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REPUBLIQUE ALGERIENNE DEMOCRATIQUE ET POPULAIRE

Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique


Université FERHAT ABBAS / SETIF

THESE

Présentée à la Faculté des Lettres et des Sciences Sociales


Département des Langues Etrangères
Ecole Doctorale de Français
Pour l’obtention du diplôme de

Doctorat ès Sciences
Option : Littérature
Par

BOUDJADJA Mohamed

Poétique du Politique
dans l’œuvre de Yasmina Khadra

Sous la direction des Professeurs :

Zoubida BELAGHOUEG et Marc GONTARD

Soutenue le 13 juin 2009.

Membres du jury :
Président : Pr. Hadj MILIANI Professeur Université de Mostaganem
Rapporteur : Pr. Zoubida BELAGHOUEG Professeur Université de Constantine
Rapporteur : Pr. Marc GONTARD Professeur Université de Rennes 2
Examinateur: Pr.Martine MATHIEU- JOB Professeur Université de Bordeaux 3
Examinateur : Pr. Saïd KHADRAOUI Professeur Université de Batna

2009
A

Mon père

Ma mère

Mon épouse

Mes enfants

2
Remerciements

Je tiens à exprimer mes vifs remerciements, mon profond


respect et mon indéfectible attachement à mes directeurs de
thèse :
Madame la Professeure Zoubida Belaghoueg dont l’intérêt et la
compréhension, la disponibilité et l’exigence stimulante, les
encouragements et les conseils furent très précieux.
Monsieur le Professeur Marc Gontard dont la chaleur de l'accueil,
la disponibilité et le dévouement sans limite furent pour nous la
plus forte des motivations.

Ma reconnaissance et mes sincères remerciements vont


également aux membres du jury :
Monsieur le Professeur Hadj Miliani, Madame la Professeure
Martine Mathieu-Job, Monsieur le Professeur Saïd Khadraoui,
pour avoir accepté d’examiner mon travail de thèse et pour toute
l’attention qu’ils lui portent.

3
SOMMAIRE
Page
Introduction……………………………………………………………………………
08

Première partie/ Littérature et politique : Histoire et Théorie……………………. 21

1-Rapport Littérature / Histoire......................................................................................


22

1-1 –Bref regard sur la littérature étrangère...................................................................


22
.
1-2- La littérature algérienne et son rapport à l’histoire................................................
29

2- Aspects théoriques…………………………………………………………………..
33

2-1- Texte et philosophie……………………………………………………………….


36

2-2- Texte et société…………………………………………………………………..


38

2-3- Texte et politique…………………………………………………………………


42

Deuxième partie/ Du littéraire au politique et du politique au littéraire ……….. 51

1- Eclatement et typologie générique …………………………………………………


52

1-1-Le roman policier Khadrien………………………………………………………


56

1-2-Le roman de la réalité…………………………………………………………….


64

1-3-Le roman de l’Histoire……………………………………………………………


72

2- L’insertion du politique dans le roman………………………………………….. 80

2-1- Des acteurs types…………………………………………………………………


82

2-2- La parole politique……………………………………………………………….


89

113
ème
3 partie/ Ecriture du politique …………………………………………………

1-La titrologie………………………………………………………………………….
114

1-1-Approche titrologique théorique…………………………………………………..


114

1-2-Les titres de Khadra et leurs référentialités……………………………………….. 116

4
2-Les investissements thématiques………………………………………………….
128

2- 1- Poétique de la ville……………………………………………………………….
128

2-2- Poétique de la violence……………………………………………………………


142

2-2-1-La violence multiforme………………………………………………………….


144

2-2-2- Contre la violence………………………………………………………………


153

3- Perspectives d’écriture de Khadra………………………………………………. 156

3-1- L’intertextualité et l’intratextualité………………………………………………


156

3-1-1- L’intertextualité ……………………………………………………………….


160

3-1-2- L’intratextualité ……………………………………………………………….


175

3-2- Les notes explicatives……………………………………………………………


179

3-3-L’humour…………………………………………………………………………
181

Quatrième partie / Les techniques d’écriture Khadrienne……………………….. 187

1-Du langage : la violence du verbe…………………………………………………. 189

1-1-Le verbe agressif…………………………………………………………………..


190

1-2-Référentialité et expressivité………………………………………………………
198

2-L’imaginaire du poète………………………………………………………………
202

2-1- La mer : source de poésie………………………………………………………….


202

2-2- La métaphore et l’écriture politique……………………………………………….


208

3-Poétique du bestiaire ou l’allégorie politique……………………………………. 223

3-1- La fonction référentielle…………………………………………………………


226

3-2- La fonction symbolique…………………………………………………………


229

5
Cinquième partie/ La réception de l’œuvre de Khadra………………………… 233

1-Aperçu théorique sur la réception …………………………………………………..


235

2- Quelle réception de l’œuvre de Y.Khadra ?…………………………………………


238

2 -1- La réception journalistique nationale…………………………………………….


238

2-2- La réception étrangère…. .. ………………………………………………………


245

2-3- La réception universitaire…………………………………………………………


258

CONCLUSION ……………………………………………………………………… 265

BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………..
270

ANNEXES…………………………………………………………………………….
284

Table des matières……………………………………………………………………


314

6
INTRODUCTION

7
Quand on évoque la littérature, on pense aux belles lettres, à la poésie, au merveilleux, au
sublime, aux représentations qui imitent ce qu’il y a de plus beau et d’agréable dans la vie.

N’était-ce pas sa vocation, son orientation à ses origines ? D’ailleurs, quand elle est née, la
littérature chantait l’amour, sublimait le beau, excitait et suscitait les nobles sentiments, elle était
lyrique.

Mais avec l’évolution de la société, des mœurs et habitudes, le temps faisant son œuvre, la
littérature s’en ressent : les genres littéraires se sont multipliés et diversifiés jusqu’à l’intrusion de
la politique et du politique.

La littérature est devenue au fil des siècles la reproduction de la pensée de l’homme à la lumière
de son faisceau idéel. Le propre d’un texte littéraire est l’écriture d’une conjoncture marquée par
des faits de société, où l’auteur tente d’en saisir certains mécanismes. L’écrit de fiction, en
l’occurrence le roman, tente de reproduire la réalité qu’il imprime à travers les champs
sémantiques et esthétiques. Et le récit littéraire est fait d’un foisonnement structurel tel que les
sens se trouvent variés et multiples.

Entre Littérature, Histoire, Politique et Société, les critiques littéraires relèvent l’existence
de rapports éminemment importants, et des corrélations si complexes.

Les conflits politiques nationaux et internationaux, les mutations sociales exercent des influences
sur l’œuvre littéraire, engendrant des thèmes spécifiques dans toute fiction. La production
littéraire ne peut échapper au « réel historique » auquel elle se rattache et aux contingences
spatio-temporelles où elle apparaît. Elle est à la fois révélatrice d’un inconscient individuel mais
aussi d’une conscience historique, c’est pourquoi la littérature est considérée comme le lieu
privilégié de l’expression de l’Histoire que l’écrivain l’y inscrive ou non.

Elle constitue la matière à partir de laquelle tout auteur construit son récit. Les écrivains, à l'instar
des historiens, ont, de tout temps, témoigné au nom d'un idéal d'humanité, des injustices exercées
autour d'eux, de la misère et de la perfidie du monde les entourant, passant ainsi du rêve poétique
à l’écriture politique.

8
Politique et écriture : deux mots qui résonnent comme un manifeste, intriqués, articulés
autour de ce « ET » problématique. Problématique parce que les deux concepts « écriture » et
« politique » entretiennent des relations étroites et équivoques.
Ecrire, en sa substance même, n’est-il pas l’acte libre par excellence ? Mais acte fragile, précaire
et solennel tout à la fois. Précaire pour cause de censure, des censeurs, gardiens vigilants des
traditions de muselage.
Et avant tout, toute écriture est un choix individuel, inscrit dans l’environnement. Roland Barthes
précise que : « l’écriture est un acte de solidarité historique. Langue et style sont des objets ;
l’écriture est une fonction ; elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage
littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention
humaine et liée aux grandes crises de l’Histoire.»1.

L’écriture n’est-elle pas, ainsi, un acte politique ?

Comme le politique se caractérise par rapport à la représentation du pouvoir qui prévaut


dans une société donnée, il a souvent été considéré comme le lieu d'interaction, pourrait-on dire,
du social, de l'économique, et parfois de plus en plus, de l'éthique, du système de valeurs.

Il est évident que la pensée politique est identifiable et identifiée dans des ouvrages qui
revendiquent le statut d’œuvres politiques (manifestes, essais, pamphlets…). C’est là son élément
prévisible et naturel.

Mais le simple contact avec la littérature montre que les idées politiques s’y trouvent aussi, et
parfois de manière autre, qu’incidente, et dont l’intérêt premier, étranger à la réflexion politique,
est l’écriture. C’est cette manière de s’illustrer dans le roman, de s’incarner dans des personnages,
de se réfléchir dans un espace, de se projeter dans des situations imaginaires; de se représenter
selon des modalités spécifiques, qui a attisé notre curiosité.

Le cas de la littérature algérienne est édifiant à ce sujet, elle s’est toujours caractérisée par
des thématiques variées, des problématiques diverses, mais les événements ne suivent pas
toujours les préférences esthétiques et vice-versa. Et si les auteurs, chacun dans le genre qu’il a
choisi, ont écrit selon leur(s) convenance(s), les oeuvres sont l’expression de leurs représentations
du réel individuel, du social et du politique ; impossibles à éviter dans l’écriture, consciemment
ou inconsciemment, les auteurs en parlent.

1
BARTHES, Roland. Le degré zéro de l’écriture, suivi de nouveaux Essais Critiques, Le Seuil, Points, 1972, p.14

9
Analyser La Poétique du politique2 dans l’œuvre de Y.KHADRA suscite attentes et
interrogations. Notre réflexion entend interroger des textes pour voir comment la poétique (pensée
de l’esthétique) peut proposer des modèles appropriés pour penser la politique (organisation de la
cité) et comment l’écriture elle-même en sa force d’invention propre est en soi un acte politique.

Loin de nous l’intention de sonder la conscience (ou l’inconscient) politique de l’écrivain : nous
voudrions simplement proposer une lecture de son œuvre en essayant de déterminer la vision
politique qui apparaîtrait ou pas dans ses textes.

Certes, les deux vocables –« Poétique » et « Politique» - ne suffisent pas pour interroger le
fait littéraire dans sa complexité et son irréductibilité. L'intrication du fait esthétique et des
positions idéologiques, politiques ou spirituelles, dans la marque personnelle de l'auteur, avec tout
le désir que porte son œuvre, est loin, de se limiter aux appartenances, voire aux positions
affirmées par l'écrivain. Le style, parfois plus encore que la forme, en porte clairement la marque.

Nous accordons de l’importance à la poétique parce que nous y voyons un principe de la création
du monde. Loin de viser seulement la composition d’un poème, elle fonde l’invention de toutes
les œuvres humaines: l’histoire, la culture, la société, même l’économie. La poétique - le mot
entendu dans son sens ancien ou étymologique (poiesis) – c’est simplement toute «invention »
faite dans et par le langage. La poétique est donc inséparable, non certes des politiques singulières
et concrètes, mais bien du politique. La poétique produit le politique; le politique, de son côté,
influence la poétique.

Dans la littérature algérienne de langue française, le besoin de dire l’Algérie a de temps été
omniprésent dans les œuvres littéraires montrant qu’elles ne peuvent être détachées de l’Histoire
et de son référent, et qu’elles sont bien le produit d’un tissu de relations économiques et socio-
historiques.

En rapport direct avec les mutations que connaît la société, des écrivains et des œuvres
s’illustrent. Ceux qui nous intéressent sont nés après les événements d’octobre 1988 et la décennie
noire. En effet, une nouvelle génération s’est distinguée avec une écriture diversifiée comme
l’écriture de la peur avec Rachid Boudjedra, celle de l’érotisme au féminin avec Assia Djebar,

2
Nous avons opté pour le masculin comme genre grammatical du terme « politique » parce qu’il semble recouvrir à
la fois le champ de la pensée comme celui de l’action. Pour nous, le politique s’exprime aussi bien dans les discours
sur l’Etat et les institutions que dans les récits des faits historiques qui tissent la vie sociale des rapports humains.
Nous l’avons donc utilisé dans son sens le plus large.

10
celle du roman policier de Y.Khadra, celle du voyage de Malika Mokeddem, celle de la mémoire
historique avec Latifa Ben Mansour...

Si certains écrits sont en rapport avec les drames comme L’étoile d’Alger3 d’Aziz Chouaki, ou
Rose d’abîme4 d’Aissa Khelladi, ou Le serment des Barbares5 de Boualem Sansal, ou A quoi
rêvent les loups6 de Y.Khadra ou Sable rouge7 d’Abdelkader Djemaï, ou encore L’interdite8 de
Malika Mokeddem; d’autres s’inscrivant dans des registres différents comme ou Le chien
d’Ulysse9de Salim Bachi ou Au nom du fils 10 d’Abed Charef, ou encore Mon frère ennemi11 de
Djillali Bencheikh.

Mais force est de constater que cette génération littéraire regroupe des auteurs qui sont unis par
delà leurs différences, et où prédomine le témoignage avec de nouveaux sujets et de nouveaux
genres. Ecrivains, poètes et dramaturges s’y sont mis et sont arrivés à montrer que l’expression
littéraire peut rendre compte de la folie collective à travers une écriture des plus fidèles, des plus
vraies. Ils racontent l’Algérie meurtrie où le tragique côtoie quotidiennement la mort mais
empruntant chacun une écriture particulière.

Y.Khadra suit la trace des anciens mais dans des registres et des contextes différents, avec une
autre richesse du verbe, une autre domestication de la langue et l'acharnement d'être par la
Littérature. La politique se taille une place de choix dans ses œuvres. Il use dans ses romans de
référents socio-politiques pour faire de la littérature. Son propos littéraire n'est pas ouvertement
politique mais en présentant un jugement sur le monde, sur la société et son organisation, sur le
pouvoir, il donne au discours une signification politique. L'oblicité, l'implicite, l'ironie, toutes les
configurations de l'indirect sous-tendent alors la mise en oeuvre de ce type d'engagement
politique.

Aussi, sous-tendant l’ensemble de son œuvre, la politique donne lieu à de longues descriptions et
de minutieux portraits, et elle permet les interprétations les plus contrastées. Cet écrivain est
surtout observateur de son époque, celle dominée par la passion du pouvoir et de l’argent.

3
CHOUAKI, Aziz. L’étoile d’Alger, Paris, Marsa Editions, revue Algérie Littérature/Action n°14,1997.
4
KHELLADI, Aissa. Rose d’abîme, Paris, éd. Le Seuil, 1998.
5
SANSAL, Boualem. Le serment des barbares, Paris, éd. Gallimard, 2000.
6
KHADRA, Yasmina. A quoi rêvent les loups, éd. Julliard, 1999.
7
DJEMAI, Abdelkader. Sable rouge, Paris, éd. Michalon, 1996.
8
MOKEDDEM, Malika. L’interdite, Paris, éd. Grasset, 1993.
9
BACHI, Salim. Le chien d’Ulysse, Paris, Gallimard, 2001.
10
CHAREF, Abed. Au nom du fils, Paris, éd. De L’Aube, 1998.
11
BENCHEIKH, Djillali. Mon frère ennemi, Biarritz, éd. Atlantica/Séguier, coll.Racines, 1999.

11
Son oeuvre nous intéresse, donc, pour au moins deux raisons. D’une part, elle s’inscrit dans le
sillon des écrivains maghrébins tout en s’en démarquant, et d’autre part, sa poétique, soulève des
questionnements et suscite moult interrogations particulières. Il importe en conséquence de
s’interroger sur les techniques que les textes de cet écrivain mettent en œuvre ainsi que les
éléments qui les constituent.

En plus de son parcours atypique, Y.Khadra se particularise aussi par sa capacité de tenir en
haleine son lecteur puisqu’il ne cesse de donner, roman après roman, naissance à une œuvre riche
et originale. « A l’aise dans tous les genres»12, ses romans (douze titres sur un total de vingt
récits ou romans de Mohamed Moulessehoul) sont traduits dans plusieurs langues.

Dans son ensemble, l’œuvre de l’auteur ne peut être contenue dans le seul genre policier, Le
dingue au bistouri, Morituri, Double blanc, L’automne des chimères, La part du mort, elle
comporte aussi d’autres romans, comme Les Agneaux du Seigneur, A quoi rêvent les loups, dans
lesquels le lecteur voit d'abord une sorte de reportage haletant sur l'innommable, l'inhumain,
l'insoutenable, vus de l'intérieur, et sous la conduite d'un narrateur bien informé sur la question13.
Avec ses trois récits, Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad, il explore
d’autres sujets actuels, la guerre d’Afghanistan, le conflit israélo-palestinien et la guerre en Irak.

Nous envisagions au début de notre recherche de prendre en considération l’ensemble de


l’œuvre pour pouvoir mieux comparer mais avec la prolifération quasi ininterrompue des récits, il
nous a été très difficile d’opter pour telle œuvre ou telle autre et donc, nous en avons retenu
quelques unes, choix orienté forcément par le parcours de l’écrivain :

Celles des années 90 ou sous le pseudonymat et celles des années 2000 ou après le dévoilement de
l’identité. Ce choix trouve sa justification dans l’intérêt qui est porté à la politique nationale et
internationale d’une part et d’autre part aux procédés poétiques mis en œuvre dans les textes. Il a
pour objectif de relever et d’analyser les éléments qui s'entrecroisent dans l'élaboration de l’œuvre
comme l'Histoire, la culture et ses liens, attaches ou entraves, la vie personnelle de l’auteur, avec
ce qu'elle trame en l'être d'obscurités et d'évidences, d'influences.

12
SIMON, Catherine. « Yasmina KHADRA : l’inévitable universalité. » in Le MONDE du 06/10/2000.
13
Y.Khadra, de formation militaire, a participé à la lutte anti-terroriste qu’a menée l’armée algérienne.

12
Nous relierons nécessairement le contexte historique à la création littéraire car c’est dans la
notion du contexte que la littérature maghrébine d’expression francophone se fait et se consomme.

Nous aimerions préciser que les romans ne seront pas vus séparément comme une structure close
mais les composantes et les procédés qui relient un roman à un autre, nous renvoient plus à en
dégager la structuration que la structure, à suivre le mouvement de l'écriture plutôt que délimiter
le champ clos de l’œuvre. Ceux retenus obéissent à l’année de parution :

a) Pour les années 90, nous retiendrons :

Le dingue au bistouri, Paris, Edition, J’ai lu, 1990, rééd.1999.

Morituri, Paris, Baleine, 1997.

Double Blanc, Paris, Gallimard, Folio Policier, 1997.

L’automne des chimères, Paris, Gallimard, Folio Policier, 1998.

Les Agneaux du Seigneur, Paris, Julliard Pocket ,1998.

A quoi rêvent les loups, Paris, Julliard Pocket, 1999.

Ainsi, sur dix années, ses textes publiés à l’étranger lui ont valu d’être connu d’abord hors des
frontières nationales. Ils se distinguent par la dominante narrative et la thématique de la violence
qui a pour cadre spatial : la ville d’Alger. Les trois premiers romans sont centrés d'emblée sur un
héros, un personnage autour de qui convergent les événements et dont le romancier raconte
l'aventure singulière, plus ou moins individuelle, c’est le Commissaire Brahim Llob.

b) Ceux édités dans les années 2000

Les Hirondelles de Kaboul, Paris, Julliard, 2002.

L’Attentat, Paris, Julliard, 2005.

Les Sirènes de Bagdad, Paris, Julliard, 2006.

13
Publiés après le 11 septembre 200214, ces trois récits font partie d’une même tranche
chronologique, les années 2000. Les conflits internationaux : l’Afghanistan, le conflit israélo-

palestinien et la guerre en Irak, avec la thématique de la violence constituent la toile de fond de


ces œuvres qui réunissent différents genres littéraires, Récit, Témoignage et Fiction.

Ainsi, l’ensemble de l’œuvre se particularise par un ancrage dans un contexte politique


identifiable qui se manifeste comme l’objet majeur de l’auteur.

Les intrigues gravitent autour de la problématique du politique, du religieux et du terrorisme. Il


serait judicieux d’axer une réflexion sur les principales théories qui définissent le politique et ce
afin de voir en quoi la nature intrinsèque du politique s’apparenterait-elle avec la poétique pour
une mise en scène de la violence ?

L’objet d’étude des fictions littéraires de Y.Khadra n’est donc que la réalité d’une politique
qui se fictionnalise car « il convient de redire que tout univers politique est une scène, ou plus
généralement un lieu dramatique, où sont produits des effets. » 15, affirme G.Balandier.
Ce qui nous amène à poser la problématique suivante :

Etant donné d’un côté, le contexte essentiellement politique par rapport auquel Y.Khadra
situe la production de son texte et de l’autre, le contenu manifestement politique du texte lui-
même, nous nous demandons comment la production esthétique se saisit du politique pour en faire
sa substance essentielle.

Deux hypothèses semblent, alors, possibles :

-La première est que l’existence de rapports entre la littérature et un type de réel politique conduit
l’écrivain à réaliser un travail particulier sur le matériau dont il dispose, à savoir la langue et le
sillage littéraire dans lequel il s’inscrit.

-La seconde serait que l’écrivain s’approprie une rupture décelée dans le réel politique et il
projette -non pas ce réel sous forme de représentation mécanique- mais la rupture elle -même au
niveau du texte.

14
Cette date renvoie à un événement important : l’attaque des deux tours du world trade center (U.S.A).
15
BALANDIER, G. Le pouvoir en scène, Paris, éditions Balland, 1992, p.38

14
Faisant intervenir le contexte d’énonciation - ou la situation de discours- l’écrivain se distinguerait
surtout par le mode de traitement particulier qu’il lui fait subir et qui, en retour, concourt à la
détermination de leur sens.

-Pourquoi et comment le discours politique investit-il le domaine de la littérature?

-Selon quelles modalités, quelles nécessités et quelles finalités?


-En quoi la pensée politique a-t-elle besoin de la littérature, mais aussi que vient chercher la
littérature en s'intéressant au discours politique ?

-Pourrait-on alors parler à ce moment là d’une poétique du politique qui serait la caractéristique
de la littérature de Yasmina Khadra telle qu’elle est représentée dans ses textes ?

-À quel niveau du langage et du texte une telle poétique se manifesterait-elle?

- Y a-t-il une relation entre le concept du politique, le phénomène du langage et le processus


d’écriture ? Et comment alors cette relation agit-elle sur l’écriture de l’auteur ?

Le discours politique utilisant la fiction littéraire par souci d'efficacité, par volonté de diffusion,
de vulgarisation, par désir aussi de biaiser l'idéologie ou de la renforcer; la littérature puisant dans
la politique une légitimité nouvelle et peut-être aussi une redéfinition de ses catégories et du
répertoire de ses genres?

Globalement, cette recherche pose le problème des rapports qui peuvent se tisser entre le
littéraire et le politique par le biais d’un texte de fiction.
Elle suggère en filigrane une méthode d’approche qui, tout en respectant la spécificité de l’objet,
s’attache à faire ressortir les relations multiples et complexes qui l’unissent à son contexte de
production et qui le déterminent.
La critique a montré que le texte littéraire n'est pas constitué que de la structure linguistique dans
ses aspects verbaux, syntaxiques et morphologiques, mais aussi de l'ensemble des évènements,
des faits matérialisés, des autres textes (tous les textes), des métaphores, du fonds imaginaire et de
la mémoire collective …
Il combine les éléments du système linguistique et symbolique dans un processus de construction
/ destruction ; ce qui lui donne une identité particulière qui se renouvelle à travers l'Histoire.

15
A partir de ces données, le texte littéraire se trouve à la croisée de plusieurs approches
méthodologiques qui essaient de l'identifier, de réfléchir sur le sens ou les sens qu'il recèle.
Dans leur laborieux travail sur ces problématiques, chaque approche tente de saisir les aspects
inexplorés de la structure de surface du texte ou sa structure profonde. Mais souvent dans leur
quête de compréhension, certaines approches passent outre la nature réelle du texte ou le réduisent
aux contextes et aux fondements culturels qui l'ont produit sans plus. D'autres par contre tentent
de lui appliquer des notions préconçues qui empêchent de dépasser les jugements communs.

Pour la méthode d’approche qui, tout en respectant la spécificité de l’objet, elle s’attachera à
faire ressortir les relations multiples et complexes qui l’unissent au contexte socio-politique et qui,
d’une certaine manière, le déterminent.
Théoriquement, nous nous inspirerons de toutes les disciplines des sciences humaines et sciences
des textes, celles de Claude Duchet, Gérard Genette, R.Barthes, Jacques Rancière, Susan
Suleiman, Tzvetan Todorov, et J.P.Sartre.
Notre objectif principal est celui d’étudier les œuvres choisies du point de vue de la poétique, et
non de la politique, en adoptant une approche pluridisciplinaire. L’approche thématique,
l’approche sociocritique, celle générique, celle sémiotique et celle titrologique.

L’analyse rassemblera ces approches qui ne sont pas incompatibles mais se complètent.
Elle consistera à montrer les aspects pertinents dans la production et la réception des textes
étudiés. La démarche suivie tentera également de dégager, quand cela s’imposera, la dimension
idéologique du texte sachant que l'esthétique est toujours liée à l'idéologique.
Ainsi, nous partirons, comme le propose P.V. ZIMA, de l’objet lui-même, le texte littéraire
pour ensuite, développer une démarche qui, tout en se gardant de falsifier la nature spécifique de
celui-ci, soit capable de mettre en évidence les liens qu’il entretient nécessairement avec le
contexte social.

Ceux qui unissent un texte littéraire à son contexte extralittéraire sont à lire de manière
dialectique, relève P.V.Zima ; autrement dit, ils ne sont pas mécaniques mais critiques :

« L’œuvre d’art, loin de refléter passivement le réel, joue un rôle actif en le


déformant, en le modelant »16, écrit-il.

16
ZIMA, P.V L’ambivalence romanesque, Paris, Editions le sycomore, 1980.

16
De ce fait, deux aspects essentiels s’en dégagent:
-Celui textuel avec une analyse qui permet d’observer le texte lui-même et sa structure. Il est
question d’une approche interne, spécifiquement narratologique.

Pour cela, diverses théories conduisent à mettre en évidence les transgressions par rapport aux lois
habituelles et par rapport aux modèles pré-établis.

On distingue deux principales orientations au sein de la narratologie : la narratologie


thématique qui s’intéresse à la seule histoire (Greimas, Brémond, Todorov, J.M. Adam), et celle
modale (Genette) qui se penche sur les rapports entre récit et histoire, entre narration et histoire.

Des contemporains de Genette ont associé l’étude formelle et la pensée politique du texte. Ainsi
de la notion d’intertextualité dont une des fonctions au moment où Kristeva et Barthes l’inventent
est de penser le texte littéraire dans son rapport aux discours « sociaux » qui le traversent et le
travaillent en sous main, par là de réfuter une vision élitiste de la littérature. Il n’est alors pas
innocent que lorsque Genette reprend la notion d’intertextualité, il décide de la réserver pour
décrire un phénomène ponctuel et formel : l’inclusion d’un texte à l’intérieur d’un autre texte,
citation, référence, allusion.
Rappelons que l’analyse interne, à l’instar de toute analyse sémiotique qui permet au lecteur de
comprendre comment le texte se génère, présente deux caractéristiques. D’une part, elle
s’intéresse aux récits en tant qu’objets linguistiques indépendants, détachés de leur contexte de
production ou de réception. D’autre part, elle cherche à démontrer une structure de base,
identifiable dans divers récits.

Ainsi, la poétique ou « L’étude des procédés internes de l’œuvre littéraire » telle qu’elle est
définie par P.Hamon et V.Jouve traite des normes et valeurs inscrites dans le texte. Elle
empruntera les modèles théoriques qui intègrent l’analyse formelle dans leur démarche. A ce sujet
seront évoquées principalement les approches narratologiques et sémiotiques. L’application au
domaine de la littérature algérienne de ces théories d’analyse, elles mêmes en transformation
continue, permettra de contribuer à l’approche de ce que T.Todorov appelle « la littérature
possible ».

Néanmoins, l’intérêt que nous portons à la poétique vient de la possibilité qu’elle offre – pour
l’analyse textuelle – comme approche méthodique et rigoureuse de la littérature.

17
- C’est parce que le texte littéraire ne pouvant être une simple entité neutre, isolée, n’ayant aucun
lien, et dénué de sens social, qu’il est forcément lu comme objet social façonné. C’est pourquoi
l’aspect externe montre comment la société inventée, imaginée et produite par l’écrit, est
profondément proche de la société réelle, en reproduisant son schéma, depuis l’aspect externe de
l’œuvre, depuis le paratexte déjà, autre aspect essentiel et complétif de l’esthétique de l’auteur.

Le contexte historique sera vu, à partir de la sociocritique de C.Duchet, selon les trois modalités
de son inscription dans le roman : l’explicite, l’implicite et l’oblique.

La sociocritique est alors incontournable puisqu’elle s’est peu à peu constituée au cours des
années pré- et post- 68 pour tenter de construire « une poétique de la socialité, inséparable d’une
lecture de l’idéologique dans sa spécificité textuelle. »17.
La sociocritique (C. Duchet, H. Mitterand, M. Angenot) ou sociopoétique (A. Viala) servira
d'outil pour décrypter le rituel investi dans les romans et permettre le passage du hors-texte au
texte. Ce passage permet au lecteur de glisser d'un univers réel à un autre fictif tout en admettant
le jeu de la fiction. La sociologie de la littérature et L.Goldmann apprend au lecteur que dans
l’analyse d’une œuvre le contexte d’émergence ne peut être évacué. La naissance et l’audience
d’un recueil de poèmes, de nouvelles, d’un roman ou d’un essai doivent être examinées à la
lumière des champs socio-politique et socio-historique dans lesquels elles s’inscrivent. Cette
focalisation sur le contexte d’émergence d’une œuvre, même si elle n’explique pas tout, permet
cependant de comprendre certaines circonstances ayant favorisé sa naissance puis son audience.
Comment se structure notre travail ?
Dans la première partie, pour situer le sujet de notre recherche nous partirons du contexte
politique et ses rapports avec le discours romanesque. Il est question d’un bref topo où seront
rappelées l’Histoire et les théories relatives au thème de recherche en politique pour situer
Y.Khadra par rapport à sa génération.
En faisant un détour pour situer les points d’ancrage de cette recherche sur les plans
philosophique, social et politique et notamment les rapports entre « texte et société » et « texte et
politique », quelques réflexions critiques et théoriques fixeront le cadre logique et déboucheront
sur l’élaboration des définitions opératoires de la poétique et du politique en vue d’une conception
d’un outil d’analyse.

17
DUCHET, Claude. « Introduction : Socio-Criticism », Sub-stance, n°15, Madison, 1976, p.4

18
Dans la seconde partie, sans entrer dans les détails de la problématique de la notion du
genre, nous nous interrogerons sur l’aspect du générique qui particularise l’œuvre de Y.Khadra, là
où il insère la politique et le social dans le roman, une fois en transgressant les genres, d’autrefois
en les rassemblant. Après être parvenu à investir, à habiter ce cadre générique si singulier,
Y.Khadra semble faire du genre policier le prétexte à une exploration à la fois précise et orientée
de sa société. Ses romans donnent à voir différents tableaux, oscillant souvent entre perspectives
réaliste et fantasmée, éclairant dans le même temps différents discours, différentes intentions
scripturales.
Nous chercherons aussi à lire bien évidemment le littéraire et le politique à partir des indices du
politique tant sur le plan thématique que formel, comme nous verrons aussi la place et
l’importance accordée par l’écrivain à la parole politique, soit par l’intervention des acteurs
politiques soit par l’activité discursive mise en place dans l’échiquier romanesque. Les donnés
seront situées dans leur contexte historique, social et politique pour en dégager leurs rapports dans
le discours romanesque de l’auteur.

La troisième partie analysera en premier lieu le fonctionnement des titres des récits et
l’apport de la sémiotique du titre en faisant appel à Léo. H. Hoek, Gérard Genette.

Elle sera conjuguée à la linguistique et à la pragmatique qui permettent l’analyse des mécanismes
de l’acte d’énonciation dans les titres. Elle interrogera ensuite les contenus et les thèmes de
l’œuvre comme la ville, la violence, qui se retrouvent et se lisent dans les romans. Il sera alors
question des perspectives de l’écriture, comme l’humour et l’intertextualité parce que l’œuvre de
Y.Khadra n’échappe pas à l’interférence de l’érudition de l’auteur, de son savoir littéraire, de sa
connaissance de la réalité sociale et politique.

La quatrième partie, et après l’analyse des contenus, aborde la la technicité de


l’écriture. Nous tenterons alors d’y voir les particularités de celle-ci et les procédés
spécifiquement littéraires selon les formalistes russes. L’analyse de ses romans tentera de montrer
les caractéristiques d’une écriture travaillée et recherchée comme l’usage des images, des
symboles, des transgressions langagières et des figures stylistiques :
De quelles techniques et de quels moyens linguistiques et rhétoriques use Yasmina Khadra pour
écrire ?

19
Dans la cinquième partie, comme toute écriture dépend de son protocole de lecture, nous
avons jugé intéressant pour clore le travail en nous interrogeant sur la réception critique, parce
que Y.Khadra n’est pas passé inaperçu. A partir de la théorie de R.Hans Jauss, la réception de
l’œuvre de Khadra sera appréhendée par un ensemble d'ouvrages, d'articles et de thèses qui
mettent l'accent à la fois sur la complexité et la richesse de celle-ci. Nous chercherons
particulièrement les divers horizons d’attente, les différentes stratégies textuelles mises en place
par l’auteur pour solliciter le lecteur.

Telles seront les grandes lignes de cette tentative de lecture de l’œuvre de Y.Khadra du point
de vue poétique et politique pour rester dans les débats sur la littérature algérienne actuelle ; sans
pour autant prétendre à une quelconque exhaustivité. Il restera certainement beaucoup à dire
encore, et c’est cela le propre de la littérature, ses débats ne sont jamais clos, ils reviennent
souvent avec d’autres questionnements qui, parfois se rejoignent et d’autrefois se contredisent,
c’est ce qui fait sa richesse et sa saveur aussi.

20
Première Partie

Littérature et politique : Histoire et Théorie

21
1- Rapport Littérature /Histoire

1-1- Bref regard sur la littérature étrangère

Le rapport qu’entretient la littérature avec l’histoire, qui constitue manifestement la matière


à partir de laquelle l’auteur construit son récit, est bien étroit et existe depuis l’antiquité. Le cadre
spatio-temporel dans lequel s’inscrivent les actions, les faits rapportés et leurs acteurs sont puisés
de la réalité culturelle, sociale et politique d’une société déterminée, Roland Barthes écrit que:

« La résistance du "réel" (sous sa forme écrite bien entendu) à la structure


est très limitée dans le récit fictif (...) ; mais ce même "réel" devient la
référence essentielle dans le récit historique, qui est censé rapporter "ce qui
s’est réellement passé" : (...) le "réel concret" devient la justification
suffisante du dire. »18, dit-il.
A l'instar des historiens et des politiques, les écrivains, eux, ont, de tout temps, témoigné au
nom d'un idéal d'humanité, soit des injustices exercées autour d'eux, soit de la misère et de la
perfidie du monde les entourant, passant ainsi du rêve poétique à l'action politique.

Il serait difficile de penser que la littérature ne soit pas, de loin ou de près, partie prenante des
conflits et enjeux politiques de son temps.

Historiquement, depuis sa plus lointaine origine, ce que les modernes désignent par de
« littérature », c’est cet espace d’expression, devenu le lieu d’une intense activité de
représentation et de mise en fiction du politique.

Dans l’Antiquité grecque, la philosophie a entretenu, comme avec la politique et l’art, des
rapports ambigus ou ambivalents avec la littérature et parfois des rapports duels (spéculaires ou
spectaculaires), même avant que la littérature n’existe comme telle en tant que discipline des
belles-lettres ou comme art du langage ou art de la grammaire ; car, chez les Grecs, il y avait l’art
du vers, la poésie et la tragédie, et c’est plus tard que vint la prose, dite « éloquence » ou « art
oratoire ». L’éloquence étant tributaire de la dialectique et de la rhétorique et donc de la politique,
tandis que la poésie est tributaire de la poétique. Le questionnement de Platon et d’Aristote sur la
poésie n’est pas que philosophique ou littéraire.
Les tragédies d’Eschyle (vers 526 av. J.C, 456 av. J.C), de Sophocle (vers 496 av. J.C, vers 406
av. J.C) et d’Euripide (vers 496 av. J.C, vers 406 av. J.C) sont porteuses d’une métaphysique,

18
BARTHES, Roland, « L’effet de réel », in Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, pp. 81-90

22
soit d’une éthique ou d’une politique. Le réalisme platonicien des idées, qui n’est pas un
idéalisme, est déjà une profonde interrogation sur ce qu’est et deviendra la fiction, qu’il ne faut
pas confondre avec la littérature, puisqu’il y a beaucoup de fiction – au cinéma, de plus en plus,
par exemple – qui n’est pas de la littérature et beaucoup de littérature qui n’est pas de la fiction,
surtout avant la Révolution française, c’est-à-dire avant que la bourgeoisie n’accède au pouvoir
politique et idéologique et n’y demeure.
Chez les Romains aussi, le rapport Politique et Littérature était fortement présent. Luciano
Canfora19, biographe de Jules César, signale dans Jules César, le dictateur démocrate20, que la
politique, chez, le « dictateur démocrate», était indissociable de la création littéraire.
On souligne également dans les manuels d’histoire littéraire que les œuvres de fiction au Moyen-
Âge avaient bien souvent pour objectif de contribuer à l’édification morale et politique des
Princes. André Kaspi ( historien français, né en 1937), principale autorité française sur l’histoire
des Etats-Unis, évoque dans Les Américains21, Thomas Jefferson (1743-1826), le cosmopolite
élégant, l’aristocrate révolutionnaire, l’homme d’Etat philosophe, le père spirituel des démocrates
du monde entier, et notamment celui qui a rédigé le texte fondateur des Etats Unis d’Amérique.
En France, le plus ancien texte écrit en « français » est, sans le moindre détour par le
religieux, un texte politique au sens le plus commun du terme: ce sont les célèbres serments de
Strasbourg de 843. Ce document politique n’est pas un texte littéraire. Il témoigne de l’émergence
d’une langue, non de la rencontre entre pratique poétique et pratique politique.

Au XVIe siècle, la situation politique n’a pas empêché les poètes de s’exprimer librement sans
aucune autocensure.
Ronsard (1524-1585), à travers son Discours des misères de ce temps22, montre les conséquences
des guerres civiles : la désagrégation de la société, l’écroulement des institutions politiques et la
fin destructrice des luttes menées au nom de la religion.
Agrippa d’Aubigné (1552-1630), avec Tragiques23, y évoque les guerres de religion et témoigne
avec colère des persécutions dont les siens ont été victimes. Dans le livre V, Les Fers, il rappelle
le supplice des conjurés d’Amboise, auquel il a assisté à l'âge de huit ans.

19
Lucien Canfora (né à Bari, Italie, le5 juin 1942) est un philologue classique, un historien et l'un des plus grands
spécialistes italiens de l'Antiquité.
20
CANFORA, Lucien. Jules César, le dictateur démocrate, trad. par Corinne Paul Maïer et Sylvie Pittia, Paris,
Flammarion, 2001.
21
KASPI, André. Les Américains, Paris, Éd. Le Seuil, Collection Points Histoire, 1986.
22
RONSARD, Pierre. Discours des misères de ce temps, Paris, Livre de Poche, 1993. (1ère édition 1562)

23
Le XVIIIe siècle est l’ère où les tendances s’affirment et s’intensifient. Certains de leur rôle
dans la société et de l’influence qu’ils peuvent avoir sur le système politique, les écrivains
prennent de plus en plus d’initiatives à mettre leur talent dans ce qu’ils estiment être juste, pour
accélérer le « progrès social» et diffuser ce qu’ils appellent l’esprit des lumières. Reste que
quelques écrivains ne se contentent pas seulement d’écrire, mais prennent d’autres initiatives.
Voltaire (1694-1778), par exemple, n’hésite pas à engager une campagne qui finira par la
réhabilitation de Jean Calas (un protestant injustement accusé d’avoir tué son fils et qui fut
exécuté, d’une manière très barbare, par la justice). Son action, en effet, a consisté à mobiliser
l'opinion publique en utilisant tous les moyens disponibles alors pour l'agiter. Il publia de manière
anonyme plusieurs libelles (Pièces originales concernant la mort des sieurs Calas, Mémoire de
Donat Calas pour son père, Histoire d'Elizabeth Canning et des Calas, Requête du Roi en son
conseil…).
Tout écrivain laisse parler ses sentiments, et Voltaire, lui, a donné libre cours à son indignation
devant l'absurdité de la guerre dans Candide24.
Montesquieu et Voltaire se sont exprimés contre l'esclavage et les incohérences du christianisme à
son égard.
Cette dimension de la politique dans la littérature s’est affirmée de plus en plus avec le temps,
jusqu’à ce que les écrivains deviennent eux-mêmes des héros de la société, incarnant les principes
et les valeurs de justice, d’égalité sociale, de fraternité…

Au XIXe siècle, la fonction politique et sociale de l’écrivain prend une autre dimension par le
devoir de participer au progrès de la société. Des romantiques tels Lamartine et Victor
Hugo(1802-1885) étaient poètes et faisaient de la politique : Lamartine participe à la révolution de
1848 et Victor Hugo, dont les écrits -Les châtiments25- sur le second empire, l’ont contraint à
l’exode.

On peut évoquer, bien avant, la fascination qu’a exercée l’empereur Napoléon sur les auteurs de
fiction.

Chateaubriand (1768-1848) entra en politique en publiant De Buonaparte et des Bourbons le 5


avril 1814, un pamphlet contre Napoléon et un éloge de la monarchie légitime : il condamne les
guerres de l'Empire et flétrit la tyrannie du pouvoir impérial, puis rappelle aux Français la mission
traditionnelle de leurs rois.

23
D’AUBIGNE, Agrippa. Tragiques, Paris, Éd. Frank Lestringant, Gallimard, 1995 (réed). (1ère édition 1616)
24
AROUET, François Marie (VOLTAIRE). Candide, ou l’optimisme, Paris, Gallimard, 2003. (1ère édition 1759)
25
HUGO, Victor. Les châtiments, Paris, Gallimard, 1998. (1ère édition 1853)

24
Dans ses Mémoires d’Outre-Tombe ne se définissait-il pas lui-même comme « gentilhomme et
écrivain, bourboniste par honneur, royaliste par raison et républicain par goût. » 26 ?

Aussi, au-delà des deux thèmes fondamentaux de La comédie humaine que sont le pouvoir de
l’argent et la montée des provinciaux à Paris, Balzac (1799-1850) était l’adepte d’un pouvoir
politique fort. Dans Une Ténébreuse affaire27, il met en scène une affaire policière avec des
réflexions sur le système politique de l’Empereur que l’auteur continuera à admirer, en dépit de sa
« conversion » au légitimisme.
Enfin, il est difficile d’évoquer le XIXème siècle sans rappeler l’œuvre d’Emile Zola (1840-
1902) et son engagement politique et social. Chez lui, littérature et politique ne sont jamais
véritablement dissociés.
E.Zola qui aime la vérité et la justice, n’hésite pas à dire « haut et fort » son magnifique
engagement. C’est un trait que l’on retrouve, dans La fortune des Rougon avec Silvère qui se fera
tuer pour sa cause et dans Germinal avec les mineurs et en particulier Maheu qui lui aussi se fera
tuer.
Aussi, les principaux personnages de ses romans La Fortune des Rougon et Germinal
appartiennent chacun à un parti politique ; ils tentent de répondre à la question : quel parti choisir
pour avoir une société meilleure ?
Dans la préface du premier volume, il donne une explication sur l'origine et le devenir potentiel de
ses personnages : « Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société
contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne
que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le
second Empire à l'aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d'État à la trahison de
Sedan. »28.
Dans J’accuse29, il met tout en cause pour un homme qu’il ne connaît pas particulièrement :
le capitaine A.Dreyfus. Son avidité de recherche et de justice semble vraiment être au plus
profond de lui. « Notre grande France libérale des droits de l’homme. »30. Pour lui, la France
libérale doit être admirable, irréprochable, celle des droits de l’homme.

26
CHATEAUBRIAND, François René. Mémoires d’Outre-tombe, Paris, Flammarion, 1997. (1ère édition 1849-
1850).
27
BALZAC, Honoré. Une ténébreuse affaire, Paris, Gallimard, 1973. (1ère édition 1843)
28
ZOLA, Emile, La Fortune des Rougon, Paris, Ed. J’ai lu, 1979. (1ère édition 1871)
29
ZOLA, Emile. Lettre ouverte au Président Félix FAURE « J’accuse », in l’Aurore du 13/01/1898.
30
Ibid

25
Cet épisode a magnifié la vie de Zola, l'audace littéraire étant complétée par le courage
politique. « [...] l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter
l’explosion de la vérité et de la justice »31.
François Mitterrand32 dira à son sujet : « La grandeur de Zola tient au fait que son oeuvre
littéraire est une oeuvre politique, même quand il ne l’a pas voulu, et que son oeuvre politique est
toujours restée littéraire.»33.

Le XXème siècle a vu également l’émergence des écrivains qui ont évoqué l’immense
culture et les passions littéraires des hommes politiques comme le général de Gaulle. L’un d’eux,
François Mauriac (1885-1970), est considéré comme l’un des rares témoins moraux du XXè
siècle. La guerre d’Espagne lui en a fourni la dramatique occasion. Après le bombardement de
Guernica (avril 1937), il signe le Manifeste pour le peuple basque. Il s'élèvera aussi contre la
torture dans une méditation douloureuse et brûlante intitulée Imitation des bourreaux de Jésus-
Christ.
Mais, c’est J.P Sartre (1905-1980) qui aura marqué la période après la seconde guerre mondiale.
De son engagement dans la résistance, en 1941, jusqu'à sa mort, en1980, il n'a cessé de défrayer la
chronique. Il fut en effet de tous les combats, pleinement et totalement engagé dans son époque.
Dès 1956, Sartre et la revue Les Temps modernes prennent parti contre l'idée d'une Algérie
française et soutiennent le désir d'indépendance du peuple algérien. Il s’élève aussi contre la
torture, revendique la liberté pour les peuples de décider de leur sort. Sartre s'engagea également
dans le combat contre le colonialisme lors des conflits d'Indochine, du Viêtnam et de la révolution
cubaine. Il a résumé les thèmes principaux de l'Existentialisme, qu'il avait déjà exposés dans
L'Etre et le Néant (1943), dans un essai intitulé L'Existentialisme est un humanisme (1947) qui
ouvre sur le deuxíème versant de l'existentialisme: l'engagement. En outre, il les a vulgarisés dans
ses romans et ses pièces de théâtre.
En Russie, Dostoïevski (1821-1881) avait été attiré par le socialisme. Il en déchanta par la
suite et en aborda les illusions dans Les Possédés, dans l’Idiot et dans Les frères Karamazov.

31
Ibid.
32
Ex-Président de la République française.
33
Discours prononcé par François Mitterrand à Médan, le 10 octobre 1976 à l’occasion d’une célébration d’Émile
Zola.(extrait) publié dans La Lettre n°14 Le 21 janvier 2006 (ASSOCIATION des amis de l’institut de François
Mitterrand).

26
Dans Les Possédés34, par exemple, Fédor était un conservateur et nationaliste ardent, anti
nihilisme, anti socialisme, anti démocrates. Pourtant le récit raconte surtout que tout engagement
idéologique profondément dogmatique est une possession dangereuse.
Dans l’autre continent, l’Amérique, les grands écrivains latino-américains par exemple ont
tous rendu compte d'une manière ou d'une autre de la difficulté de vivre dans une société dominée
par l'absurde et la violence des dictatures politiques.
Dans les années 60, l'Amérique latine, connut une période d'ébullition: la révolution cubaine et
les dictatures dans plusieurs pays. Tout cela fut l'un des facteurs déclencheurs de l’explosion
latino-américain. L'injustice et la violence menèrent à une prise de conscience et furent le germe
du sentiment de révolte des intellectuels et surtout des écrivains. Les thèmes de la dictature, de la
violence, de la destruction humaine, de l'absurde généré par un ordre social aberrant sont présents
chez les grands romanciers latino-américains comme :
Gabriel Garcia Márquez (né en 1928, prix Nobel de Littérature en 1982) est cet écrivain qui
accorde une grande place à l’aspect politique et social dans l’oeuvre. Ainsi, dans Cent ans de
Solitude35 et L’Automne du patriarche36 les allusions à la colonisation européenne, de manière
générale, et espagnole en particulier, sont constantes. Le galion, découvert en pleine sierra lors du
voyage de Jose Arcadio Buendia et de ses compagnons, en constitue un exemple, comme
d’ailleurs l’évocation (au début du deuxième chapitre de Cent Ans de solitude) du corsaire anglais
Francis Drake qui attaqua la ville portuaire de Riohacha (p.27).
Dans ses romans, l’accent est mis sur le rôle néfaste des forces politiques plus soucieuses de la
gestion du pouvoir que du bien-être des citoyens. La guerre civile qui oppose Conservateurs et
Libéraux se révèle désastreuse pour les populations civiles. Car les deux groupes rivaux usent en
fin de compte des mêmes méthodes barbares : séquestrations, exécutions sommaires, tortures.
Julio Cortázar (1914-1984) est l’autre romancier qui s’est engagé pour les grandes causes
de l’Amérique latine (soutien aux luttes anti-impérialistes, aux combats contre les dictatures
militaires). Significatif est son récit le plus explicitement politique, Réunion. Il imagine le
monologue intérieur d’Ernesto Che Guevara, non nommé mais reconnaissable, lors de son
débarquement à Cuba, en compagnie des premiers guérilleros castristes ; s’autorisant d’étonnantes
échappées sur l’irrationnel (le Che, dans sa rêverie, en vient à percevoir que l’histoire fonctionne

34
DOSTOIEVSKI, Fédor. Les possédés, Paris, Le Livre de Poche, 1977 (1ère édition 1872).
35
MARQUEZ, Gabriel Garcia. Cent ans de Solitude, Paris, Seuil, coll. " Points roman ", 1968.
36
MARQUEZ, Gabriel Garcia. L’Automne du patriarche, Paris, Grasset, 1976.

27
aussi avec des dissonances, des contrastes rythmiques, des contrepoints, des harmonies, comme
un quatuor à cordes de Mozart)...
Ces écrivains et bien d’autres ont thématisé les douleurs et la révolte de l'homme écrasé par le
mécanisme infernal de l'autorité absolue. Ce choix thématique apparaît comme imposé par
l'univers même qui a produit cette littérature.

Enfin, il serait intéressant de rappeler que des hommes d’Etat, des personnages les plus
fascinants de l’Histoire, furent aussi d’avides lecteurs, de grands intellectuels, des « littéraires »,
souvent de grands écrivains. César, Jefferson, Napoléon, Chateaubriand, Gandhi, de Gaulle,
Vaclav Havel, Alexandre le Grand, Marguerite de Navarre, Constantin VII de Byzance, Frédéric
II de Prusse, Catherine II de Russie, Aimé Césaire… : leur action politique était imprégnée de leur
culture littéraire, c’est dans la littérature qu’ils ont puisé leurs idées les plus généreuses et leurs
postures les plus glorieuses. L’impact de la littérature est, donc, tant important.
Tahar Ben Jelloun l’a si bien souligné: « La littérature ne change ni l'homme ni la société. Pour
autant, l'absence de littérature rendrait l'homme encore plus infréquentable.»37.
Expression des opinions des hommes sur chacune de ces choses, la littérature ne peut être donc
séparée ni de la politique, ni de la religion et ni de la morale.

37
ARGAND, Catherine. « BEN JELLOUN Tahar », in Lire, Mars 1999.

28
1-2-La Littérature algérienne et son rapport à l’Histoire
Les écrivains algériens ont été constamment imprégnés, façonnés par le contexte historique
dans lequel ils ont vécu et ils ont été mus par la nécessité de retracer la mémoire à travers leurs
écrits. Ils ont depuis toujours entrepris cette réappropriation de l’Histoire millénaire du pays pour
marquer clairement durant la colonisation, par exemple, l’opposition culturelle entre
colonisés/colonisateurs.

Une relation étroite a existé à travers les siècles entre l’écrivain et le pouvoir politique si
bien que la littérature algérienne de langue française, née dans le contexte de la colonisation
française, n'a jamais cessé de répondre aux sollicitations de l'histoire du pays. Aussi s'est-elle
souvent sentie investie du rôle de dire, de décrire, d'écrire l’Algérie de l'intérieur.

Kateb Yacine confirme cette idée :

« Il y a donc, en définitive, entre l’art et la politique, une dialectique de


l’écriture, qui réclame à la fois l’expérience de la vie et la solitude.»38
Rachid Boudjedra témoigne le rapport particulier de l’écrivain et de la politique en Algérie :

« Une littérature algérienne ne peut être qu’une littérature politique dans le


sens subversif du terme ; c’est-à-dire une littérature de la remise en
question, une littérature de subvertissement, du renversement. »39

En effet, la politique n’a jamais été absente de la littérature algérienne puisque la thématique de la
politique traverse dans toutes les périodes littéraires la littérature algérienne. Les propos des
critiques, tels J.Déjeux, J.Arnaud, M.Lacheraf, A.Khattibi, C.Bonn, J.Bencheikh…, rappellent que
le/la politique est un axe non négligeable, et que son impact dans les oeuvres des écrivains
algériens, toutes générations confondues, a eu des répercussions si importantes et pour l’écrivain
et pour son œuvre.

Pour notre recherche, sans négliger l’importance des périodes historiques qu’a connues l’Algérie
parce que la continuité littéraire est perpétuée par toutes les générations qui se sont succédées,
nous nous limiterons à la période des années 90, période qui nous intéresse particulièrement et qui
a vu émerger Y.Khadra.

38
KATEB Yacine, « Poésie et politique », in Libération, 20 juillet 1988.
39
GAFAITI, Hafid. Boudjedra ou la passion de la modernité, Paris, Ed. Denoël, 1987, p.18

29
C’est à la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt dix où des thèses
idéologiques soumises avec force dans le champ politique ont entraîné une violence politique
laquelle a touché toutes les catégories sociales de la population.

Par conséquent, la brutalité du réel a pénétré les productions des intellectuels, investissant le
champ littéraire algérien après 1988. G.Dugas dit à ce propos :

«L’Algérie née du traumatisme de 1988- cela a été noté plus d’une fois- est
fille des relations honteuses longtemps entretenues par la police avec la
politique (…).Pourquoi le romancier ne peindrait-il pas lui aussi ce
« monde de terreur », policier s’il en est, et plus romanesque que nature ?
Pourquoi n’aurait-il pas droit (devoir ?) de dévoiler à travers le
vraisemblable fictionnel, ce « vécu vrai » que quantité de témoignages
peinent à traduire ? » 40, dit-il.

L’année 1988 « a instauré une double rupture: rupture tragique dans l’évolution de la situation
sociale et politique de ce pays, mais aussi une rupture féconde des formes d’écriture, d’analyse et
d’expression »41, écrit Nadjib Redouane.
La situation politique a donné lieu à une littérature expressive, de témoignage, de violence qui
focalise visiblement sur le retour du référent.
Dans Paysages littéraires algériens des années 90: témoigner d’une tragédie, Charles Bonn et
Farida Boualit soulignent que la littérature est devenue tributaire de « la quotidienneté de
l’horreur en Algérie »42 et que le littéraire et le politique sont plus que jamais indissociables. Le
roman algérien est devenu le lieu favori de la critique sociale et politique, aux côtés des essais.
D’une nouvelle situation historique sont nées de nouvelles plumes : Malika Mokeddem, Anouar
Benmalek, Azziz Chouaki, Arezki Mellal, Maïssa Bey, Boualem Sansal, Yasmina Khadra,
Abdelkader Djemaï, Salim Bachi… aux côtés des anciens qui perpétuent.

D’autres auteurs ont réagi par des essais comme FIS de la haine43 de Rachid Boudjedra et De
l’intégrisme en particulier et de la barbarie en général44de Rachid Mimouni, suivis par des

40
DUGAS, Guy. « 1989.An I du polar algérien », in Algérie, 1989 (ouvrage collectif), Toronto, Ed. La source, 1998.
41
REDOUANE Najib et MOKKADEM Yamina (sous la dir. de). 1989 en Algérie – Rupture tragique ou rupture
féconde, Toronto, éd. La Source, 1999, p. 13.
42
BONN, Charles. « Paysages littéraires algériens des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin », in
BONN, Charles et BOUALIT, Farida (sous la direction), Paysages littéraires algériens des années 90: témoigner
d’une tragédie?, n°14, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 8
43
BOUDJEDRA, Rachid. FIS de la haine, Paris, éd. Denoël, 1991.
44
BOUDJEDRA, Rachid. De l’intégrisme en particulier et de la barbarie en général, Paris, Le Pré aux clercs, 1992.

30
romans, Timimoun45, La Malédiction46et Le Dernier été de la raison47 qui est une fable politique
publiée à titre posthume six ans après l’assassinat de Tahar Djaout.

La confrontation à la pratique politique ne pouvait, le plus souvent, trouver d’autre issue à


l’expression des conflits sociaux que dans les œuvres de fiction. Plusieurs textes ont mis en
évidence des destinées individuelles et collectives dans une société tragique.

« Les années 90 sont pour l’Algérie, chacun le sait, celles d’une violence
d’autant plus cruelle qu’elle semble chaque jour davantage en renvoyer les
tentatives d’explication à une tragique dérision. (…)
Malgré cet environnement, la production littéraire continue et se
renouvelle. Mais elle ne peut ignorer le contexte politique ou tout
simplement le quotidien de l’horreur. »48
La conjoncture dramatique dans laquelle les écrivains sont entrés en littérature a fortement
imprégné l’appréciation que l’on se fait sur leurs écrits. Des réponses quant à leurs motivations
ont été avancées comme, par exemple, rompre le face à face avec la peur, faire le deuil d’un
monde englouti par cette lame destructrice, témoigner, conjurer la mort… Rachid Mokhtari écrit
dans son essai sur la littérature algérienne :

« La masse de témoignages, écrits qui paraissent depuis 1988 ont


photographié et dénoncé la tragédie avec les mots de tous les jours extirpés
de l’obscurité imposée, mettant en exergue l’Evénement dans sa cruauté,
sans chercher à plaire ou même à déplaire.
La littérature emboîte le pas à la presse, abandonne les effets de style dans
la mesure où son nouveau rôle, en même temps qu’elle informe, tire les
conclusions de cette tragédie qu’elle s’interdit de commenter, privilégiant
l’inscription en temps et en lieu de ce Grand Massacre, le fixant, effigie, sur
un « palimpseste de sang ». »49

L’urgence du moment était de parler, de narrer, d’exprimer la douleur, d’écrire pour la mémoire.
Les critiques nationaux et étrangers s’accordent à dire que les romans publiés au cours des années
90 sont marqués par le sceau de l’évènement immédiat. Œuvre de l’imaginaire, le roman des
années 90 n’est-il rien d’autre qu’une réponse à une demande ?

45
BOUDJEDRA, Rachid. Timimoun, Paris, éd. Denoël, 1994.
46
BOUDJEDRA,Rachid. La Malédiction, Paris, éd. Stock, 1993.
47
DJAOUT, Tahar. Le dernier été de la raison, Paris, Seuil, 1999.
48
BONN, Charles. « Paysages littéraires algériens des années 90 et post6modernisme littéraire maghrébin », in :
BONN, Charles et BOUALIT, Farida (éds), Paysages littéraires algériens des années 90: témoigner d’une tragédie?,
op.cit.
49
MOKHTARI, Rachid. Le nouveau souffle du roman algérien, Alger, CHIHAB Editions, 2006, p.11

31
Au cœur de la tourmente algérienne, il fallait d’abord « témoigner de l’horreur». Pour Charles
Bonn : « …la parole littéraire, grâce peut-être à son aspect dérisoire, est probablement le seul
lieu où l’innommable risque d’entrevoir un sens, qui permettra de vivre malgré tout »50.

La littérature des années 90 pose ainsi la problématique de l’écriture au temps de la mort


gratuite. Celle-ci reste dans ce cas l’unique moyen pour dépasser sa propre épreuve et dire la
mémoire. Y.Khadra affirme dans ce sens qu’:

« …avec l’intégrisme, je crois que c'est le pays qui a exigé cela. Il fallait
prendre position par rapport à ce qui se passait. Pour cela, beaucoup
d'Algériens ont trouvé une manière de conjurer l'horreur qui s'ancrait tous
les jours en nous, à travers le texte. Je pense que cela a aidé l'Algérien à
recouvrer son équilibre et à comprendre pourquoi il est en train de subir un
cauchemar dans l’isolement le plus assourdissant. »51

C’est en nommant l’incompréhensible, en exprimant l’indicible, en laissant surgir et jaillir


les mots que des écrivains comme Y.Khadra tentent de saisir ce qui se passe autour d’eux. Ils ont
trouvé refuge et thérapie dans l’écriture car elle est à la fois salut et exorcisme. Les mots rendent
supportable la violence et la mort et aident à comprendre l’incompréhensible.

Influencée par le contexte socio-politique, la parole en Algérie a subi des transformations et a


orienté le discours littéraire. Thomas Pavel explique qu’: « une parole qui, à une époque et dans
un contexte donné, était reçue comme factuelle, peut être conçue ultérieurement et/ou ailleurs
comme un simple mythe »52, dit-il dans Univers de la fiction.

50
BONN, Charles. « Paysages littéraires des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin », in: BONN,
Charles et BOUALIT, Farida (éds). Paysages littéraires algériens des années 90: témoigner d’une tragédie?, op.cit.
p.7
51
HASSINA, A. « L’espoir de l’Algérie, c’est le livre », Entretien avec Yasmina Khadra, in La Nouvelle République,
25 septembre 2002.
52
PAVEL, Thomas. Univers de la fiction, Paris, Seuil, « Poétique », 1988, p. 93

32
2- Aspects théoriques

Les deux concepts de base de notre recherche, « Poétique » et « politique », ont été à la base
de réflexions philosophiques, d’études des historiens et de récits littéraires depuis l’antiquité.
Le terme « poétique »53 est d’Aristote, il l’a utilisé pour désigner l’étude technique du fait
rhétorique en général dont la poétique serait réservée à l’étude de la poésie. Mais à partir de la
crise du vers qui a transformé les formes du genre en l’expression d’un choix individuel, la
recherche de la poéticité a investi les pensées et les milieux intellectuels tant chez les poètes eux-
mêmes que chez les critiques.
Roman Jakobson54 précise que la poéticité est un élément irréductible, il définit la fonction
poétique en mettant en évidence ce que les signes ont de palpable et de sensible dans la littérarité.
Dans Figures I et Figures II, Gérard Genette, renouvellant la narratologie, il esquisse les contours
d’une « poétique» ou science des formes littéraires. Cette science oppose à la critique du texte de
Barthes, unique et clos, l’étude de textes en tant que structures ouvertes à des régularités qui les
transcendent (régularités linguistiques, stylistiques, narratives, génériques…). Le but est de
dresser le tableau des divers possibles du discours, dont les œuvres et les formes déjà existantes
sont autant de cas particuliers, au-delà desquels se profilent d’autres combinaisons prévisibles.
Genette, explorant aussi les frontières de la textualité comme le paratexte, se situe au seuil, et
parfois au cœur de plusieurs territoires explorés par la sociologie de la littérature.
Il est une autre dimension, celle que nous retenons dans cette étude, la poétique, qui concerne tous
les textes littéraires. L’écriture romanesque peut être lue comme activité narrative et linguistique
visant l’effet de poéticité, la poétique est alors l’étude des faits littéraires du texte.
Pour le politique, si le sens large et étymologique renvoie à ce « qui a trait à la vie collective
dans un groupe d’hommes organisé » 55, Philippe Braud le définit comme « un champ social de
contradictions d’intérêts (réels ou imaginaires, matériels ou symboliques), mais aussi de
convergences et d’agrégations partielles, régulé par un pouvoir disposant du monopole de la
coercition légitime » 56.

53
Aristote parle de noûs poiêtikos. Aussi, avant Platon, sophia ne signifie pas «sagesse» mais «intelligence
poétique».
54
JAKOBSON, Roman. Huit questions de poétique, Paris, Le Seuil. Coll. Points Essais, 1977.
55
LALANDE, André. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1926, p.785
56
BRAUD, Philippe. La Science politique, Paris, Presses universitaires de France, 1990 [1982], p. 10

33
En termes clairs, le politique relève de ce qui « concerne l’Etat et le gouvernement, par
opposition soit aux faits économiques et aux questions dites sociales, soit à la justice et à
l’administration, soit aux autres activités de la vie civilisée, telles que l’art, la science,
l’enseignement, la défense nationale. » 57.
Max Weber (1864-1920), pour sa part, entend « par politique l’ensemble des efforts que l’on fait
en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit
entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État. » 58.
Lasswell et Dahl aux États-Unis, Burdeau, Duverger ou Aron en France s'accordent à considérer
que la politique est l'exercice du pouvoir.

Mais la définition, étant vague, les différents sens proposés permettent d’utiliser le terme tant
comme nom que comme adjectif. La définition s'attache à un phénomène essentiel.
Le sociologue G.Balandier définissait le pouvoir politique comme étant « inhérent à toute
société » 59.Pour lui, « on définira le pouvoir comme résultant, pour toute société, de la nécessité
de lutter contre l’entropie qui la menace de désordre » 60, écrit-il.
S’apparentant aux procédés qui relèvent des codes propres à la production artistique, le politique
finit en fait par s’entendre comme un immense jeu de mise en scène « partagée ».
Pour Henri Meschonnic, le texte suppose à l’origine une politique, parce que « le politique est
dans la structuration même du langage »61, le politique du discours littéraire étant dans
l’énonciation avant d'être dans l'énoncé.
Sur ce point, il distingue la politique du politique. La politique est l'art, la pratique ou encore les
manières de gouverner les sociétés, et le politique, en revanche, terme plus récent (1927) désigne
plutôt « la recherche de la valeur » en politique, autrement dit l'éthique dans la politique. Si
l'éthique régit la politique, celle-ci se définit alors comme la manière de gouverner une société en
vue du bien des individus qui la constituent.

57
Ibid, p.785
58
WEBER, Max. Le Savant et le politique, Paris, UGE-10/18, 1963 [1959, 1919], p. 125
59
BALANDIER, Georges. Anthropologie politique, Paris, PUF, « Quadrige », 1967, p.43
60
Ibid.
61
MESCHONNIC, Henri, Pour la poétique, Paris, Gallimard, 1970, p. 73

34
Henri Meschonnic souligne dans Politique du rythme. Politique du sujet que l'équation
politique/littérature a gagné une nouvelle réversibilité, «une politique qui essaie de penser la
littérature, mais sans poétique» est de nos jours aussi obsolète, et que « la poétique seule, sans
l’éthique»62, glisserait alors dans des préoccupations formalistes.
L’implication de trois domaines - éthique, politique et poétique - marque à ce point l’actualité
critique qu'elle exige des démarches traversières, et on ne la saisit jamais mieux à l'œuvre que
dans les figures par lesquelles un écrivain organise son rapport à la langue, en y créant le
mouvement de sa parole, de son rythme.
Mais, qu’en est-il alors du rapport « poétique » et « politique » ?
Depuis l'antiquité le lien entre littérature et politique a souvent été marqué par l'engagement
théorique, littéraire et politique, de ceux qui écrivaient.
Ou, en d'autres termes, que la politique obtenait une place dans la littérature à mesure qu'elle
faisait l'objet de réflexions théoriques et de prises de position politiques.
A ce sujet, deux idées reçues contraires dominent la scène intellectuelle. Selon la première, qui
discerne la politique partout, toute littérature, même lorsqu’elle entendrait le nier, serait politique.
Autrement dit, elle traduirait, parfois en le dissimulant, les présupposés politiques de l’auteur.
Voltaire, désireux de toucher un large public a choisi la forme du conte philosophique pour
diffuser ses idées subversives. De même, une œuvre comme Les Misérables63 de Victor Hugo, a
beaucoup plus contribué à faire avancer le socialisme militant que les œuvres théoriques des
penseurs sociaux.
Selon la seconde, aucune (vraie) littérature ne le serait. La politique ne serait jamais première, et
s’effacerait devant la dimension littéraire de l’ouvrage. Celui-ci pourrait peut-être parler de sujets
politiques, mais l’essentiel serait ailleurs. La politique serait immanquablement secondaire, un
appendice sans importance de l’œuvre littéraire.
On pourrait remarquer que la première conception opère une réduction de la littérature à la
politique, puisque celle-ci envahirait toute pratique humaine, y compris artistique ; alors que pour
la seconde, l’objet de l’œuvre littéraire étant sans intérêt par rapport à la littérature même, il y a
plutôt une réduction de la politique à la littérature.
En somme, la littérature a donc toujours une signification politique ; en même temps, comme
œuvre, elle n’est jamais sous la dépendance du politique. Qu’en pensent les penseurs et les
théoriciens de la littérature ?

62
MESCHONNIC, Henri. Politique du rythme. Politique du sujet, La grasse Éditions Verdier, 1995, p. 22
63
HUGO, Victor. Les Misérables, Paris, Ed. Hachette, 1979, (1ère édition 1862).

35
Nous essayerons de comprendre cela à partir d’une synthèse d’ouvrages théoriques ayant traité
ces aspects soit du point de vue philosophique, ou sociologique ou encore linguistique.

2-1- Texte et philosophie

Réunis, les deux termes, « poétique » et « politique », peuvent nous permettre de dire que si
l’homme est par nature l’« animal politique », ce qu’Aristote place dans une cité préexistante, il
est naturel qu’un échange s’établisse entre les traités politiques qui recourent à l’exemple
narrativisé, et les fictions qui fournissent certains de ces exemples inventés. Normative ou
descriptive, la politique s’appuie volontiers sur des fictions, même lorsqu’elle prétend puiser dans
l’histoire, qu’elle maquille s’il en est besoin.
L’un des coauteurs de Lire le Capital, Jacques Rancière, a examiné, dans une perspective
philosophique, les rapports que les arts (littérature, théâtre, cinéma, photographie, arts
plastiques...) et les savoirs, à travers les relations qu'ils entretiennent avec la politique. Il relève
que l’ordre de l'esthétique intéresse particulièrement la politique : non seulement parce que la
poétique est l'un des domaines privilégiés où s'opèrent les ruptures propres à la politique mais
aussi parce que la pensée particulière de la poétique propose des modèles appropriés pour penser
la politique. Il écrit à ce propos que:

« Politique de la littérature se différencie de « politique des écrivains ». Il


s’agit de dire que la littérature n’est pas seulement le moyen par lequel des
écrivains proposent des engagements politiques, représentent des structures
ou des conflits politiques, mais que la littérature a une forme de politique à
elle. Cela suppose que politique ne signifie pas simplement la pratique du
pouvoir ou la lutte pour le pouvoir, mais la configuration sensible d’un
monde commun, des sujets qui la peuplent, de leurs capacités. La
littérature, pour moi, n’est pas un art transhistorique, mais un régime
historique spécifique d’identification de l’art d’écrire, et ce qui le
caractérise c’est une certaine démocratie, c’est le fait que se trouvent
neutralisées une série de hiérarchies qui définissaient, auparavant, les
pratiques nobles de l’art d’écrire, et des arts en général. Avant la
littérature, il y avait les belles-lettres, un système hiérarchique qui
déterminait ce qui devait entrer dans l’art et en être exclu, les genres, les
sujets, les expressions nobles et non nobles. La littérature au sens moderne
naît entre la fin du XVIIIe et le XIXe comme la ruine de ce système. Cela
conduit à dire que tout sujet est bon, et à la promotion d’un genre marginal,
le roman. »64

64
Entretien avec Jacques Rancière, « La littérature a une forme de politique bien à elle » in Cultures - Article paru le
5 avril 2007.

36
Depuis une vingtaine d’années, les travaux de Jacques Rancière constituent l’une des références
majeures de la philosophie contemporaine. Dans Politique de la littérature, paru en 2007, il
poursuit la réflexion inaugurée en 1995 avec La Mésentente sur la démocratie comme
puissance/instance subversive, et en 2000 avec Le Partage du sensible sur les conditions
d’intelligibilité du lien nouant esthétique et politique ainsi que sur les formes spécifiques de ce
rapport.
Dans cette œuvre, il écrit que toute pensée de la création esthétique appartiendrait d’emblée au
champ politique – et réciproquement : toute créativité politique se jouerait déjà dans les formes et
les signes.
Rancière voit dès lors que la relation politique appartiendrait à la matérialité des choses et des
êtres, elle se réalise dans le sensible. La mésentente fait naître la notion de l'homme comme
« animal littéraire »:
« L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire, qui
se laisse détourner de sa destination "naturelle" par le pouvoir des
mots. »65, écrit-il.

La politique, pour lui, se trouve comprise dans sa double dimension de discussion argumentée et
de l'événement dramatique qui produit cette discussion : comme sur la scène théâtrale, ce qui fait
la preuve des arguments dans la discussion politique, c'est la réalisation même du lieu, de l'objet et
des sujets de cette discussion. Ils sont, cela suffit. Cela leur suffit, et cela suffit à faire entendre la
logique de la politique comme une dramaturgie :
« L’invention politique s'opère dans des actes qui sont à la fois
argumentatifs et poétiques [...]. C'est pourquoi le "poétique" ne s'y oppose
pas à l'argumentatif »66, affirme-t-il encore.

Il reste que Rancière a construit une théorie de la littérature et de la politique qui se propose
respecter l'autonomie de la première en la liant à la seconde.
De ces points de vue, il est clair que la question du politique ne saurait être réduite au seul
soulignement dans la fiction littéraire d'objets ou de thèmes, bien que de toute évidence elle passe
aussi par eux.
Le politique infuse encore bien autrement la pensée poétique, en se rendant manifeste dans le
renouvellement de l'écriture, mobilisant des problèmes esthétiques cruciaux comme la question du
réalisme, constamment débordée par le projet d'une écriture du réel.
65
RANCIERE, Jacques. Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p.63
66
RANCIERE, Jacques. La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 90

37
2-2- Texte et société

Avec ses multiples rapports à l’Histoire et à la Société, le texte littéraire a tendance à se


distinguer et devient l’objet d’études et de recherches par les critiques lesquels tentent d’en
dégager les sens multiples naissant de la jonction de l’imaginaire et du réel réalisés dans
l’écriture. Le texte devient une forme clé de l’imaginaire social, comme lieu spécifique
d’inscription du social et production d’un sens nouveau.
Il n’est pas donc question pour nous d’occulter tout un entour idéologique et sociologique, parce
que « l’étude des déterminations externes se retrouvera nécessairement en chemin à partir des
procédés d’écriture »67 ainsi que l’écrit Pierre Barberis, dans sa lecture du dernier Chouan de
H.Balzac. Ces procédés participent à une véritable transposition d’une réalité historique, et même,
peut-on dire, à une transfiguration du propos politique.
A cet effet, les approches théoriques sont multiples, tantôt complémentaires, tantôt
contradictoires. Nous retiendrons pour cette recherche, celles où le texte reste l’objet d’étude
principal, considéré, non comme un « produit » qu’aurait réalisé un auteur, mais comme une
« production », c’est-à-dire un espace de transformation permanente.
Parmi les approches des années 1960 et 1970, la sociocritique, qui tente, avec les moyens de
l’époque, de penser la dimension sociale du texte littéraire, en montrant comment elle s’inscrit
dans le discours même, et dès sa constitution, elle a intégré les apports de la poétique (en voie de
constitution).
Claude Duchet affirme cela clairement dès 1979, il dit : « Au sens restreint, (rappelons-le), la
sociocritique vise d’abord le texte. Elle est même lecture immanente en ce sens qu’elle reprend à
son compte la notion de texte élaborée par la critique formelle et l’avalise comme objet d’étude
prioritaire. » 68.
Elle se proposait de dévoiler les modalités particulières selon lesquelles le texte littéraire disait la
société de son temps. Aussi prenait-elle en compte le discours social, la doxa et ses stéréotypes, la
façon dont le discours nouveau les reprenait ou les retravaillait (la dimension dialogique), les
genres reconnus et les structures institutionnelles dans lesquels s’élaborait la parole nouvelle, etc.

