtent à la mémoire et ne vont pas à l'intelligence. Adoptons-les
franchement et qu'ils deviennent nôtres, et transformons en unité ces mille parties, tout comme un total se compose de
nombres plus petits et inégaux entre eux, compris un à un dans une seule addition. De même il faut que notre esprit,
absorbant tout ce qu'il puise ailleurs, ne laisse voir que le produit obtenu. Si même on retrouve en toi les traits
reproduits de quelque modèle profondément gravé dans ton âme par l'admiration, ressemble-lui, j'y consens, mais
comme le fils au père, non comme le portrait à l'original : un portrait est une chose morte. « Comment ! on ne
reconnaîtra pas de qui sont imités le style, l'argumentation, les pensées ? » La chose, je crois, sera même parfois
impossible, si c'est un esprit supérieur qui, prenant de qui il veut les idées premières, fait son œuvre à lui, y met son
type, son cachet, et fait tout tendre à l'unité. Ne vois-tu pas de quel grand nombre de voix un chœur est composé ?
Toutes cependant ne forment qu'un son, voix aiguës, voix graves, voix moyennes ; aux chants des femmes se marient
ceux des hommes et l'accompagnement des flûtes ; aucun effet n'est distinct, l'ensemble seul te frappe. Je parle du
chœur tel que les anciens philosophes l'ont connu. Nos concerts d'aujourd'hui emploient plus de chanteurs que les
théâtres autrefois n'avaient de spectateurs. Quand tous les passages sont encombrés de ces chanteurs, que le bas du
théâtre est bordé de trompettes, et que de l'avant-scène retentissent les flûtes et les instruments de tout genre, de ces sons
divers naît l'accord général. Tel je veux voir l'esprit : j'y veux force instructions, force préceptes, force exemples de plus
d'une époque, et que le tout conspire à une même fin.
« Comment, dis-tu, parvenir à cette fin ? » Par une attention soutenue, et en ne faisant rien que par les conseils de la
raison. Consens à l'entendre, elle te dira : « Renonce enfin aux vanités que poursuit l'homme par tant de voies ; renonce
aux richesses, péril ou fardeau de qui les possède ; renonce aux folles joies du corps et de l'âme : elles amollissent, elles
énervent ; renonce à l'ambition, gonflée de vide, de chimères et de vent : elle n'a point de limites, elle n'a pas moins peur
de voir quelqu'un devant elle que derrière elle ; deux envies la travaillent : la sienne, puis celle d'autrui ; or juge quelle
misère : être envieux et envié ! Jette les yeux sur la demeure des grands, sur ce seuil tumultueusement disputé par ceux
qui les courtisent : combien d'humiliations pour entrer, combien plus quand tu es admis ! Laisse là ces escaliers de
l'opulence, ces vestibules suspendus sur d'énormes terrasses : tu t'y verrais sur la pente d'un abîme et sur une pente
glissante. Viens plutôt par ici, viens à la sagesse : dirige-toi vers sa demeure si tranquille et en même temps si riche de
ressources. Tout ce qui paraît bien haut placé parmi les choses humaines, en réalité fort petit, ne s'élève que relativement
aux plus humbles objets ; on n'y aborde néanmoins que par de raides et difficiles sentiers. Elle est escarpée, la voie qui
mène au faîte des dignités. Mais choisis de monter à cet autre séjour devant lequel la Fortune courbe le front ; tu verras
sous tes pieds ce qui passe pour grandeurs suprêmes ; et tu seras venu pourtant par un chemin uni au point qui les
domine toutes. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre 11, Lettre 84)
Saint Augustin
I / L'inutilité du maître
« Les maîtres prétendent-ils communiquer leurs propres sentiments ? Ne veulent-ils pas que l’on s’applique plutôt à
comprendre et à retenir les Sciences qu’ils croient faire connaître ? Et qui serait assez follement curieux pour envoyer
son fils apprendre, dans une école, ce que pense le maître ? Quand celui-ci a expliqué dans ses leçons les matières qu’il
fait profession d’enseigner, les règles mêmes de la vertu et de la sagesse ; c’est alors que ses disciples examinent en
eux-mêmes s’il leur a dit vrai, consultant, comme ils peuvent, la vérité intérieure. C’est donc alors qu’ils apprennent.
Reconnaissent-ils que l’enseignement est vrai ? ils le louent ; mais ils ignorent que les maîtres à qui s’adressent leurs
louanges sont plutôt enseignés qu’enseignants, pourvu toutefois qu’ils comprennent eux-mêmes ce qu’ils disent. Ce qui
nous porte à leur donner le nom faux de maîtres, c’est que la plupart du temps il n’y a aucun intervalle entre la parole et
la pensée ; et parce que la vérité intérieure enseigne aussitôt après l’éveil donné par le discours, on croit avoir été
instruit par le langage qui a retenti aux oreilles. »
(Augustin, Le maître, XIV)
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