67
BARBERIS, Pierre. Roman historique et roman d'amour: lecture du Dernier Chouan, Paris, Colin, 1975.
68
DUCHET, Claude. « Propositions et perspectives », Sociocritique, Paris, Nathan, 1979, p. 314

38
L’inscription du social dans le texte prend des formes diverses, ambivalentes et c’est sur ce point
que la sociocritique apporte des propositions théoriques et méthodologiques sur la façon dont le
social vient au texte, cette socialité du texte se justifie par la possibilité de celui-ci de produire un
sens nouveau.
Pierre Machery écrit que: « L’œuvre n’existe que parce qu’elle n’est pas exactement ce qu’elle
pouvait être (…) elle naît au contraire de l’appréhension obscure (…) d’une impossibilité pour
elle de remplir ce cadre idéologique pour lequel elle aurait dû être faite.»69.
C.Duchet, l’initiateur de la « sociocritique » en France, cherche à détecter les procédés
intratextuels qui font que le texte produit de l’idéologie et a en ce sens un impact social. A
l’inverse, la société est présente dans le texte non pas à travers tel ou tel énoncé, tel ou tel message
ou telle ou telle vision du monde, mais du fait que le texte intègre les conditions sociales de
l’écriture et les exigences de la lecture à venir. Dans le collectif Sociocritique (1979), Duchet
rappelle que, si sa lecture est immanente et que « l’objet d’étude prioritaire » demeure le « texte
des formalistes », l’objectif sera de lui « restituer sa teneur sociale » (« sa socialité »).Il s’agira de
l’examiner comme l’ensemble des discours qui concourent à le produire, de débusquer tous les
présupposés qui, de manière plus ou moins implicite, forment « l’inconscient social du texte ».
Les médiations entre dehors et dedans du texte que sont l’infrastructure socio-économique,
l’idéologie, la production littéraire et l’imaginaire de l’écrivain ne sont pas non plus classées selon
leur importance.
Duchet souligne aussi que le texte gagnerait à être appelé « sociotexte », c’est-à-dire le texte
doublé du co-texte, de tous les discours qu’il convoque. Le texte étant constitué à partir de
discours préexistants, l’analyse montrera comment le travail d’écriture les écarte, les refoule, les
transforme, etc., le but n’étant plus de voir ce qu’il y a « derrière » le texte (ex : une idéologie de
classe), mais ce qui, du dehors, s’écrit dans le texte et devient à son tour une idéologie.
Et comme le roman étant le genre clé de l’expérience collective, Lucien Goldmann pense
qu’aucune œuvre importante ne peut être l’expression d’une expérience purement individuelle.
Dans les dernières pages de Pour une sociologie du roman70, l’auteur précise les relations entre
l’œuvre et le « groupe social », qui,- par l’intermédiaire du créateur- se trouve être en dernière
instance le véritable « sujet de la création ». Un chef d’œuvre se distingue de l’œuvre médiocre
par sa capacité à exprimer de façon rigoureuse la structure virtuelle d’un groupe.

69
MACHERY, Pierre. Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966, p.223
70
GOLDMANN, Lucien. Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964.

39
P.V. Zima dans L’ambivalence Romanesque71 et notamment dans le premier chapitre,
réfléchit sur les moyens de rendre opérationnelle une approche sociologique du texte littéraire.
Le principal est dans cette perspective de partir de l’objet lu-même, c’est-à-dire du texte littéraire
(et non l’inverse : appliquer au texte des catégories méthodologiques et conceptuelles pré-
établies) et de développer une démarche qui, tout en se gardant de falsifier la nature spécifique de
celui-ci, soit capable de mettre en évidence les liens qu’il entretient nécessairement avec le
contexte social.
Par cette proposition, Zima se démarque de la sociologie empirique qui, en revendiquant une
dissociation de principe entre le littéraire et le social, dans le but d’un prétendu respect de la
spécificité du premier, n’aboutit en fait qu’à une réification de celui-ci, car elle tend à considérer
le produit (texte) en occultant le procès de production (l’ensemble des facteurs dont la
combinaison a donné lieu au texte). Les liens qui unissent un texte littéraire à son contexte extra-
littéraire sont à entrevoir de manière dialectique, relève P.V.Zima ; autrement dit, ils ne sont pas
mécaniques mais critiques :
« L’œuvre d’art, loin de refléter passivement le réel, joue un rôle actif en le formant, en le
modelant » écrit Zima à la page 31.
Enfin, faut-il rappeler que les deux théoriciens (Zima et Duchet) s’accordent sur l’essentiel :
le social doit être étudié dans la textualité elle-même, sans pour autant exclure l’histoire de la
société de classes. Leurs efforts à définir la médiation entre texte et société en termes
« d’inconscient du texte » (sociocritique de Duchet), et de « langue » (Zima) n’arrivent pas à
rendre superflu le modèle auquel les « comportements » sémiotiques sont comparés, c’est-à-dire
l’être humain.
Bien évidemment, impossible de ne pas penser à l’incontournable Pierre Bourdieu. Il a établi,
dans Le marché des biens symboliques72, une corrélation entre l’idéologie de la création et la
production pour le marché. Pour lui, les mots contribuent à « faire le monde social », ils ne sont
pas seulement reflet d’un ordre établi, mais participent au contraire à l’établissement de cet ordre.
Cette importance des mots se retrouve dans le discours politique où chaque mot compte car il
contribue à présenter une certaine conception du monde.

71
ZIMA, P. V. L’ambivalence Romanesque, op. cit.
72
BOURDIEU, Pierre. Le marché des biens symboliques, L’année sociologique n° 22, 1971.

40
Mise en perspective historique et articulée avec les problèmes d’ordre socio-économique
tenant à la transformation du marché de l’œuvre d’art et à la revendication de promotion sociale et
intellectuelle des artistes, la critique de la « création » est venue étayer la réflexion sur les idées
esthétiques à l’âge classique et l’adoption d’un point de vue sociologique permet de lever bien des
obstacles.
Ainsi, l'écriture est certes le fait de l'individu mais en même temps, elle est un fait de
groupe, de par sa relation à l'histoire des sociétés. Produit d’une société, d’une culture que l’artiste
met en mots, en langages, en images et en symboles, l’œuvre littéraire est tributaire de la
quotidienneté et du réel.

41
2-3-Texte et politique

La création littéraire n'étant pas dissociable de l'environnement social et politique dans lequel
elle naît et dans lequel se situe son auteur à un degré ou à un autre, son environnement non plus
ne peut pas ne pas avoir une répercussion immédiate sur elles ; surtout lorsqu'il s'agit de contenu
politique et social.
La question cardinale au niveau des rapports littérature-politique est celle du positionnement des
écrivains dans le champ littéraire.
Au XXe siècle, les exemples illustrant la sensibilité des écrivains aux inquiétudes sociales et
politiques de leur époque sont nombreux. On relie souvent la thématique politique dans l’œuvre à
la prise de position politique, à l’engagement ou au désengagement.

2-3- 1-Le roman engagé

Le XXe siècle, qui peut être considéré comme « l’âge du politique » ou le siècle du
politique, a donné naissance à une forme particulière de roman. Du Procès73 de Kafka au Palais
des rêves74 de Kadaré, de L'Etranger75 de Camus à Un tombeau pour Boris Davidovitch76 de Kis,
le roman rend compte des attaques portées à l'idée même d'humanité, proposant une nouvelle
articulation entre fiction et témoignage.
L’engagement littéraire a été au cœur des préoccupations des écrivains qui ambitionnent de
donner à la littérature cette possibilité d’agir dans le réel. La doctrine sartrienne, ainsi que les
travaux de Barthes font désormais figure d’héritages théoriques pour réfléchir à cette notion. Mais
après une telle effervescence intellectuelle, faut-il conclure que l’engagement, comme tant
d’autres concepts, se heurte à sa fin? Est-il caduque de lire des œuvres contemporaines dans la
perspective de l’engagement ?
Tout engagement prend le risque d'une abdication partielle de l'autonomie de la pratique
littéraire, au profit des ordres politiques, moraux, juridiques, etc.

73
KAFKA, Franz. Le procès, Paris, Gallimard, 1987.
74
KADARE Isamel. Le palais des rêves, Paris, Le Livre de Poche, 1993.
75
CAMUS, Albert. L’Etranger, Paris, Ed La Pléiade, 1955.
76
KIS, Danilo. Un tombeau pour Boris Davidovitch, Paris, Gallimard, 1979.

42
Ainsi se posent de nombreuses questions quant aux modèles, formes et stratégies de l'engagement
littéraire. En quoi une œuvre engagée se distingue-t-elle d'un texte de propagande ? Quel rôle joue
la dimension esthétique dans l'efficacité de la littérature ?
L’engagement d'un écrivain suppose un choix public, l'élection d'une cause et sa défense dans
un texte. Mais s'engager ne va pas sans une part de danger et de courage : celui qui s'engage
contredit la règle, alimente un contre-pouvoir. Et bien que dans un sens étroit, la littérature
engagée ne désigne qu'une étape de l'histoire littéraire du XXe siècle où écrivains et philosophes
(Sartre, Camus, Beauvoir, avant eux Aragon et Malraux) firent de leurs mots les porte-voix d'une
lutte politique, la littérature tout entière ne doit son histoire qu'à des transgressions, à la critique
des limites qu'on lui pose. La littérature engagée suscite un questionnement autant d'ordre
politique que celui poétique.
Berthold Brecht préconise l'emploi de procédés de distanciation pour créer chez le spectateur
un détachement critique à l'égard de la représentation et une conscience de sa théâtralisation; il
s'agit donc de «désengager» le récepteur de la transe hypnotique produite dans le théâtre
traditionnel par l'identification avec les personnages, par l'empathie, la catharsis. L’effet
d'étrangeté rend le spectateur réceptif au besoin de changer de la société. Passant de la
«spontanéité immédiate» à la «réflexion critique», il devient susceptible lui-même d'engagement
Aussi, pour un écrivain ou artiste, l'engagement consiste en une intense participation à la vie
politique et sociale selon ses convictions profondes, dans la mise de sa pensée ou de son art au
service d'une cause, plus généralement dans une prise de positions sur les grands problèmes
contemporains.
J.P.Sartre note à ce propos : « (...) qu’un écrivain est engagé [...] lorsqu'il fait passer pour lui et
pour les autres l'engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi»77.

Dans leurs emplois spécifiques, les termes engagement et littérature engagée renvoient à
une conception militante de la littérature liée à partir des années trente à la philosophie
existentialiste et à la pensée marxiste ; ils évoquent habituellement le nom de Jean-Paul Sartre qui
reste la grande figure de l’intellectuel engagé78.

77
SARTRE, J.P. Situations II, Paris, Gallimard, 1948, pp.123 – 124
78
D’autres écrivains et penseurs peuvent être qualifiés d'engagés avant Sartre: Voltaire, Alberto Moravia. Mais c'est
Sartre avec la doctrine de l'existentialisme qui a vraiment développé la notion d'engagement dans la littérature et
notamment depuis la publication de La nausée de Sartre date de 1938 et de ses ouvrages théoriques.

43
2-3- 2- Sartre : la littérature engagée

Chez Sartre, le terme engagé renvoie à un projet plus précis, plus structuré. L’engagement
résulte d’une réflexion sur les problèmes de société produite par des intellectuels; elle renvoie
donc généralement à l’idéologie. Ayant un message à faire passer, à faire accepter; elle relève en
cela des genres de la conviction qui visent à emporter l’adhésion; elle s’apparente donc à la
catégorie de la littérature didactique dans la mesure où «conscientiser» l’engagement de l'artiste
pour une cause, le conduit à transmettre une leçon, des consignes même, à proposer une vision du
monde. Etre engagé pour l'intellectuel, pour l’artiste, c'est s'être rendu capable d'une réflexion
critique sur la société et sur son propre action politique, Sartre résume cela dans ce qui suit :

«L’écrivain contemporain se préoccupe avant tout de présenter à ses


lecteurs une image complète de la condition humaine. Ce faisant, il
s'engage. On méprise un peu, aujourd'hui, un livre qui n'est pas un
engagement. Quant à la beauté, elle vient par surcroît, quand elle peut»79,
écrit-il dans Situations I.

Certains emplois du terme dans la seconde moitié du XXe siècle, n’excluant pas le principe
de l’engagement personnel de l'artiste dans la révolution communiste, sans pourtant lui être
rattaché, s'étendent à toute création liée à un projet d'émancipation ou de transformation sociale,
voire simplement à la dénonciation des abus caractérisant une situation politique.

On aboutit ainsi à une esthétique de l'engagement fondée sur le social et tendue vers l'action
politique dans un mouvement dynamisé par l’enthousiasme qui reprend à son compte l’alliance du
beau et de l'utile. Par assimilation, l'appellation de roman engagé désigne toute production
romanesque de combat ou de libération.

L'intention ou les procédés esthétiques, ludiques, expressifs doivent ici céder le pas à la
nécessité de promouvoir une cause. Il en résulte chez les écrivains engagés une tendance à
réprouver, condamner tout ce qui n'est pas favorable ou conforme à cette cause. L’engagement
des écrivains pour l’émancipation de leur peuple peut d'ailleurs être considéré comme un puissant
facteur d'émergence. L’écriture est ainsi considérée comme une arme («un poème et un fusil»).
C’est le cas des littératures émergentes comme celles du Maghreb, et toutes les littératures
d'identité œuvrant pour une révolution dans d'autres paysages littéraires, culturels, linguistiques.

79
SARTRE, J.P. Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p.310

44
Le devoir s'enracine dans la responsabilité de tout homme pour ce qui se passe en son temps.
L'écrivain, avec sa sensibilité, est plus attiré par l'expression politique que ses contemporains.
Sa culture le pousse également à éclairer et à diriger l'opinion : beaucoup d'hommes de lettres,
surtout à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, ont contribué à des journaux, des revues, et
produit des manifestes ou des pamphlets, comme le « J’accuse » de Zola dans l'Aurore ou la
poésie engagée, celle de la Résistance française, ou encore l’œuvre de Hugo (Les Châtiments, Les
Misérables) mais aussi les « philosophes » des Lumières.
Kateb Yacine déclarait, à ce propos, à H.Gafaïti : « Ici (en Algérie), l’écrivain ne peut se
s’abstraire de la vie sociale. C’est radicalement impossible et je le défie de le faire à moins qu’il
ne soit milliardaire. Nous vivons un combat. (…) Pour nous, il est vital de lutter. Ceci n’est pas
un choix ou une vision purement intellectuelle, mais une lutte qui nous est imposée. » 80.

Ainsi donc le poète peut « penser » la vie de la cité, découvrir les vérités utiles à l'humanité.
Prophète et mage, il déchiffre l'avenir pour y lire les forces de progrès qui vont civiliser le
monde : nous devons cette conception aux poètes romantiques. L'écrivain peut même parfois
réveiller le sentiment national. Révolté par les horreurs des guerres, des malheurs, il peut laisser
parler ses sentiments profonds.
Mais, la notion de «littérature engagée», telle que développée par Sartre dans les années de
la décolonisation, a montré depuis longtemps ses limites, au point que pendant plusieurs
décennies le rapprochement entre littérature et politique a été frappé de non-pertinence, voire
d'incongruité, l’une ne pouvait qu'aplatir l'autre ou, inversement, le poétique peut déréaliser le
politique en l'esthétisant.

80
GAFAÏTI, Hafid. Kateb Yacine : un homme, une œuvre, un pays. Alger, Editions Laphomic, 1986, p.45

45
2-3-3- Barthes : l’écriture engagée

Dans son souci de rendre à la littérature la spécificité de la forme, R.Barthes voit dans
l’écriture (une des trois dimensions de la forme avec la langue et le style) le lieu spécifique où
l’écrivain s’engage et prend ses responsabilités :
« Langue et style sont des forces aveugles ; l’écriture est un acte de
solidarité historique. Langue et style sont des objets ; l’écriture est une
fonction : elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale,
elle est la forme saisie par son intention humaine et liée ainsi aux grandes
crises de l’Histoire »81, écrit-il dans Le degré zéro de l’écriture.

Pour Barthes, l’écriture est « une réalité formelle indépendante de la langue et du style »,
c’est le choix réfléchi de telle ou telle forme de l’usage social visé par l’écrivain. C’est dans
l’écriture, c’est-à-dire « le rapport entre la création et la société, elle est la forme saisie dans son
intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l'Histoire »82, que s’exprime la position prise
par l’écrivain par rapport à la société de son temps, elle est le lieu d’un engagement social, un
acte de solidarité historique.
L’écriture pour Barthes manifeste l’implantation de l’écrivain dans la société politique de son
temps. On retrouve cette dimension de l’écriture comme attachée à l’exercice du pouvoir dans son
analyse de l’écriture révolutionnaire :
« Les conditions exceptionnelles de la lutte ont produit, au sein même de la
Forme classique, une écriture proprement révolutionnaire, non par sa
structure, plus académique que jamais, mais par sa clôture et son double,
l’exercice du langage étant alors lié, comme jamais encore dans l’Histoire,
au Sang répandu. (…) C’est la singularité des situations historiques qui a
formé l’identité de l’écriture révolutionnaire (…) La Révolution fut par
excellence l’une de ces grandes circonstances où la vérité, par le sang
qu’elle coûte, devient si lourde qu’elle requiert, pour s’exprimer, les formes
mêmes de l’amplification théâtrale. L’écriture révolutionnaire fut ce geste
emphatique qui pouvait seul continuer l’échafaud quotidien »83.

L’écriture dite « révolutionnaire » se cristallise dans la diagonale entre ces trois composantes,
langue, intimité et histoire. Barthes montre ainsi que l’écriture est inséparable du geste, et même
du sang. La scène de l’écriture est aussi la scène où le sujet de l’énonciation désigne sa personne,

81
R. BARTHES, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux Essais critiques, op.cit., p. 18
82
Ibid. p.147
83
Ibid, p.184

46
sa tête et son bourreau, l’écriture est pour lui comme l’échafaud révolutionnaire du romanesque
et, à la fois, une relation généreuse avec le monde, un modèle de la liberté ( l’écriture en tant que
production perpétuelle ) et une relation de défi ( l’écriture en tant que révolution perpétuelle du
langage, hors du champ du pouvoir ). On peut comprendre de ses travaux que ce n’est pas
l’engagement que l’écriture prend à l’égard de quelque chose d’extérieur (à l’égard d’une cause
morale ou politique) qui fait d’elle un instrument d’opposition et de subversion, mais c’est une
certaine pratique de l’écriture même, pratique excessive, enjouée, complexe, subtile, sensuelle :
normes de langage qui ne peuvent jamais être celles du pouvoir. Chez Barthes, la célébration de
l’écriture comme activité gratuite, libre, est en un sens une attitude politique car il conçoit la
littérature comme un renouvellement incessant du droit à l’affirmation individuelle. Et tous les
droits sont en fin de compte politiques.
Cependant, cet engagement est devenu, selon Barthes, impossible depuis la rupture politique et
sociale de 1848. Dans le degré zéro de l’écriture, il tente de montrer l’impasse dans laquelle se
trouve l’engagement tel qu’il se manifeste dans les revues marxistes. Sa réflexion sur le réel et sa
saisie ou mise en forme, sa mise en langage, se nourrit de la linguistique saussurienne. Barthes se
concentre sur les signes linguistiques. Partant de la volonté de surmonter l’opposition de l’art et
de l’engagement, Barthes, et à sa suite tous les penseurs d’inspiration linguistique en feront
autant. Puisque tout est signe, tout est langage, et par conséquent, il n’y a aucune raison de
s’occuper de la réalité historique et sociale.
Certains auteurs, comme Albert Camus, (dans L'Etranger), Maurice Blanchot, ou Raymond
Queneau avec son « écriture parlée », ont voulu produire une écriture « transparente », neutre,
sans style propre. C'est ce que Barthes appelle le « degré zéro de l'écriture ». C'est bien sûr un
objectif impossible, car le contenu ne peut exister sans une forme.
Ainsi, quand l’écrivain ou l’intellectuel d’une manière générale subit gratuitement l’assassinat, et
paye de sa propre personne les erreurs des politiques qui n’ont pas su gérer une crise, il n’a
d’autre recours que sa plume et l’écriture pour affronter cette situation dangereuse.

L’engagement qui désigne, dans une première approximation, le geste par lequel un sujet promet
et se risque dans cette promesse, entreprend et met en gage quelque chose de lui-même dans
l’entreprise ; ce geste, entre caution et pari, qui semble devoir déterminer des choix d’écriture,
contraindre des modes de lecture, devient alors inéluctable.

47
Sartre comme Barthes, et d’autres intellectuels et penseurs, tous soutiennent l’idée de la
présence du politique dans l’œuvre même, une présence qui présuppose des méthodes plus
subtiles permettant de la saisir dans sa spécificité.
Avec la disparition des grands conflits, du moins en Occident, n’assiste-t-on pas à la fin de la
littérature de témoignage en raison de l’extinction irrémédiable de leurs témoins et de leurs
acteurs ? Existe-t-il encore des romans ou de nouvelles qui défendent explicitement une thèse
politique bien caractérisée ?
Sans rechercher la polémique, il est possible de dire qu’aujourd’hui, l’engagement au sens sartrien
ne peut plus se rejouer comme au milieu du siècle dernier pour la raison fort simple que le monde
a changé et avec lui les façons de s’en saisir et de l’appréhender.
La création littéraire n'étant pas dissociable de l'environnement social et politique dans lequel elle
naît et dans lequel se situe son auteur à un degré ou à un autre, son environnement non plus ne
peut pas ne pas avoir une répercussion immédiate sur elles ; surtout lorsqu'il s'agit de contenu
politique et social.

48
2-3-2 Le roman à thèse

Dans l’entre-deux- guerres, les termes de « littérature engagée » ou de « roman politique »


qualifient parfois des romans d’un genre particulier : le roman à thèse.
Dans l’usage commun, ce genre évoque des œuvres proches de la propagande qui ne seraient pas
de la « vraie littérature ». Dans une telle optique, le roman à thèse soutient explicitement une
cause politique.
Mais le soupçon du roman à thèse plane sur chaque roman qui contient une forte présence du
penser. C’est, entre autres, la raison de Susan Rubin Suleiman dans Le Roman à thèse ou
l’autorité fictive84, où elle tente de construire le genre du roman à thèse, en explorant quelques-
uns des problèmes interprétatifs et descriptifs qu’il pose.
Elle donne la définition suivante du roman à thèse:
« Je définis comme roman à thèse un roman "réaliste" (fondé sur une esthétique
du vraisemblable et de la représentation) qui se signale au lecteur principalement
comme porteur d’un enseignement, tendant à démontrer la vérité d’une doctrine
politique, philosophique, scientifique ou religieuse. »85, écrit Susan Rubin
Suleiman.

Définissant le genre, elle insiste sur deux critères spécifiques distinguant le roman à thèse à
l’intérieur de « la catégorie plus large du roman réaliste » : « Ce sont d’une part, la présence
d’un système de valeurs inambigü, dualiste ; d’autre part, la présence, fût-elle implicite, d’une
règle d’action adressée au lecteur ». »86.
Aussi, si « l’autorité fictive » est présente puisque les idées sont explicitement formulées par une
« voix » autorisée dans le texte, le sujet, lui, est traité dans la fiction, les structures
événementielles et actantielles de l’histoire racontée.
Susan Rubin Suleiman indique que la fonction sociale de la littérature- qui demeure indissociable
de sa fonction pédagogique- a constitué depuis longtemps une des caractéristiques de la littérature
occidentale.

84
RUBIN SULEIMAN, Susan. Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, 1983.
85
Ibid p.18
86
Ibid. p.7

49
Pour l’illustration, elle rappelle que de nombreux écrivains ont pratiqué ce genre, comme Barrès,
Malraux, Nizan avec La conspiration87 et Sartre avec Le Mur88 (l’Enfance d’un chef). Ils ont
écrit des œuvres polémiques pour défendre des thèses politiques.
Ce genre de roman prospère dans des conditions historiques ou nationales précises comme les
conflits aigus. Il existe alors un rapport éminemment étroit la dominante du roman à thèse avec
l’hégémonie d’un discours social. En conséquence, l’intellectuel est comme un révélateur des
valeurs individuelles authentiques.
Après l’analyse de quelques romans, elle conclut que le roman à thèse est « autant un phénomène
de lecture que d’écriture ». Elle écrit :
« Correspondant au désir du romancier à thèse de communiquer une vérité totalisante qui
n’admet pas d’opposition, il y aurait un désir du lecteur d’être assujetti par la fiction, de tirer de
tout roman une "leçon", une interprétation univoque. »89.
Mais, le débat autour du roman à thèse se place au niveau des critères du roman réaliste. Certes,
ce genre de roman veut, par l’observation du réel, faire voir mais d’une part, il se distingue
d’autres œuvres à thèse non réalistes. Candide de Voltaire en est un exemple.
D’autre part, les romans réalistes ne sont pas tous à « thèse » : les auteurs réalistes cherchent
d’abord à rendre la complexité et la densité de la vie quotidienne.
De plus, le roman à thèse oscille entre deux pôles : roman et thèse. Genre contradictoire, c’est cela
qui explique les avatars du genre et le mépris qu’il suscite. Le roman à thèse porte en lui-même sa
propre limite. Parce qu’il est roman, il n’est jamais tout à fait thèse.
Le roman à thèse a donc une image négative, et renvoie à un échec esthétique. Il reste que ce
genre, porteur de sens et donc lecture plurielle, a été le choix d’écrivains célèbres.
Un genre où l’écrivain, pourrait montrer à travers sa « thèse » son engagement ou son
désengagement.

87
NIZAN, Paul. La conspiration, Paris, Gallimard, 1938.
88
SARTRE.J.P. Le Mur, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1939.
89
RUBIN SULEIMAN, Susan. Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, op.cit., p.278

50
Deuxième Partie

Yasmina Khadra : Du littéraire au politique et du politique au littéraire

51
Dans sa tentative d’appréhender le monde, l’écrivain a recours à la fiction qui est dictée par
l'époque dans laquelle il vit. Plus encore les genres littéraires eux-mêmes sont redevables à une
dynamique historique.
La théorie des genres fut toujours liée au fait social. Platon et plus tard Aristote distinguaient déjà
les modes d'expression littéraires qui deviendraient les genres littéraires en fonction du mode
d'énonciation et de l'objet de la mimesis qui se trouvait explicitement valorisé ou au contraire
rejeté parmi les genres inférieurs.
C’est pourquoi lire les œuvres de Khadra, conduit inévitablement à chercher à comprendre le
rapport de cet auteur au genre. De son premier au dernier roman, son écriture se balade d’un genre
à un autre, de l’écriture noire à l’écriture blanche, à l’autobiographie, à la politique…
Et donc, quels sont ces différents genres ? Pourquoi a-t-il procédé ainsi ? Comment Y.Khadra a-t-
il mis en articulation tous les genres qui traversent son œuvre ?

1-Eclatement et typologie générique

L’histoire de la notion du genre, d’Aristote à Jakobson, atteste, malgré le foisonnement des


définitions multiples, la permanence du partage rhétorique entre l’épique, le lyrique et le
dramatique. Historiquement, cette triade rhétorique et aristotélicienne a été renforcée par le
classicisme, refondée par la suite par les romantiques et maintenue par les modernes.
Les approches contemporaines –linguistiques, stylistiques, poéticiennes, philosophiques-
procèdent elles-aussi de cette tradition aristotélicienne.
La théorie des genres littéraires s’est élaborée sur trois axes. Il y a eu une théorie « classique » qui
repose sur une définition opposant la « forme » et le « contenu ». Ensuite, une autre,
« postclassique » ou « moderne » qui se fonde sur une conception de la réalité, permettant de
distinguer des traits narratifs plus ou moins conformes à la norme. Et enfin, celle « postmoderne »
qui se caractérise par un éclatement des genres.
Depuis les années 80, on assiste aussi bien dans le domaine de la création artistique que dans le
domaine de la réflexion esthétique à l’émergence d’un discours de rupture avec les idéologies
« pures » que l’on a qualifié de « post-moderne ».
En effet, l’esthétique post-moderne ne signifie pas la fin de toutes les catégories esthétiques (et,
donc la notion de genre), mais plutôt, comme le dit U.Eco, dans un seul et même geste, leur
reconnaissance et leur subversion.
Loin de la « pureté » classique, la littérature contemporaine mélange volontiers les genres, quand
elle ne les ignore pas purement et simplement.

52
Dans « Qu’est-ce qu’u genre littéraire ? »90, J.M. Schaeffer insiste sur la cause des impasses qui
réside dans la volonté de classification. Pour lui, une œuvre est comme chaque acte discursif,
complexe. Outre ce dernier caractère, les textes ne peuvent être dissociés du contexte de leur
situation historique.
Il souligne aussi que les genres sont souvent des « classes impures », du fait que l’acte littéraire
est une réalité pluridimensionnelle.
Selon Guy Scarpetta, toutes les œuvres modernes ne sont pas impures. La principale
caractéristique post-moderne serait sa volonté de déplacer et de déconstruire les anciens schèmes
binaires, et notamment d’effacer les frontières afin d’affirmer la souveraineté du métissage, de
jeu, de mélange de valeurs culturelles, il écrit à ce propos:
« La période qui s’ouvre me semble en partie caractérisée par la fin du
mythe (« moderne ») de la spécificité ou de la pureté des arts- phase de
confrontation, au contraire, d métissages, de bâtardises, d’interrogations
réciproques, avec des enchevêtrements, des zones de contact ou de défi, (…)
des heurts, des contaminations, des rapts, des transferts »91, dit-il.

Le genre littéraire a fait l’objet de beaucoup d’études qui parfois se rejoignent et d’autrefois se
contredisent. M.Blanchot, par exemple, remet en question la notion du genre. J.Derrida, lui,
souligne que l’écriture excède toute forme de classement. Il développe son idée d’une
participation sans appartenance,
«Tout texte participe d’un ou plusieurs genres, il n’y a pas de texte sans
genre, il y a toujours du genre et des genres mais cette participation n’est
jamais une appartenance. » 92, écrit-il.

Pour T.Todorov, la notion de genre n'est pas pour autant purement conventionnelle. «Le genre est
le lieu de rencontre de la poétique générale et de l'histoire littéraire événementielle; il est à ce
titre un objet privilégié, ce qui pourrait bien lui valoir l'honneur de devenir le personnage
principal des études littéraires » 93, estime-t-il.
De fait, sans qu'on puisse toutefois vraiment parler de «personnage principal», la question des
genres a récemment pris un nouvel essor, notamment autour de la revue Poétique.
La réflexion de Tzvetan Todorov est donc: après avoir souligné que «la transgression, pour
exister comme telle, a besoin d'une loi», le théoricien propose d'« appeler genres les seules
classes de textes qui ont été perçues comme telles au cours de l'histoire» 94.
90
SCHAEFFER, Jean-Marie. Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1989.
91
SCARPETTA, Guy. L’impureté, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1985, p.20
92
DERRIDA, Jacques. « La loi du genre », in Glyph, 7, 1980, pp. 176-201
93
TODOROV, Tzvetan. Les Genres du discours, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1978, p.52

53
R.Barthes proclame, lui, la « mort » du genre car le texte est toujours une certaine « expérience
des limites » et il échappe, de ce fait, à tous les carcans qui l’emprisonnent et le dénaturent. Le
genre est l’un des plus contraignants, parce qu’il inscrit l’œuvre dans une filiation, à laquelle
prétend précisément échapper le « texte ».
La notion de genre symbolise cette idéologie de la continuité que dément la pratique
contemporaine de la littérature. La différence irréductible du « texte », affirmée dans les
premières pages de S/Z, le fait qu’il soit toujours, en quelque sorte, « unique en son genre »,
condamne la notion de genre.
La question générique est telle qu’on qualifie la situation de crise, le genre continue à animer les
débats. Tout en reconnaissant la pertinence d’une réflexion générique, les critiques contestent le
bien fondé des diverses propositions taxinomiques qui, parce qu’elles ne rendent pas compte de la
dimension essentiellement dynamique de la généricité, apparaissent désormais comme des
apories.
Néanmoins, la notion de genre littéraire reste bien pour tout écrivain une référence
indépassable. Zima insiste sur la fonction primordiale et active qu’assument les genres à une
époque et dans une société données :
« Le système générique, loin de refléter la condition sociale, réagit aux
événements historiques en effectuant une sélection, en choisissant certaines
alternatives qu’il contient lui-même.» 95, écrit-il.

Or, les genres ne sont plus des catégories pures et étanches, les frontières entre eux deviennent
poreuses, et c’est à l’intérieur même des œuvres que s’effectue leur synthèse.
Loin de la « pureté » classique, la littérature contemporaine mélange volontiers les genres.
En effet, aujourd’hui, les genres sont nombreux et les œuvres semblent inclassables. Si le constat
s’impose de la difficulté de rendre compte des œuvres contemporaines à partir de la grille des
genres, l’intergénéricité ou la croisée des genres peut en effet être considérée comme l’un des
principaux modes de complexification auxquels conduisent les développements de certains genres
au cours du temps. Cela se justifie d’une part, par l’écriture littéraire qui exige une mobilité
d’esprit, et d’autre part, par la vie culturelle de nos jours, qui se caractérise par des modes et
moyens de communication mettant en contact diverses formes d’expression et la capacité du
genre à transformer toutes les formes artistiques contemporaines.
94
Ibid, pp.45 et 48- 49
95
ZIMA, Pierre V. Vers une déconstruction des genres ? A propos de l’évolution romanesque entre le modernisme et
le postmodernisme, in Robert Dion, Frances Fortier et E lisabeth Haghebaer (éds). Enjeux des genres dans les
écritures contemporaines, Quebec, nota bene, 2001, pp.21-46

54
L’écrivain se définit par le genre qu’il pratique, mais il peut redéfinir le genre et en modifier le
statut, comme c’est le cas des textes de Yasmina Khadra.
Une des particularités les plus frappantes chez cet écrivain est l’éclatement des frontières et
le croisement ou l’imbrication des genres dans le discours romanesque. On note, en effet, une
écriture singulière qui fait fi de l’ordre générique conventionnel, ne respectant pas la notion de
roman dans laquelle il intègre les autres genres et sous-genres. Z.Belaghoueg constate à ce propos
que l’intergénérécité caractérise bien les textes de cet auteur :
« Considérés comme polars, les récits de l’auteur baignent dans le réalisme
ancrés dans l’Histoire, ils constituent aussi des témoignages et par
conséquent débordent des limites du genre par cette expansion qui les
baigne dans l’autobiographique et dans l’écriture du témoignage. (…)
Plusieurs écritures se croisent et s’entrecroisent, donnant donc des récits
multigénériques. »96, écrit-elle.

Les récits de Khadra qui sont frappés du sceau de l’hybridité, générique, le script fait appel aux
autres formes littéraires, mélange les genres, passant allègrement de l’un à l’autre, consciemment
ou inconsciemment.
Empruntant les caractéristiques de plusieurs genres à la fois, Y.Khadra arrive à créer un genre
hybride qui est propre à lui.
Il serait parmi ces écrivains, qui selon F.Evrard, « reprennent les techniques de l'une ou de l'autre
des catégories, passent d'un genre à l'autre au fil des livres » 97.
Comment Y.Khadra a-t-il mis en articulation tous les genres qui traversent son œuvre ?
A-t-il créé un nouveau genre ou est-ce de l’hybridité générique ? Quelles en sont les raisons ?
Pourquoi a-t-il procédé ainsi ? Et surtout pourquoi le choix du polar ?

96
BELAGHOUEG, Zoubida. « Le roman policier de Yasmina Khadra, de la paralittérature à l’intergénérécité»,
communication pour le colloque Paralittératures du Maghreb, Université de Mostaganem, 19-20/4/2006.
97
EVRARD, Franck. Lire le roman policier, Editions Dunod, Paris, 1996, p. 72

55
1-1-Le roman policier Khadrien

En plus de l’usage du pseudonyme, les journalistes et les critiques universitaires relient


souvent le nom de Y.Khadra au genre des œuvres : « le polar », et lui aussi revendique
l’inscription de ses romans dans ce genre. Il affirme dans un entretien journalistique que c’est
grâce au polar qu’il a pu se faire connaître dans les milieux littéraires et s’y faire un nom. Dans un
article paru dans la revue Etudes littéraires maghrébines, l’auteur précise les raisons de son choix
du genre et thématique:
« Ecrits conformément au genre noir, mes romans policiers répondaient à
un souci d’ordre purement pédagogique pour rendre compte du dérapage
politique et de la régression sociale qui caractérisaient l’Algérie des années
80 avant de sombrer corps et âmes dans le gouffre intégriste. »98

Il a rappelé également que son roman n’est pas un simple récit à caractère policier. «C’est un
travail de recherche et de création. J’ai fait une œuvre de création avec son esthétique et sa
poétique»99, ajoutant qu’un travail de fond et de forme s’est fait dans ce sens, donnant ainsi à ses
romans une originalité.
A cet effet, Bruno Gelas écrit que :
« Le succès rencontré par les romans policiers de Yasmina Khadra tient pour
beaucoup à l'art qu’à leur auteur de poursuivre et d'exploiter les ressources
d'un genre ouvert à de multiples formes du déplacement, et qui se prête
actuellement beaucoup plus que d'autres aux chocs interculturels. » 100

Ce choix du genre n’est certes pas fortuit. Le roman policier peut s’affirmer comme le genre le
plus à même de signifier ce réel qui ne s’appréhende que difficilement.
E.Maleski relie le choix du genre à des considérations socio-historiques :
« Le choix de l’intrigue policière semble prendre une véritable ampleur dans la
littérature antillaise, mais également dans les littératures du Maghreb ou de
l’Afrique noire, dans la mesure où ce genre se révèle être, par excellence, celui
qui permet l’expression de crimes, de violences, de crises sévissant au sein de la
société et celui de l’aspiration à l’éradication de ce désordre. »101

98
KHADRA, Yasmina. « Du roman noir au roman blanc », in : BONN, Charles et BOUALIT, Farida (éds), Paysages
littéraires algériens des années 90: témoigner d’une tragédie?, op.cit. p.115
99
IDJER, Yacine. « Les bavardages d’un inspiré », in Info Soir, 14 septembre 2004.
100
GELAS, Bruno. « Rôles et altération du roman policier chez Yasmina Khadra », in : BONN, Charles, Echanges et
mutations des modèles littéraires entre Europe et Algérie, Actes du colloque « Paroles déplacées », Sous la direction
de Lyon, L’Harmattan, 2004.
101
MALESKI, Estelle. « L’intertexte policier dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé », in : Martine
MATHIEU-JOB, L’intertexte à l’œuvre dans les littératures francophones, Bordeaux, PUB, 2003, p.190

56
Si les raisons conjoncturelles ont imposé le genre policier, il est surtout intéressant de souligner la
façon particulière de cet écrivain de traiter les différentes questions. Le choix du roman policier
semble surtout se fixer dans une perspective précise dans la mesure où il se manifeste comme la
conception particulière, la vision personnelle, d’un homme sur le monde.
Les indices externes comme le péritexte et internes comme l’histoire permettent de vérifier ce
choix.
D’abord, les titres des romans depuis Le Dingue au Bistouri, en passant par Double blanc
et Morituri, jusqu’ à L’automne des Chimères, sont de construction binaire, et révélateurs aussi du
caractère énigmatique. L’appartenance à la collection folio policier ou instantanés de polar
permet aussi au lecteur d’identifier le genre.
Les couvertures, également, sont exploitées, elles représentent des images significatives, et
sont en rapport avec les titres: carte géographique déchirée de l’Algérie pour Morituri, des
giclées de sang rouge sur un fond noir, dans lesquelles quelques plumes d'oiseau surnagent pour
l’Attentat, etc.
Même si le blanc, le vert et le rouge c’est-à-dire les couleurs du drapeau algérien, le rouge, sont
là, on constate que le noir qui domine renvoie à un trait caractérisant le sous genre : le roman
noir.
Les œuvres de Yasmina Khadra ont bien un péritexte renvoyant le lecteur au genre policier, voire
au sous genre, le roman noir. Le rapport auteur/lecteur est dès le départ établi, et comme le fait
remarquer P. Lejeune : « le contrat de lecture est signé. »102

Sur le plan interne, il est à noter une dominante narrative, qui assure la cohérence textuelle et
joue le rôle de pivot autour duquel se déploie le récit. Elle en est le principal organisateur.
Pour D.Couégnas, le texte paralittéraire se caractérise par une dominante du code herméneutique
et par des effets de suspense, il écrit :
«La domination du narratif dans l’espace textuel, l’importance du code
herméneutique et des effets de suspense qui induisent une lecture « tendue »
vers l’aval du récit. »103

102
LEJEUNE, Philippe. Le pacte autobiographique, Paris, éd du Seuil, 1979, p. 14
103
COUEGNAS, Daniel. Introduction à la paralittérature, Paris, Ed. du Seuil, coll. Poétique, 1992, pp. 181/182

57
Le code herméneutique est une pratique de la compréhension instituant une norme de vérité.
Selon F.Evrard, le récit policier se caractérise par le code herméneutique défini par R.Barthes
comme étant « la voix de la vérité »104.
Le détective ne peut découvrir que ce qu’il cherche, tout en bâtissant une architecture de sens, et
chacune de ses interventions réduit la multivocité ou la surdétermination des signes pour
transférer ceux-ci à l’intérieur d’une grille de lecture spécifique où il ne reconnaît qu’une seule
valeur.
Pour F. Evrard, la lecture d’un roman noir est liée à la reconstruction d’un puzzle, elle « apparaît
comme un acte essentiellement herméneutique », et invite « à une lecture tendue, orientée par la
réponse attendue à la question primitive »105.
Les œuvres de Khadra répondent aux critères et aux principes du roman policier, comme la
présence des crimes et enquêtes comme l’indiquent Boileau-Narcejac:
« Le roman policier est une enquête, menée d’une manière rationnelle,
scientifique même. (..) Le roman policier est une enquête, à coup sûr, mais
une enquête qui a pour but d’élucider un certain mystère, un mystère en
apparence incompréhensible, accablant pour la raison. Entre le mystère et
l’enquête, il y a un lieu caché. L’écrivain, qu’il le veuille ou non, imagine
simultanément le mystère et l’enquête, invente un mystère pour l’enquête et
une enquête pour le mystère » 106.

Le roman policier serait donc « le récit d’une chasse à l’homme ».l’ histoire ou l’intrigue c’est-à-
dire «la succession d’événements réels ou fictifs qui font l’objet du discours narratif »107 repose
sur une structure–type :
Etat des lieux-------meurtre, disparition--------recherches, meurtres secondaires, suspense ---------
énigme-------suspect, raisonnement--------solution-------arrestation du meurtrier-----Etat de paix
après l’arrestation.

La représentation linéaire de la substance du texte peut, dans une perspective analytique, être
figurée comme suit, nous empruntons à J-M. Adam le modèle du texte narratif à cinq
propositions108.

104
BARTHES, Roland. « L’effet du réel », in Communications, N° 11, 1968.
105
EVRARD, Franck. Lire le roman policier…, op. cit., p. 13
106
BOILEAU-NARCEJAC. Le roman policier, Paris, Payot, 1964, p. 89
107
GENETTE, Gérard. Figures III, Paris, Ed. du Seuil, 1972, p. 72
108
ADAM, J-Michel et collaborateurs. Linguistique et discours littéraire, théorie et pratique des textes, Larousse,
coll. « L », 1976, pp.185-250

58
Etat initial : présentation de la scène.
Force transformatrice : enlèvement dans Morituri ou assassinat dans Le dingue au bistouri et
Double blanc ou mise à la retraite dans L’automne des chimères.
Dynamique de l’action: enquêtes policières et critique des conditions de vie des Algériens.
Force résolutive: élimination du criminel dans Le dingue au bistouri, Double blanc et Morituri ou
chute du héros dans L’automne des chimères.
Etat final: réflexions critiques de l’auteur dans Le dingue au bistouri, Double blanc et Morituri, et
l’adieu aux armes dans L’automne des chimères.

Néanmoins, une lecture comparative des différents récits de Y.Khadra laisse apparaître des
altérations du dispositif narratif.
On ressent une atmosphère trouble et tendue, une énigme à résoudre, un crime à élucider et,
l’enquête devient sociale. La critique sociale se met en place, le roman tend vers le noir. Les
personnages y sont souvent en quête de quelqu'un ou de quelque chose, leur identité ainsi que
leurs occupations restent généralement inconnues.
Le genre sériel de Khadra se caractérise par la présence de la figure de Brahim Llob, le roman
policier autorise un élargissement en ce qu’il ne se cantonne pas à l’image du détective, mais se
focalise davantage sur la problématique de l’enquête.
Qu’il s’agisse de Morituri, Double blanc ou de L’Attentat, seule l’enquête/ la quête est le socle de
l’histoire, trouver le coupable et découvrir la vérité et chercher les mobiles du crime, tels sont les
éléments que déploient le récit.
Mais cette quête ne se déroule pas selon la linéarité du suspense. Il y a une profusion de
pistes d’où les exécutions horribles d’innocents et des tueurs. L’enquête se développe contre un
réseau de petits malfrats, complices corrompus, magnats politico-financiers…
L’histoire policière est l’occasion, par conséquent, pour le narrateur de porter un regard critique
sur la société. Commentant l’écriture de Y.Khadra, E.Maleski écrit :

« La reprise de la forme policière permet ici d’exprimer la violence et le


règne de l’argent gangrenant la société algérienne, mais aussi le sentiment
d’impuissance resssenti face à une forme de corruption généralisée ;
sentiment qu’illustre le détournement du genre policier. »109

109
MALESKI, Estelle. « L’intertexte policier dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé », in : Martine
MATHIEU-JOB, L’intertexte à l’œuvre dans les littératures francophones, op.cit., p.190.

59
Aussi, la fin diffère d’un récit à l’autre : Dans Morituri, Llob est amené à tuer lui-même le
criminel ou à le forcer au suicide comme dans Double blanc et dans L’Attentat ou Les hirondelles
de Kaboul la fin est tragique.
Dans L’Automne des chimères, l'étape de la vérité ou le dévoilement qui couronne le récit sur le
crime n’existe pas, le lecteur reste toujours sur sa faim.
A aucun moment cette énigme ne s'éclaircit et on ne saura jamais pourquoi le narrateur a été tué.
Yasmina Khadra, dans l’Attentat, embarque son lecteur à la façon d’un thriller policier, afin de
suivre le héros de cette histoire pour découvrir la vérité sur ce qui s’est passé. Mais cette quête
s’avère terriblement douloureuse, l’auteur part du fait terminé pour revenir à la source à travers
les questions d'un narrateur externe.
Mais, c'est tout l'inverse dans Les sirènes de Bagdad. Au fur et à mesure que le récit avance, le
lecteur plonge dans la naissance d'un kamikaze (en point de vue interne).
Toujours répondant à la question du pourquoi, l'ensemble du roman est beaucoup plus dur dans
les faits. Le récit se termine, le lecteur reste sur une fin inachevée.

Aussi, Y.Khadra appréhende d’une façon particulière ses personnages. Brahim Llob,
symbole de la conscience sociale, est décrit comme le prototype de l’Algérien touché dans sa
propre chair qui, plus singulière que soit sa perception du réel, voit toujours juste et ne peut être
perçu ainsi que son discours) par tout lecteur (ou narrataire) de façon sympathique : ce dernier est
comme enclin de recevoir comme justes et sincères les paroles du narrateur.
Dans l’Attentat, Amine Jaâfri se voit être propulsé au cœur d’une enquête ancrée dans les
« nébuleuses » palestiniennes. Amine, chirurgien de profession, par amour, et avec une volonté
obsessionnelle cherche à comprendre le geste ultime de sa femme devenue, malgré lui, Kamikaze,
il va tout faire pour lever le voile, et savoir, dans cette logique de chronologie inversée, ce qui l’a
amenée à adhérer à ce mouvement, il aura à se faire détective afin d’être à même de « comprendre
comment la femme de sa vie l’a exclu de la sienne, comment celle qu’il aimait comme un fou a été
plus sensible au prêche des autres plutôt qu’à ses poèmes » (L’Attentat p.116)
L’univers où il évoluait était donc faux, en ce sens que le vrai visage de sa femme s’est révélé et
elle lui est inconnue.
Dans son analyse des Agneaux du Seigneur, B.Bechter écrit que ce roman, où il n’ y a ni péritexte
précisant le genre policier, ni enquêteur, ni mention de la série policière, rejoint les autres récits:

60
« Comme il le fit dans sa « trilogie noire », Yasmina Khadra, dans Les
Agneaux du Seigneur, décrit, de près et dans toute sa cruauté inimaginable,
le drame algérien. Mais contrairement à ses romans précédents, où la
structure du roman noir servait de force motrice à l'action, ce récit n'a
besoin que d'une seule pulsion pour se mettre en mouvement. Une fois mise
en marche, la machine ne peut plus être arrêtée, et les événements
s'ensuivent irrésistiblement. Dans le déroulement du récit, tout personnage
a sa place et son rôle défini par son passé et par l'Histoire, et chacun
devient un rouage de la mécanique féroce et impitoyable qui entraîne
l'action. » 110, note-t-elle.

Une autre caractéristique mérite réflexion. Si tout texte narratif est fait de narration et de
discours, celui de Y.Khadra est continuellement rompu par des digressions, c’est-à-dire « Propos
ou récit qui semble s’écarter du sujet initial, mais qui concourt au but que s’est fixé l’auteur ou le
narrateur. »111.
Celles-ci se situent tantôt dans le réel, tantôt dans l’imaginaire, créant un rythme particulier :
lorsqu’il se produit une pause dans le texte, les commentaires du narrateur, dont les
interrogations, informations et explications…, prennent place. On a l’impression qu’il s’agit d’un
retour régressif dès lors qu’on parcourt les lignes du texte sans que l’on constate une progression.
A la pause de l’action correspondent les descriptions : lieu de résidence, personnage… et les
commentaires sur l’économie, la sécurité, la violence et la politique…
Ainsi, dans chaque roman, le lecteur a droit à des développements théoriques, sur un aspect ou un
domaine précis et souvent le narrateur se laisse aller dans des monologues interminables.
Pourtant, l’histoire racontée est classique et rappelle bien d’autres où l’investigation se développe
en deux enquêtes parallèles :
D’un côté, sur le plan policier, il s’agit de saisir le criminel, coupable et dans ce sens rétablir un
ordre. Le sentiment du déjà vu, du déjà lu s’étend jusqu’à la séquence finale, celle de la
confrontation des policiers au tueur, alors qu’elle se veut point d’orgue du récit. Mais de l’autre,
se dessine un désordre plus palpable.

110
BECHTER BURTSCHER, Beate. « Roman blanc, Ecrit (ure) noire( e) : Les Agneaux du seigneur de Yasmina
Khadra», in Etudes littéraires maghrébines N°15, Colloque international de l’Université York, Glendon, et de
l’Université de Toronto ,13,14,15,16 mai 1999.
111
BERGEZ, D. et collaborateurs. Vocabulaire de l’analyse littéraire. Paris, Dunod, 1994, p. 67

61
Dans Morituri, Double blanc et L’Automne des chimères, l’auteur utilise la 1ère personne
pour raconter des événements présentés comme vécus par le héros-narrateur.
Le lecteur a l’impression que de lire un récit intimiste. L’emploi du présent renforce l’illusion
d’être sollicité : il devient l’oreille (pour ne pas dire le confident) disponible et compatissante à
l’écoute de la colère de Llob.
Le narrateur se remémore, dans Morituri et Double blanc, ses illusions de jeunesse quant à
l’indépendance et aux discours sur la révolution, et décrit aussi le quotidien des Algériens traqués
par la bête immonde qui sévit à Alger.
La vie de Llob, dans L’Automne des chimères, est celle de tous, la peur qui colle, les nouvelles
affreuses, les humiliations infligées par tous ceux qui ont du pouvoir ou de l’argent.
Toute distance entre narrateur/auteur, histoire/fiction littéraire élaborée est gommée. L’objectif
recherché par l’emploi de la première personne dans le récit vise le lecteur/récepteur : le « je » du
narrateur l’interpelle et le désigne, prolonge son propre « je ».
Il s’identifie au personnage, s’y confond, quand ce même personnage- narrateur ne se présente pas
comme scripteur de la misère de son récepteur. Le personnage du commissaire se construit autour
d’une jeunesse ignorée et en devient écho, porte-parole.
L’Attentat est écrit sur le même ton : brutalité des interrogatoires, yeux pochés, et apostrophes
émaillées d'argot. Le sujet est parfaitement maîtrisé et l'histoire écrite d'une plume nerveuse. Les
scènes défilent en accéléré les une après les autres, comme dans un film. Le personnage est livré
de l'intérieur dans sa quête d'une explication impossible, son regard aigu, réfléchi et le mystère
conduit conduisent le récit et le développent.
En plus du péritexte qui permet d’identifier les romans de Yasmina Khadra comme étant des
romans policiers, d’autres indices textuels (narration, rythme, narrateur…), du reste très
significatifs, montrent que cet écrivain semble privilégier les parenthèses et les digressions à la
relation proprement dite des actions policières.
Les polars de Yasmina Khadra mettent en valeur le souci de justice et de vérité de l’auteur dans
une Algérie en proie à l’intégrisme et au terrorisme. Les descriptions des quartiers d’Alger et de
leur ambiance, les portraits de divers membres de toutes sortes de couches sociales, groupes ou
communautés économiques, politiques ou religieux, les représentations de la vie quotidienne
évoquent l’immoralité des styles de vie et mentalités de l’Algérie d’alors. Les enquêtes que mène
Llob sont sociologiques, évoquant défauts et vices, qu’il s’agisse de corruption politique, de
fausse dévotion ou de pseudo-intellectualité, tout est révélé.

62
Le genre policier est à la fois texte et prétexte : crime et enquête sont aussi bien agencés que dans
un bon polar « classique » et constituent l’essentiel de chaque roman ; pourtant la critique sociale
accapare parfois l’attention, repoussant la narration à l’arrière-plan.
« La mise en scène de crimes, de figures de victimes et de coupables, mais surtout la structure de
l’enquête, favorisent ainsi la représentation d’un certain traumatisme, d’une violence tant
physique que psychologique… »112, écrit E.Maleski.
Mais si tous les éléments communs aux romans policiers classiques et contemporains comme la
ville, le criminel, la portée idéologique, l’action, le héros récurrent, figurent dans ceux de Khadra ;
il serait intéressant de dire que tout est signifiant dans les romans de cet écrivain.
Ses romans altèrent peu à peu le fondement même du genre – l'énigme et la quête de sens –
par la fonction qu'ils accordent à la violence et à la réflexion « ironique » qu'ils conduisent à son
propos tension entre le récit et l'horreur, le désir et la fascination. Les faits sont relatés en fonction
de l’histoire romancée par le biais d’une littérarité susceptible de reproduire « l’illusion
référentielle ».
L’espace générique au sein duquel la production de Y.Khadra se développe a pris le parti de
s’ancrer dans la thématique principale du roman policier, ou du moins, de manière plus large, de
l’enquête. Fondées sur la récurrence de la structure policière, les œuvres de Khadra invitent à
considérer que « tous les romanciers n’écrivent, peut-être qu’une sorte de thème (le premier
roman) avec variations » 113.

112
MALESKI, Estelle. « L’intertexte policier dans Traversée de la Mangrove de Maryse Condé », in : Martine
MATHIEU-JOB, L’intertexte à l’œuvre dans les littératures francophones, op.cit., p.190
113
KUNDERA, Milan. L’art du roman, Paris, Gallimard, « folio 2702 », 1986, p.162

63
1-2-Le roman de la réalité

L’œuvre littéraire a toujours été lue par les sociologues comme interprétation du monde
social, parce que comportant une certaine transposition de la réalité. L’histoire du roman
occidental révèle que depuis Balzac et son école réaliste, le mot de société est intégré en
littérature, apportant avec lui une doctrine du Vrai, c’est-à-dire une volonté de dépeindre la réalité
dans ses détails les plus médiocres. Parler de la réalité nous conduit au « réalisme », un mode
spécial d’écriture, un mode de représentation avec ses exigences et ses qualités propres. C’est
Georg Lukàs qui a sacré Balzac de plus grand réaliste de la littérature. Cette prédilection est
héritée. De leur temps, Marx et Engels ont fait l’éloge de celui-ci qui a créé des « types »
impérissables.
Le type, selon Lukàs, est le cadre individuel où viennent se joindre dans une unité synthétique
l’aspect privé et l’aspect public de la vie. Autrement dit, la dimension individuelle et l’autre
sociale, l’homme n’existe que dans le champ social, et dans le monde entier, il est impossible.
Un sens du social est alors présent chez les écrivains. Il traduit, d’une part, leur sensibilité aux
circonstances et aux contingences singulières de la vie des êtres. D’autre part, cette sensibilité va
de pair avec une faculté particulière de figurer la réalité dans son urgence, sa complexité, et son
chaos. L’art du roman ne se veut nullement innocent miroir ; il infère les notions de vision et
d’écran qui impliquent à la fois regard personnel de l’écrivain et représentation réfractée.

Pour décrire la réalité, peindre la société, l’usage de « roman social » semblerait être propice. Le
roman ne se veut donc nullement étranger à sa vocation historico-sociale et les auteurs
manifestent une curiosité sociologique plus aiguë, répondant à la complexification toujours plus
grande des phénomènes sociaux.

Entendu au sens large, l’expression « roman social », désigne toute littérature romanesque
porteuse d’une vision critique sur les relations sociales. Dans Le roman social. Littérature,
histoire et mouvement ouvrier, Sophie Béroud et Tania Régin proposent une autre définition plus
restreinte qui engloberaient toute les œuvres qui « rêvent toutes d’une littérature engagée du côté
du monde ouvrier, qu’elles se soient contentées de restituer des conditions de travail et de vie du

64
prolétariat, dans ses multiples composantes, ou qu’elles aient assumé plus ouvertement une
fonction de dénonciation, de connaissance et de formation. »114.

Les romanciers contemporains manifestent un souci de la société fortement marqué et évoquent


plus souvent et de façon plus précise les maux qui affectent les sociétés dans lesquelles ils vivent.
En lisant les œuvres réalistes, le lecteur a l’impression qu’il a affaire à un discours sans autre règle
que celle de retranscrire scrupuleusement le réel, de le mettre en contact immédiat avec le monde
tel qu’il est.

Y.Khadra est de ces écrivains qui sous leur plume, sont démontés les mécanismes sociaux
de même que les relations entre groupes et classes, davantage que l’intimité psychologique des
conduites humaines ou les épopées rocambolesques de quelque personnage hors du commun.
La définition classique du réalisme désigne ce qui décrit la réalité, la vérité. Le réalisme de
Khadra se nourrit de l’imaginaire maghrébin, de l’univers culturel, politique, de ce qui n’est pas
nécessairement palpable par les Occidentaux, les génies, les croyances, pour ne citer que cela.
Comment est le réel de Khadra ? Comment la fiction traduit-elle les complexités sociales et la
multiplicité du monde ? Comment fonctionne le témoignage dans la littérature maghrébine ?

Y.Khadra montre que derrière son roman policier, se cache un roman social, un «roman du
réel», qui analyse en profondeur les rouages de la société d’alors. C’est la « mission » de
l’écrivain en général et maghrébin en particulier, C.Bonn écrit à ce propos que:
« L’écrivain est investi au Maghreb, comme dans la plupart des aires
culturelles dites « francophones », d’une fonction politique bien plus
importante que celle qu’il connaît en Europe. Et ce, à deux niveaux : du fait
de la langue qu’il utilise et du fait de sa maîtrise des codes littéraires
internationaux, il est une sorte de relais. En Algérie les écrivains ont joué
un rôle important de témoins face à l’opinion étrangère, lors de la guerre
d’indépendance. Et il n’était guère besoin pour ceci de développer des
plaidoyers nationalistes : la qualité de leur œuvre était souvent plus
efficace, quel qu’en soit l’objet. »115

Y.Khadra a choisi le roman comme moyen d’expression pour parler de la société de son temps,
pour la décrire, mais aussi la critiquer. Ses récits de 1990 et 2000 se présentent comme des
documents de faits de témoignage de la réalité algérienne et des situations politiques en Algérie et
ailleurs en Afghanistan, Palestine, Israël, Irak.

114
BEROUD Sophie et REGIN Tania. Le roman social. Littérature, histoire et mouvement ouvrier, Ed. L’Atelier,
2002, p.11
115
BONN Charles et GARNIER Xavier. Littérature francophone. Tome 1: Le roman, Paris, Hatier, 1997, p. 180

65
Ainsi, l’auteur « met en œuvre une véritable stratégie rhétorique au service de la vraisemblance,
en ne perdant jamais de vue ce que nous savons, croyons et supposons »116 , écrit I.Crossman.
C’est, dans la lecture de la fiction, que l’examen de la valeur pragmatique du roman, informer et
faire agir, reste intimement lié au moule socio-politique des années 1990 -2000.
En effet, le besoin de dire, de témoigner, de rendre compte de la situation est fort
remarquable chez Y.Khadra, il s’est impliqué par réaction contre la recrudescence de la violence
en Algérie, Afghanistan, Irak et Palestine.
Les récits sont en prise directe avec l’actualité qu’ils scrutent, interrogent, dissèquent ou décrivent
tout simplement.
Dans la série policière, le narrateur remarque que la société algérienne engendre des
comportements qui n’ont pas été les siens.
Llob, homme intègre, est un « homme d’action, être mobile à la fois proie et chasseur, acteur et
témoin. C’est la raison pour laquelle le regard qu’il porte sur la société est trop sévère, jamais
tendre, jamais étonné. »117 , écrit-il.
Ses romans se lisent comme un témoignage fidèle de la situation algérienne, afghane, irakienne,
palestinienne dans la mesure où l’écriture est essentiellement narrative et est surtout en harmonie,
en phase avec l’actualité politique. Ils offrent aux lecteurs une peinture de la réalité qui n'évacue
ni la violence, ni la peur.
Ce recours à ce type d’écriture s’expliquerait par le désir du témoignage. L’œuvre se voulant
miroir et témoignage relatifs à la réalité algérienne, l’auteur écrit la violence. L’horreur
quotidienne favorise nécessairement une écriture où l’emprise du réel est beaucoup plus
prégnante. Les récits se transforment en des analyses sociologiques des divers mécanismes
internes de la société à travers une structure et une trame policière :
« En insérant l'investigateur dans la vie quotidienne, et en ancrant le crime
dans la quotidienneté, Yasmina Khadra arrive, pour la première fois dans
l'historie du genre en Algérie, à créer un roman policier réaliste. Pour la
première fois aussi, ces romans essaient d'expliquer le crime en tenant
compte du milieu social du meurtrier. »118 , note B. Bechter.

116
CROSSMAN, Inge. Poétique de la lecture romanesque, L ’Esprit Créateur, XXI.2 ,1981 p. 77
117
KAZI-TANI, Nora Alexandra. « Le roman policier », in Langues et Littératures, N° 6, « Mythes et réalités
d’Algérie et d’ailleurs », Institut des langues étrangères, Alger, OPU, 1995.
118
BURTSCHER-BECHTER,Beate. « Naissance et enracinement du roman policier en Algérie », in Algérie
Littérature Action, n°31-32, Paris, Marsa éditions, mai-juin 1999.

66
A. Vanoncini désigne les auteurs de ce genre de romans comme des « radiologues de la société
contemporaine » 119, Y.Khadra est celui de la société et du système politique.
Il peint et analyse le réel en développant les thèmes de la ville, de la violence et du terrorisme.
Alger, Kaboul, Bagdad… des capitales rongées par la corruption, des sphères de décision sont
décrites minutieusement. Leur passé est chargé de souvenirs, leur présent est tragique. Comme
lieu central du pouvoir politique, les villes sont aussi l’espace des crimes et des attentats.
Pour l’auteur, il est impérieux de dire et de décrire la situation tragique car l’écriture est,
avant tout, un « acte de solidarité historique »120 comme le note R.Barthes.
A.Cheniki dit à ce propos :
« La littérature marque une relation cathartique avec le réel. Ecrire, c’est
exorciser l’horreur sans tomber dans un pessimisme ambiant caractérisant
un certain nombre de textes romanesques. »121

Avec un réalisme cruel et un style qui dévoile le réel (valeur heuristique), on assiste à la litanie
des viols, des tortures, des égorgements, des massacres et des assassinats.
« Nous savons aussi que tu as racketté un tas de boutiques et enlevé deux
sœurs. Tu vends de la came au profit des groupes armés.» (Morituri, p.
118)

«Un groupe d’intégristes a dressé un faux barrage par la route de Sidi


Lekbir. On a tiré sur l’autocar sans sommations. (…) On a enlevé 7 femmes
et 13 enfants. On les a retrouvés, deux jours plus tard, dans un puits, égorgés
deux. » (L’Automne des chimères p. 133)

« Chez nous, les filles sont violées puis décapitées, des enfants sont
déchiquetés par des engins explosifs. » (L’Automne des chimères p.73)

Tous ces massacres et actes de sauvagerie sont la toile de fond d’un tableau sombre, tout est noir
dans les descriptions, le sang est partout, les victimes sauvagement torturées avant d’être tuées,
décapitées, les biens sont spoliés ou brûlés et les femmes sont enlevées et violées..
« Des photos insoutenables montrent des enfants égorgés, des femmes
violées, des vieillards décapitées, des mères des soldats écartelés, d’illustres
bougres suppliciés. » (L’Automne des chimères p. 161)

119
VANONCINI, André. Le roman policier, Paris, PUF, 1993, p.149
120
BARTHES, Roland. Le degré zéro de l’écriture, op.cit., p. 24
121
CHENIKI, Ahmed. «Yasmina Khadra : un pseudonyme pour un officier supérieur de l’ANP », in Le quotidien
d’Oran du 13/01/2001.

67
L’auteur multiplie ainsi, les illustrations avec des indices et des scènes propres à la réalité.
En plus de leur rôle dans la narration des faits et par le développement du récit, les descriptions
sont informatives et documentaires.
La description a le souci de la dramatisation et celui du didactisme, elle informe les lecteurs.
En témoin oculaire, le narrateur use de termes qui, d’une part, tissent le réseau des lieux, des
décors, des circonstances de l’action et de l’autre, servent à authentifier celle-ci.
Au premier rang de ces unités textuelles : les noms propres. Ils introduisent dans le texte la
possibilité de la vérification et laissent supposer que la description s’entend, ou se prolonge au-
delà du décrit.
Nous en relevons quelques-uns :
- « Tewfik Hakem » (L’automne des chimères p. 60): journaliste au quotidien Liberté.
- « Cheb Hasni » (Double blanc p. 27) : chanteur algérien du raï assassiné en 1992.
- « Navarro » (Double blanc p. 96) : personnage d’un feuilleton policier présenté par la chaîne
française TF1 dans les années 90.
-« Fairouz » : artiste et chanteuse libanaise. (Les Sirènes de Bagdad p.356)
A ce propos, nous rejoignons Christiane Achour lorsqu’elle dit que:

« Le Nom a donc un « fonctionnement référentiel » qui accrédite la fiction et


l’ancre dans le socio-historique qui assure la cohérence. Le nom est à la fois
produit pour un texte et producteur de sens dans ce texte. »122

Mais aussi, les décalages des classes sociales sont relevées et commentées comme par exemple :
Les résidences huppées opposées aux taudis dans Les hirondelles de Kaboul, et Morituri. p. 40 et
p.126.
Montrant les disparités caractérisant la vie sociale, la ville est divisée en classes suivant la
situation de leurs lieux de vie. Dans l’Attentat, il y a Bethléem, un exemple des territoires
occupés, présentant les images de la misère et de la malvie et de l’autre côté, à Tel- Aviv, des
quartiers résidentiels de luxe sont mis en relief.

Ainsi, les romans de Khadra se particularisent par leur ancrage dans un contexte politique
réel. Les années 1990 (pour l’Algérie) et après le 11 septembre 2001 (pour le monde) se voient
comme deux périodes à partir desquelles les sujets politiques sont abordés par l’auteur de manière
claire.

122
ACHOUR, Christiane et REZZOUG, Simone. Convergences critiques, Alger, O.P.U, 1990, p. 203

68
Si dans Morituri, Double blanc, L’Automne des chimères, A quoi rêvent les loups, Les Agneaux
du seigneur, il est question de l’Algérie que le lecteur reconnaît et peut replacer dans un contexte
historique précis, parce que sont narrés les événements relatifs à la décennie de 1990 ; dans les
autres romans, l’approche fictionnelle s’évertue à mettre en scène d’autres pays comme
L’Afghanistan dans Les Hirondelles de Kaboul, La Palestine dans L’Attentat et L’Irak dans les
Sirènes de Bagdad. Llob, Nafa, Amine ont beau n’être que des « êtres de papier », ils ont
néanmoins à affronter un réel, à faire face à des dispositifs et situations relevant de ce qui est, et
ce, de manière tangible et empirique.
Ce réel identifiable confère à la production littéraire de Khadra une certaine authenticité. La
fiction devient donc progressivement « témoignage » et met en place un discours analytique qui
permet d’aborder un réel complexe.
Les héros sont confrontés à des incompréhensions diverses qui n’ont de cesse d’entraver leur
perception du « réel ». C’est bien là un genre qui invite à « comprendre (…) le monde comme
ambiguïté, à affronter (…) un tas de vérités relatives afin de posséder comme seule certitude la
sagesse de l’incertitude »123, écrit M.Kundera.
En effet, les critiques soulignent la difficulté de classer Les Agneaux du seigneur ou A quoi
rêvent les loups. Aicha Kassoul dit à ce propos :
« Il nous est alors difficile d'intégrer ce texte (Les Agneaux du seigneur) dans le genre « roman »
tant est visible la transcription directe de la réalité et tant le caractère informationnel prend le
pas sur toute recherche esthétique. » 124.
En fait, Y.Khadra opte pour une autre écriture que certains ont qualifiée d’une autre couleur que
celle du noir. C’est l’écriture blanche. Beate Burtscher-Bechter a analysé l’écriture blanche du
roman noir chez Yasmina Khadra. Elle montre, à partir du concept barthésien d’écriture blanche,
comment Les Agneaux du seigneur, colle le plus avec la banalisation de l’horreur dans un village
quelconque de l’Algérie en proie au terrorisme. Pour coller plus efficacement à l’in-signifiance de
l’horreur banale qui l’habite, elle montre comment son écriture se débarrasse ostensiblement de
tout signal de littérarité.

123
KUNDERA Milan, l’art du roman, op.cit., p.17
124
KASSOUL, Aicha. « Yasmina Khadra, effet de fiction et de réel / A quoi rêve l’agneau», in El Watan - 30 juin
2005.

69
Partant de la définition de Roland Barthes de ce genre d’écriture dans Le Degré zéro de l’écriture,
l'écriture blanche serait une écriture neutre:

« La nouvelle écriture se place au milieu de ces cris et de ces jugements,


sans participer à aucun d'eux ; elle est faite précisément de leur absence ;
mais cette absence est totale, elle n'implique aucun refuge, aucun secret ; on
ne peut donc dire que c'est une écriture impassible ; c'est plutôt une écriture
innocente. »125, écrit R.Barthes.

L'écriture de Yasmina Khadra se place elle aussi au milieu des cris et des jugements et ne
participe à aucun d'eux. Elle « donne à voir jusqu'à l'épouvante » 126 sans rien cacher de la réalité
algérienne ni au niveau du contenu ni au niveau de l'écriture et sans prendre parti pour un côté ou
pour un autre.
Elle n'est pas ambiguë, elle est directe et elle dit tout. De la position de l’observateur extérieur et
omniscient que le narrateur poursuit les événements dans Les Agneaux du Seigneur, qu'il décrit
les habitants du village, évoque leur passé et raconte leur vie quotidienne.

« La force de l'auteur (...) est de conserver tout au long du récit un double


regard de sociologue et d'écrivain. Au-delà des passions, des douleurs, des
rancœurs, Yasmina Khadra n'oublie jamais son rôle d'observateur. Rien ne
sert de dénoncer, de hurler, de pleurer. Il faut donner à voir jusqu'à
l'épouvante, et même au-delà. Donner à voir pour donner à comprendre,
pour écarter l'irrationnel, le magique, la fatalité.»127, écrit Michèle Gazier.

C’'est un cri, une écriture où il y a de l’émotion et du sentiment au niveau du contenu et de


l'écriture. Il n'y a plus de héros mais seulement des acteurs, des complices, des témoins et des
victimes de la guerre en Algérie. Une écriture poétique, les mots ont donc la fonction de faire
surgir quelque chose qui se cacherait au-dessous, ils disent ce qu'ils disent, ils décrivent ce qu'il
faut démontrer. Sans ornement, sans enjolivement, sans détour, sans recours à l'élégance,
Yasmina Khadra réussit à rendre ses paroles transparentes à l'extrême.
B.Bechter constate la singularité de l’œuvre de Khadra et note que: « Correspondant à cette
définition, l'écriture blanche ne peut se manifester que dans des œuvres singulières, elle ne peut
être, dans le ciel littéraire, qu'un éclair, une lumière vive mais brève. »128.

125
BARTHES, R. Le Degré zéro de l'écriture, op. cit., p.179
126
GAZIER, Michèle, « La Haine au village », in Télérama, 23 septembre 1998.
127
Ibid.
128
BECHTER, Burtscher, Beate. « Roman blanc, écrit (ure) noir(e) : Les Agneaux du seigneur de Yasmina Khadra »
in Etudes littéraires maghrébines N°15, op.cit.

70
Insistant sur l’évolution de l’écriture de Yasmina Khadra, elle note qu’ : « En comparant ce
roman avec les ouvrages précédents de Yasmina Khadra, nous constatons, dans Les Agneaux du
Seigneur, une intensification de cette volonté, intensification qui se manifeste surtout au niveau de
l'écriture. »129, écrit-elle toujours.
Traitant la réalité sociale, où tout prend signification et où tout est politique, les textes de
Khadra, romans noirs ou blancs, donnent à voir des situations complexes et ont une valeur de
témoignage qui les placerait dans le genre réaliste. Dans l’ensemble de sa fresque, l’auteur
raconte des situations douloureuses qu’il a réellement vécues, donc témoin réel, à travers une
multiplicité de voix, de regards, d’autres personnages.
Z.Belaghoueg note à ce propos que :
« Comme tous les autres écrivains de sa génération, Yasmina Khadra a trouvé refuge et thérapie
dans l’écriture. Elle l’a sauvé dans ses pires moments de désespoir, où il lui est même arrivé
d’écrire à partir des maquis. L’écriture a été à la fois salut et aussi moyen mis au service de la
littérature. » 130.
C’est peut être là la raison de la représentation de la réalité chez Khadra. Il y a réellement une
volonté de témoigner du temps présent, de dire l’espace tragique qui nourrit la fiction. En somme,
ses oeuvres abondent en informations réelles, obéissent aux schémas de l’écriture romanesque et
confirment le réalisme caractérisant son écriture.
Mais, la fonction de l'œuvre littéraire n’est-elle que la représentation du réel ? Ne serait –elle pas
aussi sa re-création ?

129
Ibid.
130
BELAGHOUEG, Zoubida. Le roman algérien actuel. Rupture ou continuité ? Ecritures et diversité littéraires.
Thèse de Doctorat d’Etat , Université Mentouri de Constantine, 2003, p.188

71
1-3-Le roman de l’Histoire

Les liens entre Histoire et Littérature ont existé dans le passé et dans le présent dans toutes
les sociétés.
L'Histoire alimente la littérature, et la théorie littéraire contemporaine ne néglige pas le genre qui
donne lieu à des réflexions majeures depuis son apparition : Le Roman historique.
Le propre d’un roman historique, biographique ou autobiographique est de mêler le réel et la
fiction. Un roman historique est-il simplement un roman dont l’intrigue est empruntée à
l’Histoire ? Ou bien est-il un roman dont le sujet s’inspire, plus ou moins exactement,
d’évènements historiques ?
G.Lukás dans le Roman historique131, analyse les thématiques, les types de focalisation adoptés,
les rapports entre les genres littéraires déjà existants et celui qui naît depuis Walter Scott jusqu’à
Tolstoï, en passant par Mann, Zola ou Balzac. Avec le roman historique, ce n’est pas à une simple
naissance d’un autre genre littéraire que l’on assiste, mais à la dissolution par la critique
historique matérialiste d’un univers d’humanisme bourgeois voué à croître et à dépérir dans les
limites temporelles d’un même siècle, laboratoire saturé d’expériences politiques : avant le siècle
des désastres et des dépressions, que Lukács a traversé à sa manière.
Dans son ouvrage, il affirme que tout être, que ce soit un individu, une institution ou une oeuvre
est pour ainsi dire déterminé à exister. Il voit dans ce genre (le roman historique) l'interprétation
du passé comme « préhistoire du présent », aidant le roman réaliste à analyser le « présent comme
histoire ». Il identifie roman historique et ascension politique de la bourgeoisie.
Le roman historique s’inspirerait d’évènements ou de personnages authentiques mais qui, le plus
souvent, nous conte une action imaginaire, accomplie par des personnages inventés. Ce serait
alors roman dans l’histoire et non sur l’histoire.
Dans la littérature française, à titre d’exemple, certains romanciers inscrivent leurs intrigues
dans un cadre ou un décor historique comme l’évocation de la cour brillante et galante du temps
d’Henri II dans La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette en 1678.
André Malraux évoque l’Histoire immédiate orientée selon une intention militante, faisant de la
guerre d’Espagne un moment décisif de l’épopée et du destin de l’humanité.

131
LUKACS, Georg, le Roman historique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972.

72
Marguerite Yourcenar, avec les Mémoires d’Hadrien (1951), puis avec L’Œuvre au noir (1968),
propose un traitement du genre fondé sur la conviction.
S’étant constamment redéfini, ayant varié ses conceptions et pratiques tout au long du
XIXe siècle, et avec les grands mouvements du XXe siècle, le roman historique prend place dans
l’éventail des genres romanesques, apparaissant comme l’une des modalités de l’écriture et de la
thématique de la formule littéraire devenue largement dominante.
Des critiques ont cherché à systématiser le rapport entre texte littéraire à l’Histoire en
tenant compte du fait que l’œuvre littéraire est à la fois « transposition imaginaire et travail
d’écriture ». Mais cette relation préoccupe les analystes depuis l’apport déterminant de Pierre
Machery en 1966.
Dans Pour une théorie de la production littéraire, Pierre Machery considère que la littérature est
pour l’écriture historique « un réservoir d’illustrations pour historiens soucieux d’élargissement »
132
. Il affirme que l’échange entre les deux disciplines est permanent :
« Dans toute situation historique, il existe de l’historique non encore dominé,
qui est justement l’objet, la matière de la littérature. »133, dit-il en p.142.

Il souligne également que le rapport de la littérature à l’Histoire n’est pas plaqué :

« Cette histoire n’est pas par rapport à l’œuvre dans une simple situation -
d’extériorité : elle est présente en elle, dans la mesure où l’œuvre, pour
apparaître, avait besoin de cette histoire, qui est son seul principe de
réalité, ce à quoi elle doit avoir recours pour y trouver ses moyens
d’expression. »134

Comme l’œuvre s’enracine dans un moment historique donné, elle est structurée par les
représentations caractéristiques de son époque. Mise en œuvre de l’Histoire et de son anticipation,
elle élabore l’historicité par le travail de l’idéologique et forge son immersion dans l’Histoire.
Les récits incorporent une matière historique compatible avec les prescriptions de la narration, et
donc ils peinent à rendre compte des objets étudiés par l’Histoire, qu’ils soient économiques ou
sociaux. Mais il doit avant tout respecter sa cohérence interne et donner une « vie poétique à des
forces historiques, sociales et humaines » (Lukács).

132
MACHERY, Pierre. Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966, p.120
133
Ibid, p.142
134
Ibid. p.114

73
La littérature algérienne, elle aussi, se caractérise essentiellement par son profond ancrage
dans l'Histoire du pays.

Tout en sachant que le rapport de l'Histoire au texte littéraire n'est ni direct, ni immédiat, l'intérêt
historique des oeuvres des écrivains algériens qui situent leur référent à des époques charnières
de l'Histoire ne peut, par ailleurs, échapper à tout lecteur.

Dans les romans de Y.Khadra, l’inscription du social et du politique n’est plus catapultée dans un
univers de pure fiction, dépouillée de toute vision identitaire du réel, mais plutôt située dans un
environnement plus ou moins défini de l’Algérie et du monde de la fin du siècle, au rythme de la
chronologie historique du pays.

Et ce sont les narrateurs qui jouent le rôle d’historiens, organisant la représentation de l’histoire
racontée, rappelant des dates historiques, soit de l’Algérie, soit de l’Afghanistan, ou de la
Palestine et de l’Irak.
Ils connaissent bien les traditions, la culture et l’histoire de leurs pays. Et c’est cela qui construit
le récit. Comme cela est représenté dans le tableau suivant :

74
Date Indication Oeuvre Page

Déclenchement de la
1954 Morituri 164
révolution algérienne
1962 Indépendance de l’Algérie. Morituri 51 - 62
Double blanc 160
Evénements du 5 octobre Morituri 19 – 105
1988
1988. Les agneaux du seigneur 57
A quoi rêvent les loups 104
Arrêt du processus Double blanc 12
1992
électoral. L’automne des chimères 69
1993, 1994, 73, 136, 137,
Période du terrorisme. L’automne des chimères
1995 150.
1963 Période post-indépendance Les agneaux du seigneur 47
1980 L’invasion russe. 13, 21
Les Hirondelles de Kaboul
2000 L’avènement des Talibans 22
L’étoile jaune
1941 86, 85, 81
(nazisme), la Shoah, L’Attentat
1947 247
La défense d’El Qods
le 11 Septembre (attaques
2001 Les Sirènes de Bagdad 16, 296
contre le world center)

Les dates évoquées par l’auteur fonctionnent de prime abord comme orientation pour la
compréhension du récit. L’auteur renvoie le lecteur à des dates de l’Histoire d’un pays pour situer
dans le temps le récit. Le texte littéraire devient, ici, voix, espace pour dire ce qui anime la vie
politique, sociale, culturelle d’un pays.
Servant de repères et de connecteurs pour la trame narrative, les dates citées représentent des
éléments d’authentification, de renforcement et d’ancrage référentiel.
L’auteur, enfin, rappelle aussi des moments de joie et de liesse populaire (1962) mais parmi les
dates évoquées, celles qui sont en nombre supérieur font référence à la révolution et autres
évènements historiques (1954, 1988, 1992, 1993, 1994,1995, ou 1941,1947, 1980, 2000, 2002…).

75
En plus des dates, il y a aussi l’évocation de personnalités politiques comme Ben Badis, l’Emir
Abdelkader, l’Emir Khaled, El Mokrani, Bouâmama., ou Lawrence d’Arabie, le roi Ibn Séoud,
Saddam.
Commentant cette présence, B. Chikhi relève que :
« Ces noms historiques à forte motivation fonctionnent non seulement
comme des joints du référent socio-politique et de texte, mais aussi comme
des prétextes de figuration romanesque d’idéologies c’est- à- dire comme
intrusion du référent dans le texte. »135, écrit-elle.

Les lieux évoqués existent réellement, les dates et les noms de personnalités politiques sont
aussi propres à l’Histoire d’Algérie. Ces indices textuels confirment du moins l’ancrage
référentiel des textes de cet écrivain et inscrivent sans aucun doute les récits dans le monde réel.
Z. Belaghoueg écrit que:
« Ce n’est pas sans raison qu’il use de références spatiales et temporelles
réelles et identifiées, comme par exemple Alger, La Casbah, octobre 1988,
les élections législatives, c’est pour produire un effet du réel. »136,
note-t-elle.

L’auteur renforce aussi ses jugements et explications par des détails de vraisemblance de
l’histoire, par exemple :
-Le temps des pénuries :
« Dans un bled où pour acquérir un misérable frigo, il faut se lever tôt…»
(Morituri p.18)
- L’avènement de l’antenne parabolique :
« Ces soirs-là, la nation se voyait forcée, au risque d’imploser, de zapper
tous azimuts. Ceux qui n’étaient pas branchés sur le satellite éteignaient
carrément leur petit écran. » (L’Automne des chimères, pp.50/51)

- Les ailes armées du FIS :


« Le MIA d’abord, l’aile armée du FIS. Ensuite, le GIA, le bras de fer du
père. » (L’Automne des chimères, p.80)

135
CHIKHI, Beida. Problématique de l’écriture romanesque de Mohamed Dib, Alger, OPU, 1989. p. 39
136
BELAGHOUEG, Zoubida. « L’Algérie au féminin pluriel » in Expressions, actes du colloque « Des femmes et des
textes dans l’espace maghrébin », Université Mentouri de Constantine, I.L.V.E, N °7, 2001 p. 222

76
Avec la somme de détails, le texte de Khadra devient discours sur le réel politique et social.
L’évocation des noms propres réels et la référence à des lieux identifiés et nommés et des
événements réels, tout cela trouble alors l’effet de fiction, le texte interfère avec la réalité extra-
textuelle.
Le projet du roman étant la construction par la fiction d’une représentation du monde, Y. Khadra
en a produit des œuvres où figurent des descriptions et un décor avec des « détails vrais » sinon
vraisemblables.
Dans Les Sirènes de Bagdad, on relève que tout ce que le personnage sait - et le lecteur aussi -
c'est « qu'il s'agit de la plus grande opération jamais observée en terre ennemie, mille fois plus
percutante que les attentats du 11 septembre. » (p.16), raconte le narrateur.
Ces inscriptions ancrent les récits dans une réalité spatio-temporelle précise et favorisent donc
l’immersion du lecteur dans la fiction par son ancrage référentiel constant.
Le récit fait-il, donc, référence au monde réel pour le représenter ou bien au mieux pour
construire un mode fictionnel, un instrument de connaissance du monde réel ?
Sont livrées des informations qui éclairent peu à peu la situation actuelle des Algériens, des
Afghans, des Palestiniens, des Israéliens, des Irakiens… Les incursions dans le passé du pays
viennent rompre la chronologie produisant un effet de ralenti et c’est, expliquer le présent par le
passé.
Passé et présent s’entrecroisent, ils se nourrissent l’un de l’autre et sont complémentaires.
C’est donc bien à la lumière du passé que l’écrivain essaie de dire le présent.
En l’articulant au passé douloureux, Y. Khadra connecte le présent à des pans de l’Histoire qu’il
connaît et qu’il croit explicatifs de la réalité actuelle. Il donne, par conséquent, un sens à un
présent chaotique et une actualité déchirante où la mort est omniprésente mais aussi où « la parole
jouxte les territoires de la violence, de la mort, de la cruauté. »137, dit Y.Haraoui Ghebalou.
Les récits révèlent une fonction immédiate non différée dans la mesure où la connaissance du
passé est destinée à éclairer le présent. L’auteur procède par transgression de la méthode
historique, il classe et déclasse les faits sans respect de la chronologie, manie le canevas à sa
guise, et procède par allusions laissant le soin au lecteur pour combler les vides informatifs.
L’intrusion de l’Histoire, c’est-à-dire l’ancrage historique, dans ses romans policiers en particulier
est de ce fait originale.

137
HARAOUI GHEBALOU, Yamilé. « Litanies mortuaires et parcours d’identités », in : BONN, Charles et
BOUALIT, Farida (éds). Paysages littéraires algériens des années 90: témoigner d’une tragédie?, op.cit. p. 53

77
On peut comprendre que Y.Khadra est lui-même conditionné par l’Histoire et les
circonstances socio-historiques, comme l’est aussi son œuvre.
G.Lukás conclut que : « Le roman est doublement historique : c’est que prenant pour objet
l’histoire, il est lui-même soumis à cette histoire »138, comme c’est le cas de Y.Khadra.
Certes, l'approche de Y.Khadra n'est pas celle d'un historien, mais cela n'empêche pas ses
romans d'avoir une valeur historique et de participer à l’affranchissement de la mémoire collective
de sa génération.
Ainsi souvent les événements évoqués sont conformes à ceux qui ont eu lieu réellement. Le but de
l’auteur n'est pas de suivre à la lettre le cours réel des choses, mais de reconstituer le décor et le
climat de la période décrite. Contrairement aux romans historiques, il n'essaie pas de faire une
analyse ou une description précise des événements historiques liés à l'époque dont il parle.
Ses romans empruntent certains traits, mais ne s'inscrivent pas dans les cadres du roman
historique, Y.Khadra mélange les genres et se balade de l’un à l’autre, au gré de son imagination.
A travers ses romans, genres confondus, et par l’intermédiaire de ses personnages, Khadra
s’implique et mène des enquêtes en tant que policier (fait, enquête, arrestation…) et en tant
qu’écrivain (intrigue, narration, description, dénouement, digression…). L’intrigue policière est
un bon prétexte pour essayer de déjouer les intrigues politiques et sociales que connaissent les
pays décrits.
Les interférences génériques apparentes dans l’écriture de Khadra répondent à une volonté de
rupture, à une recherche de nouvelles voies d’une écriture ouverte, libérée, novatrice.
En effet, écrire, c’est non seulement créer, mais aussi crier, se dire, s’engager ; c’est un geste de
liberté et de libération qui ne peut s’accommoder de règles rigides, figées et frustrantes, de canons
sacrés et intangibles, de carcans dogmatiques et étouffants.
Si l’imbrication des genres ou l’intergénéricité est le propre du roman, Khadra a le mérite d’avoir
su allier les techniques traditionnelles du roman policier à celles de du roman social et historique.
L’esthétique post-moderne ne signifie pas la fin de toutes les catégories esthétiques (et , donc la
notion de genre), mais plutôt, comme le dit U.Eco, dans un seul et même geste, leur
reconnaissance et leur subversion, alors on pourrait dire qu’à l’instar des écrivains du roman
postmoderne, Khadra fait éclater la notion même de roman qui devient un genre hybride,
protéiforme, pouvant accueillir et absorber d’autres genres littéraires, selon la conception de
Bakhtine qui écrit que :

138
LUKAS, G. Le roman historique, op.cit.

78
« Le roman permet d’introduire dans son entité toutes espèces de genres,
tant littéraires (nouvelles, poésies, poèmes, saynètes) qu’extralittéraires
(études de mœurs, textes rhétoriques, scientifiques, religieux, etc.). En
principe, n’importe quel genre peut s’introduire dans la structure d’un
roman, et il n’est guère facile de découvrir un seul genre qui n’ait pas été,
un jour ou l’autre, incorporé par un auteur ou un autre ».139

Khadra est arrivé à créer une oeuvre hybride, se situant à cheval sur plusieurs genres mais en
manipulant des procédés empruntés à plusieurs modèles génériques pour son plaisir et sans doute
pour celui du lecteur qui découvre un autre genre.
Avec Khadra, il n’y a plus de frontières entre les genres. Protéiforme, son texte est hybride
insérant dans le récit principal d’autres récits, des faits politiques, des faits historiques, etc.
Il n’appartient pas seulement au genre annoncé en couverture, mais peut être composé d’une
multiplicité, et par conséquent le texte peut renfermer plusieurs marqueurs et déterminations
génériques. Le passage du genre labellisé « roman policier » de ses premières oeuvres au genre
non déclaré des dernières se double d’un questionnement historien. Les genres sont entremêlés. Il
n’y a plus de limites, ni de frontières entre les genres.
Du côté français, nous pensons à G.Genette qui a écrit Bardadrac140, un fouillis, un abécédaire
d'une vie. Sa façon d’intituler son œuvre est déjà une création d’une forme d’écriture. C’est
comme s’il était venu nous dire comment écrire ? Mais écrire sa vie ou celle de la littérature ?
La littérature serait-elle donc aussi un Bardadrac ?
C’est aussi l’exemple de Khadra. Si dans les premiers romans de Khadra, l’on peut lire le genre
puisque l’éditeur le mentionne, ce n’est pas le cas des autres textes de cet auteur puisque les
éditeurs ne portent indication sur les couvertures. Alors, le lecteur ne sait s’il s’agit d’un roman,
ou d’un journal intime ou encore d’un roman policier
A dire vrai, Khadra mélange les textes savamment, le policier, l’autobiographie…. Il y a le
politique, le social, les sentiments, l’horreur. Son œuvre serait –elle un Bardadrac ?
L’auteur refuse, ainsi, de se cantonner dans un genre d’écriture, il le déclare sans équivoque:
«Je refuse de me situer dans tel genre ou telle écriture (…) Ce n’est pas le genre qui fait le texte,
mais plutôt l’écrivain. »141, précise-t-il.
Enfin, ne serait-il pas juste d’affirmer que les changements imposés par Khadra aux genres
permettent de prendre acte de l’évolution formelle de son œuvre et aussi d’observer le rôle
fondamental de la politique dans cette évolution ?
139
BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p.11
140
GENETTE, Genette. Bardadrac, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2006.
141
IDJER Yacine. Les bavardages d’un inspiré, op.cit.

79
2-L’insertion du politique dans le roman

Partant de l’idée que le politique, chargé de conviction et orienté par l'action, il constitue l'un
des champs d'exercice privilégié de l'argumentation. Le discours politique ne peut s'envisager sans
une attention particulière à des questions depuis toujours soulevées par la tradition rhétorique et
reprises par les théories actuelles du discours et de la communication :
Quelles relations le discours politique entretient-il avec l'art littéraire ? Quelle part accorder à la
théâtralité dans le dispositif scénique où il prend place ? Comment la conduite du discours
s'accommode-t-elle de la violence, celle des actes qu'il régulerait et celle qui lui est propre ?
La lecture de l’événement politique dans les romans de Yasmina Khadra est si intéressante
qu’elle permet de s’interroger sur le sujet, et de voir comment s’y prend-il pour se mêler du
politique ?
Chez Y.Khadra, le politique ne se cantonne pas au pouvoir, à ses formes, ses moyens et ses
enjeux, mais amène à réfléchir sur la société qui en constitue le terrain d’exercice et la raison
d’être. Et pour retrouver les fondements d’un ordre stable, d’une communauté unie à l’heure de
l’atomisation et de l’éclatement, l’auteur s’est également donné pour tâche de repenser la religion,
cœur du politique, et l’économie qui à ses yeux en constitue le moteur. Ses romans sont truffés de
références à l'Histoire et à la vie politique des années 90 et 2000.
Y. Khadra choisit avec soin ses sujets et aborde les questions politiques actuelles qui mettent en
jeu l’idée même de démocratie et de liberté.
Jean-Claude Lebrun écrit à ce propos que:
« Peu d'auteurs ont évoqué d'aussi bouleversante façon, avec une telle
précision clinique, l'Algérie de l'intégrisme islamique et des massacres.
Impossible d'imaginer l'engendrement de semblables textes autrement qu'à
partir d'un vécu terrible. Pour ainsi écrire, il fallait forcément avoir vu,
avoir soi-même été pris de nausée en remontant la piste sanglante de la
barbarie. »142

La politique apparaît dans les œuvres de Y.Khadra de biais, comme arrière-fond de l’intrigue
privée ; elle donne au récit une armature précise.
Il utilise une palette de procédés, dont l’évocation du contexte sociopolitique qui reprend la
technique classique de la « scène » : une approche vivante de la réalité, l’événement en direct,
avec sa charge de vécu et les réactions des protagonistes.

142
LEBRUN, Jean-Claude. « Yasmina Khadra: L’imposture des mots », in L'Humanité, 21.2.2002.

80
Dans L’Attentat, le lecteur sent bien qu'il est mis en présence de la réalité politique et
humaine israélo-palestinienne. L'auteur l’emmène au cœur obscur d'une situation politique, pour
pénétrer le sens des évènements qui restent opaques. Il évoque Israël - Palestine au travers de
l'expérience d’Amine sans porter aucun jugement. Il fait rencontrer tous les acteurs possibles de
cette crise : Israéliens, Palestiniens, engagés, victimes, défenseurs et kamikazes... un voyage dans
la souffrance d'hommes qui se déchirent une terre et une situation politique inextricable dans
laquelle il vit et qu'il n'avait jamais affrontée vraiment.
L’auteur désigne les protagonistes sans factice, par exemple le fait de nommer les
régimes politiques : celui des Talibans143 (Afghanistan) ; les partis politiques comme le FLN ou
le FIS (Algérie)144, le Baâth145 ; deux partis de la guerre : l’Etat d’Israël, les partis islamistes (le
Jihad islamique, Hamas)146 .
De plus, la présence d’indices du politique tels que la parole ou les agents et leurs discours,
révèlent le cachet du genre.
Le politique, ainsi redéfini, constitue bien l’objet essentiel de l’œuvre de Y.Khadra et nous place
au cœur des enjeux du temps.
Comment sont représentées la politique et la société dans les romans, c’est-à-dire de quelle
manière les perçoit-il ?
C’est à travers les différents personnages que paraissent et se laissent lire les soubresauts
politiques et c’est à travers eux que l’auteur exprime sa propre thèse.

143
Les Hirondelles de Kaboul
144
Morituri, Les Agneaux du seigneur, A quoi rêvent les loups
145
Les Sirènes de Bagdad
146
L’Attentat

81
2-1 Des acteurs-types

Le rôle du personnage est essentiel dans l’organisation et le déroulement du récit parce qu’il
détermine les actions, les subit, les relit et leur donne sens.
A la suite des travaux de V.Propp portant sur l’analyse par fonctions sur les contes populaires
russes, A.J.Greimas propose le modèle actanciel qui permet de décrire et de classer les
personnages à partir de ce qu’ils « font » et non de ce qu’ils « sont ». Mais l’analyse structurale a
eu une aversion de traiter le personnage comme une essence psychologique comme le précise
R.Barthes dans Analyse structurale des récits :
« L’analyse structurale, très soucieuse de ne point définir le personnage en termes d’essences
psychologiques, s’est efforcée jusqu’à présent, à travers des hypothèses, de définir le personnage
non comme un « être », mais comme un « participant »147 écrit -il.
Pour lui, la fonction n’a de sens que lorsqu’elle prend place dans l’action générale d’un actant.
Cette action, elle-même, ne reçoit son sens que si elle est narrée, confiée à un discours qui a un
code bien déterminé.
Avec P.Hamon, le personnage est considéré comme un signe à l’intérieur d’un système d’autres
signes. Il le définit comme étant « un système d’équivalences réglées, destiné à assurer la
lisibilité du texte.» 148.
Les travaux de Greimas, Barthes et Hamon se rapprochent dans la conception immanentiste : le
personnage est « homme de papier (…) qui n’existe que par les mots que l’auteur a tracés sur les
pages du livre » 149, est une création qui, par ses descriptions, se « donne à imaginer au lecteur »
150
. Le personnage romanesque est, quant à lui, une création qui prend sens, certes par son
discours, mais plus globalement par ses actions.
En quoi le personnage des romans de Khadra peut-il être représentatif d’un état social, politique ?
Y aurait-il un rapport entre le choix d’un personnage et la situation politique et sociale du récit ?

147
BARTHES, Roland. « Analyse structurale des récits », in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.34
148
HAMON, Philippe. Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.128
149
REY, Pierre -Louis. Le roman, Paris, Hachette, 1992, p.61
150
Ibid., p.66

82
Chez Y.Khadra, les personnages défilant dans l’œuvre, donnent l'air d'être de simples
créatures de romans tirés de l'imagination fertile d'un écrivain. Ce sont des êtres, certes, hors du
commun ; mais qu'une certaine réalité -comme la période tragique algérienne ou la violence
afghane- peut engendrer aisément. Et l’auteur, en fin observateur, force les traits de caractère, en
fonction de la cruauté telle qu’écrite dans les récits.
Dans sa première trilogie, nous remarquons que c’est à travers le regard de ses personnages que la
violence est perçue : c’est le moyen de montrer les vols, trafics en tous genres, abus de pouvoir,
arrestations arbitraires, destruction de toute échelle de valeur.
Parallèlement aux recherches et enquêtes du commissaire Llob (dans les romans évoquant
l’Algérie) et des personnages principaux (dans les romans parlant des pays comme
L’Afghanistan, l’Irak…) ; les actes de violence se poursuivent et le personnage enquêteur
découvre au fil des événements d’horribles conditions. Au fur et à mesure que l’histoire avance, le
narrateur dévoile les dessous des cartes, la complexité d’une situation dont nul ne semble pouvoir
prédire l’issue.
Le premier acteur représentatif est le Commissaire Llob. C'est autour de ce personnage que la
première trilogie151 de Yasmina Khadra est construite. Ce protagoniste et narrateur auto-diégétique
de la série représenterait l'algérien moyen, honnête, aspirant à une vie décente, consciencieux dans
son travail alors que ses supérieurs sont tous liés à un clan qui fait et défait des carrières. Llob,
homme intègre, mène ses enquêtes en bon flic. C’est un « homme d’action, être mobile à la fois
proie et chasseur, acteur et témoin. C’est la raison pour laquelle le regard qu’il porte sur la
société est trop sévère, jamais tendre, jamais étonné. »152, écrit N.Kazi-Tani.
Ses résultats sont précis et nets : les causes de la tragédie algérienne sont multiples et les mis en
cause sont tout désignés. En première ligne, il y a les hommes politiques, dès l’incipit de Double
blanc l’un d’eux apparaît déjà:
« J’ai connu Ben Ouda à Ghardaïa, juste après l’indépendance. C’est-à-
dire au temps des biens vacants et du vide juridique. » (Double blanc p.9)

A travers les pérégrinations du commissaire Llob, ses commentaires et sa gestuelle, Yasmina


Khadra donne à voir, avec une loupe, les méandres d'une société phagocytée à la limite de la
bêtise.

151
Double blanc, Morituri, L’automne des chimères.
152
KAZI-TANI, Nora Alexandra, « Le roman policier », op.cit.

83
Ce n’est pas le cas des autres romans où l’auteur opte pour une technique différente. Ainsi, à titre
d’exemple, dans Les Agneaux du Seigneur, l'auteur a dressé une typologie assez complète des
itinéraires que suivirent les Algériens durant la décennie 1990, confrontés qu'ils furent à une crise
politique et identitaire.
Les personnages du roman sont représentatifs de leur milieu, ils sont à la fois acteurs, complices,
témoins et victimes de la guerre en Algérie.
D’un côté, il y a les dirigeants et les représentants de l’Etat, personnages puissants :
1-Le maire, image de « l’Etat FLN ». Il minimalise et dédramatise la situation. « Notre peuple est
un tantinet brailleur. Fort en gueule et court de bras (…) C’est bien de se défouler de temps à
autre. C’est un signe de bonne santé. Demain, tu verras, tout rentrera dans l’ordre. » (Les
Agneaux …p.53) Le maire est incapable de saisir le sérieux de la partie qui est en train de se jouer
aux portes de sa commune. Aux élections, le FIS obtint succès et balaie l’ancienne équipe, et au
nouveau maire intégriste de déclarer à son prédécesseur : « Nous dépisterons tes empreintes
digitales jusque dans l’échafaud » lui dit-il. (p.97)
L’administration communale est aussitôt épurée : les « chiots du régime en voie de reddition »
sont chassés. Le hijab est imposé, le port de la barbe obligatoire » (p.97). La terreur a gagné le
village, le maire et toute sa famille sont exterminés et leur maison incendiée.
2- Allal Sidhom : policier issu du « terroir », exerce loin du village.Le pouvoir d’Alger brille par
son absence.
3- Sarah : fille du maire et épouse d’Allal. Pour les intégristes, elle n’est qu’une « dévergondée
(…) (elle) marche tête nue, le mollet dévoilé et elle parle à haute voix dans la rue » (p.94). Sarah
sera enlevée, fouettée et tuée. Les intégristes piègent son corps. Allal le découvre dans une
clairière. Voulant le soulever, il déclenche une explosion et laisse sa vie.
De l’autre côté, il y a les adeptes du FIS :
C’est « une poignée de chiens (qui) terrorise une nation entière » (p.165), dans le but d’instaurer
une théocratie : «Ni démocratie, ni Constitution, seulement la sunna et le Coran » (p.116). Après
l’interdiction du FIS, ils mettent le douar à feu et sang et égorgent tous ceux qui ne partagent pas
leurs idées, comme le temple antique qui, faisant partie du patrimoine du peuple algérien, doit
céder la place à une mosquée ou la bibliothèque de Dactylo qui est brûlée.
1-Kada hillal : Issu d’une famille de grands propriétaires terriens spoliés par la réforme agraire du
FLN et déçu par Sarah qui a épousé son ami Allal. Il est l’exemple type du jeune désœuvré.

84
Par dépit et par désespoir de cause, il se rallie à la mouvance islamiste et part se former en
Afghanistan.
2- Tedj Osmane : Simple mécanicien, il devient émir Tedj Ed-dine. Il a connu une jeunesse
misérable : bafoué et humilié par la « faute » de son père. Ce complexe d’infériorité se muera en
cruauté, sadisme et ambition. « J’ai donné l’ordre à mes hommes de n’épargner ni les bêtes ni les
nourrissons.(…) Là où Tedj Ed-dine passe, tout trépasse. » (pp.157-158)
Cependant, le personnage principal reste le nain Zane. Détestable, il est comparé à et décrit
comme un rapace :
« Perché sur un mur, Zane le nain fait l’oiseau de nuit. Ses prunelles éclatées luisent d’un feu
terrifiant. Il sait que sa revanche est proche, que le temps travaille déjà pour lui. » (p. 58)
Plus loin, il ajoute : « Je voulais être un vautour. Je surveillais le village du haut de mon perchoir
comme un rapace guettant la curée. » (p.211) en dit le narrateur.
A cause de sa taille, Zane n’est qu’un sous-homme méprisé et rallié. « Il est petit de taille, mais
vaste d’esprit. Il saura toujours négocier ses chances au gré des conjonctures. » (p.208)
Lui seul traverse toutes les vicissitudes d'une vie aléatoire sans aucun état d'âme. Son rire
jubilatoire domine les pages du roman et sa cruauté alimentée par la rancœur d'un passé de misère
et soumis au mépris des autres villageois, ne connaît ni limites, ni regrets.
Zane joue double jeu et espionne. C’est un truand et un assassin sans scrupules. Il trahit Tedj qui,
traqué, vient se cacher chez lui. Sa frustration date depuis longtemps, il avoue :
« Nous étions deux gamins au rebut, Tedj. Tu portais la honte de ton père, j’assumais celle du
nabot. (…) nous étions deux êtres différents (…) que le monde rejetait. Tu avais besoin de
quelqu’un. J’ai pensé l’être et j’ai espéré en échange, que tu deviennes mon quelqu’un à moi, (…)
mais tu m’as déçu. (…) Maintenant que je t’ai consommé, il va falloir que je me débarrasse de ta
charogne » (pp.212-214) au lieu d’appeler un médecin, il regarde Tedj se vider de son sang. Il
empochera la prime mise en tête de Tedj et continue ses intrigues et son action dévastatrice.
Son rire jubilatoire domine les pages du roman et sa cruauté alimentée par la rancœur d'un passé
de misère et soumis au mépris des autres villageois, ne connaît ni limites, ni regrets.
Chez les psychologues, le nain tient le rôle d’émissaire de la mort, il est le monstre qu’il ne
se sent pas. Il a dû mal à se reconnaître dans le reflet et à se retrouver « imaginairement » intact à
travers lui. La connaissance de soi est synonyme de mort.

85
Les historiens du Moyen Age notent que dans les récits arthuriens, le nain est une créature
diabolique habitée par la ruse et la félonie. Personnage généralement associé à l’autre monde, il
est détenteur d’une science redoutable qui confine souvent à la magie.
Cette figure du nain n’est pas propre seulement aux Agneaux du seigneur, elle y est aussi dans Le
dingue au bistouri et Morituri.
Dans ce dernier roman, le narrateur évoque, non sans ironie, les nains et surtout leurs capacités :
« Les nains sont les derniers à recevoir les tuiles sur la tête et les premiers à se rendre compte
quand la marrée monte. En conséquence, ce qu’ils perdent en hauteur, ils le récupèrent en
perspective. », dit-il en page 146.
Parallèlement à cela, il est intéressant de noter que L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad
apportent à ces violences un autre personnage : le Kamikaze. Le conflit israélo-palestinien et
l’invasion de l’Irak confèrent à ces actes une autre lecture.
Dans Les Sirènes de Bagdad, le narrateur, jeune bédouin, bon enfant, sensible, se transforme en
combattant enragé contre l'Américain en particulier et l'Occident en général.

« Nous n’avons plus rien à attendre de l’Occident. Nos intellectuels finiront


par se rendre à l’évidence. L’Occident n’aime que lui. Ne pense qu’à lui.
Lorsqu’il nous tend la perche, c’est juste pour qu’on lui serve d’hameçon. Il
nous manipule, nous dresse contre nos frères et, quand il a fini de se payer
nos têtes, il nous range dans ses tiroirs secrets et nous oublie. » (Les Sirènes
de Bagdad p.13)

Dans l’Attentat, c’est à Tel-Aviv, qu’une femme fait exploser une bombe qu'elle dissimulait sous
sa robe de grossesse. La kamikaze est la femme d’Amine, chirurgien et personnage principal. Le
roman est un voyage initiatique au cœur du terrorisme, l'histoire de la dérive d'une Palestinienne,
l'histoire d'un médecin qui sauve des vies et qui ne peut comprendre le geste de son épouse.
Le « commandeur » veille lors de sa rencontre avec Amine jaâfari à mettre en évidence la position
des « djihadistes » :
« Nous ne sommes que les enfants d’un peuple spolié et bafoué qui se battent avec les moyens du
bord pour recouvrer leur patrie et leur dignité, ni plus ni moins.». (L’Attentat p.167)
Le suicide de Sihem est certes générateur de violence mais vu également comme une volonté
individuelle. C’est par ce sacrifice ultime que l’individu peut marquer sa singularité et accéder au
statut de Martyr.
Le commandeur répétera cela à Amine, soulignant qu’elle « avait ses raisons » et qu’ « aucun
chagrin, aucun deuil ne les empêchera de se battre pour ce qu’ils considèrent (…) comme
l’essence de l’existence : l’honneur », dit-il en pages 167/171.

86
Le lecteur veut en savoir davantage et comprendre pourquoi Sihem est devenue kamikaze.
Comment a-t-elle eu une prise de conscience de la souffrance quotidienne des Palestiniens, alors
qu’elle mène une vie dont rêvent tous les Palestiniens, c’est-à-dire posséder une maison, un jardin
et une situation financière confortable ?
Que se passe-t-il dans la tête des kamikazes pour qu’ils se vouent à la mort ? L’envie
de vivre ? L’envie de mourir pour « la Cause » ?
Dans d’autres romans, l’écrivain fait appel à d’autres types de personnages comme les dans
A quoi rêvent les loups, où le personnage placé au centre du récit, Hadj Thobane, est le parfait
spécimen de ces « zaïms » diaboliques dont l’Algérie a hérité. C’est la cible en tout cas de
l’enquête du commissaire Llob.
Yasmina Khadra enchaîne récit policier (ce qui a fait son succès) et autopsie audacieuse de la
société algérienne. Rien ne peut plus cacher que l'ordre du village est bouleversé, que « la bête
immonde se réveille » (Les Agneaux du Seigneur p.66), et rien n'arrêtera le cours des événements.
Le FIS gagne les élections communales, l'ancien maire de Ghachimat, représentant local de
« l'État FLN », est remplacé par un membre du FIS, le hijab est imposé et la barbe exigée.
Tandis que les uns, les « agneaux du Seigneur », se transforment en bêtes sauvages incontrôlables,
les autres, voire la plupart des habitants, se cachent derrière leur crédulité et tombent en léthargie,
les personnages sont tous angoissés et enfermés – le village cohabite avec sa claustrophobie –,
d’aucun n’arrive à se libérer :

« Ghachimat retient son souffle. Il ne sait rien faire d'autre, Ghachimat. Il


cohabite avec sa claustrophobie. » (Les Agneaux du Seigneur p.208)

Aussi, si au fil des pages Les Hirondelles de Kaboul, apparaissent des personnages
complexes en quête d'une liberté inespérée et qui périront, non pas en se révoltant, mais juste en
voulant vivre. Des personnages répondant aux normes sociales mais qui progressivement
basculent vers l’horreur. Mohcen, par exemple, se voit intégrer l’hystérie de la foule et devenir
partie intégrante d’une masse en quête de sang.
Dans L’Attentat où il est question d’une actualité brûlante, d’un Islam terrorisant, et autres
Intifada, mais aussi du suspense politique aux accents de tragédie antique, noirceur, humour,
poésie et tous les atouts ; Yasmina Khadra dresse sans fard, face à face, deux partis de la guerre
totale.

87
Il y a, d'une part, celui de l'état israélien qui, face au terrorisme, comme les bulldozers de la scène
finale, détruit sans pitié et froidement la société palestinienne jugée solidairement responsable et
coupable du terrorisme.
D’autre part, celui des fanatiques religieux avec ses figures arrogantes, fuyantes ou corrompues et
ses martyrs à l'âme simple.
Entre les deux partis l'écrivain fait apparaître comme une complicité et un enchaînement commun
dans l'inhumaine déraison. Le plus saisissant est la façon dont l'écrivain marque les décrochages
et les abîmes ouverts entre les esprits les plus proches et les plus aimants, la vague indicible de
malheur et de désespoir qui submerge en silence la femme au milieu du bonheur partagé,
justement parce qu'elle n'est pas parti prenante de la réussite et qu'elle est solidaire par la chair
d'une société qui tombe comme une pierre dans l’humiliation, le malheur et la violence fanatique
sans fond.

Ainsi, naviguant entre drame intime et réflexion politique sur la réalité du conflit israélo-
palestinien, l’auteur étonne le lecteur constamment par son style, son sens du récit et son
humanisme.
Enfin, n’est-il pas important de mentionner que le narrateur, en expliquant au lecteur tous
les événements et les comportements des personnages, définit la position idéologique de l’écrivain
lequel charge son narrateur non seulement de raconter les événements et de décrire les
personnages et leurs états, mais aussi d'expliquer au lecteur ce qu'il n'est pas censé connaître ?
Confronté à des hommes et des femmes qui n’ont en tête que la cause palestinienne, dût-ce être au
péril de leur vie, il apprend comment sa femme a découvert « la Cause » et ses réseaux et est
passée de « l’autre côté du miroir ». Ce passage initiatique l’amène à reconnaître que même les
terroristes les plus intrépides ignorent ce qu’il leur arrive, quel déclic les engage à devenir un
instrument de la haine. Ce sont les malheurs de la terre qui viennent les y chercher.

88
2-2 La parole politique

Plutôt que d’isoler les textes, comme s’il s’agissait d’unités closes et données une fois pour
toute, l’analyse de discours les envisage comme incluant leur contexte, comme des actions
sociodiscursives, énonciativement et pragmatiquement situées dans la rumeur du monde
également définie comme «interdiscours» ou comme «discours social».
Claude Duchet, Pierre W. Zima, Jacques Dubois, Angenot ont contribué à l'approche
sociologique des textes inspirée notamment des travaux de Pierre Bourdieu, de l’Ecole de
Francfort et, ceux de Michael Bakhtine.
Par-delà le sens linguistique, le terme discours véhicule comme une acception, plus
contemporaine et autrement plus complexe, un sens philosophique, politique et médiatique. Et
c’est le contexte qui met en évidence la différence entre ces acceptions.
Il est difficile de donner une définition exacte à la notion de discours, puisque le terme de discours
recouvre plusieurs sens selon les savants. Ce que l’on peut dire, c’est que le discours est une unité
linguistique qui donne sens à des phrases formant un message écrit ou oral.
Le discours philosophique, qui est la manière personnelle de penser, de concevoir et d’exprimer
les idées et les conceptions, peut soit s’apparenter, soit s’opposer à un autre.
Dans la pensée politique moderne, ce concept est appelé « discours politique » lequel discours a
une charge intellectuelle et un contenu idéologique ; et par conséquent il reflète les tendances et
les choix politiques d’une communauté donnée. Dans ce contexte, le discours ne se réduit pas à un
simple style de transmission ni à une plate expression d’opinion ou de position. Plus que tout cela,
c’est la voix de l’esprit, de la profession de foi, de la philosophie et de la doctrine. Cette
conception est tout aussi applicable aux discours culturel, littéraire, artistique et médiatique …

Malgré le grand nombre de contributions riches et déterminantes, depuis Aristote jusqu'à nos
jours, ce sont les descriptions et les catégories de Gérard Genette qui constituent la base de ce
qu'on appelle la narratologie classique. Dans Discours du récit , publié en 1972 dans Figures III,
et dans toute une série d'autres livres portant sur des points particuliers, Genette élabore une
terminologie devenue universelle pour décrire le fonctionnement du récit. Lorsqu'il parle en 1972
du discours du récit, il emploie discours dans un sens proche de celui de texte.

89
Avec M.Foucault, le « discours » prend un sens plus large et, en tant qu'ensemble de règles et de
conventions qui nous entourent (lieu d’idéologie), devient une des déterminations essentielles des
textes, se substituant dans cette fonction au sujet, à l'auteur. On oppose souvent aujourd'hui
(depuis les années 1980) deux « objets d'analyse », le texte (ou énoncé) et le discours. Ces objets
d'analyse ne sont pas des objets concrets différents: le même texte, disons un conte ou un article
de journal, pourra être étudié comme texte ou comme discours, selon l'approche choisie.

La linguistique, la grammaire textuelle et la narratologie travaillent sur le texte, tandis que


l'analyse du discours au sens large, la sociolinguistique, la rhétorique, l'analyse conversationnelle,
etc. analysent le discours, c'est-à-dire les rapports entre un texte et son énonciation, ses conditions
(idéologiques, sociales, psychologiques) de production.

La diversité des définitions et des approches de l’analyse de discours en font un objet


difficilement maîtrisable et un champ de recherche presque instable.
L’analyse de discours, approche interdisciplinaire, emprunte de nombreux concepts aux champs
de la sociologie, de la philosophie, de la psychologie, des sciences de la communication, de la
linguistique et de l’Histoire. Elle peut s’appliquer à des objets aussi variés que le discours
politique, religieux, scientifique, artistique, juridique, etc., C’est une approche qui s’intéresse aux
concepts, à la linguistique et à l’organisation narrative des discours oraux et écrits qu’il étudie.
Elle est socio-sémantique, car elle prend en compte le contexte de l’énonciation, les
caractéristiques des locuteurs ainsi que les caractéristiques sémantiques de l’énoncé.
Pour Maingueneau, faire l’analyse de discours revient à étudier l’organisation des textes, ainsi que
le cadre dans lequel ils sont produits. Tout énoncé avant d’être ce fragment de langue naturelle
que le linguiste s’efforce d’analyser, est le produit d’un événement unique, son énonciation, qui
suppose un énonciateur, un destinataire, un moment et un lieu particuliers. Cet ensemble
d’éléments définit la situation d’énonciation.
Mais Reboul et Moeschler, dans le cadre de la pragmatique du discours, estiment que le discours
implique aussi des paramètres extralinguistiques qui sortent du cadre contextuel, et qui doivent
être pris en compte. Ils suggèrent l’intégration de la dimension pragmatique dans l’analyse de
discours. Le travail d’étude des textes qui dépasse le niveau de la phrase pour se situer à l’énoncé
a pour principal objectif de montrer comment les énonciateurs s’impliquent dans leurs énoncés.

90
Mais, ne faut-il pas d’abord, voir que le discours qui participe à la construction même de la
société et de la politique crée un cadre qui conditionne ce qui peut « se penser » ou « se dire » et
de ce fait structure la politique et la société..
Le roman, par exemple, est un lieu où s'affrontent des paroles, comme au théâtre. Si le personnage
central meurt à chaque fois, il renaît sans cesse de ses cendres, sous une autre forme, comme le
phœnix, ou comme le romancier.
Or, pour que la parole agisse, il faut l'écrire, la fixer, pour qu'elle meure et, une fois morte, qu'elle
nous apporte la vie, à l'écrivain comme au lecteur. Le lieu commun de la parole et de la littérature
est alors le politique.
La parole dans les romans de Yasmina Khadra est politique parce qu'elle contient la
politique. Cette parole est elle-même politique parce que s'inscrivant au profond d'une fiction
qu'elle suscite et qui la suscite, c’est est une parole productrice. Elle ne se soutient pas de son
contenu, qui serait politique, mais accède au statut politique parce que la matière la contient
Chez Khadra, la parole politique se réalise notamment à travers des acteurs (agents politiques) et
par son inscription dans un espace (lieux symboles) puisque tout énoncé politique doit pouvoir
s’inscrire dans l’espace et le temps (histoire politique). Mais avant cela, les discours sont dirigés,
différents registres sont constatés, l’auteur passe d’un discours à un autre sans difficulté.

Exprimées sur le mode de la confession, les réflexions des personnages principaux


(Commissaire Llob, Amine, le jeune bédouin) bousculent les certitudes et font surgir un discours
qui dévoile les masques et perturbe par sa franchise. Les personnages peuplant les œuvres de
Khadra se perçoivent, essentiellement, par la parole. Trois registres de discours dominent les
pages de ces textes :
-Le social.
-Le politique.
-Le religieux.

91
1-Le social

Pour Angenot le discours social est « tout ce qui se dit et s'écrit dans un état de société », tout
ce qui relève des deux formes de mise en discours, c'est-à-dire la narration et l'argumentation.
« Le discours social : tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société ; tout ce qui s’imprime,
tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd’hui. »153 .
Chez Y.Khadra, le discours social occupe une place importante. Outre le témoignage des
personnages, notons l’écriture de l’ordre social en place.
Hadj Miliani relève la présence d’un double discours social, il écrit à cet effet que:
« Le discours social s’énonce sur deux registres. Le premier décrit un
espace donné (Maqam Chahid, quartiers populaires…) sur lequel
s’embrayent des réflexions plus générales sur le mode de vie, l’absence de
perspectives, le désenchantement et le désespoir (en particulier au sujet de la
jeunesse). Le second, plus subjectif assumé par le narrateur personnage, est
davantage moral et critique. Il porte sur une dénonciation de pratiques et de
comportements dans l’ensemble de la population et d’une manière plus
subversive des puissants (bureaucratie, responsables politiques, petits chefs,
etc.). »154

Deux catégories de personnages reviennent le plus souvent: les jeunes et les femmes. La situation
critique des uns et des autres dans les sociétés algérienne, afghane, palestinienne et irakienne
justifie le choix de l’auteur.
Les jeunes dans les romans souffrent de l’oisiveté, le chômage, la pauvreté et l’exclusion.
L’auteur les place « dans une société où il n’y a pas d’ordre social ni de possibilité de vivre en
paix, c’est la décomposition »155, écrit Z.Belaghoueg.
Dans À quoi rêvent les Loups, les jeunes désœuvrés et vulnérables sont attirés par le discours
islamiste accueillant et généreux, qui semble donner un sens à leur vie, surtout lorsqu'ils ont été
confrontés à la richesse insolente des nouveaux parvenus.
Nafa découvre le luxe et la richesse dans une grande famille des plus aisées d’Alger, résidant à
Hydra, lui, qui vivait avec les pauvres dans les quartiers démunis et populeux. Dans ses
comparaisons des espaces du grand Alger, il met surtout en relief les écarts sociaux en opposant
les riches aux plus pauvres, par exemple :

153
Encyclopédie wikipédia. in www.wikipedia.com
154
MILIANI, Hadj. « Le roman policier algérien », in : BONN, Charles et BOUALIT, Farida (éds). Paysages
littéraires algériens des années 90: témoigner d’une tragédie?, op.cit., p. 111
155
BELAGHOUEG, Z. « L’écriture de la violence dans le roman algérien », in Cahiers du L.A.P.S.I, Actes du
Séminaire « Les jeunes en difficulté », Université de Constantine, n°00, Décembre 2002.

92
« un bout de paradis aux chaussées impeccables et aux trottoirs aussi larges que des espaces
esplanades, jalonnés de palmiers arrogants.(…) des villas taciturnes nous tournaient le dos, leurs
gigantesques palissades dressées contre le ciel. » (À quoi rêvent les Loups p.24)
Il ajoute à propos des autres habitations :
« (…) Dans la venelle tortueuse dont les marches crevassées et ruisselantes d’eau usée,
dégringolaient vers les soubassements. Les monticules d’ordures, que grillait le soleil et
qu’assiégeaient d’incroyables nuées de mouches, empuantissant l’air. ». (pp.97/98)
De Bab El-Oued aux somptueuses résidences des maîtres de l'Algérie, des faubourgs immondes
d'El-Harrach aux villages retranchés des maquisards et à l'Ouarsenis, le narrateur montre ainsi le
déséquilibre social et économique qui sévit au niveau des habitations et qu’il considère comme
injustice.
Commissaire Llob, aussi, dans L’Automne des chimères, révèle que :
« Le bled est compartimenté en deux zones franches. D’un côté le territoire
des magouilleurs, des lèches-bottes et des maquignons, de l’autre, celui des
illuminés, des pisse-vinaigre et des mangeurs d’enfants. » (L’Automne des
chimères p.104)

Les différences entre les classes sociales sont relevées et commentées non sans objectivité. D’une
part, il y a les riches vivant dans les « villas » (Morituri.p.126), le « building» (Double…p.93) ,
« les hauteurs de la ville…un petit éden pavoisé de villas cossues, de chalets suisses et de jardins
suspendus » (Morituri p. 95), « villas cossues » ( l’Attentat p.73), «les façades en pierres taillées,
les grilles en fer forgé » (l’Attentat p.74) , « superbe maison dans un quartier chic » (l’Attentat
p.86) ; et d’autre part, les abris des pauvres sont des: « porcheries» (Morituri. p. 40),
« appartement miteux dans les HLM » (Morituri p. 86), « gourbis » (Double…p.141,
L’automne…p. 28, L’Attentat p.251), « bas quartier aux allures de cimetière indien (…) taudis »
(Morituri p. 95), « quartier périphérique dissonant, un petit appartement » (L’Attentat p.74).
Montrant les disparités qui caractérisent la vie dans la société, la ville est divisée en classes
sociales suivant la situation de leurs lieux de vie.
Dans Morituri, le quartier haut est le lieu de vie de ceux qui bénéficient des avantages de la
corruption, opposé au quartier bas où résident les démunis et ceux victimes de la barbarie. « Les
villas » sont celles des quartiers résidentiels, des couches aisées, riches et favorisées du système
comme ceux de« Hydra » :
Des articles de luxe et des œuvres d'art embellissent l'intérieur du domaine somptueux de Ghoul
Malek, responsable des crimes dans Morituri.

93
Des images semblables existent dans Double blanc, où Commissaire Llob et ses collègues
pénètrent dans les villas et les appartements de luxe de riches Algériens, des endroits donnant
souvent l'impression de richesse et d'ordre.
En revanche, les maisons des démunis sont localisées dans des quartiers populaires des couches
pauvres et défavorisées comme à « Bab el- oued » ou « la Casbah ».
Dans ses commentaires, Llob accuse les riches parce qu’ils sont opportunistes et donc dangereux
et condamne la mentalité du peuple pour son ignorance et son inculture.
Les romans de la première trilogie font référence encore à l’origine occulte des fortunes, aux
moyens illégaux mis en œuvre pour les acquérir, à la transgression des lois, à la corruption, aux
disparités socio-économiques.
Ces images du déséquilibre social figurent dans l’Attentat. En quittant son domicile des beaux
quartiers vers les territoires occupés (Bethléem, Janin), Amine se rend compte de la réalité
palestinienne, harcelée par une armée israélienne.
Bethléem, un exemple des territoires occupés est l’image de la misère et de malvie comme le
montre l’état des constructions de fortunes de ses habitants :
«Bethléem a beaucoup changé depuis mon dernier passage, il y a plus d’une
décennie. Engrossée par les cohortes de réfugiés désertant leurs contrées
devenues des stands de tir, elle propose de nouveaux fatras de taudis en
parpaings nus, dressés les uns contre les autres comme des barricades- la
plupart encore au stade de finition, recouverts de tôle ou hérissés de
ferraille, avec des fenêtres hagardes et des portails grotesques. » dit Amine
en page 120.

Par ailleurs, Tel-Aviv est décrite différemment, elle est le modèle de la ville moderne. Les
quartiers des couches moyennes sont situés à la périphérie, là où résidait Amine au début de son
mariage : « quartier périphérique dissonant, petit appartement au troisième d’un immeuble sans
originalité où les scènes de ménage étaient monnaie courante. » dit-il en p.74.
Le quartier résidentiel de luxe est celui où habitait le couple Sihem et Amine,
« C’est un beau quartier discret, jaloux de ses villas cossues et de ses
quiétudes où se prélassent les grosses fortunes de Tel-Aviv ainsi qu’une
colonie de parvenus, dont quelques immigrants de Russie fortunes de Tel-
Aviv ainsi qu’une colonie de parvenus, dont quelques immigrants de Russie
reconnaissables à leur accent rustre et à leur manie de chercher à en mettre
plein la vue aux voisins. » (L’Attentat p.73), note le narrateur.

94
D’un autre point de vue, l’inégalité des chances pour les femmes et les hommes sur le plan
professionnel est aussi évoquée. Dans Double blanc, Jo, une jeune femme bardée de diplômes,
s’est vue obligée de renoncer à la carrière de ses rêves pour embrasser la prostitution.
« Sur la chaise longue au bord de la piscin,e à l’ombre d’un parasol (…) Jo paraît rêver…Mais
quel rêve pourrait-on faire lorsqu’on a la gorge tranchée d’une oreille à l’autre ? » dit le
narrateur en page 76.
Dans Les Sirènes de Bagdad, la vie et la liberté sont entravées par des interdits,
contradictoires ou pervers, intériorisés au point de devenir en partie quasiment invisibles ou
incarnés dans des hommes d'une cruauté aussi implacable que leur détermination. Dans ce monde,
la femme est à la fois une figure fantomatique ou, comme la sœur jumelle, une sorte de double
intime et inférieur, aimé et méprisé, en tout cas interdit.
Etudiant emprisonné par les traditions d’une société, par les obstacles que dresse la fureur des
hommes, par les autres et par lui-même, entre les murs d’une geôle étroite contre lesquels le font
se ruer la colère et le désespoir, le narrateur futur kamikaze, presque d’un bout à l’autre du roman,
est une victime impuissante ou offerte.
Reclus dans sa chambre après la fermeture de son université à Bagdad, c’est un observateur
impitoyable de son village, communauté publique uniquement masculine à la fois unie par la
parenté du sang et par les règles intangibles qui régissent la décence tout autant que minée par des
haines et des rivalités féroces. Il s’identifie, cependant, à Kafr Karam, ou ce qu’il en reste, de
toutes les fibres de son être de même qu’à un père digne mais humilié et anéanti par la misère et
l’infirmité, froid et raide comme un totem.
Tous les aspects d’une critique sociopolitique figurent dans les textes de Y.Khadra : « des
affaires », des histoires d’actes contre nature, des haines tenaces, des règlements de compte, des
bâtisses luxueuses, des milliardaires sans frontières, des fonctionnaires corrompus.
Ainsi l’auteur fait connaître la condition dans laquelle vivent les Hommes, victimes ou «
spectateurs » de la situation sociale et politique critique. Mais cette réalité dépasse le lieu
géographique et va creuser des sillons dans l’Histoire, la mémoire, le sacré et les Ecritures.
Spectateurs et acteurs se partagent une sorte de destin tragique comme dans les grandes tragédies
de Sophocle et d’Eschyle. Tous les hommes sont forcément marqués par cette violence
ontologique.

95
Les victimes ne sont pas seulement celles qu’une violence physique a atteintes, mais aussi celles
qu’une violence morale a détruites.
Dans ses textes, l’auteur évite de présenter le sujet sous une forme documentaire. Les récits se
rapportant à ce sujet ne décrivent pas les actes terroristes et les attentats, mais plutôt ce qu’il en
résulte comme dégâts matériels et humains. C’est le cas de L’Attentat où le narrateur ne fait
qu’évoquer, au cours de la narration, un attentat dans un style simple, et sans user d’effets
stylistique ou esthétiques particuliers, il s’intéresse plus à ce qu’il y a après l’attentat et aux gens
qui en souffrent.

Même s’il dissimule parfois ses positions, par le jeu des déterminations littéraires et
esthétiques, l’auteur s’implique dans la narration : par le biais du « je », il semble jouer avec le
lecteur en s’impliquant dans le récit et donnant l’illusion de vouloir dissimuler sa position
idéologique derrière le simulacre du masque littéraire. Mais « l’instance d’origine », pour
reprendre l’expression de Jean Claude Coquet, est prégnante et marque fondamentalement le récit,
le lieu est circonscrit et limité, les indices et les informants (terminologie empruntée à Barthes)
sont là pour marquer et baliser l’espace.

96
2-Le politique

Le terme discours politique a une présence universelle dans les recherches relevant du
politique. Il est profondément lié au pouvoir, et, de plus, c’est l'un des plus importants instruments
que les forces politiques ont à leur disposition pour leur accession au pouvoir. Il traverse toutes
ces dimensions du phénomène politique. Cela paraîtra évident pour les dimensions morale et
juridique (la définition des valeurs et des lois se fait à l'aide, par et à travers le langage), mais
aussi pour les dimensions sociale et actionnelle.
Concernant le discours politique, P.Bourdieu156, parle d’un discours dominant sur le monde social
qui n’a pour fonction que de légitimer la domination et d’orienter l’action destinée à la perpétuer,
de donner une direction et des directives à ceux qui dirigent et qui le font passer à l’acte. Tel est le
fondement du pouvoir que le discours dominant accorde aux dirigeants politiques.
Comment Y.Khadra arrive-t-il à inclure ce discours dans la trame romanesque ?

Le réel politique est le socle sur lequel est bâti la trame romanesque. Il est question de
témoignage, de la dénonciation des tares et insuffisances du système politique en place et aussi
des hommes politiques porteurs du mal.
Commissaire Llob, fait découvrir au lecteur les secrets de la réalité algérienne, son discours
critique fait état de la situation des Algériens : « nation réduite au stade de la prédation », « une
humanité trahie », « une jeunesse livrée au néant, au vice et aux chimères de l’utopie ».
« Nous avons pris le mauvais départ dès 1954. Notre révolution a été un
fiasco, la preuve après 30 années d’indépendance, c’est la régression, le
totalitarisme, le règne de la médiocrité. » (Morituri p.164)

D’une façon directe et inattendue, l’auteur juge malsaines les années de l’indépendance et cite les
aspects jugés négatifs.
L’indépendance du pays (1962) qui devait être synonyme de joie, de bonheur et de stabilité est
plutôt associée à « vide » et « vacance » en d’autres termes la période qui a suivi l’indépendance
est négative : des problèmes et des conflits, ce qui n’est pas un signe de bonne santé ou de « bon
départ ». A titre illustratif, au lieu de la solidarité et l’entraide, c’est le vol et le mensonge qui
caractérisent les relations gouvernants / gouvernés.

156
BOURDIEU, Pierre. Interventions, 1961-2001, Sciences sociales & action politique, textes choisis et présentés par
Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Éd. Agone, p. 145.

97
« Depuis le fameux « Soundouq el tadhamoun (fonds de solidarité) créé au
lendemain de l’indépendance jusqu’au formidable téléthon au profit des
hospices, en transitant par la scandaleuse affaire des 26 milliards, c’est
devenu le fait divers dans sa mortelle brutalité. » (Morituri p.86)

Ces propos contiennent des allusions historiques correspondant à trois périodes réelles de
gouvernance d’Algérie:
1- « Soundouq el- tadhamoun » (fonds de solidarité) renvoie à la période de gouvernement du
président Ben Bella (1962-1965).
2- « la scandaleuse affaire des 26 milliards » renvoie à la période de gouvernement du Président
Chadli Bendjeddid. (1979-1992).
3- « Téléthon au profit des hospices » renvoie au Téléthon organisé par la télévision algérienne
en 1992 c’est-à-dire durant le règne du haut comité de l’Etat présidé par feu Mohamed Boudiaf.
L’auteur cite, entre autres, ces trois affaires largement reprises et commentées par la presse,
les intellectuels et l’opinion publique comme exemple de pratiques illégales au su et au vu de
tous.
« Les histoires de détournement de deniers publiques sont monnaie courante
chez nous. » (Morituri pp.85/86)

C’est le temps présent des Algériens. Puisque « il n’y a plus de fêtes depuis 1962 »157, le
temps des joies a laissé place au désarroi de la population comme l’a confirmé Commissaire
Llob dans un cri de désespoir, de déception et de doute :
« Aujourd’hui, je ne comprends pas. » (L’Automne des chimères p.17)

L’écrivain évoque le Pouvoir du FLN, complètement détourné des préoccupations de la


population, l’un des personnages dans A quoi rêvent les loups déclare :
« Ce que je veux, c’est faire quelque chose de ma putain de vie. Etre utile.
Participer à un ouvrage, pas forcément un édifice grandiose ; juste une
activité sérieuse et collective, avec des gens fiers de leur petite contribution,
et d’autres attentifs à leur enthousiasme. Servir sans avoir le sentiment de
ramper, de lécher les bottes et les paillassons ; Bouger, merde. Ne pas
croiser les bras en attendant de moisir à l’ombre de l’exclusion. […] Avec le
FLN, je n’ai pas ce sentiment. Son système est pourri, allergique à toute
vocation non voyoucratique.»(A quoi rêvent les loups, p.60)

157
L’Automne des….p. 124

98
Montrant son indignation vis-à-vis des gouvernants et des politiques menées, le narrateur dit :
« J’étais révolté par la tournure que « prenaient « les acquis de
l’indépendance réduite à une abominable usurpation de pouvoir puisque
l’invective était toujours là avec ses abus d’autorité et l’exercice du joug
par les nouveaux maître du régime. »158

Le pouvoir et ses symboles sont évoqués par les édifices comme « Maqam Chahid ». Il est décrit
avec des mots « rudes » où l’ironie a bien sa place. Les propos acerbes et d’une forte teneur
montrent l’aspect critique et moral caractérisant l’écriture de Y. Khadra.
La situation de l’Etat : régression, médiocrité et déliquescence généralisée sans toutefois désigner
les responsables, ni les causes directes de cette dramatique situation.
Ses réflexions touchent tous les domaines:
-Le dingue au bistouri : la politique, l’économie, la santé, la culture.
- Morituri : la politique, l’économie, la culture.
-Double blanc : la politique, l’économie, la culture.
-L’automne des chimères : la politique, la culture.
-Les Agneaux du Seigneur et A quoi rêvent les loups : l’intégrisme armé.
-Les Hirondelles de Kaboul : la politique, le social.
-L’Attentat : le terrorisme, la politique.
-Les Sirènes de Bagdad : la politique, le social, le terrorisme
La justice, un secteur névralgique et très critiqué, est comparé à une femme de mœurs légères, et
donc prête à des actes illégaux, le narrateur s’exclame
« Ici, la justice se prostitue au plus offrant. » (Morituri p.150)
Dans Morituri, Commissaire Llob, qui croise dans son enquête un réseau de tueurs intégristes et
quelques dirigeants qui tirent dans l’ombre les ficelles, réussit à la fin du roman à démasquer
l’émir « Abou Kalybse », à l’abattre et à venger les artistes, les intellectuels et ses collègues.
Dans Double Blanc, Llob s’aperçoit que c’est un groupement d’intérêts autour du très riche
industriel Dahmane Faid, responsable des attentats et assassinats, et dont le plan était la mise à
mal de l’économie algérienne.

158
KHADRA, Yasmina. « Du roman noir au roman blanc», in : BECHTER-BURTSCHER, Beate et MERTZ-
BAUMGARTNER. Subversion du réel : Stratégies esthétiques dans la littérature algérienne contemporaine, Etudes
littéraires maghrébines, n°16, L’Harmattan, 2001, p.115

99
Les romans de Y.Khadra font aussi référence encore à l’origine occulte des fortunes, aux moyens
illégaux mis en œuvre pour les acquérir, à la transgression des lois, à la corruption, aux disparités
socio-économiques.
Les lecteurs découvrent le phénomène qui ronge la société algérienne, afghane ou irakienne : la
corruption. En effet, corrupteurs, corrompus et magouilleurs ont leur place dans les récits.
Dans Morituri, la violence des terroristes est inséparable des guerres internes entre les différentes
factions d’un Etat corrompu. Magouilles politico-financières (« le chantier que se partage la
mafia politico-financière »159), détournements de deniers publics et autres scandales politiques
sont évoqués.
Commissaire Llob, dans L’automne des chimères, révèle aux lecteurs :
« Le bled est compartimenté en deux zones franches. D’un côté le territoire
des magouilleurs, des lèches-bottes et des maquignons, de l’autre, celui des
illuminés, des pisse-vinaigre et des mangeurs d’enfants. » (L’Automne des
chimères p.104)

Dévoilant l’implication de personnalités réputées et d’industriels connus dans les affaires


criminelles, l’auteur évoque l’alliance contre nature entre les hommes politiques et la Mafia.
L’exemple de Ghoul Malek est édifiant. Lorsque l’inspecteur Dine arrache la cagoule d’un
terroriste, il découvre qu’il s’agit en réalité d’un garde du corps d’un homme politique très
influent dans le pays : Ghoul Malek. Il dit d’une façon claire et nette :
« Un grand nombre d’intégristes fréquentaient le salon des nababs
connaissaient intimement les rouages des hautes sphères. » (Morituri p.142)

Llob met en évidence dans L’automne des chimères l’implication des membres de la police et de
l’armée dans les réseaux de corruption. L’exemple du narrateur de Morituri, appelé à la
Délégation160 afin d’ « acheter » son silence, le justifie amplement.
Il cite aussi Hadi Salem, un autre responsable au sein de la police, dont l’incompétence et la
corruption en sont les caractéristiques principales :
« Il s’est confectionné un certain art dans la falsification des factures et la
corruption. » (L’Automne des chimères p.104)

159
Morituri, p.80
160
Y. Khadra explique ce mot dans un entretien : « Délégation, c’est-à-dire l’armée, puisqu’en temps de guerre tous
les pouvoirs sont délégués à l’armée. » Entretien avec Y. Khadra, Le Monde du 11/01/2001

100
Le narrateur confie également à son lecteur l’incompétence professionnelle des fonctionnaires de
l’Etat et leur inaction. Montrant les clichés et la superficialité des pseudo-responsables, il dit de
Slimane Houbel (le commissaire principal) :

« Monsieur Slimane Houbel trône derrière son tableau de bord encombré


de gadgets téléphoniques, de cartes de vieux et de dossiers tape-à-l’œil car
il faut bien faire croire aux visiteurs qu’un haut fonctionnaire a
constamment du papier sur la planche. » (L’Automne des chimères p.29/30)

En conséquence, c’est sur le terrain fertile du mécontentement et de la perte de confiance de la


population en son gouvernement que se développent les idées et les mouvances intégristes.
Toutefois, les desseins des intégristes ne sont pas, il est vrai, plus purs que les comptes du parti
unique ne sont justes. C’est le ressentiment, la rancœur et les trafics d’intérêt qui font tomber le
village de Ghachimat dans l’intégrisme et le crime collectif, Dactylo, l’écrivain public n’est pas
naïf :
« Islamistes, mon œil. Ils n’ont pas plus de moralité qu’une bande de hyènes. (…) Maurice,
étranger ? Depuis quand, tiens ? Depuis que sa maison est convoitée. », dit-il dans Les Agneaux
du seigneur p.153).

Echec politique, social et culturel, constate les narrateurs. En privant une majorité de la population
de ses rêves et de ses espoirs, le système politique en place l’a rendue vulnérable aux idées
subversives des intégristes. Un des personnages du roman explique le succès du FIS par
l’indifférence du parti au pouvoir :
« Les islamistes, au moins, ont des chances de nous secouer, de nous lancer
sur des grands projets.[…] Avec le FLN, tout est permis certes, mais ignoré.
I-gno-ré ! Tu peux faire naître des houris sur ta guitare, on s’en fout. […]
Ce que j’attends, c’est le changement, la preuve que les choses
s’époussettent, avancent. Dans quel sens, je m’en contrefiche. Mais pas le
marasme. Pitié pas le marasme. Je ne le supporte plus. Alors vivement le
FIS, kho. » (A quoi rêvent les loups p.60)

Ce sont les dirigeants dont la politique a été officiellement « le socialisme », c’est-à-dire l’égalité
des chances et la justice sociale- du moins dans l’imaginaire collectif- qui sont rendus
responsables de la pénible misère des uns et la richesse mercantile des autres.
B.Llob, le personnage principal de la première trilogie, sur un ton de colère, commente un slogan
politique et s’insurge :
« Socialisme scientifique? Mon cul, ouais ! » (Le dingue au bistouri p.140)

101
Ici est mis en accusation le système politique dans son ensemble par Llob, un commissaire de
fiction policière, blasé d’impuissance et un écrivain-soldat soucieux de dire ce qu’il considère
comme étant une clé essentielle du problème : le crime organisé bénéficiant d’une plus que
relative impunité. Fatma Zohra Zamoum abonde dans le même sens et souligne:

« La trilogie de Yasmina Khadra évoque d’une manière claire, au-delà du


crime, les conditions de vie d’un peuple assigné à résidence pour cause
d’absence de droits. Au fond, l’auteur présente en filigrane une crise de
valeurs : quel devenir pour un peuple qui n’a ni contrat social ni justice ?
En faisant la démonstration de l’absence de justice ou de l’impossibilité de
son application, il montre à quoi se réduisent les hommes : à l’instinct de
survie, et quand il n’y a plus que cela pour réguler une société, il n’y a plus
de bien collectif. »161

Y.Khadra déclare dans un entretien: « Dans mon pays, un système avarié a confisqué l’ensemble
des rêves de notre jeunesse pour ne lui laisser que les méandres du cauchemar. Résultat :
l’intégrisme. »162
Le narrateur de L’Automne des chimères confirme bien cela :
« Pendant que les théoriciens traquent ailleurs la chimère, le bled brûle et
les pompiers qui se proposent d’intervenir ne sont autres que des
pyromanes. Ils ont tiré la bonne carte : l’intégrisme. »(L’Automne des
chimères p.158)
Dans Morituri, le meurtrier est relayé par le narrateur qui critique le système politique et le rend
responsable de la situation des Algériens ; dans les autres romans, c’est le narrateur seulement qui
se charge de le communiquer aux lecteurs, les dénonciations directes ou indirectes se lisent à
travers dans les propos des protagonistes :

« Au terme du parcours du commissaire, c’est une Algérie saignée à mort


où nul n’est innocent. Les intégristes comme les terroristes, l’élite comme la
plèbe, tous plus ou moins responsables par la volonté de puissance, goût du
luxe et de prébendes, par fanatisme et inculture ou enfin par lâcheté. »163

L’auteur refuse d’admettre que la haine, l’intolérance et l’ignorance se substituent à l’amour


et à l’intelligence, Hadj Miliani écrit à ce propos:

161
ZAMOUM, Fatima –Zohra. « Roman noir et société », in Le Monde diplomatique, mars 1999.
162
Interview de Yasmina Khadra à propos de la sortie son roman, A quoi rêvent les loups, propos recueillis par
Valérie Pabst, (source Internet : www.fnac.com)
163
KAOUAH, Abdelmadjid. « L’histoire dévoilée de Yasmina Khadra », in Revue du sud, N° 146, octobre/décembre
2001.

102
« L’écrivain renvoie dos à dos deux systèmes, il ne se reconnaît ni dans le
pouvoir d’une élite en total déphasage par rapport à sa société, ni dans les
idéaux extrémistes des terroristes qui organisent le massacre d’une
population innocente. »164

Les agents de la violence politique sont démasqués au fur et à mesure que les enquêtes avancent,
Y. Khadra use d’une technique particulière pour le dire.
D’individuel et sporadique, le crime devient collectif et quasi endémique au tissu social. Il y
plonge lointaines, profondes, ses ramifications et ses racines, montrant ainsi qu’il est
généralement le fait non pas d’un individu bien caractérisé mais d’une organisation criminelle aux
limites indécises.
C’est également le cas des autres romans. Dans Les sirènes de Bagdad, par exemple, c’est avec
son extraordinaire sens de l’évocation que l’écrivain explore le terreau mortifère qui transforme
de jeunes êtres pas forcément ignares en terroristes. Il dépeint aussi l’Irak d’aujourd’hui, victime
d’une double régression : d’un côté la barbarie de l’occupant, de l’autre celle des Islamistes.
Mais c’est l'occupation américaine tout d'abord qui est critiquée. Ses conséquences sur les
personnes et leurs situations sont douloureuses. Elle interrompt brutalement les études littéraires
du héros et son tout jeune amour pour une comparse rougissante. Il est renvoyé à son village à
fleur de désert où « chacun s'agrippe à son semblant de métier pour éviter de péter les plombs ».
Ensuite, la soldatesque américaine, qui écrase les us et coutumes locales sous ses rangers, s'assoit
sur une histoire millénaire avec la bonne conscience d'apporter la civilisation aux « bons
sauvages ».
« Nous étions Pauvres, humbles, mais nous étions tranquilles. Jusqu’au
jour où notre intimité fut violée, nos tabous profanés, notre dignité traînée
dans la boue et le sang…jusqu’au jour où, dans les jardins de Babylone, des
brutes bardées de grenades et de menottes sont venues apprendre aux
poètes à être des hommes libres… » (Les sirènes de Bagdad p.17)

Par cette critique des Américains et de l’Occident, l’auteur tente de montrer, à l’instar de l’Irak,
que l’humanité est otage d’enjeux géostratégiques. La guerre, instrument de domination dans
ce pays, n’est, selon lui, que le résultat d’une quête démoniaque de l’argent et du pouvoir.
« L’Occident, dit un personnage des Sirènes de Bagdad, n’est qu’un
mensonge acidulé, une perversité savamment dosée, un chant des sirènes
pour naufragés identitaires. Il se dit terre d’accueil ; en réalité, il n’est
qu’un point de chute d’où l’on ne se relève jamais entier... » (Les sirènes de
Bagdad p.15)

164
MILIANI, Hadj. « Le roman policier algérien », in Etudes littéraires maghrébines N° 14, op.cit., p. 111

103
Le discours a également une fonction plus immédiate, celle de revenir sur des faits éludés
dans le cours du récit. Les circonstances du combat165, où fut blessé le Goliath dans Les
Hirondelles de Kaboul, sont racontées en détails. C’est l’occasion pour le narrateur de faire
connaître les belligérants (russes vs moudjahiddines), les atrocités de la guerre (morts, blessés…),
et surtout la haine et la vengeance qui naissent des conflits politiques.
Dans Les sirènes de Bagdad, des discussions politiques enflammées sur les Etats-Unis et leur
invasion, sur leurs buts et leurs valeurs, agitent épisodiquement le public populaire du café et de la
mosquée de Kafr Karam.
Le débat intellectuel sur les finalités de la confrontation et les moyens pour les atteindre,
intervient relativement tard dans le récit et concerne peu de personnes (entre l’écrivain le Dr Jalal
et Mohammed Seen)166. Pour des raisons évidentes, les instigateurs dans l’ombre de la tentative
de catastrophe finale, eux, font leur choix en silence et pour des raisons mêlées ou troubles. C’est
alors seulement que l’auteur prend la peine de s’introduire brièvement sur la scène sous la forme
déguisée d’un romancier qui vient porter la contradiction à l’intellectuel médiatique qui prêche la
guerre contre l’Occident après l’avoir longtemps servi et encensé. Sous une forme retenue,
Mohammed Seen en appelle à la vie contre l’instinct de mort, au respect de l’autre, à la voix
solitaire de la conscience : « Nul n’est prophète en son pays (...) personne n’est maître chez les
autres »167.
Dans L’Attentat, Yasmina Khadra plonge d’emblée au cœur du drame palestinien et de l’Intifada.
Il montre également l’iniquité et l’injustice d’une armée israélienne aux abois, destructrice,
colonisatrice, usurpatrice, mais cette attitude semble être justifiée constamment par les attentats
des Palestiniens révoltés. Ils sont certes humiliés au quotidien mais ce sont des Palestiniens qui
ont une idéologie islamiste et qui veulent créer un état théocratique. En effet, c’est
l’endoctrinement et le désespoir qui paraît fournir des candidats au suicide, car comme l'explique
un responsable :

165
Les Hirondelles de Kaboul, p , 36
166
Les Sirènes de Bagdad, pp.321-335
167
Ibid, p.333

104
«Tous les drames sont possibles lorsqu'un amour-propre est bafoué. Surtout
quand on s'aperçoit qu'on n'a pas les moyens de sa dignité, qu'on est
impuissant. Je crois que la meilleure école de la haine se situe à cet endroit
précis. On apprend véritablement à haïr à partir de l'instant où l'on prend
conscience de son impuissance. C'est un moment tragique ; le plus atroce et
le plus abominable de tous […] Ça vous ôte le goût de vivre. Et tant que
vous tardez à rendre l'âme, vous n'avez qu'une idée en tête : comment finir
dignement après avoir vécu misérable, aveugle et nu? » (L’Attentat p.230)

Dans ce roman très palpitant, intense à l’écriture fluide, aisée et dure par endroits, Yasmina
Khadra fustige la politique de Sharon168 avec subtilité. « Sharon est en train de lire la Thora à
l’envers. » (L’Attentat p.250)
En outre, il emprunte les chemins escarpés d’un humanisme qui fait dire à un de ses personnages :
" tout juif de Palestine est un peu arabe, et aucun Arabe d’Israël ne peut prétendre ne pas être un
peu juif. Alors pourquoi tant de haine dans une même consanguinité ?" (L’Attentat p.253).
Mais si le talent de Yasmina Khadra a été une voix dénonciatrice qui relate la tragédie algérienne
durant les années 90, dans la seconde trilogie il met à nu la bêtise des hommes. Il s’insurge à sa
manière contre les politiques : celle de l’occupation américaine, celle de l’injustice israélienne, ou
encore celle de l’obscurantisme des Talibans. Sont démasqués, ainsi, les systèmes politico-
idéologiques. Ils sont considérés comme responsables de la situation sociopolitique du pays et
sont à l’origine du terrorisme et de ses horribles conséquences.

168
Ex-Premier ministre d’Israël.

105
2- Le religieux

C’est un genre de discours qui se différencie des autres formes par le fait qu’il est créé par
les acteurs religieux, afin de persuader et de manipuler la société. Comme forme spécifique de
communication, il est une forme spécifique qui assure la manipulation des gens.
Dans les textes de Khadra, les représentants de ce discours sont le cheikh (Cheikh Abbas et
Cheikh Redouane dans «Les agneaux du Seigneur»), l’imam (l’imam Marwann dans L’Attentat)
et le mollah (Mollah Bashir dans Les Hirondelles de Kaboul), ils ont chacun sa place et fonctions
dans la société décrite.
Ce sont soit des prédicateurs enflammés comme Cheikh Abbas, l’imam Marwann , Mollah Bashir,
l’imam Younes (A quoi rêvent les loups) ; soit des sages comme l’imam Salah (Les Agneaux du
seigneur). Dactylo dit de Cheikh Redouane :
« -Le cheikh Redouane s’avère aussi incendiaire qu’un pyromane ». (Les Agneaux du
seigneurp.71)
Leurs discours sont de l’endoctrinement pour la mobilisation. Pour concrétiser ses projets, un
personnage dans A quoi rêvent les loups doit écouter les prêches des imams, il le reconnaît lui-
même :

«Je me laisserais volontiers pousser la barbe, quitte à m’enchevêtrer


dedans, et j’écouterais les prêches fastidieux à longueur de journées, parce
qu’au moins, à la mosquée, j’ai l’impression que l’on s’adresse à moi, que
l’on se préoccupe de mon avenir, que j’existe. » (A quoi rêvent les loups
p.60)

Il ajoute « Ils savaient si bien dire les choses, les cheikhs … » (A quoi rêvent les loups p.106).
Nafa, avant de rejoindre le maquis, devait subir une formation idéologique, « il lisait des ouvrages
religieux, priait beaucoup et ne se lassait pas d’écouter les prêches de cheikhs égyptiens,
soudanais et orientaux. » (A quoi rêvent les loups p.189).

Dans «Les agneaux du Seigneur», le retour au village du jeune Cheikh Abbas, un imam radical
fanatisé déchaîne les passions. « Les gens n’ont plus qu’un nom à la bouche : Abbas…Abbas a
dit ; Abbas pense ; Abbas a décidé…» rapporte le narrateur en page 65.

106
La lecture des romans de Khadra fait connaître les stratégies du discours utilisées, elles
ressemblent à celles qu’utiliserait l’homme politique comme :
La stratégie du silence (« dans un silence assourdissant » p.15), celle de la raison suprême (« Qui
oserait se mesurer à la colère Dieu ?» p.74), les différentes sortes de parole : parole de promesse
et son pendant l’avertissement, la parole de décision pour corriger et punir, la parole de
justification pour légitimer, la parole de dissimulation.
Dans Les Agneaux du Seigneur, le prêche de cheikh Redouane, membre éminent du parti
islamiste, stigmatise les abus du Pouvoir et déplore le manque de dignité de la société algérienne :
« - J’ai levé les yeux par-delà la colline et j’ai vu un horizon bilieux, un ciel
compromis. Et j’ai compris pourquoi la sécheresse sévit dans notre pays,
pourquoi la terre a tremblé à El-Asnam, et pourquoi elle continue à frémir
sous nos pieds aujourd’hui…J’ai dit : Peuple d’Algérie, que fais-tu sous les
décombres ? Pourquoi as-tu baissé ta garde ? » (Les Agneaux du seigneur
p.69)

Dans Les Hirondelles de Kaboul et L’Attentat, le prêche semble être le moyen approprié pour
persuader mais aussi endoctriner la population.
Le mollah Bashir, dans les Hirondelles de Kaboul, prédit dans un prêche l’union des musulmans
par le biais de la parole.

« Il n’ y a aucun doute, désormais. La Parole juste retentit aux quatre coins


du monde. Les peuples musulmans rassemblent leurs forces et leurs
convictions les plus intimes. Bientôt il n’y aura qu’une seule langue sur
terre, qu’une loi, qu’un seul ordre… », dit-il dans Les Hirondelles de
Kaboul en page 73.

Il vilipende cet Occident dépravé où règne le profit, les valeurs financières, la tyrannie des riches,
l’entreprise à la place de la famille, et appellent au châtiment des âmes perdues. « L’Occident a
péri, il n’existe plus. Le modèle qu’il proposait a failli. (…) C’est une supercherie, l’Occident,
une énorme farce en train de se disloquer. », dit-il en pages 73-74.
Cheikh Marwann, dans l’Attentat, dont le discours est « ponctué de cris extatiques et d’ovations »
(p.125), invite son auditoire à une remise en question et a honoré la religion islamique. Le
religieux apparaît dans de la parole dirigée.

107
« Qu’aurons-nous à répondre lorsqu’il nous sera demandé, à nous tous,
grands et petits : Qu’avez-vous fait de votre vie, qu’avez-vous fait de mes
prophètes et de mes générosités, qu’avez-vous fait du salut que je vous ai
confié ? » (L’Attentat p.126).

Montrant le rôle de la religion dans le processus d’autodestruction, le narrateur dans les Agneaux
du seigneur distingue deux clans :
- Les Anciens qui avaient une juste idée de Dieu (comme Sidi Saïm et l’imam Hadj Salah) :
Kada, demandant à Hadj Salah une fetwa pour décréter la guerre sainte, mais l’imam, sage et
pacifiste, répondit : « Je ne suis qu’un imam de campagne dont le modeste savoir s’étiole … »
(p.126)
- L’autre clan, celui de la nouvelle génération comme le jeune cheikh Abbas: « Les gens n’ont
plus qu’un nom à la bouche : Abbas… Abbas a dit ; Abbas pense ; Abbas a décidé… » (p.65)
Il harangue la foule devant la villa des Xavier.
Son discours d’endoctrinement est orienté vers les jeunes dont « les barbes se hérissent, les
poings se crispent et les poitrines explosent » (p.70) dès qu’ils entendent la voix de leur Imam..
Ainsi, le religieux dans ces textes met en scène tout autant sa charge métaphysique que politique.
Dès les premières pages de Morituri, Brahim Llob distingue le « musulman » de l’ « intégriste ».
« - On dit que vous êtes pieux, monsieur Llob ?
-Ça du bon.
-Islamiste ?
-Musulman.
-Tiens, tiens… » (Morituri p.36)

Le religieux semble pouvoir s’entendre selon deux acceptions en ce qu’il relève soit de l’espace
strictement individuel, soit d’une dynamique collective.
Le langage recherché, obéissant à des lois particulières cède la place à un autre ordinaire,
purement référentiel et qui renvoie le lecteur au monde extérieur.
Des termes et expressions relevant de la culture ambiante, et du moment, sont employés par le
narrateur pour faire plus vraisemblable comme par exemple:
- « Taghout » : impie et dictateur, mot employé par les islamistes et désignant les employés du
gouvernement (Morituri p. 60, Les agneaux du seigneur p.28, A quoi rêvent les loups p.179...).
-« boughat » (A quoi rêvent les loups p.227)
-« La charia » (// // p.223)
-« une fatwa » (// // p.126)

108
-« les hadiths » (// // p.226)
-« la fatiha » (// // p.259)
- « DEMONcratie», (Les agneaux du seigneur p70). Le jeu de mots est significatif : démon, terme
religieux, c’est-à-dire satan au lieu de démos, mot d’origine grecque : peuple.
Ces exemples, inscrits dans un discours assertif, permettent de relever le cadre référentiel des
textes de cet auteur, mettant en scène un Islam où le « jihad » est le maître mot, la simple
évocation de Dieu permet de changer, dans l’imaginaire de l’ intégriste, l’homicide en sacrifice
pieux.
Des expressions religieuses sont rapportées comme « Allahou aqbar », expression qui
généralement appelle à la prière et/ou la guerre est employée pour s’insurger dans Les Agneaux du
Seigneur (p.69) alors que dans Les Hirondelles de Kaboul à deux reprises. Lorsqu’un mollah
prend la parole avant la lapidation d’une femme victime accusée de pratiquer la prostitution («
Allahou aqbar ! s’écrie-t-on au fond de la foule » page 15), la seconde fois, lors du prêche du
mollah Bashir où il mobilise la troupe : « -Allahou aqbar ! s’ébranle l’assistance. » (p.75)
Dans les deux exemples, l’expression entraîne la réaction de la foule, l’assistance, c’est la guerre
à l’immoralité.
Outre la charge religieuse que le texte dénote, L’Automne des chimères souligne également
l’arrivée dans un but de justice et d’équité d’une multitude de califes qui sont annonciateurs de
l’apocalypse et porteurs de violence. Le narrateur fait part de l’ « avènement des Califes »
(L’Automne des chimères p.146) ce qui suggère tant l’accession à la souveraineté que la venue
d’un messie, « el mehdi ».
Perçue par un imaginaire qui veille à faire de l’Islam une religion « jihadiste », où la guerre serait
donc le leitmotiv absolu, la religion musulmane devient en effet le support de ces dérives
intégristes :
« -Qu’attends-tu exactement de moi, fils des Hilal ?
-Une fatwa
-Je n’ai pas l’érudition requise. Je ne suis qu’un imam de campagne dont
le modeste savoir s’étiole et dont la mémoire est de plus en plus défaillante.
-Tu es l’imam du village depuis quarante ans, intervient Tedj exaspéré par
la volubilité emphatique et superflue de Kada. Tu es juste et éclairé. Nous
voulons que tu décrètes la guerre sainte. » (Les Agneaux du seigneur p.126)

Face à ce discours, les réactions diffèrent d’un personnage à un autre, et d’un roman à
l’autre.

109
Amine Jaâfari, dans l’Attentat, ne rencontre pas un seul Palestinien qui tient un autre discours que
celui des islamistes, critique cette vision et se révolte contre eux, mais il le fait parce que sa vie
personnelle est cassée, et non pour des convictions idéologiques de rapprochement entre
démocrates palestiniens et démocrates israéliens.
En revanche, dans À quoi rêvent les Loups, les jeunes désœuvrés et vulnérables sont attirés par le
discours islamiste accueillant et généreux, qui semble donner sens à leur vie, surtout lorsqu'ils ont
été confrontés à la richesse insolente des parvenus, c’est la désillusion :
« À la Casbah, il était exclu de trouver quelqu'un pour vous réconforter
sans lui donner l'occasion de vous endoctriner. On abusait des états d'âme
des "égarés" et profitait de leur fléchissement pour les atteler à la
mouvance. A cette époque, chacun se découvrait la vocation d'un gourou.
De jeunes imams façonnaient les mentalités à leur guise, partout, dans les
cafés, les écoles, les dispensaires, les cages d'escalier, traquant les
ressentiments, investissant les consciences. Impossible de prendre son mal
en patience. Un simple grognement, et les émules vous entouraient de leur
sympathie avant de vous livrer, sans crier gare aux artisans du Salut
».(P.119)

Et, dans les Agneaux du seigneur, les jeunes séduits par les sirènes du terrorisme islamiste seront
exterminés dans les montagnes lors de ratissages de l’armée, les autres, ou tout au moins ceux qui
auront échappé aux carnages, auront perdu leurs illusions, leur village, leurs amours: «Le paradis,
nous l’avons laissé derrière nous. Les veillées tardives, les noces dans la moiteur de la nuit, les
boutades à chaque coin de rue, les filles qu’on épiait autour des marabouts [...], les troubadours,
le braiment des ânes dans l’épaisseur de l’après-midi... c’était ça le paradis, le vrai, le nôtre,
simple comme bonjour. [...] On nous a remontés comme des réveils et on nous laisse sonner une
vingt-cinquième heure complètement déphasée.» dit Najib à la page 205.

110
En conclusion, l'une des fonctions principales de la littérature, miroir de la société, est de
peindre celle-ci, d'exprimer les aspirations d'un peuple, de décrire et de thématiser ses problèmes,
ses conflits et ses contradictions, bref, de dire le mal passé ou et aussi actuel.
Mêlant habilement romance, intrigue policière et satire politique, les romans de Khadra donnent la
mesure de l’inventivité de son auteur. Sans gêne, ni confusion, il arrive à passer d’un genre à
l’autre comme d’un discours à l’autre.
Le discours fictionnel de Khadra tente d’explorer tous les possibles nous donnant à lire et
comprendre le réel. Il s’attache, ainsi, à peindre les sociétés où le mal politique s’est partout
insinué. Il évoque, analyse et révèle les malheurs de gens déchirés par les conflits politiques. Les
faits sont racontés tels qu’ils sont vécus.
Le texte de Y. Khadra devient alors un discours sur le réel politique, plus encore, discours social à
double registre.
Ce discours qui réduit au maximum l’écart de lisibilité entre la fiction et la réalité sociale pourrait
être un signe incontestable des mutations esthétiques du genre littéraire. De là, la liaison entre la
poétique romanesque, c’est-à-dire la littéralité du roman, et l’expression idéologique se
métamorphose.
Les personnages de Y.Khadra sont engagés dans une quête au service d’une pratique ou d’un
comportement social selon l’idéologie déterminée et qui est susceptible d’être soumise à une
interprétation éventuelle et, de ce fait, génère diverses opinions issues d’un savoir social,
historique et politique partagé, pour l’auteur :
« (…) ce qui est significatif, c’est l’engagement littéraire qui vous permet
d’écrire avec intensité et authenticité. Je n’accorde pas d’importance à la
querelle des styles. La preuve, j’en utilise plusieurs en fonction des
atmosphères que je veux créer dans mes textes. Une œuvre ne se réduit pas
à sa catégorie. Un roman ne s’évalue pas à travers son volume. La
volubilité n’est pas obligatoirement un critère de qualité, le laconisme n’est
pas forcément un manque de souffle. Un livre ne vaut que par la dimension
qu’il donne aux choses et aux êtres qui nous entourent. »169dit-il.

169
LAFIFI, Mehdi. « Nous sommes les otages d’une histoire travestie », in Liberté, 27 mai 2004.

111
A travers une écriture réaliste, voire vériste ; l’auteur emploie des indices et des repères
référentiels qui consolident le discours social réaliste et présentent un discours littéraire
spécifique.
Aussi, son écriture, qui est traversée par un double langage, une dualité discursive et une duplicité
référentielle, elle inscrit tout le sens de l’œuvre laquelle est un témoignage, mieux encore un
indice révélateur du désir d’immortaliser un vécu.
Mais, la force de l’auteur reste son double regard d’écrivain et de « radiologue ». En fin
observateur et analyste des phénomènes politiques, il donne à lire une des réalités et situations
morales et politico sociale réelle.

112
Troisième partie

Ecriture du politique

113
1-La titrologie

1-1-Approche titrologique théorique

De la littérature à la critique littéraire, les titres ont fait l’objet de nombreuses analyses dans
des domaines différents comme les travaux de J.Ricardou, G.Genette, R.Barthes, C.Duchet,
L.Hoek… Ils montrent l’importance du titre en tant que charnière de l’œuvre littéraire. Pour
G.Genette, le titre est au seuil de l’œuvre d’art faisant partie de ce qu’il appelle « le paratexte».
Est nommé « paratexte » toute production textuelle d’un auteur susceptible d’éclairer la
production et la réception d’un texte donné. Le paratexte, dit Genette, est une zone intermédiaire
entre le texte et le hors-texte, un seuil dont le critique ou l’interprète doit tenir compte en toute
conscience- car, par ailleurs, il franchit souvent sans s’en rendre compte.

Le titre a une valeur importante dans la couverture du livre en tant que porte qui s’ouvre au
lecteur. Pour C.Duchet, le titre est la charnière de l’œuvre littéraire et du discours social. C’est
grâce au paratexte qu’un texte se fait livre et s’accroche aux lecteurs.

« Interroger un roman à partir de son titre est du reste l’atteindre dans


l’une de ses dimensions sociales, puisque le titre résulte de la rencontre de
deux langages, de la conjonction d’un énoncé romanesque et d’un énoncé
publicitaire. » 170

A partir de C.Duchet, on emploie le terme de « titrologie moderne » comme ensemble un peu


complexe du paratexte. L.Hoek, dans La marque du titre, fait une étude sémiotique « des marques
laissées par le titre sur le texte ». Il rappelle que la titrologie171 a acquis depuis un certain nombre
d’années une place importante dans l’approche des oeuvres littéraires, surtout depuis l’entrée de la
pragmatique dans le champ de la littérature ; et différentes définitions du titre ont été élaborées à
cet effet. Celle de C. Duchet paraît être la plus intéressante. Pour lui, le titre du roman, « ...est un
message codé en situation de marché : il résulte de la rencontre d’un énoncé romanesque et d’un
énoncé publicitaire ; en lui se croisent nécessairement littérarité et socialité : il parle de l’œuvre
en termes de discours social mais le discours social en terme de roman.»172.

170
DUCHET, Claude. « Eléments de titrologie romanesque », in Littérature n°12, décembre 1973 -
« Introduction.Position et Perspectives » dans Sociocritiques, Paris, Nathan Université, 1979.
171
HOEK, Léo H.. La marque du titre : dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle. Paris, Mouton, 1981.
Cité par J-P Goldenstein in Entrées en littérature, Paris Hachette, 1990, p.68
172
Ibid.

114
Le titre se présente pour C.Duchet respectivement comme « emballage », dans le sens où il
constitue un acte de parole performatif car « il promet savoir et plaisir », « mémoire ou écart »
dans la mesure où il remplit une fonction mnésique : le titre rappelle au lecteur quelque chose
(oriente la lecture) et enfin « incipit romanesque » en tant qu’élément d’entrée dans le texte.

De plus en plus travaillé par l’auteur mais aussi par l’éditeur pour répondre aux besoins du «
marché littéraire », le titre constitue la porte d’entrée dans l’univers livresque et participe de la
médiation entre l’auteur et le lecteur. Il annonce à la fois le roman et le cache. Il joue donc un rôle
important dans la lecture. En effet, le titre partage un rapport de réciprocité avec le texte dans la
mesure où celui-là constitue « une source d’interrogations » et vice versa à la suite de la lecture
du texte.

Nous adoptons ici le point de vue de Genette : « Un lieu (tardif ou non), un objet
(symbolique ou non), un leitmotiv, un personnage, même central, ne sont pas à proprement parler
des thèmes, mais des éléments de l'univers diégétique des oeuvres qu'ils servent à intituler. Je
qualifierai pourtant tous les titres ainsi évoqués de thématiques, par une synecdoque
généralisante qui sera, si l'on veut, un hommage à l'importance du thème dans le contenu d'une
oeuvre, qu'elle soit d'ordre narratif, dramatique ou discursif.»173.

Partant de ces indications, nous essayerons de déchiffrer les « messages codés » dans l’œuvre de
Yasmina Khadra.
Plutôt que de procéder par genre et par année de publication, il serait peut être judicieux de
procéder par types de construction à partir de regroupement de titres.

173
GENETTE, Gérard. Figures III, op.cit., p. 78

115
1-2 Les titres de Y.Khadra

Dans l’ensemble, l’œuvre de Yamina Khadra ne contient pas beaucoup de données para
textuelles : Un seul roman est préfacé174.Les éléments du paratexte se limitent aux noms de
l’auteur et de l’éditeur, aux titres, aux dédicaces et à des indications sur le genre (policier :
Morituri, Double Blanc, L’Automne des chimères). L’analyse qui suit consiste en un premier lieu
à repérer les éléments hétérogènes autour du texte, et à les définir dans un premier temps, puis à
en préciser les fonctions.

1/Morituri 175 :

Ce titre est une reprise des paroles des gladiateurs romains dans l'arène à l'empereur avant
le début des combats : « sujet Aue imperator, morituri te salutant »176, qu’on peut traduire par :
« Salut, maître, ceux qui vont mourir te saluent (Ceux qui te saluent vont mourir) ». Mais dans le
roman, il n’y a ni romains, ni César, ni encore de soldats de l’empire.

La lecture possible du titre Morituri (rien a voir avec le film Morituri de Marlon Brando
sorti en 1965) s’oriente plutôt vers le procédé de composition (l’expression homonyme): morituri
serait le rassemblage de deux termes : mort(s) et tuerie (s).

Il s’agit d’un titre « énigmatique » et abstrus, qui ne dévoile pas le contenu du roman et laisse le
lecteur interrogatif, ce qui nous mène à penser que l’auteur veut certainement provoquer chez lui
un sentiment de mystère en même temps qu’il cherche à attiser sa curiosité. En brouillant les
pistes, le titre qui a un rôle d’accroche laisse le lecteur en suspend. Sa fonction poétique l’attire et
son incompréhension le rebute. Le lecteur est placé devant un genre qui devrait satisfaire son
attente, mais en lisant un pareil titre, à quoi doit-il s’attendre ?

174
Morituri, préfacé par Marie-Ange Poyet.
175
L’auteur avait proposé à son éditeur le titre de Magog (« Magog avait été écrit dans un état second » in le Monde
du 11/01/2001). C’est une reprise de l’arabe majuj renvoyant à l’expression "Gog et Magog" (en arabe "Ya'jûj wa
Ma'jûj"), mentionnés dans le Coran à propos du récit de dhu el quarnain (Coran 18/94) et aussi comme étant un signe
annonciateur de la proximité de la Fin des temps. Dans le Coran, Dieu a fait allusion à cet ultime déferlement de Gog
et Magog, devant précéder de peu la Fin du Monde : "Jusqu'à ce que déferlent Gog et Magog et qu'ils dévalent de
chaque colline. La promesse vraie [= la fin du monde] sera alors devenue proche…" (Coran 21/96-97).
176
Suét., Claud., 2, 12

116
En s’interrogeant sur le sens de « morituri », pouvons-nous pressentir à partir de ce titre que
le texte est de même nature, c’est-à-dire qu’il suscite l’intérêt en même temps qu’il rend le sens
inaccessible et réservé. Ne somme-nous pas en présence d’une forme de violence textuelle ?

2-Double Blanc :

IL est formé d’un syntagme nominal non introduit par un déterminant, composé d’un nom et d’un
adjectif. Pour Jean-Pierre Goldenstein177, cette forme syntaxique est caractéristique du roman
populaire du début du siècle en France. A priori, c’est un titre qui ne veut pas dire grand chose.
Mais il fait partie de ceux qu’on appelle «énigmatiques » : il ne dévoile pas le contenu et laisse le
lecteur interrogatif.
Titre métaphorique, il renvoie au jeu des dominos. L'auteur se révèle au lecteur sous la forme du
double-blanc, en quelque sorte : un projet virtuel, un devenir incessant, le rêve d'un officier de
police intègre et désormais disparu. Une autofiction au carré, à la fois point de départ, point
d'ancrage. Double-blanc est la couleur d’une pièce d’un jeu connu : le jeu de dominos.
Il s’agit d’un jeu de mémoire et de stratégie qui consiste à évaluer les chances de l'autre,
adversaire et semblable, à poser un domino, selon les dominos qui ont déjà été posés et ceux que
l'on détient encore. Qui pioche le plus et ne parvient pas à poser, perd. Celui qui a le plus de
points à l'issue de la partie est défait... Il y a vingt-huit pièces, autant que de jours dans un mois
lunaire, et autrefois, ces pièces étaient gravées dans de l'os, les dominos rapprochent
dangereusement les joueurs de la mort.

C’est à une partie de dominos que nous invite l'écrivain, en posant ses pièces, le domino n'est
peut-être qu'une pièce retournée et dont plus personne n'ose vouloir connaître la valeur...

177
GOLDENSTEIN, J-P. Entrées en littérature, Paris, Hachette, 1990, p. 76

117
3- A quoi rêvent les loups :.

Ce titre est une phrase verbale où l’état qui marque le procès met des balises au contenu. Le
verbe dans cet énoncé est source d’expansion non pas seulement pour le titre mais aussi pour le
roman. L’interrogation marquée par l’inversion du sujet et le ton, mais non le point
d’interrogation, est directe et partielle parce qu’elle porte sur l’un des termes de la phrase,
« rêvent », et comporte un élément grammatical interrogatif le pronom, « quoi », placé en début
de la phrase après la préposition, « à ».

Le choix porté sur le mot « loups » est significatif. Le lien entre la culture, la littérature et la
politique semble s’imposer. Le loup est des contes, des légendes et des maximes, le présentant
toujours comme étant un animal diabolique. Une image monstrueuse de l'animal ont fait de lui le
symbole du mal. Cette image, d'abord véhiculée par les mythes et les légendes, est
progressivement entrée dans les cultures avec l'apparition des contes, des romans, du cinéma. En
effet cette image du loup « animal » sanguinaire et (fondamentalement) méchant fait partie des
images que l'on a coutume de voir à la télévision (les publicités).

Le cinéma a aussi trouvé là, un sujet intéressant et si l'on considère le nombre de film présentant
cette image du loup: « Wolf », « le loup-garou de Paris » et même une brève (mais suggestive)
apparition dans « les Visiteurs 2 ».Dans l’imaginaire maghrébin, « il est violence doublée de ruse.
Il est agressivité et mise à mort des enfants »178. On pourrait encore citer plus de romans et
nouvelles présentant cette image mais la liste serait trop longue.

Dans le texte de Khadra, il n’y a pas de loups à vraiment dire, l’auteur a seulement utilisé
l’image, le symbole, pour dire la violence et la folie meurtrière. Il s’agit donc d’un procédé
littéraire : allusion aux comportements de personnages dont le rôle est principal dans le roman, ils
renvoient aux jeunes, aux terroristes, aux politiciens.

Le deuxième terme est le verbe « Rêver », il porte le sens du message, il dote le titre d’une
expressivité particulière par rapport aux titres nominaux. Le rêve est le fondement de tous les
événements du roman.

De manière générale, les religieux et les artistes ont souvent accordé une attention particulière aux
rêves : les religieux perçoivent dans le rêve des signes de bons ou mauvais augures. les artistes,

178
BOUHDIBA Abdelwahab. L’imaginaire maghrébin, Tunis, maison tunisienne de l’Edition, 1977, p.28

118
quant à eux associent souvent le rêve à l’imagination et voient en lui une source d’inspiration. Le
rêve avait pour les deux une valeur prémonitoire. Au contraire, Freud affirme que le rêve est
d’abord une production du passé, pour Jung, c’est la fonction du rêve qui est très importante :

« La fonction générale des rêves est d'essayer de rétablir notre équilibre


psychologique à l'aide d'un matériel onirique qui, d'une façon subtile,
reconstitue l'équilibre total de notre psychisme tout entier. C'est ce que
j'appelle la fonction complémentaire (ou compensatrice) des rêves dans
notre constitution psychique.»179 , écrit ce dernier.

Réunissant un élément humain à un autre non humain, le titre devient métaphorique,


poétique et accrochant. Il revêt en même temps une visée politique et idéologique, il amène le
lecteur à associer « loups » à : « terroristes », « jeunes », « politiciens ». La personnification des
loups fait du roman, un récit qui incarne parfaitement la société humaine dans une autre plus
primitive et animale, laissant entendre que le destin des personnages tient lieu d’une réalité amère
et d’une valeur inhumaine.

Avec un titre énigmatique et un contenu masqué, le lecteur est facilement dérouté par
l’interrogation qui noue le titre autour de l’affrontement entre le désir de vivre et la cruauté du
réel.

La situation du personnage principal et son parcours dans le texte nous fournissent la


réponse à la question posée au départ et éludée à la fin : Les loups ne rêvent plus, ils survivent,
quitte à s’entretuer. L’âme et la conscience ont laissé la place à la bestialité. Hommes ou femmes,
tous guerriers voués à la cause, tous renient leurs propres familles comme une écharde vérolée
que l’on arrache d’un seul coup.

179
JUNG, C.G. « L’homme et ses symboles », Paris , Robert Laffont, 1964, p. 49

119
4-L’Automne de chimères et Les Agneaux du seigneur sont construits syntaxiquement de
la même façon : formé d’un syntagme nominal : l’automne, les agneaux ; et suivi d’une
préposition (de) et d’un autre syntagme nominal chimères, seigneur. Le premier titre est formé de
deux lexèmes appartenant à deux registres différents : le temps ou la saison, la mythologie ou
chimère. Ce dernier est devenu, de nos jours, un mot fourre-tout, davantage source de confusion
que d’information. On l’utilise aussi bien pour désigner un gang organisé, qu’une foule pillant des
magasins, ou qu’une bande d’enfants des rues en quête de monnaie…“Chimè" en créole a un sens
très particulier, très différent du terme français dont il dérive : il désigne l’homme qui a de la
colère en lui. En français, une chimère est une illusion, une imagination vaine.

« L’automne » est considéré comme étant la saison des romantiques : Agrippa d’Aubigné
établissait dans ses poèmes la correspondance entre la mélancolie et la chute des feuilles et A de
Lamartine en retiendra l’image du déclin et du deuil :

« Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature

Convient à ma douleur et plaît à mes regards »180

C’est la saison où sont réunis les éléments les plus sombres :

« C’est la saison où tout tombe

Aux coups redoublés des vents ;

Un vent qui vient de la tombe

Moissonne aussi les vivants »181

Les poètes symbolistes comme Baudelaire ou Mallarmé reprendront ce thème dans leurs
poèmes : « Poésies, « l’azur ».

Dans l’imaginaire populaire et plus exactement celui du monde paysan, cette saison renvoie
plutôt à l’idée des grandes promesses, du début de la vie (automne : temps des labours et
semailles). Le paysan commence l’année dès l’automne et se montre optimiste dès les premiers
gestes et contacts avec la terre.

180
LAMARTINE Alphonse, Méditations poétiques, « l’Automne »,1820.
181
LAMARTINE Alphonse, Harmonies poétiques et religieuses, II, 1, « Pensée des morts », 1830.

120
L’association des deux termes (automne + chimères) fait penser au travail de création
accompli par l’auteur. En effet, relier le réel et l’imaginaire est une opération d’imagination voire
de l’absurde.

Le second titre est composé de deux lexèmes « agneaux » et « seigneur », il reste


énigmatique et en même temps métaphorique. L’association d’un animal connu par son pacifisme
et sa douceur (« doux comme un agneau ») et d’un titre désignant la seigneurie (régime féodal ou
registre religieux) pousse à vouloir comprendre qui sont les agneaux et qui est le seigneur ?

A visée politique et idéologique, ce titre ne désigne pas les héros et leur environnement. Le
lecteur peut associer « agneaux » et « seigneur » à « victimes » et « maître », car la construction
du syntagme nominal est fondé sur une relation d’analogie entre les actants du titre et ceux du
contenu. Les premiers substituent les seconds comme point de départ et comme construction
imaginaire. Pris au sens propre, le cliché presque figé, « l’agneau du seigneur », fait penser à une
perception religieuse existant dans les religions monothéistes (Christianisme, Judaïsme et Islam).

Les historiens notent que dans le langage biblique, il est fait souvent référence au seigneur (dieu)
et aux agneaux, symbole des fidèles. L'agneau représente aussi l'innocence et le manque de
réflexion (les moutons de Panurge Rabelais).

Dans le texte, personnifiés (Sarah, Allal Sidhoum, l’Imam Salah…) et subissant les affres
de la vengeance et du fanatisme religieux, les agneaux sont des proies faciles. Ils sont sacrifiés
pour rendre grâce au seigneur Cheikh Abbas : un personnage âgé de 25 ans. Le narrateur le
présente ainsi : « le cheikh Abbas, le plus jeune imam de la région, trône au fond de la salle, le
regard profond et le chapelet à la main. Ses ouailles se coudoient autour de lui, couvant en
silence ce personnage charismatique. » (Les Agneaux du seigneur p.28)

A Ghachimat, la guerre sainte a été décrétée, et les premiers cadavres cruellement mutilés sont
apparus. Les « agneaux du Seigneur », se transforment en bêtes sauvages incontrôlables. « Le
règne de la terreur a commencé. La vallée entre dans un monde parallèle, jalonné d'atrocités. »
(p.129) raconte le narrateur.

121
Enfin, ce titre peut être relié en raison de sa similitude avec des titres très connus comme
Le seigneur des anneaux(The Lord of the Rings) ( un roman en trois volumes de John Reuel
Tolkien paru entre 1954 et 1955) et Le silence des agneaux(The Silence of the Lambs) ( un film
américain, réalisé par Jonathan Demme en 1990 et sorti en1991).

5- Les Hirondelles de Kaboul et Les Sirènes de Bagdad sont construits sur le même modèle
que les précédents. Mais ces deux titres qui situent l’action géographiquement en des lieux, loin
d’être neutres, ont le mérite d’attirer l’attention sur les lieux des Histoires : Bagdad et Kaboul.
L’auteur fait entrer en jeu un facteur important : l’actualité, à travers la situation de l’Afghanistan
et de l’Irak. Le titre donne un aperçu du contenu et tente d’accrocher le lecteur par un
«emballage» singulier.

Ces deux titres sont fortement connotés. Mais quel est le rapport du titre avec le roman ?

Les textes ne traitent pas de la vie des hirondelles ni celle des sirènes. C’est encore des images
métaphoriques. Mais en même temps l’entraîne dans un univers qui ne correspond pas à celui
annoncé. Il exerce une rupture entre le texte et le paratexte. Ce rapport est assez significatif : le
choix des hirondelles ou des sirènes n’est pas fortuit. Les hirondelles sont les messagers du
printemps et les sirènes sont des animaux fabuleux « mythiques », auxquels on attribue un sexe
(elles sont femelles) et auxquels on attribue un dangereux pouvoir de séduction.

À dominante thématique, ces titres annoncent des thèmes tragiques. En effet, nommés et
désignés dès le départ, Kaboul et Bagdad sont mises en avant. Deux fronts sanglants que l'écrivain
unit comme pôles de l'incompréhension entre l'Orient et l'Occident avec, au centre, le terrorisme
et l’intégrisme. L’auteur a travaillé les deux titres en mettant en exergue deux symboles : les
hirondelles et les sirènes. Selon les auteurs du dictionnaire des symboles182, l'hirondelle est le
symbole du renoncement et de la bonne compagnie dans l'Islam. Dans cet article, on apprend
aussi que chez les Persans, le gazouillement de l'hirondelle sépare les voisins et les camarades.

182
CHEVALIER, Jean ; GHEERBRANT, Alain. Dictionnaire des symboles, Paris, Ed.LAFFONT, 1997.

122
Elle signifie solitude, émigration, séparation, sans doute à cause de sa nature d'oiseau migrateur.
Dans le roman, l’on pourrait penser que les hirondelles, symbole d'espoir et de renouveau,
renvoient à ces femmes voilées de bleu. Sur la couverture figurent deux femmes afghanes vêtues
de tchadors ou bourkas bleus et pressant le pas dans un décor de désolation et de ruines. Dans les
hirondelles de Kaboul, il est aussi question de la condition de la femme musulmane en général, et
de l'afghane en particulier qui est la première victime du système sociopolitique en place.

Toutefois, dans le texte, il n’y a pas une description des hirondelles. Ce n’est qu’à la page 14 que
nous découvrons son premier emploi. Il est relié avec la situation de guerre. « Les hirondelles »
sont associées à la peur et l’angoisse, conséquences inéluctables de toute situation de violence, le
narrateur raconte:

« Le ciel afghan, où se tissaient les plus belles idylles de la terre, se couvrit


soudain de rapaces blindés : sa limpidité azurée fut zébrée de traînées de
poudre et les hirondelles effarouchées se dispersèrent dans le ballet des
missiles. La guerre était là. Elle venait de trouver une patrie… » p.14

Dans Les sirènes de Bagdad, l’ambiguïté du mot « sirènes » montre l’intérêt accordé par
l’auteur aux symboles, Le Petit Robert lui attribue deux sens :

« Sirène : 1°Animal fabuleux, à tête et torse de femme et à queue de


poisson, qui passait pour attirer les par la douceur de son chant, les
navigateurs sur leurs écueils. 2° Appareil destiné à produire un son de
hauteur variable, signalant une menace de bombardement en temps de
guerre, et en temps de paix, les incendies… »183.

Le lecteur est dès le départ en face d’une situation ambiguë. S’agit-il des animaux mythiques184
qu’Ulysse a rencontrés dans son voyage Odyssée ? Ou bien est-il question des alarmes des
ambulances transportant les blessés et autres morts?
L’intervention du narrateur confirme bien ce double sens du terme « sirène »:

« - Je l’ai intitulé Les sirènes de Bagdad.


- Celles qui chantent ou bien celles des ambulances ? » (Les sirènes de Bagdad p.87)

183
Dictionnaire Le Petit Robert. Paris, SNL, 1978
184
Dans les récits de la mythologie grecque, la sirène est représentée sous les traits d'une créature mi-femme, mi-
poison. Cette figure légendaire a cependant subi, au cours de l'histoire, de nombreux avatars. De femme ailée au chant
trompeur, attirant et finalement mortel, elle est devenue femme à queue de poisson et à la poitrine séduisante. Les
sirènes entonnent leur chant envoûtant dans l'Odyssée d'Homère.

123
Comme dans la légende antique, les sirènes auraient elles aussi, entraîné le héros à sa perte. Décrit
comme un « monstre » de la mer, avec une tête et un buste de femme, et le reste du corps étant
d'un oiseau, ou suivant des légendes plus tardives et d'origine nordique, d'un poisson, elles
séduisaient les navigateurs par la beauté de leur visage et par la mélodie de leur chant, puis les
entraînent dans la mer pour s'en repaître. Ulysse dut se faire attacher au mât de son navire pour ne
pas céder à la séduction de leur chant.
Au fil de la lecture du texte, il apparaît que Les Sirènes de Bagdad est le titre d’une cassette vidéo
où se produit Faïrouz, la chanteuse qui met en transe le meilleur ami, passionné de luth, du
narrateur, il vient rappeler ironiquement que celui-ci n’aura jamais embrassé une fille et qu’il
meurt « puceau » comme le relève avec dédain un ancien thuriféraire de l’Occident devenu
l’ennemi acharné de celui-ci.
Les Sirènes de Bagdad font peut-être résonner l’espoir parce qu’elles donnent l’alerte et elles sont
trompeuses de l’illusion terroriste qui conduit aux pires écueils…

Ainsi pouvons-nous pressentir, à partir du titre, l’intrusion d’une fable dans une fiction
romanesque ? Les poissons « mythiques » auxquels renvoie le titre semblent énoncer de tragiques
destins, le titre anticipe le récit.

124
6- L’Attentat 185 :

Ce titre est constitué d’un déterminant (le) et d’un nom (attentat). Il s’agit d’un syntagme
nominal commençant par un article défini, ce qui donne déjà une impression de « déjà-lu ». Ce
titre dit « la violence » ou encore « la guerre » sans pour autant désigner le lieu ou encore le
temps.

« Attentat » signifie acte criminel, mais ce sont surtout l’acteur et la victime, leurs
émotions et/ou réactions, qui sont l’objet des discours et des commentaires par les politiciens, les
criminologues, les historiens, voire les écrivains …

L'attentat, comme une béance sans aucune justification n’est pas clarifié, à quoi doit s’attendre le
lecteur ? De quel attentat s’agit-il en fait? De celui israélien qui borne le récit ou de celui arabe
qui se raconte à l’intérieur? Dès le départ, on annonce un cataclysme.

En fait, ce titre se présente comme une démarcation par rapport aux autres titres par sa
formulation « atypique », « il provoque une fonction de rupture s’il se distingue résolument des
titres habituels »186. De quelle rupture s’agit- il? Rupture du ton, rupture de genre ou rupture dans
le discours ou encore rupture dans le mode de communication avec ses lecteurs ?

Il est surtout question de suspense politique aux accents de tragédie antique. Ce roman noir,
commençant et finissant par la violence, provoque des passions d’un côté ou de l’autre, est-ce le
but recherché par Yasmina Khadra ?
Le sujet ou thème, la mort, y est annoncé d’emblée et le titre n’est qu’un pré-texte . L’intention est

donc bien explicitée et le lecteur doit s’attendre à ce que le titre le lui annonce. Ce titre joue plutôt
le rôle de résumé du texte : un attentat-suicide dont le kamikaze est la propre femme du médecin
Amine.

185
Cet ouvrage a obtenu de nombreux Prix : Prix des Libraires 2006, Prix Tropiques 2006, Grand Prix des lectrices
Côté Femme, Prix littéraire des lycéens et apprentis de Bourgogne, Prix des lecteurs du Télégramme, Prix Découverte
Figaro Magazine-Fouquet's, Grand Prix des Lycéens.
186
ACHOUR, C. et BEKKAT, A. Clefs pour la lecture des récits, convergences critiques II, Blida, Ed. du Tell, 2002,
p.73

125
L'approche de l’œuvre à partir des titres a permis de dégager certaines constantes dans les
choix de Yasmina Khadra. Tous les titres constituant notre corpus sont thématiques même si
quelques uns n'entretiennent qu'un rapport rhétorique avec le "contenu" de l’œuvre. Ils sont
thématiques car ils font référence au "contenu" de l’œuvre qu'ils désignent.

- Ils sont de formes variées. L’auteur diversifie la structure (nom sans déterminant, nom avec
déterminant, nom avec déterminant et adjectif…).Mais, mis à part l’Attentat et Morituri, ses titres
se caractérisent par une structure séquentielle double, donnant lieu à lire deux syntagmes
exprimant respectivement un thème et un propos. Un caractère binaire décelable aussi dans les
textes.

-Tous les titres renvoient au référent politique: la crise politique de l’Algérie des années 90 (la
première trilogie), la situation politique internationale et notamment les conflits internationaux
comme celui de l’Afghanistan, ou celui de l’Irak ou encore celui du Moyen Orient (la seconde
trilogie). « Yasmina Khadra est un romancier qui écrit avec les braises de notre temps. Il calque
ses songes sur les convulsions du monde et campe ses décors là où la terre et les hommes
brûlent. »187, écrit Rondeau.

- La formulation des titres est aussi parfois poétique, l’auteur privilégie des titres allusifs et
empreints d’une touche poétique. Dès lors, l’attente romanesque se double d’une attente poétique,
et le travail de l’écriture n’est pas négligé. L’auteur a recours aux symboles, aux allusions et aux
métaphores. Dans ses titres, il est une caractéristique importante : d’une part, la présence des
animaux (agneaux, loups, hirondelles), et d’autre part, celle des images mythologiques (les
sirènes et les chimères).Comme les « agneaux » et les « loups » sont les deux métaphores les plus
expressives pour décrire la situation bestiale à laquelle est réduite « la grande humanité » en
Algérie ; « les hirondelles », renvoient quant à elles à la réalité de la femme afghane.

Le glissement entre les univers, la réalité et la mythologie, s’opère donc par le système des images
et autres métaphores.

187
RONDEAU, Daniel. « Ecrits sur des braises », in L’Express, 06/09/2005

126
L’effet sémiotique est alors justement créé dans la construction des titres de ses romans par
la détermination : une dualité et une ambivalence caractérisent dès le début l’appareil rhétorique
de Y.Khadra. L’univers poétique de l’auteur baigne dans cette atmosphère duelle, un dualisme
caractérise la poétique de l’auteur.

Le titre partage un rapport de réciprocité avec le texte dans la mesure où celui-là constitue
« une source d'interrogations dont [celui-ci] constituera la réponse » et vice versa à la suite de la
lecture du texte. Mais pour Leo Hoek, « il ne s'agit pas simplement de remplacer les sens
possibles du titre par un seul sens, le juste, ni de désambiguïser le titre, mais plutôt de voir
comment les différents sens possibles sont confirmés dans le co-texte et comment ils contribuent à
fonder le sens pluriel du titre. »188.

Ancrés, certes, dans des réalités politiques bien déterminées, ces titres où tant d’éléments
s’entrecroisent se veulent telle une fable et restent l’exemple le plus frappant puisqu’elle ne prend
son sens que dans le roman qui devient le miroir d’une réalité sociale sur laquelle l’auteur veut
intervenir avec des propos édifiants. Mais, ne faut-il pas dire, ce qui est pour le lecteur une
fonction proleptique, c'est-à-dire d'annonce, est pour l'auteur analeptique, le titre étant
habituellement postérieur au texte quant à la rédaction. Sa fonction métalinguistique et sa
temporalité mensongère donnent au titre des traits préfaciels.

A partir de ces considérations, nous pouvons noter une démarcation de l’auteur. Ainsi, le
titre de chaque roman de Y.Khadra est à la fois stimulation et début d’assouvissement de la
curiosité du lecteur. Comme tout message verbal, il remplit plusieurs fonctions de communication
(selon le schéma de la communication de Jakobson) parmi lesquelles : la fonction référentielle ou
informer, la fonction conative ou, la fonction poétique ou susciter l’intérêt du lecteur. Seul ou
binaire, ce titre se distingue non seulement par son caractère métaphorique mais surtout renvoie à
une réalité politique de notre temps. Poétique et politique est donc le titre de chaque roman de
Y.Khadra lequel confirme ainsi le travail littéraire et idéologique du projet romanesque décelable
dans ses textes.

188
HOEK, Léo H. La Marque du titre: Dispositifs sémiotiques d'une pratique textuelle, op.cit.

127
2-Les investissements thématiques

2-1-Poétique de la ville

Importants sont les lieux et les espaces dans la littérature romanesque puisqu’ils sont
producteurs de sens et s’intègrent dans la narration. Lieux de perpétuelles métamorphoses, lieux
de fêtes et de révoltes, lieux de passage autant que d’enracinement, sites privilégiés de l’inconnu,
du vertige, du côtoiement des contraires, les villes ont toujours été une des matières premières de
l’imaginaire poétique.
L’étude de cet espace revêt un caractère capital car « la ville dans la littérature algérienne est
fondement du récit, elle apparaît sous diverses formes. » 189, affirme Z.Belaghoueg.
C.Bonn abonde dans le même sens et pense qu’ « Interroger la ville dans le roman algérien est
donc interroger l'écriture même de ce roman en la spatialité de son énonciation. Et cette
spatialité sera non-lieu ou ubiquité, alors même que le roman se construit autour du désir de dire
le lieu. »190
L’histoire du roman algérien montre bien l’existence du lien indissociable entre récit et espace.
En effet, les romans algériens des années 50 du siècle dernier de Dib, Mammeri, Feraoun,
Benhadouga, Djebar ... décrivaient l’espace de la campagne comme symbole de l’authenticité. A
cette époque, la ville était plutôt considérée comme une création coloniale. Mais, avec « le retour
du référent» 191 , la ville en tant qu’espace de la vie économique, politique, sociale et culturelle n’a
pas cessé d’interpeller le romancier algérien. C’est dans cet espace urbain que les romanciers
particulièrement ceux des années 1990 situent leurs récits.
Y.Khadra en choisissant le polar, genre principalement urbain, déborde la ville pour aller dans la
banlieue, puis erre aussi d’une ville à une autre.
Sa fiction policière déserte résolument les provinces tranquilles, les huis clos feutrés. Elle descend
dans la rue, investit la ville, avec ses rudesses, ses contrastes, sa violence. Elle passe du dedans au
dehors, de l’espace social, de l’espace d’une histoire (un espace convenu) à l’espace de l’Histoire

189
BELAGHOUEG, Zoubida. «Le paysage urbain dans le roman algérien des années 90 », in Cahiers de langue et
de littérature, Poétiques de la ville, N°4, Université de Mostaganem, Département de Français mai 2006.
190
BONN, Charles. « Entre Ville Et Lieu, Centre Et Périphérie : La difficile localisation du roman algérien de langue
française » in Itinéraires d’écriture, Peuples méditerranéens, n°30, Paris, jan- mars 1985.
191
BONN, Charles. « Paysages littéraires algériens des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin », in
BONN, Charles et BOUALIT, Farida (sous la direction), Paysages littéraires algériens des années 90: témoigner
d’une tragédie?, op.cit., p. 10

128
(un espace réel). Cité par Boileau –Narcejac, F. Lacassin affirme que la ville est l’espace idéal et
favorable pour le détective dont les tâches sont souvent compliquées par le criminel.

« (…) La ville est tout à la fois pour le détective sa complice, son adversaire
et sa compagne. Elle est le symbole du fantastique tapi sous le masque du
quotidien… »192

Ainsi, si la ville reste plus que jamais le lieu privilégié du polar, ce n’est plus le centre urbain qui
prime. L’action se passe dans les banlieues, les quartiers populaires, voire marginaux. De
nouvelles couches sociales sont apparues et le corps de la police s’est développé :
« Parallèlement au développement de la ville, on assiste à celui de la police.
D’abord politique (…), elle s’organise en un corps puissant aux ordres de la
propriété. (…) Désormais, le policier est un type social. »193

Même si l’on constate la production de romans policiers dont l’action se situe en des temps
reculés (comme Le nom de la rose d’Umberto Eco), le genre reste lié à la cité urbaine, donc, à une
représentation moderne du monde.
Le roman policier a créé ainsi une nouvelle image de la ville dans le roman d’un simple décor,
elle est devenue fondement.
Dans l’œuvre de Khadra, la ville impose des contraintes. Certaines sont éponymes :
« Kaboul » (Les Hirondelles de Kaboul), « Bagdad » (Les Sirènes de Bagdad), « Alger » (la
première trilogie, A quoi rêvent les Loups).
C.Achour relie même le succès de cet auteur à la place accordée à la ville, « Les romans policiers
qui ont fait la notoriété de Yasmina donnent une place essentielle à la ville d’Alger. » 194, dit-elle.
Chez Khadra, la ville est un espace d’expression de la violence, car ce lieu référentiel dispose
d’un statut symbolique pour tous les protagonistes mis en jeu et explique les affrontements
sanglants. Vie et mort s’y côtoient donc, sans aucune contradiction.
Deux visages se distinguent des descriptions de la ville dans ses textes : la ville réelle et celle
symbolique.

192
LACASSIN, Francis. Mythologie du roman policier, cité par Boileau - Narcejac, Le roman policier, Paris, PUF,
« Que sais-je ? », 1975, p. 14
193
Ibid , p. 25
194
ACHOUR CHAULET, Christiane. « Algers littéraires. Oeuvres Algériennes, 1995-20005 », in Cahiers de Langue
et de Littérature, Poétiques de la ville, n° 4, Université de Mostaganem, Département de Français, mai 2006.

129
2-1-1- La ville réelle

Des indices textuels confirment que l’espace romanesque est bien réel. Le recours aux noms
géographiques issus de la toponymie réelle de l’Algérie (Alger, Bab El-Oued, Hydra…),
d’Afghanistan (Kaboul, Pul-e-Charki, Peshawar, province de Baloutchistan, le Pashtoun…),
d’Israël (Tel-Aviv, Ichilov), de Palestine (Kafr Kanna, Bethléem, Janin, Naplouse), d’Irak
(Bagdad, Bassorah, Falloudja, Mossoul) authentifie les récits et les ancre dans un contexte
spatio-temporel précis.
Le choix de la ville chez Khadra revient à l’aspect politique de ses textes. Ainsi, la ville d’Alger,
de Kaboul ou encore de Bagdad, sont des figures métaphoriques de trois pays : l’Algérie,
l’Afghanistan, l’Irak… Ces villes sont les capitales d’Etats, autrement dit des symboles de pays
d’une grande importance géopolitique.
Alger, dans la première trilogie, est une ville qui fascine, qui obsède, qui révolte, et
finalement qui ne laisse personne indifférent. Son histoire, son architecture, sa monumentalité,
son ouverture sur la mer, sont avant tout, source d’inspiration pour l’écrivain. C’est cette
spécificité qui fera de la ville un personnage central de ses oeuvres, un lieu à l’origine d’une
véritable mythologie.
Dans A quoi rêvent les loups, Alger est comparée à une femme malade, à une femme violée,
porteuse d’un bébé non désiré. Comme elle, la ville bascule de l’autre côté de l’Histoire. C’est la
ville cauchemar, une ville souffre douleur, le narrateur rapporte :
« Alger est malade.
Pataugeant dans ses crottes purulentes, elle dégueulait, déféquait sans
arrêt. Ses foules dysentériques déferlaient des bas-quartiers dans des
éruptions tumultueuses (…).Alger brûlait de l’orgasme des illuminés qui
l’avaient violée. Enceinte de leur haine. Alger accouchait (…). Son pouls
martelait les slogans des intégristes qui paradaient sur les boulevards d’un
pas conquérant », dit-il (pp.91.92-93).

Dans un article consacré aux hauts lieux des romans policiers algériens, M. Benhaimouda relève
que la ville décrite par Khadra reflète bien la société.
Ainsi « Non seulement les beaux quartiers ne sont pas à l’abri de la violence (bien qu’elle y
conserve un caractère exceptionnel) mais ils sont précisément le lieu de la genèse de la
criminalité. C’est particulièrement manifeste dans les romans de Y.Khadra qui pointent les

130
hauteurs huppées d’Alger comme étant à l’origine des inégalités, de la corruption et du crime. »
195
, dit-il en page 47.
Dans cet article, l’auteur précise que la ville dans ces récits comprend des « lieux louches » et des
« lieux sinistres ». Certes, ils sont bien différents mais peuvent toutefois cohabiter :
-« Les lieux louches » sont les cabarets comme « les limbes rouges » situé dans la rue des
Lauriers roses ( Morituri p.38) , les hôtels comme « le cinq étoile » (Morituri p.39), les
complexes comme « Riad El Feth » ( Le dingue au bistouri p. 11, Morituri p.43), les rues comme
« le Belvédère » (Double blanc p.130).
Ce sont des lieux qui dissimulent la corruption matérielle et morale, la prostitution, la laideur et le
crime. Refuges des liaisons interdites, ils sont fréquentés par les affairistes, les négociants…
-Les « lieux sinistres » sont les lieux du crime par excellence, les attentats sont exécutés dans des
quartiers, par exemple au « (…) 14, place de la charité (…) un splendide joyau architectural
érigé au cœur d’un square futuriste » (Double blanc, p.13), à Riad el Feth (Double blanc, p.60),
villa en construction dans la cité des Oliviers (Morituri p.67)
Dans cet espace urbain, nul n’est totalement contre la mort. La guerre règne, aux détonations
des bombes s’ajoute le hurlement des sirènes. C’est une image pessimiste que peint l’auteur dans
ses romans. Pour Z.Belaghoueg « Yasmina Khadra ne décrit pas l’espace que pour le plaisir, tous
ceux lieux qu’il dépeint ne sont pas sans importance, l’émotion de l’auteur n’est pas innocente et
le choix lexical non plus.. »196.
Par rapport aux événements en Algérie, l’image négative de la ville réelle se renforce dans
Morituri et Double blanc.
Dans Morituri, la ville fait fuir le personnage : « Ça fait un bail que l’idée de mettre les voiles lui
trotte dans la tête. Alger lui est devenu une vraie camisole de force. Le quartier ne l’attendrit
plus. », dit le narrateur en page 65.
Elle est surtout marquée par la mort .C’est la « maquette vermoulue » (p.16). Cette image se
renforce aussi par la critique de la situation politique en Algérie : les réflexions critiques du
commissaire Llob, à partir de son observation des rues d’Alger de son appartement ou de son
bureau, de ses impressions confirment bien cela.

195
BENHAIMOUDA, Miloud. « Les hauts lieux du roman policier Algérien », in Cahiers de langue et de Littérature,
Poétiques de la ville, n°4, Université de Mostaganem, Département de Français, mai 2006.
196
BELAGHOUEG, Zoubida. «Le paysage urbain dans le roman algérien des années 90 », op. cit.

131
Commissaire Llob, dans l’Automne des chimères, se souvient avec nostalgie de sa première
rencontre avec la capitale algérienne :
« Je me souviens, la première fois que j’ai foulé le bitume d’Alger, c’était un
vendredi. […]C’était en 1967, une époque où l’on pouvait passer la nuit là
où elle nous surprenait sans craindre pour sa bourse, encore moins pour sa
vie. Ce vendredi-là, le printemps se surpassait. Les balcons fleurissaient et
les filles, entoilées d’oriflammes lactescentes, sentaient chacune un pré.
C’était le temps où le hasard faisait les choses en s’inspirant des jours que
Dieu faisait – des jours heureux. », dit-il en pages 190-191.

Trois décennies plus tard, la capitale algérienne est décrite tristement comme le quotidien du
même commissaire :
« Nous arrivons devant mon immeuble. L’avenue est déserte. Les quelques
lampadaires rachitiques qui s’alignent sur le côté évoquent des spectres
réduits à la mendicité. Une lumière pâlotte auréole leur tête d’un nimbe
consternant » (p.88)

Alger a beaucoup changé, elle est « livrée aux affres de l’incertitude, aux brises désœuvrées et
aux chiens errants. » (p. 89). Ses quartiers, la casbah, Bab el Oued et le port, ne sont plus comme
ils l’étaient auparavant, le narrateur de Morituri s’exprime :
« du balcon où je me laisse aller, je contemple la casbah mordant dans son récif pour échapper
aux rafles des marrées basses, Bab el Oued qui fait songer à une caserne un jour de quartier libre
et le port, plus bas, pareil à un comptoir de tavernier où viennent se féconder les pots de vin.»
dit-il en page 121.
Dans A quoi rêvent les loups, Nafa a retrouvé une autre Casbah : connue comme étant une
cité populeuse et historique, elle a sombré dans l’horreur et la folie, les lieux sont transformés, la
géographie et l’Histoire défigurées. De son côté, la capitale est accusée d’être enceinte de « la
haine des illuminés qui l’avaient violée. »:

« Alger s’aggripait à ses collines, la robe retroussée par dessus son vagin
éclaté, beuglait les diatribes diffusées par les minarets, rotait, grognait,
barbouillée de partout, pantelante, les yeux chavirés, la gueule baveuse
tandis que le peuple retenait son souffle devant le monstre incestueux
qu’elle était en train de mettre au monde. Alger accouchait.
Dans la douleur et la nausée. Dans l’horreur, naturellement. Son pouls
martelait les slogans des intégristes qui paradaient sur les boulevards d’un
pas conquérant. […] Elle mettait bas sans retenue certes, mais avec la rage
d’une mère qui réalise trop tard que le père de son enfant est son propre
rejeton ». (pp.91-92)

132
Analysant le motif de la ville dans A quoi rêvent les loups, Z.Belaghoueg affirme que « Dans ce
roman les représentations spatiales : le grand Alger, La casbah, L’Abîme, sont en rapport avec le
vide du personnage et avec l’évolution de l’Histoire. » 197.
La ville vit un présent de tragédie, ses maux sont le chômage, la crise du logement, la corruption et la
misère. On a l’impression de découvrir « Alger la noire » et non « Alger la blanche ». B.Bechter
écrit à ce propos que :
« Ces "tristes gouaches" que Yasmina Khadra peint dans ses romans noirs
sont à l'opposé des images et des descriptions ensoleillées de la "ville
blanche" comme on appelait Alger pour sa lumière particulière,
descriptions que nous trouvons dans les récits de voyage ou dans les romans
d'auteurs "pieds noirs", mais aussi dans la littérature algérienne. » dit-elle
en page 138.

Alger est alors une ville accablée de douleurs. Ses habitants sont « pareils à des fantômes que les
tombes conjurent et que les maisons renient »198. Elle a subi de nombreuses transformations suite
à cette douloureuse « pagaille ». Dans Morituri, le narrateur peint Alger–la –blanche avec ses
« rides » et où les conditions de vie sont lamentables et inhumaines.
« Quand je songe, explique le commissaire, aux cités-dortoirs qui
pervertissent nos paysages, aux « fourre-gens » insipides à peine délabrés,
où l’on cultive les inimitiés, quand je pense aux bidonvilles qui continuent
de s’étendre dans les mentalités, aux soupiraux béants sur des émanations
sulfureuses, je ne me fais pas trop d’illusions sur les lendemains. »199

La ville est victime des luttes pour le pouvoir. Tous ses symboles et monuments mortifères ont
perdu leur signification. La Casbah, patrimoine historique et universel, est orpheline, meurtrie et
malheureuse.
« Je vois la Casbah, crucifiée dans le parjure, pareille à la carcasse d’une
sauterelle que turlupinent les fourmis. » Morituri p.160

L’expérience des personnages, dans ces espaces mouroirs, est l’enfermement, mais il n’est pas
totalement fermé, on ne peut sortir, justement parce que l’espace n’a pas de limites précises.
L’univers où le sentiment d’insécurité est largement déployé compose une cité au sein de laquelle
l’individu n’est qu’en proie à la terreur. C’est parce que cette instance érige un espace où la
violence prédomine que « Les gens s’autoséquestrent, pour se forger des alibis, (…) un sommeil

197
BELAGHOUEG, Zoubida. Le paysage urbain dans le roman algérien…, op.cit, p.26
198
Ibid, p. 20
199
Morituri, p.127

133
opaque sur les yeux. Alger retourne (dès la nuit tombée,) en enfer. (car) ses saints patrons ne
l’assistent plus. Ses veillées sont funèbres. Le moindre friselis (étant) perçu comme un cri
d’agonie. ». (Double blanc p.35)
Les ouvertures sont fausses. La ville invite à la fuite, tue quiconque veut s’en échapper. Elle
devient une ville tragique au sens de Roland Barthes, c’est-à-dire « un lieu dont on ne peut sortir
sans mourir »200. Le contour indéfini de ces villes rend les actions et les recherches incertaines.
L’homme est en proie à l’errance et à l’erreur, l’enquêteur ne sait plus ce qu’il cherche, il entre
dans le jeu infernal et infini des impossibilités.

L’espace ville apparaît aussi dans les autres romans. Deux villes et un village, riches sur le
plan historique et importantes géostratigiquement, figurent dans Les Sirènes de Bagdad : Beyrouth
et Bagdad et Kafr Karam.
Le narrateur commence par l’évocation de Beyrouth, plongée dans la nuit, métaphore de l’âge des
ténèbres que traverse le Proche-Orient, il écrit :
« Les volte-face de Beyrouth me filent le tournis...Beyrouth est une affaire
bâclée ; son martyre est feint, ses larmes sont de crocodile - je la hais de
toutes mes forces, pour ses sursauts d’orgueil qui n’ont pas plus de cran que
de suite dans les idées, pour son cul entre deux chaises, tantôt arabe quand
les caisses sont vides, tantôt occidentale lorsque les complots sont payants.
Ce qu’elle sanctifie le matin, elle l’abjure la nuit ... et elle court après son
malheur comme une furieuse aigrie qui pense trouver ailleurs ce qui est à
portée de mains... », note-t-il en page 5.

Beyrouth est la volage, la tricheuse, la ville de toutes les perditions. Accoudé à un balcon, le
narrateur domine les artères de cette cité cosmopolite et farceuse, oublieuse de son malheur
comme de ses traditions. Ecumant de dégoût et de colère, il s’apprête à commettre « la plus
grande opération jamais observée en terre ennemie, mille fois plus percutante que le 11-
Septembre » (Les Sirènes de Bagdad p.16)

Bagdad est à feu et à sang, dévastée par les bombardements américains, secouée par l'horreur où
un jeune révolté se retrouve perdu, là où survivre est une lutte quotidienne, ville déchirée,
mortifère, mise à sac, abritant trafics et compromissions. Une cité en décomposition, devenue la
Babylone de tous les trafics, de toutes les violences et de toutes les peurs qui font le lit du djihad.

200
BARTHES, R. Sur racine, Paris, Seuil, 1980, p.45

134
Bagdad de l’après-guerre est une Babylone en ruine, un dédale aux airs d’apocalypse où la haine,
la vengeance, les menaces grandissent sous un ciel immuable, lourd et écrasant. Un lieu de survie
où aucune loi ne subsiste, où nul refuge n’abrite plus ses habitants égarés, coincés entre les
défenseurs suicidaires de la Cause et les brutes en treillis de l’armée. Le jeune homme puisera
dans la folie ambiante et le mépris haineux des autres, la violence inévitable.
Est décrit aussi Kafr Karam : un village d'Irak perdu au milieu du désert et oublié du monde, un
village au milieu des sables où les traditions étaient restées celles d'hier et dont les habitants n'en
étaient pas moins heureux, un petit village au milieu de nulle part. « un coin peinard, au large du
désert » où l’on respirait encore le parfum des temps anciens. Là, la vie est immobile, autarcique,
communautaire et figée autour de valeurs sacrées et de tabous.
La ville chez Khadra est un espace capital pour les protagonistes. Dans L’Attentat, le
narrateur décide d’enterrer son épouse Sihem à Tel- Aviv, lieu d’union mais aussi celui de la
séparation, il s’en justifie :
« J’ai tenu à enterrer Sihem dans la plus stricte intimité, à Tel- Aviv, la ville où nous nous étions
rencontrés pour la première fois et où nous avions décidé de vivre jusqu’à ce que la mort nous
sépare. » dit-il en page 70.
Amine évoque une autre ville symbolique : Jérusalem. Elle réveille en lui d’importants
souvenirs, comme celui de la mort de sa mère :
« C’est une ville que j’ai perdue de vue depuis une douzaine d’années. Son
animation effrénée et ses échoppes débordantes de monde ressuscitent en
moi des souvenirs que je croyais tombés au rebut. Des images fulgurent
dans mon esprit, d’une blancheur tranchante, reviennent tournoyer au
milieu des senteurs de la vieille ville. C’est dans cette ville millénaire que
j’ai vu ma mère pour la dernière fois. », ajoute-t-il en page118.

Cependant, la situation de Jérusalem a changé : « Jérusalem a soif d’ivresse et de soupirants et vit


très mal le chahut de ses rejetons, espérant contre vents et marées qu’une éclaircie délivre les
mentalités de leur obscur tourment. » p.151.
En parallèle, Bethléem, « une grosse bourgade enchevêtrée » (p.147), offre un paysage désolant.
C’est l’image de la caserne que le narrateur retient: « on se croirait dans un immense centre de
regroupement où tous les damnés de la terre se sont donné rendez-vous pour forcer la main à une
absolution qui ne veut pas révéler ses codes. », dit-il en page 120.

135
C’est là où Amine se risque, littéralement, et s’enfonce encore au cœur du chaos, à Janin, ultime
étape de sa descente aux enfers, où il éprouve « la quasi-certitude que les vieux démons sont
devenus tellement attachants qu’aucun possédé ne voudrait s’en défaire. » (L’Attentat p.53)

Si la ville de Khadra est le miroir des évènements (opposition entre ordre et désordre), sa
description est évacuée au profit de l’action et du récit.
Avec Les Hirondelles de Kaboul, il choisit de placer le récit dans le cadre du Kaboul des Talibans,
une ville aux mains du fondamentalisme religieux et qu'il décrit comme « l'antichambre de l'au-
delà. Une antichambre obscure où les repères sont falsifiés, un calvaire pudibond; une
insoutenable latence observée dans la plus stricte intimité. ». (Les Hirondelles de Kaboul p.12)
La cité est dévastée. C’est l’enfermement, l’absence de lumière, d’air, de beau, d’espoir, le gris, le
marron, la poussière, le noir, la sécheresse, les vents chauds et sales, voici le fonds de couleurs qui
dominent dans ce roman. Une ville meurtrie par la guerre tout comme ses habitants, des spectres
à qui le rire est interdit. La ville est fatiguée par des années de guerre:

« Les terres afghanes ne sont que des champs de bataille, arènes et


cimetières. Les prières s'émiettent dans la furie des mitrailles, les loups
hurlent chaque soir à la mort, et le vent, lorsqu'il se lève, livre la complainte
des mendiants au croassement des corbeaux.
Tout paraît embrasé, fossilisé, foudroyé par un sortilège innommable. Le
racloir de l'érosion gratte, désincruste, débourre, pave le sol nécrotique,
érigeant en toute impunité les stèles de sa force tranquille. Puis, sans
préavis, au pied des montagnes rageusement épilées par le souffle des
fournaises, surgit Kaboul... ou bien ce qu'il en reste: une ville en état de
décomposition avancée. » (Les Hirondelles de Kaboul p.7)

Dans ce roman, les nouveaux dogmes imposés par les talibans aux gens comme le port de la
barbe pour l’homme, celui du tchadri pour la femme, génèrent en réalité un espace où « on ne rit
pas dans la rue » (p.78) car « on ne plaisante pas à Kaboul » (p.23), donc un espace où on ne vit
plus même les souvenirs d’une autre vie ont été effacés. « Car Kaboul a horreur du souvenir. Elle
a fait exécuter son histoire sur la place publique, immolé les noms de ses rues dans de terrifiants
autodafés, pulvérisé ses monuments à coups de dynamite et résilié les serments que ses
fondateurs ont signés dans le sang ennemi. » (Les Hirondelles de Kaboul p.82). La mort à
Kaboul, une ville qui se meurt , n’y est qu’une banalité pour Mohsen, le fils de bourgeois qui a
étudié les sciences politiques, comme pour sa femme la troublante Zunaira, fille de notables.

136
Si les descriptions de la ville réelle sont moins nombreuses, elles sont beaucoup plus
longues et plus marquantes que les images symboliques comme l’Alger réel qui se reflète d’une
façon particulière dans les remarques finales de Llob dans Morituri. Alger s’étend devant ses
regards comme une ville accablée de douleur. Son histoire et les événements politiques pèsent
lourdement sur elle :

« Je regarde Alger, et Alger regarde la mer. Cette ville n’a plus d’émotion.
Elle est le désenchantement à perte de vue. Ses symboles sont mis au rebut.
Soumise à une obligation de réserve, son Histoire courbe l’échine et ses
monuments se font tout petits. » (Morituri, p.159)

Dans L’Attentat, l'auteur lève au fil des rencontres le coin du voile sur la situation en Palestine.
L'écriture recourt à la poétique d'un Khalil Gibran dans l'évocation des villes témoins des
désordres entre Israéliens et Palestiniens, comme l'emblématique Jérusalem, qui apparaît
«partagée entre un orgasme d'odalisque et sa retenue de sainte» (p.150), ou Janin qui « n’est plus
qu’une ville sinistrée, un immense gâchis ; elle ne dit rien qui vaille et a l’air aussi insondable
que le sourire de ses martyrs (…) Défigurée par les multiples incursions de l’armée israélienne,
tour à tour clouée au pilori et ressuscitée pour faire durer le plaisir, elle gît dans ses
malédictions, à bout de souffle et à court d’incantations… » (p.219) laissant de la sorte
l'imaginaire transcender la dureté de l'histoire et de l'actualité pour mieux réinvestir les lieux.
L'enquête que mène Amine le conduit au cœur de l'enfer. Janin, Ramallah, les noms sont
évocateurs.
« Le règne de l'absurde a ravagé jusqu'aux joies des enfants. Tout a sombré
dans la grisaille malsaine. On se croirait sur une aile oubliée des limbes,
hantées d'âmes avachies, d'êtres brisés, mi-spectres mi-damnés, confits dans
les vicissitudes tels des moucherons dans une coulée de vernis, le faciès
décomposé, le regard révulsé, tourné vers la nuit, si malheureux que même
le grand soleil d'As-Samirah ne parvient pas à l'éclairer ». 201

Yasmina Khadra parvient aussi à rendre l’âme d’une ville en invoquant uniquement son humeur,
son ambiance sans attarder sur une quelconque description réaliste, par exemple Jérusalem :

« Tour à tour Olympe et Ghetto, égérie et concubine, temple et arène, elle souffre
de ne pouvoir inspirer les poètes sans que les passions dégénèrent, et, la mort dans
l’âme, s’écaille au gré des humeurs comme s’émiettent ses prières dans le
blasphème des canons... », écrit-il dans L’Attentat p.21.

201
Ibid, p.44

137
Enfin, ne faut-il pas dire que la ville, révélatrice de certains tares de la société, est avant tout
une actrice au même titre que les personnages du récit, ainsi que l'affirme CH. Achour : « La ville
est un motif essentiel de l’appréhension du cadre qu’une écriture avance dans le discours qu’elle
tient sur le réel, de la diversité des points de vue et du kaléidoscope infini dont elle est
porteuse.»202, écrit-elle.

2-1-2- La ville symbolique

Chez Y. Khadra, les personnages évoluent dans un espace réel mais aussi symbolique :
Alger, Kaboul, Tel-Aviv, Jérusalem, Bagdad et Beyrouth. Les occurrences dans le corpus
justifient parfaitement le statut romanesque de ces villes que leur confère l’auteur.
Elles sont privilégiées par rapport à d’autres lieux communs, et se présentent comme historiques
de la quête du pouvoir ; d’où les luttes intestines entre les différentes tendances politiques. Cela
peut entraîner une certaine fracture spatiale pour les protagonistes sociaux qui y vivent. Dans leur
esprit, cette centralisation spatiale joue un rôle symbolique puisque leur capitale, lieu mythique et
centre névralgique du Pouvoir, résume tous les conflits historiques.
Mais aussi, Y .Khadra utilise une toponymie imaginaire mais symbolique pour désigner les lieux
de mort et de violence. L’exemple est le lieu central des événements dans Les Agneaux du
Seigneur : le village de Ghachimat203. Ce nom qui est une invention de l’auteur est un mot arabe
avec une graphie française, il peut être traduit par « (le) peuple est mort ».
La bourgade de Gachimat, va, elle aussi, sombrer peu à peu dans l'horreur et se muer en
forteresse :
« La nuit est peuplée de stridulations. Gachimat retient son souffle.
Gachimat retient toujours son souffle quand des réverbères s'éteignent. Cela
signifie que quelqu'un va mourir. Derrière les fenêtres le cœur s'affole. Pas
un bruit dans les ruelles, pas une silhouette…» (Les Agneaux du
Seigneur p.97).

« Le règne de la terreur a commencé. La vallée entre dans un monde


parallèle, jalonné d'atrocités. » (Les Agneaux du Seigneur, p.129)

202
ACHOUR, Christiane. « Algers littéraires. Œuvres Algériennes, 1995-2005 », op.cit., p.89
203
Les Agneaux du Seigneur, Paris, Julliard, 1998.

138
Ghachimat, « assise en tailleur au milieu de ses vergers, pour se croire l'épicentre du
monde » (p.48) plonge dans l'obscurité, dans le noir, dans la violence collective.
C’est aussi le cas de Morituri où est cité le nom du « douar Nayem », mot arabe transcrit dans la
graphie française, et qui veut dire « le village qui dort », mais dormir est une métaphore de la
mort,

« Douar Nayem est grand comme un mouchoir de poche. Six gourbis cariés,
un patio croulant et, en guise de buanderie, un bassin grouillant de
bestioles. (…) Le village est désert. Le petit peuple a fui les exactions des
groupes armés » (p.157) raconte le narrateur.

L’absence de vie, la paralysie, et le chaos caractérisent ce village. La mort a remplacé la vie. C’est
la terreur qui est derrière cette situation catastrophique, d’où le nom « Nayem ».
La ville est donc symbole de la mort (Ghachimat) et de la paralysie (Nayem). Les récits de
Khadra sont déterminés par la dynamique de la violence. Le recours à de tels procédés n’est pas
fortuit, bien au contraire, cela renforce les aspects symboliques de l’espace nommé.
De plus, l’écriture romanesque met l’univers au diapason : tandis que les êtres se heurtent et se
déchirent, les éléments de la nature se déchaînent, l’évocation du décor remplissant une double
fonction de redondance et de dramatisation. Des images symboliques qui dominent la ville
torturée comme le ciel gris et pluvieux et le demi-jour, sont évoquées quand Llob apprend la mort
de son ami, l’écrivain Ait Méziane, ou quand il assiste à l’enterrement de son collègue,
l’inspecteur Serdj.
« Lorsqu’on a commencé à jeter la terre sur le corps de mon collègue, un
nuage s’est arrêté sous le soleil et ça a fait comme un morceau de la nuit
sur la carrière d’un flic. » (Morituri, p.112)

Dans l’Attentat, Amine, dans sa quête de la vérité, doit se déplacer. D’abord, il a conscience qu’il
lui faut passer « de l’autre côté du Mur ». Notons que dans la croyance islamique, le mur
symbolise la protection et la défense : « le mur est traditionnellement l’enceinte protectrice qui
clôt un monde et évite qu’y pénètrent les influences néfastes d’origine inférieure. Elle a
l’inconvénient de limiter le domaine qu’elle enclot, mais l’avantage d’assurer sa défense, en
laissant d’ailleurs la voie ouverte à la réception de l’influence céleste.»204, lit-on dans le
dictionnaire des symboles.

204
CHEVALIER, Jean. GHEERBRANT, Alain. Dictionnaire des Symboles. op.cit., p.653

139
Il peut symboliser, en revanche, la séparation, l’obstacle, l’isolement. Riche en significations
symboliques, le mur a une symbolique polysémique.
Ensuite, il découvre Janin, l’autre ville historique, qui est devenue symbole de désordre, théâtre
d’une guerre sans merci, des batailles rangées, de mort, de l’absurde: « Le règne de l’absurde a
ravagé jusqu’aux joies des enfants. Tout a sombré dans une grisaille malsaine. On se croirait sur
une aile oubliée des limbes, hantée d’âmes avachies, d’êtres brisés, mi-spectres mi-damnés,
confis dans les vicissitudes tels des moucherons dans une coulée de vernis, le faciès décomposé, le
regard révulsé, tourné vers la nuit, si malheureux que même le grand soleil d’As-Samirah ne
parvient pas à l’éclairer. ». (Les Sirènes de Bagdad p.219)
Le désordre est provoqué par la guerre, les attentats, la violence laquelle est une caractéristique du
roman policier. Le but de chaque enquête est la reconstitution de l'ordre:
« Désordre remis en ordre, ordre s'évanouissant en désordre; rationalité
chavirée par l'irrationnel, rationalité restaurée après des bouleversements
irrationnels: voilà en somme l'idéologie du roman policier.» 205, écrit Enest
Mandel.

D’un autre point de vue, la ville symbolique chez Khadra a de multiples fonctions. Ses
descriptions préparent-elles les diverses situations du récit ? Elles renforcent la tension,
dramatisent l’action et intensifient certaines constatations en les soulignant, comme par exemple
le cas d’une description des événements après un attentat devant le commissariat :
« Quelqu’un hurle après une ambulance. Ses cris nous dégrisent. Les gens
émergent de leur stupeur, se découvrent des plaies, des horreurs. Tout de
suite, c’est la panique. En quelques minutes, le soleil se voile la face et la
nuit, toute la nuit s’installe en plein cœur de la matinée. » (Morituri, p.48)

Alger, Bagdad, Kaboul sont semblables dans la réalité et ont une portée littéraire et symbolique.
Bien que le narrateur dans Morituri soit convaincu quant à la beauté d’Alger et le mal des
politiques. « S’il n’y avait pas ces attentats incongrus et cette colonie d’illuminés qui mite les rues
et les esprits, on n’échangerait pas Alger contre mille féeries. » (Morituri p.121) ; il n’en demeure
pas moins que c'est une image pessimiste de la ville que Yasmina Khadra peint dans ses romans.
Les récits sont tellement envahis par les jeux politiques, et institutionnels jusqu’à éliminer parfois
toute autre représentation de l’espace, que la ville apparaît comme un lieu de l’imaginaire

205
MANDEL, Ernest. Meurtres exquis. Une histoire sociale du roman policier, Paris, Librairie La Brèche, 1987, p.
63

140
romanesque, mais un espace qui se trouve réduit à un rôle d’illustration des réalités sociales et
politiques.

Souvent nommés et parfois décrits, ces espaces / symboles trouvent leur crédibilité au
niveau topo sémique. Si la référence au réel semble vouloir conférer au texte une sorte d’étiquette
d’authenticité, l’auteur choisit aussi la toponymie fictive par la création de « néologismes
géographiques » qui sont plus suggestifs et dont le pouvoir d’évocation serait perceptible par les
lecteurs.
L’auteur ne choisit pas au hasard le décor de ses romans. Il laisse apparaître ses propres
sentiments à travers les descriptions où la critique est violence comme l’est la situation politique.
Les rapports de ces espaces urbains avec les agents de la politique révèlent leur importance dans
les textes. Fonctionnant comme des connecteurs de reconnaissance (points de repères), ils ont, à
coup sûr, une incidence sur le principe de cohérence, l’ouverture et la clôture et ont donc une
portée poétique.
Enfin, objet narratif, représentation romanesque de l’ordre économique, social et politique,
l’espace romanesque est aussi un objet poétique et politique.
Z.Belaghoueg écrit à ce propos que « La ville, en tant qu’espace urbain est texte à lire. En
l’écrivant, l’auteur la lit, il lit ce qu’il voit, ce qu’il vit, comme si c’était elle même qui parlait.
Génératrice d’un discours, elle en est aussi le producteur parce qu’elle se dit.» 206 .
Alors l’espace peut être considéré comme un élément textuel à travers lequel le langage
romanesque peut remplir la « fonction poétique », par laquelle le texte est un objet esthétique.
La thématique politique restant au cœur même du discours romanesque, l’espace est en effet
limité au rang d’outil de la démonstration politique. L’espace romanesque est aussi marqué par
les conditions historiques et politiques.
Fortement arrimé au réel, l’imaginaire littéraire de Y. Khadra, dans une perspective de
témoignage et de dévoilement, dit une forme de violence singulière et dénonce un désordre
caractérisant l’espace (Alger, Kaboul, Tel-Aviv, Jérusalem, Bagdad), le temps et les personnages.
L’espace représenté est celui des crises, de conflits. Cet espace paraît comme une arène d’un
combat souvent violent, et un décor vivant qui renvoie aux hommes l’image de leur brutalité.
Espace de crise mais aussi espace en crise pourrait-on conclure.

206
BELAGHOUEG, Zoubida. Le paysage urbain dans le roman algérien des années 90, op.cit.

141
2-2-Poétique de la violence

L’intérêt que porte les sociologues aux études des questions des sociétés montre leur
importance. L'une des questions de la fin du siècle dernier et le début du nouveau millénaire est
celle de la violence. Elle est particulièrement complexe à étudier car ses formes ont varié selon le
temps et les cultures. Dans certains groupes, la violence est tolérée, alors que dans d’autres, elle
est totalement prohibée, bannie. La violence dérange et devient alors scandaleuse.
A chaque étape de l'histoire humaine correspondent des formes de violence particulières. Mais les
conceptions des sociologues et autres anthropologues diffèrent à ce propos.
Certains conçoivent la société comme une construction humaine destinée à faire pièce à la
violence. C'est, par exemple, la stratégie du « bouc émissaire » dévoilée par R. Girard (La
Violence et le Sacré) pour qui le sacrifice, projetant sur un seul les puissances de destruction,
assure une fonction pacificatrice en expulsant la violence hors de la société. C'est - à l'époque
moderne - le principe du « Léviathan » prôné par T. Hobbes : un pouvoir séparé, institué pour
contraindre les passions naturelles et assurer à chacun la sécurité.
Pour d'autres, au contraire, la société « fonctionne » par la violence. Qu'il s'agisse de la violence
« sauvage » au cœur des sociétés primitives où une véritable torture physique est parfois
administrée aux jeunes gens au nom du groupe pour « marquer les corps » (les rituels initiatiques
décrits par P. Clastre dans Chronique des Indiens Guayaqui)... ou de la violence de l’Etat
dénoncée dans des registres différents par K.Marx (dénonciation qui débouchera à son tour sur
l'existence d'une violence d'Etat théorisée dans le concept de « dictature du prolétariat ») ou
M.Foucault (Surveiller et Punir).

Mais, c’est surtout le rapport de la violence avec la vie sociale qui mérite réflexion, pour Slimane
Medhar :

« La violence est indissociable de la vie sociale. L’une induit l’autre comme


l’indiquent le retournement réciproque de l’amour en haine et
l’enchaînement de la vie et la mort. »207

207
MEDHAR, Slimane. La violence sociale en Algérie, Alger, Thala Editions, 1997, p.7

142
Et comme les sciences sociales, la littérature est continuellement à l’écoute des changements
sociaux. Elle n'est jamais très éloignée des comportements des hommes et des femmes qui vivent
en société, de leur vécu, de leurs aspirations et de leurs rêves. La société est une grande source
d’inspiration pour l’écrivain.
La littérature algérienne a été toujours attentive aux bouleversements et mutations de la société.
Le roman algérien des années 90 / 2000 se caractérise essentiellement par sa prise en charge du
réel où la violence est omniprésente.
En effet, celle-ci a inspiré les auteurs algériens qui ont, franchement, parlé de la situation.
Y.Khadra en est l’un d’eux.
Dans ses œuvres qui sont en prise directe avec la réalité de l’Algérie, la violence politique est le
thème majeur de sa production romanesque. Elle constitue un volet important dans la thématique.
Pour Z.Belaghoueg, « chez cet auteur comme chez tous les autres, l’Algérie est au cœur des
romans, et la violence en est devenue un personnage principal »208.
Certes, dans cette recherche, le thème de la violence n’aurait rien de novateur, mais comment
Y.Khadra raconte-t-il la violence du réel ? Comment en conçoit-il son écriture ?

208
BELAGHOUEG, Zoubida. « L’écriture de la violence dans le roman algérien des années 90- 2000 », op.cit.

143
2-2-1-La violence multiforme

Différents indices textuels informent sur une violence meurtrière, ses agents, ses victimes,
ses origines, ses conséquences mais aussi sur les réactions des uns et des autres.
Y. Khadra essaye de mettre la question de la violence dans son contexte de l’action directe. Son
engagement ne s’est cependant pas limité à un travail de simple enquêteur. Ses remarques, courtes
et frappantes, s’étendent à la vie quotidienne en Algérie, en Afghanistan, en Palestine, en Irak.
Ces pays paraissent blessés et traumatisés. Ils sont victimes du mal politique : la souffrance, la
mort et une espèce de chaos.
La matière des romans est la violence multiforme, celle étatique, une autre symbolique, en un
mot une violence qui fait le quotidien des gens.
Ses autres récits traquent enfers et damnations dans la Casbah. « Monstrueuse déflagration » dans
Double blanc, salon de thé explosé par une bombe dans L'Automne des chimères où « Des torches
humaines s'enfoncent dans la nuit, tels des feux follets... » Ses romans pulvérisent les bienséances
nationales, font éclater les régiments de langues de bois à la dynamite.
La violence sous toutes ses formes se voit dans les romans de Khadra où des pages
hallucinantes restituent le chaos et la peur, les exactions, les trafics, les exécutions publiques, les
explosions. L’univers, où est confiné l’individu, est chaotique et les invectives sont finalement
récurrentes.
Dans les hirondelles de Kaboul, Mohcen, se promenant avec sa femme, se verra être victime, au
milieu de la rue, de ces violences physiques, et ce par un taliban qui juge indigne de les entendre
rire, d’autant plus que le mollah Bashir s’apprêtait à prêcher. « Une trique s’abat sur son épaule
(…) pirouette dans l’air et l’atteint au visage. », dit le narrateur en page 70.
S’affirmant telle « une autorité souveraine qui s’exerce sur l’ensemble d’un peuple »209, les
Talibans montrent au sein d’un territoire déterminé, toute la violence légitime à laquelle l’Etat
peut recourir. Pour Max Weber, c’est l’instance étatique qui seule détient le « monopole de la
violence physique légitime » 210. Ainsi, elle permettrait donc de légitimer le pouvoir et affirmer la
puissance symbolique de l’Etat.

209
« Etat », in Encyclopédie Microsoft Encarta.
210
WEBER, Max. Le savant et le politique, op.cit., p.113

144
Cependant, l’œuvre de Khadra met en scène aussi bien la répression excessive que la terreur
absolue.
Les deux parties antagonistes qui s’accusent et s’entretuent sont d’une part les forces de l’Etat et
de l’autre « les rebelles », et au centre la population qui est confrontée chaque jour aux risques
que leur font encourir les criminels. Leurs attentats et assassinats ont pour objectif ; en plus de la
liquidation des cibles, l’intimidation et la psychose au sein des populations si bien que certaines
personnes ne vivent que dans le silence.

Le Pouvoir Le Contre-Pouvoir
Les impies Les frères
Les renégats Les moudjahidine
Les Taghout Les criminels
Les mécréants Les islamistes
Les autorités Les militants de la cause
Les policiers Les intégristes
Les soldats Les terroristes
Les gendarmes Les terros
Les chiens Les hyènes
Les porcs Les khmedjs

L’ensemble de ces vocables confirme le recours de l’écrivain au champ lexical du domaine


politique, religieux mais aussi à des expressions renvoyant au côté bestial, ordurier. Cette façon de
désignation montre le degré de violence et d’agressivité et la reprise honnête du langage utilisé
réellement par les uns et les autres.
Dans L’Automne des chimères, l’analyse de la situation algérienne est interpellatrice. Le courage
de l’homme qui, parce qu’il aime son pays et n’hésite pas à en dévoiler les faiblesses, est
impressionnant.

« Dans notre pays, Mohand, il n’y a que des coupables et des


victimes. »(L’Automne des chimères p.20)

145
Commissaire Llob, narrateur autodiégétique, tel un « radiologue » de la société et de son système
politique, fait un constat amer. Le décor est sombre. L’inquiétude et la peur sont omniprésentes.
Elles gagnent toutes les couches de la société, les personnages de Y. Khadra en sont tous marqués.
Le commissaire, le représentant de la sécurité, considère que «chaque pas est un péril » (Morituri,
p.16). Il reconnaît être saisi par la peur :

« Elle (son épouse Mina) a l’excuse d’être là quand j’ai peur dans le noir. »
écrit-il en page.15

Une angoisse perpétuelle n’a de cesse d’être décrite. L’exemple de la pratique qui vise à informer
l’individu de sa mort prochaine est édifiant. Le narrateur dans A quoi rêvent les loups le confirme
bien en page 150:
« Après les lettres de menace, le téléphone se mit de la partie, excellant
dans l’annonce des représailles »

Aussi, dès les premières pages de Morituri, le lecteur découvre la situation de peur et d’angoisse
que forge la violence absolue. B.Llob raconte :
« Je passe un bon quart d’heure à faire le guet derrière ma fenêtre au cas
où un terroriste s’aviserait de me faire péter ma tirelire-à-préjugés.
Apparemment, la voie est libre (…) Tout me paraît suspect. Chaque pas est
un péril. » (Morituri pp.15/16)

Le fardeau de la situation marque aussi ses collègues. Les membres de la police qui sont
censés être des protecteurs n’en sont pas épargnés. Par crainte des attentats et des enlèvements,
Lino se retire dans son bureau et évite de rentrer dans son appartement à Bab el-oued.
« Il ne rentre pas chez lui, à Bab el Oued depuis qu’un brelan de bombes est
venu prendre les mesures de sa carotide pour lui choisir un manteau
approprié. » (Morituri p.18).

La famille du commissaire Llob, elle aussi, n’échappe pas à cette situation et à ses conséquences,
la peur a gagné son épouse Mina, les années de détresse l’ont fortement affectée. B. Llob en
témoigne et se confie dès le début du roman Morituri :

146
« Aujourd’hui ma pauvre bête de somme a régressé comme les mentalités.
Elle n’a plus d’attrait qu’une remorque couchée en travers de la chaussée. »
(Morituri p.15)

Mina se soucie énormément pour son mari. Elle s’inquiète des dangers qu’il encourt. Elle vit dans
la peur permanente parce que « son mari est tête d’affiche aux olympiades terroristes.» (p. 20).
Elle lui voue aussi une admiration telle que les fondations de la famille restent fortes et résistent à
tout ébranlement.
L’écrivain suit le parcours de la spirale de la violence : aux hold-up (l’affaire des 120 millions de
dollars dans Double blanc), au racket à grande échelle, aux trafics multiples d’armes, de faux
papiers et de drogues dures, se succèdent des massacres d’enfants, des viols collectifs de jeunes
filles, suivis d’égorgement à l’arme blanche (L’automne des chimères).
« Nous savons aussi que tu as racketté un tas de boutiques et enlevé deux
sœurs. Tu vends de la came au profit des groupes armés. » (Morituri
p.118)

«Un groupe d’intégristes a dressé un faux barrage par la route de Sidi


Lekbir. On a tiré sur l’autocar sans sommations. (…) On a enlevé 7 femmes
et 13 enfants. On les a retrouvés, deux jours plus tard, dans un puits,
égorgés deux. » (L’automne des chimères p.133)

« Chez nous, les filles sont violées puis décapitées, des enfants sont
déchiquetés par des engins explosifs. » (L’automne des chimères p.73)

B.Llob, narrateur-personnage, décrit le terrorisme implacable dont les méfaits restent à jamais
profondément gravés dans les mémoires. Il rappelle aussi aux lecteurs qu’avec l’irruption du
terrorisme et de son corollaire le grand banditisme en Algérie, la criminalité s’est amplifiée et la
violence s’est généralisée. Exacerbée avec ses formes de cruauté jusqu’à l’inimaginable, cette
violence dessine les contours de la tragédie algérienne.
« Mon bled n’est qu’une immense douleur. » (L’Automne des chimères p.16)
La lecture des Sirènes de Bagdad est également éprouvante. La haine et le sang irriguent les
rues de Bagdad. Yasmina Khadra plante le nez du lecteur dans l'horreur et l'y maintient pendant
350 pages.

147
On y entend le chant funèbre d’un pays auquel l’Amérique a offert une fausse liberté, et qui s’est
transformé en terre infernale, un « monde de dingues », où plus rien de la dignité humaine n’est
préservé : l’outrage au père du narrateur, déshonoré devant son fils, un carnage absurde un soir de
noces…
La première flamme de la violence américaine commence par l’assassinat d’un simple d’esprit, la
mascotte du village, Souleyman, un handicapé mental « plus proche du Seigneur que les saints »
(Les Sirènes de Bagdad p.73). Les avions US ensevelissent par la suite tout sous leurs « fientes
incendiaires ».
Localement la violence s’affole. Elle s’insinue dans la société, réveille les vieux démons, fait
éclater le tissu social : c’est toujours le mythe ignoble de la violence régénératrice mais cette fois-
ci défendu par celui qui s’offre à elle comme un moyen à sa disposition.
Chez Khadra, la violence n’est pas éludée par l’auteur. Elle est, au contraire, présentée sous sa
réalité la plus crue. Il installe, par exemple, dès le premier chapitre dans Les agneaux du
Seigneur, une atmosphère sombre et inquiétante :
« Les chiens du douar se remettent à hurler pour se repérer dans le clair
obscur, et la colline, un moment renfrognée, est gagnée par les stridulations
de la forêt. » (Les Agneaux du Seigneur p.15)

A quoi rêvent les loups, s’ouvre sur le meurtre d’un enfant : « Pourquoi l’archange Gabriel n’a t-
il pas retenu mon bras lorsque je m’apprêtais à trancher la gorge de ce bébé brûlant de fièvre ?
Pourtant de toutes mes forces j’ai cru que jamais ma lame n’oserait effleurer ce cou frêle, à peine
plus gros qu’un poignet de mioche. » (p.11)

Les romans présentent donc le sang et la violence. L’exemple édifiant est celui de la scène des
Agneaux du Seigneur – titre prémonitoire qui fait allusion au sacrifice d’Abraham – où Hadj
Maurice, un vieil habitant du village, est égorgé :
« - Otez-lui la robe, glousse Zane. Tranche-lui le cou…Je veux le voir se
débattre comme un vieux porc bien engraissé…Putain ! Visez moi ce sang.
C’était pas une bête finalement, c’est une vraie citerne… » (Les Agneaux du
Seigneur p. 155)

Au delà des homicides, la torture prend place et lieu dans ces récits, comme le cas du « corps
piégé » où le mort se fait le « média » vers des attentats plus importants. Dans Morituri, lors des
funérailles de Serdj, la police a déployé une forte sécurité de crainte des attentats car « Les
terroristes nous ont habitués à des abjections inimaginables. Il leur arrive de tuer la mère

148
uniquement pour piéger le fils le jour de la levée du corps et d’assassiner un flic pour mitrailler
ses collègues venus se recueillir sur sa tombe. », note le narrateur en p.111.
La découverte d’un corps nourrit également une menace en ce qu’il peut s’agir d’une bombe et va
à son tour générer une violence nouvelle. Si Llob échappe à la mort lorsque, accroupi devant le
cadavre de Mourad Atti, se voit être averti par un gendarme : « il est piégé » (Morituri p. 74), ce
n’est pas le cas de Allal, le policier, qui malgré l’avertissement de Rahal, prend le corps piégé de
sa femme Sarah si bien que les deux corps seront déchiquetés après l’explosion.
« Allal s’écroule devant le corps de sa femme. Sa main incertaine part
caresser les cheveux éparpillés sur l’herbe (…) Trop tard : une formidable
explosion soulève Allal et Sarah à travers la clairière dans un tourbillon de
flammes et de chair. (…)
-Le cadavre était piégé. », s’exprime le narrateur en pages 190/191.

De ce fait, les œuvres de Khadra révèlent la présence de violences physiques et symboliques et


veillent à mettre en scène les diverses méthodes entraînant une déshumanisation manifeste.
Tous ces massacres et tous ces actes de sauvagerie sont la toile de fond d’un tableau sombre.
Des différentes descriptions, le lecteur apprend que le sang est affreusement répandu, que les
victimes sont sauvagement torturées avant d’être tuées, décapitées ou mutilées, que les biens sont
pris ou brûlés et que les femmes sont enlevées et violées..
« Des photos insoutenables montrent des enfants égorgés, des femmes
violées, des vieillards décapitées, des mères des soldats écartelés, d’illustres
bougres suppliciés. » (Morituri p.161)

Avec un style incisif, Y. Khadra n’épargne rien : les bombes, les gosses, les familles massacrées,
les traumatismes violents et profonds.
Cherchant les raisons d’un tel acharnement, le narrateur revient en premier lieu à la
communauté et à son Histoire. Dans A quoi rêvent les loups, la question « comment sommes-nous
arrivés là ? » (p.130) révèle que la violence n’est pas extérieure mais inhérente à la communauté
elle-même.
En bons analystes, les narrateurs reviennent au passé et semblent dire qu’il y a un lien direct entre
la lutte pour le pouvoir politique et l’origine de la violence.
Celle-ci semble être assumée comme un moyen au service d’une crise politique après l’arrêt du
processus électoral en janvier 1992 (l’Algérie), l’invasion des soviets et l’idéologie des Talibans
(Afghanistan), l’injustice et l’humiliation subies par les Palestiniens (Palestine) et l’invasion de
l’Irak par les Américains (Irak) .

149
Cheikh Allem, « fervent adepte de la sédition de 92, fier de ses six mois de camp d’internement »
(L’automne des chimères p.69), jubile après l’explosion des bombes. Il n’arrête pas de les compter
pour montrer sa joie et sa ferveur tout en incriminant les militaires qu’il considère comme
responsables de la situation tragique.

« C’est la faute aux militaires, glapit le barbu, ils n’auraient pas dû


interrompre le processus électoral. » (L’Automne des chimères p.77)

En réalité, il s’agit ici d’une double accusation : la première rend compte du rôle joué par les
« militaires » sur la scène politique algérienne et la seconde renforce l’identité des antagonistes
malgré le port du masque (« barbu »= intégriste).
Les événements d’octobre 1988 ont aussi une place dans l’argumentaire de Y. Khadra qui s’y
réfère souvent dans ses tentatives d’explication du phénomène de violence.
Ces événements sont vus, en quelque sorte, comme le déclencheur d’une crise sans précédent :
« La violence s’est libérée comme un désir de revanche contre le pouvoir. L’ordre déontique et
prescriptif du Droit de l’Etat s’est effondré et c’est sur ce terreau que vont s’alimenter tous les
conflits qui culminent dans la violence. »211, note Adel Gastel dans la revue INSANIYAT.
Z.Belaghoueg, de son côté, confirme le rapport politique et violence, en commentant la violence à
travers les Agneaux du seigneur, elle écrit :
« La violence dans tous ses aspects est vue dans ce récit à travers le personnage de Kada hillal,
dont il est lui-même victime, et en le situant dans une époque historique déterminée, l’auteur
décrit le drame de la société algérienne en proie à une dérive de l’Histoire, mettant en cause les
situations économiques et politiques depuis les années 70 »212.
Les cibles des terroristes sont les symboles de l’Etat et de la collectivité, tout ce qui représente le
système, tout symbole de l’Etat est visé.
B.Llob étale une liste de victimes et de dégâts matériels : « L’école », la mosquée (la religion), la
justice, la presse, « l’usine » (l’industrie), « pont » (les infrastructures de base) « I’instituteur »
(les intellectuels), « un militaire en permission » (l’institution militaire) sont la cible des « hordes
sauvages » dont la haine est sans limite envers toutes ces catégories considérées comme piliers du
système politique en place. Leurs rancunes ne s’évacuent dans ce monde que par le sang.

211
GASTEL, Adel. « La violence. Les morts et les vivants », in INSANIYAT, Université d’Oran, Janvier-avril 2000,
N° 10, p. 17
212
BELAGHOUEG, Zoubida. « L’Ecriture de la violence dans le roman algérien », op.cit., p.31

150
« - Bilan
- Deux écoles, une usine, un pont, un parc communal, quarante trois
poteaux électriques bousillés.
- Pertes humaines ?
- Trois flics, un militaire, en permission, un instituteur et quatre
pompiers. » (Morituri p.18)

Les intellectuels (écrivains, artistes…) sont aussi ciblés. Nous retrouvons l’humoriste Ait Meziane
(Morituri p.90), l’écrivain Jamal Armad (Morituri, p.93), l’écrivain Dactylo (Les agneaux du
seigneur, p.197), l’écrivain B.Llob (L’automne des chimères, p.194), le poète Sid Ali (A quoi
rêvent les loups p.167) et le cinéaste Derrag (A quoi rêvent les loups p.196) . Comme les autres
« forces vives de la nation », cette catégorie n’échappe pas à la peine de mort. Le narrateur
explique cela par le pouvoir de la culture et de l’homme de culture. Celui-ci dérange,
« Traditionnellement, dans notre inculture séculaire, la lettre, ça a
toujours été l’Autre, l’étranger ou le conquérant. Nous avons gardé de cette
différence une rancune tenace. Nous sommes devenus viscéralement
allergiques aux intellos. », dit le narrateur dans Morituri (p.71).

Tedj, le personnage sanguinaire dans Les Agneaux du seigneur, s’en prend aux écrivains et aux
livres, il dit à Dactylo :
« J’ai horreur des bouquins, Dactylo. Qu’ils soient écrits par des poètes ou
par des imams, ils me mettent invariablement en boule. Je suis allergique à
l’odeur du papier, à leur forme et à la suffisance de leurs auteurs. » (Les
Agneaux du seigneur p.195)

La fin de l’intellectuel est tragique dans les récits de Y. Khadra. D’une part, le sort (la mort) qu’il
réserve dans L’automne des chimères au commissaire/écrivain B. Llob, « l’incorruptible policier»
et l’auteur de Morituri, et d’autre part, le titre qu’il donne à son roman Morituri sont fortement
significatifs. C’est aussi le destin fatal que connaîtra Dactylo dans Les Agneaux du Seigneur,
lequel sera humilié et violenté avant d’être lâchement assassiné.

Aussi, l’ordre qui caractériserait la ville en temps de paix a laissé place au désordre. Elle est
devenue le théâtre du crime, des viols, des tortures, des égorgements, des massacres et des
assassinats, etc.
Dans ce « mouroir », toutes les images de la détresse s’y trouvent : la nature est inexistante. Le
ciel est obscur. C’est la déprime le jour car la nuit est synonyme d’atrocité.

151
« Un ciel maussade dispense sa morosité à la ville. Le soleil de mon pays
déprime. Les atrocités que lui lègue la nuit ont eu raison de sa magie. », note
le narrateur en page 140 (Morituri)

L’auteur use d’une technique particulière pour dénoncer les agents de la violence car ils sont
démasqués au fur et mesure que les enquêtes avancent.
D’individuel et sporadique, le crime devient collectif et quasi endémique au tissu social. Il y
plonge lointaines, profondes, ses ramifications et ses racines montrant ainsi qu’il est généralement
le fait non pas d’un individu bien caractérisé mais d’une organisation criminelle aux limites
indécises.
Dans Morituri, Commissaire Llob, qui croise dans son enquête un réseau de tueurs intégristes et
quelques dirigeants qui tirent dans l’ombre les ficelles, réussit à la fin du roman à démasquer
l’émir « Abou Kalybse », à l’abattre et à venger les artistes, les intellectuels et ses collègues.
Autrement dit, les responsables des crimes n’hésitent pas à soutenir les machinations des
intégristes et à s’en servir pour s’enrichir.
L’auteur montre ainsi que la violence des terroristes est inséparable des guerres internes entre les
différentes factions d’un Etat corrompu. Magouilles politico-financières (« le chantier que se
partage la mafia politico-financière» p.80), détournements de deniers publics et autres scandales
politiques sont évoqués.
Llob, dans L’automne des chimères, révèle aux lecteurs :
« Le bled est compartimenté en deux zones franches. D’un côté le territoire
des magouilleurs, des lèches-bottes et des maquignons, de l’autre, celui des
illuminés, des pisse-vinaigre et des mangeurs d’enfants. » (L’Automne des
chimères p.104)

Les romans de Y.Khadra transcendent le genre romanesque et deviennent une analyse de


situations tragiques puisque sont évoquées et analysées les déceptions comme la perte de
confiance, la peur, l’angoisse, le pessimisme se lit sur tous les visages : « Les petites gens ne
savent où donner de la tête. » (Morituri p.19).
Mais, toutes ces violences révèleraient avant tout « la profondeur mortuaire d’une société, c’est-
à-dire la manière dont elle dit son impossibilité à envisager la vie parce que celle-ci est devenue
impossible à inventer, à représenter, à continuer… », écrit Haraoui-Ghébalou213.

213
HARAOUI- GHEBALOU, Yémili. « Litanies mortuaires et parcours d’identités » in Etudes littéraires
maghrébines, op.cit., p.55

152
2-2-2- Contre la violence

La violence, à laquelle sont confrontées les sociétés en question, décrite et analysée par
Khadra, elle engendre forcément une contre réaction ou une contre-violence, c’est le propre de
toute action politique.
Ainsi, les actes de violence sont suivis, vu leur caractère, de réactions de résistance et d’auto-
défense, A travers différentes formes peuvent être relevées : La grève, la résistance armée,
l’humour, la parole ironique et dénonciatrice…
Les narrateurs témoignent du courage et de la résistance des Algériens, des Afghans, des
Palestiniens et des Irakiens.
Da Laouedj, l’un des personnages de L’automne des chimères, rappelle cela à propos de l’Algérie,
il dit :
« L’Algérie est une terre de noblesse, un sanctuaire imprenable. Et les
Algériens, les vrais, c’est tous des seigneurs. Ils se tiennent devant la
catastrophe. Ils savent pas fléchir. Aucune force, rien ne les met à genoux.
Nous sommes une race d’indomptables. » (L’automne des chimères p.58)

Dans Les agneaux du seigneur, tandis que les uns, les « agneaux du seigneur », se transforment en
bêtes sauvages incontrôlables, les autres, voire la plupart des habitants, se cachent derrière leur
crédulité et tombent en léthargie. Ne restent que de rares individus qui comprennent et qui
résistent, mais qui trouveront bientôt la mort. Indépendamment du destin individuel, les
personnages sont tous angoissés et enfermés – le village cohabite avec sa claustrophobie –, et
personne n'arrive à se libérer.
Les collègues de travail de Llob ont eux aussi compris le chemin à prendre dans cette tragique
situation, c’est celui de la résistance.
Dans Morituri, après la mort de l’inspecteur Serdj ; Lino, son collègue, finit par comprendre qu’il
n’y a que le chemin de la résistance, le seul chemin à prendre pour ne pas perdre le respect de soi
même.
Mais c’est la parole et l’écriture qui sont les armes de la résistance chez cet auteur. Pour B.
Llob, c’est parce qu’elle est « le palliatif de la mort » qu’elle semble s’imposer à tout intellectuel.

153
Parler, dire, témoigner tels sont les mots d’ordre que semble dire Y. Khadra à ses lecteurs.
L’évocation des propos, devenus célèbres depuis le temps, ceux de Tahar Djaout sont très
significatifs :

« Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors parle et meurs »


(Morituri, p. 141)

C’est grâce au verbe qu’il s’oppose dans Morituri à Ghoul Malek, le pourchasse jusqu’à
l’anéantir. Malgré les menaces de mort, Commissaire Llob, comme son nom l’indique (cœur pur),
en vieux brisquard reste intègre, un flic honnête, sympathique et désabusé. Il montre à maintes
reprises son refus d’abdiquer l’espoir et la passion de la vie.
Quand bien même il ne sait guère comment imaginer l’avenir, quand bien même il n’a guère
d’espérance ; il sait qu’il y va de l’avenir d’un pays, son pays l’Algérie qu’il a dans le cœur.
Ce sont des lendemains meilleurs qui sont souhaités, B. Llob déclare haut et fort :
« Plus rien ne sera comme avant. »(Morituri, p. 20)
B. Bechter voit, à travers les propos du narrateur un clin d’œil lancé vers les intellectuels vu le
rôle éminemment important qu’ils devraient jouer et dira dans sa thèse :
« Aux yeux de Y. Khadra, c’est le devoir des artistes et des intellectuels,
particulièrement celui des écrivains de suivre, surtout dans la situation
actuelle, les progrès à l’intérieur du pays et d’attirer l’attention sur les
changements. (…) (Y. Khadra) tâte « le pouls de la terre » et devient un
« sorcier » et un « souricier » qui éclaire, de façon critique, les événements
actuels. »214

Enfin, en interrogeant « l’inadmissible », « l’insoutenable », Y. Khadra en bon observateur,


analyste et écrivain, rend compte d’une réalité tragique.
Son écriture dévoile une violence indescriptible et met à nu l’état de déliquescence généralisée de
la société algérienne.
Le romancier témoigne des tragédies et autres guerres et il appartient au lectorat de décrypter, à
travers la fiction romanesque, les situations sociopolitiques jugées complexes.
Partant de la thématique, il serait possible de dire que les récits de Khadra ne se contentent pas de
dévoiler la violence, ils dénoncent également les mécanismes du système politique qui a conduit
le pays à cette situation.

214
BECHTER-BURTSHER, Beate. Entre affirmation et critique…, op.cit., p.165

154
Car l’écriture est dans ce cas l’unique moyen pour dépasser sa propre épreuve et ainsi adoucir
l’atmosphère que vivent les différentes catégories de la population. Cette écriture affiche son
irritation, conteste le consacré et l’hégémonique pour détruire les tabous.
Et par le biais de l’illusion réaliste, il ancre dans le quotidien les tranches de vie de personnages
issus de la réalité.
Certes, le thème de la violence n’aurait rien de novateur, mais, sans doute, Y.Khadra qui a vécu
la guerre, par son témoignage il s’assigne un « devoir de mémoire ».
Mais, cet aspect documentaire et testimonial ne peut-il pas reléguer à l’arrière plan la
dimension esthétique inhérente à toute création littéraire ? Le rapport de la création littéraire
désignant la présence directe de l’Histoire dans la thématique romanesque, ne traduit-il pas une
modalité préjudiciable au recul nécessaire à la complexité formelle ?

155
3-Les perspectives de l’écriture de Khadra

3-1-L’intertextualité et l’intratextualité

Les critiques littéraires relient souvent l’histoire de l’intertextualité à la théorie du texte.


Préparée par les formalistes russes qui ont contribué à recentrer le texte littéraire sur lui-même en
refusant de l’expliquer par des causes extérieures, la notion d’intertexte a pu s’imposer après que
J. Kristeva et R. Barthes ont montré que le texte est par définition un intertexte.
C'est la première citée qui introduit le terme d'intertextualité pour lequel elle propose la définition
suivante :

« (…) le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au
moins un autre mot (texte). Chez Bakhtine d'ailleurs, ces deux axes, qu'il
appelle respectivement dialogue et ambivalence, ne sont pas clairement
distingués. Mais ce manque de rigueur est plutôt une découverte que
Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire: tout texte se
construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et
transformation d'un autre texte. A la place de la notion d'intersubjectivité
s'installe celle d’intertextualité, et le langage poétique se lit, au moins,
comme double».215

Elle donne ici un sens plus général que celui donné à « dialogique », et qui ne concerne alors que
certains cas particuliers de l’intertextualité.
De son côté Barthes apporte la pièce principale à l’édifice lorsqu’il considère que « Tout texte est
un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus
ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ;
tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. »216
Dans Le plaisir du texte217, il parle de l'intertextualité comme étant un « souvenir circulaire ».
Bien sûr, la valeur textuelle de la connexion intertextuelle ne se cantonne pas dans la fonction
mnésique ; derrière la dialectique du Même et de l'Autre, plusieurs enjeux sont en effet en jeu :

215
KRISTEVA, Julia. Séméiotikè. Recherche pour une sémanalyse, Paris, Seuil, coll. Points, 1969, pp. 84-85.
216
BARTHES, Roland. « Texte (théorie du) », CD. ROM Encyclopédie Universalis 4.0
217
BARTHES, Roland. Le plaisir du texte, Paris, Ed. du Seuil, 1982.

156
« L'intertextualité, ne se réduit pas au simple constat que les textes entrent
en relation (l'intertextualité) avec un ou plusieurs autres textes (l’intertexte).
Elle engage à repenser notre mode de compréhension des textes littéraires,
à envisager la littérature comme un espace ou un réseau, une bibliothèque
si l'on veut, où chaque texte transforme les autres qui le modifient en
retour » 218 , précise Sophie Rabau.

Avatar moderne des approches théoriques de la littérature comparée, l'intertextualité -après bien
des balbutiements- semble avoir mieux défini, dans ses évolutions récentes, ses buts et ses limites
d'investigations d'un texte, et veut se concentrer sur les traces d'intertextes présentes dans le texte
lui-même, intertextes, qui comme les liens sur Internet, nous mènent vers les autres textes dont
certains de ses passages s'inspirent. Le texte littéraire est par définition un espace hyphologique
(de hyphos qui signifie « toile d'araignée ») qui met en oeuvre un réseau extrêmement complexe
de relations et de filiations palimsestuelles.
Michaël Rifaterre219, qui s’est attaché à élucider des allusions, des citations, définit l’intertexte
comme :
« La perception pour le lecteur de rapports entre une œuvre et d’autres qui
l’ont précédée ou suivie. Ces œuvres constituent l’intertexte de la
première. »220

Ainsi il évacue le repérage de l'intertexte du côté du lecteur. Dans cette optique il distingue entre
une intertextualité aléatoire (qui n'est autre que le repérage par le lecteur de l'intertexte), et une
autre obligatoire (qui ne peut qu'être perçue par le lecteur) puisque « l’intertexte laisse dans le
texte une trace indélébile, une constante formelle qui joue le rôle d'un impératif de lecture et
gouverne le déchiffrement du message dans ce qu'il a de littéraire. »221.
Passage obligé de toute analyse littéraire, puisque « elle (l’intertextualité) seule, en effet,
produit la signifiance. »222, cette notion est vue comme élément constitutif et recouvre différentes
pratiques d’écriture.

218
RABAU, Sophie. L’intertextualité (textes choisis par Sophie Rabau), Paris, Flammarion, 2002, p.15
219
M. Riffaterre préfère se consacrer à l’intertextualité obligatoire, celle qui se présente sous forme
d’agrammaticalités sémantiques, syntaxiques, morphologiques, et qui nécessite absolument le renvoi à l’intertexte,
même si celui-ci n’est pas identifié par le lecteur.
220
RIFATERRE, Michaël. « La trace de l’intertexte », in La Pensée, octobre 1980. p.37
221
Ibid.
222
Ibid, p. 37

157
Mallarmé offre la formulation la plus extrême des implications poétiques de l’intertextualité
lorsqu’il affirme « que, plus ou moins, tous les livres contiennent la fusion de quelques redites
comptées » 223.
Les « redites comptées », par la double référence à l’oralité de la légende, insistent ici sur une
mise en fiction déjà acquise du référent poétique. Autrement dit, c’est la connexion du texte avec
un univers culturel qui lui permet de conduire à « la notion pure » qui définit l’idéal de toute
poésie.
Mais c'est G. Genette qui dans son ouvrage paru en 1982, Palimpsestes, s’attache avec
exhaustivité à étudier tous les faits d’intertextualité, qu’il a rebaptisée du nom plus large de
transtextualité. Il définit l'intertextualité comme «la relation de coprésence entre deux ou
plusieurs textes, c'est-à-dire (…) la présence effective d'un texte dans un autre » 224.
Selon lui, la poétique, ne doit pas se borner au texte, mais étudier la transtextualité. Dans
Palimpsestes, il avoue n’offrir, quant à lui, qu’une définition plus restrictive. Il définit
l’intertextualité comme la présence effective d’un texte dans un autre.

L’intertextualité est, donc, cette pratique qui couvre tout type de relation entre deux ou
plusieurs objets issus d’activités de communication. Ces relations intertextuelles peuvent se
manifester de plusieurs façons : emprunt, allusion, citation, collage, parodie, travestissement, etc.
Par le jeu intertextuel, la littérature comme œuvre de langage tend à abolir toute référentialité.
L’intertextualité rappelle plus largement que le sens d’un texte ne réside pas dans le rapport des
mots aux choses, mais dans le rapport des mots à un univers imaginaire lui-même littéraire, c’est-
à-dire langagier. Elle pose, en définitive, la réflexivité du langage poétique.
De ce fait, la poétique de cet auteur illustre bien cette assertion de Michaël Riffaterre, pour qui
« dans l’œuvre littéraire, les mots ne signifient pas par référence à des choses ou à des concepts
[…], mais par référence à ces complexes de représentations déjà entièrement intégrés à l’univers
langagier » 225.

Dans la littérature algérienne, la pratique intertextuelle est présente à des niveaux différents.
D'abord, comme toute littérature, elle est fondée sur des renvois intertextuels. Pour Charles Bonn,
«l'intertextualité désigne (…) le lieu d'énonciation du texte émergent, c'est-à-dire l'espace

223
MALLARME, Stéphane. « Crise de vers », in : Œuvres complètes. Ed. par Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris
Gallimard (« Bibliothèque de La Pléiade »),1989, p. 367
224
GENETTE, Gérard. Palimpsestes : La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 08
225
RIFFATERRE, Michaël. « L'Intertexte inconnu » in Littérature, n° 41, 1981.

158
littéraire dans lequel ce texte s'épanouit, et en rapport avec lequel il acquiert le maximum de
significations» 226.
Dans les récits de Khadra, les références à Kateb Yacine, Mohammed Dib, Malek Haddad, Assia
Djebar, Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni foisonnent sous forme de références, de citations et
d’allusions.
Est-ce que l’auteur cite les écrivains comme une caution intellectuelle, philosophique et morale ?
Est-ce qu’il utilise leurs textes comme substrat culturel et politique sur lequel s’appuie la socialité
de l’œuvre ?
Est-ce qu’il use les textes des autres écrivains pour donner plus d’épaisseur à ses personnages
principaux ? Ou est-ce tout simplement inconscient ?

226
BONN, Charles. « Intertextualité et émergence de la littérature algérienne de langue française», Interférences
culturelles et écriture littéraire (Communication au colloque international), Académie Beït el-Hikma, Carthage,
7-9 janvier 2002. in www.limag.com

159
3-1-1-L’intertextualité

Chez Y. Khadra, il y a, d’une part, sa volonté de tisser de véritables liens entre ses
différentes œuvres, comme si tous ses textes ne faisaient qu’un et d’autre part avec les oeuvres des
autres écrivains ou autres.
Cela dit, à l’instar de ses « aînés », l’auteur fait place dans ses romans aux pratiques de
l’intertexte. Nous rejoignons ici G. Dugas qui, dans ce sens, dit:
« Les romans de Djamel Dib et de Y. Khadra ne cessent de jouer avec un
intertexte foisonnant (littérature maghrébine, classique ou polar etc.) et
affichent indubitablement un statut littéraire que ne revendiquerait pas les
œuvres précédentes. »227

Le lecteur relève aisément dans les récits de Khadra des formes de pratiques intertextuelles
comme la citation, la référence et l’allusion.

3-1-1-1- La référence

Y. Khadra fait appel aux différentes formes d’intertexte mais la « référence » est celle qu’il
privilégie. Les textes foisonnent de références culturelles et politiques. Cet intérêt accordé à
l’intertexte montre qu’un travail relativement grand est accompli par le romancier (travail de
transformation, d’assimilation de textes et une addition d’influences).
Nous relevons dans les romans une liste d’auteurs célèbres. Le tableau suivant montre leurs
apparitions ainsi que leur appartenance géographique :

227
DUGAS, Guy. « Années… », op. cit., p. 137

160
Appartenance
Auteur Apparition dans le roman
géographique
Djamel Dib Algérie Le dingue au bistouri p. 62
Rachid Mimouni // // // p. 14
Nabile Fares // // // p.14
Mohamed Moulessehoul // // // pp.14/154
Abderrahmane Lounès // // // p.116
Malek Haddad // // // p. 81
T. Ouettar // // // p. 64
Yasmina Khadra // L’automne des chimères p. 54
Mouloud Féraoun // // //. p. 9
L’automne des chimères p.147
Tahar Djaout //
Morituri p.141
Ahmed chawki Egypte Morituri p.129
Naguib Mahfoud Egypte L’automne des chimères p. 85
El akkad // Morituri p.130
San Antonio France Morituri p. 28
Rabelais // // // p. 82
Don quichotte Espagne // // p. 80
Nietzsche Allemagne L’automne des chimères p.147
Maïakovski Russie Double blanc p.190
Verlaine France Morituri p.129
André Gide // // // p.130
Matsuo Bashö Japon L’automne des chimères p.129
Ben Bella Algérie Double Blanc p.12
Ait Ahmed228 // // // //
Belaid Abdeslem229 // // // //
Marx Allemagne Les agneaux du seigneur p.70
Sartre France // // //
Ahmed chawki Egypte // // p.72
Aboulkassem Chabbi Tunisie // // //
Guillaume Apollinaire France // // //
Thomas Mann Allemagne // // p.73
Mohammed Dib Algérie // // //
Kafka Autriche L’Attentat p.184
Gabran Liban // // //
Abdelhalim Hafez Egypte Les Sirènes de Bagdad p.102
228
AIT AHMED, H.L’Affaire Mesli, Paris, La Découverte, 1989, 260 p
229
BELAID, Abdeslem. Le Gaz algérien. Stratégies et enjeux, Alger, Ed. Bouchène, 1990.

161
En premier lieu, le lecteur repère des renvois directs qu’on pourrait catégoriser de la façon
suivante:
La première catégorie regroupe les auteurs appartenant au champ culturel algérien, Dib, Feraoun
et un auteur de langue arabe T. Ouattar.
Nous retrouvons aussi des noms d’hommes politiques algériens : Ben Bella (ex-président algérien
de 1962 à 1965), Ait Ahmed (homme politique algérien, secrétaire général du parti FFS), Belaid
Abdeslem (ex-ministre des hydrocarbures dans le gouvernement du président Boumediène, ex-
premier ministre de 1992 à 1993).
La seconde catégorie comprend les auteurs issus du champ culturel arabe. (Ex. Chabbi, Chawki,
El Akkad…).
La troisième est constituée par les écrivains issus du champ culturel occidental (ex. Kafka, Sartre,
Nietzsche, Verlaine…).
L’écrivain renvoie à diverses littératures (maghrébine, arabe, classique …), à différents genres
littéraires : policier, théâtre, poésie…, et replace ses textes dans un contexte politique.
Les noms de personnalités algériennes, en particulier, qu’elles soient écrivains, journalistes ou
figures historiques, qui apparaissent dans les dialogues et/ou monologues du commissaire Llob,
représentent des figures de la résistance algérienne face à la domination française et symbolisent
la lutte menée pour l’Algérie libre et indépendante.
Il s’agit, peut-être, pour Y. Khadra d’un moyen de multiplier les échos, de chercher une caution.
La convocation de ces auteurs lui permettrait de s’inscrire dans le réel, dans l’Histoire et dans la
littérature.
En se targuant de quelques références hautement plus valorisantes, qu’il s’agisse de Tahar Djaout,
Mouloud Feraoun, Malek Haddad, Mohammed Dib ou encore Naguib Mahfouz, Kafka, Sartre… ;
Yasmina Khadra offre davantage de relief à son propos, dans la mesure où ces intellectuels se
révèlent être des pièces maîtresses de l’engagement intellectuel .Il est possible, donc, de dire que
l’aspect d’universalité est mis en évidence.
En tant que preuve de pratique intertextuelle et « forme explicite de l’intertextualité », la
référence à tous ces auteurs montre aussi l’intérêt, l’émerveillement permanent et formateur de Y.
Khadra, N.Piegay- Gros note que:

162
« C’est pourquoi elle se trouve privilégiée lorsqu’il s’agit simplement de
renvoyer le lecteur à un texte, sans le convoquer littéralement. »230

En deuxième lieu, nous constatons la manière indirecte d’évoquer l’auteur en référence. B. Llob
est un commissaire de police mais fervent et amoureux lecteur des textes littéraires.
Dans Morituri, répondant à ses critiques, l’écrivain Y.Khadra use de la synecdoque et cite
nommément San Antonio (pseudonyme de Frédéric Dard, l’un des plus célèbres écrivains du
roman policier du siècle). Cet écrivain est connu par son écriture et la perspicacité du personnage
et détective San Antonio.
Une étroite filiation de « détectives » peut en être établie car pour Y. Khadra, évoquer San
Antonio est une façon, d’une part, de montrer une certaine reconnaissance de l’influence de ces
écrivains de renommée mondiale, et d’autre part, de signer l’appartenance de son écrit au genre
paralittéraire, autrement dit, marquer l’universalité du roman policier algérien à travers son œuvre,
B. Bechter signale à ce propos qu’:
« Il n’y a pas de doute le personnage du Commissaire Llob descend de la
tradition des détectives, de commissaires dont fait partie San Antonio. » 231

Y.Khadra semble respecter les critères du genre : la série. Comme San Antonio et d’autres
romanciers du polar, c’est la continuité au niveau du style, de la structure, le lieu de
l’action (Alger), personnages récurrents (Llob, Lino, Le dirlo, la secrétaire …).

Cependant, indiquons que si Llob/Khadra a pu être comparé à San Antonio, il ne serait pas juste
de ne voir dans la production de l’Algérien qu’une simple copie de la démarche empruntée par
Frédéric Dard. Bien qu’usant du même recours au pseudonyme que son prédécesseur français,
l’existence de Llob et son acolyte, en tant que personnage à part entière, ne laisse aucun doute ; si
le commissaire Llob s’inspire nécessairement de ses prédécesseurs, il se révèle être néanmoins
résolument original et sans doute destiné à devenir, à son tour modèle.
Ces renvois sont un moyen de multiplier les échos, de chercher une caution. La convocation de
ces auteurs permet à l’auteur de s’inscrire dans le réel, dans l’Histoire et dans la littérature.
Dans les romans de Y. Khadra, les personnages sont accompagnés de voix multiples ou
dialogisme.

230
PIEGAY- GROS, Nathalie. Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996, p. 48
231
BECHTER-BURTSCHER, Beate. « Entre affirmation… », op. cit., p. 120.

163
B. Llob, personnage-narrateur mais aussi policier et écrivain, entre en dialogue avec, notamment,
deux figures littéraires de la littérature algérienne :
- « Lalla Taos » (personnage dans le roman L’automne des chimères) : « clin d’œil » à l’écrivaine
Taos Amrouche (1913-1976).
« Lalla Taos est la sœur aînée de Da Achour. Le poids des années paraît
loin de l’affecter. Du haut de ses quatre-vingt-six ans, elle continue de
veiller au grain, solide et lucide, le geste vif et la réplique fulgurante,
parfois délicieusement truffée de petites grivoiseries. » (L’automne des
chimères p. 138)

-« Fouroulou » (personnage dans le roman L’Automne des chimères) : référence au personnage du


Fils du pauvre (1953) de Mouloud Feraoun. A ce sujet, les auteurs de l’ouvrage Convergences
critiques notent une parenté entre l’auteur et le personnage : « Parenté héros fictif/auteur :
Mouloud Feraoun / Fouroulou Menrad »232.
« Fouroulou est le Gavroche du quartier. » (L’Automne des chimères p. 92)

Ainsi, la convocation de ces figures tisse des liens entre les personnages qui appellent à la
mémoire du lecteur et donnent à l’intertexte le trait littéraire.
En revisitant le lieu de vie du personnage de Lalla Taos, l’auteur la place comme « gardienne de
la mémoire ». Par conséquent, l’un des thèmes souvent traités par les écrivains maghrébins, qui
est le retour aux sources, refait surface.
Mais le contexte et les circonstances ont changé. Il ne s’agit plus de la situation coloniale ni de la
ville européenne.
Toutefois, la ville d’Alger, souillée par le sang et la violence aveugle, est devenue symbole de la
mort. Le narrateur se sent obligé d’aller chercher paix, sérénité et ressourcement dans les
montagnes du Djurdjura.
A ce propos, il importe de rappeler que le lieu condense notre mémoire culturelle et qu’il
appartient à la mémoire individuelle du sujet de le réactiver. L’identité culturelle du Djurdjura
apparaît plus importante que son aspect géographique.Ainsi, la figure de Taos qui « incarne, à
elle seule, toute la force tranquille de l’immuable Kabylie »233 renvoie à un milieu social, une
écriture et une histoire. C’est l’identité en danger qui est l’idée motrice du récit : elle l’organise,
mais ne constitue pas ses objectifs.

232
ACHOUR, Christiane & REZZOUG, Simone. Convergences…, op. cit., p. 202
233
Ibid, p.138

164
L’auteur cherche à comprendre avant tout la cause de tous les problèmes sociaux et politiques
qu’il décrit.
Selon G. Dugas, il convient de voir en l’écrivaine T. Amrouche un symbole de résistance :

« (...) qui, par la chanson et l’écriture, défendit les valeurs kabyles. »234

La fascination qu’exerce Lalla Taos sur B.Llob est si grande. Figure littéraire, historique et
« gardienne du feu sacré », elle force sans équivoque l’admiration, le respect et la reconnaissance
du personnage de L’automne des chimères. Figure de l’ancêtre, son intervention dans la situation
conflictuelle de l’Algérie est salutaire et pleine de sens.

Comme Kateb avec l’Ancêtre Keblout (Nedjma) ou Dib avec Commandar (L’incendie),
Y. Khadra mandate Lalla Taos comme dépositaire des traditions et de la parole des ancêtres.
En effet, face à la situation de son pays, l’auteur a recours comme ses prédécesseurs à l’ancêtre.
Celui-ci devient refuge et source de résistance. Elle est le modèle féminin de la résistance et de
l’écriture aussi.
En somme, la présence littérale, intégrale ou non d’un nom, d’un texte (ou d’une partie) dans un
autre, a pour fonction d’expliciter et de clarifier certaines données. Aussi, par ses références,
l’écriture de Y. Khadra instaure cette démarche double, se développe en référence à d’autres
textes et capte de ce fait l’attention du lecteur non par le développement des personnages ou le
groupe, ou encore par l’évasion dans un milieu, par le suspense mais c’est surtout par la
multiréférentialité, c’est-à-dire « la présence en tant que discours de tant de textes
consommés. ».

234
DUGAS, Guy. « Années noires, roman noir », op. cit, p. 138

165
3-1-1-2- La Citation
.
Y. Khadra fait aussi usage de « citations », ou « passage d’un ouvrage que l’on rapporte
exactement »235. La convocation de cette pratique de l’intertextualité s’explique par le jeu de
miroir entre le texte citant et le texte cité.
La « citation » occupe deux espaces : l’épigraphe et le corps du texte. Cet emplacement a sa
signification :
1-L’auteur a placé les citations en exergue parce que chacune d’elles constitue une épigraphe
qui est définie par G. Genette comme « une citation placée en exergue, généralement en tête
d’œuvre ou en partie d’œuvre. »236
Les passages de Nietzsche dans Morituri et A quoi rêvent les loups illustrent cela :

Les plus grandes époques de notre vie sont celles où nous avons enfin le
courage de déclarer que le mal que nous portons en nous est le meilleur de
nous- mêmes.
Nietzsche
(Morituri, p. 7)

L’aisance devient pauvreté


A cause de sa propre facilité
Heureux celui qui peut trouver
L’aisance dans la pauvreté.
Sugawara-no-Michizane
(A quoi rêvent les loups, p.10)

Quand je fus las de chercher


J’appris à faire des découvertes
Depuis qu’un vent fut mon partenaire
Je fais voile à tout vent.
Nietzsche
(A quoi rêvent les loups, p.17)

235
Définition du dictionnaire Le petit Robert, op. cit.
236
GENETTE, Gérard. Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Le Seuil, coll. Points Essais, 1982, p. 134

166
Mon bonheur
Si j’avais à choisir parmi les étoiles
Pour compare/ le soleil lui-même ne
saurait éclipser/ la lumière du verbe
que tu caches/ Aucun sacré, aucune
capitale/ ne saurait réunir ce que
chaque matin/ le lever du jour t’offre
comme guirlande.
Hamoud Brahim dit Momo
(A quoi rêvent les loups, p.89)

Mienne, ma Casbah
Si tu veux t’acheminer
Vers la paix définitive
Souris au destin qui te frappe
Et ne frappe personne.
Omar Khayyam
(A quoi rêvent les loups, p.181)

Si ces citations comportent des indications des noms de leurs auteurs, nous ne retrouvons
pas tous les titres des ouvrages d’où elles sont issues. Elles ne sont pas, aussi, délimitées par les
guillemets qui servent principalement à circonscrire les mots d’autrui. Leur nombre, enfin, varie
d’une œuvre à une autre : trois pour le seul roman A quoi rêvent les loups, une seule pour
Morituri.
En revanche, une autre citation constitue l’épigraphe dans le roman L’Automne des chimères ne
comporte ni le nom de l’auteur, ni est délimitée par des guillemets, mais le titre est bien indiqué :
« Apocalypse 3.20 ».
Je vais te vomir par ma bouche (…) : C’est toi qui es malheureux, pitoyable, pauvre,
aveugle et nu.
Apocalypse 3.20
(L’Automne des chimères p. 9)

167
Cette manière de présenter les citations amène à dire que Khadra ne respecte pas
intégralement les règles du genre, il prend liberté d’en user à sa guise.
Le choix de leur emplacement est significatif, la citation a une fonction introductrice,
inauguratrice d’un chapitre : elle explicite quelque chose au lecteur puis elle est explicitée plus
loin.
Aussi, comme le nom de l’auteur dans l’épigraphe interpelle le lecteur et l’engage dans la
lecture, cela nous permet de constater que les fragments relevés ont une position avantageuse par
rapport à d’autres. Les deux auteurs, Nietzsche et O.Khayyam237, se rejoignent, en effet, par la
pensée de rupture et de transgression. En pensant à la poésie (texte) de ce dernier, l’auteur justifie
l’apport esthétique de la pensée orientale puisque l’identification ou l’élaboration d’un intertexte
dans un écrit est la preuve de la qualité du processus écriture- lecture
En introduisant ces citations, Y.Khadra veut exposer les problèmes mais aussi donner à
réfléchir au lecteur, le mettre en situation.
2-À l’intérieur du texte de Y. Khadra, il existe d’autres usages de la citation :
L’auteur s’affiche volontairement comme un lecteur redevable, il convoque consciemment
ou inconsciemment le texte d’un autre auteur dans son écrit.
Il rappelle, à deux reprises, à son lecteur la célèbre formule de Tahar Djaout écrite juste avant son
assassinat,
« Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors, parle et meurs. » (Morituri p.141)
Intégrée à sa thématique propre comme à son écriture, la citation permet à l’écrivain de rompre le
silence de la résignation et le déchirement de la peur obsessionnelle. Et là, Y. Khadra qui semble
être d’accord avec d’autres auteurs comme T. Djaout sur le fait que l’écriture est salvatrice
cherche à toucher et faire agir le lecteur si bien qu’un rapport de complicité pourrait s’instaurer
entre le lecteur et le l’auteur :
« Elles apportent le plaisir du reconnu et une gratification culturelle, la
joie du facile et comme une mélodie que le lecteur chantonnerait en même
temps que le créateur. »238

237
Poète et mathématicien persan, XIe siècle.
238
VAREILLE, Jean-Claude. L’homme masqué, le justicier et le détective, Lyon, P.U.L, 1989, p. 84

168
L’auteur suivra, également, deux manières en convoquant d’autres textes lus. Nous
remarquons dans ses oeuvres :
- Soit l’emploi du prénom d’un personnage comme :
Fouroulou dans Le fils du pauvre239 et Gavroche dans Les Misérables240.
-Soit, c’est le genre d’écrit littéraire qui est signalé :
L’exemple du polar de Djamel Dib (écrivain algérien) : Le lecteur est informé de l’écriture de D.
Dib et la présence de ses textes policiers sur le marché algérien des livres.
« Lino a bien dévoré un tas de polars, y compris ceux de Djamel Dib... »
(Le dingue au bistouri p. 62)

Y. Khadra, par la voix de Llob, voue du respect et de la considération aussi pour les écrivains
qu’il évoque d’ailleurs en rappelant leurs qualités esthétiques (style, langage…),
« J’aimerais adopter le langage aéré, intelligent, pédantesque par endroits,
commenter un ouvrage, essayer de déceler la force de Rachid Mimouni,
m’abreuver dans un Moulessehoul ou encore tenter de saisir cette chose
tactile qui fait le charme de Nabil Farès. » (Le dingue au bistouri p. 14)

L’auteur confirmera toutes ces remarques relevées de ses romans dans ses différents
entretiens accordés à la presse algérienne ou étrangère. Il justifie son goût de la métaphore par son
appartenance à un milieu favorable au discours poétique :
« J’aimais d’abord les écrivains algériens. Il me signifiait que je pouvais
devenir écrivain puisqu’il y avait déjà des écrivains algériens. J’adorais M.
Féraoun, M. Haddad, M. Mammeri, Tahar Khalifa, le poète, notre chantre à
tous, Moufdi Zakaria.
Et puis il y a aussi des écrivains de tout le monde arabe. Progressivement,
j’ai été amené à m’intéresser à la lutte universelle … C’est pour cela que
finalement j’étais sûr qu’il n’y avait pas de meilleur monde pour moi que
celui de la littérature. »241

Les écrivains cités sont connus pour leur patriotisme mais aussi par leur écriture. Y. Khadra, en
justifiant ses influences montre qu’il est en quête de repères et qu’il revendique une place parmi
ce beau monde des Lettres, une place parmi « la famille qui avance » (expression de T. Djaout),
place qu’il ne peut avoir qu’en s’appuyant sur un maître pour que son discours soit plus efficace et
son lecteur plus enclin à lire ses productions. B. Chikhi dit à ce sujet à ce sujet:

239
FERAOUN, Mouloud. Le fils du pauvre, Paris, Ed. du Seuil, 1997 (1ère Edition 1950)
240
HUGO, Victor, Les Misérables, op.cit.
241
GHALEM, Ali. «Yasmina Khadra dit tout au quotidien d’Oran », in Le quotidien d’Oran, du 1/02/20001

169
« Ces noms historiques à forte motivation fonctionnent non seulement
comme des joints du référent socio-politique et du texte, mais aussi comme
des prétextes de figuration romanesque d’idéologies c’est-à-dire comme
intrusion du référent dans le texte. »242

Nous pensons, également, à Camus lorsque Yasmina Khadra recherche dans Les Sirènes De
Bagdad, le débat Orient-Occident en appelant avec simplicité à l’universel de la vie et de la liberté
de la conscience.
L’essentiel du sens n’est pas dans le discours mais dans la peinture des hommes. Max Véga-Ritter
affirme que:
«C’est elle qui saisit le lecteur, qui l’accable d’horreur jusqu’à la nausée et le
porte jusqu’à l’espoir. Faut-il encore que ce lecteur ne soit pas un intellectuel
blasé à la recherche de sensations littéraires nouvelles mais une femme ou un
homme qu’étreint l’angoisse du sort d’autres hommes aux portes de l’Europe
et celle de notre avenir commun. »243

Dans ce sens, des théoriciens comme R. Barthes ou M. Rifaterre notent l’étroite relation texte
/lecteur. Dans son ouvrage La production du texte, M.Rifaterre voit que le lecteur perçoit dans
l’intertexte proposé par l’auteur autant d’éléments que lui permet son niveau de culture, son
horizon d’attente.
L’horizon du lecteur sera, alors, élargi. Antoine Compagnon dira :
« Le fait même, que cela, ce vers, cette phrase entre guillemets vient
d’ailleurs élargit l’horizon intellectuel que je trace autour du lecteur. C’est
un appel ou un rappel, une communication établie … »244

Cette pluralité des sources de lectures et d’influences montre au lecteur que le discours du polar
de Y.Khadra s’inscrit dans la modernité, l’ouverture aux cultures et, donc, l’universalité et donne
à ses textes un cachet bien particulier.
L’auteur avoue cela dans une interview :
« Mes livres ne sont pas uniquement algériens, ils touchent à l’universel et j’essaie d’interpeller
chacun là où il est pour qu’il essaie à son tour de mieux saisir toutes ces choses qui se
développent autour de lui, quelque fois qui lui échappent. »245.

242
CHIKHI, Beida. Problématique…, op. cit., p. 39.
243
VEGA-RITTER, Max. « La vie enchaînée par l'instinct de mort », in www.DzLit.fr - 26 août 2006
244
COMPAGNON, Antoine. La seconde Main ou le travail de la citation, Paris, Le Seuil, 1979, p. 91
245
AIT-MANSOUR, Dahbia. « Ecrire pour réinventer ma vie », in Liberté du 30/01/2001.

170
En outre, la lecture des différentes citations relevées montre l’écart qui existe entre elles. Leur
ordre temporel se double d’une distance culturelle, de la différence de nationalité et de langues.

Ordre temporel :
- Omar El Khayem------------XIe siècle.
- Nietzsche---------------------XIXe siècle.
- T. Djaout---------------------XXe siècle.
- Maïakovski------------------ XXe siècle.
- John Steinbeck-------------- XXe siècle.
Ordre linguistique :
La citation de Omar El Khayem est traduite de l’arabe.
Les citations de Nietzsche sont traduites de l’allemand.
La citation de Maïakovski est traduite du russe.
La citation de J.Steinbeck est traduite de l’anglais (américain).
(Toutes ces traductions ne sont que reprises par Y. Khadra).
Ordre de nationalité :
Nietzsche : nationalité allemande.
T. Djaout : nationalité algérienne.
Maïakovski : nationalité russe.
J. Steinbeck : nationalité américaine.
Ordre des genres :
Nous retrouvons la poésie, l’essai, le roman.

Aussi, il est fortement remarquable que non seulement les hommes de Lettres cités par
l’auteur soient des philosophes (Nietzsche…) mais encore leur discours s’inscrit bien dans la
modernité.
Ces citations appartiennent, par ailleurs, aussi bien au champ culturel occidental qu’arabe et
algérien. Toutes fonctionnent ensemble et leur coexistence organise une pensée qu’on pourrait
qualifier d’éclectique : la double référence philosophique occidentale une part et orientale de
l’autre oriente la lecture vers d’éventuels points de convergence entre l’un et l’autre.

171
« Le propre de l’intertexte est d’engager un protocole de lecture particulier,
qui requiert du lecteur une participation active à l’élaboration du sens. »246

Il ne va pas sans dire, enfin, que « les références » et «les citations » qui foisonnent dans les
œuvres de Y. Khadra montrent au fait l’influence des lectures, si différentes soient-elles, sur
l’homme lui-même lequel rend, à sa façon un hommage à tous les auteurs en inscrivant leurs
noms pour les « immortaliser » dans la mémoire des lecteurs.
En fait, n’est-il pas juste de voir par cette activité intertextuelle une reprise de la pensée de
Bakhtine laquelle nous enseigne à être attentifs dans la littérature non seulement à des contenus
mais aussi à des voix. Elle montre comment même la littérature la plus apparemment solitaire est
en fait tout entière relation à l'autre. En ce sens, elle ne jette pas seulement les bases d'une
poétique de l'énonciation, elle introduit à une pensée de l'autre dans le discours.

3-1-1-3-L’allusion

Y. Khadra ne se contente pas de puiser dans la littérature maghrébine en introduisant des


voix mais fait aussi un travail particulier par le recours aux allusions : autre procédé intertextuel
qui consiste à mettre en relation, de manière implicite, un texte avec un autre.
J. Kristeva note, dans son ouvrage Sémiotéké. Recherches pour une sémanalyse247, que pour faire
de la Littérature, il faut faire des allusions littéraires, c’est une manière propre à l’auteur de
dialoguer avec les textes.
La reprise de la métaphore à travers l’usage des lexèmes de la « nuit » et du « soleil » peut se
lire comme indice d’intertextualité, des auteurs étrangers et algériens ont abordé ces motifs tels
que :

1-« La nuit » :
- S. Mallarmé (1842-1898) : - «La nuit » = moment douloureux : « Adieu, nuit, que je fus, ton
propre sépulcre, mais qui ; l’ombre suivante, se métamorphosera en éternité. » (Igitur, I)
- F. Abbas : La nuit coloniale248 , titre d’un essai.

2- « Le soleil » :

246
PIEGAY-GROS, Nathalie. Introduction à l’intertextualité. op. cit. p. 3/4.
247
KRISTEVA, Julia. Sémiotéké. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Le Seuil, 1969, (« Points », 1978).
248
ABBAS, Ferhat. La nuit coloniale, (essai), Paris, Julliard, 1962.

172
- A. Camus : « Le soleil » est un personnage essentiel dans son roman L’Etranger.
« Et tout ce temps, il n’y a plus eu que le soleil et ce silence, avec le petit bruit de la source et les
trois notes… »249.
- Ch. Baudelaire (1821-1867) : cette figure a une signification symbolique dans ses poèmes Les
fleurs du mal.
« Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. »250 (Harmonie du soir)
Il est à relever aussi des voix dans les différents textes comme celle du sage Da Achour
dans L’Automne des chimères. Yasmina Khadra fait intervenir ce personnage, ami de Llob et
amateur de ses romans, pour opposer une critique favorable à la virulence des propos tenus à
l’encontre des romans de Llob:

« Ton bouquin est dans le vrai. C’est ce qui compte par-dessus tout. Le
reste : les emmerdes, les polémiques, les menaces, enfin toute cette
gesticulation angoissante que tu soulèves ne doit pas t’intimider. »
(L’Automne des chimères p.45)

« Tu surplombes ton monde, comme un dieu, et c’est formidable. Si tu


n’avais pas osé crier sur les toits ta rage et ton écœurement, si tu t’étais
écrasé pour laisser ces fumiers s’adonner à leurs fantasmes en toute
impunité, j’aurais été terriblement déçu. » (L’Automne des chimères p.45)

L’allusion peut se repérer sur le plan du discours comme dans Les Hirondelles de Kaboul, où les
discours des protagonistes (Atiq Mussarat, Mohsen, Zunaira) portent essentiellement sur les
thèmes de l’oppression : l’ombre de la mort, l’hystérie des foules, la banalité du mal, et surtout le
règne de l’absurde. Sur ce dernier point, ne pourrait-on pas penser à Albert Camus, et rapprocher
donc les deux textes, les deux auteurs?
Ce roman est truffé de monologues qui précisent mieux les contours. Ainsi, des traits de
caractères, des événements historiques, des tranches de vie sont révélés en mettant le lecteur en
présence d’un texte à plusieurs voix ou « polyphonique »251, selon le mot de Mikhaïl Bakhtine.
Et donc,« Tout texte littéraire, et surtout romanesque, ne s’écrit pas que dans un constant
dialogue, dans un frottement ininterrompu avec d’autres textes qui le précèdent, et que les
urgences d’une littérature émergente avaient fait un peu oublier jusqu’ici. »252, écrit C.Bonn.

249
CAMUS, Albert. L’Étranger, Paris, éd. Gallimard, 1942, p. 79
250
BAUDELAIRE, Charles. Les fleurs du mal, Paris, Librio, 2004. (1ère édition 1857).
251
La polyphonie, au sens de Bakhtine, peut être sommairement décrite comme pluralité de voix et de consciences
autonomes dans la représentation romanesque. Elle a donc, à l'origine, une acception plus strictement littéraire.
252
BONN, Charles. Anthologie de la littérature algérienne (1950-1987), Paris, Librairie générale française, 1990, p.
159

173
Ce rapport entre intertexte et poétique peut être considéré comme fait nouveau dans le roman
policier algérien, F. Evrard souligne surtout que :
« Le roman policier cesse de viser comme limite idéale le rapport du texte à
la réalité extérieure ; il met en évidence les lieux qui l’unissent à d’autres
textes. »253 , note-t-il.

Le recours de Y. Khadra à l’intertextualité comme une marque de littérarité serait une quête
d’un statut. Son désir de l’universalité est, notamment, observé dans les mythes implicites que le
romancier introduit- comme les images obsédantes de la « nuit » et du « noir », un mythe qui est
commun à beaucoup de cultures- et ce pour transcender son idée à un niveau plus élevé de
généralisation.

253
EVRARD, Franck. Lire le roman… op. cit. p. 83

174
3-1-2-L’Intratextualité

Une autre forme d’intertextualité ouvre de nouveaux horizons à la critique d’aujourd’hui en


complémentarité avec les études de la génétique textuelle celle de l’intertextualité interne.
La notion d'intratextualité est définie comme la reprise d’un texte ou de fragments de textes, écrits
auparavant et réemployés dans un autre. C’est une ressemblance qui se démarque par une
répétition constante dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, servant ainsi à lier et à mettre en
réseau plusieurs textes disparates. Ce sont les références intertextuelles décelables dans l'œuvre
d'un même auteur, et ce par un ensemble de répétitions et d'auto-reproductions qui mettent en
réseau ses différents textes. C’est le cas de la présence d’hypotexte (textes antérieurs du même
écrivain), l’emprunt non déclaré, l’autoplagiat ou l’autotextualité.
Il y a intratextualité quand l’auteur met en contribution ses propres autres textes. Cette reprise par
un auteur d’un texte ou de fragments de textes dans une œuvre ultérieure les fait entrer en écho les
uns dans les autres et restitue ainsi l’autonomie de l’œuvre. En effet, personnages, scènes, pans
d’histoire, phrases réitérées parfois comme des leitmotivs, expressions identiques créent
l’impression de continuité et d’unité entre des textes issus d'œuvres différentes.
Comprendre le phénomène intertextuel dans cette nouvelle dimension du texte qui est celle de sa
production, nous amène à chercher dans l’œuvre même de l’auteur comment se construit
l’emprunt ; comment la citation, l’allusion, la référence résultent aussi d’une appropriation et
d’une intégration dans l’espace même du texte ou de l’œuvre qui s’invente.
Dans l’œuvre de Khadra, se manifeste une intertextualité interne remarquable, qui se définit
par la ressemblance des romans dans leurs thèmes, personnages, lieux, objets, scènes, formes
d’écriture. Une ressemblance qui se démarque par une répétition constante dans l’ensemble de
l’œuvre de l’auteur. L’analyse de cette récursivité dans les écrits de Khadra est l’enjeu décisif
pour comprendre une part essentielle de son œuvre.
La récurrence chez Khadra est loin d’être une simple répétition due à « une panne » d’inspiration
et d’idées chez l’auteur, mais d’un parcours rédactionnel originel où s’établit consciemment ou
non une circulation de sens et un dialogue entre les œuvres.
L’autotextualité est présente dans ses romans et se propage dans l’ensemble de ses écrits, une
intertextualité qui existe aussi à l’intérieur d’un même roman de l’auteur où le texte centreur peut
répéter ces énoncés, soit dans leur structure phrastique, soit au niveau sémantique.

175
Cette écriture intertextuelle lie les textes et les romans entre eux dans une forme de
communication singulière où le lecteur peut ressentir une circulation d’un ou de plusieurs sens.
La présence de Llob dans la trilogie policière et par son « ombre » dans les autres romans (sa
fonction d’enquêteur : comme Amine dans L’Attentat) est un indice de cette intratextualité.
La reprise de fragments, de mots, de synonymes est aussi assez fréquente : « dodeliner de la
tête », « être dans les vapes », « retenir son souffle », « grosse artillerie », « fumier », etc.
Elle se manifeste aussi de manière thématique, c’est la récurrence des mêmes thèmes (La ville, la
violence, la famille …) ce qui amène le lecteur à penser que c’est la même histoire qui est
racontée mais selon différentes versions.
Cette pratique textuelle est aussi recherchée et travaillée par l’auteur dans la perspective de
produire une littérature universelle, une littérature du monde.
La première marque de l’intratextualité est l’autoréférence. L’auteur se réfère à ses propres
œuvres, la référence est ici interne. Elle acquiert un rôle stratégique car le lecteur saisit dans ce
cas, le lien tissé entre les deux romans (thème, écriture) et la parenté entre les deux personnages,
les deux textes, aboliraient la fiction et replaceraient le texte dans le réel.
Le narrataire de L’automne des chimères est supposé avoir lu Morituri et en conséquence, il peut
établir parfaitement le rapport entre les deux romans :
1- Commissaire Llob, narrateur dans L’automne des chimères, revendique la paternité de
Morituri. Or, ce dernier est signé par Y. Khadra, Llob serait Y. Khadra ; c’est à- dire que le
narrateur est lui-même l’auteur :
« Il repousse mon ouvrage (1) comme s’il s’agissait d’une immondice. »254
(L’automne des chimères p.31)

Un autre exemple d’autoréférence peut être évoqué, c’est celui du même personnage cité dans
L’automne des chimères et Double blanc : le capitaine Berrah.
« Le capitaine Berrah (1), de l’O.B.S qui avait raté le clou du spectacle à
cause d’une défaillance mécanique, au moment où je m’apprêtais à prendre
congé. . » 255
A la même page, l’auteur porte en bas un renvoi (1) à Double blanc comme dans le premier
exemple, le narrataire de L’automne des chimères est supposé avoir lu Double Blanc,
Le lecteur découvre, par ailleurs, dans Morituri, que Llob est écrivain ; élément repris dans
Double blanc où l’on apprend que la victime a décidé d’agir contre la mafia politico-financière,

254
(Nous lisons en bas de cette page : « 1.Morituri, Editions Baleine, 1997, Folio Policier n° 126 »).
255
Ibid, p.187 (Nous lisons en bas de cette page : «1.Voir Double blanc, Ed.Baleine, 1997,Folio Policier n°148 »).

176
après avoir lu le dernier roman de Llob. C’est aussi à la suite de l’écriture de Morituri que Llob
est soumis aux jugements dans le dernier volet de la série, L’Automne des chimères.
Le second trait de l’intratextualité est l’autocitation, l’auteur cite son véritable nom par la
voix du narrateur.
Ainsi, un personnage déclare notamment, dans Morituri p.130 : « Je fais exactement ce qu’aurait
fait Goebbels devant Thomas Mann : je sors mon flingue », et dans L’Automne des chimères, on
lit : « Goebbels avait raison. Il faut sortir son revolver dès qu’un type sort un bouquin » (p.81).

La question du recours au pseudonyme est abordée directement dans L’Automne des


chimères, où Commissaire Llob a publié sous le pseudonyme de Yasmina Khadra. Ce sont les
moqueries de ses détracteurs quant à ce choix qui permettent à Llob/Khadra de justifier sa
position :
« Alors, comme ça, tu t’appelles Yasmina Khadra, maintenant ?
Sincèrement, tu as pris ce pseudonyme pour séduire le jury du prix Fémina
et pour semer tes ennemis ?
- C’est pour rendre hommage au courage de la femme. Parce que, s’il y a
bien une personne à les avoir en bronze, dans notre pays, c’est bien elle. »
(L’Automne des chimères p.54)

Cette volonté de rendre hommage à la femme répond par écho à la dédicace du roman :
« Aux absents, à la femme, au soldat et au flic de mon pays. »(L’Automne
aux chimères p.7)

Les échos intertextuels fonctionnent comme des clins d’œil. Dans L’Automne aux chimères
le commissaire-écrivain est confronté intra-textuellement à la critique de Morituri, Yasmina
Khadra reproduit dans ses textes les discours extra-textuels tenus à l’égard de ses romans. Les
critiques adressées à Llob sont très violentes :
L’œuvre est dévalorisée ; elle est vue comme : « gribouillage » ; « masturbation pédantesque » ;
« foutaise », « stade anal de la littérature » ; « bouquin à la con », « torchon » :
« J’espère ne rien vous apprendre en vous disant que le dernier des cancres
situerait votre gribouillage au stade anal de la littérature. Votre exercice de
style relève beaucoup plus de la masturbation pédantesque que d’une réelle
impulsion intellectuelle. » (L’Automne aux chimères p.32)

« Si les foudres du ciel n’osent pas nous effleurer, c’est pas ton bouquin à la
con qui va nous désarçonner. » (L’Automne aux chimères p.3)

177
« -Monsieur le Délégué m’a chargé de vous transmettre tout l’écoeurement
que la lecture de votre torchon a suscité en lui. » (L’Automne aux chimères
p.33)

L’auteur est, lui aussi, déconsidéré ; c’est un : « phraseur déconnecté » ; « écrivaillon zélé ».
« J’ai toujours su que vous n’étiez qu’un phraseur déconnecté, un
écrivaillon zélé, mais de là à vous soupçonner d’une telle foutaise ! »
(L’Automne aux chimères p.34)

Ainsi, Yasmina Khadra exploite les pages de ses romans pour mettre le lecteur- destinataire-
dans la situation réelle que vit l’auteur. Ses romans proposent alors manifestement une réflexion
sur l’écriture et plus précisément sur le statut de l’écrivain algérien.
Ces différentes pistes laissées volontairement ou non par Yasmina Khadra semblent témoigner de
sa difficulté à renoncer à la reconnaissance publique. Le recours à l’autocitation pourrait trahir
une certaine frustration. Intégrée à sa thématique propre comme à son écriture, la citation (et
l’autocitation) permet à l’écrivain de rompre le silence de la résignation et le déchirement de la
peur obsessionnelle.

L'intertextualité et l'intratextualité sont deux notions qui mettent au centre de leur


préoccupation le texte et ses rapports avec d'autres textes ou avec lui-même. Elle ne remet pas en
cause la richesse des textes puisque les récurrences qui sont à l'origine de l'intratextualité sont
justement fondatrices et productrices de l'œuvre de l'auteur, et Khadra comme tous les écrivains
ne peut se détacher de ses œuvres, c’est pourquoi les reprises sont fréquentes.
Néanmoins, le rapport intertextualité/ Réception est bien établi puisque « Il suffit pour qu’il y ait
intertexte que le lecteur fasse nécessairement le rapprochement entre l’auteur et ses
prédécesseurs »256.
La description des formes littéraires développées ne se fait pas sans tenir compte des contextes qui
les surdéterminent. Pendant leur trajet, elles créent des liens à différents niveaux : contextuel,
intratextuel et intertextuel. Les différentes allusions et références intertextuelles forment alors le
substrat culturel et politique sur lequel s’appuie la socialité de l’œuvre.
Il revient au lecteur, par l’étendue de sa culture de déterminer la « dose » d’intertextualité du
texte : seul récepteur (dans chaque acte de lecture) il est donc seul juge, seul à établir l’intertexte.

256
RIFFATERRE, Michaël. « Sémiotique intertextuelle : l’interprétant », in Revue d’esthétique n° 1-2, 1979, p. 131

178
3-2- Les notes explicatives

Soulignant directement l’existence de connexions par glissement entre les différents


romans, il est à relever que Yasmina Khadra renvoie souvent en bas de page pour des notes
explicatives.
1-Morituri : Il y a en avant propos « quelques petites explications sur les noms employés » ;
comme : « LANKABOUT , DINE,BLISS, GHOUL, TAGHOUT, HADJ GARN, ABOU
KALYBSE, ERGUEZ, NAHS » (p.12).
Chaque terme est suivi soit d’une traduction, soit d’une explication référentielle.

2-L’Automne des chimères : Si la plupart des notes renvoient le lecteur au premier roman de la
trilogie policière, Morituri, l’une d’entre elles précise qu’« astaghfirou Llah ! » est « une
demande d’absolution, [de] pardon à Dieu » (p.82).

3-Les agneaux du seigneur : Nous relevons quelques notes comme : « Hamza : oncle du
prophète. Grand guerrier de l’Islam » (p.56), « Houbel : dieu mecquois d’avant l’avènement de
l’Islam » (p.68), « Fesq : dépravation (allusion au centre de loisirs algérois Riad el-Feth) » (p.68).

4-A quoi rêvent les loups : dans ce roman la majorité des notes sont des traductions de mots
appartenant à l’arabe classique ou dialectal et faisant partie du vocabulaire utilisé par les
islamistes (*Moussebel : agent de liaison (p.161), *Saria : peloton (p.219), *Katiba : escadron
(p.219), * Mouqatel : combattant (257), * Sabaya : femmes enlevées… (258), *Zaïm : leader
(p.261)…).

Nous remarquons deux autres notes concernant les noms des personnages qui sont:
1) une note signale qu’Abou Talha est le « surnom d’Antar Zouabri, émir national du GIA (qui)
succéda à Jamal Zitouni, assassiné par ses pairs » et précise qu’ « il est à l’origine des massacres
à grande échelle et des fetwa contre l’ensemble du peuple algérien » (p. 260).
2) une note donne la signification d’un jeu de mot : « *Da mokhless : Tonton l’intègre, sorte de
Big Brother à l’origine de tous les malheurs de l’Algérie » (p. 122).
Toutefois nous constatons l’absence de traduction de certaines expressions. L’exemple tiré des
Hirondelles de Kaboul, un autre roman de Yasmina Khadra, montre bien l’allusion à l’une des
formules religieuses utilisées - « la hawla » -, sans être traduite :

179
« - La hawla! soupire-t-il. Si telle est l'épreuve à laquelle tu me soumets,
Seigneur, donne-moi la force de la surmonter. Se frappant dans les mains, il
marmotte un verset et rebrousse chemin pour rentrer chez lui. » (Les
Hirondelles de Kaboul p.53)

Nous comprenons dans les propos du personnage qu’il s’agit bien d’une expression religieuse.
Globalement, ces différentes notes, traduites en bas de page ou apparaissant dans le récit se
rapportent aux champs suivants :
-le champ lexical le plus riche est celui de la religion (le contexte).
-le champ politique est aussi présent par l’emploi des noms des personnalités politiques
La présence de ces notes semble être la preuve que Y.Khadra s’adresse à un public qui, d’une
part, a besoin de précision sur la société et la réalité algérienne, et, d’autre part, ne maîtrise pas la
langue arabe. Car d’une part, toutes les notes explicatives paraissent renvoyer à des unités
immédiatement compréhensibles du public algérien et d’autre part, à travers les explications ou
traductions de termes arabes, l’écrivain se réfère à la langue française.
Dès lors, on peut dire que le concept d’ « horizon d’attente » n’intervient pas seulement au
niveau du public mais également au niveau de l’œuvre : « Les normes retenues et les références
littéraires forment l’horizon du texte»257, comme l’explique Wolfgang Iser, l’autre chef de file de
l’école de Constance258. L’œuvre comporte des caractères qui participent à la lisibilité et dont la
reconnaissance doit être faite par le lecteur virtuel : le destinataire confronte alors son univers
avec les éléments sélectionnés dans le « répertoire ». Le sens de l’œuvre littéraire s’actualise par
référence à un système de conventions littéraires assimilées par le lecteur et c’est ainsi que
s’établit la communication littéraire.

257
ISER, Wolfgang. L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 161
258
L’école de Constance dont les travaux développés dans les années 1970 par Jauss et Iser, ont été vulgarisés en
France dans la décennie suivante.

180
3-3-L’HUMOUR

Si l’humour reste souvent difficile à cerner et à définir, s’il n’est caractérisé par aucun trope
spécifique, on peut cependant s’accorder sur le fait que le discours humoristique suppose un
décalage ou une discordance dans le message, une prise de distance de la part du scripteur et du
lecteur. Nous considérons ici l’humour d’une manière générale comme tout ce qui déclenche le
rire.
S.Freud a classé l’humour en deux grands groupes ; l’humour sur le mot et l’humour sur le
contenu. Le premier cité fonctionne sur le jeu qui, de par les combinaisons de sons et mots,
aboutit au retournement du sens ou tout simplement au non-sens.
Mais, l’humour sur le contenu naît du jeu entre deux codes, l’un symbolique et l’autre concret.
Cette ambiguïté crée sur le lecteur un état de désordre qui peut aller jusqu’à l’hilarité.
Nombre d’écrivains différencient le comique de l’humour en insistant sur le fait que dans le
premier cas l’humour est direct , naïf et sans méchanceté, tandis que dans le second cas le rire est
indirect et contient une certaine dose de malice dans ce qui est pourtant reconnu.
Pour H.Bergson, le rire est provoqué par toute situation où « le mécanique se place sur le
vivant»259.
De son côté, M. Bakhtine définit fa création littéraire comme un exercice carnavalesque
autrement dit comme refus d’un ordre, refus d'un langage, refus d'une forme fixée et normative et
refus d'un langage univoque ; ce qui revient à dire tendance profonde à la célébration de
l'ambivalence.
Toutefois, lorsqu’on traite un sujet sérieux, grave et de surcroît politique, le mode
humoristique tient une bonne place, c’est une forme efficace pour calmer l’expression de
l’agressivité humaine car il est difficile de l’exprimer autrement que sous la forme déguisée.
Ainsi, l'auteur qui aborde le sujet politique ou la guerre s'appuie sur des faits qui parlent d'eux-
mêmes et qui dénoncent quelqu'un, une institution ou encore un conflit. Pour que cette
dénonciation ait plus d'impact auprès du lecteur, certains écrivains n'hésitent pas à recourir à
l’humour.
Dans la littérature algérienne actuelle, l’humour est très présent. Z.Belaghoueg relie à cet
effet, l’humour au contexte historique et à la situation politique du pays elle écrit :

259
BERGSON, H. Le rire. Athènes, Fexis, 1965, p.23

181
« Chez nos écrivains actuels particulièrement Djemai et Khadra, c’est un humour plutôt
contestataire, permettant le dévoilement, il est subversif. »260.
Pour Franck Evrard : « L’humour peut apparaître comme la valeur refuge de notre époque,
l’ultime sauvegarde contre l’absurdité et la noirceur des temps. »261.
Les auteurs de la génération 90, par exemple, ont recours à cette technique comme : stratégie
d’écriture, lutte contre la peur et par dépit. Chez Khadra, l’humour côtoie une langue verte et une
verve satirique, s’inspire notamment d’une situation historique problématique et s’en nourrit.

3-3-1- L’humour : une digression

La première caractéristique de l’humour de Khadra se situe sur le plan du langage.


L’usage du discours humoristique entraîne souvent des distorsions du langage. On pourrait penser
à la volonté de l’auteur de mettre en exergue les disparités sociales par une subversion du langage.
Mais, la recherche d’un effet humoristique par l’utilisation d’un langage empreint de connotations
sexuelles est plutôt vue comme une volonté de coller à une réalité de désenchantement,
d’aliénation culturelle, de désarroi, de peur et déception.
Dans les textes de Khadra, les références dans l’humour à la sexualité se transcrivent de façon
allusive et symbolique. Pour Freud, l’humour permet aux pulsions interdites de s’exprimer d’une
manière détournée. Le domaine de la sexualité peut être accepté, abordé sans crainte d’être rejeté,
ni censuré262.
Sur un ton susceptible de déclencher l’hilarité, Llob raconte dans Morituri:
« Hadj garne est l’un des plus dangereux flibustiers des eaux troubles
territoriales. Sodomite notoire, un tuyau d’échappement lui donnerait des idées.
La légende raconte que notre éminent tributire des sciences annales s’envoie tout
ce qui bouge sauf les aiguilles d’une montre, tout ce qui se tient debout sauf les
balises et tout ce qui se touche sauf les procés verbaux. » Morituri, pp.24-25

Le recours à des fantaisies langagières peut sans aucun doute conduire au rire qui est une
ressource propre, un produit de l’imaginaire social.
En décrivant dans Double blanc (p.63) la déchéance de Jo, une allure de pantomime peut être
d’autant plus sentie que le récit livré par Llob est placé sous le sceau de l’humour. Certaines
illustrations visuelles comme « jambes en l’air », « mains par-dessus la tête», « queue leu leu »,
ne peuvent qu’avoir des effets humoristiques.

260
BELAGHOUEG, Zoubida. Le roman algérien actuel. Rupture ou continuité ? Ecritures et diversité littéraires,
op.cit.
261
EVRARD, Franck. L’humour, Paris, Ed. Hachette, coll. Contours littéraires, 1996, p.78
262
FREUD, Sigmund. Jokes and their relation to the inconscious. London, Penguin, 1976, pp. 144-145

182
L’auteur dépeint Mme Lankabout, un autre personnage, à travers les yeux exaspérés de son
personnage, le Commissaire Llob :
« Elle rejette la tête dans un rire si grand qu’on peut déceler les motifs de sa culotte. » (Morituri,
p.27)
Dans les romans de Khadra, ce qui frappe le lecteur, c’est la grande diversité dans la manière
d’aborder l’humour: ironie, satire, parodie, jeux de mots, quiproquos, obscénité, comique de
situation…Mais tout cela a une relation directe avec le monde politique.
En effet, l’humour de Khadra est empreint de « dénigrement » et de contestation politique.
L’expression « Maire véreux », avec un rappel en bas de page « Excusez le pléonasme. C’est plus
fort que moi. »263, fait réfléchir le lecteur par un jeu subtil de mots, par l’exagération et la
caricature. L’auteur n’oublie pas de rappeler la malhonnêteté de certains dirigeants politiques.
L’humour est subtil, il se transforme en un jeu intellectuel avec le lecteur.
Dans le dialogue suivant entre Lino et Llob, l’image de l’urine et des excréments est mise en
évidence.
« - putain ! s’extasie-t-il. Tu les trouves où, tes sacrés qualificatifs, commy ?
- dans les chiottes. » (Morituri.p.57)
En justifiant l’emploi d’un surnom, Brigitte, Llob n’hésite pas à relier le prénom d’une personne
au paquebot.
« -Son nom est Brigitte.
-Une française ?
- Pas vraiment. On l’appelle comme ça parce qu’elle ressemble à un paquebot qui porte le même
nom. » (Morituri p.84)
Le discours humoristique est accompagné alors d’un travail esthétique de Khadra. Les jeux de
langue sont également constants, ce n’est pas l’histoire elle-même qui vaut le résumé mais la
manière dont elle est racontée. L’hyperbole, l’exagération, l’inconcevabilité créent des images
grotesques. Le sens littéral des termes est entouré de détours sémantiques et de contenu implicite.
Beate Bechter-Burtscher souligne la proximité établie avec le lecteur dans les romans de Yasmina
Khadra, par « la langue dont Llob se sert, langue pleine d’humour, souvent ironique et aussi
argotique, ne cachant rien »264 .
L’humour chez Khadra apparaît aussi chez les personnages, leurs comportements et leurs
discours :
263
Morituri p.29
264
BECHTER-BURTSCHER,Beate. « Le Roman policier algérien : d’une écriture idéologique à une écriture
critique », in Le Maghreb littéraire, vol. II, n°4, 1998, p. 38-53 (45).

183
Les noms attribués aux personnages ne sont pas gratuits. Ils font référence soit à l’animal ou à
des objets :
Le dingue au bistouri : DAB ou l’âne.
Zaouch ou le moineau.
Morituri : bliss, ou le diable.
Ghoul ou l’ogre.
Les Agneaux du seigneur : dactylo, l’homme ou la machine à écrire.
Mis à part Dactylo, ces éponymes sont des figures très populaires dans la culture maghrébine. Le
recours à l’imaginaire semble convenir à de telles situations.
L’humour est employé également dans diverses situations comme, par exemple, dans les portraits
de certains personnages qui sont décrits de manière animale, une description qui vise à rabaisser
une figure d’autorité, comme :

L’oeuvre Le personnage La description humoristique


Le dingue au bistouri Le patron de Llob « gueule de phoque, oreilles
lourdes de sérumen, des mains
de cul terreux, face mafflue
patibulaire, ventre de
concubine enceinte, niveau
intellectuel aussi inconsistant
que les légendes »
Morituri Ghoul Malek « animal éléphantesque,
pachyderme »
Morituri Mme LAANKABOUT « sa carcasse de cachalot en
me tendant sa nageoire »
Double blanc Dahmane Faid « ses grosses pattes, hydre
omnipotente, beuglement,
grimace canibalesque »
Double blanc Abderrahmane Kaak « son ventre ressemble à la
carapace d’une tortue, cou
replet, laideur de rat,
répugnance du crapaud,
grimaces de singe »

L’humour crée ainsi une interaction entre l’auteur et le lecteur, facilite la communication et la
compréhension en créant un rapport de rapprochement, de familiarité et de complicité. Mais ne
peut-il qu’être cela ? N’a-t-il pas d’autres formes, d’autres fonctions ? Peut-il être relié avec le
social, le politique ?

184
3-3-2-L’humour décapant
En plus du jeu ludique à travers notamment les fantaisies langagières, l’humour peut
informer, exorciser, voire témoigner. Dans les textes de Khadra, le lecteur peut déceler une
certaine distanciation par rapport aux événements racontés. Il retrouve les drames, la mort mais
également le rire.
Face à la réalité difficile à laquelle il oppose le rire, l’auteur a recours à l’humour contre
l’angoisse, contre le désespoir, c’est l’humour par dépit. Les passages humoristiques côtoient des
lignes où s’affichent d’autres humeurs (sombre, révoltée, désespérée…). Il s’agit en fait d’un de
l’humour par dépit qui est « est une forme de lutte contre l’horreur et la violence ». (p.215)
Il devient alors refuge momentané :
« L’auteur fait de l’humour pour rester en vie, c’est aussi l’humour par dépit parce qu’il n’y a
pas d’autres solutions. »265 , écrit Z.Belaghoueg.
Dans Morituri, après la mort de l’inspecteur Serdj ; Lino, son collègue, finit par comprendre qu’il
n’y a que le chemin de la résistance, le seul chemin à prendre pour ne pas perdre le respect de soi
même.
Dans Les Hirondelles de Kaboul, c’est plutôt une forme de défense le couple Mohsen et Zuneira
rit en pleine rue, pendant l’heure de la prière, manière de résister aux Talibans.

« Ils rajustent leur accoutrement, lui d’un geste irrité, elle en gloussant sous
son masque. Mohsen perçoit le rire étouffé de son épouse. Il grogne un
instant puis, apaisé par la bonne humeur de Zuneira, il pouffe à son tour.»
(Les Hirondelles…, p.70)

De plus, le recours au « rire » est lue comme une forme de résistance voulue et choisie par Y.
Khadra car l’humour dédramatise les situations tragiques et permet une distanciation salvatrice.
La scène rapportée dans L’Automne des chimères renforce cette idée. Au lieu de la peur et
l’angoisse des patriotes, le rire est plutôt catalyseur :
« une salve de rire », « un éclat de rire » s’opposant à une salve d’obus, à un éclat d’obus. Le rire
bouscule et prend le dessus sur les armes et les canons.
Dans Morituri, le narrateur rapporte les propos macabres du terroriste et ses rires :
« les potes trouvent mon humour pas développé. L’autre jour, le type que je me préparais à
égorger n’a rien trouvé de mieux pour m’attendrir que me signaler qu’il avait une pharyngite
chronique. (rires) t’es toujours là, habibo ? Alors, tu tousses plus… (rires) ciao ! » p.136

265
BELAGHOUEG, Z. Le roman…, thèse de Doctorat d’Etat, op.cit , p.214

185
La présence dans ce récit d’Ait Méziane, personnage humoriste, est significative. Il déclare non
sans détour :
« Je ne fais pas de politique. Je n’entretiens pas de polémique. Je ne milite que pour le rire, Llob.
Mon unique souci est de détendre, de divertir », dit-il à la page 33.
Mais en réalité, son humour cache une réflexion plus grave sur un monde violent dans lequel la
mort est toujours gagnante.
Dans A quoi rêvent les loups, l’auteur se distancie par rapport à ce qui est écrit en se servant de
l’humour pour accentuer les absurdités des thèses idéologiques défendues par certains
personnages. Sur un ton sarcastique, Nafa Walid et son compagnon Abou Tourab se racontent à la
page 13, par un jeu d’autodérision, bien qu’ils soient en sursis de mort.
Certains personnages optent pour l’humour pour se mettre à distance de leur « propre vie » et rient
de leur propre mort :
« -Ne t’approche pas trop de la fenêtre, Emir.
-Tu risques d’attraper froid ? » (A quoi rêvent les loups, p.14)
L’humour décapant aborde un réel douloureux et permet de dire le sordide, la violence et la
cruauté. Opposer le rire à l’angoisse, c’est évacuer, exorciser les peurs, mais surtout, annoncer le
triomphe de la vie sur la mort.
Alors, acte subversif pacifiste et thérapeutique, acte de résistance, l’humour qui invite le
lecteur à une participation du plaisir du texte caractérise la poétique de Khadra.A travers l’écart
humoristique et ironique, l’auteur prend plaisir à jouer avec la langue française. Aussi, les
frontières entre « rire » et « sérieux » sont brouillées. Le rire et le sérieux balancent, tanguent
suivant les évènements du récit.
Yasmina Khadra aborde le discours politico-social, entre autres, sur le mode du rire, sans omettre
de considérer l’exigence que nécessite l’humour.
Ainsi, en plus de l’intergénérécité, de l’intertextualité, les sujets, les styles, les tons et les langages
sont mêlés dans les oeuvres de Khadra.
Son écriture ambivalente et polysémique est porteuse d’une idéologie de la rupture à travers ce
que Bakhtine appelait « la carnavalisation littéraire ».
Désire-t-il ainsi rompre avec l’écriture sérieuse et tendue des romans de la première génération?

186
Quatrième partie

Les techniques d’écriture Khadrienne

187
Si l’engagement désigne le geste par lequel un sujet promet et se risque dans cette promesse,
entreprend et met en gage quelque chose de lui-même dans l’entreprise ; ce geste, entre caution et
pari, semble devoir déterminer des choix d’écriture et contraindre des modes de lecture. Face à un
réel d'une violence inouïe, les écrivains algériens ne se sont pas souciés de rechercher une
expression distanciée. Ainsi dépendante du contexte socio-politique, la parole peut subir des
transformations. Des changements historiques transforment le statut du discours. Thomas Pavel l'a
montré dans son ouvrage Univers de la fiction : « une parole qui, à une époque et dans un
contexte donné, était reçue comme factuelle, peut être conçue ultérieurement et/ou ailleurs
comme un simple mythe » 266, écrit-il.

Jean ROHOU considère, pour sa part, la pratique littéraire comme une solution métaphorique à la
condition humaine. Condition qui se résume en un assujettissement à la nature et en une réalité
dure à vivre. Il considère que la littérature « charme le malheur en jouissance, extrait « les fleurs
du mal »,offre satisfaction cathartique aux passions (…)remplace la vérité brute par une
vraisemblance ou une fantaisie conformes à nos aspirations ; notre existence accidentelle et
éphémère par un destin exemplaire … L’intérêt de la littérature vient du plaisir du transfert d’un
problème dans la fiction, pour sa compensation, sublimation ou satisfaction métaphorique, ce qui
semble proche de la fameuse catharsis dont on parle depuis Aristote. »267.
Dans le contexte tragique de l’Algérie, où il s’agit de rendre compte du réel, et de tenter de lui
donner un sens, l’écriture pourrait dire ce qui paraît innommable autrement.
Sachant que les textes de Y. Khadra sont portés sur l’immédiat et l’urgence où le
témoignage brut semble être privilégié, il serait intéressant de s’interroger sur leurs aspects.
esthétiques, c’est-à-dire la force des mots, celle des images et leur littérarité, ainsi que les traits
inhérents au politique.
Pour cela, un premier regard sera porté sur les transgressions langagières utilisées par les
personnages et leurs effets stylistiques, un autre sur l’imaginaire poétique et l’activité figurale
présente dans les textes et un dernier sur la poétique du bestiaire.
L’esthétisation de l’actualité, sous des modalités strictement différentes, serait-elle une réponse
littéraire par le soldat?
Que devient le littéraire, quelle en est la validité ou le sens, une fois qu’il devient ordonnancé par
le politique ?
266
PAVEL, Thomas. Univers de la fiction, op.cit., p. 93
267
ROHOU, Jean. Les études littéraires méthodes et perspectives, Paris, Nathan, 1993, pp.25-31

188
1-Du langage : la violence du verbe

Omniprésente dans la littérature à travers des thèmes de la vie et de la mort, la violence


trouve sa meilleure expression dans les mots et les images si bien qu’en parallèle avec la violence
politique et la violence sociale, une autre forme de violence est à relever : celle du verbe. Acte de
libération de l'écriture de toutes les formes d'enchaînement ou d'enfermement, que ce soit par la
tradition, par la religion ou par l'idéologie, la violence est fondée sur la contestation et la
dénonciation d'une situation initiale jugée inacceptable, et sur le désir de fonder un ordre nouveau
considéré comme nécessairement meilleur.

Ainsi, dans un climat politique, social et culturel où la violence domine, l’écriture suscite le
besoin d’une catharsis chez son lecteur car l’acte d’écrire est une thérapie268 contre les obsessions
morbides et les angoisses nihilistes « et ma thérapie, c’était l’écriture » affirme Y.Khadra.
Semblable aux rites de purification, elle est, alors, l’expression même de la violence voulue
comme art littéraire. Pierre Meschonnic, cité par B. Chikhi, confirme le rapport société, violence
et écriture, pour lui:

« Toute société est violence. Toute société est écriture donc toute écriture
est violence. »269

De son côté, Robert Gauthier note, avec justesse, que « violence et langage ont la même origine :
le désir d’exister, de maîtriser, de se protéger, de se reproduire, de se survivre. Le désir est
violence puisqu’il implique de s’intégrer l’autre, de s’approprier l’objet convoité, de se rendre
pareil à un modèle, donc de se faire violence »270.
Le langage est à la fois important comme moyen de communication entre les hommes, mais aussi
comme outil pour le poète. Khadra n’utilise pas un langage poétique, mais se sert du parler
populaire auquel il attribue cette valeur poétique.

268
" En représentant la pitié et la terreur, [la tragédie] réalise une épuration [katharsis] de ce genre d’émotions
[toioutôn pathèmatôn]. " La phrase unique qu’Aristote consacre à la notion de catharsis se présente comme une
énigme : le terme emprunté au vocabulaire médical (" purgation ")
269
CHIKHI, Beida. Problématique…, op. cit. p. 228
270
GAUTHIER, Robert. « La violence du langage et le langage de la violence », in Actes du 19ème colloque d’Albi,
1998, p.45

189
Par violence nous n’entendons pas seulement la violence physique, mais aussi la violence
verbale, les menaces, les insultes ainsi qu’une ambiance tendue.
Un discours violent est une parole ou un écrit au service de la violence politique, morale,
pédagogique, religieuse. Le discours est alors serviteur d'une violence qui n'est pas directement de
son fait, mais dont le principe est à chercher dans l'irrespect des personnes, dans le mépris de leur
liberté, de leur égalité, de leur bienveillance réciproque peut-être.
Les mots ne seraient pas violents par eux-mêmes : ils le seraient par complicité avec une violence
qu'ils contribueraient à promouvoir, par ruse, sous les voiles de son contraire.
Chez Y. Khadra, un langage cru, vulgaire et plein de verdeur mais aussi une écriture « virile »
(machiste) se construisent.
Vu ses conditions de production, l’écriture de Khadra serait-elle, comme l’affirmait J. Déjeux,
l’exemple d’« un langage de refus et une écriture de terrorisme »271 ? Mais l'écriture, en tant que
travail sur les mots et sur la syntaxe, n'est-elle pas aussi une forme de violence sur la langue ?
Quelle est la relation entre la violence et le langage ? Cela revient à s’interroger sur les usages qui
sont faits de l’écriture comme moyen d’influence, et sur la manière dont la langue d’écriture, se
trouve traitée comme outil de création.

1-1- Le verbe agressif

Dans ses recherches, S.Freud définit la psychanalyse comme un mode d’exploration de


l’inconscient et une technique thérapeutique. Puis, il renouvelle la théorie du psychisme humain,
fondée sur l’idée d’un inconscient dominé par la pulsion sexuelle.
Dans sa théorie sur la pulsion de vie et la pulsion de mort, deux instincts sont opposés dans
l’inconscient humain.
Pour lui, il existe en chacun un besoin fondamental de destruction, qui devient de l’agressivité
lorsqu’elle se retourne contre autrui. Celle-ci est un instinct humain qui peut s’exprimer de
multiples façons. Sa forme la plus visible est la violence physique. Mais, la forme qui semble plus
discrète et qui peut d’ailleurs être tout autant destructrice est la violence verbale.
Chez Y.Khadra à la violence physique, à celle psychologique, et à celle politique, s’ajoute la
violence verbale.

271
DEJEUX, Jean. Littérature maghrébine de langue française, Ed. Naaman de Sherbrooke, Montréal, 1973, p. 422

190
Les récits sont parsemés d’expressions langagières connotant un état d’esprit, une mentalité, une
idéologie caractérisée par la violence. Ces mots et expressions fracturent le sens habituel
entraînant une forme de poétique parce que « toute vraie littérature est celle de la
transgression »272 ainsi que l’affirme R.Boudjedra.

La présence des différentes formes de violence verbale peut révéler l’ancrage référentiel des
textes de cet auteur, mais la place accordée à l’esthétique conviendrait-elle au contexte ?
Comment fonctionnent « ces mots » et ce « langage » ?
De prime abord, ils se départagent en différentes catégories :
1- Les injures : paroles offensantes dirigées contre autrui ou contre soi-même, les linguistes
définissent comme injure :

« Toute parole, toute attitude ou allusion à contenu symbolique perçue et


vécue par le sujet injurié comme dévalorisante et blessante pour lui. »273

L’homme a recours à l’injure, comme acte de parole, pour offenser ou pour commettre un affront.
Chez Y.Khadra, trois registres sont repérables: le sexuel, le scatologique et l’animalier.

272
BOUDJEDRA, Rachid. « Textualité, sexualité et mystique », in Le Matin, n°3407, 30/04/2003.
273
DUBOIS, Jean et collaborateurs. Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse. 1994. p.
250

191
Registre
Registre scatologique Registre sexuel Registre animalier
Œuvre
«asticot de merde» (p. 51), «une «fils de pute», «fils de péché» (p. 38),
ordure… tas de merde…» (p. 38), «bâtard» (pp. 32/146), «bandes de chiens» (p. 32), « …une crotte de
Le dingue «rabaisse le clapet de ton égout, « …avorton » (p. 146), chien… fils de chien» (p. 38) «fils de chien» (p. 24),
au bistouri Lino. C’est pire que les latrines » «andouille» (p.145), «chien», «tête de lard, fils de chien, bouse de
(p. 47), «sales pattes » «connard» (p.146), vache…» (p.146).
(p. 51). «cul-gâteux» (p.146)
«toi, le spermatozoïde» (p. 95)
«enfoiré» (p. 63), « con » (p. 92),
«un gros lard de saleté de merde»
«connard» (pp. 70/76), «fils de pute» (p. 51), «je
Double (p. 84), «putain de merdeux» (p. «…poulet de basse –cour…»
t’encule, … connard zélé»
blanc 75), (p. 80)
(p. 80), «ces faces de pubis en kamis» (p. 26),
«Merde à la république » (p.113)
«petit de cul, grand de gueule» (p.43), «bordel»
(pp.139/75).
«l’enculé» (p. 26), «bordel» (pp. 42/118), «con»
«un merdeux tout en répugnance»
(p. 52), «connard» (p. 53), «putain» (p. 57/154), «pestiféré » (p. 46) «se faire péter la gueule» (p.
(p.19), «espèce de sale
Morituri «bâtard» (p. 68), «faire des omelettes avec tes 58), «Bas les pattes, toi» (p.113), «fumier» (p. 19).
terro ! asticot de charogne !
couilles» (p.123),
mollah de mes deux ! » (p.114).
«fils de pute» (p.140).
«péter plus haut que ses talons»
(p.39), «dégueulasse», «une «connard» (p. 38), «espèce d’enfoiré, fumier,
ordure», «t’es qu’un charognard» connard» (p. 57), «bâtards» (p.57), «nous les «Bas les pattes, sale flic»
L’automne
(p. 58), «on va te faire la peau, enculerons tous », (p. 116), «dire merde aux vaches » (p. 47), «fils de
des
traître, vendu !», «sac à merde» «ton trou du cul», «enfant de putain» chien » (p. 136), «vous devriez attacher vos chiens»
chimères
(p. 59), «gros tas d’ordure de (p. 92) «Fais attention à c’que tu dis, l’enflure » (p. 148). «crétin, pauvre type, imbécile !» (p. 58),
saleté !», « incorrigible saleté (p. 149), «sale flic, ce con !» (p. 116).
d’emmerdeur » (p. 103).

192
« crétin va » (p.54), « bougre d’âne »(p.79) ;
Les «ordure»(p.197), « microbe » « pauvre crétin »(p.194)
« bordel »(pp.138,189), «putain »(pp.155,186),
agneaux (p.141), «merde »(p.85), « sale «fumier de mon fils» (p.60),
« fils de pute » (p.162)
du fripouille »(p.188) ; « fumiers » (pp.168,178,184)
seigneur « renégat »(p.60) « chiens »(pp.74,172,154,201), «espèce de chien »
(p.214), «le salaud »(p. 203)
« fumiers » (pp.11,64,65,66,149,208), »fumier de
« merde »(p.60), « bordel de «putain » (pp.14,72) »fils de pute »
A quoi communiste »(p.193), « crétin »(p.59),
merde »(p.245); (pp15,77,180,211),
rêvent les « chien »(pp.65,110,206), « fils de
« malpropre »(p.194); « sale «bordel » (pp.73, 272) ; « putes »(p.116) ;
loups chien »(pp.130,136,270) ; « cochon »
impie »(p.194) « sale bâtard »(p.129)
(pp.109, 207) ;
Les
//
hirondelles // //
de Kaboul
« Purée ! tu n’as pas une goutte de
« bordel!» (pp.79, 100, 207)
sang sur la figure… »(p.78)
L’attentat « fils de garce »(p.127) «fumier ! traître d’Arabe »(p.64)
« sale terroriste ! »(p.64)
« sale Arabe » (p.64)
« bordel!» (pp10, p.49, 192, 331) « un cul »
(p.11), « crétin »(pp.95,266,352), « fumier »
« mon cul »(p.351), « putain »(pp.49, (pp.65.115,121), « ta gueule!»
Les sirènes « bordel de merde » 331,351), « ptit con» (p.96), « fils de pute» (pp.53,58,267) « grande gueule » (p.96), « shut
de Bagdad (p.351), «salaud »(p.121) (p. 274) «avortons »(p.96) , « tozz!» (p.350), your gab ! » (pp.58,59), «espèce de chiens »
« tête de con »(p.220), «niqué »(pp.274,351,), (p.274) « andouille» (p.351), « Bas les
«bâtard »(p.274) pattes ! »(p.334)

193
2- Les jurons et autres imprécations : considérés comme des transgressions gratuites, ils
s’inscrivent dans le registre de la malséance et de l’obscénité en raison de leur rapport au sexe et
à la matière fécale. Le juron, le blasphème, l’imprécation expriment un sentiment négatif et
violent. Ils constituent plutôt une réaction en face de la situation.
Dans Les gros mots, P. Guiraud définit le juron comme une interjection dévalorisante et
grossière.
Ces formes verbales sont tangibles, mais sont utilisées principalement comme traits de style :

Le dingue au bistouri :
« bon sang !» (p.18/59), « Merde ! » (p.111), « Nom de nom ! » (p146), « Mon Dieu !» (p.151).
« je pousse un juron »(p.53), « je le jure » (p.111).
Double blanc :
« bon sang ! » (p.124), « putain ! » (p.69), « bordel ! » (p.75), « putain de merde ! » (p. 75).
« ses jurons se perdent dans l’appel du muezzin » (p.146).
Morituri :
« putain ! » (pp. 46/57), « merde !» (p.152), « bordel ! » (pp. 46/101), « je jure de te découper en
rondelles » (p.99)
L’Automne des chimères :
« Bordel ! » (pp. 84/174), « bon sang ! » (p.19), « bordel de misère ! » (p.98).
Les Agneaux du seigneur :
« Bordel !» (p.138), « putain ! »p.155
A quoi rêvent les loups
« bordel » (p.73) , « merde » (p.60), « putain » (p.14)
L’attentat :
« Purée » (p.78), « bordel ! » (pp. 78,100)
Les Sirènes de Bagdad :
« bon sang ! » (pp.273, 323, 331, 338, 363), « purée ! » (p.100), « nom de Dieu !»(pp.68, 351),
« bordel ! » (pp. 49, 331).

194
La liste des termes relevés, bien qu’elle ne soit pas exhaustive, fait apparaître l’usage d’un
vocabulaire inhérent à la violence274 verbale telle qu’on pourrait le vérifier dans la réalité
quotidienne.
Par ailleurs, la lecture interprétative de ce relevé lexical permet de noter les remarques
suivantes :
1- Les expressions et autres termes propres au langage algérien traduits littéralement en français
laissent le lecteur deviner et comprendre le comportement des agresseurs et des agressés
(expressions traduisant la liberté et la dualité nature et culture de l’homme). La violence est à
comprendre également en rapport avec le contexte social, culturel, historique et politique. Utilisé
comme arme, le vocabulaire de la violence renforce l’idée de l’ancrage du texte de Y. Khadra
dans la réalité socio-politique. Nous retrouvons des termes renvoyant à la religion
(impie/mécréant), à la race (arabe) ou à la politique (terroriste).
2- Les faits relatés renvoient à un contexte socio-historique caractérisé par une violence
multiforme. Mais les injures et les jurons (relevant du français ou traduits de l’arabe) ne sont pas
aussi révélateurs de la violence aveugle. Il y a comme une atténuation de la forme de la violence.
Le nombre des paroles offensantes proférées, notamment les jurons, est insignifiant par rapport à
la gravité des événements relatés comme il a été vu dans la deuxième partie de notre travail. Cela
s’expliquerait par la portée significative de ces expressions, laquelle portée est en relation avec la
culture maghrébine.

3- Toutes les expressions qui relèvent du langage vulgaire sont symboliques à plus d’un titre. Les
unes d’usage général, les autres sont exclusivement masculines car elles sont dites par des
personnages masculins (Llob, le dingue, le dirlo, Dahmane Faid, l’inspecteur lino …). La seule
femme qui, sous la colère, prononce une injure est l’ex-journaliste Malika Sobhi : «-Bas les
pattes, sale flic !». (L’Automne des chimères p.116)
Cela nous amène à nous interroger sur l’usage de ces paroles uniquement par les hommes : Est-
ce un signe de virilité, et par conséquent, dans l’imaginaire des Algériens, n’est « homme » que
celui qui blasphème ou prononce des injures ? Ou bien, ces transgressions langagières sont plutôt
vues comme un viol de la langue (nous pensons à la norme linguistique), et alors le violeur ne
pourrait être que le genre masculin ?

274
Il est intéressant de noter que la violence peut avoir des significations opposées puisque dans un cas elle exprime
la pulsion et dans l’autre le contrôle de cette même pulsion.

195
Mais, ces expressions imagées et travaillées renvoient à toute une symbolique relative à la
vie quotidienne, d’où la présence de métaphores alimentaires, sexuelles et animales :
-Registre scatologique : De la grille des mots et expressions injurieuses relevées, il ressort
que les termes renvoyant à la matière fécale sont répétés («merde», «merdeux», «merdier»,
«emmerder»).
Pour P.Guiraud: «La merde est le symbole de tout objet désagréable et importun qui lasse notre
patience, exaspère notre colère et déclenche en nous, un désir d’éloignement et de refus.»275
A. Bouhdiba voit que les sociétés maghrébines accordent un digne intérêt aux matières fécales.
Il dit à ce sujet que :
« La défécation donne lieu à une quantité innombrable de jeux de mots, et
de grivoiseries de toute sorte. Le folklore obscène de l’anus est très riche.
La composante sado-masochiste est réelle dans une société où l’éducation
des sphincters est encore plus stricte que dans la société occidentale… »276

Cet intérêt accordé à la matière fécale expliquerait l’une des origines de la violence : la
frustration des composantes alimentaires. L’agressivité des personnages prendrait alors racine
dans la ferme envie pour la vie.
Les références aux besoins naturels et aux organes génitaux ont une grande signification dans la
mentalité populaire. Elles signifient que le jeu éternel entre la vie et la mort à travers la figure du
corps est partie intégrante de sa conception et de son interprétation du monde.
-Registre sexuel : un nombre considérable de termes du corpus a pour référent le sexe
(«cul», «couilles», «la queue», «pratiques recto verso», «cornichon»…).
Toutefois, l’assimilation du membre viril à une arme violente repose sur une métaphore très
répandue (dans le jargon des militaires et policiers : pénis = arsenal militaire, cul = cible).
Cette association n’est pas fortuite. En effet, le lexique de la libido (anal et génital) relevé nous
laisse penser au climat de la frustration sexuelle des personnages.
En outre, le caractère érotisé et obscène dévoile un véritable phallisme qui traverse le texte et
confirme les conditions socio-culturelles de la société algérienne masculine à l’excès. La virilité
est brutale, elle est toute force, toute vengeance. L’acte sexuel est désigné par sa forme violente
et terrifiante (« enculer »= posséder physiquement, humilier, dominer).
Le psychanalyste n’aurait aucune peine à dégager une fixation sexuelle corroborée par la
présence de termes : «cul», «queue», «couilles»…

275
GUIRAUD, Pierre. Les gros mots, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1991, p. 114
276
BOUHDIBA, Abdelghani. L’imaginaire maghrébin, op.cit., p. 68

196
Dans ce cas, la frustration favoriserait la violence et l’agressivité car celle-ci est un
comportement réactionnel à de l’agressivité subie. Des psychologues dans les années 1960
(Dollard, Doob et Miller) ont analysé les comportements agressifs comme des réactions à des
frustrations. Pour eux, un comportement agressif présuppose toujours l'existence de la
frustration, et inversement, l'existence de la frustration mène toujours à une forme d'agression.

-Registre animalier : l’animal le plus évoqué est le chien («bande de chiens», «fils de
chien», «chien»…). Il est synonyme dans les sociétés maghrébines de saleté, de laideur et de
cynisme. Il est déprécié et méprisé. Son évocation redondante est doublement révélatrice :
présent souvent dans le roman, il est le symbole de mal dans l’imaginaire algérien, il représente
tout ce qui existe de plus vil et de plus méprisable.
L’association « chien/policier »; ou « chien/ terroriste », ou encore « chien/taghout » pourrait
être lue comme une image de la situation politique et sociale.
Néanmoins, il y a plutôt dans la réalité une ambivalence de l’animal : le chien participe aux deux
domaines du sauvage et du domestique.

Aux trois registres précités, s’ajoute l’idée selon laquelle ces transgressions langagières sont
polysémiques. Le choix du mot évocateur et l’emploi de moyens rhétoriques font surgir de
multiples connotations caractéristiques du style de l’auteur. La violence décrite n’est pas alors
seulement politique, idéologique, elle est aussi rhétorique.

« Ces mots qui, « font cultivé ou familier », peuvent être perçues comme des
écarts porteurs de connotations. Ils conviennent donc à la littérature. » 277
écrit C.Peyroutet.

Ainsi, vu les statuts sociaux des locuteurs issus de différentes classes, l’usage des termes
vulgaires, grossiers, contraires aux bienséances, pourrait donner au lecteur une image plus ou
moins fidèle et crédible du langage des personnages. Pour amplifier les effets de violence dans le
texte, Y.Khadra a choisi de multiplier ses styles d’écriture. Il a tenté dans de ses romans de
rendre compte du parlé à l’écrit, en ouvrant les portes de la littérature à l’oralité et rendre ainsi
possible une rencontre entre deux mondes.

277
PEYROUTET, C. Style et rhétorique, Paris, Nathan, 1994, p. 59

197
La langue parlée, usuelle, qui caractérise le mode oral est introduite dans le texte littéraire qui se
doit d’être conforme à certaines règles et convenances langagières qui lui confèrent son trait
distinctif, à savoir sa littérarité.
Le parti pris de l’écrivain est manifeste au niveau du langage : recours systématique aux termes
percutants, choquants, peut être pour mieux dire les choses. D'où l'acharnement, dirions-nous,
sur le scatologique. Le langage grossier est manipulé avec rage et dérision tant en ce qui
concerne le macabre et l'excrémentiel que le sexuel, avec même la possibilité de voir ces deux
formes mélangées dans une seule émission phrastique ou paragraphique.
Mais aussi, l’auteur ne se contente pas de reproduire fidèlement un langage mais tente de
rendre, dans la langue authentique de ses personnages, des faits et circonstances où l’agressivité
verbale est une forme d’opposition à l’ordre établi, une manière de le contester et de le refuser.
Il s’agit de dire l’injustice et l’oppression sur un maximum de registres, linguistiques, politiques
et littéraires, de marquer l’écart que suscite la violence en le creusant au sein du texte, pour
l’imposer au lecteur.

1-2- Référentialité et expressivité

Chez Y.Khadra l’écriture est à visée réaliste, et dépasse son terrain initial pour incruster
dans le récit des espaces ontologiques, il n’y a parfois pas de création, mais plutôt une
expression, « une réduction romanesque ».
Dans un souci de témoignage et également de dénonciation, donc d’engagement, Y. Khadra avec
un style propre à lui, a recours à des procédés langagiers en rapport avec le contexte
sociopolitique, lequel contexte favorise et permet les écarts stylistiques.
Ces procédés rendent compte de la situation complexe de l’ensemble des composantes sociales
y compris les bas fonds de la société. La présence des différents registres de langue (soutenu,
courant et familier) confirme aisément cette idée.
D’une part, les injures qui ont une valeur impressive, comme blesser la victime ou choquer
l’interlocuteur sont significatives par leur intentionnalité et leur tonalité.
D’une autre part, les jurons sont plutôt une manière de manifester son animosité contre autrui
et visent aussi la provocation de l’autre, c’est pourquoi coexistent les deux fonctions,
l’expressive et l’impressive.

198
Par ailleurs, les injures comme les jurons et les blasphèmes ont une fonction référentielle :
il s’agit de nommer l’innommable, dire l’indicible et l’insoutenable. M.Gontard montre
l’importance de la parole et note dans Violence du texte que :
« Propulsée par le souffle avec une violence de projectile, la parole, en
heurtant le réel, tente de le fissurer… »278

Le recours aux injures est, notons-le, doublement remarquable :


Sur le plan lexical, les termes de «bordel», «bâtard», «putain», synonymes de dépravation,
référent, suivant l’imaginaire maghrébin, celui de l’auteur, à une réalité de désordre, d’illégalité,
d’obscénité. Ils caractérisent une situation malsaine et intolérable où «le péché» (crimes, vols,
actes illicites) et la «merde» (matière fécale, dégradation, dévalorisation) règnent et forment la
toile de fond de la société en question.
Sont repérables des acteurs comme les prostituées («putains»), mais aussi un lieu, celui de la
débauche et du désordre («bordel»). Par conséquent, c’est l’enfantement de «bâtards», «fils de
pute» ou «avorton» donc des enfants sans filiation.
Tout cela pourrait être rapproché avec la situation de déliquescence qu’a connue la société : l’état
de guerre où les terroristes et la mafia pratiquent les actes illicites et interdits par la loi et la
morale. L’Algérie ou l’Irak ressemblent au bordel, ils sont le théâtre de toutes les violences.
Dans Double blanc, le narrateur réagissant au désordre constaté dit en colère :
« C’est le bordel. Chacun tire son coup comme il l’entend, un point, c’est
tout. » (Double blanc, p.139)

Sur le plan stylistique, la fonction poétique du langage279, comme l’a définie R. Jakobson dans
Questions de poétique280 , a une place significative dans les écrits de Y. Khadra.
En parsemant ses textes de jeux de mots, de figures de style, l’auteur a tendance à altérer et
à déformer ou à recréer les mots confirmant le cachet de son projet d’écriture littéraire.
Le vocabulaire relevé montre aussi la richesse synonymique de la langue de ses textes et
s’explique par le caractère essentiellement émotif de ce langage. Il y a là une volonté de préciser
la fonction cathartique et humoristique dans le discours romanesque. Pour J. Kristeva qui a
commenté cet acte de purification poétique dans Pouvoirs de l’horreur :

278
GONTARD, Marc. Violence du texte, Paris, L’Harmattan, 1981, p. 38
279
Au sens où Jakobson l’entend, cette fonction recouvre les procédés techniques mis en œuvre dans le texte
reconnu comme poétique.
280
JAKOBSON, Roman. Huit questions de poétique, op.cit.

199
« L’abject, mimé avec du son et du sens, est répété. Pas question de le
liquider, mais le faire être une deuxième fois, et différemment de l’impureté
originelle. » 281

Ainsi, le langage traduit aussi, dans sa démesure, la violence tous azimuts qui destructure
les individus, les transgressions langagières sont les figures constitutives de la thématique de la
violence :

« Cette écriture « terroriste », comme l’appelle Khatibi, tire sa poéticité (sa


force de séduction) de la violence qui l’agite. C’est un lieu scriptural
traversé par des forces dont la suprême irritation suscite une économie de
l’excès. Et la violence qui naît de la distorsion même du tissu textuel, de la
terreur du verbe, est celle de la révolte menée jusqu’à son paroxysme. »282
écrit M.Gontard.

La tendance à l’ironie est souvent contenue dans la métaphore ou l’antithèse. C’est cette
modalité, celle de la dégradation, que l’auteur semble privilégier puisqu’elle est la plus répandue:
il a recours à ce procédé pour nommer des individus déplaisants, soit par le biais d’un mot
(«l’enflure», « connard »…), soit par des formules dépréciatives, comme «asticot de merde»,
«esprit à proximité du cul», « petit de cul, grand de gueule», « fils de chien »…
De plus, des morphèmes lexicaux péjoratifs qui impliquent un jugement de mépris ou une
nuance dépréciative se remarquent dans les romans comme : «connard», «charognard»,
«dégueulasse». A ce sujet, les auteurs du Dictionnaire de linguistique et des sciences du
langage283 rappellent que les usagers peuvent associer une connotation péjorative à n’importe
quel terme.
La périphrase n’est pas absente elle non plus de ces procédés euphémiques. Nous
retrouvons : «asticot de merde», «asticot de charogne», «fils de pute», «fils de péché», «fils de
chien», «bande de chiens», «sac à merde», «putain de merdeux», «mollah de mes deux», «enfant
de putain»…
A cette liste, s’ajoute la symbolique d’association et d’allusion faisant partie de la compétence
culturelle de la société algérienne.
Il arrive que dans un seul énoncé plusieurs figures soient parfois associées, par exemple :
Métaphore et périphrase : «gros tas d’ordure», «sacré corniaud de putain de fils de garce».

281
KRISTEVA, Julia. Pouvoirs de l’horreur, essai de l’abjection, Paris, Points, Seuil, 1981.
282
GONTARD, Marc. Violence …, op. cit. p. 27
283
DUBOIS, Jean et collaborateurs. Le Dictionnaire…, op. cit. p. 353

200
Métaphore, anaphore, antithèse et ironie : «petit de cul, grand de gueule».
Métaphore et hyperbole : «un merdeux tout en répugnance».
Comparaison et ironie : «stade anal de littérature».
Métonymie et hyperbole : « toi, le spermatozoïde».
Hyperbole, périphrase, jeu de mots et ironie : «péter plus haut que ses talons».
Métaphore et jeu de mots par paronymie: «Riadh el-fesk» 284 au lieu de «Riadh el- feth ».
Comparaison et hyperbole : «face de pubis», «face de rat».
Métaphore, litote et hyperbole : «c’est le bordel. ».
Pour exprimer une idée (dévalorisation), l’auteur opte pour les créations métaphoriques ou
les images stylistiques, c’est-à-dire des relations poétiques ou lexicales qui s’établissent entre les
éléments. A partir de ces multiples figures de style, il travaille son texte et capte l’attention du
lecteur en montrant son pouvoir de manipuler aisément la langue par la diversification de ses
sources : tantôt, il reprend les expressions françaises, tantôt il traduit de l’arabe. Il arrive à
produire, donc à créer des effets esthétiques recherchés.
La force du mot s’ajoute à la force de l’image et devient, à son tour, arme de violence. Il y a
assimilation du signe et du référent de sorte que le monde fictif n’apparaît plus comme une
création langagière mais comme une autre réalité moins compliquée et plus claire.
Y. Khadra semble avoir la parole facile, le goût de la métaphore, le sens du mythe de
l’assonance. Certes, les locutions toutes faites abondent mais sont porteuses de sens lequel est à
saisir moins au niveau référentiel et littéral qu’au niveau symbolique et imaginaire.
Répondant à des lecteurs qui l’interpellaient sur le succès de ses livres, l’auteur dit en substance :
« Je ne suis pas obligé d’inventer un personnage. Il suffit que je me restitue à moi-même. Car le
talent à lui seul ne suffit pas. »285. C’est justement dans le texte et le contexte « poétique » que
Moulesshoul Mohamed puise ses personnages de roman, sa relation avec la poésie étant
intimement liée avec son existence en tant qu’écrivain d’abord. « J’ai été enfermé 36 ans durant
dans une caserne. Quand je fus déçu par l’adversité, c’est le poète qui me parlait. Je suis resté
égal à moi-même »286, note-t-il.

284
Le terme souligné (fesk /FESK/) peut être traduit par débauche, prostitution.
285
GHRISSI, B. « Écrire en Algérie, c’est l’enfer… », in Liberté, 28 juillet 2004.
286
Ibid.

201
2- L’imaginaire du Poète

Le concept d'imaginaire a pris son essor au milieu du XXe siècle avec Jean-Paul Sartre et
Gaston Bachelard qui, s'appuyant sur la notion d'inconscient collectif, établit une classification
des images, fondée sur les quatre éléments : l’eau, le feu, la terre et l’air. Poursuivant la
recherche d'une typologie des archétypes et des symboles, Gilbert Durand, quant à lui, fonde la
démarche mythocritique qui vise à retrouver les racines archétypales des textes littéraires. La
poétique de l'Imaginaire mise au point par Jean Burgos procède de la même conception du
symbolisme, mais cherche à prolonger le dynamisme des images en montrant quels sens elles
ouvrent dans les poèmes. Et, la poétique du sujet qui découle des analyses de Jacques Lacan sur
les liens entre l'individu et la langue élargit la définition de l'imaginaire et identifie les
motivations intimes de l'écriture. Des archétypes à la poétique du sujet, ce parcours critique
détaille les déterminations qui pèsent sur le choix des images, afin d'éclairer cette dimension
essentielle de la littérature et l'approche des processus créateurs.

2-1-La mer : source de poésie

Espace de circulation symbolique entre cultures, la mer a été, depuis toujours, témoin ou
acteur du rapprochement enrichissant ou de l'écart définitif de combien d’êtres et de civilisations.
Source d'inspiration, espace romanesque et matière première de l’imaginaire poétique, elle est
présente dans toutes les littératures et à travers tous les âges littéraires.
Depuis Homère, avec L’Iliade et L’Odyssée, poètes et romanciers, inspirés par la mer,
célébraient la suprématie de la mer. Ils ont de tout temps décrit les marées, les vagues.
La période romantique était fertile en peinture de paysages maritimes sublimes, qui avaient
mobilisé l'imaginaire des peintres, poètes, journalistes ou hommes politiques dans l'expression de
portraits émotifs ou l'élaboration de projets de taille.
Sous l'éclat des jeux de lumière impressionnistes qui éveillent, par leurs reflets nuancés, la
sensibilité, ou drapée dans des atmosphères symbolistes qui invitent à une autre expérience du
réel tout en privilégiant l'imperceptible, la mer, gardant encore de nos jours ses secrets, ne cesse
d'inspirer artistes, hommes de lettres, scientifiques ou écologistes.
La fascination qu’elle exerce est un phénomène universel, l’amour de la mer est de toute
l’humanité, elle est aussi réservoir d’images.

202
Elle prodigue incessamment ses merveilleux spectacles, comme dans les poèmes de Victor
Hugo et de Jules Michelet. Charles Baudelaire a volontiers assimilé dans ses vers, par exemple
dans « L’homme et la mer», les mouvements de la mer à ceux de l’âme :
« La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer »287

Jules Verne dans Vingt mille lieues sous les mers288 dépeint sa surface, ses reflets, sa flore, sa
faune, et jusqu’à ses continents engloutis, avec villes, substructions et épaves de toutes sortes.
Pour lui, la mer est cet espace de liberté vers lequel il se tourne pour échapper aux tensions de la
vie, et à l’appel de laquelle jamais il ne résistera. Le grand large est l’occasion d’une plongée au
plus profond de la nature. Et en la matière les plus fabuleuses descriptions proviennent bien
entendu du Nautilus, cette « fenêtre ouverte sur ces abîmes inexplorés ».
La mer revient fréquemment dans les romans des écrivains algériens : A.Camus,
Mohammed Dib, Kateb Yacine, Assia Djebar, R.Boudjedra, Salim Bachi289, Yasmina Khadra,
Maissa Bey290 … En parcourant les œuvres des différentes périodes, on découvre en effet une
illustration du pouvoir générateur de l’eau. Cette eau maternelle a les vertus que l’on connaît :
291
accueillante, bienveillante et protectrice, elle est cet « élément berçant » dont parle
G.Bachelard ailleurs dans une étude.
Pour de nombreux chercheurs francophones, l’homonyme mer-mère a servi de point de départ
pour analyser la maternité de l’eau. La mer est, comme on le sait, un symbole maternel des plus
communs, étudié par Michelet (1861), Bachelard (1942) et Mauron (1945), pour n’en nommer
que quelques-uns. Le premier, inspiré par les théories sur l’évolution, constate qu’elle est « la
grande mère qui commença la vie » (p. 233), plus rêveur, il y voit même une « eau maternisée »
qu’il appelle « le lait de la mère des mères» 292 et Mauron, finalement, estime qu’elle évoque une
nostalgie du paradis perdu.
Les auteurs font par exemple appel aux seins de la douceur, du bercement ou de l’enveloppe
protectrice. La féminisation de l’eau, suggérée à travers la métaphore du corps féminin, souligne

287
BAUDELAIRE, Charles. Les Fleurs du mal, op.cit
288
VERNE, Jules. Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Livre de Poche, 2005. (1ère édition 1989)
289
BACHI, Salim. Le chien d’Ulysse, Paris, Gallimard, 2001.
290
BEY, Maissa. Au commencement était la mer, Paris, Ed.du l’Aube, 2007. (1ère édition, 2003)
291
BACHELARD, G. L’eau et les rêves, Paris, Librairie José Corti. 1942, p.177
292
Ibid, p.170

203
un lien entre la femme et l’eau qui correspond bien à la conception bachelardienne présentée
dans L’eau et les rêves, où l’eau, associée dans la poésie à la maternité, constitue une «
naissance continue »293. Elle est liée aux forces cosmiques, puisqu’elle exprime à la fois
naissance et mort : selon Bachelard, l’eau « devient une sorte de médiateur entre la vie et la
mort » 294. Source éternelle et inépuisable, l’eau rejoint, dans un rôle vital pour l’homme, l’image
du soleil, mais elle comporte un aspect plus doux et réconciliateur. Car l’homme trouve auprès
de l’eau un repos que nul autre élément ne puisse lui donner.
Dans l’écriture de Khadra, la mer y figure comme dans la réalité. Elle est nourricière.
Comme le dit Bachelard, la mer est comme une matrice « travaillée et enrichie par l’action
vitale des êtres microscopiques » qui nourrit ses enfants.
L’imaginaire romanesque révèle chez Y.Khadra une véritable poétique au sens où l’entend
G.Bachelard. L’écriture s’appuie sur un profond symbolisme de la nature.
La mer est un élément intégré à l’espace de la ville au sens le plus fort du terme formant ainsi
deux lieux communs et symboliques de la littérature.
Il y a un rapport étroit entre la situation de la ville et la mer. Celle-ci assure des fonctions
descriptives évidentes et charge même la description de nouvelles connotations, conférant à
l’espace de la ville une réalité multiple et complexe : elle l’ouvre au mouvement, lui transmet ses
propriétés de « passage », et permet d’établir un lien entre la ville, les personnages et leur
destinée.
A la fin de Morituri, Alger s'étend devant Llob comme une ville accablée de douleur. Son
histoire et les faits d’actualité pèsent lourdement sur elle:

« Je regarde Alger et Alger regarde la mer. Cette ville n'a plus d'émotion.
Elle est le désenchantement à perte de vue. Ses symboles sont mis au rebut.
Soumise à une obligation de réserve, son Histoire courbe l'échine et ses
monuments se font tout petits.» (Morituri p.159)

Llob comme la ville, ressentent un réel besoin de protection. La relation du personnage qui
regarde sa ville est d’abord une émotion intérieure sollicitant le corps sensoriel (la vision). La
ville, personnifiée, est dotée de la vision comme capacité sensorielle car elle ne trouve plus de
sens à sa vie : perte de ses symboles, de ses couleurs, de ses repères historiques .La mer joue le
rôle de miroir, miroir de l’humanité combattant les forces du mal.

293
BACHELARD, G. L’eau et les rêves, op.cit., p.20
294
Ibid. p.18

204
Dans l’Attentat, Amine, son amie Kim et un vieux Juif hanté par la Shoah regardent tous les
trois la mer, « certains que le jour qui se lève, pas plus que ceux qui l’ont précédé, ne saurait
apporter suffisamment de lumière dans le cœur des hommes ». (L’Attentat p.82)
Le grand père de Kim, le vieux Yehuda, comme tout sage, demande à Amine de regarder la mer
vu son importance dans la vie de l’individu : « -Il faut toujours regarder la mer. C’est un miroir
qui ne sait pas nous mentir. », dit-il en page 84.
Il lui conseille aussi de la contempler, l’eau guérit l’angoisse, il y a comme un déplacement de la
pulsion. En lui demandant de « faire le vide » avec les flots des vagues, il lui rappelle
l’importance et les pouvoirs de purification de l’eau :

« -Laisse la rumeur des flots absorber celle qui chahute ton intérieur (…)
C’est la meilleure façon de faire le vide en soi… ». (L’Attentat p.84)

Dans Les Hirondelles de Kaboul, la situation politique et sociale du pays est telle que
Nazish ne veut plus vivre à Kaboul. La ville le fait fuir. La mer c’est l’évasion, l’espoir, le salut.
Son voyage le mène à la mer, ultime lieu de repos et de paix. « -je vais partir, un point c’est
tout.(…) je prendrai au hasard un chemin et le suivrai jusqu’à l’océan. Et quand j’arriverai sur
le bord de la mer, je me jetterai à l’eau. Je ne reviendrai plus à Kaboul. C’est une ville
damnée. », dit-il en page 54
« Océan », « mer » et « eau » sont des termes du champ lexical de l’eau. Leur présence
successive montre l’importance et l’effet positif recherché par le personnage.
L’élément « eau » est le signe du bien, la mer peut procurer l’oubli, caresser, rafraîchir. C’est
bien la nécessité du récit qui secrète son paysage. Ce sont les états intérieurs qui créent les
paysages, les espaces. Le personnage évolue dans un espace créé pour lui, et le lecteur est mené
dans une narration à la poésie nonchalante, magique.
La mer se présente comme un appel à l’homme, l’appel venant d’une matrice universelle, d’un
extérieur destiné à provoquer une rencontre entre le personnage et son être.
Chez Khadra, le lecteur pourrait déceler la fascination des personnages devant l’immensité de la
mer. D’où cette force accordée à cet élément pour mieux souligner son appel à l’homme ; la mer
est puissante et redoutable. L’appel de la mer explique pourquoi l’eau se présente souvent
comme une image de mouvement et fuite.

205
Commissaire Llob dans Double blanc demande à son lieutenant de se diriger vers la mer pour
« oublier » son malheur : « j’ai demandé à Lino de me promener du côté de la corniche. La
Méditerranée recèle d’inestimables vertus thérapeutiques, mais la volubilité exaspérante du
lieutenant ferait perdre le nord à Barberousse en personne. », dit-il en page 101.
Si le soleil, par son intensité, voire même sa férocité, incarne la relation ambiguë qui existe entre
le personnage Llob et la nature, une image vient compléter cette relation, c’est l’immensité de la
mer.
Celle-ci forme l’objet des contemplations des personnages et constitue une image dominante
d’un désir de retour au calme et à la paix.
Après avoir appris que Sihem, sa femme, est l’auteur de l’attentat suicide, Amine, se trouve
malgré lui devant la mer où il laisse exprimer son état d’âme :
« La nuit me surprend sur une dalle, face à la mer. (…) comment j’ai traîné
jusqu’à cette dalle surplombant la mer ? Je l’ignore. Un paquebot scintille
au large. Plus près, les vagues se jettent éperdument contre les rochers.
Leur fracas résonne dans ma tête comme des coups de massue. La brise me
rafraîchit. Je me ramasse autour de mes jambes, enfonce le menton entre
mes genoux et écoute les rumeurs de la mer. », dit-il en page 59.

La mer représente alors l’espoir d’un avenir. Elle offre alors consolation, c’est un réconfortant.
Elle représente en effet une forme d’eau lustrale qui peut purifier le pays et lui rendre sa
quiétude. Elle procure l’apaisement recherché.
De plus, on relève une identification entre la mer et la nuit dans la perspective de mise en valeur
de la protection que toutes deux génèrent.
Mais ce sont surtout les images aquatiques et le rythme poétique des phrases rappelant les divers
mouvements de l'onde qui embellissent le texte de Khadra. L'eau exerce sur le narrateur une
véritable fascination :
« Il refait face à la mer. Pour moi, c’est toute une île qui se décroche de
mon archipel. (… ) au loin, un paquebot joue à saute-mouton avec les flots.
Dans le ciel boycottant nos champs et nos prières, les mouettes fusent
comme les slogans blancs. », s’exprime -t-il dans Morituri en page 61.

Miroir du monde et de l’état d’âme, c’est-à- dire l’extériorité et l’intimité, la mer est érigée en
protectrice de l’homme, l’entourant, veillant sur lui. Sa fonction est celle de gardien de
l’humanité.

206
En effet, l’eau représente la mère et la maternité évoquée par l’homonymie mer/mère et les
images nourricières de la douceur et de fécondité qu’engendre l’imagination matérielle de l’eau.
Comme le dit Bachelard, la mer est comme une matrice : « travaillée et enrichie par l’action
295
vitale des êtres microscopes» , qui nourrit ses enfants, « des fœtus à l’état gélatineux qui
absorbent et qui produisent la matière muqueuse, (et) (…) où sans cesse de nouveaux enfants
viennent nager » 296.
Les narrateurs de Morituri et Double blanc éprouvent une renaissance en regardant la mer. Vue
sous cet angle, l’eau génératrice peut être interprétée comme l’illustration concrète de la pulsion
de vie. Les psychanalystes notent qu’elle est liée à la sexualité – à l’Eros – et elle est l’élément
de la renaissance et l’incitation à une vie nouvelle.
Mais le pouvoir générateur de l’eau n’est pas uniquement lié à la notion de maternité : cet
élément est aussi associé à la liberté. C’est le contact physique avec l’eau qui permet au héros de
se libérer, en lui donnant le courage et la force nécessaires pour changer sa vie.

Des différents échanges entre la mer et les personnages, se tissent des liens, des relations
unissent les protagonistes, il y a plutôt une union simple et directe qui évoque une intimité
presque physique avec l’élément, car l’eau suggère aussi une fusion cosmique qui permet à
l’homme une intériorisation des forces vitales incarnées par la mer. Une mer bienfaitrice,
consolatrice et protectrice. Symbole d’un devoir positif, élément fécondant, porteur de vie et
d’espoir, l’eau dans les textes de Khadra est ressourcement, errance et évasion vers l’infini, c’est
un élément poétique extrêmement fécond, dont la richesse imaginaire est soulignée par sa
profonde et substantielle ambivalence.

295
BACHELARD, G. L’eau et les rêves, op.cit., p.136
296
Ibid. p.136/137

207
2-2- La métaphore et l’écriture du politique

Le réalisme de Khadra, en plus d’être descriptif et critique, il est aussi poétique.


Les textes révèlent un travail en matière figurative remarquable : la figure est vue comme le lieu
où le désir se manifeste, s’exprime pour constituer le plaisir du texte littéraire.
En quoi substantiellement cela apparaît ? Autrement dit une investigation dans une perspective
poético-stylistique pourrait montrer en quoi ce mode d’écriture est indispensable à la
structuration globale du texte ?
Pour ce faire, il faudrait repérer les figures de style dans les romans, pour les interpréter et
pour pouvoir mesurer les effets de sens qui y sont produits.

2-2-1- Etude des figures : du conformisme à la créativité

Y. Khadra adopte dans ses œuvres un discours où les comparaisons et les métaphores
figurent en grande profusion. En effet, par leurs nombreuses occurrences et telles qu’elles sont
employées, elles ne figent pas le sens, mieux, le libèrent et créent une polysémie et invitent à
l’interprétation.
Les comparaisons et les métaphores ne sont pas les seules images des textes de ce romancier,
bien qu’elles soient manifestement les plus nombreuses.
Nous nous sommes limité à ces deux figures qui nous semblent les plus significatives. Leurs
effets sont nombreux comme la création d’images et la mise la mise en relief d’analogies, de
ressemblances, de rapports de supériorité, d’infériorité ou d’équivalence.
Mais comment les mots se lisent-ils ou s’étendent-ils ? Peuvent-ils être à l’origine d’images
et/ou le déclic d’un imaginaire ?
Répondre à ces questions suppose l’analyse des occurrences de ces figures et leurs effets.
En partant de l’usage qu’en fait l’auteur dans sa première trilogie, il paraît possible de classer les
expressions relevées en deux catégories : les constructions de l’auteur, celles originales et celles
empruntées d’autres cultures.
Les textes de Y. Khadra foisonnent de figures de style notamment la comparaison et la
métaphore. Ces images participent de la progression du récit dans un mouvement positivement

208
orienté puisqu’elles offrent au lecteur, aux niveaux rhétorique et linguistique, un univers familier
(maghrébin) pour l’un et étranger pour l’autre (non maghrébin).

1 – Le niveau rhétorique :

Yasmina Khadra a recours dans ses œuvres à différents outils de comparaison : « comme,
tels, ressembler, pareils à, à l’image de, semblable à, plus…que, autant …que, on dirait… ».
Cette diversité relève du souci de l’auteur à user de différents outils et procédés littéraires pour
donner à son texte plus d’étoffe et de teneur : comparaison qualifiante et quantifiante ;
appréciative et dépréciative ; hypothétique ou suggestive etc.
De plus, si les comparants sont en majorité en rapport avec le thème central : « l’Algérie », les
comparés sont chargés de différentes connotations qui sont perçues parfois négativement :
critique de la société et de ses agents, description des personnages, des lieux, de la situation
socio-économique dans l’ensemble du corpus, et des fois positivement : résistance, mobilisation
de l’Algérien, force morale ou physique de l’homme notamment dans L’Automne des chimères.
L’accumulation d’expressions connotées négativement présente une situation des plus sombres
et traduit l’image d’un véritable cataclysme, ce qui souligne la violence véhiculée par le
vocabulaire, comme « agression », « violence », « viol », « mort », « chagrin… ».
En second lieu, sans outil de comparaison, la métaphore qui se signale par l’écart dans
l’énoncé, par une comptabilité logique entre ses termes joue avec les mots et arrive à créer
parfois des correspondances inédites et impossibles dans la réalité. H.MORIER écrit que :

« La métaphore est destinée à mettre en lumière les éléments communs au


comparé et au comparant, tout en approfondissant la réalité spirituelle par
l’esquisse d’affinités multiples, et déclenchant des résonances de valeur
esthétique, intellectuelle et morale. » 297

Y.KHADRA accorde à la métaphore une place de choix dans ses textes, essentiellement celles
en rapport avec la situation dramatique, comme la métaphore de « la nuit » dont les effets sont
multiples : les êtres humains sont chosifiés ou animalisés, ils sont inhumanisés, la mort les guette
à tout moment.
L’auteur reprend là aussi sa technique d’écriture : il adapte les expressions clichées, les
retravaille et crée à son tour de nouvelles images métaphoriques.

297
MORIER, Henri. Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1989. (réed.)

209
Comme dans les comparaisons, les évocations renvoient à la situation critique de l’Algérie
dans les années 90 (« drame », « mort », « terrorisme », « violence »…). L’espace du roman
met en place deux types de forces antagoniques. Les forces du bien et de l’espoir (« comète »,
« lumière », « soleil » …) sont en lutte (mobilisées) avec les forces du mal et leurs corrélats
(« ténèbres », « mort », « enfer », « mafia », « terreur », « terrorisme »…
A titre d’illustration, l’auteur utilise des métaphores amplifiantes ou hyperboles comme :
« un gros lard de saleté de merde qui pollue l’atmosphère deux fois plus que Tchernobyl. »
(Double blanc), « Lino trouverait l’océan à sec si on venait à solliciter ses compétences de
sourcier. » (Morituri), « Les trottoirs étaient noirs de monde. » (L’Automne des chimères.), …

En troisième lieu, synonyme d’exagération, « L’hyperbole augmente ou diminue les choses


avec excès, et les présente bien au-dessus ou bien au-dessous de ce qu’elles sont, dans la vue,
non de tromper, mais d’amener à la vérité même, et de fixer, par ce qu’elle dit incroyable, ce
qu’il faut réellement croire après. »154. Elle apparaît soit pour décrire la situation du pays (« noirs
de monde », « le Néron de l’érudition », « frémi d’un orgasme tellurique »…), soit dans la
description d’un personnage objet de dérision et de raillerie (« gros lard de saleté de merde »,
« une menace pour la couche d’ozone »…).
Par sa forme stylistique, par la caricature des personnages, par la dynamique du récit qui
en accumulant à l’excès les malheurs, l’hyperbole en désamorce la portée tragique. Elle est à la
mesure de la répulsion que Yasmina Khadra ressent à l’égard des comportements des forces du
mal, c’est-à-dire « les califes de l’apocalypse » et « la mafia politico-financière », lesquels ont
fini par mener l’Algérie en enfer. B.Llob scande sans détour dans Double blanc : « Alger
retourne en enfer. ». (p. 35)

154
FONTANIER, P. Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968 (1re édition. 1821-1827) p. 123

210
2- Le niveau linguistique.

Les rapports entre la linguistique et la littérature sont anciens. Mais c’est depuis les
structuralistes, que les recherches ont gagné du terrain. En effet, depuis les années 60, on a tenté
de prendre appui sur les progrès de la linguistique pour élaborer une véritable science du texte
littéraire : au lieu de se contenter de puiser dans la réserve traditionnelle des notions
grammaticales, il s'agissait pour les structuralistes de donner à la linguistique son rôle adéquat.
Les domaines qui se sont les mieux développés à l'intérieur du programme structuraliste, c'est la
narratologie, la poétique et l'étude du vocabulaire.
Mais, c’est surtout la poétique, au sens étroit d'une théorie de la poésie et essentiellement sous sa
version jakobsonienne, qui a prolongé le programme des Formalistes russes du début du siècle.
Ainsi, l’on a voulu dire que sans le structuralisme linguistique, et en particulier les
problématiques du Cercle de Prague, la théorie jakobsonienne n'aurait pas pu se développer.
Le développement remarquable qu'a connu la poétique est en effet largement lié au fait que les
propriétés des énoncés soumis à la "fonction poétique" sont en fait d'emblée structurales : le
mètre, la rime, les strophes...
Mais, il y a lieu de relever que recourir à la linguistique n'est pas seulement un recours à un
outillage grammatical élémentaire ou à quelques principes d'organisation très généraux, il
constitue un véritable instrument d'investigation. L'analyse devrait permettre l’ouverture des
pistes à l'interprétation. C’est ce que nous comptons voir avec les textes de Khadra.
Nous relevons au moins deux modes de formation de ces figures :
a- La construction réactualisée.
Il s’agit d’un effort de réactualisation dans la sphère de référence d’une expression connue
en arabe. L’écrivain a recours dans ce cas à la « traduction » qui consiste à « énoncer dans une
autre langue (ou langue cible) ce qui a été énoncé dans une langue source, en conservant les
équivalences sémantiques et stylistiques »299.
Y.Khadra essaye ainsi de « rendre » en français des sensations, des perceptions, des sentiments,
des opinions, donc une façon d’appréhender le réel. Il rend possible la pluralité de l’expression
par la présence de ces topoï sortis des tréfonds de la mémoire collective. Ses textes sont, donc,
travaillés en fonction du référent algérien. Cette opération concerne notamment :

299
DUBOIS, Jean et collaborateurs. Dictionnaire de linguistique…, op. cit., p. 487

211
-Les proverbes et les dictons:
« Va bon train qui chausse à sa juste pointure. » (L’automne …p. 36).
« Chercher des poux aux chauves. » (// // p. 179)
« Il n’y a pire tyran qu’un montreur d’ânes devenu sultan. » (Morituri P. 28).
« Tu n’as pas mal au cul quand pond la poule ? » (Morituri P. 52).
« Qui rêve trop oublie de vivre » (L’Attentat p.193)
« Tout ce qui brille n’est pas or » (L’Attentat p.15)
« Si tu fermes ta porte aux cris de ton voisin, ils te parviendront par la fenêtre » (Les sirènes
de Bagdad p.58)
L’ancrage des textes apparaît sur les plans référentiel et esthétique, où la culture populaire
y a sa place, par l’intrusion des proverbes, des dictons et des expressions populaires.

b- La construction « originale ».
Ce sont les expressions produites par composition. L’auteur donne à voir des « originaux ».
Il fabrique des images qui le font distinguer et le caractériser. Elles sont obtenues soit par calque
(expressions idiomatiques françaises travaillées en fonction du référent algérien), soit par
imagination inventive (caractéristique propre à l’écrivain). Pour cela, il s’appuie sur sa culture
livresque et populaire (littéraire ou autre). Ses références culturelles qui sont puisées dans des
livres aussi différents sont des indices d’intertextualité et des preuves d’une richesse qui prend
son ancrage dans une idéologie universaliste.
L’auteur use d’expressions figées dans le français ou dans l’arabe (littéralement traduites)
mais qui sont données en français, il crée à son tour aussi des expressions personnelles pour les
besoins de son écriture. Il fait appel aux deux fonds culturels : français et algérien (maghrébin)
qui sont différents mais représentent pour l’auteur des acquis de l’Histoire. Ceci lui permet de
composer et de produire des images et figures de style originales.
Par originalité, nous entendons toute l’activité figurale de Y. Khadra sur le plan esthétique et ses
différents effets sur le lecteur. Il s’agit des différentes « entorses et fractures » de la langue dans
le but de créer des images expressives.
Y.Khadra met en évidence cette littérature du double qui, bien qu’étant inscrite au sein
d’un corpus francophone, n’a de cesse de s’inscrire dans une algériannité manifeste. C’est dire,
de manière plus large, que sa production semble bien imposer à la « graphie française » les
marques de l’expression arabe. Il est notable de noter l’intrusion de termes de langue arabe au

212
au sein des différentes œuvres de Y.Khadra comme : « zawali »300, « astaghfirou Llah »301,
« katiba »302,« sabaya »303, « taghout »304 , «qâzi »305, « allahou aqbar »306, « le gouman »307etc.
C’est en effet par le contexte que le sens se révèle au lecteur empirique. Le lecteur arabophone
peut reconnaître les marques de l’expression arabe et le lecteur francophone n’est pas aussi exclu
de cet espace.
Donc, diverses diglossies, propres à la graphie et à l’expression, veillent à forger un style
particulier qui parvient à conférer à ce pan de la littérature francophone toute son originalité.
Y.Khadra incorpore dans son œuvre des résurgences culturelles et linguistiques qui peuvent être
entendues comme immuables d’une expressivité arabophone au sein d’un texte de langue
française. Les marques d’une dualité idiomatique semblent se déceler.
A la lecture des textes de Khadra, le lecteur peut en effet noter que l’arabe est présent au sein de
discours francophones. Parfois, c’est la répartition idiomatique qui s’insinue au cœur de certains
énoncés. Commissaire Llob se révèle selon le narrateur de Morituri comme « tête d’affiche aux
olympiades terroriste»308 . Dans L’Automne des chimères, nous lisons :
« On a laissé un message bilingue à mon attention, tracé avec un bâton de
rouge a lèvres. En arabe, on me somme de prendre attache avec les
fossoyeurs les plus proches. En français, on me traite d’enfant de putain et
de mauvaise graine. », dit le narrateur dans l’Automne des chimères en page
92.

Ici, le lecteur est informé d’un bilinguisme qui divise l’énoncé. Dominique COMBE voit dans ce
cas une polyglossie intéressante :
« Lorsque le français, comme langue d’écriture, ne correspond plus à la
langue maternelle, le problème se pose d’un plurilinguisme qui est
fondamentalement une « polyglossie », dans la mesure où l’emploi des
différents codes dépend de la situation d’énonciation» 309

300
L’Automne des chimères, p.21
301
Les agneaux du seigneur, p.69
302
A quoi rêvent les loups, p.222
303
Ibid,p.258
304
Morituri, p.68
305
Les hirondelles de Kaboul, p.119
306
Ibid, p. 15
307
A quoi rêvent les loups p.207
308
Morituri, p.134
309
COMBE, Dominique. Poétiques francophones, Paris, Hachette, 1985, p.38

213
Par delà la dualité linguistique, il y a lieu de relever que, dans le passage évoqué précédemment,
la langue arabe est associée au religieux, au mortuaire ( langue sacrée ) alors que les mots
appartenant à l’insulte, au profane s’apparentent à la langue française.
Le français semble devenir le média idéal d’un dire levé de tout tabou. J.Déjeux nous rappelle
que « la langue française (…) permet de franchir les interdits, de lutter contre les tabous,
d’exprimer l’aigreur et le malaise, la difficulté d’être au monde» 310.

D’un autre point de vue, le signifiant, signe d’enrichissement, est si travaillé que le texte
produit du sens et des effets de style et spécifie son écriture… L’univocité du sens laisse place à
l’expressivité, à la polysémie et aux connotations parce que, par le biais des figures de
rhétorique, s’opère une poétique particulière par la force des mots (redondance), par leur
organisation grammaticale (antithèse, périphrase) et par leur signification (métaphore,
comparaison).
Les figures relevées sont des unités de contenu qui attribuent une valeur particulière aux rôles et
fonctions actantiels. Elles s’organisent en parcours figuratifs qui forment eux-mêmes au niveau
du texte global une « configuration discursive ».
Cette stratégie de séduction et/ou de création relève des règles du genre (policier) comme elle
est également fondée sur le pouvoir du verbe.

L’originalité de l’écriture de Y.Khadra serait double : d’une part, il installe son texte sur le
plan thématique en s’inspirant des problèmes les plus actuels, les plus urgents; et d’autre part, il
le colore d’une esthétique propre à lui par la réactivation des clichés et la production des figures
qu’il arrive à placer dans l’espace textuel de ses oeuvres.
On pourrait se demander si, devant l’horreur de la guerre relatée par Y.Khadra, la
poétisation, signifie, et en même temps pallie l’incapacité de la narration de « dire » les
événements ; ou bien si elle est un moyen dérobé à même d’exprimer en quelque sorte les
pensées et impressions de ses personnages.

310
DEJEUX, Jean. Le sentiment religieux dans la littérature maghrébine de langue française, Paris, L’Harmattan,
1986, p.22

214
2-2-2- Métaphore de « la nuit »

Yasmina Khadra aligne une série de métaphores autour d’un thème référentiel qu’est la
situation politique. En effet, l’isotopie de « l’obscurité » est remarquable. Elle parcourt le récit
et se condense en figure qui jalonne l’ensemble des textes et occupe un espace référentiel et
descriptif.
Image à double référence, (référence à l’objet comparé, référence à l’âme dont elle émane), la
métaphore porte la signature de son auteur qui reconnaît l’influence du milieu social dans son
écriture, pour cet usage, l’auteur s’en explique :

« La métaphore fait partie de ma vie. Je suis fils du Sahara, je porte en moi


la poésie des miens, hommes austères, élevés dans la rudesse du désert et
l’inclémence des saisons… »311

Cette figure de signification donne à voir « le rôle structurant que jouent les co-occurrences
dans le réseau qu’elles tissent autour des occurrences et qui est générateur de sens. »312.
La récurrence de la « nuit » et du même coup, le déroulement en parallèle de deux systèmes qui
régulent les occurrences selon le sens propre et le sens figuré intéresse le lecteur parce que le
cheminement de cette métaphore se traduit par un cumul sémantique progressif qui condense les
lexèmes « nuit » et « noir » en figures.
Mais, elle est un cadre d’action, parfois même structurant. Tantôt, la nuit est une métaphore,
tantôt elle est une synecdoque. Des basculements de l’un dans l’autre s’y opèrent bien.
Se limitant aux exemples les plus manifestes dans les textes de Yasmina Khadra, nous
traiterons ces occurrences en tentant d’interpréter le parcours et l’accumulation sémique
qu’effectue le lexème dans le texte afin de montrer les glissements de sens opérés et les
dérivations qui témoignent du travail de la figure dans le roman policier de l’auteur.

311
KHADRA, Yasmina. « Réponses de Y.Khadra… », op. cit.
312
BOUALIT, Farida. Pour une poétique de la chromatographie. Thèse de doctorat, Paris XIII, 1993, p. 63

215
Œuvre
Double blanc Morituri L’automne…
Les Hirondelles… L’Attentat Les sirènes de Bagdad
Lexème
« C’est à cause du noir « Ne sont-ils pas ces mêmes
qui sévit ici. »(p.144) mains qui tirent dans le noir,
« Il n’y a pas mieux que le égorgent et étouffent, qui
noir pour soulager » glissent des engins explosifs
« Tu n’arrêtes pas de broyer
« noir » du noir » (p. 59)
(p. 27) sous le siège des
« Alger est quelquefois une indésirables ? »(p.9)
chambre noire » (p. 110) « Je n’ai plus peur d’être seul
dans le noir. »( p.291)

« Sans toi, ma nuit « La nuit me surprend « Les nuits vont lui réussir à
serait plus profonde que sur une dalle, face à la merveille »(p.4)
les ténèbres, plus froide mer. Je n’ai pas la « Les sirènes retentirent dans le
« La nuit secrète sa bile sur que les tombes. » moindre idée de ce que silence de la nuit »(p.24)
le vieux pays des Naït (p.30) j’ai fait de ma journée « Je passe mes journées à
Wali. » (p. 17) « Cependant, les (…) Mes trois jours et m’emmerder, et mes nuits à me
« Le soleil débusque ses vieillards hébétés sous trois nuits de captivité faire chier. »(p.32)
crétines poches de résistance « Ses nuits sont hantées » les porches, bien que m’ont complètement « La nuit nous surprit
de la nuit retranchées au fond (p. 39) guettant le soir avec démaillé. »(p.59) complètement soûls de joints et
« Idylle sa nuit » de chants »(p.102)
des portes cochères » (p. 91) « …jaillissant de la nuit impatience, savent que « Dehors, la nuit plie
(p. 17) « Beyrouth retrouve sa nuit et
« Les atrocités que lui lègue la des temps, une silhouette la nuit sera aussi bagage. »(p.84)
« La nuit se cache s’en vole la face. »(p.3)
nuit ont eu raison de sa cauchemardesque torride que le « La nuit m’a surpris
derrière sa « C’est samedi, et la nuit se
magie. » (p. 140) m’attaque dans un jour. »(p.33) au moment où j’ai
« nuit » noirceur » (p. 117)
« La nuit est déjà sur la ville. » tonitruant « allahou « La nuit est là ; les franchi le seuil de la
prépare à crever ses
« La nuit entoile abcès. »(p.4)
(p. 152) aqbar », une hache au bout gens rentrent chez eux, ville. » « C’était une nuit toute bête ,
progressivement la
du bras. » (p. 158) les sans- abri rejoignent (p.197) avec son ciel oublieux de ses
cour des miracles »
« Le soleil se voile la face, et « C’était la nuit qui leur terrier, et les étoiles et son relent de
(p. 146)
la nuit- toute la nuit - tombait dans le fossé. » (p. sbires, souvent, tirent charniers ; une nuit consciente
s’installe en plein cœur de la 170) sans sommations sur les d’être tombée bien bas et qui
matinée. » (p. 48) « Les cris des suppliciés ombres suspectes. »p.40 restait là, à broyer du
résonnent encore dans le « Apparemment, la nuit noir. »(pp.275-276)
silence de la nuit. » (p. a adouci les humeurs de « Elle était toujours là. Dans la
173) Zunaira. »(p.57) clarté de l’aube. Dans le
« Les nuits se veulent silence de la nuit. »(p.277)
aussi infinies que les
supplices. »(p.126)

216
« Dans le ciel livide, les
premières zébrures de
la nuit s’appliquent à
éteindre les ultimes
foyers
crépusculaires. »(p.141)

217
La lecture de ce corpus nous laisse penser que l’auteur associe aux lexèmes « noir »,
« noirceur » et « nuit » de nombreux éléments comme:
- Les lieux (références spatiales) : « Alger », « Beyrouth », « la Casbah », « la ville », « le
vieux pays des Naït Wali » ? «la Méditerranée », avec les termes « enfer », « drame », «
vieux», « puberté »...
-Les moments (références temporelles): « la nuit », « le jour », associés avec les mots
« cacher », « se voiler », « s’installer », « entoiler », « ténèbres », «atrocités ».
-Les éléments du cosmos : « le soleil », « lumières », « mer »…
-Les symboles (objets symboliques) : « cœur », « soleil», « nuit », « soir», « silence »…

Sachant que « la métaphore vient donner un corps concret à une impression difficile à
exprimer »313comme le signifie G.Bachelard, dans les œuvres de Khadra que cette figure de
rhétorique joue avec le langage, avec les mots. Elle crée des correspondances avec la réalité et
se transforme en une épaisseur sémantique qui maintient le texte comme productivité et
produit achevé.
Ces différentes associations révèlent la puissance et le caractère dramatique de la « nuit » et de
la couleur noire et s’ajoutent au cliché du noir comme synonyme du néant, de l’inconnu, de la
mort.
Mais, cette métaphore donne à lire également l’histoire et l’idéologie. En effet, toutes les
images sombres réactivent des idées forces d’une vision du monde social et rendent compte de
la situation des Algériens dans les années noires (années 90), l’emploi des sèmes « mort »,
« obscurité », « malheur », « drame », « ténèbres », fait penser à une situation infernale et
cauchemardesque, « son équivalent ultime, c’est la mort. »314, note le dictionnaire des symboles
et des thèmes littéraires.
Tout est dramatique dans les récits de Khadra : les temps sont douloureux, des paysages
moribonds, des actions violentes, un univers concentrationnaire, des actants terrorisés et
d’autres semant la terreur…
La « nuit » est alors et ici associée à la mort, au malheur, à l’angoisse plutôt qu’un havre de
paix.

313
BACHELARD, Gaston. La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1967, p. 79.
314
AZIZA, Claude et collaborateurs. Dictionnaire des symboles et des thèmes littéraires, Paris, Ed. F. Nathan,
1978, p. 142

218
Dramatique est la situation des personnages qui vivent dans le noir. Ils sont pessimistes et tels
des damnés, ils sont porteurs de malheur : Ils « se cachent » et vivent dans le noir, leur nuit est
tragique.
L’univers métaphorique des œuvres de Yasmina Khadra se caractérise par la
prédominance d’une couleur symbolique révélatrice d’une situation dramatique et d’un fonds
culturel précis.
L’auteur relate les événements et décrit les cadres de l’action mais ne reste pas indifférent au
caractère dramatique de la situation socio-politique de son pays. Les symboles mis en
circulation par cet auteur appartiennent principalement à l’environnement physique et culturel
de l’Algérie et de la Méditerranée.
De plus, les images, construites avec des mots généralement empruntés au monde sensible le
plus connu, libèrent leur charge de révolte, de souffrance et d’espoir.
Leur valeur esthétique revêt un travail littéraire de bonne facture car en plus de son rôle
révélateur de la vie nocturne où « le bourreau » trouve les conditions favorables pour exécuter
« la victime », l’obscurité abolit pour Yasmina Khadra les cadres de la sensation : elle réduit
même à néant le temps et l’espace.

Dans ses textes, apparaît nettement une relation étroite entre « la nuit » ou « le noir »
d’une part, et le temps, l’espace et l’action d’autre part :
Le temps : « le soir », « la nuit », « la nuit noire », « la nuit profonde ».
L’espace : « la cité », « le faubourg », « la ville », « le pays ».
L’action : « l’agression », « le crime », « le crime organisé», « la tragédie ».

La première impression qui se dégage de cette liste est le caractère réaliste de l’écriture
de Khadra. Les personnages s’activent dans un espace et un temps réels. Dans la première
trilogie, c’est Alger dans « les années noires » (1990) qui en est le cadre référentiel ; dans la
seconde c’est plutôt Kaboul, Jérusalem, Bagdad.
Avec « la nuit », c’est la mort, en fait, qui est décrite puisque non seulement sont touchés les
êtres humains défavorisés vivant dans les H.L.M et dans les lieux lugubres et insalubres, mais
aussi tout le pays, toute la nation qui en est ébranlée.

219
La nuit algérienne dans les œuvres de Yasmina Khadra est un moment douloureux et
inséparable des événements diurnes. L’activité intense qui y apparaît renvoie aux mouvements
des criminels au moment où crimes et délits se réalisent sans risque d’être déjoués.
C’est une figure-témoignage d’un discours social où le désordre, voire l’anarchie et
l’insécurité semblent régner. L’archi-sème « tomber » (« c’était la nuit qui tombait dans le
fossé » L’Automne des chimères p.170) est révélateur de la situation catastrophique du pays.
L’auteur fait donc parler les symboles. La nuit sur laquelle il disserte en est un exemple typique
car le propos est plus grave et bouleversant. Le choix du lexème de « la nuit » est tout à fait
idoine car celle-ci libère la métaphore, favorise la parabole et offre ses décors pour la fiction et
les rebondissements de l’intrigue policière.
En outre, un autre élément du cosmos est présent dans les textes: «le soleil ». Il
entretient d’étroites relations avec la « nuit » (organisation du monde).
Vu sa place dans l’imaginaire des Algériens particulièrement, il n’a pu être occulté. Toutefois,
l’auteur tente vainement d’entretenir le contraste qui autorise une meilleure appréciation de la
situation.
En effet, « le soleil » algérien est timide et n’arrive pas à éclairer l’espace parce que « la nuit »
est puissante et largement répandue de telle sorte que « le soleil se voile la face » et « la nuit
s’installe en plein cœur », l’opposition « nuit » et « soleil » est plus que symbolique. C’est une
réalité qui supplante une autre, « la nuit » chasse « le soleil ».
« Le soleil se voile la face et la nuit, toute la nuit s’installe en plein cœur. »
(Morituri p.48)

Cette dualité entre tout le mécanisme du « soleil » et de la « nuit » révèle que l’auteur fait
tendre le miroir pour jouer sur les contrastes ou les créer. Néanmoins, la gradation remarquée
dans le corpus d’étude (le temps, l’espace et l’action) montre une généralisation
(préméditation) du phénomène de violence qui peut se lire comme une agression mûrement
réfléchie.
Certes, l’agonie du pays est lisible, mais le combat mené par d’autres forces, en
l’occurrence les artistes et les intellectuels de façon générale, confirme l’infime espoir (les
chimères d’un peuple abattu) duquel émergera une autre Algérie, celle différente de celle qui
est atteinte par la spirale de la violence.

220
C’est la pulsion de vie qui pousse, selon Freud, à tout mettre en œuvre pour rester en vie face à
la pulsion de la mort (Thanatos), qui vise surtout l'autodestruction de l'être humain.
Témoignant de la destinée noire, l’auteur fait dépendre sa quête du vrai de
l’aboutissement d’une enquête sur la violence, incarnée et entretenue par la mafia politico-
financière (Morituri), le terrorisme (Morituri, L’Automne des chimères)…

La couleur métaphore « noire » s’intègre à bon escient au fonctionnement narratif.


Le champ chromatique des romans de Yasmina Khadra est fortement articulé autour de cette
couleur. Elle n’est pas uniquement une couleur incidente contribuant à l’effet du réel, mais un
véritable actant qui détermine des fonctions narratives essentielles comme
« tuer », « succomber », « mourir »...
La mort, comme le néant dominent amplement et laissent le lecteur saisir la réalité
cauchemardesque décrite, détaillée, racontée par Yasmina Khadra démontrant ainsi que la
métaphore de la « nuit » (en l’occurrence) est à la fois une signature de la vie culturelle
algérienne mais encore un élément de la dimension littéraire.
Il nous semble important de noter, enfin, que Y.Khadra utilise la métaphore différemment
d’une œuvre à une autre. Si les deux trilogies abondent en métaphores qui font penser à un
style cinglant et humoristique, l’auteur dans les deux œuvres Les Agneaux du seigneur et A
quoi rêvent les loups ne donne pas dans la métaphore, il dit durement et littéralement la
violence, la terreur, la tragédie algérienne.
Il y a aussi la récurrence des figures du double, expressives de situations de dualité et de
dualisme, de binarité et de binarisme, de parallélisme et d’antagonisme, situations comportant,
au moins, « deux composantes de sens contraires », sinon se présentant « sous deux aspects,
sans qu’il y ait nécessairement opposition ou ambiguïté. ».
Quel que soit le nom ou le procédé langagier de ces figures, elles présentent toutes une
combinaison de deux éléments au moins. Cela est inscrit dans leurs noms respectifs : ce sont
des figures du double. Son appareil rhétorique, où foisonnent figures de construction et figures
de sens, peut être interprété comme la matérialisation d’une stratégie de communication, bien
précise et efficace.

221
Comme figure, la métaphore, qui « d’un point de vue linguistique (…), représente l’un des
processus majeurs de la production du discours, (telle qu’) on retrouve son importance en
psychologie où elle apparaît comme une faculté fondamentale »315, n’est pas contournée : elle
tient une bonne place dans l’activité figurale de l’auteur. Ses images et ses suggestions lui
permettront, adossées à celles établies par la comparaison, d’échafauder un discours
démonstratif, s’il n’est pas délibératif, en filigrane avec la narration littéraire, sur le sujet qui le
préoccupe le plus : convaincre de son véritable statut.

Il reste que les écrits de Khadra beaux, malgré la cruauté qui s’en dégage, sont cependant
poétiques et chargés de questionnements. Il y a aussi de vraies réflexions intellectuelles,
mission importante de l’écrivain accomplie par Yasmina Khadra.
On pourrait comprendre que ces mariages subtils de la politique et de la fiction, ces
agencements narratifs, plus proches de l’analogie poétique que des conventions romanesques
habituelles, sont si ténus qu’ils semblent être un choix esthétique de l’auteur, F.BOUALIT
souligne l’importance de la relation entre la politique et la poétique, elle écrit que :

« Si la politique est poétique, c’est parce qu’elle ne peut être autre chose. Il
en est de même pour la poétique qui ne peut être que politique. Le texte
littéraire, ainsi conçu reste le seul lieu où un tel projet est possible, un
possible qui dans sa réalité de texte ne peut être récupéré ni politiquement
(comme document) ni esthétiquement (comme « aboli bibelot d’inanité… »
en raison de la mutualité intrinsèquement dialectique qu’entretiennent ces
deux réalités (esthétique et politique) indécomposables dans l’écriture. »316

Serrions-nous tentés d’affirmer qu’à la critique sociale correspondrait une stylistique spécifique
rendant le texte faussement référentiel ? L’auteur manifeste de la sorte une activité esthétique,
donc poétique, intéressante et susceptible d’analyse.
Ces images ne semblent pas être de simples ornements du discours. Leur valeur esthétique est
plutôt vue comme un trait littéraire. Créés ou re-créés, elles sont plus denses et paraissent très
chargées sur le plan sémantique et stylistique.

315
POUGEOISE M, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Armand. Colin, 2001.
316
BOUALIT, Farida. « Sens et non-sens de « l’Être maghrébin », positions anthropologiques du discours
maghrébin », in Réflexions littéraires et linguistiques, articles réunis et publiés par la Faculté des Lettres et
Sciences Humaines, Université A. Mira de Bejaia, janvier 2002.

222
Mais l’originalité de l’écriture de Y.Khadra se limiterait-elle aux transgressions verbales et aux
altérations provoquées par le surgissement de métaphores et comparaisons ?

3-Poétique du bestiaire : l’allégorie politique

Toute la production littéraire de Y.Khadra est émaillée de présences animales diverses.


La variété des espèces, leurs statuts, leurs fonctions suscitent les interrogations.
L’examen de la nature des animaux dans ses romans fait apparaître la spécificité des espèces
représentées. De même, la place plus ou moins importante accordée à l’animal comme
personnage révèle les opinions de l’auteur à ce propos, il faudrait en examiner alors les
caractéristiques de l’allégorie animale.
Même si les motifs mettant en scène des animaux sont presque les mêmes, ils peuvent ne pas
avoir la même importance ni la même fonction, du fait du point de vue esthétique de l’auteur et
du travail de réécriture de ces topoï.
Dans sa fonction structurante de l'œuvre de cet auteur, le monde animal fonctionne tantôt sur le
plan individuel, tantôt sur le plan collectif.
Comment fonctionne-t-il en tant que thématique mais aussi en tant que procédé relevant de la
poétique de l'auteur ?

223
ESQUISSE DE l'INDEX DU BESTIAIRE

OEUVRE ANIMAL (page)


Le dingue au Chien(11,12,98), chat (53,87,93), phoque (22,91),hirondelles (45),
bistouri oiseaux (45),bovin (47),vache (73), chauve-souris(98), vipère (96),
caméléon(73),dindon(63),serpent (79),vautours (79),âne (93)
requins (27), araignée (32), gorille(35,37), caméléon (42),
moustique (45), hibou (46), chienne(48) ,porc(50),bourrique(60)
Morituri
oiseaux(61,95), mouettes(61), rats(62),agneau(110), chevaux(140)
pigeons(144), baleines(145),chiots(147)taupes(156),fourmis(160)
araignée (16), vipères (20),boucs(26),mouches (29,174), loup(36)
oiseaux (42,141), moucheron(47), chien(68,130), rapace(99),
hyène(99), souris(116,117,169) ,lézard(124,1), fauves(141),
Double blanc
tigre(193), gazelle(201),singe(200),gorilles(127),chats( 141),
chèvres(141), cheval(90), cachalot(99),poulpes(149), hydres(100),
crabes(149)
Mouche (12),oiseau(17, 49,145),chèvres(17),rapace(30),vaches(3),
L’Automne des chien(45,82, 136, 151,172), chevaux (51,167), gorilles(60), ours
chimères (63), hirondelles (67),chat (101,183), rats (135), araignées (135),
l’agneau (144), loup garou (158), singes (192)
loups(72),agneau(72),oiseaux(98),corbeau(98),couleuvre(98),
Les agneaux du
seigneur ânes(99), moineaux(99),chiens(51, 65,74, 154,172, 201),
cochon(207), hirondelles(169)
loups(7), corbeaux(7,27,38), mouches(8,37), chien(18,99,120),
Les hirondelles vipère(25), hirondelles(14), cheval(20),rapaces(34,96),
de Kaboul rats(36,104), mulets(37), fauves(49,131),faucons(60),
mufle(69),brebis(133), agneau(133)
chat(43),souris(43),chiot(66,189),vipères(112),brebis(158),
L’Attentat ours(231), chien(163,191), araignées(172),oiseau(250),
mouton(255), poussins(249) pur sang(246),poules(249)
chameau(12),chiens(31,36,40,47,48,142,174,274),oiseaux(31,93,9
4,95 96),moineaux(33),bêtes fauves(40),bêtes(135), lézards(48),
Les sirènes de
Bagdad ânes(50), corbeaux(49),mouche(80), rapaces(137),lapins(142),
poules(148),hyènes(152dromadaires(153), louveteaux(170),
fourmis(349), hydre(356), rats(103,272),faucon(277),chats(289)

224
Nous constatons que, quel que soit le cycle considéré, de la première trilogie à la
seconde, en passant par les œuvres de transition, la présence des animaux est permanente, un
monde animal dans tous ses états : domestique, sauvage, exotique, monstrueux, fabuleux,
protecteur ou dangereux, ennemi ou complice. Une lecture permettrait de repérer l’organisation
de ce référent thématique et structurel qui va dans le sens d'une complexification progressive
des figures animales traversant l'œuvre.
Un premier dépouillement montre la présence dominante d'animaux dits communautaires
comme les ruminants et aussi d’autres comme les poissons que les oiseaux, les ruminants, les
reptiles et les fourmis.
Cette première observation corrobore la perception de l'écriture de Y.Khadra comme lieu d'une
relation téléologique entre les cultures, les langues, et les mythes, dans sa tension vers
l'universel. Les animaux, à quelque niveau qu'ils interviennent, participent de la même
organisation d'ensemble parce qu'ils véhiculent des symboles et des représentations appartenant
tout aussi bien à l'imaginaire propre à l'auteur qu'à celui de la collectivité.
La présence du bestiaire apparaît au fil des textes comme déterminante dans sa fonction
structurante, elle obéit à une dynamique interne porteuse de repères signifiants de l'univers
textuel et constitue l'expression même de la quête de l'écriture chez Y.Khadra. La création, tant
au niveau des espèces elles-mêmes que de leur désignation, s'oriente tout entière vers une
recherche de l'unité du monde et de l'alchimie de sa parole.

A partir de ces hypothèses, deux fonctions s’en dégagent: celle référentielle (les
domestiques et les espèces) et celle symbolique (les génériques et les chimères).
Les animaux présents dans les textes font partie du décor familier, ce sont des présences
marquantes du paysage quotidien : le mouton, la chèvre, l'âne, le cheval, la vache, le mulet, le
chat, le chien, mais aussi les fourmis et les rats, les tourterelles, des serpents, des hyènes et des
loups. Ceux que nous appelons domestiques sont liés aux conditions de vie, dépendants du
climat, du relief et de l'habitat, et font partie de l'organisation économique.

225
1- La fonction référentielle : les domestiques et les espèces.

Dans leur fonction référentielle, ils apparaissent liés aux événements (dans le cas de la
narration) ou aux personnages (dans le cas de la. description) comme on peut le remarquer dans
les exemples suivants :

Récit d’événements :

« Rapaces guettant la curée, elles se rassemblent le soir là où quelques âmes charitables


viennent déposer des bols de riz… » (Les Hirondelles de Kaboul p.34)

« Nous étions en plein été, et la fournaise, cette année-là, poussait les corbeaux au suicide. »
(Les Hirondelles de Kaboul p.38)

« Hormis les chiens, qui venaient lever la patte à leur pied, et quelques oiseaux de passage en
quête de perchoirs vacants, personne ne leur prêtait attention. » (Les Sirènes de Bagdad p.31)

« Les loups sont lâchés, l’agneau ferait mieux de regagner sa bergerie. »(Les Agneaux du
seigneur p.72)

« Un chien se met à aboyer, vite rappelé à l’ordre par une voix d’homme. » (L’Attentat p.163)

« Le ciel afghan où se tissaient les plus belles idylles de la terre, se couvrit soudain de rapaces
blindés : sa limpidité azurée fut zébrée de traînées de poudre et les hirondelles effarouchées se
dispersèrent dans le ballet des missiles. » (Les Hirondelles de Kaboul p.14)

Description

« Au bout d’un sentier de chèvres, un fourbi de baraques aux allures d’oiseaux échassiers se
laisse molester par les vagues, les façades écorchées et les fenêtres mieux taraudées que les
cages à fauves. » (Double blanc p.141)

« Un peu comme les oiseaux, c’est leur façon à eux de se cacher pour mourir. » (Morituri
p.61)

« A Bagdad, j’ai entendu, des discours et des prêches. ça me foutait en rogne comme un
chameau qui chope la rage. » (Les Sirènes de Bagdad p.12)

Le lexique animalier qui fournit la plupart des comparaisons subit un traitement différent
selon sa fonction.
Néanmoins, l’animal fortement présent dans les actions, les descriptions, et les discours des
personnages en est le chien.

226
Il partage la vie des hommes, il est donc naturel de le trouver en bonne place dans l'imaginaire
humain. Son apparence et, surtout, son comportement sont mis en relief comme symboles de
situations, de pouvoirs.
Si le chien est l’animal présent dans tous les textes du corpus, il est surtout déprécié et
dévalorisé. L’explication de sa dépréciation relèverait de l’imaginaire de l’auteur.
En effet, dans la société maghrébine, l’on fait du chien l'être impur de la création.

« Cette chienne enragée a été jugée et condamnée. » (Les Hirondelles…


p.120)
« Quand je pense que ce chien de milicien ne mériterait même pas de baiser
les traces de tes pas dans la poussière. » (Les Hirondelles…p.99)

Le chien, dans les textes, est représenté comme animal destructeur, malfaisant et
démoniaque. Il est intéressant de rappeler que le qualificatif "chien" a presque toujours un sens
péjoratif dans la langue française, par exemple comme attribut «un temps de chien, un mal de
chien, un caractère de chien, une vie de chien».
A titre d’illustration, Llob qualifie sa carrière par le terme « chienne= misère, souffrance… »
« J’ai vu un tas de cadavres dans ma chienne de carrière », dit-il dans Morituri (p.48).
Plusieurs insultes se rapportent aussi au chien :

-Espèce de chien ! (traduit en arabe : Ya kalb !) (Les sirènes de Bagdad p.274)


-O fils de chien! (traduit en arabe : Ya ould al-Kalb !) (L’automne des chimères p.136)
-Chien, fils de chien ! (traduit en arabe : Ya kalb ben kalb !) (A quoi rêvent les loups pp.130,
136,270)

C’est dans les références religieuses qu’une première interprétation peut être donnée. En effet,
cet animal est très présent dans les récits coraniques, en particulier ceux liés aux prophètes, et il
n’est pas anodin que plusieurs sourates portent des noms d’espèces animales. Quant au
Prophète, il enseigna le respect des animaux à ses Compagnons, privilégiant certains d’entre
eux, notamment pour leur noblesse (le cheval) ou leur pureté (le chat). Le Coran fait seulement
quelques références aux chiens.

Dans la légende des Sept Dormants, le chien veille à l’entrée de la grotte :

227
« On les eût crus éveillés, et ils dormaient. Nous les tournions d’un côté et
de l’autre. Leur chien était couché les pattes étendues à l’entrée de la
caverne. Quiconque les eût perçus à l’improviste, aurait fui épouvanté. »
Coran XVIII/18, 18 (XVIII/17)

Mais un des versets du Hadith dit que les chiens sont malpropres et donne quelques conseils sur
la façon de décontaminer les ustensiles de cuisine qui auraient été léchés par un chien: « Quand
le chien lèche un ustensile, lavez-le sept fois avec de l'eau et la huitième fois, avec de la terre.»
Le chien est donc synonyme d’impureté et de souillure, sauf celui de chasse et celui de berger.
Il reste que les chiens qui se présentent sous une forme réelle ou figurative selon le
contexte permettant à l’auteur de faire la satire politique et de représenter l’avènement de la
violence sous forme symbolique.
Il est intéressant de rappeler que le qualificatif « chien » a presque toujours un sens péjoratif
dans la langue française, par exemple comme attribut « un temps de chien, un mal de chien, un
caractère de chien, une vie de chien»317.
« Les chats » aussi peuplent également le monde des œuvres de cet auteur, ils sont furtifs mais
présents. Il y a notamment allusion métonymique à leur fonction protectrice ou à la proximité
affective entre personnages et chat.
« Les chameaux » font également partie du décor dans les Sirènes de Bagdad. Ils évoquent
l'étendue du Sahara et sont la force de l'amitié. Sa relation avec le monde bédouin est très forte
si bien qu’il est, pour eux, le symbole d’honneur.
Cet animal a sa place aussi dans la littérature maghrébine. Mouloud Feraoun l’évoque dans La
Terre et le sang318 et Tahar Bendjelloun intitule son ouvrage Le discours du chameau319, ce
qui est très suggestif. Pour lui, le chameau est particulier, c’est le symbole de la patience,
l’endurance et la sagesse.
Cette première typologie marque en quelque sorte l'importance territoriale du bestiaire
chez cet auteur et pose des jalons pour l'activité créatrice de l'auteur. Le décor planté avec ces
animaux plus ou moins utilitaires fonctionne sur des idées reçues, des lieux communs; que cela
soit au niveau des substantifs (noms et adjectifs), des verbes de la descriptions, de la
perception du monde animal par l'homme ou bien du point de vue des comparaisons utilisées
par l'auteur.

317
Dictionnaire Le Petit Robert op.cit.
318
FERAOUN, Mouloud. La terre et le sang, Paris, éd. Du Seuil, 1953.
319
BENDJELLOUN, Tahar. Le discours du chameau, Paris, Maspero, 1974.

228
2-La fonction symbolique

Y.Khadra est soucieux de conserver à l'espèce ses qualités tout à la fois naturelles,
économiques, écologiques et culturelles. Elle apparaît aussi bien dans le regroupement de
certains animaux dans leurs oppositions à d'autres, que dans la distinction entre mondes animal
et humain, ou dans la perception culturellement stéréotypée que l'on a du monde animal.
L’araignée est particulièrement significative, elle est liée principalement à la situation politique
de chaque pays cité. Et dans l’inconscient collectif, les arachnides sont perçus tour à tour
comme des créatrices cosmiques, des divinités supérieures…
Liée au destin de l’homme, au drame de sa vie quotidienne, dans la mythologie grecque,
l’araignée est le symbole de la déchéance de l’être et fait que nul ne peut rivaliser avec les
dieux. Et dans l’Islam, elle a tissé sa toile sur la cache du prophète pour le protéger, c’est
pourquoi dans notre culture il ne faut pas tuer les araignées.
Il n’y a pas que les termes désignant les animaux, chez Khadra, il y a aussi des
expressions comme « bête immonde », par exemple :

« Son regard de bête immonde s’abîme contre le mien. » (Double blanc, page78)

« La bête immonde est là. » (L’Automne des chimères, page 18)

« Et à cet instant précis, alors que je n’osais pas broncher, je sus que plus rien ne serait
comme avant, que je ne considérerais plus les choses de la même façon, que la bête immonde
venait de rugir au tréfonds de mes entrailles… » (Les Sirènes de Bagdad, p.125)

C’est la bête humaine, méchante, vilaine bête. L’allusion est claire, il s’agit de l’horreur, des
actes de sauvagerie, de violence aveugle dont le peuple en est la victime et qui soulèvent
révolte et indignation.
Par le recours au monde animal, l’auteur met en place la machine symbolique, tous les
animaux représentés sont chargés symboliquement, et tous ont une relation avec le politique,
comme cela est schématisé dans ce qui suit :
animal symbole
Rapaces férocité
corbeaux mort
loups violence
agneau Innocence, sacrifice
hirondelles paix
oiseaux liberté
moineaux vie
chameaux patience

229
La dualité mal /bien définit la thématique de l’auteur et tout l’appareil rhétorique y est
caractérisé par l’ambivalence. Dans la narration des événements, l’appareil rhétorique de part
ses écarts, ses contrastes, son rythme et sa fluidité, contribue à garantir, sinon à améliorer la
veine littéraire du texte de l’auteur.
Mais aussi ce qui domine dans cette description, c'est le langage animal. Tous les cris sont
recensés et représentés : les hurlements, les ronronnements, les aboiements, les beuglements.
Le classement des cris répertoriés fait apparaître les hurlements en première ligne, hurlement
de révolte, de possession ou d'identification à l'animal. Le langage devient justement le lieu de
la recherche de l'alchimie créatrice, tandis que les animaux sont encore ancrés dans leurs
espèces d'origine par leurs corps.
A titre d’illustration, les hurlements se transforment en cris de colère et de révolte. Dans Les
Hirondelles de Kaboul, les cris des femmes qui s’indignent du comportement d’Atiq : « les
femmes se dispersent en hurlant » (Les Hirondelles de Kaboul, p.148).

De même dans Morituri, le narrateur transcrit sur les cris des terroristes après l’assaut donné
par la police contre eux : « une torche humaine s’en éjecte en hurlant, tourbillonne et va se
consumer sur un monticule rocailleux. »(Morituri, p158).
Le réveil d’un personnage important dans les Hirondelles de Kaboul, Mohsen qui « se
réveillait en hurlant plus fort qu’un possédé » (Morituri, p.12), montre la fragilité de l’être
humain dans des situations telles que vécues par ce personnage qui venait d’assister à la
lapidation d’une femme.

Ces manifestations d'un langage de mutants, né de la fusion de parlers humains et


animaux, en dehors de toute distinction naturelle des genres, produisent une poétique de l'inouï
qui dépasse l'étrange dans la mesure où elle est création d'un monde nouveau régi par ses règles
propres.
La place plus ou moins importante accordée à l’animal comme personnage et également les
caractéristiques de l’allégorie animale, puisque l’animal reste l’instrument du symbole,
révèlent les opinions de l’auteur à cet effet.
La reconversion profonde de l'écriture de Khadra, le passage de l'esthétique réaliste vers une
autre plus symboliste et donc résolument vers une problématique moderne de l'écriture, sont
perçus à travers l’écriture du bestiaire.

230
Dans sa série policière, ses romans blancs et sa seconde trilogie, les personnages, hors du
commun, se permettent des incursions dans la philosophie, la peinture, la sociologie et la
politique. Yasmina Khadra se sert de procédés esthétiques comme véhicule de la thèse. Il joue
avec les mots, comme un prestidigitateur, sait tisser les mots entre eux, ouvrir des unités de
discours, et leur donner la teinte poétique nécessaire et suffisante pour que le lecteur puisse
suivre, apprécier la trame du roman.
Alors, n’est-il pas juste de dire que les textes de Yasmina Khadra sont à placer dans le cadre du
renouveau de la littérature algérienne ?
Son texte se déroule comme lui le veut, à sa guise, comme s'il s'agissait d'un simple exercice de
style. Il n'y a aucune fioriture ni scories. Khadra fait place nette, en usant souvent d'un
vocabulaire classique. Sa poétique anime et réorganise l’ensemble des éléments témoins du
drame algérien, afghan et irakien. Elle permet de suivre le cheminement de la pensée, de
l’imaginaire et de l’écriture et rend compte de l’unité thématique de l’œuvre. C’est plutôt une
poétique singulière où l’auteur réalise le rapport étroit entre textualité et socialité.
Le romancier confirme ainsi ce que F.Evrard dit :
« Le souci de témoigner de l’actualité n’exclut pas le travail d’écriture,
l’invention narrative, la machination d’une fiction rhétorique. »320

Dès lors, le récit policier qui semble être un prétexte pour dire la réalité est aussi une
tentative de Y.Khadra pour faire évoluer le roman policier algérien.
A. Vanoncini affirme que :
« Le champ du roman policier contemporain soit traversé de deux axes
évolutifs majeurs : D’un côté, un grand nombre de romans n’utilisent plus
la trame policière comme matrice globalement organisatrice du texte, mais
comme une passerelle guidant vers les aspects et problèmes les plus divers
du monde actuel (…) D’un autre côté, certains récits font ressortir de
manière insistante la dimension formelle du roman policier : ils l’envisagent
comme un laboratoire dont l’énorme potentiel sémantico-syntaxique permet
de conduire de multiples expériences en matière de représentation
romanesque. » 321

S'il excelle dans le polar, à la manière d'un Frédéric Dard couplé à San Antonio, Khadra
cumule les deux à la fois, il confirme et affine son art de raconter, de monter une intrigue, de
faire dialoguer les protagonistes, maintient le suspense jusqu'à l'ultime mot (comme c'est le cas

320
EVRARD, Franck. Lire le roman policier, op. cit., p. 90
321
VANONCINI, André. Le roman policier, op. cit., pp. 104/105.

231
dans son roman «Les Sirènes de Bagdad», où le héros -porteur de virus- refuse de prendre
l'avion refusant ainsi de semer la mort et la terreur en Europe, et traque le sentiment jusqu'à sa
finalité).
Il y a également un autre élément important chez Yasmina Khadra, c’est celui d'investir l'axe de
la sociologie. En effet, fin connaisseur de l'algérien, avec notamment sa sensibilité d'écrivain, il
dissèque dans un mordant populaire les travers de son pays.
Le travail de Y. Khadra porte d’abord sur le langage parce que dans le roman, le texte nous
répète inlassablement que tout n’est que langage. L’auteur dont l’écriture est limpide, mêlant le
sarcasme à l’introspection sociologique montre que la littérature, par son langage et ses images,
sert à révéler le monde et à dévoiler des vérités, qu’elle seule est susceptible d’énoncer grâce à
son recours à l’image, et s’affirme comme producteur de figures rhétoriques où les métaphores
politiques occupent une place importante.
En conséquence, la fonction poétique du langage s’investit à l’écriture comme jeu et moyen de
réactivation du « mythe personnel » d’un personnage intègre et intellectuel, un « radiologue »
de la société, un déchiffreur d’énigmes et un intellectuel engagé.

232
Cinquième partie

La réception de l’œuvre de Y.KHADRA

233
« Yasmina Khadra est un écrivain majeur de ce siècle. »
JM COETZEE (Prix Nobel de Littérature 2003)

Etudier la réception d’un écrivain dans un pays ou dans un espace culturel donné est une
tâche que les comparatistes se donnent pour mettre en valeur le message d’une œuvre et la
façon dont elle est interprétée au fil du temps ou au gré des choix de tel ou tel public.
Cette réception peut revêtir au moins deux formes : à un premier niveau, il y a la réception
journalistique, à un second niveau, se situe celle universitaire.
Le succès d’un écrivain passe souvent par la visibilité de son œuvre, grâce à des articles
de presse et à des émissions radiophoniques. Mais cette visibilité semble être à double
tranchant : La production de masse des œuvres conduit à une multiplicité d’ordres de
légitimité, si bien que la valeur intrinsèque de l’œuvre peut être masquée par sa valeur
marchande. Qui plus est, il semble que les critères d’évaluation de l’œuvre – esthétiques,
stylistiques ou éthiques – ne soient pas clairement établis dès que l’on quitte la sphère de la
critique universitaire.
Pour la critique universitaire ou journalistique, le nom de Y.Khadra est souvent lié au
genre (roman policier), au pseudonyme et au héros de la série policière (commissaire Llob-
héros de la série de Khadra). Les romans policiers à forte charge politique avec lesquels
Yasmina Khadra est entré avec fracas dans la littérature algérienne récente ont été un des
événements littéraires majeurs. Aussi, le jeu de l’auteur, avec son pseudonyme féminin, est, en
un certain sens, un jeu littéraire. Enfin, on ne peut ignorer la situation tragique qu’a connue
l’Algérie dans les années 90.
Quels sont les facteurs qui ont joué un rôle dans la production littéraire de Y.Khadra ?
Comment a-t-on reçu les textes de cet auteur du côté des deux rives ? Quelle est la spécificité
esthétique de la réception critique des œuvres de cet auteur ?
Développer ces points nécessite un regard analytique sur la réception de son œuvre en
Algérie puis à l’étranger. Pour cela, nous ferons appel dans cette partie aux théoriciens de la
réception critique, Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser.

234
1-Aperçu théorique

Un regard sur le plan historique nous fait savoir que si les théories littéraires du XXème
siècle se sont d’abord intéressées au texte, à l’œuvre, avant de réfléchir au lecteur de ces textes,
à ce qui se passait quand il lisait des textes littéraires, celles relatives à la réception sont en fait
un vaste ensemble qui conjugue des approches différentes : linguistiques, sociologiques,
psychologiques et même historiques avec des axes forts et spécifiques selon les auteurs.
C’est vers la fin des années 70 que des chercheurs ont commencé à interroger la place du
lecteur dans le texte, notamment lorsque seront traduits certains écrits retentissant de l’école de
Constance ». Cette « école » doit sa réputation à ses chefs de file Wolfgang Iser et surtout Hans
Robert Jauss, lequel a fait de la L’esthétique de la réception le courant dominant de la critique
allemande pendant les années la décennie 1970.
Leurs thèses s’appuient sur le « formalisme russe » et son prolongement tchèque, la sociologie
de la connaissance de l’Allemand Karl Mannheim, la phénoménologie husserlienne du
philosophe polonais Roman Ingarden et l’herméneutique hieidggérienne de son confrère
allemand Hans Georg Godamer. Toutes ces sources ont en commun de souligner le caractère
polysémique de l’œuvre, dû aux réceptions toujours différentes qu’elle suscite. On relèvera que
l’école de Constance ne fut connue dans le domaine francophone qu’avec un retard sensible par
rapport à de nombreuses autres aires linguistiques.
Dans Pour une Esthétique de la réception322, Jauss veut fonder l’histoire littéraire sur l’histoire
de la réception des œuvres littéraires. Car seul l’acte de lecture remplit la fonction de leur
concrétisation. A l’époque moderne, où le propre de l’œuvre est de se démarquer des traditions
littéraires en innovant les codes littéraires existants et, partant, de surprendre le lecteur, celui-ci
s’y trouve inscrit de manière anticipative. Les mécanismes susceptibles de guider la lecture
(répétitions, blancs, etc.) dessinent en filigrane la figure d’un « lecteur implicite » (Iser).
La notion centrale chez Jauss est « l’horizon d’attente » du lecteur. Cette notion désigne
l’ensemble des anticipations induites par la familiarisation du lecteur, au cours de lectures
antérieures, avec les traits distinctifs du genre, avec le système de normes et de valeurs dont se
démarque l’œuvre qu’il a sous les yeux. Le concept d'horizon d'attente défini par Jauss comme
« système de références objectivement formulable » et résultant de trois facteurs principaux:
« L'expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique de

322
JAUSS, Hans Robert. Pour une esthétique de la réception, Paris, NRF, Gallimard, 1972 (trad.fr.1978).

235
l’œuvre antérieure dont elle présuppose la connaissance et l'opposition entre langage poétique
et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne » 323.
Ce concept peut être toutefois productif, à condition d'être considéré sous l'angle d'un code
artistique, détermination générale à partir de laquelle chaque indétermination littéraire peut se
manifester dans sa particularité. Même si nous ne pouvons mesurer «exactement» l'écart
esthétique qui «fonde» le chef d’œuvre, la démarche poursuivie essaiera de marquer cet écart,
responsable d'un éventuel changement d'horizon.
Et le processus central est la « fusion des horizons » : l’horizon de l’auteur, qui a créé des effets
anticipés sur son lecteur contemporain, et celui du lecteur, qui les concrétise dans sa réception.
Depuis qu’elle s’est répandue, cette théorie y a stimulé les études « de réception » et, du même
coup, l’attention pour les dimensions sociales de la littérature. Jauss précise que la
reconstruction par l’historien de l’horizon d’attente est un travail de longue haleine : il s’agit
d’un système complexe de normes littéraires et sociales incarnées par une multitude d’œuvres.
L’ « esthétique de la réception » suppose, à juste titre, que la réception produit des effets sur le
lecteur, mais elle n’en donne pas les conditions sociales de possibilité. Jauss n’a pas non plus
tenu compte de l’intertexte non littéraire, ni de l’idéologie qui sous-tend les sélections
textuelles anticipatives de l’auteur.
Ainsi, l’esthétique de la réception, qui est venue rappeler que l’histoire littéraire ne serait rien
sans lecteurs, privilégie le texte et néglige certains de ses propres présupposés sociologiques.
Elle a atteint son objectif de se placer entre « textualisme » et marxisme, autrement dit entre le
texte comme absolu, coupé de toute réalité sociale, et le texte comme reflet d’une certaine
réalité sociale. Mais elle n’est pas parvenue elle-même à ouvrir le texte sur ces réalités, pour ne
pas s’être donné les moyens de dépasser la perspective textuelle.
En fait, entendue souvent comme un processus socio-historique, la réception est liée à un
« horizon d’attente » (sens attendu par le lecteur). Ce concept intervient à un double niveau
celui de l’œuvre – c’est l’ensemble des caractères qui la rendent lisible et dont la
reconnaissance doit être faite par le lecteur – celui du public – l’ensemble des critères plus ou
moins normatifs, intériorisés par les lecteurs, et qu’ils s’attendent à retrouver dans une œuvre
nouvelle. C’est alors la conjugaison de cet horizon d’attente et de celui du texte qui permet la
construction du sens de l’œuvre pour ce lecteur-là.

323
JAUSS, H.R., « L'histoire de la littérature: un défi à la théorie littéraire », in Pour une esthétique de la
réception, Paris, Gallimard, 1978, p.49

236
Le lecteur s’attend effectivement à retrouver, dans une œuvre, des critères plus ou moins
normatifs et intériorisés, des références implicites ou des caractéristiques particulières. « Le
texte nouveau évoque pour le lecteur (ou l’auditeur) tout un ensemble d’attentes et de règles du
jeu avec lesquelles les textes antérieurs l’ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être
modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites.»324, affirme Jauss.
Donc, l’esthétique de la réception est centrée sur l’effet de lecture parce que l’acte de lecture
assume la concrétisation de l’œuvre littéraire. Cependant, la critique note également que
l’œuvre littéraire postule un lecteur. Par conséquent, la détermination de l’identité du public est
nécessaire. Mais, l’identité du dire de l’auteur dépend souvent de l’identité du lecteur. Sachant
que le livre ne choisit pas le lecteur, il serait important de s’intéresser au lecteur virtuel, c’est-à-
dire un « lecteur plus ou moins impliqué dans le texte »325.
Dès lors, on peut dire que le concept d’ « horizon d’attente » n’intervient pas seulement
au niveau du public mais également au niveau de l’œuvre : « Les normes retenues et les
références littéraires forment l’horizon du texte»326, comme l’explique Wolfgang Iser, l’autre
chef de file de l’école de Constance327. L’œuvre comporte des caractères qui le rendent lisible et
dont la reconnaissance doit être faite par le lecteur virtuel : le destinataire confronte alors son
univers avec les éléments sélectionnés dans le « répertoire ». Le sens de l’œuvre littéraire
s’actualise par référence à un système de conventions littéraires assimilées par le lecteur. C’est
ainsi que s’établit la communication littéraire.
Celle-ci ne revêt le caractère d’une oeuvre grâce à son actualisation par le lecteur, car le
récepteur «fait toujours quelque chose» avec un texte. Le lecteur devient donc un élément
constitutif de l’œuvre littéraire, le destinataire étant presque tout aussi responsable du contenu
d'un discours que son auteur.

324
JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, op.cit, p. 51
325
GENETTE, Gérard. Nouveau discours du récit, Paris : Seuil,coll. « Poétique », 1983, p.103
326
ISER, Wolfgang, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 161
327
L’école de Constance dont les travaux développés dans les années 1970 par Jauss et Iser, ont été vulgarisés en
France dans la décennie suivante.

237
2-Quelle réception critique de l’œuvre de Y.Khadra ?

2 -1- La réception journalistique nationale


L’espace médiatique était occupé dans les années 80 et 90 par une génération d’écrivains
de grande stature, émergeant pour certains, ou se relançant pour d’autres ; nous en citerons à
titre d’exemple, sans prétendre tenir la comparaison devant les « géants », les « aînés » de
Y.Khadra, Tahar Djaout, Rachid Mimouni, Assia Djebbar et Rachid Boudjedra.
Les horizons d’attente étaient multiples et la décantation s’est tardée à se dessiner même si l’on
tendait visiblement à se détacher du militantisme nostalgique et que l’on s’orientait vers une
recherche tourmentée de nouveaux créneaux d’écriture et de nouveaux contrats de lecture.
D’abord, il est difficile de parler de la critique journalistique en Algérie pour cause d’absence
de journaux littéraires C’est la presse ordinaire qui va donc s’occuper essentiellement de la
critique littéraire.
L’histoire note que la réception des textes de Y.Khadra a soulevé moult questions. Les
journalistes soulignent au début la naissance d’un auteur nourri de littérature policière, Le
Dingue au bistouri a été accueilli avec beaucoup d'enthousiasme:

« [...] Sa première œuvre envoûtante et éblouissante [Le Dingue au bistouri


du Commissaire Llob], où se mêlent clins-d'œil, émotion, sensibilité quasi-
féminine, tendresse, drôlerie, poésie et humour ravageur, prête à rire quand
elle ne donne pas à pleurer. C'est ce qu'il faut appeler, sans forcer les mots,
du grand (d) art. Tant de fraîcheur et d'ironie douce-amère, ça ne se fait
guère chez nous. »328, écrit Abderrahmane Lounès dans El Moudjahid.

Toutefois, il est indispensable de relever que les différents articles de la presse algérienne,
rapportant des comptes rendu, ont vu ses romans comme des témoignages d’une réalité
dramatique, des textes qui se nourrissent en particulier de l’actualité sanglante, où les thèmes
de la violence et de la mort dominent. La raison invoquée est le référent historique qui s’en
dégage. C’est en fait l’arrière fond politique des «écrits qui semble poser problème à la presse
algérienne. Les textes sont tronqués de leur esthétique pour n’être perçu que comme une
chronique sans grande valeur esthétique. « La grande partie des ouvrages publiés ces derniers
temps en France obéissent au même réseau thématique. »329.

328
LOUNES, Abderrahmane. « Le polar et la manière. Le Dingue au bistouri de Commissaire Llob », in El
Moudjahid du 30 juillet 1991.
329
GHALEM, Ali. «Yasmina Khadra dit tout au quotidien d’Oran », in Le Quotidien d’Oran du 1/02/2001.

238
Ce faisant, on s’autorise à déborder, même sans le vouloir, dans les débats idéologiques et
politiques, pour s’éloigner de plus en plus de l’œuvre et se focaliser sur les convictions
personnelles de l’artiste.
Mais, l’écrivain a connu un parcours particulier qui l’a rendu atypique. Deux points paraissent
incontournables ayant un lien avec la réception de son œuvre : L’édition et la censure.

239
2-1-1 Les limites de l’édition

Sachant que toute création littéraire est destinée à la consommation du public, le souci
premier d’un auteur est celui d’être lu, d’être reconnu et qui dit reconnu dit, tôt ou tard acheté
dans les librairies. Dès lors l’activité de production et l’activité de l’édition sont intimement
liées. Le livre ne prend réellement vie qu’une fois lu et c’est précisément les jugements
esthétiques des lecteurs qui lui procurent cette existence. Il n’existe qu’avec la complicité
active de ses lecteurs et la réception de l’œuvre constitue une expérience esthétique au même
titre que sa production, lorsque le lecteur entre en contact avec le monde du texte, il est en
quête de sens.
L’édition en Algérie, comme la culture dont elle est une dimension cardinale, a été le parent
pauvre des politiques successives du pays qui l’ont reléguée en marge des plans de
développements. Subissant de plein fouet les retombées de la crise financière qui frappait le
pays, ce qui par voie de conséquence a réduit l’importance du lectorat et l’édition du livre.
Durant les années 90, elle a connu de grandes difficultés (pesanteurs économiques, rareté de la
matière première, coût élevé du papier, cherté du livre…).Cela a influé considérablement sur la
production romanesque en Algérie et a engendré des situations de blocage, de découragement
voire de crise. Les éditeurs négligeant le travail de promotion de leurs livres, certains écrivains
resteront, notamment leurs textes, inconnus du public pour cette raison.
C’est le cas des textes de Yasmina Khadra car à l’instar des écrivains algériens de sa
génération, cet écrivain subira toutes les contraintes et limites de la machine éditoriale.
Animant une conférence de presse lors de la présentation des Hirondelles de Kaboul, Y.Khadra
déclare :

«Quand un de mes livres s’écoule en France à plus de 25 000 exemplaires


en quelques mois, il faut compter une année en Algérie pour pouvoir en
vendre 5 000 exemplaires seulement.»330 , dit-il.

De son côté, la revue El Thaqafa (la culture) éditée par la Bibliothèque nationale algérienne
rapporte à l’époque qu’en Algérie, ce même roman sera édité deux fois à raison de 10 000
exemplaires pour chaque édition, ce qui est loin d’égaler le demi-million de livres vendus en
France.

330
ANDALOUSSI, Toufik. « Des responsabilités partagées », in info soir du 17/12/2004.

240
Cette situation a contraint Y.Khadra et d’autres écrivains algériens à publier leurs textes à
l’étranger. Reconnaissant l’absence du public pour des raisons liées, entre autres, aux moyens
financiers, il dit aussi:
« Mes livres ont été édités là-bas. Faute de moyens et de librairies, ils n’ont
pas trouvé suffisamment de lecteurs. J’ai écrit huit livres dans mon pays :
aucun n’a rencontré de public. »331

La presse algérienne a, de son côté, réservé aux romans de Y.Khadra un accueil mitigé. A
titre d’illustration, la publication chez Baleine, en France, de son premier roman Morituri et
son succès immédiat n’ont pas fait l’unanimité en Algérie. Aucun article n’a paru dans la
presse algérienne des deux langues. On pourrait résumer les raisons d’un tel accueil par :
D’une part, l’accès du lectorat algérien aux romans publiés en France est difficile à cause de
l’absence de circuits de distribution dans les années 90 et des coûts élevés des livres ces
dernières années par rapport au pouvoir d’achat des Algériens, ce qui fait des oeuvres publiées
en France, des oeuvres adressées principalement au lectorat français.
D’autre part, l’absence d’un autre facteur participant dans la réception de l’œuvre qui est la
traduction. En effet, on note pour le cas de cet écrivain plutôt l’absence de traduction de ses
romans, principalement, en langue arabe. C’est un facteur qui a amoindri le nombre de lecteurs
en Algérie (la langue arabe est la première langue du pays). Jusqu’à 2006, il n’y avait qu’une
seule traduction en arabe faite par Amine Zaoui pour le compte de Dar El Gharb du roman
intitulé A quoi rêvent les loups. Ce texte traduit ne s’est vendu qu’à 400 exemplaires. Un
chiffre que l’écrivain a lui-même communiqué et qui traduit, selon lui, le peu d’intérêt accordé
dans son pays.
Ajoutant à cela, la médiatisation opérée par les maisons d’édition françaises qui ont notamment
mis en exergue surtout la charge événementielle: le terrorisme, la tragédie, la violence. Or, une
telle lecture, orientée, a été défavorable à l’écrivain et à son aura.
Il sera taxé d’écrivain de l’urgence, idée que l’écrivain lui-même récusera. « Je ne suis pas un
écrivain de l’urgence. »332.

Ce n’est que depuis quelques années, avec le SILA333, que le public algérien a pu prendre
contact directement avec Yasmina Khadra, à l’occasion de la présentation de ses œuvres : La
part du mort en 2004, L’attentat en 2005, Les Sirènes de Bagdad en 2006.

331
LAHOURI, Besma. « L’étrange monsieur Khadra » in Lire mars 2002, www.lire.fr/entretien
332
BENACHOUR, Bouziane. « Je ne suis pas un écrivain de l’urgence. », in El Watan, 15 mai 2005.
333
Salon international du livre d’Alger.

241
L’auteur se prête ainsi à l’exercice de rencontrer son public et de faire la promotion du livre sur
lequel son éditeur a misé.C’est, entre autres, pour remplir sa part du contrat. C’est en même
temps une occasion pour ses lecteurs de savoir «comment il travaille» et mieux comprendre
non pas ce qu’il veut dire, mais ce qui le motive, cette part d’humain cachée derrière l’œuvre,
étant donné, comme le disent les spécialistes, qu’il n’y a rien de moins naturel que l’écriture.
Enfin, si cet auteur n’a pas été plébiscité et que son œuvre ne fut pas lue comme il se
devait, c’était peut-être beaucoup plus par déficit en publicité et en stratégie de promotion du
produit livre que pour absence de lectorat ou pour indigence du produit. Sinon, comment
expliquer que, devenu célèbre best-seller (même dans un autre genre : le roman policier), les
livres antérieurs de l’auteur (écriture blanche de témoignage) ont très vite été épuisés et
réédités334, et qu’une nouvelle collection, en l’occurrence Reflet de Chihab éditions, fut
inaugurée par un roman de M.Moulessehoul (Le privilège du phénix) dont on découvre sur le
tard qu’il était de bonne qualité littéraire et qu’en prototype, il contenait, à l’état embryonnaire,
une œuvre majeure :celle actuelle de Yasmina Khadra.

334
Réédition de trois œuvres par Chihab Editions, coll.Rreflets : Le Privilège du phénix, La Fille du pont, Chihab
éditions 2003 ; El Kahira, cellule de la mort Chihab éditions 2003.

242
2-1-2 Face à la censure

La publication des œuvres de Y.Khadra se distingue par une situation éditoriale algérienne
particulière et par les phénomènes de la censure et de l'autocensure politiques et morales qui
ont caractérisé les sociétés postcoloniales335.
Jusqu’à aujourd’hui, on ne peut pas trouver en Algérie tous les livres qu’on veut et les prix
élevés, autre forme de censure, rendent l’accès au livre difficile. Y.Khadra dit dans un entretien
accordé au journal El Watan : « Il n’est plus triste censure que l’exclusion. Car elle ne profite à
personne et surtout pas aux espoirs de ceux qui attendent une éclaircie »336.
Mais, la censure que Y.Khadra a connue est particulière, elle est liée à sa profession, « officier
de l’armée algérienne », il était obligé de se plier au règlement militaire qui a contraint
Mohammed Moulessehoul à recourir à l’anonymat pour publier ses textes. L’auteur a,
d’ailleurs, pris deux pseudonymes qu’on lui connaît dans des circonstances particulières.
Expliquant cela, l’auteur révélera plus tard :
« En été 1989 (…), une circulaire émanant du ministère de la défense a
brutalement imposé aux écrivains militaires de soumettre leurs œuvres à un
comité de censure militaire. Cette circulaire ne visait que moi. Il était
impensable que j’accepte cette mesure. Plutôt que de me soumettre, j’ai
décidé d’arrêter d’écrire : cela m’a rendu fou ! C’est alors que ma femme
m’a conseillé de prendre un pseudonyme (…) Yasmina Khadra sont ses
prénoms. »337

Il sera aussi obligé pour parvenir à ses fins d’entretenir en tant que militaire deux fers au feu en
poursuivant deux ambitions aux antipodes multiples et va être contraint selon Françoise
Naudillon de traîner même un troisième masque en plus des deux premiers qu’il s’est choisi :
« Il y au moins deux masques de Yasmina Khadra : il a d’abord publié sous
le pseudonyme du Commissaire Llob (1er masque),ensuite sous le célèbre
pseudonyme aux prénoms féminins de Yasmina Khadra (2ème masque).Ce
sont là deux masques principaux. Un troisième masque a été créé, je pense,
par les médias français qui ont beaucoup joué sur l’androgynie du
pseudonyme… »338

335
Sachant que la censure n’est pas l’apanage exclusif des seuls pays du tiers monde puisque des ouvrages sont
interdits aux USA, en France et dans d’autres pays du monde libre.
336
BENACHOUR, Bouziane. « Yasmina Khadra : « Je ne suis pas un écrivain de l’urgence... », in El Watan du
15 mai 2005.
337
DROUIN, Jean-Luc. « Yasmina Khadra se démasque », in Le Monde du 11 janv 2001.
338
KHERIF, Nadia. « Françoise Naudillon : Yasmina Khadra est dans l'entre-polar », in Le Matin 15 février 2003.

243
Cependant, si l’on suit de près Khadra, on pourrait penser que son pseudonymat pourrait aussi
être interprété d’une autre manière. Il n’aurait pas été motivé par le désir d’échapper à la
censure, mais par celui d’attirer l’attention sur l’auteur et son œuvre, aussi bien que sur la
question des identités féminines et masculines. En somme ce camouflage pourrait être vu
comme une feinte essentiellement publicitaire.
Aussi, une autre forme de « censure » est remarquable, c’est le silence remarqué dans les
médias algériens au sujet de Khadra et de ses productions, c’est notamment le cas de la
télévision algérienne.
Les téléspectateurs algériens découvrent Yasmina Khadra tardivement. On enregistre
seulement quelques passages de l’homme à la télévision algérienne, en tout six fois, y compris
les passages de quelques minutes lors des J.T. C’est surtout à l’occasion de la signature du
projet de tournage du film adapté de Morituri339 ou après la présentation au SILA de son
roman L’Attentat, c’est-à-dire après avoir été sélectionné pour le Goncourt en vue du prix
littéraire ou encore en 20007 juste avant sa nomination comme directeur du centre culturel
algérien à Paris. L’on pourrait dire enfin que l’Algérie officielle a répondu par le silence ou par
des rumeurs sur des droits d’auteur faramineux et sur des rumeurs de récupération intéressées.
Mais, la réponse est venue des universitaires qui ont accordé aux textes de Khadra toute
l’importance qu’elle mérite vu sa valeur littéraire.

339
Film qui est réalisé par Okacha Touita est une coproduction financée, du côté français, par Claude Kunetz et le
Centre national du cinéma, et du côté algérien, par le réalisateur Bachir Derraîs et l'ENTV.

244
2-2-La réception étrangère

Devant l’absence de statut de l’écrivain en Algérie, et celui des prix littéraires qui, en plus
de la reconnaissance symbolique, est un soutien financier non négligeable, il était légitime que
l’écrivain Y.Khadra se tourne vers l’édition étrangère et aspire à la consécration parisienne en
particulier. D’ailleurs, tous les romans auxquels nous consacrons cette recherche, nous l’avons
déjà souligné dans la première partie de notre étude, ont été publiés en France et donc, soumis,
d’abord, à l’appréciation des critiques et lecteurs hexagonaux.
C’est surtout à partir de 1997 que ses textes ont acquis en France une grande visibilité dans les
catalogues des maisons d’édition.
Parlant des éditeurs des œuvres maghrébines dans les années 90, Charles Bonn note dans
l’article intitulé « Paysages littéraires des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin »
que :
« L’éditeur collant à l’actualité en publiant à tout prix des témoignages dont
la qualité ou la nouveauté n’est pas son souci premier fait preuve, par
exemple dans les “ Prières d’insérer ” d’une amnésie pour le moins
inquiétante : il n’est presque jamais fait référence ici à d’autres textes qui
permettraient au lecteur de situer l’œuvre avant de l’acheter. » 340,dit-il.

Dans sa recherche consacrée à la situation du roman algérien des années 90, Anne Griffon
remarque de son côté :
«L’incidence des événements qui ensanglantent l’Algérie depuis le début
des années 90 est certainement un déterminant majeur de la multiplication
des genres et des textes dans le paysage littéraire algérien. D’une part,
parce que, comme nous le suggérions auparavant, la réalité tragique n’a
pas étouffé la production littéraire algérienne mais a, au contraire, mobilisé
une parole multiple. D’autre part, parce que les événements algériens ont
rendu particulièrement visible en France la production algérienne dans le
catalogue des éditeurs et chez les médias français. »341, écrit-elle.

Il est vrai que le sujet principal des romans de Y.Khadra est jusqu’à 2000 lié à la situation
politique de l’Algérie d’où la réception remarquable.

340
BONN, Charles. « Paysages littéraires des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin », in BONN, C et
BOUALIT, F. Paysages littéraires des années 90 : témoigner d’une tragédie ?, op.cit., p. 17
341
GRIFFON, Anne, Romans noirs et romans roses dans l’Algérie d’après 1989, Mémoire de DEA sous la
direction de Jacques Chevrier et Guy Dugas, Université de Paris IV-Sorbonne, soutenu en 1999, p.11

245
Ses romans, notamment Le Dingue au bistouri (réédité en 1998), Morituri, L'Automne des
chimères, Les Agneaux du seigneur, A quoi rêvent les loups, ont attiré l'attention des lecteurs
sur la tragédie algérienne. C’est dire que la critique journalistique qui s’est manifestée à travers
des articles de presse était elle-même sous l’emprise de l’histoire immédiate de l’Algérie.
En conséquence, le lectorat est orienté vers une lecture documentaire qui cherche à comprendre
la situation tragique de l’Algérie des années 90. Les lecteurs attendaient des informations et des
témoignages sur la situation algérienne, la qualité littéraire des œuvres n’intervenant qu’en
second lieu.
Le cas de Y.Khadra est, notons le, particulier : son pseudonyme et sa fonction d’homme
militaire sont deux éléments qui ont été au centre de la réception journalistique des textes.

246
2-2-1-L’identité de l’homme et les discours ombrageux

L’identité de l’homme a suscité un engouement chez les lecteurs si bien que l’écrivain
exploitera par cela, ce qui participera dans sa médiatisation. Il faut dire qu’avant la révélation
de son identité, la critique journalistique a obéi à des intérêts de rentabilité commerciale ou à
des positions idéologiques du journal en question. Ainsi, en réponse à l’attente d’un lectorat
étranger de plus en plus nombreux et attentif aux événements tragiques de l’Algérie, les
maisons d’édition françaises ont eu différentes réactions342 vis-à-vis de cet auteur : convoité
des fois encensé par la critique française qui ne tarissait pas d’éloges de ses œuvres mais aussi
marginalisé d’autres fois après la révélation de son identité notamment.
Les critiques ont longtemps été intrigués par l’identité réelle de Yasmina Khadra, il y avait un
suspense à propos de son identité et de son sexe.
Est-ce un journaliste algérien ou l’épouse française d’un écrivain algérien ou l’épouse
algérienne d’un haut dignitaire du régime ? S’agit-il d’une femme, d’un simple pseudonyme
derrière lesquels se cache un homme, voire un haut fonctionnaire contraint par un droit de
réserve à se masquer ?
Le pseudonyme se fraya, outre mer, un chemin et pour cause : l’auteur du personnage du
commissaire Llob était une femme algérienne, cette catégorie même que visaient, que
traquaient les terroristes. Certes, le personnage de Llob a été pour beaucoup dans la l’audience
de cet auteur.
Dans un article consacré au roman policier de Y.Khadra Bruno GELAS, remarque à ce propos
que « L’audience que connaît Yasmina Khadra dans les années 90 naît d’abord de son
commissaire Llob. »343.
Les premiers titres de la trilogie policière (Le dingue au bistouri et La foire aux enfoirés) ont
pour auteur un certain « Les enquêtes du Commissaire Llob ».
Mais les spéculations ont commencé dès la parution des premiers titres de Y.Khadra sous cette
fausse identité : le secret sera bien gardé si ce n’est cultivé par ses éditeurs successifs. Mais
dans l’entretien accordé au Monde du 10/09/1999, l’écrivain révèle pour la première son
identité masculine.

342
Notons le refus de la maison d’édition Gallimard de publier son roman Morituri en 1994 sur avis de son service
juridique.
343
GELAS B. « Rôles et altération du roman policier chez Yasmina Khadra », op.cit.

247
Pour les lecteurs français, l’identité de Yasmina Khadra est restée une énigme jusqu’à cette
date. En effet, c’est sous ce pseudonyme emprunté à sa femme, que s’est dissimulé Mohammed
Moulessehoul et qui lui vaudra curiosité et intérêt.
La réception journalistique a, en définitive, joué un rôle important dans la médiatisation des
œuvres de cet auteur. Hadj Miliani dit à ce propos dans Une Littérature en sursis : « L’autre
exemple, plus explicite, est celui de l’écrivain Mohammed Moulessehoul qui signe Yasmina
KHadra. Sa trilogie policière publiée en France en 1997 et 1998 suivie de trois autres romans
en 1998 et 2000 lui vaudront une assez large médiatisation. »344, écrit-il.
Ainsi, Mohamed Moulessehoul, en choisissant un pseudonyme féminin, « Yasmina Khadra »,
pour dissimuler sa véritable identité d’officier supérieur de l’état-major algérien et pour éviter
la censure et les représailles, réussit à surprendre le public qui imagine difficilement une
femme, révèle Marie-Ange POYET dans la préface de Morituri : « derrière cette écriture
misogyne jusqu’à la veulerie et ne ménageant pas un seul petit personnage féminin positif »345.
Néanmoins, on ne peut omettre de rappeler que tout le discours d’accueil est globalement
bénéfique et à l’homme et à l’œuvre même si d’aucuns ne manquent pas de soupçonner là
« une stratégie médiatique, construite sur un mystère », sciemment, par l’auteur et ses
promoteurs, stratégie « qui va tenir le public et les journalistes en haleine».
En publiant L’Automne des chimères (1998), l’écrivain opte pour une stratégie de dévoilement
progressif et livre des indices sur son identité à « tous ceux qui [l]’avaient soutenu » 346, car il y
« avouait tout, en filigrane : que Khadra était un homme, qu’il était militaire puisque Llob était
convoqué, non pas au ministère de l’Intérieur, mais à la Délégation, c’est-à-dire à l’armée.»347
« Durant toute cette décennie, par fax ou masquant sa voix au téléphone, Khadra, toujours
anonyme, avait distillé de rares interviews, sibyllines et tortueuses, pleines de « je vois ce que
je veux dire et je me comprends ». Un régal.»348.
Ce masque, « créé par les médias », fonctionne en vérité comme un écran qui aurait pu être
salutaire et souhaité par l’auteur si ce n’étaient les soupçons entretenus et les insanités
proférées à son encontre et qui ne lui avaient pas fait perdre son sang froid.

344
MILIANI, Hadj. « Une littérature en sursis ? Le champ littéraire de langue française », Paris, L’Harmattan,
2002, p.216
345
POYET, Marie-Ange. préface de Morituri, Paris, Éd. Baleine, coll. Instantanés de polar , 1997,p. 9
346
DOUIN, Jean-Luc. « Yasmina Khadra se démasque » in Le Monde, n°17408, Paris, 12 janvier 2001, p. V du «
Monde des livres ».
347
Ibid.
348
AUBENAS, Florence. « Yasmina recadré », Libération, n° 6120, Paris, 18 janvier 2001, p. IV.

248
« C’est vrai, par moments, des injustices glissent entre les lignes, (…) -j’en connais un bout-
ça fait mal et ça inflige, mais… », dira-t-il dans une « lettre aux amnésiques »349.
De ce fait, lorsque l’auteur des enquêtes du commissaire Llob sort de l’anonymat en septembre
1999, les médias se passionnent pour cet homme qui a assumé des missions militaires tout en
en dénonçant la violence. Cet engouement de la presse et de la télévision pour ce témoin et
acteur de la lutte antiterroriste en Algérie crée une attente du public que son autobiographie
L’Écrivain (2001) vient naturellement combler : le mystère autour de l’identité de l’écrivain «
emperruqué depuis dix ans » a donc contribué au succès de son œuvre.

349
KHADRA, Yasmina. « Lettre aux amnésiques », Chronique publiée dans le matin du 09/06/2003.

249
2-2-2- Polémique autour d’un écrivain militaire

Après avoir levé « le mystère »350, Y.Khadra s’est trouvé au centre d’une polémique en sa
qualité d’ancien officier de l’armée algérienne.
Voulant mettre fin à toutes les spéculations et autres interprétations, il tombe lui-même le
masque dans « L'Automne des chimères ». Il y avoue que Yasmina Khadra est un homme, sans
en dire davantage.
Cependant, à la révélation de son identité, en janvier 2001, avec son passage à l’émission de
Bernard Pivot, « Bouillon de culture », de la chaîne de France 2, le monde apprenait que
l’écrivaine Yasmina Khadra n’était autre qu’un pseudonyme derrière lequel se cachait un
homme qui plus est un militaire de profession.
Ce dévoilement de son identité a coïncidé avec la déferlante médiatique suscitée par la sortie
presque à la même période du livre d'un autre militaire algérien, Habib Souaïdia. Dans La Sale
Guerre, ce dernier accuse l'ANP d'être responsable de massacres de la population. Les médias
français et quelques intellectuels avaient sauté sur l'occasion pour relancer l'interrogation sur
l'origine des violences en Algérie.
Après l'accueil chaleureux que lui réservait la France, la polémique enflait :
Dans le quotidien Libération du 18/01/2001, est publiée une critique acerbe l’accusant de servir
les intérêts de l’armée algérienne. L’homme qui était jusqu’à lors salué pour son courage mais
surtout suivi et considéré comme auteur singulier de romans policiers, est vite stigmatisé voire
« descendu »351 après que son véritable nom et notamment sa profession révélés, l’auteur
reconnaît lui-même cela dans l’entretien paru dans le journal Liberté :

« J’avoue que j’en paie le prix ; c’est vrai qu’en France, pour être admis, il
faut renier une parie de soi-même (…) Moi, on m’a demandé de cracher sur
ma Patrie pour lubrifier l’ascension de ma carrière littéraire. J’ai dit
non. »352

À la lumière de la révélation de son identité et des soupçons pesant sur l’implication de


l’Armée algérienne dans différents massacres ayant touché la population civile, un autre texte

350
DROUIN, Jean-Luc. « Yasmina Khadra se démasque», op.cit.
351
Y.Khadra (de son vrai nom, Mohammed Moulessehoul) était officier de l’armée algérienne au moment où
cette même armée subissait une campagne médiatique sciemment entretenue sur la responsabilité dans la crise
politique et sécuritaire de l’Algérie. Il en est qui ont décelé dans ses écrits un versant de réponse au «qui-tue-qui ?»
352
LAFIFI, Mehdi. « Nous sommes les otages d’une histoire travestie », op.cit.

250
s’offrait au lecteur, puisque Mohammed Moulessehoul apparaissant sous le masque du
commissaire Llob.
Suite à cela et concevant l’acte d’écrire dans le sens de la « responsabilité sociale », la
réponse de Khadra, en tant qu’écrivain, chargé d’une mission, particulière, était l’écriture de
nouveaux textes, « au sens de R.Barthes, pour qui l’écriture assigne une dimension historique
à l’activité littéraire individuelle »353.
Il lui restait son incontestable talent pour pouvoir percer ce cercle très fermé de la littérature,
lésé par rapport aux autres auteurs algériens, car obligé de justifier ce qu'il était. Aicha Kassoul
dit dans un article paru au journal El Watan:
« D’un coup, la majuscule se soulève dans un ressac fougueux, les phrases
s’enlacent dans des ébats houleux tandis que l’encre transpire sur les
volutes de sa muse. La feuille vierge se déshabille sous ses yeux, et plus rien
ne le dissuade de la posséder. Haletant, tremblant, ne sachant de qui tenir,
de l’ange ou du démon, à chaque page tournée, il faisait un enfant. »354,
écrit-elle.

Alors, l'auteur se trace une voie, entraînant le lecteur dans son sillage, non sans plaisir, le temps
d'accomplir avec lui un infini voyage. L’Imposture des mots355 sera une réponse aux différentes
accusations portées contre l’homme.
« Je suis venu en France pour pouvoir écrire tous les jours, chose
impensable dans une caserne. Ma carrière militaire est finie. »356

Il publiera coup sur coup L’imposture des mots, Les Hirondelles de Kaboul, Cousine K, La part
du mort, L’Attentat, Les Sirènes de Bagdad.
Y.Khadra démontre sa capacité de dépasser les situations difficiles. Il s’exprimera dans un
entretien publié dans le journal Liberté : « C’est l’engagement littéraire qui vous permet
d’écrire avec intensité et authenticité. »357.
L’auteur est prolifique, il est orfèvre en écriture et se venge des années de frustration.
L’exercice de l’art d’écrire lui vaut, par voie de conséquence, une nette reconnaissance.

353
GONTARD, Marc. « Auteur maghrébin maghrébin : la définition introuvable », in Expressions maghrébines,
Ed. du Tell,Vol.1, n°1, 2002, p.14
354
KASSOUL, Aicha. « Yasmina Khadra, fiction et effet de réel /A quoi rêve l’agneau », op.cit.
355
KHADRA, Yasmina, L’Imposture des mots, Ed. Julliard, Paris, 2002.
356
LAHOURI, Besma. « L’étrange Monsieur Yasmina Khadra », op.cit.
357
LAFIFI, Mehdi « Nous sommes les otages d’une histoire travestie », op.cit.

251
2-2-3- Un discours bénéfique

En dépit de la position particulière que la critique journalistique a créée, amplifiée et


entretenue vis-à-vis de la littérature algérienne, elle a tout de même participé activement à la
commercialisation de ses romans. M.Amrani, reconnaît la participation de la presse française
dans les propos suivants:
« Sans la France, le renouveau de la littérature algérienne d’expression
française, observé au début des années 90 du siècle dernier, aurait été tout
simplement impossible. Autant dire donc que le rôle de ce pays est
décisif. »358

On ne peut donc nier le rôle important joué par les maisons d’édition étrangères et notamment
françaises dans la réception des textes de cet écrivain. Leur intérêt provient en particulier de
l’actualité politique du pays à cette époque. Le tableau suivant, qui comporte les articles
(études, entretiens…) d’un quotidien (L’Humanité), d’un hebdomadaire (Le Monde des Livres)
et d’un magazine mensuel (Lire), confirme ces propos :
Année 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008
journal
L’Humanité 1 2 1 2 1 2 1 2 1
Le Monde 2 1 4 3 5 6 2 8 5 11 9 2
des Livres
Lire 2 1 3 1 1 1 2

Il apparaît alors que le journal Le Monde des Livres se taille une part importante, soit 58
articles.
Mais, si l’engouement éditorial constaté à un moment donné a eu pour conséquence une
grande visibilité de la littérature de Y.Khadra ; la situation tragique du pays a influencé
l’appréciation des œuvres. La plupart des critiques se sont intéressés à dégager les raisons de
l’écriture, évitant la valeur et la qualité poétique des œuvres. Les lectures ont porté le plus
souvent sur l’aspect thématique, son œuvre littéraire a été occultée, puisqu’on n’a vu dans ses
textes que l’aspect dramatique ; ce qui a eu pour effet de rendre la lecture de ses romans plus
tournée vers une lecture documentaire. L’auteur s’exprime à cet effet :

358
AMRANI, Mehana, « La réception de la littérature algérienne de l’urgence », cité en annexe du mémoire de
magistère de BOUAOUICHE Dihia Kahéna, texte inédit.

252
« J’aimerais que les gens s’attardent sur ce que j’écris, non sur l’homme ou
la femme que je peux être. A la longue, cela m’a beaucoup éprouvé et
fatigué. » 359

En somme, la lecture documentaire voire « politique » des œuvres de cet auteur reste une
constante de la critique journalistique des deux côtés de la méditerranée. L’actualité algérienne
de la dernière décennie a opéré une mutation dans la lecture des œuvres algériennes
contemporaines. Il apparaît en effet que l’horizon d’attente du lectorat français a été
considérablement modifié par les événements qui déchiraient l’Algérie.
L’« horizon d’attente »360 du public français est donc bien davantage documentaire que littéraire
comme le notent les critiques. Charles Bonn écrit qu’ « on en est ainsi revenu parfois à une
sorte de point zéro de l’émergence de nouvelles littératures : celui auquel on assistait dans les
années cinquante alors que le début des « événements » au Maghreb faisait découvrir et
attendre une littérature descriptive. »361.

Cette affirmation nous rappelle la position des critiques envers les œuvres des écrivains
algériens de la période coloniale. Dans son Anthologie, Albert Memmi expliquait ce qui faisait
l'avènement de la littérature algérienne :
« Pour la première fois, l’Afrique du nord se voit enfin assumée. Acceptée,
revendiquée ou discutée, elle cesse d’être un simple décor ou un accident
géographique [...] Colonisés, il leur a suffi de s’exprimer, non pour
témoigner sur la colonisation, mais pour révéler l’univers intérieur et
extérieur du colonisé. »362

Le cas de Y.Khadra est presque similaire. Pour le grand public, visé par la presse, l’écrivain
Yasmina Khadra est né, en 1997, sur la couverture de Morituri, premier volet de la trilogie
policière éditée chez Baleine. Cette trilogie parisienne révéla « une Agatha Christie
algérienne », célébrée avec faste, avec démesure et complaisance parfois, dans beaucoup
d’espaces médiatiques, hexagonaux surtout.

359
GHALEM, Ali. « Yasmina Khadra dit tout … », op.cit.
360
Le critique Yves Chevrel souligne que c’est H. R. Jauss qui a particulièrement développé dans ses travaux les
concepts de réception (rezeption) et d’horizon d’attente (Erwartungshorizont).
361
BONN, Charles. « Paysages littéraires des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin », in : BONN,
Charles et BOUALIT Farida. « Paysages littéraires des années 90 : Témoigner d’une tragédie ? », op.cit., p.18
362
MEMMI, Albert. Anthologie des écrivains Maghrébins d’expression française, Ed.1965.

253
Le commissaire Llob qui réintègre sa fonction de détective y est plus que jamais ce personnage
de policier intègre et honnête. Sous le nom de Yasmina Khadra, M.Moulessehoul va ainsi
pouvoir publier la célèbre trilogie qui le fit connaître et admettre dans les milieux les plus
soupçonneux de tout ce qui émane de l’Algérie « en guerre civile ». Les critiques sont
intrigués, fascinés par l'écriture « virile » (machiste, misogyne, mais également baroque,
échevelée) d'une femme écrivain...
Mais cette atmosphère de suspicion et d’épiage est vite supplantée, contexte violent oblige et à
la faveur du contexte sécuritaire et de la menace de la nébuleuse intégriste, par ce que
F.Zamoum est amenée à nommer « Le roman noir d’une société »363.
En définitive, la réception des textes par la critique française ne reflète pas pleinement les
réactions d’un lecteur virtuel amené à juger l’œuvre d’après sa valeur esthétique. Elle est
passée d’une médiatisation à un tarissement pour connaître une consécration logique.
« Yasmina Khadra, auteur fécond et racé dont la réussite lui vaut des flopées d’envieux jaloux
et qui arrive à réunir lecteurs et commentateurs autour de ses personnages et ses textes beaux
et convaincants (je rappelle ici que le Prix des Libraires Algériens a honoré cet auteur en
2003) »364.
En effet, nous remarquons qu’à travers le monde entier, les oeuvres de Yasmina Khadra
lui ont aussi assuré jusqu’à l’heure connaissance, elles se vendent sans peine et l’auteur reçoit
de nombreux prix et sont traduits dans vingt sept langues.
A titre d’exemple, L’Attentat, est sorti aux Etats-Unis dans sa version anglaise The Attack. Le
livre de 257 pages a été traduit par John Cullen365, pour les éditions A. Tales/Doubleday.
L’aspect commercial vient certainement en premier lieu puisque, à titre d’exemple, les droits de
traduction du roman Les Hirondelles de Kaboul ont été vendus avant même sa sortie en France
prévue à l’époque pour le début du mois de septembre 2005, comme l’avait annoncé l'éditeur
Julliard. Ils ont été achetés par Doubleday aux Etats-Unis, Heinemann en Grande-Bretagne
(tous deux faisant partie du groupe Random House) ainsi qu'en Allemagne par Aufbau.
« Cela confirme la notoriété internationale grandissante de l'auteur, ses précédents titres étant
traduits dans une douzaine de pays »366, a estimé l'éditeur de Yasmina Khadra.

363
ZAMOUM, Fatma Zohra. « Le roman noir d'une société », in Le Monde Diplomatique - Mars 1999
364
El watan 24/07/2008.
365
John Cullen, spécialiste de la littérature francophone, a déjà offert aux lecteurs américains la traduction de
plusieurs titres de l’auteur algérien, dont «Les Hirondelles de Kaboul» (The Swallows of Kabul).
366
Le matin 25/08/2002.

254
Des hommages sont régulièrement rendus à cette œuvre et participent à son retentissement
à travers les prix qui lui sont attribués. En conséquence, l’auteur a connu plusieurs fois la
consécration, que ce soit en son véritable nom ou sous son pseudonyme.
Beaucoup de prix et de distinctions par rapport à sa jeune carrière lui furent décernés.
Année Le Prix et son émanation L’Œuvre consacrée
1984 Le grand prix de la ville d’Oran Houria et Amen !
1989 Le prix Joseph Peyre- Renaissance Aquitaine Ensemble de son oeuvre
1990 Le premier prix de la nouvelle professionnelle La fille du pont
1993 Le prix du fonds international pour la promotion Ensemble de son oeuvre
de la culture (UNESCO)
1997 Le prix du roman policier, Trophée 813 Morituri
2001 Médaille Vermeille de l’académie française L’Ecrivain
2003 Le prix des éditeurs algériens Les hirondelles de
Kaboul
2005 Elévation au rang d’officier des arts et des lettres Ensemble de son oeuvre
par le ministre français de la culture
2005 Prix « el fikr wal adab »-pensée et littérature- Ensemble de son oeuvre
décerné par le prince Sabbah al Ahmad du Qatar
2005 Elu Meilleur livre de l'année 2005 aux Etats-Unis Les hirondelles de
par le San Francisco Chronicle et le Christian Kaboul
Sciences Monitor
2005 Prix du roman policier La part du mort
2005 Prix Beur FM Méditerranée La part du mort
2005 Citation pour le prix Renaudot L’Attentat
2005 Citation pour le prix Goncourt L’Attentat
2005 Citation pour le prix Femina L’Attentat
2005 Prix Découverte Figaro Magazine-fouquet’s L’Attentat
2006 Prix des Libraires L’Attentat
2006 Prix Tropiques L’Attentat
2007 Médaille d’officier des arts et des lettres L’ensemble de son
oeuvre
2008 Prix France Télévisions Ce que le jour doit à la
nuit

255
Nous relevons de ce tableau que le seul roman, L’Attentat (350.000 exemplaires vendus en
France), a eu de nombreux Prix : Prix des Libraires 2006, Prix Tropiques 2006, Grand Prix des
Lectrices Côté Femme, Prix littéraire des lycéens et apprentis de Bourgogne, Prix des lecteurs
du Télégramme, Prix Découverte Figaro Magazine-Fouquet's, Grand Prix des Lycéens.
Il est aussi en cours d'adaptation cinématographique aux Etats-Unis. L’intérêt d’Hollywood
pour «L’Attentat» est une récompense en soi et une première pour un Algérien. C’est le roman
du premier succès d’un Algérien dans la planète du cinéma américain.
Mais ce roman, «L’Attentat», reste presque unique dans sa réception par le monde arabe et les
incompréhensions qu’il a provoquées. Comme le conflit palestino-israélien est un problème
épineux et délicat que les politiciens n’arrivent pas à résoudre et qui devient indubitablement
sujet à controverse, le roman de Y.Khadra, L’Attentat, n’a pas laissé le lectorat indifférent dans
la mesure où l’auteur s’est lui-même placé sur un fil tendu en abordant un tel sujet dans sa
fiction. C’est le thème principal de son roman, qui fera, d’ailleurs, l’objet de critiques voire de
réactions virulentes367 : l’œuvre n’emprunte pas le discours idéologique des intégristes et ne
cautionne pas leur verbe ni leurs méthodes, Yasmina Khadra a été mis sur le banc des accusés
par une presse détractrice, voulant se défendre et défendre son choix, l’auteur répond:
« Je n'ai pas écrit ce roman en tant qu'Arabe, mais en tant qu'être humain.
Ceux qui me reprocheraient quoi que ce soit seraient de mauvaise foi, car il
s'agit d'un livre juste, sincère. J'ai été loyal avec les uns et avec les autres,
j'ai essayé de défendre mes personnages du mieux que je pouvais. »368,dit-il.

On s’est plus souvent intéressé à faire une lecture des raisons qui ont poussé Y.Khadra à
prendre la plume et du contexte dans lequel il a écrit qu’à la valeur et la qualité des œuvres
elles-mêmes. On s’est contenté des déclarations d’intention de l’auteur, elles-mêmes suggérées
par les attentes du public et de l’édition.
Or, la critique devait tenter principalement d’opérer des classifications en se basant sur un seul
point, celui de la littérarité. Charles Bonn écrit à ce propos : « la reconnaissance littéraire n’est
cependant pas pour autant toujours au rendez-vous : il y a peut-être seulement déplacement de
la focalisation événementielle de cette lecture. Prise en compte d’une actualité qui a
changé. »369.

367
El Hayat, le journal arabophone édité à Londres, le trouve complaisant avec les juifs.
368
PERAS, Delphine. « Yasmina Khadra autopsie le phénomène kamikaze » in Lire, septembre 2005
369
BONN, Charles. « Paysages littéraires des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin », in : BONN,
Charles et BOUALIT Farida. « Paysages …. », op.cit., p.18

256
Enfin , malgré la reconnaissance des « gens du métier », par l’attribution d’une distinction
honorifique et par la publication de ses œuvres dans des maisons d’édition très cotées à
l’exemple de Julliard, l’auteur reste quand même peu connu et son nom passe inaperçu parmi
ceux de ses pairs. Le référent textuel de Y.Khadra n’était-il pas au diapason des horizons
d’attente d’alors ? Serait-ce enfin un déficit, du reste patent et généralisé, en promotion et en
publicité ? Il y a sûrement de tout cela.

257
2-3-La réception universitaire

Depuis la fin des années 90, l’œuvre de Khadra devient particulièrement l’objet et le sujet
de recherches des universitaires. Le dénombrement des travaux universitaires publiés sur ses
écrits peut se révéler informatif en ce qui concerne les aspects les plus étudiés de son oeuvre
jusqu’à ce jour, des travaux critiques universitaires continuent à paraître à un rythme
ascensionnel.
En fait, c’est son intégration aux patrimoines littéraire et académique universels, qui avec,
en plus de sa traduction, de son étude et de son enseignement, son adaptation à l’écran et
notamment sa consécration par une thèse de Doctorat soutenue à la Sorbonne en 1998370.
Dans cette thèse de 300 pages, Beate Burtscher-Bechter montre comment le roman policier
algérien s’est affirmé et constate son évolution, notamment avec le saut qualitatif réalisé par
les polars de Yasmina Khadra, ce qui reflète les événements historiques, sociaux et politiques.
Elle conclut que les romans policiers algériens des années 90 critiquent durement le régime en
place et sa politique. Dans la partie intitulée « DÉVELOPPEMENT D'UN ROMAN POLICIER
RÉALISTE.LES ROMANS NOIRS DE YASMINA KHADRA », nous relevons plus de 60 pages consacrées

à l’analyse des textes de cet auteur.


Le numéro 16 de la revue Etudes Littéraires Maghrébines, intitulé « Subversion du réel :
Stratégies esthétiques dans la littérature algérienne contemporaine » consacre deux articles à
Yasmina Khadra. Le premier371 est une comparaison de deux représentations de la réalité
algérienne dans deux textes : Les Agneaux du seigneur de Yasmina Khadra et Nouvelles
d’Algérie de Maissa Bey dans cet article, Nicole BUFFARD-O’SHEA, professeur à Oakland
University dans le Michigan (Etats-Unis), décrit comment Khadra se propose de « dire
littéralement » la réalité.
Le second est un texte inédit de Yasmina Khadra372 où il dessine son parcours littéraire du
roman noir au roman blanc et justifie les raisons du recours au pseudonyme et au genre
policier. Il dit à ce propos:« La subversion du réel se situa alors dans le polar comme mode
d’emploi. »373.

370
BESCHTER-Burtcher, Beate, « Entre affirmation et critique, le développement du roman policier algérien
d’expression française », op.cit.
371
BUFFARD-O’SHEA, Nicole. « Les Agneaux du seigneur de Yasmina Khadra et Nouvelles d’Algérie de
Maissa Bey : écritures sans appel ? », in Etudes Littéraires maghrébines, n°16, L’Harmattan, 2001.
372
KHADRA, Yasmina. « Du roman noir au roman blanc », in Etudes Littéraires Maghrébines, op.cit.
373
Ibid, p.115

258
Une autre thèse de Doctorat ès Lettres a été soutenue par MALESKI Estelle à
l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, sous le titre Le roman policier à l'épreuve des
littératures francophones des Antilles et du Maghreb : enjeux critiques et esthétiques374.
L’auteure de la Thèse a accordé une place de choix aux romans de Y.Khadra et considère « son
arrivée sur le devant de la scène de la littérature policière »375 comme un événement
important. Dans une approche comparatiste, E.Maleski a essayé de voir l’intérêt des écrivains
francophones des Antilles et du Maghreb pour le genre policier et a révélé en fin de compte les
multiples potentialités que la fiction policière peut en offrir.

En Algérie, la première étude d’un roman de Khadra a été réalisée par Abdelkader
Ghellal376. Elle a été effectuée dans le cadre d’un D.E.A soutenu à l’Université PARIS-NORD
sous la direction du Professeur Charles BONN en juin 1999.
L’auteur a tenté d’analyser la composition du contenu discursif d’un roman signé Mohammed
Moulessehoul, alias Yasmina Khadra, Le privilège de Phénix. Après avoir remarqué que le
discours tissé à travers l'instance des narrateurs–personnages présente des aspects particuliers
difficilement accessibles au lecteur occidental, Ghellal souligne dans son interprétation du
roman Le privilège du Phénix le caractère moderne de l’écriture éclatée de Moulessehoul qui a
pu d’une part rompre avec le conformisme de l’écriture linéaire et d’autre mettre en scène la
tradition orale maghrébine avec ses mythes, ses légendes et son goût du merveilleux.

Depuis, en Algérie et à l’étranger, des essais critiques universitaires paraissent, des thèses,
variées sont soutenues, nous pensons aux mémoires de Magister soutenus (comme le mémoire
de SLIMANI Ismaël. « L’écriture autobiographique chez Yasmina Khadra : un acte de
résiliation », soutenu à l’Université de Batna en 2007, celui de Zaidi Ali, « de naître à être ou
la vie s’écrit, Lecture de L’Ecrivain de Y.asmina Khadra » soutenu à l’Université d’Alger en
2006), le Master de Louiza Kadari, sous la direction de Marie Dollé intitulé De l'utopie
totalitaire aux oeuvres de Yasmina Khadra soutenu à l’université de Picardie Jules Verne.
Enfin, des thèses de Doctorat377 sont actuellement en cours de réalisation en Algérie et dans les
pays francophones et arabes.

374
MALESKI, Estelle. Le roman policier à l’épreuve des littératures francophones des Antilles et du Maghreb,
Thèse de Doctorat, Université Bordeaux 3, 2003.
375
Ibid.
376
Enseignant chercheur Université ES Sénia Oran.
377
Thèses de doctorat en cours : LAZREG, Kheira Zohra « Etude des structures sémiotiques dans les romans : A
quoi rêvent les loups et L’Attentat de Yasmina Khadra », SARI-ALI, Hikmet. « L’ironie, esthétique du rire dans
le roman maghrébin entre Rachid Boudjedra et Yasmina Khadra », SLIMANI, Ismail."La paratopie de l’écrivain

259
Cependant, les études réalisées au sujet de l’œuvre de Y.Khadra notent que les divers thèmes
abordés convergent vers des idées comme la violence et le terrorisme qu’il tend à exprimer et à
observer au travers de son écriture et son choix d’un genre : le policier.
Mais sont-ce ces thèmes que tout lecteur s’attend à lire ? Selon l’esthétique de la réception,
l’œuvre littéraire est reçue et jugée aussi par rapport à l’arrière-plan de l’expérience de la vie
quotidienne, ainsi, la violence qu’a connue l’Algérie, l’Irak, ou encore la Palestine reste au
cœur de cette attente qui se réfère toujours à ce statut d’écrivain-témoin.
A la lecture des intitulés de ces thèses, quelques constantes en ressortent. En premier lieu, dans
les thèses ne portant que sur KHADRA, il faut noter la prépondérance des études à caractère
sémio-linguistique, se préoccupant essentiellement de narratologie, d’autobiographie.
Aussi, des travaux menés en parallèle sur Y.Khadra et d’autres écrivains, il en ressort qu’une
seule thèse établit un parallèle entre Khadra et un auteur français : « La paratopie de l’écrivain
à travers une analyse discursive et comparée des espaces autobiographiques de Yasmina
Khadra et Charles Juliet », les autres recherches sont menées sur des écrivains au profil
similaire à celui de Khadra.
Il reste à dire que jusqu’à ce jour, nous avons recensé des thèses portant sur un ou
plusieurs titres de Y.Khadra. A ces travaux spécifiques, il faut ajouter des mémoires de
maîtrise dans lesquels des chercheurs ont tracé des parallèles entre cet écrivain et d’autres
auteurs maghrébins. Les perspectives, les optiques, les instruments d'approches et les
conclusions de ces études sont très diversifiés, toutefois, nous ne pouvons jamais affirmer que
tout a été dit puisque le texte offre aux lectures un degré d'ouverture quasi inépuisable. La liste
n’est certainement pas exhaustive puisque des chercheurs continuent à sonder l’œuvre de
Khadra et que nos sources peuvent être incomplètes.
Nous ne pouvons oublier de rajouter les articles de dictionnaire. Christiane Achour réserve 5
articles pour les œuvres de Mohamed MOULESSEHOUL dans le Dictionnaire des œuvres
algériennes en langue française édité chez l’Harmattan en 1990, à chaque œuvre correspond un
article contenant un résumé plus ou moins analytique de l’œuvre.
Aussi, dans Jalons pour un dictionnaire des œuvres littéraires de langue française des pays du
Maghreb378, les auteurs donnent des références bibliographiques des ouvrages de Khadra
comme Le dingue au bistouri, Morituri, Double blanc, L’Automne des chimères.

à travers une analyse discursive et comparée des espaces autobiographiques de Yasmina Khadra et Charles
Juliet", etc.
378
KOM, Ambriose (dir.). Jalons pour un dictionnaire des œuvres littéraires de langue française des pays du
Maghreb. Paris, L’Harmattan, 2006.

260
Des résumés et autres renseignements sur la thématique et l’écriture de Khadra sont présentés
aux lecteurs. Enfin, une recherche sur internet, à travers le moteur de recherche google.fr, a
permis de relever 178 000 pages en français pour Yasmina Khadra (information relevée le
25/09/2008, in www.google.fr). Tout cela permet aux lecteurs de découvrir davantage les textes
de Khadra.
Ce faisant, c’est la réception universitaire qui a su montrer bien la qualité littéraire et
esthétique. Par conséquent, des discours critiques, analytiques et mêmes laudateurs ou envieux
sont relevés dans les différentes sphères de la science et culture.
Jean Déjeux, spécialiste des littératures maghrébines, est l’un des premiers critiques à signaler
le style de cet écrivain : un style nouveau et exceptionnel pour l’Algérie grâce à un mélange de
descriptions humoristiques, poétiques et émotionnelles. Dans son ouvrage consacré à la
littérature maghrébine d’expression française, J.Déjeux présente avec beaucoup
d’enthousiasme le premier roman de la première trilogie Le dingue au bistouri, il dit :
«Enfin en 1990 Commissaire Llob (qui? une femme dit un chroniqueur)
publie Le Dingue au bistouri où le lecteur est vraiment pris d'un bout à
l'autre. S'il y a le masque du nom il y a aussi la plume. Et quelle plume!
Enfin on sort des conventions et des précautions: critique de la société
pourrie, style enfiévré, argot savoureux, clins d'œil par-ci par-là. Du sang il
y en a autant qu'on en veut avec ce dingue qui étripe ici et là. De la
tendresse aussi. Pour la première fois, voilà donc un «polar» à la hauteur.
La pudibonderie et la respectabilité hypocrite y volent en éclats. » 379
De son côté Bernadette Dejean de la BÄTIE380 dans Les romans policiers de Driss Chraibi.
Représentations du féminin et du masculin381, propose un examen des images de la féminité et
de la masculinité dans les polars de Yasmina KHADRA. Analysant les trois œuvres Le dingue
au bistouri, Double blanc et Morituri, elle montre que « ses romans évoquent les mythes et les
réalités concernant la masculinité et la féminité au travers de leur représentation critique de la
société algérienne des années 90 » (p.102).
Elle ajoutera que l’auteur est attaché d’une part à l’esprit de sérail et d’autre part à l’idéal de la
femme décence. Pour elle, Yasmina Khadra, à travers le commissaire Llob souligne l’injustice
dont est victime la femme et fait remarque que l’ordre patriarcal est aussi imputable aux
femmes qu’aux hommes. Bernadette Dejean de la BÄTIE conclura en insistant sur
l’engagement limité de Yasmina Khadra :

379
DEJEUX, Jean. Littérature maghrébine d’expression française, Paris, Presses Universitaires de France (coll.
Que sais-je, 1604), 1975, p.90
380
Enseignante à l’Université de Melbourne (Australie).
381
DEJEAN DE LA BÄTIE, Bernadette. Les romans policiers de Driss Chraibi. Représentations du féminin et du
masculin, et du masculin, Paris, L’Harmattan, 2002.

261
« L’engagement de Khadra pour la cause des femmes, comme celui de Chraïbi, reste donc
limité (…), il semble être convaincu de l’impossibilité de l’émancipation des femmes (…). Cette
représentation révèle son attachement aux valeurs traditionnelles. »382 , note B.D.BÄTIE.

D’autres critiques en reconnaissent aisément la veine littéraire particulière, à l’instar de


Hadj Miliani383, qui traitant du polar algérien des années 1990, replace bien le « phénomène
Khadra » dans son contexte dans un article paru dans la revue Etudes Littéraires Maghrébines
n°14 et portant le titre « Le roman policier algérien »384. Il pense que « la production littéraire
policière constitue indéniablement, dans le paysage littéraire algérien, un mode d’expression
qui formule (…) des investissements thématiques aussi originaux que ceux du reste de la
littérature romanesque. » 385.
Il remarque, également, qu’à la sortie du premier roman de Y.Khadra, « la critique s’intéresse
moins au pseudonyme de l’auteur qui se cache derrière ce pseudo « sanantonionesque » qu’à
une histoire policière… »386 . Mais cela ne l’éloigne pas de reconnaître la qualité littéraire des
textes de cet auteur. A propos du roman Morituri, il affirme : « Plus qu’un regard, ce sont les
expressions sans concessions, la phrase lapidaire mais terrible, la métaphore vengeresse qui
retiennent rapidement l’attention. »387.

Dans le même sens, Zoubida Belaghoueg388 titre son article paru dans la revue Algérie
Littérature /action : « Yasmina Khadra ou l’autre écriture »389. Elle y souligne, notamment, la
richesse et l’originalité de son écriture, sa technicité et sa textualité. « Elle sort des sentiers du
polar et nous donne à lire des récits complètement différents des premiers, autant du point de
vue du genre, que du point de vue de l’univers romanesque et de la composition
textuelle. Yasmina Khadra est bien l’auteur de deux écritures.»390.

382
Ibid, p.119
383
Enseignant chercheur à l’université Ben Badis de Mostaganem. Auteur de nombreux travaux universitaires sur
les textes de Yasmina Khadra.
384
MILIANI, Hadj, « Le roman policier algérien »,op.cit.
385
Ibid, p.114
386
Ibid, p.110
387
Ibid.
388
Enseignante chercheur à l’université M.Mentouri de Constantine.
389
BELAGHOUEG , Zoubida, « Yasmina Khadra, L'autre Écriture », in Algérie Littérature/ Action N°43 /
septembre-octobre 2000.
390
Ibid, p.222

262
Ch. Achour, allant dans le même sens, relie l’identité et l’écriture, et affirme:
« Yasmina Khadra est un romancier à la double identité et à la double
écriture. On a d’une part l’écriture du polar où il excelle. (…)D’autre part,
l’écriture hyper-réaliste à laquelle Mohammed Moulessehoul nous avait
habitués avec quatre œuvres narratives éditées en Algérie dans les années
80. » 391

Elle ajoute surtout après avoir rappelé ses publications : « Il est un des écrivains les plus
médiatisés de la décennie. »392.
Par le caractère singulier de son écriture, l’apport de Khadra pour renouvellement du
polar maghrébin en général est indubitablement reconnu.
B. Gelas393 note à propos de sa trilogie policière :
«(elle) a trouvé toute sa place dans les collections qui accueillent aussi
bien, sous le même « label », des auteurs américains, Jean- Claude Izzo ou
Thierry Jonquet. (…) C’est au cours de ces mois de profonds
bouleversements et de violence qu’apparaissent, dans l’édition algérienne,
les romans du commissaire Llob et de jamel Dib, introduisant une véritable
révolution dans la production du polar algérien.»394

A.Kaouah395 s’est intéressé à travers des articles de presse en Algérie et à l’étranger aux textes
de Khadra. Dans son article396 paru dans la Revue des Littératures du Sud, Notre Librairie, il
tente de justifier le recours au pseudonyme de Y.Khadra en invoquant notamment
l’autocensure et analyse ses différents romans noirs et blancs, le classant au début dans « la
veine des écrivains perturbateurs (Kateb Yacine) » et le rapprochant à la fin « plus à San
Antonio que de son idole Steinbeck »397.

391
Ch.Achour La Littérature algérienne francophone contemporaine. in Exposé qui reprend des éléments de
conférences faites ou d’articles publiés sur cette question depuis 1996 et régulièrement remis à jour, jusqu’en
2003 pour l’année de l’Algérie en France.
392
Ibid.
393
Enseignant chercheur à l’université Lyon 2
394
GELAS, Bruno. « Rôles et altération du roman policier chez Yasmina Khadra » op.cit, p.42
395
Enseignant chercheur à l’université Badji Mokhtar Annaba.
396
KAOUAH, Abdelmadjid. « L’histoire dévoilée », in Notre Librairie, Revue des Littératures du Sud, n°146,
Octobre-Décembre 2001.
397
KAOUAH, Abdelmadjid. « Note de lecture du roman Morituri ». in Notre Librairie, Revue des Littératures du
Sud, n°146, Octobre-Décembre 2001.

263
Les politiciens ont également apprécié plus le texte que l’homme. Leila Asslaoui398 reconnaît
en lui le talent d'écrivain, la maîtrise des mots et des images. Elle note pour sa part :
« Pour avoir lu tous les ouvrages — Tous sans exception — de cet écrivain,
je ne saurais décrire avec des mots l’admiration sans limites qui était
mienne pour sa plume libre et son ton tout aussi libre. L’ex-commandant
Mohamed Moulesshoul ne m’a pas laissé, quant à lui, indifférente car ce
n’est pas commun dans notre pays de voir un homme choisir la plume au
détriment de sa carrière. »399

Il était donc légitime que l’œuvre de cet auteur soit reconnue de la part de l’instance
universitaire algérienne. Elle a d’ailleurs fait l’objet de journées d’étude organisées par
l’Université de Mostaganem en juin 2006. Ce sont ces premières joutes qui sont venues le
légitimer. Elles ont permis à un panel d’universitaires algériens de donner libre cours à toutes
les lectures possibles d’une œuvre dont la densité n’altère nullement la qualité. Evoquant ce
geste tant attendu de la part des universitaires de son pays, Yasmina Khadra dit lors de ces
journées toute sa joie d’être enfin reconnu parmi les siens et dans son propre pays.

Tous ces témoignages venant d’universitaires algériens ou étrangers montrent la valeur


littéraire des textes de Y.Khadra400 et confirment la poéticité de son œuvre. Nous retenons enfin
avec Molinié que « c’est le récepteur, le lecteur, le public qui en mesurent la nature, la réussite
et l’existence. Le texte littéraire se reconnaît et s’identifie à l’acte qu’il produit à la réception :
s’il donne envie de toujours le relire pour en être sans cesse et par là même ébranlé et ravi,
c’est qu’il existe ; s’il ne crée pas cet acte, cet événement, il n’existe pas comme
littéraire. »401. La critique littéraire reste, donc, pour l’écrivain, ce souffle vivifiant qui le
pousse à toujours plus de conquêtes et à aller de l’avant.

398
Ex-Ministre de la justice (gouvernement algérien).
399
Yasmina Khadra vu par Leila Aslaoui , in www.lematin.dz le 17 Novembre, 2007.
400
L’auteur est très présent sur le web avec, en premier lieu, un site officiel très bien réalisé et au contenu
intéressant (www.yasminakhadra.fr). Nous trouvons aussi une volumineuse compilation d’articles ou d’interviews
de l’auteur sur le site entièrement consacré à la littérature algérienne www.dz lit.com.
401
MOLINIE, Georges. La Stylistique, Paris, P.U.F. 1991.

264
CONCLUSION

265
CONCLUSION

A l’ère des nouvelles technologies, des satellites, de la conquête de l’espace, de


l’impérialisme des TICE, de l’uniformisation mondiale et de ses corollaires comme la crise des
valeurs, le conflit de civilisation, ou l’antagonisme religieux… ; l’on dirait même que la
littérature en subit le contrecoup ; si bien qu’elle déborde de tous les genres, comme les autres
expressions artistiques : théâtre, musique, danse… ; qui s’enrichissent des mélanges importés.
Yasmina Khadra n’est pas indifférent à cette refondation, cela se sent dans son écriture, il joue
avec et des genres, il passe de l’un à l’autre, de l’écriture noire à l’écriture blanche, à celle
autobiographique ; il passe de la poésie à la politique et investit judicieusement son patrimoine
par le biais d’une bi-interculturalité, orientale et occidentale.
Par sa multi-appartenance générique, Y.Khadra appartient également à la dernière génération
de la littérature algérienne dite des années 90 et c’est à juste titre qu’au terme de cette
recherche, l’on se rend bien compte que Khadra se particularise par rapport à tous les écrivains
d’une part et d’autre part, même au sein du genre policier, il l’est également.
Driss Chraibi402, Fredj Lahouer403, Abed Charef404, Boualem Sansal405, Rahima Karim406,
Abdelkader Djemai407, Aissa Khelladi408, ont écrit dans le genre policier et même si tous les
ingrédients y sont ; chez Khadra , il y a quelque chose de plus qui s’appelle le politique.

En effet, tout au long de cette recherche, deux fils n’ont cessé de se chevaucher dès le
début, comme pour en fixer le caractère fondamental et déterminant pour le projet de
Y.Khadra : le poétique et le politique. Les mots eux-mêmes suggèrent plusieurs connotations.
Alors, quoi de plus vaste que la poétique du politique dans les romans de cet auteur ?
Au terme de notre parcours, il nous a semblé que Khadra a une conception unitaire du
politique, englobant à la fois le social, le religieux et l’économique.
Pour lui, en effet, le politique ne se cantonne pas au pouvoir, à ses formes, ses moyens et ses
enjeux, mais amène aussi à réfléchir sur la société qui en constitue le terrain d’exercice et la
raison d’être. Ainsi redéfini, le politique constitue l’objet essentiel de l’œuvre et nous place au
cœur des enjeux du temps.

402
CHRAIBI, Driss. L’Inspecteur Ali et la C.I.A, Paris, Denoël, 1997.
403
LAHOUER, Fredj. Ainsi parlait San Antonio, éd L'Or du Temps, 1998,192 p.
404
CHAREF, Abed. Au nom du fils, Paris, éd. du L’Aube, 1998.
405
SANSAL, Boualem. Le serment des barbares, Paris, Gallimard, 2000.
406
KARIM, Rahima. Le meurtre de Sonia Zaid, Alger /Paris, éd. Marsa, 2003.
407
DJEMAI, Abdelkader. 31, rue de l’aigle, Paris, éd. Michalon, 1998.
408
KHELLADI, Aissa. Rose d’abîme, Paris, éd. Du Seuil, 1998.

266
Dans son œuvre, qui se présente néanmoins avant tout comme « littéraire », les intentions
politiques et poétiques sont bel et bien explicites, tant au niveau de l’écriture que des
thématiques abordées. Y.Khadra tente en effet de concilier la réalité sociale et politique par les
thèmes conjoncturels, avec la créativité innovatrice.
L’évolution stylistique et générique de l’écrivain, qui oscille en permanence entre
paralittérature et littérature, entre littérature et sociologie, altérant ainsi les frontières entre les
genres et bouleversant à loisir les « scènes d’énonciation », est présentée par l’auteur comme
servant un objectif politique et littéraire.
En effet, le roman de Y.Khadra relève à la fois :
-de la littérature, de par le ton, le rythme, les figures de style et de pensée et autres écarts et
particularités qui foisonnent dans le texte.
- de la fiction, en empruntant au genre romanesque sa structure et sa forme (son bâti), ce qui
confère à l’ensemble de ce qui est rapporté et présenté une cohésion et une complémentarité,
contribuant ainsi à créer l’illusion, l’impression de l’achèvement (des faits, des vies relatées),
caractéristique majeure et essentielle de tout récit : un tout, une totalité.
-du témoignage sur les évènements relatés, les personnes citées et nommées, les lieux et autres
espaces évoqués dans les œuvres.
Des différentes lectures de ses textes, se dégagent intrinsèquement des constantes
thématiques et formelles bien qu’il y ait d’une œuvre à une autre, quelquefois, tentative de
variation de ces dites constantes. L’insertion des marques de littérarité régissant ses œuvres
confirme les rapports féconds, étroits et révélateurs qu’entretiennent les genres littéraires entre
eux et laisse penser que les romans de Y. Khadra ont bien leur propre enveloppe poétique.
Deux caractéristiques ont pu être relevées : l’évolution et l’originalité de son projet d’écriture.
-Une évolution de l'écriture de Yasmina Khadra est décelable à travers l’ensemble de l’œuvre.
Certes, le récit des cinq premiers romans est centré d'emblée sur un héros, un personnage,
Commissaire Llob, autour de qui convergent les événements et dont le romancier raconte
l'aventure singulière, plus ou moins individuelle.
Mais à partir des hirondelles de Kaboul, l'on s'aperçoit que l'auteur se dégage de cette voie-là; il
s'éloigne d'une intrigue simple pour faire vivre toute une foule de personnages, ce qui donne
une ampleur nouvelle au dessein du romancier. En élargissant la dimension de son univers à la
mesure de l'homme, l'auteur prône la solidarité et la fraternité humaines, le rapprochement des
hommes en face d'un même destin, thème que l'on retrouve au cœur même de sa pensée.

267
- Son originalité demeure une écriture qui tente de réhabiliter un genre de roman, caractérisé
par le mélange de réflexions sur les problèmes humains et les conflits de notre monde et
l’interrogation sur le rôle de l’intellectuel. La thématique politique restant, bien après les
indépendances, au cœur même du discours romanesque, l’espace du récit est en effet souvent
réduit au rang d’outil de la démonstration politique. Objet narratif, représentation romanesque
de l’ordre économique, social et politique, l’espace romanesque est aussi un objet poétique et
politique.
Le roman devient ainsi le lieu où le politique découvre les ressources poétiques de son langage
et donne à jouer à l’imagination verbale.
Yasmina Khadra dans son entreprise d’écriture montre également que l’art est pensé
comme lieu de la politique et qu’il est analysé comme exigence d’écrire.
Seul donc le travail d'écriture, de transformation dans l'œuvre de la représentation courante du
langage peut donner aussi clairement accès à ce lien entre le texte littéraire, l'éthique et le
politique, parce que l'œuvre, précisément, porte en elle toute une politique des lettres et sait
articuler toutes les contradictions, tous les conflits de manière singulière.
De ce fait, les romans de Khadra qui semblent s'inspirer de l'esthétique réaliste, se servent
d'éléments concrets de la vie réelle (l’actualité), mais qui tout de même restent une création
littéraire. Ils peuvent dans certains aspects correspondre à la «réalité» du milieu socio-politique,
comme ils peuvent même déformer cette «réalité»; étant donné que l'imaginaire et le réel se
trouvent mêlés, la figuration romanesque n'est pas identique en tous points à la réalité. C'est
dans cette perspective qu'on pourrait éventuellement se demander s'il y a des corrélations
significatives entre la représentation, l'orientation des faits sociopolitiques et l'idéologie du
romancier.
L’œuvre livre aussi à la quête du sens une relance qui pourrait amplifier le plaisir de la lecture.
Son intérêt s’impose à tout critique pour offrir au lecteur le plaisir d’entrer dans différents
univers, un univers de mots, un univers de personnages, un univers civilisationnel, ce qui
favorise une lecture plurielle. Cette poétique qui donne à ces textes et à leur langage une
justification esthétique singulière, atteste du choix de l’écriture de l’auteur : écriture à cheval
entre la fluidité de la déduction/induction de l’enquête policière et la métaphore, la richesse
lexico-sémantique et la veine de l’écriture littéraire.

268
Enfin, travail de la forme, soin de l’esthétique, confusion des genres, etc. ont fait que
certains écrivains, comme Yasmina Khadra, ont pu aussi envisager une collaboration féconde,
un enrichissement réciproque entre discours politique et genres littéraires : le discours politique
utilisant la fiction littéraire par souci d'efficacité, par volonté de diffusion, de vulgarisation, par
désir aussi de contrer l'idéologie ou de la renforcer.
En retour, c'est peut-être ainsi que la littérature fa it avancer le politique, l'accompagne de
son pas à combattre les préjugés, les esprits rétrogrades et dominateurs.
A travers l’espace littéraire qu’il crée, Y.Khadra montre que la littérature reste le lieu, par
excellence, où l’homme peut se montrer intuitivement lucide et profond dans l’analyse globale,
et donc politique d’une société donnée. Lieu privilégié pour capter ces échanges entre le réel et
le symbolique, la littérature cherche-t-elle dans la politique une légitimité ? Accomplit-elle
ainsi sa fonction critique en matière de politique ? Tend-elle à se refonder en rapport avec le
politique en redéfinissant ses catégories et le répertoire de ses genres ? Laisse-t-elle, de ce fait,
accomplir au lecteur un véritable travail d'interprétation, de recadrage et de jugement ?

269
BIBLIOGRAPHIE

270
BIBLIOGRAPHIE

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KHERIF, Nadia. « Françoise Naudillon : Yasmina Khadra est dans l'entre-polar », in Le Matin
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YAZID, B. « J’ai inventé une façon d’écrire », in La Nouvelle République, 19/04/2003

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Octobre 2006
PERAS, Delphine. «Yasmina Khadra autopsie le phénomène kamikaze », in Lire, septembre
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Interview de Yasmina Khadra à propos de la sortie son roman, A quoi rêvent les loups, propos
recueillis par Valérie Pabst, (source Internet : www.fnac.com)

KHADRA, Yasmina. « Réponses de Yasmina Khadra aux questions des abonnés de Mauvais
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1997.
Dictionnaire Bordas de Littérature française, sous la direction d’Henri Lemaître, Paris,
Bordas, 1994.
Dictionnaire de linguistique et sciences du langage, dirigé par Jean Dubois et collaborateurs,
Paris, Larousse. 1994.
Dictionnaire des œuvres Algériennes de langue française (1834-1989), Collectif sous la
direction de Ch.Achour, Paris, L’Harmattan, 1991.
Dictionnaire des symboles et des thèmes littéraires, dirigé par Claude Aziza et collaborateurs,
Paris, F. Nathan, 1978.

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Dictionnaire des Symboles, dirigé par Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Paris, Ed :
Laffont/jupiter, 1969.
Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 1978 et 2003
Petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 1988.
CD-ROM Encyclopédie ENCARTA 2000.
CD-ROM Encyclopédie UNIVERSALIS 4.0
Encyclopédie wikipéda. in www.wikipedia.com

SITOGRAPHIE

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www.Limag.com
www.mauvaisgenres.com
www.revues.org
www.africultures.com
www.scienceshumaines.fr
www.dzlit.fr
www.vox-poetica.com
www.wikipedia.com
www.yasminakhadra.com

283
ANNEXES

284
Annexe 1
Yasmina et le commissaire LLOB
Enquêtes dans une Algérie en guerre

Entretien avec yasmina Khadra

Avec Morituri (1997) et Double Blanc (1997), Yasmina Khadra s’était déjà fait remarquer dans le monde du
polar. Le dernier volet des enquêtes du commissaire Llob, L’automne des chimères, est paru en mai 1998. Malgré
son pseudo-nymat, nous avons pu joindre l’auteur par l’intermédiaire de son éditeur et par fax interposé.

Pourquoi le polar pour raconter l’Algérie ?


Pour moi, le polar est un mode d’expression aussi valable que les autres. Ce qui importe, dans
la littérature, c’est la générosité, c’est-à-dire cette part de vérité qui éclaire les hommes en quête
de tolérance et de communications. Chester Himes m’a apporté autant de lumière que Giono et
Taha Hussein. C’est grâce à la diversité de leur talent qu’il m’arrive de comprendre un peu le
monde. Si j’ai opté pour le polar pour dire la crise de mon pays, c’est sans préjugé aucun, sans
le moindre complexe. Et je suis satisfaite des performances de mon commissaire.
Vous avez choisi le personnage d’un homme flic, macho et cynique, pour parler de la lutte contre la violence et
le terrorisme de divers »mafias». Ici, pour symboliser cette résistance, on choisit plutôt la femme ou
l’intellectuel algériens. Pourquoi ce choix ?
La résistance, en Algérie, est symbolisée par tout un peuple. Il est vrai que la femme a été la
première à s’insurger contre l’intégrisme, mais le reste n’a pas tardé à se mobiliser au-tour
d’elle. Il y a eu les enfants qui, malgré l’interdiction et la destruction de l’école et les crimes
abominables perpétrés sous leurs yeux et dans leur classe, ont continué de braver la menace
obscurantiste tous les matins pour rejoindre leurs instituteurs, euxmêmes »assassinables». Puis,
les paysans qui se sont révoltés, à leur tour, contre le proxénétisme des émirs du GIA. Ensuite,
les citadins ciblés par les engins explosifs. Aujourd’hui, l’ensemble du peuple est visé, d’où
son combat pour sa survie. Il me semblerait injuste d’élever l’intellectuel au rang du martyre
suprême. Il n’a été qu’une victime parmi tant d’autres. Il ne peut prétendre à un statut plus
honorable que celui des badauds fauchés brutalement au détour d’un souk. Quant au choix d’un
flic, pour asseoir ma trilogie, c’est ma façon de lui rendre hommage. S’il est macho et cynique,
c’est parce qu’il incarne fidèlement l’Algérien ordinaire.
Dans le dernier livre, Yasmina Khadra et Llob s’avère être la même personne. Mais Yasmina Khadra est-elle
l’imagination de Llob ou Llob celle de Yasmina Khadra ?
Je crois avoir été assez claire dans L’Automne des chimères. Je suis convaincue que le lecteur a
bien reçu le message. Aussi, restons-en là. Il ne s’agit pas d’ »un plaisir à entretenir le
mystère», comme le soupçonnait un journaliste, mais d’un impératif vital. Si je ne m’étais pas
conformée strictement à la ligne de conduite que je m’étais imposée au départ, inutile de dire
quel aurait été mon destin.
Après la mafia politique dans Morituri, la mafia financière dans Double blanc, vous vous attaquez finalement à
la mafia religieuse dans L’Automne des chimères. En écoutant les échos de la presse et des médias ici, on
aurait tendance à commencer par le dernier - et peut-être s’en tenir là… Pourquoi cet ordre ?
Chacun est libre de commencer par où il veut et de s’en tenir à ce qu’il juge suffisant. Pour ma
part, je suis écrivaine. J’obéis à la procédure qui me semble la plus indiquée. Pour expliquer un

285
effroyable phénomène de société, il me fallait commencer par Morituri, c’est-à-dire la mafia
politique. Elle est à l’origine du naufrage de mon pays. C’est elle qui a permis
l’empuantissement de la société, ensuite l’encanaillement de l’Administration jusqu’au ras-le-
bol des laissés-pour-compte qui ont opté pour la violence avant de sombrer dans la barbarie.
Ceci dit, je tiens à vous signaler, en tant que croyante, que la relation »mafia-religion» que
vous faites pour désigner l’intégrisme est inappropriée. Ces deux vocables sont absolument
incompatibles pour faire ménage ensemble. L’église, la synagogue et la mosquée ne peuvent
être associées à ce qui relève de la crapule et de la folie.
Y a-t-il une solution à ce qui se passe en Algérie ? Ou, comme le dit un personnage du dernier polar, »ce n’est
que quand les fondations de l’empire de la mafia politico-financière seront enfin achevées qu’elle claquera des
doigts et le calme reviendra comme dans un rêve» ?
Il y a toujours une solution. Ce qui fait défaut, chez nous, c’est la volonté d’y parvenir. Après
sept ans de guerre, je n’ai pas le sentiment de déceler des signes d’amélioration dans notre
situation. Certes, l’intégrisme n’a plus l’envergure qu’il déployait au déclenchement des
hostilités, mais sa capacité de nuisance n’en semble pas affectée. Les Algériens continuent
d’enterrer leurs morts tous les jours, et ce n’est pas rassurant du tout.
Quels échos avez-vous eu de vos livres en Algérie ?
Le bouche à oreille fonctionne, mais on n’en rend compte que rarement dans la presse. Les
journalistes évitent d’aller plus loin. Je respecte leur attitude. D’un autre côté, mes livres ne
sont pas distribués ici. Ce qui pourrait aussi expliquer ce silence.
Bon nombre d’artistes et d’écrivains algériens vivent actuellement en exil en France ou ailleurs. Avez-vous déjà
envisagé de quitter l’Algérie ?
Pour le moment, non. Plus tard, j’y pense. J’aim e r a i s écrire pour le cinéma et la télévision.
Je me sens capable d’y apporter une touche supplémentaire. Mais avant, il me faudra
convaincre pour mériter l’intérêt que je suscite aujourd’hui.
Le dernier polar clôt les enquêtes du commissaire Llob. Y aura-t-il une suite ? Lino prendra-t-il le relais de
Llob ?
J’ai commencé un sixième polar, au début de l’année. Il était même bien avancé. Une enquête
que menait Lino sur l’assassinat de Llob. Malheureusement, un ensemble de fâcheux
impondérables a ravivé ma déprime, et j’ai renoncé à le poursuivre. Je suis une personne
extrêmement fragile lorsque je suis incomprise ou flouée. Contrairement à l’adage, je me
charge de mes ennemis, mais je refuse catégoriquement de me préserver de mes amis. J’en ai
besoin. Aussi, lorsqu’ils me déçoivent, ils me tuent à moitié.
Propos recueillis par fax en septembre 1998 par Taina Tervonen.

286
Annexe 2
L'étrange Monsieur Yasmina Khadra

par Besma Lahouri Lire, mars 2002

Auteur de nombreux polars, dont la célèbre trilogie Morituri, Double Blanc, L’automne des
chimères, sous le pseudonyme de Yasmina Khadra, le romancier a révélé sa véritable identité
dans un livre autobiographique publié en 2001 : L'écrivain. Sous ce nom féminin se cachait un
militaire algérien Mohamed Moulessehoul. Dans son essai L'imposture des mots, Yasmina
Khadra répond pour la dernière fois à ses détracteurs.

Comment doit-on vous appeler aujourd’hui : Yasmina Khadra ou Mohammed Moulessehoul ?


Yasmina Khadra est mon nom d’écrivain. Je n’ai aucune raison d'en changer. Pourquoi voulez-vous que je
balaie ainsi des années d’écriture ? Ce nom, en fait les deux derniers prénoms de mon épouse, m’a
toujours porté chance.

L’imposture des mots est-il la suite de L’écrivain ?


J’ai écris ce livre par nécessité, pour faire une dernière mise au point. Je refuse que l’on me dénie mon
droit d’être un écrivain parce que j’ai été un militaire algérien. Lorsque L’écrivain est sorti en librairie,
certains ont voulu faire le procès de l’armée à travers moi. Soudain, je représentais l’axe du Mal, j’étais
dévalorisé. On m'a présenté comme un homme du pouvoir alors que je n’ai qu’un souhait : me réserver à
l’écriture. L’imposture des mots, qui n’est pas un roman mais plutôt un essai, est le dernier livre que je me
consacre. Je ne souhaite plus écrire sur moi, ni me justifier. J’ai du talent, même si quelques-uns refusent
de l’admettre.

L’horrible Salah L’Indochine, le recruteur du GIA d’A quoi rêvent les loups, se retrouve à Paris,
«ce maquis chrétien», comme il le nomme, où des micros l’attendent pour recueillir ses
confidences... Lui, le bourreau, trouve un accueil indulgent en France. Trouvez-vous qu’une
certaine intelligentsia parisienne a absous trop rapidement les crimes commis par certains
islamistes algériens ?
L’opinion publique en général est choquée par l’horreur des crimes commis en Algérie, et dont est victime
la population civile algérienne. Je sais que mon public me croit, lorsque j’affirme que l’armée n’est pas
responsable de cette boucherie. Pour d’autres, le mensonge est apparu plus percutant que la vérité. Que
des hommes, devenus des fous de Dieu, embrigadés tels les membres d’une secte, puissent commettre
des crimes atroces leur semble trop simple. Affirmer que l’armée est derrière ces atrocités est plus
intéressant. C’est du moins cette version que préfèrent défendre certains journalistes et intellectuels en
France. Un homme qui a passé deux années derrière les barreaux pour vols (NDLR : Yasmina Khadra parle
de Habib Souaïdia, auteur de La sale guerre, dans lequel il affirmait que les soldats algériens étaient
coupables des crimes commis dans le pays) et qui durant quatre années n’a été qu’un simple soldat est
apparu plus crédible que moi, militaire de carrière !

Pourquoi avoir quitté définitivement l’armée, «votre véritable famille» et ainsi renoncer à votre
double vie ?
J’ai quitté l’armée pour pouvoir me consacrer totalement à l’écriture, mon unique passion. Tout ce que j’ai
écrit durant mes années d'armée a été perturbé par la guerre et ma carrière. Je suis venu en France pour
pouvoir écrire tous les jours, chose impensable dans une caserne. Ma carrière militaire est finie.

Certains craignent qu’en quittant l’Algérie pour vous installer en France vous ne perdiez votre
source d’inspiration ?
Un auteur est partout chez lui et l'Algérie n’est pas si loin de la France. Je ne suis pas l’écrivain d’un pays.
Du reste, la vocation d’un écrivain est universelle : Tolstoï, Steinbeck, Günter Grass… appartiennent au
patrimoine littéraire mondial. Enfin, pour des raisons pratiques, je ne peux pas gérer ma carrière en
restant en Algérie. Mes premiers livres ont été édités là-bas. Faute de moyens, et de librairies, ils n’ont
pas trouvé suffisamment de lecteurs. J’ai écrit huit livres dans mon pays : aucun n’a rencontré de public.

La littérature algérienne est-elle condamnée à se nourrir de violence ?


L’Algérie n’a jamais défendu ses vrais enfants : ses prodiges, ses chercheurs, ses écrivains, ses
chanteurs… Ils sont tous partis. Alors qu’ils auraient pu faire de ce pays un paradis, ils ont été poussés
dehors. Même si je l’admets, une partie de moi refuse cette vérité. Dans un pays plus serein, les Algériens
sont capables de donner, plus encore.

Pourquoi écrire en français ?

287
Je suis arabisant mais j’adore la langue française. C’est une langue qui sied à mon inspiration. Elle m’a
adoptée très jeune, elle m’a formée et je lui dois tout ce que sais. Je n’ai jamais trahi mes ennemis, ce
n’est pas avec mes amis que je le ferais. Je n’ignore pas non plus que de nombreux auteurs arabophones
ne trouvent pas de public. Pourtant, je pense que tous les pays se doivent d’être bilingues et je reste
persuadé que le troisième millénaire sera polyglotte.

Verra-t-on un successeur au héros de votre trilogie policière, le commissaire Brahim Llob ?


Oui, il est mort mais je suis en train d'écrire une enquête antérieure à son décès. Je ne pourrai jamais
trouver de meilleur candidat. J’ai déjà fini mon prochain livre, qui sera édité chez Julliard, et dont l’action
ne se situe pas en Algérie. Je n’abandonne pas le polar, puisque un autre livre dont j’ai commencé
l’écriture, sera un policier. Roman noir ou blanc, poésie, nouvelles… peu m'importe, l’essentiel est dans
l’écriture. Je veux tout essayer.

Croyez-vous toujours que la rose se trancherait la gorge si elle savait qu’elle finirait dans un
vase ?
Oui. Même si je ne suis pas une rose et que l’on ne me cueille pas facilement.

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302
303
Annexe 11

Traductions des oeuvres de Yasmina Khadra

Anglais / English
The Swallows of Kabul (Les Hirondelles de Kaboul)
Translation by John Cullen
(New York, Nan A. Talese <http://www.randomhouse.com/nanatalese>, 2004,
2005)
Double Blank (Double blanc)
(New Milford [CT], Toby Press
<http://www.tobypress.com/books/doubleblank.htm>, 2005)
Morituri
Translation by David Herman
(Toby Press <http://www.tobypress.com/books/morituri.htm>, 2003)
Wolf Dreams (A quoi rêvent les loups)
Translation by Linda Black
Toby Press <http://www.tobypress.com/books/wolf_dreams.htm> [May 1], 2003)
In the Name of God (Les Agneaux du Seigneur)
Translation by Linda Black
Toby Press <http://www.tobypress.com/books/nameofgod.htm>, 2000)

Espagnol / Español
Lo que sueñan los lobos (A quoi rêvent les loups)
Traducción de Santiago Martín Bermúdez
(Madrid, Alianza Editorial
<http://www.alianzaeditorial.es/busqueda_catalogo.htm>, 2000, 2004)
La prima K (Cousine K.)
Traducción de
(Granada, Zoela, 2003)
Las golondrinas de Kabul (Les Hirondelles de Kaboul)
Traducción de María Teresa Gallego Urrutia
(Alianza, 2003)
Los Corderos Del Señor (Les Agneaux du Seigneur)
Traducción de Santiago Martín Bermúdez
(Alianza Editorial, 202)

304
Doble blanco (Double blanc)
Traducción de Wenceslao Carlos Lozano
(Zoela, 2001, 2002)
El otoño de las quimeras (L’Automne des chimères)
Traducción de Wenceslao Carlos Lozano
(Zoela, 2001, 2002)
El escritor (L’Ecrivain)
Traducción de Santiago Martín Bermúdez
(Alianza Editorial, 2000, 2001)

Allemand / Deutsch
Die Schwalben von Kabul (Les Hirondelles de Kaboul)
Übersetzung von Regina Keil-Sagawe
(Berlin, Aufbau Taschenbücher
<http://www.buch.de/buch/schlagwort/aufbau_tb.html>, 2004)
Die Lämmer des Herrn (Les Agneaux du Seigneur)
Übersetzung von Regina Keil-Sagawe
(Aufbau TB, 2004)
Wovon die Wölfe träumen (A quoi rêvent les loups)
Übersetzung von Regina Keil-Sagawe
(Aufbau Tb, 2003)
Herbst der Chimären (L’Automne des chimères)
(Zürich, Unionsverlag <http://www.unionsverlag.com/>, 2002)
Doppelweiß (Double blanc)
Morituri
(Unionsverlag, 2001)

Arabe
‫ﺑﻢ ﺗﺤﻠﻢ ااذ ﺋﺎ ب‬
A quoi rêvent les loups
2002 ‫ وهﺮان دار اﻝﻐﺮب‬-‫اﻡﻴﻦ اﻝﺰاوى‬:‫ﺗﺮﺟﻤﺔ‬
‫اﻝﺼﺪﻡﺔ‬
L’Attentat
‫ یﺎﺳﻤﻴﻨﺔ ﺧﻀﺮا‬:‫ﺗﺄﻝﻴﻒ‬
2007 ‫ دار اﻝﻔﺎراﺑﻲ‬:‫ ﺑﻴﺮوت‬- ‫ ﻥﻬﻠﺔ ﺑﻴﻀﻮن‬:‫ﺗﺮﺟﻤﺔ‬

‫ﺳـــــــــــــــــــﻧوﻧوات آـــــــــــــــﺎﺑول‬

305
306
307
308
309
310
Abstract
The poetics of political thinking is a reflection on nine novels by Y. Khadra in
order to attempt to see how poetics, being inseparable from politics, can propose
appropriate models to think politics and how writing itself, with its inventing
power, is a political act on its own.
It suggest in the background an approach which, while respecting the fiction text
specificity, seeks to bring to light the many complex relations which bind it to its
context of production and determine it.
Preceded by a theoretical part in which the relationship between the text on the
one hand, and philosophy, society, and politics on the other, the analyses in the
other parts of this research help reading the fesatures of an elaborate refined
writing such as the use of images, symbols, linguistic transgressions, and
rhetorical devices.
It appears from this study that Y. Khadra inserts in the novel the political, the
social, and the religious by transgressing and merging the genres.
Similarly, the themes of his work: terrorism, violence, and city, remain
consubstantial to historical reality, moving from one novel to another, hence
giving to the practice of the intertext and the intratext its whole poetic value .
Thus, being recognizable at certain thematic, generic and aesthetic features, Y.
Khadra’s work of fiction whose critical reception has confirmed its intrinsic
contribution to the aesthetic and thematic renewal of the Algerian literature, is the
result of a fundamentally political conception of literary writing. The writer
demonstrates that the political governs the poetic which transforms it
continuously and responds accordingly to the intellectual’s demand which is to be
the witness of his time and to be politically engaged particularly in issues related
to his future.

311
‫ﺨﻼﺼﺔ ‪:‬‬
‫"ﺸﻌﺭﻴﺔ ﺍﻟﺴﻴﺎﺴﻲ"‪ ،‬ﺒﺤﺙ ﻓﻲ ﺘﺴﻊ ﺭﻭﺍﻴﺎﺕ ﻟـ‪ :‬ﻴﺎﺴﻤﻴﻨﺔ ﺨﻀﺭﺍ ‪ ،‬ﻗﺼﺩ ﺍﻟﻨﻅﺭ ﻓﻲ ﻜﻴﻑ ﻴﻤﻜﻥ‬
‫ﻟﻤﻼﺯﻤﺔ‬
‫ﺍﻟﺸﻌﺭﻴﺔ ﻟﻠﺴﻴﺎﺴﻲ ﺃﻥ ﺘﻌﺭﺽ ﻨﻤﺎﺫﺝ ﻤﻨﺎﺴﺒﺔ ﻟﻠﺘﻔﻜﺭ ﻓﻲ ﺍﻟﺴﻴﺎﺴﺔ‪ ،‬ﻭﻜﻴﻑ ﺘﻐﺩﻭ ﺍﻟﻜﺘﺎﺒﺔ ﺒﻌﻴﻨﻬﺎ ﻭﺒﻘﻭﺓ‬
‫ﺍﻹﺒﺩﺍﻉ ﺍﻟﻜﺎﻤﻨﺔ ﻓﻴﻬﺎ ﻓﻌﻼ ﺴﻴﺎﺴﻴﺎ‪.‬‬
‫ﺇﻥ ﻫﺫﺍ ﺍﻟﺒﺤﺙ ﻤﺒﻁﻥ ﺒﻤﻨﻬﺞ ﺍﻟﻤﻘﺎﺭﺒﺔ‪ ،‬ﻴﺤﺘﺭﻡ ﺨﺼﻭﺼﻴﺔ ﺍﻟﻨﺹ ﺍﻟﺭﻭﺍﺌﻲ ﻤﻊ ﺍﻟﺴﻌﻲ ﻨﺤﻭ ﺇﺒﺭﺍﺯ ﺍﻟﻌﻼﻗﺎﺕ‬
‫ﺍﻟﻤﺘﻌﺩﺩﺓ ﻭﺍﻟﻤﻌﻘﺩﺓ ﺍﻟﺘﻲ ﺘﺭﺒﻁﻪ ﺒﺴﻴﺎﻕ ﺇﻨﺘﺎﺠﻪ ﻭﺘﺤﺩﺩﻩ‪.‬‬
‫ﻴﺘﺼﺩﺭ ﺍﻟﺒﺤﺙ ﻗﺴﻡ ﻨﻅﺭﻱ ﻴﺘﻌﺭﺽ ﻟﻌﻼﻗﺔ ﺍﻟﻨﺹ ﺒﺎﻟﻔﻠﺴﻔﺔ ﻤﻥ ﺠﻬﺔ ﻭﺒﺎﻟﻤﺠﺘﻤﻊ ﻭﻜﺫﺍ ﺍﻟﺴﻴﺎﺴﺔ ﻤﻥ ﺠﻬﺔ‬
‫ﺜﺎﻨﻴﺔ‪.‬‬
‫ﺜﻡ ﺘﻠﻴﻪ ﺍﻟﺘﺤﺎﻟﻴل ﻓﻲ ﺍﻷﻗﺴﺎﻡ ﺍﻷﺨﺭﻯ ﻤﻥ ﻫﺫﺍ ﺍﻟﺒﺤﺙ ﻟﺘﻜﺸﻑ ﻋﻥ ﻤﻼﻤﺢ ﻜﺘﺎﺒﺔ ﻤﻌﺎﻟﺠﺔ ﻭﻤﻁﻠﻭﺒﺔ ﻋﻠﻰ‬
‫ﻏﺭﺍﺭ ﻁﺭﻴﻘﺔ ﺍﺴﺘﻌﻤﺎل ﺍﻟﺼﻭﺭ ‪ ،‬ﺍﻟﺭﻤﻭﺯ ﻭﻜﺫﺍ ﻤﺎ ﻴﺤﺩﺙ ﻓﻲ ﺍﻟﺨﺭﻭﻗﺎﺕ ﺍﻟﻠﻐﻭﻴﺔ ﻭﺍﻟﺼﻭﺭ ﺍﻷﺴﻠﻭﺒﻴﺔ ‪.‬‬
‫ﻭﻗﺩ ﺘﺒﻴﻥ ﻓﻲ ﻫﺫﻩ ﺍﻟﺩﺭﺍﺴﺔ ﺃﻥ ﻴﺎﺴﻤﻴﻨﺔ ﺨﻀﺭﺍ ﻴﺩﺭﺝ ﺍﻟﺴﻴﺎﺴﻲ‪ ،‬ﺍﻟﺩﻴﻨﻲ ﻭﺍﻻﺠﺘﻤﺎﻋﻲ ﻓﻲ ﺍﻟﺭﻭﺍﻴﺔ‬
‫ﺒﻭﺍﺴﻁﺔ ﺘﺩﺍﺨل ﺍﻷﺠﻨﺎﺱ ﻭﺩﻤﺠﻬﺎ‪.‬‬
‫ﻭﺒﺎﻟﻤﺜل ﻓﺈﻥ ﻤﻭﻀﻭﻋﺎﺘﻴﺔ ﻋﻤﻠﻪ )ﺍﻹﺭﻫﺎﺏ ‪ ،‬ﺍﻟﻌﻨﻑ ‪ ،‬ﺍﻟﻤﺩﻴﻨﺔ( ﺘﺒﻘﻰ ﻤﺘﻌﺎﻴﺸﺔ ﻤﻊ ﺍﻟﻭﺍﻗﻊ ﺍﻟﺘﺎﺭﻴﺨﻲ ‪،‬‬
‫ﻤﺘﻨﻘﻠﺔ ﻤﻥ ﺭﻭﺍﻴﺔ ﻷﺨﺭﻯ ‪ ،‬ﻤﺎﻨﺤﺔ ﺒﻬﺫﺍ ﺁﻟﻴﺘﻲ ﺍﻟﺘﻨﺎﺹ ﻭﺍﻟﺒﻴﻨﺼﻴﺔ ﻜل ﻗﻴﻤﺘﻬﺎ ﺍﻟﺸﻌﺭﻴﺔ‪.‬‬
‫ﺇﻥ ﺍﻻﺴﺘﻘﺒﺎل ﺍﻟﻨﻘﺩﻱ ﻟﻌﻤل ﻴﺎﺴﻤﻴﻨﺔ ﻴﺅﻜﺩ ﻋﻼﻗﺘﻪ ﺍﻟﺠﻭﻫﺭﻴﺔ ﺒﺎﻟﺘﺠﺩﻴﺩ ﺍﻟﺠﻤﺎﻟﻲ ﻭﺍﻟﻤﻭﻀﻭﻋﺎﺘﻲ ﻟﻸﺩﺏ‬
‫ﺍﻟﺠﺯﺍﺌﺭﻱ ﺫﻟﻙ ﺃﻥ ﻋﻤل ﺍﻟﺭﻭﺍﺌﻲ ﻫﺫﺍ ﻫﻭ ﺘﺠﺴﻴﺩ ﻟﺘﺼﻭﺭ ﺴﻴﺎﺴﻲ ﺒﺤﺕ ﻟﻠﻜﺘﺎﺒﺔ ﺍﻷﺩﺒﻴﺔ ﺍﻴﻥ ﻴﺒﻴﻥ ﺍﻟﻜﺎﺘﺏ‬
‫ﻓﻲ ﻋﻤﻠﻪ ﺒﺄﻥ ﺍﻟﺴﻴﺎﺴﻲ ﻴﻬﻴﻤﻥ ﻋﻠﻰ ﺍﻟﺸﻌﺭﻱ ﻭﻫﺫﺍ ﺍﻷﺨﻴﺭ ﻴﺤﻭل ﺍﻟﺴﻴﺎﺴﻲ ﺒﺎﺴﺘﻤﺭﺍﺭ ﻤﺴﺘﺠﻴﺒﺎ ﻜﺭﺩ ﻓﻌل‬
‫ﻟﻠﻌﻘﻼﻨﻲ ﻟﻴﺒﺩﻭ ﻓﻲ ﺼﻭﺭﺓ ﺸﺎﻫﺩ ﻋﻠﻰ ﻋﺼﺭﻩ ‪ ،‬ﻤﻠﺘﺯﻡ ﺒﻘﻀﺎﻴﺎ ﻤﺼﻴﺭﻩ ‪.‬‬

‫‪312‬‬
RESUME
Poétique du politique est une réflexion sur neuf romans de Y.Khadra, pour
tenter de voir comment la poétique, inséparable du politique, peut proposer des
modèles appropriés pour penser le/la politique et comment l’écriture elle-même
en sa force d’invention propre est en soi un acte politique.
Elle suggère en filigrane une méthode d’approche qui, tout en respectant la
spécificité du texte de fiction, s’attache à faire ressortir les relations multiples et
complexes l’unissant à son contexte de production et le déterminant.
Précédées d’une partie théorique où sont rappelés les rapports entre le texte d’un
côté et la philosophie, la société et la politique de l’autre, les analyses dans les
autres parties de cette recherche donnent à lire les traits d’une écriture travaillée
et recherchée à l’instar de l’usage des images, des symboles, des transgressions
langagières et des figures stylistiques.
Il ressort de cette étude que Y.Khadra insère le politique, le religieux et le
social dans le roman en transgressant les genres, et en les fusionnant
(l’intergénérécité).
De même, la thématique de son œuvre (terrorisme, violence, ville…) reste
consubstantielle à la réalité historique, circulant d’un roman à l’autre, accordant
ainsi à la pratique de l’intertexte et de l’intratexte toute sa valeur poétique.
Ainsi, reconnaissable à certaines caractéristiques thématiques, génériques et
esthétiques, l’œuvre de fiction de Y.Khadra, dont la réception critique a confirmé
son apport intrinsèque dans le renouvellement esthétique et thématique de la
littérature algérienne, est la résultante d’une conception foncièrement politique de
l’écriture littéraire. L’écrivain y montre que le politique préside au poétique qui le
transforme continuellement et répond en conséquence à une exigence de
l’intellectuel celle d’être le témoin de son temps et d’être engagé politiquement
sur les questions de son devenir.

313
TABLE DES MATIERES

314
Table des matières
PAGE
Dédicace …………………………………………………………………………………………….
01

Remerciements …………………………………………………………………………………….
02

Sommaire…………………………………………………………………………………………….
03

Introduction………………………………………………………………………………………….
08

1ère Partie/ Littérature et politique : Histoire et Théorie………………………………………… 21

1-Rapport Littérature / Histoire...............................................................................………………….


22

1-1 –Bref regard sur la littérature étrangère.................................................................……………


22

1-2- La littérature algérienne et son rapport à l’Histoire..............................................…………….


29

2- Aspects théoriques………………………………………………………………………………
33

2-1- Texte et philosophie……………………………………………………………………………


36

2-2- Texte et société…………………………………………………………………………………


38

2-3- Texte et politique……………………………………………………………………………….


42

2-3-1- Le roman engagé……………………………………………………………………………


42

2-3-1-1- Sartre : la littérature engagée…………………………………………………………


44

2-3-1-2- Barthes : l’écriture engagée……………………………………………………………


46

2-3-2- Le roman à thèse…………………………………………………………………………….


49

2ème Partie/ Du littéraire au politique et du politique au littéraire……………………………… 51

1-Eclatement et typologie générique…………………………………………………………………


52

1-1-Le roman policier Khadrien……………………………………………………………………


56

1-2-Le roman de la réalité…………………………………………………………………………


64

1-3-Le roman de l’Histoire………………………………………………………………………


72

2- L’insertion du politique dans le roman…………………………………………………………


80

2-1- Des acteurs types…………………………………………………………………………… 82

315
2-2- La parole politique…………………………………………………………………………….
89
.
2-2-1- Le social…………………………………………………………………………………
92

2-2-2- Le politique………………………………………………………………………………
97

2-2-3- Le religieux………………………………………………………………………………
106

113
ème
3 partie/ Ecriture du politique ………………………………………………………………..

1-La titrologie………………………………………………………………………………………
114

1-1-Approche titrologique théorique………………………………………………………………..


114

1-2-Les titres de Khadra et leurs référentialités…………………………………………………….


116

2-Les investissements thématiques………………………………………………………………..


128

2- 1- Poétique de la ville…………………………………………………………………………..
128

2-1-1- La ville réelle…………………………………………………………………………


130

2-1-2- La ville symbolique……………………………………………………………………


138

2-2- Poétique de la violence…………………………………………………………………………


142

2-2-1-La violence multiforme…………………………………………………………………….


144

2-2-2- Contre la violence…………………………………………………………………………


153

3- Les perspectives d’écriture de Khadra……………………………………………………… 156

3-1- L’intertextualité et l’intratextualié ………………………………………………………….


156

3-1-1- L’intertextualité …………………………………………………………………………


160

3-1-1-1-La référence……………………………………………………………………………
160

3-1-1-2- La citation……………………………………………………………………………
166

3-1-1-3- L’allusion………………………………………………………………………………
172

3-1-2- L’intratextualité…………………………………………………………………………
175

3-2-Les notes explicatives …………………………………………………………………………


179

3-3- L’humour……………………………………………………………………………………… 181

316
3-3-1- L’humour : une digression………………………………………………………………
182

3-3-2- L’humour décapant………………………………………………………………………


185

4ème partie/ Les techniques d’écriture Khadrienne……………………………………………… 187

1-Du langage : la violence du verbe……………………………………………………………….


189

1-1-Le verbe agressif…………………………………………………………………………….


190

1-2-Référentialité et expressivité…………………………………………………………………
198

2-L’imaginaire du poète…………………………………………………………………………..
202

2-1- La mer : source de poésie……………………………………………………………………


202

2-2- La métaphore et l’écriture politique…………………………………………………………


208

2-2-1- Etude des figures : entre conformisme et créativité………………………………………


208

2-2-1-1- Le niveau rhétorique………………………………………………………………….


209

2-2-1-2- Le niveau linguistique…………………………………………………………………


211

2-2-2- La métaphore de la « nuit » : menace et urgence…………………………………………


215

3-Poétique du bestiaire ou l’allégorie politique………………………………………………..


223

3-1- La fonction référentielle………………………………………………………………………


226

3-2- La fonction symbolique………………………………………………………………………


229

5ème partie/ La réception de l’œuvre de Khadra…………………………………………………. 233

1-Aperçu théorique ……………………….………………………………………………………..


235

2- Quelle réception de l’œuvre de Y.Khadra ?………………………………………………………


238

2 -1- La réception journalistique nationale………………………………………………………


238

2-1-1- Les limites de l’édition……………………………………………………………………


240

2-1-2- Face à la censure…………………………………………………………………………..


243

2-2- La réception étrangère…. .. ……………………………………………………………………


245

2-2-1-L’identité de l’homme et les discours ombrageux………………………………………… 247

317
2-2-2- Polémique autour d’un écrivain militaire………………………………………………..
250

2-2-3- Un discours bénéfique……………………………………………………………………


252

2-3- La réception universitaire…………………………………………………………………….


258

CONCLUSION …………………………………………………………………………………….. 265

BIBLIOGRAPHIE………………………………………………………………………………….
270

Corpus……………………………………………………………………………………………
271

Romans de référence……………………………………………………………………………..
271

Ouvrages de théories littéraires …………………………………………………………………..


273

Etudes sur la littérature maghrébine……………………………………………………………


275

Ouvrages relatifs à la paralittérature……………………………………………………………


276

Ouvrages de sciences politiques …………………………………………………………………


277

Ouvrages de sociologie littéraire …………………………………………………………………


278

Ouvrages de psychanalyse…………………………………………………………………………
277

Articles de revues littéraires………………………………………………………………………


278

Articles de presse …………………………………………………………………………………


280

Thèses et Mémoires ..........................................................................................................................


282

Dictionnaires & cd rom …………………………………………………………………………..


282

Sitographie.......................................................................................................................................
283

ANNEXES…………………………………………………………………………………………… 284

Annexe 1…………………………………………………………………………………………
285

Annexe 2…………………………………………………………………………………………
287

Annexe 3……………………………………………………………………………………………
289

Annexe 4……………………………………………………………………………………………
290

Annexe 5…………………………………………………………………………………………… 291

318
Annexe 6…………………………………………………………………………………………….
292

Annexe 7……………………………………………………………………………………………
293

Annexe 8……………………………………………………………………………………………
294

Annexe 9…………………………………………………………………………………………….
297

Annexe 10…………………………………………………………………………………………
302

Annexe 11…………………………………………………………………………………………
305

Annexe 12…………………………………………………………………………………………
307

Annexe 13…………………………………………………………………………………………
310

Abstract……………………………………………………………………………………………..
311

Résumé en arabe ………………………………………………………………………………….


312

Résumé en Français…………………………………………………………………………………
313

Table des matières…………………………………………………………………………………..


314

319

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